Stsa 16 Pestes, Incendies, Naufrages. Ecritures Du Desastre, F. L Avocat: Ecritures Du Desastre Au Dix-Septieme Siecle (Les Styles Du Savoir) (French Edition) 9782503531694, 2503531695

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Stsa 16 Pestes, Incendies, Naufrages. Ecritures Du Desastre, F. L Avocat: Ecritures Du Desastre Au Dix-Septieme Siecle (Les Styles Du Savoir) (French Edition)
 9782503531694, 2503531695

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Pestes, incendies, naufrages Écritures du désastre au dix-septième siècle

Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon aussi solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.

PESTES, INCENDIES, NAUFRAGES

ÉCRITURES DU DÉSASTRE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Textes réunis et présentés par Françoise Lavocat

F

© 2011, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2011/0095/ ISBN 978-2-503-53169-4 Printed on acid-free paper

Un ouvrage collectif est avant tout une aventure humaine. Ma profonde gratitude s’adresse donc tout d’abord aux auteurs de ce livre, Anne Duprat, Jochen Hoock, Pierre Kapitaniak, Chantal Liaroutzos, Louis Picard et Christian Zonza, pour leur collaboration exceptionnelle et leur amitié. Je remercie également Giancarlo Alfano, qui nous a rejoints plus tard, pour sa disponibilité et sa gentillesse. Ma reconnaissance va tout particulièrement à Anne Duprat, qui m’a apporté une aide inappréciable dans la conception et la réalisation de ce volume. Ce travail, qui est un des aboutissements d’un projet financé par le ministère de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur1 a bénéficié de l’apport intellectuel d’un groupe plus large. Tout d’abord, au sein de l’Université Paris 7, Guiomar Hautcœur, Nicolas Corréard, Judith Ertel ont été étroitement associés à notre travail et lui ont apporté un concours précieux. Mes remerciements vont aussi aux collaborateurs du projet, en particulier Michel Jeanneret, Andrea Carlino, François Lecercle, Terence Cave, Wes Williams, Jean-Charles Monferran et Michel Jourde, qui ont bien voulu débattre avec nous de nos perspectives et les ont enrichies par une discussion toujours aiguë et féconde. Max Engammare et Laura Naudeix nous ont aussi apporté leurs lumières. Merci aussi à Thierry Belleguic, qui nous a collectivement invités à présenter notre travail dans un colloque intitulé « Penser la catastrophe à l’âge classique, dispositifs, figures, motifs », qui s’est tenu au Musée de la civilisation à Québec du 26 au 29 septembre 2007 ; cette rencontre nous a beaucoup apporté. Je remercie également ceux qui m’ont donné l’occasion d’exposer 1

Ce projet, intitulé « Styles et partage des savoirs, 1550-1700 » a donné lieu à deux autres publications : Le Lexique métalittéraire français (XVIe-XVIIe siècles), études réunies sous la direction de Michel Jourde et de Jean-Charles Monferran, Cahiers d’Humanisme et Renaissance, vol. 77, Genève, Droz, 2006 ; Vulgariser la médecine. Du style médical en France et en Italie (XVIe et XVIIe siècles), études réunies par Andrea Carlino et Michel Jeanneret, Cahiers d’Humanisme et Renaissance, vol. 89, Genève, Droz, 2009.

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mes hypothèses et de les discuter : Larry Norman et Thomas Pavel à l’université de Chicago, Olivier Pot et Andrea Carlino à l’université de Genève, Carlo Vecce à l’université orientale de Naples, Ruth Amossy, Michèle Bokobza-Kahan et Nadine Kuperty-Tsur à l’université de Tel Aviv. Les étudiants de master de l’université Paris 7, en 2006-2008, ceux du département de français de l’université de Tel Aviv, en 2008, ont également contribué à ma réflexion, par leur enthousiasme et leurs idées, leur compréhension attentive de textes à tous égards étrangers. Ils m’ont aidée à faire le pont entre les époques ; qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. Merci enfin à Malika Combes, pour l’aide précieuse apportée dans la réalisation de ce volume, et à Sylvie Taussig, pour ses encouragements, son intérêt bienveillant et sa patience.

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L’objet de cet ouvrage est l’écriture des catastrophes au XVIIe siècle, avec une focalisation, non exclusive1, sur les épidémies de peste de 1629, l’éruption du Vésuve de 1631, la peste et l’incendie de Londres de 1665-1666, sous la forme de traités, de témoignages, de poèmes, de récits factuels et fictionnels. Il est né dans le prolongement d’un travail collectif, qui s’est déroulé entre 2002 et 2005, dans le cadre d’une recherche interdisciplinaire intitulée « Styles et partages des savoirs, 1550-1700 ». Les perspectives adoptées par les auteurs découlent en partie de l’objectif assigné par ce programme, qui consistait à étudier des textes non littéraires au moyen des outils fournis par l’analyse des textes littéraires, dans le but d’éclairer les lignes de partage entre les disciplines – leur apparition, leur absence ou leurs déplacements. Les écrits sur les catastrophes permettaient dans cette optique d’interroger la frontière entre histoire et sciences de la nature, histoire et littérature. Les écrits sur les pestes, les incendies, les naufrages, les séismes ou les éruptions volcaniques, aux confins de plusieurs sciences et pratiques discursives (traités, livres d’histoire, sermons, écrits intimes, occasionnels2…), sont en effet des objets hybrides par excellence, susceptibles d’approches diverses. Le champ abordé n’est pas vierge ; depuis le début de cette recherche, il s’est beaucoup développé. Les catastrophes du passé n’ont pas autant attiré l’attention que celles de la première décennie de notre millénaire et que celles 1

Nous ne nous sommes pas, en effet, interdits quelques incursions au XVIe siècle, en particulier dans les chapitres qui concernent les occasionnels, ou « canards » et les Antiquités de ville. 2 Ce mot désigne, ici et dans le reste de l’ouvrage, ce que l’on appelle aussi des « canards » : petits fascicules à bas coût largement diffusés, faisant part des nouvelles et événements remarquables, la plupart du temps de manière très dramatique.

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qui semblent programmées, mobilisant largement de nombreuses communautés scientifiques (dont fort peu de littéraires) et nourrissant le débat philosophique et politique. Cependant, plusieurs ouvrages récents ont été consacrés à ce sujet, dans une perspective diachronique, ou bien centrés sur le XVIIIe siècle, plus rarement sur le XVIIe siècle. Il convient de situer ce travail dans le champ des recherches immédiatement contemporaines, mais aussi, plus largement, à l’intérieur d’un débat qui concerne la légitimité et la définition de l’objet « catastrophe ». On ne peut éviter d’expliciter la conception de l’histoire qui est en jeu dans la démarche de ce livre, en soulignant ce que l’approche littéraire peut apporter à ce dossier déjà épais. Catastrophisme, catastrophilie : l’ère du soupçon Les catastrophes ne sont pas un objet d’étude comme un autre. Elles n’apparaissent pas d’emblée comme un sujet totalement légitime. Leur incompatibilité avec le champ de l’histoire tel qu’il avait été défini par l’école des Annales, que nous évoquerons ultérieurement, n’est pas seule en cause. Les réticences exprimées par Jean Delumeau dans la préface de l’ouvrage collectif pionnier qu’il a dirigé sur ce sujet, avec Yves Lequin, sont révélatrices : Pourquoi une histoire des « malheurs des temps » ? Que le lecteur se rassure. Ce n’est pas pour céder au facile tropisme de la catastrophe. Des chercheurs conscients de leur dignité n’ont pas à jouer la facilité et la carte de la mode, et ils ne le veulent pas3.

En quoi, au juste, la « dignité » du chercheur serait-elle compromise ? On devine que le discrédit porte sur le goût du spectaculaire et du morbide qu’une telle investigation flatterait, au détriment de la distance nécessaire à l’appréhension d’un objet scientifique. Il ne s’agirait pas de viser à l’accroissement des connaissances, mais de faire jouer les ressorts de l’émotion. Vingt ans plus tard, alors que la catastrophe a envahi les écrans, le débat public et les salles de colloque, la critique, venue cette fois d’intellectuels engagés, est devenue plus virulente, mais elle est au fond la même. Sujet dépassé s’il en est, la catastrophe suscite un intérêt plus que jamais suspect. Toni Negri, Naomi Klein, René Riesel et Jaime Semprun, ou encore Frédéric

3 Jean Delumeau et Yves Lequin (dir.), Les Malheurs des temps, Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987, p. 5.

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Neyrat4 affirment que la « catastrophilie » ambiante nous condamnerait à la passivité et à l’impuissance larmoyante ; profitant de notre crédulité, elle nous détournerait des luttes urgentes. Cette théorie du complot, d’ailleurs assortie de l’expression de positions vigoureusement anti-réalistes, ne nous semble pas répondre aux enjeux de la question. Yves Citton reproche ailleurs à un prestigieux collectif de spécialistes de littérature de ne pas répondre à la question : « Comment devons-nous vivre (face aux incertitudes et aux catastrophes climatiques) ? »5. On pourrait se réjouir de voir les études littéraires susciter de telles attentes. Celles-ci font écho aux considérations de William Marx6 dont le propos, en 2005, n’était pas sans rapport avec la catastrophe et les pouvoirs, ou les devoirs de la littérature. Au sujet du désastre de Lisbonne (encore lui), il opposait la capacité de la littérature du XVIIIe siècle à prendre en charge les malheurs collectifs à son impuissance actuelle ; l’interdit dont elle est frappée après l’Holocauste entérine, selon lui, un discrédit corrélatif de son éloignement du réel et de son repli auto-référentiel. Notre ouvrage, où est explorée la mise en forme idéologique et politique de l’événement7, mais aussi la force poétique de la littérature référentielle et factuelle, abonde d’une certaine manière en ce sens. Reste que la partie n’est décidément pas facile pour les historiens et les spécialistes de littérature qui se penchent sur les catastrophes, tour à tour 4 René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophismes. Administration du désastre et soumission durable, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008 ; Frédéric Neyrat, Biopolitique des catastrophes, coll. « Dehors », Paris, Éditions MF, 2008 ; Naomi Klein, La Stratégie du choc : la montée du capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud, 2008 ; Toni Negri, entretien à France-Culture, cité par Yves Citton, La Revue internationale des livres et des idées (2009, n° 9), p. 7-11. La recension est ironiquement intitulée : « La passion des catastrophes ». 5 « Il faut défendre la société littéraire », La Revue internationale des livres et des idées (2008, n°5). La recension concerne le collectif dirigé par Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold et Jean-Paul Sermain, L’Événement climatique et ses représentations (XVIIe-XIXe siècle), histoire, littérature, musique et peinture, L’esprit des lettres, Paris, Desjonquères, 2007. 6 William Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle, coll. Paradoxes, Paris, Éditions de Minuit, 2005. 7 Beaucoup d’études actuelles vont dans ce sens, en particulier dans le domaine contemporain, par exemple Bradley Jones, « Remembering the Catastrophe: Ideology and Social Memory in Disaster Documentaries », Dresde, Online 2009-08-06 http://www.allacademic. com/meta/p92961_index.html ; ou Daniel Dayan, La Terreur spectacle. Terrorisme et télévision, Paris, Bruxelles, INA, De Boeck, 2006.

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soupçonnés d’impudeur ou de voyeurisme, d’adéquation racoleuse à la mode, d’aveuglement politique, d’indifférence aux questions morales et existentielles brûlantes… L’objet « catastrophe ». Continuité, discontinuités Le rapport ambigu entre notre âge et les calamités des siècles anciens s’est beaucoup transformé depuis le livre de Jean Delumeau et d’Yves Lequin, dont le dernier chapitre s’intitulait, en 1987, « L’effacement du risque naturel »8. Cet optimisme était à peine nuancé par la mention rapide du chômage, du terrorisme, de la pollution, du cancer et du sida qui inspirait à l’auteur le souhait discret du rétablissement d’une sorte d’ordre moral9. Un peu plus de vingt ans plus tard, l’insertion, en guise de « postface »10 à un ouvrage sur la représentation des catastrophes au XVIIIe siècle, d’un article de Jean-Pierre Dupuy, visant à nous convaincre de l’inéluctabilité de la catastrophe future11, permet de mesurer le changement intervenu. Le contraste entre un volume qui, comme l’indique son titre, entend mettre en évidence le rôle rationalisateur et démystificateur des Lumières, et cette brillante conclusion apocalyptique, soulève quelques questions. Le rapport entre l’étude des catastrophes anciennes et le débat actuel sur les catastrophes, ou notre propre rapport à la notion de catastrophe, pose en effet deux sortes de problèmes. Le premier est de savoir si, en considérant les écrits sur les catastrophes comme des documents nous renseignant sur les « mentalités » d’époques révolues, dans une perspective qui peut sembler dépassée12, nous visons à illustrer une sorte de progrès continu vers une conception scientifique, rationnelle et laïcisée des catastrophes ; si ce progrès s’effectue par ruptures successives ou par 8

J. Delumeau et Y. Lequin (dir.), op. cit., p. 469-504. Ibid., p. 15-16. 10 « Notre dernier siècle », Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas (dir.), L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle. Du châtiment divin au désastre naturel, Genève, Droz, 2008. 11 La thèse célèbre et controversée de Jean-Pierre Dupuy est que cette certitude doit nous conduire à un « catastrophisme éclairé », qui seul pourrait nous sauver. Elle est également développée par le même auteur, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Éditions du Seuil, 2002 et Petite métaphysique des tsunamis, Paris, Éditions du Seuil, 2005. 12 Geoffrey E. R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, 1990, Paris, Éditions la Découverte, 1993. 9

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une suite d’avancées et de reculs qui se chevauchent et se superposent, brouillant toute linéarité. On peut aussi considérer que cette question est a priori sans objet, si l’on estime qu’il n’y a pas lieu d’observer la naissance et l’affirmation d’une appréhension scientifique des phénomènes entre XVIe et XVIIIe siècle, ou que les textes que nous étudions n’en témoignent pas. La seconde est d’interroger l’impression de familiarité, nouvelle, que nous avons avec la façon dont les gens de l’époque moderne ont perçu et représenté les catastrophes. Il est malaisé de répondre à ces questions aussi larges, mais il n’est pas inutile de tenter de clarifier les termes du débat. L’enquête sur les changements de sens du mot de « catastrophe », censés accompagner et corroborer les mutations dans la représentation des calamités, est souvent un passage obligé des ouvrages sur le sujet13. On peut ici renvoyer à des analyses antérieures, en soulignant le fait, plusieurs fois mentionné, que le sens non théâtral du mot est attesté avant le XVIIIe siècle, chez Rabelais, dans le dictionnaire de Cotgrave de 161114. Le mot figure aussi dans plusieurs occasionnels15 de la deuxième moitié du XVIe siècle. Le sens d’« événement funeste » n’est cependant pas majoritaire ; pendant longemps, en effet, la catastrophe désigne surtout l’issue aussi bien heureuse que malheureuse de quelque chose. Le sens moderne ne s’affirme que progressivement, à partir du XVIIIe siècle – le syntagme de « catastrophe naturelle » n’étant usité que depuis le début du XXe siècle. « Catastrophe » s’applique longtemps aussi bien à des événements politiques que naturels, aux individus qu’à des communautés, comme d’ailleurs les mots de « déluge »16, de « naufra13

François Walter, Catastrophes. Une histoire culturelle, XVIe-XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 18 ; Michael O’Dea, « Le mot catastrophe », A.-M. Mercier-Faivre et Ch. Thomas (dir.), op. cit., p. 35-48 ; Grégory Quenet, Les Tremblements de terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d’un risque, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 194-195. Voir également Alessandra Lukinovitch, « KATASTROPH, mot grec. Les articles katastrefô et katastrophé du Thesaurus Linguae d’Henri Estienne (1572). Traduction et note », De la catastrophe, Genève, Centre d’art contemporain, 1982. 14 « Catastrophe: conclusion, last act, or part of a play [...]. Also the utter ruine, subversion, destruction, fatall, or finall, end of » ; « Catastrophe : conclusion, dernier acte ou partie d’une pièce de théâtre […]. Aussi ruine totale, renversement, destruction, fatale ou finale, fin de. » Je remercie Max Engammare de m’avoir signalé cette occurrence. 15 «canards» ou feuilles volantes. 16 Voir ch. I, p. 35 note 17.

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ge », ou de « peste » : notons cependant que pour ces trois mots, l’extension de sens métaphorique est allée du phénomène naturel (ou de l’accident causé par lui) au domaine social et politique, alors que c’est l’inverse dans le cas du mot de « catastrophe ». Comme il n’y a pas lieu de confondre le mot et le concept, il vaut mieux éviter d’exploiter les attestations de certaines acceptions du mot « catastrophe » pour justifier des considérations sur un objet que ce mot, justement, ne désigne pas à cette époque. Il n’y a pas non plus, selon toute vraisemblance, le moindre rapport de causalité avec le sens théâtral du mot, présent depuis l’Antiquité, et l’engouement pour les volcans, les tremblements de terre et les déluges comme motifs théâtraux, musicaux, picturaux, au XVIIe et au XVIIIe siècle17. Le mot de « catastrophe » sera donc employé dans ce livre au sens moderne et restreint de « catastrophe naturelle »18 et d’événement funeste perçu comme tel par la communauté qui en subit les effets. Il n’est pas non plus nécessaire d’insister sur le terme de « désastre », employé dans le titre de cet ouvrage, et qui a lui aussi son histoire ; celle-ci enregistre l’oubli progressif de la mauvaise étoile qui préside à l’« accident funeste » et au « malheur », synonymes que retient le dictionnaire de l’Académie de 1694. Notons que dans le monde anglo-saxon et le champ d’étude très vivace qui concerne les risques et la vulnérabilité, les mots « disaster », « natural disaster », sont les plus employés. Les deux mots sont aujourd’hui synonymes, et l’usage qui en est fait dans ce livre en prend acte19.  Les inconvénients inhérents à l’emploi du mot de « catastrophe » dans la période moderne, pour rendre compte de la représentation de phénomènes aussi différents que les pestes, les incendies et les naufrages, n’en sont pas moins nets. Le mot suggère à notre sensibilité contemporaine l’idée « d’événement extrême » (pour lequel les Anglo-Saxons ont inventé le mot de « xevent »20), l’irruption de quelque chose qui, comme le montre très bien 17

Il n’est pas non plus inutile de rappeler, avec F. Walter, que jamais le genre apocalyptique n’a généré autant de fictions qu’après 1970, op. cit., p. 27. 18 C’est d’ailleurs le cas de tous les ouvrages et les colloques qui étudient ce phénomène ou sa représentation dans les périodes anciennes, retenant le terme de « catastrophe » ou de « Naturkatastroph ». 19 Le titre du présent ouvrage n’est donc en rien une allusion à l’Écriture du désastre de Maurice Blanchot (1980), même si cette œuvre habitée par le souvenir de l’Holocauste participe au premier chef de la pensée de notre époque sur les catastrophes. 20 Voir Sergio Albeverio, Volker Jentsch, Holger Kantz, Extreme Events in Nature and Society, Berlin, Springer, 2006. Comme le soulignent les auteurs, la définition de « l’extré-

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Jean-Pierre Dupuy, bouleverse le champ du possible, en actualisant ce qui jusqu’alors était impossible. Un événement aussi récurrent que les épidémies de peste, qui occupent 63 % du temps des Français entre 1490 et 170021, entre mal dans cette catégorie. Thomas Platter, qui ne subit pas moins de trois épidémies pendant son existence, au cours desquelles il perd deux enfants, son maître, tombe lui-même malade ainsi que sa femme, n’a pas le sentiment d’avoir affaire à un phénomène exceptionnel, ni en terme de fréquence, ni peut-être même en terme d’impact22. Une autre difficulté concerne le concept même de « catastrophe naturelle », qui est récusé par ceux qui n’y voient qu’un phénomène social23. Le statut même de catastrophe n’est octroyé que par la perception des destructions matérielles et humaines qu’elle engendre – non, quelquefois, sans arbitraire ni bizarrerie24. La désignation d’un événement comme catastrophe naturelle est le résultat d’une interprétation qui exclut que l’on en attribue la responsabilité principale à Dieu ou aux hommes. Les famines induites par les guerres, les incendies nés dans le four d’un boulanger25 ne sont pas plus des catastrophes « naturelles » que le réchauffement climatique. Une peste ne l’est pas davantage du point de vue de ceux qui pensent qu’elle est due à un empoisonnement criminel ou diabolique. Par ailleurs, les hommes des époques qui nous occupent n’opèrent guère cette distinction : au contraire, un riche réseau de métaphores, partiellement étudié dans ce volume26, tisse et mité » d’un événement n’est pas simple. Intuitivement, on peut considérer qu’un « Xevent » combine l’ampleur de l’impact de l’événement, en termes de destruction et de pertes de vies humaines, et sa rareté. Les auteurs proposent une modélisation mathématique de ces données, dans le but d’améliorer la prédictibilité de l’événement extrême. D’un point de vue scientifique, ces événements sont envisagés en dehors de leur impact et de toute appréhension subjective, et ce sont leurs composantes statistiques et dynamiques qui sont privilégiées. 21 Selon Joël Coste, Représentations et comportements en temps d’épidémie dans la littérature imprimée de peste (1490-1725), Paris, H. Champion, 2007, p. 29. 22 Thomas Platter (1499-1582), Ma vie, Paris, L’âge d’homme, 1995. 23 Andrew Maskrey (éd.), Los Desastres no son Naturales, La Red-ITDG, Bogotá, Tercer Mundo Editores, 1993. Cette publication prend place dans un programme international voué à la réduction de la vulnérabilité dans le cadre du changement climatique. 24 Comme le remarque Michael O’Dea, pourquoi l’effondrement d’un terminal d’aéroport, qui ne fait que cinq morts, est-il qualifié par la presse de « catastrophe », alors qu’un accident de la route, plus meurtrier, n’est jamais appelé ainsi ? (« Le mot de catastrophe », A.-M. Mercier-Faivre et Ch. Thomas (dir.), op. cit., p. 47). 25 C’est le cas de l’incendie de Londres. 26 Voir les chapitres VIII et IX du présent ouvrage.

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retisse des similitudes entre une révolte, un tremblement de terre, un incendie, une maladie… Si l’usage, fatalement anachronique, du mot de « catastrophe » soulève des questions insolubles, il a au moins le mérite de mettre en évidence des préoccupations à nos yeux importantes. C’est précisément la fabrication narrative, poétique, discursive d’un événement qui est l’objet de cet ouvrage, de même que la distinction ou la confusion entre différents types d’événements et l’expression de systèmes de causalité complexes. Cette perspective nous a amenés à privilégier, dans une optique comparative, des événements qui avaient un impact important, en termes de létalité (comme la peste de 1631) ou d’étendue des destructions (comme l’incendie de Londres de 1666) et/ou un bas degré de fréquence (l’éruption du Vésuve de 1631 est la première depuis celle de 79 ap. J.-C.). Tous ces événements ont été jugés par leurs contemporains dignes de figurer dans la mémoire collective, et tous, à des degrés divers mais sans exception, se prêtent à des conflits d’interprétation. Nous nous sommes aussi intéressés, dans certains cas, à la mise en série des événements singuliers, et du défi pour la signification et l’écriture que constitue la répétition27. L’usage du mot de « catastrophe » dans un sens large ressortit enfin à une conception de l’histoire qui ne trouve pas beaucoup de vraisemblance à l’idée de rupture ni à celle d’un progrès linéaire. Les textes sur lesquels nous nous sommes penchés se réfèrent pour la plupart à des systèmes explicatifs à plusieurs entrées qui laissent la place, à l’intérieur d’un cadre religieux, à une appréhension rationnelle des phénomènes, et ce dès le début du XVIIe siècle. Les progrès et les reculs de la raison et de la foi, dont d’autres ont écrit l’histoire, sont moins au centre de cet ouvrage que le développement de la narrativité ou l’inscription dans le texte de la première personne. Cette perspective distingue ce livre de plusieurs ouvrages récents sur le sujet. La recherche actuelle (en particulier française28) sur la représentation des catastrophes dans une perspective historique, à de rares exceptions près29, 27

Dans les chapitres IV (sur l’histoire), V (les Antiquités de ville), VII (les canards). On peut faire la même analyse à propos d’actes de colloques en langue allemande, comme celui dirigé par Dieter Groh, Michael Kempe et Franz Mauelshagen, Naturkatastrophen. Beiträge zu ihrer Deutung, Wahrnehmung und Darstellung in Text und Bild von de Antike bis ins 20. Jahrhundert, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2003. 29 Tel n’est pas en effet la perspective de l’ouvrage de Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps, coll. Folio, 28

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butte sur un double topos. D’une part, en effet, elle ne manque pas de s’inscrire en faux contre l’idée de progrès et repousse souvent avec une certaine véhémence l’idée d’une évolution qui aurait pour pivot l’irruption de la rationalité au XVIIIe siècle. D’autre part, le commentaire, quand il adopte une perspective diachronique, manque rarement de repérer des indices probants d’une telle mutation. Ainsi François Walter30 dénonce-t-il à juste titre une vision simplificatrice des sociétés d’Ancien Régime, qui, entièrement soumises à une lecture religieuse des catastrophes comme signes, auraient été dépourvues de toute capacité d’organisation et de toute notion de prévention face aux grands fléaux. À vrai dire, des historiens, comme Carlo Maria Cipolla en Italie (à propos de la peste), René Favier en France, Christian Pfister en Suisse31, ont depuis longtemps fait justice de cette idée. Inversement, l’illustration de pratiques et de discours irrationnels en cas « d’événements extrêmes  » (persécutions, théories du complot, anthropomorphisation de la nature, etc.), au-delà du XVIIIe siècle, a été maintes fois soulignée, aussi bien par Grégory Quenet dans son ouvrage majeur sur les tremblements de terre32, que par Françoise Revaz qui a étudié la prise en charge médiatique du passage de l’ouragan Katrina en 200433. Cette prise en compte de la complexité et de la relative permanence des discours et des motifs n’empêche pas François Walter d’affirmer, à propos des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, que « les sociétés anciennes ne sont pas des sociétés de la catastrophe »34, au motif d’une non séparation entre le sacré et le profane, et malgré maints exemples du

Paris, Gallimard, 2009. 30 F. Walter, op. cit. 31 Carlo M. Cipolla, Contro un nemico invisibile. Epidemie e strutture sanitarie nell’Italia del Rinascimento, Bologne, Il Mulino, 1986 ; René Favier, Les Pouvoirs publics face aux catastrophes naturelles dans l’histoire, Grenoble, MSH Alpes, 2002 ; Christian Pfister (éd.), Le Jour d’après : surmonter les catastrophes naturelles ; le cas de la Suisse entre 1500 et 2000, Berne, Stuttgart, Vienne, Haupt, 2002. 32 G. Quenet, op. cit. 33 Françoise Revaz, « Les catastrophes naturelles : entre explication scientifique et compréhension mythique », Andreas Dettwiller, Clairette Karakash (éd.), Mythe et science, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2002, p. 95-113 ; voir aussi Sandrine Revet, «  Le sens du désastre. Les multiples interprétations d’une catastrophe “naturelle” au Vénézuela », Catastrophes, dir. Nicolas Journet, Terrain, n° 54, mars 2010, p. 42-55. 34 C’est le titre du chapitre 1 de la première partie de son ouvrage.

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contraire qu’il donne lui-même35. Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas placent le curseur un siècle plus tôt, comme le révèle le titre de leur ouvrage collectif, L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle. Du châtiment divin au désastre naturel (2008). C’est explicitement la possibilité d’une perception entièrement laïque des phénomènes36 (dont les exemples au XVIIIe siècle sont pourtant bien peu nombreux37, et en aucun cas majoritaires38) qui justifie aux yeux des auteures ce titre résolument évolutionniste. On pourrait faire la même remarque à propos de l’ouvrage de Grégory Quenet qui, après avoir pris ses distances avec « la conception occidentale du destin historique »39, orientée par l’idée de progrès et de victoire progressive de l’homme dans sa lutte contre la nature, n’en intitule pas moins le chapitre qui suit celui qu’il consacre au tremblement de terre de Lisbonne : « Triomphe de la science et nouvelles pratiques »40. Ces réflexions sur la représentation du cours de l’histoire dans le cadre des études sur la catastrophe nous amènent enfin à nous interroger sur la possibilité et la pertinence d’une analogie, explicite ou implicite, entre la per35

Giannozzo Manetti (1369-1459), De Terramotu, sépare les tremblements de terre physiques et surnaturels. La complexité du système des causes secondes et des causes multiples est rappelée par J. Coste, op. cit., p. 400-414. 36 « Grâce à ce nouveau concept, le fléau peut devenir objet d’analyse, de réflexion et de contemplation hors de toute référence religieuse », A.-M. Mercier-Faivre et Ch. Thomas (dir.), op. cit., p. 8. 37 Y compris parmi les contributions de ce volume, dont plusieurs, comme celles de René Favier (« Poésie de l’inondation et culture du risque », p. 271-284), ou d’Anne Saada (« Le désir d’informer : le tremblement de terre de Lisbonne », p. 209-222), qui porte sur la presse protestante, relativisent fortement la rupture dans le discours contemporain des Lumières sur les catastrophes. D’autres contributions, comme celles sur les canards et les almanachs, de Lise Andriès (p. 183-198), ou sur les poèmes de peste, de Roxana Fialcofschi (p. 445-464) témoignent de la continuité de la plupart des productions textuelles sur les catastrophes du XVIIIe siècle avec celles du XVIIe, voire du XVIe siècle. 38 Même Voltaire refuse l’athéisme, ce qui le conduit à une impasse. Sur les ambiguïtés du poème de Lisbonne, voir Grégory Quenet, « Un “événement monstre”, le tremblement de terre de Lisbonne » dans G. Quenet, op. cit., p. 305-355, qui s’appuie sur la thèse de Laurent Loy, La Genèse de l’optimisme et du pessimisme de Pierre Bayle à la Révolution française, sous la direction de Jean-Marie Goulemot, 1995, p. 38-50 (cité p. 314, sq). 39 G. Quenet, op. cit., p. 47. 40 Ibid., p. 357. Le chapitre consacré à la période antérieure s’intitule quant à lui « Le grand et horrible tremblement de terre, 1550-1660 » (p. 141). L’argumentation est plus nuancée que les titres des chapitres.

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ception des catastrophes anciennes, telle qu’on peut la reconstituer à travers ces écrits, et notre « catastrophisme » actuel. Cette question se pose aussi bien si l’on aborde le problème du point de vue objectif que du point de vue subjectif. Une constante des études actuelles qui ne ressortissent ni au champ de l’histoire ni à celui de la littérature, est de postuler une continuité entre le présent et le passé parfois le plus reculé, et de ne pas distinguer le domaine moral du domaine physique, dans une naturalisation globale des phénomènes. C’est le cas, par exemple, de l’ouvrage sur les événements extrêmes, déjà cité (Albeverio, Jentsch, Kantz, 2006), qui commence par évoquer les crues du Nil, cinq mille ans avant J.-C., un tremblement de terre en Chine, trois mille ans avant J.-C. et l’inévitable tremblement de terre de Lisbonne, avant d’aborder les « xevents » contemporains, qui recouvrent aussi bien les attaques terroristes, les tremblements de terre et les inondations que les crises d’épilepsie. Dans un autre champ disciplinaire, les travaux qui abordent la catastrophe dans la perspective de l’étude des syndromes post-traumatiques41 et des mécanismes cognitifs associés à la mémoire42, dominés par la réflexion sur l’Holocauste, incluent des études sur des événements de nature et d’époques différentes. De plus, la perception actuelle de notre vulnérabilité et de l’augmentation des risques, de la fréquence et de l’impact des événements extrêmes n’est 41 Nous renvoyons ici aux travaux actuels concernant les syndromes post-traumatiques, notamment Rachel Yehuda, « Post-traumatic stress disorder », The New England Journal of Medicine, 2002, 306, p. 108-114. Pour une bibliographie complémentaire et une articulation entre ces recherches médicales contemporaines et la perception des épidémies de peste dans la période moderne, voir J. Coste, op. cit., en particulier p. 561-564. Pour une approche cognitive de la réponse émotionnelle aux catastrophes, qui prend en compte les aspects culturels, voir la bibliographie et l’article de Didier Grandjean, Anne-Caroline Rendu et Klaus R. Scherer, « La colère des dieux ou le sens donné aux catastrophes », Christian Delécraz et Laurie Durussel (dir.), Scénario catastrophe, Genève, Musée d’ethnographie de Genève, 2007, p. 97-125. 42 Ce champ de recherche interdisciplinaire, riche en controverses, est extrêmement vivace. Voir notamment, sur les événements contemporains (de l’Holocauste au 11 septembre 2001), Cultural Trauma and Collective Identity, Jeffrey C. Alexander (éd.), Berkeley, University of California Press, 2004 ; incluant une réflexion méthodologique sur le champ, Peter Gray et Kendrick Oliver (éd.), The Memory of Catastrophe, Manchester, Manchester University Press, 2004. Dans une perspective davantage tournée vers les périodes anciennes et les catastrophes naturelles, voir René Favier, Anne-Marie Granet-Abisset (dir.), Histoire et mémoire des risques naturels, Grenoble, Publications de la MSH, 2000.

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pas sans nous rendre subjectivement plus familiers les contemporains du « siècle de la peur », comme l’appelait Jean Delumeau. Les propositions de Jean-Pierre Dupuy, dans La Petite métaphysique des Tsunamis (2005), éclairent très bien cette proximité paradoxale avec le passé. D’une part, en effet, les risques que l’âge contemporain redoute n’ont rien à voir avec ceux du passé, ne serait-ce, comme le rappelle la première phrase de ce livre, que parce que « c’est au siècle dernier que l’humanité est devenue capable de se détruire elle-même » ; d’autre part, l’auteur en déduit l’idée d’une « fatalité tragique » qui lui suggère une réponse religieuse ; celle-ci atténue la spécificité de la façon contemporaine de penser les catastrophes (subjectivement, les contemporains des guerres de religion pouvaient aussi se penser responsables de l’apocalypse prochaine). Notre approche (celle de notre temps et celle de ce livre) se distingue pourtant de celle des hommes du passé par l’exigence politique et morale qui consiste à différencier le tsunami de Sumatra ou l’ouragan Katrina de l’Holocauste ou des attaques du 11 septembre : mal physique et mal moral sont irréductibles43, même si l’on peut reconnaître que la question du réchauffement climatique vient brouiller la frontière. Contrairement aux hommes du XVIIe siècle, nous ne trouvons pas que la métaphore d’une guerre par une épidémie de peste aille de soi, comme en témoignent les polémiques qui ont marqué la parution du livre d’Albert Camus44. La conviction d’une différence entre mal physique et mal moral nous conduit à poser la question de l’historicité des catastrophes et à défendre la légitimité d’un point de vue littéraire, philosophique et éthique sur cet objet. La catastrophe est-elle un objet historique ? Cette question, qui n’a pas reçu de réponse univoque, ni au XVIIe siècle ni aujourd’hui, se décline en trois points. 1- La « catastrophe » est-elle un objet appartenant à la nature, ou au discours et aux représentations, en d’autres termes, un objet indirect ? N’en déplaise aux statisticiens et aux théoriciens de l’événement extrême, il semble impossible de définir la catastrophe indépendamment de l’impact qu’elle a sur les hommes, tel qu’il est perçu et interprété par eux. Comme le revendi43

Jean-Pierre Dupuy soutient aussi cette proposition. Nous le rejoignons sur ce point. Sur la polémique qui opposa Camus à Jeanson, Sartre et Barthes, voir Jacqueline LéviValensi, « La Peste » d’Albert Camus, coll. Folio, Paris, Gallimard, 1991. 44

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quent Serge Briffaud, Christian Desplat et Grégory Quenet45, la catastrophe est pleinement un objet historique, même si cet objet d’étude a récemment été investi par des spécialistes de multiples champs disciplinaires (environnementalistes, psychologues, médecins, physiciens, mathématiciens)46. Contrairement à Grégory Quenet, qui entend étudier non seulement les représentations, mais l’événement en lui-même (dans sa perspective, les tremblements de terre) et plaide en faveur d’une approche interdisciplinaire (histoire et sciences de la terre), les auteurs de ce livre s’en tiennent aux discours appréhendés dans leurs dimensions historique et poétique.  Cette démarche ne va pas de soi. Elle a longtemps été rendue impossible par la domination de l’école des Annales qui, en privilégiant le temps long, avait disqualifié la notion et l’étude de l’événement. Fernand Braudel avait d’ailleurs paradoxalement rangé les catastrophes dans le temps presque immobile, celui qui définit le rapport des hommes à leur environnement47. Les catastrophes ne sont d’ailleurs toujours pas un terrain pleinement investi par les historiens, comme le soulignait déjà Jean Delumeau, et le confirment, vingt ans après, Grégory Quenet et Yves-Marie Bercé48. Entre le XVIe et XVIIIe siècle, nous assistons justement à une séparation progressive de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine. Les réticences à prendre en compte les catastrophes, aussi bien dans l’historiographie officielle que dans l’histoire des villes49, caractérisent la naissance de l’histoire comme discipline, mais témoignent aussi des enjeux politiques et idéologiques qui entourent la prise en compte de la catastrophe envisagée comme 45 Serge Briffaud, « Vers une nouvelle histoire des catastrophes », Sources, Travaux historiques, 33, 1993. Christian Desplat, « Pour une histoire des catastrophes naturelles », Bartolomé Bennassar (éd.), Les Catastrophes naturelles dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses du Mirail, 1995. G. Quenet, « La catastrophe, un objet historique », Hypothèses, 1999, Travaux de l’école doctorale d’histoire, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Publications de la Sorbonne, 2000. 46 Plusieurs grands colloques interdisciplinaires ont eu lieu sur ce sujet, par exemple Dealing with Diversity, 2° International Conference of the European Society for Environmental History, Leos Jeleček, Pavel Chromý, Helena Janů, Josef Miskovsky et Lenka Uhlirova (dir.), Prague, 2003. 47 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1949, p. 13-14. Voir à ce propos l’intéressante mise au point de G. Quenet, op. cit., p. 50, sq. 48 Dans la préface de l’ouvrage de J. Coste, op. cit., p. 7. 49 Voir les chapitres IV et VI du présent volume.

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signe. C’est précisément pour cette raison que la catastrophe, en tant qu’objet discursif, appartient de plein droit à l’histoire. 2- On pourrait cependant objecter que ces événements, se répétant à l’identique (les épidémies et les éruptions volcaniques se déroulent toujours de la même façon), produisent à chaque fois qu’ils ont lieu à peu près les mêmes réactions, mutatis mutandis jusqu’à aujourd’hui. Il ne faut pas négliger la dynamique propre de chacun de ces événements, qui informe tout récit de celui-ci et qui est un invariant (ainsi une épidémie de peste a par nature une phase de déclenchement, d’arrêt de la propagation50 du bacille, suivie d’une contamination extrêmement rapide, d’acmé qui coïncide avec un été et de décrue hivernale, après un an ou deux). En outre, les réactions que la catastrophe suscite ont des caractéristiques anthropologiques et cognitives communes qui se manifestent à chacune de ses occurrences. Ces objections appellent deux réponses. La première découle du point précédent : c’est justement par la mise en discours et en récit que la catastrophe accède à la singularité ; cet ouvrage s’efforce d’en décrire les modalités propres au XVIIe siècle. La seconde est que la prise de conscience d’une répétition est par excellence le moyen dont une époque construit sa propre histoire de la catastrophe. Lors de l’épidémie italienne de 1629, la réédition de récits et de traités concernant la peste de 1577 révèle l’effort pour thésauriser et transmettre une expérience d’autant plus précieuse qu’elle apparaissait comme positive, grâce à l’action de Charles Borromée51. L’éruption du Vésuve de 1631 est comprise par des contemporains éclairés par le souvenir de celle de 79, transmis par les lettres de Pline. La succession de la peste et de l’incendie de Londres, en un peu plus d’un an (juillet 1665-septembre 1666)52, configure une tout autre expérience. On voit que l’histoire des catastrophes ne peut pas se limiter à une étude des représentations qu’elle suscite, en les envisageant comme les indices d’un certain état des sciences et des croyances. Elle doit prendre en compte la 50

Après l’arrivée de la peste, qui provoque quelques contaminations humaines, cette phase de répit serait due à l’intervalle entre la contamination par les puces des rats et la mort de ceux-ci, après laquelle survient celle des hommes. 51 Voir chapitre I. 52 La peste commence en avril 1665 dans les faubourgs de Londres, atteint la capitale en juillet et le pic de l’épidémie se situe en février 1666 ; quand survient l’incendie, en septembre 1666, la peste est entrée dans sa phase déclinante, mais fait encore des victimes.

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temporalité de l’événement, c’est-à-dire, sans doute, sa dynamique propre, que l’on peut considérer comme anhistorique, mais surtout sa place dans la succession des désastres qui implique, avec d’autres facteurs, un rapport au temps et au savoir spécifique. Notre perception des catastrophes définit notre rapport à l’histoire : notre âge, en cela irréductiblement singulier, est depuis 2001 caractérisé par sa situation post-post-Holocauste qui nous donne à penser la répétition des génocides et l’enchaînement de désastres naturels et non naturels surmédiatisés sur fond de menace environnementale globale. Ainsi, la répétition de l’événement est partie prenante de la construction de la catastrophe comme histoire – à la fois au sens de narration, « storytelling », et d’objet intellectuel servant à la connaissance du passé et à la compréhension du présent, pour les hommes du XVIIe siècle comme pour nous-mêmes. 3- En quoi, en effet, la connaissance des catastrophes peut-elle servir à notre connaissance du passé ? L’évaluation de l’incidence des grandes catastrophes dans les mutations de l’histoire, si elle est un topos de l’historiographie antique et moderne53, est actuellement un champ en plein développement54. Jean Delumeau, dans son introduction aux Malheurs du temps, remodèle significativement un déroulement historique qui, à partir de la peste noire (longtemps minorée au profit de la guerre de cent ans), dessine un tout autre visage du XVIe et du XVIIe siècle. Pour en rester au champ de l’histoire littéraire, rappelons que les comédies de Corneille sont jouées au plus fort de l’épidémie de peste des années 1630, que la Querelle des Anciens et des Modernes fait rage pendant la famine de 1693-1694, la plus meurtrière de la période moderne ; au même moment, La Fontaine publie les fables. Il ne s’agit pas de suggérer des correspondances simplistes. La prise en compte d’un contexte largement ignoré permet cependant d’attirer l’attention sur des épisodes, des thématiques qui passent généralement inaperçus : la peste dans L’Astrée, l’incipit « catastrophiste » de la plupart des grands romans baro-

53 Le tremblement de terre de 17 ap. J.-C., qui ruina l’Asie en faisant disparaître douze villes entières, est un lieu commun des historiens, tels que Tacite, Sénèque, Strabon, puis Coeffeteau, Guez de Balzac et Nicole. Voir à ce propos G. Quenet, op. cit., p. 151-152. 54 Voir par exemple, pour une mise en relation de la peste et de la fin de l’empire romain, William Rosen, Justinian’s Flea: Plague, Empire, and the Birth of Europe, New York, Viking, 2007. En ce qui concerne l’histoire américaine contemporaine et les épidémies, voir Molly Caldwell Crosby, The American Plague: the Untold Story of Yellow Fever, the Epidemic that Shaped our History, New York, Berkeley Books, 2006.

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ques55… Elle peut aussi éviter d’étranges contresens, comme celui qui consiste à interpréter Le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe comme l’allégorie du « South see bubble » de 172056, interprétation rendue populaire par la crise financière récente – la passion pour l’allégorie étant au moins aussi vivace que celle pour les catastrophes ! Les Anglo-Saxons ont bien plus tiré parti que la critique française de la corrélation possible entre les catastrophes et l’émergence de nouvelles formes esthétiques ; la destruction de Londres en 1666 et l’effort de reconstruction qui a suivi sont couramment mis en relation avec le renouveau du roman anglais au XVIIIe siècle57. Mais l’intérêt d’une approche littéraire des catastrophes ne se limite ni à une analyse des représentations de la catastrophe dans les fictions, ni même à une influence supposée d’un contexte sur les formes poétiques et spectaculaires. Ce n’est d’ailleurs qu’incidemment que cette question, traitée dans de nombreux ouvrages qui ont précédé celui-ci58, est abordée dans les pages qui vont suivre. 55

Voir chapitre I. Pat Rogers, « “This Calamitous Year” A Journal of the Plague Year and the South Sea Bubble », Eighteenth-Century Encounters, Studies in the Literature and Society in the Age of Walpole, ch. 10, Brighton, Harvester Press, 1985, p. 151-167. Sandra Sherman, Finance and Fictionality in the Early Eighteen Century. Accounting for Defoe, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; pour un complément bibliographique sur la mise en rapport entre la crise financière de la compagnie South See (1720) et de la peste, p. 215. Merci à Laura Naudeix pour m’avoir indiqué cette piste. 57 Cynthia Wall, The Literary and Cultural Spaces of Restoration of London, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 58 Les représentations littéraires et artistiques des catastrophes ont été très étudiées. Outre l’ouvrage récent d’E. Le Roy Ladurie, J. Berchtold et J.-P. Sermain, L’Événement climatique…, op. cit., on peut citer, sur les volcans, plusieurs ouvrages de ou dirigés par Dominique Bertrand (Figurations du volcan à la Renaissance, actes du colloque, Paris, H. Champion, 2001, Mythologies de l’Etna (collectif), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004 ; Nature et politique. Logique des métaphores telluriques, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005) et Françoise Sylvos (éd.), Mythes littéraires du volcan, Rennes, Presses de l’université de Rennes, 2004. C’est cependant la peste qui donne lieu, sans surprise, au plus grand nombre d’études. Depuis l’ouvrage de Jürgen Grimm, Die Literarische Darstellung der Pest in der Antike und in der Romania, Munich, W. Fink, 1965, les travaux se sont multipliés. On peut citer, sans être exhaustif, Barbara Fass Leavy, To Blight with Plague: Studies in a Literary Theme, New York, New York University Press, 1992 ; Christine Boeckl, Images of Plague and Pestilence. Iconography and iconology, Kirksville, Missouri, Truman State University Press, 2000 ; Rebecca Carol Noel Totaro, Suffering in Paradise: the 56

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Pour une approche littéraire des écrits du passé sur les catastrophes Le parti pris de ce livre a donc été d’analyser de façon littéraire des textes non littéraires, c’est-à-dire que l’accent a été mis sur les textes euxmêmes (de très larges extraits, en langue originale et en traduction, y figurent59) ; les textes ne sont pas analysés à travers leur seule valeur informative, sans pour autant que soit minorée leur factualité. Cette proposition demande deux éclaircissements. La catégorie de « littérature », comme on sait, est une construction du XIXe siècle. Les textes ici étudiés contribuent justement à nuancer fortement une distinction entre le littéraire et le non-littéraire, qui s’est solidifiée tardivement. Nombre d’auteurs de traités, de relations, d’histoire officielle manifestent explicitement une visée esthétique qui porte la force expressive de la description ou du récit. Ils ont la conviction que cette mise en forme a une valeur récréative, et donc thérapeutique : c’était déjà le propos de Boccace. On le retrouve, par exemple, chez l’historien de la ville de Milan, Giuseppe Ripamonti. Il arrive que l’auteur n’ait rédigé, souvent sur commande, que la relation de catastrophe par laquelle il est connu (c’est le cas, par exemple, de Paolo Bisciola, ou du Napolitain Nicolò Pasquale, du Milanais Alessandro Tadino, du Londonien qui se dissimule sous le pseudonyme de « Rege Sincera », etc.). Mais la plupart des médecins, des prêtres, des historiens que nous étudions sont des professionnels de l’écriture (comme Mézeray, Ripamonti, Goulart), ou des semi-professionnels, auteurs de plusieurs ouvrages, traducteurs, compilateurs, « antiquaires », journalistes. En tout cas, à l’exception de Defoe, d’Urfé, de Cervantès ou des Scudéry, dont il est aussi un peu question, ils ne sont pas auteurs de fictions et ne font pas partie d’un canon, qui, pour s’être constitué plus tard, n’en circonscrit pas moins un corpus où la fonction esthétique de l’œuvre est Bubonic Plague in English Literature from More to Milton, Pittsburgh, Duquesne University Press, 2005 ; Ernest B. Gilman, Plague Writing in Early Modern England, Chicago, University of Chicago Press, 2009 ; Randal Paul Garza, Understanding Plague: the Medical and Imaginative Texts of Medieval Spain, New York, Peter Lang, 2009. 59 Les traductions (de l’italien, de l’anglais, du latin et du portugais) dans le présent ouvrage ont été réalisées par Gérard Marino pour le chapitre I, Anne Duprat pour le chapitre II (à l’exception du texte portugais traduit par Philippe Billé), Pierre Kapitaniak pour le chapitre VI, Louis Picard pour le chapitre IX. Pour le chapitre VIII, Anne Duprat a écrit le synopsis de la pièce de Cinquanta et traduit la dédicace et l’avis au lecteur. Elle a traduit également, dans le chapitre X, l’article de Giancarlo Alfano et l’extrait de Nicolò Pasquale ; Gérard Marino le poème de Fontanella.

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première. Ce n’est pas le cas des textes auxquels nous nous attachons, pour lesquels priment l’information, la restitution d’une expérience, la construction d’une mémoire, l’édification ou l’hommage politique, ou encore l’interprétation de l’événement dans un contexte polémique. Par ailleurs, si la perspective de cet ouvrage se revendique comme littéraire, nous l’avons forgée en lisant des historiens, des historiens des catastrophes (surtout Cipolla, Delumeau, Bulst, Favier, Quenet) et des philosophes et historiens de l’histoire : les références nombreuses, dans cet ouvrage, à Hans Blumenberg et à Reinhart Koselleck sont les indices de cet arrière-plan intellectuel, qui doit aussi beaucoup à notre collaboration au long cours avec Jochen Hoock (auteur, dans le présent volume, du chapitre III qui porte sur Daniel Defoe). C’est cette conception de l’histoire qui nous a convaincus de la légitimité de notre approche. Dans la première partie, Récit, fiction, témoignage, nous nous sommes penchés sur les modalités de la mise en récit des catastrophes, en insistant sur l’inscription dans le texte d’un point de vue et d’une expérience. Le rapport entre récit fictionnel et factuel est un des axes majeurs de ces trois premiers chapitres. Il ne s’agissait pas d’étudier la représentation de la catastrophe dans telle ou telle œuvre, mais plutôt d’interroger la spécificité de la fiction (F. Lavocat, I) et de montrer comment le récit factuel pouvait être un laboratoire de formes, susceptibles d’instaurer de nouveaux codes dans l’écriture fictionnelle de l’aventure individuelle extrême (A. Duprat, II). Le premier chapitre propose, en outre, d’associer plusieurs modalités de la mise en récit de la catastrophe à des rapports différents à l’historicité. Le troisième chapitre prolonge cette proposition par l’analyse du Journal de l’année de la peste (1722) de Daniel Defoe ( J. Hoock). Celui-ci montre que l’unification du récit passe par une mise en perspective, c’est-à-dire une multiplication des angles de vue. Le récit définit un nouveau régime d’historicité et renouvelle la fiction en lui donnant le moyen de reconstituer l’expérience vécue. Dans la seconde partie, Histoire, médias, pouvoir, se poursuit l’interrogation sur le statut de la catastrophe comme histoire, en insistant sur le rapport entre la prise en compte et la mise en forme narrative de l’événement catastrophique et le pouvoir royal, à travers l’historiographie française de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle (Ch. Zonza, IV), les Antiquités de villes (Ch. Liaroutzos, V) et la presse anglaise, avec la Gazette de Londres (P. Kapitaniak, VI). Les deux premiers chapitres mettent en valeur la difficile ou paradoxale inscription des calamités naturelles dans ces textes écrits par des his-

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toriens et des antiquaires voués à la construction d’une mémoire collective nationale et citadine dans une perspective eulogique. Les auteurs analysent plus particulièrement les exceptions que constituent Mézeray (IV) et Malingre (V), en soulignant la proximité ou la distance de ces textes avec les canards, ou occasionnels, les histoires prodigieuses, les histoires tragiques, les annales et les chroniques. La démarche poétique qui amène l’antiquaire à « nier la ruine » n’est pas étrangère à la façon dont l’historien Mézeray compense la perte et la destruction par un style qui utilise toutes les ressources de l’hypotypose et de la rhétorique de l’amplification pour donner à voir la scène du désastre – y compris dans sa dimension imaginaire. Le dernier chapitre de cette section est consacré à la prise en charge de l’incendie de Londres de 1666 par la Gazette de Londres et les reprises de ce texte dans différentes relations de la catastrophe. L’auteur montre comment ce texte a réussi à imposer une version politique de l’événement et analyse les enjeux de ses réécritures. Sans doute cette partie aurait-elle mérité d’être complétée par une étude de la presse française60. Mais les pages que consacre Grégory Quenet à la place des catastrophes dans la Gazette de Renaudot61, l’analyse, par Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, de l’article du Mercure françois qui rend compte de la peste de Lyon de 162962 comblent en partie cette lacune. Dans le chapitre VI est souligné le rôle des catastrophes dans la construction d’un imaginaire de la ville. Le rapport entre histoire, histoire tragique, tragédie collective est abordé dans le chapitre V. Ce sont ces questions qu’approfondit la troisième partie, intitulée Mythe, poésie, tragédie, dont le premier chapitre (septième du volume, Ch. Liaroutzos), consacré aux canards, prolonge aussi la réflexion précédemment engagée sur les formes et la circulation de l’information. Ce chapitre s’attache cependant surtout à explorer la catégorie du tragique63, pour ces récits dont les personnages n’ont rien d’illustre, mais qui, à 60 Si la Gazette de Londres a été créée en 1665 à l’occasion de la peste, la Gazette de Renaudot est née en 1631, au moment où la peste touchait tout le royaume (et presque toute l’Europe). 61 G. Quenet, op. cit., 2005, p. 172-179. 62 Ch. Jouhaud, D. Ribard et N. Schapira, op. cit., p. 191-204. 63 Dans leur ouvrage, Histoire, littérature, témoignage, Ch. Jouhaud, D. Ribard et N. Schapira interrogent et critiquent l’usage de la catégorie littéraire du « tragique » par les historiens (ch. VI). Ils estiment qu’une analyse d’ordre littéraire du document (qui témoigne qu’il nous

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travers les malheurs collectifs, interrogent l’arbitraire du jugement divin. Dans les chapitres suivants, c’est l’esthétisation de la catastrophe, inséparable d’un propos religieux à la recherche de l’efficacité maximale, qui est abordée, à travers un corpus italien dans les chapitres VIII (F. Lavocat) et X (G. Alfano), anglais dans le chapitre IX (L. Picard). Le chapitre VIII est consacré au seul témoignage de catastrophe, à notre connaissance, qui ait été exprimé sous la forme dramatique ; la singularité radicale de ce théâtre de la peste, qui n’exclut pas le comique, est soulignée. Dans le chapitre suivant est analysé le traitement poétique paradoxal de la peste qui atteint l’universel à travers des témoignages à la première personne individuels et subjectifs ; il s’agit moins de construire un événement pour le comprendre que d’en gommer la référence pour en assurer la portée exemplaire. Le dernier chapitre aborde le traitement allégorique et mythologique des catastrophes dans la poésie baroque napolitaine, instrument de dés-historisation qui est ici interprété comme idéologique. Le parcours proposé va donc des mises en forme narratives de l’expérience de l’événement catastrophique, selon différentes modalités qui visent toutes à lui donner un sens en l’inscrivant dans une histoire – dans les deux sens du terme – jusqu’à des écritures qui tirent leur poéticité d’une catastrophe du sens dans une perspective tragique, mystique, allégorique et parfois même, on le verra, comique. Il ne s’agit pas d’une évolution – même en suivant ce parcours à rebours –, mais d’une co-présence de l’histoire et du mythe qui caractérise le XVIIe siècle, et, en prenant des formes différentes, d’autres époques, dont la nôtre.

touche) entraîne sa dés-historicisation (p. 300). Nous répondrons que cette dés-historisation est l’enjeu même de ces textes que nous qualifions de « tragiques », ce qui mérite d’être étudié comme un certain rapport à l’histoire. Tout en saluant leur analyse, qui s’en prend aux clichés en usage chez les historiens comme chez les littéraires, nous ne proposons pas, comme le font ces auteurs, d’écarter le savoir littéraire (p. 302), mais au contraire de l’approfondir.

RÉCIT, FICTION, TÉMOIGNAGE

RACONTER LA CATASTROPHE

Il n’y a aucune nécessité à raconter les catastrophes que l’on subit. Entre le XIe et le XIVe siècle, note Jacques Verger, les sources ecclésiastiques médiévales ne livrent pas d’évocation concrète des calamités1. Les chroniques françaises sont laconiques sur la peste noire de 1348 et les fléaux du siècle suivant2. Grégory Quenet remarque qu’au début du XVIIe siècle, « très peu de sources atteignent les dimensions et la complexité d’un véritable récit »3. Pourtant, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, on assiste à une mutation et à un développement de la narrativité, qui se prolonge au siècle suivant, dans la représentation des phénomènes naturels catastrophiques, dans le récit factuel comme dans le récit de fiction. Les récits factuels qui évoquent des désastres contemporains de nature différente (comme la peste de 1629 et l’éruption du Vésuve de 1631) témoignent en effet d’une émergence de la narrativité, indépendamment de la dynamique propre de l’événement, qui joue cependant un rôle dans les modalités de la construction de celui-ci par le récit. On fait ici l’hypothèse que seule la narration que l’on peut qualifier d’« historique » permet d’envisager la catastrophe comme un événement, porteur de sa propre temporalité, contrairement à deux autres modalités du récit que sont le mythe et l’anecdote. 1

Jean Delumeau et Yves Lequin (dir.), Les Malheurs des temps, Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987, p. 159-160. 2 Ibid, p. 219. Jacques Verger s’interroge à ce propos : « Comment interpréter cette discrétion dans l’évocation des fléaux eux-mêmes ? Question de genres littéraires, bien sûr […]. Stupéfaction devant les calamités nouvelles, aveuglement, incapacité à décrire avec les ressources ordinaires du langage de telles catastrophes, d’une ampleur inouïe ? Ou bien refus, négation magique de l’énormité du mal ? Ou encore accoutumance […] ? », p. 211. 3 G. Quenet, Les Tremblements de terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d’un risque, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 166.

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Cette réflexion se fonde sur les recherches menées depuis une trentaine d’années à l’intersection de l’histoire et de la théorie littéraire, plus particulièrement en ce qu’elles concernent la solidarité entre narrativité et historicité. Reinhart Koselleck, François Hartog, Jean-François Hamel ont montré que les formes du récit traduisaient une mutation de l’expérience et l’apparition de nouveaux régimes d’historicité4. Dans le cas particulier du récit de catastrophe, la question qui se pose est de savoir ce qui conditionne la narrativisation de la représentation au début du XVIIe siècle. Si, comme le pense Ernst Robert Jauss, la mutation essentielle du récit historique, non sans lien avec la transformation de la fiction, réside dans un point de vue qui l’organise5, la mise en forme de l’expérience doit-elle être considérée comme un gain sur le plan de l’expérience, de la connaissance et de la mémoire6, ou comme l’imposition d’une visée morale, au service du pouvoir et des intérêts d’une communauté7 ? Comme je tenterai de le montrer dans les pages qui suivent, l’opérateur principal de la mutation qui réside dans la narrativisation et l’historicisation de la catastrophe est le conflit d’interprétation et la prise en charge de la narration par un témoin qui se met en scène et exprime un point de vue. La concomitance entre l’émergence de témoignages narrativisés et de récits fictionnels de la catastrophe mérite également d’être interrogée. La fiction de la catastrophe recompose les trois modalités narratives du mythe, de l’anecdote et de l’histoire dans un rapport au temps marqué par le paradoxe. Récits de témoignage et récits fictionnels des catastrophes induisent-ils, en définitive, un même rapport au temps, et donc à l’histoire ?

4 Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire, trad. A. Escudier, Paris, Gallimard, Éditions du Seuil, 1997 ; François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003 ; Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, coll. Paradoxe, Paris, Éditions de Minuit, 2006. 5 Hans Robert Jauss, « Expérience historique et fiction », Certitudes et incertitudes de l’histoire, Paris, Puf, 1987, p. 117-132. Jauss situe ce tournant au XVIIIe siècle ; nous essaierons de montrer que cela intervient un siècle plus tôt. 6 Cette perspective s’inspire de celle de Paul Ricœur, La Fonction narrative, Paris, ISEOICP, 1980 ; Temps et récit, Paris, Éditions du Seuil, 1991. 7 C’est le point de vue de Michel Foucault et de Hayden White dans William J. Thomas Mitchell (éd.), « The Value of Narrativity in the Representation of Reality », On Narrative, Chicago, The University of Chicago Press, 1980.

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Récits factuels Métanarrativité du mythe Comme cela a été maintes fois souligné8, les récits mythiques9 de la catastrophe, bibliques et mythologiques10, continuent à modéliser les représentations des XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles et bien au-delà. D’un point de vue psychologique, le mythe répare l’hiatus cognitif produit par les catastrophes grâce à l’attribution de responsabilités essentiellement humaines, permettant de construire des liens de cause à effet11 là où ils manquent de façon insupportable. Du point de vue herméneutique, le mythe fait de la catastrophe un signe qui opère à la fois sur la chaîne syntagmatique et paradigmatique : verticalement, chaque événement catastrophique répète l’origine et annonce la fin, dans une perspective eschatologique ; horizontalement, il est toujours la 8

Notamment par Hugues Neveu et Jean Céard dans J. Delumeau et Y. Lequin (dir.), op. cit., partie III, p. 235-322. 9 Nous n’ignorons pas les problèmes immenses que soulève l’emploi de ce terme. Dans la perspective qui nous occupe, nous proposons de croiser la définition simple de la Routlege Encyclopedia of Narratology (2005) de Robert E. Segal (« A myth is a narrative with a supranatural element, that has been told over and over again with variations » ; « un mythe est une narration qui comporte un élément surnaturel, qui a été racontée maintes et maintes fois avec des variataions ») et celle de Jolles ; il définit le mythe comme forme simple, qui correspond à la disposition d’esprit de la prophétie, et « par lequel l’univers répond comme de lui-même à nos questions » (André Jolles, Les Formes simples [1930], Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 81). 10 Didier Grandjean et alii (dans « La colère des dieux ou le sens donné aux catastrophes », Christian Delécraz et Laurie Durussel (dir.), Scénario catastrophe, Genève, Musée d’ethnographie de Genève, 2007, p. 99-100) évoquent un récit de création du monde mésopotamien du XVIIe siècle avant notre ère qui inclut un déluge et une peste punitifs. Outre le déluge de la Genèse, la destruction de Sodome et Gomorrhe, l’Apocalypse, le Pentateuque, les Psaumes et les livres des prophètes (en particulier celui de Job) contiennent plusieurs récits de punition divine par la peste et d’autres fléaux, ce que viennent corroborer, à l’époque moderne, des références à Homère, Virgile, Horace, Ovide (voir Joël Coste, Représentations et comportements en temps d’épidémie dans la littérature imprimée de peste (1490-1725). Contribution à l’histoire culturelle de la peste en France à l’époque moderne, Paris, H. Champion, 2007, p. 355, sq). Pourtant, comme le souligne Jean Delumeau, le Nouveau Testament n’établit pas de corrélation entre péché et punition par des calamités, et le Christ s’élève même plusieurs fois contre l’interprétation du malheur comme punition, ce qui est curieusement négligé par les prédicateurs et les croyants (J. Delumeau et Y. Lequin (dir.), op. cit., p. 12). 11 « La psychologie moderne a pu démontrer d’une façon convaincante que l’attribution de causalités est l’un des facteurs déterminants les plus puissants de ce que peut ressentir un humain », D. Grandjean et alii, art. cit., Ch. Delécraz et L. Durussel (dir.), op. cit., p. 101.

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métaphore d’un autre désastre, souvent de nature politique. Enfin, du point de vue qui est plus directement le nôtre, la catastrophe envisagée dans la perspective du mythe est moins racontée12 que productrice de récits. Dans le grand récit de l’humanité, elle met en branle et achève l’histoire humaine ; dans l’histoire plus immédiate, elle ponctue, signale, commente les actions des hommes. Elle a une fonction méta-narrative. Ce fonctionnement du mythe est celui d’un cadre allégorique « amalgamant » qui est tout particulièrement activé pendant les troubles religieux du XVIe siècle. Après Jean Céard, Marie-Madeleine Fragonard a bien montré les enjeux de cette lecture qui déborde largement la pratique savante de l’exégèse : en déchiffrant la fin des temps dans leur présent, les hommes du XVIe siècle en font narcissiquement le lieu d’une récapitulation et d’une révélation13 qui fait peu de place à la catastrophe comme événement singulier. L’image des quatre cavaliers de l’Apocalypse, encore si vivace à la fin du moyen âge14, souligne la solidarité entre les fléaux. Leur dissociation est un corollaire de la séparation lente de l’historia naturalis, sacra et civilis, amorcée avant le XVIIIe siècle par Bacon, comme le rappelle Koselleck15. Mais le langage continue longtemps (et toujours) à amalgamer les catastrophes entre elles : l’utilisation du mot de « déluge »16 pour évoquer des événements politiques de grande ampleur, des guerres de religion à la Révolution française,

12 Dans le Timée, la destruction de l’Atlantide tient en une seule phrase : « Mais dans le temps qui suivit, il se fit des tremblements de terre et des cataclysmes dans l’espace d’un jour et d’une nuit funestes qui suivirent, de vos combattants le peuple entier, en masse et pareillement l’île Atlantide, s’enfonça dans la mer et disparut. » Platon, Timée, 25, c-d, trad. Léon Robin, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989-1990, p. 441. 13 Dans Brigitte Pérez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine (éd.), L’Allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Droz, Genève, 2004, p. 562. 14 Andrew Nikiforuk, The Fourth Horsemen: a Short Story of Epidemics, Plagues and Other Scourges, Londres, Fourth Estate, 1992. Voir aussi Andrew Cunningham et Ole Peter Grell, The Four Houseman of the Apocalyspe, Religion, War, Famine and Death in Reformation Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 15 R. Koselleck, « Le concept d’histoire », op. cit., p. 53. 16 Voir Danielle Prado-Madaule, « L’astrométéorologie : influence et évolution en France », Histoire, Économie, Société, 1996, vol. 15, n°1-2, p. 179-201 ; sur le déluge proprement dit, Maria Susanna Seguin, « Au commencement le déluge », Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas (dir.), L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle. Du châtiment divin au désastre naturel, Genève, Droz, 2008, p. 49-62 ; Science et religion dans la pensée française du XVIIIe siècle. Le mythe du Déluge universel, Paris, H. Champion, 2001.

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du point de vue du vainqueur comme du vaincu17, illustre ce type de rapport métaphorique qui met en résonance des époques, des événements, des lieux et des mondes ontologiquement différents18. Ce cadre allégorique débridé, moins orienté vers la connaissance que vers la reconnaissance, toujours prêt à être réactivé19, a fait l’objet de nombreuses études20. La plupart des récits, des mentions de désastres à l’époque moderne, s’y réfèrent, tout en le combinant souvent avec d’autres régimes de causalité21. Mais la prégnance de la perspective mythique ne doit pas occulter la diversité des récits et des formes de l’expérience au XVIIe siècle, ni induire une idée fausse des cadres de compréhension, des réactions et des moyens d’action des sociétés modernes face aux catastrophes22. C’est donc l’érosion plutôt que la permanence de ce système symbolique qui nous intéresse ici. L’affaiblissement relatif de la capacité de la catastrophe 17

Jacques Coppier écrit un Déluge des Huguenots, avec leur tombeau avec le nom des chefs et des principaux punys (Paris, 24 août 1572) ; un texte partisan de la Révolution française s’intitule Le Déluge des rois. Le « déluge » est alors la métaphore de l’écrasement des ennemis (sans doute dans la perspective où les vainqueurs se verraient comme le bras de Dieu). En revanche, la dénomination officielle, dans l’histoire polonaise, de l’invasion suédoise de 1667 par le mot de « déluge » (« Potop ») exploite une autre acception du terme du point de vue des victimes. 18 On peut faire la même remarque à propos des éruptions volcaniques. Voir Dominique Bertrand (éd.), Nature et politique : logique des métaphores telluriques, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005. 19 L’interprétation faite par les fondamentalistes américains du déchaînement de l’ouragan Katrina en est un exemple probant. Françoise Revaz a étudié la permanence des explications mythiques de catastrophes dans la presse contemporaine (Andreas Dettwiller, Clairette Karakash (éd.), Mythe et science, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2002, p. 95-113). 20 Voir en particulier, outre Jean Delumeau et Jean Céard, déjà cités, Jacques Berlioz, Catastrophes naturelles et calamités au Moyen Âge, Florence, edizioni del Galluzo, 1998 ; Bartolomé Bennassar (éd.), Les Catastrophes naturelles dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses du Mirail, 1995 ; Michel Peronnet, « Châtiments divins et catastrophes naturelles », Météorologies et catastrophes naturelles dans la France méridionale à l’époque moderne, Montpellier, Presses universitaires de l’Université de Montpellier III, 1993, p. 260-281. 21 Le cas de Mézeray est à cet égard particulièrement significatif. Voir, dans le présent volume, le chapitre IV. 22 C’est ce que montre très bien René Favier dans « Les hommes et les catastrophes dans la France du XVIIe siècle », Julián Montemayor (dir.), Les Sociétés anglaise, espagnole, française au XVIIe siècle, Paris, Ellipses, 2006, et, en collaboration avec Anne-Marie Granet-Abisset (dir.), Récits et représentations des catastrophes depuis l’Antiquité, Grenoble, Publications de la MSH-Alpes, 2005.

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à faire signe est à replacer dans le cadre général du déclin de l’allégorie à la fin de XVIe siècle, qu’un seul exemple suffit à illustrer. Le Tableau de la fortune d’Urbain Chevreau (1648), compilation d’histoires tragiques et d’événements mémorables, suit de très près Le Revers de fortune traitant des choses mondaines de Daniel Drouyn (1585). Pourtant, au chapitre des inondations, le Déluge n’est plus mentionné23 ; à celui des incendies, l’évocation de Sodome et Gomorrhe a disparu. L’anecdote : saisie du général par le particulier Un des indices de la fragmentation du cadre herméneutique fourni par le récit mythique est le traitement de la catastrophe par l’anecdote. On définira celle-ci comme un micro-récit à visée illustrative relatant un cas singulier, intéressant par lui-même, et impliquant des acteurs individualisés24. L’anecdote partage quelques traits avec le fait divers25 et avec le canard26, mais s’en distingue. Elle ressortit rarement à la figure du comble, qui confère au fait

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René Démoris montre que les premières représentations immotivées des tempêtes, non associées au déluge biblique, datent de la fin du XVIe siècle, « Les tempêtes de Poussin », Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold, Jean-Paul Sermain, L’Événement climatique et ses représentations (XVIIe-XIXe siècles), histoire, littérature, musique et peinture, L’esprit des lettres, Paris, Desjonquères, 2007, p. 229-253. 24 Pour Jürgen Hein, parmi les critères de l’anecdote figurent « un incident différencié » et « une dimension historique explicite », « Die Anekdote », Otto Knörrich (éd.), Formen der Literatur in Einzeldarstellungen, Stuttgart, Alfred Kröner, 1981, p. 14-20. Pour le folkloriste Archer Taylor, l’anecdote est : « a brief narrative current in oral tradition that tells something unusual about a person, an event, a thing. It may involve quotation of a witty remark or description of a remarkable situation » ; « un récit bref, courant dans la tradition orale, qui raconte quelque chose d’inhabituel à propos d’une personne, d’un événement, d’une chose. Elle peut comporter une remarque spirituelle ou la description d’une situation remarquable », « The Anecdote: A Neglected Genre », Jerome Mandel, Bruce A. Rosenberg (éd.), Medieval Literature and Folklore Studies: Essays in Honour of Francis Lee Utley, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1970, p. 223-228, p. 223. Enfin, Alain Montandon la définit par sa fonction de caractérisation (outre trois autres fonctions, rhétorique, exemplaire et dialogique) : « on y retrouve le réel dans toute sa singularité » (Les Formes brèves, Paris, Hachette, 1992 ; (éd.), L’Anecdote, Clermont-Ferrand, Presses de l’université de Clermont-Ferrand, 1990). Ces définitions mettent en évidence une des fonctions de l’anecdote comme récit factuel, qui est de singulariser quelqu’un ou quelque chose. 25 Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1964. 26 Voir à ce propos le chapitre VII.

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divers et au canard sa « sursignifiance »27. Elle permet parfois, dans un cadre circonscrit et limité, l’inscription d’un témoignage, d’un regard, et focalise l’attention sur la façon dont la catastrophe affecte une vie particulière. La description de la peste d’Athènes, par Thucydide et Lucrèce, ne comprend aucune anecdote. Il n’y en a qu’une dans le tableau par Boccace de la peste de Florence. Elle est significativement associée à la seule mention d’un témoignage oculaire authentifié par une première personne référentielle et factuelle : Boccace certifie avoir personnellement observé deux porcs morts après s’être frottés aux vêtements d’un pestiféré. Il a choisi d’intervenir dans ce tableau remarquablement dépourvu de marques de la première personne pour présenter un « accident » moins pathétique que réaliste et significatif (il informe sur une caractéristique de la contamination, capable de franchir la barrière des espèces). Au XVIe siècle, l’évocation d’un désastre collectif passe de plus en plus par la saisie et la mise en valeur d’un cas particulier, toujours humain et toujours propre à susciter la compassion. Parfois, l’anecdote résume la catastrophe tout entière. Se constitue à la même époque tout un répertoire d’anecdotes sur les incendies, les pestes, les inondations, propres à la composition de compilations et de thésaurus, y compris monothématiques, sur les naufrages, par exemple28. On publie de ces florilèges de désastres jusqu’au XIXe siècle29. L’anecdote, aisément détachable, se prête en effet par excellence à la circulation intertextuelle, à l’appropriation. Une de ces histoires est celle de l’apparition à la fenêtre, à l’appel du médecin qui se trouve dans la rue, d’une femme en train de coudre son linceul sur elle. Elle est trouvée morte peu après par les fossoyeurs, dans le drap à demi cousu. L’histoire se trouve d’abord chez Michel de Nostre-Dame, en 1555, puis chez Pierre Boaistuau, en 1558, Jean de Marcouville, en 1564 et Daniel Drouyn, en 1587. Au passage, l’anecdote, qui se déroulait à Aix-en-Provence, en 1546 (circonstance rappelée par les trois premiers auteurs), n’est plus localisée par Daniel Drouyn, ni, à sa suite, par Urbain Chevreau. Alors qu’elle ne constituait, chez Michel de Nostre-Dame, 27

On n’y repère pas non plus, en principe, de structure antithétique d’inversion des rôles et des points de vue, traits structuraux communs de la fable et du fait divers, selon Christian Vandendorpe, « De la fable au fait divers », Les Cahiers de la recherche du Ciadest, n° 10, Montréal, 1991, pascalfroissart.online.fr/3dache/1991-vandedope.pdf 28 Voir, dans le présent volume, ch. II, p. 182. 29 Comme Les Catastrophes celebres de Hippolyte de Chavannes de la Giraudière, Tours, Alfred Mame and Cie, 1855.

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que la fin d’une évocation plus longue de la peste d’Aix, chez ses successeurs, la mention de cette peste se résume entièrement à l’anecdote. Les anecdotes peuvent traverser des espaces temporels et géographiques plus vastes. Celle du marchand hollandais prisonnier des flammes de l’incendie de Moscou (non daté) se trouve chez Simon Goulart (1608) et Rege Sincera (1667)30. Elles passent sans difficulté les frontières du discours factuel à la fiction : l’homme enseveli par erreur qui se réveille indemne dans la fosse des pestiférés, déjà présent en 1576 dans une relation italienne de la peste de Milan par Paolo Bisciola, devient le héros de l’épidémie de Vienne en 1678, racontée par Abraham a Sancta Clara (1680)31 : c’est le célèbre pauvre cornemuseur Augustin, encore très présent dans la mémoire populaire autrichienne. Dans le Journal de l’année de la peste (1722), Defoe fait subir la même mésaventure à un autre pauvre cornemuseur, londonien cette fois. La circulation des anecdotes fabrique des lieux communs de l’inouï. Quel type d’expérience de la catastrophe l’anecdote est-elle à même de (re)configurer, à travers le régime narratif qui est le sien ? Ce mode d’appréhension de la catastrophe fait accéder au mémorable non pas la catastrophe elle-même, mais un petit fait singulier qui l’incarne dans un fragment de destinée individuelle. Synecdoque de la catastrophe, elle peut en concentrer toute la charge pathétique. La femme au linceul, par exemple, suscite une rhétorique du comble, de la parole impuissante, qui s’amplifie d’ailleurs avec le temps et la distance, de Michel de Nostre-Dame à Daniel Drouyn32. Mais l’anecdote peut aussi inverser le signe du désastre par une historiette à issue heureuse (comme celle du pauvre cornemuseur, par exemple). Elle procède à une opération de sélection poétique, au sens aristotélicien, en 30

Sur la circulation de cette histoire, voir aussi le chapitre VI, p. 399. Abraham a Sancta Clara (Johann Ulrich Megerle), « Merks Wien », Auswahl aus seinem Schrifsten, éd. Richard Von Kralit, Leipzig, Insel Verlag, 1915, p. 23-24. L’histoire circule également dans des traités anglais de la peste de 1605. 32 Michel de Nostre-Dame l’introduit par ces mots : « Entre les choses admirables que je pense d’avoir veu »(Opuscule [...], Lyon, 1555, p. 53-54) ; Boaistuau par : « C’est une chose espoventable et monstrueuse en nature, ce qu’un medecin nous a laissé par escrit » (Le Théâtre du monde [1558], éd. M. Simonin, 1981, III, p. 177). Jean de Marcouville conclut de cette façon : « & ne pouvant dire rien plus pitoyable. Je ne prolongeray d’avantage ce mortel discours » (D’une estrange & merveilleuse contagion d’air qui fut à Aix en Provence l’an 1546 [...], 1564, f. 26v). L’anecdote est ensuite reprise par Daniel Drouyn (Le Revers de fortune traitant des choses mondaines, 1587) et Urbain Chevreau (Le Tableau de la fortune, 1644) qui ne la rattachent plus à la peste d’Aix, ni à aucune épidémie particulière. 31

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visant le général à travers le particulier. Elle est en outre marquée par la liberté, l’arbitraire, voire la gratuité. L’anecdote de la catastrophe ressortit principalement au premier mode d’expérience de l’histoire, que Koselleck définit par la « surprise ». Elle relève cependant aussi du second, placé sous le signe de « l’accumulation »33 : les cas sont compilés, mis en série. Le gain cognitif produit par ce type de récit n’est pas du côté d’une explication du phénomène, mais dans la construction de la catastrophe comme un fait, à la fois extraordinaire et reproductible, singulier et universel, dans et hors la loi, ce qui est le paradoxe même de la catastrophe « naturelle », comme le remarque Jacques Derrida34. La circulation et la plasticité des anecdotes évoquent celles des occasionnels : la réutilisation et la réactualisation des mêmes « canards »35 relatant une catastrophe, par un simple changement de date et de lieu, montrent qu’il s’agit souvent moins de raconter un événement particulier que de faire accéder au mémorable36 les effets pathétiques, tragiques37 ou comiques des catastrophes sur les gens, y compris les anonymes, les gens de rien. Certaines historiettes ne sont pas dépourvues de caractère exemplaire38  : mais les anecdotes, de façon fragmentaire, et justement grâce à leur caractère fragmentaire, font de la catastrophe une aventure essentiellement humaine. 33

R. Koselleck, op. cit., p. 207-208. « Qui dira jamais si le manque de la nature est dans la nature, si la catastrophe par laquelle la nature s’écarte d’elle-même est encore naturelle ? Une catastrophe naturelle se conforme aux lois pour bouleverser la loi. », Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 364. 35 Sur ce mot, voir supra p. 9 n. 2. 36 L’anecdote est aussi une « forme simple » qui relève selon Jolles du « mémorable » (A. Jolles, op. cit., p. 197-200). 37 Au sens qu’a ce mot à l’époque, c’est-à-dire sanglant, propre à susciter l’horreur. C’est le cas, par exemple, chez Goulart, à propos de l’incendie de Maline en Brabant : « Une Damoiselle se jettant du lict à bas pour ouvrir une fenestre de sa chambre, un esclat luy coupa le col, tellement que la teste pendoit sans rien à un bout de peau », Simon Goulart, Histoires admirables & memorables advenuës de notre temps. Recueillies de plusieurs bons Autheurs, Memoires, & Avis de divers endroits [1608]. Nouvellement mises en lumière par S. G, Paris, Jean Houzé, 1618, f. 136r. 38 La présence de cette dimension est variable. Dans ce récit de la peste sévillane de 1651, FranciscoVizcarreto y Luxan transforme explicitement toutes les anecdotes en de petits miracles : ainsi le pain que mâche pendant plusieurs jours le bébé à l’abandon sur le corps de sa mère morte de la peste, et qui lui sauve la vie, est assimilé au corps du Christ. (Prodigio de la prudencia de Dios en le Miserable caso del contagio de Sevilla, Séville, Nicolas Rodriguez de Abrego, 1650). 34

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La catastrophe comme histoire L’anecdote participe donc à la fabrication de la catastrophe comme événement. Si la temporalité de la catastrophe n’y est pas déployée, sa durée est souvent mentionnée. Les compilateurs d’anecdotes localisent en effet généralement la catastrophe dans le temps et dans l’espace. Michel de NostreDame et Pierre Boaistuau signalent que la peste d’Aix a duré neuf mois, à partir de mai. Mais ni les témoins directs, ni les compilateurs ne développent le processus temporel qui se déroule entre le début et la fin de la peste. Les grands modèles discursifs concernant la peste (Thucydide, Lucrèce, Boccace) ne le font pas : dans ces tableaux de la peste, la narrativité est concentrée au début de l’épidémie, avec son apparition. La lettre de Pline sur l’éruption du Vésuve (IV, 16) détaille bien un processus chronologique, mais celui-ci suit moins le déroulement du phénomène qu’il n’accompagne les pas de Pline l’Ancien, dans un dispositif qui vise explicitement à lier une destinée individuelle héroïque à un événement mémorable (« memorabilis39 casus »). Les récits de catastrophes, à partir de la fin du XVIe siècle, sont construits de façon tout à fait différente. La comparaison entre les écrits produits à l’occasion de l’épidémie de 1576-1578 et celle de 1629-1630, mais aussi entre l’Italie et le reste de l’Europe, est frappante. Ainsi, malgré le titre du traité de Johannes Boeckel, paru à Hambourg en 1577 (« De Peste, quæ Hamburgum civitatem anno LXV gravissime adflixit »40), qui se prévaut pourtant du témoignage oculaire de l’auteur, rien ne concerne spécifiquement la peste de Hambourg, aucun acteur, privé ou public, n’est individualisé. Paru la même année, le traité du jésuite Paolo Bisciola (représentatif d’un grand nombre de témoignages contemporains tout à fait similaires) est bien différent. Le titre, de façon éloquente, met en valeur la narrativité, ses enjeux et son objet41. Le court traité de Bisciola (une quinzaine de pages) remplit ce programme. Il raconte, en effet, depuis les premiers signes de contamination jusqu’à la procession qui marque la délivrance, le progrès, puis le recul du mal, 39 « memorabilis » en latin signifie à la fois mémorable, digne d’être raconté et vraisemblable. 40 « De la peste qui affligea très gravement la ville de Hambourg en 1565 ». 41 Voir infra, textes en annexe. Le traité de Giacomo Filippo Besta dit la même chose de façon plus ramassée : « Vera narratione del successo della peste, che afflisse l’inclita città di Milano, l’anno 1576, & di tutte le provisioni fatte a salute di essa Città » ; « Vraie narration du déroulement de la peste qui affligea la malheureuse ville de Milan l’année 1576, et toutes les mesures prises pour la santé de cette ville ».

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en situant dans le temps chaque étape importante. Il y a des temps forts de la narrativité ; le récit du début de la contamination donne l’occasion de rassembler les actions individuelles contingentes, les bribes de la vie quotidienne dans une espèce de roman des origines qui fait de chaque peste (ici celle de Milan) un événement singulier. Une dame va rendre visite à sa sœur, passe par une auberge qui a reçu avant elle des gentilshommes venant de Mantoue pestiférée, puis communique « amoureusement » (le comique grivois n’est pas loin) la maladie à toute la ville ; un homme qui fuit Mantoue se voit refuser l’entrée d’un couvent, échoue chez un fermier où il se fait voler de l’argent contaminé : l’anecdote est elle aussi récurrente42. Mais la fabula de la peste milanaise de 1576 est surtout constituée par l’agôn de l’action humaine luttant contre des forces contraires. Comme l’annonçait le titre de la relation de Bisciola, c’est bien ce qui constitue la portée exemplaire de la catastrophe43, et, fondamentalement, ce qui la rend racontable et digne de mémoire. La peste de 1576 a son héros, Charles Borromée (canonisé en 1610), et ses anti-héros, assez précisément individualisés, vrais voleurs et prétendus « oigneurs »44. Une des conditions de possibilité de la narrativisation de la catastrophe semble être l’existence de pouvoirs publics qui prennent en charge la communauté, d’un point de vue sanitaire, spirituel et matériel45 : le traité se 42

Cette anecdote, qui repose en effet sur un retournement, se rapproche de la structure du fait divers. 43 Voir Anne Duprat, « Pestes et incendies : l’exemplarité du récit de témoin aux XVIee XVII siècles », www.fabula.org/colloques/documents315.php.  44 En France, le mot utilisé est « engraisseurs ». Sur l’histoire du mot, en Italie, voir Alessandro Pastore, « Dal lessico della peste: Untori, Unzioni, Unti », Acta Histriae, 15, 2007, p.  127-138  ; ressource électronique  : www.zrs-kp.si/EN/Zaloznistvo/acta/ Acta15_2007_1/pastore.pdf. Sur le phénomène de la hantise d’une peste criminelle, qui semble surtout s’être développée dans le nord de l’Italie, la Suisse et le sud-est de la France, voir William G. Naphy, Plagues, Poisons and Potions, Plague Spreadings Conspiracies in the Western Alps, c. 1530-1640, Manchester, Manchester University Press, 2002 ; sur la peste de Milan, p. 177, sq. 45 De tels récits existent en France, notamment autour de la peste de Lyon de 1628, comme celui à la première personne du père Grillot, publié dans le Mercure François (1628-1629). Voir à ce propos l’analyse de Christian Jouhaud, Dinah Ribard, Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps, coll. Folio, Paris, Gallimard, 2009, p. 191, sq. Le corpus italien est cependant particulièrement riche et important. Or l’expérience et l’implication des pouvoirs publics, en Italie, sont sans commune mesure avec ce qui se passe dans le reste de l’Europe. Voir, à ce propos, Carlo Maria Cippola, Contro un nemico invisi-

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conclut sur un chiffrage des dépenses occasionnées par l’épidémie. Les médecins et les prêtres (Bisciola est un jésuite) qui racontent pour la postérité le font dans une perspective eulogique (glorifier les représentants du pouvoir temporel ou spirituel) et pour transmettre une expérience. L’intense activité éditoriale qui se manifeste à l’approche d’une nouvelle épidémie consiste d’ailleurs beaucoup dans la compilation et la réédition des traités concernant la peste précédente : la réédition des récits et traités sur la peste de 1577, dans le nord de l’Italie, au moment de la peste de 1629-1630, semble constituer une aubaine éditoriale46. Les travaux récents qui évaluent, dans les sociétés modernes, la mémoire des catastrophes à environ cinquante ans 47 trouvent ici leur confirmation. La périodicité des catastrophes joue un rôle dans les modalités de leur prise en compte. Cette enquête valide aussi jusqu’à un certain point les analyses des théoriciens, comme Hayden White, qui associent la narrativité à l’imposition d’un sens, orienté par la relation du témoin au pouvoir. Les récits de témoignages de l’incendie de Londres de 1666, qui se fondent sur le schéma narratif et interprétatif officiel diffusé par la Gazette, sont à cet égard particulièrement significatifs48. Cependant, le sens donné aux catastrophes est rarement univoque ; le conflit dont il est l’enjeu est même presque toujours le moteur du récit. À la fin du XVIe siècle, un récit de catastrophe fait presque toujours état d’interprétations divergentes du phénomène. C’est peut-être même un des facteurs de l’apparition et du déploiement du récit de catastrophe. Les récits français des années 1620-1630 mettent en lumière les rivalités entre médecins49, leur opposition aux pouvoirs publics qui retardent l’annonce de la maladie et la mise en place de mesures sanitaires, l’indiscipline et même la rébellion du

bile. Epidemie e strutture sanitarie nell’Italia del Rinascimento, Bologne, Il Mulino, 1986, et dans le présent volume, le chapitre X. 46 Parmi ces compilations tardives, on peut citer la Raccolta di avvertimenti & raccordi per conoscer la peste, Per curarsi, & preservarsi, & per purgar robbe e case infette, parue à Venise en 1630. Elle est dédiée au Sénat de Venise qui en assure la publication. 47 Selon Anne-Marie Granet-Abisset et René Favier, on compare très souvent les inondations, les catastrophes entre elles, à une distance d’environ cinquante ans (Histoire et mémoire des risques naturels, op. cit.). 48 Voir chapitre VI. 49 François Ranchin, Histoire de la peste qui affligea Montpellier es années 1629 et 1630, cité par J. Coste, op. cit., p. 571.

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peuple50. La mutation du récit de catastrophe, à des degrés divers, est générale, mais le cas de la peste de Milan est unique, en raison de la nature et de la qualité des témoignages auxquels elle a donné lieu. La prise en charge discursive de la peste de Milan de 1630 a en effet réussi à orienter, de façon radicale et inédite, son interprétation et son inscription dans l’histoire. Cette épidémie, contrairement à celles qui l’ont précédée (et qui ont pourtant toutes généré des persécutions de plus ou moins grande ampleur) a été présentée comme une catastrophe de nature politique, et ce bien avant Les Fiancés (1827) et l’Histoire de la colonne infâme (1840) de Manzoni. Le témoin a désormais un point de vue, dans les deux sens du terme : il déroule un processus, inscrit les anecdotes dans une narration chronologiquement et logiquement organisée, et il prend parti. Cette mise en perspective implique une laïcisation au moins partielle de l’interprétation. Évidemment, l’encouragement, au moins tacite, d’une approche naturaliste du phénomène par les autorités civiles et ecclésiastiques est déterminant dans l’expression, par l’auteur, de positions qu’il présente comme éloignées des croyances populaires, voire opposées à elles. L’éruption du Vésuve de 1631, par exemple, a donné lieu à plusieurs récits qui soulignent tous le contraste entre « la curiosité » du témoin-narrateur (étranger à la ville) et la crédulité des Napolitains, abreuvés de légendes. Cette posture a pu être inspirée par celle de Pline (20, IV). C’est aussi en référence à Pline que s’affirme, se met en scène, le goût de l’observation, quitte, pour le témoin, à se rendre au plus près de l’éruption, comme le fait le jésuite Giulio Cesare Braccini. Personne ne nie l’existence de causes premières, ce qui n’empêche pas de raisonner sur les causes secondes. Frat’Angelo de Eugenii confronte son « expérience » des « effets naturels » aux « exagérations extravagantes » de ses contemporains51. Braccini se rend dans une bibliothèque et fait lecture publique de Pline, apostrophant ses concitoyens : « Voici une description, vieille de 1550 ans, correspondant exactement à ce que vous avez aujourd’hui sous les yeux52.»

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Durand de Montlauseur, Manifeste sur ce qui s’est passé en la maladie de peste à Villefranche de Rouergue, avec quelques questions curieuses de ces mesmes maladie, Toulouse, R. Colomiez, 1629. 51 Il maraviglioso e tremendo incendio del Monte Vesuvio […], 1632, f. 8r et f. 16r. 52 « Eccovi descritto, 1550 anni sono, quello appunto, che oggi vedete », Dell’incendio fattosi nel Vesuvio [...], 1632, p. 31. Voir texte en annexe.

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La dimension historique est bel et bien fondatrice de cette approche nouvelle de la catastrophe. Les recueils de faits mémorables évoquent les catastrophes dans une suite chronologique paratactique dépourvue de signification. Mais les récits de catastrophes inscrivent l’événement dans une chaîne temporelle qui fait sens : en ce qui concerne l’éruption du Vésuve, la répétition de la catastrophe et la comparaison que celle-ci induit plaident clairement en faveur d’une démystification. La plupart des récits font figurer, en annexe, une liste chronologique des catastrophes, qui privilégie largement le XVIe siècle (le mieux documenté) et ignore le temps mythique des origines53. Ils déplient, expliquent l’allégorie, ne font plus chevaucher les cavaliers de l’Apocalypse de front, mais à la file. Les catastrophes ne s’annoncent pas, elles se suivent et s’engendrent l’une l’autre : la guerre cause la famine qui cause la peste. Nous sommes passés du mythe au récit. Pour ce qui est de la peste, phénomène infiniment plus meurtrier et plus mystérieux que les éruptions volcaniques, on pourrait s’attendre à des schémas explicatifs plus contraints54. C’est pourtant à l’occasion de la peste de Milan, déjà évoquée, qu’est écrit l’ouvrage qui articule le mieux une narration longue, une perspective historique et un point de vue opposé à la thèse dominante d’une origine diabolique ou criminelle de la peste. Il s’agit du De peste quæ fuit anno MDCXXX libri V desumpti ex Annalibus urbis Mediolani55 de l’historien Giuseppe Ripamonti (1641), texte exceptionnel à maints égards. Pour la première fois en effet, sont agencées plusieurs temporalités, celle des différentes pestes qui ont affligé Milan au XVIe siècle, celle des guerres du Milanais et celle de la peste elle-même, marquée non seulement par la lutte des pouvoirs publics contre l’épidémie, mais aussi par les conflits internes à la communauté : émeutes, lynchages, persécutions. Même les récits qui adoptent un point de vue plus crédule à l’égard de l’influence des astres ou de la présence des untori (« oigneurs »), comme

53 Le titre de la relation de Braccini est à cet égard éloquent : il annonce en effet qu’il va faire la Storia di tutti gli altri incendii nel medesimo Monte avenuti, « l’histoire de toutes les autres éruptions du même Mont, qui sont déjà advenues ». Cette récapitulation, de plus ou moins grande ampleur, est une constante des récits concernant l’éruption du Vésuve à cette époque. 54 Ceux-ci sont remarquablement analysés par Joël Coste, op. cit. Il note que la présentation de la peste par les médecins est de loin la moins religieuse, même si deux tiers des traités qu’ils écrivent admettent la complémentarité entre causes premières et causes secondes (p. 401). 55 La peste de 1640 en cinq livres, tirés des Annales de la ville de Milan. 

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celui du médecin Tadino56, témoignent malgré tout de cette historicisation de la perspective. De façon remarquable, la plupart des récits de la peste de 1631 ne se focalisent pas sur les anecdotes de l’entrée de la peste dans la ville, qui mettent en lumière le jeu du hasard à travers des histoires individuelles, mais développent une explication fondée sur des faits historiques (invasions, sièges, disette, déplacements de populations)57. Ce mode de saisie, qui privilégie la construction d’un système de causalité relève bien d’une mutation de l’expérience. Pour reprendre une dernière fois l’analyse de Koselleck, ce qui s’esquisse ici, c’est une histoire qui « réécrit » et s’affranchit de la caution du témoignage oculaire. Même s’il continue à s’en prévaloir, Ripamonti précise dès le titre de son œuvre qu’il écrit d’après les annales de la ville. Ses contemporains (par la bouche de son rival Alessandro Tadino) lui reprochent de ne pas avoir été présent à Milan pendant l’épidémie. Cette histoire capable de prendre en compte la longue durée transforme la catastrophe en un événement à chaque fois unique. Le développement de la narrativité, entre la fin du XVIe siècle et le XVIIIe siècle, se repère dans les corpus les plus divers. Grégory Quenet note qu’à partir de la fin du XVIIe siècle, les registres paroissiaux contiennent des annotations de plus en plus longues et détaillées de la part des curés, contenant parfois de véritables récits de catastrophe58. Joël Coste remarque que les récits de cas de peste, à la même

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En France, le père Grillot accuse les protestants de Lyon d’avoir fomenté la peste. Mais selon Joël Coste, ce type d’imputation est exceptionnel dans les récits de peste français (J. Coste, op. cit., p. 363). Sur Alessandro Tadino, voir infra, p. 171-173 ; p. 199-201. 57 Par contraste avec l’exposé par Ripamonti des antécédents de l’épidémie, qui fait intervenir une causalité strictement historique, le début du De Pestilentia de Federigo Borromeo compare la peste de Milan avec celle des Macchabés, signe de la colère divine. Borromeo désigne cependant tout de suite après la faim et la guerre, et plus précisément les occupants lombards, qui ont contracté la peste parce qu’ils étaient trop délicats. Un peu plus loin, il va supposer qu’ils la fabriquent pour mettre fin à une guerre qui s’éternise. De Pestilentia, quae Mediolani anno 1630 magnam strage edidit, La peste di Milano del 1630: La Cronaca e le testimonianze del tempo del cardinale Federico Borromeo, éd. A. Torno, prés. G. Ravasi, trad. Ilaria Solari, Milan, Rusconi, 1998, p. 26, sq. 58 Il arrive que ce soit une catastrophe qui déclenche le processus d’écriture, comme c’est le cas pour Jean Angoulevent, curé de Courcebœufs, qui écrit pour la première fois après un incendie, en 1705, puis continue à écrire ; il rapporte un rude hiver (1709) et un séisme (1711). G. Quenet, op. cit., p. 93-94.

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époque, deviennent de plus en plus circonstanciés ; la qualité des observations s’améliore, l’évocation des cures individualise fortement les malades59. Si l’intention exemplaire est indéniablement un opérateur de la mise en récit et du développement de la narrativité60, en relation avec l’éloge de l’action des pouvoirs publics, religieux ou laïcs, nous avons voulu mettre en lumière le rôle de la conflictualité. Celle-ci est à nouveau centrale dans la peste de Marseille de 1720, les relations étant toutes orientées par la dénonciation des insuffisances des pouvoirs publics ; certaines furent d’ailleurs censurées pour ce motif61. Cette dimension agonistique des relations de catastrophe est peut-être intimement liée à leur mise en récit62 ; sans constituer une intrigue (il n’y a aucun suspens, car l’issue est connue d’avance), elle produit de la curiosité quant aux ressorts et au déroulement de l’événement63. Cette mise en récit favorise sans doute la reprise du récit factuel par la fiction, qui en prolonge et en accomplit certaines caractéristiques. Comme on le sait, Les Fiancés de Manzoni prennent pour source principale le De peste de Ripamonti, parachevant la construction de la peste de Milan comme événement dans la mémoire collective – ce à quoi contribuent aussi, au XVIIe siècle, l’érection des innombrables colonnes de la peste à l’est de l’Europe et l’édification de monuments votifs et commémoratifs64. Il y a certainement lieu de souligner la concomitance de ces gestes individuels et collectifs qui visent tous à faire de la catastrophe un événement mémorable. Le traitement de la catastrophe en récit historique et singulier constitue une véritable mutation de l’expérience et de la perspective : il n’y a rien d’évi59

En particulier chez Paul Barbette, Œuvres chirurgiques et anatomiques […] avec un traicté de la peste enrichi d’observations, Genève, F. Miege, 1679 et François Chicoyneau et alii, Relation succincte touchant les accidents de la peste de Marseille, son pronostic et sa curation, Paris, impr. de L.-D. Delatour et P. Simon, 1720, cité par J. Coste, op. cit., ch. IX « L’épreuve individuelle de la peste », p. 459, sq. 60 Cela est perceptible dans les récits de la peste italienne de 1577 qui évoquent la figure de Charles Borromée, mais aussi, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, dans les récits de morts édifiantes, sur le modèle de celle de François de Sales (J. Coste, op. cit., p. 511, et Ch. Jouhaud, D. Ribard, N. Schapira, op. cit., p. 212, sq.). 61 J. Coste, op. cit., p. 579. 62 Cela rejoint la théorie de Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, Paris, La Haye, Mouton, 1973. 63 Selon les perspectives développées par Raphaël Baroni, La Tension narrative, Paris, Éditions du Seuil, 2007. 64 La basilique Santa Maria de la Salute à Venise fut commencée en 1631 ; l’église Saint Charles Borromée à Vienne, en 1713, après l’épidémie de 1679.

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dent au fait que la catastrophe soit un événement (surtout quand elle se répète trop souvent), ni qu’elle ne se reproduise pas à l’identique. Pour faire émerger ce que l’événement a de singulier, il faut une conversion radicale du point de vue vers ce qui n’est pas naturel dans la catastrophe naturelle – l’humain, et c’est sans aucun doute ce que parachève la fiction. Récits fictionnels Malgré l’abondance de travaux sur les fictions prenant pour objet les catastrophes, en particulier la peste65, celles-ci ont souvent assez mauvaise presse. Comme elles sont plus passées à la postérité que les témoignages, on les crédite d’avoir popularisé des images fausses – tantôt exagérées, tantôt édulcorées – des fléaux66. La différence entre littérature et fiction est en outre généralement mal appréciée (ainsi le début du Décaméron est-il couramment considéré comme une fiction), et la mise en perspective des récits factuels et fictionnels au XVIIe siècle rarement faite. Dans cette perspective, la première question qui se pose concerne « le propre de la fiction » de catastrophe. Dans le roman, en particulier baroque, il se dégage facilement : il est de nature axiologique. La fiction, univers de « normes et biens »67, place au cœur de la catastrophe des parangons d’amour, de vertu et d’altruisme. Au début du Grand Cyrus (1649), Artamène brave les flammes de l’incendie de Sinope pour retrouver Mandane ; dans L’Astrée (1607), Cléon sacrifie sa vie pour soigner sa mère malade de la peste. La fiction prend ainsi le contre-pied des témoignages et des relations qui insistent au contraire, comme l’avait fait Boccace, sur le délitement de la solidarité et des relations familiales et sociales, en particulier en cas d’épidémie. Mais au lieu de mesurer l’écart entre récit factuel et fictionnel, on s’intéressera plutôt ici, dans une perspective qui rejoint celle de Paul Ricœur, aux éléments de convergence, qui peuvent permettre de les penser ensemble. La coïncidence chronologique de l’essor de l’un et de l’autre plaide en ce sens. Il n’y a guère de catastrophes fictionnelles, à notre connaissance, avant l’inondation de l’Heptaméron, puisque la peste du Décaméron se donne comme 65 66 67

biens.

Pour une bibliographie sur ce sujet, voir Avant-propos, note 58. J. Coste, op. cit., p. 557. Thomas Pavel, http://www.fabula.org/atelier.php?Mondes-possibles%2C-normes-et-

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un témoignage. Les catastrophes fictionnelles apparaissent surtout au XVIIe siècle, avec le roman baroque. Quelle expérience de l’histoire ces fictions de la catastrophe configurent-elles ? Le roman semble avoir la particularité de combiner les trois régimes de narrativité précédemment distingués. On pourrait même distinguer deux façons de les articuler : la première, qui apparaît avec le roman baroque et trouve maints prolongements contemporains, associe le mythe et l’histoire. La seconde, à partir du XVIIIe siècle, privilégie la saisie subjective et éthique de l’événement, diffracté par les anecdotes. Mythe et récit de la catastrophe Placée au début d’un roman, la catastrophe fictionnelle transpose la fonction méta-narrative qu’elle a dans le récit mythique. Il n’y a pas, au XVIIe siècle, de romans de l’apocalypse : c’est une spécialité contemporaine. La catastrophe (qui avait déjà une fonction de seuil dans le Décaméron et l’Heptaméron) est dans ces grands romans, comme Le Grand Cyrus, la Clélie, le premier moteur de l’action, le levier gigantesque à leur mesure. Elle crée un nouveau monde : après l’inondation et le tremblement de terre qui séparent Aronce et Clélie, le héros avance sur une terre nue, devenue tabula rasa. Dans L’Astrée, c’est une catastrophe (il est vrai artificielle) qui est à l’origine de la terre des bergers : Jules César a abattu des montagnes, et l’eau qui recouvrait le Forez – depuis le Déluge ? – s’est écoulée68. Cette mutation du paysage marque le début de l’histoire, dans les deux sens du terme ; les dieux ont déménagé, et les bergers, ancêtres d’Astrée et de Céladon, ont peuplé la plaine. La catastrophe fictionnelle conjugue le mythe et l’histoire. N’ayant pas de référent, elle ne devrait donc pas avoir de fonction mémorielle. Pourtant, on fera ici l’hypothèse que la catastrophe romanesque est un moyen de saisir indirectement l’histoire collective. Les modalités de cette « indirection » (considérée par Ricœur comme le propre de la représentation fictionnelle) peuvent être assez différentes, mais elles semblent avoir en commun de construire un paradoxe temporel, ce qui est bien par excellence un indice de fictionnalité. Le début de la Clélie de Mlle de Scudéry (1654) illustre tout particulièrement ce type de rapport à l’histoire.

68 Honoré d’Urfé, L’Astrée [1607], I, 2, nouvelle éd. sous les auspices de « La Diana », par H. Vaganay, Lyon. P. Masson, 1925, p. 44.

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À l’entrée de ce roman, une double catastrophe problématise la relation au passé des personnages et des lecteurs69. La première catastrophe, une inondation, on l’a dit, remodèle totalement le paysage. Mais elle ne se contente pas d’opérer, comme les scènes de théâtre de l’époque viennent d’apprendre à le faire, un « changement à vue ». Elle fait ressurgir de la terre les vestiges du passé70 : Mais ce qu’il y a de remarquable, fut que lorsque cet orage fut passé, on vit que le ravage des eaux avait déterré les ruines de divers tombeaux magnifiques, dont les inscriptions étaient à moitié effacées ; qu’en quelques autres lieux, il avait découvert de grande colonnes toutes d’une pièce, plusieurs superbes vases antiques d’agate, de porphyre, de jaspe, de terre samienne et de plusieurs autres matières précieuses ; de sorte que cet endroit au lieu d’avoir perdu quelque chose de sa beauté avait acquis de nouveaux ornements.71

Or de quel passé s’agit-il ? L’action est censée se passer au VIe siècle avant J.-C., c’est-à-dire aux premiers temps de la Rome antique, sous les Tarquins72. Le temps du roman coïncide avec l’époque où Capoue, comme Pompéi, a été fondée par les Étrusques, et donc où il ne peut y avoir de vestiges antiques. Ainsi, ces ruines et ces tombeaux magnifiques, que les personnages admirent, ne peuvent être que postérieurs à eux-mêmes. Pour les lecteurs du XVIIe siècle, ils évoquent à coup sûr les ruines de la Capoue actuelle, qui datent du Ier siècle après J.-C., et peut-être même les ruines que l’on commence à mettre au jour sur le site de Pompéi, détruite en 79 après J.-C. N’est-ce pas d’ailleurs cette éruption du Vésuve, que les lettres de Pline avaient rendue familière, qui se rejoue ici, comme le suggère la découverte de cadavres sous la cendre ? Il est vraisemblable que la description du tremblement de terre s’inspire aussi des relations de l’autre éruption du Vésuve, celle de 1631, que l’on connaissait bien en raison de l’inscription de la nouvelle dans la Gazette de Renaudot,

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Notons que le roman est écrit au plus fort des troubles de la Fronde et que l’Antiquité que dépeint la romancière est désolée par les guerres civiles et la famine, comme la France d’alors. 70 L’inondation de Nîmes, rapportée par l’historien Mézeray, est marquée par le même phénomène. Voir infra, ch. V, p. 301, 345. 71 Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, éd. Delphine Denis, Folio classique, Paris, Gallimard, p. 34. 72 Clélie, jeune romaine donnée en otage à Porsenna, roi des Tarquins, s’enfuit en passant le Tibre avec ses compagnes captives (Plutarque, Histoire Romaine).

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fondée la même année, et dans Le Mercure Français73. Toujours est-il que la seconde catastrophe, le tremblement de terre, détruit tout, sauf les ruines que la précédente inondation avait exhumées. C’est même dans ces tombeaux qu’une partie des personnages trouve refuge : ils « sortent » du tombeau quand la terre cesse de trembler. Cette image saisissante achève de faire de la catastrophe une métaphore : métaphore du roman, qui fait ressurgir l’histoire antique et apparaître des personnages qui auraient pu appartenir à cette histoire ; métaphore du temps, aussi, qui détruit et ensevelit tout, sauf ce que la fiction décide de sauver, en le recréant. Elle le fait par un paradoxe temporel (faire surgir des ruines postérieures à l’époque où est située l’action), ce qui est la marque de sa souveraineté. On peut également penser qu’il s’agit d’une mise en scène d’appropriation, par le roman français, de l’histoire romaine et antique. L’histoire de Clélie, personnage historico-légendaire, est racontée par Plutarque et fait l’objet de nombreuses représentations au XVIIe siècle, dont un célèbre tableau de Poussin. S’y joue à la fois la fiction d’une origine (les Français de l’époque se rêvaient descendants d’Énée) et la mise en place d’un idéal classique traitant l’Antiquité comme un « modèle distant », pour reprendre les mots de Thomas Pavel74 sous la forme de belles ruines. L’histoire et les histoires : le point de vue Le rapport à l’histoire instauré par la fiction de catastrophe n’est pas toujours métaphorique et paradoxal. Il est dénotatif dans le Journal de l’année de la peste (1722) de Defoe, qui décrit la peste de Londres de 1665, et dans Les Fiancés de Manzoni (1830), qui évoque celle de Milan en 1631. Ces deux romans, qui se prévalent d’une fiction de témoignage (par l’intermédiaire du 73 Mlle de Scudéry donne en effet un détail (le troupeau englouti) qu’elle a pu emprunter au récit du père Milesius dans Le Mercure Français : « un pastre qui avoit failly d’estre submergé, voyant que la terre trembloit sous ses pieds, & commençoit à luy manquer ; ayant auprealable englouty en sa presence dix de ses bœufs, & se sentant desja brusler le visage s’enfuit à la tour grecque », Récit véritable du miserable et mémorable accident arrivé en la descente de la très renommée ville de Somma autrement la Vésuve, environ trois lieux loin de la ville de Naples, depuis le lundi 15 décembre 1631 sur les neufs heures du soir jusques au mardi suivant 23 du mesmes, XVIIème tome, II, p. 69-70. Ce récit eut une grande diffusion ; il fut traduit en allemand. Voir Sylvie Taussig, « Édition, introduction et notes de Gabriel Naudé, Discours sur les divers incendies du Mont Vésuve, et particulièrement sur le dernier qui commença le 16 décembre 1631 », Zeistprünge, Forschungen zur Frühen Neuzeit, Heft 3/4, 2008, p. 282. 74 Th. Pavel, L’Art de l’éloignement, coll. Folio, Paris, Gallimard, 1996.

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topos du manuscrit trouvé chez Manzoni) relèvent d’un autre régime de narrativité que ceux évoqués précédemment. On se contentera ici de quelques remarques à propos de l’usage des anecdotes dans le premier de ces deux célèbres romans de la peste. Avec Defoe, la catastrophe imprime pour la première fois sa temporalité à l’ensemble du récit. Or, ce premier récit, à proprement parler, de la peste, est aussi un compendium d’anecdotes, une encyclopédie des histoires de peste, « les unes comiques, les autres tragiques »75, rapportées par un narrateur qui est avant tout, et au plus haut degré d’intensité, un point de vue : un regard et une conscience. Le regard du narrateur, dont on ne connaît que les initiales, H. F.76, rend compte de la diversité des cas, au fil de ses pérégrinations dans Londres pestiférée, et son questionnement embrasse tous les aspects moraux, sociaux, politiques et pratiques de l’épidémie. La plupart de ces débats, touchant par exemple à la légitimité de la fuite et à l’opportunité de la fermeture des maisons, ont déjà été menés dans les traités du XVIe et du XVIIe siècle. La conflictualité qui, dans les récits factuels, est un opérateur privilégié de la mise en récit est ici partiellement intériorisée. Les conflits de normes atteignent, en effet, dans ce roman une acuité nouvelle, grâce à leur prise en charge par une conscience fictive, éminemment éthique, qui problématise jusqu’à son propre rapport à l’événement : la question de la légitimité de la curiosité est centrale dans le roman. Mais peut-on dire que ce regard surplombe et ordonne ? Les anecdotes, qui déclinent la variété des cas, servent surtout à manifester la tension entre intérêt général et intérêt particulier. La fiction articule la diversité de l’aventure humaine, diffractée par les anecdotes, et une problématisation aiguë de l’événement envisagé par un point de vue empathique. Si elle permet une saisie de l’histoire, c’est essentiellement à travers sa fonction mémorielle : le narrateur ne manque pas de signaler l’emplacement des charniers devenus invisibles dans un espace urbain qui a en outre été remodelé, même s’il ne le dit pas, par la reconstruction qui a suivi

75

Daniel Defoe, Journal de l’année de la peste, trad. et notes Francis Ledoux [1959], Folio classique, Paris, Gallimard, 1982, p. 106 ; « some comical, some tragical », Journal of the Plague Year [1722], éd. Paula R. Backscheider, New York, Londres, W. W. Norton, 1992, p. 57. 76 Ces initiales ont été communément déchiffrées comme celle de Henry Foe, l’oncle de l’auteur, effectivement présent à Londres pendant l’épidémie.

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l’incendie de 1666. Il localise même le cimetière où il a été lui-même enterré77, ce discret paradoxe temporel étant bien la marque de la fiction. La mise en récit de la catastrophe semble bien inséparable de la saisie d’un rapport à l’histoire, sans doute, justement parce que l’historicité de la catastrophe est problématique, et jusqu’à aujourd’hui, objet de débat. Alors que l’histoire officielle, à partir du XVIIe siècle, exclut l’histoire naturelle, renonçant au grand projet encyclopédique de la Renaissance, les récits de catastrophe continuent à articuler histoire humaine, naturelle et sacrée. Récit factuel et fiction, cependant, le font selon des modalités bien différentes : alors que, dans le récit factuel, la relation entre l’histoire des hommes et celle des éléments passe progressivement de l’ordre de l’analogie et de la métaphore à celui de la causalité, la fiction semble s’attacher à renouer ce qui était en train d’être dénoué. Bien plus, au fur et à mesure que les catastrophes réelles s’éloignent (en ce qui concerne la peste en tout cas), la catastrophe semble se recharger de son pouvoir de représenter l’histoire (passée, récente, universelle), de façon, à des degrés divers, indirecte et paradoxale78. Enfin, une fois passé l’âge des héros baroques (Artamène traversant les flammes pour retrouver Mandane…), c’est le point de vue d’un témoin impossible, dans la catastrophe mais étranger à elle, que la fiction construit. L’extériorité à la catastrophe du héros de roman est justement ce qui lui permet d’incarner, au plus haut degré, par l’empathie et le souci éthique, l’humanité dans le désastre.

77 « L’auteur de ce journal repose dans ce cimetière même, selon son propre désir, sa sœur y ayant été enterrée quelques années auparavant », D. Defoe, op. cit., p. 345. 78 Cette dimension mythique de la peste est tout particulièrement exploitée dans The Last Man de Mary Shelley (1822).

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Bibliographie79 A Sancta Clara, Abraham, ( Johann Ulrich Megerle), « Merks Wien », Auswahl aus seinem Schrifsten, éd. Richard Von Kralit, Leipzig, Insel Verlag, 1915, p. 23-24. Besta, Giacomo Filippo, Vera narratione del successo della peste, che afflisse l’inclita città di Milano, l’anno 1576, & di tutte le provisioni fatte a salute di essa Città, Milan, Paolo Gottardo et Pacifico Pontii, 1578. Bisciola, Paolo, Relatione verissima del processo della peste di Milano, qual principio nel mese d’Agosto 1576 e segui fino al mese di maggio 1577, Bologne, Alessandro Benacci, 1577. Boaistuau, Pierre, Le Théâtre du monde [1558], f. 70 v, éd. Michel Simonin, Genève, Droz, 1981. Boeckel, Johannes, De Peste, quæ Hamburgum civitatem anno LXV gravissime adflixit, Henricopoli, Conradus Corneus, 1577. Borromeo, Federigo, « De Pestilentia, quae Mediolani anno 1630 magnam strage edidit », La Peste di Milano del 1630: la cronaca e le testimonianze del tempo del cardinale Federico Borromeo, éd. Armando Torno, présentation Gianfranco Ravasi, traduction Ilaria Solari, Milan, Rusconi, 1998. –, Della Pittura Sacra, libri II, Barbara Agosti, Pisa, Scuola Normale di Pisa, 1994. Braccini, Giulio Cesare, Dell’incendio fattosi nel Vesuvio a XVI. Di dicembre M. DC. XXXI. E delle cause, ed effetti. Con la narratione di quanto è seguito in essi per tutto Marzo 1632. E con la Storia di tutti gli altri incendii nel medesimo Monte avenuti, discorrendo in fine delle acque le quali in questa occasione hanno dannegiato le campagne, e di molte altre cose curiose, Naples, Secondino Roncagliolo, 1632. Chavannes de la Giraudière, Hippolyte de, Les Catastrophes celebres, Tours, Alfred Mame and Cie, 1855. Chevreau, Urbain, Le Tableau de la Fortune ou par la décadence des empires & des royaumes, par la ruine des Villes, & par diverses advantures merveilleuses, on voit l’instabilité de toutes les choses du monde, Paris, Guillaume Lyon, 1644. 79 La bibliographie primaire figure à la fin de chaque chapitre. La bibliographie critique, commune, se trouve à la fin du volume.

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Defoe, Daniel, A Journal of the Plague Year [1722], éd. Paula R. Backscheider, New York, Londres, W. W. Norton, 1992. Drouyn, Daniel, Le Revers de Fortune traitant de l’instabilité des choses mondaines, Paris, Claude de Montre, 1587. Eugenii da Perugia, Angelo, Il maraviglioso e tremendo incendio del Monte Vesuvio. Detto a Napoli la Montagna di Somma nel 1631, Ove si raccontano distintamente tutte l’ationi, e successi in detto Monte, suoi luochi adiacenti, & a Napoli. Con un discorso metheorologico ò filosofo dell’effetti Naturali, che possono haver cagionato questo incendio, notandosi la causa Materiale, Efficiente e Finale, Naples, Ottavio Beltrano, 1631. Goulart, Simon, Histoires admirables & memorables advenuës de notre temps. Recueillies de plusieurs bons Autheurs, Memoires, & Avis de divers endroits. Nouvellement mises en lumière par S. G. [1608], Paris, Jean Houze, 1618. Marcouville, Jean de, Recueil memorable d’aucuns cas merveilleux advenus dans nos ans, et d’aucunes choses estranges & monstrueüses advenuës es siecles passez, Paris, Jean Dallier, 1564. Naudé, Gabriel, Discours sur les divers incendies du Mont Vésuve, et particulièrement sur le dernier qui commença le 16 décembre 1631 (Paris, 1632), dans Taussig, Sylvie, « Édition, introduction et notes de Gabriel Naudé, Discours sur les divers incendies du Mont Vésuve, et particulièrement sur le dernier qui commença le 16 décembre 1631 », Zeitsprünge. Forshungen zur Frühen Neuzeit, Band 12 (2008), VI, Heft ¾. Nostre-Dame, Michel de, Excellent & moult utile opuscule à tous necessairese, Lyon, A. Volant, 1555. Rege Sincera, Observations both Historical and Moral upon the burning of London, With an Account of the Losses, and a most remarkable parallel between London and Mosco, both as to the Plague ad Fire. Also an essay touching the Easterly-Winde. Written by the way of narrative, for satisfaction of the present and futures Ages, Londres, Thomas Ratcliffe, 1667. Ripamonti, Giuseppe, De peste quæ fuit anno MDCXXX libri V desumpti ex annalibus urbis Mediolani, Milan, Malatestas, 1641. –, La peste di Milano del 1630, V libri cavati dagli annali della citta, trad. F. Cusani, Milan [1841], Muggiani, 1945.

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Tadino, Alessandro, Raguaglio dell’origine et giornali successi della gran Peste, contagiosa, Venefica, 1 Malefica seguita nella Città di Milano, & suo Ducato dall’Anno 1629 fino all Anno 1632. Con le loro successsive Provisione, & ordini. Aggiontovi un breve Compendio delle più segnalate specie di Peste in diversi tempi occorse. Diviso in due parti. Dalla creatione del Mondo fino alla nascita del Signore, et da N. S. fino a presenti tempi. Con diversi antidoti, Milan, Filippe Ghisolfi, 1648. Vizcarreto y Luxan, Francisco, Prodigio de la prudencia de Dios en le Miserable caso del contagio de Sevilla, Séville, Nicolas Rodriguez de Abrego, 1650.

Les textes qui suivent (de Paolo Bisciola, Giuseppe Ripamonti, Giulio Cesare Braccini) ont été traduits par Gérard Marino.

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PAOLO BISCIOLA Récit de la progression de la peste de Milan, du mois d’août 1576 au mois de mai 1577 On ne sait presque rien de cet auteur, qui n’a laissé aucun autre écrit que cette relation. Né en 1555, il entra au couvent des Jésuites à Modène à l’âge de quatorze ans et a pu être mêlé aux activités littéraires de ses deux frères, jésuites comme lui, qui ont laissé plusieurs œuvres : Giovanni Gabriello Bisciola, mort à Ferrare en 1613, a écrit un abrégé des annales ecclésiastiques de Baronius ; Lelio Bisciola (Modène, 1540 - Milan, 1629), professeur de grec et de rhétorique, érudit renommé, laissa plusieurs œuvres religieuses et une somme encyclopédique en vingt livres (Horarum subseciuarum, 1618). Curieusement, quatre de ses œuvres (dont trois perdues) auraient été publiées sous le nom de son frère Paolo80. Que la relation de la peste de Milan ait été écrite par Paolo ou par Lelio, il s’agit d’une œuvre de jeunesse, puisque l’un et l’autre avaient, en 1576, respectivement vingt-et-un et vingt-six ans. Il s’agit d’une brève relation de douze pages (l’extrait qui suit en représente à peu près le tiers), dépourvue d’effets rhétoriques, développant explicitement trois points successifs : l’apparition de la maladie, l’action du cardinal et celle des autorités de la ville. Mais, de fait, l’ensemble de la relation suit un ordre chronologique, du début à la fin de l’épidémie. Elle illustre de façon exemplaire les opérateurs de la narrativité d’un récit de peste à la fin du XVIe siècle : la reconstitution de l’origine du fléau, propice à l’exposition de versions concurrentes (privilégiant toutes les causes secondes), l’exemplarité (ces 80 Biblioteca modenese o notizie della vita e delle opere degli scrittori natii degli stati del serenissimo duca di Modena, raccolte e ordinate dal cavaliere Ab. Girolamo Tiraboschi […], t. 1, Modène, Società Tipografica, 1781, p. 279 ; Gaetano Melzi, Dizionario di opere anonime e pseudonime di scrittori italiani, o come che sia aventi relazione all’Italia, Milan, G. Pirola, 1848.

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historiettes de la contamination montrent volontiers la punition du vice), l’intention eulogique. Adressée au cardinal Borromée, la relation expose au prélat lui-même la geste de ses bienfaits. De façon significative, c’est en se prévalant de la position du cardinal que Bisciola se prononce contre l’hypothèse d’une contamination criminelle, lourde d’implications politiques (les Milanais soupçonnent les Espagnols). La relation se termine par un mémorandum des dépenses engagées par l’Église, ce qui indique que Bisciola possédait des informations de première main, sans doute fournies par le cardinal lui-même, qui a probablement commandité ce texte. À aucun moment, Bisciola ne se met en scène ; il ne dit rien de ce qu’il a fait pendant l’épidémie.

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Relatione verissima del progresso della peste di Milano. Qual principiò nel mese d’Agosto 1576 e seguì fino al mese di Maggio 1577. Scritta dal R. D. Paolo Bisciola Prete della compania del Iesu in Milano, nella Chiesa di San Fedele. Dove si raccontano le provisioni fatte da Monsignor Illustrissimo Cardinal Borromeo, & di Sua Eccellenza, Senato, & Signori deputati sopra la Sanità. Dove si può imparare, il vero modo d’un perfetto Pastore amator del suo gregge: e come un Principe deve governar una Città, nel tempo di peste, cosa molto utile. Con un raguaglio, del seguito della sua liberatione per fino alli 20 di Luglio 1577, p. 1-5. Stampata in Ancona, et ristampata in Bologna, per Alessandro Benacci. Con Licenza de’ Superiori, 1577. Penso sarà di sommo piacere à V. R. intendere, qualche cosa di quelle che in questo tempo calamitoso della peste, in Milano si sono fatte; però per sodisfarli in parte, come richiede l’obligo mio verso di quella, mi son posto all’opra, non già perche mi persuadi di potero fare intieramente. & acciò piu facilmente mi riesca il negotio, & per potermi piu commodamente ricordare delle cose, dividerò questa mia breve relatione in 3 capi. Primo le dirò il principio e progresso di questo funesto male, poi secondariamente le provisioni, & ordini datti da Monsig. Illustriss. circa il bene spirituale di questa Città, ultimamente l’ordinationi, & rimedii temporali fatti da S. Eccellenza, & gli Signori Presidenti della sanità per l’utile temporale, & sanità di questa afflitta Città. L’intrata di questa contagione, nella Città di Milano, come è cosa difficile a sapersi, cosi anco in varii modi si refirisse. Si disse prima che una donna la portò da Marignano, dove era ita per haver cura d’una sua sorella maritata, nell’hoste di quella terra, il quale per commissione della Marchesa haveva allogiato una carrozza di gentilhuomini Mantovani apestati: l’hoste con tutta la sua famiglia fu condotto per il primo a Milano nel Lazzaretto, dove con tutti gl’altri suoi finì questa vita, & la donna detta non sapendosi altro, de fatti suoi, la communicò amorevolmente alla città. Di più si diceva ch’erano cert’uni, i quali andavano attaccando alli muri, & porte delle strade, con unguenti artificiali, la quale opinione si confirmò molto, per essersi trovato una mattina,

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Récit véridique de la progression de la peste de Milan. Laquelle commença au mois d’août 1576 et dura jusqu’au mois de mai 1577. Écrit par le R. D. Paolo Bisciola, prêtre de la compagnie de Jésus, à Milan, à l’église San Fedele. On y trouve exposées les dispositions qu’ont prises Monseigneur l’Illustrissime cardinal Borromée, Son Excellence, le Sénat et Messieurs les délégués à la santé publique. On peut y apprendre quelle est, pour un Pasteur parfait, la vraie manière d’aimer son troupeau ; et de quelle manière un Prince doit gouverner une ville en temps de peste, ce qui est très utile. Publié à Ancône, réédité à Bologne par A. Benacci, avec licence des Supérieurs, 1577. Je pense que V. R. prendra le plus grand plaisir à entendre une brève relation de ce qui s’est fait à Milan pendant cette période calamiteuse de la peste. C’est donc dans l’intention de vous satisfaire, au moins en partie, que je me suis mis à l’œuvre – comme je m’y sens tenu par mes obligations envers vous –, et non parce que je me serais cru capable de le faire complètement. Afin d’y arriver plus facilement et de me rappeler les choses plus commodément, je diviserai ma brève relation en trois points. Je dirai d’abord le début et le progrès de ce mal funeste ; en second lieu, les dispositions qu’a prises Monseigneur et les ordres qu’il a donnés pour le bien spirituel de cette ville ; et, pour finir, les ordonnances et les remèdes temporels dispensés par son Excellence et par Messieurs les Présidents chargés de la santé publique, pour le bien temporel et la santé de cette ville affligée. Il est difficile de savoir par quelle voie la contagion s’est communiquée à la ville de Milan, et les versions, à ce sujet, divergent. On a d’abord dit que c’est une femme qui l’apporta de Marignano. Elle était allée dans ce bourg pour s’occuper d’une sœur mariée et avait logé à l’auberge où, sur ordre de la Marquise, avait séjourné un carrosse de gentilshommes pestiférés de Mantoue. L’aubergiste fut conduit le premier au lazaret de Milan, ainsi que toute sa famille ; lui et les siens y terminèrent leur existence. La femme, ne sachant rien de ce qui était arrivé à celui-ci, la transmit amoureusement à toute la ville. De plus, on disait qu’il y avait des gens qui parcouraient les rues en appliquant sur les murs et les portes des onguents artificiels, et cette opinion gagna beau-

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quasi tutte le porte & cadenazzi del corso di porta nuova, onti, & il muro in varii luoghi imbrattato di tal unguento, ma si quietò presto questo rumore, per il bando che fece gridar sua Eccel. contro quelli, che piu ne havessero ragionato perche dicendosi, che questi tali erano Spagnoli era per risultarne qualche grande inconveniente, se si fosse continovato il parlarne, pose però taglie contro quelli imputati, se si fossero trovati, ò scoperti. Ma parmi d’udire che ne presero alcuni, e trovorno che erano certi giovani scapestrati, i quali si dilettavano di por paura a gl’huomini, con tal arte. Altri dicono, che fu un gentilhuomo Mantovano, il quale per fuggire la peste di Mantova, essendo invitato dal suo fratello, che stava monaco alla Certosa di Milano, vi venne, ma non fu admesso dal Priore di quel luogo, per non mettere in compromesso, & pericolo il suo monasterio, per sodisfar al desiderio d’un monaco privato, perciò fu constretto il gentilhuomo, ritirarsi per la notte che lo sopragiongeva in casa d’un Massaro dove mentre dormì la notte sopra il fieno, in un lenzuolo fattosi imprestar da quei contadini muttò il sonno in morte. Il caso face ridere i contadini, per haverlo visto la sera la borsa ben ferrata. Onde subito lo spogliorno, non considerando più oltre, e lo sepelirno nascostamente in quei campi, che questo gentilhuomo morisse di peste è cosa sicura, perche oltre che non volle la sera habitar con gl’altri, seguì in quella casa la morte quasi di tutti, e di quelli con quali essi havevano pratticato, o communicato della preda, fra quali furno alcuni loro parenti del borgo de gli Ortolani. Si tien anco quasi per certo, che mentre la città, stava tutta posta in honorar & ricrear il Sig. Don Gio. d’Austria, con tornei, giostre, feste, &c si spargesse questo mal seme, poiche vi vennero molti forastieri, & anco Mantoani. La notte di S. Giacomo morirno all’improviso alcune persone, che stavano a veder quel bel torneo. Quel che si da fuori dagl’officiali della Sanità, e che cominciasse in Paruzer terra presso Roma, alli 9 Marzo, & nel borgo degl’Ortolani entrasse il 2 d’Agosto, & il giorno seguente in Milano. In questa varietà de principii è difficil cosa discerner qual sia la più vera. Sono però tali che s’uno non impedisse la verità dell’altro, anzi tutti questi casi sono stati veri. Però io di tutti questi pareri posti insieme, & della volontà Divina faccio l’ultima sentenza, qual credo da tutti sarà accettata, & approvata. Ma sia come si voglia, non furno cosi presto poste le prime pietre dell’edificio della destruttione, che subito comminciò apparire il fondamento, & ad inalzarsi la massa, perche havendo trovata la materia disposta, & poca provisione per discacciarla si sparse in un tratto per tutta la città da un capo a l’altro, talmente che di nessuna parte si poteva confidar fosse sana. Ne passò

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coup en crédit quand on trouva un matin presque toutes les portes et les verrous du cours de Porta Nuova enduites d’onguent, et les murs barbouillés de même en plusieurs endroits. Mais la rumeur s’apaisa bien vite, en raison de l’édit que Son Excellence fit proclamer contre ceux qui avaient répandu trop de propos mettant en cause les Espagnols ; en effet, si ces bruits avaient continué, il aurait pu en résulter de grands inconvénients. Il offrit une récompense à qui les aurait trouvés ou découverts. J’ai entendu dire, me semble-t-il, qu’on en prit quelques-uns, et il se trouva qu’il s’agissait de jeunes vauriens, qui s’amusaient à faire peur aux gens de cette façon. D’autres disent que ce fut un gentilhomme de Mantoue. Pour fuir la peste, il se rendit à la Chartreuse de Milan, à l’invitation d’un de ses frères qui y était moine. Il n’y fut pas admis par le prieur, qui ne voulait pas mettre en danger son monastère pour satisfaire au désir personnel d’un seul moine. De sorte que le gentilhomme, surpris par la nuit, fut contraint de s’abriter chez un fermier où, pendant qu’il reposait sur le foin, dans un drap qu’il s’était fait prêter par les paysans, il passa de vie à trépas pendant son sommeil. Cela fit rire les paysans, car la veille ils lui avaient vu la bourse bien nantie. Ils le dépouillèrent donc immédiatement, sans réfléchir davantage, et l’ensevelirent en cachette dans les champs. Le gentilhomme mourut de la peste, la chose est sûre, car celui-ci ne voulut pas, le soir, loger avec les autres, et en outre presque tous les occupants de cette maison moururent par la suite, de même que ceux qui avaient été en relation avec eux, ou encore qui avaient eu part au butin, dont certains de leurs parents du bourg des Ortolani. On tient aussi pour certain que ce mauvais germe se répandit pendant que la ville était occupée à honorer et à divertir le Seigneur Don Juan d’Autriche par des tournois, des joutes, des fêtes, etc., car beaucoup d’étrangers y étaient venus, ainsi que des Mantouans. La nuit de la Saint-Jacques, plusieurs personnes qui assistaient au beau tournoi moururent à l’improviste. On apprend des responsables sanitaires que la peste commença le 9 mars à Paruzer, un village près de Rome, et le 2 août dans le bourg des Ortolani, et qu’elle entra le jour suivant à Milan. Dans ces commencements divers, il est malaisé de discerner le plus véridique. Mais ils sont de nature telle qu’ils ne sont pas inconciliables ; et, au contraire, tous ces cas sont vrais. Quant à moi, je laisse le dernier mot à toutes ces opinions mises ensemble et à la volonté divine, ce qui je crois sera approuvé et accepté de tous. Quoi qu’il en soit, à peine la première pierre de l’œuvre de destruction fut-elle posée que l’on vit surgir les fondations et s’élever l’édifice. En effet,

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il mese d’Agosto, che la città si vedeva abandonata da gentilhuomini, rilassati li traffichi, & tutti gl’habitatori sospesi d’animi, & tutti intenti a casi suoi, poi che tutte le provisioni generali non si pottero cosi presto mettere all’ordine. Si sbandirono le cause. Il mese di Settembre, il maggior numero di morti è arrivato alcune volte a 300 il giorno benche rarissimo l’ordinario, doppò che il male hebbe dato principio, e fatta buona radice era 80, 100, 140. Crebbe la mortalità fin a mezo Decembre in circa, cominciorno di poi le cose andare talmente, che ne davano buonissima speranza, di dover presto essere liberi da questa miseria, ò di poco danno. Entrò in principio in alcuni monasterii d’huomini, come in S. Francesco dove ne son morti alcuni. In S. Maria dalle Carmi dove ne morirno 18. Nel monasterio dell’Incoronata, dove stano Eremitani osservanti, e ne furno estinti 2 […]. In casa di Monsig. Illustriss. vi è morto il suo Secretario doppò d’haverlo servito in circa un mese, era de nostri de Caradini, giovane molto gentile a quel che si vedeva, & duoi palafrenieri, la maggior parte ancor di quelli Religiosi, ch’andorono per aiuto di quelli, che stanno alle capanne son morti. M’occore de narrarli doi casi circa questa materia de morti, li quali son stato di gran maraviglia a tutta la città, l’uno è che un Barbiero il quale medicava gl’apestati dalle capanne doppò d’haver essercitato questo officio per molto tempo al ultimo restò ancor lui ferito dal male, egli spento fuori in sette luoghi, la onde essendo un giorno tenuto per morto lo portorno nella fossa dove stavano gli altri morti, e vi stette per piu di 24 ore, fin che si sentì ruinar adosso altri corpi morti, per la qual cosa si risvegliò & levatosi in piedi misse in fuga li monatti che si trovavano presenti, tutti pieni di paura, & spaventò, costui guarì, & hora essercita il suo mestiero nella città. L’altro è d’un huomo il qual stando pur anch’esso nella massa de morti, sentendo passar il sacerdote, col santissimo Sacramento si levò ingenocchione, e domandò con grandissima instanza d’essere communicato, il che havendo ottenuto fra poco rese l’anima a Dio. Quanto alle provisioni spirituali fatte da Monsignor Illustrissimo in aiuto delle anime potrei dire in una parola, che piu far non se ne potevano di quelle, & ha fatto questo nostro santissimo, & vigilantissimo Pastore, ne io faccio professione di scrivere tutte le cose, ma alcune principali. Predisse donque questo nostro Pastor santo quando la peste cominciò a farsi sentire in questa nostra provincia, che gran miracolo facia stato se Milano l’havesse passato senza danno, & contagione, & quando che si stava disputando se in Milano vi era peste. Sua Signoria Illustrissima asseverantissimamente l’affer-

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lorsque ce mal arriva, rien n’était prévu pour le chasser, et, trouvant un terrain favorable, il se répandit d’un seul trait d’un bout à l’autre de la ville, si bien qu’il n’y avait pas un seul endroit dont on pût assurer qu’il était sain. Avant la fin du mois d’août, la ville était abandonnée par les gentilshommes, le commerce s’était ralenti, l’âme de tous les habitants était en proie à l’anxiété, et chacun ne s’occupait que de ses propres affaires, puisqu’on n’avait pu adopter si tôt toutes les mesures générales. Les procès furent bannis. Au mois de septembre, il y eut jusqu’à 300 morts par jour, mais ce fut rare ; lorsque le mal se fut solidement établi, il y en eut d’ordinaire 80, 100 ou 140. La mortalité augmenta jusqu’à la mi-décembre à peu près, puis les choses évoluèrent de telle sorte que l’on eut bon espoir d’être bientôt délivré de cette misère, ou du moins avec peu de dommage. Elle entra au début dans certains monastères d’hommes, comme à San Francesco, où elle fit plusieurs morts. À Santa Maria dalle Carmi, il y eut dix-huit morts. Deux à l’Incoronata, le monastère des ermites observants […]. Dans la maison de Monseigneur est mort son secrétaire, qui était à son service depuis un mois environ – il était des nôtres, de Caradini, et c’était semble-t-il, un jeune homme d’une grande gentillesse –, ainsi que deux palefreniers. En outre, la plupart des religieux qui étaient allés assister les gens dans les cabanes80 sont morts. À propos des morts, je dois vous rapporter deux histoires qui ont suscité un grand étonnement dans toute la ville. La première est celle d’un barbier qui soignait les pestiférés dans les cabanes. Après avoir fait ce travail pendant longtemps, il finit par contracter lui aussi cette maladie et, à sept reprises, s’évanouit pendant qu’il était à l’extérieur. Un jour on le crut mort et on le porta à la fosse où l’on mettait les morts. Il y resta plus de vingt-quatre heures. Il s’éveilla en sentant des cadavres tomber sur lui et, se mettant debout, il mit en fuite les croque-morts présents, remplis d’épouvante. Cet homme a guéri, et exerce actuellement son métier dans la ville. La seconde, celle d’un homme qui se trouvait lui aussi au milieu des morts entassés. Entendant passer le prêtre qui portait le Saint Sacrement, il se leva, se mit à genoux et demanda avec beaucoup d’insistance la communion ; l’ayant obtenue, il rendit peu après son âme à Dieu.

80 Ces cabanes, au nombre de 3 600, faites de paille pour la plupart, avaient été construites à l’extérieur de la ville. Les malades (6 000 personnes environ) y étaient mis en quarantaine dès que la maladie se déclarait.

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mava però diceva, che gli era di bisogno, che si preparasse per l’officio suo, poiche le provisioni corporali dovevano essere tardi, ne s’ingannò come poi l’ha dimostrato l’esperienza. Ordinò al nostro Padre Rettore, il qual in quei tempi predicava in Duomo, ch’avisasse il popolo che provedesse a casi suoi, facendo li padri di famiglia li testamenti, & tutti attendendo alla riformatione della lor vita corrotta, & s’apparecchiassero a ricevere questo gran flagello in penitenza delli loro errori, con humiltà, & patienza. Fece anco mettere in ordine il Lazzaretto a sue spese, qual mantenne anco per molti mesi. Scrisse a sua Santità domandandoli aiuto, & soccorso per l’imminente bisogno, & ottenne quanto mai si potesse desiderare, cioè le chiavi libere a suo arbitrio del thesoro della Santa Chiesa Catolica in utilità delli appestati, o sospetti, una lettera piena di zelo, & amor paterno al popolo Milanese, nella qual principalmente essortava la scambievol charità, & il non havere in horrore li feriti di questo contagioso male, ma soccorrerli prontamente, & servirgli caldamente, & molto amorosamente &c.

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Quant aux mesures spirituelles qu’a prises Monseigneur pour venir en aide aux âmes, je pourrais dire en un mot qu’on ne pouvait en prendre davantage. De tout ce qu’a fait notre très saint et très vigilant Pasteur, je ne prétends d’ailleurs rapporter que certaines choses importantes. Quand on entendit parler de la peste dans notre province, notre saint Pasteur prédit que ce serait un grand miracle que Milan s’en sortît sans dommage et sans être atteinte par la contagion. Et lorsqu’on disputait s’il elle était à Milan, Son Illustrissime Seigneurie répondait de manière très affirmative, en ajoutant toutefois que lui-même devait se préparer à remplir son office car les secours corporels allaient être lents. Ce en quoi il ne s’est pas trompé, comme l’expérience l’a démontré par la suite. Il ordonna à notre Père Recteur, qui prêchait alors à la cathédrale, d’avertir la population qu’elle devait prendre ses dispositions, les pères de famille en faisant leur testament et tous en s’appliquant à réformer leur vie corrompue ; et qu’ils devaient s’apprêter à recevoir ce grand fléau pour pénitence de leurs erreurs, avec patience et humilité. Il fit aussi mettre en ordre le lazaret à ses frais et pourvut à son entretien pendant plusieurs mois. Il écrivit à sa Sainteté pour lui demander de lui prêter aide et secours, car le besoin s’en faisait pressant. Il obtint tout ce que l’on pouvait désirer, c’est-à-dire l’autorisation de puiser à son gré dans le trésor de l’Église catholique, pour le bien des pestiférés ou de ceux qui pouvaient l’être et en outre, une lettre, pleine de zèle et d’amour paternel, adressée aux Milanais. Elle les exhortait avant tout à pratiquer la charité mutuelle et à ne pas avoir en horreur ceux qui étaient atteints de ce mal contagieux, mais au contraire à les secourir sans tarder et les assister avec chaleur et amour.

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GIUSEPPE RIPAMONTI La peste de Milan de 1630

Giuseppe Ripamonti (1573-1643) exerça, à partir de 1635, la charge d’historiographe officiel de la ville de Milan. Ordonné prêtre en 1606, il avait fait paraître entre 1617 et 1623 une histoire ecclésiastique de la ville (Historia ecclesiæ Mediolanensis). Il était chanoine de l’église de Santa Maria della Scala et docteur de la bibliothèque Ambrosienne (fondée en 1609). Sergio Bertelli1 estime que son Histoire de Milan (Historiæ urbis Mediolanensis) en treize livres, écrite en un latin pompeux s’inspirant de Tite-Live, le classe parmi les « orthodoxes ». Pourtant, la lecture de la biographie que lui a consacrée en 1841 Francesco Cusani, et que l’on trouve en tête de sa traduction italienne du De peste Mediolani quae fuit anno 1630 (1640), laisse entrevoir une vie plus mouvementée et une personnalité moins conformiste que celles auxquelles on aurait pu s’attendre, ce que corrobore la lecture des pages qu’il a consacrées à la peste. Après s’être querellé à plusieurs reprises avec ses compagnons et ses supérieurs de la bibliothèque Ambrosienne, Ripamonti passe de longues années en prison pour des raisons qui restent obscures. Selon Cusani, son protecteur, le cardinal Frédéric Borromée, se serait vengé de ce qu’il aurait accepté de servir le roi d’Espagne. L’acte d’accusation (il est arrêté en 1618) le taxe, en tout cas, de matérialisme et d’athéisme, l’accuse de s’être moqué de ses compagnons et de ses supérieurs à travers des personnages fictifs, d’avoir évoqué saint Augustin et saint Charles avec irrévérence. Après quelques tentatives d’évasion, il est même accusé de pratiques démoniaques. Il est enfin condamné en 1622 à cinq ans de prison supplémentaires au sein du palais de l’archevêché (arrêt qui semble s’être mué en une sorte d’assigna1 Sergio Bertelli, Ribelli, libertini e ortodossi nella storiografia barrocca, Florence, La Nuova Italia, 1973, p. 87, sq.

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tion à résidence définitive), à expurger ses œuvres et à se soumettre à l’étroite surveillance de la censure ecclésiastique. Ainsi, lorsque Ripamonti, dans La Peste de 1630, évoque explicitement les limites de sa liberté de parole et la prudence à laquelle il est tenu, il sait de quoi il parle. La Peste de 1630 (De peste quæ fuit anno 1630, 1640), composé à la demande du Conseil municipal de Milan, auquel il est dédié, constitue un extrait de l’Histoire de Milan que Ripamonti est en train de rédiger (Chronistæ Urbis mediolani historiæ patriæ, 1641-1643)2. Dans sa dédicace, Ripamonti justifie ce redoublement, de façon intéressante, par « la grandeur de l’événement qui surpassait tous les autres  ». Cette opération éditoriale conjointe de la ville et de son historien (un exemplaire de l’ouvrage fut offert à chacun des soixante membres du conseil) a pour résultat d’isoler l’épidémie de 1630 dans sa singularité et son caractère exceptionnel. Alors que l’Histoire de Milan évoquait les épidémies en série, suivant un ordre chronologique (en s’attardant particulièrement sur la peste de 1524 au tome VII, celle de 1576 au tome XIII, celle de 1630 au tome XVIIII), le volume détaché érige en monument l’épidémie de peste que Milan vient de subir ; ce coup de force n’allait pas de soi, puisque la mémoire collective milanaise a retenu la figure de saint Charles Borromée, héros de la peste de 1576, bien plus que celle de son descendant Frédéric Borromée, le protecteur (et persécuteur) de Ripamonti. Le titre de l’ouvrage (De peste quæ fuit anno 1630) souligne l’opération de sélection. Ce déplacement de la focalisation de l’événement réoriente la perspective dans laquelle la peste est envisagée. Alors que celle qui présidait à l’évocation de la peste de 1576 était hagiographique, celle qui surplombe la peste de 1630 est éminemment critique (« philosophique », dit l’auteur lui-même). Même si Ripamonti n’occulte pas le souvenir de l’illustre Charles Borromée et laisse entendre à plusieurs reprises que son protecteur partage ses doutes quant à l’origine démoniaque de la contamination3, l’expression, d’un point de vue aussi distancié, n’en reste pas moins remarquable. 2

Une traduction italienne de cette œuvre parut au XIXe siècle : Alcuni brani delle Storie patrie di Giuseppe Ripamonti per la prima volta tradotti dall’originale latino par C. T. Dandolo, Milan, Antonio Arzione, E. C. 1856. 3 F. Borromeo se montre en effet circonspect quant à l’hypothèse d’une contamination criminelle : « Semper falsa veris miscentur, ideoque multa super huiusmodi re rumor famaque finxit in primisque illud, sufficere ad pestem mortemque inferendam, si unguine tantum illo contacta vestis alicui esset, multosque sublatos hoc veneno, quos ipsa per se pestilentia

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La Peste de 1630 comprend cinq parties, 1) « La famine et la peste » (« La carestia e la peste »), 2) « Les oigneurs » (« Gli Untori »), 3) « L’action héroïque de Frédéric Borromée et du clergé pendant la contagion » (« Gesta di Federigo Borromeo e del Clero durante il Contagio »), 4) « L’action du conseil sanitaire et des autres magistratures » (« Atti della Sanità ed altre magistrature »), 5) « Parallèle entre les épidémies précédentes et celle de 1630 » (« Parallello fra gli antecedenti contagio e quello del 1630 »). Cette dispositio met en valeur les caractéristiques principales du traité. Ripamonti présente d’abord la peste comme le résultat de circonstances historiques. Le premier chapitre, dont le titre associe explicitement les deux fléaux (la famine et la peste), détaille les guerres du Milanais et l’enchaînement des catastrophes, sans faire allusion au moindre plan providentiel. À partir du second chapitre, l’intérêt se déplace sur les aspects politiques de l’événement, sur l’affaire des « oigneurs » et sur l’action, à laquelle il convient de rendre hommage, des représentants du pouvoir spirituel et temporel de la ville (son protecteur Frédéric Borromée et le Conseil de Milan, commanditaire du livre). Enfin, le dernier chapitre met en valeur l’ambition littéraire de l’historien, qui, dans le parallèle annoncé, compare moins les pestes dans leurs absumpserat. Id adeo fiebat solito quodam more hominum tranferendi culpas suas ad negotia aliena, et quasi querentes negligentiae excusationem aiebant non contactu commertioque incauto ipsos contraxisse pestem, sed fraudem sibi per venena factam », De pestilentia, ch. 5, « De artibus spargendae pestis ariginesque artium earum », op. cit., p. 54 ; « Mais la vérité se mêle toujours avec l’imagination, si bien que sur cette affaire, l’opinion publique et les bavardages des gens produisirent des convictions diverses et absurdes ; en particulier celle selon laquelle, pour transmettre la contagion et par conséquent, la mort, il suffisait de toucher légèrement le vêtement de quelqu’un avec cet onguent et que ce poison avait tué beaucoup de gens, alors que c’était au contraire la peste qui les avait emportés. Cela arrivait à cause de la tendance habituelle des hommes à attribuer leur propre responsabilité à des circonstances externes, et cherchent pour ainsi dire un prétexte à leur propre négligence, ils soutenaient qu’ils avaient contracté la maladie non pas suite à un contact ou à une fréquentation imprudente, mais à cause d’une manigance, en relation avec les poisons. » Il conclut qu’il est impossible de répandre la peste individuellement, et qu’aucun prince n’a été mêlé à une telle entreprise. Il suppose pourtant que les Lombards l’ont fabriquée avec l’aide des démons pour mettre fin à la guerre qu’ils ne supportent plus. William G. Naphy estime que Borromée et ses contemporains ont tendance à « naturaliser » le crime supposé ; la contamination volontaire est certes diabolique, par sa noirceur extrême, mais sans être véritablement confondue avec un acte de sorcellerie, supposant un pacte avec le diable (op. cit., p. 181). Les positions les plus éclairées sur cette question sont à vrai dire remarquablement ambiguës (voir aussi infra, à propos de la pièce de B. Cinquanta, p. 550).

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effets concrets que les différents textes qui les racontent. Il envisage les écrits sur la peste, de Thucydide à Boccace, comme des œuvres d’art, propres à assurer l’immortalité à celui qui les raconte en même temps qu’à l’événement ; il entend bien s’inscrire dans cette prestigieuse lignée. Cependant, la dimension esthétique, chez Ripamonti, semble s’effacer au profit d’une valorisation du choc émotionnel provoqué par le spectacle morbide. Il avait déjà remarqué, dans son Histoire de Milan, combien la peste, « créatrice féconde d’horreur »4, pouvait fournir « une ample matière » à l’inspiration des artistes5. À la fin de La Peste de 1630, il compare son objet à la peinture d’un serpent repoussant6, contemplé avec « avidi4 L’esthétisation explicite des témoignages de la peste de 1630 est repérable dans plusieurs textes. On peut citer, par exemple, le Due Lettere l’una del Mascardi all Achillini, l’Altra dell’Achillini al Mascardi, sopra le presenti calamità (Bologne, Francesco Catanio, 1630), rééditées plusieurs fois. L’éditeur de l’édition romaine de 1631, Lodovico Grignani, estime, dans sa dédicace à la comtesse de Castiglione : « La protettione di V. S. Illustrissima renderà felici le calamità, frà le quali son nati, mentre l’ingenio de’ loro Autori hà saputo, rintracciando il diletto frà le stragi, apportar vaghezza alle miserie; e direi immortalità, se lo stile, che può loro darla, non venisse accompagnato dal desiderio d’estinguerle » (non paginé) ; « la protection de Votre très illustre Seigneurie rendra heureuse les calamités, au milieu desquelles [ces discours] sont nés, tandis que le génie de leurs auteurs a su trouver le plaisir au cœur des calamités, donner de la beauté aux malheurs. Je dirai même l’immortalité, si leur style, qui peut la leur conférer, n’était pas accompagné du désir d’en éteindre la mémoire. » Le cardinal Frédéric Borromée est lui-même convaincu que son témoignage appartient au registre des lettres, de l’érudition et de la culture (que recouvrent les « bonae litterae ») : « Sed quoniam interfui ego casibus istiis pestilentiaeque ipsi, quoniam res eiusmodi fuerunt, quae quotidie spectabantur, visum est coniicere ista in codicem hum ephemeridum litterarium, quo scilicet in codice nihil fere continetur quod non ad letterarum studia sive litteraria meditamenta pertineat » ; « Cependant, à partir du moment où je me suis trouvé personnellement mêlé à ces histoires et dans cette épidémie de peste, et en raison du caractère des événements auxquels j’assistais tous les jours, j’ai jugé opportun d’insérer de tels écrits dans ce receuil d’éphémérides lettrées, vu que dans celui-ci, presque rien n’a été conservé qui ne se réfère à des études ou à des considérations ayant trait aux bonnes lettres », De Pestilentia, op. cit., p. 26. Pour Borromée, cette classification repose sur le fait que les événements et les histoires qui les racontent sont « atroces, inouïes et extraordinaires » (« atrocia novaque et inusita sunt »). Voir aussi, sur cet aspect, Benedetto Cinquanta, infra, ch. VIII, p. 543. 5 Alcuni brani delle Storie patrie di Giuseppe Ripamonti [...], op. cit., p. 64. 6 Cette conception fait écho à un passage de la Poétique d’Aristote : « Nous prenons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme la forme des monstres les plus répugnants et des cadavres », (1448b 10-13, trad. B. Gernez). Cette phrase est abondamment commentée au XVIe et au XVIIe siècle (en particulier à propos de la représentation de la guerre, chez Heinsius par exemple). Mais, tan-

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té »7 par des spectateurs désireux de nouveauté et d’ébranlement sensoriel. Ce plaisir, associé à un trouble, n’est absolument pas subordonné à une intention exemplaire8. Ripamonti prête également à son œuvre une dimension de divertissement salutaire, dans une conception de la littérature comique comme thérapie qui n’est pas sans évoquer Boccace. Dans le second chapitre, le lecteur appréciera comment les épisodes comiques, qui mettent en scène des personnes faussement accusées de maléfices, visent à miner la crédibilité de la thèse d’une origine criminelle et démoniaque de la contagion, qui n’est jamais attaquée frontalement. L’intervention ponctuelle du témoignage à la première personne s’inscrit dans cette stratégie argumentative : le narrateur a vu les taches suspectes, mais n’en conclut rien ; il a vu l’occasionnel grossier fabriqué à Mayence d’après un récit anonyme dont l’extravagance est dénoncée par sa ressemblance avec une fiction (l’Odyssée d’Homère) ; il a vu, enfin, l’honorable vieillard lynché par la foule. Ces saynètes, ainsi que le récit ironique des aveux arrachés aux suspects par la torture, construisent de façon fragmentaire, à peine voilée, un point de vue sceptique : celui-ci (avec la pièce de théâtre de Benedetto Cinquanta9) contribue à faire de la peste de Milan un événement unique par la façon dont il est pris en charge par le discours.

dis que chez Aristote le plaisir que donne la mimèsis de la laideur est clairement articulé à une connaissance, Ripamonti privilégie l’ébranlement sensoriel. Il se montre également proche des conceptions esthétiques de Frédéric Borromée, qui loue les peintures d’insectes de Jan Brueghel de Velours, entré à son service en 1595. Pour le cardinal, la laideur de l’objet est sublimée par le peintre ; pour Ripamonti, le plaisir de l’horreur semble une fin en soi. Sur les conceptions esthétiques de Borromée, voir Pamela M. Jones, Federico Borromeo and the Ambrosiana: Art Patronage and Reform in Seventeenth-Century Milan, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; les écrits sur l’art de Borromée ont été publiés par Barbara Agosti, Della Pittura Sacra, libri II, Pise, Scuola Normale di Pisa, 1994. 7 Voir infra, texte italien p. 104, traduction française, p. 105. 8 À la toute fin de l’ouvrage, cependant, Ripamonti décrit une belle horreur édifiante, le corps décomposé de Charles Borromée exposé dans une arche précieuse offerte par le roi d’Espagne. Le ton du passage est ambigu : l’extase collective dégénère en rixe entre la foule des curieux et les lansquenets allemands. 9 Voir chapitre suivant.

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De peste quæ fuit anno MDCXXX libri V desumpti ex annalibus urbis Mediolani. Milan, Malatestas, 1641. La peste di Milano del 1630, V libri cavati dagli annali della citta, trad. F. Cusani, Milan [1841], Muggiani, 194510.

Libro I Scrittori sì nazionali che stranieri narrarono l’origine ed i primordi della città di Milano, e quanto in essa accadde poscia di memorabile per vizi e virtù cittadine, e pel volgere delle umane sorti. Noi pure imprendemmo, non ha molto, a trattare questa storia, esponendo in trenta libri molti avvenimenti degni di ricordanza. E in vero, dopo l’epoca romana, e quel Senato che governava il mondo, non fuvvi, a mio credere, repubblica o popolo alcuno che più del milanese offrisse esempi di beni e di mali, e un più continuo avvicendarsi di paci, di guerre e di studi civili. A Milano fiorirono, più che altrove, codesti studi, e gli scrittori qui volsero l’ingegno alla istruzione degli uomini. Tutte le quali cose io credo averle esposte nella citata mia storia. Ma ora che m’accingo a narrare le orrende stragi della peste, la città stremata dalle morti, e i diritti più sacri di natura violati, m’è d’uopo impetrare indulgenza dai lettori, i quali, nella loro politica gravità, forse spregeranno me ed il mio racconto al leggere codesta atroce e mesta storia simile a squallido deserto. Però non sia inutile rivolgervi la mente : gli uomini onesti, stanchi delle frodi e delle tristizie che deturpano i nostri annali, vedranno in questo racconto il gastigo dei vizi, e stimeranno adequatamente cose che loro danno sì gran pensiero, qualora vedano tante migliaia di uomini essere periti, pel loro alito avvelenato, tante famiglie rimaste senza eredi ; la metropoli fatta deserta, e insultata la gloria e la rinomanza del nome. Da ultimo, per mostrare quanto più sia fatale codesta rinomanza, di cui taluni cotanto insuperbiscono, e perchè viemeglio si conosca la fierezza della pestilenza, e da quali principi originata, grado a grado diventasse così desolatrice, io premetterò alcuni cenni sulla posizione e lo stato di Milano prima della catastrofe che per poco non la distrusse.

10 Nous avons pris le parti de proposer aux lecteurs la traduction italienne de F. Cusani du texte originellement en latin.

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La Peste de Milan de 1630, en cinq livres tirés des annales de la Ville

Livre I Plusieurs écrivains, tant italiens qu’étrangers, ont raconté l’origine et les débuts de la ville de Milan, et tous les faits mémorables qui par la suite y ont illustré le vice ou la vertu citadine ou l’accomplissement d’une destinée humaine. Nous-mêmes, nous avons entrepris depuis peu de faire l’histoire de cette ville, en relatant en trente livres de nombreux événements dignes de mémoire. Et en vérité, depuis l’époque romaine et le sénat qui gouvernait alors le monde, aucune république, à mon avis, ni aucun peuple n’a donné plus d’exemples de prospérité ou de malheur qu’à Milan, ni une telle suite ininterrompue de paix, de guerre et de nobles travaux. De tels ouvrages ont fleuri à Milan plus que nulle part ailleurs, mais aussi des écrivains ayant voué leur esprit à l’instruction des hommes. Je pense avoir montré tout cela dans l’ouvrage d’histoire que je viens de citer. Cependant, au moment où je m’apprête à retracer les horribles ravages de la peste, qui avaient laissé la ville exsangue, et la manière dont les droits les plus sacrés de la nature avaient été violés, il me faut demander l’indulgence du lecteur. Celui-ci, considérant les choses de la politique avec gravité, me méprisera peut-être, ainsi que mon récit, lorsqu’il lira cette histoire atroce et aussi triste qu’un morne désert. Ce n’est pas sans profit, toutefois, que l’esprit s’y arrêtera : les gens honnêtes, las des fraudes et des perfidies qui entachent nos annales, verront dans ces pages le vice puni ; en outre, ils pourront juger à leur juste valeur les choses qui leur donnent tant de soucis, lorsqu’ils verront des hommes périr par milliers à cause de leur haleine empoisonnée, tant de familles restées sans héritier, la métropole dépeuplée, sa gloire et son prestige rabaissés. Et pour montrer combien est fatale cette renommée dont certains se vantent tant et pour mieux connaître la violence de l’épidémie, les causes de son apparition et la montée de sa puissance dévastatrice, je donnerai d’abord quelques indications sur la position géographique de Milan et la situation de la ville à la veille de la catastrophe qui a failli l’anéantir.

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Libro II I. A molti era entrata nell’animo la persuasione che la peste fosse seminata e diffusa per frode dei principi congiurati, affine d’invadere la città e il territorio di Milano con buon esito, dopo che invano l’aveano tentato altrimenti. Devastate così, e rese dappertutto squallide le campagne per mancanza d’agricoltori, nè più essendovi chi impugnasse le armi, avrebbe chiunque potuto occupare il nostro paese inerme e deserto. Re potenti, e ministri loro, si accusavano autori di sì disperato consiglio, e il publico, nell’impeto della sua disperazione ingiuriava altresì coloro che forse commiseravano altamente i nostri guai. Nè faccia meraviglia se in tal guisa agivano i cittadini, incriminando lontani ed estranei, poichè nutrendo eguali sospetti, si diffamavano a vicenda gli uni gli altri. La quale agitazione degli animi, non meno fatale delle strage della peste, dobbiamo attribuirla agli imperscrutabili decreti della Provvidenza. E tanto crebbe la cosa, sia per calamità e miseria, sia per superbia e pazzia, che ogni giorno si punivano gli Untori in città, mentre al tempo stesso nel Lazzaretto, simile ad una pubblica sepoltura, i sospetti egli indizi del loro delitto sussistevano e in una svanivano. Mirabile a dirsi ! si trovarono nel Lazzaretto alcuni con indosso cassettine, ampolle e tutti gli altri utensili del delitto. Confessarono, e non ricredutisi sotto il cruccio della tortura, vennero tradotti al patibolo. Ma ivi nelle mani del carnefice, che già avea loro posto al collo il laccio, protestarono d’essere innocenti, gridando al popolo che morivano volontieri per altri misfatti da loro commessi, ma che giammai avevano praticata l’arte di ungere, ignari di qualunque veneficio e incantesimo. Tale era l’infamia degli uomini, ovvero la malvagità ed il livore del demonio. Per tal modo sempre più si confondevano gli indizi, e gli animi dei giudici rimanevano perplessi. Il primo e fondatissimo sospetto degli unguenti sparsi dall’umana malizia per creare od alimentare la peste, nacque allorchè fu visto in tutta la lunghezza della città le pareti delle case a destra ed a sinistra contaminate qua e là di grandi macchie. Ciò accadde il 22 aprile allo spuntare del giorno, che era sereno, cosicchè ognuno vedea chiaramente co’ propri occhi tali macchie. Alcuni che uscivano pei loro affari sull’albeggiare le videro ; poi altri che eccitarono i passanti ad esaminarle, finchè cresciuta la curiosità v’accorse il popolo in folla. Erano codeste macchie sparse e sgocciolanti in diverse guise, come se alcuno avesse imbevuta una spugna di marcia,

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Livre II I. Beaucoup avaient l’intime conviction que la peste avait été répandue de façon criminelle par les princes conjurés pour réussir enfin à envahir la ville de Milan et sa région, après avoir échoué à le faire par d’autres moyens. Les campagnes, ainsi dévastées, étaient devenues un lieu de désolation depuis la disparition de leurs agriculteurs ; et comme il n’y avait plus personne pour porter les armes, n’importe qui aurait pu occuper notre pays désert et sans défense. On accusait des rois puissants et leurs ministres d’être les auteurs d’un projet si perfide, et le public, emporté par son désespoir, injuriait ceux qui peut-être plaignaient beaucoup nos malheurs. On ne doit pas s’étonner de voir les habitants se comporter ainsi et mettre en cause de lointains étrangers, puisqu’ils concevaient les mêmes soupçons sur leurs concitoyens et se diffamaient entre eux. Ce trouble des esprits, non moins fatal que les ravages de la peste, nous devons l’attribuer aux décrets impénétrables de la providence. Tout cela prit de telles proportions, soit effet de la calamité et de la détresse, soit orgueil et folie, qu’on punissait chaque jour des semeurs de peste dans la ville, alors qu’au même moment au lazaret, semblable à une fosse commune, des suspects et des indices de leur crime existaient encore et disparaissaient à la fois. Chose surprenante, il y avait au lazaret des individus qui étaient en possession de cassettes, de fioles et de tous les instruments du crime. Ils avouèrent et, ne s’étant pas rétractés lorsqu’on les mit à la torture, ils furent conduits à l’échafaud. Mais là, entre les mains du bourreau, qui leur avait déjà passé la corde au cou, ils se mirent à protester de leur innocence, criant au peuple qu’ils voulaient bien mourir pour d’autres méfaits qu’ils avaient commis, mais que jamais ils n’avaient pratiqué l’art des onguents, ignorant tout des poisons et de la sorcellerie. Telle était l’infamie des hommes, ou plutôt la noirceur et la hargne du démon. De sorte que les indices se brouillaient de plus en plus et que la perplexité des juges augmentait. On a, pour la première fois, légitimement soupçonné l’existence d’onguents répandus par la malice humaine pour transmettre la peste ou l’alimenter, lorsqu’on a vu d’un bout à l’autre de la ville les murs des maisons, à droite et à gauche, maculés en divers endroits de larges taches. C’était le 22 avril, au lever du jour ; il faisait beau, de sorte que chacun pouvait voir distinctement ces taches de ses propres yeux. À l’aube, les gens qui vaquaient à leurs occupations les aperçurent ; puis d’autres attirèrent sur elles l’attention des passants ; et bientôt, la curiosité croissant, le peuple y accourut en foule. Ces taches éparses dégouttaient plus ou moins, comme si quelqu’un avait imbibé une éponge de

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appiccicandola alle pareti. Anche le porte delle case e gli usci qua e là scorgevansi bruttate da quell’aspersione. Funesto delitto di recente commesso quasi per insultare il popolo, e che io pure andai a vedere. Inorridirono i circostanti, ma, giusta il consueto, presto le ebbero dimenticate ; se non che crescendo il male e le stragi quotidiane, tornarono loro più vivamente al pensiero le vedute macchie. Ogni dì si andava narrando essersi trovati oggetti unti e bisunti, ed avere in un subito contratta la peste coloro che li toccarono. Diffusa tale credenza, si ritenne che venissero unte altresì le persone, cosicchè nel gran numero dei morti pochi si credeva non fossero stati in tal guisa infetti ; sia perchè unti all’insaputa loro, sia pel contatto avuto con altre persone già contaminate con quel veleno, sia finalmente per aver tocco legni, muri, o checchè altro serve ad uso giornaliero. In breve la pubblica credenza s’accrebbe a tale, che non solo i ferri, i legni, e simili oggetti, ma le contrade medesime della città e l’aere si temevano infettati dagli untori. E siccome correva quella stagione dell’anno in cui il frumento ammucchiasi, secondo l’usanza, sulle aie e nei campi, il timore persuase fosse appestato anch’esso. La pubblica voce aggiungeva avervi parte gli incantesimi, e che i demoni erano congiunti cogli uomini per desolare Milano e il suo territorio.

II. D’un terribile e falso rumore divulgato in Milano ed all’estero. Non ignoro che a taluni sembreranno esagerate le cose che narrai e quelle che mi rimangono a dire ; ed io suppongo altresì favoloso quanto a que’ giorni venne divulgato e creduto tra simili vaneggiamenti degli uomini o esempi di calamità. Fu adunque in Milano comune la credenza, non isventata come assurda nemmeno dagli uomini di senno, tenere i demoni sicure stanze in essa città, nelle quali avevano stabilito l’emporio delle loro arti per dispensare gli unguenti. Molti osavano indicare il quartiere dove erano situate quelle case, nominandone perfino i proprietari. Finalmente citavasi a nome, e s’indicava a dito un tale che faceva il seguente racconto. Essendo un giorno fermato a caso sulla piazza del Duomo, vide venire un cocchio tirato da sei cavalli bianchi, nel quale, scortato da numeroso seguito, sedeva un uomo con aspetto da principe, ma con fronte infocata, occhio fiammeggiante, irti capegli, labbro minaccioso, e con una fisonomia che mai

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sanie et en avait poissé les murs. On voyait même, çà et là, les portails et les portes des maisons souillées de ce badigeon. Je suis allé voir moi aussi ce crime funeste qui venait d’être perpétré comme pour insulter le peuple. Les gens du voisinage furent horrifiés mais, comme d’habitude, l’eurent bientôt oublié ; cependant, le mal et ses victimes quotidiennes, qui ne cessaient d’augmenter, leur firent revenir vivement à l’esprit les taches qu’ils avaient vues. On racontait tous les jours que des objets bel et bien enduits de cet onguent avaient été découverts et que ceux qui les avaient touchés avaient aussitôt attrapé la peste. Lorsque cette croyance se fut répandue, on en vint à penser que les personnes pouvaient en être enduites elles aussi, pour finalement arriver à la conclusion que les nombreuses victimes, à part quelques exceptions, avaient toutes été infectées de cette manière : soit en ayant été enduites à leur insu, soit par le contact avec des personnes contaminées par ce poison, soit enfin pour avoir touché du bois, un mur ou n’importe quel objet d’usage quotidien. Bref, cette croyance se renforça tellement dans le public que l’on se mit à craindre que les semeurs de peste n’eussent infecté non seulement des objets de fer ou de bois et d’autres semblables, mais les rues et l’air eux-mêmes. Et puisque c’était la saison où l’on a coutume d’entasser le blé, selon l’usage, sur les aires et dans les champs, la crainte amena la conviction qu’il était aussi pestiféré. La rumeur publique ajoutait que la sorcellerie y avait eu sa part et que les démons s’étaient associés aux hommes pour porter la désolation dans Milan et sur son territoire. II. Une terrible rumeur répandue faussement à Milan et à l’étranger. Je n’ignore pas que certains trouveront bien exagérés les faits que je viens de rapporter et ceux qui me restent à exposer ; quant à moi, je suppose tout aussi fantaisistes les bruits qui furent répandus et qui passèrent pour vrais à cette époque, concernant de semblables divagations ou des exemples de calamité. Les Milanais ont donc cru communément – et les hommes de bon sens eux-mêmes n’ont pas démenti cette absurdité – que les démons disposaient dans leur ville de lieux sûrs, où ils avaient établi leurs centres de distribution des onguents. Beaucoup n’hésitaient pas à indiquer le quartier où étaient situées ces maisons, allant même jusqu’à en nommer les propriétaires. Enfin, on citait un nom et l’on désignait du doigt un homme qui faisait le récit suivant. Un jour où il s’était arrêté par hasard sur la place de la cathédrale, il vit arriver un carrosse, tiré par six chevaux blancs, où était assis un homme accom-

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egli non aveva veduta l’eguale. Mentr’ei stava guardando a bocca aperta lo strano personaggio, il cocchiere, tirate le briglie a sè, arrestò la carrozza, e gli disse di salire e andar con loro. Avendo annuito per cortesia, lo condussero alquanto in giro per la città, finchè giunti dinanzi la porta di una certa casa, scese e v’entrò insieme coi forastieri. Quella casa, continuava il narratore, gli parve somigliantissima a colui che l’aveva fatto montare in carrozza, e i cui ordini osservò che là venivano da tutti ubbiditi. La descrizione della medesima, si può dire eguale a quella che fa Omero, immaginando nella Odissea l’antro di Circe. Orrori congiunti a maestà, un non so che di ameno e di terribile : qua fulgori e luce, là tenebre e notte artificiale ; dove larve sedute in giro quasi a consesso, dove vasti deserti, sale, boschi, giardini, e dall’orlo di nereggianti scogli acque cadenti con gran fracasso nel sottoposto bacino. Altri portenti meravigliosi aggiungeva il nostro narratore, i quali, esaminati sul serio, divengono insulsi e ridicoli. Da ultimo conchiudeva che in quella casa gli furono mostrati immensi tesori, e scrigni pieni di denaro, colla promessa che ne avrebbe la sua parte, e di più quanto mai potesse desiderare, purchè, giurando in nome del principe, coadiuvasse a quanto si doveva fare. Ove gli offerti patti accettasse, desse il segnale del consenso, alzando il dito, facendo un giro sulla persona e piegando il ginocchio a terra. Il che avendo egli ricusato di fare, repentinamente si trovò trasportato sulla piazza del Duomo dov’era salito in cocchio. In simil guisa impastoiava colui la sua favola, che molti ritennero desunta da un fatto riferito nell’antica storia. Credettero i Milanesi, credettero gli esteri, ed i librai di Germania trassero partito da quella fola per guadagnar denaro, alle spalle della curiosità pubblica, vendendo una stampa rappresentante il supposto mirabile avvenimento. Ho veduto io stesso frammenti di un disegno in carta eseguito in Germania, sul quale scorgesi il demonio sopra un alto cocchio, e con sotto un’iscrizione in lingua tedesca, in cui è detto qualmente l’apparizione di lui illudesse i Milanesi. Ho veduto altresì lettere scritte dall’arcivescovo di Magonza al cardinale nostro, richiedendo lo informasse sulla veracità dei maravigliosi avvenimenti che la fama divulgava accaduti tra il suo popolo. Gli venne rescritto che nessun cocchio infernale, spettro nessuno erasi veduto in Milano. Così le estranee genti non davano piena credenza a tali fole, perchè vivendo da noi lontani, poco interesse vi prendevano, fra noi invece il malore cres-

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pagné d’une suite nombreuse ; son aspect était celui d’un prince mais, avec cela, un visage enflammé, des yeux flamboyants, des cheveux hérissés, la lèvre menaçante et une physionomie telle qu’il n’en avait jamais vue. Tandis qu’il regardait bouche bée l’étrange personnage, le cocher tira sur les rênes pour arrêter la voiture, lui disant de monter et de venir avec eux. Ayant acquiescé par politesse, on lui fit faire dans la ville un circuit qui le mena jusqu’à la porte d’une certaine maison ; il descendit alors et y pénétra en compagnie des étrangers. Cette maison, poursuivait le narrateur, était en parfaite harmonie avec celui qui l’avait fait monter dans sa voiture et qui, notait-il, y était obéi de tous. On peut dire que la description qu’il donne de celle-ci est identique à celle de l’antre de Circé, imaginée par Homère dans l’Odyssée. L’horreur alliée à la majesté, un je ne sais quoi de séduisant et de terrifiant : ici la lumière traversée d’éclairs, là les ténèbres d’une nuit artificielle ; ailleurs, des spectres assis en cercle comme dans une assemblée, de vastes déserts, des salles, des bois, des jardins et des eaux débordant de rochers noirs et tombant avec fracas dans un bassin. Notre narrateur décrivait d’autres prodiges étonnants qui, examinés sérieusement, se révèlent des inepties ridicules. Il ajoutait pour finir qu’on lui montra dans la maison d’immenses trésors et des cassettes pleines d’argent, en lui promettant qu’il en aurait sa part, et plus qu’il n’en pourrait jamais désirer, à condition de jurer par ce prince de prêter la main à ce qu’il faudrait faire. Dans le cas où il accepterait l’offre qui lui était faite, il devait montrer son assentiment en levant un doigt et en faisant un tour sur lui-même, puis en mettant un genou à terre. Ayant refusé, il se retrouva à l’instant même sur la place de la cathédrale, à l’endroit où il était monté dans le carrosse. Voilà la fable qu’il avait bricolée en s’inspirant, c’était l’opinion de beaucoup, d’un fait rapporté dans l’histoire antique. Les Milanais y crurent, de même que les étrangers, si bien que les libraires allemands, tirant parti de ce large public pour gagner de l’argent à ses dépens, mirent en vente un imprimé représentant cet événement prétendument prodigieux. J’ai vu de mes yeux des fragments d’un dessin sur papier exécuté en Allemagne, où l’on distingue le diable dans un carrosse haut sur roues et, au-dessous, une inscription en langue allemande qui dit comment les Milanais avaient eu l’illusion de cette apparition. J’ai lu aussi des lettres de l’archevêque de Magonza qui s’enquérait, auprès du cardinal de notre ville, de la véracité des bruits qui couraient, concernant des événements extraordinaires survenus parmi ses fidèles. Il lui fut répondu qu’on n’avait vu à Milan ni carrosse infernal ni le moindre spectre. Aussi les étrangers ne croyaient-ils guère à ces bali-

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cente ogni dì sotto gli occhi, e nell’ime viscere, rendeva vieppiù credibili tutti i racconti quanto più erano truci e stravaganti. Dappoichè adunque il timore che gettasi prontamente ad ogni stolta credenza ebbe persuaso avere le frodi e le malvagità degli uomini, compagni all’opera i demoni, ed esistere in Milano un’officina per ispargere il contagio, nacque quella noncuranza che suole venir compagna della disperazione. I primari cittadini, incapaci di trovar rimedi e purgare la città, vedute le tante stragi della peste, andavano tra loro commentando con sottigliezze le dicerie del volgo ignorante, e indagavano da qual principe o re straniero avesse potuto chiamare l’inferno in aiuto, e far ministri i demoni della sua malevolenza contro noi. Codesta era la insana investigazione, nè ritengo che mai riuscissero a scoprire l’autore del misfatto, stantechè non ne esisteva per avventura alcuno. Mentre la tabe, i cadaveri a mucchi e i moribondi qua e là giacenti facevano inorridire, ed i morti commisti ai vivi tramutavano questa città in un solo sepolcro ed in un rogo, la pubblica calamità diveniva vieppiù orrenda per gli odi intestini, l’esacerbazione degli animi e il mostruoso sospetto che taluni, corrotti e compri dai demoni, a prezzo d’oro attendessero a disseminare la pestilenza. I congiunti medesimi e gli amici si schivavano ; nè paventavasi solo il vicino e l’ospite come pericoloso, ma i genitori, il figlio, il fratello, il marito e la moglie, cui ne uniscono i vincoli dell’affetto. Orribile e vergognoso a dirsi ! la mensa, il talamo geniale, e checchè altro v’ha di santo per diritto di natura e dalle genti, incuteva terrore, come se ivi appunto s’appiattasse e si effondesse il morbo. Trepidanti e con piè sospeso giravano i cittadini le strade, sopraffatti dalla tema de’ pestiferi unguenti.

III. Del Piazza, del Mora, del Baruello, e d’altri untori. Io non credo cadere nell’assurdo introducendo in questo tragico racconto anche i rei degli unguenti e dei malefici, affinchè, siccome tra i ferri innanzi ai giudici o tra i tormenti offrirono uno spettacolo tetro e in un curioso, così sieno in oggi spettacolo ai leggitori, ed essi, e le risposte loro, e ciò che fecero, o vennero convinti d’aver eseguito. Un certo

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vernes ; car, vivant loin de nous, ils ne s’y intéressaient guère ; alors que chez nous la maladie, qui s’aggravait de jour en jour sous nos yeux et au fond de nos entrailles, rendait d’autant plus vraisemblables les récits les plus sinistres et les plus extravagants. Quand la crainte, qui ne tarde pas à s’emparer de toute sotte croyance, eut persuadé chacun que des démons avaient prêté leur concours aux tromperies et aux perfidies des hommes et qu’il existait à Milan une officine pour répandre la contagion, alors naquit l’incurie qui accompagne d’ordinaire le désespoir. Les principaux citoyens, incapables de trouver des remèdes pour assainir la ville, et voyant les nombreuses victimes de la peste, faisaient entre eux de subtils commentaires sur les racontars de la populace ignorante et cherchaient à savoir quel prince ou quel roi étranger avait pu demander l’aide de l’enfer et charger les démons d’accomplir ses desseins malveillant à notre égard. Telle était leur quête insensée, et je doute fort qu’ils aient jamais réussi à découvrir l’auteur du méfait, étant donné qu’il n’y en avait en réalité aucun. La putréfaction, les monceaux de cadavres et les moribonds gisant çà et là remplissaient chacun d’horreur, les morts mêlés aux vivants faisaient de la ville un tombeau et un bûcher immenses ; mais, dans le même temps, l’horreur de cette calamité publique était accentuée par les haines privées, par l’exaspération des âmes et par l’idée monstrueuse qu’il y avait des individus, corrompus et achetés à prix d’or par les démons, qui s’employaient à disséminer la peste. Les parents eux-mêmes s’évitaient, ainsi que les amis ; on ne craignait pas seulement le voisin ou l’hôte, mais ceux à qui nous unissent les liens de l’affection : le père et la mère, les enfants, le frère, le mari ou l’épouse. Fait honteux, horrible à dire : la table commune, la couche nuptiale, et tout ce qu’il y a de saint selon le droit naturel et celui des gens, inspiraient de la terreur, comme si c’était là précisément que le mal était tapi, prêt à se répandre. Les citoyens circulaient dans les rues en tremblant, sur la pointe des pieds, accablés par la peur des onguents infectés de peste. III. Piazza, Mora, Baruello et autres semeurs de peste. Je ne crois pas agir de manière inconséquente en introduisant aussi dans ce récit tragique les méfaits des semeurs de peste ou des sorciers. De même, en effet, qu’ils offrirent un spectacle sinistre et curieux à la fois, lorsque, chargés de fers, ils se tenaient devant les juges, ou qu’on les torturait, de même seront-ils aujourd’hui offerts en spectacle aux lecteurs, ainsi que leurs répon-

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Piazza, capo di tutti gli untori, fu messo in carcere : alcune donne, chiamate ad esame, dissero averlo veduto dalle loro finestre imbrattare con unguenti i muri. E sì bene concordarono nelle risposte, descrivendo la fisonomia e gli abiti del Piazza, che, riconosciuto dai magistrati, fu tradotto in carcere. Era egli uno degli ufficiali incaricati di girare giornalmente per le case, e notare in un elenco i nomi dei malati : gli era stato destinato il quartiere della città detto di Porta Ticinese. Arguivasi che incominciando dallo sbocco della Vedra de’ Cittadini avesse unto tutte le vicine case, gli angoli, i vicoli, le contrade, le chiese ed i palazzi dei nobili. Il capitano di Giustizia, per ordine del Senato, lo fece tradurre in carcere il sabato 22 giugno. Era il Piazza un furfantaccio d’alta statura, scarmo, di barba rossigna, capelli castagni, portava calzoni e stivaletti stracciati, ed un corpetto di panno nero ; un cappello a falde cascanti gli copriva la testa e la faccia. Interrogato, dopo i consueti preliminari solenni del foro, se avesse udito dire che si erano trovate in Porta Ticinese molte pareti stropicciate d’unguento, negò, dichiarando essere al tutto inscio di ciò. Si misero i giudici a redarguirlo ed a convincerlo, giacchè, sendo ormai la cosa nota e divulgata in tutta la città, non era verosimile che egli, incaricato di visitare le case in Porta Ticinese, nulla ne sapesse, e fosse l’unico che ignorava una faccenda sì conosciuta e sì pericolosa per tutti. Le interrogazioni e le risposte si smarrirono in ambiguità, perocchè il malizioso co’ suoi sutterfugi lottava per sottrarsi al sapere ed alla prudenza de’ giudici. Posto sull’eculeo, e sospeso alla corda, fu tormentato più del consueto con tutte le carneficine della tortura per le sue contraddizioni, dalle quali emerse il delitto, che egli persisteva a negare. Pure, anche in mezzo ai tormenti, negava con risposte sempre intralciate, le quali davano campo a maggiori sospetti, laonde fu più volte sottoposto alla prova. Il quarto giorno, insistendo egli pur sempre sulla negativa, i giudici, dopo avergli indarno fatte squassare le membra, lo fecero per stanchezza, anzichè per clemenza, calare. Allentate le corde che gli annodavano le braccia, stava per essere sciolto, e, senza rimettere a luogo le ossa slogate, ricondotto nella sua prigione, allorquando, contro l’aspettativa d’ognuno : – Un barbiere, gridò, mi diede gli unguenti !

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ses et leurs agissements, ou ceux dont ils furent convaincus d’être les auteurs. On mit en prison un certain Piazza, chef de tous les semeurs de peste : des femmes, appelées à témoigner, avaient déclaré qu’elles l’avaient vu de leur fenêtre barbouiller les murs avec des onguents. Et leurs réponses furent si concordantes lorsqu’elles décrivirent la physionomie et les vêtements de Piazza qu’il fut reconnu par les magistrats et jeté en prison. C’était un des huissiers chargés d’aller tous les jours de maison en maison pour relever les noms des malades ; on lui avait attribué le quartier de la Porta Ticinese. On le soupçonnait d’avoir souillé, à partir du débouché de la Vedra de’ Cittadini, toutes les maisons voisines, l’angle des bâtiments, les ruelles, les rues, les églises et les palais des nobles. Le capitaine de justice le fit emprisonner, par ordre du sénat, le samedi 22 juin. Ce Piazza était une canaille de haute stature, maigre, la barbe roussâtre, les cheveux châtains, portant un pantalon et des bottines trouées, et un gilet de tissu noir ; un chapeau à bords tombants lui dissimulait le visage. Pendant l’interrogatoire qui suivit les préliminaires solennels qui sont d’usage au tribunal, lorsqu’on lui demanda s’il avait entendu dire que beaucoup de murs, à la Porta Ticinese, avaient été barbouillés d’onguent, il le nia et déclara ne pas avoir eu connaissance de ce fait. Les juges se mirent alors à le réprimander et lui prouvèrent que, la chose étant sue de toute la ville, il n’était pas vraisemblable que lui, qui était chargé d’inspecter les maisons de la Porta Ticinese, n’en eût rien su et fût le seul à ignorer un fait si dangereux et connu de tout un chacun. Les questions et les réponses n’aboutissaient à rien, car le fourbe usait de subterfuges pour se dérober au savoir et à la sagesse des juges. Mis sur le chevalet et suspendu à la corde, il fut tourmenté plus que d’usage, à cause de ses contradictions, avec toutes les cruautés de la torture ; et cela fit apparaître le crime qu’il persistait à nier. Pourtant, même au milieu des tourments, il niait en faisant toujours des réponses embarrassées qui éveillaient des soupçons encore plus grands, si bien qu’on le soumit plusieurs fois à la question. Le quatrième jour, comme il s’obstinait à nier, les juges, après avoir fait secouer violemment ses membres, sans résultat, le firent descendre par lassitude autant que par pitié. On avait desserré les cordes qui liaient ses bras et on allait le détacher, sans remettre en place ses os disloqués, pour le reconduire dans sa cellule, lorsque, contre toute attente, il cria : « C’est un barbier qui m’a donné les onguents ! »

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I giudici, raccolta avidamente questa spontanea confessione, che sembrava palesare l’origine del delitto e della pubblica salvezza ad un tempo, cominciarono ad esaminarlo con gran diligenza sui particolari. Nè finirono prima d’aver indagato chi fosse il barbiere, in qual giorno e luogo, ed a che patti avesse il medesimo somministrato l’unguento. Diceva il Piazza avergli il barbiere insieme coll’unguento dato un ampollino con certa acqua, la quale, bevendola, possedeva la virtù d’impedire, per occulta forza, che uno confessasse. E gridava non poter egli in conseguenza palesare cosa alcuna finchè i giudici lo tenevano sospeso alla corda : e quando veniva calato a basso, e rientrava in sè, ricuperando il senno, offuscato da quel beveraggio, non solo abborriva di confessare il delitto, ma gli usciva anche di memoria chi fosse il reo. Ciò detto, spiegava il modo tenuto per ungere, quanto denaro gli esibì il barbiere se avesse lavorato con zelo e fedeltà ; però fino allora era rimasto colla speranza, non avendo ancora toccato denaro. Il barbiere, accusato dal Piazza come autore e complice degli unti, aveva nome Giacomo Mora, abitava alla Vedra dei Cittadini, ed aveva casa e bottega, laddove oggidì sulle ruine di essa casa sorge la Colonna Infame, monumento del commesso delitto, siccome si legge nell’ appostavi iscrizione. Il giudice, udito che ebbe quanto il Piazza affermava con giuramento, recossi colla sua squadriglia all’officina del delitto, credendo cogliere sul fatto il nemico della pubblica salute. Entrati, trovarono il Mora occupato ad un fornello con ampolle : anche il camino ardeva, perch’egli distillava acque in diverse maniere ; piena la casa d’utensili per accendere il fuoco e di caldaie. Gli scrivani, i birri, lo stesso giudice, susurrando tra loro profferirono che quella era l’officina degli unguenti. Il barbiere, a tutta prima imperterrito, disse che quelle acque erano medicinali e spiegò per qual uso le componesse o le mescolasse. Indicava specialmente un rimedio contro i contagi, chiedendo scusa d’averlo composto senza licenza della pubblica autorità, mosso dal desiderio di salvare dal generale flagello almeno i congiunti e gli amici, ai quali era sua intenzione dare esso medicamento. Le sue parole furono udite in mezzo al fremito eccitato dai sospetti e dall’ ira. Gli uffiziali si misero a perscrutare la casa, e postala in un momento tutta sossopra, ricominciarono più adagio a frugare, finchè ordinatamente ebbero presa nota dei vasi, degli orciuoli, barattoli, trepiedi, caldaie, e di quant’altri utensili, atti a nuocere, rinvenivano in quell’infelice abitazione.

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Les juges ayant écouté avidement cette confession spontanée qui semblait à la fois fournir l’origine du crime et laisser espérer le salut public, commencèrent à l’interroger avec empressement sur les détails. Ils ne s’arrêtèrent pas avant d’avoir déterminé qui était le barbier, et le jour et le lieu où celui-ci lui avait donné l’onguent et à quelle condition. Piazza disait que le barbier lui avait donné, outre l’onguent, une burette contenant un liquide qui avait la vertu d’empêcher, par son pouvoir occulte, celui qui en buvait d’avouer. Tant que les juges le tenaient suspendu à la corde, criait-il, il ne pouvait rien révéler et, dès qu’on le redescendait et qu’il revenait à lui, il retrouvait la raison ; alors, les idées brouillées par ce breuvage, non seulement il se refusait avec horreur à avouer son crime, mais il ne se rappelait plus qui était le coupable. Cela dit, il s’était mis à expliquer la manière de procéder pour appliquer l’onguent, combien d’argent lui avait montré le barbier pour travailler avec zèle et exactitude ; cependant, ajoutait-il, il n’avait eu jusque là que cette promesse, n’ayant pas encore reçu d’argent. Le barbier, accusé par Piazza d’être l’auteur du projet et le complice des semeurs de peste, s’appelait Giacomo Mora, il habitait à la Vedra dei Cittadini, où il avait une maison et une boutique. Sur les ruines de celle-ci, s’élève aujourd’hui la Colonne d’infamie commémorant, comme on peut le lire dans l’inscription qui y est gravée, le crime qui fut commis en ce lieu. Lorsque le juge eut entendu ce que Piazza affirmait sous serment, il se rendit avec son escouade à l’officine où avait lieu le crime, croyant prendre sur le fait l’ennemi de la santé publique. En entrant, ils trouvèrent Mora travaillant à son fourneau avec des fioles ; le feu brûlait aussi dans la cheminée parce qu’il était en train de distiller divers liquides ; la maison était pleine de chaudrons et d’ustensiles servant à faire du feu. Les greffiers, les sbires et le juge lui-même disaient entre eux en chuchotant que c’était bien l’officine des semeurs de peste. Le barbier, impassible au début, déclara que ces liquides étaient des médicaments et expliqua pour quel usage il les préparait ou les mélangeait. Il montra en particulier un remède contre la contagion, en demandant qu’on l’excuse de l’avoir préparé sans l’autorisation de l’autorité publique, poussé qu’il était par le désir de sauver du fléau universel au moins ses parents et amis, auxquels il avait l’intention de donner ce médicament. Ses paroles furent accueillies par des airs soupçonneux et des frémissements de colère. Les officiers se mirent à inspecter la maison et, après l’avoir bientôt mise sens dessus dessous, recommencèrent à fouiller plus lentement, notant métho-

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Più d’ogni altro irritò gli animi una cosa forse per sè innocua, e scoperta a caso, comechè sudicia, e che dava maggior adito a sospettare di quello che cercavasi. Trovarono due caldaie di rame piene di liscio marcio e vecchio, aventi sul fondo un sedimento sporco, tenace come vischio, color di cenere, e che puzzava come gli umani escrementi. Ispezionato e analizzato codesto sedimento dai medici, i quali per abitudine non hanno a schifo siffatte immondezze, non rimase dubbio che tale materia servisse a preparare veleni. Furono trascinati in prigione il barbiere, la moglie, i figli, i parenti di lui, i garzoni di bottega, e coloro che venivano ad impararvi il mestiere. L’infelice ed imprudente padre, accusato di sì infame delitto, persisteva, in mezzo ai tormenti, a negare, giusta la usanza dei malfattori. Allorchè il tormento vinceva, egli implorava alcun sollievo, dando lusinga che scoprirebbe il vero, e alcuna cosa andava dicendo che aveva del verosimile ; ma tosto si ritrattava, accusando la violenza degli spasimi che suo malgrado gli avevano strappata la parola dal labbro. Ritormentavasi più aspramente, ed egli di nuovo, per aver tregua, rispondeva a beneplacito de’ giudici, poi subito si contraddiva. Si fece venire il Piazza, accusatore e complice suo ; messi al confronto, altercarono fra loro i due rei, ma con notabile differenza. Il Piazza volgevasi con parole familiari ed amare al Mora ; e questi negava d’averlo mai conosciuto neppure : s’ingiuriavano l’un l’altro. Il Piazza rimproverava al barbiere l’infame delitto, le stolte sue speranze, e il fine cui si trovavano ridotti ; l’altro gridava, invocando la vendetta di Dio contro la calunnia e le insidie che qualunque malevolo può tendere ad un innocente. Sottoposto di nuovo alla tortura, il Mora continuò nell’alterno confessare e ricredersi, fintantochè, smarrito d’animo, quasi gloriandosi del misfatto, palesò fedelmente l’origine delle unzioni, l’arte adoperata, il progetto di distruggere la città, quanto aveva apparecchiato nei singoli barattoli, e quai luoghi fossero di già contaminati ed unti. Mentre ferveva il processo del Mora, e facevansi indagini, si scoprirono altri indizi e novelli untori, gente da bettola e da lupanare, e tutti usciti da quell’officina, nomi degni di forca e di rogo : un Migliavacca, un Baruello, un Bertone. Mandata per essi la sbirraglia, furono tradotti dinanzi ai giudici, e con poca fatica confessarono il delitto, come s’erano trovati e che avessero operato in quella iniqua congrega. Sorse una voce che fece abbrividire i giudici stessi d’orrore, senza che osassero parlare, come accade lorquando gli uomini neppur ardiscono palesare i propri mali. L’untore Baruello, fra le sue

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diquement les vases, flacons, bocaux, trépieds, chaudrons et tous les ustensiles propres à nuire que l’on découvrait dans cette malheureuse habitation. Ce qui irrita les esprits plus que tout autre chose, ce fut une découverte faite par hasard et peut-être inoffensive en soi, quoique malpropre, qui faisait soupçonner davantage ce que l’on recherchait. Ils trouvèrent deux chaudrons de cuivre remplis d’une pommade ancienne et pourrie, au fond desquels se trouvait un dépôt sale, collant comme de la glu et couleur de cendre, qui puait comme les excréments humains. Après inspection et analyse de ce dépôt par des médecins, lesquels ne sont pas dégoûtés par ces ordures dont ils ont l’habitude, il n’y eut plus aucun doute que cette substance servait à préparer des poisons. Le barbier, sa femme, ses enfants et ses parents, les garçons de boutique et les apprentis furent tous emmenés en prison. Accusé d’un crime si odieux, le malheureux père persistait inconsidérément à nier, malgré les tourments, selon l’usage des malfaiteurs. Lorsqu’il était vaincu par la souffrance, il implorait qu’on le soulage, promettant qu’il allait dévoiler la vérité, et disait effectivement des choses qui avaient quelque vraisemblance. Cependant, il se rétractait aussitôt, accusant la douleur de lui avoir arraché par sa violence les mots de la bouche. On le torturait alors plus durement et il donnait de nouveau, pour avoir un peu de répit, une réponse qui satisfaisait les juges, puis la démentait immédiatement. On amena Piazza, son accusateur et complice. Confrontés, les deux coupables se querellèrent, mais en se comportant de manière nettement différente. Ils s’injuriaient l’un l’autre, mais Piazza s’adressait familièrement à Mora avec des mots amers alors que celui-ci niait l’avoir jamais rencontré. Piazza reprochait au barbier son crime abject, ses espoirs insensés et l’extrémité où tous deux étaient réduits ; l’autre criait en invoquant la vengeance divine contre la calomnie et les pièges qu’un esprit malveillant peut tendre à un innocent. Soumis de nouveau à la torture, Mora continua à avouer et à se rétracter alternativement jusqu’au moment où, l’esprit égaré, il révéla fidèlement, en se vantant presque de son méfait, l’origine des applications d’onguent, la méthode employée, le projet de détruire la ville, ce qu’il avait préparé dans chacun des bocaux et les endroits qui étaient déjà contaminés et souillés. Pendant que le procès de Mora battait son plein et que les enquêtes avançaient, on découvrit d’autres indices et d’autres semeurs de peste, gens de sac et de corde, piliers de cabaret et de bordel, provenant tous de cette officine, tels que Migliavacca, Baruello et Bertone. On envoya la police pour les traîner devant les juges et on n’eut guère de mal à leur faire avouer com-

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deposizioni, disse che eravi un gran capo all’ombra, e sotto il patrocinio del quale ascondevansi tutti gli untori, senza temere danno o pericolo di sorte. Questa confessione fu tenuta per indizio di un male maggiore, ed insistendo i giudici per conoscere chi fosse codesto gran capo sì potente, riuscirono a fargli dichiarare essere Giovanni Gaetano Padilla, colui che aveva somministrato il denaro, promettendo un politico cambiamento, quindi onori e titoli, qualora rovesciato il vigente Governo di Milano e dello Stato, egli ne diventasse il supremo signore. Riferirono senz’indugio i magistrati tutto ciò al governatore prima di continuare le investigazioni : frattanto occultavasi la cosa sotto rigoroso silenzio. Per ordine del governatore venne replicato l’esame, ed i furfanti, ora interrogati con dolcezza, ora sottoposti a tormenti d’ogni sorte, esponevano, incominciando dall’origine, quanto segue. Avere avuto frequenti colloqui col Padilla ; molte cose aver discusse e pattuite insieme, e essere corsi avanti indietro messaggi tra loro, finchè da ultimo si trovarono di notte oscura sulla piazza del castello, ed ivi, nella spianata dove fa i suoi esercizi la cavalleria, scelto un luogo per eseguire l’incantesimo, e confermare con riti infernali i patti dianzi fra loro convenuti, asserivano aver evocati i demoni a prendere parte nei venefici, giurando ai medesimi con empie cerimonie di ungere. In quell’incantesimo apparì un Pantalone, con indosso una toga, colle brache, ed in testa una perrucchetta ; il Padilla che si copriva la faccia con un tabarruccio, ed un prete, il quale, tenendo in mano una bacchetta, descriveva linee e circoli. Queste ed altre cose che soggiunsero, cadono nell’assurdo e nel ridicolo. Il Padilla, incarcerato, confutò gli accusatori suoi, i luoghi, l’epoca, provando all’evidenza essere egli a que’ giorni assente da Milano, e non avere conosciuti nè mai veduti costoro. Gli untori furono nonostante puniti con sì acerbi supplizi, che la città ne avrebbe inorridito, ove la gravezza del misfatto non avesse fatta parer lieve qualsiasi pena.

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ment ils s’étaient rencontrés et ce qu’ils avaient fait dans cette bande de scélérats. C’est alors qu’une voix se fit entendre, qui fit frémir d’horreur les juges eux-mêmes et les rendit muets, comme il advient lorsqu’on n’ose révéler ses propres maux. Le semeur de peste Baruello déclara au cours de sa déposition qu’un grand chef se tenait dans l’ombre et qu’il avait sous sa protection tous les autres semeurs de peste, ainsi délivrés de toute crainte sur leur sort. Cet aveu fut considéré comme l’indice d’un mal plus grand. Les juges insistèrent pour savoir qui était ce chef si puissant et réussirent à lui faire dire que c’était Giovanni Gaetano Padilla : celui-ci avait fourni l’argent en leur promettant un changement politique, et donc des honneurs et des titres, lorsqu’il aurait renversé le gouvernement actuel de Milan et serait devenu le seigneur suprême. Les magistrats rapportèrent tout cela sans tarder au gouverneur avant de poursuivre leurs investigations et en attendant firent le plus profond silence sur l’affaire. Par ordre du gouverneur, le procès fut repris et les canailles, tantôt interrogées avec douceur, tantôt soumises à toutes sortes de tortures, recommencèrent depuis le début le récit suivant. Au cours de leurs fréquentes rencontres avec Padilla, ils s’étaient mis d’accord, après discussion, sur de nombreux points ; échangeant plusieurs messages, ils convinrent de se retrouver par une nuit obscure sur la place du château ; sur l’esplanade où se déroulent les exercices de cavalerie, ils choisirent un endroit pour réaliser un enchantement et confirmer par des rites infernaux les accords convenus entre eux auparavant ; ils affirmaient avoir invoqué les démons pour qu’ils prennent part aux vénéfices et leur avoir juré, au cours d’une cérémonie impie, d’appliquer les onguents. Au cours de cet enchantement, se présentèrent un homme en costume de Pantalon, portant une toge et des braies et coiffé d’une perruque, Padilla, le visage dissimulé dans sa houppelande, et enfin un prêtre tenant à la main une baguette avec laquelle il décrivait des lignes et des cercles. Ces détails, ainsi que d’autres qu’ils ajoutèrent, tombent dans l’absurdité et le ridicule. Padilla, incarcéré, démentit ses accusateurs, réfuta les lieux et l’époque des faits, en prouvant de façon indiscutable qu’il n’était pas alors présent à Milan et qu’il ne connaissait ni n’avait jamais vu ces personnes. Les semeurs de peste furent néanmoins punis par des supplices si atroces qu’ils auraient horrifié toute la ville, si leur peine n’eût été que trop légère au regard de l’énormité de leur crime.

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IV. D’altri che a torto furono creduti untori, o per tali imprigionati. Molti innocenti, che la fisonomia, l’abito sdruscito o il soffermarsi qua e là rendeva sospetti, furono accerchiati dal popolo con grida e con tale tempesta di sassi e di colpi, che anelavano d’arrivare al carcere, come in porto di salvamento. I campagnuoli e gli agricoltori, gente nelle calamità crudelissima, irritati dai propri mali e dalla scarsezza delle biade, se scorgevano alcun viandante camminare a rilento lungo le strade maestre, o lasso riposarsi sul terreno, unendosi a frotte, lo circuivano, e, ben legato, lo traducevano a Milano. Ogni giorno capitavano turbe di contadini con siffatti prigionieri in catene. Io stesso fui testimonio della disgrazia toccata ad un vecchio, che oltrepassava gli ottant’anni, e che all’aspetto ed al vestire appariva di agiata condizione. Entrò il medesimo nella chiesa di Sant’Antonio, dei Padri Teatini, i quali sono modello a Milano di sapere e di virtù, seguendo le orme dell’Abate istitutore del loro Ordine. Recitate che ebbe in ginocchio le sue preci, sentendosi stanco, e volendo riposare alquanto, spazzò col mantello la polvere da una panca per sedervisi. Alcune donne, lì vicine, al vedere un tal atto, gridarono che il vecchio ungeva le panche, e quanti erano in chiesa vociferando, fecero coro. Correva in quel giorno, non mi ricordo che festa, ed il concorso del popolo era numeroso quanto permetteva il tristo tempo del contagio e lo squallore della città. Udite appena le grida essere un untore, tutti gli astanti si precipitarono addosso a lui. I più vicini, afferrato l’infelice vecchio, gli strappano i capegli, lo pestano a pugni ed a calci, e lo trascinano, già semivivo, per le gambe. Un solo pensiero trattenne que’ furibondi dal ferirlo di coltello nella testa o nel ventre ; volevano tradurlo in prigione per serbarlo alla tortura dinanzi i giudici. Io lo vidi trascinare, nè seppi altro che ne avvenisse, ma ritengo sia morto in breve, tanto era malconcio. Coloro che, sdegnati per quell’atroce caso, indagarono chi fosse il vecchio, raccontarono che era persona rispettabile ed onesta. Il dì seguente fui spettatore d’un caso consimile, ma meno luttuoso, perchè la stolta plebe non inferocì contro un concittadino, ma contro Francesi. Certi giovani di quella nazione eransi associati per visitare l’Italia, e investigarne gli antichi monumenti. Seppesi dappoi essere i medesimi istrutti nelle arti che valgono a guadagnarsi il vitto lontano da casa, quale letterato, quale pittore e meccanico, in guisa che potevano essere utili a Milano se vi fossero capitati in tempi diversi.

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IV. Personnes soupçonnées à tort d’être des semeurs de peste ou emprisonnées en tant que telles. Beaucoup d’innocents, que rendaient suspects leur physionomie, leurs vêtements en haillons ou le fait de s’arrêter ici et là, furent encerclés par la foule hurlante ; ils reçurent une telle grêle de pierre et de coups qu’ils avaient hâte d’arriver à la prison, leur port de salut. Les gens de la campagne et les agriculteurs, qui sont très cruels lors des calamités, rendus furieux par leurs maux et par leurs maigres récoltes, lorsqu’ils apercevaient un voyageur cheminant lentement sur la grand-route ou bien, fatigué, se reposant à terre, s’attroupaient autour de lui, le ligotaient et l’emmenaient à Milan. Des troupes de paysans y arrivaient tous les jours avec des prisonniers ainsi enchaînés. J’ai été moi-même témoin du malheur arrivé à un vieillard de plus de quatre-vingts ans qui, par son aspect et ses vêtements, semblait de condition aisée. Il entra dans l’église Sant’Antonio ; celle-ci appartient aux théatins, qui sont à Milan un modèle de science et de vertu, à l’image du père fondateur de leur ordre. Après avoir dit ses prières à genoux, se sentant fatigué et voulant se reposer un peu, il épousseta avec son manteau la poussière d’un banc avant de s’y asseoir. Voyant cela, des femmes, près de là, se mirent à crier que le vieillard mettait de l’onguent sur les bancs, et tous ceux qui étaient dans l’église se joignirent à elles en vociférant. C’était ce jour-là je ne sais plus quelle fête, et la foule était aussi nombreuse que le permettaient en cette triste époque la crainte de la contagion et la désolation de la ville. Aux cris de semeur de peste, toute l’assistance se précipita sur lui. Les plus proches, ayant saisi l’infortuné vieillard, lui arrachaient les cheveux, le rouaient de coups de poing et de coups de pied et le traînaient par les jambes, déjà à demi mort. La seule pensée qui retint ces furieux de le frapper à coups de couteau à la tête ou au ventre fut qu’ils voulaient l’emmener en prison pour qu’il soit soumis à la torture devant les juges. Je le vis emmener et ne sus ce qu’il advint de lui, mais je pense qu’il est mort peu après tant il était mal en point. Ceux qui, indignés par cet événement atroce, s’enquirent de l’identité du vieillard, rapportèrent que c’était une personne respectable et honnête. Le jour suivant, je fus spectateur d’un cas similaire, mais au dénouement moins tragique, où la populace stupide ne s’est pas déchaînée contre un concitoyen mais contre des Français. Des jeunes gens de cette nation visitaient ensemble l’Italie pour étudier ses monuments anciens. On a appris par la suite qu’ils connaissent les arts qui permettent à quiconque d’assurer sa subsistance loin de

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Essi destarono sospetti nel popolo, perchè contemplando i bassirilievi della facciata del Duomo, non paghi di saziare la vista, gli andavano con diletto toccando colle mani. Un passaggero si fermò a guardarli, poscia un secondo ; s’aggiunsero altri, e in un momento si fe’ calca, e tutti a bocca aperta e con occhi spalancati affissavano i pretesi malfattori. A poco a poco la folla circondò gl’incauti stranieri, e li vide tasteggiare quanto a loro sguardi sembrava pregevole in que’ marmi. Questo bastò per giudicarli colpevoli ; il popolo non seppe più a lungo frenarsi, e tanto più inferocì contr’essi, che dal vestire, dalle zazzere, dal fardello che portavano in spalla, e dalle grida con cui cercavano sottrarsi alle busse, furono riconosciuti per francesi. La prigione li salvò dal furor popolare  : interrogati da’ magistrati, e conosciuti innocenti, vennero posti in libertà. Ho narrati questi due casi per mostrare la leggerezza e la crudeltà della sospettosa plebe in quei giorni. E li scelsi a preferenza, non già come i più atroci tra quanti accadevano giornalmente, ma perchè d’entrambi fui spettatore io stesso : piansi il destino di quegli innocenti, e più ancora la follia cui abbandonavasi la nostra plebe durante il contagio. Oltre codesti casi lagrimevoli, per tutti coloro che hanno senso d’umanità, altri pure ne accaddero faceti e quasi ridicoli a segno, che in mezzo a tanto pubblico lutto costrinsero a involontario riso chi ne fu spettatore a li udì raccontare. Ed ora, cessata la calamità, giovi il ricordarli a sollievo de’ leggitori, servendo, per così dire, di piacevoli fermate nel mesto campo che percorriamo. Infuriando, come dissi, la pestilenza e gli atroci sospetti delle unzioni in Milano, il nostro Cardinale Arcivescovo volle sottrarre al pericolo due chierici suoi famigliari, de’ quali molto servivasi, e sì fedeli e industri, che difficilmente avrebbe potuto supplire se il contagio glieli rapiva. Mandolli perciò a Senago, villa discosta sette miglia da Milano, dove poco prima aveva comperata la rocca e gli orti ameni che la circondano. L’umano e dotto Arcivescovo, mentre viveva parcamente e fra gli stenti col restante della famiglia in mezzo alle morti quotidiane e le afflizioni di quei giorni, ordinò che venissero cautamente trattati i due chierici che dovevano in essa villa occuparsi d’alcuni lavori letterari. La peste non era fin allora penetrata in Senago, che anche in seguito rimase illeso, quindi i terrazzani lo custodivano vigilantissimi, e per la propria salvezza ed anche per l’ambizione di preservare fino all’ultimo sè stessi inco-

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chez soi, tels que les lettres, la peinture ou la mécanique, de sorte qu’ils auraient pu être utiles à Milan s’ils y étaient arrivés en d’autres circonstances. Ils éveillèrent les soupçons, car ils contemplaient les bas-reliefs de la façade de la cathédrale et, non contents d’en rassasier leur vue, les palpaient avec délectation. Un passant s’arrêta pour les regarder, puis un second ; d’autres se joignirent à eux et bientôt on se pressa : tous fixaient la bouche ouverte et les yeux écarquillés les prétendus malfaiteurs. Peu à peu la foule entoura les étrangers imprudents et les vit tâter les sculptures de marbre qu’ils admiraient le plus. Cela suffit pour qu’on les juge coupables ; la populace ne put se retenir plus longtemps et se déchaîna d’autant plus que, à leurs vêtements, à leur longue chevelure, aux bagages qu’ils portaient et aux cris qu’ils poussaient en essayant d’éviter les coups, on reconnut en eux des Français. La prison leur permit de se soustraire à la fureur populaire. Interrogés par les magistrats et reconnus innocents, ils furent remis en liberté. J’ai raconté ces deux épisodes pour montrer la légèreté et la cruauté de la plèbe, pleine de suspicion à cette époque. Je n’ai pas choisi les plus atroces de ceux qui se déroulaient tous les jours, mais plutôt ceux dont j’ai été le spectateur. J’ai pleuré le destin de ces innocents et plus encore la folie à laquelle s’abandonnait notre peuple pendant l’épidémie. Outre ces faits déplorables pour quiconque a un sentiment d’humanité, il y en eut de drôles et de parfaitement ridicules qui, au milieu du deuil général, ont fait rire involontairement ceux qui y ont assisté ou les ont entendus raconter. La calamité s’étant aujourd’hui éloignée, il est bon de les rappeler pour le délassement du lecteur, en guise de halte plaisante au milieu du morne paysage que nous traversons. Pendant que la peste et les atroces soupçons se déchaînaient, comme je viens de le décrire, notre cardinal archevêque voulut mettre à l’abri deux clercs qui étaient à son service et lui étaient fort utiles ; ils étaient si dévoués et si habiles qu’il eût été difficile de les remplacer si l’épidémie les lui avait pris. C’est pourquoi il les envoya à Senago, un bourg situé à sept milles de Milan, dont il avait acheté récemment la forteresse et les agréables potagers qui l’entouraient. Cet archevêque savant et humain menait, avec ses autres domestiques, une vie frugale et pleine de privations, au milieu des deuils et des afflictions, quotidiens à cette époque. Il ordonna de prendre soin des deux clercs qui devaient s’occuper dans cette propriété de certains travaux littéraires. La peste n’avait pas encore pénétré à Senago, qui en resta indemne par la suite ; aussi les habitants montaient-ils une garde vigilante, à la fois pour leur

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lumi nel generale incendio : ricinto di cancelli il villaggio, non vi lasciavano penetrare alcuno. Sorge la casa del Borromeo sopra una collinetta che domina Senago, i chierici nel dì stabilito, girando intorno al paese, giunsero in cima, senza che i guardiani li vedessero, seppure non dissimularono d’averli scorti. Il giorno seguente non uscirono, aggirandosi per le vuote e silenziose sale, pieni ancora l’animo dello sbalordimento e del terrore recato seco da Milano. Trascorso però alcun tempo, s’inanimarono a metter piede nell’atrio, poi nell’orto : contemplavano i fiori, gli alberi, il frutteto, e allettati dall’amenità del luogo, valicarono la siepe, e salirono il colle vicino. Ivi sedettero al rezzo degli alberi, ed avendo seco loro il breviario, per non isprecare il tempo nell’ozio, si misero a salmeggiare alternativamente l’ufficio divino di quel giorno. Il luogo ameno e solitario andava loro a genio, per cui recitato che ebbero alacremente l’uffizio, tratte di tasca le loro lezioni, si diedero a ripassarle, lieti d’adempire in quel giorno, senza noia, i doveri ecclesiastici e i letterari. E tanto più volontieri s’aiutavano a vicenda negli studi, che non eravi maestro cui ricorrere durante il pericolo del contagio. Quattro fanciulli che trovavansi sopra la collina a custodia del gregge, si divertivano a giuocare alle palle : uno di essi, scorgendo sdraiati all’ombra due giovani in negre vesti, i quali parlavano ad alta voce e gesticolavano con in mano scartafacci, li additò ai compagni, e tutti estatici, affissarono que’ sconosciuti. D’improvviso decisero essere due di coloro che dalla casa del demonio in Milano (già erasi sparsa nel contado la favola) mandavansi nelle campagne a spargere gli unti. Non si avvilirono per questo i contadinelli, due corsero ad avvisare i terrazzani di Senago, affinchè accorressero armati, e due restarono a guardia per vedere se quei malefici fantasmi si dileguavano nell’aria. Intanto i due supposti untori a tutt’altro pensando che all’imminente pericolo, discorrevano tranquilli di poesia al rezzo degli alberi, alloraquando, alzati gli occhi a caso, videro il vicino bosco pieno di contadini armati di archibugi e di ronche. Era corsa l’intera popolazione di Senago, e molti giungevano altresì dai circostanti villaggi, cui erasi dato l’avviso per affrontare i ministri dei demoni, schiamazzando essere venuto il momento di vendicarsi di quei mostri infernali. Già avevano circondati i due chierici, ed i più lontani altro non aspettavano per scaricare gli archibugi che un cenno di coloro, i quali, essendosi di più avvicinati, volevano guardare in faccia que’ neri uomini, e interrogarli d’onde venissero, e con quali intenzioni. I chierici, alzatisi senza profferir parola, meravigliavano di quella turba d’armati ; per

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propre sauvegarde et par désir de rester hors d’atteinte de l’incendie universel. Le village étant entouré de barrières, ils n’y laissaient entrer personne. La demeure de Borromée se dresse sur une petite colline dominant Senago. Le jour convenu, les clercs y montèrent en contournant le village, sans être vu des gardiens ; ceux-ci ont toutefois reconnu plus tard qu’ils les avaient aperçus. Le jour suivant, ils ne sortirent pas et parcoururent les salles vides et silencieuses, l’âme encore remplie de la stupeur et de la terreur qu’ils avaient rapportées avec eux de Milan. Au bout de quelque temps, ils s’enhardirent à mettre le pied dans le vestibule, puis dans le potager ; ils contemplaient les fleurs, les arbres, le verger, et, séduits par le charme du lieu, franchirent la haie et montèrent sur la colline voisine. Ils s’assirent à l’ombre des arbres et, ayant emporté leur bréviaire, ils se mirent à psalmodier à tour de rôle l’office divin du jour, pour ne pas perdre leur temps dans l’oisiveté. Ce lieu solitaire et charmant leur plaisait, aussi, lorsqu’ils eurent récité l’office avec entrain, tirèrent-ils leurs leçons de leur poche et s’employèrent à les réviser, heureux d’accomplir sans ennui, ce jour-là, leurs devoirs ecclésiastiques et littéraires. Ils s’aidaient mutuellement d’autant plus volontiers que, tant qu’il y avait danger de contagion, on ne trouvait pas de professeur disponible. Il y avait sur la colline quatre jeunes garçons, en train de garder leur troupeau, qui jouaient aux boules pour se distraire. L’un d’entre eux, apercevant les deux jeunes hommes vêtus de noir et étendus à l’ombre qui parlaient à voix haute en gesticulant, des papiers à la main, les montra du doigt à ses compagnons et ils se mirent tous ensemble à regarder fixement les inconnus. Ils décidèrent brusquement que ceux-ci étaient envoyés dans les campagnes par la maison du démon à Milan (cette fable s’était déjà répandue dans la région) pour y semer la peste. Les petits paysans ne se découragèrent pas pour autant : deux d’entre eux coururent alerter les habitants de Senago et leur demander de venir armés ; les deux autres restèrent aux aguets pour voir si ces fantômes maléfiques n’allaient pas s’évanouir dans les airs. Pendant ce temps, les deux supposés semeurs de peste, ne se doutant pas le moins du monde du danger qu’ils couraient, causaient tranquillement de poésie à l’ombre des arbres, lorsque, levant les yeux par hasard, ils virent le bois voisin rempli de paysans armés d’arquebuses et de serpes. Toute la population de Senago était accourue, avec de nombreux d’habitants des villages alentour qui avaient été avertis, pour affronter les envoyés des démons ; au milieu d’un grand tumulte, ils criaient que le moment était venu de se venger de ces monstres infernaux. Ils avaient déjà encerclé les deux clercs, et les plus éloignés

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loro ventura sopraggiunse un contadino di Senago al servizio del Cardinale come custode della casa, il quale, essendo stato esonerato d’ogni altra incumbenza per servire i due giovani, appena avuto sentore del tumulto, corse anelante con uno spiede da caccia, e visto di che trattavasi, arse di rabbia e di vergogna, e insieme ridendo dell’equivoco, disse loro di seguitarlo. Per tal modo sfuggirono ad una morte sicura gli innocenti giovani, che non già di veleni e di unzioni, ma dei propri doveri e di letteratura si occupavano.

IV. D’un grande e insigne personaggio sul quale cadde il medesimo assurdo sospetto. Ricorderò un altro fatto che nel tragico e lugubre aspetto di Milano pur mosse al riso. E fu caso tanto più ridicolo, in quanto non trattavasi di chierici oscuri, ma d’uomo conosciutissimo e stimato. Il rispetto dovuto al medesimo e la dignità storica esigono ch’io ne taccia il nome ; però egli era tale che riuniva quanti pregi danno diritto all’altrui stima ed alla gloria : uno di quegli uomini che nel corso dei secoli di rado fioriscono nelle città. Dotto nelle lettere sacre e profane, filosofo, teologo, oratore, poeta, commoveva e calmava a voglia sua gli animi quando parlava al popolo ; e, dote rara in un sacro oratore, era sì esperto nel maneggio degli affari, che pochi politici l’avrebbero superato. Conosceva i segreti e le intenzioni dei principi, e quanto ciascuno di essi poteva meditare ed eseguire ; famigliare e ministro d’un potentato, che gli ignoranti dell’età nostra tennero per astutissimo, corse gravi pericoli alla corte del medesimo, ma da ultimo ne uscì salvo. Di nobile schiatta, d’aspetto dignitoso, riuniva la pietà e la religione a modi affabili e lepidi, doti che ben di rado trovansi congiunte. Tenevasi come un oracolo in Milano, ed ogni giorno molti andavano da lui per consigli. Poco prima che scoppiasse il contagio, volle peregrinare a Roma, per la brama, dicevasi, di rivedere quella metropoli e baciare devoto le glebe innaffiate dal sangue dei Martiri, ed i luoghi nobilitati dalle vestigia de’ Santi. Siccome però alla pietà egli univa, come dicemmo, le cure civili, taluni affermavano avere intrapreso il viaggio per qualche affare.

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d’entre eux n’attendaient, pour décharger leur arquebuse, qu’un signe de ceux qui s’étaient approchés pour regarder bien en face ces hommes noirs et leur demander d’où ils venaient et avec quelles intentions. Les clercs, qui s’étaient levés sans mot dire, s’étonnaient de cet attroupement d’hommes armés. Par chance pour eux, arriva un paysan de Senago au service du cardinal et gardien de sa demeure, qui, ayant été libéré de toute charge pour servir les deux jeunes gens, était accouru hors d’haleine avec un épieu de chasseur, dès qu’il avait cru entendre un tumulte. Ayant vu de quoi il s’agissait, rouge de honte et de colère, et riant en même temps de ce quiproquo, il leur dit de le suivre. C’est ainsi qu’échappèrent à une mort certaine ces jeunes gens innocents qui s’occupaient non pas de poisons et d’onguents mais de leurs devoirs et de littérature. IV. Un insigne personnage en butte au même soupçon absurde. Je vais à présent rapporter un épisode qui a fait rire Milan, malgré l’aspect tragique et lugubre que présentait la ville. Il fut d’autant plus ridicule qu’il ne s’agissait pas d’humbles clercs mais d’un homme connu et estimé. Le respect qui lui est dû et la dignité de la science historique exigent que j’en taise le nom ; cependant, il était de ceux qui réunissent toutes les qualités donnant droit à l’estime de tous et à la gloire : c’était un homme comme il en fleurit rarement dans une ville au cours des siècles. Il était savant en littérature sacrée et profane, philosophe, théologien, orateur, poète et, lorsqu’il parlait au peuple, il avait l’art d’émouvoir et de calmer les esprits ; enfin, don fort rare chez un orateur sacré, il était si habile au maniement des affaires, que peu d’hommes politiques auraient pu le surpasser. Il connaissait les secrets et les intentions des princes et ce que chacun d’eux pouvait méditer et mettre à exécution ; familier et ministre d’un potentat que les ignorants de notre époque ont cru très astucieux, il courut de grands dangers à la cour de celui-ci, mais finalement en sortit indemne. De noble lignage, le maintien plein de dignité, il alliait la piété et la religion à des manières affables et gracieuses, dons qui se trouvent rarement réunis. À Milan, on l’écoutait comme un oracle et, tous les jours, de nombreuses personnes allaient chez lui prendre conseil. Peu avant que n’éclate l’épidémie, il décida de se rendre à Rome, ayant soif, disait-il, de revoir cette métropole et de baiser avec dévotion le sol arrosé par le sang des martyrs et les lieux ennoblis par les restes des saints. Cependant, comme il unissait, nous venons de le dire,

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I curiosi sfaccendati, sempre proclivi al misterioso, susurravano essersi recato a Roma per trattare di una guerra importante che andavasi macchinando in segreto, per far conquista di regni e provincie. Altri interpretavano più semplicemente la cosa, affermando che il Papa, mosso dalla celebrità ovunque divulgata dell’ingegno ed erudizione di lui, avevalo, per conferire seco, chiamato a Roma. Ivi giunto dalla Toscana, venne ricevuto con grandi onori nella Corte pontificia, e tutti gli altri ufficiali, giusta il consueto delle corti, lo festeggiarono, vedendolo così accetto al Pontefice. La nostra patria, quantunque di certo non bisognosa delle lodi d’estranei, pure rallegravasi che un suo cittadino venisse in tal guisa onorato. E noi udivamo con piacere narrare che il Papa gli aveva fatti alcuni regalucci, e l’invitava a pranzo in Vaticano, o a villeggiare con lui sugli ameni colli cari alle muse ; che uno ed anche più cardinali erano stati lo stesso giorno a fargli visita per salutarlo e parlar seco. Cotanto in Roma, ammiratrice solamente delle cose proprie, era piaciuto quest’uomo per l’ingegno, i modi e que’ pregi che rendono benevisi gli inferiori ai personaggi oppressi dalla loro medesima grandezza. Divulgavansi per Milano notizie anche più liete, non essere improbabile ch’egli divenisse cardinale in quella città dove gli uomini ponno repentinamente salire in alto. E vieppiù ci rallegravamo in udire che il nostro concittadino con elevatezza di sentimenti aveva sprezzato d’usare le solite arti con cui ivi spianasi la via agli eminenti gradi. Così un solo uomo peregrinante lontano dava argomento a discorsi in mezzo a tante miserie e tante stragi, per cui l’afflitta Milano paventava l’estrema ruina. I nostri, quantunque afflitti, pure si divertivano con quelle dicerie, e non essendo proibita ancora la venuta a’ forastieri, questi vi recavano notizie d’esteri paesi, e in pari tempo diffondevano in altre contrade i discorsi giornalieri e le favole credute nella città nostra. Quand’ecco all’improvvisa spargersi una stolida e atroce diceria infamante quest’uomo : da sicuri indizi risultare che egli era il capo degli untori. Trovossi il nome d’un nuovo delitto, ma che in quel tempo ammettevasi come le altre colpe comuni, e per tale veniva punito. Scorsi sette od otto giorni, si sparse nuovamente nel pubblico la voce, che egli, rinchiuso in profondo carcere, veniva custodito dai soldati : che il Papa aveva ordinato si recassero a lui ogni sera le chiavi della prigione, di nessuno fidandosi, ch’eransi suggellate le porte, cambiati e raddoppiati i guardiani. Aggiungevasi come si sperasse ottenere dal reo indizi di cose portentose, e tutte codeste notizie si affermavano

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le souci du monde à la piété, certains affirmaient qu’il avait entrepris ce voyage pour quelque affaire. Les curieux désœuvrés, toujours portés vers le mystérieux, murmuraient qu’il était allé à Rome pour traiter d’une guerre importante, préparée en secret pour conquérir des royaumes et des provinces. D’autres interprétaient la chose plus simplement et affirmaient que le pape, le sachant fort célèbre pour son intelligence et son érudition, l’avait convoqué à Rome afin de s’entretenir avec lui. Lorsqu’il arriva de Toscane, il fut reçu avec de grands honneurs par la cour pontificale et tous ceux qui y avaient un office le fêtèrent, selon l’usage de toutes les cours, en le voyant si bien accueilli par le pontife. Notre patrie, qui n’a certes pas besoin de louanges provenant de l’extérieur, se réjouissait néanmoins qu’un de ses citoyens fût honoré de la sorte. Nous apprîmes avec plaisir que le pape lui avait fait de petits présents et qu’il l’invitait à déjeuner au Vatican ou à faire un séjour en sa compagnie sur les plaisantes collines chères aux muses ; et enfin qu’un cardinal, et même plusieurs, lui avaient rendu visite le même jour pour le saluer et parler avec lui. Tellement cet homme avait plu à Rome – qui n’admire pourtant que ce qui lui appartient en propre – par son esprit, ses manières et par les qualités qu’apprécient chez leurs inférieurs les personnages accablés sous le poids de leur propre grandeur. Des nouvelles encore meilleures se répandaient à Milan, selon lesquelles il n’était pas improbable qu’il devînt cardinal dans cette ville où l’on peut rapidement s’élever. Et nous nous réjouissions encore plus d’entendre dire que notre concitoyen avait méprisé, avec une grande élévation de sentiments, les procédés qui aplanissent la route vers les hautes fonctions. C’est ainsi qu’un seul homme en son séjour lointain était l’objet de nos discussions, et cela parmi de telles souffrances et des victimes en si grand nombre que Milan, affligée, se sentait menacée d’une ruine totale. Nos concitoyens, malgré leur affliction, se divertissaient avec ces racontars et, l’accès de la ville n’étant pas encore interdit aux étrangers, ceux-ci nous donnaient des nouvelles des autres pays et y répandaient à leur retour les propos que l’on tenait dans notre ville et les fables auxquelles on croyait. Ce fut alors qu’à l’improviste se répandit, à propos de cet homme, une fable inepte et atroce, une accusation infamante : des preuves irréfutables montraient qu’il était le chef des semeurs de peste. On inventa ainsi un crime nouveau, mais qui était à l’époque un crime reconnu et puni comme tel. Sept ou huit jours plus tard, le bruit courut que, même enfermé au fond d’une prison, il était gardé par des soldats ; que le pape, ne se fiant à personne, avait

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con tale uniformità, che gli stessi congiunti ed amici più autorevoli dell’assente non ardivano aprir bocca e rispondere agli accusatori. Attivissimi a spargere siffatta calunnia erano i nobili e le persone addette alle più cospicue famiglie. Arrossivano d’essere lontani parenti di lui, negando aver avuti comuni gli antenati, e ricusavano, spergiurando, quei legami di cui per l’addietro andavan superbi, falsando perfino le genealogie, tanto premeva loro di vantare una benchè lontanissima parentela con uomo sì pieno di meriti e sì rinomato. Nè tralasciarono nei discorsi e nei crocchi di spargere calunnie, come s’usa a danno degli infelici colpiti da qualche sventura o da un disonore di famiglia. Vennero a duello, e fu detto che taluni sostennero fino cogli schiaffi la verità dei loro racconti. Infrattanto acquistava più fede la notizia che il reo, in catene e con una scorta di cavalleria, per togliere ogni adito di fuga, veniva tradotto, dietro un ordine del Papa, a Milano, non già per sottoporlo ad una procedura, essendo manifesto il delitto ; ma perchè salisse al patibolo, ove le straziate sue membra servirebbono di spettacolo alla città, ch’egli voleva coi venefici distruggere. Sparse la plebe simili dicerie, e le credettero anche i nobili minori, e con tale convincimento, che s’indicavano le fermate del viaggio, ed il giorno dell’ arrivo. Si precisava l’ora della notte in cui il prigioniero, levato dal carcere e messo in carrozza, era uscito da Roma ; quando per la via Emilia valicò i gioghi dell’Appennino, giunse a Bologna, sostò a Modena, fu aspettato a Parma ; ed altre particolarità del viaggio, come se venisse tradotto fra l’armi quel re dei Vandali che poco prima aveva tumultuato. Fissavano il giorno in cui giungerebbe a Milano, e il genere di supplizio cui era dannato, spacciando il tutto con tale asseveranza, che se fosse stato vero, non avrebbe ottenuta più ferma credenza. Allora i parenti di lui non si lasciarono più vedere in pubblico, ed i suoi nemici, che poc’anzi imbaldanzivano per l’accadutagli disgrazia, compiangevano con finta pietà il caso d’un sì onorando cittadino, rattristandosi, come se fosse loro propria, dell’onta che i delitti ed il supplizio d’un solo uomo recherebbero alla patria e ad una stimabilissima famiglia. Ma non esisteva ombra di colpa o di vergogna, perocchè mentre quel cittadino assente era fatto ludibrio tra noi, godeva il favore del Papa e di tutta la romana Corte, che sel teneva carissimo. Reduce in seguito a Milano, vi fu più stimato e ben voluto di prima, per avere, come dicevasi, ricusati tutti gli onori e le ricchezze offerte. Tali ridicole scene accadevano quasi ogni giorno in mezzo alla

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ordonné qu’on lui remît tous les soirs les clés de sa prison ; que les portes avaient été scellées, les gardiens changés et leur nombre doublé. On ajoutait que l’on espérait tirer du coupable des révélations prodigieuses. Toutes ces nouvelles étaient affirmées de manière si constante que même les parents de l’absent ou ses amis les plus autorisés n’osaient ouvrir la bouche ni répondre à ses accusateurs. Les nobles et les personnes attachées aux familles les plus considérables s’employaient activement à colporter cette calomnie. Rougissant d’être ses parents éloignés, ils niaient avoir des ancêtres communs avec lui et démentaient, en se parjurant, les liens dont ils se targuaient auparavant, quand ils allaient jusqu’à falsifier leur généalogie, tant ils tenaient à vanter leur parenté, aussi éloignée fût-elle, avec un homme si plein de mérites et si renommé. Ils ne manquèrent pas de répandre des calomnies dans leurs propos et dans leurs conversations comme cela se fait d’ordinaire aux dépens des malheureux qui sont frappés par un malheur ou par un déshonneur dans leur famille. Ils en vinrent à se quereller et l’on dit que certains soutinrent jusqu’aux gifles la vérité de leur récit. Pendant ce temps, la nouvelle se confirmait que, par ordre du pape, le criminel allait être transféré à Milan, enchaîné et sous l’escorte d’une troupe de cavaliers, pour lui ôter toute occasion de fuite ; il ne devait pas y faire l’objet d’une procédure, son crime étant manifeste, mais monter à l’échafaud, où ses membres déchirés serviraient de spectacle à la ville qu’il voulait détruire avec ses poisons. La populace répandit ces racontars, et la petite noblesse elle-même y crut, avec une telle conviction que l’on indiquait les étapes du voyage et la date d’arrivée. On précisait l’heure de la nuit où le prisonnier, après avoir été tiré de sa cellule et mis dans une voiture, était sorti de Rome ; celle où il franchit la chaîne des Apennins, arriva à Bologne, fit halte à Modène, fut attendu à Parme ; et d’autres détails du voyage, comme si on emmenait sous bonne garde le roi des Vandales qui peu de temps auparavant avait causé des troubles. On donnait le jour où il arriverait à Milan et le supplice auquel il était condamné, et l’on faisait avaler le tout en donnant de telles assurances que, si c’eût été vrai, les gens n’y auraient pas cru davantage. Alors ses parents ne se montrèrent plus en public et ses ennemis qui, peu de temps auparavant, s’enhardissaient en profitant de sa disgrâce, faisaient mine de s’apitoyer sur le malheur d’un citoyen si honoré, en déplorant, comme si c’était la leur, la honte que les crimes et le supplice d’un seul homme allaient faire rejaillir sur sa patrie et sa très estimable famille. Mais, de faute ou de

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strage, all’incendio, e, per dir giusto, alle esequie di Milano. Ed io credetti farne cenno come nelle tragedie, fra le lagrime introduconsi talvolta cori e danze. Ora mi si fa innanzi un argomento incerto e difficile a svolgere ; se oltre questi innocui untori, uomini dabbene, che nulla macchinarono di male, e corsero nonostante pericolo di vita, vi siano stati altresì veri untori, mostri di natura, infamia del genere umano e nemici alla vita comune, siccome con troppo ingiurioso sospetto si andava affermando. E non solo è argomento arduo perchè dubbioso in sè stesso ; ma altresì perchè non mi è conceduta la libertà sì necessaria allo storico di emettere e sviluppare la propria opinione sopra ciascun fatto. Ov’io volessi dire che non vi furono untori, e che indarno si attribuiscono alle frodi ed alle arti degli uomini i decreti della Provvidenza ed i celesti gastighi, molti griderebbero tosto empia la mia storia, e me irreligioso e sprezzatore delle leggi. L’opposta opinione è ora invalsa negli animi : la plebe credula, com’è suo stile, ed i superbi nobili essi pure, seguendo la corrente, sono tenaci in dar fede a questo vago rumore, come se avessero a difendere la religione e la patria. Ingrata ed inutile fatica sarebbe per me il combattere siffatta credenza, laonde esporrò soltanto le altrui opinioni e i detti senza affermare o negare, e senza propendere nè per gli oppugnatori, nè pei sostenitori delle unzioni.

Libro V Porrò fine alla mia triste e funebre istoria, col raffronto tra la descritta pestilenza ed altre che afflissero un tempo grandi città e la stessa Milano. Un simile paragone è convenevole tanto per provare ciocchè dissi sul principio essere stato questo contagio il più grave di tutti, e quello cui per intero s’addiceva il nome di sì orrendo morbo, quanto perchè nella diversità di essi mali

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honte, il n’y avait pas l’ombre ; car, pendant qu’en son absence notre concitoyen était ici la risée de toute la ville, il jouissait de la faveur du pape et de la cour de Rome, où tout le monde était attaché à lui. De retour à Milan, il y fut plus estimé et plus aimé qu’auparavant, pour avoir refusé, disait-on, toutes les richesses et les honneurs qui lui avaient été offerts. Des scènes aussi ridicules avaient lieu presque tous les jours au milieu de la dévastation, des convulsions et pour mieux dire, des funérailles de Milan. Et j’ai voulu y faire allusion, comme on le fait parfois dans la tragédie, en mêlant aux larmes des chœurs et des danses. Je dois aborder à présent un sujet difficile à traiter, où les certitudes font défaut : à part ces inoffensifs semeurs de peste, hommes de bien qui n’ont rien fait de mal et cependant ont été en danger de mort, y a-t-il eu de véritables semeurs de peste, des monstres de la nature, honte du genre humain et ennemis de la vie en société, comme on le soupçonnait alors de manière insultante. Le sujet est difficile, non seulement parce qu’il est incertain en soi, mais aussi bien parce que je n’ai pas la liberté, indispensable à l’historien, de développer mes propres idées sur chaque fait. Si j’osais affirmer que les semeurs de peste n’ont pas existé et que c’est en vain que l’on impute aux tromperies et aux artifices des hommes ce qui est en réalité un décret de la providence et un châtiment du ciel, beaucoup dénonceraient aussitôt ma conception impie de l’histoire et m’accuseraient de n’avoir pas de religion et de mépriser les lois. C’est l’opinion opposée qui aujourd’hui s’est imposée aux esprits : le peuple, crédule comme de coutume, et les nobles orgueilleux, suivant eux aussi la pente commune, s’obstinent à ajouter foi à cette vague rumeur, comme si le salut de la religion et de la patrie en dépendait. Ce serait pour moi une entreprise ingrate et une fatigue inutile que de combattre cette croyance, c’est pourquoi je me bornerai à exposer l’opinion des autres et à rapporter leurs paroles sans approuver ni réfuter, et sans prendre parti ni pour les adversaires, ni pour les partisans de l’existence des semeurs de peste. Livre V Je terminerai mon triste et funèbre récit en confrontant la peste qui vient d’être décrite à celles qui frappèrent autrefois de grandes villes et Milan ellemême. Cette comparaison est propre à démontrer que cette épidémie a été, comme je l’ai affirmé plus haut, la plus grave de toutes et que le nom de ce mal si horrible lui convenait particulièrement bien ; mais elle se justifie aussi

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si osservi una grande somiglianza ne’ particolari. Da ciò potrassi conoscere che la peste, quando scoppia, si appalesa sempre co’ medesimi sintomi, fa stragi in modo uniforme, e dovunque produce le medesime follie negli uomini. Inoltre è decoroso cogliere l’opportunità di ricordare le glorie di nobilissimi scrittori. In tempi antichi la pestilenza a’introdusse nella città d’Atene, e vi menò tanta strage, che divenne famoso lo storico che la descrisse. Non verrà forse mai un narratore eloquente al pari di lui, che espulso da’ concittadini, fu da Roma inviato alla Grecia ; e nessun altro de’ suoi scritti è sì elegante ed arguto come la descrizione della peste. I quai pregi derivano non tanto dall’ingegno dello scrittore, quanto dall’atroce spettacolo delle cose che turbano e in uno dilettano l’animo dei leggitori. Così un serpente sovra una tavola tanto più piace quanto più è ributtante a vedersi ; e gli occhi, avidi sempre di nuovi spettacoli, s’affissano avidamente nel deforme rettile. La pestilenza che menò sì gran strage in Atene, e lo storico della medesima, sono in oggi celebratissimi dopo tanti secoli ne’ licei e nelle scuole de’ filosofi. E il nome di essa città vive famoso, non meno per memoria di quel disastro, che per avervi fiorite le scienze e le arti. A Tucidide sta presso per eleganza il padovano Livio, il quale descrisse Siracusa, stretta da due potenti eserciti battaglianti e ridotta all’estrema miseria da lento morbo. Anche i pochi versi con cui Omero nell’Iliade canta i dardi scoccati da Apollo sul campo dei Greci, i mucchi di cadaveri lasciati pasto agli augelli ed ai cani, anche que’ versi inspirano oggidì, in chi li legge, spavento, meraviglia e diletto. Uno scrittore, per l’età in cui visse e per la lingua che usò, non paragonabile agli accennati, ma il quale trasse favole dal vero, ovvero insegnò a raccontare favole ; maestro ed artefice del linguaggio volgare italiano, che da lui acquistò eleganza e leggiadria, narrò la peste della sua patria. Egli, faceto e scherzoso favellatore, descrivendo, coll’arte imparata da sommi storici, l’eccidio di Firenze, desta meraviglia del suo ingegno e pietà di tanta strage. I letterati rileggeranno mai sempre la peste del Boccaccio, e i critici più austeri essi pure non si sazieranno dall’ammirare quell’esempio delle umane vicissitudini. Gli atroci, turpi e miserandi esempi che la pestilenza mostrò negli umani corpi nella mia patria, eguagliarono gli antichi o forse li superarono. E se non

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par le fait que, entre les formes très diverses de ce mal, on observe une grande similitude de détails. On voit par là que, lorsque la peste éclate, elle se manifeste toujours par les mêmes symptômes, décime la population de la même façon et provoque partout les mêmes folies des hommes. En outre, il est honorable de saisir cette occasion de rappeler la gloire de grands écrivains. Pendant l’antiquité, la peste se répandit dans la ville d’Athènes et y fit de tels ravages que l’historien qui la décrivit devint célèbre. Nul n’égalera jamais sans doute l’éloquence de ce narrateur qui fut expulsé par ses concitoyens puis envoyé en Grèce par Rome ; et, parmi ses écrits, aucun n’atteint à l’élégance et à la finesse que sa description de la peste. Ces qualités dérivent moins du talent de l’écrivain que du spectacle atroce qui trouble et délecte à la fois l’âme du lecteur. C’est ainsi qu’un serpent représenté sur une planche plaît d’autant plus que son aspect est repoussant ; les yeux, toujours avides de spectacles nouveaux, se fixent avidement sur le reptile monstrueux. Après tant d’années, l’épidémie de peste qui ravagea Athènes et l’homme qui s’en fit l’historien sont, encore aujourd’hui, extrêmement célèbres dans les lycées et dans les écoles de philosophie. Et si la gloire de cette ville est toujours vivante, c’est autant par la mémoire de ce désastre que par les sciences et les arts qui y ont fleuri. Proche de Thucydide par l’élégance de son style, le Padouan Tite-Live a décrit Syracuse, pressée par deux armées puissantes qui l’assiégeaient et réduite à une extrême misère par l’inexorable maladie. Il n’est pas jusqu’aux vers de l’Iliade, où Homère chante Apollon décochant ses traits sur le camp des Grecs et les monceaux de cadavres laissés en pâture aux oiseaux et aux chiens, dont la lecture n’inspire aujourd’hui un effroi mêlé d’étonnement et de délectation. Un autre écrivain, qu’on ne peut comparer aux précédents ni par l’époque où il a vécu, ni par la langue qu’il a utilisée, a narré la peste qui a sévi dans sa patrie, tirant ses histoires de faits réels et enseignant l’art du récit ; il fut un des maîtres et l’un des artisans de la langue italienne, qui lui doit une part de son élégance et de sa beauté. Lorsque ce conteur facétieux et amusant décrit Florence dévastée, avec un art appris auprès des plus grands historiens, il émerveille par son talent et par sa pitié devant la multitude des victimes. Les hommes de lettres liront toujours la peste de Boccace et les critiques les plus sévères ne se lasseront jamais d’admirer cet exemple des vicissitudes humaines.

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fossero esposti con minore ingegno, offrirebbero in queste carte spettacolo più imponente e più orrendo. Ma ponendo fine ormai alle lagrime, alle miserie, ai flebili lamenti di Milano, io mi proverò a temperare il sin qui mesto e lugubre racconto con qualche vivezza, paragonando ciò che vide e sofferse l’età nostra coi fatti che i citati scrittori ordinarono con pompa, direi teatrale. Piacevole riuscirà un tale raffronto, ricreando l’animo e colla varietà dei casi, e col trascorrere dai tempi antichi agli odierni, dai nostri mali a quelli d’estranee genti. E siccome la città nostra risorge quasi da stipite più florida dopo l’eccidio, e i cittadini riedono ai prischi sollazzi, deggio anch’io far sì che venga raddolcita l’amara ricordanza della strage col raffrontarla ad altre di straniere contrade.

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Les exemples atroces, hideux ou pitoyables de corps humains atteints de la peste ont égalé, dans ma patrie, ceux des époques plus anciennes et les ont peut-être dépassés. Et s’ils n’avaient été peints avec moins de talent, ils offriraient dans les présentes pages un spectacle plus impressionnant et plus horrible. Cependant, il est temps pour moi de mettre un terme aux larmes, aux misères et aux plaintes déchirantes de Milan et de tâcher d’égayer ce récit triste et lugubre, en comparant ce que notre époque a vu et enduré, avec les événements que les auteurs nommés plus haut ont exposés avec une emphase théâtrale, si j’ose dire. Cette confrontation aura l’heureux effet de délasser notre esprit en lui proposant des exemples très variés et en le transportant des temps anciens aux temps modernes, de nos propres malheurs à ceux des autres. Et puisque notre ville renaît de sa souche presque plus florissante après avoir été ravagée et que ses habitants retournent à leurs divertissements d’autrefois, je tâcherai d’adoucir moi aussi le souvenir amer de la dévastation en la comparant à celle qu’ont subie d’autres contrées.

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GIULIO CESARE BRACCINI L’éruption du Vésuve de 1631

On ne connaît pas les dates de la naissance ni de la mort de Giulio Cesare Braccini. Cependant, d’après les informations qu’il donne lui-même dans sa relation parue en 1631, il avait 59 ans au moment de l’éruption. Né à Lucques, diplômé en droit, il exerce la charge de protonotaire apostolique (c’est-à-dire notaire de la chancellerie romaine, officier du Saint-Siège) à la cour du pape Barberini, Urbain VIII1. Braccini a rédigé plusieurs ouvrages politiques, où il exprime le point de vue anti-espagnol et anti-habsbourgeois d’une partie de la curie romaine. Il dénonce le système des impôts en vigueur dans le royaume de Naples (Discorso intorno a’ tributi, gabelle, donativi, impositioni ed altre gravezze che si pagano nel regno di Napoli, manuscrit, sans date) ; à propos de la guerre de la Valtelline, il défend vigoureusement la légitimité du duc de Mantoue contre le parti des Impériaux (Delle pretensioni di diversi principi sopra li Ducati di Mantova et Monferrato con le ragioni di ciascheduno e le risposte a tutte, a favore del Serenissimo Carlo Gonzaga, Duca di detti Stati e Nivers, manuscrit daté de 1628). Il est l’auteur de nombreuses traductions de l’espagnol. Il avait en projet une histoire de l’Italie entre 1530 et 1630, qui ne vit pas le jour. Présent à Naples entre 1629 et 1632, il est l’auteur de deux relations de l’éruption du Vésuve. La première, sous la forme d’une lettre de quarante pages au cardinal Colonna, semble avoir connu un certain retentissement, puisqu’elle a été publiée trois fois en 16312. Ce succès détermina peut-être 1

Celui-ci exerça sa charge entre 1623 et 1644. Giulio Cesare Braccini, Relazione dell’incendio fattosi nel Vesuvio alli 16 du Dicembre 1631[...], Naples, Roncagliolo, 1631. Dans la dédicace de cette lettre, il semble considérer 2

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Braccini à écrire une relation plus ample, parue en 1632 ; les extraits qui suivent en sont tirés. Il s’agit en tout cas d’une réécriture3 qui dépasse le cadre d’un simple témoignage. Le titre de l’ouvrage (contrairement à celui de la lettre de l’année précédente) souligne la visée explicative et l’ambition de mise en perspective historique. Celle-ci est double : elle passe par une visée encyclopédique (Braccini énumère, en citant et en discutant ses sources, toutes les éruptions du Vésuve depuis l’origine jusqu’à celle de 16314) et comparative. Le récit de l’événement contemporain, qui suit un ordre chronologique précis, déroule en parallèle le souvenir de l’éruption de 79, au moyen de très nombreuses citations de Pline, référencées en marge. Le parallèle a une portée heuristique : il guide le témoin, tel qu’il se met en scène, dans l’identification et la compréhension rationnelle du phénomène 5. Braccini fait également montre d’un savoir littéraire, en particulier au début de son texte, où il dépeint la région de Naples comme une Arcadie, afin de dramatiser la destruction de l’idylle 6. Il se présente cependant surtout comme un observateur rigoureux, précisant sa position géographique, mesurant, comparant, chiffrant les pertes, se livrant à des expériences. Il loue la « curiosité » de l’homme qui mesure depuis le toit d’une maison le diamètre du cratère avec un quadrant, regrette de ne pas savoir comment a procédé l’ami qui a fait chauffer les cendres pour en connaître la composition. L’approche scientifique dont se prévaut le prê-

qu’il n’a pas eu assez de temps, ni d’espace, pour exposer « une matière si curieuse » (« materia si curiosa »). 3 La comparaison entre les deux textes est intéressante. Dans la relation de 1632, Braccini a éliminé des anecdotes horribles, comme celle d’une cuisse humaine rôtie et d’odeur fétide apportée en guise de témoignage par un gentilhomme s’étant rendu sur le site d’un village incendié (G. C. Braccini, op. cit., p. 19). Il s’est mis en scène dans les deux textes, mais de manière différente. La version de 1632 accentue la posture du savant impassible (dans la version de 1631, par exemple, il ne se montre pas donnant lecture de Pline dans une bibliothèque). 4 Ce passage ne figure pas dans la sélection choisie. 5 Grégory Quenet cite le témoignage d’un médecin, en 1708, qui décrit le tremblement de terre de Manosque en paraphrasant la même lettre de Pline, qui a décidément longtemps modelé la perception et la représentation de ce genre d’événement (G. Quenet, op. cit., p. 181). 6 Cette entrée en matière littéraire ne figure pas dans la relation de 1631.

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tre n’est pas exclusive d’une visée religieuse et édifiante7 ; il ne se fait pas faute de rapporter la liquéfaction du sang de saint Janvier et quelques épisodes interprétés comme des effets d’une intervention surnaturelle. En tant que prêtre, et bien qu’il ne dépende pas des autorités ecclésiastiques de Naples, il est requis pour collaborer à l’accompagnement spirituel de la population terrorisée ; il souligne qu’il remplit cette charge ponctuellement. Braccini dépeint cependant avec une certaine distance les pratiques de dévotion outrée auxquelles se livre un peuple « facile à s’émouvoir, en mal comme en bien ». La procession de pénitentes criant « sans aucune retenue  », les inconnus s’embrassant en pleine rue, les naïfs croyant ramasser des diamants suscitent une ironie perceptible8. Le contraste entre la foule ignorante et crédule (il est question plusieurs fois de ses peurs imaginaires) et le témoin étranger, savant et circonspect, est appuyé. On relève même une intéressante contradiction : alors que le narrateur témoin affirme à plusieurs reprises que le spectacle de la foule en prière arrache des larmes de compassion à tous ceux qui la regardent, il se vante un peu plus loin de n’avoir « jamais versé une larme ». De plus, il

7 Au début de la Relazione de 1631, il explique qu’il a toujours considéré comme des « fables » les écrits qui font du Vésuve un lieu surnaturel, mais que l’expérience visuelle qu’il a faite de l’événement a fait vaciller ses certitudes (« Ma se ho a dire il vero, averlo veduto con gli occhi quanto è sucesso dalla passata settimana un qua, non solo ho stimato degni di scusa quelle Scrittori privi per lo più del lume della Fede ma quasi quasi mi sono accordato con loro, che si comprende col senso della vista, da ciò che da altri ci viene riferito »; « Mais pour parler vrai, ayant vu de mes yeux ce qui s’est passé la semaine dernière, non seulement j’ai estimé digne d’excuses ces auteurs pour la plupart privés des lumières de la Foi, mais je leur ai presque donné raison, car la vue fait comprendre ce que d’autres ont rapporté », G. C. Braccini, op. cit., p. 3). 8 Ce texte a certainement inspiré le Discours sur les divers incendies du Mont Vésuve et particulièrement le dernier, qui commença le 16 décembre 1631 de Gabriel Naudé. Celui-ci, dans la deuxième partie de son discours, met en évidence l’instrumentalisation par l’Église des phénomènes naturels pour maintenir les peuples dans la superstition (voir l’édition de ce texte établie par S. Taussig, op. cit., p. 329, et son introduction, p. 271-316, not. p. 281). La perspective des deux auteurs diffère cependant radicalement. Si Naudé, comme l’explique S. Taussig, dédaigne l’autopsie et considère avec scepticisme la possibilité d’une connaissance scientifique du phénomène volcanique, Braccini manifeste au contraire une vive curiosité et le goût pour le témoignage oculaire. Les deux auteurs, cependant, expriment l’un et l’autre peu de compassion à l’égard des victimes. Voir aussi, de S. Taussig, « Les libertins érudits au pied du volcan », Intellectual news, 14, 2004, p. 44-55.

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présente une pensée dévote qu’il a eue comme la conséquence d’un moment de faiblesse9 !  Cet « autre Pline », comme Braccini se qualifie lui-même, ne se contente pas, en effet, d’adopter la posture du sage stoïque. Sa relation comporte, en filigrane, un autoportrait, même si celui-ci s’est légèrement modifié entre la version de 1631 et celle de 163210. La catastrophe est vue par un individu, qui fait part de ses sensations, de ses hypothèses, de ses réactions. Son récit inclut une pause réflexive, où il fait le bilan de son attitude pendant ces journées de trouble. Ce passage, qui est un éloge du témoin par lui-même, semble aussi inspiré par le désir de se connaître. De façon significative, le mot d’« expérience » revient deux fois : à propos de l’examen de l’eau souillée qui tombe du ciel (« non ebbi ne luogo, ne tempo di farne altra sperienza »11), et concernant ce que l’événement lui a appris de lui-même (« avevo sperimentato in me »).

9 « J’ai craint alors, moi aussi, qu’il n’y eût plus d’autre remède à notre malheur que l’aide de la main puissante de Dieu. » 10 La relation de 1631 comporte en effet un passage étonnant, où Braccini, qui donne au passage son âge, évoque ses sensations nocturnes au début de l’éruption, et les associe à un souvenir d’enfance : « Se bene io, dico il vero a V. Eminenza, non appressi punto il pericolo; e pero dopò essermi al meglio, che seppi, raccomandato a Dio, alla Vergine Santissima, e ad altri santi, mi posi al letto, e dormii le mie sette ore ordinarie in utramque aurem, senza alcuno interrompimento; E avenga, che sentissi pure i continui crolli, mi immaginavo essere cullato nella culla come già 59 anni prima ero stato dalla mia balia. Donde nascesse in me tanta intrepidezza, non lo sò, perche avevo buona memoria di quanto avevo letto e non mi era punto occulto, il danno potere essere cosi qui, come altrove. Ma forse Iddio mi concedesse quel sentimento, perche dessi animo a molti Sacerdoti […] » ; « Pour dire la vérité à votre Éminence, je n’eus aucune conscience du danger. Et donc, après m’être recommandé du mieux que je pouvais à Dieu, à la très sainte Vierge et aux saints, je me mis au lit, et je dormis sur mes deux oreilles mes sept heures ordinaires, sans aucune interruption. Et comme je sentais les ébranlements continuels, je m’imaginais être bercé dans le berceau, comme il y a 59 ans, par ma nourrice. D’où naquit une telle intrépidité, je ne le sais, parce que j’avais bien en mémoire ce que j’avais lu, et je n’ignorais pas les dommages qui pouvaient advenir, ici comme ailleurs. Mais peut-être Dieu me donna-t-il ce sentiment, pour que je donne du courage aux autres prêtres […] », G. C. Braccini, op. cit., p. 13. 11 « Je n’eus ni le temps ni l’occasion d’en renouveler l’expérience. »

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Dell’Incendio fattosi nel Vesuvio a XVI di Dicembre MDCXXXI. E delle sue cause, ed effetti. Con la narrazione di quanto è seguito in esso per tutto Marzo 1632. E con la Storia di tutti gli altri Incendii nel medesimo Monte avvenuti. Discorrendosi in fine delle Acque, le quali in questa occasione hanno danneggiato le campagne, e di molte altre cose curiose. Dell’Abbate Giulio Cesare Braccini. Da Gioviano di Lucca Dottor di Leggi, e Protonotario Appostolico. In Napoli, per Secondino Roncagliolo, 1632, p. 1-3 ; 28-46. Cap. I. Descrizione del Monte Vesuvio, e del sito à lui contiguo. Sorge da vaga, ed aprica pianura l’antico, e pur troppo famoso Vesuvio, nato, ò cresciuto, no’l sò, da’ Terremoti, e dagli Incendii, là dove il bel Sebeto sbocca le sue acque nella celebre conca del Mar Tirreno ; nelle estreme parti, cioè della felice Campagna, che per la sua non mai à bastanza lodata fertilità vien da Plinio chiamata lo steccato del combattimento, il quale perpetuamente fassi tra Cerere, e Bacco : e dal Merula Paradiso d’Italia. Ergesi questo monte, ò più tosto ameno Colle, quasi da tutte le bande per non molto scoscesa salita poco più di quattro miglia, avvenga che per retta linea, ò perpendicolare dalla più alta sua cima al mare non cali interamente uno : essendo nelle sue radici, che girano intorno à 24 quasi rotondo, come se sdegnasse la vicinanza, e congionzione d’ogn’altra collina : nelle falde, e pendici ripieno di viti, maritate con alberi fruttiferi, ò vestite almeno di saporose, e salutifere erbe, salvo che verso la parte ad Oriente esposta, dove essendo alquanto più erto, che nell’altre non è, ò perche sia così da principio stato formato, ò perche vi si sia posata più quantità di quella inutil materia, che tante volte dalle sue viscere hà vomitato ; hà solo alberi silvestri, ed utili boscaglie : nella cima è biforcuto, ò più tosto circondato quasi da ogn’intorno da un’ altra concava montagna à guisa di una meza luna, ma da picciola valle, ò pianura, nominata l’Atrio, diviso : se bene è credibile, che anticamente fusse per lo più tutto in se raccolto, e piano, e cosi lo descrive Strabone, e chiaramente lo afferma Dione : ma che nella parte più à Tramontana esposta, dalle pietre, e ceneri da lui uscite, siasi in progresso di tempo fatto quella divisione. Da quella pia-

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L’éruption du Vésuve du 16 décembre 1631. Ses causes et ses effets. Avec le récit de ce qui s’y est produit pendant tout le mois de mars 1632. Ainsi que l’historique des précédentes éruptions de cette montagne. Et pour finir un discours sur les eaux qui, à cette occasion, ont fait des dégâts dans les campagnes et sur beaucoup d’autres choses curieuses. Par l’abbé Giulio Cesare Braccini. Chez Gioviano di Lucca, docteur en droit et protonotaire apostolique. À Naples, par Secondino Roncagliolo, 1632. Chapitre I. Description du mont Vésuve et de son site. C’est dans une plaine riante et ensoleillée que surgit l’antique et tristement célèbre Vésuve. Les tremblements de terre et les éruptions l’ont fait naître ou l’ont grossi, je ne sais, là où le beau Sebeto déverse ses eaux dans la célèbre baie de la mer Tyrrhénienne ; à la limite de la Campanie heureuse, qui a mérité d’être dénommée par Pline, pour sa fertilité qu’on ne louera jamais assez, le champ clos où se déroule l’éternel combat de Cérès et Bacchus ; et par Merula, le paradis de l’Italie. Ce mont, ou plutôt cette charmante colline, s’élève presque de tous côtés en pente douce sur une distance de plus de quatre mille, alors qu’il n’y a pas même un mille verticalement de son sommet à la mer. Sa base s’étend autour de lui sur une longueur de presque à vingtquatre milles, comme s’il dédaignait le contact ou le voisinage d’une autre colline. Ses versants sont couverts de vignes mariées à des arbres fruitiers ou au moins revêtues de plantes savoureuses et salutaires, sauf sur le côté exposé à l’est, qui est plus escarpé que les autres, soit parce qu’il a été formé ainsi dès l’origine, soit parce que s’y est déposée une plus grande quantité de cette matière inutile qu’il a si souvent vomi de ses entrailles ; la végétation de ce côté ne comprend que des essences forestières et d’utiles maquis. Son sommet est fourchu ou plus précisément, entouré presque complètement par une autre montagne concave, en forme de demi-lune, dont il est toutefois séparé par une petite vallée, une étroite plaine, nommée l’Atrium. Il est vraisemblable, cependant, qu’il était anciennement plus ramassé et presque plat – c’est ainsi que le décrit Strabon, et Dion Cassius l’affirme clairement –, mais que du

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nura in sù, ascendendosi quasi un miglio, tanto l’una, quantro l’altra delle due più alte colline, erano sterili, e nude, per essere tutte coperte di ceneri, e di abbrucciate pietre, delle quali sempre qualcheduna ne rotolava à basso : onde si rendeva assai difficile la salita per arrivare al luogo della antica voragine, se bene era aiutata da alcune ginestre, che pure in qualche parte ci nascevano. Era, possiamo ormai dire, il Vesuvio attorno attorno circondato tutto da popolate Terre, e deliziose Ville, ornate di ricchi, e suntuosi edificii, e in molti luogi di amplissimi Palazzi, che ciascuno di loro pareva più tosto abitazione da Rè, che casa di ricreazione di privato Signore, ò Gentilhuomo, e tutti insieme, oltre l’essere distinti l’uno d’all’altro da ben cultivati orti, e vaghi giardini ; altro non sembravano à Napoletani, a’ quali per la parte di Levante è la sommità della Montagna meno di nove miglia distante, che un sereno cielo di rilucenti stelle tempestato. Perche camminandosi per il lido del Mare verso mezo giorno, dalla foce del Sebeto à quella del fiume Sarno, il quale già, secondo Strabone, Pompaeam praeterfluebat ; passato S. Giovanni à Teduccio, primo recettacolo della ossa di Vergilio, Portici, e Pietra bianca, che pure restano in piedi ; si trovava Resina, la Torre del Greco, già chiamata Herculanum : più alto verso la Montagna Bosco, la Torre della Annontiata prima detta Opulenti : appresso l’antica, e destrutta Pompeia vicino a Scafati : à man dritta Castello a mare : più à dentro verso Levante Nocera de’ Pagani, nella strada, che và a Salerno : non molto quindi lontano Sarno […]. In somma era il Vesuvio da ogni intorno circondato da amenissime possessioni, e masserie, irrigate se non da mormoranti rivi, da celesti acque bagnate cotanto a tempo, che le rendevano non pur vaghe per la diligente cultura, ma fertili ancora sopra modo, avendovi io veduto fare tre, e quattro raccolte l’anno : e prima di me l’avevano scritto Strabone, e Plininio. Quì si godeva per tutto una perpetua salubrità di propizio cielo : Quì fonti di dolci, e gelide acque : Quì prati d’ogni tempo fioriti, che sembravano una continua Primavera : Quì una varietà di alberi tutti fronduti, maravigliosamente disposti, artificiosamente potati, e carichi di frutti : onde di questa parte appunto propriamente cantò Virgilio : Quae tenuem exhalat nebulam, fumosque volucres, Et bibit humorem, & cum vult, ex se ipsa remittit : Quaeque suo viridi semper se gramine vestit, Nec scabie, & salsa laedit rubigine ferrum Illa tibi laetis intexit, & vitibus ulmos :

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côté plus exposé au nord, les pierres et les cendres qu’il a émises ont construit, à la longue, cette séparation. Si l’on gravissait, à partir de cette plaine, pendant un demi-mille, l’une ou l’autre des deux plus hautes collines, on les découvrait stériles et dénudées. Elles étaient en effet entièrement recouvertes de cendres et de pierres calcinées, dont certaines roulaient sur la pente ; cela rendait extrêmement pénible la montée jusqu’à l’emplacement de l’ancien cratère, même si elle était facilitée par les genêts qui poussaient par endroits. Venons-en à présent aux environs du Vésuve : de tous côtés, ce n’étaient que bourgs populeux et villes délicieuses, ornées de riches et somptueux édifices et, souvent, de vastes palais dont chacun ressemblait davantage à la demeure d’un roi qu’à la maison d’agrément d’un particulier, seigneur ou gentilhomme ; ils étaient séparés les uns des autres par des potagers bien cultivés et des jardins charmants, et apparaissaient aux Napolitains, qui sont du côté est, à moins de neuf milles du sommet de la montagne, comme des étoiles brillantes semées dans un ciel serein. Marchant, en effet, au bord de la mer vers le sud, de l’embouchure du Sebeto jusqu’à celle du Sarno, qui selon Strabon coulait près de Pompéi, après avoir dépassé San Giovanni a Teduccio – qui, le premier, a abrité les os de Virgile –, Portici et Pietra Bianca qui sont aussi restées debout ; on trouvait Resina, Torre del Greco – nommée autrefois Herculanum – ; plus haut, vers la montagne, Bosco, Torre Annunziata, qui est l’ancienne Oplontis ; puis l’antique Pompéi, aujourd’hui détruite, près de Scafati ; à droite, Castellammare ; plus à l’intérieur vers l’est, Nocera de’ Pagani, sur la route qui va à Salerne, non loin du Sarno […]. C’est ainsi que le Vésuve était entouré de toutes parts de propriétés fort agréables et de fermes non pas irriguées par des ruisseaux murmurants, mais arrosées par les eaux célestes de manière si opportune qu’elles étaient non seulement propres à une culture soignée mais aussi extrêmement fertiles. Moi-même, j’y ai vu faire trois ou quatre récoltes par an ; Strabon et Pline l’ont d’ailleurs écrit avant moi. On y jouissait partout d’une salubrité parfaite, due à un ciel propice ; de sources aux eaux douces et fraîches ; de prés toujours fleuris qui faisaient croire à un éternel printemps ; d’une grande variété d’arbres feuillus, merveilleusement disposés, savamment taillés, et chargés de fruits. C’est précisément cet endroit qu’a très justement chanté Virgile : Mais une terre qui exhale un léger brouillard et de voltigeantes fumées, qui boit l’humidité et, à son gré, la rejette, qui sans cesse se revêt naturellement d’un gazon vert, qui n’attaque pas le fer et ne l’entame point par une rouille acide, cette terre-là entrelacera pour toi les ormeaux et les vignes fécondes ; cette terre

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Illa ferax oleae est : illam experire colendo, Et facilem pecori, & patientem vomeris unci.12

Ma perche in questo Mondo non hà valuto l’Autor della natura, che si goda da nessuno perpetua, e continuata felicità, ne che alcuna cosa ci sia, la quale non abbia alle volte le sue vicissitudini, e non pata qualche opposizione ; perciò pur troppo spesso e noi a’ tempi nostri, e gli antichi sempre hanno di quando in quando veduto le medesime campagne ora sommerse nelle acque, le quali non essendosi potute dalla terra ricevere, ne ricevute digerire, è stato necessario, che pullulando da molte bande fontane, innondino il paese, e lo rendano anco, quasi mutando natura, a pestilente aere soggetto, opprimendolo con pigre, e stagnanti paludi, e facendo infelice la felice Campagna tutta : perche, come dice Ambrogio di Leone, l’acque stagnanti, aestate adveniente, putrescunt, atque aerem vitiant, morbosque aefferunt gravissimos : ora da orribili venti, e tempeste interamente oppressa : e ora abbruciate da gli Incendii, e ricoperte dalle ceneri, che dal Vesuvio infocate cosi sovente sopra di loro spargonsi : Delle quali cose dovendo io al presente ragionare, per referire quanto è succeduto intorno a quello, che in questi giorni nel sudetto Monte non ancor finito veggiamo ; quantunque mi tocchi a descrivere una cosa da me curiosamente osservata ; nulladimeno, perche è tanto simile a quello, che in altri tempi è accaduto, per non parere, che io mi sia valso delle altrui fatiche, e anco perche più agevolmente da chi è vago d’intendere le cose andate, si possa vedere tutto raccolto insieme ciò, che da altri in simili occasioni è stato scritto ; hò stimato per bene impiegata la fatica di portar quì di peso le parole di molti di quelli Autori, che di questo Monte, e delli incendii di lui hanno favellato. Dell’incendio fattosi nel Vesuvio a XVI di dicembre MDCXXXI e delle sue cause ed effetti V. Narrazione dell’incendio fattosi nel Vesuvio a 16 di decembre 1631 Venendo finalmente alla narrazione del caso presente : il quale per li funesti vestigi, e per le deplorabili memorie, che in più luoghi ha lassato, viverà perpetuamente nella memoria de’ posteri. Raccontano i torresi, e gli abitatori già di Massa di Somma, di Polena, e di S. Bastiano, che insin dalli 12

Le texte original comporte en marge les citations de Pline données ici en notes et leurs références. Les transcriptions latines de G. C. Braccini contiennent plusieurs inexactitudes que le traducteur a corrigées. En outre, les noms de lieux ont été modernisés.

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est fertile en huile ; en la cultivant tu éprouveras qu’elle se prête volontiers à l’élevage du petit bétail comme elle endure volontiers le soc recourbé. 13

Mais le Créateur de la nature a voulu que nul ne jouisse en ce monde d’un bonheur éternel et ininterrompu et qu’il n’y ait rien qui ne soit soumis parfois à des vicissitudes ni ne souffre d’un obstacle. C’est pourquoi, malheureusement, nous avons vu souvent à notre époque, comme le voyaient les Anciens de temps en temps, ces campagnes submergées par les eaux. La terre n’ayant pu résorber ces eaux, ni les évacuer si elle les avait résorbées, elles ont, inévitablement, fait des résurgences en plusieurs endroits et inondé le pays ; modifiant sa nature, elles le rendent sujet à un air malsain en l’accablant sous des marais stagnants et croupissants. En effet, comme le dit Ambrogio Leone, les eaux stagnantes pourrissent en été et, en outre, vicient l’air et engendrent de graves maladies. Elles ont rendu malheureuse la Campanie heureuse, tantôt battue par des vents et des tempêtes horribles, tantôt brûlée par les éruptions et recouverte de cendres brûlantes répandues si souvent par le Vésuve. Je dois à présent parler de ces choses, pour décrire les conséquences des événements que nous voyons encore se produire dans cette montagne, et, les ayant observées avec curiosité, il me revient de les décrire. Néanmoins, comme tout cela ressemble beaucoup à ce qui est arrivé à d’autres époques, je n’ai pas voulu donner l’impression de profiter du labeur d’autrui. D’autre part, c’est plus fréquemment celui qui est désireux de comprendre le déroulement d’un événement, que l’on voit rassembler tout ce qui a été écrit par d’autres dans des circonstances semblables. J’ai donc cru bien employer ma peine en rapportant les paroles de beaucoup d’auteurs qui ont traité de cette montagne et de ses éruptions. Chapitre V. Récit de l’éruption du Vésuve du 16 décembre 1631. Nous en venons finalement au récit du cas présent ; les traces funestes et les souvenirs douloureux qu’il a laissés en plusieurs endroits, en conserveront éternellement la mémoire chez nos descendants. Les habitants de Torre Annunziata et de Torre del Greco et les anciens habitants de Massa di Somma,

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Virgile, Les Géorgiques, II, 217-23 (trad. E. de Saint-Denis).

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10 di decembre cominciarono a sentir rumoreggiare nella montagna, con tanto raggiramento di spiriti sotteranei, che malamente potevano la notte dormire : onde alcuni, sapendo per antica tradizione, che dal Vesuvio già scaturiva un fiume, il quale poi per un simile incendio si smarrì, credevano, che fusse l’acqua di quello, che impetuosamente scorresse, e cercasse nuova uscita. Altri più dediti alla pietà, ricordevoli delle storie di Pietro Damiano, e di chi scrisse già, in quel luogo essere una porta, per calare all’inferno, e che vi erano portate le anime de’ più scelerati peccatori : non lassavano di dubitare, e cosi fra di loro ne discorrevano, che vi fussero ragunati i demoni a tener corte, per vendicare, come ministri di Dio, le grandi ingiustizie, che nel mondo si fanno. S’accorsero di più alcuni, essendovi sopra per diversi affari saliti, che tremava quasi del continuo, se bene per non essere cosa tanto grave, non ne fecero caso14. Altri nel medesimo tempo osservarono, che, senza essere piovvuto, s’erano intorbidate l’acque ne’ pozzi, e in alcuni mancate : che se fossero stati buoni scolari di Pericle, e di Pittagora, averebbono da questo solo, quando non da altro, potuto prevedere i terremoti, che appresso ne seguirono, e salvarsi : se bene, come disse colui : Perituri non recipiunt consilia. Racconta di più una persona di fede da Ottaiano, che un mese avanti essendo salito sopra il monte, dove era la bocca della voragine, vi calò dentro, e tornatoci quindici giorni dopoi, trovò che la terra si era alzata tanto, che senza calar punto si passava da una banda all’altra per tutto. Così dice Aristotele che gonfiò la terra in Sarga una delle Isole Eolie, non conoscendosi appenna dove fosse stata. Il lunedì mattina poi alli 15 essendo l’aria serenissima, e da ogni nuvola sgombrata, fu veduta sopra il medesimo monte una stella di straordinaria grandezza, la qual e a me, che ero di là 40 miglia lontano, e diligentemente l’osservai, cagionò molta ammirazione. Ma la sera verso le 5 ore di notte, essendosi partito da Portici un servitore del marchese d’Arena per venire a Napoli, narrò, che quando fu sul ponte della Maddalena, vidde un trave di fuoco, il quale uscendo, pareva lui, da Pozzuoli, arrivava insin’al Vesuvio. E huomini di Resina confermarono aver veduto l’istesso dentro la voragine

14 Pline, lib. 6, ep. 20 : Praecesserat per multos dies tremor terrae minus formidolosus : qui Campaniæ non solum castella verum etiam oppida vexare solitus.

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de Polena et de San Bastiano racontent qu’ils commencèrent à entendre de sourds grondements à l’intérieur de la montagne à partir du 10 décembre ; en outre le tumulte des fluides souterrains était tel qu’ils avaient du mal à dormir la nuit. Sachant par une ancienne tradition qu’une rivière jaillissait jadis du flanc Vésuve et qu’elle disparut au cours d’une éruption semblable, ils pensaient entendre ses eaux qui cherchaient impétueusement à se frayer une nouvelle issue. D’autres, dont l’esprit était plus tourné vers la piété, se souvenaient des histoires de Pierre Damien et de ceux qui avaient écrit jadis qu’il existait en ce lieu une porte pour descendre en enfer, où étaient traînées les âmes des pécheurs les plus scélérats. Aussi ne manquaient-ils pas de soupçonner – c’est ainsi qu’ils en parlaient entre eux – que l’assemblée des démons s’y était constituée en tribunal pour venger, en tant que ministres de Dieu, les grandes injustices qui se font de par le monde. D’autre part, certaines personnes, qui étaient allées là-haut pour diverses affaires, s’aperçurent que les secousses y étaient presque continuelles mais n’y prêtèrent pas attention, jugeant que ce n’était pas bien grave. D’autres remarquèrent pendant la même période que, sans qu’il ait plu, l’eau des puits était devenue trouble et que ceux-ci s’étaient parfois asséchés. S’ils avaient été de bons élèves de Périclès et de Pythagore, ils auraient pu prévoir, grâce à ces seuls indices, les tremblements de terre qui se produisirent par la suite et échapper au danger ; bien que celui-ci ait dit : Perituri non recipiunt consilia15. En outre, un homme digne de foi habitant Ottaviano raconte qu’il était monté le mois précédent sur la montagne jusqu’à l’endroit où s’ouvre le cratère, et y était descendu ; et que, lorsqu’il y retourna quinze jours plus tard, il s’aperçut que le niveau du sol s’y était tellement élevé qu’on pouvait passer partout d’un bord à l’autre sans descendre. C’est ainsi qu’au dire d’Aristote la terre avait gonflé à Sarga une des îles éoliennes, dont on sait à peine où elle se trouvait. Le lundi matin, à 15 heures16, l’air était limpide et le ciel sans nuage lorsqu’on aperçut au-dessus de cette même montagne une étoile d’une grosseur extraordinaire ; je l’observai moi-même soigneusement d’une distance de 40 milles, avec le plus vif étonnement. De plus, un serviteur du marquis d’Arena raconta que, parti ce soir-là de Portici pour aller à Naples, il vit vers 5 heures de 15

Ceux qui sont destinés à mourir n’écoutent pas les conseils. Les heures étaient comptées à partir de 19 heures, il en résulte donc que minuit (0 heure pour nous) correspondait à 5 heures : il faut donc retrancher 5 heures aux heures indiquées dans le texte. 16

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poco appresso quasi immobile per molte ore, se bene attorno a lui scintillavano sempre esalazioni accese, come se fussero state saette : ed in quel tempo appunto io, che quattro ore prima con bellissimo tempo, al pari di quanto se ne fusse veduto da molti mesi adietro, non so se per buona, o ria fortuna mia, ero qua giunto dalla mia abbazia di Civita Luparella, sentii un picciolo terremoto : ma ne’ luoghi più alla montagna contigui, da quell’ora sin’alle 12 se bene lo scuotimento della terra fù continuo, ne furono contati dove 18 e dove 50, l’uno più gagliardo dell’altro. E per quanto ho potuto raccorre, poco dopoi s’aprì il monte nella falda, o per meglio dire nell’Atria, o piano di sopra descritto : se bene da principio cominciò a vedersi solamente verso mezo giorno la Torre del Greco, e quella della Annonziata, e sopra la chiesa di Santa Maria a Pugliano : nella quale è tradizione, che celebrasse il Principe de gli Apostoli, quando venne in queste parti. Ma non vi andò guari, che da ogn’uno si conobbe da più di una banda uscire e fumo, e fuoco, e cenere, e pietre, e fiamme17 : e particolarmente da un certo Santolo di Simone da S. Anastasio, il quale ebbe tanto cuore, che accompagnato da quattro altri giovani del paese, la mattina istessa salì sopra la montagna, e giunto a un luogo detto il Monte de diavoli, o d’Ievoli, lontano dall’incendio meno di mezo miglio, vidde in quel piano uscire il fumo, e il fuoco da più bande, che di mano in mano si aprivano, gettando nell’aprirsi uno schioppo, come se fussero stati tanti mortaletti di quelli, che si tirano nelle feste : e quelle bocche gli parevano prima grandi quanto è un fondo di grosso tino, ma nell’esalare si slargavano, e facevano sempre maggiori : le esalazioni poi unite insieme in aria formavano quella nuvola, che diremo appresso, edonde, dice, che vidde calar saette, e grossissime pietre : una delle quali gliene cadde tanto vicina, che quasi lo colse. Mez’ora conta costui, che stette a contemplare quello spettacolo : e sempre vidde aprirsi nuove bocche, e che quelle pietre cadendo, brucciavano, e consummavano ciò, che toccavano. Quella che cadde vicino a lui, diede sopra un sasso, l’infocò tutto, e poi si spezzò in molte parti : delle quali attendone, dopo essersi alquanto reffreddata, raccolto una, la portò a basso, e si trovò molto pesante, e dura, se bene essendosi tritata si convertì come in arena di ferro impastata.

17 Plin. lib. 6, ep. 16 : Interim e Vesuvio monte pluribus locis latissimae flammae, altaque incendia relucebant, quorum fulgor et claritas tenebris noctis excitabatur.

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la nuit, en arrivant sur le pont de la Madeleine, une colonne de feu qui sortait, lui semblait-il, de Pozzuoli et arrivait jusqu’au Vésuve. Des hommes de Resina affirmèrent qu’ils avaient vu peu après, à l’intérieur du cratère, la même chose rester immobile pendant plusieurs heures, mais que des émanations enflammées étincelaient continuellement autour d’elle comme des éclairs. Je ne sais si c’est par chance ou malchance, j’étais arrivé là quatre heures auparavant de mon abbaye de Civita Luparella, par un très beau temps en comparaison de ce qu’on avait vu depuis de nombreux mois, et, précisément au même moment, je sentis un léger tremblement de terre. Plus près de la montagne, toutefois, à part les secousses continuelles, on en compta 18 et ailleurs 50, de cette heure-là jusqu’à 12 heures, tous plus violents les uns que les autres. D’après les informations que j’ai pu recueillir, une brèche s’ouvrit peu après dans le flanc de la montagne, ou plus exactement dans l’Atrium18, c’est-à-dire dans la vallée décrite plus haut ; ce n’est que vers midi qu’on commença à l’apercevoir entre Torre del Greco et Torre Annunziata, et au-dessus de l’église Santa Maria a Pugliano, où selon la tradition le prince des apôtres célébra la messe quand il vint dans cette région. Cependant, on ne tarda guère à apprendre par plusieurs personnes que de la fumée, du feu, des cendres, des pierres et des flammes jaillissaient de plusieurs endroits. En particulier, un certain Santolo di Simone, de San Anastasio, eut le courage d’aller ce matin-là sur la montagne, accompagné de quatre autres jeunes gens du village. Arrivé au lieu dit le Mont des diables, ou d’Ievoli, distant de moins d’un demi-mille de l’éruption, il vit dans cette étendue plane sortir de la fumée et du feu de plusieurs endroits, qui s’ouvraient l’un après l’autre en explosant, comme font les pétards que l’on tire dans les fêtes. Ces bouches lui paraissaient avoir au début la taille d’un fond de grosse cuve, mais elles s’élargissaient au fur et à mesure qu’elles vomissaient, et donc ne cessaient de s’agrandir. Puis leurs émanations formaient en s’unissant dans les airs ce panache dont nous parlerons plus loin et d’où il a vu tomber, dit-il, la foudre et de très grosses pierres ; l’une d’elles tomba si près de lui qu’elle faillit l’atteindre. Il resta une demi-heure, raconte-t-il, à contempler ce spectacle et vit que de nouvelles bouches s’ouvraient sans cesse et que les pierres brûlaient et consumaient tout ce qu’elles touchaient en tombant. Celle qui tomba près de lui, frappa un rocher, l’enflamma, puis se brisa en plusieurs morceaux ; quand ils furent un peu refroidis, il en recueillit un et l’em-

18 Zone plane située entre le mont Somma, reste d’un ancien cratère, et le Vésuve proprement dit (régulièrement appelé ici « montagne »).

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Raccontò di più un guardiano di vacche, che ritrovandosi quasi nella medesima ora alle radici di detto monte, vidde vicino a se aprirsi in due luoghi la terra, e uscirne fumo, e fuoco : dalquale fù scottato, e poco ne mancò, che non vi restasse sommerso. E altri attestano, aver veduto, e vedersi tuttavia in più parti le aperture, donde sono usciti sassi, e materie bituminose, oltre la voragine grande. E da queste è probabil cosa, che uscissero le prime ceneri, le quali, come a suo luogo diremo, assai prima caddero in Puglia, e in altre più remote provincie, che quà non fecero. Cagionò la vista di queste fiamme negl’animi de’ convicini spaventati dal continuo conquassamento de’ terremoti, per li quali non pur si credeva, che si muovessero tutte le cose, ma che si svelgessero, e andassero sottosopra, tanto terrore, che ogn’uno si stimava dovere essere in quel punto subbissato19 : onde alzando tutti le mani al cielo, con chiedere a Dio misericordia, e abbandonando ciascuno le cose proprie, senza pensare ad altro, chi si diede alla fuga, dove stimava più sicuro lo scampo, e chi con maggior sentimento di pietà ricorse a tempii, per confessare i suoi peccati, e per ricevere i santissimi sacramenti, ed anco perche assendo quivi molti insieme uniti, meglio fossero i lor prieghi accolti. Fra tanto essendo già uscito il sole, ancora in Napoli cominciò ad osservarsi sopra la montagna una densa, e straordinaria nuvola : la quale da principio sembrava appunto un’altissimo, e fronduto pino, quale già parve a Plinio quella, che vidde nell’anno 81 della nostra salute. Perche appresso al monte aveva il tronco grosso, come una lunga, e rotonda torre : ma si innalzava poi a proporzione tanto in alto, che quasi si perdeva di vista : appresso, o perche non arrivasse tanto in su lo spirito, dal quale era stata sospinta, o perche non potesse più sostenere il proprio peso, si diffondeva in grandi e spaziosi rami, e slargandosi per mòlte miglia di circuito20, benche fusse da chiaro sol percossa, or nera, e bruta, ora macchiata, e livida, e talora canida si dimostrava, quale esser doveva la materia, che con lei s’era in alto elevata, ma sempre vi si scorgeva dentro un poco di rosso, come fuoco. Finalmente crescendo del continuo vie più, rassomigliava nell’aria più tosto alcune smisurate, e scoscese montagne di sassi di varie spezie, e colori, che altra qualsivoglia cosa. Si prendevano gusto alcuni, non raguagliati ancor del caso, in rimirare, 19

Plin. ubi sopra ep. 20 : Illa vero nocte ita invaluit, ut non moveri omnia, sed everti crederentur.  20 Plin. lib. 6, ep. 16 : Recenti spiritu avecta, deinde senescente eo destituta, aut etiam pondere suo victa, in latitudinem vanescebat.

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porta. Il constata qu’elle était très lourde et très dure mais que, une fois broyée, elle se réduisait en une sorte de sable mêlé de fer. Un gardeur de vache raconta en outre que, se trouvant presque à la même heure au pied de la montagne, il vit la terre s’ouvrir non loin de là en deux endroits, d’où s’échappèrent du feu et de la fumée ; il se fit brûler et manqua être submergé. D’autres attestent qu’ils ont vu plusieurs de ces ouvertures, toujours visibles, d’où jaillissaient des pierres et des matières bitumineuses, outre le grand cratère. C’est de là que proviennent probablement les premières cendres, qui, comme nous le dirons en temps et lieu, tombèrent dans les Pouilles et en d’autres provinces éloignées beaucoup plus tôt qu’ici. La vue de ces flammes inspira une immense terreur aux habitants des alentours, déjà épouvantés par les secousses continuelles des tremblements de terre. En effet, ils ne croyaient pas seulement que ceux-ci ébranlaient toutes choses, mais qu’ils les arrachaient et les bouleversaient, si bien que chacun pensait qu’il allait être englouti sur place. Aussi tendaient-ils leurs mains vers le ciel en implorant la miséricorde divine. Chacun abandonna ses biens et, sans se soucier d’autre chose, les uns se mirent à fuir vers quelque refuge qu’ils croyaient plus sûr ; les autres, qu’animaient de plus grands sentiments de piété, se tournèrent vers les temples de Dieu pour confesser leurs péchés et recevoir les saints sacrements, en espérant en outre que leurs prières seraient mieux entendues parce qu’ils y étaient rassemblés en grand nombre. Le soleil s’étant levé entre temps, on put observer aussi depuis Naples un nuage extraordinaire, et fort dense, au-dessus de la montagne. Au début, celui-ci ressemblait en tous points à un pin immense et touffu, comme le panache que Pline vit en l’an de grâce 8121. En effet, au sortir de la montagne, il avait un tronc gros comme une tour ronde et allongée, mais ensuite il s’élevait proportionnellement si haut qu’on le perdait presque de vue. Puis, le souffle qui l’avait porté n’arrivant pas si haut, ou ne pouvant plus soutenir son propre poids, il étalait des rameaux immenses, et s’élargissait sur plusieurs milles de circuit. Vivement éclairé par le soleil, son aspect cependant était noir et grossier par endroits, ailleurs sale et livide, et parfois d’un blanc pur, comme devait être la matière qui s’était élevée avec lui, mais on apercevait toujours à l’intérieur un peu de rouge, comme du feu. Mais grandissant de plus en plus, à la fin il ressemblait surtout, tel qu’il se dressait dans le ciel, à une immense montagne, très escarpée, de pierres de diverses sortes et de tou21

Il s’agit de l’éruption de 79.

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e contemplare cosi vaghi, benche strani, grotteschi, e come tali da balconi li vagheggiavano, maravigliandosi però tutti di vedere, che molte nuvole li restavano di gran lunga sotto. Ad altri si arricciavano i capelli, veggendo tanta, e si gran novità. I più semplici correvano gridando per le strade, che si era attaccato il fuoco, chi diceva in una parte, e chi in un’altra. Da principio stetti anch’io sospeso, perche non ero in luogo, donde potessi vedere il monte : ma accorgendomi in fine, che si alzava cotanto, e proporzionatamente si dilatava22, mi immaginai quello, che veramente era, ed entrato in una libreria, presi le pistole di Plinio in mano, e mostrandole ad alcun, dissi loro : Eccovi descritto 1550 anni sono quello appunto, che oggi vedete. Onde uno di quelli, che quivi erano, tirato da lodevole curiosità, salito sopra un’astraco col suo quadrante misurolla, e come poi mi referì, trovò, che era ascesa à più di 30 miglia d’altezza : ed è ben credibile per li effetti, che operò, come appresso vedremo : e per tanto feci congiettura, che anco di Roma si saria potuta vedere. Ritrovavansi in quel tempo il Sig. Card. Boncompagno Arcivescovo di questa città nella Torre del Greco, per godere il beneficio di quell’aria alle sue indisposizioni giovevole, e proporzionata, e il Sig. Federigo Colonna Principe di Butero, con la Signora D. Margarita d’Austria sua consorte, e co’l Signor Camillo pur Colonna fratello del signor Duca di Zagarola, padrone del luogo, in quella della Annonziata. Questi subito veduto il fuoco si posero in cammino alla volta di Salerno, e quindi passarono in Abruzzi alle lor terre, per essere più dal pericolo lontani : ma il zelante Pastore, se bene aveva tutta la precedente notte con gran cuore innanimati i suoi, ed esortatili avalersi di que’ segni, come di svegliatoio, per innalzare la mente a Dio, Qui dat metuentibus se significationem, ut fugiant a facie arcus, lassando il peccato, e gettandosi nelle pietose braccia della sua divina misericordia ; nulladimeno avvisato, che già da per tutto si vedevano nelle falde del monte uscir fiamme di fuoco, e con loro gran quantità di varia cenere, e sentendo il continuato, e paventoso strepito, che da quelle voragini con atterrir tutti usciva : temendo, che in Napoli pure potesse seguire il medesimo spavento, che colà in ogn’uno si vedeva, per maggiore aiuto di questa città ; risolse di rattamente venirsene a questa volta, come fece, al meglio, che potè. Giunto àll’arcivescovato, dopo aver quivi fatto esporre il santissimo sacramento, e dato ordine, che nell’altre 22 Plin. ep. 20 : Occursabant trepidandibus adhuc oculis, mutata omnia altoque cinere, tamquam nive obducta.

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tes les couleurs. Certains, qui n’étaient pas encore informés de la situation, prenaient goût à admirer à cette occasion des formes grotesques et si gracieuses, bien qu’étranges, et les contemplaient comme tels depuis leur balcon, tout en s’étonnant de voir que beaucoup de nuages étaient situés très bas par rapport à eux. D’autres, à voir tant de grandes nouveautés, avaient les cheveux qui se dressaient sur la tête. Les plus simples couraient dans les rues en criant au feu ; l’un disait qu’il avait éclaté à tel endroit, un autre ailleurs. Au début, je ne savais moi-même à quoi m’en tenir, car je n’étais pas à un endroit d’où je pouvais voir la montagne ; mais lorsque je m’aperçus finalement combien ce nuage grandissait et se dilatait en proportion, je me représentai ce qui se passait réellement et, entré dans une bibliothèque, je pris les lettres de Pline et les montrai à quelques personnes en leur disant : « Voici une description, vieille de 1550 ans, correspondant exactement à ce que vous avez aujourd’hui sous les yeux. » À la suite de quoi, l’un de ceux qui étaient présents, mû par une louable curiosité, mesura le nuage avec son quadrant du haut d’un toit en terrasse et, comme il me le rapporta par la suite, lui trouva une hauteur de plus de 30 milles – ce qui est tout à fait vraisemblable si l’on considère ses effets, que nous décrirons plus loin – cela lui permit d’avancer l’hypothèse que l’on aurait pu le voir de Rome. Monseigneur le cardinal Boncompagno, archevêque de Naples, se trouvait alors à Torre del Greco afin de jouir des bienfaits de son air, indiqué pour les indispositions dont il souffrait, et, d’autre part monseigneur Federigo Colonna, prince de Butero, accompagné de son épouse madame Margarita d’Austria et du seigneur Camillo Colonna, frère de monseigneur le duc de Zagarola, seigneur du lieu, se trouvaient à Torre Annunziata. Ces derniers partirent pour Salerne dès qu’ils virent le feu et passèrent de là dans leurs terres des Abruzzes, afin de s’éloigner du danger. Notre pasteur dévoué, quant à lui, avait ranimé avec une grande bonté le courage des siens pendant toute la nuit précédente, et les avait exhortés à profiter de ces signes pour s’éveiller et élever leur esprit vers Dieu, qui dat metuentibus te significationem, ut fugiant a facie arcus23, en renonçant à leurs péchés et en se jetant dans les bras pleins de compassion de sa divine miséricorde. Néanmoins, ayant été avisé que l’on voyait jaillir partout des flammes sur le flanc de la montagne, en même temps qu’une grande quantité de cendres diverses, et entendant le grondement 23 Psaume 60 (59), 6 : Dedisti metuentibus te significationem, ut fugiant a facie arcus (Tu as donné l’avertissement, à ceux qui te craignent, de fuir devant l’arc).

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chiese tutte si facesse l’istesso, e che si intimasse per il giorno medesimo una general processione ; salì al Tesoro, che cosi chiamano quì il luogo dove le reliquie de’ santi si conservano, per qui[n]di trarne la testa, e il sangue del glorioso protettore San Gennaro ; per beneficio del quale confessano i napoletani essere stati altre volte liberati da simili pericoli : e con ammirazione di tutti fu notato, che quel prezioso sangue prima di incontrarsi con la testa s’era trovato liquefatto, e bollente. Conservasi il sangue di questo santo in due ampolle di vetro, nelle quali stà sempre appresso, ed acquagliato, eccetto che quando si espone alla presenza della testa del medesimo : nel qual caso è cosa ordinaria, che subito si liquefaccia, e bolla, come se pure allora si fusse sparso : ma quando ciò non fa, che di rado accade, overo quando bolle stando da per se ; viene ugualmente preso, e interpretato quì comunemente per segno manifesto dell’ira di Dio sdegnato contro di noi. Se bene io crederei, che si potesse fare in ciò alcuna distinzione, e dire, che quantunque tanto nell’uno, quanto nell’altro caso sia sempre indizio, che ci soprastà qualche gastigo, ed evidente pericolo ; in ogni modo più dobbiamo temere nel primo, che nel secondo : potendoci persuadere, che quella reliquia, come se partecipasse della beatitudine, veggendo in Verbo la peno, che ci si è appressata, e che non è volontà del Signore, che siamo in quella occasione soccorsi, quasi agghiacciato senza punto faticar per noi, indurito nelle sue ampolle in quella guisa contro l’antica, ed invecchiata usanza se ne rimanga. Ma nel secondo conoscendo per la sudetta strada, che Iddio e per placarsi, e che non vuole la rovina, ma la conversione del suo diletto popolo : qui non vult mortem peccatoris, sed ut vivat, et convertatur ad eum ; affaticandosi in promettere per noi emendazione, e in impetrarci spirito di contrizione, e divozione or per amore, ed or per allegrezza senz’altro incentivo si liquefaccia. E forse per questo in quella mattina, avvenga che si giudicasse da tutti, che corressemo evidente pericolo di mortal rovina ; tutta volta nel medesimo tempo si concepì anco speranza di doverne al certo per mezo di questo santo essere liberati : e da tale speranza si aumentò in ciascuno notabilmente la fede, e la divozione. Facessi la processione con portarsi quelle sacrate reliquie, e fù solennissima, con l’intervento non solo del clero, e delle collegiate de’ clerici, ma delle religioni tutte tanto della città, quanto de borghi contigui : se bene non potè essere ornata dalla presenza del prelato, come desiderava, perche nel tempo appunto, nel qual partir doveva, fu soprapreso da un ricapriccio di febre cagionatogli, come si crede, dall’essere stato tutta la notte in orazione, ed in continuo moto, e travaglio. Vi fu bene l’Eccellentiss. Sig. Conte di Monterei

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continuel et épouvantable qui sortait de ces cratères en répandant partout la terreur ; craignant en outre que l’épouvante qui régnait là-bas pût gagner aussi Naples, il résolut de se rendre aussitôt que possible dans cette ville afin d’être en mesure de l’aider, et c’est ce qu’il fit. Arrivé à l’archevêché, il fit exposer le Saint-Sacrement et fit faire de même dans toutes les autres églises, puis ordonna pour le jour même une procession générale. Il monta au Trésor, c’est ainsi que l’on appelle ici l’endroit où sont conservées les reliques des saints, pour y prendre la tête et le sang de saint Janvier, notre glorieux protecteur qui nous a plusieurs fois délivrés de semblables dangers, comme le reconnaissent les Napolitains. Et au milieu de l’admiration générale, on s’aperçut que le précieux sang s’était liquéfié et qu’il bouillait, avant d’avoir rejoint la tête. On conserve le sang de ce saint dans deux ampoules de verre, où il reste toujours coagulé, sauf quand on le met en présence de la tête de celui-ci. Dans ce cas, d’ordinaire, il se liquéfie aussitôt et bout comme s’il venait d’être de nouveau répandu ; mais quand cela ne se produit pas, ce qui arrive rarement, ou quand il bout alors qu’il est seul, on interprète ici communément ce fait comme un signe manifeste de la colère de Dieu, indigné contre nous. Je crois pourtant que l’on pourrait faire en cela quelques distinctions, et dire que, dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours le signe qu’un châtiment ou un danger évident nous menace. De toute manière, le premier est plus à craindre que le second : car nous pouvons alors nous convaincre que cette relique a vu dans le Verbe, comme si elle avait part à la béatitude, la peine qui est préparée pour nous, et que la volonté du Seigneur n’est pas que nous soyons secourus à cette occasion ; alors, sans faire aucun effort pour nous, et froide pour ainsi dire, elle reste durcie dans ses ampoules contre l’antique usage, à présent vieilli. Mais dans le second cas, sachant, comme nous l’avons vu, que Dieu va s’apaiser et qu’il ne veut pas la ruine, mais la conversion de son peuple bien-aimé : qui non vult mortem peccatoris, sed ut vivat, et convertatur ad eum24 ; et s’efforçant de promettre que nous allions nous amender et implorant que nous soit accordé l’esprit de contrition et de dévotion, il se liquéfie par amour ou par allégresse, sans autre incitation. Voilà pourquoi peut-être, même si nous pensions tous ce matin-là qu’un désastre mortel nous menaçait, nous conçûmes en même temps l’espoir que ce saint allait nous en épargner

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Qui ne veut pas la mort des pécheurs, mais qu’ils vivent et se convertissent.

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Vicerè in questo Regno, co’l Sig. Carlo Tappia Capo del Collaterale, con tutti li ofiziali, e con la maggior parte della nobiltà, come seguì quasi sempre in tutte l’altre, le quali con licenza del prelato per otto giorni continui si seguitarono à fare mattina, e sera a diverse chiese, cosi generali, come particolari, con tanta compunzione, e frequenza di popolo, che appena si poteva passare per le strade, che non si incontrasse qui una schiera di religiosi scalzi, tutti divoti con corde, o catene al collo : colà una confraternità di secolari, una buona parte de’ quali cosi acerbamente si battevano, che per frenare il loro indiscreto furore, fu più d’una volta necessario levare a molti i flagelli delle mani, e ritirarli nelle case vicine a prendere ristoro : appresso una turma di donne di ofni età, e qualità vestite di vili abiti, a piedi nudi, e con li capelli tagliati, e appesi a un crocifisso, e con corone di spine in testa, gridando ad alta voce senza alcun ritegno, misericordia : dietro a queste venivano più stuoli di figliuoli, che portando anch’essi i lor crocefissi in mano, con tenerezza straordinaria cantavano le litanie, o recitavano alternatemente il rosario : in altra parte caterve di huomini di varie congregazioni chi con una testa, e chi con uno stinco di morto in mano, e molti con grossi travi in crociati su le spalle : onde seguitando tutti più l’altrui, che il proprio consiglio, non si vidde mai altro per la città in quindici giorni continui, ne’ quali in ordine a questo si tennero sempre serrati li tribunali tutti, e in molti anco le botteghe, affinche meglio potesse ogni uno impiegarsi in esercizi di divozione, che huomini, e donne in atto di penitenza andare chi a una chiesa, e chi a un’altra con si grande, e maraviglioso spettacolo, che chi non piangeva per timore, o per compunzione, non sapeva ne poteva ritener le lagrime di tenerezza e di devozione25. Partito, che fù il Signor Cardinale dalla Torre, partì ancora la maggior parte della gente, come aveva prima fatto dall’altre terre, e casali, attorno alla montagna collocati, correndo per lo più alla volta di Napoli, come forsennati, non già con speranza, che queste mura fussero sufficienti alla sicurezza loro, ma per venire a morire, come dicevano ad ogn’uno, che li interrogava, dentro di una città popolata, e piena di corpi, o reliquie di santi : non essendo però veruno tra quelli, che si incontravano, il quale avesse lena, o spirito di ridire ciò, che veduto, ò sentito aveva : ma non portando con loro altro, che il timore, e il tremore, confusi, avviliti, e sbigottiti gridavano solo, senza ritener la 25 Plin. lib. 6, ep. 20 : Sequebatur vulgus attonitum quodque in pavore simile prudentiae, alienum con filium suo praefert, ingentique agmine abeuntes praemit et impellit.

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au moins la moitié ; et, dans cet espoir, la foi et la dévotion de chacun se trouvèrent notablement augmentées. La procession où l’on porta les saintes reliques fut très solennelle. Le clergé et les chapitres collégiaux y participèrent, mais aussi toutes les communautés religieuses de la ville et des bourgs voisins. Cependant, le prélat ne put l’orner de sa présence, comme il le désirait ; car, au moment même où il allait partir, il fut pris d’un accès de fièvre causé, croit-on, par le fait d’avoir passé la nuit en oraison, et dans une agitation et un tourment continuels. L’excellentissime seigneur comte de Monterei, vice-roi de ce royaume, le seigneur Carlo Tappia, chef du conseil collatéral avec tous ses officiers et la plus grande partie de la noblesse y furent présents, comme ce fut toujours le cas dans toutes les processions, tant générales que particulières, que l’on fit, avec la permission du prélat, vers différentes églises, huit jours de suite, matin et soir. La contrition y était grande, la foule immense. On ne pouvait guère passer dans la rue sans rencontrer tantôt une troupe de religieux déchaussés, tous voués et portant des cordes ou des chaînes au cou ; tantôt une confrérie de séculiers, dont la plupart se frappaient si durement que plus d’une fois on dut leur prendre le fouet des mains, pour calmer leur fureur immodérée, et les emmener à l’écart dans les maisons voisines pour qu’ils y prennent un peu de repos ; puis un groupe de femmes de tous âges et de toutes conditions, vêtues de guenilles, pieds nus, les cheveux coupés et accrochés à un crucifix, et portant sur la tête une couronne d’épines, qui criaient miséricorde à pleine voix, sans aucune retenue ; derrière elles venaient une multitude d’enfants qui avaient eux aussi leur crucifix à la main et chantaient des litanies avec une extraordinaire tendresse ou récitaient le rosaire à tour de rôle ; ailleurs, une foule d’hommes de diverses congrégations, certains avec un crâne ou un tibia dans les mains, et beaucoup d’autres portant de grosses poutres en croix sur les épaules. Aussi, chacun suivant davantage l’opinion générale que la sienne, ne vit-on jamais autre chose dans la ville au cours de ces quinze jours – où tous les tribunaux et de nombreuses boutiques restèrent fermés afin que chacun pût mieux se consacrer à ses exercices de dévotion – que des hommes et des femmes faisant pénitence marcher vers telle ou telle église. Tout cela formait un spectacle si impressionnant et si merveilleux que ceux qui ne pleuraient pas de peur ou de repentir ne pouvaient retenir des larmes de tendresse et de dévotion. Lorsque monseigneur le cardinal della Torre fut parti, la plus grande partie de la population s’en alla aussi, comme l’avaient fait les habitants des

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fuga : Rovine grandi, rovine grandi, Giudizio Finale, morte, fuoco, ira di Dio : e l’istesso facevano alcuni, li quali per mare, o in feluche, o in barche a questa volta se ne venivano. Non ci mancavano però di quelli, che con finti, immaginati, e falsi terrori, i veri pericoli accrescevano26. Continuava tuttavia il sole a dichiarar quì co’ suoi raggi la sua solita benignità : ma perche non vi fusse elemento, o segno celeste alcuno, il quale in cosi grave accidente non rimanesse in qualche parte offeso : Eccoti che verso le 18 ore crebbero tanto i vapori, e le esalazioni, che dalle voragini uscivano, parendo a tutti, che già più d’una se ne fussero aperte, come veramente era, che l’oscurò quasi affatto, e l’aria istessa si fé nera e caliginosa, con sentirsi una puzza di solfo, e di bitume abbruciato, ambasciatrice del fuoco, e delle fiamme27, tanto grave, che cagionava quasi soffocazione, e al certo a me impediva il respirare, e cosi anco dicevano altri di sentire in se stessi. Non era ancora quella prima processione del martedì giunta al Carmine, chiesa la più principale d’ogn’altra in quella parte della città alla montagna esposta, quando essendo gia 21 ora, nel qual tempo si giudicava, che il fuoco fusse co’l suo impeto pervenuto al luogo della antica voragine, e che quivi desse principio a consumare gli arbori, e l’altre cose, che in essa si ritrovavano. Cominciò anco in Napoli a sentirsi con li continui tremori, per li quali crollavano talmento le case, e ballavano i tetti, che quasi lassati i proprii fundamenti, parevano andare or quà, e or là28, come se tante barche state fossero, un gra[n]dissimo, e spaventevole strepito per l’aria, simile a quello, che suol fare la bocca di una bene accesa fornace, quando maggiormente ardendo spinge fuori le sue fumanti fiamme : ma tanto senza comparazione maggiore, quanto maggiore è un fuoco in cento catasta di legno acceso, di uno in otto pezzi solo. Altri li assomigliarono a continuati tiri di bombarde in lontane parti scaricate, o a squadroni, ed eserciti, che insieme per l’aria combattessero. Onde alcuni Governatori di fortezze su le marine situate, da questo monte lontane, stimando, che potesse essere scaramuccia di galere in mare, raddoppiarono le guardie, e sentinelle. E tanto più cresceva in loro questo sospetto, perche si vedevano anco da lontano nel medesimo tempo molte lingue di fuoco, che come fulgori scintillavano fra quel denso vapore, accompagnate 26

Plin. lib. 6, ep. 20 : Nec defuerunt, qui fictis mentitisque terroribus vera pericula auge-

rent.  27

Plin. lib. 6, ep. 16 : Flammarumque praenuncius odor sulphuris. Id. : Crebris, vastisque tremoribus tecta nutabant, et quasi emota sedibus suis nunc huc nunc illuc abire aut referri videbantur. 28

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autres villages et hameaux des alentours de la montagne. Beaucoup d’entre eux fuyaient vers Naples, en courant tous ensemble comme des forcenés, non pas avec l’espoir que ses murailles suffiraient à les protéger, mais pour aller mourir – répondaient-ils à qui les interrogeait – dans une ville toute remplie de corps et de reliques de saints. Aucun de ceux que l’on rencontrait n’avait toutefois l’énergie ou l’esprit de raconter ce qu’il avait vu ou entendu. Ils n’emportaient avec eux que leur crainte et leur désarroi. Hagards, anéantis, effarés, ils ne cessaient de crier, dans leur fuite éperdue, les mêmes mots : désastre, jugement dernier, mort, feu, colère de Dieu. Et ceux qui s’en allaient par mer, dans des felouques ou d’autres bateaux, faisaient de même. Cependant, ceux qui augmentaient les vrais dangers par des peurs feintes, imaginaires et fausses ne manquaient pas non plus. À Naples, le soleil continuait à dispenser ses rayons avec son habituelle bienveillance. Cependant, aucun élément, aucun signe céleste ne devant, de quelque manière, rester indemne pendant ce grave événement, voici que, vers 18 heures, les vapeurs et les émanations des cratères – chacun ayant l’impression que plus d’un s’était ouvert, ce qui était le cas – augmentèrent tellement qu’elles l’obscurcirent presque complètement et que l’air lui-même devint sombre et opaque. En même temps se répandait une odeur de soufre et de bitume brûlé, signe annonciateur du feu et des flammes ; elle était si forte qu’elle faisait presque suffoquer et rendait en tout cas ma respiration difficile, et d’autres personnes disaient ressentir la même chose. La première procession du mardi n’était pas encore arrivée à l’église du Carmine, la plus importante de celles qui sont de ce côté de la ville exposé à la montagne. Il était déjà 21 heures, et l’on pensait que le feu était à présent assez puissant pour atteindre l’ancien cratère et qu’il commençait à y brûler les arbres et tout ce qui s’y trouvait. À Naples, les secousses continuelles faisaient tellement osciller les toits et tanguer les maisons que celles-ci semblaient être sorties de leurs fondations et aller de ci de là, comme autant de bateaux. C’est alors qu’éclata un grondement énorme, épouvantable, semblable à celui que fait la bouche d’un four chauffé à blanc lorsqu’il crache ses flammes fumantes ; mais plus grand que celui-ci, sans comparaison, comme un brasier de cent piles de bois l’est par rapport à un feu de quelques bûches. Certains le comparèrent à des décharges ininterrompues de bombardes dans le lointain ou à des troupes en train de combattre dans les airs. C’est pourquoi des gouverneurs de forteresses situées sur des côtes éloignées de cette montagne, estimant que ce pouvait être des escarmouches entre galères en mer, dou-

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da perpetui ribombi, e scuotimenti della terra. Insomma fu qui per tre ore tanto grande questo rumore per l’aria, così continuo il conquassamento delle case, tanto spaventevoli i tuoni, talmente orribili i lampi, che atterrito ogn’huomo, a tutti pareva di avere la morte avanti gl’occhi, e che fusse loro intimato il giorno de giudizio universale con la tromba del Cielo. Onde incontrandosi insieme, si licenziavano per l’altra vita, come se non si avessero mai più a rividere, e ad ogni crollo della terra non si aveva in bocca, che Giesù, Misericordia, correndo tutti ad abbracciarsi l’un l’altro con le lagrime su gli occhi, come se fussero stati fratelli carnali, benche non si conoscessero. Tutto quello però, che insin’à quell’ora qui si vedeva di spaventevole, e formidabile, e nelle Torri del Greco, e della Annonziata in quel giorno si pativa, fu nulla a comparazione di quanto dall’altra parte della montagna, e nelle parti anco più lontane succedeva. Perche in Ottaiano, dove si ritrovava la principessa del luogo, oltre l’esservi stati contati la notte precedente 24 terribilissimi terremoti : uno de’ quali alle 9 ore fece cadere alcune muraglia, la mattina alli 14 fu cosi denso il fumo, che se bene altrove era giorno, quivi pareva notte, contutto che e fusse ripieno di lingue di fuoco29, e cosi eccessivo il rumore, che pareva voltarsi ogni cosa sottosopra : onde essendo prima la Principessa corsa con tutto il popolo alla chiesa parrochiale di S. Angelo ; poco appresso veggendosi piovere a palate le cenere, quella co’ figliuolini se ne incaminò alla volta di Cacciabella, massaria de padri Gesuiti, per quivi salvarsi, e gl’altri toltosi dalli sacerdoti il Santissimo Sacramento se ne andarono alla chiesa di Gennaro, situata nel piano di Nola, e quivi lo collocarono : ma li padri di S. Francesco di Paola avendo uno di loro appesoso al collo il medesimo tesoro, ebbero per meglio di andarsi a salvare in S. Maria dell’Arco, o come disse quel religioso dell’Arca, alludendo a tanta varietà, e numero di persone, e di animali, che in essa, e nel contiguo convento s’erano ritirati. Per via si oscurò talmente l’aria, che smarriti tutti, non sapevano più dove si fussero : onde la Principessa appena precedendole i suoi brancoloni, ebbe che fare a trovare le mura della massaria : nella quale finalmente entrata, avanti di porsi a sentir messa, mandò un schiavo ad Ottaiano per vedere ciò che quivi seguito fosse. Non era ancor giunto al palazzo lo schiavo, quando sentendosi saettare da pietre di 15 e 20 ruotola l’uno, tornò addietro gridando : fuggi, fuggi. Tennero tutti per cosa miracolosa, che cadendo cosi spesse le pietre, e 29 Plin. lib. 6, ep. 16 : Iam dies alibi, illic nox omnibus noctibus nigrior densiorque quam tamen faces multae variaque lumina solvebant.

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blèrent les gardes et les sentinelles. Et ils en avaient d’autant plus le soupçon que l’on voyait au loin, en même temps, de nombreuses langues de feu qui lançaient des éclairs au milieu d’un nuage épais, accompagnées de secousses du sol et de grondements. Trois heures durant, le bruit qui régnait fut si fort, l’ébranlement des maisons si continuel, le tonnerre si épouvantable, les éclairs si terribles, que chacun, atterré, croyait avoir la mort devant les yeux et entendre la trompette céleste lui annoncer le jour du jugement dernier. Aussi, les gens qui se rencontraient, au moment de se séparer, se donnaient rendez-vous dans l’autre monde, comme s’ils n’allaient jamais plus se revoir ; à chaque secousse du sol, ils n’avaient à la bouche que « Jésus » ou « Miséricorde » et couraient, les larmes aux yeux, se jeter dans les bras les uns des autres comme s’ils étaient frères de sang, alors qu’ils ne se connaissaient même pas. Cependant, toutes les choses effroyables que jusqu’alors on avait vues depuis Naples, et dont on souffrait les conséquences à Torre del Greco et à Torre Annunziata, n’étaient rien en comparaison de ce qui se passait de l’autre côté de la montagne et dans des endroits encore plus éloignés. En effet, à Ottaviano, où se trouvait la princesse du lieu, on avait compté pendant la nuit précédente 24 terribles tremblements de terre, dont un à 9 heures qui fit tomber des murailles ; et à présent la fumée y était si dense qu’il semblait faire encore nuit, alors qu’il faisait jour ailleurs. De plus, on voyait partout des langues de feu, et le bruit était si assourdissant que tout semblait sens dessus dessous. Aussi la princesse s’était-elle d’abord rendue avec toute la population à l’église paroissiale San Angelo, mais s’apercevant bientôt que les cendres commençaient à pleuvoir en quantités énormes, elle se mit en route avec ses enfants pour Cacciabella, métairie des pères jésuites, afin de s’y réfugier ; les autres s’en allèrent avec les prêtres, qui emportaient le Saint-Sacrement, à l’église San Gennaro, située dans la plaine de Nola, et l’y déposèrent. Les pères de San Francesco di Paola, chargés du même trésor, que l’un d’entre eux portait au cou, préférèrent quant à eux se réfugier à Santa Maria dell’arco, ou de l’Arca30, comme le dit un religieux en faisant allusion à la grande variété et au grand nombre de personnes et d’animaux qui s’y étaient abrités ainsi que dans le couvent contigu. En chemin, l’air s’obscurcit tellement, qu’ils s’étaient tous égarés et ne savaient plus où ils étaient. La princesse, qui avançait à tâtons, eut de la peine à trouver les murs de la métairie. Lorsqu’elle fut enfin entrée,

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C’est-à-dire : « de l’Arche ».

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cosi folta la cenere, e l’arena, di tanto popolo, che accompagnava il Santissimo Sacramento, non perisse alcuno, benche molti rimanessero deriti, e fusse anco percossa la sacra pisside, e rimanesse ammaccata senz’altro danno. E perché verso le 16 ore anco in Cacciabella cominciarono a cadere delle medesime pietre, quindi pure la Signora Principessa fu forzata a partire, e andosene anch’essa verso S. Gennaro, e sebbene l’aria s’era alquanto rischiarata, fu sempre per via accompagnata da quella gragnuola di pietre, le quali seguitarono a piovere tutto dì, e dalle 24 ore sin’alle 4 di notte li succedette un pesante rapillo, e a questo arena insin’a giorno ; e appresso piovve loto insin’alle 16 del seguente mercoredì. Le pietre, che piovevano verso questa parte erano di varie qualità, colore, e grandezza, ne si diffusero molto altrove, se bene una ne andò à cadere sopra la cantina del marchese di Lauro in quella terra lontana dalla montagna più di 12 miglia, che la fracassò tutta, e poi essendosi con un grosso schioppo aperta, infocò quanto vi era atto ad abbruciarsi. Le ceneri ancora, e l’arena a quella volta si dilatarono, ed in si gran quantità, che camminandosi per la via di Puglia, insin’ad Ariano, si alzò in alcuni luoghi più di 12 palmi, in Lucera di Puglia uno, in Foggia poco meno, in Barletta, in Bari, in Lecce ed in Otranto un dito ; sebbene di Modogno, terra vicina a Bari scrisse uno, averne raccolto sopra un suo tetto 24 tumola ; e per tutto cominciò prima delle 22 ore ; anzi in Benevento scrissero aver cominciato alle 20. La dove in Napoli non si vidde avanti le 23 e molto poca : perché avendo durato a cadere tutta la notte, e buona parte del giorno seguente sempre asciutta, e sottilissima, se bene assai viscosa, non si alzò un dito : essendo altrove per tutto varia. Perche in Costantinopoli, dove pure anco questa volta arrivò, in Cattaro, e suo territorio, ed in Ragusa, avendo quivi cominciato a cadere verso le 4 ore di notte con grandissima oscurità, e lampi, era, scrivono, come terra incenerita. In Barletta, la prima che piovve sin’alle 3 sottilissima, e quasi senza corpo : la seconda, che durò tutto il resto della notte, nera, come arena di mare abbruciata : la terza, che seguitò per 4 giorni, se bene non continuatamente, era più nera ma mescolata con alcune squamette, o granella risplendenti, che mostravano essere vetro, o talco, o d’altra pietra simile. In Bari era più granitella. In Otranto, in Lecce, ed in Benevento la prima (che quivi pure ne cadde di più forti) si assomigliava più a quella, che ebbemo qui, ma era più chiara, come se fusse stata di legname dolce, dove questa pareva di legna di olivo. In Foggia, e in Lucera aveva più del grigio, ma niente del risplendente : che da per tutto ne sono state man-

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elle envoya, avant d’entendre la messe, un serviteur à Ottaviano pour voir ce qui se passait là-bas. Il n’était pas encore arrivé au palais quand, assailli par une grêle de pierres de 15 et 20 rotols31 chacune, il retourna en arrière en criant : « Fuyons ! Fuyons ! » Tout le monde considéra que c’était un miracle que, sous une pluie si serrée de pierres, de cendres et de sable, aucune des nombreuses personnes qui accompagnaient le Saint-Sacrement n’eût péri, même si beaucoup avaient été blessées, et que la pyxide sacrée, atteinte elle aussi, eût été seulement bosselée. Vers 16 heures, les pierres commençant à tomber aussi à Cacciabella, madame la princesse fut de nouveau forcée de partir et s’en alla elle aussi vers San Gennaro. L’air était devenu un peu plus transparent, mais une grêle de pierres qui continua toute la journée accompagna continuellement la princesse au long de sa route. Puis, de 24 heures jusqu’à 4 heures de la nuit, aux pierres succédèrent des lapilli et à ceux-ci du sable, jusqu’au jour ; et par la suite, il plut de la boue jusqu’à 16 heures, le mercredi suivant. Les pierres qui pleuvaient de ce côté étaient de toutes natures, et de couleurs et de tailles très diverses ; il s’en répandit beaucoup ailleurs : ainsi, l’une d’elles tomba sur le cellier du marquis de Lauro, dans un village situé à plus de douze milles de la montagne, et le fracassa entièrement, puis explosa violemment en enflammant tout ce qui pouvait y brûler. Des cendres encore, et du sable se répandirent dans cette direction en si grande quantité que, le long de la route des Pouilles jusqu’à Ariano, il s’en accumula à certains endroits une épaisseur de douze palmes, à Lucera di Puglia d’un palme, à Foggia un peu moins, à Barletta, Bari, Lecce et Otrante un doigt, même si quelqu’un écrivit de Modogno, village proche de Bari, qu’il en avait récolté vingt-quatre tumola32 sur son toit. Cette pluie commença partout avant 22 heures, et même on écrivit de Bénévent qu’elle avait commencé à 20 heures, alors qu’à Naples on ne vit pas de cendre avant 23 heures, et très peu. En effet, elle avait continué à tomber, toujours sèche et très fine mais fort collante, pendant toute la nuit et une bonne partie du jour suivant, mais il n’y en eut pas plus d’un doigt d’épaisseur. Ailleurs, elle était tout à fait différente ; ainsi, à Constantinople, jusqu’où elle arriva cette fois encore, à Cattaro et dans sa région, et à Ragusa, où elle avait commencé à tomber vers 4 heures de la nuit 31

Rotol : unité de poids en usage dans le bassin méditerranéen (environ 890 g en Ita-

lie). 32 Tumolo (plur. tumola) : unité de volume pour le blé (dans le royaume de Naples, il valait 55 l environ).

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date a Napoli le mostre, stimando di poterci dar nuova di cosa molto strana, e a noi occulta : come fecero anco alcuni marinari, li quali venivano in quel tempo da Sardigna, e poco dall’isola lontano ne furono sottilmente ricoperti, senza potersi accorgere da che parte venisse. Ne meno varie erano nel peso. Perche qui da uno ne fu pesato un tumulo, e la trovò solo 60 ruotola, ed altrove ha pesato 180 come similmente e in questo, e nel colore variano le pietre, che sono cadute : perche alcune sono come schiuma di ferro, ma più pesanti del ferro istesso : altre sono più leggieri : alcune sono meschiate di terra berrettina, e di certe lustranti arene, che paiono d’oro : anzi sono realmente tali, se bene non di profitto, e pure pesano notabilmente, onde non ci sono mancati alchimisti, li quali han pensato potersi arricchire con cavarne danari. Altre sono nere, come l’arena del mare. E in alcune, che paiono creta cotta, e ammassata insieme, si sono trovate certe pietruccole di marmo tonde, lavorate a faccette, che paiono fatte dall’arte, se bene realmente sono fatte dal rotolamento esteriore dell’acque, come dice Imperato33. Ma alcuni semplici da principio pensarono, che fussero diamanti, ed io ne ho havute molte. Tutte queste cose da ciascuno communemente si raccontavano per maraviglie, o miracoli di natura, mostrandosi l’un l’altro e ceneri, e pietre per novità stupenda. Ma a me nessuna cosa mai più cagionò ammirazione, quanto fece l’avere inteso dopoi, che nel tempo istesso furono veduti in tutti i luoghi predetti, e in altri ancora, come nella valle di Spoleti nell’Umbria, e vicino a Perugia in Toscana, e in Calabria lampi di fuoco, e uditi rimbombi per l’aria, come di carrozze, che corressero, o tiri di bombarde, con terremoti, o scuotimenti di terra simili, e maggiori a quelli, che qui sentimmo : e che per tutto si oscurò il sole e si imbrunì talmente il cielo, che in alcuni luoghi pareva non una continuata notte di uno, due, e più giorni, nuvolosa, e priva del lume della luna, e dello splendore delle stelle, ma una stanza serrata, e senza lucerna34. Alla qualme oscurità scrissero di Cattaro, che precorse un lume in forma di candela : che spiccandosi dalla parte di mezo giono, scorse due miglia per quel canale, e dopoi essersi attuffato tre volte nel mare, voltò verso la città, e circondando un castello sopra la piazza, che chiamano Soranza, non senza spavento della sentinella, sparì. 33 Plin. lib. 6, ep. 16 : Iam dies alibi, illic nox omnibus noctibus nigrior densiorque quam tamen faces multae variaque lumina solvebant. 34 Imperat. lib. 24, c. 27 : degno di leggersi in questo proposito.

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par une grande obscurité entrecoupée d’éclairs, c’était écrivait-on comme de la terre incinérée ; à Barletta, la première qui tomba jusqu’à 3 heures était extrêmement fine et presque impalpable, la seconde, qui dura tout le reste de la nuit, était noire, comme du sable de mer brûlé, la troisième, qui se poursuivit pendant quatre jours de manière discontinue, était plus noire, mais mêlée de fines écailles ou de petits grains brillants qui étaient apparemment du verre ou du talc ou une pierre semblable. À Bari, elle avait plutôt l’aspect du granit. À Otrante, à Lecce et à Bénévent, la première cendre (qui tomba aussi plus fort) ressembla plus à celle que nous avons eue ici, mais elle était plus claire, comme de bois tendre, alors qu’ici elle semblait être de bois d’olivier. À Foggia et à Lucera, elle tirait plus sur le gris, mais n’était pas du tout brillante. De toutes parts, on en a envoyé des échantillons à Naples en croyant nous apprendre une nouvelle fort étrange ; c’est ce que firent aussi des marins qui, en venant de Sardaigne, en furent recouverts d’une fine couche à peu de distance de l’île, sans pouvoir déterminer d’où elle venait. Son poids variait tout autant. On a mesuré ici qu’un tumolo de cette cendre ne pesait que 60 rotols, et ailleurs 180. Les pierres qui sont tombées ont pareillement des poids et des couleurs très divers ; certaines ressemblent à de l’écume de fer, tout en étant plus lourdes que le fer ; d’autres sont plus légères ; certaines sont mêlées de terre à émail et de sables brillants qui ressemblent à de l’or – et qui en sont réellement, même si on ne peut en tirer profit – et en outre sont fort lourdes, si bien qu’il y a eu des alchimistes qui ont pensé pouvoir s’enrichir grâce à elles. D’autres sont noires, comme du sable marin. D’autres encore ressemblent à de l’argile cuite ; on y a trouvé, agglomérées à elles, de petites pierres rondes de marbre, taillées à facettes, qui semblent artificielles mais sont en réalité façonnées par leur roulement dans l’eau, comme l’explique Imperato36. Des personnes naïves cependant ont cru au début que c’étaient des diamants, et on m’en a donné beaucoup.  Les gens racontaient communément toutes ces choses comme des merveilles ou des miracles de la nature et se montraient les uns aux autres les cendres et les pierres comme des nouveautés extraordinaires. Quant à moi, rien ne m’étonna plus que d’apprendre par la suite qu’au même moment on vit des éclairs de feu dans tous les endroits déjà nommés et aussi dans d’autres, 35

Plin. lib. 6, ep. 20 : Nox, non qualis illumis aut nubila, sed qualis in locis clausis lumine extincto. 36 Ferrante Imperato, auteur d’une Histoire naturelle publiée à Naples en 1599, est un des premiers savants à avoir identifié correctement les fossiles.

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Ma nelle parti più vicine, come in Puglia, in Basilicata, e nell’altre alla montagna contigue erano anco in que’ lampi alcune pietre infocate, e globi non so di che : li quali dopo essersi alquanto aggirati per l’aria, gettavano con un grande splendore un grosso schioppo, o calando in terra, facevano l’istesso in aria, a guisa de razzi, che si tirano nelle feste : e abbruciavano appresso quanto toccavano : dal che restarono morti molti huomini, e più animali. Nel medesimo giorno vicino ad Arpaia, terra 15 miglia distante dal Vesuvio, in un luogo detto la Rocchetta, s’aprì un monte di pietre, le quali, se come caddero dalla parte verso la montagna, cadevano verso quella del popolo, l’avrebbe affato destrutto : e se bene la verità è, che quel monte era formato di una certa pietra, che agevolmente si staccava, e quasi del continuo ne cadeva qualche parte ; nondimeno in quella occasione fu cosa notabile, e proprio effetto de’ terremoti. Per li quali anco in altre parti del Regno caddero case, e chiese, con lassare memoria, e opinione di cose maravigliose, e prodigiose. Come accadde in Lauro, dove essendo in quella notte del martedì stati chiamati i frati di S. Francesco al mattutino ad ora straordinaria, senza sapersi da chi, non erano ancora arrivati in chiesa, che il dormitorio andò tutto a terra. Ed in Mirabello terra di qua lontana 36 miglia appena la gente era uscita di chiesa per accompagnare una reliquia di un santo lor protettore, che portavano in processione, che la chiesa per uno di que’ terremoti apprendosi tutta, cadde senza cogliere pur uno. Il che essendo stato osservato dal popolo di un’altro luogo quivi vicino, chiamato Fontanarosa, pregarono que’ di Mirabello, a contentarsi di portare processionalmente quella medesima reliquia verso la lor terra : e avendolo quelli promisso, mentre il giorno appuntato alle 20 ore stavano tutti que’ di Fontanarosa nella lor chiesa per aspettare la processione, comparve una figliuola sù la porta con dire : uscite fuori, che processione di Mirabello è qui vicina : non erano anco finiti di uscire, che per la vehemenza di un simile terremoto pur cadde la chiesa, senza coglier nessuno : e la processione, la quale tutti dicevano aver veduto, sparve, senza sapersi che cosa fusse. Ma per ritornare a Napoli, giunta la notte, benche qui si conservasse tuttavia sereno il cielo, continuavano però li accennati rumori per l’aria, e i terremoti sotto la terra, con vedersi a poco a poco anche lei ricuoprirsi da cenere : le quali cose tutte congiunte con un rumor di tamburi, che per ordine del Vice Re andavano per la città con banditori appresso proibendo a tutti

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tels que la vallée de Spoleto en Ombrie, les alentours de Pérouse en Toscane et la Calabre ; que l’on y entendit résonner dans les airs le bruit de voitures qui roulaient ou d’une décharge de bombardes, accompagné de tremblements de terre au moins aussi violents que ceux que l’on a sentis ici ; et que partout le soleil s’obscurcit et le ciel s’assombrit au point de donner l’impression, à certains endroits, non pas d’une nuit nuageuse, qui aurait été privée de la lumière de la lune et de la splendeur des étoiles et se serait prolongée pendant deux jours et davantage, mais plutôt de l’intérieur d’une chambre close et sans éclairage. Cette obscurité, écrivit-on de Cattaro37, fut précédée par une lumière en forme de chandelle ; celle-ci, se détacha au sud, parcourut deux milles en remontant le chenal et, après avoir plongé trois fois dans la mer, se dirigea vers la ville, fit le tour d’un château, appelé Soranza, qui domine la place, non sans épouvanter la sentinelle, et disparut. Cependant, dans des régions plus proches, telles que les Pouilles et la Basilicate, ou touchant la montagne, il y avait aussi dans ces éclairs des pierres enflammées et des boules dont j’ignore la nature. Après avoir un peu tournoyé en l’air, elles explosaient avec une lumière éblouissante, ou bien, après être tombées sur le sol, elles explosaient de même en l’air, à la manière des fusées que l’on tire dans les fêtes ; après quoi, elles brûlaient tout ce qu’elles touchaient, ce qui a causé la mort de beaucoup de personnes et d’animaux. Le même jour, près d’Arpaia, un village à 15 milles du Vésuve, au lieu-dit la Rocchetta, un pan de roc s’effondra en tombant du côté de la montagne ; s’il était tombé du côté de la population, il l’aurait entièrement détruite. Il est vrai que cette montagne était formée d’un type de roche qui se détache facilement et que des parties s’en écroulaient continuellement ; ce fut néanmoins un cas exceptionnel et un effet direct des tremblements de terre. Ceuxci firent tomber dans d’autres régions du royaume des maisons et des églises, laissant le souvenir de faits étonnants et prodigieux. Tel celui qui se produisit à Lauro, ce mardi-là pendant la nuit : les moines de San Francesco furent appelés à matines à une heure extraordinaire, sans savoir par qui, et ils n’étaient pas encore arrivés à l’église que le dortoir s’effondra entièrement. Et à Mirabello, village situé tout juste à 36 milles d’ici, à peine les gens étaient-ils sortis de l’église pour accompagner une relique de leur saint patron, qu’ils portaient en procession, que l’église s’ouvrit complètement sous l’action d’un de ces tremblements de terre et s’écroula sans toucher personne. Cela 37 Cattaro (Kotor, dans le Monténégro), port communiquant avec la mer par les bouches (le « chenal ») de Kotor ; c’était à l’époque une possession vénitienne.

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il commercio con donne di mal talento, accrebbe tanto il timore in ogn’uno, che uscendo dalle case proprie, altro per le strade, non si udiva se non strilla di femine, pianti di fanciulli, rammarichi du huomini : questa chiamava il marito, quella il figliuolo, questi il padre, e la madre invocavano, chi cercava l’amico, e chi il congionto. Qui udivi uno lamentarsi della sua sciagura, colà un’altro crepare di compassione de’ suoi38, altrove era chi per timor della morte la morte bramava : e tutti facevano conto, che quella dovesse per loro essere l’ultima, e perpetua notte, senza speranza di aver più a rivedere il giorno. Onde molti si ritirarono in campagna, chi all’aria scoperta, chi in carrozza ne’ luoghi aperti, se bene anco quivi queste ballavano, e più dall’impeto de terremoti, che da cavalli erano spinte ora innanzi, e ora adietro senza fermarsi mai. Alcuni si avevano fatto fabbricare trabacche di tavole nelle piazze per meglio salvarsi, o per essere più spediti alla fuga : ma la maggior parte però si ritirò nell[e] chiese, le quali d’ordine del Prelato stessero tutta la notte aperte, per quivi morire, come dicevano, in luogo sacro, facendo tutti a gara ad essere i primi a confessarsi. Onde benche nella città sia gran copia di buoni confessori, veggendo nondimeno il Signor Cardinale, che li ordinarii non bastano per soddisfare a tutti, fu costretto a dar facoltà di confessare a molti, o conosciuti da lui per abili, come per sua benignità stimò me, o riputati comunemente tali a relazione de’ superiori delle Religioni e de’ Prefetti delle chiese. Il che ne anco bastò in un popolo numeroso, e tanto facile a commoversi cosi al bene, come al male : perche in ogni modo alcuni non potendo aver pazienza in aspettare, alzarono la voce, e publicamente confessarono, o per dir meglio, pubblicarono i lor peccati, avvenga che nella piazza del mercato, e in altri luoghi pubblici sedessero dal continuo molti sacerdoti per ascoltare i penitenti. Uno fra quelli vi fù, il quale postosi per via avanti a un crocifisso processionalmente portato, ebbe tanta compunzione, che a quello, e per conseguenza a tutto il popolo ad alta voce palesò i suoi più enormi misfatti, dopo ciascun de’ quali con infocate lagrime, e con straordinario sentimento gridava a Dio misericordia, con che anco cavò le lagrime da gli occhi ad ogn’uno : ne potette ritener le l’istesso Signor Cardinale che vi fu presente.

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Plin. lib. 6, ep. 20 : Audires ululatus feminarum, infantum queritatus, clamores viroru, alii parentes alii liberos alii coniuges vocibus requirebant, vocibus noscitabant ; hi suum casum, illi suorum miserebantur.

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fut remarqué par les habitants d’une localité voisine, nommée Fontanarosa, qui prièrent les gens de Mirabello de consentir à porter en procession cette même relique vers leur village et ceux-ci le leur promirent ; le jour fixé, à 20 heures, pendant que les gens de Fontanarosa étaient dans leur église pour attendre la procession, une jeune fille apparut à la porte en disant : « Sortez donc, la procession de Mirabello est tout près d’ici. » Ils n’avaient pas encore fini de sortir de l’église que celle-ci s’écroula sous la violence d’un semblable tremblement de terre, sans atteindre personne, et la procession que tous disaient avoir vue, disparut, sans qu’on sût ce que c’était. Cependant, pour revenir à Naples, la nuit tombée, bien que le ciel restât ici serein, les bruits déjà évoqués plus haut résonnaient toujours dans les airs, et les secousses continuaient sous terre pendant que celle-ci, sous nos yeux, se recouvrait peu à peu de cendres ; à cela s’ajoutait le roulement des tambours, qui par ordre du vice-roi parcouraient la ville accompagnés de crieurs, défendant tout commerce avec des femmes de mauvaise vie. Tout cela augmenta encore la crainte que chacun ressentait, si bien que, en sortant de chez soi, on n’entendait dans les rues que les cris perçants des femmes, les pleurs des enfants, les regrets des hommes ; celle-ci appelait son mari, celle-là son fils, ceux-là invoquaient père et mère, l’un cherchait un ami, l’autre un parent. Ici l’on entendait quelqu’un se plaindre de ses malheurs, là un autre que sa compassion pour les siens rendait fou ; ailleurs, par peur de la mort, certains l’appelaient ardemment, et tous considéraient que cette nuit allait être la dernière et qu’elle serait éternelle, sans aucun espoir de revoir le jour. C’est pourquoi beaucoup s’enfuirent à la campagne, les uns à l’air libre, les autres en voiture dans des endroits découverts, bien que celle-ci fût sans cesse ballotée par les tremblements de terre plus qu’elle n’était tirée par les chevaux. Certains s’étaient fait fabriquer des baraques de planches sur les places pour y être plus en sûreté ou afin de pouvoir en sortir plus rapidement ; mais la plupart se réfugièrent dans les églises, qui par ordre du prélat restèrent ouvertes toute la nuit, pour y mourir, disaient-ils, dans un lieu sacré, et ils rivalisaient de zèle pour être parmi les premiers à se confesser. Aussi, malgré le grand nombre de bons confesseurs qu’il y avait dans la ville, monseigneur le cardinal, voyant que les ordinaires ne suffisaient pas à satisfaire toutes les demandes, fut obligé de donner la faculté de confesser à de nombreux personnes dont il savait qu’ils en avaient l’aptitude – ainsi me jugea-t-il dans sa bienveillance – ou encore communément réputés tels d’après le rapport des supérieurs des communautés religieuses ou des curés des églises. Cela ne suf-

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Alle 8 ore essendosi raddoppiato lo strepito nella montagna in guisa tale che a vicini pareva, che ella andasse tutta in aria, fu osservato da alcuni, che poco dopoi cominciò a versare dalla voragine una materia liquida, la quale allagò tutta l’Atria, che dissemo essere fra l’una, e l’altra di quelle colline, se bene non si vidde scorrere effettivamente acqua sopra la terra, se non dopo le 16 ore del giorno seguente : nel qual tempo essendosi sentito un grandissimo terremoto, fece prima sopra Ottaiano un cosi grande, e rapido torrente, che essendo diviso in tre profondissimi canali, uno de quali passò sotto il palazzo del Principe, sgorgarono tutti nel piano di Nola39, allagando S. Elmo, Saviano, e tutti que’ contorni, con affogarvi molte persone, le quali ne poterono, ne ebbero tempo si salvarsi : e in alcuni luoghi si alzò a un tratto 12 e 14 palmi, come in Marigliano, Cicciano, e Cisterna. Un’altro ne calò verso S. Maria della Vetrara, che rovinò tutta Massa, con innumerabili palazzi e massarie, e finì quasi d’atterrare quanto era rimasto in piedi nella terra di Trocchia, la metà di Polena, e fece grandissimi danni in S. Bastiano. Appresso calando li medesimi torrenti verso la marina, si divisero in tre rami : uno di questi prese verso Bosco, l’altro fra la Torre della Annunziata, e quella del Greco, e il terzo, e minor di tutti sopra Resina ; poco dopoi ne calò un’altro verso Somma. Da questi torrenti è nato il maggior danno, che ricevuto si sta in quelle parti. Perche precedendo loro prima un monte della piovuta cenere, e poi una macera di pietre infocate, e una selva di arbori, che tuttavia ardevano parte vomitati dalla voragine istessa, e parte spiantati dalla montagna, seguitavano appresso i pelaghi delle acque sulfuree, e bituminose, cotanto ardenti, che sembravano più tosto piombo, o stagno liquefatto, che altro liquore40 : se bene la sera istessa nel pian di Nola avevano rimesso tanto di quel fervore, che alcuni per entrare in S. Elmo a soccorrere i vivi, che vi erano rimasti, o per dar sepoltura a morti senza essere da loro scottati, le poterono passare a guazzo. Ed erano questi torrenti tanto precipitosi, che oltre l’essere per se stessi grossissimi, si facevano anco del continuo maggiori, con pararsi innanzi come s’è detto tutto quello, che trovavano.

39 Dio. apud Catanaeum in Plin. : Ita vehementes terraemotus subito facti sunt, ut planicies illa universa aquis scaturiret et montes subsilirent.  40 Procop. lib. 4 : Fluit inde fluvius ignis ex summitate montis. Sigon. de miser. Ovid. lib. 16 : Quidam quasi pulverei amnes fluebant, etc. Cassiod. lib. 4 var. : Et arenam sterilem velut liquida fluenta decurrere. Hostien. [=Leone Ostiense Marsicano] lib. 2 c. I 12 : Tantaque sulphureae resinae congeries ex ipso Vesuvio protinus fluit, ut torrentem faciat. 

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fit pas encore pour une population nombreuse et facile à s’émouvoir en bien comme en mal. Aussi, ne pouvant en aucune manière attendre avec patience, certains se mirent-ils à confesser à haute voix et publiquement leurs péchés ou, plus exactement, à les publier, alors que de nombreux prêtres se tenaient en permanence sur la place du marché et en d’autres lieux publics pour écouter les pénitents. Un d’entre eux, qui s’était placé face à un crucifix que l’on portait en procession, éprouva un si grand repentir qu’il révéla à haute voix à celui-ci – et par conséquent à toute l’assistance – ses énormes méfaits. Après chaque aveu, il demandait miséricorde à Dieu avec des larmes brûlantes et une émotion extraordinaire, en tirant aussi des larmes de chacun ; monseigneur le cardinal lui-même, qui était présent, ne put retenir les siennes. À 8 heures, le grondement de la montagne avait redoublé, au point que dans les zones voisines les gens avaient l’impression qu’elle allait exploser. Des témoins observèrent qu’elle commença peu après à déverser par son cratère une matière liquide qui inonda tout l’Atrium, dont nous avons dit qu’il s’étend entre deux hauteurs, sans que l’on ait vu couler effectivement de l’eau sur le sol, sinon le jour suivant à 16 heures. C’est alors que, précédé par un tremblement de terre très violent, apparut au-dessus d’Ottaviano un grand torrent très rapide, qui se divisa en trois chenaux très profonds, dont un passa sous le palais du Prince. Ils débouchèrent dans la plaine de Nola et inondèrent San Elmo, Saviano et ses environs, noyant beaucoup de gens qui n’eurent pas le temps de se sauver ; et à certains endroits l’eau monta d’un seul coup jusqu’à douze et même quatorze palmes, comme à Marigliano, Cicciano et Cisterna. Un autre descendit vers Santa Maria della Vetrara, ruinant entièrement Massa et d’innombrables maisons et métairies, abattit presque tout ce qui était resté debout à Trocchia, détruisit la moitié de Polena et causa des dégâts importants à San Bastiano. Puis ces torrents dévalèrent vers le bord de la mer en se divisant en trois bras. L’un prit la direction de Bosco, l’autre passa entre Torre Annunziata et Torre del Greco, et le troisième, le plus petit des trois, au-dessus de Resina ; peu après, un autre descendit vers Somma. Ce sont ces torrents qui ont fait le plus de dégâts dans cette zone. En effet, ils avaient été précédés d’abord par une montagne de cendres tombées en pluie, puis par une amas énorme de pierres brûlantes et par une forêt d’arbres enflammés, vomis par le cratère lui-même et aussi arrachés de la montagne. Ils avaient été suivis par une marée d’eaux sulfureuses et bitumineuses, si brûlantes qu’elles ressemblaient plus à du plomb ou de l’étain fondu qu’à tout autre liquide. Le soir même, cependant, dans la plaine de Nola, leur chaleur avait tellement diminué que quel-

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Poco dopoi con esser tuttavia il tempo sereno si viddero rinovare i medesimi torrenti, e farsi anco maggiori de primi, se bene verso la parte sia tramontana, e levante e[s]posta, oltre l’avere portato via alcune poche case in Ottaiano, in Trocchia, Pollena, e Massa di Somma, che l’altre sono rimaste coperte dalla cenere, e in essa per lo più abbruciate, non fecero quasi altro danno, che rovinare alcune massarie, e finir di allagare quelle pianure. Ma verso la marina destrussero affatto Bosco, la Torre della Nunziata, quella del Greco, Granatello, e parte di Resina, e seguitarono a scorrere insino alle 19 ore, veggendosi in parte anco da Napoli, come se fossero state altissime, e profonde fiumare. Raccontarono alcuni sacerdoti, li quali erano rimasti nella Torre de Greco per aiuto di quelli, che o non si erano voluti partire, o vi erano tornati per aver cura delle robe loro, o vi erano stati ritenuti a forza da chi, pensando far bene, con obbedire a comandamenti altrui, volle più tosto perdervi la vita con più di 150 altri rapiti a un tratto con lui da quelle onde infernali, che fare un’epicheia : raccontano dico, che a vista loro furono non solo diroccate molte case, ma alcune anco alzate da fondamenti all’aria, e trasportate altrove, e l’istesso viddero farsi di alcune collinette, o promontorii, e di una intera masseria, la quale con molti huomini, e animali, che vi erano sopra, fù cosi sommersa in mare : dove avendo sboccato due di questi torrenti, e fattovi alcune lingue, o penisole d’un buon mezzo miglio l’una con la materia, che vi portarono fra la quale erano molti arbori, e altri legnami ardenti, veggendosi le fiamme, che da loro uscivano da Napoli, diedero dal principio a credere a molti, che nel mare istesso fusse avvenuto quello, che racconta Strabone essere occorso già in alcune isole, nelle quali essendosi serrati i meati, per donde soleva esalare la forza del fuoco, le fiamme facto impetu sub mare, undas primum extulisse, e poi ascese sopra il mare, arsero alquanto con lui : cioè che vi si fussero aperte voragini di fuoco, e toccandosi le acque di lui, fù da alcuni osservato, che in quelle parte erani rimaste come una liscia, o come se vi fusse stato squagliato del sapone : perche dopo aversi asciutto le mani, le dita si attacavano l’uno all’altro, nella guisa, che avviene a chi maneggia visco, si accorsero ancora, che erano alquanto calde, come se vi avesse bollito dentro calcina. Nel medesimo tempo si conobbe, che la cima del monte era tutta aperta, e appariva larga più di tre miglia di circonferenza, e il monte istesso sbassato assai, giudicandosi da tutti, che fosse minore, quasi la terza parte di quel, che era il precedente giorno dall’Atrio in su. Se bene poi avendolo io alli 22 in compagnia di due giometri misurato co’l quadrante, e con altri strumenti,

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ques personnes purent les passer à gué pour aller à San Elmo secourir les survivants qui y étaient encore et donner une sépulture aux morts. Ces torrents étaient si impétueux que, déjà très gros par eux-mêmes, ils grossissaient continuellement, en emportant au fur et à mesure, comme on l’a dit, tout ce qu’ils rencontraient. Peu après, par un temps serein, les mêmes torrents réapparurent, encore plus gros qu’auparavant, mais cette fois sur le versant exposé au nord-est. Ils n’emportèrent que quelques maisons à Ottaviano, à Trocchia, à Pollena et à Massa di Somma, car les autres étaient couvertes de cendres ; et, parmi cellesci, pour la plupart brûlées, ils ne firent guère que ruiner quelques métairies en finissant d’inonder ces plaines. Cependant, sur le littoral, ils détruisirent complètement Bosco, Torre Annunziata et Torre del Greco, Granatello et une partie de Resina, et continuèrent à couler jusqu’à 19 heures. De Naples, on les voyait couler comme de profondes rivières en crue. Des prêtres étaient restés à Torre del Greco pour aider ceux qui n’avaient pas voulu partir ou qui y étaient retournés pour s’occuper de leurs biens ; ou encore qui y avaient été retenus par force par ceux qui, croyant bien faire en obéissant à l’ordre de quelqu’un, préférèrent perdre la vie avec lui et plus de 150 autres, emportés d’un seul coup par ces eaux infernales, plutôt que de faire une epikeia41. Ces prêtres racontent donc avoir vu, de leurs propres yeux, des maisons non seulement démolies mais parfois même soulevées et transportées ailleurs ; et des coteaux et des promontoires subir le même sort, ainsi qu’une métairie tout entière, avec beaucoup d’hommes et d’animaux qu’elle contenait, qui fut ainsi engloutie par la mer. Deux de ces torrents avaient construit à leur embouchure des langues de terre ou des presqu’îles d’un bon demi-mille chacune, avec les matériaux qu’ils avaient emportés, parmi lesquels il y avait beaucoup d’arbres et de matières ligneuses enflammées. Les flammes qui en sortaient se voyaient de Naples, de sorte que beaucoup de gens crurent au début que s’était produit dans la mer ce que Strabon dit s’être produit jadis dans certaines îles. Selon lui, les conduits par lesquels se libérait d’ordinaire la force du feu s’étant resserrés, les flammes facto impetu sub mare, undas primum extulisse42, puis, s’étant allumées à la surface de la mer, elles brûlèrent quelque 41

Mot grec désignant un principe important de la théologie morale chrétienne. Il peut se traduire ici par : « Désobéissance justifiée par les circonstances. » 42 « Les flammes, par la pression qu’elles exerçaient sous la mer, soulevèrent d’abord les flots. »

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trovai veramente, che non essendo più distante da Napoli di nove miglia, ne più alto dalla sua planizie, cominciandola da S. Gio. a Teduccio, e proprio dalla piazza del palazzo del Principe di Stigliano, di uno meno 49 passi, pigliando la proporzione da quello, che resta ora più alto ; il menomamento non arrivava a 80 canne per pendicolari, ne la larghezza della voragine, per quanto mi permisse di vedere il fumo, che continuamente ne usciva, passava all’ora di poco di un mezzo miglio di diametro : ben è vero, che continuando a rodersi ogni di per la caduta della terra nella voragine, e per lo disfacimento delle pietre, che vi restano di sopra calcinate, và scemando ogni di più, e slrgandosi a propo[r]zione con periglio di spianarsi affatto, aggiungendosi alle pendici quel, che si toglie dalla cima ; onde non è maraviglia, se poi alli 13 di febbraio la trovai larga circa 4 miglia di circonferenza. Durò la pioggia della cenere in Napoli insino alle 17 ore, quando mutatosi alquanto il vento, e cangiatosi il tempo, cominciò a un tratto a calare dal cielo tant’acqua, che le strade correvano, come fiumi di lescia, e durò quasi tutto il giorno assai gagliarda per tutte queste provincie. Feci raccorre in un bacile di quest’acqua, avanti che altra cosa toccasse, e trovai, che era mescolata con cenere, terra, arena, e altra materia minerale, che forse era talco incenerito, ritenendo tuttavia alquanto del lustro : se bene non ebbi ne luogo, ne tempo di farne altra sperienza. Mi raccontò sì un’amico, che havendo fuso a fornello di quelle ceneri, che piovvero, vi aveva trovato dentro materia di ferro, di piombo, di solfo, e anco di argento vivo, ma non mi disse già come questo havesse potuto siffare. Ma tornando alquanto a dietro alle 14, ore quando i terremoti vie più si facevano sentire, avanti cioè, che cominciasse la pioggia qui dell’acqua, ricominciò nel pian di Nola quella delle pietre, dove quella della arena, e rapilli non aveva cessato mai, e si ricoperse talmente tutto quel paese di sì densa oscurità, che ne anco con le torce accese potevano gl’huomini vedersi l’un l’altro43 : ed essendo il tutto accompagnato da fulgori sopra modo spaventevoli, da tuoni terribili, e da terribilissime saette, e più gagliardi terremoti, lasso considerare ad ogn’uno, che cuore dovevano avere in quella città, e ne’ luoghi convicini, e particolarmente la Signora Principessa di Ottaiano co’ suoi figliuolini, la quale in quell’ora appunto essendosi partita da Palma per andare a salvarsi a Nola, da S. Paolo insin’ là fù sempre accompagnata da 43 Plin. lib. 6, ep. [16] : Dies alibi, illic nox omnibus noctibus nigrior densiorque quam tamen faces multae variaque lumina solvebant.

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temps avec elle, car des cratères crachant du feu s’y étaient ouverts. On remarqua que l’eau de mer à cet endroit contenait une sorte de lessive ou du savon dissout ; en effet, si l’on y plongeait la main, puis se séchait, les doigts restaient collants, comme lorsqu’on a manipulé de la glu. En outre, l’eau était légèrement tiède comme si de la chaux y avait bouilli. On s’aperçut alors qu’au sommet de la montagne le cratère s’était complètement ouvert et semblait avoir plus de trois milles de circonférence ; la montagne elle-même était nettement plus basse, et on estimait que sa hauteur à partir de l’Atrium avait diminué d’un tiers par rapport au jour précédent. Je l’ai mesurée à 22 heures, en compagnie de deux géomètres, au moyen d’un quadrant et d’autres instruments ; ma distance de Naples était de neuf milles au plus et mon altitude par rapport à sa plaine – en la faisant commencer à San Giovanni a Teduccio, et plus précisément à la place du palais du prince de Stigliano – de moins de 49 pas. Prenant la proportion de ce qui est plus haut que ce point, j’ai constaté qu’en réalité la diminution était inférieure à 80 cannes verticalement et que la largeur du cratère – autant que j’ai pu en juger malgré la fumée qui en sortait continuellement – dépassait à peine alors un demi-mille de diamètre. Il est vrai que la montagne continue à s’éroder tous les jours à cause de la chute de la terre dans le cratère et de la désagrégation des roches, qui vers le sommet sont calcinées. Si bien qu’elle diminue constamment en s’élargissant en proportion et risque de s’aplanir complètement, en ajoutant aux versants ce qui est ôté à la cime ; aussi n’est-il pas étonnant que le 13 février je lui aie trouvé une circonférence de quatre milles. À Naples, la pluie de cendres continua jusqu’à 17 heures. Alors le vent tourna légèrement, le temps se gâta, et tout à coup une telle quantité d’eau se mit à tomber du ciel que des ruisseaux – qu’on eût dit de lessive – coulaient dans les rues ; cela dura toute la journée, avec la même violence, dans toutes les provinces de l’archevêché. J’ai fait recueillir un peu de cette eau dans un bassin avant qu’elle n’ait été en contact avec autre chose, et j’ai constaté qu’y étaient mêlés des cendres, de la terre, du sable et une matière minérale qui était peut-être du talc réduit en cendres et conservant encore son aspect brillant. Cependant, je n’ai pas eu l’occasion ni le temps de renouveler cette expérience. Un ami me raconta que, ayant fait fondre sur un fourneau un peu de ces cendres qui étaient tombées en pluie, il y avait trouvé des minéraux contenant du fer, du plomb, du soufre et même du vif-argent, mais sans me dire comment il avait procédé.

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tutte quelle tempeste. Dall’acque vedevansi sommergere le campagne : dal cielo fulminar le case : dall’aria aprirsi le cataratte, e piover terra, arena, cenere, e fango : dalla terra minacciarsi la sommersione : dal monte grandinar pietre, e pietre infocate, e smisurate : e dalla miseria, e calamità de’ più cari aumentarsi le proprie. Nel medesimo punto, che la montagna fece quella orribile apertura, anco il mare ne sentì la sua parte : perche attorno attorno al lido tanto da questa banda, quanto da quella di Ischia, e di Sorrento, che ci è dirimpetto, si ritirò per tutto per lungo spazio44, e in alcuni luoghi dicono un miglio, e stette così ritirato quasi un’ottavo di ora con ammirazione, e stupore di ogn’uno, tanto più che in queste marine mediterranee non è solito a patire ne flusso, ne reflusso : e fù tanto subito il ritiramento, che in questo molo restarono quasi in secco le navi, e poco ne mancò, che non si perdesse la capitana di queste galere : se bene poi il Comito maggiore osservò, che crebbero più di 20 palmi. Referirono di più alcuni marinari, che l’acque tutte del mare in questo tratto si riscaldarono talmente, che da questo pensavano essersi cagionata la morte di molti pesci, li quali in gran copia si trovarono alle spiaggie : e che avendo uno di loro posto il piede sopra un certo scoglio, dove altre volte si era posato per pescare, o altro, sentì scottarsi, onde toccandolo, s’accorse, che s’era abbruciato, e si riduceva in cenere. Alle 17 ore predette avendo tutta la notte li terremoti fatto crollar le case, con i loro continui scuotimenti, se ne sentì uno più di tutti spaventevole, e tanto di natura vario a gl’altri, che dove insin’a quell’ore non erano quasi uditi se non sopra terra, e più nell’alto delli edificii, che nel basso, questo si sentì in una cantina 95 gradi sotteranea, e fece qui ballar le botti, come se fossero state sopra un’astraco : con tutto ciò parve, che non avesse posto termine a gl’altri : perche dall’ora in quà, quantunque non siano affatto cessati, non si sono però sentiti, ne cosi spesso, ne cosi gagliardi, salvo che la notte precedente alli 5, di febbraro fra le 8 e le 9 ore, quando essendosi la persona quasi assicurata da ogni pericolo, tornarono tutti ad atterrirsi : tanto più, che venne accompagnato con tuoni, fulgori, e baleni orribilissimi, e con una, e cosi grossa grandine, che in alcune parti di questa città si trovò la mattina alta mezo palmo.

44 Plin. lib. 6, ep. 20 : Praeterea mare in se resorberi et tremore terrae quasi repelli videbatur. Certe processerat littus, multaque anima[li]a maris in siccis harenis detinebat.

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Revenant toutefois un peu en arrière, à 14 heures, quand les secousses du tremblement de terre étaient plus fortes, et donc avant que l’eau ne commençât à pleuvoir ici, les pierres recommencèrent à tomber dans la plaine de Nola ; la pluie de sable et de lapilli n’y avait jamais cessé, et cette région fut plongée dans une obscurité si épaisse que les gens ne pouvaient se voir entre eux, même avec des torches ; tout cela était accompagné d’épouvantables fulgurations, de terribles coups de tonnerre, d’éclairs encore plus terribles et de violents tremblements de terre. Je laisse imaginer à chacun ce que devaient éprouver les gens de cette ville et de ses environs, et en particulier madame la princesse d’Ottaviano et ses enfants ; celle-ci étant partie de Palma à cette heure précise pour aller se réfugier à Nola, fut à partir de San Paolo constamment accompagnée de ces tempêtes. On voyait les eaux submerger les campagnes, le ciel foudroyer les maisons, les airs ouvrir leurs cataractes de terre, de sable, de cendres et de boue, la terre menacer d’être submergée, la montagne lancer une grêle de pierres, d’énormes pierres enflammées, et la misère et le malheur de ceux qui nous sont chers s’ajouter aux nôtres. Quand la montagne s’ouvrit si horriblement, la mer en subit à l’instant même le contrecoup. Tout le long de notre littoral et de ceux d’Ischia et de Sorrento, qui nous font face, la mer se retira partout sur une longue distance et, à certains endroits dit-on, jusqu’à un mille. Elle resta ainsi pendant presque un huitième d’heure, provoquant l’étonnement et la stupeur de chacun, d’autant plus que le littoral méditerranéen n’est pas soumis d’ordinaire au flux ni au reflux. Ce retrait fut si soudain que les bateaux restèrent presque à sec dans le port et que le navire amiral des galères faillit être perdu. Cependant, le capitaine du port nota que l’eau monta ensuite de plus de vingt palmes. En outre, des marins rapportèrent que les eaux de tout ce bras de mer s’étaient tellement réchauffées qu’elles avaient causé, pensaient-ils, la mort des nombreux poissons que l’on trouvait en grande quantité sur les plages. L’un de ces marins, ayant posé le pied sur un rocher où il s’était déjà mis plusieurs fois, en particulier pour pêcher, sentit qu’il était brûlant et s’aperçut qu’il se réduisait en cendres. Reprenons donc le fil de notre récit à 17 heures : après les tremblements de terre de la nuit, dont les secousses continuelles avaient fait s’écrouler des maisons, on en sentit un encore plus épouvantable. Il était d’une nature tellement différente que, aux endroits où jusqu’alors on n’avait presque pas sentis les précédents – sinon sur les terrasses et dans la partie supérieure des bâtiments –, on sentit celui-ci au fond d’une cave, 95 marches sous le niveau

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Eravamo tutti tanto sbigottiti dal terrore de terremoti, dalla pioggia delle ceneri, dalla densità delle tenebre, che pur qui si pativa, dalla relazione del continuo fulminar de sassi, o dell’allagamento delle acque nelle convicine terre, del perdimento della roba per tutto, e più d’ogn’altra cosa delle rovine maggiori, che ogn’ora si raccontavano, se bene alcune false, credute però, come in simili occasioni avvenir suole, onde continuamente più con li finti terrori i veri pericoli si aumentavano45 ; che io stesso, il quale insin’a quell’ora avevo sperimentato in me, non so se me la debba chiamare gran costanza, o soverchia temerità, ed imprudenza : perche, quasi un’altro Plinio, avvenga che più di lui vedessi il pericolo ad occhio, non avevo mai lasciato di leggere, e di confessare, ne di fare l’altre mie necessarie faccende, con assicurare, ed esortare agli altri a fare l’istesso, mostrando sempre intrepidezza, e franchezza mirabile ; nulladimeno scorgendo nel volto di quanti ne incontravo un vero [r]itratto di morte : non piansi già, ne mi uscì parola di bocca, la quale suonasse debolezza, che anco di questo con lui gloriar mi potrei ; ma restai bene cotanto attonito, massimamente veggendo quella folta nuvola carica, non sò se di cenere, o di pietre stendersi verso questa città, che temei anch’io non esser più al caso nostro altro riparo, che l’aiuto della potente mano di Dio. Nel qual pensiero essendo venuto ancora il Signor Cardinale Arcivescovo per più agevolmente impetrarlo, dopo aver la mattina esortato i suoi ad una simile constanza, celebrato messa, e comunicato di sua mano con abbondanza di tenerissime lagrime, nate non da timore, ma da fervente amore di carità, tutta la sua famiglia ; ordinò un’altra generale processione verso la ardente montagna, nella quale volle personalmente intervenire, come fece poi quasi tutti gl’altri otto giorni, non ostante che fosse bene spesso accompagnato da grosse piogge, e da continui fanghi, e che il viaggio fusse lungo, ed egli mal sano. In questa processione furono notate due cose, le quali hanno assai del miracoloso, e come tali sono state attestae da molte ben nate, e sensate persone : se bene dovendosene prendere giuridicamente informazione ad instanza della città, non occorre, ch’io m’affatichi in autenticarle : la prima fù, che 45

Plin. ep. 20 : Nec defuerunt, qui fictis mentitisque terroribus vera pericula augerent. Aderant qui Miseni illud ruisse illud ardere falso sed credentibus nunciabantur. Ibid. : Dubito, an constantiam vocare, an imprudentiam debeam. Ibid. : Possem gloriari non gemitum mihi, non vocem parum fortem in tantis periculis excidisse.

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du sol, où les tonneaux se balancèrent comme s’ils avaient été sur une charrette. On s’aperçut que cela n’avait pas mis un terme aux autres secousses. Toutefois, à partir de ce moment, même si elles ne s’arrêtèrent pas tout à fait, elles n’ont plus été aussi fréquentes ni aussi violentes, sauf la veille du 5 février, entre 8 et 9 heures, alors que les gens se croyaient hors de danger. Ils furent d’autant plus atterrés que cela fut accompagné d’éclairs et de coups de tonnerre horribles et d’une grêle si forte que dans certains quartiers de la ville on en trouva le matin une épaisseur d’un demi-palme. Nous étions tous plongés dans un grand désarroi par la terreur des tremblements de terre, par les pluies de cendre, par les ténèbres épaisses qui régnaient ici aussi, par le récit de la chute foudroyante des pierres et de l’inondation des terres voisines, par la perte des biens de chacun et, plus que tout, par les nouvelles de grandes destructions qui circulaient constamment. Et bien que parmi celles-ci il y en eût de fausses, elles étaient crues cependant, comme il advient d’ordinaire en semblable occasion, de sorte que les faux dangers s’ajoutaient continuellement aux véritables. Quant à moi, j’avais jusqu’alors fait l’expérience en moi-même d’une grande constance ou d’un excès de témérité et d’imprudence : je ne sais comment je dois l’appeler. En effet, tel un autre Pline – alors que je pouvais, mieux que lui, voir le danger de mes propres yeux –, je n’avais jamais cessé de lire, de confesser, ni de m’acquitter d’autres tâches indispensables, tout en encourageant et en exhortant les autres à faire de même et en me montrant toujours étonnamment brave et intrépide. J’ai vu souvent la mort véritablement peinte sur le visage de ceux que je rencontrais, et néanmoins je n’ai jamais versé la moindre larme ni laissé un seul mot de faiblesse s’échapper de ma bouche, et de cela aussi je pourrais me vanter auprès d’eux. Cependant, je suis resté effaré, surtout lorsque j’ai vu cet épais nuage chargé de cendres ou de pierres, je ne sais, s’étendre vers notre ville. J’ai craint alors, moi aussi, qu’il n’y eût plus d’autre remède à notre malheur que l’aide de la main puissante de Dieu. Monseigneur le cardinal-archevêque en était venu lui aussi à cette idée. Pour obtenir cette aide plus aisément, après avoir le matin exhorté les siens à semblable constance, célébré la messe et donné de sa main la communion à tous les gens de sa maison, avec une grande abondance de larmes attendries, inspirées non par la peur mais par une fervente charité, il ordonna une autre procession générale vers la montagne ardente. Il voulut y participer lui-même, comme il le fit presque à chaque fois pendant les huit jours suivants, malgré

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dove avanti di cominciarsi, il tempo era più tosto nero, che oscuro, in uscendo le reliquie di S. Gennaro dalla cattedrale, comparve all’improviso un raggio di sole tanto chiaro, e rilucente, che riempiuti tutti di una improvisa letizia, ogn’uno gridò allegrezza, grazia, miracolo : e nel medesimo instante fù da molti veduto il santo istesso in abito pontificale, sopra la porta principale dell’arcivescovato, che benediva il popolo. La seconda. Che essendo giunte le medesime reliquie fuori della porta, detta capuana, il medesimo Sig. Cardinale, prese con viva fede nell’una e nell’altra mano le due ampolle del bollente sangue (che in due in questa chiesa si conserva) e voltatosi verso la fornace de vulcano, appena ebbe fatto tre volte il segno della croce contro di lui, che dove il fumo altissimo, e densissimo verso noi si spingeva pieno di spiriti ignei, maggiori di qualsivoglia orribile fulgore46, quasi temendo l’aspetto del padrone, a un tratto a vista di tutti, e con ammirazione, e stupore di ogn’uno, si vidde visibilmente sbassare, e voltare a dietro, pigliando il cammino verso il mare. Nel qual atto avvivandosi nel popolo la fede, non ci fu chi non gridasse con lagrime di divozione, e di tenerezza : Pace Signore, misericordia Signore. E fù osservato che da quell’ora in qua cessarono non pure i terremoti quasi affatto, ma tralasciò anco il monte dal vomitare quelli spaventosi torrenti di fuoco, acque, e sassi, e che il fumo, la caligine, e la cenere, che tanti altri luoghi hanno continuamente molestato, non pare, che abbiano havuto più ardire di avvicinarsi alla città di Napoli, salvo, che alli 2 di gennaio, quando dalle 2 ore della notte precedente sin’alle 22 piovve una certa cenere tanto sottile, che se bene era assai untosa, e si attaccava su le vestimenta, in guisa tale, che difficilmente si poteva staccare, non si alzò però ne anco un mezo deto. Questo è certo, che quantunque il terror sia stato grande, e li terremoti si sieno sentiti di quando in quando anco dopo li primi giorni, come diremo a basso, in ogni modo questa città nell’universale non hà patito niente, ancorche nel particolare, e privato molti abbiano perduto tanto47, che di ricchi, sieno diventati poveri gentil’huomini, e si veggano ora astretti a servire altri.

46 Plin. ubisup. : Ab altero latere nubes atra et horrenda, ignei spiritus tortis vibratisque discursibus rupta, in longas flammarum figuras dehiscebat ; fulgoribus illae et similes et maiores erant.  47 Senec. Natu. quaest. lib. 6 c. 3 : Neapolis quoque priuatim multa, publice nihil amisit leuiter ingenti malo perstricta.

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les grosses pluies et la boue qui les accompagnaient souvent, et en dépit de sa mauvaise santé et de la longueur du trajet. Dans cette procession, l’on nota deux faits qui ont quelque chose de vraiment miraculeux et ont été attestés comme tels par de nombreuses personnes bien nées et sensées. Bien qu’une instruction judiciaire ait été ouverte à la requête de la ville, il n’est pas utile que je prenne la peine de les authentifier. Le premier fut celui-ci : le ciel était jusqu’alors couvert et même noir, mais au moment où les reliques de saint Janvier sortirent de la cathédrale, un rayon de soleil apparut, si clair et si brillant que chacun, rempli d’une joie soudaine, se mit à crier : « Allégresse ! Grâce ! Miracle ! » Au même instant, plusieurs personnes virent au-dessus de la porte principale de l’archevêché, le saint lui-même, vêtu de ses habits pontificaux, qui bénissait la foule. Voici le second : lorsque les reliques eurent franchi la porte Capuana, monseigneur le cardinal prit, avec une foi fervente, une ampoule de sang bouillant dans chaque main (car dans cette église on en conserve deux) et se tourna vers la fournaise du volcan ; à peine eut-il fait trois fois le signe de croix dans sa direction, pendant que le panache de fumée, très haut et très dense, se dirigeait vers nous, plein de gaz incandescents d’un volume plus énorme que n’importe quelle horrible fulguration, qu’on le vit tout à coup, au milieu de l’admiration et de la stupeur générales, diminuer nettement et retourner en arrière, en se dirigeant vers la mer, comme s’il craignait la vue de notre saint patron. Alors, animée d’une foi plus vive, toute la foule se mit à crier avec des larmes de dévotion et de tendresse  : «  Paix Seigneur  ! Miséricorde Seigneur ! » À partir de ce moment, observa-t-on, non seulement les tremblements de terre cessèrent presque complètement, mais la montagne renonça aussi à vomir ces épouvantables torrents de feu, d’eau et de pierres. En outre, la fumée, le brouillard et les cendres qui ont continuellement harcelé d’autres endroits n’ont, semble-t-il, plus osé s’approcher de la ville de Naples. La seule exception fut le 2 janvier où il tomba, de 2 heures de la nuit précédente jusqu’à 22 heures, une pluie de cendres très grasses qui collaient aux vêtements, de sorte qu’il était difficile de les en détacher, mais tellement fines qu’il n’y en eut même pas un demi-doigt d’épaisseur. Assurément, la terreur fut grande, et l’on sentit encore de temps en temps des tremblements de terre après ces premiers jours, comme nous le dirons plus bas, mais de toute façon cette ville n’a pas souffert en général. Dans le détail cependant, bien des gens ont beaucoup perdu personnellement : de riches qu’ils étaient, ils sont devenus de pauvres gentilshommes et en sont réduits aujourd’hui à servir les autres.

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Il giovedì alli 18 verso le 17 ore tornarono a vedersi sopra la montagna le medesime nuvole, che s’erano vedute il martedì mattina, e anco assai maggiori, perche in quel giorno si alzarono insin’a 35 miglia : se bene quando erano arrivate a tale altezza sbiancheggiavano, e si dispergevano per l’aria : e perche il tempo era sereno scorgevansi le cenere infocate spinte dall’acqua continuate a scorrere verso la marina a guisa di fiumi. E nel medesimo tempo vicino al palazzo del Principe di Caserta alla Barra fu anco dalle medesime ceneri, e da pietre ardenti sopraggiunto un’homo a cavallo, e vi rimase morto, come accadde a molti altri in diverse parti, de’ quali sonsi poi vedute le membra sparse in quà, e in là da quelli, che per ordine del Pastore andarono a raccorle per dar loro sepoltura48. Fuggiva fra gl’altri un povero huomo con un suo figliuolo in braccio, e un’altro per mano, e senza accorgersene dal fuoco gli furono tolti amendue, e a lui non fece altro nocumento, che con abbruciarli i calzoni. Un’altro fuggendo pure da uno di que’ torrenti di fuoco, con aversi lassato dietro molta gente a piedi, e due carrozze, essendosi poco appresso voltato, non vidde più ne gente, ne carrozze, ma solo la strada dal torrente innondata. Così non avenne a un giovane, il quale per salvarsi da simile torrente salì sopra un’arbore, e se bene fuggì l’incendio, nondimeno essendosi poco appresso calato, e abbracciandosi co’l padre soffogato, come si crede, dalla crassa caligine, senza parlare, gli spirò nelle braccia49. Ne a molti altri li quali poi si sono veduti morti nelle ceneri, se bene a prima vista parevano vivi, ed illesi, ma toccandoli si trovarono inceneriti. Ne meno a que’ due, che nella Torre del Greco furono trovati morti in una camera senza, che vi fusse entrato ne fuoco, ne cenere, e arsi tutti dentro senza, che le vestimenta avessero patito, come avenne di molte robe, che si conservavano in altre case. Ma stupenda cosa fù quella, che accadde per la via di Pietra bianca, dove essendo caduta una giovane con un picciolo figliuolino al petto in quel torrente infocato, mentre il marito corse per soccorrerla, vi cadde anch’egli, e tuttiedue vi rimasero morti, restando viva la creatura con la morta mammella in bocca. Effetti tutti al creder mio, come diremo a basso, che questo fuoco 48

Bocat. de Montib. : Non multo post ingentem favillae vim per multum tempus emittit, quod quidem malum, si in aliquem illacriter facientem incidat, nulla ei conservandae vitae ratio sit reliqua. 49 Plin. ep. 16 : Crassiore caligine spiritu obstructo, clausoque stomacho statim concidit.

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Le jeudi 18, vers 17 heures, les nuages que l’on avait vu le mardi matin réapparurent au-dessus de la montagne ; ils étaient beaucoup plus grands car ils montèrent jusqu’à 35 milles. Arrivés à cette hauteur, cependant, ils pâlissaient et se dissipaient ; et l’air étant serein, on voyait les cendres brûlantes poussées par l’eau continuer à couler vers la côte comme des rivières. Et au même moment, à Barra, près du palais du prince de Caserta, un homme à cheval fut rattrapé par ces cendres et par des pierres brûlantes, et mourut. Beaucoup d’autres subirent le même sort en divers endroits, et par la suite leurs corps épars ont été vus par ceux qui par ordre de notre pasteur allèrent les recueillir pour leur donner une sépulture. Un pauvre homme fuyait au milieu des autres, portant dans ses bras un de ses enfants et tenant l’autre par la main ; sans qu’il s’en aperçût, le feu les lui enleva tous les deux, alors qu’à lui-même il ne fit pas d’autre mal que de brûler son pantalon. Un autre fuyait lui aussi un de ces torrents de feu, en laissant derrière lui beaucoup de gens à pied et deux voitures ; lorsqu’il se retourna peu après, il ne vit plus ni les gens ni les voitures, mais seulement la route inondée par le torrent. Tel ne fut pas le sort d’un jeune homme, monté sur un arbre pour s’y mettre à l’abri d’un tel torrent, car, s’il échappa à l’incendie, il expira néanmoins dans les bras de son père, peu après être descendu, asphyxié, pense-t-on, par l’épaisse fumée, et sans avoir prononcé une parole. Ni celui de beaucoup d’autres que l’on a retrouvés morts par la suite ; à première vue, ils semblaient vivants et indemnes, mais quand on les touchait, ils se réduisaient en cendres. Ni encore de ces deux personnes que l’on trouva mortes à Torre del Greco dans une pièce, sans que ni feu ni cendres n’y eussent pénétré : elles étaient entièrement brûlées alors que leurs vêtements étaient intacts. Beaucoup de choses ont été ainsi préservées dans d’autres maisons. Ce qui arriva sur la route de Pietra bianca fut une chose vraiment stupéfiante. Une jeune femme tomba, avec son petit enfant au sein, dans le torrent brûlant, puis son mari y tomba à son tour en voulant la secourir. Tous deux y trouvèrent la mort, mais la petite créature resta vivante, avec à la bouche le sein de sa mère morte. Tout cela est dû, à mon avis, comme nous le dirons plus bas, au fait que ce feu avait une grande ressemblance avec celui de la foudre, si elles ne sont pas en réalité une seule et même chose. Une autre chose incite à le croire, c’est ce qui arriva à San Giorgio a Cremano, dans la maison de monsieur le conseiller D. Flamminio di Constanzo. Il y avait là,

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aveva molta somiglianza con quello de’ folgori, se pur non è tutt’uno, e di una istessa materia : il che fà credere anco quello, che accade nella casa del Sog. Consigliero D. Flamminio di Constanzo a Santo Iorio a Cremano, dove essendo nella prima stanza della paglia, passandovi sopra quelle ceneri infocate, e lingue di foco, la lassarono intatta, ma entrando nella seconda, consumò quanto vi era. Venerdì alli 19, avendo il Signor Cardinale havuto avviso, che con minor pericolo si poteva camminare, e praticare per alcune delle terre, e dei casali danneggiati, non contento di aver prima essortato, e commandato a’ parrocchiani di que’ luoghi, de quali avvenga, che avesse perduto 4 mil. scudi di frutta maturati nella Torre del Greco, e più di altrettanti di rendita perpetua, attenenti alla mensa archiepiscopale, ne manteneva in casa un buon numero a tutte sue spese, che procurassero di soccorrere nello spirituale quelli, che vi eranno rimasi vivi, come fecero tutti con essempio di molta pietà, vi mandò anco molti altri sacerdoti cosi secolari, come regolari, acciò che aiutassero non solo a promuovere il medesimo, ma a rivedere ancora le chiese rovinate, per salvare quanto più si poteva le cose sacre, che in esse s’erano già conservate : se bene poco si potè ricuperare. Anzi in detto casale di S. Iorio a Cremano, dove con tutto il resto, si abbruciò anco la chiesa, essendo colà andati alcuni di que’ padri, trovarono arso, e consumato il tabernacolo tutto, e dentro a quello le pissidi d’argento divenute nere, e che nel toccarle poi, s’erano convertite in cenere, senza ritenere in se sostanza alcuna, come raccontano esser seguito di altri diversi argenti in casse conservati, dove cadde sopra di quella infocata materia : e che le spezie sacramentali in una di loro pur si ritrovarono incenerite, e in un’altra, benche ritenessero tuttavia le forme intere, erano però anch’esse nere, ed abbrucia.

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dans une première pièce, de la paille par-dessus laquelle ces cendres brûlantes et ces langues de feu passèrent en la laissant intacte, mais lorsqu’elles entrèrent dans la seconde, elles consumèrent tout ce qui s’y trouvait. Le vendredi à 19 heures, monseigneur le cardinal ayant été avisé qu’il était à présent moins dangereux de circuler dans certains des villages et des hameaux qui avaient subi des dégâts, exhorta d’abord les paroissiens de ces lieux – dont il entretenait bon nombre chez lui à ses frais, bien qu’il eut perdu pour 4 mille écus de fruits mûrs à Torre del Greco et plus encore en rente perpétuelle provenant de la mense archiépiscopale – à tâcher d’apporter aux survivants un secours spirituel, ce qu’ils firent tous avec une piété exemplaire. Puis, non content de cela, il y envoya aussi de nombreux prêtres, séculiers et réguliers, afin qu’ils aident à faire la même chose, mais aussi à inspecter les églises détruites, pour sauver autant que possible les objets sacrés qui jusqu’alors y étaient conservés, bien qu’on n’en pût récupérer que bien peu. Pis encore, dans le hameau de San Giorgio a Cremano, où se rendirent quelques-uns de ces pères, l’église avait brûlé comme tout le reste ; ils retrouvèrent le tabernacle entièrement brûlé et à l’intérieur de celui-ci les pyxides noircies et, lorsqu’ils les touchèrent, elles se réduisirent en cendres, sans qu’il n’en reste rien de solide. La même chose s’est produite, ont-ils raconté, avec d’autres objets d’argent conservés dans des caisses sur lesquelles tomba cette matière brûlante ; dans l’une d’elles, on retrouva de même les espèces sacramentelles en cendres et, dans une autre, elles avaient conservé leur forme mais étaient aussi noires et brûlées.

SURVIVRE AU DÉSASTRE RÉCITS PERSONNELS DE PESTE ET DE NAUFRAGE (XIVE-XVIIE SIÈCLES)

Un récit de rescapé est un ex-voto. C’est ce qui motive sa diffusion, mais c’est aussi ce qui en mine le sens, puisqu’il résulte d’un événement qui, en épargnant la personne de l’auteur, a tout détruit autour de lui. Le survivant reste donc seul sujet de sa parole, à charge pour lui de justifier cette situation dans et par son récit. Au paradoxe de la survie du narrateur s’ajoute alors celui qui s’attache à son récit : le compte-rendu à la première personne est à la fois le plus crédible de tous, puisqu’il est le résultat d’une vision directe des faits et celui qui produit l’effet de fiction le plus net – celui du récit miraculeux, dans les chroniques de la Renaissance comme dans le récit journalistique contemporain. Comment l’esthétique du témoignage s’accommode-t-elle de cette double difficulté, propre au récit de survie ? Compositions imaginaires et relations authentiques la résolvent de différentes façons, suivant leur fonction dans la littérature dans laquelle elles apparaissent, depuis les grands textes des poètes italiens du Trecento sur la peste, jusqu’aux récits de désastre en mer qui se multiplient au moment de l’expansion maritime des flottes d’Europe au XVIe et XVIIe siècle. En parcourant quelques-uns de ces récits à la fois exceptionnels et emblématiques d’une évolution de la saisie et de la transmission de l’expérience personnelle, je voudrais souligner le rôle qu’a pu jouer dans cette évolution la concurrence entre les différents genres d’écrits sur le désastre, de l’épître savante à la feuille de nouvelles, de la tragi-comédie à l’histoire et de l’essai au roman d’aventures.

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Récits de peste en Italie (XIVe-XVIIe siècles) : à la recherche des survivants Quel mal la peste peut-elle te faire à toi, mortel ? Elle ne peut rien te faire que tu ne doives de toute façon subir un jour – à ceci près que tu risques, au milieu de tant de deuils semblables, de n’être point pleuré. Pétrarque, « De la peste »1.

Partie de Crimée, l’épidémie de peste noire qui traverse l’Europe de 1346 à 1350 laisse derrière elle près de 25 millions de victimes. Dans les années qui suivent, presque tous les auteurs, du clerc au chroniqueur, du philosophe au prêtre, qui attestent de ses ravages ont été touchés de près ou de loin par le fléau. Si leurs récits, de même que ceux des victimes des différentes épidémies qui affecteront périodiquement l’Europe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, peuvent à l’occasion faire état de la part que le narrateur a pu prendre aux événements, par sa présence dans la ville affectée par la contagion, la perte de ses proches, les scènes dont il a pu être le témoin direct – et dans certains cas, son passage par la maladie –, nul protocole d’écriture, nulle série topique reconnaissable ne semble pourtant distinguer d’emblée ces textes de survivants de l’ensemble des documents contemporains sur l’événement collectif qu’ils racontent. Pour le lecteur d’aujourd’hui, accoutumé à la valorisation psychologique et morale du discours de la victime, l’effet de distance produit par l’absence ou par le retrait du sujet dans les témoignages anciens, chroniques profanes ou textes religieux, sur le désastre est inévitable. C’est ce qui donne leur relief aux quelques grands textes, bien connus et souvent cités, qui, sans pour autant montrer la personne du narrateur directement exposée au risque qui a menacé sa communauté, placent cependant sous les yeux du lecteur une description « vivante » d’une scène de catastrophe, dans laquelle ils isolent l’attitude de personnages individués face au danger et montrent leur combat pour échapper au danger2. 1

Pétrarque, De remediis utriusque fortunae, trad. fr. Anne Duprat, Contre la bonne et la mauvaise fortune, Paris, Payot-Rivages, 2001, p. 209. 2 Pour un parcours de ces textes, voir par ex. Francesco Gianni, « Per una storia letteraria della peste », dans Agostino Paravicini Bagliani et Francesco Santi (dir.), The Regulations of Evil. Social and Cultural Attitudes to Epidemics in the late Middle Ages, Florence, Sismel, 1998, ainsi que Joël Coste, Représentations et comportements en temps d’épidémie dans la littérature imprimée de peste (1490-1725). Contribution à l’histoire culturelle de la peste en

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Le tableau synchronique de la peste de Florence sur laquelle s’ouvre le Décaméron de Boccace occupe une place particulière parmi ces derniers, en raison de la force et de la précision du récit, mais aussi du sens que l’auteur donne à l’exposition, au seuil d’une œuvre vouée au plaisir érotique de la narration, des circonstances mortelles de leur énonciation. « Le droit le plus naturel, pour quiconque naît en ce monde, c’est d’assister, de conserver et défendre sa vie autant qu’il est possible. La chose est à ce point permise que plusieurs fois déjà il est arrivé que des hommes, pour se garder en vie, et qui ce faisant n’étaient nullement coupables, en ont tué d’autres »3, affirme Pampinée, premier personnage auquel le conteur donne la parole, à l’issue de son évocation des victimes muettes et sans visage de l’épidémie. Suivant son exemple, six autres personnages décident d’échapper au sort commun par les deux seuls moyens qui sont à leur disposition : l’éloignement de la ville infectée et le divertissement des contes. On a souvent relevé depuis l’importance de ce geste, imité plus tard par Marguerite de Navarre, par lequel un auteur décide de sauver quelques personnages du naufrage de leur communauté, c’est-à-dire d’abord de la mort anonyme, de la destruction opérée par le temps, pour faire d’eux les héros d’une histoire, et les faire ainsi entrer en littérature. Évoquer, à côté de ce texte célèbre, d’autres récits bien moins connus, dans lesquels un narrateur tente de décrire l’enchaînement de circonstances qui a détruit la population de sa ville, de son hameau ou du vaisseau sur lequel il était embarqué permet tout d’abord de souligner la portée thaumaturgique du récit de fiction. Des contes de la première Renaissance italienne aux romans anglais du XVIIIe siècle, l’écriture fictionnelle semble seule capable, tout d’abord, d’inventer pour le sujet une place au cœur du désastre, là où les chroniques, la prédication et les récits des médecins et des clercs disent surtout la disparition de l’individu dans le fléau qui frappe la collectivité. Il est certain que la multiplication des récits de catastrophes au début de l’ère moderne – épidémies, tremblements de terre, inondations, incendies ou tempêtes –, de plus en plus élaborés à mesure que leur diffusion augmente, montre l’émergence progressive d’un engagement du narrateur-témoin qui se donne comme sujet de l’observation, mais également comme acteur France à l’époque moderne, Paris, H. Champion, 2007, chap. I : « Le livre imprimé de peste, ses acteurs, ses auteurs et ses lecteurs ». 3 Boccace, Le Décaméron, préface de Pierre Laurens, trad. de Giovanni Clerico, Folio classique, Paris, Gallimard, 2006, p. 48.

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pris dans le cours des événements qu’il raconte4. Dans les relations de peste des XVIe et XVIIe siècles apparaissent alors des formes explicitement vécues, ou plutôt survécues du désastre. Rapprocher de leurs équivalents romanesques quelques-unes de ces relations, c’est certes mettre en lumière l’imitation par la fiction d’une saisie des faits propre à la littérature d’expertise, à la chronique et au récit journalistique ; un geste dont on connaît l’importance sur l’avènement du réalisme en littérature, comme l’exemple de Defoe le montre amplement. Mais on mesure en retour tout ce que l’introduction dans ces récits d’un point de vue spécifiquement humain sur la catastrophe doit sans doute à l’exploration, contemporaine de leur développement, des variations possibles sur cet événement indispensable à la narration romanesque qu’est la survie d’un héros. Le « cas » du rescapé Avant de devenir le héros du récit journalistique contemporain, le rescapé apparaît dans un rôle bien différent, subalterne et pourtant essentiel, sous la plume des chroniqueurs, des clercs ou des épistoliers qui entreprennent la relation de l’un des épisodes de peste qui se sont succédés en Italie du XIVe au XVIIe siècle (Villani, Besta, Ripamonti, etc.). Que celle-ci soit présentée comme un fait directement observé par le rédacteur ou comme un exemplum tiré de la tradition des écrits sur la peste, sa survie imprévue, réduite aux dimensions d’une anecdote, vient avant tout servir une stratégie argumentative et appuyer un propos. Dans les Consilia, ou « Ordonnances », rédigées par les médecins, comme dans les rapports des édiles sur la gestion d’une épidémie, ou dans les nombreuses compilations de recettes dont la publication accompagne les grandes épidémies à Florence, Padoue, Venise ou Milan, les « cas » les plus extraordinaires sont mentionnés par les auteurs comme preuves de la vertu du processus thérapeutique ou de la mesure de prophylaxie recommandés (Gentile da Foligno, Ficin, Tadino, Ciera, etc.). 4 Sur la postérité de ces récits, voir par exemple Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas (dir.), L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle. Du châtiment divin au désastre naturel, Genève, Droz, 2008. Sur la position du narrateur-témoin, en particulier dans le récit de tempête, voir Frank Lestringant, « La tempête, de près et de loin : la place du spectateur chez Rabelais, Ronsard, d’Aubigné et Montaigne », Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold et Jean-Paul Sermain, L’Événement climatique et ses représentations (XVIIe-XIXe siècles), histoire, littérature, musique et peinture, L’esprit des lettres, Paris, Desjonquères, 2007.

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Au genre des Consilia, publications à mi-chemin entre le traité et la description d’un cas précis, et qui mentionnent donc l’âge, le métier et le lieu d’origine des personnages concernés, l’anecdote de survie que l’on retrouve dans les relations italiennes du XVIe siècle emprunte une technique d’individuation qui sera réutilisée ensuite pour l’effet de réel qu’elle produit5. Mais le rôle paradigmatique de ces anecdotes explique que l’on retrouve les mêmes d’un traité à l’autre ; les compilations de recettes reprennent ainsi, à l’appui d’une théorie sur la contagion, des exemples de préservation miraculeuse que les auteurs des traités originaux puisent dans le fonds de la tradition galénique et arabe de traitement de la maladie. Marsile Ficin reprend ainsi à Gentile da Foligno et à Pietro d’Abano des exemples de survie due à l’usage d’une image gravée ou d’une pierre de bézoard6. Parallèlement, la survie présentée comme inexplicable et détachée d’une chaîne causale d’ordre médical vient de façon prévisible appuyer l’affirmation de la souveraineté des décrets de la Providence. Elle montre, à côté du jeu des causes secondes auxquelles on attribue l’évolution globale de la contagion, l’intervention directe dans le cours des événements humains de la cause première de l’épidémie. À ce titre, elle peut servir cette fois à l’élaboration d’un discours hagiographique, comme c’est le cas pour la mise en scène dans le récit fait par le jésuite Paolo Bisciola de la préservation miraculeuse de saint Charles Borromée lors de la peste de Milan en 1576, au rebours de toutes les règles de prudence observées, avec succès ou non, par les autres personnages du récit. On peut néanmoins considérer que le sens de l’anecdote de survie, par exemple sous la forme du malade enseveli et tiré vivant d’entre les morts, n’est pas toujours épuisé par le programme explicatif dans lequel celle-ci s’inscrit. Si sa charge esthétique est presque toujours exploitée dans ce sens par le commentaire, la prolongation au-delà des quelques mots ou des quelques lignes de l’histoire de la survie d’un individu révèle souvent un trouble dans la conjonction entre le cadre interprétatif global du récit et la saisie des faits singuliers. C’est ce que montrent en particulier les récits très rares – et pour 5

Sur le genre lui-même, voir Jole Agrimi et Chiara Crisciani, Les « Consilia » médicaux, Turnhout, Brepols, 1994. 6 Marsilio Ficino, Consilio contra la pestilentia, [1ère éd. Florence, 1481], rééd. avec un traité de Tommaso del Garbo, Florence, Giunti, 1576. Voir Teodoro Katinis, Medicina e filosofia in Marsilio Ficino. Il Consilio contro la Pestilentia, Rome, Ed. di Storia e Letteratura, 2007.

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cause – dans lesquels le narrateur fait lui-même état de son passage par la maladie mortelle, ou de celui de l’un de ses proches. Le problème qui se pose alors est celui de la représentation du narrateur en sujet de l’expérience, en même temps qu’en objet singulier de l’histoire collective qu’il raconte. Devant cette conjonction, deux attitudes au moins, dont je voudrais tenter ici d’identifier les principes respectivement chez Boccace et chez Pétrarque, semblent tout d’abord se partager le champ de l’écriture personnelle sur le désastre, jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Récits de vie/ récits de mort Réjouis-toi, si tu apprends que quelqu’un de tes parents ou de tes amis, ou quelque autre personne va mourir, d’aller le voir mourir, et va ensuite le voir enterrer.  Girolamo Savonarola, Dell’arte di ben morire [1492].

En rapprochant le tableau de la peste de Florence, placé par Boccace à l’ouverture du Décaméron, des fresques du Triomphe de la mort peintes par Buonamico Buffalmacco au Camposanto de Pise, Pierre Laurens souligne le contraste remarquable que représente, par rapport à la culture dominicaine de la préparation à la mort qui se répand en Europe à la veille comme au lendemain de l’épidémie de 1348, l’optimisme salutaire qui inspire aux personnages du recueil la décision de résister à la contagion7. Cette résistance s’organise non seulement par le remède rappelé dans tous les traités sur la peste, « partir vite, loin, et rentrer tard »8, mais surtout par le biais du plaisir des contes, qui combat la mélancolie : une prescription qui s’énonce tout d’abord comme un moyen thérapeutique de combattre le mal. C’est sous cette forme qu’on la trouve en effet dans le Consiglio contro la peste de Tommaso del Garbo (milieu du XIVe siècle9), et plus tard dans le Consiglio de 7

Boccace, op. cit., p. 8-9. Pierre Laurens y rappelle de façon significative que les fresques pourraient être de quelques années antérieures à l’épidémie de 1348 et ne pas avoir pour sujet la peste elle-même, mais la mort en général. 8 Ce conseil célèbre devient à la fin du XVIe siècle l’un des mots d’ordre de la contestation intellectuelle de l’inefficacité du savoir médical (Massari, Durante) ou du fatalisme médical (Gui de la Brosse). Mais il apparaît depuis longtemps dans les traités de médecine (Tommaso del Garbo, Marsile Ficin) et il voisine jusqu’à la fin du XVIIe siècle dans les recueils de recettes avec les prescriptions les plus infaillibles contre la contagion. 9 Tommaso del Garbo, Consiglio contro la pestilenza, [XIVe s.], repris dans le recueil Contro la peste, Florence, Giunti, 1576, p. 92.

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Marsile Ficin (Florence, 1481). Un siècle après l’épidémie de 1348, les citoyens de Florence sont à nouveau divisés entre les tenants d’un usage thérapeutique des arts et les partisans de l’ars moriendi comme seule préparation possible du chrétien à l’approche de l’épidémie, à l’image de Jérôme Savonarole, auteur d’un prêche important sur ce sujet familier, « De l’art de bien mourir » (Dell’arte di ben morire). On retrouve le même partage, lors des grandes pestes du nord de l’Italie, en 1575-1577 et en 1629-1630, dans le contexte de la mise en cause sceptique des savoirs médicaux qui renouvelle les conditions du débat ouvert deux siècles plus tôt par les Invectivæ contra medicum de Pétrarque sur la hiérarchie entre les arts10. Les prolongements moraux, religieux et philosophiques de cette opposition entre deux attitudes face à la mort ont à plusieurs reprises retenu l’attention des critiques11, qui en accentuent volontiers l’antagonisme. Dans l’humanisme de Boccace, la mission salvatrice de la littérature profane se définit sans aucun doute en décalage avec la culture de la mélancolie qui inspire au contraire les Triomphes de la mort contemporains, dont le genre trouve son expression la plus achevée chez Pétrarque12. Mais on peut aussi rester frappé, à la lecture des textes fondamentaux sur la peste produits par les deux grands poètes du Trecento, par ce qui apparaît comme deux aspects possibles d’une même attitude de la conscience et de la culture humanistes vis-à-vis du désastre sans remède qui frappe à ce moment l’Europe. Il est certain que le prologue du Décaméron a pour but de désigner l’usage de la littérature comme moyen de salut pour l’humanité, qui se tirerait ainsi de sa misérable condition par le biais de la représentation de « cas » plaisants et singuliers – là où les textes de Pétrarque sur la peste semblent au contraire condamner sans remède l’individu à sombrer dans le naufrage collectif. Ainsi, dans les dialogues allégoriques qui composent le recueil des Remèdes à l’une et l’autre fortune de Pétrarque, la Raison rappelle impitoyablement la Douleur, qui s’inquiète de l’approche de la peste, au souvenir de la condition mortelle des hommes : « Que peut te faire la peste que la mort

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Sur l’histoire de cette polémique, voir Anna Montgomery Campbell, The Black Death and Men of Learning, New York, Columbia University Press, 1931. 11 Voir par exemple Alberto Tenenti (dir.), « Humana Fragilitas ». I temi della morte in Europa tra Duecento et Settecento, Clusone, Ferrari Editrice, 2000. 12 Sur le prologue du Décaméron, voir Kurt Flasch, Boccaccio, Poesie nach der Pest. Der Anfang des Decameron, Mayence, Dieterich, 1992.

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ne te fasse de toute façon ?13 » Prolongeant dans la conscience chrétienne les impératifs d’une vertu romaine, le stoïcisme de Pétrarque impose à l’individu victime des coups de la Fortune le retrait en soi-même qui seul peut préserver le philosophe de l’emprise du monde. Surtout, en réduisant l’événement catastrophique à l’une des manifestations du cours normal des affaires humaines, il dénie tout sens moral ou épistémologique à l’expérience que l’écrivain peut en faire. On peut rappeler la cohérence de cette attitude dans l’ensemble de l’œuvre du poète, correspondance et poésie comprises14. À quel moment intervient, dans la composition du Canzoniere de Pétrarque, inspiré tout entier par l’image de Laure, la mort effective de la jeune femme emportée par la peste ? Rien dans le recueil, variation sur l’absence symbolique de l’objet du désir, ne signale avec évidence l’intervention de l’événement lui-même. Le récit que fait Pétrarque, dans une lettre à Pandolfo Malatesta (Rerum Senilium Libri, XII, 9), de sa propre survie à une attaque de fièvre permet de mesurer le sens de cette inexpressivité15. L’ironie à l’égard des avis des médecins, qui l’auraient conduit à la mort avant le jour s’il les avait suivis, s’appuie sur l’incapacité où sont ces derniers à reconnaître que Dieu seul décide de l’instant choisi pour la mort de ses créatures. Le contemptus mundi du philosophe impose autant qu’il explique l’affirmation d’une indifférence au sort de son corps comme à celui de l’autre. Mais ce détachement, les dialogues moraux de Pétrarque – en particulier le Secretum, qui oppose dans l’espace intérieur de l’âme François à son interlocuteur intime, Augustin16 – ne le montrent pourtant jamais comme acquis ; c’est l’enjeu d’une lutte sans fin. La détermination au retrait explique l’admiration de Pétrarque pour le Prologue du Décaméron comme memento mori, autant que sa réserve vis-à-vis de l’inspiration licencieuse de certains des contes ; mais l’expression qu’il en donne lui-même rejoint en réalité celle que l’on trouve dans les textes de Boccace, sur un point important au moins : elle aboutit surtout à la séparation esquissée par le récit de peste entre le sujet de l’écriture et celui de l’expérience. 13

Pétrarque, op. cit., p. 209. Voir par exemple Pétrarque, Familiares, XVI, 2, éd. crit. par U. Dotti, Turin, Epistole, UTET, 1978, p. 355-361. 15 Ibid., p. 755-759. Sur ce point, voir T. Katinis, op. cit., p. 12-13. 16 Pétrarque, Secretum, trad. fr. par F. R. Dupuigrenet-Desroussilles, Mon secret, Paris, Payot-Rivages, 1991. 14

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Les textes liminaires du Décaméron exhibent les différents moments d’un tel éloignement, en distinguant 1) le récit fait par le poète de ses propres malheurs amoureux, eux-mêmes présentés comme un état de choses révolu, qui laisse au conteur la liberté d’écrire, dans le Proemio ; 2) le tableau de la peste, inspiré des chroniques plus anciennes de Paul Diacre, mais explicitement caractérisé comme représentation concrète de l’épidémie de 1348 à Florence ; 3) la fiction-cadre du recueil, celle de la conversation des devisants ; et enfin, 4) la série des fictions encadrées contenu de cette conversation : les contes eux-mêmes. Certes, le but qu’assigne Boccace au dispositif est bien celui d’une remise en circulation féconde de la parole, du sens et de l’émotion entre ces différents plans du récit, par le biais d’une « entremise » à la fois érotique, esthétique et thérapeutique, entre les personnages que les contes sauvent de la peste et leur public qu’ils sauvent de la mélancolie17. Mais la création du personnage littéraire, comme l’entrée dans le monde de la fiction, est bien montrée comme le résultat d’une abstraction par rapport à l’univers de l’épidémie réelle qui en forme le cadre ; de même, la personne du poète est présentée en dehors des limites de ce tableau. Chez Boccace comme chez Pétrarque, il semble donc qu’il n’y ait pas à proprement parler de sujet poétique de cette expérience qu’est la peste. On peut trouver le prolongement logique de ce phénomène dans l’absence relative des pestes parmi les catastrophes « fondatrices » du roman baroque, puis classique, absence qu’annonce déjà la transformation que fait Marguerite de Navarre du motif boccacien dans le prologue de l’Heptaméron18. Marguerite remplace en effet la peste par une inondation : la fonction est la même, mais l’événement choisi est cette fois un désastre qui s’impose comme objet d’expérience littéraire possible, et qui est prétexte à l’accomplissement d’actions exemplaires par les personnages de fiction – là où les récits de peste montrent à l’envi la destruction qu’opère la contagion dans les structures morales et religieuses des sociétés qu’elle affecte.

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Rappelons le sens du sous-titre que Boccace donne à son livre : le Décaméron est « surnommé Gallehaut », en raison du rôle d’entremetteur que lui attribue son auteur, le même que celui que joue dans l’Enfer de Dante (V, 137) le livre de Lancelot du Lac – également appelé Gallehault – dans les amours de Francesca da Rimini et Paolo Malatesta. 18 Françoise Lavocat, « Les récits de catastrophes entre histoire et fiction », John Pier et Jean-Marie Schaeffer (dir.), Écritures de l’histoire, écritures de la fiction, http://narratologie. ehess.fr, 2011.

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Récits/ histoires de la peste Le récit de peste constitue-t-il un cas-limite des problèmes posés par le récit personnel, dans les textes de la Renaissance et du classicisme sur la catastrophe ? De fait, l’impossibilité d’une individuation de l’expérience collective y est particulièrement apparente ; elle détermine le caractère allégorique de sa représentation en poésie, comme le développement à son propos de la réflexion stoïcienne sur la nécessité d’un retrait du sujet de l’observation. Au XVIIe siècle, le récit de peste apparaît cependant tout à fait représentatif des enjeux du débat contemporain sur l’écriture de l’histoire. Le discours de plus en plus dense que tiennent les édiles ou les médecins qui publient des récits des épidémies de Milan ou de Venise sur l’apparition de leur propre personne dans leurs comptes-rendus apparaît directement lié à la position de concurrence dans laquelle ils se trouvent par rapport à l’historiographie rhétorique19. En présentant leurs mémoires et leurs chroniques d’un épisode de peste qu’ils ont personnellement vécu, et dans lequel ils ont joué un rôle actif, ces « experts » qui ne sont ni polygraphes ni écrivains de profession tentent d’imposer, face à la virtuosité d’écriture dont témoignent les histoires ecclésiastiques et civiques de la peste, la valeur spécifiquement documentaire de leurs compositions20. C’est dans le cadre de cette stratégie d’accréditation qu’apparaît, au seuil de la Relation, la personne du médecin, qui s’efface ensuite de la façon la plus ostensible21, pour revenir dans le corps du récit à 19

« Tu ne dois pas concevoir de soupçons à mon égard, dit par exemple le médecin Alessandro Tadino à son lecteur, si en lisant ce récit tu rencontres à plusieurs reprises le nom de son auteur. Celui-ci en effet a été l’un des Conservateurs de l’Illustre Tribunal de la Cité et du Duché. C’est pourquoi, puisqu’il lui fallait raconter exactement tout ce qui s’est passé pendant cette période, comme il a été présent pendant toute la durée du fléau, il ne pouvait faire autrement que de mentionner son nom, mais en affirmant pourtant qu’il n’écrit que la pure et simple vérité de ce qui s’est passé jour après jour, sans la moindre pensée de vanité et de gloire. (A. Tadino, Raguaglio […] della Gran Peste di Milano, Milan, 1648 ; All’Illustrissimo F. Orrigone, n. p.). On trouvera un extrait de ce texte plus loin, p. 202-207. 20 Selon J. Coste (op. cit., p. 49), 38 % des auteurs d’ouvrages sur la peste, entre le XVIe et le début du XVIIIe siècle, ne sont connus que par ce seul écrit ; 69 % sont des médecins, 13 % des religieux, 13 % des chirurgiens et apothicaires, 5 % des administrateurs laïcs, 2 % des chimistes. 21 Un effacement qui contraste avec l’exhibitionnisme manifesté par le texte du médecin Gabriel Clément en France (autoportrait du médecin en héros de la peste) ; mais, dans un cas comme dans l’autre, le médecin est bien présenté comme seule source de l’autorité sur l’épidémie (Gabriel Clément, Le Trespas de la peste, Paris, J. et C. Perier, 1626).

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chaque fois qu’il faut garantir l’authenticité d’un fait – en particulier contre la compétence exclusivement rhétorique de l’historien, qui ne possède ni l’autorité du témoin direct ni le savoir médical nécessaire à l’interprétation des phénomènes dont il prétend rendre compte (Fuoli, Tadino)22. C’est ce contexte de rivalité entre deux modèles de composition des faits qui motive en partie l’apparition, dans la chronique de la peste de Milan publiée en 1648 par le médecin Alessandro Tadino, de l’un des rares récits de survie rédigés à la première personne23. Tadino, qui était alors chargé pour le Magistrato alla Sanità de la gestion de l’épidémie, se propose de rétablir, contre l’histoire littéraire de la Peste de Milan, publiée en latin par Giuseppe Ripamonti huit ans plus tôt, la vérité sur le déroulement jour pour jour d’un épisode de peste tel que l’ont vécu les édiles et les médecins qui ont eu à y faire face24. Le témoignage de son confrère Giovanni Battista Appiano, rescapé de la maladie qu’il avait contractée alors qu’il se dévouait au soin des malades du lazaret, est bien censé venir appuyer le discours tenu par le médecin sur la nécessité de se plier aux directives données par la municipalité en temps de peste. Appiano avait accepté au mois d’avril 1630 d’effectuer à la place des médecins Carcano, Settale et Tadino, surchargés de travail, le service des malades du lazaret principal. Peu de temps après, il était tombé malade, de même que deux pères capucins, victimes comme lui de la désobéissance criminelle du portier du Tribunale della Sanità, qui avait été infecté par le produit des vols que pratiquaient ses enfants sur les biens des malades et n’avait pas déclaré ses symptômes ; c’est le registre des ordonnances, contaminé par le portier, 22 Cecilio Fuolì, Vero Racconto Di tutto quello è occorso l’Anno 1630 il giorno 13 maggio nel Contaggio pestilenziale che desertò l’inelita Città di Venezia. Fatto dal Cavalier Cecilio Fuolì Proto medico Dell’ Mmo ed eccellmo Magistrato della Sanità (Ms inédit, copie datée de 1814). Là-dessus, voir notamment A. Duprat, « Pestes et incendies : L’exemplarité du récit de témoin aux XVIe-XVIIe siècles », Laurence Giavarini (dir.), Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2008. 23 Voir J. Coste, op. cit., chapitre 1 : « Le livre imprimé de peste, ses acteurs, ses auteurs et ses lecteurs ». Six des auteurs du corpus rapportent avoir été atteints par la peste : Tixier (1545), Paré (1565), Sordes (1587), Grillot (1628), Bertrand et Victorin (1720). Seuls Tixier et Sordes donnent une relation détaillée de leur maladie (Ibid., chapitre 9, « L’épreuve individuelle de la peste », p. 459). 24 Giuseppe Ripamonti, De peste quæ fuit anno MDCXXX libri V, desumpti ex annalibus urbis, quos LX decurionum auctoritate scribebat, Milan, Malatestas, 1640 ; A. Tadino, op. cit. On trouvera des extraits de ces textes p. 72-107 , et p. 202-207.

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qui leur aurait communiqué à tous la maladie. Le médecin et les deux capucins, après avoir développé des bubons à l’aine, se remettent du mal « grâce au Seigneur, qui savait quel bénéfice devaient apporter ces trois personnes à des milliers de malades » (Tadino, p. 94). Le coupable et ses enfants, de même que le médecin Carlo Romano, affecté au même service pendant leur maladie, et malgré les précautions qu’il prenait, y succombent en quelques jours. On peut trouver significatif de voir, dans la lettre qu’écrit alors Appiano, à peine remis, à ses collègues du Tribunale della Sanità, l’exemplarité morale et civique du récit s’arrêter au seuil de l’expérience même de la survie. Il y décrit en détail les souffrances endurées pendant les soins – les mêmes que ceux prodigués aux autres malades –, le désordre des sens et des facultés, l’horreur de l’abandon dont les pestiférés font l’objet. Mais son récit s’interrompt brusquement sur l’évocation saisissante du désespoir que lui causait sa certitude de mourir ; une simple formule de politesse conclut la lettre, qui ne comporte donc aucune réflexion sur les causes ou les circonstances de son retour à la vie. Réticence réelle, ou intervention de Tadino lui-même qui aurait pu choisir de supprimer un passage du témoignage qu’il reproduisait ? L’effet produit est en tout cas bien différent de celui que recherchent les publications de circonstance sur la peste. Dans celles-ci, comme dans les Consilia, rien ne manque au récit de survie ; si bref qu’il soit, il est précisément amené pour illustrer le succès ou l’échec d’un antidote ou d’un protocole de soins (Sordes 1626, Grillot 1629), ou au contraire pour provoquer l’étonnement et la méditation devant le prodige25. Ici, le silence sur l’expérience intérieure comme sur le rôle joué par une providence absente y reste bien visible, de même que la coupure qui sépare celui qu’était le médecin avant sa maladie de l’« homo novus » qu’il est devenu ensuite – lui qui a été rendu bien moins à lui-même, dit-il, ou à une famille qui l’a cru mort, qu’à ses confrères médecins du Tri25

Sur le « choix rhétorique du soulignement de l’exactitude » dans le récit que fait le père Grillot du traitement qu’il s’est appliqué à lui-même, voir Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, « La peste, la maladie, la mort », Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps, coll. Folio, Paris, Gallimard, 2009, p. 205-228. Les anecdotes du recueil compilé par Bonifacio Ciera (An., Raccolta di avvertimenti, 1630) sont typiques, à l’inverse de la valeur magique accordée par les publications de circonstance aux recettes directement données par les « morts » : au remède préconisé par le médecin Tebaldo Loveti, qui affirme l’avoir expérimenté sur lui-même avec succès (la sudation forcée, p. 19), succède par exemple le préservatif (des noix marinées dans le vinaigre), révélé sur le gibet par un pillard de cadavres condamné (p. 23).

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bunale della Sanità, « amantissimi parentes » auxquels il affirme devoir la vie. Ici, comme dans le témoignage resté manuscrit de Cecilio Fuolì sur la peste de Venise en 1629, la survie comme exception à la règle, encore inexplicable médicalement, ne se formule plus de façon suffisante en termes religieux ; et l’incomplétude exhibée du récit vient renforcer l’effet d’authenticité dont se prévaut la littérature d’expertise face à la distribution toujours satisfaisante et toujours harmonieuse de l’information et de la réflexion qui signale chez l’historiographe de métier qu’est Ripamonti la fabrique rhétorique du récit. Là où l’Histoire de la peste, malgré l’affirmation topique d’une autopsie, multiplie les anecdotes de survie, les tableaux pathétiques et les effets de perspective concrètement incompatibles avec un point de vue limité sur l’action, dans le texte de Tadino, même l’apparition du je – ou plutôt de l’ego – dans le récit de faits ne produit pas d’effet de fiction26. Ce n’est pas un hasard si le modèle imité par Defoe dans le Journal de l’année de la peste sera celui fourni par le Journal de Pepys, document personnel authentique, plutôt que celui des histoires officielles de la peste de 1666, tandis que Manzoni s’inspire bien de l’Histoire de Ripamonti pour le traitement de la peste de Milan dans la Storia della Colonna Infame (1840), qui ne mime pas l’écriture documentaire. À nouveau, deux façons de raconter la peste (le témoignage ostensiblement brut, contre l’histoire constituée) semblent donc s’opposer au cours du XVIIe siècle, non plus comme au Trecento autour de la meilleure posture morale, religieuse et esthétique à adopter face au risque, mais autour de la meilleure saisie possible du déroulement effectif d’une épidémie. C’est l’histoire autant que la pensée du désastre qui est en cause dans ces textes, et l’opposition dont ils témoignent s’inscrit dans le prolongement des débats sur l’écriture de l’histoire civile, plus encore que dans le contexte d’une évolution de l’histoire naturelle. La littérarité même des récits – qui engage aussi bien l’élaboration rhétorique de leur composition que les signes extérieurs de fictionnalité qu’ils comportent – se trouve alors plus que jamais au centre du débat sur l’écriture des catastrophes. Or l’écriture dramatique, en raison certainement des liens particuliers qu’elle entretient avec la fictionnalité, semble échapper à ce dilemme, comme 26

On relèvera le même phénomène à la lecture du récit autoptique de l’incendie de Moscou inséré, d’après Goulart, par l’auteur des Observations both Historical and Moral upon the Burning of London dans son propos sur l’incendie de Londres (voir plus loin, p. 399).

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le montre l’exception remarquable que constitue à cet égard La Peste di Milano del 1630, « Tragédie spirituelle » composée dès 1631 par le frère mineur Benedetto Cinquanta au couvent de Sainte-Marie de la Paix27. Nulle trace, dans les discours liminaires de la pièce, des protestations topiques de véracité et d’authenticité que l’on relève ailleurs : la vérité des événements s’impose d’elle-même. Il n’appartient d’ailleurs pas à l’auteur d’en déterminer le sens, mais seulement de témoigner dans la mesure de ses forces de l’ampleur de l’épreuve et de celle de la grâce accordée par Dieu à la ville pécheresse. Cinquanta ne se soucie en somme de l’écriture que pour en déplorer les limites : « tout cela », dit-il dans l’épître dédicatoire de sa pièce, « rend la plume impuissante, la langue muette, et ralentit l’esprit qui tente de comprendre, d’écrire et de dire sous quelles substances et sous quelles formes apparaissait cette peste cruelle qui ravageait Milan ; et comment pourrait-on désigner d’un seul nom un monstre aussi atroce28 ? » C’est pourquoi la représentation tragique de la peste apparaît ensuite libre de toute inhibition ; elle seule permet de présenter la survie à la fois comme un fait et comme un miracle, c’est-à-dire avant tout comme un problème. Les premiers mots de la dédicace de la pièce au marchand G. B. Calvanzano en témoignent : ce n’est pas seulement « pour l’instruction des peuples futurs, mais aussi pour la consolation de ceux qui ont survécu à de tels périls, [qu’]il faudrait que le souvenir en fût conservé dans des témoignages éternels »29. La pièce s’ouvre précisément sur le désespoir de Casimiro, dont l’ami Prasillo vient d’expirer en l’accusant de sa mort (I, 1) : le phénomène de la survie est d’emblée annoncé comme problématique. De même, le chirurgien Tiburzio se demande, au sortir du lazaret, comment vivre avec le sentiment de son impuissance à soigner les malades : « Eux n’ont péri qu’une fois/ Moi je meurs à toute heure, tout vivant que je sois » (II, 3)30. C’est également ce que montre le récit de survie le plus poignant, confié à Ginepra, une orpheline qui sort à peine du lazaret où elle est parvenue à se soigner elle-même, au milieu des mortes et des mourantes (III, 3). Résolue désormais à « survivre par tous les moyens », elle se voit confrontée à l’intransigeance 27

On trouvera un synopsis de la pièce p. 567-579. Sur la pièce de Cinquanta, voir infra, « Donner forme au chaos », p. 541, sq. 28 Benedetto Cinquanta, épître « Aux lecteurs bienveillants », La Peste di Milano del 1630, Milan, 1632, s.l., p. 13. Voir infra p. 582, 583. 29 Infra, p. 581. 30 Infra, p. 571.

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du prêtre Carlo qui refuse de lui faire l’aumône tant qu’elle ne renonce pas à sa décision de se prostituer. Entre la jeune fille désespérée et le prêtre qui « ne [lui] offre que des mots, au lieu de lui apporter l’aide dont [elle] a besoin », entre les droits du corps et ceux de l’âme – mais aussi entre la présentation des faits et leur justification religieuse – la pièce de Cinquanta ne tranche pas ; en cela, elle propose une lecture naturellement tragique du réel. Peste et genres littéraires au XVIIe siècle Est-ce donc l’émergence d’une forme de réalisme qui aurait fait de la peste l’objet d’un traitement littéraire possible dans l’écriture romanesque au XVIIIe siècle, comme on le voit ici dans l’écriture tragique de Cinquanta ? Auparavant on constate en tout cas que le corpus des récits constitutivement fictionnels – romans et nouvelles – semble confronté à des difficultés comparables à celle du corpus historiographique, en ce qui concerne la codification d’une expérience individuelle de ce désastre collectif qu’est l’épidémie de peste, comme le montre bien l’ambiguïté de l’introduction du thème dans l’Astrée31. Dans la plupart des œuvres, la peste apparaît de façon privilégiée sous sa forme épique, celle du « tableau de peste » dans lequel la maladie n’affecte pas des personnages individués mais une armée ou une nation tout entières, jusqu’à la découverte du motif pour lequel les dieux l’ont envoyée aux hommes. C’est à ce titre que Scudéry, par exemple, décrit dans Alaric ou la Rome vaincue (1654)32 la peste qui s’abat sur le peuple des Lapons (Livre II, p. 49-51)33. Le déroulement de l’épisode montre bien la succession des codes génériques propres à chaque type d’événement, de l’épopée au roman. La peste s’est abattue sur les Lapons en raison d’une faute initiale : leurs femmes ont violé la règle de l’hospitalité et mis à mort un étranger, sans motif. Pour mettre fin au fléau, un oracle ordonne alors le sacrifice de jeunes filles, qui apaise en effet la colère des dieux (modèle iliadéen), jusqu’au jour où une 31

Voir là-dessus supra, ch. I, p. 47. G. de Scudéry, Alaric ou la Rome vaincue, Paris, A. Courbé, 1654. 33 Les procédés épiques qui organisent classiquement chez Scudéry la description de ce tableau de peste mythique (amplifications, parallèles systématiques, accumulation d’impossibilia, paradoxes, anaphores…) aboutissent alors, de façon significative, à des formulations hyperboliques très semblables à celles que l’on trouve dans les relations d’épidémie contemporaines : abolition de la séparation entre morts et vivants, inversion des relations familiales et sociales qui ne servent plus qu’à donner la mort et non la vie, etc. Voir là-dessus Ch. Jouhaud, D. Ribard et N. Schapira, ch. « La peste, la maladie, la mort », op. cit., p. 207-208. 32

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princesse tente de s’y soustraire. Sa fuite la conduit sur une plage où elle découvre « les débris d’un vaisseau ». Dès que le récit prend le relais sur la description et que la narration du destin singulier de la jeune fille succède au tableau du sort collectif fait à son peuple, la peste disparaît, remplacée par une scène topique directement héritée du roman grec. L’apparition du héros en rescapé – un étranger lusitanien, « tout dégoutant » d’eau de mer, tel Ulysse devant Nausicaa, détermine la suite de l’aventure. La princesse tombe amoureuse du naufragé (modèle odysséen) ; ce faisant, elle répare symboliquement le tort fait par son peuple aux étrangers. Son amant, déguisé en fille, s’offre à sa place au sacrifice (modèle héliodoréen) ; la ruse est reconnue, l’identité de chacun dévoilée, le mariage conclu et les dieux apaisés (p. 49-58). De la peste au naufrage, le déplacement opéré par Scudéry peut sembler significatif : contrairement aux catastrophes « litté-géniques » (éruptions, inondations, tremblements de terre, incendies), déjà présentes également dans le corpus antique, la peste ne fait qu’exceptionnellement l’objet en tant que telle d’une narrativisation ou d’une dramatisation, que ce soit en France, en Italie ou en Angleterre. Événement terrible mais récurrent, elle n’offre pas le caractère unique requis par cet événement fondateur qu’est la catastrophe dans le roman. Par ailleurs, elle détruit le corps physique au même titre que le corps social ; le seul héros possible de la peste est le saint, dont le corps martyr ou préservé ne renvoie pas à l’événement historique qui le marque, mais seulement à l’ordre supérieur dont il témoigne, comme le montre le traitement hagiographique de l’action de Charles Borromée, lors de la peste de Milan en 1576 (Bisciola 1577). Or, si la peste n’est pas romanesque en ce sens qu’elle ne laisse pas de place à l’héroïsme singulier comme incarnation humaine de la transcendance, propre au roman baroque et classique, on constate qu’elle n’est pas davantage exploitée par la veine picaresque, comique ou satirique, qui se tourne également vers des événements collectifs plus aptes à dégager l’exemplarité des actions de l’anti-héros : guerre, famines, enlèvements ou naufrages. D’où l’intérêt de rapprocher de ces récits de catastrophe naturelle que sont les relations de peste au XVIe et au XVIIe siècle l’ensemble formé par les récits de désastre en mer dont l’essor accompagne, après l’âge des découvertes, celui de l’expansion militaire et commerciale des flottes européennes en Méditerranée, outre-Atlantique et sur les routes de l’ExtrêmeOrient.

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Récits de naufrage en Europe aux XVIe-XVIIe siècles Celui qui dit que le souvenir des tourments passés apporte du plaisir, lui ne les a jamais connus, ni d’autres semblables, car le plaisir que l’on peut éprouver à se les rappeler vient du repos que l’on goûte à présent, et non du souvenir d’avoir si précisément vu, comme on dit, la mort en face. Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho en revenant du Brésil en l’an 1565 [1584]

Dans la plupart des littératures d’Europe, à partir de la fin du XVIe siècle, le corpus des « Relations » de tempête et de naufrage forme un véritable genre littéraire, en particulier en Angleterre, au Portugal et en Espagne, ce qui implique la coexistence au sein de cet ensemble d’écrits tout à fait divers – depuis le témoignage directement composé par le survivant lui-même (Strachey 1625, Mascarenhas 1627, d’Aranda 1657), jusqu’aux textes présentés comme fictions « pures », en passant par tous les degrés de réélaboration d’un texte par un ou plusieurs rédacteurs intermédiaires, désignés ou non comme tels dans le titre complet de l’ouvrage. Ces récits dans lesquels s’invente une esthétique du témoignage n’entrent pas nécessairement dans le corpus envisagé par la critique récente sur l’écriture de la catastrophe, dans la mesure où ils ont pour origine un événement climatique sans gravité exceptionnelle et dont la portée est restée limitée. Cependant, ils décrivent comme les récits de peste un événement ressenti comme imprévisible, irrémédiable, et qui aboutit à la destruction de la communauté dans laquelle vit le narrateur. De même, le naufrage comme l’épidémie est compris jusqu’à la fin de la période considérée ici comme le résultat d’un risque naturel, en ce sens que la cause première de l’événement est la toute-puissance divine, agissant par le biais de causes secondes qui sont les forces de la nature. L’équilibre de cette combinaison évolue, on le verra, en fonction de la posture qu’adopte (ou qu’accepte) le narrateur vis-à-vis du schéma providentiel ; mais son principe reste commun aux relations de peste et de naufrage. Cependant, tandis que la lecture des récits de peste met en évidence la résistance du témoignage à l’expression d’une vision personnelle de l’expérience, on sait que la figure du naufrage sert au contraire depuis l’Antiquité de matrice à la définition philosophique, morale, politique et littéraire des rapports entre l’individu et sa communauté. « Vrais » et « faux » récits de survie se partagent cette fonction exemplaire, et leurs poétiques respectives vont se construire l’une contre l’autre tout au long du XVIIe siècle

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dans une relation de concurrence en même temps que de rivalité constantes. Les exemples qui suivent illustrent quelques aspects de cette évolution conjointe des codes littéraires et testimoniaux du récit d’expérience à la première personne. Héros insubmersibles des naufrages littéraires De la Renaissance au classicisme, le scénario du naufrage est présent dans tous les types d’écrits, de l’essai au libelle satirique, et du texte scientifique au canevas de commedia dell’arte, que ce soit comme symbole, comme exemple, comme thème ou comme objet de narration. Or, on s’aperçoit que cette saturation du paradigme n’entraîne pas nécessairement l’exploration en littérature de nouveaux modes du récit de survie, dans la mesure où la plupart des emplois rhétoriques de la figure du naufrage placent le sujet du discours et de l’observation dans la position du spectateur, caractéristique de la représentation baroque de la subjectivité, comme de la représentation classique de la conscience34. La position du stoïcien est essentiellement celle du terrien ; elle est donc favorable à une réflexion sur les rapports entre l’observateur et l’événement, mais implique justement l’abandon d’un traitement du désastre comme événement subi autant que comme vécu de conscience, si l’on peut risquer l’anachronisme. C’est ce qui explique la forme prise par les traitements épiques et romanesques du thème, des Lusiades de Camoens aux comedias maritimes de Lope de Vega ou de Cervantès, et de la Tempête de Shakespeare aux romans baroques français. Tous les auteurs de la seconde moitié du XVIe siècle et du premier XVIIe siècle reprennent aux modèles classiques du genre – Homère, Virgile et Héliodore avant tout, mais aussi Plutarque, Sénèque, Lucrèce ou Cicéron – l’une ou l’autre version du motif, comme le faisaient déjà Boccace ou l’Arioste. Mais on sait que les plus célèbres de ces modèles donnaient un traitement narratif complet de l’événement. Le naufrage d’Ulysse, au chant V de l’Odyssée, est un récit de survie conté du point de vue du naufragé ; l’épisode détaille chacune des étapes de la dérive du héros, depuis l’assaut de la tempête jusqu’à la décision d’abandonner le radeau et de gagner à la nage les 34 Voir là-dessus l’étude importante de Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur. Paradigme d’une métaphore de l’existence [1979], trad. L. Cassagnau, Paris, L’Arche, 1997. Sur la position du témoin-narrateur, voir également F. Lestringant, « La tempête, de près et de loin : la place du spectateur chez Rabelais, Ronsard, d’Aubigné et Montaigne », op. cit.

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rochers de l’île des Phéaciens. Si le naufrage sur lequel s’ouvrent les Éthiopiques apparaît au contraire comme un tableau, contemplé de l’extérieur par des pirates qui aperçoivent sur un rivage désert l’épave du vaisseau des héros, l’ekphrasis dont ce tableau fait l’objet invite à la reconstitution de la chaîne événementielle qui a abouti à ce résultat. En revanche, parmi les naufrages imaginaires de la littérature romanesque baroque et classique, très peu font l’objet d’un tel développement, qu’il soit synchronique ou diégétique – celui qui figure dans l’épisode évoqué plus haut de l’Alaric de Scudéry ne fait pas exception sur ce point. Le plus souvent, ces naufrages restent de pures figures épiques et/ou romanesques, dont l’expérience n’est pas traitée comme celle d’un désastre, mais seulement indiquée ou commentée comme telle35. Ce n’est pas un hasard si le scénario que l’on rencontre le plus fréquemment parmi les épisodes de naufrages du roman de mer de Gomberville, le Polexandre – qui en comporte un nombre extravagant –, est celui du naufragé élu roi par les habitants de la terre sur laquelle il échoue36. Cette fable, reprise par Pascal dans le premier des Trois discours sur la condition des grands, met en évidence le contraste entre la connaissance que doit avoir de soi l’homme qui sait qu’il n’est pas roi, et les insignes extérieurs de puissance dont le 35 C’est ce que confirme paradoxalement la reprise massive par les textes classiques aux poèmes homériques d’images liées à la tempête en mer ; voir là-dessus Jacqueline de Romilly et Monique Trédé, Petites leçons sur le grec ancien, Paris, Stock, 2008. Ces images sont détachées du processus narratif dans lequel elles apparaissent pour être réorganisées dans d’autres motifs. Sur le phénomène de la réécriture dans les récits de tempêtes, voir F. Lestringant, « La famille des “tempêtes en mer” ; essai de généalogie », Études de Lettres, avril-juin 1984, n° 2, p. 45-62. 36 On relève au moins quatre occurrences de ce schéma dans Polexandre (éd. 1637 en 5 parties), dont certaines très complexes, directement liées à une structure mythique œdipienne ; c’est le cas par exemple dans l’« Histoire d’Almanzor », héritier légitime du trône du Sénégal, exposé à la naissance et sauvé par celui qui devait le noyer. Ce serviteur échoue avec le bébé dans les bras sur les côtes de Guinée grâce à un providentiel naufrage qui les jette « par manière de dire », précise le roman, « dans les bras du roi de Guinée ». Élevé par le roi comme son fils, Almanzor devenu grand refait ensuite le chemin en sens inverse et fait à nouveau naufrage sur les côtes de son propre pays, où il sauvera sans le savoir le roi son père et refusera les avances de la reine sa belle-mère. Dans chaque retour de ce motif, on couronne le naufragé, qui sans le savoir lui-même est en effet le roi légitime. C’est également sur un accident semblable que se fonde la royauté de Polexandre : son grand-père, rescapé de la chute de Constantinople en 1453, débarqué par hasard sur l’une des Canaries au bon moment, est librement élu roi par les habitants de l’archipel. Dans la version du Polexandre publiée par Gomberville en 1629, c’est à Polexandre lui-même qu’arrivait cette aventure, et c’est lui qui était le fondateur de sa propre dynastie.

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hasard l’a revêtu. En passant par ce qui apparaît alors comme une épreuve qualifiante bien plus que comme un événement, Polexandre procède à un retour sur lui-même qui lui permet de dénoncer avec lucidité l’« illusion » dont sont victimes ceux qui croient reconnaître en lui le héros – qu’il est pourtant bel et bien37. Le naufrage du héros fait de celui-ci un jouet de la Fortune, mais pour mieux faire ressortir la constance de sa vertu intérieure, qui lui permet de surmonter l’épreuve : aucun des héros de Gomberville n’est submersible. Et l’on constate qu’en France, si les formes comiques ou satiriques de l’écriture romanesque jouent un rôle prépondérant dans la contestation de l’invraisemblance liée à l’idéalisme des grands romans de la première moitié du siècle (L’Astrée, Ibrahim, Artamène ou le Grand Cyrus), les mésaventures en mer n’y sont pas traitées de façon plus précise ni plus riche. L’absence de telles descriptions, dans une littérature française dont l’irréalisme poétique – ou, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Thomas Pavel, la maîtrise d’un « art de l’éloignement » – a souvent été souligné, n’a certes pas de quoi surprendre. Il est certain que les naufrages de la littérature anglaise, portugaise ou espagnole contemporaines donnent au contraire l’exemple d’une hybridation bien plus nette entre réalisme picaresque et formes « byzantines » de traitement idéalisé du motif – comme le montre l’exemple des naufrages des Travaux de Persilès et Sigismonde de Cervantès. Ceux-ci sont à la fois typiquement héliodoréens et dignes des aventures de l’écuyer de Vicente Espinel (Relaciones de la vida del escudero Marcos de Obregón, 1618) autant que de celles de Don Quichotte, pour la précision de certains échouages lamentables. Il est également indéniable que la réussite formelle de ces mélanges tient souvent – topos de la critique biographique espagnole du siècle passé –, dans le cas de Cervantès comme dans celui de Vicente Espinel ou de Lope de Vega, à la codification dans un idiome romanesque d’une expérience réelle de l’aventure en mer chez les auteurs. C’est pourquoi il est important de souligner l’influence de tel ou tel récit de naufrage authentique sur l’exploitation des possibilités dramatiques du motif dans les comedias espagnoles 37

De même, dans les Travaux de Persilès et Sigismonde de Cervantès (1619), la vertu intrinsèque des héros se fait-elle reconnaître partout où ils échouent. Cependant, on notera que Cervantès place dès le début de son roman un épisode qui inverse le motif du couronnement du rescapé, en faisant tomber ses héros aux mains des habitants de l’île des Barbares ; une prédiction lie la naissance d’un roi légitime au meurtre des hommes et au mariage forcé des femmes qui échouent sur leur île. Il est significatif de constater que cet oracle barbare reste sans réalisation dans le roman.

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à sujet barbaresque, dans la poésie épique portugaise ou dans le théâtre anglais38. Mais on rencontre rapidement les limites d’une analyse de ces fictions en termes de « reprise » des contenus ou des procédés propres au récit de faits ; la controverse sur les rapports qui existent entre le texte de la Tempête de Shakespeare (repr. 1611) et le récit du naufrage du Sea Venture (10 juillet 1609) en donne un exemple particulièrement éclairant. Sans doute peut-on, en s’appuyant sur ce cas célèbre et sur quelques autres empruntés aux corpus français, espagnols et portugais, tenter de montrer comment relations « véritables » de naufrages et naufrages de fiction, également placés devant la nécessité de donner sens à une séquence de faits littéralement invraisemblable (le narrateur se tirant d’une situation désespérée), sans pour autant en dissoudre le caractère extraordinaire, élaborent alors des protocoles de narration opposés, destinés à assurer la lisibilité de l’expérience. Histoires tragico-maritimes : la scénarisation des relations de naufrage portugaises (1550-1730) Dans l’ensemble des « Relations véritables » de naufrages qui se répandent dans toute l’Europe entre 1550 et 1610, la mise en forme de l’histoire du naufragé, qu’elle soit ou non due à l’intervention d’un rédacteur de profession dans la publication du témoignage, est aussi puissante que celle des naufrages de théâtre ou de roman. Au lieu cependant de devoir sa survie à son statut de personnage de fiction, le rescapé anglais, portugais, espagnol ou hollandais l’attribue à la Providence, ou fait de celle-ci le fondement d’une méditation sur la structure tragique des événements humains. Dans les deux cas, la présence d’un plan derrière l’arbitraire des événements impose au narrateur de subordonner les circonstances de son expérience personnelle au sens collectif de l’événement39 – à ceci près que le rédacteur du texte ne peut lais38

En ce qui concerne l’influence de ces récits de faits sur la littérature tragique française (nouvelles et théâtre), voir les textes rassemblés dans Christian Biet (dir.), Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Robert Laffont, 2006. Également François Moureau, Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’âge classique, coll. Imago mundi, Paris, PUPS, 2005. 39 C’est bien sûr particulièrement net dans le cas des épisodes de tempête rapportés dans les récits de pèlerinage. Dans ce corpus, comme le rappelle Marie-Christine Gomez-Géraud, ces épisodes revêtent « une fonction didactique pratiquement à usage unique : il s’agit toujours de dire, à terme, la puissance de Dieu régnant sur sa création » (Le Crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, H. Champion, 1999, p. 502).

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ser autant de champ au hasard que le romancier ou le dramaturge baroque, qui le manipule à son gré. Même dans le cas où ce rédacteur se présente luimême comme l’un des passagers et parle à la première personne, il se fait spectateur de l’intervention de la Providence, ou de l’absence de celle-ci, avant d’être acteur du drame de l’existence. C’est donc dans l’articulation concrète entre le schéma providentiel et l’expérience individuelle, marquée par l’injustice aveugle du sort, que réside le problème principal posé par le récit de naufrage. D’où la coexistence, dans nombre de récits de naufrage de la seconde moitié du XVIe siècle, de deux régimes de narration antagonistes, l’un gouvernant la saisie globale de l’événement et l’autre le détail de son déroulement, le survivant tentant d’accorder tant bien que mal l’accumulation de la malchance avec les desseins cachés d’un Dieu absent, et l’échec des conduites pieuses avec la récompense théoriquement due à l’exercice positif du libre-arbitre40. Le scénario tragique s’impose alors à l’auteur du témoignage, là où le schéma providentiel ne peut plus prendre en charge l’acharnement du sort sur les personnages. C’est l’interprétation que choisit de retenir l’histoire littéraire, lorsque Bernardo Gomes de Brito rassemble, au début du XVIIe siècle, sous le titre global d’História-trágico-marítima, une douzaine de ces récits de naufrages portugais, publiés à l’origine entre 1552 et 1602. Sous ce nouveau titre, qui donne la mesure de leur consécration esthétique et littéraire, ces récits qui circulaient au début du XVIe siècle sous forme de folhetos à bon marché deviennent un monument de la littérature portugaise. Surtout, ils font pièce à la célébration épique du génie national, telle qu’elle s’exprime dans les Lusiades de Camoens, en montrant « l’envers tragique des conquêtes de la route des Indes »41. Pourtant, la lecture de ces récits montre bien qu’entre la scénarisation tragique et la vision providentielle du désastre, il reste de la place pour l’expérimentation d’une esthétique nouvelle, capable de rendre compte de la complexité de l’aventure humaine, et propre à une vision singulière d’un événement collectif. C’est ce que montre par exemple la transformation, sensible même dans les plus orthodoxes et les plus « héroïco-tragiques » de ces récits 40

Sur cette articulation, voir par exemple mon article, A. Duprat, « The wonders of men. Récits de naufrage des XVIe et XVIIe siècles », T. Belleguic et B. de Baere (éds.), Penser la catastrophe à l’âge classique, Actes du colloque de Laval, 26-27 novembre 2007, à paraître. 41 Sur cette analyse classique des Histoires tragico-maritimes, voir la préface de José Saramago, Histoires tragico-maritimes, trad. fr. de G. Le Gentil, Paris, Chandeigne, 1998, p. 10-11.

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de naufrage portugais, que subit le genre hagiographique – une transformation parallèle à celle que subit au même moment le roman, dont les héros parfaits vont peu à peu apprendre à construire leur vertu au contact du monde. En témoigne l’histoire du Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho en revenant du Brésil en l’an 156542, dont le titre, comme celui de nombre de naufrages contemporains, met au centre de l’événement non pas le nom de la nef concernée mais celui du héros de l’action. Le texte, sans doute dû à plusieurs plumes43, raconte les désastres qui ont marqué le retour vers le Portugal de la nef Santo Antonio, partie de Pernambouc le 16 mai 1565. La nef, attaquée par un corsaire français, doit se rendre après une résistance héroïque organisée par Jorge de Albuquerque, qui sera trahi par « le pilote, le maître et les marins » ; ceux-ci permettent aux Français d’aborder. Voilà les Portugais contraints de partager la nef avec un équipage de prise qui se révèle bientôt composé de luthériens. Nouveau coup de théâtre : tous sont alors victimes d’une tempête qui ne laisse plus aux survivants que l’espoir d’être récupérés par le navire de leurs ennemis français. Ceux-ci les retrouvent, mais ne sauvent que leurs compatriotes et abandonnent les Portugais à leur sort, sans vivres. Après une nouvelle tempête qui coûte la vie à bon nombre d’entre eux et une famine qui les conduit au bord du cannibalisme, ils réussissent enfin, grâce à la foi inébranlable du héros qui les guide et les réconforte, et moyennant la récupération miraculeuse d’une relique de la Vierge sur leur épave, à débarquer à Cascais. Le point de vue adopté par le narrateur, celui du simple marin, est celui qui permet la mise en lumière de la vertu proprement humaine d’un héros certes inspiré par Dieu, mais qui participe entièrement à l’humanité par la peur qu’il éprouve, l’échec de certains de ses plans et surtout la transformation physique qu’il subit : maintes fois blessé, amaigri, il ne sera pas reconnu à son 42

Naufragio que passou Jorge Dalbuquerque Coelho, capitão, e governador de Pernambuco, éd. Antonio Ribeiro, Lisbonne, 1601. Nouvelle éd. dans Bernardo Gomes de Brito, Históriatrágico-marítima, em que se escrevem chronologicamente oc Naufragios que tiverão as Naus de Portugal, depois que se poz em exercicio a Navegação da India, Lisbonne, Congrégation de l’Oratoire, 1735-1736, vol II. On en trouvera un extrait p. 210-223 (« Le naufrage héroïcotragique de la nef Santo Antonio, retour du Brésil »). La traduction et la présentation reproduites ici sont celles de Ph. Billé, Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho en revenant du Brésil en l’an 1565, Paris, Zulma, 1992. 43 Pour une reconstitution des étapes probables de sa rédaction, voir plus loin, p. 208209.

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arrivée par son oncle. Une modification significative du traditionnel motif romanesque du naufragé déguisé : cette fois, le corps du héros est bien affecté par les épreuves subies. Le rédacteur écrit à la première personne du singulier dans le prologue, ainsi que dans le corps du texte lorsqu’il apparaît en narrateur, puis passe au nous pour raconter sa participation aux aventures des marins, ce qui lui permet de mentionner à la troisième personne cette fois l’intervention de celui qui serait en réalité l’auteur premier du journal de bord, « le pilote Afonso Luís », au moment où celui-ci récupère la fameuse image de la Vierge qui sauvera les naufragés. La mention de son nom permet, de plus, de distinguer ce pilote de celui qui, plus tôt, avait trahi le héros ; était-ce à l’origine le même personnage, et les notes d’Afonso Luís faisaientelles état de ces deux actions que l’on imagine tout à fait compatibles dans la réalité ? Soucieux de construire la geste du héros Jorge de Albuquerque, le rédacteur a distribué dans un rôle le traître, et dans l’autre le marin pieux, instrument du miracle. Les manipulations que le rédacteur fait subir à sa matière aboutissent ainsi à la reconstitution d’une situation d’énonciation idéale et d’un déroulement idéal des événements jusqu’au salut des personnages, au prix d’une reconstruction artificielle du point de vue complexe qui était celui du véritable rescapé ; celui-ci se voit ici remplacé par un « chœur des marins » portugais et catholiques, idéologiquement correct44. De son côté, le discours du narrateur, lorsqu’il prend le relais à la première personne, mime de façon convaincante les hésitations d’un rescapé répugnant à revenir sur une expérience traumatisante, et sans voix pour rendre compte de l’étendue du désastre. De plus, la stabilité de la conduite du héros permet au narrateur de gérer sans la faire disparaître la discordance effective des actions accomplies dans la vie par les personnages : lâcheté d’une partie des marins portugais, secours apporté aux naufragés par certains des Français, pourtant hérétiques. Le résultat est celui d’un récit à la fois pathétique et crédible, extraordinaire et moral : un récit qui construit une exemplarité possible du réel à l’intérieur des cadres d’une stricte orthodoxie religieuse. Ces contraintes apparaissent alors complémentaires de celles qui pèsent sur la composition 44 Rappelons que cette orthodoxie pourrait, dans l’hypothèse d’une attribution au poète Bento Teixeira Pinto, être précisément le résultat d’une mise en forme ostensible du récit : « les démêlés avec l’Inquisition qu’a eus l’auteur, soupçonné de judaïsme, pourraient expliquer le catholicisme enthousiaste, voire fanatique, manifesté à chaque page de la narration » (Ph. Billé, op. cit., p. 14).

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des naufrages de fiction, comme on peut le voir dans le cas, par exemple, du traitement du motif dans le théâtre anglais de la même période. La Tempête de Shakespeare et le « Naufrage du Sea Venture » (1609-1611) La diffusion considérable, à partir des années 1580, des nombreux récits de tempête, et en particulier de ceux que comprennent les éditions successives du recueil de récits de Richard Hakluyt45 a joué un rôle important dans la composition de nombre d’épisodes équivalents dans le théâtre élisabéthain et jacobéen. Mais il semble que l’exploitation littéraire du motif dans ces textes corresponde moins à la dramatisation de récits de naufrages contemporains dont les faits marquants seraient inscrits dans une intrigue, construits et motivés, qu’à une démolition souvent ironique du scénario qui organise le déroulement des faits dans ces récits authentiques. Une grande partie de ces derniers ont en effet été réunis ou directement composés pour soutenir auprès du public les ambitions des compagnies anglaises vers le Nouveau Monde, mais aussi en direction du Levant. Richard Hakluyt est lui-même depuis 1589 directeur de la Virginia Company of London, qui fusionnera avec la Virginia Company of Plymouth à partir de la charte royale de 1606. Les épisodes de naufrage sont donc traités dans ces récits comme autant d’obstacles opposés par une nature contraire à l’élan des explorateurs et des commerçants – un cadre idéologique et narratif qui sera plus manifeste encore dans le cas des récits émanant des émigrants bannis d’Angleterre dans la seconde moitié du siècle. La survie du narrateur y témoigne avant tout de la légitimité de l’entreprise et de l’héroïsme de la communauté embarquée. Quant au désastre lui-même, la consignation de ses étapes montre la dissolution des structures de la communauté qu’a quittée le narrateur, l’état de vacuité (passage par la sauvagerie et par le désespoir) qui y succède, enfin l’ébauche d’une nouvelle sociabilité, née du naufrage luimême – ou la refondation légitime des bases de la société ancienne, en fonction de la vocation des récits. C’est particulièrement visible dans le récit célèbre, daté du 15 juillet 1610, dans lequel William Strachey rapporte le naufrage du Sea Venture (ou Sea Adventure)46. Parti de Londres le 2 juin 1609, accompagné de sept vaisseaux et de deux pinasses, pour tenter de renflouer la première colonie établie 45

Richard Hakluyt, The Principal Navigations, Voyages, Traffiques and Discoveries of the English Nation, 1ère éd. 1589, 2de éd., 3 vols., Londres, G. Bishop, 1598-1600. 46 Voir plus loin, « Le naufrage du Sea Venture et la découverte des Bermudes », p. 224-245.

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par les Anglais à Jamestown en Virginie en vivres, en matériel et en artisans qualifiés, le Sea Venture transporte près de cent cinquante personnes, dont l’amiral de la Virginia Company, George Somers, ainsi que le gouverneur Thomas Gates, nouvellement appointé par la compagnie pour prendre le commandement du territoire. Pris dans une tornade au large des Bermudes, séparé des autres vaisseaux et victime de multiples voies d’eau, il parvient grâce au labeur incessant de l’ensemble de ses passagers à se maintenir à flot et s’échoue le 25 juillet sur une île de l’archipel des Bermudes. Considérée jusque-là comme habitée uniquement par des démons, l’île réhabilitée par cette involontaire occupation anglaise se verra attribuer pendant un temps le nom de l’amiral de la flotte, Somers Isles – le drapeau des Bermudes porte toujours l’emblème du navire échoué, symbole de l’entrée d’une île mythique dans le temps de l’histoire. Non seulement les naufragés y survivront, mais ils pourront même y construire, sous la direction de Sir George Somers, deux vaisseaux de fortune, la Deliverance et la Patience, qui sont mis à l’eau le 10 mai 1610, chargés de vivres et de bois pris sur l’île, et parviendront finalement à Jamestown, où les rescapés trouvent en débarquant une colonie exsangue, réduite par la famine de cinq cent à soixante personnes47. William Strachey, secrétaire de la colonie, envoie par le vaisseau qui ramène deux mois plus tard le gouverneur en Angleterre son rapport sur l’ensemble de l’expédition ; luimême ne rentrera qu’en 1611. Entre-temps, la nouvelle de l’échec de l’entreprise de ravitaillement était arrivée à Londres. Dès l’automne 1610, plusieurs récits viennent alors contredire ces rumeurs et transformer en épopée de la conquête du Nouveau Monde la série de désastres qui ont marqué toute l’entreprise48. Celui de Strachey, 47

La suite de l’histoire n’est pas moins édifiante. Les membres de la colonie anglaise, réduits à la famine, se décident à rentrer en Angleterre ; et c’est en sortant de la rivière James qu’ils croisent le vaisseau de ravitaillement sur lequel se trouve Lord Delaware, nouveau gouverneur de la colonie envoyé par la Virginia Company. 48 Le premier à paraître, en octobre 1610, est celui de Sylvester Jourdain, également rescapé du naufrage, et qui rentre en Angleterre avec Sir Thomas Gates (A Discovery of the Bermudas, 1610). En novembre paraît, parmi d’autres textes de propagande en faveur de la Virginia Company, une « Déclaration véritable de l’État de la Colonie de Virginie […] Réfutation des scandaleux rapports qui ont tenté de jeter le discrédit sur une si digne entreprise » ( A True Declaration of the Estate of the Colonie in Virginia […] A confutation of such scandalous reports as have tended to the disgrace of so worthy an enterprise). Une ballade de vingt-deux stances, « Newes from Virginia, by R. Rich, Gent., one of the voyage », paraît à la fin de l’année. 

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dont on reproduit ici la séquence consacrée au naufrage lui-même, va plus loin encore, puisqu’il décrit la modification du comportement des passagers et de l’équipage, à qui l’épreuve fondatrice du naufrage fait abandonner tout ce qui constituait leur « bagage » à leur départ – depuis les biens matériels jusqu’à l’envie de se sauver soi-même, en passant par les cloisonnements sociaux. Réduits à la nécessité d’œuvrer ensemble pour survivre, privés des consolations de la religion (« car, dit Strachey, nulle part et en nulle occasion la mort ne vient, comme en mer, accompagnée de circonstances aussi défavorables à tout ce qui fait le bien-être et le réconfort intérieur »), les naufragés éprouvent également la perte des ressources d’une morale individuelle – ce qui sépare nettement ce traitement narratif du motif des figures stoïciennes du naufrage comme expérience philosophique. Ici, l’arrachement de l’individu à lui-même et à ses semblables, propre au récit de naufrage, apparaît dans sa radicalité. En mentionnant à plusieurs reprises son propre désespoir et sa propre impuissance, comme celles du héros de son récit, Sir George Somers, et l’inexistence d’une « bonne mort » en mer, le narrateur ne montre pas leur survie à tous comme la récompense d’un héroïsme individuel ou d’une décision divine, ni même comme la conséquence des mérites de leur entreprise. Elle survient ici comme le résultat conjoint des circonstances (action du vent qui pousse le vaisseau vers les Bermudes) et de la solidarité nouvelle que la situation crée devant le danger : le naufrage contraint les hommes à découvrir un monde meilleur que celui qu’ils ont quitté. Ce constat optimiste se trouve significativement inversé dans les scènes introductives de la Tempête de Shakespeare, longtemps considérée comme une transposition dramatique, dans l’espace méditerranéen, de l’aventure des passagers du Sea Venture en route vers le Nouveau Monde49. Plus qu’à une adaptation directe du récit de Strachey par l’auteur de la Tempête – il n’est pas certain qu’il ait pu avoir accès à ce récit resté manuscrit jusqu’en 1625 –, l’évidente ressemblance que l’on relève entre les deux textes s’explique de façon beaucoup plus signifiante par l’existence de sources bibliques (Actes 27,1 à 28,16, pour le naufrage de saint Paul) et savantes (le Naufragium 49

Le point engage la datation de la pièce, et se trouve par conséquent au centre de la controverse qui oppose dans la critique anglo-saxonne les « Oxfordians » aux « Shakespereans » sur la question de l’identification de l’auteur des pièces de Shakespeare – un contexte polémique qui explique le relatif manque d’attention apporté par les uns comme par les autres aux enjeux proprement esthétiques du problème de réécriture posé par ce passionnant dossier. Sur tout ceci, voir plus loin, p. 188.

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(1523), l’un des « Colloques » les plus hétérodoxes d’Érasme est traduit en anglais par le puritain William Burton en 1606), communes aux deux auteurs. L’un comme l’autre, par ailleurs, emprunte à l’Arioste (Orlando Furioso, chant XVIII, v. 141-145), ainsi qu’à la traduction par Richard Eden des Decades of the Newe Worlde or West India de Pietro Martire (1555), les éléments nécessaires à la construction de scénarios parallèles. Or, le rapprochement des séquences correspondant au naufrage dans la pièce et dans le récit montre que les traitements poétiques du motif ont été tout d’abord complémentaires : là où l’auteur rescapé du désastre du Sea Venture convoque un savoir livresque (les Odes d’Horace notamment) dans l’écriture d’une version lisible de l’expérience réelle, le dramaturge exploite à l’inverse des connaissances nautiques dont on a souvent souligné la précision et la modernité, dans la composition d’un scénario de naufrage vraisemblable. Mais le sens qui se dégage de la survie des personnages de la Tempête est à l’opposé de celui que tente de donner Strachey à son aventure et à celle de ses compagnons : cette fois, c’est le spectacle grotesque que donnent les humains devant l’imminence de leur fin que contemplent, depuis le rivage, Miranda et Prospero. Le cynisme avec lequel Shakespeare montre les passagers tentant, toute honte bue, de se sauver du navire en détresse met ainsi à nu le hasard truqué des naufrages de théâtre – rappelons que ce naufrage-là est prévu et commandé par Prospero depuis son île. C’est ce que montre bien la réflexion du noble Gonzalo décidant à l’issue de sa dispute avec le maître d’équipage de rester aux côtés d’un personnage aussi évidemment prédestiné au gibet, et donc peu susceptible de périr noyé : Ce drôle me rassure singulièrement. Il n’a rien d’un homme destiné à se noyer ; tout son air est celui d’un gibier de potence. Bon Destin, tiens ferme pour la potence, et que la corde qui lui est réservée nous serve de câble, car le nôtre ne nous est pas bon à grand-chose. S’il n’est pas né pour être pendu, notre sort est pitoyable.50

En trahissant ainsi la nécessité littéraire qui rend inévitable la survie d’un personnage dépourvu des nobles signes d’un destin tragique, l’ironie du dra50 « I have great comfort from this fellow: methinks he/ hath no drowning mark upon him; his complexion is/ perfect gallows. Stand fast, good Fate, to his/ hanging: make the rope of his destiny our cable,/ for our own doth little advantage. If he be not/ born to be hanged, our case is miserable » (William Shakespeare, The Tempest, I, 1. Traduction d’après M. Guizot, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Didier, 1862, p. 298).

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maturge renvoie dos à dos la manipulation fictionnelle de l’intrigue et l’organisation idéologique que les récits de naufrage réels font subir à leur matière. Dieu reconnaît-il les siens ? Le mode particulier de la relation héroïque, comme celui du récit de faits tragique, permet donc le développement d’une vision du réel ouvertement scénarisée (discours rapportés, prolepses et effets d’omniscience), et pourtant capable d’exprimer la complexité d’une expérience. L’intervention d’un rédacteur, personnage essentiel de cette chaîne de transmission de l’expérience, est parfois repérable au degré de « lissage » général de l’ensemble, comme le montre par contraste la lecture de récits autographes comme ceux des Portugais Manoel Rangel ou João Mascarenhas51, ou du Flamand Emanuel d’Aranda52. Travaillés par le même souci d’exemplarité religieuse et morale, tous ces récits laissent pourtant apparaître l’injustice, l’absurdité du déroulement des événements, comme la bizarrerie ou le comique propres aux situations extrêmes dans lesquelles ont pu se trouver les personnages d’une aventure vécue. Parallèlement, les formes littéraires baroques en Espagne, en Angleterre ou en France expérimentent également le mélange des genres, et recherchent aussi les effets spectaculaires liés à la mise en scène de l’événement extraordinaire, bizarre, singulier et violent. Mais le récit de naufrage intègre par définition ces éléments dans une structure qui est celle du compte-rendu d’expérience – par exemple, sous la forme des récits multiples qui paraissent à l’occasion d’un même désastre en mer –, la pluralité des témoignages possibles assurant par ailleurs la fiabilité des événements rapportés. En elle-même, la diffusion de ces récits crée donc les conditions d’une crédibilité du récit irrégulier, phénomène qui débouche sur une ouverture de l’exemplarité des récits. C’est ce que l’on peut constater, par exemple, à l’occasion du retour dans la plupart de ces textes d’une scène typique du récit de naufrage, aperçue ici dans le récit de Bento Teixeira, et qui est susceptible de traitements confor51

Manoel Rangel [attr. à], Relacao do lastimoso naufragio da nau Conceicao chamada Algaravia a Nova, de que era capitano Francisco Nobre, a quel se perdeu nos Baixos de Pêro dos Banhos em 22 de Agosto de 1555 [escrita por Manoel Rangel, O qual se achou no dito Naufragio : e soy delpois ter a Cochim em Janeiro de 1557, s. l. s. d. (1557) ; João Mascarenhas, Memoravel relaçam da perda da nao Conceiçam […], Lisbonne, Antonio Alvares, 1627. 52 Emanuel d’Aranda, Relation de la captivité et liberté du Sieur Emanuel de Aranda, Mené esclave en Alger en 1640, et Mis en liberté l’an 1642, Bruxelles, J. Mommart, 1656 [Paris (1657, 1665)], éd. crit. utilisée ici : Les Captifs d’Alger, texte établi par Latifa Z’rari, Paris, J.-P. Rocher, 1997. Voir plus loin, « Naufrage d’un vaisseau algérois au large de Tétouan », p. 246-251.

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mistes ou hétérodoxes, comiques ou tragiques : la présence conjointe sur le vaisseau menacé de Turcs, de luthériens, de calvinistes ou de juifs, chacun « priant Dieu à [sa] mode »53. Le narrateur a beau louer la foi des uns et stigmatiser la superstition des autres, la loi du récit de naufrage laisse toujours prévoir l’issue désastreuse de l’aventure commune : Dieu, qui reconnaîtra sans doute les siens, n’en coule pas moins le navire. Dans les récits anglais, comme dans ceux qui émanent de catholiques romains portugais, espagnols, français ou hollandais, l’apparente inefficacité de la prière des vrais croyants entraîne alors, soit un commentaire destiné à mettre en lumière le sens caché du plan divin, soit une manipulation du récit qui fait apparaître les effets de la miséricorde divine après l’épreuve. Mais cette situation symbolique, où se trahit la relativité du point de vue de l’observateur sur l’événement, ne peut rester sans conséquences sur l’exemplarité du récit, puisqu’elle force le narrateur à intervenir ouvertement sur l’interprétation de son texte. Ainsi, le recours typique de l’imagerie catholique à l’intervention du surnaturel, manifeste dans l’aventure de Jorge de Albuquerque, fait l’objet de satires répétées dans les récits de naufrage protestants contemporains54. Mais on constate que, de part et d’autre, les rédacteurs prennent soin de détacher la consignation des faits (Dieu frappe le juste comme l’hérétique) de l’interprétation qu’il s’agit de leur donner (seul le juste sera sauvé). C’est particulièrement net dans un texte paru en 1675 à Londres sous le titre Eben-Ezer. Un faible témoignage de l’infinie Miséricorde, manifestée dans la délivrance miraculeuse de William Okeley55, dans lequel le récit des aventures des personnages (naufrage, captivité, évasion) apparaît encadré d’un appareil exégétique particulièrement lourd. Les pièces liminaires comprennent notamment un poème destiné à faire valoir la crédibilité du récit protestant (« Ce livre est protestant et abhorre le mensonge »), contre l’invraisemblance des récits catholiques 53

E. d’Aranda, op. cit., 1997, p. 65. Strachey, dont le récit se teinte à plusieurs reprises d’un scepticisme marqué – contrairement à celui de Sylvester Jourdain – se moque ainsi du « miracle parfaitement authentique » que les Espagnols attachent à l’apparition du feu Saint-Elme (p. 241), mais également de la « superstition » propre aux marins en général, de quelque confession qu’ils soient. 55 Eben-Ezer: or, a Small Monument of Great Mercy, appearing in the miraculous deliverance of William Okeley. Édition critique utilisée ici : Daniel J. Vitkus, Piracy, Slavery and Redemption. Barbary captivity Narratives from Early Modern England, New York, Columbia University Press, 2001. Eben-ezer en hébreu désigne la « pierre de secours » érigée par Samuel pour commémorer sa victoire sur les Philistins (cf. Samuel, 7, 2). Le texte connaît plusieurs rééditions, et une version française paraît à la fin du XVIIe siècle. 54

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ponctués de miracles. Un procès qui n’empêche pas le rédacteur de faire subir à son texte un formatage plus autoritaire encore : il est indispensable de dégager de façon rigoureuse le sens religieux des malheurs de ce groupe de Dissenters émigrant vers l’Amérique et accablés par le mauvais sort. Mais il choisit de séparer les faits de leur cadre idéologique, en plaçant hors du texte l’exégèse du récit ; le lecteur impatient d’en arriver au récit des faits « peut bien sauter quelques pages », affirme le narrateur. Ce faisant, le rédacteur reconnaît donc l’usage esthétique et non moral que le lecteur peut décider de faire de ce récit – tout en assurant la crédibilité de l’interprétation qu’il en donne. On peut considérer que le traitement virtuose, dans le genre burlesque, que propose Emanuel d’Aranda de ce motif pathétique entre tous des passagers de différentes confessions en prière à l’instant de la mort, au cours de l’un des épisodes de naufrage qui ponctuent sa Relation de captivité, procède de la même nécessité56. À l’instant de sombrer, non seulement chacun priait à sa manière, dit-il, mais « je puis vous assurer que le plus méchant de la bande était très dévot ». Ici, la position adoptée par le narrateur change le sens de la parabole : chez d’Aranda le récit est fréquemment orienté vers la tolérance religieuse. Ici, l’épisode montre en effet que les passagers en question ne devront le salut qu’à la loyauté de l’équipage turc libérant les prisonniers chrétiens et à la compétence d’un pilote dirigeant l’échouage du navire sur la côte, au lieu d’attendre patiemment le résultat des prières des uns et des autres. Quoique bon chrétien, d’Aranda mentionne bien, comme nombre de ses prédécesseurs protestants ou catholiques (Rangel 1555 ; Hasleton 1595 ; Mascarenhas 1626), les secours qui lui ont été apportés par les ennemis de sa nation et les coups du sort qui ont semblé frapper exclusivement les tenants de la vraie foi. Il faudra donc, pour ramener son texte à l’orthodoxie, en supprimer ou en transformer des passages, comme le feront les différentes éditions françaises, puis l’édition anglaise du texte57. La diffusion européenne du texte de d’Aranda entre 1656 et 1677 met en évidence l’un des traits les plus marquants de l’évolution du récit d’expérience que nous avons tenté de retracer ici. Au fil des aventures qu’il raconte, l’auteur, qui a survécu à plusieurs naufrages et à une période d’esclavage à Alger, invente pour son lecteur un mode de relation des faits qui tente de 56

Voir plus loin, p. 250. Pour en faire un témoignage pathétique à l’appui d’une propagande anti-barbaresque, son traducteur anglais devra le faire précéder d’une préface qui en modifie complètement le sens. Voir E. d’Aranda, op. cit., 1997, « Note sur l’édition », n. p.  57

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laisser à celui-ci la responsabilité d’en construire le sens – contraignant parfois l’appareil éditorial à assurer, à part, l’orthodoxie du récit. C’est sans doute là que se situe l’un des apports principaux de la relation de faits à la littérature sur le désastre et à la littérature en général, au début de la modernité. L’imperfection, l’absurdité et donc l’ouverture sémantique et idéologique qui caractérisent le récit du survivant, dépourvu du recul de l’historien, et parfois du talent du romancier, ne sont plus dissimulées par l’auteur, mais au contraire exhibées, puisqu’elles font toute la valeur du récit – un topos du discours préfaciel devenu réalité. Parallèlement, poètes, romanciers et dramaturges tentent de combiner les modèles canoniques de narration des catastrophes, des pestes épiques aux naufrages tragiques ou romanesques, avec la matière des événements extraordinaires qu’apportent au public ces nouveaux témoignages ; et c’est lors de ces opérations que ces récits transforment à leur tour les codes littéraires dans lesquels ils viennent s’inscrire. Ainsi, la lecture de ces relations de faits laisse voir tout ce que la nouvelle dignité épistémologique du témoignage doit à une élaboration spécifiquement rhétorique et littéraire du récit à la première personne. C’est sur la base de cette nouvelle esthétisation du document que s’élabore le réalisme littéraire d’un Defoe imitant dans l’Histoire générale des plus fameux pyrates, parue en 1724, le journal de bord d’un capitaine, Charles Johnson58, et dans le Journal de l’année de la Peste59, le Diary de Samuel Pepys. On a voulu montrer ici que cette valeur esthétique du document s’est construite beaucoup moins dans l’imitation du récit authentique par la fiction que dans la concurrence de différents modes d’écriture sur le réel.

58 An., A General History of the Robberies and Murders of the Most Notorious Pyrates, Londres, Nathaniel Mist, 1724. 59 D. Defoe, A Journal of the Plague year [1722], éd. Paula R. Backscheider, New York, Londres, W. W. Norton, 1992.

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Érasme, Desiderius, Naufragium dans Colloqui [1523], traduction anglaise par William Burton, dans Seven Dialogues both Pithie and Profitable, Londres, 1606, traduction française dans Colloques, traduction et présentation d’Étienne Wolff, vol. II, Paris, Imprimerie Nationale, 1992. Gomberville, Marin Le Roy sieur de, Polexandre, Paris, A. Courbé, 1637. Gomes de Brito, Bernardo (éd.), História-trágico-marítima, em que se escrevem chronologicamente oc Naufragios que tiverão as Naus de Portugal, depois que se poz em exercicio a Navegação da India, Lisbonne, Congrégation de l’Oratoire, 1735-1736. Éd. critique : Historia Tragico-maritima, 3 vols. Avec une étude d’António Sérgio, Limitada, Editorial Sul, 1956. Anthologie de 12 récits de naufrage, dont : - Historia da mui notavel perda do galeao grande Sao Joao, em que se contam os inumeraveis trabalhos e grandes desaventuras que aconteceram ao capitao Manuel de Sousa Sepulveda, e o lementavel fim que ele e sua mulher e filhos e toda a mais gente houveram. O quel se perdeu no ano 1552, a 24 de julho, na terra do Natal, em 31 degraus, s. l. s. d. [1555]. - Autres versions dans Maffe, Jean-Pierre (Giovanni Maffei), Histoire des Indes Orientales, (1588, trad fr. par La Borie, 1603) ; Chrétien des Croix, Nicolas, Les Portugais infortunés, tragédie, (1608) ; Corte Real, Hieronimo, Naufrage de Manoel de Souza de Sepulveda et de Dona Lianor de Sà (Poème épique, 1594, trad. fr. O. Fournier, 1844). Édition critique dans Biet, Christian (dir.), Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècles), Paris, R. Laffont, 2006. Hakluyt, Richard, The Principal Navigations, Voyages, Traffiques and Discoveries of the English Nation, 2de éd., 3 vols., Londres, 1598-1600. Héliodore, Les Éthiopiques, ou l’histoire de Théagène et Chariclée (ive siècle), trad. fr. par Amyot, Jacques, L’Histoire æthiopique [1547], éd. Laurence Plazenet, Paris, H. Champion, 2007. Johnson, Richard et al., The casting away of the Toby near Cape Espartel, without the strait of Gibraltar on the coast of Barbary [1593], dans Richard Hakluyt, 1598.

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Jourdain, Sylvester, A Discovery of the Bermudas, otherwise called the Ile of Divels. By Sir Thomas Gates, Sir George Sommers, and Captain Newport, with divers others. Set forth for the live of my Country, and also for the good of the Plantation in Virginia, Londres, 1610. Une autre version paraît en 1613. Mascarenhas, João, Memoravel relaçam da perda da nao Conceiçam […]/ Mémorable récit de la perte de la nef Conceiçao, que les Turcs brûlèrent en vue de l’entrée du port de Lisbonne. Aventures diverses vécues par les personnes qui y furent capturées. Nouvelle description de la ville d’Alger & de son gouvernement, & événements très remarquables arrivés pendant ces dernières années, de 1621 à 1626. Par Joao Carvalho Mascarenhas, qui fut capturé sur la même nef [Lisbonne, 1627 pour l’édition originale], rééd. Bibliotheca de classicos Portugueses, Lisbonne, 1905, et par Damiao Peres, Porto, 1937. Traduction française P. Teyssier, Esclave à Alger. Récit de captivité de João Mascarenhas (1621-1626), Paris, Chandeigne, 1993. Okeley, William, Eben-Ezer: or, a Small Monument of Great Mercy, [...] at London, printed for Nat. Wonder, at the Peacock, near Fleet Street, Londres, 1675 ; éd. crit. dans Vitkus, Daniel J., Piracy, Slavery and Redemption, New York, Columbia University Press, 2001. Rangel, Manoel [attr. à], Relacao do lastimoso naufragio da nau Conceicao chamada Algaravia a Nova, de que era capitano Francisco Nobre, a quel se perdeu nos Baixos de Pêro dos Banhos em 22 de Agosto de 1555 [escrita por Manoel Rangel, O qual se achou no dito Naufragio: e soy delpois ter a Cochim em Janeiro de 1557, s. l. s. d. Autre version dans Goulart, Simon, Trésor d’Histoires admirables et mémorables, 1610. Traduction française G. Le Gentil, dans Histoires tragico-maritimes, Paris, Chandeigne, 1998. Shakespeare, William, The Tempest, dans Kermode, Frank (éd.), The Arden Shakespeare, Londres, Methuen, 1954, nvelle éd. 1983. Traduction française de J.-M. Déprats, La Tempête, Paris, Éd. Théâtrales, 2007. Smith, John, A Map of Virginia, 1ère éd. séparée 1612, 2de édition dans John Smith’s. A Map of Virginia. With a Description of the Countrey, the Commodities, People, Government and Religion, Oxford, 1612.

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Strachey, William, For The Colony in Virginea Britannia. Lawes Divine, Morall and Martiall, &c., Londres, Walter Burre, 1612. –, The Historie of Travaile into Virginia Britannia; expressing the cosmographie and comodities of the country, toguther with the manners and customes of the people. Gathered and observed as well by those who went first thither as collected by William Strachey, Gent., The First secretary of the Colony, éd. R. H. Majors, Londres, Hakluyt Society, 1848 (copie manuscrite dédiée à Sir Francis Bacon Lord High Chancellor (Sloane Collection, British Museum, n°1622)/ autre copie dédiée à Apsley, Purveyor to his Majesties Navie Royall). Wright, Louis B. (éd.), A Voyage to Virginia in 1609 (édition modernisée des récits de Strachey et de Jourdain), Charlottesville, The University Press of Virginia, 1964.

Dans ce chapitre tous les textes ont été traduits par Anne Duprat, à l’exception du texte portugais (attribué à Bento Teixeira), traduit par Philippe Billé.

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ALESSANDRO TADINO Un médecin face à la peste. La lettre de G. B. Appiano (Événement : Milan, avril 1630. Rédaction : v. 1644. 1ère publication : 1648) Alessandro Tadino est issu d’une famille de la noblesse milanaise et attaché au Collège de Médecine depuis 1603 ; Filippo Argellati le décrit comme « un homme d’une grande intelligence et d’un grand savoir et qui possédait beaucoup d’expérience et d’adresse dans les affaires »60. Lorsque la peste atteint le duché de Milan, au mois d’octobre 1629, il est envoyé par ses pairs du Magistrato alla Sanità, en compagnie de son confrère Andrea Settale, sur les bords du lac de Côme et dans la région de Brianza pour constater l’approche du mal, qu’il identifie sans doute possible comme une épidémie de Peste bubonia (Tadino, Compte-rendu de la Grande Peste, p. 32). Il prend les premières mesures pour éviter la contagion, qui atteint cependant Milan dès le 26 octobre. Pendant les mois qui suivent, c’est lui qui a à faire face à l’épidémie, à coordonner pour le Tribunale della Sanità non seulement le protocole des soins administrés aux malades, mais également la gestion économique des lazarets, la « purification des maisons et des affaires infectées », le système des quarantaines, l’évacuation des morts et les problèmes de police municipale, des pillages aux émeutes qu’entraîne une situation de crise qui se prolonge et s’aggrave61. Ainsi, ses fonctions le placent au cours de l’été 1630 au cœur de l’affaire des untori, les « oigneurs » que l’on accu60 Cit. par Francesco Cusani, La Peste di Milano del 1630, V libri cavati dagli annali della citta, Milan [1841], Muggiani, 1945, Introduction, p. xvii-xviii. 61 Son compte-rendu associe toujours ses confrères A. Settale et F. Carcano à ses décisions ; F. Cusani précise cependant que le grand âge de Settale laisse en réalité Tadino seul face à la gestion de l’épidémie, pendant toute sa durée (ibid, p. xvii). Sur les mesures prises en temps

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se à partir de la fin du mois de juin 1630 de répandre la contagion dans la ville (Compte-Rendu de la Grande Peste, ch. XL à XLVII). Accusé de collusion avec eux, Guglielmo Piazza, commissaire du Tribunale della Sanità, avoue sous la torture avoir « eu communication avec un certain Gio. Giacomo Mora, Barbier, qui fabriquait ces onguents pour faire mourir le peuple de Milan » (p. 113) ; il est exécuté et Tadino rapporte l’édification de la Colonna infame qui commémore l’événement. Tadino est pour sa part convaincu non seulement de la responsabilité des untori dans l’expansion de la contagion, mais également de la nature diabolique de l’onguent qu’ils fabriqueraient et appliqueraient sous les bancs des églises. C’est l’une des raisons pour lesquelles il affirme avoir hésité, puis s’être décidé à publier plusieurs années après la parution de l’Histoire de la Peste de Milan de Giuseppe Ripamonti (1640) son propre Compte-rendu de l’origine et du déroulement […] de la Peste de 1629, composé dès 1644 et qui ne paraît qu’en 1648. Ce volume in-4° de 151 pages contient, outre une chronique de la peste, la copie des différents édits et ordonnances publiés au fur et à mesure des événements par la municipalité pendant la contagion. De fait, sa chronique lui permet de justifier, plusieurs années après l’événement, les mesures d’ordre public qu’il a lui-même prises au cours de l’épidémie et dont l’impopularité est soulignée à plusieurs reprises dans son texte, de même que le scepticisme ou le relâchement auxquels se sont heurtés, affirme-t-il à plusieurs reprises, ses efforts pour maintenir ces mesures jusqu’à la fin de l’épidémie. D’où l’omniprésence du narrateur dans un récit dont la mission apologétique se dissimule sous une fonction ostensiblement testimoniale et prophylactique. L’intérêt du public, en même temps que celui de l’histoire, sert à justifier la publication d’un document en italien, donc lisible par tous – propos courant dans les publications sur la peste –, inférieur dans sa composition et ses ornements à l’Histoire de la Peste de Ripamonti, dont il souligne qu’elle a été reçue avec approbation par tous les letterati (Al Benigno Lettore, n. p.), mais que son auteur, absent de Milan à l’époque, n’a pas été le témoin direct des événements qu’il raconte et tient de lui-même, Tadino, une partie de ses informations (All’Illustrissimo F. Orrigone, n. p.). Distincte d’une histoire littéraire de la peste, la chronique de Tadino s’éloigne tout autant du genre des Consilia62 médicaux que de celui des recueils de peste, voir J. Coste, op. cit., chap. VIII, « Les normes et valeurs collectives des administrations civiles : les règlements de peste », p. 416-452. 62 Voir J. Agrimi et C. Crisciani, op. cit.

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populaires de recettes et d’anecdotes. Son objectif est la présentation d’un témoignage doublement autorisé, celui d’un expert et d’un témoin officiellement mandaté au moment des faits pour en contrôler le déroulement. Contrairement aux compilateurs, à aucun moment Tadino n’affirme dans son récit avoir mis au point lui-même, ou avoir vu fonctionner une cure contre la maladie. Mais loin d’être mise en valeur et exploitée de façon rhétorique ou philosophique par des développements sur la dimension tragique ou providentielle du fléau, cette situation d’impuissance et d’ignorance est masquée par le dispositif éditorial conventionnel qui encadre le récit : au début figurent bien la série des causes communément attribuées à la peste en 1629 (alors qu’elles seront parfois en contradiction flagrante avec le contenu du récit d’expérience lui-même) et, en appendice, la liste des antidotes traditionnellement fournis par les publications sur la peste (alors qu’aucun d’entre eux n’aura été employé au cours du récit lui-même). Entre les deux, c’est la gestion civique, matérielle et sanitaire d’un épisode de peste dans une cité de la taille de Milan – et l’exemplarité des comportements auxquels il donne lieu, comme dans le cas du médecin G. B. Appiano, atteint par la peste alors qu’il soigne les malades du Grand Lazaret – qui fait l’objet du compte-rendu de Tadino63.

63 Ainsi, l’épisode des untori y est traité comme un problème de police, dans lequel il importe tout d’abord de prouver, contre Ripamonti notamment, la réalité ou la probabilité des faits, d’identifier des responsabilités individuelles à l’œuvre dans la diffusion du fléau, afin de mettre fin à un désordre dangereux, plutôt que comme un problème médical, politique ou démonologique.

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Raguaglio dell’origine et Giornali successi della gran Peste Contagiosa, Venefica, & Malefica seguita nella Città di Milano, & suo Ducato dall’Anno 1629, sino all’Anno 1632. Con le loro successive Provisioni, & Ordini. Aggiuntovi un breve Compendio delle più Segnalate specie di Peste in diversi tempi occorse. Diviso in Due Parti : Dalla Creazione del Mondo sino alla nascità del Signore, Et da N.S. sino alli presenti tempi. Con diversi Antidoti. Descritti da Alessandro Tadino Medico Fisico Collegiato, & de’ Conservatori dell’Illustriss. Tribunale della Sanità dello Stato di Milano. All’Ill. Francesco Orrigone, Vicario di Provisione della Città, & Ducato di Milano. In Milano. MDCIIL, per Filippo Ghisolfi, ad instanza di Gio. Battista Bidelli. Con licenza de’Superiori, & Privilegio.

CAP. XXXIV. Il Fisico Appiano deputato al Lazaretto. […] In questo mentre il Fisico Appiano cessatogli il furore del male, ricuperati li spiriti perduti, se risolse scrivere al Tribunale li dolori, e parimente di questo pernitioso veneno, acciò si facesse quanto prima le debite provisioni per sradicarlo, e per essere la scrittura degna di uno ingegno di molta aspettatione per il pubblico beneficio, e bene merito della sua Città si dispone quà per sua degna memoria. « Illustriss. Praesidi Sanitatis, et Colleg. Amplissimis Senatoribus Redivivus adsum novus homo, sed idem servus vester. Mihi ipsi desperatus a domesticis deploratus, per urbem ac late etiam per pagos iamdiu mortuus in ore populi. Vix tres Amici dubia quadam spe adhuc me, e viventium censii non expugerant : iam vivo, et non mihi vivo, sed vobis Illustrissimi Domini Colendissimi Patroni, Amantissimi Parentes, quibus equidem iam plus etiam quam vitam ipsam debeo. Sed quae mala hucusque sum passus ? nondum et ab iislibet. Iam ipse amicae Medicorum manus in sua pietate fuere crudeles. Recisis iterato venis, rapuere bis sanguinem ; quatuor impositi

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Compte-rendu de l’origine et du déroulement Jour pour Jour de la Grande Peste, Contagieuse, Vénéneuse et Pernicieuse qui a sévi dans la Ville de Milan et dans son Duché de l’an 1629 jusqu’à l’an 1632. Avec les Mesures et les Ordonnances prises en l’occurrence, ainsi qu’un bref Compendium des espèces les plus remarquables de Peste apparues en divers temps. Divisé en deux Parties, De la création du monde jusqu’à la naissance de Notre Seigneur, Et de Notre Seigneur jusqu’aux temps présents. Avec divers Antidotes. Décrits par Alessandro Tadino, Médecin Physicien du Collège et du Conservatoire de l’Illustrissime Tribunal de la Santé de l’État de Milan. A l’Ill. Francesco Orrigone, Vicaire de Provision de la Cité et du Duché de Milan, à Milan, 1648, chez Filippo Ghisolfi, pour Gio. Battista Bidelli, Avec licence et Privilège des autorités, p. 94-9564.

Chap. XXXIV. Le Physicien Appiano délégué au Lazaret. […] Pendant ce temps, le physicien Appiano s’était remis de la fureur du mal. Ayant recouvré ses esprits, il se résolut à décrire dans une lettre au Tribunal les souffrances qu’il avait endurées, ainsi que ce pernicieux empoisonnement, afin que l’on continue à prendre les mesures nécessaires à son éradication ; et comme cet écrit est digne d’un génie dont le public peut tirer le plus grand bénéfice et qui a bien mérité de sa Cité, on l’a placé ici en l’honneur de sa mémoire. « Très nobles et illustres Sénateurs et Membres du Collège du Tribunal de la Santé Me voici revenu à la vie, un homme nouveau et pourtant toujours votre serviteur, alors que je me suis moi-même cru perdu, que j’étais abandonné de mes proches et que le bruit de ma mort s’était répandu depuis longtemps dans la ville et dans les environs. Seuls trois de mes amis, sur la foi d’un espoir bien fragile, se refusaient encore à me rayer du nombre des vivants. Et je revis aujourd’hui, bien moins pour moi-même que pour vous, Très nobles Seigneurs, Maîtres respectés et 64

Traduction d’A. Duprat.

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fenigmones65 ex quorum acri calore paene exustae partes, assurgit inde cutis in vesicas, ah dolor ! hinc foeda, et putrida ulcera, quos sapores tetris inquinatos odoribus dedere gustandos ! ignemque tandem [mnatuque] etiam. Sed haec leviora sunt, sed bona sunt, iam malum ipsum quam ferox, quam horrendum, nullum aptius nomen habet quam suum, nullum enim turpulentius illo. Nullum ita immune cerebrum ipsum Sacrosancta Orationis sedes coeteraque ; in eo vagantes, spiritus omnium Principum Functionum expediti ministri quam turpe conspurcati misere vastati, direpti, quanta affecti clade. Auribus quae murmura, qui sonitus obstrepabant incondite. Oculos mentiti colores, et vani fulgores ludebant ; nec bene firmi tecta timebant labantia tremulos videbant parietes omnia inconstanti, et vertiginoso motu mutantia ; sed qui amaror, qui ceriosus (sic) sapor tristi sensu ora torquebat, addebatur ultimum malorum sitis cuius remedium addit in morbum ; ita erat illa mihi quomodolibet ferenda si maius volebam malum ; et quae vero mihi pugna contra gravem veternum quo sensus torquebant omnes, qui conatus ut vigilarem, ut hunc germanum mortis cum informi, et infami illa sua sorore abigerem, verba non habeo quibus apte explicem. Cor vero fons vitae animae thalamus totum ab omni hoc malo impetebatur. Nitebatur quidem tremulis quandoque subsalibus laethale venenum repellere : sed quomodo poterat expurgari si undique conglobati in eius ruinam venenati ruebat alitus :hinc illud tanta mole pressum, tanta vi inimica victum languidum saliebat, nec pro ratione febrilis ignis assurgebat. Bubo vero ipse quanto salubrior, tanto magis dolore molestus, ac siquid boni polliceretur, malo multo compensaret. Accedebat totius corporis lassitudinarius dolor, et impotentia illa in una figura quiescendi, praeterquamquod etiam requiem non dabant exulcerata crura, et inguinis dolor. In tot vero malis quod solamen ? nullum ; nullum Illustrissimi Patroni. Familiares, ac amici omnes languentem abhorrebant, et aversabantur, hinc non illa blanda colloquia, non illa solatia, quae aliis vel vitam dare possunt. Spes vero blanda, spes dulce in malis omnibus solamen, quae falsa etiam vera gaudia potest afferre, et suis illis bonis imaginibus, quae nobis pollicendo effingit, mala temperat, et paene dolet ; dulces hae spei umbrae quo essem miserior, quantum a me exulabant ; noveram enim morbum ipsum genere esse lethale ; 65 Phoenigmon, ou phoenigmus. Vésicatoire ou cataplasme qui provoquait la rubrification de la peau (Bartolomeo Castelli, Lexicon Medicum, éd. de Padoue, Jacob de Cadorinis, 1700). Merci à Concetta Pennuto pour l’identification de ce traitement.

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Parents très aimants, à qui sans doute je dois plus que la vie même. Et pourtant, quelles souffrances ai-je dû endurer ! et je n’en suis pas encore délivré. Même les mains amicales des médecins étaient pour moi cruelles, dans leur zèle bienveillant. On m’ouvrit à plusieurs reprises les veines et l’on me tira du sang par deux fois ; on m’appliqua quatre fois des phénigmes66 dont la chaleur violente brûla presque entièrement les parties concernées ; et lorsque la peau s’y souleva en vésicules, ah ! quelle douleur ! puis ce furent des ulcères putrides et répugnants, qui donnaient à sentir des odeurs infectées par de repoussantes exhalaisons ! Enfin le feu et même [illisible]. Mais tout cela n’est pas grave, tout cela est encore bon, à côté du mal lui-même, un mal si violent et si épouvantable qu’aucun nom ne le décrit mieux que le sien propre, car aucun n’est aussi horrible que celui-là. Il n’épargne pas plus le cerveau, qui est le saint siège du discours, que le reste ; les esprits de toutes les fonctions principales y errent détachés de leur office, honteusement souillés, lamentablement défaits, accablés et affaiblis par ce terrible fléau. Des bruissements, des sons confus résonnaient aux oreilles ; de trompeuses couleurs et de fausses lueurs égaraient les yeux ; ne parvenant pas à fixer leur regard, ils croyaient voir vaciller le toit et trembler les murs, tandis que tout était emporté par un mouvement irrégulier et vertigineux. Mais plus amère encore, une saveur cireuse, horrible au goût, tourmentait la bouche : la soif venait s’ajouter à tous ces maux, la soif dont le remède aggrave encore la maladie ; ainsi, il me fallait donc la supporter comme je le pouvais, pour comble de souffrance. Et j’avais aussi à combattre une lourde torpeur dont tous mes sens étaient accablés et je devais me forcer à rester éveillé pour pouvoir repousser ce frère de la mort, avec sa sœur hideuse et répugnante : les mots me manquent pour décrire cela proprement. Quant au cœur, source de vie et chambre de l’âme, le mal l’attaquait de toutes parts. Il s’efforçait pourtant de temps en temps de chasser le poison mortel, en tremblants soubresauts ; mais comment aurait-il pu s’en purger, alors que des exhalaisons empoisonnées, réunies pour sa perte, l’assaillaient de partout ? Ainsi, cédant sous le poids de ces assauts, accablé par leur violence, il battait languissamment et ne pouvait soutenir le feu de la fièvre. Le bubon lui-même, s’il était salutaire, n’en était que plus douloureux et faisait payer de bien des maux ce qu’il pouvait laisser espérer d’amélioration. Puis venait un douloureux épuisement de tout le corps et puis cette impuissance à trouver une posture dans laquelle je pusse me reposer – un 66

L’orthographe et la ponctuation originales, souvent fautives, ont été harmonisées.

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tot spectaveram funera, tot videram inter medendum (quia etiam intro comedendum) expirantes. Quorum horrendae morientium formae ante oculos observantes misere animum quatiebant meum, sed nolo iam magis molesta hac oratione apud vos Illustrissimi Patroni esse molestus. Valete vos, ut Civitas valeat universa. Illustrissimis DD.

Addictissimus Etticus Io. Baptista Apianus »

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repos que du reste mes membres ulcérés et ma douleur à l’aine ne me laissaient jamais prendre. Et au milieu de tant de souffrances, quel soulagement ? Aucun. Aucun, mes nobles Seigneurs ; ma maladie faisait de moi un objet d’horreur pour ma famille et pour tous mes amis, qui s’éloignaient de moi. Aucun de ces doux entretiens, aucune de ces consolations qui peuvent donner aux autres jusqu’à la vie. L’espoir flatteur, le doux espoir qui soulage de tous les maux, qui peut apporter de fausses comme de vraies joies et tempérer nos souffrances par les belles images qu’il nous peint des biens qu’il nous promet, au point d’en faire presque disparaître la douleur – les douces ombres de cet espoir s’éloignaient de moi et je n’en étais que plus malheureux : je savais en effet que la maladie en elle-même était d’un genre mortel. J’avais assisté à tant de funérailles, j’avais vu tant de gens expirant pendant qu’on les soignait, parce que la maladie les rongeait en même temps de l’intérieur. Sans cesse sous mes yeux, les formes épouvantables de ces agonisants qui me regardaient me brisaient le cœur de douleur – mais je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de ce discours importun, mes très nobles Seigneurs. Portez-vous bien, afin que la Cité tout entière se porte bien. Je suis de Vos Seigneuries le très humble serviteur Giovan Battista Appiano »

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BENTO TEXEIRA (?) Le Naufrage Héroïco-tragique de la nef Santo Antonio, retour du Brésil. (Evénement : août-septembre1565. Rédaction : ap. 1580. 1ère publication : 158467) « On ne sait pas grand-chose sur l’auteur du Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho. Son identité même est discutée. On s’est demandé si le Bento Teixeira Pinto “qui se trouva dans ledit naufrage” était le même que le Bento Teixeira (1550 ?-1600) auteur de la Prosopopéia (Posthume, 1601), poème épique relativement bref (94 huitains) composé à l’imitation des Lusiades de Camões. […] Il semble que Bernardo Gomes de Brito, dans son anthologie, ait été le premier à attribuer le texte à cet auteur. Il l’a peut-être fait par erreur. On ne connaît l’existence que de deux autres éditions de ce récit, antérieures à la compilation de Gomes de Brito. Il y en aurait eu une première vers la fin du XVIe siècle, dont on ne possède aucun exemplaire. Gomes de Brito, quant à lui, se serait servi de la seconde (Lisbonne, 1601), dont on n’a que de rarissimes spécimens. Ce volume contiendrait à la fois deux textes ; celui du Naufrage, sans mention d’auteur sur la couverture, suivi de la première édition de la Prosopopéia, dont Bento Teixeira est explicitement crédité. S’agissant de deux écrits rédigés à la gloire de Jorge de Albuquerque, il est possible que leur réunion en un volume, pour l’édition de 1601, ait été

67 Note sur l’extrait. La notice qui suit, ainsi que la traduction française du récit de Bento Teixeira Pinto, sont reproduites avec l’aimable autorisation des éditions Zulma. Elles sont issues d’un ouvrage paru sous le titre de Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho en revenant du Brésil en l’an 1565, Paris, Zulma, 1992. Merci à Philippe Billé, auteur de la traduction et de l’introduction, pour sa précieuse collaboration à la publication de cet extrait de son texte.

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conçue en hommage à ce héros, sans que cela signifie qu’ils aient eu le même auteur. On s’interrogera en tout cas sur les raisons pour lesquelles, au XVIIIe siècle, dans son Historia Trágico Marítima, Bernardo Gomes de Brito a décidé d’attribuer ce Naufrage à Bento Teixeira, et de prolonger son nom d’un Pinto. Mais surtout, les chercheurs qui se sont penchés sur l’édition de 1601, pour la confronter avec celle, maintenant courante, de 1736, ont constaté que si, dans sa globalité, le texte réédité est le même, il y a une autre anomalie de taille : la disparition, dans l’Historia Trágico Marítima, d’un paragraphe du prologue. Il y apparaîtrait que : la base du récit serait constituée par le journal de bord d’un pilote, Afonso Luís (c’est lui que l’on envoie récupérer une relique suspendue à la proue de la nef ) ; la mise en forme de ces notes aurait été confiée à un dénommé António de Crasto (ou de Castro), poète, latiniste et précepteur d’un certain Dom Duarte. Quant au prologue lui-même, il aurait été rédigé par le libraire-éditeur de 1601, António Ribeiro (dont on sait que l’activité éditoriale s’est étendue de 1574 à 1624). J. Galante de Souza, en recoupant diverses données, a tâché de dater ces épisodes : le mémoire d’Afonso Luís aurait été confié à António de Castro vers 1582-1583, et la première édition aurait paru vers 1584. »

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Naufragio que passou Jorge Dalbuquerque Coelho, capitão, e governador de Pernambuco, éd. Antonio Ribeiro, Lisbonne, 1601. Nouvelle éd. dans B. Gomes de Brito, História-trágico-marítima, em que se escrevem chronologicamente oc Naufragios que tiverão as Naus de Portugal, depois que se poz em exercicio a Navegação da India, Lisbonne, Congrégation de l’Oratoire, 1735-1736, vol II68. Prólogo ao leitor Costume foi mui bem recebido entre os antigos quando alguma pessoa escapava de notável perigo ou enfermidade apresentar no Templo uma tábua em que o perigo que passara estivesse escrito. Prova ser isto assim Strabo, no oitavo livro de sua Geografia, dizendo que o primeiro que pôs a Medicina em arte foi Hipócrates, recolhendo todas estas tábuas e escritos em que se continham as doenças que sucederam a cada um e o remédio de que contra elas usara. pois sendo assim (benigno Leitor) não creio que deixará este breve Sumário de um naufrágio tão estranho como este de ser bem recebido, pois ambas as razões tem por si. A primeira, a obrigação que temos todos os que chegámos vivos deste trabalho a porto de salvamento de notificarmos ao mundo a mercê que a Virgem Madre de Deus nos fez em nos livrar dos estranhos e não cuidados trabalhos que passámos; e a segunda, mostrar o remédio de que nós neste caso tão temeroso aproveitámos, que foi de muitas lágrimas, contrição e arrependimento de culpas passadas, pedindo de contínuo misericórdia a Nosso Senhor. E nenhuma cousa esperei menos que poder este naufrágio vir a ser sabido por escrito, porque ainda que nossa natureza é sujeita aos trabalhos, todavia não agasalha bem a lembrança deles, pela pena que nos dá o que vimos com os olhos. E quem diz que a lembrança dos trabalhos passados dá gosto, não se viu nunca nestes nem em outros semelhantes, porque o gosto que se recebe na memória deles nasce do descanso em que se vê quem os passou e não do lembrar-se de ver tão particularmente a morte ao olho, como dizem. E não haja ninguém por fraqueza o que digo, porque Virgílio, excelente poeta, em um tão valeroso e esforçado cavaleiro como pintou em Eneas, pôs muito receio de contar os trabalhos passados, dizendos que lhe fugia o entendimento da lembrança deles. E por esta razão não esperei de escrever este discurso. Porém por me parecer que seria ingrato às grandes 68

Édition utilisée ici : Bernardo Gomes de Brito (éd.), História trágico-marítima, Mem Martins, Publicacões Europa-América, s.d. (années 1980), tome II, p. 21-22 (Prologue) et 30-34 (« La tempête »).

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Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho, en revenant du Brésil en l’an 1565, attribution incertaine, 1e éd. Lisbonne 1584, nouvelle éd. 1601, repris dans B. Gomes de Brito, História-trágico-marítima, em que se escrevem chronologicamente oc Naufragios que tiverão as Naus de Portugal, depois que se poz em exercicio a Navegação da India, Lisbonne, Congrégation de l’Oratoire, 1735-1736, vol II69. Prologue. Au lecteur (p. 19-20) : Ce fut une coutume bien établie parmi les Anciens, quand quelqu’un échappait à un grand péril ou à la maladie, que de fixer dans le temple une plaque où le fait était consigné. La preuve en est que Strabon, dans le huitième livre de sa Géographie, dit que le premier à ériger la médecine en art fut Hippocrate, qui fit un relevé de toutes ces plaques et inscriptions où étaient mentionnés les maladies des gens et les remèdes auxquels on avait eu recours. C’est pourquoi, bienveillant lecteur, je crois que ce bref compterendu d’un si étrange naufrage ne manquera pas d’être bien accueilli, et ce pour deux raisons. La première en est l’obligation que nous avons, nous tous qui sommes sortis sains et saufs de cette épreuve, de faire connaître au monde la grâce que la Vierge Mère de Dieu nous a accordée en nous délivrant de ces incroyables malheurs ; et la seconde, d’indiquer le recours que nous eûmes dans ces redoutables circonstances, et qui fut d’implorer continuellement la miséricorde de Notre-Seigneur, dans les larmes, la contrition, et le repentir de nos fautes passées. Mais je n’ai rien moins souhaité que d’avoir à faire connaître ce naufrage par écrit, car si notre nature est sujette aux tourments, elle n’en conserve pas volontiers le souvenir, du fait que ce que nous avons vu de nos yeux nous cause encore de la peine. Et celui qui dit que le souvenir des tourments passés apporte du plaisir, lui ne les a jamais connus, ni d’autres semblables, car le plaisir que l’on peut éprouver à se les rappeler vient du repos que l’on goûte à présent, et non du souvenir d’avoir si précisément vu, comme on dit, la mort en face. Que personne ne tienne mes propos pour faiblesse, car Virgile, cet excellent poète, lorsqu’il dépeignit le si courageux et vaillant chevalier Énée, hésita beaucoup à relater ses aventures passées, arguant que leur souvenir se

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La traduction est de Ph. Billé (op. cit., p. 208).

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mercês que de Nosso Senhor recebemos os que deste naufrágio escapámos, dos quais eu fui um deles e o mais pecador, determinei fazer esta Relação por ver quantos anos há que isto aconteceu sem até hoje haver pessoa que de cousa tamanha fizesse memória. E persuadido de alguns meus amigos que a imprimisse, não o quis fazer sem que primeiro a mostrasse a Jorge de Albuquerque, que nesta nau vinha; e como ele fosse a principal pessoa da companhia e o que mais trabalhos passou por nos animar e esforçar, assim com palavras de consolação como ele fosse a principal pessoa da companhia e o que mais trabalhos passou por nos animar e esforçar, assim com palavras de consolação como com obras e orações, que de contino fazia a Nosso Senhor, não no achei remoto desta lembrança em cousa alguma, antes me trouxe à memória outras muitas cousas de que eu estava bem esquecido; e muitas mais deixei de escrever, as quais pediriam (a meu juízo) outro tanto papel. Mas por me parecer que estas de que faço menção bastam para dar motivo aos homens que louvem ao Senhor e tenham sempre muita confiança na sua misericórdia quando nos maiores trabalhos se virem, quis antes ser notado de breve que de preluxo. Porque meu intento principal é ser Nosso Senhor louvado e glorificado de todos, o qual, usando de sua benignidade com afligidos, os tira de perigos e chega a salvamento. Pelo que peço não olhem às palavras, que são as que são, mas o intento, que é ser o Senhor louvado para sempre. […] Estando ambas estas naus na altura que tenho dito, em uma quartafeira, doze de Setembro, lhes sobreveio a maior e mais estranha e diabólica tormenta de vento sueste que até hoje se viu, e pelo que fez se pode julgar; porque acalmando-nos de súbito o vento que trazíamos, nos saltou ao sueste, que começou a ventar de maneira que todos tememos o perigo que se nos aparelhava, por ver a fúria e soberba com que começava a ventar. E com este temor começámos a usar dos remédios que em tal tempo se usam, alijando a fazenda ao mar por salvar as vidas; e assim alijámos tudo quanto se achou sobre a coberta e debaixo da ponte. E embravecendo-se o mar cada vez mais com o muito vento, que de contino crescia, alijámos os mastaréus das gáveas e todas as caixas em que cada um trazia o seu fato. E para que isto não fosse pesado a alguém, a primeira que se alijou foi a em que Jorge de Albuquerque trazia seus vestidos e outras cousas de importância. E vendo que tudo isto não bastava, e que cresciam os mares de maneira que nos queriam cobrir, lançámos

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dérobait à sa mémoire. C’est pourquoi je n’ai pas souhaité rédiger ce discours. Cependant, estimant que sans cela je serais ingrat envers Notre-Seigneur pour la grâce qu’Il a accordée aux rescapés de ce naufrage, dont moi-même, pauvre pécheur, j’ai résolu d’entreprendre cette relation, voyant que depuis tant d’années que ces faits ont eu lieu, personne à ce jour n’a rendu compte d’un tel événement. Persuadé par quelques amis de publier ce récit, je n’ai pas voulu le faire sans d’abord le montrer à Jorge de Albuquerque, qui voyageait sur cette nef ; car il était le plus éminent personnage à bord et fut celui qui consacra le plus d’efforts à nous encourager, aussi bien par ces mots de consolation que par ses actes et par les prières qu’il adressait sans répit à Notre-Seigneur, et je ne l’ai nullement trouvé en désaccord avec ces souvenirs, mais il m’a au contraire remis en mémoire bien des choses que j’avais oubliées ; et il en est encore d’autres que j’ai négligé de relater, car il y faudrait, je crois, deux fois plus de papier. Mais comme il me semble que ce que je relate suffit pour inciter les hommes à louer le Seigneur et à toujours garder, même dans les pires épreuves, confiance en Sa miséricorde, j’ai préféré paraître bref plutôt que prolixe. Car mon but est d’abord que Notre-Seigneur soit loué et glorifié de tous, Lui qui, usant de Sa bienveillance envers les affligés, les tire du danger et leur accorde le salut. Je vous demande donc moins d’attention pour mes paroles, elles sont ce qu’elles sont, que pour mon but, à savoir que le Seigneur soit loué pour toujours. La tempête (p. 35-42) Un mercredi, le douze septembre, alors que les deux nefs se trouvaient sous la latitude que j’ai indiquée, se déclencha la plus grande, la plus étrange et la plus diabolique tempête de sud-est jamais vue jusqu’à aujourd’hui, et dont on peut juger par ce qu’elle a produit ; car soudain le vent qui nous poussait tomba, puis repartit du sud-est si fort que lorsque nous vîmes sa furie et son arrogance, nous prîmes tous peur du danger qui nous menaçait. Si bien que nous commençâmes à user du remède qui s’applique dans ce cas, en lançant du chargement à la mer afin de sauver nos vies ; nous jetâmes ainsi tout ce qui se trouvait au-dessus et en dessous du tillac. Et comme la mer était de plus en plus houleuse, sous l’effet du vent qui grossissait sans cesse, nous jetâmes les mâtereaux de hune, ainsi que tous nos coffres de vêtements. Et pour que nul n’y rechigne, le premier à passer par-dessus bord fut celui dans lequel Jorge de Albuquerque gardait ses habits et ses objets de valeur. Puis,

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ao mar a artelharia que trazíamos e muitas caixas de açúcar e muitas sacas de algodão. Andando assim neste trabalho nos deu um mar por popa que nos desmanchou o leme, de maneira que daí a muitos poucos dias ficou por popa, ficando a nau de mar em través, e querendo-a nós endireitar e fazer correr em popa, nenhum dos muitos remédios que lhe fazíamos aproveitou nada. Vendo-se todos em tão temeroso passo sem leme, com mares tão grandes e grossos, começaram alguns, e quase todos, a desmaiar. E vendo Jorge de Albuquerque todos tão trespassados e com tanta razão, posto que ele sentia o que todos e cada um por si sentia, os começou a esforçar com muits palavras e animar a todos com dar ordem para se buscarem meios com que a nau governasse, e os demais se pusessem de joelhos a pedir a Nosso Senhor e a sua Mãe Santíssima os livrasse de tamanho trabalho e perigo. Já a este tempo (que seriam nove horas do dia) a nau dos franceses não aparecia, e os que ficaram dentro da nossa nau, vendo a tormenta que fazia e o leme desmanchado e a nau atravessada e o grande rumor da gente, andando tão atónitos que se lançavam no convés e se chegavam aos nossos amigamente e lhes diziam : “Já todos somos perdidos, nenhum de nós pode escapar, pois temos a nau sem leme e o mar tão bravo.” E assim andavam cortados de medo, que faziam tudo o que mandávamos, como se eles foram os mesmos cativos e roubados e criados de todos. Ordenámos então um bolso de vela para derredor dos castelos da proa, a ver se com isso queria a nau governar, e tendo-o feito, nos sobreveio uma cousa espantosa e nunca vista, porque sendo às dez horas do dia, se escureceu o tempo de maneira que parecia ser de noite, e o mar com os grandes encontros que umas ondas davam nas outras parecia que dava claridade, por encher tudo de escumas. O mar e vento faziam tamanho estrondo que quase nos não ouvíamos nem entendíamos uns aos outros. Neste comenos se levantou um mar muito mais alto que o outro primeiro e se veio direito à nau, tão negro e escuro por baixo e tão alvo por cima, que muito bem entenderam os que viram que seria causa de em muito breve espaço vermos todos o fim de nossas vidas, o qual dando pela proa com um borbotão de vento, caiu sobre a nau de maneira que levou consigo o mastro do traquete com a vela e verga e enxárcia ; e assim levou o mastro de cevadeira e o beque e os castelos de proa e cinco homens que estavam dentro neles e três âncoras que estavam arriçadas nos ditos castelos, duas de uma parte e uma de outra, e juntamente com isto abateu a ponte e a desfez de maneira que matou um marinheiro que estava debaixo dela, e fez o batel em quatro

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voyant que tout cela ne suffisait pas, nous jetâmes à la mer notre artillerie et un grand nombre de caisses de sucre et de balles de coton. Là-dessus, une vague déferlant par la poupe démit notre timon, de sorte qu’au bout de quelques jours il resta suspendu à l’arrière et la nef se mit à dériver ; et nous tentâmes de la redresser mais tous nos efforts furent vains. En nous voyant en si mauvaise posture, sans timon et au milieu de si gigantesques vagues, certains, puis presque tous, commencèrent à défaillir. Or, Jorge de Albuquerque, nous voyant tous si légitimement ébranlés, et bien que luimême ressentît la même chose que chacun, entreprit de nous encourager par ses paroles et nous apaisa tous en ordonnant à certains de rechercher le moyen de maîtriser la nef, et aux autres de se mettre à genoux pour demander à Notre-Seigneur et à Sa Très Sainte Mère de nous délivrer de ce grand péril. À ce moment-là, il devait être neuf heures du matin, la nef des Français avait déjà disparu, et ceux qui étaient restés sur la nôtre, considérant la tempête qui faisait rage, le timon déboîté, la dérive de la nef et la grande agitation des gens, demeuraient si interdits qu’ils venaient sur le pont et s’approchaient amicalement des nôtres pour leur dire : « Nous sommes tous perdus, aucun de nous ne va s’en tirer, parce que le timon est cassé, et la mer trop démontée. » Ils étaient transis de peur et faisaient tout ce que nous leur demandions, comme si c’étaient eux les captifs dépouillés, et nos serviteurs. Nous formâmes alors une sorte de creux de voile autour du gaillard d’avant, pour voir si cela aiderait à diriger la nef, et il se produisit quelque chose d’extraordinaire et de jamais vu, car bien qu’il fût seulement dix heures du matin, le ciel s’assombrit au point qu’on se serait cru la nuit, et la mer elle-même semblait apporter de la clarté, à cause des vagues qui s’entrechoquaient et faisaient partout jaillir de l’écume. La houle et le vent faisaient un tel vacarme que nous ne pouvions presque pas nous entendre. Sur ces entrefaites, une vague encore plus grande que la première se souleva et vint directement vers nous, si noire et si sombre que beaucoup d’entre nous crurent bien notre dernière minute arrivée, puis elle frappa la proue dans un tourbillon de vent et s’abattit sur la nef, emportant avec elle le mât de misaine avec voile, vergue et haubans ; elle arracha aussi le mât de beaupré, la poulaine et le gaillard d’avant, ainsi que cinq hommes s’y trouvant et trois ancres qui y étaient amarrées, deux d’un côté et une de l’autre, et elle fit s’écrouler le pont, tuant un marin placé en dessous, elle brisa la chaloupe en quatre ou cinq morceaux, et elle détruisit tous les barils d’eau et tous les vivres qui se trouvaient là ; la proue de la nef fut abîmée jusqu’au grand mât,

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ou cinco pedaços, e abateu todas as pipas de água e assim todo o mais mantimento que ainda ai havia ; e destroçou este mar a nau de proa até o mastro grande de maneira que a deixou rasa com a água ; e por espaço de meia hora esteve debaixo do mar sem nela haver quem soubesse onde estava. E vendo-se todos em tão grande perigo, ficaram assombrados e fora de si, remendo e julgando ser esta a derradeira hora de vida, e com este temor se chegaram todos a um padre da Companhia de Jesus, por nome Álvaro de Lucena, que com eles vinha, e a ele se confessaram com as mais breves palavras que cada um podia, porque o tempo não dava lugar para mais. E depois de confessados e se pedirem perdão uns aos outros, se puseram todos de joelhos pedindo a Nosso Senhor misericórdia, tomando por intercessora e advogada a Sacratíssima Virgem Nossa Senhora, Mãe do Filho de Deus, Senhora da Luz e de Guadalupe. O mar e o vento cresciam cada vez mais e andava tudo tão temeroso com os fuzis e relâmpagos que faziam, que parecia fundir-se o mundo. Vendo Jorge de Albuquerque o miserável estado em que ele e seus companheiros estavam, tirando esforço da fraqueza (em que o tinha posto a desconsolação de ver seus amigos e a si como se via), começou em altas vozes aos esforçar, dizendo: “De muitos maiores trabalhos, companheiros e amigos meus, somos merecedores, os que aqui estamos dos em que nos vemos, porque se, segundo nossas culpas houvéramos de ses castigados, já o mar nos tivera comido ; mas confiemos todos na misericórdia daquele Senhor cuja piedade é infinita, que por quem é se compadecerá de nós e nos livrará deste trabalho. Ajudemo-nos das armas necessárias para este lugar, que são arrependimento de coração das culpas passadas, protestando de não cair em outras, e com isto firme fé e esperança na bondade de quem nos criou e remiu com seu precioso sangre, que usará connosco de sua misericórdia, não olhando a nossos deméritos, porque tudo cabe nele por quão poderoso e misericordioso é ; lembremo-nos que nunca ninguém pediu a Deus misericórdia com pureza de coração que lhe fosse negada ; portanto todos lha peçamos e façamos de nossa parte o remédio possível, uns dando à bomba, outros esgotando a água que está no convés e debaixo da ponte, e enquanto temos vida trabalhemos pela conservar, que Nosso Senhor suprirá, por sua grande misericórdia e bondade, a falta de nossas mãos. E quando ele outra cousa dispuser de nós, cada um o tome com paciência, pois ele só sabe o que nos é melhor.” Com estas palavras e outras muitas mais, que lhes disse, foram logo uns dar à bomba e outros a esgotar a água debaixo e de cima. Os franceses que ficaram dentro a nossa nau (porque a sua logo no início da tormenta desapareceu), vendo-se

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de sorte que le bord était au niveau de l’eau ; et pendant une demi-heure elle resta immergée, et tous à bord étaient bouleversés. Car tous, se voyant en si grand péril, étaient épouvantés, craignant et jugeant que leur dernière heure avait sonné, et ils allèrent tous trouver un père de la compagnie de Jésus, nommé Alvaro de Lucena, qui était à bord, et ils se confessèrent à lui aussi brièvement que possible, car le temps était compté. Après s’être confessés et s’être demandé pardon les uns aux autres, ils se mirent tous à genoux, implorant la protection de la Très Sainte Vierge Mère du Fils de Dieu, Notre Dame de la Lumière et de Guadalupe. La mer et le vent grossissaient sans arrêt, et les éclairs et le tonnerre étaient si effrayants qu’on aurait cru le monde sur le point de s’écrouler. Jorge de Albuquerque, voyant le misérable état où se trouvaient ses compagnons et lui, puisant du courage dans la faiblesse où le plongeait le spectacle de leur désolation, se mit à les exhorter en criant : « Mes compagnons et amis, nous méritons de bien plus grands malheurs que ceux que nous connaissons, car si nous devions être châtiés comme nos fautes l’exigent, la mer nous aurait déjà dévorés ; mais gardons tous confiance dans la miséricorde de ce Seigneur dont la commisération est infinie, car Lui va avoir pitié de nous et va nous sauver. Employons les armes nécessaires dans ces circonstances, qui sont le repentir sincère pour nos fautes passées, promettons de ne plus en commettre, ainsi que cette fois et cette espérance en la bonté de Celui qui nous a créés, qui nous a rachetés par Son sang précieux, et qui fera usage de Sa miséricorde et pardonnera nos faiblesses, car il est si puissant et miséricordieux qu’Il peut tout ; songeons que jamais personne n’a imploré d’un cœur pur la miséricorde de Dieu sans qu’elle lui ait été accordée ; implorons-la donc tous ensemble et faisons de notre côté tout ce que nous pouvons, les uns en actionnant les pompes, les autres en écopant l’eau qu’il y a sur le pont et au-dessous, et tant que nous sommes en vie, travaillons à la conserver, car Notre-Seigneur apportera, avec Sa grande miséricorde et Sa grande bonté, ce qui manquera à nos bras. Et s’Il en décide autrement, que chacun l’accepte avec calme, car Lui seul sait ce qui est le mieux pour nous. » Après ces mots et bien d’autres qu’il leur adressa, les uns allèrent aussitôt s’occuper des pompes et les autres écoper l’eau du pont. Les Français qui étaient restés avec nous, car leur nef avait disparu dès le début de la tempête, se voyant dans cette situation, se mirent à genoux avec leurs mains levées vers Dieu, ce qu’ils n’avaient pas encore fait, et demandèrent pardon à nos Portugais, déclarant

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neste trabalho, se puseram de joelhos com as mãos alevantadas a chamar por Deus, o que até então não tinham feito, e pediam perdão aos nossos portugueses, dizendo que por seus pecados viera aquela tormenta, que rogássemos a Deus por eles, que já se davam por mortos, pois a nau estava da maneira que todos viam. Estando uns dando à bomba e outros esgotando a água e os que não faziam outra cousa, em joelhos, pedindo a Nosso Senhor lhes valesse em tão grande trabalho, lhes deu outro terceiro mar grandíssimo, pela quadra, com um borbotão de vento que lhes levou o mastro grande, vergas, velas, enxárcia e camarotes e alguma obra de popa, e juntamente o mastro da mezena, e levou um francês dos principais, e os nossa que estavam dando à bomba espalhou pelo convés, quebrando a uns braços e a outros pernas e a Jorge de Albuquerque tratou de maneira que andou aleijado da mão direita perto de um ano. E a um seu criado, por nome António Moreira, quebrou um braço, de que morreu daí a poucos dias, e aos mais que com ele estavam cobriu o mar por tanto espaço que se tiveram por afogados todos os que estavam no convés. Este mar meteu tanta água dentro, por estar a ponte já abatida, que ficou a nau morta e debaixo d’água por um grande espaço, e era a água tanta no convés e na tolda que quase dava pelos joelhos. E mandando Jorge de Albuquerque ver debaixo da coberta que água fazia a nau, acharam que lhe não faltava mais que três palmos para se acabar de encher de todo e chegar arriba. Vendo-se todos tão cercados de trabalhos e que cada vez cresciam mais, cresciam também suas lastimosas vozes, pedindo a Nosso Senhor misericórdia, com a desconsolação que lhes causava a certeza da morte que viam presente. Jorge de Albuquerque, vendo-se a si e a seus companheiros no ultimo da vida e tão desamparados de remédios e forças e consolações, e vendo alguns tão fracos de coração, se pôs entre eles dizendo-lhes : “Amigos e irmãos meus, muita razão tendes para sentir e temer muito o trabalho e perigo em que todos estamos, pois vedes que os remédios humanos nos não podem valer; mas isso é o que nos há-de dar muito mais motivo a confiardes na misericórdia de Nosso Senhor, com que ele costuma socorrer aos que de todo desconfiam de outro remédio humano ; portanto vos rogo muito a todos que confiando nele, como devemos a cristãos que somos, lhe peçamos que da sua mão nos dê ajuda, pois de toda outra estamos desamparados. De mim vos afirmo que espero na sua bondade que nos há-de livrar do perigo em que estamos, e que me hei-de ver em terra ainda aonde hei-de contar isto muitas vezes, para que o mundo saiba a misericórdia que Nosso Senhor usou connosco.”

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que leurs péchés étaient la cause de cette tempête, et nous demandant de prier Dieu pour eux, qui se voyaient déjà morts, vu l’état de la nef. Alors que certains travaillaient à pomper ou à écoper, et que ceux qui ne faisaient rien d’autre imploraient Notre Seigneur, à genoux, de nous venir en aide, une troisième et gigantesque lame s’abattit sur nous par la poupe dans une rafale de vent qui arracha le grand mât avec ses vergues, ses voiles, ses haubans, des cabines et des éléments de la poupe, ainsi que le mât de misaine, et qui emporta l’un des principaux Français et renversa sur le pont ceux des nôtres qui œuvraient aux pompes, cassant des bras et des jambes, et blessant Jorge de Albuquerque de sorte qu’il resta près d’un an infirme de la main droite. L’un de ses serviteurs, nommé Antonio Moreira, eut un bras cassé et en mourut en quelques jours, et tous ceux qui étaient sur le pont furent tellement submergés qu’ils crurent se noyer. Cette vague fit entrer tant d’eau, le pont étant abattu, que la nef resta en grande partie immergée ; sur le pont, l’eau montait presque jusqu’au genou. Jorge de Albuquerque envoya quelqu’un voir combien d’eau il y avait sous le pont, et on constata qu’elle était montée jusqu’à trois empans du haut. Comme ils voyaient que leur situation ne faisait qu’empirer, les gens crièrent de plus belle, implorant la miséricorde de NotreSeigneur, dans la détresse où les plongeait la certitude de leur mort prochaine. Jorge de Albuquerque, se croyant avec ses compagnons au dernier jour de leur vie, sans rien qui pût les aider ou les consoler, et voyant comme certains étaient faibles de cœur, s’approcha d’eux et leur dit : « Mes frères et amis, vous avez bien raison de redouter le péril qui vous menace, car vous voyez que les recours humains ne peuvent rien pour nous ; mais c’est cela même qui doit encore plus nous inciter à garder confiance en la miséricorde de Notre-Seigneur, avec laquelle Il vient en aide à ceux qui ne croient plus aux remèdes humains ; je vous demande donc à tous de Lui faire confiance, conformément à notre devoir de chrétiens, et de Lui demander de nous accorder l’aide de Sa main, puisque nulle autre ne peut rien. Je vous affirme quant à moi que j’espère en Sa bonté, qui doit nous sortir de notre malheur, et que je retournerai à terre, où je raconterai souvent notre histoire, pour que le monde sache quelle a été pour nous la miséricorde de Notre-Seigneur. » Comme il leur disait cela, une grande lueur apparut au sein des ténèbres qui les entouraient, et tous tombèrent à genoux en criant : « Bon Jésus, aideznous, Bon Jésus, ayez pitié de nous, Vierge Mère de Dieu, priez pour nous. » Et chacun usa des paroles les plus dévotes dont il fut capable pour se recommander, ainsi que ses compagnons, à la Vierge Marie Notre Dame, qui défend

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Estando-lhes dizendo isto, viram todos um resplandor grande no meio da grandíssima escuridão com que vinham, a que todos se puseram de joelhos, dizendo em altas vozes : “Bom Jesus, valei-nos, Bom Jesus, havei misericórdia de nós, Virgem Madre de Deus, rogai por nos.” E cada um, com as mais devotas palavras que sabia e podia, encomendava a si e a seus companheiros à Virgem Maria Nossa Senhora advogada de pecadores. O mar andava tão terrível e medonho que creio que nunca se viu tão espantosa, e as pessoas em que os mares alcançavam as enchiam todas de areia, de maneira que quase as cegava, e não se podiam ver umas às outras, pelo que suspeitavam estar em alguns baixos ou restingas de areia, porque parecia impossível meterem os mares tanta areia dentro na nau senão com ser o fundo baixo ; sem embargo, era tal a tormenta que bem se podia crer que do profundo do mar podia levantar a grande cópia de areia que nos metia dentro da nau. Ao redor da nau remoinhava o vento com tanto ímpeto que não ousava nenhum a andar por cima dela senão Jorge de Albuquerque e o mestre e duas ou três pessoas que estavam esperando com o Sinal da Cruz os mares que davam na nau, que pareciam que a queriam abrir; e isto com tantos relâmpagos, que apareciam que andavam ali os demónios do Inferno. A estes trabalhos nos sobreveio outro maior e não esperado nem cuidado, e que muito nos atribulou, e foi que o mastro grande, depois que a tormenta o quebrou e levou, ficou preso pelo calcês com a enxárcia de gilavento, e ficando preso se passou por debaixo da nau à banda do balravento, e com qualquer mar que vinha dava tamanho encontro na nau com o vaivém que parecia meter castelo para dentro. Vendo todos estes encontros nos demos por perdidos de todo, sentindo cada pancada que o mastro dava na nau como se a dera em cada um de nós, e com cada trabalho que de novo sobrevinha alevantávamos todos as vozes, pedindo a Deus misericórdia e que nos livrasse daquele perigo em que nos punha o nosso próprio mastro. Prouve àquela infinita bondade que vieram uns mares que o apartaram da nau e ficámos livres daquele não esperado trabalho. Julgue cada um que isto ler quais podiam estar homens que se neste estado viam, cercados de tantas misérias e trabalhos, em os quais nenhum outro alivio recebiam senão com as lágrimas e gemidos com que pediam a Nosso Senhor que se lembrasse deles, não lhes lembrando comer nem beber, havendo três dias que o não fizeram, porque tanto havia que vinham com a tormenta, ainda que o mais forte dela duraria nove horas, mas todos os três dias andávamos quase debaixo da água dando à bomba de noite e de dia, vendo sempre a morte diante e esperando por ela cada hora. E por mais certa a tivemos quando no

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les pécheurs. La mer était si terrible, si effrayante que je crois qu’on n’a jamais rien vu de tel ; les lames qui s’abattaient sur la nef étaient si grosses qu’elles la balayaient de part en part, en y déposant une étonnante quantité de sable, au point que les personnes trempées en étaient recouvertes et presque aveuglées, n’arrivant plus à se distinguer les unes des autres, de sorte qu’on supposa que la nef était au-dessus d’un bas-fond ou d’un banc, car il semblait impossible que les vagues charriassent autant de sable si l’on n’était pas tout près du fond ; cependant, la tempête était telle que l’on pouvait bien croire la mer capable d’avoir tiré des abysses la grande quantité de sable qu’elle jetait dans la nef. Tout autour du vaisseau, le vent tourbillonnait avec une telle impétuosité que nul ne s’aventurait plus sur le pont, à part Jorge de Albuquerque, le maître, et deux ou trois personnes qui opposaient le signe de la croix aux vagues déferlantes, lesquelles semblaient vouloir briser notre nef ; cela au milieu de tant d’éclairs, que l’on se serait cru en présence des diables de l’Enfer. À ces tourments vint s’en ajouter un autre plus grand encore, et inattendu, qui nous affligea beaucoup : ce fut que le grand mât, après que la tempête l’eut cassé et arraché, resta relié par ses haubans du bord au vent, et passa par-dessous le vaisseau du côté du bord sous le vent où, à l’arrivée de chaque vague, il donnait de tels coups contre la coque, qu’il menaçait de défoncer la nef. Nous nous crûmes perdus en entendant les coups du mât contre la coque, que nous ressentions tous comme s’ils nous eussent frappés personnellement, et nous nous remîmes à crier, implorant Dieu, dans Sa miséricorde, de nous sauver du péril où nous mettait notre propre mât. Il plut à Son infinie bonté que des vagues vinssent l’écarter du navire, et nous fûmes débarrassés de ce tourment inattendu. Que ceux qui lisent ces lignes jugent de l’état dans lequel nous pouvions nous trouver, accablés de toutes ces misères, n’ayant d’autre soulagement que les larmes et les gémissements que nous adressions à Notre-Seigneur afin qu’il nous vînt en aide, ayant passé ces trois jours de tempête sans même songer à boire ou à manger, car bien que le plus fort de la tempête n’eût duré que quelque neuf heures, nous restâmes ces trois journées quasiment sous l’eau, actionnant les pompes nuit et jour, et nous attendant à périr à toute heure. Notre mort ne fit plus de doute quand, au bout de ces trois jours, nous nous retrouvâmes sans timon, ni mâts, ni voiles, ni vergues, ni haubans, ni amarres, ni ancres, ni chaloupe, ni eau potable, ni vivres, à plus de cinquante personnes, en comptant les Français, avec notre nef ouverte en plusieurs endroits et menaçant de couler alors que nous étions à deux cent quarante lieues des terres. La tempête avait été si forte qu’elle

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cabo de três dias nos achámos sem ter leme, nem mastro, nem velas, nem vergas, nem enxárcias, nem amarras, nem âncoras, nem batel, e sem nenhuma água nem mantimento, sendo com todos os franceses perto de cinquenta e tantas pessoas, e com a nau aberta por muitas partes, de maneira que se ia ao fundo, estando de terra duzentas e quarenta léguas. Foi tamanha esta tormenta que, dando-nos em altura de quarenta e três graus da banda do norte, nos pôs em quarenta e sete graus, sem mastro nem velas. Uma cousa posso afirmar : que o pouco que se aqui escreve é tão diferente do muito que passámos como do vivo ao pintado.

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nous avait déportés, quoique sans mâts ni voiles, de quarante-trois à quarante-sept degrés de latitude nord. Je puis affirmer une chose : qu’il y a autant de différence entre ce qui est écrit ici et ce que nous avons connu, qu’entre la peinture et la réalité de la vie.

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WILLIAM STRACHEY Le naufrage du Sea Venture et la découverte des Bermudes (Événement : juillet 1609-mai 1610. Rédaction : juillet 1610. 1ère publication : 1625) Issu d’une famille de yeomen (paysans propriétaires) de Saffron Valley parvenus à la petite noblesse, William Strachey est passé par Emmanuel College à Cambridge, puis par Gray’s Inn70. Il perd une grande partie de sa fortune lors de son séjour à Londres, où il fréquente les milieux littéraires – il possède des parts dans le théâtre des Blackfriars, connaît sans doute Shakespeare, certainement Thomas Campion, John Donne et Ben Jonson71. Son départ pour la Virginie, en tant que secrétaire de la nouvelle colonie de Jamestown n’est pas sa première tentative pour refaire sa fortune ; il avait auparavant accompagné en 1606 dans le Levant le nouvel ambassadeur, Thomas Glover. L’ambassade, qui se heurte au réseau de relations du précédent envoyé de la Compagnie du Levant, Henry Lello, resté sur place, est un échec, et William Strachey rentre ruiné de l’entreprise. Lorsqu’il rédige ce récit de la série de désastres qui ont marqué l’envoi par la Virginia Company d’une mission de ravitaillement (la troisième) aux colons de Jamestown, en grande difficulté, il se trouve encore en Virginie. La

70 Son grand-père n’est encore qu’un bourgeois prospère en 1571, mais son père obtient un blason. Sur le parcours de Strachey, voir S. G. Culliford, William Strachey, 1572-1621, Charlottesville, The University Press of Virginia, 1965. 71 Il compose un poème liminaire pour la parution en 1605 du Sejanus His Fall de Ben Jonson, représenté en 1603, et dans lequel Shakespeare paraît comme acteur.

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mention du 15 juillet 1610 que porte le texte imprimé ne suffit certes pas à témoigner de l’achèvement de celui-ci à cette date ; le manuscrit, adressé à une « Noble Lady » dont l’identité reste incertaine72, et sans doute envoyé par son auteur en Angleterre par le vaisseau qui ramène Sir Thomas Gates à Londres en 1610, a certainement été complété à Londres par l’auteur, rentré lui-même l’année suivante en Angleterre. Mais une version manuscrite circule probablement dès l’hiver 1610. Entre-temps sont parus dès le mois d’octobre 1610 A Discovery of the Bermudas de Sylvester Jourdain, qui se trouvait également à bord de la flotte défaite par l’ouragan au large de l’archipel des Bermudes, plusieurs ballades sur l’aventure virginienne, et en novembre l’anonyme A True Declaration of the Estate of the Colonie in Virginia. Cette dernière publication a été commanditée par la Virginia Company, et sa date de parution accélérée autant que possible pour contredire les rumeurs qui courent à Londres sur l’échec de l’entreprise de colonisation, depuis que la nouvelle du naufrage du Sea Venture y est parvenue. William Strachey, qui est alors secrétaire de la colonie de Jamestown, voit ainsi s’envoler ses espoirs de gloire littéraire, comme ses perspectives de fortune : non seulement son propre texte ne paraîtra qu’après sa mort, au milieu d’autres récits de voyages (Samuel Purchas His Pilgrims, vol. IV, Londres, 1625), mais il se voit devancé dans la description qu’il espérait faire de l’état de la colonie de Virginie par John Smith, dont les Maps of Virginia paraissent dès 1610, avant d’être republiées sous de nombreuses formes par la suite. Strachey publie après ses concurrents une compilation des lois de la nouvelle colonie, sous le titre de Lois Religieuses, Morales et Militaires pour la Colonie de Virginie Britannique73 . Son ouvrage principal, Histoire du Voyage en Virginie Britannique; donnant la cosmographie et les ressources du pays, avec les mœurs et coutumes de sa population. Rassemblées et observées

72 Il s’agirait selon C. M. Gayley (Shakespeare and the Founders of Liberty in America, New York, 1917, rééd. Kessinger Publishing, 2008), de Lady Howard ; Culliford (op. cit) penche pour Lady Smithe, A. L. Rowse pour la comtesse de Bedford (Shakespeare’s Southampton, Patron of Virginia, New York, Harper & Row, 1965). 73 For The Colony in Virginea Britannia. Lawes Divine, Morall and Martiall, &c. (Londres, Walter Burre, 1612).

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par ceux qui y allèrent les premiers, et recueillies par William Strachey, Gentilh., Premier secrétaire de la Colonie74, ne sera publié qu’en 1848 par la Hakluyt Society. Le récit de Strachey de la traversée du Sea Venture devient célèbre dès le XVIIIe siècle pour la description qu’il fait de la tête de pont britannique sur la côte Est de l’Amérique que constitue en 1609 la colonie de Jamestown en Virginie, aussi bien que pour sa relation de la découverte des Bermudes. Mais le texte est par ailleurs bien connu de la critique anglo-saxonne depuis deux siècles, pour la ressemblance indéniable du scénario de la Tempête, représentée pour la première fois en novembre 1611, avec les faits qu’il relate – depuis l’ouragan qui s’abat sur le navire, et amène les personnages sur cette île mystérieuse prétendument peuplée de démons, et qui se révèle parfaitement habitable, jusqu’aux détails de la vie que mèneront les naufragés dans l’archipel. L’intérêt pour ce problème de sources a été renouvelé, depuis quelques années, par le rôle qu’il joue dans la datation des pièces de Shakespeare, dans le cadre de la controverse entre partisans de leur réattribution à Edward de Vere, comte d’Oxford, mort en 1604, et tenants de l’attribution traditionnelle de l’œuvre au poète de Stratford-upon-Avon ; la thèse soutenue par les « Oxfordians » tombe en effet si l’on considère que la Tempête s’inspire du récit d’un naufrage survenu en 1609. Plusieurs travaux récents ont cependant montré de façon convaincante l’existence de sources communes aux deux textes75.

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Historie of Travaile into Virginia Britannia; expressing the cosmographie and comodities of the country, toguther with the manners and customes of the people. Gathered and observed as well by those who went first thither as collected by William Strachey, Gent., The First secretary of the Colony. 75 Pour une comparaison des points communs entre les deux textes, exclusivement orientée vers une étude de sources, on peut prendre connaissance sur les nombreux sites consacrés à la controverse des thèses opposées de Dave Kathman, « Dating the Tempest » (s.d., http:// www.shakespeareauthorship.com/tempest.html) et de Nina Green « False parallels in David Kathman’s “Dating the tempest” » (2005, http://www.oxford-shakespeare.com/Kathman/ Kathmanrefutation.pdf), et surtout de la contribution de Roger Stritmatter et Lynne Kositsky, « Shakespeare and the Voyagers Revisited », Review of English Studies, 58, p. 447-472 (2007) et « Dating The Tempest: A Note on the Undocumented Influence of Erasmus’ “Naufragium” and Richard Eden’s 1555 Decades of the New World » (2005, 2007, http:// www.shakespearefellowship.org/virtualclassroom/tempest/kositsky-stritmatter%20Tem-

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Si la question du rapprochement entre le Rapport de Strachey et la pièce de Shakespeare a ainsi fait l’objet de nombreuses études, le texte lui-même, pourtant riche et complexe, a en revanche été assez peu analysé dans son unité ; aucun des récits de l’aventure du Sea Venture n’a été traduit en français76. Outre l’intérêt qu’il présente pour une histoire des premières tentatives britanniques de colonisation de la Virginie, celui-ci propose aux lecteurs un exemple remarquable des ambiguïtés que comporte la transformation d’un récit de perdition en célébration de la découverte d’un monde.

pest%20Table.htm), qui propose un tableau complet des passages rapprochés. Voir également, sur le problème de la datation relative des textes, Robert Ralston Cawley, « Shakespeare’s Use of the Voyagers », Publications of the Modern Language Association of America, 41 (1926), p. 688-726 ; Karl Elze, « The Date of The Tempest », Essays on Shakespeare, Londres, Macmillan, 1974, p. 1-29, et Alden T. Vaughan, « William Strachey’s “True Reportory” and Shakespeare: A Closer Look at the Evidence », Shakespeare Quarterly, Volume 59, n° 3, 2008. 76 On trouvera une reproduction de l’ensemble de ces textes en ligne, sur le site http:// www.virtualjamestown.org/, consacré aux documents des XVIe et XVIIe siècles sur cette première expérience anglaise en Virginie.

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A True Reportory of the Wracke and Redemption of Sir Thomas Gates Knight, upon and from the Ilands of the Bermudas. His coming to Virginia, and the State of the Colonies then, and after, under the Government of Lord La Warre, July 15. 1610. Written by William Strachey, Esquire, paru dans Samuel Purchas, Hakluytus Posthumus, or Purchas His Pilgrimes, William Stansby, Londres, 1625, vol. IV, p. 1734-1758. Éd. 1904, James MacLehose and Sons77. A most dreadfull Tempest (the manifold deaths whereof are here to the life described). Their wracke on Bermuda, and the description of those Ilands. Excellent Lady, know that upon Friday late in the evening, we brake ground out of the Sound of Plymouth, our whole fleet then consisting of seven good ships, and two pinnaces, all which from the said second of June, unto the twenty-three of July, kept in friendly consort together, not a whole watch at any time loosing the sight each of other. Our course when we came about the height of between 26. and 27. degrees, we declined to the Northward, and according to our Governour’s instructions altered the trade and ordinary way used heretofore by Dominico, and [N]evis, in the West Indies, and found the wind to this course indeed as friendly, as in the judgement of all Sea-men, it is upon a more direct line, and by Sir George Summers our Admiral had been likewise in former time sailed, being a Gentleman of approved assuredness, and ready knowledge in Sea-faring actions, having often carried command, and chief charge in many ships royal of Her Majesty’s, and in sundry Voyages made many defeats and attempts in the time of the Spaniards quarrelling with us, upon the Islands and Indies, etc. We had followed this course so long, as now we were within seven or eight days at the most, by Cap. Newport’s reckoning, of making Cape Henry upon the coast of Virginia, when on S. James his day, July 24., being Monday

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L’orthographe et la ponctuation ont été modernisées ici.

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Véritable Récit du naufrage, et de la rédemption de Sir Thomas Gates, Chevalier, sur les Îles des Bermudes, et de son passage de ces îles en Virginie. Avec l’état de cette Colonie à ce moment, et par la suite sous le gouvernement de Lord Delaware. 15 juillet 1610. Ecrit par William Strachey, Esq., paru dans Samuel Purchas, Hakluytus Posthumus, or Purchas His Pilgrimes, William Stansby, Londres, 1625, vol. IV, p. 1734-1758. Éd. 1904, James MacLehose and Sons78.

Une tempête très épouvantable, avec la vivante description des nombreuses morts qu’elle occasionna ; [un] naufrage dans les Bermudes, et la description de ces îles. Noble Dame, vous saurez que le vendredi, tard dans la soirée, nous quittâmes la rade de Plymouth, avec toute notre flotte qui consistait alors en sept bons vaisseaux et deux pinasses79, lesquels depuis ce 2 juin jusqu’au 23 juillet voguèrent de conserve en bonne compagnie, sans jamais se perdre de vue l’un l’autre l’espace d’un quart. Lorsque nous arrivâmes à la hauteur de 26 à 27 degrés, nous mîmes le cap vers le nord, et selon les instructions du Gouverneur nous laissâmes la route que l’on prenait d’ordinaire jusqu’alors, par la Dominique et Nevis dans les Indes Occidentales. De fait, nous trouvâmes le vent d’autant plus favorable sur cette route que celle-ci se trouve, de l’avis de tous les hommes de mer, sur une ligne plus directe. Elle avait été utilisée déjà par notre amiral Sir George Somers, qui est un gentilhomme au jugement sûr et éprouvé, et qui possède une connaissance parfaite des choses de la mer, ayant souvent assuré le commandement et eu la charge principale de nombre de vaisseaux royaux de Sa Majesté, et à l’occasion de divers voyages infligé plusieurs défaites à l’ennemi et conduit plusieurs actions, du temps que les Espagnols nous cherchaient querelle, sur les Iles et dans les Indes, etc. Nous avions suivi cette route assez longtemps pour nous trouver, d’après l’estimation du capitaine Newport, dans sept ou huit jours tout au plus en vue du Cap Henry sur la côte de Virginie, lorsque, le jour de la Saint James, 78

Traduction et notes d’A. Duprat. Au XVIIe siècle, bâtiment de mer à poupe carrée, long et étroit, d’une grande vitesse et propre à la course. Il était gréé de trois mâts portant les voiles d’un vaisseau. 79

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(preparing for no less all the black night before) the clouds gathering thick upon us, and the winds singing, and whistling most unusually, which made us to cast off our pinnace, towing the same until then astern, a dreadful storm and hideous began to blow from out the North-east, which swelling, and roaring as it were by fits, some hours with more violence then others, at length did beat all light from heaven ; which like an hell of darkness turned black upon us, so much the more fuller of horror, as in such cases horror and fear use to overrun the troubled, and overmastered senses of all, which (taken up with amazement) the ears lay so sensible to the terrible cries and murmurs of the winds, and distraction of our Company, as who was most armed, and best prepared, was not a little shaken. For surely (Noble Lady) as death comes not so sudden nor apparent, so he comes not so elvish and painful (to men especially even then in health and perfect habitudes of body) as at Sea; who comes at no time so welcome, but our frailty (so weak is the hold of hope in miserable demonstrations of danger) it makes guilty of many contrary changes, and conflicts. For indeed death is accompanied at no time, nor place with circumstances every way so uncapable of particularities of goodness and inward comforts, as at Sea. For it is most true, there ariseth commonly no such unmerciful tempest, compound of so many contrary and divers [Mo]tions, but that it worketh upon the whole frame of the body, and most loathsomely affecteth all the powers thereof; and the manner of the sickness it lays upon the body, being so unsufferable, gives not the mind any free and quiet time, to use her judgment and Empire, which made the Poet say : Hostium vxores, puerique caecos Sentiant motus orientis Haedi, & Aequoris nigri fremitum, & trementes Verbere ripas

For four and twenty hours the storm in a restless tumult, had blown so exceedingly, as we could not apprehend in our imaginations any possibility of greater violence, yet did we still find it, not only more terrible, but more constant, fury added to fury, and one storm urging a second more

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le 24 juillet, qui était un lundi, la nuit noire qui avait précédé nous ayant préparés au pire, avec les nuages épais qui se rassemblaient au-dessus de nous et les vents qui chantaient et sifflaient de la façon la plus inhabituelle – ce qui nous conduisit à détacher la pinasse que nous hâlions jusqu’alors à l’arrière –, un orage épouvantable, affreux, commença à souffler du nord-est. Il s’enflait et rugissait comme par accès, avec plus ou moins de violence selon les heures, et finit par chasser toute la lumière du ciel. Noir comme l’enfer, celui-ci s’assombrit au-dessus de nous, d’autant plus horrible qu’en pareille circonstance l’horreur et la peur s’emparent des sens troublés de tous, et les dominent. Nos oreilles saisies d’effroi étaient si sensibles aux clameurs et aux plaintes des vents, et à l’affolement de nos compagnons, que même les mieux armés et les plus aguerris n’étaient pas médiocrement ébranlés. Car certainement, noble Dame, comme la mort ne nous vient jamais de façon aussi soudaine, ni aussi visible qu’en mer, elle ne nous est jamais aussi amère ni aussi pénible que là, surtout pour des hommes qu’elle surprend en pleine santé et en parfait état physique – elle qui n’est jamais si bienvenue que notre faiblesse ne nous pousse à bien des mouvements de défense contre elle, et à bien des luttes, tant l’espérance a peu de pouvoir sur nous dans les situations où le danger nous presse. Mais nulle part et en nulle occasion la mort ne vient, comme en mer, accompagnée de circonstances aussi défavorables à tout ce qui fait le bien-être et le réconfort intérieur. Tant il est vrai qu’une tempête aussi impitoyable, faite de tant de mouvements contraires et différents, ne saurait s’abattre sans que son action s’exerce sur tout notre corps, et n’affecte de la façon la plus hideuse toutes ses facultés. Et le malaise qu’elle impose au corps est si insupportable qu’il ne laisse à pas l’esprit le loisir et la paix qu’il faut pour faire usage de son jugement et de son autorité; ce qui fit dire au Poète : Que les femmes et les enfants de nos ennemis éprouvent l’aveugle impétuosité de l’Auster qui se lève, et le frémissement de la noire mer, et les rivages ébranlés par les coups80!

Pendant vingt-quatre heures, l’ouragan avait fait rage dans un tumulte incessant, avec tant de démesure que nous ne pouvions imaginer qu’il pût atteindre plus grande violence. Et pourtant, nous le vîmes augmenter non seulement de puissance mais aussi de constance, redoublant de fureur, la pre80

Horace, Odes, III, 27. Trad. Leconte de l’Isle (1884).

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outrageous then the former; whether it so wrought upon our fears, or indeed met with new forces. Sometimes strikes in our Ship amongst women, and passengers, not used to such hurly and discomforts, made us look one upon the other with troubled hearts, and panting bosoms, our clamours drowned in the winds, and the winds in thunder. Prayers might well be in the heart and lips, but drowned in the outcries of the Officers, nothing heard that could give comfort, nothing seen that might encourage hope. It is impossible for me, had I the voice of Stentor, and expression of as many tongues, as his throat of voices, to express the outcries and miseries, not languishing, but wasting his spirits, and art constant to his own principles, but not prevailing. Our sails wound up lay without their use, and if at any time we bore but a hullock, or half forecourse, to guide her before the Sea, six and sometimes eight men were not enough to hold the whipstaff in the steerage, and the tiller below in the Gunner room, by which may be imagined the strength of the storm, in which the sea swelled above the clouds, and gave battle unto Heaven. It could not be said to rain, the waters like whole rivers did flood in the air. And this I did still observe, that whereas upon the Land, when a storm hath poured itself forth once in drifts of rain, the wind as beaten down and vanquished therewith, not long after endureth ; here the glut of water (as if throttling the wind erewhile) was no sooner a little emptied and qualified, but instantly the winds (as having gotten their mouths now free, and at liberty) spake more loud, and grew more tumultuous, and malignant. What shall I say? Winds and seas were as mad, as fury and rage could make them; for mine own part, I had been in some storms before, as well upon the coast of Barbary and Algiers, in the Levant, and once more distressful in the Adriatic Gulf, in a bottom of Candy, so as I may well say Ego quid sit ater Adriae novi sinus, et quid albus Peccet Iapex. Yet all that I had ever suffered gathered together, might not hold comparison with this: there was not a moment in which the sudden splitting, or instant over-setting of the ship was not expected.

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mière tempête en déchaînant une seconde plus atroce encore – soit que ce fût notre peur qui ait produit cet effet, soit qu’elle eût en effet trouvé de nouvelles forces. Par moment, les coups qu’elle abattait sur notre vaisseau, au milieu des femmes et des passagers, qui n’étaient pas habitués à tant de vacarme et d’inconfort, faisaient que nous nous regardions les uns les autres, le cœur éperdu et le souffle coupé, et que nos cris se noyaient dans le vent, et le vent dans le tonnerre. Sans doute y avait-il des prières dans les cœurs et sur les lèvres, mais elles se noyaient dans les clameurs des officiers, et nous n’entendions rien qui puisse nous réconforter, nous ne voyions rien qui puisse nous rendre espoir et courage. Quand j’aurais la voix de Stentor, et autant de langues que son gosier avait de voix pour les exprimer, je serais incapable de rendre leurs clameurs et leurs cris lamentables – l’esprit comme l’art s’y épuiseraient, avec constance et sans faiblir, mais en vain. Nos voiles carguées nous étaient inutiles ; et si par moments nous voulions porter une simple voile de tempête, ou demi-voile de misaine, pour nous ramener au portant, nous n’avions pas assez de six et parfois de huit hommes pour tenir la barre sur l’entrepont et le gouvernail en bas dans le carré, par quoi l’on peut juger de la force de la tempête ; la mer était si grosse qu’elle passait par-dessus les nuages, pour livrer bataille au ciel. On ne pouvait pas dire qu’il pleuvait : l’air était inondé, comme si des fleuves entiers s’y déversaient. Et je pus voir aussi la chose suivante : tandis qu’à terre, une fois qu’une tempête s’est répandue en averses, le vent s’en trouve comme abattu et défait, et cesse bientôt de souffler ; ici au contraire, à peine le déluge de pluie qui semblait avoir étouffé le vent pour un temps se calmait-il, comme s’il s’était momentanément vidé, que les vents aussitôt, comme si leur bouche se retrouvait libre, hurlaient plus fort encore et redoublaient de vacarme et de méchanceté. Que dire ? Les vents et les flots étaient aussi déchaînés que rage et que folie les pouvaient faire. Pour ma propre part, j’avais déjà été pris auparavant dans plusieurs tempêtes, aussi bien sur la côte de Barbarie et en Alger que dans le Levant ou, plus effrayant encore, dans le golfe Adriatique, sur un bateau de Candie ; je puis donc bien dire : « J’ai éprouvé ce que présage la sombre Hadria et ce que réserve le blanc Iapyx »81. Mais tout ce que j’avais pu souffrir, mis ensemble, ne saurait soutenir la comparaison avec cela. Il n’y avait pas un moment où nous ne nous attendions à voir le vaisseau se rompre soudain, ou chavirer d’un coup.  81 Horace, Odes, III, v. 17-20 : « Mais tu vois avec quel tumulte Orion se précipite. J’ai éprouvé ce que présage, etc. »

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Howbeit this was not all. It pleased God to bring a greater affliction yet upon us; for in the beginning of the storm we had received likewise a mighty leak. And the ship, in every joint almost, having spewed out her oakum, before we were aware (a casualty more desperate then any other that a voyage by sea draweth with it), was grown five foot suddenly deep with water above her ballast, and we almost drowned within, whilst we sat looking when to perish from above. This imparting no less terror then danger, ran through the whole ship with much fright and amazement, startled and turned the blood, and took down the braves of the most hardy mariner of them all, insomuch as he that before happily felt not the sorrow of others, now began to sorrow for himself, when he saw such a pond of water so suddenly broken in, and which he knew could not (without present avoiding) but instantly sink him, so as joining (only for his own sake, not yet worth the saving) in the public safety. There might be seen master, masters mate, boatswain, quarter master, coopers, carpenters, and who not, with candles in their hands, creeping along the ribs viewing the sides, searching every corner, and listening in every place, if they could hear the water run. Many a weeping leak was this way found, and hastily stopped, and at length one in the gunner room made up with I know not how many pieces of Beef. But all was to no purpose, the leak (if it were but one) which drunk in our greatest seas, and took in our destruction fastest, could not then be found, nor ever was, by any labour, counsel, or search. The waters still increasing, and the Pumps going, which at length choked with bringing up whole and continual biscuit (and indeed all we had, ten thousand weight) it was conceived, as most likely, that the leak might be sprung in the bread room, whereupon the carpenter went down, and ripped up all the room, but could not find it so. I am not able to give unto your Ladyship every man’s thought in this perplexity, to which we were now brought ; but to me, this leakage appeared as a wound given to men that were before dead. The Lord knoweth, I had as little hope, as desire of life in the storm, and in this, it went beyond my will,

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Mais le pire restait à venir. Il plut à Dieu de nous infliger un coup plus rude encore : au début de la tempête, nous avions également subi une importante voie d’eau ; et le vaisseau, qui avait perdu son étoupe presque à toutes les jointures, avant que nous ayons pu y prendre garde82 – ce qui est le plus grave des accidents qui puissent survenir lors d’une traversée en mer –, se remplit soudain de cinq pieds d’eau sous la ligne de flottaison. Nous manquâmes périr noyés en bas, où nous nous tenions assis, nous attendant à voir venir la mort d’en haut. La terreur fut à la mesure du danger ; elle se répandit dans tout le vaisseau, la frayeur et la stupéfaction figeant et tournant le sang et abattant le courage du plus hardi des marins. Car même celui qui avait jusque-là le bonheur de ne pas souffrir de l’inquiétude des autres se mit alors à s’inquiéter pour lui-même, en voyant une telle mare d’eau envahir aussi rapidement le vaisseau, sachant que cela ne pouvait que le faire sombrer sans délai, à moins qu’il y portât remède sur-le-champ, ce qui le poussa à s’associer – pour l’amour seulement de sa propre personne, qui ne valait pas d’être sauvée – au sauvetage de tous. On put voir alors le capitaine, le second, le maître d’équipage, les tonneliers, les charpentiers et bien d’autres, rampant la chandelle à la main le long des couples pour en inspecter les bords, examinant chaque recoin, écoutant partout si l’on pouvait entendre l’eau couler. Nombre de fuites insidieuses furent ainsi découvertes et calfatées à la hâte, et l’on finit par en trouver une dans la chambre d’armes que l’on boucha avec je ne sais combien de pièces de bœuf. Mais tout cela ne servait à rien: nous ne parvînmes jamais à découvrir la voie – si toutefois il n’y en avait qu’une – qui laissait entrer le plus d’eau et nous rapprochait le plus promptement de notre ruine, malgré tous nos efforts, notre attention et nos recherches. Comme l’eau montait continûment, malgré l’action des pompes, qui finirent par s’enrayer à force de remonter sans cesse des quantités de biscuit entier – tout ce que nous en avions, dix mille mesures, y passa – nous finîmes par penser que la voie d’eau était probablement dans la cale à pain, sur quoi le charpentier y descendit et dégagea toute la cale, sans pourtant réussir à s’assurer du fait. Je ne saurais vous dire, Madame, les pensées de chacun, dans cette incertitude à laquelle nous nous voyions réduits ; mais à moi, cette voie d’eau fit l’effet d’une blessure infligée à des hommes déjà morts. Dieu sait que j’avais aussi peu d’espoir que d’envie de survivre durant la tempête, et maintenant je n’en avais 82 Il s’agissait en effet de la première traversée du Sea Venture, spécialement armé pour cette expédition ; son calfatage était probablement trop neuf.

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because beyond my reason, why we should labour to preserve life. Yet we did, either because so dear are a few lingering hours of life in all mankind, or that our Christian knowledges taught us, how much we owed to the rites of Nature, as bound, not to be false to our selves, or to neglect the means of our own preservation ; the most despairful things amongst men, being matters of no wonder nor moment with him, who is the rich fountain and admirable essence of all mercy. Our Governor, upon the Tuesday morning (at what time, by such who had been below in the hold, the leak was first discovered) had caused the whole Company, about one hundred and forty, besides women, to be equally divided into three parts, and opening the Ship in three places (under the forecastle, in the waste, and hard by the binnacle) appointed each man where to attend; and thereunto every man came duly upon his watch, took the bucket, or pump for one hour, and rested another. Then men might be seen to labour, I may well say, for life, and the better sort, even our Governor and Admiral themselves, not refusing their turn, and to spell each the other, to give example to other. The common sort stripped naked, as men in galleys, the easier both to hold out, and to shrink from under the salt water, which continually leapt in among them, kept their eyes waking, and their thoughts and hands working, with tired bodies, and wasted spirits, three days and four nights destitute of outward comfort, and desperate of any deliverance, testifying how mutually willing they were, yet by labour to keep each other from drowning, albeit each one drowned whilst he laboured. Once, so huge a sea brake upon the poop and quarter, upon us, as it covered our ship from stern to stem. Like a garment or a vast cloud, it filled her brim full for a while within, from the hatches up to the spar deck. This source or confluence of water was so violent, as it rushed and carried the helm-man from the helm, and wrested the whipstaff out of his hand, which so flew from side to side, that when he would have [seiz]ed the same again, it so tossed him from starboard to larboard, as it was God’s mercy it had not split him. It so beat him from his hold, and so bruised him, as a fresh man hazarding in by chance fell fair it, and by main strength bearing somewhat up, made good his place, and with much clamour encouraged

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pas le courage – parce que je ne pouvais concevoir pourquoi il nous fallait nous épuiser à conserver nos vies. Et pourtant c’est ce que nous fîmes, soit que les quelques heures de vie qui leur restent soient bien chères à tous les êtres humains, soit que notre foi chrétienne nous ait appris ce que nous devions à la Nature, qui ne veut pas que nous manquions à nous-mêmes ou négligions les moyens de notre conservation ; tant les situations les plus désespérées pour les hommes ne sont que choses toutes simples, et de peu d’importance pour Celui qui est la source inépuisable et l’admirable principe de toute miséricorde. Le mardi matin, jour où la voie d’eau avait été découverte par ceux qui étaient en bas dans la cale, notre Gouverneur avait fait diviser toute notre compagnie (environ cent quarante hommes, sans compter les femmes) en trois parties égales et, ouvrant le navire en trois endroits – sous le gaillard d’avant, au milieu et près de l’habitacle83, assigna un poste à chacun ; et chaque homme, lorsqu’il était de quart, rejoignait dûment son poste, prenait le seau ou la pompe pendant une heure et se reposait pendant l’heure qui suivait. C’est alors que l’on put voir des hommes travailler à proprement parler pour vivre, et les meilleurs d’entre eux, même notre Gouverneur et notre Amiral, ne manquèrent pas de le faire à leur tour, s’encourageant mutuellement à donner l’exemple aux autres. Les gens du commun, qui s’étaient mis nus comme des galériens afin de pouvoir plus aisément rejeter et éviter l’eau salée qui se précipitait continuellement sur eux, gardèrent les yeux ouverts, la tête et les bras au travail, le corps épuisé et l’esprit accablé, pendant trois jours et quatre nuits, privés de tout réconfort extérieur, et sans espoir d’aucun secours, témoignant ainsi à quel point ils étaient mutuellement désireux de s’éviter aux uns et aux autres la noyade, chacun dût-il se noyer lui-même dans son effort. À un moment, une vague si gigantesque s’abattit sur la poupe et le gaillard d’arrière, là où nous étions, qu’elle submergea notre navire de l’étrave à l’étambot. Comme un drap, ou comme une vaste nuée, elle le remplit jusqu’à ras bord pendant un temps, depuis les écoutilles jusqu’au pont supérieur. Le flot fut si violent qu’il emporta l’homme de barre qui était au gouvernail, lui arrachant la barre de la main ; celle-ci volait de part et d’autre, avec tant de force que lorsqu’il tenta de la reprendre, elle le lança de bâbord à tribord, au point qu’il ne tint qu’à la grâce de Dieu qu’elle ne l’ait rompu. Il en fut tellement battu et meurtri, qu’un autre homme plus frais tenta sa chance et la saisit à point nommé ; remontant la barre à force de bras, il 83

binnacle : lieu où sont rangés les instruments de navigation, près de la barre.

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and called upon others, who gave her now up, rent in pieces and absolutely lost. Our Governor was at this time below at the capstan, both by his speech and authority heartening every man unto his labour. It stroke him from the place where he sat, and groveled him, and all us about him on our faces, beating together with our breaths all thoughts from our bosoms else than that we were now sinking. For my part, I thought her already in the bottom of the Sea; and I have heard him say, wading out of the flood thereof, all his ambition was but to climb up above hatches to die in aperto caelo, and in the company of his old friends. It so stun’d the ship in her full pace, that she stirred no more, than if she had been caught in a net, or than, as if the fabulous remora had stuck to her fore-castle. Yet without bearing one inch of sail, even then she was making her way nine or ten leagues in a watch. One thing, it is not without his wonder (whether it were the fear of death in so great a storm, or that it pleased God to be gracious unto us) there was not a passenger, gentleman, or other, after he began to stir and labour, but was able to relieve his fellow, and make good his course. And it is most true, such as in all their life times had never done hours’ work before (their minds now helping their bodies) were able twice forty eight hours together to toil with the best. During all this time, the heavens look’d so black upon us, that it was not possible the elevation of the Pole might be observed, nor a star by night, nor sunbeam by day was to be seen. Only upon the Thursday night, Sir George Summers being upon the watch, had an apparition of a little round light, like a faint star, trembling, and streaming along with a sparkling blaze, half the height upon the mainmast, and shooting sometimes from shroud to shroud, tempting to settle as it were upon any of the four shrouds ; and for three or four hours together, or rather more, half the night it kept with us, running sometimes along the mainyard to the very end, and then returning. At which, Sir George Summers called divers about him, and shewed them the same, who observed it with much wonder, and carefulness. But upon a sudden, towards the morning watch, they lost the sight of it, and knew not what way it made. The superstitious seamen make many construc-

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assura la position, encourageant et appelant à grands cris les autres, qui croyaient déjà le navire condamné, irrémédiablement brisé et perdu. Notre Gouverneur à ce moment-là était en bas, au cabestan, exhortant de ses paroles et de son autorité chacun à poursuivre ses efforts. La vague l’arracha de l’endroit où il se trouvait et le précipita au sol, comme nous tous, face contre terre autour de lui, nous ôtant avec la respiration toute autre pensée de la poitrine que celle que nous étions désormais en train de sombrer. Pour ma part, je croyais le navire déjà au fond de l’eau ; et je l’ai entendu dire, lorsqu’il émergea du flot que la vague avait laissé, qu’il n’avait plus pour ambition que de monter par les écoutilles sur le pont pour mourir in aperto cœlo, à ciel ouvert, et en compagnie de ses vieux amis. Cette vague arrêta si bien le navire en plein élan que celui-ci n’avançait pas plus que s’il avait été pris dans un filet, ou si le fabuleux rémora s’était fixé sous son gaillard d’avant84; et pourtant, sans porter un pouce de toile, même alors il courait ses neuf ou dix lieues en un quart. Ce qui n’est pas peu surprenant – que ce fût la peur de la mort, ou qu’il ait plu à Dieu de nous en donner la grâce –, c’est qu’il n’y eut pas un passager, qu’il fût ou non gentilhomme, qui n’ait été en mesure, une fois qu’il se fut mis à l’œuvre, de prendre la relève de ses compagnons, lorsque venait son tour de peine. Et il est vrai que tels d’entre eux, qui jusqu’ici n’avaient de leur vie accompli une heure de travail furent capables, l’esprit soutenant le corps, de peiner aux côtés des meilleurs deux fois quarante-huit heures de rang. Pendant tout ce temps, le ciel au-dessus de nous était si noir qu’il était impossible d’observer l’élévation du pôle85  ; on ne distinguait pas une étoile la nuit, pas un rayon de soleil le jour. Enfin le mardi soir, Sir George Somers, qui était de quart, vit apparaître une petite lueur ronde, comme une étoile très pâle, qui vacillait et flottait en scintillant à mi-hauteur du grand mât, sautant parfois d’un hauban à l’autre, comme si elle tentait de s’établir sur l’un des quatre haubans. Et pendant trois ou quatre heures de suite, ou peut-être davantage, pendant la moitié de la nuit elle resta avec nous, courant parfois le long de la grand-vergue jusqu’en haut, puis revenant ; ce que voyant Sir George Somers fit venir des plongeurs pour la leur montrer, et ceux-ci la considérèrent avec beaucoup d’attention et d’étonnement. Mais d’un seul coup, vers le quart du matin, ils la perdirent de vue et l’on ne put savoir où elle était passée. Les 84

Poisson de la famille des échenéidés, dont la ventouse se fixe sur la coque des bateaux et qui était réputé pouvoir en arrêter le mouvement (Pline, IX, 41 ; XXXII, 1). 85 La distance de l’horizon au pôle, qui sert à repérer la position du navire.

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tions of this sea-fire, which nevertheless is usual in storms : the same (it may be) which the Grecians were wont in the Mediterranean to call Castor and Pollux, of which, if one only appeared without the other, they took it for an evil sign of great tempest. The Italians, and such, who lie open to the Adriatic and Tyrrhene sea, call it “a sacred body”, corpo sancto : the Spaniards call it “Saint Elmo”, and have an authentic and miraculous Legend for it. Be it what it will, we laid other foundations of safety or ruin, than in the rising or falling of it. Could it have served us now miraculously to have taken our height by, it might have strucken amazement, and a reverence in our devotions, according to the due of a miracle. But it did not light us any whit the more to our known way, who ran now (as do hoodwinked men) at all adventures, sometimes north and north-east, then north and by west, and in an instant again varying two or three points, and sometimes half the Compass.

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marins superstitieux font beaucoup de conjectures sur ce feu marin, qui cependant apparaît couramment par temps d’orage. C’est sans doute la même chose que ce que les Grecs appelaient en Méditerranée « Castor et Pollux » ; si l’un des deux feux apparaissait sans l’autre, ils prenaient cela pour un mauvais signe, qui annonçait une grande tempête. Les Italiens, et les autres peuples dont le pays borde l’Adriatique et la mer Tyrrhénienne l’appellent corpo sancto, « le Saint-Corps ». Les Espagnols l’appellent « Saint-Elme » et ont une authentique et miraculeuse légende sur lui86. Quoi qu’il en soit de ce feu, nous autres ne faisions point dépendre notre salut ou notre ruine de son élévation ou de sa chute. S’il avait pu par miracle nous servir alors à repérer notre position par rapport à lui, nous aurions bien pu en rester frappés d’admiration, et lui faire place dans nos dévotions – comme on le doit à un miracle87. Mais il ne nous a pas éclairés d’un point sur la route que nous avions prise, et nous marchions désormais au hasard, comme vont des gens aux yeux bandés, tantôt par nord et nord-est, tantôt au nord-nord-ouest, puis changeant à nouveau, tantôt de deux ou trois points, tantôt de la moitié du compas. 86

Cf. Pline, Histoire Naturelle, II, ch. 37 : « Il se montre des étoiles dans la mer et sur la terre. J’ai vu, la nuit, pendant les factions des sentinelles devant les retranchements, briller à la pointe des javelots des lueurs à la forme étoilée. Les étoiles se posent sur les antennes et sur d’autres parties des vaisseaux avec une espèce de son vocal, comme des oiseaux allant de place en place. Cette espèce d’étoile est dangereuse quand il n’en vient qu’une seule ; elle cause la submersion du bâtiment ; et si elle tombe dans la partie inférieure de la carène, elle y met le feu. Mais s’il en vient deux, l’augure en est favorable ; elles annoncent une heureuse navigation : l’on prétend même que, survenant, elles mettent en fuite Hélène, c’est le nom de cette étoile funeste et menaçante. Aussi attribue-t-on cette apparition divine à Castor et à Pollux, et on les invoque comme les dieux de la mer. La tête de l’homme est quelquefois, pendant le soir, entourée de ces lueurs, et c’est un présage de grandes choses. La raison de tout cela est un mystère caché derrière la majesté de la nature » (trad. E. Littré, « Collection des auteurs latins », Paris, 1877). 87 La question du caractère miraculeux de l’apparition du feu Saint-Elme était un sujet traditionnel de dispute théologique entre auteurs catholiques et protestants, comme en témoigne par exemple ce passage d’un récit de pèlerinage particulièrement « contre-réformiste » de Loys Balourdet (Le guide des chemins pour le voyage de Hierusalem, 1588, ff° 28 v°-29) : « N’est-ce pas une belle merveille et miracle de Dieu, de voir visiblement au milieu de la mer une lumière ardente sur le mats (sic) du Navire durant la tempête, qui les console et resjouyt ? Ce que [les marins] croient leur estre donné et concedé de Dieu, par les prières de S. Elme leur patron. Ce qui nous doit servir d’argument à l’encontre des heretiques pour l’invocation des Saints, et d’instruction pour les invoquer et prier » (cit. par M.-Ch. GomezGéraud, op. cit., p. 510.)

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East and by South we steered away as much as we could to bear upright, which was no small carefulness nor pain to do, albeit we much unrigged our Ship, threw over-board much luggage, many a trunk and chest (in which I suffered no mean loss) and staved many a butt of beere, hogsheads of oil, cider, wine, and vinegar, and heaved away all our ordnance on the Starboard side, and had now purposed to have cut down the mainmast, the more to lighten her, for we were much spent, and our men so weary, as their strengths together failed them, with their hearts, having travailed now from Tuesday till Friday morning, day and night, without either sleep or food ; for the leakage taking up all the hold, we could neither come by beer nor fresh water; fire we could keep none in the cookroom to dress any meat, and carefulness, grief, and our turn at the pump or bucket were sufficient to hold sleep from our eyes. And surely Madam, it is most true, there was not any hour (a matter of admiration) all these days, in which we freed not twelve hundred barricos of water, the least whereof contained six gallons, and some eight, besides three deep pumps continually going, two beneath at the capstan, and the other above in the half-deck, and at each pump four thousand strokes at the least in a watch; so as I may well say, every four hours, we quitted one hundred tons of water. And from Tuesday noon till Friday noon, we bailed and pumped two thousand tons, and yet do what we could, when our ship held least in her (after Tuesday night second watch), she bore ten foot deep, at which stay our extreme working kept her one eight glasses, forbearance whereof had instantly sunk us, and it being now Friday, the fourth morning, it wanted little, but that there had been a general determination, to have shut up hatches, and commending our sinful souls to God, committed the ship to the mercy of the Sea. Surely, that night we must have done it, and that night had we then perished. But see the goodness and sweet introduction of better hope, by our merciful God given unto us : Sir George Summers, when no man dreamed of

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Nous nous efforcions de mettre autant que possible la barre au sud et sud-est, afin de redresser notre course, ce qui n’était pas une mince affaire ni un médiocre effort, quoique nous ayons considérablement dégréé notre vaisseau, jeté par-dessus bord beaucoup de bagages, de malles et de coffres (j’y fis moi-même des pertes considérables), défoncé plus d’un tonneau de bière, plus d’une jarre d’huile, de cidre, de vin et de vinaigre, et délesté toute notre intendance par tribord88. Nous étions résolus à faire abattre le grand mât pour alléger encore le navire, car nous étions épuisés, et nos hommes si fatigués que les forces leur manquaient en même temps que le cœur, car ils étaient restés à la peine depuis le mardi jusqu’au vendredi matin, jour et nuit, sans prendre de repos ni de nourriture. En effet, la voie d’eau remplissant toute la cale, nous ne pouvions avoir accès ni à la bière ni à l’eau douce ; quant au feu, nous ne pouvions en faire dans la coquerie pour accommoder quelque viande que ce fût. Et l’inquiétude, la souffrance et le travail à la pompe ou à l’écope suffisaient à bannir le sommeil de nos yeux. Et il est très vrai, Madame, que durant toutes ces journées il ne se passa pas une heure, chose admirable, durant laquelle nous n’ayons rejeté douze cent barriques d’eau, dont la moindre tenait six gallons89, et les autres huit, en plus de l’action continue des trois puissantes pompes, dont deux se trouvaient en bas au cabestan, et l’autre en haut à l’entrepont ; chaque pompe faisait quatre cent tours au moins pendant un quart, de sorte que je puis affirmer que nous déversions cent tonnes d’eau toutes les quatre heures. Du mardi à midi jusqu’au vendredi à midi, nous avions écopé et pompé deux mille tonnes, et pourtant, quoique nous pussions faire, même au moment où notre navire avait le moins d’eau (le mardi au cours du second quart de nuit), il en tenait encore dix pieds, et nous ne parvenions à le maintenir dans cet état qu’à force de travail, pendant huit tours d’horloge, sans quoi nous aurions instantanément sombré. Et comme nous en étions à présent au quatrième matin, le vendredi, il s’en fallut de peu que nous ne décidions tous de fermer les écoutilles, et, recommandant à Dieu nos âmes pécheresses, d’abandonner le vaisseau à la merci des eaux. Nous l’aurions certainement fait cette nuit-là, et cette nuit nous aurions péri. Mais voyez la bonté, et le doux gage d’espoir que notre Dieu nous envoya alors, dans sa miséricorde : Sir George Somers, qui l’avait aperçue alors que 88

Le Sea Venture était pourvu de multiples innovations technologiques ; ses vingt-quatre canons en particulier étaient placés sur le pont principal, et non en bas. 89 Environ 4,5 litres.

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such happiness, had discovered and cried “Land”. Indeed, the morning now three quarters spent, had won a little clearness from the days before, and it being better surveyed, the very trees were seen to moue with the wind upon the shore side, whereupon our Governor commanded the helm-man to bear up. The boatswain sounding at the first, found it thirteen fathom, and when we stood a little in, seven fathom, and presently heaving his lead the third time, had ground at four fathom, and by this, we had got her within a mile under the South-east point of the land, where we had somewhat smooth water. But having no hope to save her by coming to an anchor in the same, we were enforced to run her ashore, as near the land as we could, which brought us within three quarters of a mile of shore, and by the mercy of God unto vs, making out our Boats, we had ere night brought all our men, women, and children, about the number of one hundred and fifty, safe into the Island. We found it to be the dangerous and dreaded Island, or rather Islands of the Bermuda ; whereof let me give your Ladyship a brief description, before I proceed to my narration. And that the rather, because they be so terrible to all that ever touched on them, and such tempests, thunders, and other fearful objects are seen and heard about them, that they be called commonly “The Devils Islands”, and are feared and avoided of all sea travellers alive, above any other place in the world. Yet it pleased our merciful God, to make even this hideous and hated place, both the place of our safety, and means of our deliverance. And hereby also, I hope to deliver the world from a foul and general error, it being counted of most, that they can be no habitation for Men, but rather given over to Devils and wicked spirits; whereas indeed we find them now by experience to be as habitable and commodious as most countries of the same climate and situation. Insomuch as if the entrance into them were as easy as the place it self is contenting, it had long ere this been inhabited, as well as other Islands. Thus shall we make it appear, that Truth is the daughter of Time, and that men ought not to deny every thing which is not subject to their own sense.

NAUFRAGE DU SEA VENTURE 1609-1610

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personne ne pouvait plus imaginer un tel bonheur, cria « Terre » ! De fait, aux trois quarts de la matinée il faisait un peu plus clair que les jours précédents, et en observant plus attentivement on vit même les arbres même bouger sous le vent, du côté de la rive. Sur quoi notre capitaine commanda au timonier de remonter au vent. Le maître d’équipage sondant d’abord trouva treize brasses ; lorsque nous fûmes un peu plus près, sept brasses ; et plongeant sa sonde pour la troisième fois juste après, il trouva le fond à quatre brasses. Ainsi, nous pûmes amener le navire jusqu’à un mille sous la pointe sud-est de la terre, où nous trouvâmes l’eau plus calme. Mais comme nous n’avions aucun espoir de sauver le navire en le mettant à l’ancre, nous fûmes contraints de l’échouer aussi près de la terre que possible, ce qui nous amena à trois quarts de mille du rivage, et par la grâce de Dieu, en mettant à l’eau nos canots, nous pûmes conduire avant la nuit tous nos hommes, femmes et enfants – nous étions environ cent cinquante –, en sécurité sur l’île. Nous la reconnûmes pour être cette île, ou plutôt ces îles dangereuses et redoutées des Bermudes, et je voudrais en donner à Votre Seigneurie une brève description avant de poursuivre mon récit. Ceci d’autant plus que ces îles inspirent une telle terreur à tous ceux qui s’en sont approchés et que l’on a vu, ou entendu parler de tant d’orages, de coups de tonnerre et d’autres choses effrayantes à leur propos qu’on les appelle communément « Les Îles du Diable », et qu’elles sont plus redoutées et mieux évitées qu’aucun endroit du monde par tous les marins vivants. Pourtant, c’est bien de cet endroit horrible et détesté que notre Dieu de miséricorde voulut faire le lieu de notre salut et le moyen de notre délivrance90. C’est pourquoi j’espère à mon tour délivrer le monde d’une pernicieuse et générale erreur, puisque la plupart des gens croient que ces îles ne peuvent être habitées par des hommes et que seuls les diables et les mauvais esprits les hantent. Bien au contraire, nous savons maintenant par expérience qu’elles sont aussi habitables et commodes que la plupart des pays de climat et de situation semblables, de sorte que si l’abord en était aussi facile que le séjour y est agréable, ces îles seraient habitées depuis longtemps, aussi bien que d’autres. Nous ferons ainsi paraître que la vérité est fille du temps et qu’il ne faut pas rejeter tout ce qui ne tombe pas sous nos propres sens. 90

Les naufragés survivront neuf mois dans l’archipel des Bermudes et purent y construire, grâce au bois qu’ils y trouvèrent, deux embarcations de fortune (la Patience et la Deliverance) qui leur permirent de rejoindre finalement Jamestown.

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EMANUEL D’ARANDA Naufrage d’un vaisseau algérois au large de Tétouan (Événement : 13 juillet 1642. Rédaction : av. 1655. 1ère publication : 1656) Publiée pour la première fois à Bruxelles en 1656, La Relation de la captivité, et liberté du Sieur Emanuel de Aranda est un succès de librairie ; elle sera réimprimée à intervalles réguliers durant vingt-six ans, et augmentée de récits directement composés en flamand par l’auteur. Né à Bruges en 1614 dans une famille de marchands aisés, Emanuel d’Aranda rentre au printemps 1640 de son tour d’Espagne par la mer lorsqu’il est pris par un corsaire d’Alger devant Dunkerque. Il passe deux ans en esclavage avant de réussir à retourner chez lui, le 24 mars 1642, à la faveur d’un échange de captifs entre Bruges et Alger. C’est lors de son transport d’Alger à Ceuta où l’échange des prisonniers doit se faire qu’il se trouve échoué sur la côte de Tétouan, en compagnie d’autres esclaves, libérés ou non. On ne sait pourquoi le récit que fait d’Aranda de ses aventures et de celles de ses compagnons ne paraît que quatorze ans après son retour ; il n’est pas impossible que, dans son cas comme dans celui d’autres anciens esclaves rentrés d’Alger, un contrôle judiciaire et religieux (procès, ou simple enquête ?) ne lui ait pas laissé la possibilité de le faire plus tôt. Son texte, comme celui du Portugais João Mascarenhas (1626), se présente sous forme d’un triptyque. Le premier volet constitue la «  Relation  » proprement dite (1-117), sous la forme du récit autobiographique. Le troisième volet, com-

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posé de trente-sept relations particulières (35-187), englobe un chapelet de récits indépendants les uns des autres, mais reliés par la personne du narrateur qui pose sur Alger et sur ses compagnons un regard d’une lucidité remarquable. Entre les deux, un bref exposé intitulé « Sommaire de l’antiquité de la ville d’Alger (1-34) s’inspire directement des publications antérieures sur la Barbarie91. Le texte, rédigé en français, combine les ressources de la langue du palais, avec ses expressions archaïques et figées, celles du vocabulaire des marins et celles des usuriers ou brasseurs de fonds jonglant avec les multiples monnaies de l’époque. Il constitue l’un des récits de captivité les plus riches et les plus complexes de la période, du point de vue de sa composition comme de celui de la narration elle-même92.

91

Notamment de la Topographia et historia general de Argel (Ps. Haëdo [A. de Sosa], Valladolid, A. Coello, 1612). 92 Sur E. d’Aranda, voir L. Z’rari, éd. cit., « Introduction » ; Guy Turbet-Delof, L’Afrique barbaresque dans la littérature française du XVIIe siècle, Genève, Droz, 1973, et A. Duprat et L. Z’rari, « E. d’Aranda » notice du Répertoire nominatif des récits de captivité en Méditerranée (XVIe-XIXe s.), ressource en ligne du site CORSO, à paraître. Sur les récits de captivité, voir notamment Anita Gonzalez-Raymond (dir.), Enfermement et captivité dans le monde hispanique, Grenoble, Les Cahiers de l’ILCE n° 2, 2000, et Captifs en Méditerranée. Histoires, récits, légendes (xvie- xviie siècles), ét. réunies par F. Moureau, coll. « Imago Mundi », Paris, PUPS, 2008.

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Relation de la captivité, et de la liberté du sieur Emanuel de Aranda, mené esclave à Alger en l’an 1640, & Mis en liberté l’an 1642. A Bruxelles, Chez Jean Mommart, Imprimeur ordinaire des Estats de Brabant,/ MDC.LVI. (approbation 21 juillet 1656). Nouvelle édition, Paris (1657, 1665), Bruxelles (1662), La Haye (1666, première traduction en flamand), Londres (1666, première traduction anglaise), Leyde (1671), Bruges (1671, nouvelle traduction augmentée de nouveaux récits, écrits directement en flamand). Éd. partielle américaine publiée en 1796, à partir de la traduction anglaise de 166693. Nous avions toujours le vent favorable de sorte que le 13 février 1642, sur le soir, nous mouillâmes l’ancre dans une baie située à une heure et demie de la ville de Tétouan. Il y a là une rivière qui se décharge dans la mer dont l’embouchure servait autrefois de port aux navires qui venaient pour charger et décharger les marchandises de Tétouan. Mais le grand-père du marquis de Santa Cruz, étant général des galères d’Espagne, rendit cette rivière inutile par quelques vieux galions indiens chargés de pierre et de terre qu’il fit jeter au fond. Et cela fut fait pour empêcher les navires corsaires qui incommodaient entièrement les ports et les côtes d’Espagne. Etant ici sur l’ancre, nous pensions avoir surmonté tous les dangers que la fortune pouvait nous préparer, et nous espérions la même nuit dormir sur la terre ferme. Mais c’était (comme l’on dit) compter sans son hôte, car la mer étant fort agitée à cause du vent du levant qui pousse la Méditerranée dans l’océan, le maître du navire ne voulait pas permettre qu’on mît l’esquif en mer, craignant quelque malheur. Car vous saurez que cette place est presque entre deux mers, ce qui causait une plus grande altération à la mer. Nous fûmes donc contraints de mettre encore deux ancres en mer, et le plus grand mal de tous était que nous ne pouvions engolfer la mer à cause du grand vent et que cette baie est comme une demi-lune de terre et que le vent qui venait de la mer était très véhément. L’orage et la tempête augmentaient d’heure en heure, de sorte que le lendemain il nous fut entièrement impossible de débarquer. Le maître du navire et les Turcs furent en grande peine. Et

93

Édition critique utilisée ici : E. d’Aranda, Les Captifs d’Alger, texte établi par L. Z’rari, Paris, J.-P. Rocher, 1997, p. 64-66, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

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voyant que l’orage augmentait toujours, ils ne savaient quel remède apporter, craignant que les câbles ne se rompissent et que le navire ne donnât contre un rocher et ne se rompît en mille pièces sans aucune espérance de tous ceux qui étaient dans le grand navire. Le maître désespéré de ne pouvoir donner aucun remède fit appeler d’entre nous seize (attendant à tout moment le naufrage) un esclave chrétien, natif de Norvège, appelé Hans Maurus, homme fort expert en la navigation. Il lui demanda s’il ne connaissait point de remède pour éviter ce danger évident. L’esclave répondit : « Si vous voulez suivre mon avis (avec l’assistance de Dieu), je vois encore un moyen pour sauver nos vies à tous tant que nous sommes ici, mais le navire se rompra. » Le maître demanda : « Que faut-il faire pour sauver les vies ? » – « Il faut apprêter, dit-il, la voile de la proue afin que l’on puisse en un moment mettre au vent. Et il faut tourner le navire pour donner à pleine voile sur le sable, en montrant la terre à la portée d’un coup de mousquet de nous. Autrement le vent nous jettera contre ce rocher tout en pièces. » Ce conseil fut trouvé bon, et l’on prépara la voile comme il l’avait ordonné. C’était vers le midi que cela se faisait, et la tempête continuait toujours. Ce que voyant, les Turcs, comme ils sont fort superstitieux, dirent leur çala94, avec les cérémonies habituelles, faisant des vœux de donner des aumônes, quand ils seraient à terre. Mais comme ils n’aperçurent aucun miracle, ils résolurent de faire un sacrifice à leur prophète Mahomet, qui est le dernier refuge des Turcs, quand ils sont en danger sur la mer. Et cela se fait de cette façon : ils prennent un mouton tout vivant (c’est pourquoi les navires en sont toujours pourvus, pour s’en servir en telle occasion) et s’il y a par hasard quelqu’un d’entre eux qui ait été à la Mecque visiter la place où est le corps de leur prophète, celui-là avec beaucoup de prières et de solennités coupe le mouton tout vivant en quatre quartiers et les jette aux quatre côtés du navire dans la mer. Nous autres chrétiens nous nous recommandâmes à la clémence divine. Hans Maurus, de qui j’ai parlé ci-dessus, nous dit que la tempête augmenterait jusqu’à minuit, et qu’alors les câbles se rompraient. Il jugeait cela par la grande expérience qu’il avait de la mer. La nuit approchait, et le Turc

94 Prière musulmane, qui commence par les mots « Allah Akbar » : « Allah est le plus grand. »

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qui avait pris soin de fermer l’écoutille de la chambrette de la proue où nous étions vint comme il avait coutume. Nous le priâmes qu’au cas où le navire s’en irait à la merci des ondes, il nous ouvrît l’écoutille afin que chacun pût se sauver et prolonger sa vie le mieux qu’il lui serait possible à la nage où autrement. Ce que le Turc nous promit de faire. À minuit, comme la nuit était justement pleine, le câble de notre grande ancre se rompit avec les deux autres ancres, parce qu’elles n’avaient que quinze brassées de cable et que par l’ébranlement du navire elles ne mordaient plus, mais étaient traînées. Alors nous nous préparâmes tous à mourir sans assistance dans la proue où nous étions enfermés, mais le Turc nous tint sa promesse. Il ouvrit l’écoutille en disant : « Chrétiens, tous en haut, nous devons mourir tous ensemble. » On ne pouvait passer qu’un à la fois par l’écoutille. Ce qui causa une grande confusion, car chacun voulait sortir le premier. Comme je vins sur le tillac, je vis là une vraie image du jugement dernier, car les Turcs étaient tous sur la poupe, criant à gueule ouverte pour implorer l’assistance de leur prophète Mahomet. Autour du grand arbre il y avait quelques juifs qui priaient Abraham, Isaac et Moïse, et nous autres chrétiens catholiques nous adressâmes nos prières à Jésus-Christ et à sa glorieuse Mère. Les autres chrétiens réformés et schismatiques prièrent aussi Dieu de bon cœur à leur mode. Je puis vous assurer que le plus méchant de la troupe était très dévôt. Nous fûmes dans cette misère et dans cette confusion un bon espace de temps. Et voyant que deux ancres n’arrêtaient pas le navire mais traînaient continuellement sur le fond, les câbles furent coupés. Incontinent on mit la voile de la proue au vent, et le navire avec une vitesse et une force incroyables se tourna avec la proue vers la terre. Hans Maurus cria en flamand : « Gardezvous de l’arbre, je crains qu’il ne tombe. »Mais rien ne tomba sinon dix ou douze Turcs du tillac dans la mer. Et comme le vent jetait la mer en terre avec tant de force, ceux qui étaient tombés dans la mer furent par l’assistance de la mer aussitôt à terre. Tout cela arriva en moins d’un miserere. Et le navire touchant la terre creva, et presque tous ceux qui étaient dedans sautèrent dans la mer, craignant que le navire ne se fendît. Comme je vis que le navire penchait d’un côté vers la terre, et du côté où tous sautaient dans la mer, je craignis qu’il ne tombât avec le remuement continuel à cause du vent, si bien que je n’osais plus demeurer sur le tillac. Et comme le navire était fabriqué à l’ita-

95

Ou polacres.

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lienne, que l’on appelle pollaces95, lesquels ont des épaulons comme les galères, j’allai à un des épaulons le plus commode, d’où je sautai dans la mer où par bonheur je trouvai fond, et demeurai debout, mais pas longtemps. Car la mer émue et agitée par le grand vent me renversait à tout moment, de sorte que je fus contraint de nager trois ou quatre brassées. Après quoi je fus jeté à terre. Je remerciai Dieu de bon cœur, cherchant incontinent monsieur Caloen. Car encore que je l’eusse vu sauter en mer, je ne savais pourtant pas s’il avait gagné la terre ou point. Après nous être trouvés l’un l’autre, nous rendîmes grâce à Dieu d’avoir échappé à ce péril. De là j’allai chercher le Turc qui était venu avec nous d’Alger pour avoir soin de nous. Je le trouvai parmi une troupe de chrétiens esclaves, de Turcs et de juifs, qui se pressaient l’un contre l’autre comme des moutons pour se réchauffer. Car comme nous étions tous mouillés, nous mourions presque de froid. On compta ceux qui s’étaient sauvés, dont plus de vingt manquaient ; mais peu à peu ils s’assemblèrent tous à la grande troupe, excepté deux seulement, à savoir un garçon juif qui fut noyé et un Turc à demi fou. Grâces au bon Dieu, nous étions hors du danger de la mer, non pas hors de celui des Barbares qui tiennent leur résidence le long de cette côte en grand nombre […].

LE JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE DE DANIEL DEFOE RÉCIT D’UNE CATASTROPHE

Remarques préliminaires Les interprètes de l’œuvre de Daniel Defoe se divisent depuis toujours sur la nature du statut littéraire à accorder à celle-ci. Cela est particulièrement vrai pour le Journal de l’année de la Peste, qui mêle récit et fiction dans un témoignage dont Defoe fait dire à son auteur fictif qu’il se veut plus « une instruction pour agir qu’un récit d’action » (« rather a direction to act by than a history of my actions »). De fait, le témoin intervient peu et ce sont les faits qui racontent. On peut aussi bien lire ce réalisme didactique comme l’expression des convictions puritaines de Defoe que le rapprocher de la menace de peste qui pèse en 1722, au moment de la parution du Journal, sur l’ensemble de l’Europe du Nord1. L’argument éditorial ne pèse pas moins lourd si l’on observe que le Journal de l’année de la Peste commercialisé par le même libraire, John Nutt, auquel Defoe avait confié en 1704 le récit d’une autre catastrophe, une tempête effroyable, dont il écrivait alors que « personne ne pourra la décrire, aucune langue l’exprimer, aucune pensée la concevoir, si ce n’est quelqu’un qui l’a vécue »2. L’« ouragan parfait » (« the perfect hurricane »), tout comme la peste, relève d’un ordre qui intègre la catastrophe dans une réalité dont la dimension divine et humaine va en quelque sorte de soi et ne deman1

Cf. Jean-Noël Biraben, Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris, La Haye, Mouton, 1975 ; la peste à Marseille, dernière grande catastrophe de peste, avait débuté à l’été 1721. 2 Cf. Daniel Defoe, The Storm: Or, A collection of the most remarkable casualties and disasters which happen’d in the late dreadful tempest, both by sea and land, Londres, imprimé par G. Sawbridge et vendu par J. Nutt, 1704.

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de qu’à être exprimée. « L’objection se tourne en général contre mon style », notait Defoe quelques années plus tôt et il poursuivait : « Je ne prétends pas être un écrivain, mais j’écris seulement pour être compris, peu importe la manière3. » Cette option plaide pour ce que Norbert Miller a appelé « la réalité du puritain », selon laquelle la description du monde physique et animé est l’allégorie parfaite de la situation humaine4. C’est ce fait qui définit le statut de la catastrophe, comme de tout autre événement, et commande le récit5. Mais faut-il s’arrêter là ? Certes non, car Defoe n’a pas seulement reçu une éducation puritaine ; il fréquentait également la Charles Morton Academy à Newington Green près de Londres, où il étudia sérieusement les langues modernes, l’histoire naturelle et la géographie6. Bien qu’un avis de recherche le désigne comme un « banckrupt hozier and sockseller » (« vulgaire banqueroutier ») son activité en tant qu’entrepreneur – il possédait à la fin du siècle une tuilerie  –, ses nombreux pamphlets, essais et fausses mémoires, dont celles de Nicolas Mesnager, plénipotentiaire du roi de France lors des préliminaires de la Paix d’Utrecht, le désignent plutôt comme un des ces « marchands savants » dont il fait lui-même l’éloge dans son journal The Review. Ceux-ci, depuis l’immense succès de la collection néerlandaise des « Petites Républiques », publiée par les Elzeviers au début du XVIIe siècle, n’avaient cessé de jouer un rôle important dans le paysage intellectuel

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« The general objection is against my style. I do not set up for an author, but write only to be understood, no matter how plain », D. Defoe, Everybody’s business is nobody’s business, or, private abuses, public grievances […], Londres, T. Warner etc., 1726 [préface]. 4 Cf. Norbert Miller, « Daniel Defoe oder Die Wirklichkeit des Puritaners » [Préface], D. Defoe, Romane, 1. Bd. Munich, Carl Hanser, 1968. 5 Une bonne illustration de ce « réalisme puritain » et de sa dimension théologique est le récit de la fondation de New Plymouth par William Bradford, l’un des pilgrim fathers, écrit « in a plain style and with singular regard to the truth » (« dans un style clair en tenant particulièrement compte de la vérité »), dont la dimension narrative (attaques indiennes, etc.) semble souvent anticiper sur les récits de l’auteur de Robinson Crusoe, qui ignorait évidemment le manuscrit de Bradford, publié seulement en 1856. Cf. William Bradford, Of Plymouth Colony, A Modern English Version with an Introduction by George F. Willison, New York, Walter Black, 1948, p. 3, sq. 6 Sur le rôle des « private academies » dans l’Angleterre du XVIIe et XVIIIe siècle, cf. Nicholas Hans, New Trends in Education in the Eighteenth Century, Londres, Routledge & Kegan Paul Ltd., 1951, passim ; Charles Morton allait devenir Vice-recteur de l’Université de Harvard.

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européen7. Les débuts de la Royal Society, qui remontent au milieu du XVIIe siècle, étaient inséparables de leurs activités et jeux comptables, que John Collins, un des grands comptables londoniens du début du XVIIe siècle, fut le premier à appliquer aux faits sociaux8. Defoe était familier de ces débats, comme le montre sa connaissance intime des travaux de John Graunt sur l’évolution de la population londonienne. L’usage des statistiques et des listes mortuaires dans le Journal de l’année de la peste définit en effet un système de référence naturel duquel Defoe fait surgir la narration ; c’est ce qu’il fait dans les scènes de tempête qui ouvrent l’histoire de Robinson Crusoe9. Les sources Daniel Defoe avait six ans quand la peste s’est déclarée à Londres, mais rien n’interdit de penser qu’il ait entendu et recueilli des témoignages directs. L’évocation de certaines situations individuelles peut être due à de telles informations. Pour l’ensemble, les sources historiques dont s’est servi Defoe nous sont bien connues, grâce surtout aux travaux de Watson Nicholson10. Il s’agit pour l’essentiel de placards, arrêtés et journaux auxquels s’ajoutent des traités médicaux, sermons et instructions pratiques datant de l’année

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Cf. Catherine Secretan, Le « Marchand philosophe » de Caspar Barlaeus : un éloge du commerce dans la Hollande du siècle d’or […], Paris, H. Champion, 2002, et Paul Jacob Marperger, Erstes hundert gelehrter Kaufleute, Leipzig, Paul Jacob Marperger/ Schiler, 1710 ; Nicolas Mesnager, marchand rouennais, négociait un traité de commerce entre la France et la Grande Bretagne qui ne devait jamais entrer en vigueur. La falsification était assez convaincante pour passer longtemps pour un texte authentique. 8 Cf. pour de nombreuses références : William Letwin, The Origins of Scientifiques Economics. English Economic Thought, 1660-1776, Londres, Routledge, 2003, p. 122, sq. ; John Collins proposait dans les années qui précédèrent la guerre civile une « balance of opinions » (« balance des opinions »), qui appliquait les principes de la partie double à la mesure de l’opinion. 9 Defoe s’appuyait pour ces descriptions sur ses propres observations lors de la tempête de 1703 et de nombreux récits de voyages, comme ceux de Richard Hakluyt, Samuel Purchas, ou des travaux scientifiques relevant de l’histoire naturelle, comme ceux de William Dampier, A New Voyage Around the World, Londres, J. Knapton, 1697-1709, 4 vol. 10 Watson Nicholson, The Historical Sources of Defoe’s Journal of the Plague Year: Illustrated by Extracts from the Original Documents in the Burney Collection and Manuscript Room in the British Museum, Port Washington N.Y., Kennikat Press, 1966, VIII (réimpression de l’édition de 1919) ; cf. aussi l’édition des romans de George A. Aitken.

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même de la peste11. Defoe disposait aussi de nombreux documents officiels et statistiques, dont les analyses et commentaires des listes mortuaires de John Graunt. Selon toute vraisemblance, il s’est surtout servi de l’ouvrage du Dr. Nathaniel Hodges, qui fut un des rares médecins restés à Londres lors de la grande épidémie. Ami de Samuel Pepys, ce dernier avait publié des dossiers médicaux des morts et des survivants dont il avait eu la charge, en apportant des corrections aux listes de décès dont Defoe discutera également la fiabilité au titre de l’expérience vécue12. Une traduction en anglais du traité de Hodges parut sous la plume d’un certain Dr. John Quincy en 1720, au moment du retour de la peste dans le sud de la France13. À cela il convient d’ajouter une collection de textes de William Beckett, parue en 1721 et qui reprenait et commentait l’essentiel des documents, dont les Reflexions on the weekly Bills of Mortality de John Graunt publiées en 1666, ainsi que les recommandations du Dr. Hodges14. Au moment de la rédaction du Journal de l’année de la Peste, on assiste donc à un débat sur les causes de l’épidémie et les remèdes possibles à lui apporter. Defoe, à l’affût de l’actualité, fut sans doute sensible à l’idée de toucher un large public. Sa lecture des sources reflète un réel souci d’aider à 11 Parmi les anonymes parus en 1665 il faut citer en particulier les Necessary Directions for the Prevention and Cure of the Plague, Medela Perstilentiae et le sermon du Reverend Thomas Vincent, God’s Terrible Voice in the City (1667) ; la documentation parue en 1665 sous le titre London’s Dreadful Visitation, or: a Collection of All the Bills of Mortality for the Present Year, 1664, with the Weekly Assize of Bread, Londres, E. Otes, 1665 était aussi très instructive, livre rare depuis le grand incendie de 1666, mais dont Defoe a pu avoir connaissance. 12 Nathaniel Hodges, Loimologia (en latin), Londres, William Godbit, 1672. 13 N. Hodges, Loimologia, or: An Historical Account of the Plague in London in 1665: with Precautionary Directions Against the Like Contagion, by Nath. Hodges […]; to Which is Added, an Essay on the Different Causes on the Infection now in France, and the Most Probable Means to Prevent its Spreading Here, by John Quincy, Londres, E. Bell and J. Osborn, 1720. 14 William Beckett, A Collection of Very Valuable and Scarce Pieces Relating to the Last Plague in the Year 1665: viz: I. Orders Drawn up and Published by the Lord Mayor and Alderman of the City of London to Prevent the Spreading of the Infection; II. An Account of the First Rise, Progress, Symptoms, and Cure of the Plague, Being the Substance of a Letter from Doctor Hodges to a Person of Quality; III. Necessary Directions for the Prevention and Cure of the Plague by the College of Physicians; IV. Reflections on the Weekly Bills of Mortality […] in London from the Year 1592 to the Great Plague in 1665 […] with a Preface Shewing the Usefulness of this Collection, some Errors of Dr. Mead and his Misrepresentations of Dr. Hodges and some Authors: to Which is Added an Account of the Plague at Naples in 1656, Londres, 2e edition imprimée pour J. Roberts, 1721 (Exemplaire sur microfilm de la HKUST Library, Honkong/microfilm HB 161G64 n° 6064).

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la prévention et de saisir l’étendue de la catastrophe. Quelle place faut-il attribuer aux chiffres qui circulaient dès le début de la contagion ? Comment évaluer et déterminer le nombre et la nature des décès lors des enterrements de masse ? Quelle valeur accorder au chiffre face à l’expérience du témoin et du soignant ? En s’attachant à la lecture qu’offrent les topographies médicales de l’époque, Defoe prend en fait, en suivant de près sa source, la défense du docteur Nathaniel Hodges et de ses recommandations, ce qui correspond au récit vécu qu’il veut donner. Cependant la dramatisation se nourrit de l’avalanche de décès dont les statistiques font preuve. Que la ville se dévoile à la vue des chiffres comme un mouroir, qu’elle devienne la scène d’événements tragiques, ne prend sa véritable dimension qu’à travers les cas individuels sans qu’un tel cas puisse se prêter à la généralisation comme le remarque Defoe à plusieurs reprises en relatant des scènes de famille ou de folie dont le contexte social se déplace de la maison à la rue15. Le problème est-il inhérent aux sources ? Ou est-il une contribution spécifique du choix narratif que fait Defoe ? Tout plaide pour la deuxième hypothèse. L’ambition d’observateurs comme John Graunt s’inscrivait dans un projet que ce dernier partageait peu ou prou avec l’ensemble des baconians, tels Samuel Hartlib, William Petty ou Gregory King. Il ne s’agissait pas moins que d’une « mathématisation des sciences », la création de la Royal Society en 1662 en constituant le premier pas. Le long titre des Observations de John Graunt reflète l’étendue de ses ambitions qui lient l’analyse des données de population pour Londres « au gouvernement, à la religion, l’activité artisanale et commerciale, la croissance et l’extension, aux contagions et tous les autres changements survenus dans ladite ville »16. Conformément à un programme qui se donnait pour devise le proverbe de Salomon Pondere, « Mensura & Numero Deus omnia fecit », l’observation pouvait être ramenée à 15 Cf. le cas d’un artisan atteint par la peste qui se retire dans une chambre au-dessus de son atelier pour protéger sa famille. Defoe fait remarquer au narrateur que ce cas n’est pas isolé : « I confesse no particular case is sufficient to prove a general, but I could name several people within the knowledge of some of their neighbours and families yet living who showed the contrary to an extreme » (« J’avoue qu’aucun cas particulier ne suffit à prouver la généralité, mais je pourrais nommer plusieurs personnes qui, à la connaissance de leurs voisins et de familles encore vivantes, montrèrent des sentiments contraires à l’extrême ») (Journal de l’Année de la Peste, trad. de Francis Ledoux, Paris, Gallimard, 1959/1982, p. 299). 16 John Graunt, Natural and Political Observations mentioned in the following index, and made upon the Bills of Mortality with reference to the Government, Religion, Trade, Growth, Ayre, diseases and the several Changes of the said City, Londres, 1662.

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une opération que Graunt décrivait en se vantant « d’avoir réduit plusieurs gros volumes [de listes mortuaires] à quelques tableaux et d’avoir ainsi ramené toutes les Observations qui en résultaient naturellement à quelques paragraphes, sans longs développements [verbeux] »17. Defoe refuse cette réduction. Il se sert de l’organisation paroissiale de la collecte des données pour introduire une dimension sociale pour laquelle il a pu se servir d’une carte de Londres établie en 1653 et des documents cartographiques produits après l’incendie de Londres en 166618. Chaque situation relatée s’insère dans la constitution épidémique de la ville, telle que la dessineront les topographies médicales du XVIIIe et XIXe siècle19. Stratégies de mise en récit In this distress we had besides the terror of the storm, one of our men die of the calenture, and one man and the boy washed overboard. Robinson Crusoé, Livre I, Chapitre II, « Wrecked on a desert Island »20

La catastrophe ne prend sa signification que dans sa relation à l’homme. Defoe lui assigne tout au long de son œuvre le sens que lui donnent les Écritures, lesquelles sont aussi une référence permanente dans ses récits romanesques visant à un repentir, comme c’est le cas dans la description de la situation des hommes au temps de la peste. Une conversation du narrateur avec son frère, qui quitte la ville dès que la contagion est avérée, donne le ton au début du récit. Le frère, fort de son expérience des épidémies en Orient, où il a séjourné en tant que marchand, recommande de se mettre à l’abri. Le narrateur refuse. Se mettre en lieu sûr lui apparaît comme une fuite devant Dieu. La confrontation entre conseils de prudence et exhortation religieuse sera une constante du récit. Les passages plus ou moins pathétiques du Journal présentent tous les caractéristiques d’un sermon et, là encore, ils reprennent le 17

Pour une biographie de Graunt et ses convictions religieuses, cf. Encyclopedia of World Biography, article « John Graunt » et W. Letwin, op. cit., p. 122, sq. Une traduction française des Natural and Political Observations a été publiée en 1978 par l’INED sous la direction d’Alfred Sauvy, établie et annotée par Eric Vilquin. 18 A map of London, designed to help country men to find their way arounf the city, (The British Library Board), 1653. 19 Ces enquêtes étaient associées aux Poor Laws ; elles culminent avec la grande enquête de 1831. 20 « Au milieu de ces malheurs en plus de la tempête, un de nos hommes mourut d’une fièvre ardente et un autre homme et le mousse passèrent par dessus bord. »

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style et les motivations des textes connus publiés l’année même de la peste21. À tout moment du récit nous sommes loin de la désinvolture réelle ou feinte dont fait preuve, dans son Journal bien réel, Samuel Pepys, témoin oculaire de la peste22. La mise en récit suit donc bien une ligne pédagogique double, religieuse et thérapeutique, quand il s’agit par exemple de donner des recettes simples que Defoe puise dans les traités médicaux de l’époque. Mais Defoe refuse que le récit soit réduit à ces dimensions. In fine le narrateur note que quelques-uns seront tentés de considérer le récit comme un prêchi-prêcha religieux tournant au sermon au lieu de livrer une histoire23. De fait, la dimension topographique et sociale, d’emblée présente, est essentielle. L’enregistrement hebdomadaire des décès, qui devient l’élément structurant du récit de Defoe, est étroitement lié au système des paroisses. John Graunt le décrit dans les termes suivants : « Quand quelqu’un meurt, que ce soit par le tintement ou la sonnerie d’une cloche ou bien par le discours du sacristain sur la tombe, la chose est connue des médecins en relation avec le sacristain. Là-dessus les visiteuses (qui sont d’anciennes sages femmes assermentées) se rendent à l’endroit où repose le corps et soit à la vue du cas ou par d’autres examens, disent de quel 21

Cf. Norbert Miller, D. Defoe, op. cit., Vol. I, 1968 p. 961 et Th. Vincent, op. cit. « This day, much against my will, I did in Drury Lane see two or three houses marked with a red cross upon the doors, and ‘Lord have mercy upon us’ writ there; which was a sad sight to me, being the first of the kind that, to my remembrance, I ever saw. It put me into an ill conception of myself and my smell, so that I was forced to buy some roll-tobacco to smell to and chaw, which took away the apprehension » (« Ce jour là, et bien contre ma volonté, je vis dans Drury Lane deux ou trois maisons dont les portes étaient marquées d’une croix rouge et portaient l’inscription “Que le Seigneur ait pitié de nous” ; ce fut pour moi un bien triste spectacle, car c’était bien, autant que je m’en peux souvenir, la première fois que je voyais cela. Cela me rendit si malade et me fut si insupportable que je fus contraint d’acheter un rouleau de tabac à chiquer, que je mâchouillai pour m’ôter mes craintes »), Journal, 7 juin, 1665 ; ailleurs Pepys note : « I have never lived so merely (besides that I never got so much) as I have done in this plague-time » (« Je n’ai jamais vécu aussi simplement (en plus du fait que je n’ai jamais autant gagné), comme dans ce temps de peste »), cité d’après Claire Tomalin, Samuel Pepys. The unequalled Self, Londres, Penguin, 2003, p. 170. 23 « Perhaps it may be thought by somme, after the sense of the thing was over, an officious canting of religious things, preaching a sermon instead of writing a history, making my self a teacher instead of giving my obersvations of the things » (« Certains trouverons peut-être, une fois passée la conscience de la chose, que je mets trop de zèle à faire des boniments religieux, que je prêche un sermon au lieu d’écrire une histoire, que je joue les professeurs au lieu de donner mes observations sur les événements »), D. Defoe, op. cit., p. 364. 22

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mal ou d’autres causes le corps est mort. Ensuite elles font leur rapport au prêtre de la paroisse24. » Les défauts d’un tel système, relevés par Graunt, n’avaient pas échappé à Defoe. Les enterrements de masse, auxquels on procédait dans la hâte, faussaient les informations. Pour Defoe, ces avalanches de morts se surajoutent au rythme hebdomadaire des listes de décès et deviennent l’occasion de récits qui mêlent morts et vivants. Un exemple frappant est celui d’un joueur de pipeau qui va de taverne en taverne avant de s’étaler dans la rue où il est pris pour mort et mis dans une charrette qui amène les corps ainsi trouvés dans la rue à la fosse commune de Mount Mill. C’est au moment où les corps sont déversés dans le tombeau qu’il revient à lui pour retourner aussitôt à ses activités habituelles. Le narrateur lui-même est placé dans une situation d’observateur. Celleci repose sur un enfermement volontaire qui lui permet des sorties, ce qui contraste avec la fermeture imposée des maisons infectées, marquées par une croix rouge. Entre ces deux lieux s’ouvrent l’espace de la rue et des cimetières, quelques espaces verts au bord de la Tamise et les alentours des fermes proches de la ville. Ils deviennent les scènes où se déroulent des histoires vécues ou rapportées. Toutes inscrites dans le rythme de l’extension de la contagion, elles sont souvent marquées par la mort subite des individus. D’entrée de jeu, le récit oppose par la projection dans l’espace et le temps la brutalité naturelle de la mort et la dissolution du lien social, voire de la parenté. Le souci d’isoler la « petite famille » en la réunissant dans une maison, afin de la protéger, ne lève pas l’obligation vis-à-vis de la famille élargie. Le déplacement du narrateur jusqu’à la maison du frère fait assister le lecteur à la décomposition physique et morale d’une société dont la réalité visuelle procède des noms de rue, des carrefours, places et arrière-cours et où des femmes du quartier et venues d’ailleurs, pénétrant dans des magasins par effraction, se sont emparées de chapeaux pointus destinés à l’exportation, qu’elles portent sur la tête et sous le bras. La narration passe, sans perdre le fil d’un récit réaliste, à la représentation symbolique de la vanité face à la mort d’autant plus pré24

« When anyone dies, the either by tolling or ringing a bell, or by bespeaking of a grave of the Sexton, the same is known to the Searchers corresponding with the same Sexton. The Searches hereupon (who are ancient matrons, sworn to their office) repair to the place where the dead corpse lies, and by view of the same and by other enquiries they examine by what disease or casualty the corpse died. Herupon they make their report to the Parish Clerk », J. Graunt, Observations, éd. Charles Henry Hull, Cambridge, Cambridge University Press, 1899, p. 346.

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sente que le narrateur en vient aux mains avec les voleuses probablement infectées. Dans l’ensemble du récit, les déplacements du narrateur dans la ville retracent la progression de l’épidémie qui, après avoir débuté à Long Acre et Drury Lane, gagne lentement la City avant de toucher en août 1665 des paroisses aux portes de la ville, autour de Radcliff Road. La nature du récit change au fur et à mesure des transformations de l’environnement, par ailleurs familier à tout Londonien. Les exemples prennent un caractère allégorique. Les considérations éthiques se généralisent, les portraits des acteurs se confondent avec des métiers, qui, tout en restant vraisemblables dans les faubourgs concernés, confrontent paysans et gentry, artisans et citadins, à l’imprévisibilité du mal. Un ancien soldat errant s’oppose ainsi à un gendarme qui entend défendre la communauté villageoise contre les porteurs de peste. Ce sont des dialogues qui opposent villageois et citadins errants qui s’aperçoivent avec effroi que la catastrophe n’épargne guère les cabanes et les chaumières. À l’opposition entre ville et campagne s’ajoute celle de la terre et de la mer, qui fait partie du paysage urbain de Londres. Entre le Tower et Limehouse, où mouillent normalement les navires entrants, une centaine de bateaux abrite plusieurs milliers de personnes échappant ainsi à l’épidémie. C’est une autre occasion pour Defoe de décliner les mécanismes de la contagion et les conduites qui s’y rattachent. L’enfermement sur l’eau forme un parallèle avec celui que connaissent des quartiers entiers en ville. Un emprisonnement, qu’il soit volontaire ou imposé, rehausse la situation créée par la maladie. En prenant le récit dans son ensemble, avec son long déroulement et la succession de cas souvent issus de croisements de situations insoupçonnées, on est tenté de dire que Defoe prêche par l’exemple en ramenant la narration réaliste à un argument théologique que le Journal livre effectivement dans les considérations finales. « Quand je parle de la peste comme d’une maladie découlant de causes naturelles, fait remarquer Defoe le narrateur, il faut la considérer comme se propageant aussi par des moyens naturels. Elle n’est nullement moins un jugement du fait qu’elle se trouve mue par des causes et des effets humains, car la Puissance divine ayant formé tout le plan de la nature et maintenant celle-ci dans son ordre, cette même puissance estime bon de laisser ses propres actions, qu’il s’agisse de miséricorde ou de jugement,

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suivre le cours ordinaire des causes naturelles 25. » Mais la contradiction n’est qu’apparente, car la gestion providentielle de la catastrophe justifie l’immanence du récit réaliste en écartant l’idée de l’intervention divine dans chaque acte individuel.  Récit et formes de savoir En Angleterre comme dans la plupart des pays d’Europe, au XVIIe siècle, la peste était endémique. Le peuple l’associait à l’avènement d’un nouveau roi26. Sa charge symbolique était lourde, et cela d’autant plus lorsqu’elle frappait une grande ville. Defoe s’emploie tout au long de son texte à réfuter ces croyances qui tiennent à ses yeux de la superstition. Son réalisme est sans concession. L’argumentation de John Graunt est reprise jusque dans ses raisonnements statistiques les plus novateurs27. Il en va de même pour le recours à des preuves indirectes mettant en cause la fiabilité des listes hebdomadaires qui recensent les morts de tel ou tel quartier. Mesuré au niveau du débat vers 1720, Defoe n’était pas moins sérieux dans son appréciation des témoignages médicaux, qu’il complétait par des publications récentes concernant la peste sur le continent28. Un élément va cependant à l’encontre de ce qui pourrait faire de son récit un simple rapport épidémiologique : c’est la tentative de restituer l’expérience vécue de la catastrophe que représente la maladie. La démarche consiste à inscrire la narration dans un contexte qui se révèle au fur et à mesure de l’enchaînement des histoires ; le sens de l’histoire ainsi formée est inséparable du narrateur qui se situe avec sa narration 25 « When I am speaking of the plague as a distemper arising from natural causes, we must consider it as it was really propagated by natural means; nor is it at all the less a judgement for its being und the conduct of human causes and effects; for, as the Divine Power has formed the whole nature in it’s course, so the same Power thinks fit to let His own actings with men, wether of mercy or judgement, to go on in the ordinary course of natural causes », D. Defoe, A Journal of the Plague year, Londres, E. Nutt, 1722, in fine ; Journal de l’Année de la Peste, trad. de Francis Ledoux, Paris, Éditions Gallimard, 1982, p. 290. 26 Le premier Parlement de Charles Ier tenu à Westminster et à Oxford fut prorogé en 1625 à cause de la peste, cf. E. Lavisse, A. Rambaud (dir.), Histoire générale, T. V : Les Guerres de Religion, 1559-1648, Paris, Armand Colin, 1934, p. 609, sq. 27 Pour le caractère innovant de la démarche de John Graunt, cf. Jacques Dupâquier, « La naissance de la démographie », La Science à l’époque moderne, Actes du Colloque de l’Association des Historiens Modernistes, 1996, Paris, PUPS, 1998, p. 45, sq. 28 Les traités et tracts concernant la peste à Marseille faisaient, selon George A. Aitken, partie de sa bibliothèque.

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dans le champ d’observation. Defoe se défend dans toutes ses préfaces d’emprunter son style à des modèles romanesques. Cette position maintes fois répétée rend problématique tout rapprochement avec la tradition picaresque que semble pourtant imposer un récit comme « Moll Flanders »29. Il y a autant d’arguments qui permettent de rattacher les récits et les romans de Defoe à la tradition puritaine, pour laquelle l’expérience individuelle est la clef de l’histoire du salut. En recourant à la pseudo-autobiographie, note Paul Ricœur, Defoe ne fait qu’imiter les « innombrables journaux, mémoires, autobiographies authentiques rédigés à la même époque par des hommes formés à la discipline calviniste de l’examen quotidien de conscience »30. Que Defoe sacrifie en même temps à une facticité qui se veut irréprochable n’est nullement incompatible avec cette orientation religieuse. Sa formation en histoire naturelle et géographie, ses lectures médicales et économiques correspondent au programme des nombreuses académies privées (dissenting academies) qui brillaient par leurs enseignements scientifiques31. S’y ajoute son intérêt pour les récits de voyages et les rapports d’expéditions comme ceux de William Dampier, qui offrent non seulement des informations dont Defoe sait se servir en toute circonstance, mais aussi des modèles de style qui correspondent au « plain style » (style limpide) que Defoe privilégie32. Mais ces filiations, aussi évidentes soient-elles, ne rendent pas compte du pas accompli par Defoe et n’expliquent pas la réception que va connaître son œuvre. Elle tient pour l’essentiel à la capacité de faire partager l’expérience de l’autre dans des conditions données, de rendre le sens immédiat de sa façon d’agir et de se défendre dans un monde hostile. Dans ce sens, Robinson Crusoe (1719) avait donné l’exemple. Le roman ne se lisait pas seulement comme une histoire d’aventure, mais aussi comme une parabole de la situation

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C’est la position d’Alexander Parker, « Der pikareske Roman », Propyläen Geschichte der Literatur, Berlin, Propyläen Verlag, 1983, t. 3, p. 150. 30 Paul Ricœur, Temps et récit, II. « La configuration du temps dans le récit de fiction », Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 23. 31 Cf. les curricula décrits par N. Hans, op. cit., passim ; ces enseignements comprenaient généralement un « commercial stream », c’est à dire un cursus commercial, et une bonne formation mathématique et comptable. 32 Cf. William Dampier, dans Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, CD-ROM Redon, 2002.

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de l’homme face au monde moderne33. Il illustrait une relation au monde qui privilégiait la perception immédiate avec laquelle s’impose la réalité. Le Journal de l’année de la Peste repose sur une même « description dense » qui enlève aux histoires individuelles, si anodines qu’elles puissent parfois paraître, tout caractère anecdotique. La narration est l’instrument avec lequel s’impose le principe de réalité que Defoe ne cesse de revendiquer. Cette recherche de la réalité correspond à une des tendances profondes de la « crise de la conscience européenne » décrite par Paul Hazard34. La fin du XVIIe siècle s’interroge sur le statut cognitif d’une mathématisation de la connaissance telle que l’avait prônée le groupe de savants réuni au Gresham College, qui devait devenir la Royal Society. La connaissance encyclopédique, la « circle science » de Francis Bacon, illustrée par de nombreux dictionnaires en cette fin de siècle, devenait aussi problématique que les procédures classificatrices et déductives de l’histoire providentielle. L’exigence d’un minimum sensible se transforme en un postulat auquel on peut donner une double direction, allant contre les invraisemblances d’une « historia literaria », mais aussi s’insurgeant contre une totalité abstraite ne laissant aucune place à l’expérience35. Transmettre la connaissance des choses (« to convey the knowledge of things ») devient, de John Locke à Thomas Reid, le programme des empiristes du langage que rejoint le réalisme direct de la production romanesque du début du XVIIIe siècle36. Parmi les contemporains de Defoe, c’est George Berkeley qui formulera de la façon la plus radicale cette critique, se donnant comme tâche de mettre à nu les principes qui éloignaient la pensée du sens commun et de 33 Cf. J. Paul Hunter, The Reluctant Pilgrim, Chicago, Norton, 1996 et P. Ricœur, op. cit., p. 20, n. 1 – Ricœur souligne l’importance du thème de la solitude tenue pour l’état universel de l’homme. 34 Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin éditeurs, 1934-1935. 35 Voir à ce propos Hans Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1981, p. 121, sq (La Lisibilité du monde, trad. par P. Rusch et D. Trierweiler, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007) ; en particulier, chap. X, « Weltchronik oder Weltformel » et chap. XI, « Eine Robinson-Welt gegen die Newton-Welt ». L’analyse de Blumenberg mérite d’être confrontée à l’ébauche d’une théorie du roman de Walter Benjamin. Voir à ce propos Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin : Le chiffonier, l’ange et le peit bossu : esthétique et politique chez Walter Benjamin, Paris, Klincksieck, 2006, p. 230, sq. 36 Voir à ce propos Jan Watt, The Rise of the Novel. Studies in Defoe, Richardson and Fielding, Londres, Chatto and Windus, 1957, passim.

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l’intuition37. Defoe ignorait sans doute les publications de Berkeley, mais il exprime une même réserve à l’égard du savoir abstrait quand, dans son Complete English Tradesman, une introduction au monde des affaires publiée en 1726, il se détourne explicitement d’un savoir tel que le livrent les dictionnaires techniques et commerciaux comme le Chambers ou le Dictionnaire des frères Savary, paru deux ans plus tôt. « Le monde, note-il dans la Préface de l’auteur, est devenu si savant ces derniers temps, si sûr de lui-même, que je m’attends que d’aucuns diront qu’ils savent déjà tout et ne souhaitent pas recevoir mes enseignements, mais ils n’ont pas été écrits pour de tels lecteurs38. »Là encore, le recours au littéraire se concrétise dans une narration qui ne recule pas devant l’invention d’une vie de comptoir qu’on ne peut imaginer plus prosaïque39. Conclusions Si Daniel Defoe reste un auteur inclassable, la façon dont il a réussi à lier différents niveaux narratifs marque une étape décisive dans l’écriture des faits sociaux qu’il classe lui-même invariablement dans le champ de l’histoire. L’apparent paradoxe d’une description en termes de causalité liée à une narration de faits individuels par définition irréductibles trouve sa solution dans la perspective qu’impose le narrateur. Le changement permanent de l’angle de vue, qui constitue la trame du récit, concilie ce qui à première vue semble logiquement inconciliable. L’unité de l’histoire résulte de la multiplication des perspectives. Que Defoe fasse appel à un « pouvoir divin » qui, 37

Voir Daniel E. Flage, « George Berkeley », The Internet Encyclopedia of Philosophy, 2006, (www.iep. utm.edu/b/berkeley. htlm). 38 « The world is grown so wise of late, or (if you will) fancy themselves so, are so opiniatre, as the French well express it, so selfwise, that I expect some will tell us beforehand they know every thing already, and want none of my instructions, and to such indeed, these instructions are not written », Defoe, « The Authors Preface », The English Complete Tradesman, Londres, 1726. 39 Sur Defoe économiste, voir Franz-Ulrich Willecke, Entwicklung der Markttheorie. Von der Scholastik bis zur Klassik, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1961, p. 30, sq. et le jugement plutôt négatif de Joseph A. Schumpeter, Geschichte der ökonomischen Analyse, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1965, Bd. I, p. 466 n. 60, qui taxe Defoe de « journaliste économique ». De fait, Defoe contribue amplement à diffuser la vision pessimiste de l’homo œconomicus qui s’impose dans la littérature économique anglaise à la fin du XVIIe siècle. À ce propos, voir Jochen Hoock, « Der vollkommene Kaufmann. Zur historischen Anthropologie des Händlers », Nils Jörn et al. (dir.), « kopet uns werk by tyden ». Walter Stark zum 75. Geburtstag, Schwerin, Thomas Helms Verlag, 1999, p. 47, sq.

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tout en déterminant le cours des choses, laisse agir les hommes à leur guise, souligne la force du procédé qui cesse d’être une simple figure rhétorique. Le récit, au lieu d’être un amas de faits, acquiert dans la narration une densité réelle par laquelle le narrateur prend conscience de lui-même. Robinson Crusoe livre pour cela un modèle que le Journal de l’année de la peste pousse à la perfection. Quelques années plus tard, Samuel Richardson reconstitue à son tour l’expérience vécue en recourant à l’artifice des correspondances croisées 40. L’effet sur le lecteur, qui ne manqua pas de soulever de larges débats, est très précisément décrit par Denis Diderot : « J’avais, note-t-il en 1762 dans son Éloge de Richardson, parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents, je sentais que j’avais acquis de l’expérience41. » Toute l’Europe littéraire allait lui emboîter le pas42. La dimension cognitive, de ce pas, avait trouvé sa formulation déjà une décennie plus tôt chez l’historien allemand Johann Martin Chladenius, qui fait de la mise en perspective la condition même de toute narration, en soutenant que « le spectateur est dans tout récit l’élément le plus important »43. En analysant les transformations qu’une histoire connaît jusqu’à sa réalisation dans le récit, Chladenius essaie de saisir la narration comme un processus de conceptualisation de la réalité qui est tout autre chose que son simple dédoublement. C’est par la narration que les histoires acquièrent leur sens ; au cours de la lecture, l’interprétation doit dégager celui-ci en tenant compte des conditions de sa production. S’inscrivant dans le projet d’une hermeneutica

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Voir à ce propos le commentaire de P. Ricœur, op. cit., p. 23. Denis Diderot, Œuvres esthétiques, éd. par Paul Vernière, Paris, Garnier, 1965, p. 50. 42 Sur la réception de Richardson et du commentaire de Diderot, voir l’introduction de Paul Vernière à l’Éloge de Richardson, D. Diderot, op. cit., p. 25, sq. 43 Johann Martin Chladenius, Allgemeine Geschichtswissenschaft, Leipzig, 1752, réimp. Vienne, Böhlau, 1985, avec une introduction de Christoph Friedrich, préface Reinhart Koselleck, et plus particulièrement le Chapitre V, « Vom Zuschauer und Sehepunkte. § 1. Der Zuschauer ist bey einer Erzehlung eine Hauptsache ». Pour Chladenius en général : Christof Friedrich, « Johann Martin Chladenius: die allgemeine Hermeneutik und das Problem der Geschichte », Ulrich Nassen (éd.), Klassiker der Hermeneutik, Paderborn, Verlag Schöningh, 1982. 41

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profana, dont la visée didactique est indéniable44, cette introduction à l’interprétation des récits historiques avait non seulement l’avantage de dépasser le simple cadre rhétorique, mais aussi celui de contribuer de façon décisive, comme l’a remarqué Reinhart Koselleck, à libérer le discours historique45. C’est grâce au travail critique de Chladenius que s’amorce le passage de la tradition rhétorique et topographique de l’histoire à une science historique moderne, consciente de ses présupposés épistémologiques, comme la définira Emmanuel Kant46. La rupture qui se dessine ainsi dépasse de toute évidence le seul domaine de l’expression littéraire. Elle marque autant un changement dans l’expérience quotidienne que l’avènement d’un nouveau régime d’historicité. En liant le déroulement de l’histoire à la conscience qu’elle a d’elle-même, l’histoire cesse d’être le récit de la simple succession et transformation des faits. Au niveau de la représentation de l’histoire, cela ouvre la voie à la distinction entre « description » et « narration » qui forme la base du récit pragmatique correspondant à la naissance de la notion d’« histoire » au sens moderne du terme47. La question de la représentation de la totalité des faits (historia naturalis/ historia civilis), qui a été un des grands problèmes du siècle classique, trouve sa solution dans un changement ou une alternance stratégique des niveaux narratifs, dont on voit l’esquisse chez les auteurs anglais et leurs observateurs français comme l’abbé Prévost, dont la contribution au renouvellement reste à évaluer48. Le vrai problème, qui est aussi celui de l’historisme moderne, est désormais celui des schémas narratifs que l’on fait alterner en fonction de critères de sens, qui – à la différence de simples critères de causa44 Chladenius avait publié en 1742 une introduction à l’interprétation des textes sous le titre Einleitung zur richtigen Auslegung vernünftiger Reden und Schriften, qui postule que l’histoire en tant qu’elle est une des dimensions de la nature est régie par la raison, dont l’interprétation doit rendre compte. 45 Cf. la préface de R. Koselleck à la réimpression de la Allgemeine Geschichtswissenschaft, J. M. Chladenius, op. cit, p. IX. 46 R. Koselleck, « Le concept d’histoire », L’Expérience de L’histoire, Trad A. Escudier, Paris, Gallimard, Éditions du Seuil, 1997 p. 15-99. 47 Voir l’article de Hans-Jürgen Pandel, « Pragmatisches Erzählen bei Kant », HorstWalter Blancke et al., Von der Aufklärung zum Historismus. Studien zum Strukturwandel des historischen Denkens, Paderborn, Schöningh, 1984, p. 159, sq. 48 Cf. ses critiques dans Le Pour et le contre et surtout son Introduction à l’Histoire générale des Voyages, 1746-1761 ; et Jean Sgard, Vie de Prévost (1697-1763), Québec, Presse de l’Université de Laval, 2006.

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lité – renvoient à l’unité de l’histoire. Celle-ci devient désormais – dans la narration – compatible avec l’unicité de chaque événement. L’historisme fera de cette non-répétitivité la véritable caractéristique de l’histoire humaine.

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RÉCIT, FICTION, TÉMOIGNAGE

–, Everybody’s business is nobody’s business, or, private abuses, public grievances […], Londres, T. Warner etc., 1726. –, The English Complete Tradesman, Londres, 1726. –, The Storm: Or, A collection of the most remarkable casualties and disasters which happen’d in the late dreadful tempest, both by sea and land, Londres, imprimé par G. Sawbridge et vendu par J. Nutt, 1704. Diderot, Denis, « Éloge de Richardson », Œuvres esthétiques, éd. par Paul Vernière, Paris, Garnier, 1965. Graunt, John, Natural and Political Observations mentioned in the following index, and made upon the Bills of Mortality with reference to the Government, Religion, Trade, Growth, Ayre, diseases and the several Changes of the said City, Londres, 1662 ; Observations, éd. Charles Henry Hull, Cambridge, Cambridge University Press, 1899. Hodges, Nathaniel, Loimologia (en latin), Londres, William Godbit, 1672. –, Loimologia, or: An Historical Account of the Plague in London in 1665: with Precautionary Directions Against the Like Contagion, by Nath. Hodges […]; to Which is Added, an Essay on the Different Causes on the Infection now in France, and the Most Probable Means to Prevent its Spreading Here, by John Quincy, Londres, E. Bell and J. Osborn, 1720. Miller, Norbert, « Daniel Defoe oder Die Wirklichkeit des Puritaners » [Préface], D. Defoe, Romane, 1. Bd. Munich, Carl Hanser, 1968. Nicholson, Watson, The Historical Sources of Defoe’s Journal of the Plague Year: Illustrated by Extracts from the Original Documents in the Burney Collection and Manuscript Room in the British Museum, Port Washington N.Y., Kennikat Press, 1966, VIII (réimpression de l’édition de 1919). Pepys, Samuel, Journal, trad. sous la dir. d!André Dommergues, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1994. Vincent, Thomas (Reverend), God’s Terrible Voice in the City […], Londres, Georges Calvert, 1667.

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La présence de la catastrophe est une constante chez les historiens antiques païens1 et chrétiens2. Les anciennes chroniques enregistrent régulièrement les calamités et les historiens chrétiens, comme Grégoire de Tours, y voient la main de Dieu et la manifestation active de la Providence, surtout lorsqu’il s’agit d’hagiographie3. Les historiens du XVIIe siècle sont tributaires de cette tradition ; pourtant, le développement de l’historiographie officielle4, qui entend éclairer les coulisses de l’action des grands, comme celui de l’histoire érudite et scientifique, laisse peu de place à la mémoire des désastres naturels. Comme cela a été souligné maintes fois5, de nombreuses catastrophes émaillent le XVIe et le XVIIe siècle : le froid et la pluie causent les famines de 1

Apollon envoie la peste aux Grecs dans l’Iliade, les Thébains sont punis par les dieux du crime d’Œdipe et dans Samuel I, Dieu punit les Philistins qui ont dérobé l’arche d’alliance aux Hébreux. 2 La grande description de la peste d’Athènes faite par Thucydide en II, 47-54, prudente et précise dans la description des symptômes, sert longtemps de modèle aux historiens et auteurs de traités sur la peste (Flavius Josèphe, Histoire des Juifs, 6, 11, Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 9, 8, ou 3, 6). 3 Dans les Histoires de Saint Grégoire de Tours, traduction de Michel de Marolles, Frédéric Léonard, 1668, p. 499, l’auteur décrit la peste qui afflige Tours et la guérison des habitants par saint Martin. 4 Voir à ce propos Steve Uomini, Cultures historiques dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 1998. 5 Par Jean Delumeau et Yves Lequin (dir.), Les Malheurs des temps, Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987 et plus récemment, Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps, coll. Folio, Paris, Gallimard, 2009.

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1565, 1592, 1648-1653, 1661-1662, 1693-1694 ou 17096, la peste, endémique jusqu’en 16707, frappe l’Anjou en 1625, Lyon et Nîmes en 1629 puis touche tout le royaume en 1631 ; pendant la Fronde, elle suit les déplacements de soldats. Elles n’appartiennent donc pas au passé. La présence du récit de catastrophe dans le récit historique, au XVIIe siècle, se fait pourtant de plus en plus discrète. En effet, à l’heure où les historiens, les bénédictins de Saint-Maur, les jésuites, les oratoriens, les jansénistes ou André Du Chesne8 s’intéressent aux sources premières, les catastrophes anciennes, faiblement documentées et référencées, sont suspectes. Par ailleurs, dans une histoire explicative cherchant l’abrégé plutôt que la longueur, les catastrophes dont les causes sont inconnues, souvent confondues avec le prodige, apparaissent comme des digressions superflues. Les historiens9 officiels du XVIIe siècle se situent dans le cadre d’une histoire autant profane que religieuse, aussi mondaine que savante. Dans les textes historiques, la place occupée par les mentions ou les récits de catastrophe révèle une autre vision de l’homme dans ses rapports à la nature : le lecteur de la seconde partie du XVIIe siècle, moins féru d’astrologie et d’ésotérisme que ses prédécesseurs, est davantage sensible aux explications mettant en jeu une causalité naturelle10 et à l’expression de valeurs aristocratiques héroïques.

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Jacques Dupâquier et allii dans Histoire de la population française, Paris, Quadrige-Puf, 1988, t. II, De la Renaissance à 1789, p. 175-219. 7 Pour une datation précise des épidémies de peste, présente en France pendant 63 % du temps entre 1490 et 1725, voir Joël Coste, Représentations et comportements en temps d’épidémie dans la littérature imprimée de peste (1490-1725). Contribution à l’histoire culturelle de la peste en France à l’époque moderne, Paris, H. Champion, 2007, p. 29-33. 8 André Du Chesne (1584-1640), appelé « le père de l’histoire », répertoria les sources de l’histoire. Voir Emmanuel Bury, « Le “Père de l’Histoire de France” : André Du Chesne (1584-1640) », Littératures classiques, n° 30, printemps 1997, Paris, Klincksieck, p. 121131. 9 Au XVIIe siècle, il ne s’agit pas d’une catégorie, ni d’une discipline constituées, et les mots d’« historiens » et d’« histoire » sont eux-mêmes ambigus, comme le rappelle utilement Chantal Grell (Les Historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne, 2006, introduction, p. 9). Les auteurs dont nous parlons ici sont ces historiographes officiels, dont le XVIIe siècle voit précisément le déclin. 10 En 1618, Macé, professeur de mathématiques, rédige son Discours véritable des admirables apparences, mouvements et significations de la prodigieuse comète de l’an 1618.

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Enfin, la présence de la catastrophe dans le récit historique suscite un problème d’ordre poétique. La catastrophe11, en effet, constitue ce qu’il y a de moins historique dans le récit historique. Le phénomène se répète à l’identique dans le passé comme dans le présent, qu’il soit causé par les hommes pendant les guerres ou qu’il soit le fruit d’un accident ou la conséquence des dérèglements de la nature. Contrairement à l’événement historique que l’on peut qualifier d’hapax événementiel, la catastrophe se reproduit toujours sous la même forme au point qu’il est possible de repérer une topique de la catastrophe. Les historiens qui, tel Mézeray, se montrent plus soucieux d’efficacité rhétorique que d’authenticité factuelle vont chercher à éviter la répétition, ce qui pourrait bien expliquer l’extrême hétérogénéité du système de causalité qu’ils mettent en œuvre. À travers le récit de catastrophe, ils cherchent aussi l’effet pathétique, comme les auteurs d’occasionnels et d’histoires tragiques. Les historiens du XVIIe siècle ont donc été confrontés à ces trois questions, d’ordre intellectuel, philosophique et esthétique ; cette difficulté éclaire sans doute le peu de cas qu’ils font des catastrophes, même s’ils ne les négligent pas. François Eudes de Mézeray constitue une exception notable, par la place qu’il accorde aux récits de catastrophe, mais aussi parce qu’il reste pendant longtemps un des plus lus et des plus critiqués, si bien qu’il est à lui seul le révélateur des problèmes liés à l’écriture de l’histoire entre quête de vérité et plaisir du texte. Loin de prétendre faire ici une étude sur l’écriture de la catastrophe dans l’historiographie, tant la matière est abondante et diverse, nous avons limité notre travail à quelques historiographes de la fin du XVIe siècle et du siècle suivant, qui sont parmi ceux que Mézeray avait lus. Quelle place occupe la catastrophe chez les premiers cosmographes ou dans le discours critique sur l’histoire au XVIIe siècle ? Nous examinerons la façon dont la mention ou le récit de catastrophe s’inscrit dans le récit historique, ce qui met en jeu un système de causalité complexe et concentre les ressources

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Dans l’article qui va suivre, comme dans le reste de l’ouvrage, nous utiliserons « catastrophe » au sens contemporain d’événement extrême ayant des conséquences meurtrières ou causant des destructions de grande ampleur pour une large communauté. Comme nous le verrons ultérieurement, ce type d’événement est généralement désigné par les historiens sous le terme de « prodige » et de « fléau ». Nous privilégierons les catastrophes naturelles, tout en mentionnant aussi des événements qui relèvent d’une causalité humaine, comme la guerre, dans la mesure où les auteurs dont nous parlons ne les distinguent pas.

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de la rhétorique, dont nous nous demanderons finalement si elles ne tendent pas à fictionnaliser l’histoire. La place des catastrophes dans l’historiographie à la fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe siècle La catastrophe entre cosmographie et historiographie La première difficulté concernant les désastres naturels est de les situer dans un savoir spécifique. Ils relèvent en effet aussi bien de celui des astrologues, des cosmographes, des géographes, des historiens, que de ceux qui se situent en marge de l’histoire officielle : auteurs de mémoires, d’occasionnels, d’histoires tragiques ou de recueils de faits admirables et merveilleux. La plupart d’entre eux suivent la trace des philosophes antiques, d’un Sénèque, par exemple, dans ses Questions naturelles. Dans leurs études sur la nature de l’univers, des cosmographes comme Sebastian Münster12 ou Pierre Davity13 ne peuvent faire l’économie de l’étude des phénomènes météorologiques. Pierre Davity explique ainsi comment se forment les éléments, tempêtes ou vents. Le polygraphe Urbain Chevreau construit une histoire qui regroupe les catastrophes par élément, pour illustrer un propos moral sur les inconstances de la Fortune. Dans l’Avertissement au lecteur de son Tableau de la Fortune14, il revendique cependant le statut d’historien15. Décrivant en trois 12

Sebastian Münster (1489-1552), La Cosmographie universelle de tout le monde […], Paris, Michel Sonnius, 1575, traduction de la Cosmographiae universalis lib. VI in quibus juxta certioris fidei scriptorum traditionem describuntur, omnium habitabilis orbis partium situs, propiaque dotes, Bâle, apud Henricum Petri, 1550. L’index de l’édition française répertorie cinq tremblements de terre, une famine, quatre inondations, deux incendies, quatre pestes. 13 L’ouvrage de Pierre Davity est réédité en 1660 par Jean-Bapstiste de Rocoles qui y fait quelques additions, preuve que la vision scientifique de Davity intéresse le XVIIe siècle : Discours universel comprenant la connaissance générale du monde céleste et terrestre, commencé par Pierre Davity, Paris, Denys Bechet et Louis Billaine, 1660. 14 Urbain Chevreau, Le Tableau de la Fortune ou par la décadence des royaumes, par la ruine des Villes et par diverses aventures merveilleuses, on voit l’instabilité de toutes les choses du monde, Paris, Guillaume Loyson et Nicolas de Sercy, 1644, p. 109-136. 15 U. Chevreau rejette en particulier l’idée qu’on puisse le prendre pour un philosophe. En cela, il s’oppose au Sénèque des Questions naturelles qui montre au contraire (dans la préface du livre III) que son travail de philosophe, décrivant la perfection de la nature dans ses débordements et ses excès même, est supérieur au travail des historiens qui se complaisent dans la description des maux que les hommes s’infligent les uns aux autres. Sénèque, Questions

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livres la décadence des civilisations, les malheurs des Grands ou des personnes particulières, à la manière des auteurs d’histoires tragiques comme Pierre de Boitel, il inclut un passage intitulé « Des malheurs du monde causés par les éléments » divisé en quatre parties : « Des tremblements de terre, Des inondations et des déluges, De l’air et Du feu ». Dans une synthèse du savoir antique, il rapporte l’origine des catastrophes, citant ses sources (Thalès, Démocrite, les stoïciens, Anaxagoras, Métrodore, Aristote, Platon) pour expliquer l’origine des tremblements de terre causés par des remuements d’eau, de vapeur d’eau ou de vents, pour expliquer que la famine vient de la sécheresse de l’air ou que les inondations du Nil ont des causes rationnelles et non pas fabuleuses. Pour parler de la peste, ses cautions sont les historiens antiques16 ou les médecins comme Guy de Chauliac. Il rapporte également une grande partie des tremblements de terre survenus à Rome, à Constantinople, Venise, Lisbonne, en expliquant que la répétitivité des phénomènes est due au fait que la matière est dans « un flux continuel, qu’elle ne s’arrête jamais, et que les déluges et les tremblements sont comparables à deux draps mortuaires qui ensevelissent tout dans l’oubli »17. Il s’agit aussi de montrer que Dieu, qui n’a que des desseins providentiels, n’est en rien responsable de catastrophes qui appartiennent au domaine de l’accidentel. Ainsi, tout ne se rapporte pas à une causalité transcendante : les cosmographes privilégient une causalité naturelle, et certains historiens les suivent sur cette voie, comme Paul Jove, Jacques-Auguste de Thou et, en partie, comme nous le verrons, Mézeray. Il n’est donc pas étonnant de voir un historien comme Scipion Dupleix se placer dans la continuité des philosophes et des cosmographes dans La Physique (1640), où il reprend ce que les auteurs antiques et leurs héritiers avaient déjà dit concernant les causes des tremblements de terre, les vents qui engendrent la peste18. Les histoires officielles ne sont donc pas les seuls textes où figurent les désastres de la nature. Ceux-ci y occupent même une place congrue.

naturelles, texte établi et traduit par Paul Oltramare, Paris, Les Belles Lettres, 1973, t. I, livre 3, p. 115. 16 Eusèbe, Diodore de Sicile, Thucydide. 17 U. Chevreau, op. cit., p. 111. 18 Scipion Dupleix, La Physique ou science des choses naturelles, Paris, C. Sonnius, 1626, livre 7, chapitre 11 à 17.

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La marginalisation des désastres naturels dans l’histoire officielle La voix du libraire qui ouvre L’Histoire de France d’Émile de Piguerre, à la fin du XVIe siècle, se fait l’écho d’aspirations nouvelles. L’historien ne doit pas remplir « le papier de bruits de ville et nouvelles sans certitude » et ne « pas mettre au rang du vrai des conjectures, lesquelles il ne tient sinon de sa propre fantaisie »19. La mention des prodiges ne se justifie que par le respect dû aux autorités : « Le religieux historien se doit de narrer ce qu’il sait, ou par soi-même ou par le fidèle rapport de personnes croyables20. » Ainsi, Piguerre, lorsqu’il fait état de catastrophes, fait appel soit à la chronique soit à son expérience personnelle, comme il l’écrit au sujet de la coqueluche et du tremblement de terre de septembre 157721. Mais, la plupart du temps, les historiens préfèrent passer ce genre d’événement sous silence. La préface de l’Histoire de France de Girard du Haillan (1577) montre que l’histoire est un manuel à l’usage des princes. L’historien doit se fonder sur des documents fiables et expliquer les causes des événements, ce qui laisse d’emblée peu de place aux récits de catastrophe. De fait, il ne leur prête aucune attention, même si, dans son adresse au roi Henri III, il semble dire que l’histoire doit montrer comment la nature contribue à la chute des empires : Car encore que les royaumes, les choses publiques, et les autres potentats, et États desquels l’histoire décrit les origines et progrès, se perdent et ruinent par changement de seigneurie, race ou gouvernement, et que les îles et villes dont elle fait mention périssent ou par feu, ou par inondation des eaux, ou par un engloutissement de terre, ou par autre accident, si est-ce que l’histoire qui a une fois parlé d’elles, vit perpétuellement […].22 

Le père Daniel, comme la plupart des historiens, insiste sur la nécessité de mettre sincérité et vérité dans l’écriture de l’histoire. Il convient donc d’éviter tout ce qui peut être sujet à caution (les intrigues de cabinet pour lesquelles il n’y a pas eu de témoin, par exemple) et de préférer au contraire la lecture de mémoires, de manuscrits, de traités ou de récits de négociations. 19

Émile de Piguerre, Le Libraire au lecteur, L’Histoire de France, Paris, Jean Poupy,

1681. 20

Ibid. Ibid., p. 314. Texte 7 en annexe. 22 Girard Du Haillan, Épître au roi, Histoire de France revue et augmentée depuis les précédentes éditions faites tant en ce royaume qu’aux pays étrangers (1577), Paris, À l’Olivier de P. L’huillier, 1585. 21

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Le père Daniel conseille à l’historien moderne de rapporter ce qu’il a trouvé chez les historiens contemporains mais « après en avoir fait un juste discernement »23. Il critique le goût de certains historiens pour les épisodes romanesques, en particulier Varillas24, ou l’introduction des pensées des personnages forcément imaginées25. Nous comprenons alors très bien pourquoi Mézeray fut la cible de ses critiques26. Selon lui, Mézeray fait intervenir des informations agencées sans souci d’articulation logique : « Ce ne sont que des faits abrégés mis bout à bout, sans liaison et sans dépendance les uns des autres27. » Or, ce sont bien les récits de catastrophes qui apparaissent souvent comme des fragments, des digressions micro-structurelles, des ruptures dans le récit historique, surtout lorsque l’historien se refuse à établir un lien de causalité entre Dieu et la catastrophe. L’histoire ne doit pas, selon lui, s’embarrasser de détails comme peut le faire Grégoire de Tours qui, lui aussi, consacre une part importante aux récits de catastrophe et aux prodiges : C’est là principalement ce qui fait languir l’histoire, ce qui fatigue le lecteur que ces petits objets ne touchent point, et qui ne peut prendre d’intérêt à ces minuties […]. La prise d’un petit château, l’incendie d’une bourgade, le ravage d’une terre ne sont pas des matières fort intéressantes, quand ils n’ont nulle suite pour le corps de l’État, et c’est abuser de la patience des lecteurs, que les occuper de pareils récits.28

Enfin, l’ultime remarque du père Daniel qui peut justifier le refus des catastrophes est la critique d’un style orné : « La simplicité exclut les figures et les amplifications de rhétorique, les métaphores et les comparaisons trop 23

Gabriel Daniel, Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie française dans les Gaules [1696], Paris, Jean-Baptiste Delepine, 1713, p. 3. 24 Au sujet de l’aventure que la comtesse de Chateaubriant aurait eue avec François Ier et de son assassinat par son époux. 25 G. Daniel, op. cit., p. 4. 26 Dans les ouvrages critiques à l’égard de Mézeray, qu’il s’agisse du père Daniel, de Lombard dans sa Comparaison des deux Histoires de France de M. de Mézeray et du père Daniel (Amsterdam, 1723) ou bien de l’auteur du discours préliminaire qui introduit les Mémoires historiques et critiques sur divers points de l’histoire de France et plusieurs autres sujets curieux, aucun ne critique l’utilisation des prodiges et des récits de catastrophes proches des prodiges dans le texte. 27 G. Daniel, op. cit., p. 12. 28 Ibid., p. 16.

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fréquentes29. » Or, les phénomènes naturels se prêtent tout particulièrement aux figures de l’amplification. Le père Rapin, quelques années auparavant, soulignait quant à lui l’importance de la variété, « car une narration devient fade, quand elle n’a nulle diversité d’incidents, d’aventures, de figures et d’expressions »30. Pierre Du Ryer, dans la traduction qu’il donne de Strada, vante les digressions de l’historien, à l’image « de la diversité [qui] est dans la nature »31. Significativement, le père Rapin n’évoque qu’à un seul moment les catastrophes, pour critiquer les descriptions trop brillantes et sans lien avec le sujet. Il cite alors Lucien critiquant l’usage que Thucydide fait de la description de la peste à Athènes parce qu’« [il] ne laisse pas d’entrer dans un détail trop particulier de cette maladie »32. Quelques années plus tard, dans l’Avertissement au lecteur de l’Histoire de France de Louis Le Gendre, chanoine de l’Église de Paris, la nécessité de s’attacher au vrai dans le texte historique est liée au refus d’encombrer le récit de détails inutiles à la compréhension d’un règne33. Il y a bien parfois la description de ce que Le Gendre appelle un miracle, avec beaucoup de précautions : Clotaire échappe à Théodebert et Childebert grâce à un violent orage34, mais il s’agit là plus d’une anecdote touchant une aventure particulière que d’une catastrophe. Les catastrophes dans les index et les histoires L’inventaire qui va suivre ne se veut pas exhaustif et vise simplement à montrer que la présence importante des catastrophes chez Mézeray est peu commune par rapport à certains historiens antérieurs ou contemporains. La plupart des ouvrages historiques comportent des index qui répertorient les catastrophes au même titre que d’autres événements, ou personnages, ce qui prouve qu’elles sont considérées comme importantes et susceptibles de susciter la curiosité du lecteur. La place qu’elles occupent dans les textes que nous avons consultés est très variable mais dans l’ensemble relativement 29

G. Daniel, op. cit., p. 20. Le père Rapin, Instructions pour l’histoire (1677), Paris, J. Bouillerot, 1690, p. 51. 31 Famian Strada, Histoire de la guerre de Flandres, écrite en latin par Famianus Strada de la compagnie de Jésus, première décade, mise en français par P. du Ryer, troisème édition revue et corrigée, Paris, A. Courbé, 1659, préface. 32 Le père Rapin, op. cit., p. 79. 33 « Le caractère d’un bon ouvrage, c’est de n’être pas long », Louis Le Gendre, Histoire de France contenant le règne des rois des deux premières races, Paris, Jean et Michel Guignard, 1700, Avertissement au lecteur. 34 Ibid., p. 157-158. 30

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réduite, soit par le nombre de catastrophes répertoriées, soit par la place accordée dans le récit à chacune d’elles. Le petit volume in-16 publié par Guillaume Paradin en 155235 est riche de descriptions de catastrophes, et en particulier de la longue famine qui touche la France en 1528 et qui sera largement réécrite par Mézeray, comme nous le verrons. Chez François de Belleforest, qui poursuit l’œuvre de Nicole Gilles dans ses Chroniques36, elles sont peu nombreuses et interviennent toutes pour la seule année 1557, sous la forme d’une liste chronologique qui n’est assortie d’aucune explication37. La traduction de l’histoire de Paul Jove38 introduit un index correspondant à chaque tome, mais peu de catastrophes sont répertoriées : on trouve une tempête qui cause la perte de l’armée française en octobre 1512 devant Honfleur39, ainsi que la description conjointe d’un tremblement de terre à Lisbonne et d’une tempête sur une page40. L’Histoire de France de Girard Du Haillan ne fait pas allusion aux catastrophes41. Pierre Matthieu, dans l’Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces étrangères durant sept années de paix42, évoque une seule catastrophe, qui occupe une page et décrit le débordement du Tibre en 1598, juste après que le pape fut revenu de Ferrare où il avait célébré les mariages de Philippe III d’Autriche avec Marguerite d’Autriche et d’Albert, archiduc d’Autriche, avec Isabelle, infante d’Espagne. 35

À la suite d’un format in-folio publié deux ans auparavant. Guillaume Paradin, Histoire de notre temps, faite en latin par Maître Guillaume Paradin et par lui mise en français. Depuis par lui-même revue et augmentée, Lyon, Jean de Tournes, 1552, chapitre III, « Étrange calamité du temps », p. 247. 36 Les Chroniques et annales de France dès l’origine des Français et leur venue es Gaules, faites jadis brièvement par Nicole Gilles, secrétaire du roi jusqu’au roi Charles VIII, et depuis continuées par Denis Sauvage, jusqu’au roi François II, à présent revues, corrigées et augmentées selon la vérité des registres et pancartes anciennes, et suivant la foi des vieux exemplaires, contenantes l’histoire universelle de France dès Pharamond, jusqu’au roi Charles neuvième régnant à présent, par François de Belleforest, Paris, Gabriel Buon, au clos Bruneau, 1573. 37 Ibid., f. 491-492. Voir texte 1 reproduit dans les annexes. 38 La première édition en latin date de 1520. 39 Paolo Giovio, Histoire de Paolo Jovio comois evêque de Nocera sur les choses faites et avenues de son temps en toutes les parties du monde, traduites du latin en français et revues pour la troisième édition par Denis Sauvage, Seigneur du Parc, Champenois, historiographe du roi, t. I, Paris, Lucas Breyer, 1581, p. 205. 40 Ibid., p. 195. 41 G. du Haillan, op. cit. 42 Pierre Matthieu, Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces étrangères durant sept années de paix, Paris, I. Mettayer et M. Guillemot, 1606.

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L’Histoire de France (1581) d’Émile de Piguerre43 comporte, indexées, trois descriptions de famines, trois pestes, quatre inondations, trois tremblements de terre, quantitativement importantes puisque la description des conséquences du déluge qui survient à Nîmes en 1577 occupe une page in-folio, avec de nombreux détails qui s’expliquent par le fait que l’historien écrit son histoire seulement quatre ans après les événements et a sans doute eu accès à des témoignages écrits ou verbaux. La description de la ville de Sancerre assiégée et réduite à la famine en juin 1573 occupe elle-même près de trois pages44. La même année, est republiée la traduction française de l’Histoire des faits, gestes et conquêtes des rois, princes, seigneurs et peuples de France45 de Paul Émile dont Mézeray s’est inspiré pour écrire sa propre Histoire de France. Un index détaille les catastrophes évoquées dans ce volume : elles se trouvent à des entrées inhabituelles, comme « Blé cher, 371E ; Greniers pleins de blés, rompus en Flandres durant la famine, 269B ; la France tourmentée de guerres et famines recouvre sa réputation, 623C », elles arrivent bien souvent ensemble et sont ainsi notées : « Comète, tempête, pluies, orages, débords de rivières, peste, famine, 172H ; tempestes, pluies et orages, 172H ». Mais on les trouve aussi à des entrées attendues : « Gresle aussi grosse qu’un œuf d’oie, 313C ; Tremblement de terre merveilleux, 127B ; Tremblements de terre, vents impétueux, et autres présages avant la ruine des Latins en Levant, 313C ». La peste, répertoriée une vingtaine de fois dans l’ouvrage, est indéniablement la catastrophe la plus représentée. Paul Émile ne s’y attarde pas : il évoque les désastres en une ligne, au plus une page46. Dans l’Inventaire de l’histoire générale des Turcs (1628) de Michel Baudier, tremblements de terre et pestes sont mentionnés dans l’index. L’Histoire des guerres civiles de Davila n’offre pas de description de catastrophes, et l’histoire de Strada évoque simplement deux tremblements de terre47. En 1633, les Remarques d’histoire de Claude Malingre comportent, malgré le petit format de l’ouvrage, un nombre impor43

Attribuée aussi à La Popelinière ou à Jean de Laval le frère. É. de Piguerre, op. cit., p. 914-916. 45 La première édition est en latin et date de 1520. 46 Sous le règne de Charles VII, le concile entre le pape et le patriarche de Constantinople est déplacé de Ferrare à Florence « pour ce que la peste y survint peu après », Paul Émile, Histoire des faits, gestes et conquêtes des rois, princes, seigneurs et peuples de France, Paris, Fédéric Morel, 1581, p. 630 i. 47 H. C. Davila, Histoire des guerres civiles de France, mise en français par I. Baudouin, Paris, P. Rocolet, 1644 ; F. Strada, op. cit. 44

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tant de récits de catastrophe, qu’il s’agisse d’inondations, d’incendies, de tremblements de terre, de pestes ou d’invasions de sauterelles48. Les catastrophes semblent intervenir à des moments où l’histoire politique laisse des vides. Est-ce ainsi qu’il faut expliquer la description de l’incendie des deux ponts aux Changeurs et aux Marchands en octobre 1621, parce que « le long de ce mois, il ne se passa autre chose en France »49 ? Bien qu’il critique les anciennes chroniques, Claude Malingre procède parfois de la même manière, mêlant catastrophe et événement historique, comme en mars 1616 où il décrit un tremblement de terre, puis évoque le mariage entre le marquis de Brandebourg et la sœur de l’Électeur Palatin, avant de raconter la prise de Julliers par les Espagnols sans qu’aucun lien logique ne lie ces trois faits50. L’index de l’Histoire de France de Jacques-Auguste de Thou, mise en français par Pierre du Ryer (1659), compte très peu de notations de catastrophes : une inondation que l’on retrouve sous trois formes différentes dans l’index (« L’Arne déborde », « Débordements d’eaux presque par tout le monde » et « Lac formé par un submergement d’eau », p. 1008), trois pestes51, un tremblement de terre (« Tremblement de terre en Misnie », p. 644). De même, chez Scipion Dupleix, on trouve peu de descriptions de catastrophes52, ce qui est bien compréhensible au regard du statut de cet historien de 48

« Dégast faits par les sauterelles en Pologne, 217 », « Dégasts à Montauban, 570 », « Dégast vers Castres, 707 », « Feu à Prague mis par des méchants, suppliciés, 70 », « Feu à Magdebourg, 110, à Osnambourg en Saxe et à Guesua en Pologne, 210 », « Grêle furieuse en Bohême, 210, en Brandebourg, en Thuringe, 211 », « Foudre en Hessen, 124 », « Foudre tombe en divers lieux, 132 », « Incendie grand à Constantinople, 874 », « Incendie à Lindau, 138 », « Incendie de l’arsenal de Padoue, 258 », « Incendies en divers lieux, 263 », « Incendie au collège jésuite à Vienne, 124 », « Incendie de la grande salle du Palais de Paris, 263 », « Inondations furieuse de Saône à Lyon, 33 », « Inondations en Angleterre, 123 », « Peste furieuse en Angleterre, 49 », « Peste dans Montauban, 509 », « Tremble-terre suivi de flammes au royaume de Naples, 980 », « Tremble-terre en Béarn, 169 », « Trembleterre en divers lieux, 251 », « Tremble-terre près Vuirstbourg, 125 ». 49 Claude Malingre, sieur de St-Lazare, Remarques d’histoire, Paris, Claude Collet, 1632, p. 509. 50 Ibid., p. 253. 51 Jacques-Auguste de Thou, Histoire de M. de Thou des choses arrivées de son temps, mise en français par P. du Ryer, Paris, A. Courbé, 1659, t. 1, p. 116, 196-197 et 360-361. 52 « Le jeudi VII de Novembre en la même année 1577, commença de paraître une horrible comète avec une longue queue courbée tirant de l’aigle vers la bouche de Pégase », S. Dupleix, Histoire de Henri III, Paris, C. Sonnius, 1636, p. 62. « Cette même année la nuit du I jour d’Avril tomba une pluie si prodigieuse et si violente, que les étangs qui coulent dans

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la cour, protégé par Richelieu et soucieux de lui soumettre tous ses écrits avant leur publication. Jean-Étienne Taraut, qui reprend dans ses Annales de France53 l’histoire de Grégoire de Tours, est tout aussi avare en description de catastrophes54. En 1634, L’Histoire d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande55 d’André Du Chesne comporte deux courts récits de famine, l’une sous Etheldred en 1006 et l’autre sous Édouard II en 1316, ainsi que cinq brefs récits de peste. L’Abrégé des annales de la ville de Paris, que publia François Colletet, et qui résume l’histoire de la capitale jusqu’en 1662, introduit, malgré la brièveté de l’ouvrage, des récits de catastrophe qui se multiplient au fur et à mesure de la progression dans le livre : on trouve en effet la description de la chute du pont Saint-Michel en décembre 1547, puis trois inondations que Colletet a pu voir en 1651, « si grand[es] et si extraordinaire[s] qu’il ne s’en était point vu de tel[les] de mémoire d’homme »56, en 1658, où se produit le débordement de la Seine et de la Somme, et enfin en 1660, où il décrit un orage où la foudre emporte l’oreille d’un homme sans qu’un seul de ses cheveux ne soit brûlé ; cet événement est rendu important parce que l’auteur en a été le témoin, comme il le dit à la fin de la description : « Accident étrange dont j’ai été témoin et de quoi j’ai fait un Discours qui fut imprimé et publié cette même année57. » Plus nous avançons dans le siècle, plus ces descriptions se raréfient. Nous n’en trouvons pas dans l’Abrégé de l’histoire de France58 de Du Verdier en 1670. Si nous prenons l’Histoire de France de De Bonair (1688), historiographe du roi, qui résume toute l’histoire dans un seul volume in-8°, organisé suivant le règne de chaque roi, la catastrophe occupe une place réduite : la peste et la famine de 1632 n’interviennent que de manière

la rivière de Bièvre firent ébouler leurs chaussées, et comme des torrents se déchargèrent avec une horrible rapidité par les vallées de Cachant, Arcueil, et Gentilly, sur les faubourgs SaintMarcel, où l’eau ayant cru de quatorze pieds, plusieurs maisons et moulins et grande quantité de personnes surprises dans leurs lits y périrent : cette ravine et ravage ayant duré environ trente heures. », Ibid., p. 77. 53 Jean-Étienne Taraut, Annales de France, Paris, Billaine, 1635. 54 Mézeray dit l’avoir consulté. 55 André Du Chesne, Histoire d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, Paris, Loyson, 1634, seconde édition. 56 François Colletet, Abrégé des annales de la ville de Paris, Jean Guignard, 1664, p. 369. 57 Ibid., p. 420. 58 Gilbert Saulnier Du Verdier, Abrégé de l’histoire de France, Lyon, Jean Balam, 1670.

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secondaire et rapide après la nouvelle de la mort de divers chefs de guerre59. De la même manière, nulle trace de récit de catastrophe chez le père Daniel60 ou chez Charles Sorel61. La présence de catastrophes chez certains historiens de la fin du XVIIe siècle s’explique par leur fidélité à des sources anciennes. Il en est ainsi de Jean de Cordemoy dans son Histoire de France, où les sources sont très précises, mais les allusions aux catastrophes, rares, très limitées et sans lien avec le reste du récit62. Dans ce contexte, l’œuvre de Mézeray constitue indéniablement une exception. L’histoire des catastrophes par François Eudes de Mézeray. Un système de causalités multiples Cet historien et historiographe du roi, ami des libertins, eut jusqu’au XIXe siècle63 une grande importance. Il a été lu par un public très large, comme le prouvent les nombreuses rééditions de ses ouvrages jusqu’au XVIIIe siècle64, la présence de son œuvre aussi bien dans la bibliothèque du duc de 59

« De sorte qu’il semblait que la mort n’en voulait plus qu’à la personne des Princes, après s’être saoulée du sang des peuples qu’elle avait épuisé par la guerre, la peste et la famine dont cette année-là fut fort affligée », Le Sieur de Bonair, Histoire de France depuis Pharamond jusques à Louis le Grand quatorzième du nom, Paris, Augustin Besoigne, 1688, p. 346. 60 G. Daniel, op. cit., Paris, Jean-Baptiste Delepine, 1713. 61 Charles Sorel, Histoire de France, Paris, Louis Boulanger, 1647. 62 Ibid., p. 643. 63 Voir Étude historique et littéraire sur Mézeray, Caen, Delos, 1856 qui salue en Mézeray celui de nos historiens qui a fait pénétrer « dans nos annales la critique, l’intérêt, la vie », p. 5. Cependant, malgré l’admiration que lui voue l’auteur de cette plaquette, Mézeray apparaît comme celui qui dans son premier volume « trop fidèle aux traditions de l’histoire romaine […] raconte avec un air de bonne foi qui vous étonne, les prodiges qui ont précédé les grands événements, les éclipses, les taches sur le soleil, les apparitions de comètes, les arbres abattus par la foudre », p. 13. 64 La première édition in folio date de 1643-1651 chez M. Guillemot. Il en tire un abrégé en 1667 en 3 volumes in-4° à la fois chez Thomas Jolly et Louis Billaine. La transformation des formats montre que Mézeray s’adresse à un public plus mondain : en 1672, le même abrégé est édité chez Billaine en 6 volumes in 12, puis en 6 volumes à Amsterdam la même année puis en 1673, en 1682, avant qu’Augustin Thierry et Barbin ne reprennent la première édition in folio en 1685. L’abrégé est repris en 1686 chez J. Guignard, chez J.-B. de Ville en 1687, en 1688 à Amsterdam, puis chez Guignard en 1690, à Amsterdam en 1692, en 1696, à la compagnie des libraires et chez Guignard en 1698, à Amsterdam en 1700, 1712, chez Robuste, chez Billiot et chez Michel David, et chez Osmont à Paris en 1717. L’abrégé est

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Saint-Simon, très élogieux à son égard65, que dans celle des demoiselles de Saint-Cyr66. La quantité de récits de catastrophe dans le corps du texte, leur longueur et leur enregistrement dans l’index indiquent l’intérêt que Mézeray leur portait. En termes quantitatifs, l’index de la première édition de l’Histoire de France de Mézeray répertorie une soixantaine de catastrophes67 dont une majeure partie renvoie à des maladies. Elles sont pour la plupart concentrées dans les deux premiers tomes de 1643 et 1646 alors que le dernier tome, qui concerne les règnes de Henri III et Henri IV, en compte bien moins. La réédition de cette histoire en 1685 par Barbin, Thierry et Guignard répertorie sensiblement la même quantité, mais l’index est bien plus précis puisque y apparaissent des titres que la première édition avait négligés68. Prenons un seul exemple, celui des famines. La première édition met dans la table des matières du tome II deux indications avec le titre « Famine extraordinaire, 189 et 478 ». Au contraire, la table des matières de 1685 détaille ces famines et les relie historiquement au règne d’un roi, ce qui est une manière de les historiciser davantage : « Famines arrivées sous le règne de Philippe I. 62 de Philippe Auguste 135. de S.louis 235, de Louis Hutin 335. 336. de Jean 448450. de Charles VII 625. de Louis XI 746. de François Ier 965. » D’autres indexations apparaissent en 1685 et sont absentes de la première édition, comme cette indication concernant l’hiver : « Hiver très rude, ses mauvais effets et dommageables à l’armée du roi. 624. Hiver extraordinairement grand, ses désordres, et l’effet des glaces empêché comme par miracle. » Il en est de même des notations très circonstanciées sur la peste, qui esquissent une forme d’histoire tragique : « Peste en France cause grande mortalité, et amène la famine 496, Elle est fomentée par un Hermite qui est brûlé, sa concubine assistant au supplice 497. Peste et grande mortalité en Italie, 979. » La description de la coqueluche, suivie de la peste et de la famine, est notée dans les manchettes de 1651 et 1685 ; mais, alors que le terme de « Coqueluche » republié chez Mortier à Amsterdam en 1740, à La Haye en 1746, chez J.-F. Bernard en 1753, chez Mortier en 1755. Enfin, le texte connaît plusieurs rééditions entre 1830 et 1849. 65 Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, XXIV, p. 1-5, éd. A. de Boislisle, Paris, Hachette, 1912. 66 Dominique Picco, « L’histoire pour les demoiselles de Saint-Cyr », Les Femmes et l’écriture de l’histoire, 1400-1800, textes réunis par Sylvie Steinberg et Jean-Claude Arnould, Mont-Saint-Aignan, Publication des universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 504. 67 Voir tableaux en annexe pour plus de précisions. 68 Dans le tome III de la seconde édition de 1685 apparaissent ainsi le « grand hyver », les mots « faim, famine, éclipse, coqueluche, guerre civile, pestes, tempêtes, ténèbres ».

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(« Coqueluche, en quel temps commença à paroistre en France, p. 496 ») est donné dans l’index de 1685, il ne l’est pas en 1643-1651. D’autres maladies font leur apparition dans l’index de 1685 : « Colique de Poitou maladie nouvelle, pourquoi ainsi appelée, ses symptômes et sa durée, 271. Auteur qui a décrit ses causes et ses accidents la mesme, 271 », « Plique ou plica, maladie en Pologne, 1225. » Comment expliquer le développement de l’index ? La famine de 16611662 peut-elle avoir eu une influence sur la manière de considérer la catastrophe ? L’index complété ne flatterait-il pas plutôt la curiosité d’un lectorat devenu plus mondain, plus féminin, sensible aux détails sombres de l’histoire ? Barbin est d’ailleurs un libraire spécialisé dans la littérature plus que dans l’histoire. Même si ce n’est pas nouveau, les dates clairement affichées dans les manchettes aident le lecteur à suivre la chronologie des faits, les sommaires détaillés en tête de chaque livre rendent immédiatement visible le contenu, l’index facilite la lisibilité et apporte des informations sous la forme de phrases plus longues. Parfois, plusieurs entrées sont possibles, si bien que de nombreuses voies mènent à la catastrophe : les inondations de 1577 sont ainsi répertoriées dans le tome II de 1685 à la lettre A « Antiquités romaines découvertes par l’inondation de Nîmes, 1120 », à la lettre I « Inondations dans plusieurs villes d’Italie et dans le Languedoc, 1120 », et dans le même temps à la lettre P « Palerme. Son inondation, 1120 ». Cette présence massive de la catastrophe s’accompagne d’un traitement différencié de celle-ci, entre archaïsme et modernité. Prodige et catastrophe La théorie de l’histoire qui se développe au XVIe siècle lie l’action humaine et politique à celle de la nature. L’histoire prend en compte le fonctionnement de l’univers, comme le montre Louis Le Roy dans sa Considération sur l’histoire française, et l’universelle de ce temps en 1567, texte important à plus d’un titre. L’épître dédicatoire à Catherine de Médicis met en parallèle les troubles politiques, les découvertes d’autres peuples et d’autres pays, les troubles météorologiques, les éclipses, les débordements et les tremblements de terre69. L’objet de l’histoire est explicitement l’étude des excès de la nature : « Décrire mers et terres, lieux inconnus, régions lointaines, obser69 Louis Le Roy, Considérations sur l’histoire française, et l’universelle de ce temps, Paris, Fédéric Morel, 1567, p. 15.

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ver les signes extraordinaires au ciel et prodiges es éléments, tempêtes, tremblements, inondations, sécheresses, famines, pestilences et autres maladies contagieuses70. » L’élément encomiastique n’est pas absent de ce programme. La dédicace à Charles IX fait du roi un héros supérieur à tous les autres parce qu’il a su l’emporter sur les éléments, en surmontant les catastrophes « sans que le danger très éminent de peste […] cruellement travaillant le pays ait pu [le] détourner en l’âge et tendresse où [il était] encore, ni l’âpreté de l’hiver arrêter, par glaces et neiges immodérées ou par débordements excessifs d’eau »71. Pour les historiens du XVIe siècle, les catastrophes naturelles incarnent l’action de Dieu dans la nature. Dieu montre tout particulièrement les signes de sa présence dans les périodes de trouble civil. La catastrophe est une arme idéologique72. Pour Piguerre, par exemple, les habitants de Sancerre qui protègent les protestants et subissent un siège de trois mois en 1573 sont les objets de la malédiction divine « pour s’être comme ceux de Jérusalem rebellés contre Dieu et le Prince »73. Dans son Inventaire de l’histoire générale des Turcs, Michel Baudier cherche à montrer la grandeur du vrai Dieu qui châtie les Infidèles. Le tremblement de terre de Constantinople de 1506 est dû aux débauches de Bajazet74 ; et, dans son Histoire des Turcs75, Mézeray montre combien les forces de la nature ont de pouvoir sur la fausse religion : une 70

L. Le Roy, op. cit., 1567, p. 26. L. Le Roy, Considérations sur l’histoire française, et l’universelle de ce temps, ensemble trois préfaces, Lyon, Benoît Rigaud, 1568, p. 29. 72 Cela est très bien montré par Grégory Quenet à l’égard des tremblements de terre, « La monarchie ou le signe disputé », Les Tremblements de terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d’un risque, Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 160, sq. 73 Ibid., p. 916. 74 « […] il semblait que la terre ne voulût plus supporter un prince si infâme en ses débauches ; et si elle était capable de passion, on pourrait dire qu’elle trembla, de crainte que le Ciel ne l’anéantît, pour avoir nourri et soutenu un empereur si débordé que Bajazet », Michel Baudier, Inventaire de l’histoire générale des Turcs, tiré de Chalcondyle Athénien, Paul Jove, Leonclavius, Lonicerus et autres jusques en l’année mille six cents dix-sept, Paris, A. de Sommaville, 1628, p. 164-165. 75 Dédiée au neveu de Richelieu, en qui il voit un continuateur de la Croisade : « Alors on vous verrait courir tout l’archipel du débris des flottes othomanes, on vous verrait triomphant dans Constantinople, écraser la tête de cette puissance formidable jusque dan son trône ; alors vous briseriez en même temps l’orgueil de la tyrannie et de l’impiété, vous tireriez d’une même main tout l’orient de la servitude et de l’erreur, et vous lui rendriez tout d’un coup la liberté et la religion, les deux plus grands biens dont les hommes jouissent en ce 71

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inondation détruit le tombeau de Mahomet à la Mecque en septembre 163176, et un tremblement de terre, le 26 juillet 1633, annonce la mort du nouveau né d’Amurath, suivi d’un naufrage, qui tue quatre-vingt-quinze bassas77 et d’un immense incendie au mois d’août78. Enfin, la catastrophe punit les peuples factieux et rebelles. À la fin du règne de Charles de Valois (marqué par les guerres de religion et la Saint-Barthélemy), Mézeray voit dans « les vices du peuple » la cause de ses propres malheurs : d’où procéda la peste et la stérilité de la terre, laquelle durant tout ce règne, tantôt brûlée d’une sécheresse extrême, et tantôt inondée d’un déluge d’eaux, refusa les grâces aux François, qui avaient perdu celle de Dieu.79

Le texte le plus évocateur à ce sujet est l’un des ouvrages de Pierre Matthieu, l’Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces étrangères durant sept années de paix (1606), qui explique que les hommes cherchent des causes rationnelles à toutes les catastrophes alors qu’elles ne sont que le fruit de la colère divine – ce qui suggère un débat sur la prééminence des causes secondes ou des causes premières : Ferrare tremble, et ce tremblement en moins de quarante heures se recommence cent et quarante fois. On n’en donne pas la cause aux vices ni aux mœurs corrompues de la ville qui provoque la justice de Dieu, mais à la situation, aux vents souterrains, à la péninsule environnée d’eaux de tous côtés, aux pays poreux et caverneux.80

Le lien entre les fautes humaines et les désordres de la nature se retrouve dans les occasionnels81 comme dans le Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, par le débordement de la rivière du Gardon, le 10 du mois de janvier 1605 : monde. » François Eudes de Mézeray, Histoire des Turcs, Paris, Guillemot, 1650, Épître dédicatoire. On y trouve surtout des descriptions d’incendie. 76 « Environ le mois de septembre, il arriva un si grand tremblement de terre à la Mecque que le Temple où est le tombeau de Mahomet et plusieurs maisons s’écroulèrent toutes, et peu de temps après il survint une si furieuse ravine d’eaux, qu’elle entraîna fort loin et cassa la tombe du même sépulcre », ibid., p. 125-126. 77 Bassa, bacha ou pacha : c’est un officier en Turquie qui a le commandement dans une province. 78 Mézeray, op. cit., 1650, p. 138-139. 79 Mézeray, Histoire de France, Paris, M. Guillemot, 1643, t. I, p. 802-803. 80 P. Matthieu, op. cit., p. 188-191. Ce texte est reproduit en annexe. 81 Pour la définition d’« occasionnel », voir Introduction, note 2.

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En un dire certain et véritable d’un ancien, que Dieu pour nous châtier, emploie souvent pour notre châtiment et correction des choses mêmes qui étaient pour notre bien et commodité, faisant que au lieu d’un utile profit nous recevons du malheur et du dommage.82

La catastrophe se confond alors avec les prodiges et les portentes qui annoncent les désastres et les calamités83. Les catastrophes s’enchaînent, les désordres telluriques ou astrologiques annoncent des pluies qui à leur tour entraînent une famine causant elle-même la peste. Dans l’Histoire de Paul Émile, on trouve ainsi un titre de manchette qui souligne cet enchaînement de faits : « Comète, tempêtes, pluies, orages, débords de rivières, peste, famine »84. Si pour un Pierre Matthieu, les causes des catastrophes sont clairement transcendantes85, pour d’autres historiens, cependant, elles dépendent principalement de causes physiques. Mézeray se montre en ce domaine très variable. Les désastres naturels sont tantôt imputables à la volonté de Dieu, tantôt aux astres comme dans ces années 1528 à 1533 lorsque « l’économie de ce bas monde fut tellement déréglée par le mauvais regard des Astres […] »86, tantôt aux humains et même au hasard ; il néglige quelquefois d’en expliquer l’origine. L’histoire a des origines aussi mystérieuses que la nature elle-même : « Dans l’ancienne histoire comme dans la nature, les premiers principes des choses sont si cachés qu’on ne les saurait découvrir87. » Le goût pour les prodiges chez les historiens du XVIIe siècle, s’explique aussi par leur fidélité aux sources livresques dans lesquelles ils ont puisé. Mézeray reste à certains égards très attaché au XVIe siècle, d’une part, parce qu’il 82 Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, par le débordement de la rivière du Gardon, le 10 du mois de janvier 1605, Montpellier, Jean Gillet, 1605. Texte reproduit en annexe. 83 Entre 1347 et 1665, Jean-Noël Biraben compte 129 comètes vues, décrites et publiées par les astrologues européens et arabes, 33 poussées de peste, 32 éclipses. Jean-Noël Biraben, Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris, La Haye, Mouton, 1975, p. 133. 84 P. Émile, op. cit., p. 172. 85 Voir texte en annexe. 86 Mézeray, Histoire de France, Paris, M. Guillemot, 1646, t. II, p. 478-479 ; « Voilà comme se passa l’année 1550, qui eut un été fort chaud, et se termina par un froid extrêmement âpre. Aux environs de Paris on fit vendange au mois d’août, et les cerisiers portèrent deux fois des fruits, au printemps et en automne : puis au mois de décembre le cours de la rivière de Seine se prit, et demeura gelé quinze jours durant, en sorte que les charrettes passaient pardessus la glace », Mézeray, Histoire de France, Paris, Barbin, 1685, t. II, p. 1109. 87 Ibid., t. I, p. 90. Il s’agit de l’origine des Français.

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connaît très bien les historiens et les astrologues des siècles précédents qu’il a étudiés au collège de Sainte-Barbe et d’autre part, parce que, élevé en province, il a pu conserver les marques d’un temps qui n’était pas le sien88. Il suit la tradition des historiens humanistes. Il cite comme sources des astrologues, tels Jean Muller, Gaspar Buschius et Jean Stoffler, qui « prévoyaient si grand nombre d’accidents étranges, et tant de confusion dans les causes naturelles et dans les affaires humaines, qu’ils avaient assuré que si elle ne voyait la fin du monde, elle en verrait au moins un changement universel »89. Le règne de Louis, fils de Charlemagne, est stigmatisé par certains signes que Mézeray nomme « prodiges » : une fille ne mange pas pendant trois ans, des « tintamarres » épouvantables retentissent dans les ténèbres, le palais d’Aix tremble. Ils sont mêlés à des événements collectifs de grande ampleur qui correspondent davantage à notre définition contemporaine de la catastrophe : « Les foudres brûlèrent quantité de maison, tuèrent les oiseaux en l’air et les bêtes dans les bois, laissant des vapeurs si infectes, que la Peste engendrée par cette intempérie emporta pour le moins la moitié des habitants de l’Europe90. » Il en est de même lorsqu’il évoque le mariage de la fille de Charles IV avec le roi Richard en 1395. Sous le titre de manchette « Effroyables prodiges », il mêle les tempêtes à un signe spectaculaire, sous la forme de petites étoiles qui en attaquent une grande, accompagné par l’apparition d’un feu dans le ciel, suivie de celle d’un homme monté sur un cheval de bronze et de sons de trompette la nuit. Fidèle aux historiens dont il s’inspire91, Mézeray désigne également les catastrophes sous le nom de « fléaux »92. L’historien s’applique parfois aussi à établir un lien causal entre signes divins et action humaine, même si c’est la plupart du temps de façon elliptique. En 844, Hugues Capet fiance sa fille à la suite de catastrophes : En ce temps affligé de tant de malheurs, et menacé de beaucoup d’autres, 88

Wilfried Hugo Evans, L’Historien Mézeray et la conception de l’histoire en France, Paris, J. Gamber, 1930, p. 123. 89 Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 671. 90 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 228-229. 91 La nature est devenue « servante du Créateur, elle leur dispense récompenses et châtiments », Jean Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle, Genève, Droz, 1996, p. 35. 92 Furetière définit le mot par : « une affliction envoyée du Ciel ». « La guerre, la peste et la famine sont les trois fléaux dont Dieu se sert dans sa colère pour châtier les hommes », Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye, Arnout et Reinier Leers, 1690, article « Fléau ».

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parurent en l’air des boules de feu ardentes, qui venant comme des bombes à fondre sur les maisons, les réduisaient toutes en cendres : les Démons furent vus à Montmartre en forme d’hommes à cheval abattre un bâtiment bien cimenté en moins de rien ; et ce feu cruel qui fut nommé le mal des ardents93, s’attachant aux humains par contagion, les consumait par des douleurs insupportables. Voici l’effet de ces prodiges : l’accès de notre mal revient. Hugues fiance publiquement à Richard sa fille Émine […].

Il reprend cette idée lorsqu’il est question de la paix entre Édouard et Jean le Bon : le roi Édouard demande la paix parce qu’il a vu d’un seul coup le temps changer, le ciel se couvrir de nuages, les éclairs frapper et la grêle tomber94. On trouve dix-huit notations de « prodiges » dans l’index de l’édition Barbin pour désigner la grêle ou le feu ; la comète annonce la mort au même titre que la peste, et il les appelle l’une et l’autre « prodiges ». Le prodige annonce souvent une fin95. Dans son récit de conclusion du règne de Philippe Ier en 1108, Mézeray évoque les deux famines qui marquèrent le règne d’Henri puis celui de Philippe. À contre-courant des historiens et des théoriciens de son époque, Mézeray précise dans la préface qu’il n’a pu se résoudre à faire un ouvrage court en supprimant ce qui aux yeux d’autres historiens semblerait n’être que détail96. Si chaque historien revendique haut et fort son attachement à la vérité, celle-ci prend diverses formes : Mézeray continue de publier des harangues sous prétexte que les personnages auraient pu prononcer ces discours ou 93

Furetière nous dit : « On a appelé aussi ardents, certains malades d’une fièvre ardente, qu’on nomma aussi feu sacré. C’était une espèce d’hérésipèle. Ils ont donné lieu autrefois au miracle de Sainte Geneviève des ardents, qui se fit sous Louis VII vers l’an 1130, au lieu où est bâtie son église proche Notre Dame de Paris », op. cit., t. I. Le dictionnaire de l’Académie nous apprend que cela se dit à la fois « d’un certain météore formé d’une exhalaison enflammée, lequel paraît proche de terre, et ordinairement le long des eaux et pendant l’Automne. On voit souvent des ardents dans les marests » et « de ces personnes qui avaient un certain mal épidémique qui les brûlait », Dictionnaire de l’Académie françoise [1ère éd.], Paris, JeanBaptiste Coignard, 1694, p. 51. Le Larousse nous apprend qu’il s’agit d’une sorte de charbon pestilentiel. 94 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 841. 95 « La fin de cet État martial fut marquée par le défaut de la planète Mars, qui depuis le mois de juillet de l’an 788 jusques à l’autre 799 ne fut non plus vue au ciel, que si elle eût été tout à fait éteinte », Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 184. 96 « Je n’ai point eu de raison pourquoi je dusse omettre une guerre ou une affaire plutôt qu’une autre », Ibid., préface, p. iii.

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de rapporter des prodiges, au contraire de Louis Le Gendre qui, au nom de la vérité, les exclut97. Son souci est moins de rapporter le vrai que de s’en tenir au vraisemblable lorsque ce vrai n’est pas crédible, suivant par là les recommandations qu’Aristote adresse aux poètes : « J’omets plusieurs prodiges, pour ce qu’ils ne sont pas vraisemblables, quoique possible ils soient vrais98. » Ce qu’il rapporte en ce qui concerne l’étymologie du nom « Turc » pourrait d’ailleurs très bien convenir aux récits de catastrophes : « Je suis persuadé qu’il n’y a guères de vieux contes qui n’aient quelque fondement dans la vérité et que c’est l’aimer en effet que de la chercher jusqu’au milieu des erreurs et des fausses circonstances, à dessein de l’en dégager99. » Une telle conception fait la part belle aux fables. Elle n’exclut cependant pas une attitude critique, qui se manifeste chez Mézeray à l’égard de ses sources comme dans sa présentation de certains phénomènes. L’explication par les causes naturelles Mézeray, tout attaché aux prodiges qu’il est, préfère parfois une causalité naturelle, ce qui correspond aussi à une tradition établie100. Lorsqu’il décrit les effets de la coqueluche, il explique pourquoi, médicalement, il était préférable de ne pas la combattre : La purgation et la saignée étouffaient les malades dans peu d’heures ; la purgation pour ce qu’elle attirait toute l’humeur du cerveau sur la poitrine qui était la partie oppressée ; et la saignée, pour ce qu’elle ôtait les forces, dont ils 97

Remarquons que Le Gendre cherche à ce point la vérité historique qu’il fait allusion à certaines fouilles archéologiques et décrit les objets trouvés comme autant de preuves, par exemple la découverte du tombeau de Childéric en 1653 par des ouvriers et d’un anneau d’or comportant le portrait du roi, L. Le Gendre, op. cit., p. 23-24. Quant aux fables, elles sont mises en marge, sans être exclues du récit (voir p. 36-37), et Le Gendre invite les lecteurs à se méfier de certains récits de miracles, comme au sujet de la sainte ampoule apportée par une colombe à Clovis, p. 50. 98 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 420. 99 Mézeray, op. cit., 1685, t. I, p. 90. 100 Paul Jove considère, déjà au début du XVIe siècle, qu’il ne faut pas s’attacher à trouver des causes transcendantes à certains événements qui relèvent de la nature. Quand il évoque la perte de la marine française au large de Honfleur en octobre 1512, il évoque ces « quelques hommes » qui trouvent que la France est punie parce qu’elle est « pollu[é]e par schisme et discorde du clergé, combien qu’il fût advenue ce jour-là, qui était le quinzième d’octobre, auquel jour, par le témoignage de C. César est coutume d’avoir très grands regorgements maritimes sur l’océan », P. Giovio, op. cit., p. 205.

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avaient besoin pour la respiration et pour surmonter la crudité de l’humeur.101

Si Mézeray considère que Dieu parle aux hommes par signes, il exprime néanmoins sa méfiance à l’égard des superstitions. Lors de la peste et du tremblement de terre qui eurent lieu sous le règne de Louis le Débonnaire102, il critique les Uziens qui profitèrent de la situation pour parcourir le pays en y disant la bonne aventure. Lorsqu’il cite ses sources, par exemple Grégoire de Tours, Mézeray prend ses distances à l’égard de certaines croyances sur la guérison des épidémies par les rois et en particulier le mal des ardents 103. Mézeray met quelquefois ses sources en doute : « On lit dans une relation mais peut-être que c’est un conte forgé sur une véritable histoire qui est dans Josèphe […]104. » Parfois, ce sont les dires des acteurs eux-mêmes que Mézeray remet en cause. Aussi les médecins attribuent-ils aux astres la coqueluche parce qu’ils ne savent pas la guérir105. Lors de l’embrasement de Paris sous le règne de Clotaire en 586, Mézeray rapporte que certains crurent que la ville avait cessé d’être protégée par certains talismans. L’historien insiste sur la liberté d’y croire ou de ne pas y croire et laisse pointer son scepticisme : Ceux qui ne reconnaissent aucune vertu dans ces signatures célestes, traiteront cela de fable et de crédulité superstitieuse ; d’autres peut-être y ajouteront trop de foi : nous qui n’oserions prononcer sur des choses qui nous sont inconnues, laisserons la liberté de juger à chacun selon son génie, et nous la prendrons de même.106

À cette attitude critique, on peut associer la tendance de l’historien à relativiser la valeur émotionnelle, exemplaire et signifiante des prodiges. L’humanisation de la catastrophe Lorsque Mézeray en vient au règne de Chilpéric en 579, il introduit une pause narrative pour décrire ce qui se passe « en ces années », dressant une liste de catastrophes, annoncées par les astres : tempêtes, incendies, dysenterie, pluies, tremblements de terre. Mais Chilpéric est considéré comme une 101 102 103 104 105 106

Mézeray, Histoire de France, Paris, M. Guillemot, 1651, t. III., p. 233. Ibid., t. I, p. 229. Ibid., t. I, p. 636. Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 929. Texte en annexe. Mézeray, op. cit., 1646, t. II, p. 335. Mézeray, op. cit., 1685, t. I, p. 139.

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catastrophe pire que le sombre tableau qu’il vient de dresser : « Mais le plus terrible de tous les fléaux était Chilpéric, qui tourmentait inhumainement ses sujets […]107. » Il opère de la même manière au sujet du pape Jules II en 1510. Après avoir égrené un certain nombre de prodiges qui ne sont que des tempêtes, le froid, une épidémie de coqueluche, des tremblements de terre, il introduit l’idée que certains hommes peuvent être aussi néfastes que les pires phénomènes naturels : « Mais il ne parut pas de plus grand prodige sur la terre que Jules, l’auteur de toutes ces guerres108. » Dans l’index des Remarques d’histoire de Claude Malingre, le terme de « degast » est à la fois utilisé pour le prince de Condé qui cherche à détruire les blés en pratiquant la technique de la terre brûlée et pour les sauterelles qui ruinent les moissons109. Se profile ainsi une critique de l’action des hommes aussi désastreuse que celle de la nature. La guerre entre Philippe Auguste et Richard qui conduit à arracher les arbres, à couper les vignes et à moissonner les blés verts mène à la famine ; ce sont les exactions des soldats qui provoquent des inondations110. Dans cette description, Mézeray commence par accuser les rois d’être, par leur ambition individuelle, la cause de désastres collectifs : « Ainsi les deux royaumes eurent beaucoup de calamités à souffrir durant les querelles de leurs princes, qui dépensaient pour leur ambition le repos, les biens et la vie de leurs sujets111. » Après avoir décrit ce désastre, il évoque, ce qui tient plus du prodige, l’apparition de démons, avant de terminer par la description des soldats, semblables eux-mêmes à des figures démoniaques, parce qu’ils ont le même effet que les catastrophes : « Cependant les soldats achevaient de brûler ce que la rage de l’Enfer avait épargné : il se faisait chaque jour diverses entreprises112. » Dans Le Prince, destiné à construire la figure du prince idéal, Guez de Balzac se sert de la catastrophe comme d’une métaphore utile pour montrer que la destruction n’est pas une marque de grandeur et de force chez un prince puisque les animaux et les maladies peuvent tout aussi bien détruire. Il prend quelques exemples de ces destructions  qui surpassent celles des Espagnols : 107 108 109 110 111 112

Ibid., p. 91. Mézeray, op. cit., 1646, t. II, p. 335. C. Malingre, op cit., p. 218 et 844. Mézeray, op. cit., 1685, p. 135. Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 488. Id.

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Les choses mortes mêmes et inanimées ne manquent point de force, quand il n’est question que de détruire et de ruiner. Les vents, les pluies, les sécheresses sont bien plus redoutables que les Espagnols. Il ne faut que huit jours de maladie pour faire d’un grand royaume une grande solitude. Une mauvaise exhalaison, qui s’épandra d’Orient en Occident, est capable d’affamer le monde par une grande stérilité, et Spinola, avec toute sa science et toutes les forces de son maître, aura bien de la peine à mettre la cherté dans une place assiégée.113

Loin de la transcendance, la catastrophe trouve ses causes dans l’action humaine et, partant, toute sa place dans l’histoire. Une causalité immanente Un ouvrage d’histoire ne doit pas ressembler à un recueil d’événements sans lien entre eux, ce qui fait la différence, selon le père Rapin, entre l’histoire et la gazette : « Ce n’est pas l’histoire que de conter les actions des hommes, sans parler de leurs motifs ; c’est faire le Gazetier, qui se contente de dire les événements des choses, sans remonter à leur source114. » Le récit de catastrophe n’est donc légitimé que s’il trouve sa place dans une histoire qui privilégie une démarche explicative. L’indexation de l’Histoire de France de Mézeray dans l’édition Barbin va dans ce sens, souligné par les adverbes et pronoms interrogatifs : au mot « Embrasement », l’index indique « Pourquoi il arriva tant d’embrasements dans les 8, 9 et 10 siècles, 666 »115, et le texte établit effectivement les causes des incendies qui touchent abbayes et églises sous le règne de Raoul, à savoir le fait qu’elles étaient construites en bois de châtaignier qui devient très sec et s’enflamme parfois simplement à la chaleur du soleil116. Dans le tome III de 1685, Mézeray répertorie l’événement suivi de l’explication « Incendie de l’église des Cordeliers de Paris. Comment et par qui arrivé, 497 ». Cette tendance à expliquer les phénomènes se retrouve aussi chez Du Chesne lorsqu’il a les moyens de trouver une explication. La famine qui intervient en 1006 sous le règne d’Étheldred n’est expliquée que comme une calamité de plus et est nommée « Fami-

113 Jean-Louis Guez de Balzac, Le Prince [1631] [1634], éd. Christian Leroy, coll. La petite vermillon, Paris, La Table Ronde, 1996, p. 169. 114 Le père Rapin, op. cit., p. 63. 115 Mézeray, op. cit., 1685, t. I, index. 116 Ibid., p. 666.

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ne étrange »117. Au contraire, la famine de l’année 1316 est expliquée par la politique d’Édouard II, contraint de laisser libre le prix des denrées qui s’était envolé. La conjonction de cette situation et de pluies continuelles fit pourrir le blé et l’herbe, ce qui provoqua une famine mémorable118. Le récit de l’incendie de Constantinople dans l’Histoire des Turcs de Mézeray se présente comme un échantillonnage de possibles pour expliquer la catastrophe, dans une gradation du hasard à la nécessité, de l’immanent au transcendant. Est-ce un marinier qui refaisait la carène de son caïque et a laissé s’échapper quelques étincelles ? Ne sont-ce pas plutôt les janissaires qui ont laissé tomber leur pipe pendant leurs orgies ? Ou bien n’est-ce pas finalement Dieu qui a voulu punir ce peuple de sodomites ? Ces incendies ont des causes et des remèdes clairs : un esclave a laissé tomber un charbon dans le bûcher d’une sultane ; les Azamoglans n’ont pas voulu aider à l’éteindre parce qu’ils ont fait du chantage au sultan concernant le paiement de leurs gages ; au lieu d’éteindre le feu, les janissaires se sont mis au pillage, mais le vent qui au départ avait contribué à l’attiser s’est alors mis à l’ouest119. Dans la conclusion du règne de Philippe Ier en 1108, Mézeray met sur le même plan les événements proprement historiques que sont les révolutions et les famines, dont deux suffisent à marquer le temps et la mémoire, plus importants que les événements historiques relégués au second plan : « Ce siècle illustre par tant de révolutions, comme de celles des royaumes d’Angleterre, et d’Asie, fut affligé de deux grandes et cruelles famines120. » L’articulation de la catastrophe et de l’histoire n’apparaît pas seulement sur le mode syntaxique. Les historiens établissent un lien de causalité de telle sorte que la catastrophe fonde l’histoire, ou du moins en soit un des ressorts. Chez de Thou, une inondation peut arrêter un conflit et devient par cela même historique. C’est le cas des inondations en Toscane qui obligent le duc Ottavio à faire une trêve121. Une catastrophe, la pluie continuelle et l’absence 117

A. Du Chesne, op. cit., p. 385a. Ibid., p. 618. 119 Mézeray, op. cit., 1650, p. 112-113. Voir également p. 169 et 176. Texte en annexe. 120 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 420. 121 J.-A. de Thou, op. cit., t. 1, p. 240 : « Grandes inondations dans la Toscane. Son armée étant déjà de trois mille hommes de pied et de trois cents chevaux, et le duc Ottavio faisant aussi de son côté toute sorte de diligence pour s’opposer à ses efforts, ils firent une trêve, parce que l’hiver étant proche et les pluies si abondantes que la campagne était presque noyée, et les rivières entièrement débordées, ils ne pouvaient plus camper nulle part. La Toscane reçut principalement de grandes pertes par cette inondation, et particulièrement Florence, où les 118

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de nourriture, est la cause de l’apparition de la peste en 1546 dans le camp de l’Empereur Charles Quint (elle-même minimisée par la circonstance du nonpaiement des soldes des soldats) : La peste se met dans le camp de l’Empereur. Cependant il y avait une grande nécessité de fourrages et de vivres dans son camp ; et l’air ayant été infecté par des pluies continuelles, la peste se mit parmi les soldats, qui d’ailleurs étaient beaucoup plus incommodés parce qu’on ne les payait pas, et qu’on n’envoyait point de nouvelles troupes qui leur fissent reprendre haleine de leurs travaux et de leurs fatigues.122

Louis XI, chez Mézeray, profite de la peste pour rompre une assemblée du peuple à l’initiative du comte de Dunois, et c’est à l’occasion d’un tremblement de terre à Soissons que l’on transporte à Notre Dame les reliques de saint Crespin123. Cette articulation entre les actions des hommes et celles de la nature n’est pas de l’ordre de l’avertissement, du signe. Les désastres naturels sont subordonnés aux affaires humaines.

eaux ébranlèrent la terre de telle sorte, que l’église de Sainte-Lucie et plusieurs maisons qui étaient au dessous du Poggio dei Magnoli furent renversées. Il tomba en cette année le douzième d’août une pluie si forte et si violente que les eaux qui descendirent des montagnes dans la plaine, abattirent toutes les levées de rivières, et entrèrent si subitement par la porte de la Croix, traînant avec elles de grosses pierres et des arbres tout entiers, que la ville fut presque submergée, car le vent qui la poussait était si furieux que toute l’industrie humaine n’y pouvait apporter de remède. Ces deux ravages furent considérés comme des prodiges, et pour apaiser l’ire de Dieu l’on fit des prières et des processions. » 122 Ibid., t. 1, p. 116. 123 Mézeray, op. cit., 1646, t. II, p. 126 : « Le sujet que le roi prit de la rompre fut une furieuse peste causée par les vents de Midi, dont l’haleine chaude et humide soufflant tout au long de cet été, empesta l’air au lieu de le nettoyer : de sorte qu’à Paris et aux environs il mourut quarante mille personnes en deux mois. Le Soissonnais fut au même temps affligé de si grands tremblements de terre et de si horribles tempêtes qui naissaient de ces tremblements, que grande quantité de beaux bâtiments, spécialement ceux de Soissons, même les Églises en furent renversées par terre : ce qui fut cause qu’on apporta les corps des saints Martyrs Crespin et Crespinian à Notre-Dame de Paris. »

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Les ressources de l’écriture Les sources bibliques La présence constante de la Bible s’explique par le fait que la catastrophe, liée aux prodiges, est une marque de Dieu sur le grand livre du monde. Comme premier récit de catastrophe124, la Bible est la référence première des historiens. Chez de Thou, lors de l’accord passé en 1557 entre le duc d’Albe et le pape, un véritable déluge universel se produit de l’Europe à la Chine, où un enfant est retrouvé flottant sur un tronc d’arbre, dans une sorte de répétition du déluge et de la vie de Moïse125. Philippe Auguste, prudent dans l’épargne qu’il fit des denrées pour éviter la famine, ressemble à Joseph en Égypte126. Mézeray fait référence aux plaies envoyées par Dieu : le 24 janvier 1588, « Paris fut tout couvert d’un grand brouillard, qu’on pouvait bien comparer à ces ténèbres palpables que Moyse épandit sur la terre d’Égypte […] »127, et la hantise d’un nouveau déluge, pourtant largement obsolète au moment où écrit Mézeray, revient de façon récurrente : « […] Paris et l’Ile de France eurent peur d’un second déluge128[…] ; les pluies continuelles […] menaçaient de faire un second déluge129. » Cela explique la présence d’une autre catastrophe rare qui est l’invasion de sauterelles130 dans le Limousin et en Auvergne, où s’étant divisée en deux, ces armées se choquèrent, comme en bataille, avec une telle animosité, que la terre fut toute couverte de celles qui tombèrent. On a remarqué de plus, que ce jeune prince recherchant la prédiction de son destin dans les livres de l’écriture sainte, trouva à l’ouverture du livre des Prophètes […].131

124 La Bible de Jérusalem, Évangile selon saint Matthieu, 24, 21 « La grande affliction » ou Évangile selon saint Luc, 21, 27, « Catastrophes cosmiques ». 125 J.-A. de Thou, op. cit., p. 1008. 126 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 490 127 Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 672. 128 Ibid., t. II, p. 136. 129 Ibid., t. II, p. 135. 130 Cette invasion n’est pas rare, puisque des sauterelles ont fait leur apparition de nombreuses fois entre 1545 et 1559, mais Mézeray n’en abuse pas pour lui donner sans doute une portée plus grande. 131 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 53.

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 La métaphore biblique est parfois plus discrète : la métaphore des barbares débordant sur l’Empire romain tel un fleuve est empruntée au livre de Daniel132. Compilations L’écriture de l’histoire est une écriture de la compilation. Les récits de catastrophe sont repris de texte en texte sans que nous sachions toujours quelle en est la source originelle. Pour ne prendre qu’un seul exemple déjà cité, il suffira d’évoquer la manière dont Guillaume Paradin est repris par Jean de Marconville, et quelques années plus tard par Simon Goulart. Nous retrouvons ces mêmes textes chez de Thou133 et ensuite chez Mézeray, qui avoue lui-même avoir fait de nombreux emprunts à Nicole Gilles, Du Haillan ou Paul Émile et à tous les historiens qu’il a recopiés134. Ainsi, François de Belleforest nous rapporte les catastrophes qui se produisirent lors de la signature en 1557 d’un traité de paix entre Philippe d’Espagne et le pape Paul IV, et cet épisode est copié tout d’abord par Émile de Piguerre, lui-même sans doute copié par Mézeray. La description que donne Belleforest concerne une tempête et des inondations qui ont lieu simultanément à Rome, à Nîmes, à Florence et en Sicile, auxquelles viennent se rattacher en dernier lieu la coqueluche et des prodiges, l’ensemble rédigé étant sous la forme d’une chronique, un simple relevé événementiel135. En 1581, la même description est reprise de façon plus détaillée par Émile de Piguerre136, qui choisit de citer les phénomènes non pour euxmêmes mais dans le seul but de montrer que la main de Dieu est partout 132

La Bible de Jérusalem, Les livre prophétiques, Daniel, 11, 40 : « Et le roi du septentrion fondra sur lui comme une tempête […], il s’avancera dans les terres, se répandra comme un torrent et débordera. » 133 De Thou évoque la sueur d’Angleterre qui contamine l’Allemagne en 1486, J.-A. de Thou, op. cit., p. 360-361. Cette description est empruntée à G. Paradin repris par Jean de Marconville. 134 Il est relativement aisé de savoir quelles sont les sources de l’Histoire de France de Mézeray. Non seulement l’historien en cite quelques-unes dans sa préface, mais il cote toutes ses recherches dans les Mémoires historiques et critiques qui sont publiés en 1753. Cet ouvrage, où apparaissent sous la forme de fiches classées de manière alphabétique les notes de l’historien, cite ses sources, si nombreuses qu’il serait difficile de les examiner de façon complète. On peut simplement remarquer qu’il va des chroniqueurs les plus anciens jusqu’aux historiens les plus contemporains : Grégoire de Tours, Froissart, Pasquier, Bodin, Pithou, Chiflet, Meyer, Du Tillet, Taraut. 135 Voir le texte dans les annexes. 136 Voir le texte dans les annexes.

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présente. Il introduit ainsi un rapport de causalité et une articulation entre les faits qui donnent une plus grande importance à la dimension humaine dans son rapport au divin. Si le premier ne parlait que des bâtiments sur le point de s’effondrer, Piguerre évoque le drame humain en parlant de ces êtres qui « pensaient subitement eux avec toute leur ville devoir être engloutis et abîmés ». Il développe la catastrophe en liant la tempête aux cultures d’oliviers ravagées qui risquent de causer la famine. En évoquant la pensée des victimes de la catastrophe, Piguerre introduit donc ici la mémoire collective, le souvenir humain, personnel qui permet de faire entrer la catastrophe dans l’histoire. En outre, l’inondation qui détruit les cultures met au jour les vestiges romains de la ville de Nîmes telle qu’elle était avant que les Goths ne la dévastent137. La catastrophe révèle l’existence du passé et rappelle que les civilisations sont mortelles. Mézeray, à son tour, réinvestit ce texte. Il reprend l’idée de déluge universel contenue chez Belleforest, mais dans une construction qui choisit la théâtralisation par l’amplification : « Mais le déluge de Nîmes en Languedoc arrivé au même mois de septembre sembla encore plus extraordinaire que tous ceux-là parce qu’il fut causé par les eaux du Ciel138. » La conclusion montre que d’un mal jaillit un bien puisque la catastrophe procure « quelque consolation au curieux », en leur donnant à voir des vestiges archéologiques, à l’image de ces catastrophes du passé qui se donnent à lire à travers un empilement de références et de textes. La mise en valeur de l’héroïsme L’objet de l’historien, tel que Saint-Réal le formule très bien, ce sont les hommes et « les motifs secrets de [leurs] principales actions »139 : les catastrophes qui montrent la faiblesse de l’homme et son manque de prise sur le réel ne sont en principe pas compatibles avec un culte du héros. Dans l’histoire encomiastique, les termes de « prodiges » et de « merveilleux » s’appliquent aux exploits des grands et du roi. Les carrousels donnent lieu à la description de l’accord des éléments, un monde de perfection qui exclut la présence de catastrophes140. L’histoire se fait poème épique dans l’Abrégé de l’histoire de

137 Le même motif apparaît au début de la Clélie de Madeleine de Scudéry. Voir, dans le présent volume, le chapitre I. 138 Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 235. Texte en annexe. 139 L. Le Gendre, op. cit., t. I, Avertissement au lecteur. 140 C. Malingre, Histoire de Louis XIII, Paris, M. Collet, 1646, p. 51.

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France en vers de Bérigny141 dédiée à Louis XIV, illustrant chaque règne par un poème d’éloge. Les catastrophes vaincues abondent dans le Saint Louis du père Le Moyne. Le rôle de l’histoire est de donner des leçons aux rois en montrant que « le véritable honneur d’un grand prince est à se faire aimer plus qu’à se faire craindre »142. Dans ce cadre, les catastrophes, quand elles ne disparaissent pas tout à fait, sont parfois mises au service de l’éloge des Grands. La description des catastrophes est en effet une occasion de vanter les qualités héroïques des grands hommes qui ont fait l’histoire, des héros qui ne se soumettent pas au destin. Cela peut être la prudence. Lorsque JacquesAuguste de Thou décrit l’armée levée par l’empereur Charles Quint en 1547 contre l’Électeur, il explique pourquoi quatre enseignes que l’empereur avait tirées de Zwickaw marchaient après les autres. Ce détail montre que l’Empereur craint la contamination éventuelle de son armée. La description des effets de la peste143 est ainsi reliée à l’histoire et n’intervient pas dans le texte de manière gratuite, mais au contraire encadrée par deux phrases qui la relient explicitement à la sage décision de Charles Quint. Mézeray s’applique à faire l’éloge des rois qui ont su éviter les malheurs, forme moderne du roi thaumaturge. Ainsi apparaissent quelques figures royales capables d’éviter les désastres et cela révèle chez Mézeray un constant souci du peuple, ce qui justifie son intérêt pour les catastrophes qui touchent le collectif. La description du règne de Clovis se clôt ainsi sur une action qui consiste à sacrifier une église pour sauver de la famine les « vrais temples de Dieu » : Clovis ouvrit les greniers et les coffres pour soulager son peuple en cette nécessité commune. Mais n’ayant ni assez de blés, ni assez d’argent, pour en assister tous les pauvres, il fit détacher de l’église de Saint-Denis, les lames d’argent, dont elle était couverte et les employa beaucoup plus utilement à secourir les Chrétiens qui sont les vrais temples de Dieu.144

Le cas de Philippe Auguste est encore différent145 puisque le roi fait preuve de prudence en prélevant des impôts, et la famine permet de montrer 141

Godard de Bérigny, Abrégé de l’histoire de France en vers, Paris, Étienne Loyson,

1679. 142

C. Malingre, op. cit., 1677, p. 116. J.-A. de Thou, op. cit., p. 196-197. 144 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 96. 145 Le thème du roi nourricier, qui se cristallise, selon Ch. Jouhaud, N. Schapira et D. Ribard, au moment de la famine de 1692-1693 a donc des antécédents. 143

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ses qualités de roi prévoyant à l’égard de son peuple qui l’avait accusé de faire ces levées par avarice et cruauté alors qu’il les avait « resserré[s] dans des magasins pour la nécessité publique : [Il] distribua au peuple affligé d’une langoureuse famine, des grains et de l’argent avec tant de libéralités, qu’il vida en peu de jours ses coffres et ses greniers qu’il avait remplis en plusieurs années »146. La description de la longue famine qui touche la France pendant cinq ans entre 1532 et 1533 est introduite et se conclut par deux phrases qui montrent que c’est le spectacle des misères du peuple qui pousse François Ier à demander la paix plus que des considérations politiques qui sont mises désormais au second plan : « Mais sur toutes choses les misères extrêmes de la France et de l’Italie, désolées étrangement par la famine, avancèrent bien sa résolution […]147. Ce fut donc une des plus pressantes considérations qui poussa le roi à souhaiter la paix148. » Les médailles que Mézeray introduit dans son ouvrage renforcent cette image du roi salvateur, compensateur des fautes de la nature, en particulier en ce qui concerne Henri II : l’une d’elles représente une gerbe de blé liée avec deux cornes d’abondance sur lesquelles tombent deux palmes entre lesquelles sont placés un croissant de lune et une couronne. Elle est illustrée par un commentaire qui montre le roi en pourvoyeur de nourriture : La stérilité ayant été extrême en plusieurs provinces de ce royaume, de sorte que les bonnes gens des champs n’avaient pas recueilli de quoi ensemencer leur terre, le roi fit venir si grande abondance de blés de Danemark et de Pologne, qu’ils furent vendus à prix fort raisonnable, et même il en distribua gratuitement par les provinces, et fit faire largesse comme faisaient autrefois les Empereurs au peuple romain.149

Le premier tome de l’Histoire de France de Mézeray, qui aurait dû être dédié à Richelieu, l’est finalement à Anne d’Autriche après la mort du Premier ministre en 1642. L’épître dédicatoire vante le pouvoir des femmes en politique et le rétablissement de l’ordre et de la paix. Ce discours politique ne peut éviter l’utilisation de métaphores météorologiques150, établissant ainsi 146

Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 490. Mézeray, op. cit., 1646, t. II, p. 477. 148 Ibid., p. 479. 149 Mézeray, op. cit., 1651, t. III, p. 729. 150 Cliché de l’écriture historique que nous retrouvons dans la préface de l’Histoire de France de Piguerre ou bien dans les Instructions pour l’histoire du père Rapin, op. cit., p. 19 au 147

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le lien entre le microcosme de la France et le macrocosme de la nature, en évoquant le « calme universel », « un changement qui semblait devoir tout ébranler », « ces belles mains qui ont pris le gouvernail de l’État [et qui] en ont charmé les tempêtes […] armées de foudres »151. Les catastrophes, à tout le moins contemporaines, n’ont pas leur place dans un tableau aussi irénique, à moins qu’elles ne soient « charmé[es] » par le souverain – exclusion qui se radicalisera encore pour le règne de Louis XIV. Temps de l’histoire, temps de la catastrophe Dans une lettre ou une relation, la catastrophe a le statut d’un événement unique, exceptionnel. Ce n’est jamais le cas dans un ouvrage historique, où elle est, au contraire et paradoxalement, sous le signe de la répétition du même. L’ouvrage d’histoire est conçu comme un récit progressant chronologiquement, allant jusqu’au présent de l’historien qui montre la perfection du dernier roi régnant152. La catastrophe suit aussi une gradation, mais à rebours, car le pire est toujours à venir. S’il faut célébrer le souverain, il faut aussi rendre le récit de catastrophe de plus en plus intéressant pour le lecteur ; plus nous progressons dans le récit, plus la catastrophe doit être exceptionnelle, inouïe. Ordre encomiastique et ordre poétique se contrarient. Il est plusieurs manières de dénouer ces contradictions. Soit, on l’a vu, en passant les catastrophes sous silence, soit en privilégiant les catastrophes anciennes ou exotiques. L’ordre du récit peut également permettre à l’historien de ménager ses effets. Dans l’Histoire de France de Piguerre, il n’y a que deux famines ; la première (une famine dans le Languedoc en 1572) est résumée en une ligne (p. 764), mais elle ne fait que préparer la très longue description de la famine de Sancerre quelques pages plus loin et un an plus tard. Les horreurs que décrit alors l’historien sont présentées comme extraordinaires pour frapper le lecteur et atteindre à la dignité du fait historique. Décrivant une scène de cannibalisme, l’historien souligne qu’elle n’a rien de nouveau en se référant à une autre famine, celle de 1438  ; mais il souligne néanmoins combien ce qu’il raconte est pire : « On ne l’ouit jamais dire qu’à

sujet de l’histoire de Tacite qui « ressemble à une rivière riche et abondante mais sujette à des débordements ». 151 Mézeray, op. cit, 1643, Épître dédicatoire. 152 C’est le cas de l’éloge de Louis le Juste rédigé par Mézeray, même si son récit s’arrête au règne d’Henri IV.

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Sancerre153. » L’historien joue la surenchère154. Dans la description de l’incendie de Constantinople dans l’Histoire des Turcs de Mézeray, les données chiffrées donnent l’illusion de l’exactitude historique, mais visent également à créer l’effroi155 : la superficie détruite est mesurée (« en désola plus de quatre mille pas de long et deux mille de large »), le nombre de morts et de maisons brûlées décompté (« plus de vingt mille maisons brûlées », « trois cents corps de logis », « plus de cents églises ou mosquées »)156. La description se fait par gradation dans une surenchère de l’horreur, ce qui est une façon de mettre en scène la catastrophe par plans successifs, comme dans la description de la famine due au siège de Paris sous Henri IV. Lors de l’incendie de Constantinople, Mézeray commence son récit en évoquant un incendie mineur qui sert à mettre en valeur la violence de celui qu’il s’apprête à décrire : il parle d’une fusée, « accident [qui] ne fut que l’avant-coureur et l’avertissement d’un autre pareil mais incomparablement plus déplorable et plus grand qui arriva le 26 de septembre […] ». Puis, après avoir décrit sur une page ce terrible embrasement, il conclut en montrant que si la répétitivité du phénomène est de mise, jamais aucun ne fut semblable à celui-ci157. L’écriture historique, par ces procédés, s’emploie à tisser des liens entre passé et présent. Lors de la signature d’un traité entre le duc d’Albe et le pape en 1557 survient un déluge, dont Jacques-Auguste de Thou marque le caractère exceptionnel par rapport à la mémoire passée « et depuis cet espèce de déluge qui était arrivé il y avait plus de deux cent vingt-quatre ans, et qui avait presque submergé la ville, on ne se souvenait plus d’avoir vu un si grand débordement »158. La catastrophe oscille ainsi sans cesse entre répétition et différence. Si la catastrophe en rappelle toujours une autre du passé, ce qui fut n’est jamais comparable à celle qui s’annonce. Dans l’introduction à l’année 1588, Mézeray déclare : ces misères quoi que grandes, n’étaient pourtant point comparables à celles qui vont suivre, et l’on peut dire que tous les maux que nous avons écrits durant 153

Mézeray, op. cit., t. I. Jean-Étienne Taraut, Annales de France, Paris, Billaine, 1635, p. 255-256. Texte en annexe. 155 Ce procédé est systématisé par la fiction, comme dans le Journal de l’année de la Peste de Daniel Defoe. Voir les chapitres I et III du présent volume. 156 Mézeray, op. cit., 1650, p. 139-140. Texte en annexe. 157 Id. 158 J.-A. de Thou, op. cit., p. 1008. 154

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ce règne, n’étaient pour parler ainsi, que les semences de ceux que nous allons voir éclore en cette merveilleuse année 1588[…].159

La catastrophe prend donc place dans une série et une gradation. Fautil voir dans cette surenchère l’idée que les catastrophes montrent de manière croissante leur violence comme des avertissements du divin jusqu’à la catastrophe finale ? C’est ce qu’explicite en tout cas Pierre Matthieu : Condamnons d’injustice et d’impiété le nôtre et allons au devant du courroux de la justice divine. Si les premiers coups ne blessent, les derniers tuent. Après les grenouilles, les mouches, les hannetons et les poux, sont venues les autres plus cruelles plaies, et enfin la mort pour la dixième et dernière charge sur l’Égypte. Voilà ce qu’on peut déduire de ce qui se passe en toute la terre ferme de l’Europe.160

Mais cette perspective apocalyptique n’est pas majoritaire. Parfois la catastrophe ne sert qu’à ponctuer un événement historique qui ne semble pas suffisamment marquant par lui-même. Ainsi la signature du traité entre Charlemagne et Nicéphore, en 832, est mis en valeur par le fait qu’il prend place dans une année « funeste pour une contagion qui ravagea le tiers de l’Europe, et pour les tremblements de terre si effroyables, qu’ils aplanirent des montagnes, et rendirent les campagnes bossues »161. Des commentaires métatextuels justifient souvent la mention de la catastrophe par son caractère mémorable dans les textes (« Nous l’avons voulu marquer, parce que ç’a été le plus grand de tous ceux dont l’histoire fasse mention »162), mais également par l’empreinte laissée dans la mémoire des hommes. L’année 1608 est considérée comme une année mémorable par les accidents climatiques, encore présente dans la mémoire de l’historien et dans celle de certains lecteurs : « Nous voici à l’année 1608 que l’on nomme encore aujourd’hui, l’année du Grand Hiver, à cause de sa longue et terrible froidure163. » Suit la description du gel des vignes, de la mort des animaux sauvages et du bétail, de la destruction des bateaux, des chaussées, des ponts, la description du dégel et des inondations. L’histoire utilise la catastrophe comme indice mémoriel, comme balise pour les actions des hommes ; mais c’est aussi grâce au récit historique que la 159 160 161 162 163

Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 671. P. Matthieu, op. cit., p. 188-191. Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 190. Mézeray, op. cit., 1685, t. II, p. 136. Id.

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catastrophe reste dans la mémoire collective. Grâce aux catastrophes, l’histoire n’est pas seulement le récit des actions politiques des Grands mais rend compte de ce qui arrive à la multitude, au peuple auquel Mézeray, comme avant lui Thucydide, donne de l’importance. Le récit de catastrophe est l’espace textuel par lequel communiquent des genres de statut différent, histoire, histoires tragiques, occasionnels164, et c’est cette proximité que nous nous proposons à présent d’examiner, en étudiant les procédés rhétoriques, qui, sans transformer l’histoire en fiction, l’en rapprochent165 . Catastrophe et histoire, ou la tragédie166 collective Histoire, histoires tragiques La frontière est mince entre les histoires des historiens et les récits de Jean de Marconville167, de Simon Goulart168, des Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau ou des histoires tragiques de Jean-Pierre Camus, dans les-

164 Jean-Pierre Seguin, L’Information en France avant le périodique. 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964. Sur le rapport entre les occasionnels et les catastrophes, voir dans le présent volume, le chapitre VII « Les canards, ou la tragédie naturelle ». 165 La prosopopée, l’hypotypose, la personnification, l’apostrophe, lorsque l’on s’adresse à des personnages imaginaires ou à des entités, la métastase, qui fait imaginer ce que le personnage aurait pu faire, projettent des mondes possibles : « Et ce n’est pas seulement ce qui s’est passé ou se passe mais ce qui se passera ou aurait pu se passer que nous imaginons. Cicéron, dans son Pro Milone, fait un admirable tableau de ce qu’aurait fait Clodius s’il s’était emparé de la préture », Quintilien, Institution oratoire, texte établi par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978, IX, 2-(19-41), p. 181. 166 La catégorie de « tragique », ici, est mobilisée au sens qu’elle a dans les « histoires tragiques », ou dans le répertoire dramatique dans la première moitié du XVIIe siècle. Elle désigne un registre thématique (la mort, la cruauté, l’image du monde comme théâtre), stylistique (avec l’usage de toutes les figures visant à une expressivité maximale) et moral (soumission des destinées humaines aux décrets de la Providence). 167 Jean de Marconville, Recueil mémorable d’aucuns cas merveilleux advenus de nos ans et d’aucunes choses étranges et monstrueuses advenues es siècles passés, Paris, Jean Dallier, 1564. Voir le chapitre III intitulé D’aucunes famines étranges advenues de notre temps au royaume de France, p. 16. 168 Simon Goulart, Histoires admirables et mémorables de notre temps recueillies de plusieurs auteurs, mémoires et avis divers, Douai, Bellers, 1604.

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quels on trouve inondations, pestes, pluies, maladies, famines, déluges. Ces textes entretiennent d’étroits rapports d’emprunts169. Jean de Marconville publie ainsi en 1564 ce qu’il appelle une « rapsodie »170 de récits merveilleux dans une perspective providentialiste, comme le montrent l’épigraphe empruntée aux Psaumes (« Ô seigneur Dieu que tes œuvres divers, Sont merveilleux par le monde univers ») et l’épître dédicatoire, où les catastrophes sont des instruments du courroux divin à l’égard des hommes qui se déchirent dans les guerres de religion. Enfin, à la fin de chaque récit, sont mis en parallèle des événements de son temps avec les épisodes de la Bible. Le terme de « rapsodie » convient bien à cet ouvrage qui mélange événements politiques (description de la guerre civile), catastrophes naturelles171, monstruosité humaine et prodiges (pluies de sang, naissance d’hommes mal formés). L’auteur avoue dans l’épître dédicatoire que tous ces récits sont « expérimenté[s] de nos ans, sans emprunter le témoignage des anciennes histoires, combien toutefois [qu’il] ai[t] inséré en ce [s]ien recueil les plus mémorables de l’Antiquité [qu’il] a pu trouver à propos ». Dans l’Avertissement au lecteur, il revendique son statut de témoin : « Je te veux avertir que je n’ai rien inséré en cette œuvre, ou que je ne l’ai vu, ou entendu de personnes qui le savaient certainement, ou lu en des auteurs si approuvés, qu’il ne faut aucunement douter de leur sincérité. » Marconville ne cite que partiellement ses sources en usant d’une périphrase pour désigner Guillaume Paradin, « l’auteur des Choses mémorables advenues de notre temps » auquel il emprunte le récit de la famine de 1528. Cette éviction des sources contemporaines indique qu’à ses yeux, la catastrophe relève davantage du témoignage que de la source écrite. Simon Goulart fait une anthologie semblable d’histoires merveilleuses dans son Thrésor d’histoires admirables et mémora169 Sur la proximité de l’histoire et de l’histoire tragique, voir S. Uomini, op. cit., et YvesMarie Bercé, « L’histoire comme un théâtre », D. Bohler et C. Magnien (dir.), Écritures de l’histoire (XIVe-XVIe siècles), Actes du colloque de Bordeaux, 19-21 septembre 2002, Genève, Droz, 2005, p. 351-360. 170 « Vous ne trouverez dans ce recueil que semblables exemples d’étranges famines, de cruelles pestilences, de prodigieux tonnerres, foudres, orages et tempêtes de tremblements de terre horribles, d’épouvantables inondations d’eau, de comètes émerveillables, de feux […] », J. de Marconville, op. cit., épître dédicatoire. 171 Le chapitre III est intitulé « D’aucunes famines étranges advenues de notre temps » et raconte les famines de 1528, 1546 et 1557. Le chapitre suivant nous présente deux femmes qui, affamées, mangent des herbes qui les empoisonnent, le chapitre VI évoque la peste à Aix-enProvence en 1546, le chapitre X est consacré aux inondations à Rome en 1530 et en Hollande.

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bles de notre temps, recueillies de plusieurs auteurs, Mémoires et avis de divers endroits172 en répertoriant de manière alphabétique les choses dignes d’être remarquées, des plus merveilleuses aux plus naturelles173. Il évoque divers incendies, des inondations, des tremblements de terre et de nombreuses famines, tous empruntés à des historiens ou des cosmographes174. Il reprend la description de la famine de 1528 en citant, contrairement à Marconville, l’Histoire de notre temps de Guillaume Paradin. Ces recueils montrent à quel point le récit de catastrophe est détachable et peut bénéficier d’une autonomie, révélatrice de son défaut d’historicité. Cette facilité à isoler les séquences catastrophiques de l’histoire accentue leur ressemblance avec des occasionnels ou des histoires tragiques, surtout si elles détachent une destinée individuelle sur fond de malheur collectif. C’est par exemple le cas dans une description de la guerre, où Mézeray rend le lecteur témoin de scènes d’horreurs où les armées ennemies enferment les habitants dans des églises et y mettent le feu, prenant « plaisir d’entendre pêle-mêle les meuglements des bêtes, les cris des enfants, et les hurlements de ce peuple innocent qui périssait dans les flammes ». Cette évocation se transforme en une anecdote tragique, qui exploite de plus la péripétie de la reconnaissance : un des soldats touché de pitié brise les portes et tombe sur sa mère ; le capitaine, fâché de cette action, les fait jeter tous deux dans les flammes. Ce cas justifie le titre de manchette « Horrible humanité ». La dimension exemplaire de la catastrophe organise souvent l’épisode : dans la description du sac de Rome (que Mézeray emprunte à Paul Jove) l’irrespect des soldats 172 S. Goulart, Thrésor d’histoires admirables et mémorables de notre temps […], op cit. Les premiers tomes datent de 1606, puis de 1611, chez Jean Houzé avec une réédition en 1618 chez le même éditeur. Tous les volumes comportent un index qui permet d’en faciliter la lecture. 173 Nous avons ici en effet un ouvrage bien plus élaboré sur le plan éditorial et qui imite ainsi bien plus les ouvrages savants avec index. 174 Il raconte un incendie survenu un siècle auparavant en Pologne emprunté à l’Histoire de Pologne de Cromen, un incendie à Venise le 11 janvier 1514 emprunté à Paul Jove, t. I, p. 185. Il en est de même des pluies et tempêtes, p. 433, dont les récits sont cette fois empruntés à Cardan dans son De Rerum varietate ou bien à Conrad Lycosthène. Un long passage p. 483 est consacré aux tremblements de terre et l’auteur se réfère une nouvelle fois à des récits historiques ou géographiques : les Annales de Turquie de I. Léonclavius, la Météorologie du docteur Garcaeus, ou les Annotations et observations sur le grand miroir du monde de Joseph Du Chesne. Dans le second tome, il fait un relevé de famines dans l’Histoire du Portugal d’Osorius, dans l’Histoire de notre temps de Guillaume Paradin, dans les Commentaires de Montluc, l’Histoire de l’Amérique ou l’Histoire du siège de Sancerre de Jean de Léry.

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pour les reliques, pour les femmes, pour le corps de Jules II qu’ils exhument pour lui arracher l’anneau pontifical175, est un sacrilège puni par la peste176. Ce type de récit peut-être comparé à deux nouvelles de Camus qui exploitent une situation de désastre collectif. Dans le Divertissement historique (1643), Camus met en scène la peste, sujet commun, dit l’auteur, car « la contagion […] est comme en garnison à Paris, où il y en a presque tous les ans »177. « L’artificieuse vengeance » raconte comment Traséas cherche à faire mourir Narset pour capter son héritage ; il soudoie des corbeaux pour aller chercher Narset et le mêler aux malades afin qu’il meure. Mais ayant raconté son crime à sa femme qui l’a répété à qui voulait l’entendre, il est châtié par la justice des hommes. Camus admire la providence divine qui a fait agir la contagion de la parole féminine pour punir celui qui avait utilisé la contagion de la peste178. Dans la nouvelle suivante, la peste est à nouveau utilisée pour montrer que Dieu préside à la destinée des hommes et qu’il peut préserver de la peste celui à qui il a accordé sa grâce, comme à ce jeune homme bien nommé Christin, qui resta plusieurs jours, enfiévré, auprès des pestiférés de Saint-Louis et ne fut pas saisi du mal dont tout le monde le croyait atteint179. Le récit de catastrophe nous enseigne par les malheurs d’autrui en nous incitant à nous pencher sur nos propres fautes, comme le pense par exemple François de Belleforest. Dans l’exemple qui suit, il fait référence, entre parenthèses, à une catastrophe qui menace ses contemporains, ou qui a déjà commencé à les accabler (il s’agit sûrement de la peste), et qui doit les amener à tirer une leçon du fait passé : « (et que nous devrions contempler de notre temps, ayant goûté presque une calamité pareille) » ; « [en priant] Dieu qu’une telle calamité ne nous assaille de notre temps, puisque déjà nous voyons les deux premières advenues180. » La catharsis par la catastrophe intervient non seulement parce que le récit qu’on en fait nous instruit par la terreur et la pitié, mais aussi parce que certains malheurs collectifs sont présentés comme une purge du corps politique. Ainsi le siège de Paris en 1598, aux yeux de Mézeray, fait comprendre aux Parisiens que Dieu leur fait payer leur vie de débauche par « ce siège 175 176 177 178 179 180

Mézeray, op. cit., 1651, t. II, p. 464. Ibid., p. 465. Jean-Pierre Camus, Divertissement historique, François Vaultier, 1643, p. 88. Ibid., p. 83-87. Ibid., p. 88-90. N. Gilles, op. cit., f. 212b-213a.

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comme une forte médecine pour purger toutes les superfluités et les ordures de ce corps, et qu’il l’avait réduit à cette abstinence rigoureuse, pour le contraindre de faire une pénitence qu’il n’eût jamais faite de son bon gré »181. Cette analogie n’est pas nouvelle et renvoie à l’ancienne image du microcosme et du macrocosme ; Ambroise Paré a d’ailleurs montré que les catastrophes dans la nature trouvaient leur pendant dans le corps : les vents sont des « apostèmes venteuses », les pluies sont des hydropisies182. Aux frontières de l’humain : le monde renversé Les catastrophes rappellent la tache originelle. Elles montrent un homme perdu, abandonné par la Grâce de Dieu, en proie à ses peurs les plus profondes : le cannibalisme, le meurtre du fils ou du père, l’indistinction entre le monde des morts et celui des vivants, le renversement de toutes les valeurs morales, temporelles ou spatiales. Chez Taraut, la peste transforme l’habitation des hommes en « tanière aux renards et un repaire des bêtes »183. Chez Mézeray, sous le règne de Charles Ier le Chauve, la famine184 déclenchée par les guerres entre Pépin et les Bretons fait apparaître le cannibalisme et entraîne une régression animale (« À tant de cruelles guerres succéda une famine si enragée que les hommes morts étaient mangés des loups et des hommes même185 ») qui se double d’une régression sociale : « beaucoup des plus riches furent réduits à mendier leur pain, et ne trouvant pas qui leur en donnât, à paître l’herbe, et à fouir les racines186. » Le sens étymologique de renversement du mot de « catastrophe » coïncide avec la manière dont Mézeray décrit les calamités comme une mise à l’envers temporelle et spatiale du monde187. L’été remplace l’hiver, par exemple entre 1528 et 1533188. Les catastrophes transforment les corps humains 181

Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 929-930. Texte en annexe. J. Céard, op. cit., p. 303. 183 J.-É. Taraut, op. cit., p. 255-256. Texte en annexe. 184 C’est évidemment tout particulièrement le cas dans les pages consacrées à la famine de Sancerre par Émile de Piguerre (op. cit., p. 914-916) et Mézeray. Nous ne nous appesantirons pas sur cet exemple, déjà bien étudié, et qui excède le cadre d’une étude sur les catastrophes naturelles. 185 Mézeray, op. cit., 1643, t. I, p. 260. 186 Ibid., p. 489. 187 Là encore emprunté à G. Paradin, op. cit. 188 Mézeray, op. cit., 1646, t. II, p. 478-479 ; « Voilà comme se passa l’année 1550, qui eut un été fort chaud, et se termina par un froid extrêmement âpre. Aux environs de Paris on 182

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en éléments naturels. Ainsi en 1586, lorsque le duc d’Épernon fait le siège de la ville de Chorges, son armée est frappée à la fois d’une fièvre pestilentielle et par un froid « plus cruel cette année-là qu’il ne l’avait été depuis cinquante ans ». Mézeray ne se contente pas de raconter que les hommes meurent de froid ; il s’applique à décrire la mort de masse comme une métamorphose végétale (« quelques-uns plantés debout que le verglas avait attaché par les pieds à la terre, comme s’ils eussent pris racine  ») et minérale (« d’autres fixés sur leurs chevaux, comme des statues »)189. Spatialement, le monde aussi est renversé, lorsque « […] ce furieux élément tonnant et renversant la terre à plus de deux lieues aux environs, la tour fut renversée jusqu’aux fondements […] »190. Le monde à l’envers rejoint l’idée de spectacle, si présente chez l’historien. La Saint-Barthélémy, par exemple, est comme une « sanglante tragédie » et aussi une fin, une clôture que Mézeray appelle « catastrophe »191 dans l’index de 1685. Donner à voir « la belle horreur » L’écriture de la catastrophe pourrait se confondre avec le récit de bataille192, ce que traduit Mézeray dans le titre de manchette « Belle description d’une horrible tempête qui fait périr sa flotte », qui montre de quelle manière l’armée de Charles Quint est défaite par un violent orage au siège d’Alger : De sorte que fracassant ses vaisseaux contre les bancs et les rochers, ou les emportant en haute mer pour les engloutir dans les flots, ils ôtaient à ceux qui étaient demeurés dedans l’abord de la terre contre le courroux de la mer : et à ceux qui étaient descendus à terre, le refuge de la mer contre la faveur des ennemis qui les poursuivaient.193

fit vendange au mois d’août, et les cerisiers portèrent deux fois des fruits, au printemps et en automne : puis au mois de décembre le cours de la rivière de Seine se prit, et demeura gelé quinze jours durant, en sorte que les charrettes passaient pardessus la glace », Mézeray, op. cit., 1685, t. II, p. 1109. 189 Mézeray, op. cit., 1651, t. III, p. 411. 190 Ibid., p. 924. 191 Le mot est utilisé dans l’index de l’édition de 1685. 192 Celui-ci correspond cependant à une codification précise. Voir à ce propos Daniel Ménager, « Le récit de bataille », D. Bohler et C. Magnien (dir.), op. cit., p. 339-350. 193 D. Ménager, art. cit., D. Bohler et C. Magnien (dir.), op. cit., p. 542. La bataille peut aussi être catastrophe comme le montre Xavier Lapray au sujet de la bataille de Cannes, Xavier Lapray, « Récit et mémoire d’une catastrophe : l’exemple de la bataille de Cannes », Hypo-

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La dimension du regard et du témoignage sur le vif sont si importants que les récits de catastrophe des historiens sont pour beaucoup empruntés à des historiens qui ont été les témoins oculaires de ces événements comme Montluc dans ses Commentaires, Jean de Léry dans son Histoire du siège de Sancerre, ou bien Guillaume Paradin dans l’Histoire de notre temps, dans laquelle l’historien intervient à la première personne. Une fois de plus, l’écriture de l’histoire trouve ici un point de convergence avec celle des canards. L’auteur du Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, par le débordement de la rivière du Gardon, le 10 du mois de janvier 1605 apparaît pour insister sur la véracité des faits malgré leur caractère incroyable et exceptionnel : Mais parce que je ne veux coucher sur ce papier que le récit des choses dont j’ai été témoin oculaire, n’y ajoutant un mot plus que ne contient la vérité de la chose (laquelle je ne voudrais d’autre part altérer par une menteuse plume, ayant trop de front pour ne craindre la juste répréhension de ceux qui ont été spectateurs comme moi) je ne m’arrêterai guères à raconter les calamités advenues, et autre part qu’en Alès où j’étais.194

Quintilien énonce dans son Institution oratoire les qualités de la narration par la magnificence, l’agrément et l’évidence « que les Grecs appellent energéia », ce qu’il définit par le fait « non pas tant de dire que montrer du doigt »195. Un peu plus loin, il évoque l’hypotypose pour « présenter les choses dont nous parlons avec une telle clarté qu’elles semblent être sous nos yeux »196. Or, le modèle donné par Quintilien est celui du sac197 qui pourrait très bien convenir à la description d’un incendie ou d’un tremblement de terre : C’est avec le même procédé que l’on accroît la pitié sur le sort des villes prises […]. Si l’on développe ce qui était contenu dans un seul mot, apparaîtront alors les flammes qui se répandent par les maisons et les temples, les toits qui s’écroulent avec fracas, les cris divers qui se fondent en une rumeur unique, la fuite des uns en désordre, les ultimes embrassements des autres étreignant les thèses 1999, Travaux de l’école doctorale d’histoire, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000. 194 Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, op. cit. 195 Quintilien, op. cit., IV, 2, 64, p. 56. 196 Ibid., VIII, 3, 62, p. 77. 197 Le sac est un modèle rhétorique utilisé par l’historien ou par l’auteur de fictions historiques : L’Énéide et le sac de Troie au livre II, l’assaut de la ville d’Albe par Tite-Live en I, 29 et recommandé par Aristote dans sa Rhétorique en I, 1365a 10, sq.

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leurs, les lamentations des enfants […], la mère s’efforçant de retenir son petit enfant […].198

Dans son Dictionnaire de rhétorique, Henri Morier développe longuement l’hypotypose et cite, parmi les espèces d’hypotyposes, outre les sujets familiers ou dramatiques (activité civile collective et événements guerriers), les catastrophes naturelles : tempêtes, tremblements de terre et pestes. L’hypotypose, par sa recherche du pittoresque, d’objets destinés à frapper pour épouvanter et émouvoir, par sa description minutieuse et les détails qui singularisent et authentifient l’épisode peint l’événement et le dramatise. La description de l’incendie de Constantinople chez Malingre et chez Mézeray montre très bien ce qu’amplification et précisions signifient199. Ces détails concernent la mise en place de balises spatiales et temporelles200, la vérité de ces précisions historiques contrastant avec le caractère inouï de l’événement201. La présence de détails singularise la catastrophe et la rapproche par là de l’événement historique. La famine, provoquée par le siège de Paris, se décline ainsi en une litanie de prix202, tout comme la description du débordement du Gardon qui cite les sommes auxquelles sont évalués les dégâts203. Les détails visent à une actualisation du récit, renforcés par la description des réactions des personnages. L’auteur donne à entendre et à voir204 le spectacle tragique, dans le récit historique comme dans le canard. Mézeray feint d’avoir été témoin de l’événement : C’était une chose horrible d’ouïr les hurlements de ces malheureux qui périssaient dans les flammes, les cris de ceux qui s’étaient sauvés, et le fracas des 198

Quintilien, op. cit., VIII, 3, 67-69, p. 79. Voir les deux textes en parallèle dans les annexes. 200 Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 929. Texte en annexe. 201 « […] les dégâts causés par si étranges ravages sont incroyables et les pertes et dommages presque inappréciables », Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès [...], op. cit. ; « Il serait impossible d’estimer les richesses qui y furent perdues, c’était le plus opulent et le plus fameux quartier de Constantinople, où logeaient tous les plus grands de la cour, le Mufti, les Cadis et l’Aga des Janissaires », Mézeray, Id. Texte en annexe. 202 Id. 203 Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, op. cit. Texte reproduit en annexe. 204 Les catastrophes sont ainsi propices à la mise en image non seulement dans le discours mais également dans la peinture, comme le montre largement François Walter, Catastrophes, Une histoire culturelle, XVIe-XXIe siècles, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 96, sq. 199

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maisons qui tombaient. Ils couraient par milliers dans les rues tout désespérés chacun lamentant sa perte particulière, les uns demi-grillés, les autres tout-nus, ne sachant à qui s’adresser pour recevoir du soulagement, et n’ayant pas moins à plaindre leur misérable condition que celle des morts.205

L’auteur de canard ne procède pas autrement : C’était chose pitoyable de les ouïr pendant ce temps-là, réclamer l’aide et le secours des hommes en vain, lesquels n’avaient le pouvoir que de recommander leur salut à la grâce et miséricorde de Dieu et ne pouvoir avoir que la tristesse, piteuse consolation que de dire leur funeste et dernier adieu à leurs pères, femmes et parents qui leur criaient lamentablement des murailles de la ville.206

Pour rendre la description de la catastrophe sensible, les auteurs favorisent l’utilisation de l’énallage grammatical lorsque le présent historique se substitue aux temps du passé207 : cette utilisation fréquente dans les canards l’est beaucoup moins chez Mézeray qui la réserve davantage aux récits de batailles. Enfin, pour renforcer l’actualisation du récit, il use de procédés de subjectivation. L’historien fait entendre sa propre voix, le discours de déploration venant ajouter une dimension lyrique au tragique. Au moment où la peste sévit en France en juin 1580, l’historien avoue son incapacité à donner des chiffres pour évaluer l’ampleur de la catastrophe et ceux qu’il donne (les quarante mille morts de Paris, les six mille morts de Laon ou les vingt mille d’Aix-en-Provence) ne sont là que pour mettre en valeur une réalité que l’enquête historique ne peut donner : « Qui pourrait bien dire combien de milliers de personnes elle moissonna, combien de bourgades et de villes elle dépeupla208. » Dans la description de l’incendie de Constantinople, la déploration de l’écrivain touche au sublime à la fois par l’utilisation de l’emphase, des hyperboles, des épanaphores en « combien de », de l’anadiplose « sauver 205

Mézeray, op. cit., 1650, p. 138. Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, op. cit. Texte en annexe. 207 Encore l’une des caractéristiques du canard qui cherche à jouer sur l’émotion : « Elle se grossit tellement en peu de temps qu’elle surmonte son canal, noie ses bords, se dilate de tous côtés, si bien que de la surface des champs et prairies elle ne fait qu’un étang ravageux, qui par le rude effort de ces ondes choque les montagnes voisines, ne laisse aucun arbre debout, et emporte tout ce que se trouve devant elle », Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, op. cit. 208 Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 496. 206

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leurs femmes/ combien de femmes »209. Les faits apparaissent également à travers la subjectivité des personnages, amplifiant ainsi la part d’humain et de témoignage indirect. Il y a en effet chez Mézeray un art d’évoquer le tragique qui part du collectif vers le particulier et qui rappelle en cela le fonctionnement de l’occasionnel210. À propos de la triple catastrophe de 1580211 qui fait se succéder coqueluche, peste et famine, Mézeray part du général et du collectif, représenté par la totalité de l’espace (à l’est, puis au sud et enfin au nord avant d’envahir tout le territoire français), par le temps (Mézeray est frappé par la vitesse de la contagion), et par la multitude (elle frappe tous les habitants des grandes villes quels qu’ils soient). Puis Mézeray particularise la catastrophe en faisant la distinction entre les habitants des villes et ceux des champs, plus vite attaqués. Il fait enfin entendre le témoignage personnel : « quelques-uns qui en réchappèrent ont raconté depuis… ». Enfin, la dernière étape concerne la façon dont ces maladies sont exploitées par les hommes eux-mêmes qui ont tout intérêt à faire durer la catastrophe : « les mauvais garnements et quelques chirurgiens même l’entretenaient pour avoir le pillage des meilleures maisons. » Le récit s’achève sur le cas d’un faux ermite qui, vénéré pour ses capacités à déceler la maladie chez ceux qui en étaient atteints, fut accusé de propager la peste et finalement brûlé. Cette anecdote tragique n’est pas sans faire écho aux traités et aux récits de peste contemporains qui se focalisent sur la présence et le procès de prétendus oigneurs, ou engraisseurs. La catastrophe est vue en focalisation interne, de sorte que c’est le point de vue des acteurs que donne l’historien : « Les plus dévots d’entre les catholiques, quand ils voyaient […] quand ils considéraient, dis-je, toutes ces choses et qu’ils se ressouvenaient […]212. » Il en est de même dans la description de l’incendie de Constantinople : « les Chrétiens, et quelques-uns même des Infidèles, disaient que c’était un feu du Ciel pareil à celui de Sodome. Ils remarquaient que…213  » Les occasionnels ne procèdent pas autrement  : 209

Voir texte en annexe. Dans le Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, op. cit. (texte en annexe), l’auteur décrit le malheur général, puis il s’attache à parler d’un soldat avant de se focaliser sur cinq ou six personnes qui, attachées à des saules, crient leur désespoir, avant de s’intéresser à un personnage particulier nommé Périabel. 211 Mézeray, op. cit., 1651, t. III, p. 233-234. 212 Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 929. Texte en annexe. 213 Mézeray, op. cit., 1650, p. 139-140. Texte en annexe. 210

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« Ceux qui après quelques jours passèrent par où s’était débordé le dit Gardon assurent avoir vu parmi les champs une infinité de gens péris par ce déluge214. » Le meilleur moyen d’associer le lecteur à la catastrophe est d’utiliser le pronom indéfini « on » (« on cherchait, on voyait, on n’eût dit, on n’entendait215, on raconte, on y vit, on lit216 ») ou bien de s’adresser directement à lui comme peut le faire l’auteur de canard : « Le lendemain vous eussiez vu toute la prairie et les champs adjacents couverts de meubles que l’eau y avait laissés et le bord de morts : la ville toute pleine de boue d’une si extrême senteur et puanteur, qu’elle est insupportable à ceux qui y viennent217. » Dans la description de la famine de 1528, qui occupe plus d’une page in-folio, et qu’il réécrit à partir de l’Histoire de notre temps de Guillaume Paradin218, Mézeray cherche à décrire le drame collectif, créant un véritable tableau par la focalisation de sa description sur les différents personnages individualisés. Il écrit en mémorialiste comme s’il avait assisté à l’événement, en atténuant la description de la famine vue par Guillaume Paradin qui accumule les précisions anecdotiques et les marques de déploration : « Ô dieu tout puissant, quelle image, quel spectacle ! Se fût-il trouvé cœur si hors d’humanité et compassion qui n’en fût amolli de pitié219 ? » Le fonctionnement stylistique de la catastrophe est inversement mimétique du fonctionnement de la catastrophe elle-même. Là où elle soustrait, retranche, le texte ajoute, comble les manques dans un équilibre compensatoire et donne à imaginer ce qui n’est pas. Dans la description de l’incendie de Constantinople, l’historien peut suggérer ce qui aurait été possible220, une catastrophe encore pire221, ou évoquer un remède qui aurait été capable de l’éviter (« Il eût fallu une rivière toute entière pour les éteindre »222). L’historien use également de la prétérition disant qu’il « serait impossible d’estimer les richesses qui y furent perdues », mais les évaluant néanmoins : « On 214 215 216 217 218 219 220 221 222

Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, op. cit. J.-É. Taraut, op. cit., p. 255-256. Texte en annexe. Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 929. Texte en annexe. Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, op. cit. G. Paradin, op. cit., p. 247, chapitre III, « Étrange calamité du temps ». Id. Quintilien appelle cette figure métastasis. Mézeray, op. cit., 1650, p. 174. Voir texte en annexe. Ibid., p. 139.

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faisait état de plus de vingt mille maisons brûlées […] plus de cent églises ou mosquées et la rare bibliothèque du muphti. » Il use aussi de la figure inverse, commençant par faire exister quelque chose avant d’en nier l’existence : Combien de personnes endormies dans leur lit, ou surprises par la violence de l’embrasement, ou s’amusant à emporter leur argent ou leurs meilleures hardes, combien de maris tâchant de sauver leurs femmes, combien de malades, d’estropiés et de vieillards furent enveloppés dans ce malheur. On ne peut savoir le nombre au vrai pour ce que les corps avaient été réduits en cendre.223

C’est également le procédé choisi par Jean-Étienne Taraut dans sa description de la famine qui procède par la description de ce qui n’est plus, ce qui suscite des scènes imaginaires, dans un fonctionnement proche de celui de la fiction : […] on n’entendait aucune voix humaine, sinon celle de ceux qui gémissaient dans les abois de la mort. On n’entendait aucun ramage d’oiseaux, ni chanson de berger : il n’y avait ni pièges ni filets tendus aux bêtes sauvages : les blés mûrs attendirent la faucille du moissonneur, et ne se trouva personne pour les couper : les vignes furent dépouillées de leurs feuilles avant que de perdre leurs grappes, qui demeurèrent sans être vendangées.224

La catastrophe se prête enfin à la métaphorisation et à la comparaison. La catastrophe comme métaphore tend à gommer la différence entre catastrophe humaine et naturelle. Les invasions barbares sont ainsi comparées à un déluge : « de sorte que cette chaleur ayant, pour ainsi dire, fondu les glaces du Septentrion, il se fit un débordement épouvantable de barbares, qui croisant et diminuant à plusieurs reprises deux cents ans durant, rompit enfin toutes les digues, et arracha les Provinces de l’Occident à l’Empire225. » Cette métaphorisation du phénomène historique montre à quel point la catastrophe est dans l’imaginaire des lecteurs un point de comparaison important permettant de suggérer l’ampleur d’un désastre. La Saint-Barthélémy est vue comme une « cruelle tempête [qui] ne ravagea pas moins de vingt cinq mille 223

Ibid., p. 138. J.-É. Taraut, op. cit., p. 255-256. Texte en annexe. 225 Mézeray, op. cit., 1685, t. I, p. 87. Lorsque les Normands déferlent sur la France sous le règne de Charles Le Chauve en 842 : « La singulière valeur d’Eudes empêcha quelque temps que leur valeur ne vint comme un déluge se déborder sur toute la France », Le Sieur de Bonair, op. cit., p. 137. 224

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personnes »226, et les conséquences de la guerre sont comparées à celles qui sont faites par la peste : je ne sais combien de milliers de moribonds qui se vautraient dans la boue, grand nombre de corps morts qui n’étaient point enterrés, et un bien plus grand nombre de fosses toutes fraîches, comme on voit dans les cimetières durant une violente peste.227

Quintilien ne conseille-t-il pas à l’orateur de fixer ses yeux sur la nature quand il cite un passage du Pro Murena où Cicéron compare les tempêtes qui s’élèvent sans cause apparente et les mouvements populaires228 ? L’inscription de la catastrophe dans l’histoire semble devenir difficile dans la France de 1660. Elle est incompatible avec une historiographie soucieuse de célébrer la gloire des princes régnants et seul un Mézeray, épris de liberté229, eut l’audace de montrer les catastrophes que causent la nature et l’incompétence des hommes. La catastrophe devient chez lui l’allié de la critique politique, si vive qu’elle lui coûta sa charge et sa pension d’historiographe. D’un point de vue poétique, l’élaboration de l’écriture de la catastrophe telle qu’elle est pratiquée chez Guillaume Paradin ou Mézeray est incompatible avec les exigences de la pudeur classique230 et de la vérité historique. Paradoxalement, les effets rhétoriques qui visent à accentuer l’impression de vérité éloignent le discours historique du vrai. Le succès rencontré par les œuvres de Mézeray durant toute la seconde partie du XVIIe siècle devrait d’ailleurs questionner ce goût présumé pour la simplicité du verbe et la bienséance que les lecteurs assidus de son histoire ne cherchaient pas, préférant l’ornement excessif à la nudité du style de l’his226

Mézeray, op. cit., 1685, t. III, p. 262. Mézeray, op. cit., 1646, t. II, p. 638. 228 Quintilien, op. cit., VIII, 3, p. 83. 229 Mézeray a toujours montré son indépendance à l’égard du pouvoir même s’il a cherché, comme tout écrivain de l’époque, à s’accorder les grâces et les pensions d’Anne d’Autriche, de Richelieu, du chancelier Séguier et enfin de George Williman, duc de Brunswick. Il fréquenta les libertins comme Vauquelin des Yveteaux ou Baudier. Voir Orest Allen Ranum, Artisans of Glory: Writers and Historical Thought in Seventeenth-century France, Chapel Hill, University of North Carolina press, 1980, chapitre VII, p. 197-232. 230 Comme le souligne Henri Morier à l’article « hypotypose », Dictionnaire de poétique et de rhétorique [1961], Paris, Puf, 1998, p. 538. L’œuvre de Mézeray est écrite dans un style qui n’a rien à voir avec les exigences du style policé. 227

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toire, l’histoire tragique à la tragédie historique. L’écriture de la catastrophe par Mézeray constitue et révèle une part d’obscurité du règne du RoiSoleil.

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en français et revues pour la troisième édition par Denis Sauvage, Seigneur du Parc, Champenois, historiographe du roi, t. I, Paris, Lucas Breyer, 1581. Grégoire de Tours, Histoires de Saint Grégoire de Tours, traduction de Michel de Marolles, Paris, Frédéric Léonard, 1668. Le Gendre, Louis, Histoire de France contenant le règne des rois des deux premières races, Paris, Jean et Michel Guignard, 1700. Le Roy, Louis, Considérations sur l’histoire française, et l’universelle de ce temps, Paris, Fédéric Morel, 1567. –, Considérations sur l’histoire française, et l’universelle de ce temps, ensemble trois préfaces, Lyon, Benoît Rigaud, 1568. Malingre, Claude, Remarques d’histoire, Paris, Claude Collet, 1632. Marconville, Jean de, Recueil mémorable d’aucuns cas merveilleux advenus de nos ans et d’aucunes choses étranges et monstrueuses advenues es siècles passés, Paris, Jean Dallier, 1564. Voir le chapitre III intitulé D’aucunes famines étranges advenues de notre temps au royaume de France. Matthieu, Pierre, Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces étrangères durant sept années de paix, Paris, I. Mettayer et M. Guillemot, 1606. Mézeray, François Eudes sieur de, Histoire de France, Paris, M. Guillemot, 1643-1651. –, Histoire de France, Paris, Barbin, 1685. –, Histoire des Turcs, Paris, Guillemot, 1650. Münster, Sebastian, La Cosmographie universelle de tout le monde […], Paris, Michel Sonnius, 1575, traduction de la Cosmographiae universalis lib. VI in quibus juxta certioris fidei scriptorum traditionem describuntur, omnium habitabilis orbis partium situs, propiaque dotes, Basileae, apud Henricum Petri, 1550.

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Paradin, Guillaume, Histoire de notre temps, faite en latin par Maître Guillaume Paradin et par lui mise en français. Depuis par lui-même revue et augmentée, Lyon, Jean de Tournes, 1552, chapitre III, «  Etrange calamité du temps ». Paré, Ambroise, Traité de la peste, Paris, 1568. Piguerre, Émile de, L’Histoire de France, Paris, Jean Poupy, 1581. Quintilien, Institution oratoire, texte établi par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978. Rapin, Le père, Instructions pour l’histoire (1677), Paris, J. Bouillerot, 1690. Saint-Simon, Louis de Rouvroy duc de, Mémoires, XXIV, éd. A. de Boislisle, Paris, 1912. Sénèque, Questions naturelles, Texte établi et traduit par Paul Oltramare, Paris, Les Belles lettres, 1973. Sorel, Charles, Histoire de France, Paris, Louis Boulanger, 1647. Strada, Famian, Histoire de la guerre de Flandres, écrite en latin par Famianus Strada de la compagnie de Jésus, première décade, mise en français par P. du Ryer, troisème édition revue et corrigée, Paris, A. Courbé, 1659. Taraut, Jean-Étienne, Annales de France, Paris, Billaine, 1635. Thou, Jacques-Auguste de, Histoire de M. de Thou des choses arrivées de son temps, mise en français par P. du Ryer, Paris, A. Courbé, 1659.

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FRANÇOIS DE BELLEFOREST ET NICOLE GILLES La catastrophe dans la chronique François de Belleforest, Les Chroniques et annales de France dès l’origine des Français et leur venue es gaules, faites jadis brièvement par Nicole Gilles, secrétaire du roi jusqu’au roi Charles VIII, et depuis continuées par Denis Sauvage, jusqu’au roi François II, à présent revues, corrigées et augmentées selon la vérité des registres et pancartes anciennes, et suivant la foi des vieux exemplaires, contenantes l’histoire universelle de France dès Pharamond, jusqu’au roi Charles neuvième régnant à présent, par François de Belleforest, Paris, Gabriel Buon, au clos Bruneau, 1573, f. 491-492. Au même temps, la paix fut accordée entre le pape Paul, quatrième du nom, et Philippes, roi d’Espagne et d’Angleterre. Le même jour et le lendemain de la dite paix, advint en la ville de Rome une si grande et impétueuse ravine d’eau du Tibre, que plusieurs églises, monastères, ponts et presque la tierce partie des maisons furent démolies, et grande quantité d’hommes noyés et perdus. En ce même temps, en la cité de Nîmes, pays de Languedoc, tomba par l’espace de six à sept heures de nuit, une telle et si impétueuse quantité de pluie, accompagnée de grêle de la grosseur d’esteufs, avec grandes coruscations, éclairs, tonnerres et foudres, que si elle eût autant duré comme elle avait fait, on estimait que la dite ville était en très grand danger d’être du tout, ou en partie, ruinée, tant était endommagée et gâtée. Au dit an 1557, en ce même mois de Septembre, advint en la cité de Florence un tel déluge d’eau par le fleuve Arne, qu’il fut noyé plus de quinze mille personnes, et estimait le duc de Florence y avoir perte et dommage en la dite ville de bien dix millions d’or. Quoi voyant, il pleura de grande pitié

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et compassion qu’il avait, et remit les tailles et les subsides à ses sujets jusqu’à certains temps. En cette dite année, au Royaume de Sicile y eut une telle ravine et si impétueuse inondation d’eau, qu’en la cité de Palerme, il y eut bien dix mille personnes noyées, et deux mille maisons ruinées et démolies. En ce dit an 1557 régna et courut une maladie parmi le royaume de France qu’on appelait la coqueluche, laquelle maladie était moult longue et fort ennuyeuse, combien qu’elle ne fut point aussi dangereuse que celle qui régna au dit royaume, en l’an 1510. Au dit an 1557 furent vus en l’air plusieurs signes et prodiges étranges en divers lieux et places.

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PIERRE MATTHIEU Un exemple de rapport à la transcendance Pierre Matthieu, Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces étrangères durant sept années de paix, Paris, I. Mettayer et M. Guillemot, 1606, p. 188-191. À son retour, le Tibre s’enfla et déborda si étrangement, qu’en moins de trois jours il n’y eut que les sept montagnes et quelques lieux des plus élevés qui fussent garantis de cette épouvantable inondation. De première furie et en moins de quatre heures, il emporta le Pont Sainte-Marie, plusieurs maisons, toutes les boutiques des libraires et drogueurs, et les magasins de vin et d’huile qui étaient autour du château Saint-Ange, quarante prisonniers en la tour de None furent perdus sous ses ruines, elle n’ayant pu résister à la violence de l’eau, ni eux être secourus, parce que l’accident fut de nuit et prévint toute prévoyance. Les églises de Rome demeurent sans prêtre, sans messe et sans peuple le jour de Noël. Le pape priait sur la montagne et versait ses larmes pour ceux qui tremblaient et trempaient au bas dans ce déluge. Il donna si bon ordre, que ceux qui étaient assiégés au dehors par l’eau et au-dedans par la faim, furent toujours secourus contre les violences de l’un et de l’autre. Jamais Rome ne se vit en telle désolation, le débordement du Tibre, qui fut sous le siège du pape Clément sept n’arriva pas à un tel excès. On en rapporte la cause aux vents méridionaux qui enflèrent le cours du Tibre à force de pluies continuelles. Mais pourquoi plutôt aux causes de la nature, qu’aux autres mouvements de l’ire de Dieu, qui a noyé autrefois l’univers pour des corruptions pareilles à celles de notre siècle ? C’est une vraie piperie du Diable qui nous endort, comme Jonas dedans le vaisseau, afin que nous ne connaissions que nous sommes coupables de la tempête et qui nous va toujours flattant de la bonté et de la clémence de Dieu, afin que nous

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ne tremblions point, quand nous voyons les prodiges courriers et fourriers de la justice. Il nous représente la prospérité des méchants et l’affliction des bons, afin que nous voyions que le soleil lui même aux athées et aux scélérats, que les pirates vont aussi sûrement sur la mer que les pèlerins, nous rapportions tout au hasard et à la fortune. Et bien que nous entendions, que nous sentions, que nous voyions les coups sur nous, la corruption de notre nature nous rend tellement sourds, insensibles et aveugles, que nous aimons mieux en rapporter la cause au désordre de la nature, qu’à celui de nos mœurs. Ferrare tremble, et ce tremblement en moins de quarante heures se recommence cent et quarante fois. On n’en donne pas la cause aux vices ni aux mœurs corrompues de la ville qui provoque la justice de Dieu, mais à la situation, aux vents souterrains, à la péninsule environnée d’eaux de tous côtés, aux pays poreux et caverneux. La famine est si violente en Afrique que les hommes et les animaux s’entremangent les uns les autres. On ne dit pas que ce soit la justice de Dieu qui en soit cause et qui menace de nous donner un ciel d’airain, mais on se plaint des grandes sécheresses et de l’ardeur de la saison. La peste est à Venise, on en rapporte la cause aux marais. Elle est à Paris, on dit que c’est pour l’ordure et la puanteur de ses rues. Elle est à Lyon, on accuse les engraisseurs qui y ont apporté. La France est toute remplie de séditions, factions, et de rebellions. On s’alambique la cervelle en la recherche des causes, personne ne prend cela pour un fléau de Dieu, duquel il châtie les Royaumes et les Républiques. Le Tibre se dégorge avec telle impétuosité que peu s’en faut qu’il n’abîme Rome, et personne ne croit que l’excès de l’énormité des péchés en est cause. Ceux de l’ancienne Rome étaient plus avisés que de la nouvelle : car quand César suscita la guerre civile chacun criait qu’il n’y avait plus de république à Rome, et quand Attila y vint, les gens de bien déploraient l’abomination de leur siècle. Condamnons d’injustice et d’impiété le nôtre et allons au devant du courroux de la justice divine. Si les premiers coups ne blessent, les derniers tuent. Après les grenouilles, les mouches, les hannetons et les poux, sont venues les autres plus cruelles plaies, et enfin la mort pour la dixième et dernière charge sur l’Égypte. Voilà ce qu’on peut déduire de ce qui se passe en toute la terre ferme de l’Europe.

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JEAN-ÉTIENNE TARAUT Description de la peste Jean-Étienne Taraut, Annales de France, Paris, Billaine, 1635, p. 255-256. Cette année le courroux de Dieu partit sur la terre par une furieuse peste, qui dépeupla le monde d’habitants. Le mal commença par des marques particulières que l’on voyait par les maisons, aux portes, aux vaisseaux et pièce du ménage, et aux vêtements, lesquels quoiqu’on les lavât paraissaient davantage. Après l’an expiré commençaient à naître en l’aine de l’homme et en d’autres lieux plus délicats, certaines glandes et tumeurs en forme de noix ou d’avelanes, qui formaient aussitôt dans les entrailles de grandes ardeurs, qui donnaient la fièvre, de sorte qu’en moins de trois jours la personne frappée en mourait : que si quelqu’un passait trois jours, il avait espérance de guérir. Le mal allait croissant, et le monde diminuant. Cet épouvantable fléau remplissait les villes, les provinces et les familles de deuil et de larmes : ceux qui assistaient étaient aussitôt emportés que les malades qu’ils traitaient. Le mal était si universel, que ceux qui abandonnaient leur pays et leurs maisons pour éviter la mort et se retirer en quelque lieu de sûreté, étaient en si grand nombre, que les maisons des villes et de la campagne demeuraient solitaires à la garde des chiens, que les troupeaux des pâturages demeuraient sans pasteurs et sans conduite : on voyait des châteaux et des villages aujourd’hui pleins d’hommes, et le lendemain abandonnés : on cherchait le coupeau des montagnes et les déserts pour y vivre avec un peu de pain et d’eau : les enfants s’oubliaient du devoir de piété, et s’enfuyaient laissant les corps de leurs pères morts sans sépulture : on n’eût dit que le monde n’eut été qu’une affreuse solitude, et un silence partout : on n’entendait aucune voix humaine, sinon celle de ceux qui gémissaient dans les abois de la mort. On n’entendait aucun ramage d’oiseaux, ni chanson de berger : il n’y avait ni pièges ni filets tendus

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aux bêtes sauvages : les blés mûrs attendirent la faucille du moissonneur, et ne se trouva personne pour les couper : les vignes furent dépouillées de leurs feuilles avant que de perdre leurs grappes, qui demeurèrent sans être vendangées. Aux approches de l’hiver durant les froidures et les frayeurs de la nuit, on entendait le son de diverses trompettes comme de gens de guerre qui donnaient l’alarme au Ciel, à la terre, aux hommes et aux éléments. Après ce bruit on ouït comme le cliquetis d’une puissante armée, qui roulait sans qu’on sût où elle était au Ciel, sur terre, ou sous terre : on ne voyait aucun vestige de voyageurs à la campagne : il n’y avait plus de chemin pour conduire d’un lieu à un autre : la grande quantité de corps morts gisant sur terre faisait horreur à ceux qui voulaient faire voyage, les cabanes des bergers étaient changées en sépulcres, l’habitation des hommes était une tanière aux renards, et un repaire des bêtes. Cette peste affligea presque toute l’Europe. Saint Grégoire de Tours dit que la ville de Trèves en fut délivrée par les prières de Saint-bernard, la ville de Reims par les dévotions du peuple de Champagne, qui par une piété incroyable passait les jours et les nuits en dévotion autour du sépulcre de S. Rémy. La ville de Clermont en Auvergne en fut garantie par l’intervention du saint Gal231.

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J.-É. Taraut, op. cit., p. 255-256. Ce texte est emprunté à l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours. Voir Calamités et miracles : récits tirés de l’Histoire des Francs, Paris, Stock, 1930.

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MÉZERAY ET CLAUDE MALINGRE L’incendie de Constantinople Claude Malingre, Remarques d’histoire, Paris, Claude Collet, 1632, p. 874. Le 7 août le feu se mit à Constantinople, en telle façon que si le vent qui était grec tramontan, ne se fût mis au Ponant, la ville eût été entièrement consommée en cendres. Cet embrasement advint par l’imprudence d’un esclave : car une sultane logée près le Honcapan, contre le magasin des farines, retenant le soir le visiter, la mère du grand seigneur voulant entrer au bain, un esclave laissant tomber un charbon allumé dans le bûcher, le feu s’y prit ardemment qu’en peu de temps, il s’empara de toute la maison ; ce qui s’étendit si furieusement, que tout ce qu’il y avait depuis cette maison jusques à Sultan Soliman, et de toute la contrée des aqueducs, rien n’en pût échapper, l’on y compte deux cents sérails ou palais, soixante mosquées, et plus de six mille maisons toutes réduites en cendres.  Mézeray, Histoire des Turcs, Paris, Guillemot, 1650, p. 139-140. Au mois d’août quelque fusée d’un feu d’artifice fait au grand Serrail, brûla la salle de plaisir du Grand Seigneur, et si on y eût donné ordre promptement, eût réduit en cendres tout ce vaste et superbe édifice. Cet accident ne fut que l’avant-coureur et l’avertissement d’un autre pareil, mais incomparablement plus déplorable et plus grand, qui arriva le 26 de septembre. Sur les neuf à dix heures le feu se prit au quartier de la ville appelé Aiacab, qui est entre les murailles et le port, où logeaient tous les cabaretiers et les vendeurs de chair, de poisson, et autres denrées de vivre. Il commença par la maison d’un cabaretier, d’où les flammes sortant tout à coup avec grande violence s’éprirent en un moment à plusieurs autres en divers endroits, de telle façon

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qu’il laissait des espaces entre deux, et semblait sauter à plaisir, comme s’il y eût des traînées de poudre, ou des boutefeux exprès pour l’y mettre. Ainsi il eût bientôt occupé tout ce quartier-là : puis dans peu de temps après toutes ces maisons qui étaient demeurées entre ces feux, furent aussi embrasées, et ces incendies séparés s’étant unis ensemble ne firent plus qu’un grand et épouvantable incendie. Quelques-uns disaient que la première cause de ce malheur venait d’un pauvre marinier turc, qui par inconsidération avait mis le feu à son caïque en lui voulant donner carène, et que le vent avait porté de là les étincelles dans les maisons voisines. D’autres en attribuaient la faute à des janissaires et à leurs garces, disant que ces canailles après avoir fait une grande débauche dans un cabaret sur le port de la ville, et prenant du tabac en fumée s’étaient endormis hommes et femmes, et avec le charbon de leurs pipes avaient mis le feu à la natte ; les Chrétiens, et quelques-uns même des Infidèles, disaient que c’était un feu du Ciel pareil à celui de Sodome. Ils remarquaient que sa flamme allait contre le vent au lieu de lui céder, et qu’elle se portait en un instant à des lieux très éloignés, mais ce qui les confirmait davantage dans cette croyance, c’était que le feu ayant enveloppé de tous côtés la principale église des Chrétiens dite la Madonna, il ne l’endommagea point, comme s’il eût eu du respect pour les sacrés mystères qu’elle contenait. Que si cet embrasement provenait en effet des causes humaines, il y aurait à mon avis raison de soupçonner qu’il procédait ou de la méchanceté des Janissaires auxquels ces occasions apportent comme un droit de pillage, ou de celle des boutefeux du Persan : car il s’en trouva l’année d’après qui furent pris sur le fait, et châtiés comme ils le méritaient. Et véritablement si les Janissaires n’en furent pas les auteurs, ils y contribuèrent beaucoup : car comme ils sont les maîtres en ces rencontres, et que par une mauvaise coutume ils se sont réservés à eux seuls la charge d’éteindre le feu, ils repoussaient à grands coups de bâton tous ceux qui accouraient pour y apporter remède, et cependant n’y voulaient point travailler eux-mêmes, disant qu’ils attendaient le commandement de leur Aga, qui tarda près d’une heure à venir ; tellement que les femmes ayant passé de la marine par-dessus les murailles dans la ville, le tiers de Constantinople fut dans un moment un horrible bûcher, et l’objet le plus lamentable que l’on eût jamais su voir au monde. Combien de personnes endormies dans leur lit, ou surprises par la violence de l’embrasement, ou s’amusant à emporter leur argent et leurs meilleures hardes : combien de maris tâchant de sauver leurs femmes : combien de femmes pensant sauver leurs enfants : combien de malades, d’estropiés et de vieillards, furent enveloppés

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dans ce malheur ? On n’en peut pas savoir le nombre au vrai, pour ce que les corps avaient été réduits en cendres. C’était une chose horrible d’ouïr les hurlements de ces malheureux qui périssaient dans les flammes, les cris de ceux qui s’étaient sauvés, et le fracas des maisons qui tombaient. Ils couraient par milliers dans les rues tout désespérés chacun lamentant sa perte particulière, les uns demi-grillés, les autres tout-nus, ne sachant à qui s’adresser pour recevoir du soulagement, et n’ayant pas moins à plaindre leur misérable condition que celle des morts. Tous les moyens que l’on apporta pour couper le cours à un mal si violent furent inutiles : le Grand seigneur avait fait sortir de son Serrail plus de quatre mille hommes pour y travailler, il y employa jusqu’aux domestiques de sa chambre, et lui-même allait donnant les ordres, et encourageant les ouvriers, qui pour avoir l’honneur de lui obéir se jetaient à corps perdu tout au travers des flammes. L’eau que l’on jetait dessus ne servait qu’à les irriter davantage. Il (139) eût fallu une rivière toute entière pour les éteindre. C’était même en vain que l’on pensait aller au devant et arrêter le feu, en abattant les maisons ; il sautait au travers de cet espace vide : aussitôt qu’on les avait mises par terre il embrasait les matériaux, pour ce qu’ils étaient la plupart de bois, et bien souvent engloutissaient ceux qui les avaient abattus. Il courut et ravagea les rues à droite et à gauche, jusqu’à la colonne historiale, le long de la marine et dans la ville, vers les mosquées du Sultan Mehémet et du Sultan Selim. Bref, il consuma le tiers de cette grande ville, et en désola plus de quatre mille pas de long et deux mille de large. Il serait impossible d’estimer les richesses qui y furent perdues, c’était le plus opulent et le plus fameux quartier de Constantinople, où logeaient tous les plus grands de la cour, le Mufti, les Cadis et l’Aga des Janissaires. On faisait état de plus de vingt mille maisons brûlées, parmi lesquelles il y avait quantité de beaux édifices, entre autres l’habitation des Janissaires contenant trois cents corps de logis, dans chacun desquels il logeait d’ordinaire quatre cents personnes, plus de cents églises ou mosquées, et la rare bibliothèque du Mufti, où était ramassé tout ce qu’il y avait de livres curieux en langue arabe. Amurath, touché de pitié, quoiqu’il fût naturellement impitoyable, fit distribuer de grandes sommes d’argent pour soulager les misères et rebâtir les maisons de ceux qui avaient été fortunés par cet accident, et tâcha de faire en sorte par de sévères règlements qu’il n’en arrivât plus de semblables à l’avenir. Néanmoins cette ville y ayant été sujette de tout temps, ou par quelque fatalité, ou à cause des matériaux et de la disposition des ses bâtiments, il en est arrivé plusieurs autres depuis, non pas toutefois si dommageables que celui-là. »

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MÉZERAY La famine Mézeray, Histoire de France, Barbin, 1685, t. III, p. 929. Il était déjà mort plus de dix mille personnes de faim dans Paris, et il en mourut encore plus232 de trois mille jusqu’à la fin du siège. La livre de pain de froment y valait cinquante et soixante sols, le setier de blé six et vingt écus, les œufs dix sols la pièce, la livre de beurre un écu, la pinte de lait autant, un mouton cent francs, une poule deux écus, et le reste à proportion. Les vivres manquaient même dans les plus petites maisons, et il n’y avait presque plus chez les Seize et chez quelques qui s’étaient exemptés de la visite, et qui233 ayant encore acheté de ce blé qui avait été porté à la halle à huit écus le septidi, le revendaient sous main par des courtiers, qui prenaient deux sols par écu du vendeur et de l’acheteur. Ces Zélotes en quelque façon semblables à ceux dont parle Josèphe dans le siège de Jérusalem, s’enrichissant ainsi de la misère publique, et de la proscription de ceux qui leur contredisaient, jusqu’à tel point que le prévôt des marchands en eut plus de six vingt mille écus pour sa part, ne pouvant souffrir qu’on parlât d’accommodement, et faisaient les braves et les intrépides, parce qu’ils étaient gorgés de viandes et de biens. On raconte des choses étranges de ce que la faim contraignit de faire et de souffrir, pendant le dernier mois du siège. On y vit le père et le fils s’y battre enragément pour un petit morceau de pain ; bienheureux étaient ceux qui pouvaient attraper des chiens ou des chats, ils les déchiraient tout crus à belles dents, et les autres en recueillaient les tripailles, et en moulaient les os de la tête pour en avaler la poudre avec de l’eau. Sur la fin les chiens étant faillis, les lansque232 233

Titre de manchette : Treize mille personnes meurent de faim dans Paris. Titre de manchette : Cherté énorme.

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nets qui étaient en garde dans le temple, allèrent à l’affût aux enfants qu’ils guettaient aux coins des rues écartées, et l’on entendit les lamentations de quelques mères qui pleuraient la perte des leurs. On lit dans une relation, mais peut-être que c’est un conte forgé sur une véritable histoire qui est dans Josèphe, qu’après l’enterrement d’une riche veuve, ses parents faisant l’inventaire de ses meubles, où ils cherchaient plutôt des vivres que de l’argent, avaient trouvé la cuisse d’un enfant dans un buffet, et que comme ils étaient tout saisis d’étonnement, sa servante leur avait confessé que les deux fils de cette veuve étant morts de faim, elle en avait dérobé les corps à la terre, mettant du plomb dans les bières, et les avait salés pour les manger, et que l’horreur de ces funestes viandes, la douleur et la misère l’avaient fait mourir peu de jours après. Mais on ne trouvera peut-être rien de plus étrange et de plus merveilleux dans cette effroyable nécessité, que la grande patience des Parisiens, qui souffraient jusqu’à la mort sans s’émouvoir contre ceux qui en étaient la cause, consumant leur plainte dans eux-mêmes avec les derniers soupirs de leur langoureuse vie, tant ils étaient retenus, les uns par le respect et l’amour de leur religion, et les autres par la terreur que les Seize leur avaient imprimée. Les gens de cœur trouvaient qu’il y avait en cela plus de manque de courage qu’il n’y avait de vertu, et disaient que si ces bourgeois eussent eu autant de malheur qu’ils avaient de mollesse, ils eussent bien éloigné leurs ennemis ou du dedans ou du dehors, et n’eussent pas eu besoin de tant souffrir. Les Religionnaires à qui le souvenir des massacres faisait porter une haine immortelle au peuple de Paris, lui reprochaient que c’était un effet des jugements de Dieu qui l’endurcissait à sa ruine. Les plus dévots d’entre les catholiques, quand ils voyaient la déplorable face de cette malheureuse ville, sa pompe et ses richesses changées en deuil et en désolation, ses boutiques fermées, une affreuse disette dans les marchés, où naguères était l’abondance de toutes choses, des chaudières d’herbes et de bouillies d’avoine pour toutes marchandises, des regrattiers de tisanes au lieu de ses friands cabarets, ses femmes vendant leurs joyaux et leurs ornements, et quelque fois leur pudicité, pour un morceau de pain, les collèges de l’université devenus étables à vaches et à pourceaux, que les paysans d’alentour y avaient amenés, les églises, les hôpitaux, et le Louvre la boucherie des lansquenets, grand nombre de maisons sans couverture, sans portes ni fenêtres, les rues tellement désertes, que l’herbe y était crues d’un pied de haut, ou jonchées de corps morts et languissants, desquels il s’engendrait des serpents et des crapauds, quatorze mille personnes étranglées de faim, et les autres tellement atténuées qu’on les eût pris pour

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des ombres ou pour des squelettes, quand ils considéraient, dis-je, toutes ces choses, et que de l’autre côté ils se souvenaient du luxe, des vanités, de la mollesse, des débauches continuelles, et de toutes sortes de vices que l’aise et la corruption du siècle y faisaient regorger naguères, ils se persuadaient non sans apparence, que Dieu avait permis ce siège comme une fore médecine pour purger toutes les superfluités et les ordures de ce corps, et qu’il l’avait réduit à cette abstinence rigoureuse, pour le contraindre de faire une pénitence qu’il n’eût jamais faite de bon gré. 

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OCCASIONNELS Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, par le débordement de la rivière du Gardon, le 10 du mois de janvier 1605, Montpellier, Jean Gillet, 1605. En un dire certain et véritable d’un ancien, que Dieu pour nous châtier, emploie souvent pour notre châtiment et correction des choses mêmes qui étaient pour notre bien et commodité, faisant que au lieu d’un utile profit nous recevons du malheur et du dommage. Or si la vérité de ceci a paru jamais certaine, nous pouvons dire que notre dommageable expérience nous en a donné une si ferme preuve qu’à peine s’en pourrait-il trouver une plus certaine en tous les exemples que l’âge de nos pères a remarqué. Car nous avons vu tous ces jours passés, la rivière Gardon, qui de son perpétuel arrosement secondait le pays des Cévennes, donnait vie à tant de beaux vergers qui honoraient son bord, et du plaisir et commodité aux habitants des lieux où il passe, se déborder si démesurément, et se grossir d’un si merveilleux excès que les dégâts causés par si étranges ravages sont incroyables et les pertes et dommages presque inappréciables. Or, ayant mis la main à la plume pour que en vous décrivant et mettant devant les yeux l’affliction dont il a plu à Dieu châtier plusieurs, on apprenne à redouter sa main puissante, et se méliorer par la correction d’autrui. Car encore que tous ne soient pas sujets aux dangers des rivières, pour craindre des inondations, si est-ce que Dieu n’aura jamais manqué de moyens pour nous corriger, et pourrait tout aussi bien emprunter des autres éléments l’exécution de ses jugements comme il a fait des eaux. Mais parce que je ne veux coucher sur ce papier que le récit des choses dont j’ai été témoin oculaire, n’y ajoutant un mot plus que ne contient la vérité de la chose (laquelle je ne voudrais d’autre part altérer par une menteuse plume, ayant trop de front pour ne craindre la juste répréhension de ceux qui ont été spec-

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tateurs comme moi), je ne m’arrêterai guères à raconter les calamités advenues, et autre part qu’en Alès où j’étais. Environ cinq heures après midi que cette rivière laquelle descend des Cévennes commença à se déborder, augmentée de tant des eaux de maints ruisseaux qui s’y déchargent accrus jusques à l’excès de leurs bords, et de l’abondance de l’eau qui était tombée du Ciel pendant les deux jours précédents qu’il avait plu, et de celle qui roulait des montagnes, que de l’extraordinaire abondances des furions qui jaillissaient de son origine. Elle se grossit tellement en peu de temps qu’elle surmonte son canal, noie ses bords, se dilate de tous côtés, si bien que de la surface des champs et prairies elle ne fait qu’un étang ravageux, qui par le rude effort de ces ondes choque les montagnes voisines, ne laisse aucun arbre debout, et emporte tout ce que se trouve devant elle. Le récit de beaucoup de gens de foi, et les justes plaintes de ceux qui éprouvèrent plutôt ce malheur que ceux d’Alès, pour être plus hauts sur la rivière, vérifient certainement que ce fut un débord auquel la mémoire de notre siècle ne pourrait trouver un pareil, et fut si pernicieux que presque toutes les habitations qui en étaient de bien loin écartées en ont été détruites et renversées. On ne se donne de garde que le voilà près d’Alès, l’eau qui les assiège, étant plutôt vue que prévue, ce qui fut cause que plusieurs se trouvèrent surpris hors la ville, n’ayant assez de temps pour se retirer en lieu assuré. Et entre autre un honnête soldat s’étant engagé à sauver une femme opiniâtrée après son chanvre, fut emporté par la rapidité de l’eau, et si ne put donner le secours qu’il prétendait. Le malheur advenu à ce soldat, traîna la mort de quarante autres habitants qui pour se secourir montèrent sur la muraille de la ville, les uns jetant des cordes avec des arbalètes, les autres avec des pierres. Mais l’eau ayant frappé la muraille, et luttant contre d’une extrême impétuosité, tant par dedans que par dehors (car il fut soudain rempli) en battait environ vingt canes tout à la fois, sous lesquelles furent accablés ceux qui étaient dessus, toutefois il y en eut bien cinq ou six qui avaient gagné des saules sur lesquels ils demeurèrent deux ou trois heures privés d’espoir de secours, voyant l’eau croître et hausser. C’était chose pitoyable de les ouïr pendant ce temps-là, réclamer l’aide et le secours des hommes en vain, lesquels n’avaient le pouvoir que de recommander leur salut à la grâce et miséricorde de Dieu et ne pouvoir avoir que la tristesse, piteuse consolation que de dire leur funeste et dernier adieu à leurs pères, femmes et parents qui leur criaient lamentablement des murailles de la ville. Et se voyant au-delà du moyen de toute aide, sinon divi-

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ne, ils se mirent à prier Dieu et se préparer à la mort qui leur survint tôt après, les arbres étant tombés et emportés par la violence des ondes. Un d’entre eux nommé Periabel qui n’avait aucune adresse à nager, fut miraculeusement sauvé au lieu que il y en avait d’autres qui avait souvent traversé le Rhône à la nage, lesquels se perdirent soudainement. Car Dieu lui donnant une résolution ferme et une assurance constante il gagna une perche d’environ dix pans de long avec l’aide de laquelle il se commit à la grâce de Dieu, se laissant emporter par l’eau, qui le mena une grande demie lieue, tant qu’à la fin s’approchant d’un grand arbre, il eut moyen de se prendre aux branches les plus hautes. Là où il ne fut pas plutôt qu’un autre arbre que l’eau emportait lui engagea le pied droit et le tint en suspens plus d’une heure, mais enfin, l’eau s’abaissant, il eut moyen de gagner la cime de l’arbre, sur lequel il passa toute la nuit, voyant avec beaucoup d’effroi, plusieurs autres qui étaient à l’entour de soi emportés à diverses fois par la violence des vagues. Le danger apparent et la peur extrême qui avait fait à ceux qui étaient dans les maisons, ne leur promettait plus d’assurance de leur vie qu’à ceux qu’ils avait vu périr devant leurs yeux, ains pensaient que chaque prochain moment et chaque onde prochaine, leur apportasse la mort. Car au lieu de voir amoindrir le péril le voient surcroître par la continuelle augmentation et abondance d’eau. La rivière s’enfle de plus en plus, épand de tous côtés les vagues, si qu’elle se rend maîtresse de toute la plaine qui ne ressemble qu’une mer rue les flots vers le Ciel, lutte contre les murs de la ville et de l’orgueil de ses flots choque et dégâte les beautés rarement superbes des merveilles de ce délectable verger de monsieur le comte qui faisaient naître mille admirations à ceux qui voulaient donner ce plaisir à leur curiosité que de les considérer. De la ville elle fait une île, l’entournant et embrassant, mais c’est pour en la joignant ainsi la renverser comme un vigoureux lutteur qui entraîne étroitement de ses bras son adversaire, mais c’est pour le jeter par terre. Elle trouve passage pour entrer dans la ville à savoir par la porte de La Roque, ce qui ne se peut qu’elle ne se fût haussée de six canes plus que n’était son ordinaire canal. Il entrait aussi par la porte du moulin du marché lequel il emporta. De là gagnait toutes les rues basses, tenait toute la grande rue qui a douze ou treize cents pas de long, montant à plus de deux canes de hauteur. Et c’était avec une telle violence, et se haussa avec telle soudaineté qu’on n’eût pas loisir de sauver aucune chose des boutiques, ni des caves, ce qui a causé des dommages inestimables, d’huile, marchandises, et denrées. Au fond de la ville l’eau sortait par la porte Saint-Gilles, qui n’était ouverte qu’à moitié, où la

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

violence de l’eau a fait deux abîmes que son mouvement naturel à peine a fait, sans quelque chose d’extraordinaire. Enfin, l’eau qui croissait toujours dedans et qui n’avait point sa sortie libre, en même temps la rivière battant au dehors la muraille de la ville emporta pour le moins quatre vingt canes de muraille tombant dehors. Sans laquelle ruine, c’est hors de doute que toute la ville eût été renversée : les murailles des maisons, les planchers et voûtes ne pouvant résister à la violence de l’eau, comme à la suite de cette ruine ; là furent cinq ou six maisons joignantes, dans lesquelles furent accablés trois ou quatre familles entières. Une entre autres d’un fort homme de bien aïeul, son fils tenant un sien petit fils, au bras, une bonne femme d’environ quatre vingts ans, et autres qui ont été trouvés dessous les ruines. Mais outre l’impétueuse raideur des vagues qui ébranlaient les maisons, les vaisseaux, portes, et poutres que l’eau menait, et agitait selon le mouvement de ses ondes, les choquaient encore plus rudement. C’était chose effroyable de voir, depuis cinq heures jusques à deux heures après minuit, plus de deux mille pauvres personnes, criant aux fenêtres, miséricorde à Dieu, et qui n’attendaient plus rien que de périr dans l’eau, ou dessous les ruines de leurs maisons, ou par la flamme des tonnerres épouvantables. Car ces pauvres gens n’étaient pas assaillis d’une sorte de dangers seulement, ains comme si tous les éléments eussent conspiré leur ruine, tout ce qu’ils oyaient et voyaient ne leur présageait qu’une soudaine et épouvantable mort. La terre qui reçoit l’homme exilé de tout, et chassé des autres éléments, lui donne place, et mort, et vivant, se déniait à eux, ayant sa face couverte d’une horrible image de la mort. Les flammes effroyables qui s’éclataient des tonnerres et les éclairs étincelants les menaçaient et épouvantaient d’en haut. L’air augmentant la cause de leur danger par ses continuelles pluies contribuait de tous côtés des efforts pour leur perte. Et l’eau dont le propre est de descendre leur semble contre la nature tendre en haut, et monter afin de leur donner la mort, aux lieux de leur refuge, son cours étant d’autre part rendu plus violent et rapide par l’aide des foudres mêlés. Bref de tous lieux, et de toutes choses, ils voient que la mort prêt les menace. Le son éclatant des tonnerres à l’ouïe des quels il semblait que le Ciel se crevât, le bruit des eaux irritées et de leurs maisons écroulées et ébranlées, leur était autant de signifiance de prochaine ruine. D’autre part leur naissait la douleur de la perte de leurs biens qui ne servaient que de jouets aux ondes, dont la surface était toute couverte, à savoir de marchandises, meubles, vaisseaux flottant au gré d’icelles : mais le tout gâté, dissipé et fracassé, par les heurs qu’ils donnaient aux lieux solides. Somme il n’y avait aucune chose qui

ÉCRITURE DE LA CATASTROPHE, ÉCRITURE DE L’HISTOIRE

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ne leur tournât en piteux spectacle, et qui ne leur apportât une extrême douleur. Tant de vaisseaux, coffres, poutres et autres choses de quantité qu’il y avait en toute la ville, étaient autant de machines et béliers, qui de leurs secousses et choquements ébranlaient et écartelaient leurs maisons. Tels furent les piteux et étranges effets de ce débord qui continua jusques à onze heures après minuit, depuis lequel temps il se rabaissa pendant deux heures, ce qui donna espérance de salut et de courage à ces pauvres gens assaillis si cruellement. Toutefois un plus grand accident survenant soudainement redoubla leur effroi, pensant qu’à ce second malheur leur ruine était destinée. Car incontinent après que la première inondation eut décru, en voilà une autre si subite qu’il n’est possible de [ ?] et qui monta plus haut que la première d’environ six pens, et après cette-ci encore une troisième égale. La cause de cette diversité est que la dite rivière est composée de deux torrents qui se joignent environ demie lieue dessus Alès, et parce que l’un s’avança plus que l’autre, ils ne se rencontrèrent pas, que si tous deux fussent venus ensemble il ne se pouvait que toute la ville universellement ne pérît. Il est aussi à noter que lorsque la première ruine vint, il ne pleuvait aucunement, ce qui fut cause de la mort de ceux desquels nous avons fait mention ci-dessus, l’un malheur ayant attiré l’autre. A un masage qui est à demi-lieue de la ville nommé la Lègue, un homme marié et sa femme étant dans un jardin, se trouvèrent enveloppés des eaux, le mari gagna un arbre et la femme qui s’enfuyait ne trouvant lieu sûr de refuge fut contrainte de monter sur un autre arbre, où ils passèrent toute la nuit se donnant courage l’un à l’autre. A la parfin l’eau s’abaissa et retiré peu à peu, ayant fait de ruine et dégât du terroir ou des Ponts et murailles de la ville, des maisons ou des denrées et autres marchandises qui étaient dans la ville ou des fruits pendants pour plus d’un million de livres. Il y a tel particulier qui en a reçu du dommage de plus de six mille écus. Le jardin de Monsieur le comte dissipé et gâté, on demeure aussi piteux à voir qu’il avait été agréable et considérable à considérer. Le lendemain vous eussiez vu toute la prairie et les champs adjacents couverts de meubles que l’eau y avait laissés et le bord de morts : la ville toute pleine de boue d’une si extrême senteur et puanteur, qu’elle est insupportable à ceux qui y viennent. Au même temps que le Gardon emportait un moulin appelé Dangalfret, dans lequel s’étaient commises plusieurs paillardises longtemps y avait, il y a des serviteurs qui en étaient sortis, s’étant sauvés sur le haut d’une montagne, lesquels assurent avoir vu toute la rivière couverte de flammes de feu. Ceux qui après quelques jours passèrent par où s’était débordé le dit Gardon assurent avoir vu parmi

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

les champs une infinité de gens péris par ce déluge, les uns presque ensevelis dans la boue, les autres à demi et tous sans apparence de face humaine, et leurs membres tous meurtris, et massacrés par les heurts et rencontres, contre les bâtiments, rochers et arbres. Voilà les effets que je puis assurément acertenir touchant ce déluge estimant qu’en beaucoup d’autres lieux il en causé d’extrêmement étranges et dommageables. Or que l’exemple mémorable d’un si étrange et épouvantable châtiment advenu à ces gens nous serve d’avertissement à notre devoir, et d’un mémorial pour nous faire penser aux jugements de Dieu, lequel emploie la correction non seulement pour ceux qui la reçoivent mais aussi au profit des autres, afin qu’en voyant quelques-uns châtiés, ils profitent par la calamité d’autrui, voulant en châtiant un petit nombre de gens, en amender beaucoup. Et par l’exemple de quelques-uns qui par aventure ne sont si méchants que beaucoup d’autres, il nous avertit que puisqu’il n’épargne ceux qui valent mieux, il n’épargnera point ceux qui l’ont irrité davantage. À Dieu.

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ÉMILE DE PIGUERRE ET JEAN EUDES DE MÉZERAY Description d’une inondation en 1577 Émile de Piguerre, L’Histoire de France, Paris, Jean Poupy, 1581, p. 314. Or pour faire évidente preuve, que les émerveillables et inconnus miracles et faits prodigieux de Dieu l’omnipotent ne sont exécutés et démontrés en un seul lieu, je pourrai encore ici ajouter, qu’en ce temps advint une très grande inondation et déluge d’eaux en la très ancienne ville de Nîmes, en Languedoc, par un éclatement de nuées, et ouvertures des Portes célestes (comme les Philosophes l’ont voulu appeler) qui fut le IX de septembre en cet an, avec tonnerres, coruscations, éclairs et foudres si horribles et épouvantables que tout le peuple pensait ce jour être le dernier période de ce siècle. Persévérant cette fureur céleste jusques après huit heures de nuit, il tomba une si merveilleuse abondance d’eau, que ces misérables citoyens pensaient subitement eux avec toute leur ville devoir être engloutis et abîmés. Et combien qu’il ne fût de longue durée, comme de douze ou quinze heures, si est-ce qu’il apporta un très grand dommage et intérêt à cette ville, laquelle en fut en plusieurs endroits et lieux, tant publics que privés, difformée et empirée et le territoire circonvoisin fort gâté et appauvri, d’autant que les champs et labourages en furent ou cavés ou couverts de pierres, et autres ruines, qu’un ravage d’eau entraîne et délaisse, où sa force et violence cesse et diminue, et les oliviers (dont cette province est grandement abondante, et qu’elle cultive soigneusement, pour le grand émolument et profit qu’elle en tire des huiles) tous froissés et rompus, et les vignes déracinées, arrachées et sablées avec infinité d’autres dommages et calamités. Bref, on estimait n’y avoir eu guère chose qui n’eût senti la pesanteur de la main de Dieu. Par ce déluge aussi furent découvertes plusieurs antiquités cachées et ensevelis sous terre, pour le moins depuis que les Goths, gens félons et barbares, mirent sac à cette ville, mille

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

cents ans sont passés, comme on le trouve, outre le temps qu’elles pouvaient avoir été faites auparavant, comme ancien sépulcres et monuments, grande quantité de médailles de bronze, et quelques-unes d’or et d’argent, grande colonne d’une pièce également proportionnées, testaments et épitaphes de pierre dure, écrits et gravés en lettres cancellatesques et romanesques. Se découvrirent semblablement de beaux et riches pavés, et les plats de salles basses, chambres, et portiques, desquels se trouvent encore des entablements de marbre, porphyre et jaspe, marquetés à la mosaïque. Et davantage, on a trouvé des fragments de vases antiques, et quelques-uns entiers, d’une terre rouge, si très fine et déliée qu’elle-même porte son vernis, lesquels les Anciens faisaient apporter de Samos en Grèce, enrichis d’histoires ou ramages rustiques, fort plaisants et recréatifs à l’œil. Plusieurs autres singularités et choses rares y furent déterrées, et mises en lumière, qui ont donné grand ébahissement à ceux qui les ont vues, lesquelles seraient trop prolixes et longues à ici particulariser. Plusieurs autres signes ont été démontrés et sont apparus : comme la comète de l’an précédent, des colonnes de feu, et en aucuns lieux une chasse de chiens aboyant en l’air : et en d’autres, hommes armés combattant, et les deux soleils rouges et enflammés, qui ont été vus en Allemagne, sans que je parle de plusieurs portentes, et monstrueux ouvrages de nature, produits en ce temps sur la terre. Tous lesquels signes je ne puis juger être autre chose que menaces et messages du courroux divin, nous admonestant ou à volontaire reconnaissance et amendement, ou à prochaine vengeance et punition de nos iniquités et fautes. Le dit an 1577, environ le mois de septembre, et mois ensuivant, courut une maladie, que le commun peuple appelait la coqueluche, maladie contagieuse, c’est-à-dire qui prenait de l’un à l’autre par approchement et fréquentation. Laquelle maladie avait eu cours aussi l’année mille cinq cent dix, comme on trouve par les Chroniques et même de fraîche mémoire l’année passée, mille cinq cent quatre vingt (comme nous dirons en son lieu) après une tremble terre advenu en plusieurs endroits de ce royaume, dut suscitée, qui molesta presque tous les habitants tant des villes que des champs. Mézeray, Histoire de France, Paris, Barbin, 1685, t. III, p. 235. La même nuit que se ratifia le traité entre le pape et le duc d’Albe, le Tibre se débordant avec une épouvantable impétuosité, fit dégât à Rome pour plus d’un million d’or. Vers ces jours-là aussi la rivière d’Arne entraîna une

ÉCRITURE DE LA CATASTROPHE, ÉCRITURE DE L’HISTOIRE

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grande partie de la ville de Florence, et Palerme en Sicile souffrit le même désastre, comme plusieurs autres villes en divers endroits. Mais le déluge de Nîmes en Languedoc arrivé au même mois de septembre, sembla encore plus extraordinaire que tous ceux-là, parce qu’il fut causé par les eaux du Ciel. Après quatre ou cinq heures d’horrible tempête, d’éclairs, de tonnerres et de foudres, les noires et grosses nuées que les vents avaient assemblées de tous côtés, se débondèrent enfin comme si on eût levé quelques digues, et versèrent douze heures durant non de la pluie et des gouttes d’eau, mais pour bien s’exprimer, des torrents et des rivières, tellement que ce ravage non seulement démolit par les fondements quantité d’édifices publics et particuliers, mais en certains endroits il déracina les vignes et les oliviers, en d’autres, il couvrit les champs de sable et de pierres, et en d’autres, il les creusa et les cava tellement qu’il changea toute la face de la contrée. Mais il apporta quelque consolation aux curieux, en ce qu’il déterra et découvrit au jour quantité d’anciens tombeaux avec les épitaphes, de médailles de divers métaux, de grandes colonnes d’une pièce, de beaux et riches pavés, de vases antiques de toute sorte, entre autres de terre Samienne, et mille autres rares singularités du temps que les Romains dominaient en Gaule.

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

Les index des deux éditions de l’Histoire de France de Mézeray Index de la première édition de l’Histoire de France de Mézeray Types de catastrophes Famines

Tome I (1643) : Faramond. Charles VI - « Famine en France » : p. 75, 96, 231, 260, 420, 489, 581, 836.

Feu

Rien

Éclipses et comètes

- « Comètes effroyables » : p. 241, 697, 879. 

- « Éclipse de deux heures » : p. 776. Inondations pluies

Tome II (1646) : Charles VII à Charles IX

Tome III (1651) : De Henri III à Henri IV - « Famine extraordinaire » : p. 189, - « La peste vient 478.  ensuite et amène la famine » : - «  Famine extrême durant cinq p. 233. ans » : p. 478 (44 lignes), (« Chose pitoyable et monstrueuse », p. 478.) Rien - Destruction d’Issoire, « Est détruite par le fer, le feu et l’eau » : p. 31, 154. - « Quatre éclipses en une - « Prodigieuse année » : p. 485, 543, 573. comète au mois de novembre » : p. 167. - « Quatre éclipses cette année » : p. 573.

- « Inondations grandes » : p. 490. 

- « Débordement du Tibre » : p. 691 (24 lignes). 

- « Pluie de sang » : p. 268.

- « Grandes gelées » : p. 1069. 

- « Grandes gelées et débordement - « Pluie continuelle du Rhône » : pendant trois p. 1069. mois » : p. 490.  - « Inondations à Nîmes venant - « La Seine du Ciel » : p. 692. débordée miraculeusement » : p. 281.

- « Comète qui présage de violents combats » : p. 894.

ÉCRITURE DE LA CATASTROPHE, ÉCRITURE DE L’HISTOIRE

Types de catastrophes

Tremblements de terre

Tome I (1643) : Faramond. Charles VI - « Gresle prodigieuse » : p. 488. - « Gresle de caillous » : p. 339. « Tremblements de terre prodigieux » : p. 190, 798.

Tome II (1646) : Charles VII à Charles IX

Tome III (1651) : De Henri III à Henri IV

- « Tremblements et tempêtes horribles à Soissons » : p. 126. - « Tremblements de terre épouvantables » : p. 335. - « Tremblements et tempêtes horribles à Soissons » : p. 126

Tempêtes et orages

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- « Horrible tempête » : p. 53, 152. - « Mauvais présage pour Monsieur » : p. 262.

Sauterelles

Maladies

- « Bataille prodigieuse de sauterelles » : p. 53.  - « Feu nommé le mal des ardents » : p. 334.

- « Pluie de sauterelles » : p. 543.

- « Une maladie incurable dans l’armée des Chrétiens à la Guerre sainte » [causée par la puanteur des corps morts] : p. 59.

- « Maladie contagieuse dite trousse-galand » : p. 478 (5 lignes).

- « La France se guérit peu à peu » : - « La peste vient p. 21. ensuite amène la famine » : p. 233. - « Mal des Ardents - « Les Français apportent un mal guéri par nos rois » : vénérien de Naples » : p. 636. p. 256.

- « Certaine maladie mortelle qui courait par la France » : p. 188. « Autre nommée trousse-galand. 478. Autre sueur anglaise. 481 »

348 Types de catastrophes

HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

Tome I (1643) : Tome II (1646) : Tome III (1651) : Faramond. Charles VII à Charles IX De Henri III à Charles VI Henri IV - « La fleur de la - « Maladie dite Sueur anglaise » : noblesse française p. 481 (5 lignes). morte de maladie en - « Grande famine et peste » : Italie » : p. 241. p. 27. - « Peste furieuse » : - « Peste cruelle à paris » : p. 798. p. 27, 126. - « Peste dont les loups acharnés après les corps morts couraient aux vivants » : p. 299. - « Grieve peste en France présage de nos malheurs en Italie » : p. 299 (7 lignes). - « Armée impériale périt par la peste » : p. 465 (7 lignes). - « Comète. Peste » : p. 485. - « Grande pestilence à Boulogne, 1546 » : p. 577.

Prodiges

Froid et gel

- « Prodiges » : p. 26, 75, 202, 228, 229, 267, 334, 420, 478, 488, 841, 933, 976.

- « Peste et stérilité cessent » : p. 580 (4 lignes). - « Prodiges présages de son malheur » : p. 442. - « Prodiges épouvantables » : p. 63, 286, 335, 339, 362, 419, 442, 593, 671, 900, 901, 1131, 1168. - « Chose merveilleuse » : p. 875 (du blé qui pousse par miracle). - « Grandes gelées » : p. 1069.

- « Grand hyver dont la froidure - « Rude hyver » : p. 927. excessive cause mortalité dans - « Dérèglement des saisons » : l’armée qui p. 478. dépérit des deux - « Rudes gelées » : p. 559 (3 lignes), tiers » : p. 411. 853, 940, 1109.

ÉCRITURE DE LA CATASTROPHE, ÉCRITURE DE L’HISTOIRE

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Seconde édition de l’Histoire de France de 1685.

Famines

Tome I : des premiers temps avant Clovis à Louis le Fainéant - « Faim canine » : p. 677. - « Famine. Horrible famine après la mort de Valentinian III » : p. 224a. - « Manger. Histoire remarquable d’un père et d’une mère qui voulait manger leur enfant dans une famine » : p. 540.

Tome II : Hugues Capet à Henri II

Tome III : François II à Henri IV

- « Famines arrivées - « Famine extrême sous le règne de en France et aux PaysPhilippe I » : p. 62. Bas » : p. 671. « de PhilippeAuguste » : p. 135.

- « Faim, ses horribles effets » : p. 929.

« de saint Louis » : p. 235. - « Histoire étrange […]. Histoire d’une « de Louis le mère qui mangea ses Hutin » : p. 355enfants pendant le 356. siège de Paris » : « de Jean » : p. 448- p. 929. 450. « Mère qui mange « de Charles VII » : ses enfants durant le siège de Paris » : p. 625. p. 929. « de Louis XI » : p. 746. « de François Ier » : p. 965.

Feu

- « Embrasement. Pourquoi il arriva tant d’embrasements dans les 8, 9 et 10 siècles » : p. 666. - « Paris. Embrasement de la ville de Paris » : p. 139. - « Lyon. Entièrement consumée par un incendie subit » : p. 30a, 81a.

- « Incendie de l’église des Cordeliers de Paris. Comment et par qui arrivé » : p. 497.

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Éclipses et comètes

HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

Tome I : Tome II : des premiers temps Hugues Capet à avant Clovis à Louis le Henri II Fainéant - « Comètes effroyables » : - « Comètes à deux p. 510, 606. queues entrelacées par les bouts, que signifiait » : p. 45. - « Comètes » : p. 336, 356-357, 481, 664, 711, 971, 1012, 1106, 1129.

Tome III : François II à Henri IV - «  Comètes  »  : p. 231. - « Éclipses extraordinaires » : p. 1269.

- « Éclipses de soleil » : p. 401.

Pluie, orages, inondations

- « Quatre éclipses en une seule année sous le règne de François Ier » : p. 1012. - « Laine. Pluie mêlée - « Éléments de laine dans l’Artois » : conjurent la perte de p. 139. Charles V au siège d’Alger » : p. 1011. - « Inondations dans plusieurs villes d’Italie et dans le Languedoc » : p. 1120. - « Orage cause de la défaite de Louis le Gros » : p. 59. - « Palerme. Son inondation » : p. 1120. - « Pluies continuelles comment cessèrent » : p. 135.

- « Rhône, son débordement extraordinaire cause de grands ravages dans le Dauphiné et dans la Languedoc » : p. 235.

ÉCRITURE DE LA CATASTROPHE, ÉCRITURE DE L’HISTOIRE

Tome I : des premiers temps avant Clovis à Louis le Fainéant

Tome II : Hugues Capet à Henri II

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Tome III : François II à Henri IV

- « Antiquités romaines découvertes par l’inondation de Nîmes » : p. 1120. - « Seine. Grand débordement de ses eaux : p. 136. est glacée quinze jours durant » : p. 1109.

Maladies

- « La France affligée d’une cruelle dysenterie » : p. 91. - « Peste. Furieuse peste » : p. 79a.  - « Petite vérole en France » : p. 143.

- « Tempête » : p. 1041. - « Feu inconnu nommé le mal des ardents, en quelle année commença » : p. 5. - « Peste furieuse » : p. 418.

- « Colique de Poitou » : p. 271, 272. - « Cirragua, maladie en Pologne » : p. 1225.

- « Peste en France, - «  Peste mortelle en cause grande France » : p. 700, 828. mortalité et amène la famine : p. 496. dans l’armée de Charles V : p. 1100. Elle est fomentée par un ermite qui est dans Boulogne » : brûlé, sa concubine p. 1036. assistant au - « Mal des ardents, supplice » : p. 497. en quelle année commença » : p. 5. - « Peste et grande mortalité en Italie » : - « de quelle manière p. 979. il prenait, quels bons effets produisit ce - « Plique ou fléau, quelle quantité Plica, maladie en de personnes ce mal Pologne » : p. 1225.

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

Tome I : des premiers temps avant Clovis à Louis le Fainéant

Tome II : Hugues Capet à Henri II

Tome III : François II à Henri IV

emporta en quelques provinces de ce royaume, comment appelé » : p. 276. - « Sueur anglaise, maladie » : p. 968. - « Vérole, ce que c’est que ce mal, de quel pays et de quelle cause il vient » : p. 645. Froid

- « Huns. Grand hyver qui gela la mer Adriatique » : p. 554.

- « Gelées extrêmement grandes : p. 1570. qui continuent l’année suivante et causent de grand ravages dans le Dauphiné et » le Languedoc » : p. 235. - « Hyver très rude, ses mauvais effets et dommageables à l’armée du roi » : p. 624. - « Hyver extraordinairement grand, ses désordres, et l’effet des glaces empêché comme par miracles » : p. 1280. - « Tempête furieuse pendant le siège d’Issoire » : p. 439.

ÉCRITURE DE LA CATASTROPHE, ÉCRITURE DE L’HISTOIRE

Prodiges

Tome I : des premiers temps avant Clovis à Louis le Fainéant - « Prodiges qui furent les présages des grandes calamités qui affligèrent la France » : p. 50. - « Grand nombre de prodiges terribles » : p. 443. - « Grand nombre d’effroyables prodiges » : p. 569.

Tremblements de terre

Sauterelles

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Tome II : Hugues Capet à Henri II

Tome III : François II à Henri IV

- « Prodiges qui ont précédé la bataille de Rosebeque » : p. 515.

- « Homme qui avait une corne à la tête, exposé en public » : p. 1225.

- « Prédictions fausse touchant la fin du monde » : p. 170, 413, 470.

- « Enfant pétrifié dans le ventre de sa mère » : p. 530.

- « Ténèbres en plein - « Prodige qui midi à Paris le 24 parut sous le règne janvier de l’année de Henry I. Prodiges 1588 » : p. 671. arrivés sous les règnes de […] » : p. 62, 127, 134, 135, 139, 296, 326, 545, 651, 819, 853, 856, 924, 940, 1106, 1139.

- «Tremblements. Furieux tremblement de terre suivis de peste » : p. 426. - « Nuées de grosses sauterelles gâtent les arbres et les blés » : p. 1012.

LES CATASTROPHES NATURELLES DANS LES ANTIQUITÉS DE VILLES

Si l’on en croit Élie Vinet, c’est le roi Charles IX qui, lors de la tournée des régions qu’il entreprit en 1564, soucieux de connaître les monuments des villes traversées, lança en France la vogue des Antiquités de villes1. Faire l’inventaire des vestiges, des fragments, des ruines d’une cité, telle est la mission première du genre. Dès 1550, Gilles Corrozet avait pris l’initiative de publier, en français, un répertoire des monuments parisiens qui était en même temps une description de la topographie et une chronique de l’histoire de la capitale, les Antiquités de Paris2. Au moment d’introduire la section de son livre – la plus importante – qu’il consacre à la chronique parisienne, Corrozet se réclame explicitement de l’histoire. Mais Élie Vinet, dans L’Antiquité de Bordeaux, donne du genre une définition plus restrictive, dans une perspective inverse de celle de Corrozet. La tâche de l’antiquaire, qui est plutôt celle d’un archéologue, ne se confond pas avec celle de l’historien, et les Antiquités ne constituent pour lui qu’une partie de l’histoire d’une ville : [...] ces choses s’esloignent ung peu, de mon propos, qui n’ai ici entreprins de fere ung livre de toute l’histoire de Bourdeaus, ains seulement cercher ce, qui se pourroit veritablement dire et asseurer de l’antiquité premiere d’icellui, et ses vieus monumens, et antiques restes, qui s’i voient aujourd’hui.3

1

Élie Vinet, L’Antiquité de Bourdeaus, présentée au Roy le treziesme jour d’avril, l’an mille cinq cens soixante cinq, Poitiers, Enguilbert de Marnef, 1565. 2 Gilles Corrozet, Les Antiquitez, histoires et singularitez de Paris, ville capitale du royaume de France, Paris, G. Corrozet, 1550. L’édition utilisée est celle de 1561, la dernière publiée du vivant de Corrozet. 3 É. Vinet, op. cit.

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

Du côté de l’histoire, la question générique est tout aussi incertaine. Pour Loys Le Roy, les Antiquités participent, au même titre que les autres domaines de l’histoire, de l’entreprise fondamentalement édifiante qui est celle de l’historien : [...] en quoy pourroyent ils [les historiens] mieux meriter du genre humain, qu’en transmettant à la postérité les faits et dits des illustres personnages pour servir d’exemples à ceux qui les voudront ensuyvre, et eux rendre à leur imitation advissez és affaires, constans és adversitez, moderez és prosperitez, liberaux et magnifiques en richesse, non contemptibles en pauvreté. Que pourroient ils faire plus utile ou plus beau, que rememorer les antiquitez des pays et des villes, transmigrations des nations, commencemens, progrés et accroissemens des religions [...].4

À l’opposé, parmi les définitions examinées par Arnaldo Momigliano dans son article fondamental « L’histoire ancienne et l’Antiquaire »5, on relèvera celle que propose Bacon, qui ne voit dans les Antiquités qu’« une histoire mutilée ou quelques fragments d’histoire qui ont échappé par hasard au naufrage du temps ». En tout état de cause, au XVIIe siècle, à mesure que se développe l’exigence d’érudition, le genre tend à s’autonomiser, à se développer parallèlement à l’histoire. Reste que sa visée constitutive est essentiellement archéologique et fondée, comme le dit vigoureusement Bacon, sur des restes mutilés. C’est cette lacune constitutive que ressent Poldo d’Albenas déplorant dans son Discours historial de Nîmes les destructions dont sa ville a fait l’objet au cours des siècles :

4

Loys Le Roy, dict Regius, Considération sur l’histoire françoise, et l’universelle de ce temps, dont les merveilles sont succinctement recitées, Paris, Fédéric Morel, 1570, p. 13-14. 5 Arnaldo Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, traduit par Alain Tachet, Évelyne Cohen, Louis Évrard et Antoine Malamond, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard, 1983, p. 244-293. La distinction communément admise entre histoire et Antiquités, que Momigliano ne conteste pas, mais que son article conduit à nuancer, est ainsi exposée (p. 247) : « 1) dans leurs écrits, les historiens suivent la chronologie, les antiquaires un plan systématique ; 2) les historiens présentent les faits qui servent à illustrer ou expliquer une situation donnée ; les antiquaires réunissent tous les matériaux se rapportant à un sujet donné. » Frédérique Lemerle a consacré un ouvrage essentiel aux débuts du genre des Antiquités en France, jusqu’alors peu étudié : La Renaissance et les antiquités de la Gaule : l’architecture gallo-romaine vue par les architectes, antiquaires et voyageurs des guerres d’Italie à la Fronde, Turnhout, Brepols, 2005.

CATASTROPHES NATURELLES DANS LES ANTIQUITÉS DE VILLE

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Je ne vueil plus par ce petit discours de nostre ville faire de complainctes de ses ruines. Car si à chacune chose qui merite regret, je l’escrivois tel que je le sens, tous mes escrits seroyent remplis de tristes elegies […].6

Un tel discours, dont le caractère pathétique évoque naturellement les méditations de Du Bellay et de Montaigne sur les ruines de Rome, montre sur quel paradoxe est conçu le genre des Antiquités de ville. Quel que soit en effet le domaine d’investigations privilégié par leur auteur, ces ouvrages ont toujours à leur origine une visée encomiastique. D’un point de vue rhétorique, ils héritent des éloges de ville, genre qui depuis l’antiquité n’a pas cessé d’être productif : le recueil que Corrozet consacre aux principales villes de France s’en distingue encore fort peu7. Ce choix rhétorique, s’il marque la continuité à la fois avec l’antiquité et la période médiévale, est mis au service d’un projet caractéristique de l’humanisme. De même que Du Bellay se proposait de défendre et illustrer la langue vulgaire, de même que Charles Estienne, contemporain de Corrozet, élabore le projet d’illustrer l’agriculture française en lui consacrant un manuel et publie un Guide des chemins de France qui, dit-il, répondra au désir du voyageur de connaître les monuments les plus remarquables de son parcours, l’antiquaire ambitionne de contribuer à la restauration du prestige de sa ville. Car c’est bien d’abord en termes de restauration que se présente l’objectif de ces ouvrages. En remontant le plus loin possible dans le passé local, l’antiquaire entend anoblir la cité de deux manières. Tout d’abord, en disant la généalogie de la ville, il en proclame la valeur : l’ancienneté est en elle-même un titre de noblesse. Il y a plus : pour prouver que la ville, quelque modeste qu’elle puisse être au moment présent, a connu un passé plus glorieux, l’auteur met à contribution tout document, tout monument, tout vestige susceptible de « déposer » – c’est le verbe employé par Élie Vinet8 – en sa faveur. On conçoit dès lors en quels termes se présente le paradoxe évoqué plus haut. Dans la perspective qui est celle de l’antiquaire, la ruine est le monument qui peut attester une ancienneté par elle même valorisante. Mais elle est aussi la trace d’une lésion, donc le signe d’un 6

Jean Poldo d’Albenas, Discours historial de l’antique et illustre cité de Nismes, en la Gaule narbonnoise : avec les portraitz des plus antiques et insignes bastimens dudit lieu, Lyon, Guillaume Roville, 1560, p. 89. 7 Gilles Corrozet et Claude Champier, Le Bastiment des antiques érections des principales villes et citez assises ès trois Gaules […], Lyon, Benoist Rigaud et Jan Saugrain, 1556. 8 É. Vinet, op. cit., dernière page (n. p. ).

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

désordre, d’une atteinte qui, même si elle n’est due qu’à l’usure du temps, est ressentie comme une injure. Il s’ensuit que la perspective de la destruction, la certitude que tout monument, dès l’instant de sa construction, est voué à disparaître9, est cela même qui motive l’entreprise de l’antiquaire. Dans Les Fleurs et antiquitez des Gaules de Jean Le Fevre10, c’est la métaphore de la peste qui prend en charge cette représentation du désastre comme origine du discours : L’an de la peste regnant en plusieurs lieux, À Chartres mesmes, mil cinq cens trente deux, […] Je vins à Dreux, pour prendre mon sejour […] sans loing me divertir De la ville où j’ay prins ma naissance…

« L’an de la peste » définit une chronologie à la fois personnelle et collective. Il date par la même occasion le retour de l’auteur à son origine familiale et géographique, la ville de Dreux, qui fera l’objet du poème. Pour plusieurs autres antiquaires de la Renaissance, c’est la « catastrophe naturelle » par excellence, le Déluge, qui marque le point de départ de la chronologie urbaine. Pas d’antiquités, donc, sans destructions. Mais toutes ces destructions n’ont pas le même statut. Lorsqu’elles sont consécutives à des faits militaires, l’auteur a toujours le recours de l’interprétation partisane. La ruine est le fait de l’ennemi, qu’il soit extérieur ou intérieur. C’est ainsi que les saccages perpétrés par les Réformés font l’objet de longues descriptions chez les antiquaires catholiques, qui profitent généralement de cette occasion pour afficher leur loyalisme :

9

On retrouve cette thématique dans les poèmes liminaires de certains recueils d’Antiquités, par exemple dans le poème de Michel d’Amboise en tête du Bastiment des antiques érections de Corrozet : si les « fondateurs antiques » sont dignes de louanges, on doit célébrer davantage « Corrozet, qui s’est mis en devoir/ De batir mieux, car tout ce qu’ilz ont fait/ Comme fragille, un jour sera deffait/ Par mort ou temps, Et cestuy ne mourra » (op. cit., n. p.). Même topos dans le poème de Jean Ruel liminaire aux Antiquités de Caen de Bourgueville. 10 Dans Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe siècles, morales, facétieuses, historiques, tome VIII, réunies et annotées par Anatole de Montaiglon, Paris, P. Jannet, 1858, p. 167-240. Le texte de Le Fevre est entièrement rédigé en vers.

CATASTROPHES NATURELLES DANS LES ANTIQUITÉS DE VILLE

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Les églizes cy-dessus, toutes celles de la ville dont sera parlé cy-après, et toutes les autres du païs Loudunois, furent ruynées et beaucoup d’icelles bruslées par les Huguenots sur la fin de l’an 1568 et comencement de l’an 1569 ; elles avoient toutes esté ruynées d’ornements et les images d’icelles rompeues et bruslées dès l’an 1562 par les mesmes Huguenots quy crioient en faisant ce degast : Vive l’Évangile ! La messe est abolie ! Ce pendant les gens d’église se cachoient et n’osoient paroistre […].11

Les traces laissées dans les villes par les calamités naturelles, en revanche, font l’objet d’un traitement plus problématique. Il convient ici de distinguer entre les différents types d’Antiquités, car le genre, du moins à ses débuts, est loin d’être homogène. Ceux des recueils qui s’attachent de manière stricte à l’investigation archéologique ne mentionnent qu’incidemment les catastrophes passées. Dans L’Antiquité de Bordeaux évoquée plus haut, Élie Vinet n’en fait aucune mention. Poldo d’Albenas, s’il insiste longuement sur les destructions dues aux guerres et aux invasions, ne signale pas les inondations qui ont marqué la vie de la cité, alors qu’au XVIIIe siècle dans son Histoire de la ville de Nismes, Léon Ménard relatera de façon détaillée les inondations de 1403, 1482 et 175712. C’est pour des raisons différentes que dans ses Antiquités de Marseille Jules Raymond de Solier garde le silence sur les calamités naturelles : l’histoire de la ville telle qu’il l’envisage ne prend en compte que les événements politiques ou militaires13. L’« histoire naturelle » n’aurait-elle pas marqué d’empreintes dignes d’intérêt ces « beaux et grands bâtiments d’éternelle structure » à l’étude desquels se consacre l’antiquaire ? En fait, la plupart des Antiquités, suivant le modèle proposé par Corrozet, associent à l’éloge de ville, que nous avons évoqué plus haut, l’inventaire archéologique et une chronique d’histoire locale incluant la période contemporaine de l’auteur14. Surtout, la narration historique y occupe une 11 Louis Trincant, Abrégé des antiquitez de Loudun et païs de Loudunois (1626), manuscrit inédit publié avec une notice et des notes par Roger Drouault, Loudun, impr. de A. Roiffé, 1894, p. 27. 12 Léon Ménard, Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville de Nismes avec les preuves, Paris, H. D. Chaubert, 1744-1758, 7 volumes. Voir en particulier tome I-II, p. 119120, et tome IV, p. 237-238. 13 Jules Raymond de Solier, Les Antiquitez de la ville de Marseille, par N.-Jules-Raymond de Solier [...] où il est traicté de l’ancienne républicque des Marseillois [...] translatées de latin en françois par Charles-Annibal Fabrot, Cologny, A. Pernet, 1615. 14 Il est significatif que dans ce type de textes, l’auteur accorde une semblable importance aux monuments anciens et aux plus récents.

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

place au moins égale à celle de la description. La vie de la cité est envisagée comme un tout, et dans cette perspective la mention des catastrophes naturelles peut difficilement être évitée. Les journaux, mémoires et chroniques du XVIe siècle attestent en effet combien les épreuves subies par les habitants sont inscrites dans la mémoire collective et, à ce titre, indissociables de tout ce qui constitue cette identité urbaine que les travaux des antiquaires s’efforcent à la fois de mettre au jour et d’exalter. Les catastrophes, quelles que soient leur cause et leur origine, sont à ce point constitutives de la vie collective qu’elles semblent la rythmer aussi infailliblement que le retour des saisons. Ainsi, dans les mémoires du notaire Eustache Piémond15, la mention des calamités naturelles accompagne le récit des troubles civils, suscitant chez l’auteur un commentaire qui tisse constamment le lien entre les deux séries d’événements16. La place qu’elles occupent dans l’historique de la ville explique que la Methodus Apodemica de Théodore Zwinger17, ouvrage assez curieux qui est une sorte de guide à l’usage des auteurs de guides et de récits de voyage, consacre une rubrique particulière aux catastrophes. La Methodus en effet recense et classe sous la forme de tableaux, inspirés par ceux que propose Ramus dans sa dialectique, l’ensemble des connaissances que l’auteur d’un guide ou d’un récit de voyage doit mettre à la disposition de ses lecteurs : elle fournit une sorte de plan et d’aide-mémoire qui doit permettre d’organiser et de mémoriser l’ensemble des données. Sous la rubrique « clades », et considérés comme « passivi », les incendies, inondations et pestes y ont leur 15 Eustache Piémond, Mémoires de Eustache Piémond, notaire royal-delphinal de la ville de Saint-Antoine en Dauphiné (1572-1608), publ. d’après les manuscrits de Fontanieu et du p. Hussenot ; avec une préf., des notes et des index par J. Brun-Durand, Reprod. en fac-sim. de l’éd. de Valence, bureau de la Société d’archéologie et de statistique de la Drôme, 1885, Genève, Slatkine Reprints, 1973. 16 Voici quelques exemples de séquences extraites de la période 1579-1581 : « Gelée des vignes en Daulphiné en apvril 1579 – Miracle à Montgiraud remarquable d’un mareschal murmurant contre Dieu – États generaux assignés à Grenoble […] Mort de M. le Mareschal de Bellegarde et de La Prade – Desbordement de la riviere de l’Isere durant le sejour de la mere Reyne faict à Grenoble et aultres mauvais temps – Cherté des vins aud. An 1579 – Foudre cheu a la Croix de Volley pres Romans » (comme dans les canards, la foudre châtie un mécréant, mais épargne ceux qui ont fait le signe de la croix). 17 Methodus apodemica in eorum gratiam qui cum fructu in quocunque tandem vitae genere peregrinari cupiunt, a Theod. Zvingero [...] Cum indice, Strasbourg (Argentinae), L. Zetzner, 1594 (Première éd., Bâle, 1577).

CATASTROPHES NATURELLES DANS LES ANTIQUITÉS DE VILLE

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place à côté des séditions et des expéditions militaires (« activi ») : le souci d’inventorier et de classer tous les loci conduit l’auteur à une distinction qui recouvre à peu près celle que l’on opère aujourd’hui entre catastrophes produites par des causes humaines et catastrophes naturelles. Les antiquaires, s’ils suivent globalement le schéma canonique de Zwinger, prennent les plus grandes libertés à l’endroit de cette rubrique. Corrozet, dans son ouvrage fondateur, lui consacre relativement peu de place. Rappelons tout d’abord que vingt ans avant Les Antiquitez de Paris, il publie déjà un petit livre, La Fleur des Antiquitez de la noble et triumphante ville et cité de Paris18, hommage à la capitale du royaume, dont il se propose de reconstruire la geste plutôt que l’histoire. On imagine bien que les catastrophes n’y ont pas véritablement leur place : s’il note un incendie des faubourgs sous le règne de Lothaire III, c’est qu’il s’agit d’un fait militaire, bientôt suivi par la défaite de l’empereur Othon devant Paris. Il mentionne encore l’écroulement du pont Notre-Dame en 1499, construit seulement quatre-vingt deux ans auparavant, mais c’est pour signaler que le prévôt des marchands et les échevins, chargés de l’entretien du pont, ont été condamnés « par ce que la dicte ruine advint par leur negligence »19 : cet épisode, qui prouve en fin de compte la vigilance des magistrats, sera repris et amplifié dans les Antiquitez. Dans ce dernier ouvrage, où Corrozet condamne les erreurs du livre précédent, la mention des catastrophes qui ont marqué l’histoire de la cité occupe une place plus importante, mais elle se révèle très dépendante de ses sources – avant tout des chroniques composées par des clercs20 – et par conséquent des lacunes qu’elle présente. Cette détermination toutefois ne suffit pas à expliquer le traitement dont les catastrophes naturelles font l’objet. Pour les périodes antérieures au XIIIe siècle, il note un incendie, si violent « que la cité fut quasi toute bruslée, en l’an mil trente quatre »21, mais qui n’occupe que deux lignes dans un chapitre par ailleurs entièrement consacré aux constructions d’églises et de monastères. La mention d’« une maladie nommée feu sacré » en 1130 fait l’objet d’un commentaire un peu plus long, relatant pour l’essentiel une procession de la châsse de sainte Geneviève et les guérisons qui s’ensuivi18

G. Corrozet, La Fleur des antiquitez de la noble et triumphante ville et cité de Paris, (1532), publiée par le bibliophile Jacob (Paul Lacroix), Paris, L. Willem, 1874. 19 Ibid., p. 59. 20 En particulier les Grandes Chroniques de France, complétées par Nicole Gilles, qui était secrétaire du roi et contrôleur du trésor (mort en 1503). 21 G. Corrozet, op. cit., 1550, p. 52.

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

rent22. À partir du XIIIe siècle, l’information est un peu plus fournie : les inondations de la Seine en 1280 entraînent la destruction du grand pont et du petit pont23, tout comme en 1296 ; en 1325 et en 1407, après un fort gel, une nouvelle chute des ponts ; l’hiver 1436, au moment de la reprise de Paris aux Anglais, est marqué par une série de catastrophes : […] les Parisiens furent persecutez de famines et pestilence, et tout le territoire affligé de la cruauté des gens de guerre : au moyen dequoy, peuple innumerable mourut en l’hostel Dieu de Paris : dont espouvantez les principaux de la ville, se transporterent en autres lieux, et n’en demoura que trois pour la garder, à sçavoir Adam de Cambray premier president, Ambrois de Lore prevost de Paris, et Simon Charles president des comptes : à ces causes elle demoura bien deserte. À ces maulx s’adjousta la course des loups continuellement dedans la ville, apres qu’ils eurent devoré plus de quatre-vingts hommes par les champs, lesquels feirent de grands dommages aux personnes et aux biens des citoyens, et n’osoit on aller de nuict par la ville. Pour reprimer ceste rage louvine fut par edict constitué que pour chasque loup qui serouit prins, les preneurs auroient vingt tournois des deniers du Roy, outre le salaire publique que le peuple de son bon gré contribuoit.24

C’est là une des rares occurrences où il est fait mention des victimes, et où leur nombre est signalé (seulement pour ce qui concerne les ravages des loups : elles sont dans ce cas plus faciles à recenser que les habitants morts de faim, de froid, de misère). Corrozet semblait jusque là s’intéresser davantage au sort des bâtiments qu’à celui des Parisiens. Mais cet hiver a laissé des traces si durables dans la mémoire collective qu’il fait en quelque sorte partie de la légende de Paris, de cette geste que voulait être La Fleur des Antiquités et que Les Antiquités de Paris sont encore, même si l’auteur s’en défend. Au reste, cet épisode a ses héros, les magistrats demeurés dans la ville et dont Corrozet prend soin de signaler les noms, tout comme il signale les efforts des Parisiens pour remédier à l’invasion des loups : à aucun moment les habitants ne renoncent à se protéger où à se défendre. On aura remarqué, en revanche, que Corrozet ne dit rien de la grande peste de 1348, sans doute parce qu’elle ravagea toute l’Europe, et n’est pas propre à Paris. Pour le XVe siècle, Corro22 C’est le « mal des Ardents », maladie due à l’ergot de seigle, qui fut extrêmement meurtrière pendant le moyen âge. 23 G. Corrozet, op. cit., 1550, p. 92. 24 Ibid., p. 141.

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zet relate la destruction du clocher de Sainte Geneviève par la foudre, les inondations de la Seine en 1496, enfin la chute du pont Notre-Dame en 1499, déjà présente dans La Fleur des Antiquités. L’auteur s’étend un peu plus longuement sur cet épisode : un charpentier ayant prévu le désastre, les habitants sont contraints par les gardes de quitter les lieux, et ne périssent que ceux qui se sont montrés « plus curieux de leurs biens que du salut de leurs personnes ». L’événement aurait-il pris la valeur d’un exemplum propre à orner l’histoire de la capitale ? De la période qui lui est contemporaine, Corrozet retient l’inondation du faubourg saint Marcel de 1526, celle de 1547, qui causa la chute du pont au Change, et surtout l’explosion de l’arsenal de la tour de Billy en 1539 à la suite d’un orage, dont il décrit avec précision les effets, sans doute parce qu’il en fut témoin : Toute la tour fut embrasee et rompue par la violence du feu, de telle furie que les fondemens furent arrrachez du fond de terre, et les pierres transportees par le poussement du feu, jusques à S. Anthoine des champs, S. Victor, au terrain, et dans la ville : et ne demoura en la place aucune forme de tour. Ceste demolition gasta tous les jardins, abatit la muraille des Celestins, et toutes leurs verrieres : brisa les maisons d’alentour, et tua et blessa plusieurs personnes. Les verrières de S. Paul, de S. Gervais, de S. Victor et de S. Marceau en tomberent par terre, et les poissons sans nombre furent veuz morts sur le fleuve de Seine.25

L’inventaire des dégâts matériels précède la mention des victimes : les humains viennent juste un peu avant les vitraux et les poissons. Il en va de même dans de nombreux canards de catastrophes à cette époque26. La comparaison avec les canards, comme avec certaines chroniques du temps (celle de Piémond, entre autres), souligne en revanche le fait que Corrozet ne recourt jamais aux explications religieuses de ces catastrophes, à une exception près : « la ville de Paris receut une punition divine », écrit-il dans la chronique des faits récents de l’histoire de Paris27, mais c’est à propos d’un fait militaire, une menace d’invasion par Charles Quint : La catastrophe « active », la guerre, serait-elle la sanction immanente des péchés des hommes ?

25 26 27

G. Corrozet, op. cit., 1550, p. 159. Cf. dans le présent volume, le chapitre « Le canard, ou la tragédie naturelle ». G. Corrozet, op. cit., 1550, p. 160.

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HISTOIRE, MÉDIAS, POUVOIR

Les continuateurs de Corrozet entendent donner une orientation plus érudite à leurs recherches sur Paris. Dom Jacques Du Breul, son successeur immédiat, se montre surtout intéressé par l’histoire ecclésiastique28. À ses yeux, c’est le Paris des églises et des couvents qui compte d’abord, mais il ne néglige pas les constructions civiles, comme en témoigne au milieu du livre I le bref « Traicté des ponts de Paris » dans lequel il relate la construction et décrit les particularités architecturales de chacun d’entre eux29. S’il reprend l’essentiel des informations fournies par Les Antiquités de Paris, son récit des inondations et des destructions qu’elles entraînèrent est surtout pour lui l’occasion de citer les textes qui en font mention, par exemple un extrait du poème consacré par Abbon au siège de Paris en 886, déplorant la chute du petit Pont, « de vieillesse ou autrement », dit Du Breul. Cette citation lui permet de rappeler le poème d’Abbon, qui célèbre la ville de Paris et le rôle de Saint Germain dans la victoire contre les Normands lors de ce siège. L’inondation de 1280, mentionnée par Corrozet, fait l’objet d’une confrontation entre deux documents, « un ancien roolle de parchemin qui est en la librairie de sainct Germain des prez », abbaye où résidait Du Breul, et les Annales des Flandres de Jacques de Meyer, qui corroborent le témoignage du manuscrit anonyme30. En revanche, dans le bref compte-rendu qu’il donne de l’écroulement du pont Notre-Dame en 1499, il omet totalement la question de la responsabilité et la sanction du Prévôt et des échevins, qui faisait l’objet d’une narration chez Corrozet. Chacune des pièces qu’il convoque est pour Du Breul un élément de ce Trésor, ou de ce Théâtre – pour reprendre les titres de deux éditions différentes – que constituent les documents et les monuments consacrés à Paris, et qui est avant tout un théâtre sacré. Car ces développements sont toujours animés par des arrière-pensées religieuses. Ainsi dans la relation du « miracle des ardents », la description des symptômes de la maladie rend d’autant plus spectaculaires les guérisons consécutives à la procession organisée par l’évêque : Pendant le regne du Roy Louys sixiesme, en l’an 1130, Innocent second seant à Rome ; il courut une estrange maladie par la ville de Paris & autres lieux 28

Jacques du Breul, Le Thrésor des antiquitez de Paris [...], Paris, C. de La Tour, 1612. C’est l’édition citée ici. Autre édition : Le Théâtre des antiquitez de Paris, où est traicté de la fondation des églises et chapelles [...] de l’institution du parlement, fondation de l’université et collèges et autres choses remarquables [...], Paris, P. Chevalier, 1612. 29 J. du Breul, Le Théâtre des antiquitez de Paris, op. cit., p. 235-247. 30 Ibid., p. 239.

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circonvoisins, laquelle le vulgaire surnommoit du feu sacré ou des ardants, pour la violence interieure du mal, qui bruloit les entrailles de celuy qui en estoit frappé avec l’exces d’une ardeur continuelle, dont les Medecins ne pouvoient concevoir la cause, et par consequent inventer le remede. Tout le secours humain estant donc inutil aux miserables affligez de ceste rage, ont eu recours au Medecin des Medecins […].31

La peste de 1490, qu’il ne fait que mentionner sans la décrire, suscite le rappel d’un miracle de Saint Roch et l’institution, cette même année, d’une confrérie vouée à ce saint32. Enfin, si Corrozet semblait accorder plus d’importance à l’architecture qu’aux habitants de Paris dans le récit des catastrophes, et ne proposait nulle évaluation de leur coût matériel et humain, ce n’est pas le cas de Du Breul. On notera qu’il inverse l’ordre des mentions suivi par Corrozet dans le récit de l’incendie de la tour de Billy : « Plusieurs personnes y furent que tuees, que blessees, plusieurs maisons abbattues, et les verrieres de beaucoup d’Eglises cassees en pieces33. » Le « déluge » de 1579, que Corrozet ne put connaître, et qui marqua fortement les esprits, fait l’objet dans le Théâtre des Antiquités d’un compte-rendu qui fournit le nombre des victimes ainsi qu’une évaluation des dégâts matériels34. Le successeur de Du Breul, Claude Malingre, propose la même année (1640) deux livres consacrés à la capitale : les Antiquités et les Annales générales35. La confrontation des récits de catastrophe dans ces deux ouvrages est éclairante : ainsi, Malingre dit clairement dans ses Antiquités qu’il se contentera de résumer l’épisode de la chute du pont Notre-Dame. En revanche, dans les Annales, il en donne un tableau minutieux et largement dramatisé, intégralement traduit de Gaguin36. Le caractère détaillé de cette narration chez 31

J. du Breul, Le Théâtre des antiquitez de Paris, op. cit., p. 93. Ibid., p. 572. 33 Ibid., p. 1052. 34 Ibid., p. 401-402. 35 Claude Malingre, sieur de St-Lazare, Les Annales générales de la ville de Paris, représentant tout ce que l’histoire a peu remarquer de ce qui s’est passé [...] en icelle [...], Paris, impr. de P. Rocolet, 1640 ; Les Antiquitez de la ville de Paris, contenans la recherche nouvelle des fondations et establissemens des églises [...] la chronologie des premiers présidens, advocats et procureurs généraux du Parlement, prévosts gardes de la prévosté [...] prévosts des marchands et eschevins de la diteville [...], Paris, impr. de P. Rocolet, 1640. 36 Robert Gaguin, De gestis Francorum, Paris, Jean Petit, Thielman Kerver, s. d., folio 303, verso. Ce récit occupe une place tout à fait exceptionnelle dans le De gestis : les catastro32

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Malingre est certainement imputable au fait que Gaguin lui fournit l’ensemble des données. Tout autant que Corrozet, Malingre est dépendant de ses sources, mais là où les Antiquités synthétisent, les Annales peuvent rendre compte des détails, des anecdotes, et dramatiser le propos quand le texteorigine leur en donne la possibilité. La préface des Annales explicite les raisons de ce choix, d’ordre à la fois esthétique et idéologique : Qui voudroit laisser l’histoire de nos François tellement maigre et ethique qu’elle ne parust qu’une masse d’os couverte de peau, il en feroit un fantosme : au lieu qu’estant ornee de sa beauté naturelle et de celles qui sont permises par l’art, comme l’ordre, le lustre et le jugement, elle attire les yeux de tous, et donne assez de quoy contenter les esprits plus curieux.37

Dans cette perspective, les Antiquités, a contrario, ne sont-elles pas le fantôme de l’histoire ? Au vu de l’ensemble des Annales, il semble toutefois que le choix de l’amplification ornementale n’est pas systématique. Une séquence peut valoir pour plusieurs : une fois qu’un épisode de l’histoire des catastrophes parisiennes a été largement développé, les événements de même nature n’ont pas besoin d’être relatés avec la même ampleur. Peu importe dès lors si toutes les sources ne sont pas aussi riches les unes que les autres. La représentation d’une scène comme la ruine des ponts fournit au lecteur des données transposables pour les phénomènes du même genre. La relation des incendies suit un processus identique38. phes « naturelles » y sont la plupart du temps simplement mentionnées, tandis que l’épisode de la destruction du pont, très développé, est traité sous la forme d’une scène emblématique. Sans doute Gaguin entend-il, pour des raisons idéologiques, souligner par là l’incompétence du prévôt et des échevins, car le pont Notre-Dame était, avant sa reconstruction, à la charge des abbés et religieux de Saint Magloire. La comparaison avec la version abrégée de cet épisode chez Corrozet, qui retient surtout l’amende infligée aux officiers municipaux, tendrait à confirmer cette hypothèse : pour l’auteur des premières Antiquités de Paris, c’est le souci des magistrats et du roi de préserver l’ordre civil en désignant clairement les responsabilités qui mérite de retenir l’attention. 37 C. Malingre, op. cit. 38 Malingre se contente ordinairement de signaler le sinistre, ajoutant parfois une hypothèse quant à son origine. Cependant l’incendie de la grand salle du Palais, en 1618, est traité avec une ampleur particulière : chacune des étapes de la catastrophe – l’effroi que suscite l’embrasement chez ceux qui en prennent progressivement conscience, la mobilisation du personnel du Palais et des officiers de police et les tentatives finalement victorieuses pour

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Malingre semble ainsi osciller entre deux attitudes dans ses Annales : les catastrophes, dès lors qu’elles ne sont pas liées à l’histoire politique, ne retiennent guère son attention, mais il se montre capable dans certains cas de leur consacrer un développement long et détaillé. En outre, la catastrophe fournit au narrateur une occasion de se constituer en organisateur du spectacle et de mettre indirectement en valeur son habileté rhétorique. Il est enfin remarquable que les scènes les plus développées dans les Annales de Malingre sont celles dans lesquelles les enjeux intéressent les institutions de la cité : la propriété et l’entretien des ponts en ce qui concerne l’inondation de 1499, la sauvegarde des documents officiels pour l’incendie de 1618. La référence aux ouvrages de Malingre permet ainsi de mesurer en quoi le traitement de la catastrophe naturelle, dans les recueils d’Antiquités, diffère de celui des annales et des chroniques. Si le récit historique, dans ces deux types de textes, a besoin de prendre appui sur des détails permettant de construire une représentation imagée, selon le principe du « mémorable » tel que le décrit Jolles39, il n’en va pas de même dans les antiquités. Refusant cet « ornement » dont la catastrophe naturelle fournit le cas échéant le prétexte, l’antiquaire peut malgré tout utiliser un tel événement pour faire valoir non pas la beauté de son style, comme le fait Malingre dans les Annales générales, mais celle de la ville, dont il se veut le promoteur.

venir à bout du feu – fait l’objet d’un compte-rendu minutieux et, surtout, Malingre se signale à deux reprises en tant que témoin oculaire : il a vu un brandon incandescent enflammer un nid dans la tour de l’horloge, embrasant ainsi le bâtiment, et le spectacle des flammes lui suggère une remarque d’ordre esthétique : « Voyant ces logis tous en feu par le haut, et sortir par les fenestres la flamme de la grosseur d’un tonneau, et de la largeur d’une demie picque, il me souvint lors des tableaux que les peintres font de l’embrazement de Rome. » La comparaison avec la peinture est un topos de valorisation du discours descriptif. L’esthétisation de la catastrophe correspond étroitement aux choix idéologiques de l’auteur (C. Malingre, op. cit., p. 340). On peut confronter le récit de cet incendie qui frappa violemment les esprits avec celui qu’en donne un canard, Accident merveilleux et espouvantable du desastre arrivé le 7e jour de mars de ceste presente année 1618, d’un feu inremediable, lequel a bruslé et consommé tout le palais de Paris […], Paris, chez la veuve Jean Du Carroy, 1618. L’auteur évoque la violence du sinistre en ces termes : « ce feu commença le septiesme jour de mars, à une heure après minuit, à monstrer sa force et brusler et consommer toutes les anciennes antiquittez de ce royaume françois, car en une nuict fait plus de deluge que cent hommes ne sçauroient avoir refaict en un an. » 39 Voir le chapitre VII.

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L’on voit que l’ambivalence de la position de l’antiquaire, à la fois archéologue et historien de la ville, conduit à des choix relativement divers, et qui peuvent sembler aléatoires. Aucun des antiquaires, en tout cas, ne cherche à recueillir systématiquement des informations sur la totalité des catastrophes naturelles40 : cette tâche est laissée à l’historien. En fait, la catastrophe apparaît dans les Antiquités comme un élément de ce qu’on pourrait appeler la légende urbaine. Non pas exactement au sens moderne du terme, récit plus ou moins fantasmagorique colporté par la rumeur, mais patrimoine à la fois vivant et passé de la ville, fait d’une histoire et d’un imaginaire collectifs à la constitution duquel les antiquaires entendent contribuer tout en s’efforçant de le rendre lisible. L’épisode funeste chez les antiquaires est par conséquent l’objet d’un traitement spécifique en tant qu’élément constituant de la vie urbaine, et ce à plusieurs niveaux. Il appartient à l’histoire des bâtiments et des monuments, dont la destruction n’est qu’une étape dans un processus globalement appréhendé comme une dynamique positive. Ainsi Noël Taillepied dans ses Antiquités de Rouen, loin de minimiser l’ampleur des incendies qui détruisirent une grande partie de la ville pendant la période médiévale, voit dans l’étendue des vestiges conservés la preuve de l’importance de la ville dans le passé : Par succession de temps la ville est accreuë en telle grandeur quon la void pour le present : et est vraysemblable qu’elle seroit encore de beaucoup plus grande, n’estoit que la fortune du feu s’y est souvent mise, qui l’a tant ruinee, qu’on se doit à juste cause esbahir comment elle est encore si grande qu’on la void à cest’heure.41

Après une telle mention, Taillepied peut évoquer les incendies de 842, 1120, 1126, 1173, et les suivants. Mais surtout, plus que dans l’histoire des bâtiments ou des monuments, plus que dans la topographie urbaine, c’est dans la mémoire de la cité que la catastrophe a laissé des traces. À ce titre, en tant qu’élément dysphorique, elle ne trouve que problématiquement sa place dans un discours toujours dépendant, au moins à ses débuts, des contraintes 40

Nicolas de Nicolay, qui consacre la première partie de sa Description de la ville de Lyon aux antiquités, ne retient que les inondations de 589 et 1570, et ne dit rien de celles qui affectèrent la ville au moyen âge. 41 Noël Taillepied, Les Antiquités et singularités de la ville de Rouen, par Taillepied, Réimprimé avec une introduction et des notes par l’abbé A. Tougard, Rouen, impr. de L. Gy, 1901, p. 21.

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imposées par son héritage rhétorique, et par la fonction idéologique qui est la sienne : « Entre toutes les nations du monde, il n’y en a jamais eu aucune, qui se puisse vanter d’avoir esté plus florissante, mieux accompaignee de vertu, plus favorisee de la fortune […] », écrit François des Rues en tête de l’ouvrage de vulgarisation qu’il consacre aux antiquités des principales villes de France42. S’il s’agit de démontrer que les villes françaises sont les plus favorisées par la fortune, il n’y a pas lieu de s’attarder sur les infortunes. Mais en même temps, l’antiquaire, le plus souvent originaire de la ville à laquelle son ouvrage est consacré, se sent lié à elle par un sentiment dépeint comme un amour filial. D’où la nécessité de prendre en charge l’intégralité d’un héritage dont les événements malheureux sont partie intégrante. Les catholiques les plus zélés peuvent voir dans le récit de la catastrophe l’opportunité de suggérer une intervention de la Providence. Tel est le procédé qu’adopte ponctuellement Taillepied43 : « Et passa le feu devant l’Eglise Nostre Dame sans toucher ni endommager aucunement ladite Eglise », écrit-il à propos de l’incendie de 1118. Toutefois, semblables suggestions ne sauraient être avancées qu’avec prudence, car les faits semblent parfois se contredire. La suite du récit, empruntée aux Annales de Normandie, suggère que la sollicitude divine ne s’étend pas également à tous les édifices religieux, mais se limite à ceux dont la fonction est purement spirituelle : « par le changement du vent ou par permission divine, advint par apres que le feu se retourna vers les abbayes de saint Amand et de Saint Ouen, qui brusla les deux beaux monasteres44. » François Des Rues, lui, ne manque pas de rappeler le miracle des Ardents, signale, comme Taillepied pour les incendies de Rouen, la préservation des églises de Noyon, en 155245, et interprète comme miraculeux l’arrêt d’un incendie à Avranches, en 1597, à la suite d’une procession. Dans un manuscrit imprimé seulement en 1892, un « bourgeois » de Soissons, Nicolas Berlette, voit un sujet de fierté dans le déplacement vers

42

François Des Rues, Description contenant les antiquitez, fondations et singularitez des plus célèbres villes, chasteaux et places remarquables du royaume de France : avec les choses plus mémorables advenues en iceluy, Coutances, [s. n.], 1608. 43 Précisions que l’auteur était un moine cordelier. 44 N. Taillepied, op. cit., p. 22. 45 Mais le même scrupule que Taillepied le conduit à préciser que la cathédrale et le palais épiscopal furent ravagés par un autre incendie en 1131.

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Paris des reliques de Saint Crespin et Saint Crespinien détenues par la ville et supposées obtenir la fin de l’épidémie qui ravage alors la capitale. Mais le plus caractéristique est bien le fait que les catastrophes apparaissent dans les Antiquités comme garantes de la vitalité urbaine. Borel note dans ses Antiquités de Castres : « Bien que la ville de Castres ait esté fort desertee par la mort de six mille personnes que la peste de l’an 1629 emporta, elle est à present autant populeuse, qu’elle ait jamais esté46. » Taillepied n’est pas le seul à voir dans les désastres une occasion d’admirer le dynamisme de la ville : Corrozet, comme ses successeurs Malingre et Du Breul, mentionne que le pont Saint Michel, après la destruction de 1547, a été entièrement reconstruit : « et dessus ont esté basties de tres belles maisons egales en haulteur et massonnes de pierre de brique47. » Des Rues note, à propos d’un incendie qui ravagea Auxerre, « longtemps apres » le règne de Charles le Chauve : « […] le feu se meit tellement en ceste ville qu’il brusla maisons, Eglises, et tous les edifices d’icelle, la reduisant toute en cendre. Mais Mathilde comtesse de Nevers feit rebastir les Eglises, et faire l’enceinte de la Closture de la ville48. » C’est que la ville est perçue comme un ensemble de forces capables de résister à celles de la nature, si l’on se place du point de vue de la continuité. Le propre des Antiquités, on l’a dit, est d’envisager l’histoire au niveau de ce qu’on appelle alors l’« ancienneté », de remonter aussi loin qu’il est possible dans le temps, jusqu’à une origine réelle ou fantasmatique, et de là mesurer le développement de la ville, « son augmentation, accroissement et perfection depuis qu’elle a esté en la main des Roys de France, qui l’ont tant ennoblie, qu’ils en ont fait le chef de leur Royaume », selon les termes de Corrozet49. Ainsi Taillepied peut encore voir dans l’évocation d’une épidémie le moyen paradoxal de mettre en valeur la vitalité de la ville : Chacun cognoist assez que la grandeur de ceste ville de Rouen n’est pas à preferer au grand Caire d’Egypte, ou d’un Paris en France […] avec plusieurs 46 Pierre Borel, Les Antiquités, raretés, plantes, minéraux et autres choses considérables de la ville et comté de Castres d’Albigeois et des lieux qui sont à ses environs [...] et un recueil des inscriptions romaines et autres antiquités du Languedoc et Provence ; avec le rôle des principaux cabinets, et autres raretés de l’Europe [...], Castres, A. Colomiez, 1649, rééd. en fac similé Genève, Minkoff, 1973, p. 62. 47 G. Corrozet, op. cit., 1550, p. 164. 48 F. Des Rues, op. cit., p. 141. 49 G. Corrozet, op. cit., 1550, p. 16.

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mortalitez advenues : mesmes depuis 100 ans en ça, à scçavoir l’an mil cinq cens vingt et un, lorsque tant de peuple trebucha, qu’il sembloit à voir dedans la ville qu’il n’y eut plus personne au monde, tant fut laissee deserte par la pestilence qui y avoit laissé croistre l’herbe d’un pied de haut, si est-ce qu’elle surpasse en force, en grandeur et affluence la cité de Reims en Champagne, à laquelle on dit qu’elle est semblable en grandeur, voire qu’on peut bien dire qu’en France il y a deux villes, à sçavoir, Paris et Rouen.50

L’argumentation procède en deux temps. Après la référence à Paris et au Caire, la représentation de l’épisode de la peste comme événement extrême amène une comparaison plus modeste, celle de « Reims en Champagne », dont la valeur symbolique est forte (en raison du sacre des rois de France), et une association (non plus une comparaison) avec Paris : le bref tableau de la ville désolée par l’épidémie est superposé à l’évocation de cités populeuses, pour rendre plus sensibles la « force, grandeur et affluence » de Rouen, ramenée par la comparaison avec Reims à de plus justes proportions, et au rang de seconde ville après la capitale. C’est bien à la représentation d’une lutte entre nature et culture que donnent lieu la mention ou le récit de la catastrophe. La ville est à la fois le théâtre et l’enjeu d’un combat entre deux dynamiques opposées. Pour le prévôt de Corbeil et chroniqueur des antiquités de sa ville, la peste, «apportée de Paris», se développe ensuite comme une force agissante : elle « s’espandit incontinent par la ville et faux-bourgs, et en trois mois fit un carnage et mortalité si grande, que plus de la moitié des hommes et des femmes moururent ». « Il courut une estrange maladie par la ville de Paris », écrit Du Breul à propos du mal des Ardents. Le vent, les fleuves, la mer, la foudre sont les sujets agissant des actions destructrices : Et me souvient bien qu’outre le tremblement de terre, qui y advint environ l’an Mille quatre cens vingt et quatre, qui est recité par Enguerrand de Monstrellet, qu’autres ayent fort vexé la région, comme ainsi soit, que les vents en soyent l’une des causes.51

50 51

N. Taillepied, op. cit., p. 27-28. J. Poldo d’Albenas, op. cit., p. 31.

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L’eau, élément essentiel de la vie, de l’imaginaire et de la représentation de la ville, est en même temps perçue comme la menace vivante d’un anéantissement toujours possible. À plusieurs reprises revient dans les Antiquités l’image ou le souvenir de villes englouties. Le fleuve est un élément animé et menaçant : « la rivière s’enfla », écrivent plusieurs antiquaires, et Chorier emploie pour le Rhône le même verbe que Corrozet pour la Seine : le fleuve « se déborda »52. Nicolas de Nicolay dans le récit des inondations de 585 et de 1570 qu’il inclut dans sa Description de Lyon parle à plusieurs reprises de la « violence » et de « l’impétuosité » de la Saône et du Rhône53, qu’il décrit à la fin de son livre en les personnalisant fortement54. À ces forces, la ville peut opposer la permanence, l’efficacité et la solidité de ses institutions. Nous l’avons vu dans le récit que fait Corrozet de la chute du pont Notre-Dame. Malingre dans ses Antiquités narre longuement les efforts du roi et des magistrats pour récupérer les pièces judiciaires dispersées au moment de l’incendie de la grande salle du Palais. Jean de la Barre, prévôt de Corbeil évoqué ci-dessus, fait la narration circonstanciée des demandes réitérées (et finalement victorieuses) de suppression d’impôts en faveur des habitants éprouvés par une succession de calamités. Là encore, la ville a obtenu réparation. Aussi Taillepied peut-il sereinement contempler les vestiges de Rouen épargnés par les incendies qui ont marqué l’histoire de la ville : « Il se faudra seulement contenter de ce que pour le present on void encor à l’oeil du reste des desastres55. » Parce que la nature est une source inépuisable de prodiges et de miracles56, cette lutte pour la vie de la cité, qui est une entreprise toujours renou52

Nicolas Chorier, Les Recherches du sieur Chorier sur les antiquités de la ville de Vienne [...], Lyon, Vienne, C. Baudrand, 1659, réed. Cochard, Mermet et Delorme, nouv. éd., Lyon, Millon jeune, 1828, p. 111. 53 N. de Nicolay, Description générale de la ville de Lyon et des anciennes provinces du Lyonnais & du Beaujolais, publ. et annotée par la Société de Topographie historique de Lyon et précédée d’une notice sur N. de Nicolay par Victor Advielle, Lyon, impr. de MouginRusand, 1881, p. 48-49. 54 C’est une constante de la description des fleuves au XVIe siècle, cf. Louis Coulon, Les Rivières de France ou Description géographique et historique du cours et débordement des fleuves, rivières, fontaines, lacs et estangs qui arrousent les provinces du royaume de France [...], Paris, G. Clousier, 1644. 55 N. Taillepied, op. cit., p. 22. 56 Voir infra, le chapitre VII.

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velée de composition, tantôt pacifique, tantôt conflictuelle avec les forces naturelles, revêt elle-même un aspect prodigieux, et ce finalement au bénéfice de la ville. Voilà pourquoi certains antiquaires n’hésitent pas, eux, à énumérer les catastrophes dont leur ville a eu à pâtir dans une rubrique ou un chapitre consacrés aux « choses mémorables » arrivées dans la cité, prenant le pati de développer le topos proposé par Zwinger dans sa Methodus Apodemica. C’est ce que fait François Des Rues qui signale, parmi les événements étonnants, prodigieux ou miraculeux ayant marqué la ville d’Avranches en 1597, un violent incendie et de terribles inondations dans la région, au même titre qu’une guérison miraculeuse57 : nulle hiérarchie entre ces phénomènes, tous concourent en dernier ressort à l’illustration de la cité. Pierre Borel, que sa curiosité porte plutôt vers l’histoire naturelle, mentionne dans une même rubrique, et par association d’idées (comme il le signale lui-même), deux assassinats, deux épidémies, la naissance d’un monstre, une inondation et une famine58. Ces « accidents » sont pour lui, comme pour les naturalistes de la Renaissance, des prodiges qui suscitent moins la pitié ou la compassion que l’étonnement. Collectionneur d’objets rares dont l’inventaire figure à la fin de ses Antiquités, Borel constitue le répertoire des raretés humaines ou naturelles dont sa ville a été le théâtre avec le même enthousiasme qu’il décrit son cabinet de curiosités. 57

F. Des Rues, op. cit., p. 361-365. « Parmi les choses prodigieuses qui sont arrivées dans Castres, ou à ses environs, merite de tenir la principale place, l’horrible assassinat commis le 15 Juillet 1586. dedans la ville de Viviers. […] Cette espouvantable histoire m’en remet en memoire une autre qui ne cede en rien à cette-cy […] [suit le récit de l’assassinat de deux femmes et d’une fillette] L’an 1563. la Peste ravagea tellement la Ville de Castres qu’il y eut quatre mille morts, et ainsi acheva presque de destruire ce que la maladie dite Coqueluche avoit espargné [suit la description de la pathologie de la coqueluche]. L’an 1578. le 8 de juillet dans Castres, la femme Carmanel de sainct Amans de Valtoret, accoucha d’un enfant qui avoit deux testes. L’an 1594. tomba une pluye de Chenilles noires […]. L’an 1603, la riviere d’Agout deborda tellement qu’elle passa sur le pont neuf de Castres, et par toute la rüe de Villegoudon. L’an 1614. le 26 de May, il neigea à Castres si extraordinairement que la neige enfonçoit les toits, et y demeura plus d’un mois sans se fondre. L’an 1629, nous fusmes chastiez par le fleau de Peste qui fit de si grands ravages, que six mille personnes en moururent, de sorte que la Ville fut si desertee, que l’herbe creust en abondance parmy les ruës [Taillepied fait la même observation]. L’an 1631, il y eut une si grande disete que le bled valut prez de dix escus le cestier, de sorte que les pauvres tomboient morts par les ruës, à cause de la grande famine, qui les avoit reduits à manger le son, et les herbes des champs, comme les bestes. Ils sont arrivez beaucoup d’autres accidens rares à Castres, mais je les tais par briefveté […] ». P. Borel, op. cit., Livre Second, p. 81-84. 58

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La catastrophe naturelle ne crée plus un vide, un manque, elle n’opère plus par soustraction. Au contraire, de même que les dédicaces et les épitaphes inscrivent le souvenir de leurs commanditaires sur les monuments avant que l’antiquaire ne les collecte et les immortalise dans son livre, les calamités naturelles méritent de laisser une trace sur le corps de la ville, non plus au titre de cicatrice douloureuse, mais à la manière d’une inscription commémorative. La simple ligne attestant le niveau exceptionnel d’une crue se trouve ainsi illustrée d’un quatrain que l’antiquaire ne manque pas de recueillir59 : L’an mil quatre cens quatrevingtz seize, le fleuve de Seine se desborda jusques dans la rue et maisons de la Megisserie, et autant ailleurs, en sorte que le lieu de la vallee de Misere estoit couvert d’eau jusques à la porte de Paris. Pour souvenance de cela fut engravé dans une pierre d’une maison faisant le coing de la Megisserie en ladicte vallee ce qui s’ensuit : Mil quatre cens quatrevingtz seize/ Le septiesme jour de Janvier/ Seine fust icy à son aise/ Battant le siege du pillier. Depuis ce temps là les maisons de la vallee de misere [...] on esté basties : paravant c’estoit voyerie.60

Une telle trace peut être encore plus allusive. C’est ainsi que Louis Trincant, dans le texte manuscrit qu’il consacre aux Antiquités de Loudun, ne mentionne pas l’épidémie de peste qui ravagea la ville en 1603, mais seulement la construction d’un « sanitat » à l’occasion de cette épidémie, et il reproduit l’inscription de sa dédicace : « On a basty ce lieu/ Aux despends de la ville/ Mais y faut prier Dieu/ Qu’il demeure inutile. » Le souvenir de la catastrophe est signifié par sa dénégation, la construction du bâtiment revêt ainsi, symboliquement, une fonction conjuratoire. En cherchant à déchiffrer la parole des pierres, l’antiquaire veut nier la ruine en tant que signe mortifère, mais il ne peut empêcher, on l’a vu avec Poldo d’Albenas, qu’elle apparaisse comme « déplorable ». Cette contradiction, dont les antiquaires ont conscience mais qu’ils ne cherchent pas à interpréter, trouve une forme d’expression originale et poétique chez un auteur très inspiré par les sonnets romains de Du Bellay, François Perrin, qui publie en 1588 Trois centuries de sonnets [...] contenant le vray pourtraict de la vie

59

Louis Trincant, Abrégé des antiquitez de Loudun et païs de Loudunois (1626), manuscrit inédit publié par Roger Drouault, Loudun, impr. de A. Roiffé, 1894, p. 33. 60 G. Corrozet, op. cit., p. 148.

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humaine [...] avec les antiquitez de plusieurs citez mémorables61. Dans un premier temps, Perrin reproduit la leçon que diffusent au même moment les « canards » : les catastrophes et les ruines qu’elles entraînent sont toutes « naturelles », ou toutes humaines aussi bien, puisqu’elles sont inscrites dans le cœur même de l’homme : Si l’ordre naturel se renverse en nostre age62, Si la terre à son sein cache fruit resserré, Si tout son bien Neptune au gouffre tient serré, Et si le ciel emeu nous darde son orage : S’il nous advient encor Cataclysme ou vorage, Si nostre air est d’airain et le dessous ferré, Si le monde par guerre et peste est atterré, Si nous voyons encor quelque plus grand dommage, N’accusons point les Dieux, pour n’estre assez benins N’accusons point les cieux, qui sont trop peu sereins, Les Planettes qui sont en aspect trop malignes : Mais die le plus grand, le moindre et le petit Que le peché où trop l’homme s’assubjetit A tout seul anfanté ces enormes ruines. (Première centurie, Sonnet 85)

Malgré tout, au moment d’évoquer dans une seconde partie du recueil les « Monimens de plusieurs antiques citez, et nommément d’Autun, jadis la plus superbe des Gaules. Exemple vray de l’inevitable mutation des choses humaines », Perrin se trouve confronté au paradoxe de l’antiquaire : si la ruine est la conséquence de la faute humaine, les ruines, elles, témoignent de la grandeur d’un passé qu’elles contribuent à rendre présent, fondant ainsi le discours archéologique, et, dans son cas, poétique : Sur toutes les citez Rome eut bien cette grace De voir ses flancs chargez de tant heureuse race Que les saincts monimens de sa posterité Rechantent tous les jours sa noble antiquité. 61

François Perrin, Trois centuries de sonnets [...] contenant le vray pourtraict de la vie humaine [...] avec les antiquitez de plusieurs citez mémorables, Paris, G. Chaudière, 1588. 62 Dans son épître liminaire, adressée à l’évêque d’Autun, Perrin associe le désordre des saisons aux catastrophes naturelles dans lesquelles, tout comme les auteurs des « canards », il voit des avertissements divins. Il se dit certain que l’évêque saura mener à bien la lutte contre le péché, rendant ainsi aux hommes « un lieu habitable sur terre ».

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[…] Ses enfans immortels ceste heureuse matrone Reguindent tous les jours au plus haut de son throne, Non point leurs os poudreux sous la terre couvers, Mais les esprits divins qui vivent dans leurs vers : Et maçonnent les mains de ces ames divines Ouvrages tous nouveaux, sur ses vieilles ruines.63

Au contraire de Rome, l’Augustodunum antique n’a pas même laissé de décombres. Nul ne sait à quoi peut être attribuée une aussi radicale destruction : Ou si c’est la fureur de la Gotique épée  Ou si l’ire du ciel, ou si t’a le rocher Qui t’avoit sur son dos ainsi faict trebucher.64

La célébration de la ville ne peut donc se faire que sur le thème de l’élan bâtisseur, de la dynamique urbaine qui confond la tâche du constructeur et celle de l’archéologue : Si est-ce que voyant tant de beaux frontispices S’enfler dessus le dos de tes vieux edifices, Et quand je vois fouiller tes vieux murs tous les jours Pour rebastir tous neufs tes antiques sejours. Je dy que ton Daimon, d’une sainte secousse, Encor une autrefois en lumiere te pousse : Qui fasché de se voir si longtemps assommé Sous ce grand corps poudreux, le veult rendre animé.65

Malgré les emprunts textuels que fait Perrin à son prédécesseur, les Antiquités de Du Bellay et les Regrets « qu’il fit dans Rome » ne sont décidément pas ceux des Antiquaires de la Renaissance. Le poète élégiaque et satirique des Trois centuries de sonnets [...] contenant le vray pourtraict de la vie humaine [...] peut bien rappeler que les catastrophes, mises sur le même plan que les « prodiges », sont des avertissements à la vanité humaine, dans un esprit qui rappelle celui des occasionnels :

63 64 65

F. Perrin, op. cit., p. 74. Id. Id.

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Voir tous les elements entre eux se discorder, Les vents s’entrechoquants, les fleuves desborder […] Tant de Phantaumes vains, tant de nueuses ombres, Tant de cris vagabonds par les carrefousr sombres, Tant d’enfans avortez et monstres contrefaicts […] Nous monstrent que les cieux veulent de nostre vice Par mille afflictions, corriger la malice.66

Reste que pour le panégyriste d’Autun comme pour Corrozet « l’un des principaux honneurs que les anciens ayent donné les uns aux autres, entre leurs louenges, […] c’est quand ils ont esté dicts et nommez enfans engendrez, et nez en villes excellents, franches, et de grande renommée »67. La contemplation des ruines est pour Perrin l’occasion d’affirmer sa foi dans un élan bâtisseur que les catastrophes naturelles aussi bien que les vicissitudes de l’histoire donnent en fin de compte l’occasion de célébrer68. Voilà pourquoi Paris sera toujours Paris.

66

F. Perrin, op. cit., p. 75. G. Corrozet, op. cit., épître « Aux nobles et illustres familles de Paris », n. p.  68 Symphorien Champier développe le même thème, en prose, dans ses Antiquités de Vienne : « Et ne se fault donner tristesse ny trouver estrange si Vienne autresfoys a esté quatre foys plus grande et riche quelle nest a present ; car ainsi a esté des aultres citez comme Rome, Athenes, Lacedemoine, Hierusalem, Thebes, et les cites plusieurs en Achaye et Syrie et Macedoine sont par tremblement de terre ruinees, et la cité de Lyon par une nuyct brulee, et Cypre et Candie plusieurs foys ont esté destruictes par tremblement de terre. Tout est subject a fortune et est moins de merveille que Vienne soit de richesses et grandeur abaissee et amoindrie, que totalement ruinee comme Athenes et les citez de Achaie, ou bien Lyon par une nuyct brulee. Et si Lyon despuis cinquante ans est devenue riche et opulante, Vienne aussi a creu en spiritualité et bonté populaire et justice […] » (S. Champier, Cy commence ung petit livre du royaulme des Allobroges dict longtemps apres Bourgongne ou Viennois : Acec lantiquite et origine de la tresnoble et ancienne cite […] Vienne, Lyon, s. n., 1529, réedité par Paul Allut, de même que les Antiquités de Lyon, dans Étude biographique et bibliographique sur Symphorien Champier suivie de divers opuscules françois, […], Lyon, N. Scheuring, 1859. 67

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Bibliographie Borel, Pierre, Les Antiquités, raretés, plantes, minéraux et autres choses considérables de la ville et comté de Castres d’Albigeois et des lieux qui sont à ses environs... et un recueil des inscriptions romaines et autres antiquités du Languedoc et Provence ; avec le rôle des principaux cabinets, et autres raretés de l’Europe […], Castres, A. Colomiez, 1649, réed. en fac simile sous le titre Les Antiquités de Castres : avec le rôle des principaux cabinets et autres raretés de l’Europe, Genève, Minkoff, 1973. Champier, Symphorien, Cy commence ung petit livre du royaulme des Allobroges dict longtemps apres Bourgongne ou Viennois : Avec lantiquite et origine de la tres noble et ancienne cite […] Vienne, Lyon, sn, 1529, réedité par Paul Allut, de même que les Antiquités de Lyon, dans Étude biographique et bibliographique sur Symphorien Champier suivie de divers opuscules françois […],  Lyon, N. Scheuring, 1859. Chorier, Nicolas, Recherches sur les antiquités de la ville de Vienne, 1659, réed. par MM. Cochard, Mermet et Delorme, Lyon, Millon jeune, 1828. Corrozet, Gilles et Champier, Claude, Le bastiment des antiques érections des principales villes et citez assises ès trois Gaules […], Lyon, Benoist Rigaud et Jan Saugrain, 1556. Corrozet, Gilles, La Fleur des antiquitez de la noble et triumphante ville et cité de Paris [1532], publié par le bibliophile Jacob (Paul Lacroix),  Paris, L. Willem, 1874. –, Les Antiquitez, histoires et singularitez de Paris, ville capitale du royaume de France, Paris, G. Corrozet, 1561. De l’Estoile, Pierre Mémoires de Pierre de L’Estoile pour servir à l’histoire de France et Journal de Henri III et de Henri IV, Paris, Foucault, 1825, Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France , 45-48,  4 vol. , vol. 1 p. 200-202. Des Rues, François, Description contenant les antiquitez, fondations et singularitez des plus célèbres villes, chasteaux et places remarquables du royaume de

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France : avec les choses plus mémorables advenues en iceluy, Constances (Coutances), s.n., 1608. Du Breul, Jacques, Le Thrésor des antiquitez de Paris [...], Paris, C. de La Tour, 1612. C’est l’édition citée ici. Autre édition : Le Théâtre des antiquitez de Paris, où est traicté de la fondation des églises et chapelles [...] de l’institution du parlement, fondation de l’université et collèges et autres choses remarquables [...], Paris, P. Chevalier, 1612. Gaguin, Robert, De gestis Francorum, Paris, Thielman Kerver, 1522. Malingre, Claude (sieur de St-Lazare), Les Annales générales de la ville de Paris, représentant tout ce que l’histoire a peu remarquer de ce qui s’est passé [...] en icelle [...], Paris, impr. de P. Rocolet, 1640 ;  Les Antiquitez de la ville de Paris, contenans la recherche nouvelle des fondations et establissemens des églises [...] la chronologie des premiers présidens, advocats et procureurs généraux du Parlement, prévosts gardes de la prévosté [...] prévosts des marchands et eschevins de la diteville [...], Paris, impr. de P. Rocolet, 1640. Ménard, Léon, Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville de Nismes avec les preuves, Paris, H. D. Chaubert, 1744-1758, 7 volumes. Perrin, François, Trois centuries de sonnets [...] contenant le vray pourtraict de la vie humaine [...] avec les antiquitez de plusieurs citez mémorables, Paris, G. Chaudière, 1588. Piémond, Eustache, Mémoires de Eustache Piémond, notaire royal-delphinal de la ville de Saint-Antoine en Dauphiné (1572-1608) publ. D’après les manuscrits de Fontanieu et du p. Hussenot ; préf., notes et index par J. Brun-Durand, Reprod. en fac-sim. de l’édition de Valence, bureau de la Société d’archéologie et de statistique de la Drôme, 1885, Genève, Slatkine Reprints, 1973. Poldo d’Albenas, Jean, Discours historial de l’antique et illustre cité de Nismes, en la Gaule narbonnoise : avec les portraitz des plus antiques et insignes bastimens dudit lieu, Lyon, Guillaume Roville, 1560.

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Solier, Jules-Raymond (de), Les Antiquitez de la ville de Marseille, [...] où il est traicté de l’ancienne républicque des Marseillois [...] translatées de latin en françois par Charles-Annibal Fabrot, Cologny, A. Pernet, 1615. Taillepied, Nicolas, Les Antiquités et singularités de la ville de Rouen [1587], réimprimé avec une introduction et des notes par l’abbé A. Tougard, Rouen, impr. de L. Gy, 1901. Trincant, Louis, Abrégé des antiquitez de Loudun et païs de Loudunois [1626], manuscrit inédit publié avec une notice et des notes par Roger Drouault, Loudun , impr. de A. Roiffé, 1894. Vinet, Élie, L’antiquité de Bourdeaus, présentée au Roy le treziesme jour d’avril, l’an mille cinq cens soixante cinq, Poitiers, Enguilbert de Marnef impr., 1565. Zwinger, Théodore, Methodus apodemica in eorum gratiam qui cum fructu in quocunque tandem vitae genere peregrinari cupiunt, a Theod. Zvingero, [...] Cum indice, Argentinae (Strasbourg), per L. Zetznerum, 1594 [Première éd., Bâle, 1577].

LA CATASTROPHE AU SERVICE DE LA COURONNE : L’INCENDIE ET LA GAZETTE DE LONDRES DE 1666

Plusieurs grands incendies ont ravagé la ville de Londres au cours de son histoire. Entre 1086 et 1135 pas moins de trois sinistres firent rage dans la capitale anglaise, dont on écrivit plus tard que jamais elle ne connut pire destruction1. Cependant, le grand feu de 1666 fait vite oublier toutes les catastrophes passées, pour s’imposer comme le plus grand désastre dans l’histoire de la ville… Par rapport à d’autres catastrophes naturelles, un incendie présente un statut très ambigu, car il introduit un facteur humain absent dans le cas d’une éruption volcanique ou d’un tremblement de terre. L’incendie constitue ainsi une catastrophe davantage susceptible d’intéresser l’historien en raison des chaînes de causalité qu’il rend possibles, puisqu’il peut être présenté comme une action humaine et non plus comme relevant d’un simple hasard. De fait, la façon de rendre compte du grand incendie de Londres de 1666 fournit un terrain privilégié pour étudier le fonctionnement de la narration dans la constitution de l’histoire. En effet, le texte que la London Gazette consacre à l’incendie se présente comme une relation d’événements qui décrivent la progression du feu, même si très vite on s’aperçoit que d’autres enjeux motivent les choix qui président à sa genèse. À cet égard, on peut trouver un modèle intéressant des rapports entre la narration et l’histoire dans la définition de la narrativisation proposée par Louis Mink, que reprend à son compte Hayden White. Ils s’accordent tous deux à penser que cette forme narrative est une forme de compréhension humaine qui produit du sens en imposant une certaine cohérence formelle à un ensemble chaotique d’événements, ces évé1 Roger L’Estrange, A True and Exact Relation of the Most Dreadful and Remarkable Fires, Londres, 1666.

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nements ne possédant en soi aucune forme particulière2. C’est également ce qu’explique le sociologue Richard Harvey Brown en soutenant que l’intrigue (plot) confère une intégrité à des actions et à des personnages, et permet audelà d’encoder un sens moral dans ces actions3. White va plus loin en postulant la présence systématique d’une dimension morale dans la narration historique, une impulsion à « moraliser la réalité » et un désir de représenter (au sens de décrire et au sens d’agir en tant qu’agent) une autorité dont la légitimité dépend de l’établissement de « faits historiques »4. Ce chapitre tentera de montrer tout d’abord les implications politiques dans la genèse du texte de la Gazette de Londres, pour examiner ensuite comment un formatage idéologique se met en place dans la relation de l’incendie, et enfin ce que devient ce modèle officiel, une fois qu’il est établi. Contexte historique En 1665, une grande épidémie de peste fait 70 000 victimes rien qu’à Londres, ce qui à l’époque correspond à près d’un cinquième de la population de la capitale. Le feu survient avant même la véritable fin de l’épidémie et contribue en toute probabilité à en éteindre les derniers foyers. En 1665 également commence pour Charles II la deuxième guerre maritime contre les Hollandais (1665-1667), causée par les rivalités commerciales et coloniales entre les deux pays. Les Anglais déclarent la guerre le 4 mai 1665, du fait de la reprise par les Hollandais de certains comptoirs américains, que l’Angleterre avait annexés quelque temps auparavant. Bien que l’Angleterre fût sortie victorieuse de la première guerre maritime, et qu’elle eût infligé plusieurs défaites à son ennemi au cours de l’année 1665, l’entrée de la Fran2 Louis O. Mink, « Narrative Form as a Cognitive Instrument », Robert H. Canary, Henry Kozicki (éd.), The Writing of History: Literary Form and Historical Understanding, Madison, University of Wisconsin Press, 1978, p. 132 ; Hayden White, « The Narrativization of Real Events », Critical Inquiry, Vol. 7, no 4, 1981, p. 795. 3 Richard Harvey Brown, « Narrative Fiction as Social Text », Society as Text, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 143-144. 4 « We can legitimately suppose that his impulse to write a narrative of this conflict was in some way connected with a desire on his part to represent (both in the sense of writing about and in the sense of acting as an agent of) an authority whose legitimacy hinged upon the establishment of “facts” that were of a specifically historical order. » Hayden White, « The Value of Narrativity in the Representation of Reality », Critical Inquiry, Vol. 7, no 1, 1980, p. 22.

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ce aux côtés des Hollandais en janvier 1666 crée un nouvel équilibre des forces, que les pertes subies lors de l’illustre bataille navale de quatre jours (« Four Days Battle », 11-14 juin 1666) affectent à leur tour. À partir d’août 1666 sont entamées des négociations de paix, qui aboutissent au traité de Breda, près d’un an après, le 21 juillet 1667, scellant la victoire hollandaise. Même si au cours de l’année 1666, l’Angleterre emporte encore plusieurs batailles, ses initiatives sont considérablement réduites en raison des problèmes budgétaires dus notamment à la peste et à l’incendie de Londres. Enfin, depuis sa restauration, Charles II entretient des rapports conflictuels avec la ville de Londres (« Rebellious city », régicide et insoumise) et en particulier avec son maire, car traditionnellement le roi ne pouvait entrer dans Londres sans la permission de ce dernier5. Ainsi, par exemple, à la suite de la bataille de quatre jours, la ville refusa un prêt au roi pour renflouer sa flotte6. Cela dit, au moment de l’incendie, le Lord Mayor est Thomas Bludworth7, un riche marchand aux sympathies royalistes, mais orgueilleux et inexpérimenté8. La principale source d’informations sur l’incendie de Londres, The London Gazette, doit sa naissance à la grande peste de 1665 durant laquelle Charles II se réfugie à Oxford et, n’osant pas toucher The Intelligencer ou The News de peur de la contamination, ordonne un nouveau périodique intitulé d’abord The Oxford Gazette (14 novembre 1665). Thomas Newcombe, l’imprimeur du Commonwealth, obtient le droit de reproduire ces feuillets (c’est-à-dire un folio recto-verso en deux colonnes) à l’usage de quelques gentilshommes. À la fin de la peste, Charles revient à Londres et The Oxford Gazette devient The London Gazette à partir du 5 février 1666 (n° 24) et s’impose très vite aux dépens de ses rivaux. Avec The London Gazette, Thomas Newcombe entre rapidement en concurrence avec Roger L’Estrange, journaliste royaliste, qui avait la charge officielle des licences pour la presse (Licenser) depuis 1663, et qui fonda deux journaux The Public Intelligencer et The News, qui cessent en

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Neil Hanson, The Dreadful Judgement, Londres, Doubleday, 2001, p. 85. Wilbur Cortez Abbott, « English Conspiracy and Dissent, 1660-1674, II », The American Historical Review, Vol. 14, no 4 (Juillet 1909), p. 703. 7 Thomas Bludworth fut maire de Londres du 29 octobre 1665 au 29 Septembre 1666. 8 Voir N. Hanson, op. cit., p. 114 et 308-309 et Adrian Tinniswood, By Permission of Heaven: The Story of the Great Fire of London, Londres, Jonathan Cape, 2003, p. 44-45. 6

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janvier 1666, en raison du succès de The Oxford Gazette et de la perte du monopole des nouvelles. Les événements décrits par le numéro 85 de la Gazette datent, d’après l’en-tête de Thomas Newcombe, du 3 au 10 septembre, mais en vérité le texte sur le feu parle de ce qui s’est passé entre le déclenchement à Pudding Lane (la nuit du 1 au 2 septembre) et le 8 septembre, comme en témoignent les autres entrées de la Gazette, et notamment la dernière sur Dover datée du 8 avec la mention de cet après-midi (« This afternoon »)9. Le texte fut donc composé dans la soirée du samedi 8 pour être mis sous presse probablement le dimanche ou le lundi suivant (dans les nouveaux locaux du Savoy)10. Bien que les dates officielles couvrent la semaine du 3 au 10 septembre, on trouve des entrées datées du 28, 29, 31 août et du 1er et 2 septembre, comme si le texte comblait des lacunes. En effet, d’une part le texte du numéro 85 commence par la mention du cours interrompu (« the ordinary course of this Paper having been interrupted ») et d’autre part le début de l’incendie avait déjà été couvert par le numéro précédent de la Gazette daté du 2 septembre : Ce matin vers deux heures un soudain et déplorable incendie éclata dans la ville, commençant non loin de Thames Street, près du Pont de Londres, qui continue avec grande violence et qui a déjà détruit beaucoup de maisons alentours. Ce triste accident affecta Sa Majesté, lui inspirant tant de tendresse et de compassion, que son plaisir fut de s’y rendre en personne, accompagné de Son Altesse Royale, afin d’ordonner qu’on emploie tous les moyens possibles pour éteindre ce feu, ou pour endiguer sa progression. À cette fin, le Comte de Craven fut envoyé par Sa Majesté, pour prêter assistance en particulier au Maire et à ses magistrats. Et plusieurs compagnies de ses gardes furent dépêchées en ville pour aider par quelque moyen que ce soit dans une si grande calamité.11 9 Toutes les références au numéro 85 de la London Gazette le sont au folio recto-verso original. 10 Dictionary of National Bibliography (DNB), art. Thomas Newcombe. 11 « About two a clock this morning a sudden and lamentable fire brake out in the city, beginning not far from Thames Street, near London Bridge, which continues still with great violence and hath already burnt down to the ground many houses thereabouts; which sad accident affected His Majesty with that tenderness and compassion, that he was pleased to go himself in person, with his Royal Highness, to give order that all possible means should be used for quenching the fire, or stopping its further spreading. In which case, the Right Honourable the Earl of Craven was sent by His Majesty, to be more particularly assisting to the Lord Mayor and magistrates; and several companies of his guards sent into the City to

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Le texte de la Gazette apparaît comme la principale source de tous les autres textes qui décrivent le feu, mais outre ce qui semble un témoignage de première main, il se fonde lui-même sur plusieurs sources antérieures que sont deux proclamations du roi Charles II, datées respectivement du 5 et du 6 septembre12. La première déclaration exprime la compassion du roi et mentionne clairement la décision d’approvisionner en pain les marchés de Londres et de la proche banlieue. Celle du 6, réitère les autorisations de marché dans plusieurs endroits de Londres, stipule le transfert de la bourse vers le Gresham College et contient aussi un appel à l’ordre public. Par ailleurs, au vu du rôle que s’attribue Samuel Pepys dans la lutte contre l’incendie, on peut se demander si son journal, ou ses opinions orales et ses lettres officielles, ont pu jouer un rôle dans la genèse de la Gazette. Outre l’implication de Pepys auprès du roi (d’après son journal, c’est Pepys qui l’aurait prévenu de l’incendie)13, le lien avec Thomas Newcombe peut se faire via la Royal Society dont Pepys était déjà proche et dont Newcombe éditait les Philosophical Transactions entre 1665 et 1670. Le texte de la Gazette : faits et enjeux En raison des conditions de sa genèse et de la nature même de la source, les objectifs de ce texte sont multiples. Tout d’abord, la London Gazette est un organe de presse, ce qui dicte son premier objectif – journalistique –, celui d’informer. L’entrée spéciale de la Gazette relative à l’incendie se présente comme un compte-rendu (« a true accompt ») offrant une narration de faits survenus entre le 3 et le 7 septembre. On y trouve de nombreuses précisions de temps (les heures et les jours au fur et à mesure de la progression de l’incendie)14, be helpful by what ways they could in so great calamity » (Cité par N. Hanson, op. cit., p. 169). 12 His majesty in his princely compassion and very tender care, Londres, John Bill et Christopher Barker, [5 Sept.] 1666 et By the King a proclamation for the keeping of markets to supply the city of London with provisions, and also for prevention of alarms and tumults, and for appointing the meeting of merchants, Londres, John Bill et Christopher Barker, [6 Sept.] 1666. 13 « So I was called for, and did tell the King and Duke of Yorke what I saw » (Samuel Pepys, Diary 1659-1667, entrée du 2 septembre, http://www.bibliomania.com/2/1/59/106/ frameset.html). 14 « On the Second instant at One of the Clock in the Morning » ; « all that day, and the night following » ; « all Monday and Tuesday » ; « on Tuesday night », etc.

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de lieu (surtout les noms de rues)15 et des circonstances (en particulier la direction et la force du vent)16. Tous ces détails factuels recoupent les autres sources directes sur l’incendie que sont le journal de Pepys et celui de John Evelyn (l’un de ceux qui eurent la charge royale de la lutte contre le feu), où l’on retrouve les mêmes noms des rues et la même chronologie. En revanche, le texte de la Gazette se montre bien plus proche du journal de Pepys que de celui d’Evelyn pour ce qui est des autres aspects, comme par exemple l’insistance sur le sauvetage des biens (beaucoup moins présente chez Evelyn). Enfin, la Gazette introduit également des passages de pure propagande qui lui sont propres et qui ne trouvent pas d’écho dans les autres sources comme l’épisode du refus par le peuple des biscuits pour marins. En plus d’être un organe de presse, la London Gazette de Thomas Newcombe jouit depuis peu du statut de porte-parole officiel de la couronne. Ainsi, au-delà de l’information, le texte cherche à apaiser la panique devant ce désastre sans précédent et à rétablir l’ordre public. À cet effet, le texte s’évertue à dédramatiser l’événement. Il est dénué de toute métaphorisation, et évite systématiquement de mentionner des détails visuels et sensationnels. Contrairement aux publications qui suivent17 (notamment les sermons ou les poèmes), il n’y a pas de maisons qui s’effondrent sur les gens, pas de cendres ou de flammes spectaculaires, pas de cris, pas de morts… Du point de vue lexical, cette dédramatisation commence dès la première phrase, avec l’emploi du mot « Accident », qui conclura également le texte, qui présente l’incendie comme un événement naturel. De même, par rapport aux proclamations royales, les adjectifs qui qualifient le feu changent. Alors que dans celle du 5 septembre le feu était qualifié de horrible et funeste (« dreadful and dismal »), dans la Gazette, il devient triste et lamentable 15

Voir en particulier le chapelet des rues à la fin du troisième paragraphe qui décrit les limites atteintes par le feu : « a stop was put to it at the Temple-Church, neer Holborn-Bridge, Pie-Corner, Aldersgate, Cripple-gate, neer the lower end of Coleman-street, at the end of BasinHall-street by the Postern, at the upper end of Bishopsgate street, and Leaden-Hall-street, at the Standard in Cornhill, at the Church in Fan-Church-street, neer Clothworkers-hall in Mincing-lane, at the middle of Mark-Lane, and at the Tower-Dock. » 16 « a violent Easterly Wind » ; « the Wind slackned a little » ; « blown forwards in all its way by strong Winds » ; « up the Wind ». 17 Par exemple, le témoignage sur Moscou chez Rege Sincera ou les détails fournis par Edward Waterhouse.

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(« sad and lamentable ») (deux adjectifs employés aussi par Pepys18), puis « deplorable », termes qui insistent sur la peine du peuple. Cela dit, le cœur du récit se contente de « Fire ». Nous sommes donc loin ici de la prose surchargée d’un Edward Waterhouse qui évoque « ce feu furieux, qu’on n’oubliera jamais et qu’on ne déplorera jamais assez »19. Dans le même souci de dédramatisation, le texte évite de quantifier l’ampleur du désastre. Bien que « accompt » puisse également être compris dans le sens de bilan, le texte se contente de décrire la progression du feu et ne comporte aucun bilan des dégâts ou de victimes, contrairement aux textes qui le suivent comme ceux d’Edward Waterhouse ou de Rege Sincera, ou même de la version trilingue de la Gazette publiée à Amsterdam. Il s’agit là d’une volonté politique de minimiser les dégâts, car déjà l’entrée du 2 septembre du journal de Pepys mentionne que « 300 maisons avaient brûlé cette nuit du fait de l’incendie que nous avions observé »20 et celle du 3 septembre chez John Evelyn fait état de plus de 10 000 maisons : « Dieu fasse que mes yeux ne revoient plus jamais un spectacle semblable, moi qui ai vu plus de dix mille maisons consumées toutes par une même flamme21. » De la même façon, le reste de la Gazette semble montrer que la vie continue et que les affaires suivent leur cours, malgré l’« accident ». Les entrées sur les victoires maritimes de la semaine en cours témoignent de la force militaire intacte, et c’est peut-être cette volonté qui explique la présence de faits d’armes antérieurs au 3 septembre, comme celui de Balsey Cliff le 31 août ou celui de la baie Sainte Hélène du 1er septembre. D’autres épisodes insistent sur l’état de l’approvisionnement de l’armée et, au-delà, sur celui des finances de l’État. Ainsi, un paragraphe de l’entrée principale s’attarde sur l’arsenal épargné : Autour de la Tour, des ordres opportuns donnés pour abattre des maisons afin de sécuriser les magasins de poudre furent particulièrement couronnés de succès, cette partie étant contre le vent. Néanmoins, le feu arriva presque aux portes mêmes, mais grâce à cette disposition, les nombreux entrepôts militai18  

S. Pepys, entrée du 2 septembre, Journal, trad. sous la dir. d’André Dommergues, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1994, vol. II, p. 498. 19 « that furious, never to be forgotten, and never enough to be lamented Fire » (Edward Waterhouse, A short narrative of the late dreadful fire in London, 1667, p. 1). 20 « 300 houses have been burned down to-night by the fire we saw » (S. Pepys, entrée du 2 septembre, op. cit., p. 498). 21 « God grant mine eyes may never behold the like, who now saw above ten thousand houses all in one flame » (John Evelyn, entrée du 3 septembre, The Diary of John Evelyn, éd. Guy de la Bédoyère, Woodbridge, Boydell Press, 2004, p. 154).

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res situés dans la Tour furent entièrement sauvés. Et nous avons encore plus de raisons infinies de remercier Dieu de ce que l’incendie n’eût lieu dans aucun des endroits où se trouvent les entrepôts maritimes, de sorte que, s’il avait plu à Dieu de nous visiter de sa main même, il ne nous a pas exposés, en nous privant des moyens de poursuivre la guerre, à la merci de nos ennemis.22

L’objectif de cet épisode détaillé de la lutte contre le feu est clairement affiché dans les dernières lignes qui rappellent le contexte de la guerre maritime et se veulent rassurantes sur le rapport des forces. Une autre entrée de la Gazette, non datée et composée en italiques, informe sur la réouverture des principaux services bancaires et postaux : On informe par la présente que Sir Robert Viner est à présent installé dans la maison africaine près du milieu de Broad Street, où il compte gérer ses affaires (comme il le faisait auparavant à Lombard Street) ayant par la bonne providence de Dieu été entièrement préservé par une évacuation de ses biens à temps et en sécurité, presque vingt-quatre heures avant que le feu furieux ne fût arrivé à Lombard Street. De même le conseiller Meynell et le conseiller Backwell, ainsi que d’autres de Lombard Street, leur patrimoine étant semblablement préservé, comptent s’installer dans quelques jours dans ou près de Broad Street. Les bureaux de la Poste se tiennent pour l’instant aux deux pilliers noirs dans Bridges Street, en face de la taverne Fleece à Covent Gardens, jusqu’à ce qu’on trouve un endroit plus pratique à Londres.23 22

« About the Tower, the seasonable Orders given for plucking down Houses to secure the Magazines of Powder, was more especially successful, that Part being up the Wind, notwithstanding which, it came almost to the very Gates of it, so as by this early provision, the severall Stores of War lodged in the Tower were entirely saved : And we have further this infinite cause particularly to give God thanks that the fire did not happen in any of those places where his Majesties Naval Stores are kept, so as though it hath pleased God to visit us with his own hand, he hath not, by disfurnishing us with the means of carrying on the War, subjected us to our Enemies. » 23 « Notice is hereby given, That Sir Robert Viner is now settled in the Affrican house near the middle of Broad-street London, where he intends to manage his affairs (as formerly in Lumbardstreet) having by the good providence of God been entirely preserved by a timely and safe removal of all his concerns, almost twenty four hours before the furious Fire entered Lumbardstreet. Also Alderman Meynell, and Alderman Backwell, with divers others of Lumbardstreet, being likewise preserved in their Estates, do intend to settle in a few days in or neer Broadstreet. The general Post-Office is for the present held at the two Black pillars in Bridges-street, over against the Fleece-Tavern in Covent Gardens, till a more convenient place can be found in London. »

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Cette triple entrée, qui ressort du reste de la Gazette par l’emploi de lettrines, consacre les deux premiers paragraphes aux trois principaux financiers de la couronne, Backwell, Meynell et Vyner, dont les locaux ont pu être déménagés à temps sans subir aucune perte. Elle confirme ainsi que la reconstruction est rapide et l’économie indemne. Un dernier épisode s’ajoute à cette accumulation d’exemples rassurants, comme la livraison à Moorefield de biscuits militaires : lorsque Sa Majesté […] avait ordonné au magasinier de la Marine d’envoyer du pain à Moorefields pour soulager les pauvres, lequel pain pour plus de célérité fut envoyé sous forme de biscuits sortis des entrepôts de la Marine. On découvrit que les marchés avaient déjà été si bien approvisionnés que les gens, n’étant pas habitués à cette sorte de pain, le refusèrent, et il fut donc renvoyé en grande partie aux entrepôts de sa Majesté, sans qu’on l’utilisât.24

Ce passage permet à la fois de refaire une allusion au bon état des entrepôts de la Marine et de montrer que le moral des Londoniens est bon, vu qu’ils ne sont pas affamés et font même les difficiles. Le tableau qu’en dresse Pepys dans son journal est beaucoup plus contrasté par rapport à l’enthousiasme de la Gazette : Nous fîmes une incursion à Moorfields […]. L’endroit était grouillant de monde ; des malheureux venaient y porter leurs biens et chacun montait bonne garde à proximité immédiate (c’est une bénédiction pour eux que le beau temps leur permette de rester dehors, de jour et de nuit) ; j’y pris une boisson et payai deux pence une simple miche de pain d’un penny.25

Le fait que dans son journal Pepys ne fasse aucune allusion à la livraison évoquée par la Gazette semble indiquer que le rôle de cet épisode est essentiellement d’ordre idéologique. 24

« when His Majesty […] had Commanded the Victualler of his Navy to send Bread into Moore-Fields for the relief of the Poor, which for the more-speedy supply, he sent in Bisket out of the Sea Stores; it was found that the Markets had been already so well supplied, that the people, being unaccustomed to that kind of Bread, declined it, and so it was returned in great part to his Majesties Stores again, without any use made of it. » 25 « Walked into Moorefields […] and find that full of people, and poor wretches carrying their good there, and every body keeping his goods together by themselves (and a great blessing it is to them that it is fair weathe for them to keep abroad night and day ; drank there, and paid two-pence for a plain penny loaf » (S. Pepys, entrée du 5 septembre, op. cit., vol. II, p. 505).

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Tous ces détails montrent que le feu n’a pas entamé le moral des troupes pas plus que celui des Londoniens, et visent donc à démentir les rumeurs d’affaiblissement, comme le rappelle une des tournures finales du texte : « pour réfuter tous les ennemis de Sa Majesté26. » L’un des traits frappants de ce court texte est l’emphase sur l’intervention humaine : se met en place une opposition entre la personne du roi, courageux et efficace, et les Londoniens dont la principale préoccupation est de sauver leurs biens. Cet aspect, une fois de plus, se retrouve chez Pepys dont le journal décrit fréquemment l’évacuation des biens, y compris les siens. Ainsi, on trouve pas moins de treize allusions au sauvetage de biens dans les entrées pour les trois premiers jours, alors que dans son journal, John Evelyn ne consacre qu’une phrase dont la syntaxe ne semble pas généraliser l’attitude en question : Ici nous vîmes la Tamise couverte de biens qui flottaient, toutes les barques et bateaux chargés de ce que certains eurent le temps et le courage de sauver, tandis que sur l’autre berge, [nous vîmes] un défilé de charrettes etc., en direction des champs, qui sur plusieurs lieues étaient parsemés de mobilier de toutes sortes et de tentes dressées pour abriter les gens et ce qu’ils purent évacuer de leurs biens […]27

En effet, Evelyn semble même suggérer le contraire, du moins au commencement de l’incendie : ils esquissaient à peine un geste pour arrêter le feu, de sorte qu’on n’entendait et ne voyait rien d’autre que les pleurs et les lamentations, ainsi que des gens courant çà et là comme des dérangés, sans même essayer de sauver leurs biens, si étrange était la consternation qui les avait envahis.28 26

« to the confutation of all his Majesties enemies. » « Here we saw the Thames coverd with goods floating, all the barges & boates laden with what some had time & courage to save, as on the other, the Carts &c carrying out to the fields, which for many miles were strewed with moveables of all sorts, & Tents erecting to shelter both people & what goods they could get away […] » (J. Evelyn, entrée du 3 septembre, op. cit., p. 154). On trouve aussi la mention de cette préoccupation sous la plume de Van Gangelt : « les vns emportent leurs meubles & tout ce qu’ils ont de plus precieux […] » (Réflexions sur l’embrasement de la ville de Londres, en forme de lettre à Ariste, par Mr. Van Gangelt, Paris, 1666, p. 7). 28 « they hardly stirr’d to quench it, so as there was nothing heard or seene but crying out & lamentation, & running about like distracted creatures, without at all attempting to save even their goods; such a strange consternation there was upon them » (ibid.). 27

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En fait, ce qu’il critique bien davantage, c’est l’attachement des autorités de la ville, et non celui des autres Londoniens, aux biens terrestres, en dénonçant l’incompétence initiale des responsables : Cela, quelques marins expérimentés l’avaient proposé bien assez tôt pour sauver la ville entière, mais quelques hommes et conseillers obstinés et avares ne voulurent le permettre, parce que leurs maisons auraient dû être abattues en premier […]29

Évidemment, on ne retrouve rien de tel dans le texte de la Gazette, car celui-ci partage avec Pepys la vision d’un peuple préoccupé par le matériel. S’ensuit une leçon de morale qui se construit à partir d’un parallèle opposant deux associations : d’une part le roi plein de compassion, de l’autre le peuple affolé (« distracted »). Progressivement cette opposition s’accompagne d’un rapprochement effectué par le passage de « people » à « we », comme l’a montré Cynthia Wall30. L’objectif de ces choix rhétoriques est à la fois de culpabiliser les gens (mais pas trop) et de les amener à un sentiment de solidarité et d’unité. En même temps, la leçon de morale qui reproche aux gens de se préoccuper en priorité de leurs biens trouve un écho ironique plus loin dans la Gazette lorsqu’on parle des banquiers et orfèvres Vyner, Meynell et Backwell, évoqués ci-dessus, qui ouvrent leurs nouveaux locaux dans Broadstreet. Ici s’affrontent les deux enjeux idéologiques de la Gazette : leçon de morale pour les personnes qui se sont davantage préoccupées de leurs biens que de sauver la ville, mais aussi nouvelles rassurantes des financiers de la couronne et donc de la solidité du royaume. La propagande autour de la personne du roi et de la force de l’armée occupe plus d’un tiers du texte. Le rédacteur de la Gazette emploie systématiquement la forme passive pour parler des conséquences du feu et de l’impuissance du peuple à maîtriser ce feu et oppose la forme active pour les exploits du monarque et la volonté de Dieu. Cette stratégie produit deux effets. Le premier est de rapprocher l’action de Dieu de celle du roi, même si au départ les deux semblent opposées, puisque l’action de Dieu est le feu luimême et l’action du roi est de le combattre. Un tel rapprochement évacue 29 « This some stout Seamen proposd early enought to have saved the whole Citty: but some tenacious & avaritious Men, Aldermen &c. would not permitt, because their houses must have ben the first » (J. Evelyn, entrée du 5 septembre, op. cit., p. 155). 30 Cynthia Wall, The Literary and Cultural Spaces of Restoration London, Cambridge, C.U.P., 1998, p. 10.

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l’idée que le roi puisse être responsable de la colère divine. Le second est de propulser le roi (« His Majesty ») et son frère (« His Royal Highness ») au premier plan de la narration, « devant le feu » en quelque sorte, et cela est renforcé par l’association à la fratrie royale d’adjectifs tels que : « indefatigable », « never despairing or slackning », tandis que le peuple de Londres est qualifié de « distracted », « distressed », « in the last despair »31. Un autre élément vient s’ajouter au portrait flatteur et rassurant du monarque, en reflétant des actions décidées par le roi. Il s’agit de l’arrivée du duc d’Albemarle. Celui-ci est rappelé en urgence de la flotte par le roi et revient le 6 septembre pour l’aider. La Gazette en donne la raison suivante : « pour l’assister dans cette circonstance supérieure, pour prêter sa main heureuse et couronnée de succès au terme de cette délivrance mémorable 32. » On peut se demander si le choix de George Monck duc d’Albemarle33 n’était pas une façon de s’allier davantage la sympathie de toutes les factions et de diminuer le sentiment anticatholique (sur lequel nous reviendrons plus loin), car Monck avait été l’un des principaux champions de Cromwell avant de choisir le camp du roi à la Restauration. De plus, Pepys le présente comme un homme de consensus en évoquant son souci d’éviter la panique34. Or, au moment de l’arrivée de Monck, le feu est déjà circoncis et le rôle de Monck se limitera en fait à organiser le déblayage des ruines, ce qui montre que sa mention dans la Gazette obéit à une volonté d’apaisement plutôt qu’à un fait marquant de la lutte contre l’incendie35. À première vue, l’utilisation du mot « Accident » au début et à la fin du texte ne fait que ressortir l’affirmation contradictoire qui se trouve quelques paragraphes plus loin : « toute cette affaire fut l’effet d’une malchance, 31

Une stratégie semblable se retrouve dans les proclamations du 5 et du 6 septembre.  « for to assist him in this great occasion, to put his Happy and Successful Hand to the finishing this memorable Deliverance. » 33 Cf. DNB, art. George Monck : « It is a measure of how highly Charles valued his expertise in any crisis that he automatically called him to this one » (« La haute estime dans laquelle Charles tenait l’expertise de Monck en toute crise se voit dans le fait qu’il l’a automatiquement appelé pour celle-ci »). 34 « his care in keeping things quiet » (« son souci de maintenir l’ordre public ») (S. Pepys, entrée du 8 septembre, vol. II, op. cit., p. 510). 35 On peut la mettre en parallèle avec le silence sur l’incompétence du maire Thomas Bludworth. Par ailleurs, les faits d’armes victorieux mentionnés dans la deuxième partie de la Gazette font écho en creux à l’importance du duc-amiral. 32

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ou pour le dire mieux, la lourde main de Dieu sur nos péchés, nous montrant la terreur de son Jugement en provoquant ainsi l’incendie [...]36. » Chance ou volonté divine semblent s’allier ici pour exclure une autre thèse qui circule bien davantage. Le journal de Pepys situe clairement le problème qui se pose au roi dans son entrée du 7 septembre, c’est-à-dire juste avant que ne paraisse la Gazette : [Le Roi] espère que nous n’aurons pas de désordres populaires du fait de cet incendie – ce que chacun redoute, à cause des rumeurs accusant les Français d’y avoir prêté la main. La conjoncture est certes propice aux mécontentements, mais chacun est surtout soucieux de se protéger et de sauvegarder ses biens. La milice est partout sur le pied de guerre.37

La Gazette mentionne les arrestations de Français et de Hollandais, mais rejette toute rumeur de complot. Bien qu’elle mentionne également l’ouverture d’une enquête parlementaire (« severe Inquisition ») conduite par le juge Keeling, elle impose en même temps, et sans aucun embarras, une version officielle de l’événement et de sa causalité avant même la conclusion officielle : « Nonobstant ces soupçons […] nous fait conclure38. » Dans son article, Frances E. Dolan analyse les nombreux doutes sur le déroulement de l’enquête39. Ce qui n’est pas abordé en revanche c’est l’implication du complot catholique au-delà de la nationalité des suspects. En effet, la mention des deux nations permet de limiter les connotations au simple contexte maritime sans nourrir un sentiment anticatholique déjà très fort. Et pourtant, la menace du 36 « the whole was an effect of an unhappy chance, or to speak better, the heavy hand of God upon us for our Sins, shewing us the terrour of his Judgment in thus raising the fire […]. » 37 « [The King] hopes we shall have no publique distractions upon this fire, which is what every body fears, because of the talke of the French having a hand in it. And it is a proper time for discontents; but all men’s minds are full of care to protect themselves, and save their goods: the militia is in armes every where » (S. Pepys, op. cit., entrée du 7 septembre, vol. II, p. 508). 38 « notwithstanding which suspicions […] makes us conclude. » 39 Frances E. Dolan, « Ashes and “the Archive”: The London Fire of 1666, Partisanship, and Proof », The Journal of Medieval and Early Modern Studies, 31:2, Printemps 2001, p. 379-408, en particulier p. 391-392. Elle montre surtout les manquements relevés dans l’enquête parlementaire et les problèmes liés à la publication du True and Faithful Account (suite du rapport parlementaire, publié sans permission, que les autorités tentèrent de supprimer).

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complot catholique est d’autant plus plausible que le feu commence à la date anniversaire du « Rathbone Plot »40 , qui fut déjoué par les espions de Charles II en 1665. Le soin particulier mis à éviter toute insinuation ou allusion religieuse vient peut-être du fait que le roi lui-même est critiqué pour ses sympathies catholiques, pour la confession catholique de sa famille (surtout Maria Henrietta) et soupçonné régulièrement de vouloir instaurer à nouveau le catholicisme en Angleterre. Reprises du texte de la Gazette Le premier texte à reprendre le texte de la Gazette, Afbeelding, en kortbondige beschrijving, est publié à Amsterdam en 1666 par Marcus Willemsz Doornick, cartographe et graveur, en version trilingue, hollandais, français, anglais. Placées sous une grande gravure de la ville de Londres en flammes, les trois versions présentes sur ce feuillet relatent chacune à sa façon l’incendie de Londres. Un détail dans la version française permet de dater le texte assez précisément puisqu’on y fait allusion à une réunion du Parlement sur la reconstruction de Londres : « pour cet effet le Parlement qui se doit assembler dans 8 jours en doit donner le modelle. » Sachant que les Commons passèrent deux journées à en débattre, le 27 et le 28 septembre, on peut dater la parution d’Afbeelding aux environs du 20 septembre, soit moins de deux semaines après les événements41. Le texte anglais d’Afbeelding reprend textuellement les paragraphes 2, 3, 4 et 5 de la Gazette, mais sans faire allusion de quelque manière que ce soit à sa source ou à l’autorité officielle de ce texte. De plus, il réduit l’original, 40

« an old plan in a new, and, under the circumstances, a more dangerous form. It contemplated the capture of the Tower by men crossing the moat in boats and surprising the undefended walls. Governor Robinson and General Browne were to be killed, and, strange precursor of the later catastrophe, the City was to be fired. The date set for the attempt was the sacred day of the Cromwellians, September 3 » (« un ancien plan sous une forme nouvelle et, vu les circonstances, plus dangereuse. Il consistait à s’emparer de la Tour à l’aide d’hommes traversant la douve à la rame et prenant par surprise les murailles sans défense. On devait tuer le gouverneur Robinson et le général Browne et, signe précurseur bien étrange de la catastrophe à venir, on devait mettre le feu à la ville. La date arrêtée pour cette tentative était le jour sacré des Cromwelliens, le 3 septembre » (W. C. Abbott, art. cit., p. 700.) 41 On peut également remarquer que la gravure semble utiliser une vue de Londres plus ancienne à laquelle des flammes ont été ajoutées, sans doute en raison du caractère urgent de la publication.

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mais ici ce sont les passages relatifs à l’action du roi qui disparaissent. Ne restent que deux courts passages illustrant la lutte contre l’incendie, qui ne mentionnent que le Duc d’York : « son Altesse royale ne cédant jamais au désespoir ni ne relâchant ses efforts personnels, œuvra si efficacement ce jourlà42… » (§2) et « son Altesse royale, qui veillait là tout cette nuit en personne43… » (§3). En revanche, les deux passages qui parlaient du roi dans ces quatre paragraphes ont été élagués. Enfin, l’effet le plus intéressant est la brusque interruption du récit au paragraphe 5 qui est écourté et s’arrête après « seemed insufficient ». Bien que cette tournure négative vienne clore une longue phrase faisant l’éloge de la miséricorde de Dieu, qui après avoir châtié les péchés laisse renaître l’espoir, sa présence en fin de texte rappelle l’impuissance humaine face à la catastrophe. Bien entendu, la version trilingue de ce texte ne peut qu’être dictée par le contexte de la deuxième guerre maritime contre les Hollandais, ces derniers étant alliés aux Français depuis janvier 1666. Même si elle n’est pas systématique, l’élimination ou la réduction du rôle du roi prend des allures de propagande politique, avec l’effet inverse par rapport à l’original : là où le texte de la Gazette glorifie le monarque et appelle à l’union nationale, la publication hollandaise met surtout l’accent sur la destruction de la ville, et le rôle du roi (ou en l’occurrence de son frère) est réduit à sa lutte contre le feu, plutôt que sa popularité auprès du peuple de Londres, qui était longuement exposée dans la seconde partie de la Gazette. De même, Afbeelding conserve la phrase sur les arrestations et l’enquête : « Divers étrangers, des Hollandais et des Français, furent appréhendés pendant l’incendie44… » La version française pour sa part n’offre pas de traduction, mais une réécriture assez intéressante et qui semble plus proche de l’esprit de la Gazette. Tout d’abord, le roi y retrouve la place centrale. On parle de son implication dans la lutte contre le feu : « Le Roy & M. le Duc d’Yorck monterent à cheval pour exhorter le Maire & tous les autres par leur exemple à travailler à l’extinction de l’embrasement. » On y évoque sa compassion et ses mesures pour les Londoniens ainsi que l’arrivée de Monck : « Le Roy voyant de si tristes spectacles devant ses yeux, a feit dresser des tentes pour loger le monde qui n’a point de couvert ; & tirer des Magazins les vivres qui estoient destinés 42 « his Royal Highness never despairing or slackning his Personal Care, wrought so well that day… » 43 « his Royal Highness, who watched there that whole night in Person… » 44 « Divers Strangers, Dutch and French, were, during the Fire, apprehended… »

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pour la Flote afin de les destribuer à ceux qui en auront besoin. […] Le Roy apprehendant que cet embrasement ne fut suivi de quelqu’autre chose de plus facheux a depesché un Courrier au General Monk pour le faire venir ici en toute diligence.  » On notera d’ailleurs qu’ici l’anecdote des biscuits ne conserve que le geste, pas l’embellissement hautement idéologique de la Gazette. Le texte français comporte également une série d’ajouts, dont le plus frappant est l’insertion dans la narration d’un bilan des dégâts : « il a consumé environ 18 ou 20 000 maisons, la Bourse & 80 Eglises y compris celle de S. Paul. » On y trouve par ailleurs des allusions à la reconstruction de la ville, comme l’annonce du débat parlementaire ou encore la reconstruction de la Bourse. Enfin, les réactions xénophobes des Londoniens y sont traitées de façon plus détaillée, mais tout en gardant une position peu polémique : on creut que les François & les Hollandois qui sont en céte ville en estoient les auteurs, ce qui fit qu’on en emprisonna plusieurs & que quelques uns des plus considerables se refugierent chés les Ministres étrangers, mais peu de temps après, le Roy ayant sceu qu’ils n’y avoient rien contribué, on les a relachez ; il est vrai pourtant qu’un Boulanger Flaman dans le plus fort de la fureur populaire, fut presque déchiré, & sa maison pillée, & une pauvre femme qui fuyoit avec balles d’odeur, qu’on prenoit pour balles de feu, fut tuée, & foulée sous les pieds.

En effet, on y rappelle les arrestations et on ajoute même l’histoire d’un lynchage, tout en précisant le rôle du Roi dans l’accalmie. Les mêmes remarques peuvent être faites sur le texte hollandais, le plus détaillé et le plus long des trois. Les différences les plus notables sont surtout au niveau du ton, plus « enflammé », plus dramatique que la Gazette et que les textes anglais ou français d’Afbeelding qui partagent avec leur source un ton très informatif. Ainsi, la narration commence par un préambule qui insiste sur le caractère exceptionnel et inégalé de l’événement : De plusieurs incendies dévastateurs/ par lesquels beaucoup de villes ont péri/ témoignent les histoires anciennes et nouvelles ; mais de cet incendie destructeur et affreux dans la ville de Londres, qui a débuté le 12 Septembre/ on n’a rien lu de pareil en plusieurs siècles.45 45

« Van verscheyde schadelijcke Branden/ waer door veele Steden zijn t’onder gebracht/ getuygen d’oude en nieuwe Historiën; maer van dese vernielende en gruwelijken Brandt/ in de Stadt Londen, op den 12 Septemb. begonnen/ heeftmen in eenige Eeuwen niet gelesen. »

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Du point de vue factuel, ce texte-là est encore plus riche en listes de rues et en détails de la progression du feu. Comme son pendant français, il chiffre le bilan des pertes : On ne peut estimer combien de maisons ont brûlé au total ; mais on suppose 20 000 maisons/ et sur les 98 églises 11 seulement furent intactes/ de sorte que 87 ont brûlé/ parmi lesquelles la très fameuse Saint Paul…46

Il inclut également une liste de 43 bâtiments détruits par le feu qui sont numérotés et mentionnés sur la gravure. L’auteur hollandais ajoute même à la toute fin du texte une remarque d’une ironie cruelle, en précisant que « l’église flamande est restée debout ». En outre, la version hollandaise s’attarde sur la misère des rescapés, qui dorment à dix ou douze familles par maison ou qui tout simplement n’ont plus de toit au-dessus de leur tête. Comme dans le texte français, on y trouve l’épisode du boulanger flamand et la femme aux balles d’odeurs, agrémenté même de détails macabres (à propos de la femme : « battue et tuée ; oui, coupée en morceaux »), mais ici l’effet de ces anecdotes est amoindri par la mention du rôle joué par le roi et son frère. Ainsi c’est le Duc d’York qui sauve le boulanger flamand, et l’épisode du lynchage est immédiatement suivi par l’initiative royale d’acheminer les biscuits de la marine. Cette gazette trilingue offre donc une position hétéroclite et ne présente pas un parti pris particulier. Le texte anglais est très raccourci, mais les coupes effectuées dans le texte original de la Gazette et qui pouvaient suggérer un détournement, ou du moins un changement idéologique, ne sont pas confirmées par le traitement des versions française et hollandaise. Les détails sur le lynchage ou sur le boulanger flamand ne remplissent pas un rôle de propagande pour discréditer les autorités anglaises, mais semblent plutôt se justifier par le lieu de publication et l’intérêt qu’ils peuvent susciter à Amsterdam auprès des trois communautés. Le deuxième document est A True and Exact Relation of the Most Dreadful and Remarkable Fires (1666) de Roger L’Estrange, qui reprend textuel(Je remercie Alexander Roose et Josée Nuyts-Giornal pour leurs efforts conjugués pour traduire ce texte). 46 « Wat Huysen in ’t geheel zijn verbrandt/ kanmen niet wel seggen; maer men gist 20 duysent Huysen/ en van 98 kecrcken zijn maer 11 ongeschent gebleven/ soo dat’er 87 zijn verbrandt/ daer onder de seer beroemde St. Paulus Kerck… »

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lement une grande partie de la narration, mais en raccourcissant systématiquement les phrases. Ses principales stratégies sont l’élimination de détails, d’adjectifs, d’adverbes, voire de passages entiers, et parfois la réécriture condensée de certains passages plus longs. L’emprunt peut surprendre lorsqu’on sait que L’Estrange était le grand rival de Thomas Newcombe dans les privilèges liés à l’imprimerie royale. Au moment de l’incendie, L’Estrange est déjà sur le déclin, et apparemment n’hésite pas à reproduire un texte qui serait immédiatement reconnu étant donné que les deux imprimeurs s’adressent au même public. Il faut sans doute mettre cet emprunt textuel sur le compte de l’urgence dans laquelle paraît ce premier texte, car lorsque L’Estrange revient sur le même thème en février 1667, il fournit un petit texte original qui fait figure de synthèse47. Une ballade, The Londoners Lamentation, publiée très vite après la Gazette, en 1666, reprend dans l’ordre les événements décrits par la première page de la Gazette. En effet, si l’on passe sur les expressions de pathos et les métaphores, le cœur factuel de la ballade colle de près à la Gazette : on commence par la date, l’heure et l’endroit, ainsi que la direction du vent. Les différents noms de rue mentionnés dans la ballade sont les mêmes que dans la Gazette, même si la litanie survient un peu plus loin. La ballade insiste également sur les gens occupés à sauver leurs biens, et sur le rôle du roi et du Duc d’York. Ses visées sont semblables à celles de la Gazette, même si le contexte politique de la guerre est évacué, seule restant l’allusion au complot franco-hollandais qui est nié de la même façon et qui finit sur le même appel à l’unité et à la réconciliation. Enfin, l’usage le plus intrigant de la Gazette demeure celui fait par Rege Sincera dans ses Observations both Historical and Moral upon the Burning of London (1667). En effet, l’auteur insère l’intégralité de la Gazette sur l’incendie dans son préambule. Il l’introduit comme « le récit vrai et brut de l’évenement comme il est arrivé, tel qu’il a été imprimé avec le consentement de Sa Majesté et les autorités publiques »48 , ce qui cette fois ne laisse aucun 47

Voir R. L’Estrange, An Exact account of the most remarkable fires, Londres, 1667. « the true and naked Narrative of the Fact as it did happen, and as it hath been printed by the consent of His Majesty, and of the Publick Authority » (Rege Sincera, Observations both Historical and Moral upon the Burning of London, Londres, Thomas Ratcliffe, 1667, p. 1). 48

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doute quant à la source. Le texte est encadré par des colophons et porte même la mention initiale de « Whitehall, September 8 ». Chez Sincera, le texte de la Gazette répond à un autre insert un peu plus loin, celui de l’incendie de Moscou, que Sincera emprunte à un marchand hollandais, mais qu’on retrouve plus d’un demi-siècle plus tôt chez Simon Goulart49. Le statut de ce texte est assez problématique en l’absence de l’original hollandais, dont prétendent s’inspirer ces deux versions anglaises. La première, de Simon Goulart, et qui fut traduite dès 1607 en anglais, précise une source non encore publiée : l’histoire suyvante, merveilleuse en toutes sortes, escrite par un marchant des pays bas en un discours de son voyage de Moscovie, non encores imprimé que je sache. Et je le representerai le plus brief qu’il me sera possible.50

Sincera fait de même en renvoyant à un livre jadis publié, mais désormais épuisé : C’est une histoire vraie, écrite et attestée par un honorable marchand hollandais qui en fut un témoin oculaire. Et bien qu’elle ait été jadis publiée, comme le livre est rare et la langue étrangère, j’ai pensé que tu ne le prendrais pas mal [lecteur] si je t’en faisais récit.51

Les différences entre les deux versions ne permettent pas de se prononcer sur la source employée. Une seule chose est sûre : Sincera ne reprend pas la version de Grimeston, mais il est difficile de savoir s’il retraduit un original hollandais ou bien la version française. Souvent, on constate un choix d’expressions différent ou des synonymes permutés entre les deux textes, sans que l’évolution du récit phrase par phrase ne soit modifiée. 49 Simon Goulart, Histoires admirables et mémorables de nostre temps, recueillies de plusieurs autheurs, Paris, J. Houzé, 1600. Il existe également une traduction anglaise de ce recueil dont a pu s’inspirer Sincera : Admirable and memorable Histories, containing the wonders of our time, trad. E. Grimeston, Londres, G. Eld, 1607, « Strange Ruines », p. 532-538. 50 « the following Historie, which is euery way admirable, written by a Marchant of the Lowe Countries, in a discourse of his Voyage to Muscouia, not yet Printed that I knowe, the which I will set downe as briefly as possibly I can » (Admirable and memorable Histories, op. cit., f° 136). 51 « It is a true one, written and testified by an Honourable Dutch Merchant who was an eye witness to it; and although it hath been once printed, yet because the Book is scarce, and the Language forrain, I thought thou wouldst not take it ill if I should impart it unto thee » (R. Sincera, op. cit., p. 17).

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Quoi qu’il en soit, la présence du récit moscovite aux côtés du compterendu de l’incendie de Londres crée un contraste très visible : celui de la Gazette, dépassionné, dépourvu d’éléments de suspens, face à un récit haut en couleurs pour Moscou, comme si Sincera voulait pallier l’absence d’une telle dimension dans l’original de la Gazette. Les reprises du texte de la Gazette confortent ainsi son statut d’unique « vraie » relation des événements, dont les autres textes se servent comme d’une matrice ou d’un point de départ. Bien que ce soit un texte fortement politisé et fort éloigné d’un simple compte-rendu historique, il en a le statut à la fois en raison de son autorité et de sa parution quasi immédiate ainsi que de sa diffusion qui ne se limite pas à l’establishment londonien. Il apparaît ainsi que la Gazette réussit à imposer une version originelle et officielle de l’histoire, qui est reprise par la suite. Malgré les conclusions incertaines de l’enquête, la piste catholique est abandonnée, voire proscrite, même si elle resurgit ensuite, notamment en 1677 lors de l’érection du monument commémoratif52. Il en résulte une double conséquence : d’une part la Gazette fixe un récit dans la mémoire collective – les noms des rues, la progression, le rôle du roi –, mais, au-delà, en insinuant de façon discrète la ou les causes de la catastrophe (la main de Dieu ou la chance, l’accident), elle tente (avec plus ou moins de succès) de court-circuiter les soupçons sur les catholiques et sur la confession ou du moins les sympathies du roi53. Le grand absent de ce texte, et peut-être son plus grand succès, est le bilan des victimes humaines. Si l’on en croit la Gazette, mais aussi la plupart des écrits postérieurs et des travaux d’historiens par la suite, l’idée que les victimes de cette catastrophe se comptent sur les doigts d’une main continue à avoir la vie dure encore aujourd’hui, comme en témoigne l’exposition au Museum of London ouverte depuis le mois de mars 200754. 52

Cf. F. E. Dolan, art. cit., p. 395-400. Rappelons que nous sommes avant le fameux Act of Settlement de 1701 qui interdit la succession du royaume à un non protestant. 54 Seul Neil Hanson relève l’invraisemblance des quelques victimes humaines (op. cit., p. 325-333). On peut rappeler ce qu’en écrit Rege Sincera : « Nevertheless, as Gods mercy is above all his works, and remembereth it always amongst his judgements, I could not learn of above half a dozen People that did perish by that wofull Conflagration […] » (op. cit., p. 14). Notons cependant qu’une relation de l’incendie sous forme de lettre publiée à Paris à la fin du mois de septembre 1666 fait état de pertes humaines en évoquant ceux qui « se jettent dans l’embrasement, pour ne point survivre à leurs Enfans ou à leur fortune » (Van Gangelt, op. cit., p. 7). 53

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Bibliographie Afbeelding, en kort-bondige beschrijving, Amsterdam, Marcus Willemsz Doornick, 1666. By the King a proclamation for the keeping of markets to supply the city of London with provisions, and also for prevention of alarms and tumults, and for appointing the meeting of merchants, Londres, John Bill & Christopher Barker, [6 Sept.] 1666. His majesty in his princely compassion and very tender care, Londres, John Bill & Christopher Barker, [5 Sept.] 1666. The London Gazette, n° 85, Londres, Thomas Newcombe, 1666. The Londoners Lamentation, Londres, 1666. Evelyn, John, The Diary of John Evelyn, éd. Guy de la Bédoyère, Woodbridge, Boydell Press, 2004. L’Estrange, Roger, A True and Exact Relation of the Most Dreadful and Remarkable Fires, Londres, 1666. Pepys, Samuel, Diary 1659-1667, http://www.bibliomania.com/2/1/59/106/ frameset.html. Sincera, Rege, Observations both Historical and Moral upon the Burning of London, Londres, Thomas Ratcliffe, 1667. Van Gangelt, Réflexions sur l’embrasement de la ville de Londres, en forme de lettre à Ariste, par Mr. Van Gangelt, Paris, 1666. Waterhouse, Edward, A short narrative of the late dreadful fire in London, Londres, W. G. for Rich. Thrale, 1667. Dans ce chapitre, les traductions de La Gazette de Londres, de Rege Sincera et de Van Gangelt sont de Pierre Kapitaniak.

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THE LONDON GAZETTE The London Gazette est créée pendant la grande peste de 1665 à Oxford, d’abord sous le titre de The Oxford Gazette (14 novembre 1665). Éditée au format d’un in-folio recto-verso par Thomas Newcombe, l’imprimeur du Commonwealth, elle devient The London Gazette à partir du 5 février 1666 (n° 24), lorsque la cour revient à Londres. Les événements décrits par le numéro 85 de la Gazette datent du 3 au 10 septembre, mais on trouve aussi des entrées datées du 28, 29, 31 août et du 1er et 2 septembre. Le numéro 85 commence par la mention du cours interrompu et effectivement le numéro précédent de la Gazette, daté du 2 septembre, avait déjà couvert le début de l’incendie.

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The London Gazette Numb. 85. From Monday, Septemb. 3 to Monday, Septemb. 10. 1666. The ordinary course of this Paper having been interrupted by a Sad and Lamentable Accident of Fire lately hapned in the City of London: It hath been thought fit for satisfying the minds of so many of His Majesties good Subjects, who must needs be concerned for the Issue of so great an Accident, to give this short, but true Accompt of it. On the Second instant at One of the Clock in the Morning, there hapned to break out a Sad & Deplorable Fire, in Pudding-Lane near New FishStreet, which falling out at that hour of the night, and in a quarter of the Town so close built with wooden pitched houses, spread it self so far before the day, and with such distraction to the Inhabitants and Neighbours, that care was not taken for the timely preventing the further diffusion of it by pulling down houses, as ought to have been; so that this lamentable Fire in a short time became too big to be mastered by any Engines or working neer it. It fell out most un-happily too, That a violent Easterly Wind fomented it, and kept it burning all that day, and the night following spreading it self up to Grace-Church-street, and downwards from Cannon-street to the Water-side as far as the Three Cranes in the Vintry. The People in all parts about it distracted by the vastness of it, and their care to carry away their Goods, many attempts were made to prevent the spreading of it, by pulling down Houses, and making great Intervals, but all in vain, the Fire seising upon the Timber and Rubbish, and so continuing it self, even through those spaces, and raging in a bright Flame all Monday and Tuesday, not withstanding His Majesties own, and His Royal Highness’s indefatigable and personal pains to apply all possible remedies to prevent it, calling upon and helping the people with their Guards; and a great number of Nobility and Gentry unweariedly assisting therein, for which they were requited with a thousand blessings from the poor distressed people. By the favour of God the Wind slackned a little on Tuesday night, and the Flames meeting with Brick-buildings at the Temple, by little and little it was observed to lose its force on that side; so that on Wednesday morning we began to hope well, and his Royal Highness never despairing or slackning his Personal Care, wrought so well that day, assisted in some parts by the Lords of the Councel before and behind it, that a stop was put to it at the Temple-Church, neer Holborn-Bridge, Pie-Corner, Alder-

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La Gazette de Londres N° 85. Du lundi 3 septembre au lundi 10 septembre 1666. Le cours ordinaire de ce journal ayant été interrompu par le triste et lamentable accident de l’incendie arrivé dernièrement dans la ville de Londres, il a été trouvé opportun, afin de satisfaire la curiosité de tant de bons sujets de sa Majesté, qui doivent se faire du souci pour l’issue d’un si grand accident, d’en donner ce bref, mais véridique compte rendu. Le 2 septembre à une heure du matin, se déclara un feu triste et déplorable, dans Pudding Lane près de New Fish Street, qui, éclatant à cette heure de la nuit, et dans un quartier de la ville si étroitement encombré de maisons aux toits de bois en pente, se répandit si loin avant le jour, et causant un tel affolement parmi les habitants et les voisins, qu’on ne prit pas soin d’empêcher à temps une diffusion plus avancée en abattant des maisons, comme on aurait dû le faire. De sorte que cet incendie lamentable en un temps très court devint trop grand pour être maîtrisé par aucune pompe à incendie ou autre activité. Il se trouva également pour le plus grand malheur qu’un violent vent d’Est le fomenta et l’entretint toute cette journée et la nuit qui s’ensuivit, le propageant jusqu’à Grace-Church Street et en descendant depuis Cannon Street jusqu’au bord de l’eau au niveau de Three Cranes in the Vintry. Comme partout les gens étaient affolés par son ampleur et préoccupés d’emporter leurs biens, on fit beaucoup de tentatives pour empêcher sa progression, en abattant des maisons et en aménageant de grandes tranchées, mais tout cela en vain. Le feu prenait sur le bois et les ordures et continuait ainsi, même à travers ces espaces, faisant rage de ses flammes vives tout le lundi et le mardi, malgré les efforts personnels et infatigables de sa Majesté et de son Altesse royale à appliquer tous les remèdes possibles pour le circonscrire, guidant et aidant les gens avec leurs gardes. Et un grand nombre de nobles et de gentilshommes les assistaient inlassablement dans cette tâche, ce dont les pauvres gens affolés les récompensèrent par des milliers de bénédictions. Par la grâce de Dieu le vent faiblit un peu mardi soir, et les flammes se heurtant aux bâtiments de brique vers le Temple, peu à peu on observa que le feu perdit de sa force de ce côté. De sorte que mercredi matin nous commençâmes à reprendre espoir, et son Altesse royale ne cédant jamais au désespoir ni ne relâchant ses efforts personnels, œuvra si efficacement ce jour-là, assisté par endroits par les Seigneurs du Conseil à l’avant et à l’arrière, qu’on parvint à l’arrêter au niveau du Temple, près de Holborn Bridge, Pie-Corner, Alders-

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sgate, Cripple-gate, neer the lower end of Cole-man-street, at the end of Basin-Hall-street by the Postern, at the upper end of Bishopsgate street, and Leaden-Hall-street, at the Standard in Cornhill, at the Church in FanChurch-street, neer Clothworkers-hall in Mincing-lane, at the middle of Mark-Lane, and at the Tower-Dock. On Thursday by the blessing of God it was wholly beat down and extinguished; but so as that Evening it unhappily burst out again afresh at the Temple, by the falling of some sparks (as is supposed) upon a Pile of Woodden Buildings, but his Royal Highness, who watched there that whole night in Person, by the great Labours and Diligence used, and especially by applying Powder to blow up the Houses about it, before day most happily mastered it. Divers Strangers, Dutch and French, were, during the Fire, apprehended, upon suspicion that they contributed mischievously to it, who are all imprisoned, and Informations prepared to make a severe Inquisition thereupon by my Lord Chief Justice Keeling, assisted by some of the Lords of the Privy Councel, and some principal Members of the City; notwithstanding which suspicions, the manner of the burning all along in a Train, and so blown forwards in all its way by strong Winds, makes us conclude that the whole was an effect of an unhappy chance, or to speak better, the heavy hand of God upon us for our Sins, shewing us the terrour of his Judgment in thus raising the fire; and immediately after, his miraculous and never enough to be acknowledged Mercy, in putting a stop to it, when we were in the last despair, and that all attempts for the quenching it, however industriously pursued, seemed insufficient. His Majesty then sat hourly in Councel, and ever since hath continued making rounds about the City in all parts of it where the danger and mischief was greatest, till this Morning that he hath sent his Grace the Duke of Albemarle, whom he hath called for to assist him in this great occasion, to put his Happy and Successful Hand to the finishing this memorable Deliverance. About the Tower, the seasonable Orders given for plucking down Houses to secure the Magazines of Powder, was more especially successful, that Part being up the Wind, notwithstanding which, it came almost to the very Gates of it, so as by this early provision, the severall Stores of War lodged in the Tower were entirely saved: And we have further this infinite cause particularly to give God thanks that the fire did not happen in any of those places where his Majesties Naval Stores are kept, so as though it hath pleased God

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gate, Cripple-gate, près de la partie inférieure de Cole-man-street à l’extrémité de Basin-Hall-street près de la Poterne, en haut de Bishopsgate et Leaden-Hallstreet, au Standard dans Cornhill, au niveau de l’église sur Fan-Church-street, près de Clothworkers-hall sur Mincing-lane, au milieu de Mark-Lane, et au niveau du quai de la Tour. Jeudi, par la grâce de Dieu, le feu fut complètement circonscrit et éteint. Malheureusement, le soir même il reprit de nouveau au Temple, en raison de quelques étincelles tombées (le suppose-t-on) sur un pâté de maisons en bois. Cependant, son Altesse royale, qui veillait là toute cette nuit en personne, en déployant maints efforts et diligence et surtout en faisant sauter les maisons tout autour avec de la poudre, réussit heureusement à le maîtriser avant le lever du jour. Divers étrangers, des Hollandais et des Français, furent appréhendés pendant l’incendie, car on soupçonnait qu’ils eussent contribué malicieusement à ce feu. Ils sont tous en prison et on prépare des interrogatoires pour une enquête poussée qui sera menée par le Ministre de la Justice Keeling, assisté par plusieurs seigneurs du Conseil Privé et quelques membres de la Ville. Nonobstant ces soupçons, la façon dont le feu se propagea progressivement, et ce en raison de vents violents, nous fait conclure que toute cette affaire fut l’effet d’une malchance, ou pour le dire mieux, la lourde main de Dieu sur nos péchés, nous montrant la terreur de son Jugement en provoquant ainsi l’incendie ; et tout de suite après, sa miséricorde miraculeuse et jamais assez reconnue d’y avoir mis une fin, quand nous étions au fond du désespoir et que toutes les tentatives pour l’endiguer, fussent-elles menées avec la plus grande application, semblaient insuffisantes. Sa Majesté siégea alors continuellement au Conseil, et depuis le début a continué à faire des rondes dans la ville partout où le danger et la discorde étaient les plus grands, jusqu’à ce matin où il fit venir sa Grâce le Duc d’Albemarle, qu’il a fait appeler pour l’assister dans cette circonstance supérieure et prêter sa main heureuse et couronnée de succès au terme de cette délivrance mémorable. Autour de la Tour, des ordres opportuns donnés pour abattre des maisons afin de sécuriser les magasins de poudre furent particulièrement couronnés de succès, cette partie étant contre le vent. Néanmoins, le feu arriva presque aux portes mêmes, mais grâce à cette disposition, les nombreux entrepôts militaires situés dans la Tour furent entièrement sauvés. Et nous avons encore plus de raisons infinies de remercier Dieu de ce que l’incendie n’eût lieu dans aucun des endroits où se trouvent les entrepôts maritimes, de sorte que, s’il avait plu

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to visit us with his own hand, he hath not, by disfurnishing us with the means of carrying on the War, subjected us to our Enemies. It must be observed, That this fire happened in a part of the Town, where though the Commodities were not very rich, yet they were so bulky that they could not well be removed, so that the Inhabitants of that part where it first began have sustained very great loss: But by the best Enquiry we can make, the other parts of the Town, where the Commodities were of greater value, took the Alarm so early, that they saved most of their Goods of value, which possibly may have diminished the loss; though some think, that if the whole industry of the Inhabitants had been applyed to the stopping of the Fire, and not to the saving of their particular Goods, the success might have been much better, not only to the Publick, but to many of them in their own Particulars. Through this sad Accident it is easie to be imagined how many persons were necessitated to remove them-selves and Goods into the open Fields, where they were forced to continue some time, which could not but work compassion in the beholders; but His Majesties Care was most Signal in this occasion, who, besides his Personal Pains, was frequent in Consulting all wayes for relieving those distressed persons, which produced so good effect, aswell by His Majesties Proclamations, and the Orders issued to the Neighbour Justices of the Peace to encourage the sending in Provisions to the Markets, which are publickly known, as by other Directions, that when His Majesty, fearing lest other Orders might not yet have been sufficient, had Commanded the Victualler of his Navy to send Bread into Moore-Fields for the relief of the Poor, which for the more-speedy supply, he sent in Bisket out of the Sea Stores; it was found that the Markets had been already so well supplied, that the people, being un-accustomed to that kind of Bread, declined it, and so it was returned in great part to his Majesties Stores again, without any use made of it. And we cannot but observe, to the confutation of all his Majesties enemies, who endeavour to perswade the world abroad of great parties and disaffection at home against his Majesties Government; That a greater instance of the affections of this City, could never be given, then hath been now given in this sad and deplorable Accident, when if at any time disorder might have been expected from the losses, distraction, and almost desperation of some persons in their private fortunes, thousands of people not having had habitation to cover them. And yet in all this time it hath been so far from any

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à Dieu de nous visiter de sa main même, il ne nous a pas exposés, en nous privant des moyens de poursuivre la guerre, à la merci de nos ennemis. Il faut observer que cet incendie se produisit dans une partie de la ville, où, bien que les marchandises et les biens ne fussent pas d’une très grande valeur, ils étaient cependant très volumineux ce qui fit qu’ils ne purent être évacués et les habitants du quartier où le feu s’était tout d’abord déclaré essuyèrent de très grosses pertes. En revanche, d’après les meilleures sources dont nous disposons, les autres quartiers de la ville, où les biens étaient de plus grande valeur, tinrent compte de l’alarme si tôt qu’ils sauvèrent la plupart de leurs biens de valeur, ce qui a pu contribuer à diminuer les pertes, bien que certains pensent que si tous les efforts des habitants avaient été appliqués à la lutte contre le feu, et non pas au sauvetage de leurs biens particuliers, le succès aurait pu être bien meilleur, non seulement pour la cause publique, mais également pour beaucoup d’entre eux en particulier. Il est facile d’imaginer combien de personnes durent à cause de ce triste accident se retirer et déménager leurs biens vers les champs, où ils furent forcés de demeurer quelque temps, ce qui ne put qu’éveiller de la compassion chez ceux qui les voyaient. Mais le souci de Sa Majesté fut des plus remarquables à cette occasion, car, en plus de ses efforts personnels, le roi envisagea à maintes reprises tous les moyens de soulager les personnes en détresse. Cela produisit un très bon effet, à la fois grâce aux proclamations de Sa Majesté et les ordres donnés aux magistrats voisins pour encourager l’envoi des provisions aux marchés, ce qui est de notoriété publique, et par d’autres directives, comme lorsque Sa Majesté craignant que les autres ordres pussent ne pas être suffisants, avait ordonné au magasinier de la Marine d’envoyer du pain à Moorefields pour soulager les pauvres, lequel pain pour plus de célérité fut envoyé sous forme de biscuits sortis des entrepôts de la Marine. On découvrit que les marchés avaient déjà été si bien approvisionnés que les gens, n’étant pas habitués à cette sorte de pain, le refusèrent, et il fut donc renvoyé en grande partie aux entrepôts de sa Majesté, sans qu’on l’utilisât. Et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer, pour réfuter tous les ennemis de Sa Majesté qui tentent de persuader le monde entier de l’existence de grandes factions et de mécontentement intérieur contre le gouvernement de Sa Majesté, qu’un plus grand exemple des affections de cette ville n’eût pu être donné que celui qu’on ne voit à présent à l’occasion de ce triste et déplorable accident, alors que l’on aurait pu s’attendre à des troubles à cause des pertes, de l’affolement, et du quasi désespoir de certains devant leurs

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appearance of designes or attemts against his Majesties Government, that his Majesty and his Royal Brother, out of their care to stop and prevent the fire, frequently exposing their persons with very small attendants in all parts of the Town, sometimes even to be intermixed with those who laboured in the businesse, yet nevertheless there hath not been observed so much as a murmuring word to fall from any, but on the contrary, even those persons whose losses rendred their conditions most desperate, and to be fit objects of others prayers, beholding those frequent instances of his Majesties care of his people, forgot their own misery, and filled the streets with their prayers for his Majesty, whose trouble they seemed to compassionate before their own.

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fortunes anéanties, des milliers de personnes n’ayant plus de toit au dessus de leur tête. Et pourtant, pendant tout ce temps la ville fut si exempte de toute apparition de complot ou d’attentat contre le gouvernement de Sa Majesté, que Sa Majesté et Son Altesse Royale, dans leur souci d’arrêter et d’empêcher la propagation du feu, exposaient fréquemment leurs personnes, accompagnés de très peu de leur suite partout dans la ville, parfois se mêlant même à ceux qui luttaient contre le feu, et néanmoins on n’entendit personne ne serait-ce que produire un murmure, mais au contraire, même ceux que les pertes avaient rendus les plus désespérés, et en avaient fait les dignes objets des prières des autres, voyant ces fréquents exemples des soins déployés par Sa Majesté pour son peuple, oubliaient leur propre malheur et remplissaient les rues de leurs prières pour Sa Majesté, dont la peine trouvait à leurs yeux plus de compassion que la leur.

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AFBEELDING Cette gazette trilingue paraît peu après The London Gazette à Amsterdam et livre trois versions plus ou moins abrégées de l’original anglais en hollandais, en français et en anglais. Le texte anglais (reproduit ci-dessous dans sa version originale uniquement) est en fait un collage des principaux passages de The London Gazette dont on trouvera la traduction ci-dessus. La raison majeure de cette édition trilingue est le contexte de guerre maritime entre l’Angleterre d’un côté et la France et les Pays-Bas de l’autre pour la suprématie des comptoirs maritimes en pleine expansion. Cela explique sans doute que les trois textes diffèrent de façon significative par leur contenu en mettant l’accent sur certains détails ou bien en en passant d’autres sous silence. La grande page in-folio est en outre illustrée par une spectaculaire vue panoramique de la ville de Londres sur laquelle ont été ajoutées les flammes qui dévorent la ville.

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Afbeelding, en kort-bondige Beschrijving, Van den verschrickelijcken Brandt der Stadt London. Op den 12, 13, 14, 15 en 16 Septemb. Anno 1666. Van verscheyde schadelijcke Branden/ waer door veele Steden zijn t’onder gebracht/ getuygen d’oude en nieuwe Historiën; maer van dese vernielende en gruwelijken Brandt/ in de Stadt Londen, op den 12 Septemb. begonnen/ heeftmen in eenige Eeuwen niet gelesen. Want d’oude Stadt/ daer de meeste rijckdom te vinden was/ is byna t’eenemael in asch en puyn verstoven en nedergevallen. Sy is dan ontsteecken op Sondagh morgen/ ten 2 uuren/ in Puddinglane, streckende die Lane of Steegh na de Brugge van den Towr, by de nieuwe Vis-straet, in een Backers Huys, door wat toeval weetmen nier; maer dit wel/ dat de kleynachtinge van desen Brandt/ by soo overhevigen stijven windt uyt den Oosten/ dorsaeck is gheweest/ datmen met het nederwerpen van de bygelegen Huysen/ niet tijdigh vaerdigh zijnde/ den Brant/ die voor den morgenstant aenbrack/ soo groot wiert/ dat die met alle Menschenlijcke middelen niet en konde gestuyt werden: het is aldaer seer nauw bewoont en betimmert met houte Huysen/ met Leem en kley besmeert. Den Koningh en Hartogh van Jorck, met veele van den secreten Gaedt/ waren op de been/ om den Major en andere te helpen; te meer/ om datmen bysonder voor een verraet beducht was/ maer het was al vergeefs. Met den dagh op Sondagh, antstack de windt meer en meer/ en blies de vlamme voort/ spreyende sigh tot op de Gracebrugh-straet, en nederwaerts van de Cannon-straet, aen de water zijde/ soo ver als de huysinge van de drie Cranen. Op Maendagh was de vlamme volkomen meester/ sonder dat die ergens kon gestuyt werden/ en brande soo ver als Bainards Casle, ten 7 uuren’s avondts/ over gene zijde Bellingate: aen de andere zijde spreyde het sich op Gracioustraet, Fanchawstraet, Lombartstraet, Cornwal, Bucklersbrugh, en sloegh aen beyde de huysen/ gehecht aen de Beurs; ende alsoo in’t beste ende voormaemste van de Stadt/ daer de Kooplieden, Goutsmeden en andere/ meest gegoede luyden woonen: en voor Dinghsdagh morgen was de Beurs (daer men soo op gestoft heeft) en de andere plaetsen/ alle verbrandt; en dien nacht Fleedstraet, soo ver als St. Dunstans Kerck, met alle de plaetsen tusschen die en de Beurs, en het varver gedeelte van de Temple Crouwne Office; doch doenmaels begonde men wat hope te hebben/ om den Brant te stuiten/ die keerde na Fetterlane, omtrent half wegen na Holborne, alwaer’t door ongelooffelijcken arbeijdt bleeftot Woendsdagh; als wanneer een versen Brandt tot den Temple

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Afbeelding. Portrait et description sommaire de l’horrible incendie de la ville de Londres qui a eu lieu le 12, 13, 14, 15 septembre 166655. De plusieurs incendies dévastateurs/ par lesquels beaucoup de villes ont péri/ témoignent les histoires anciennes et nouvelles ; mais de cet incendie destructeur et affreux dans la ville de Londres, qui a débuté le 12 Septembre/ on n’a rien lu de pareil en plusieurs siècles. Parce que la vieille ville/ où l’on trouvait le plus de richesses/ a brûlé et est tombée presque d’un coup en cendres et en ruine. Le feu a commencé dimanche matin à 2 heures/ dans Pudding Lane, il s’est étendu de cette rue qui se trouve tout près de Tower Bridge, près aussi de New Fish-Street, chez un boulanger, par on ne sait quel hasard ; mais on sait ceci :/ le fait qu’on a sous-estimé ce feu/ à un moment où il y eut un vent très fort venant de l’Est/ est la cause/ de ce que, les murs n’ayant pas été abattus dans les délais normaux,/ le feu,/ qui s’est déclaré avant l’aurore,/ devint si grand/ qu’il ne put être contenu avec tous les moyens humains. Car on y vit de façon très serrée et on y a construit tant de maisons en bois/ enduites d’argile et de torchis. Le Roi et le Duc d’York, avec beaucoup (de membres) du Privy Council étaient sur pieds/ afin d’aider le Maire et les autres (en outre/ parce qu’on craignait particulièrement une trahison)/ mais c’était déjà en vain. Quand vint le jour, dimanche, le vent se déchaîna de plus en plus/ et attisa le feu/ s’étendant jusqu’à Gracechurch-Street, et en descendant depuis Cannon-Street, au bord de l’eau/ jusqu’à Three Cranes. Lundi, le feu régnait complètement/ sans qu’on pût l’éteindre nulle part./ Le feu parvint aussi loin que Baynard’s Castle à 7 heures du soir./ Dans l’autre direction Billingsgate : le feu s’est étendu sur Gracious Street, Fenchurch Street, Lombard Street, Cornhill, Bucklersbury, et a frappé les maisons contiguës/ qui touchent la bourse ; et ainsi dans la meilleure et la plus importante partie de la ville,/ là où les marchands, orfèvres, et autres/ vivaient dans les plus belles demeures, avant mardi matin la bourse (qu’on a tellement célébrée) et autres endroits furent tous brûlés ; et cette nuit Fleet Street jusqu’à l’église Saint Dunstan, avec tous les lieux entre celle-ci et la bourse, et la partie jusqu’à Temple Crown Office. Pourtant à ce moment-là, on commença à avoir de l’espoir/ d’endiguer le feu,/ le foyer après Fetter Lane, environ à mi-chemin 55   La différence des dates s’explique par le décalage du calendrier grégorien, adopté en Angleterre seulement en 1752.

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uyt barsten/ soo men meyndt/ door voncken op een balck van hout gevallen/ die omtrent ten 2 uren op Donderdagh was gestuyt/ hebbende de Gebouwen over de Kloosters, en een gedeelte van de kiercken/ al verbrandt: en daer mede was her op Donderdagh morgen generalijck gestuyt/ fonder zedert ergens weer uyt te barsten/ te weten/ tot Temple Church by Holbornbridge, Pic-Corner, Aldersgate, Cripplegate, by het lager-endt han Colemanstreet, aen het eynde van Basing-Halstraet, by de Postern, aen ’t opper-eynde van Bisschops Gate-straet en Leaden Hal-straet, tot Standard in Cornhil, by de kerck in Fanchurch-straet, by Clotworkers Hal, in Mintinglane, tot het midden van Marcklane, en tot den Towrdock: Aldus is het grootste en beste gedeelte/ zijnde het binnenste van dese Stadt vernielt/ wel een uur gaens of meer/ wesende de uythoeken maer blijven staen/ so dat van den Tempel tot des Towrs Magazijnen by na niet is over gebleven/ uytgenomen van Ledenhal tot Aldergate, en na Bisschops Gate-straet, en van die deelen na Cripplegate, en van Aldersgate tot Smijtfield. Buyten de Poorten is de grootste schade geschiet in Fleet-street, en van Holborne tot Fleedbridge. Wat Huysen in ’t geheel zijn verbrandt/ kanmen niet wel seggen; maer men gist 20 duysent Huysen/ en van 98 kecrcken zijn maer 11 ongeschent gebleven/ soo dat’er 87 zijn verbrandt/ daer onder de seer beroemde St. Paulus Kerck, daer van men seydt dat voor Christi Geboorte gebouwt geweest is. Wat elende in dese brandt is gheweest/ is niet om uyt te spreecken/ veele brachten haer goet van’t een in ’t ander Huys/ en dat verbrande daer na wederom/ die in ’t open Veldt vluchten hebben ’t best gehadt; doch hoe jammerlijck de luyden haer daer hebben moeten behelpen/ kan men gissen. Daer herbergen 10 of 12 Huysgesinnen in een Huys/ en noch moeten veele op ’t open Velt blijven; weshalven sijn Majesteyt heeft geordonneert/ aen de omleggende Plaetsen en Dorpen/ de beschadighde te ontfangen in haer Kercken/ Kapellen en Gods-huysen; en oock/ dat de Bevelhebbers die by de Inwoonders sullen doen in-legeren. Den Towr heeft mede groot perijckel geloopen: in-voegen/ dat/ soo men de Huysen daer omtrent niet om ver hadde geholpen/ het was daer mede aengegaen/ alsoo de Brant al in de Poorten was: doch elders heeftmen wel de Huysen neergehaelt/ maer de windt soo stijf zijnde/ heeft de vlam over de neergehaelde Huysen heen geser. Op Woensdagh dede den Koning groote Naerstigheyt/ besonder by Templebare, om den Brandt te stuyten/ ’t welck na datmen verscheyde huysen met Bus-kruyt had laten opspringen geluckte/ oock is daer door den Towr behouden. Een Duytse Backer in Westmunster, zijn oven stoockende/ wiert overvallen en by na doot geslagen/ ’t welck voor-

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après Holborn, où le feu est resté bloqué par un labeur incroyable ; quand un nouveau feu arriva jusqu’au Temple/ comme on le suppose/ par étincelles tombées sur des poutres/ qui a été contenu aux alentours de 2h le jeudi,/ les bâtiments en face des cloîtres, une partie des églises ayant déjà brûlé : et ainsi il y avait le jeudi matin l’ordre général donné/ sans que le feu ne commençât ailleurs,/ c’est-à-dire de Temple Church près de Holborn Bridge, Pie-Corner, Aldersgate, Cripple-gate, dans la partie basse de Coleman-Street, et au bout de Basinghall Street, près de la Potterne, en haut de Bishopsgate Street et Leadenhall Street, ainsi que Standard in Cornhill, près de l’église de Fenchurch Street, près de Clothworkers’ Hall, dans Mincing Lane, jusqu’au milieu de Mark Lane et jusqu’au Tower dock. Ainsi, la plus grande et la meilleure partie,/ c’est-à-dire le cœur de cette ville, fut détruite/ à une heure de marche ou plus,/ et les limites extérieures furent épargnées,/ de sorte que depuis le Temple jusqu’au magasin de la Tour presque rien n’a subsisté/ sauf de Ladenhall à Aldergate et après Bishopsgate Street, et de ces parties qui se trouvent après Cripple Gate et de Aldersgate jusqu’à Smithfield. À l’extérieur des portes les plus grands dégâts sont survenus à Fleet Street et de Holborn à Fleet Bridge. On ne peut estimer combien de maisons ont brûlé au total ; mais on suppose 20000 maisons/ et sur les 98 églises 11 seulement furent intactes/ de sorte que 87 ont brûlé/ parmi lesquelles la très fameuse Saint Paul, dont on dit qu’elle fut construite pour célébrer la naissance du Christ. On ne peut dire quelle misère fut causée par le feu :/ plusieurs personnes ont évacué leurs biens d’une maison à l’autre/ et cette maison a brûlé à son tour./ Ceux qui se sont refugiés dans les champs ont pris la meilleure décision ; cependant on ne peut imaginer dans quelles malheureuses conditions les gens ont dû se débrouiller. Làbas,/ 10 ou 12 familles sont hébergées par maison et beaucoup d’entre elles doivent même rester dehors en rase campagne. Pour cette raison, sa Majesté ordonna/ aux hameaux et aux villages avoisinants/ d’accueillir les victimes/ dans les églises,/ chapelles et maisons de Dieu ; et aussi/ que les Responsables casernent les habitants./ La Tour connut elle aussi un grand danger : ajoutons/ que/ comme on n’avait pas abattu les maisons avoisinantes,/ le feu y a pris,/ par conséquent il était déjà aux portes : cependant, ailleurs on avait abattu les maisons/ mais le vent étant si violent/ que le feu a été propagé par dessus les maisons abattues. Le mercredi, le Roi a montré une grande diligence/ en particulier à Templebare pour arrêter le feu,/ ce qui a réussi après que l’on eut fait sauter plusieurs maisons avec de la poudre ;/ grâce à cela la Tour a aussi été gardée intacte./ Un boulanger flamand à Westminster, ayant allumé son

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tganck soude gehad hebben/ doch wiert door den Hartogh van Jorck ontset/ maer sijn huys evenwel uytgeplundert: een arme vrou in Moorfields, met ruyck-balletjens onder haer schoot gaende/ meynde men dat het vuur-ballen waren/ daer over wiert sy aen gebat en vermoost; ja in stucken gehouwen. Sijn Maj. Heeft gealst de Scheeps-behoeften tot de Vloot in Morefields te brengen/ om de Armen daer mede te verquicken; doch daer is weynigh van uytgedeelt/ oock zijnder tenten voor het volck op geslagen/ alsoo het niet moogelijck is/ de selvige in de overgeblevene huysen te herbergen. De vreese/ die men gehad heeft voor een verraet/ heeft men bevonden ydel te zijn: hoewel verscheyde Hollanders en Franse zijn vast geset/ die men van dese brant beschuldigt/ zijnde waerlijk niet als de Goddelijcke Hant. Den Koningh sich op niemant betrouwende/ sont om den Generael Monck, die op Donderdagh hier al was. Nu men wat begint te bedaren/ Spreeckt men van weder te willen herbouwen: maer den Koningh sal eerst een nieuw Model uytgeven/ waer na men de Stadt sal bouwen; de Duytse Kerck is blijven staen.

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four/ a été attaqué et a failli être battu à mort,/ ce qui serait arrivé/ s’il n’avait pas été sauvé par le Duc d’York,/ mais sa maison a tout de même été pillée. Une pauvre femme à Moorfields, qui se déplaçait avec des balles d’odeur sous le tablier/ dont on a pensé qu’il s’agissait de balles de feu/ fut battue et tuée ; oui, coupée en morceaux. Sa Majesté ordonna que l’on amenât les vivres des navires de la Flote à Morefields/ afin de venir en aide aux pauvres ; mais peu a été distribué,/ des tentes furent également dressées pour la population/ comme il était impossible de loger les gens dans les maisons restées intactes. La crainte/ que l’on avait eu d’une trahison/ s’est avérée sans fondement ; bien que plusieurs Hollandais et Français eussent été emprisonnés,/ car accusés d’avoir allumé ce feu/ et ayant peu en commun avec la main de Dieu. Le Roi n’ayant confiance en personne envoya chercher le Général Monk, qui, le jeudi, fut déjà là. Maintenant que les choses se calment/ on parle de vouloir reconstruire ; mais le Roi devrait d’abord produire un nouveau plan/ d’après lequel la ville sera construite ; l’église flamande est restée debout.

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A true Pourtraict with a Brief Description Of that deplorable FIRE of LONDON. Befallen the 12, 13, 14, 15 and 16 Sept. 1666. On the second instant at one of the clock in the Morning, there hapned to break out a sad and deplorable Fire, in Pudding-lane neer New Fishstreet, which falling out at that hour of the night, and in a quarter of the Town so close built with wooden pitched houses, spread it self so far before day, and with such distraction to the inhabitants and Neighbours, that care was not taken for the timely preventing the further diffusion of it by pulling down houses, as ought to have been; so that this lamentable Fire in a short time became too big to be mastied by any Engines or working neer it. It fell out most unhappily too, That a violent Easterly wind fomented it, and kept it burning all that day, and the night following, spreading it self up to Gracechurch street, and downwards from Cannon street to the Water-side as far as the Three Cranes in the Vintroy. The people in all parts about it distracted by the vastness of it, and their particulare care to carry away their Goods, many attempts were made to prevent the spreading of it by pulling down Houses, and making great Intervals, but all in vain, the Fire seising upon the Timber and Rubbish, and so continuing it self, even through those spaces, and raging in a bright flame all Monday and Tuesday. By the favour of God the Wind slackned a little on Tuesday night & the Flames meeting with Brick-buildings at the Temple, by little and little it was observed to lose its force on that side, so that on Wednesday morning we began to hope well, and his Royal Highness never despairing or slackning his personal care, wrought so well that day, assisted in some parts by the Lords of the Councel before and behind it, that a stop was put to it at the Temple-church, neer Holborn-bridge, Pie-corner, Aldersgate, Cripplegate, neer the lower end of Coleman-street, at the end of Basing Hall street, by the Postern, at the upper end of Bishopsgate-street, and Leaden Hall-street, at the Standard in Cornhil, at the Church in Fanchurch-street, neer Clothworkers Hall in Mincing-lane, at the middle of Mark-lane, and at the Tower-dock. On Thursday by the blessing of God it was wholly beat down and extinguished. But so as that Evening it unhappily burst out again afresh at the Temple, by the falling of some sparks (as is supposed) upon a Pile of Wooden buildings; but his Royal Highness, who watched there that whole night in

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Pourtraict & Description, De l’horrible embrasement de Feu, dans la VILLE de LONDRES. Le 12, 13, 14, 15 & 16 Septembre, l’an 1666. LE 12 Septembre, a deux heures apres minuit, le feu s’estant pris a la maison d’un Boulanger, dans la ruë qui va de la Tour au Pont, & les voisins ayant negligé d’aider a l’éteindre, il accreut tellement par la violence du vent d’Oost, qu’à la pointe du jour il estoit tellement embrasé dans les maisons des environs, qu’il fut impossible de l’éteindre quel remede qu’on y apportast par abbatement de maisons ou par le jet des eaux, la plûpart des maisons de ce quartier-la estant de bois & de plâtre & les ruës fort étroites. Le Roy & M. le Duc d’Yorck monterent à cheval pour exhorter le Maire & tous les autres par leur exemple à travailler à l’extinction de l’embrasement, & firent sauter quantité de maisons pour y couper chemin, mais le vent impetueux portoit la flâme si avant que tous leurs soins furent inutiles; de sorte que le feu passa si avant que toute la vieille Ville en a esté consumée, avec partie des Fauxbourgs excepté les encoigneures du costé des murailles. Le feu augmenta depuis le 12 jusques au 17, que le vent ayent un peu cessé il fut enfin éteint, & fut si violent pendant 5 jours & 5 nuits qu’il a duré, qu’il a consumé environ 18 ou 20000 maisons, la Bourse & 80 Eglises y compris celle de S. Paul; & méme on eut bien de la peine à garantir la Tour dont les portes estoient déjà en feu; enfin céte perte est inestimable, tant acause des maisons qu’acause des marchandises qui y ont esté brulées, de sorte qu’on ne croit pas que trois cens millions la puissent reparer, sans y comprendre la misere où sont reduits une infinité de personnes qui n’ont ni maisons pour se mettre a couvert, ni de quoi se nourrir. Le Roy voyant de si tristes spectacles devant ses yeux, a feit dresser des tentes pour loger le monde qui n’a point de couvert; & tirer des Magazins les vivres qui éstoient destinés pour la Flote afin de les destribuer à ceux qui en auront besoin, & songe déjà aux moyens de faire rebastir la ville, à quoi on croit qu’il fera contribuer tout le royaume. On ne doute pas qu’on ne la fasse plus belle qu’elle n’estoit, & moins sujete à de tels accidens, pour cet effet le Parlement qui se doit assembler dans 8 jours en doit donner le modelle. Le Roy apprehendant que cet embrasement ne fut suivi de quelqu’autre chose de plus facheux a depesché un Courrier au General Monk pour le faire venir ici en toute diligence. Du commencement de cet embrasement on creut que les François & les Hollandois qui sont en céte ville

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Person, by the great labours and diligence used, and especially by applying Powder to blow up the Houses about it, before day most happily mastered it. Divers Strangers, Dutch and French were, during the fire, apprehended, upon suspition that they contributed mischievously to it, who are all imprisoned, and Informations prepared to make a severe inquisition hereupon by my Lord Chief Justice Keeling, assisted by some of the Lords of the Privy Councel, and some principal Members of the City, notwithstanding which suspicions, the manner of the burning all along in a Train, and so blowen forwards in all its way by strong Winds, makes us conclude that the whole was an effect of an unhappy chance, or to speak better, the heavy hand of God upon us for our sins shewing us the terrour of his Judgment in thus raising the fire, and immediately after, his miraculous and never enough to be acknowledged Mercy in putting a stop to it when we were in the last despair, and that all attempts for the quenching it, however industriously pursued, seemed insufficient.

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en estoient les auteurs, ce qui fit qu’on en emprisonna plusieurs & que quelques uns des plus considerables se refugierent chés les Ministres étrangers, mais peu de temps apres, le Roy ayant sceu qu’ils n’y avoient rien contribué, on les a relachez; il est vrai pourtant qu’un Boulanger Flaman dans le plus fort de la fureur populaire, fut presque déchiré, & sa maison pillée, & une pauvre femme qui fuyoit avec balles d’odeur, qu’on prenoit pour balles de feu, fut tuée, & foulée sous les pieds. On dit que le Mill. Craven veut faire rebattir la Bourse à ses dépens.

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REGE SINCERA L’auteur anonyme qui signe ses Observations both Historical and Moral upon the Burning of London (1667) comme Rege Sincera fait un usage extensif du texte de The London Gazette et d’un autre récit, le contraste entre les deux offrant sa véritable articulation au texte. Dédicacé à John Buller, membre de la Chambre des Communes, l’ouvrage commence par la reproduction du texte de The London Gazette in extenso, puis les Observations s’organisent formellement selon un plan en cinq sections, aux accents d’enquête judicaire : Quis ? Quid ? Ubi ? Quibus auxilis ? Cur ? Comme le mentionne la page de titre (« And a most remarkable Parallel between London and Mosco, both as to the Plague and Fire » ; « Et un parallèle des plus remarquables entre Londres et Moscou, tant pour la peste que pour l’Incendie », le texte de la Gazette répond à un autre insert un peu plus loin dans la section II, celui de l’incendie de Moscou, que Sincera emprunte à un marchand hollandais, mais qu’on retrouve plus d’un demi-siècle plus tôt dans les Histoires admirables et mémorables de nostre temps, recueillies de plusieurs autheurs par Simon Goulart (Paris, J. Houzé, 1600) sous le titre de « Ruines estranges ». L’auteur des Observations a pu facilement accéder à une version anglaise de ce texte traduit par Edward Grimeston (Admirable and memorable Histories, containing the wonders of our time, Londres, G. Eld, 1607, p. 532-538). Cela dit, l’anglais de Rege Sincera diffère de l’anglais de Grimeston, ce qui laisse à penser que Sincera traduisait à partir de la source hollandaise originale, tout comme Goulart.

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Observations both Historical and Moral upon the Burning of London, London, Thomas Ratcliffe, 1667, p. 12-25. Quid? What hath he done? Sect.II. The Answer is easie. An Incendie, a Conflagration, a Ruine and devastation by Fire, such (as I believe) did never happen by any natural and ordinary means, for that of Sodom and Gomorrah was supernatural and miraculous, the like being never heard before nor after, that it should rain Fire and Brimstone suddenly, and in such a quantity in fair weather; for the Scripture mentioneth that the Sun was risen upon the Earth, besides, that instead of calcining the said Towns into powder, as Fire and Brimstone will do to all solid bodies, it not onely turned them, but also the ground on which they stood into a bottomless bituminous Lake, which to this day remaineth before our eyes for a fearfull Example of the hainousness of Sinne, and of the severity of God’s Justice. Concerning the conflagration of Troy, and that of Rome: The first may be fabulous, or exagerated by the familiar Hyperboles of Poets to whose relation chiefly we owe our belief in that point. As for that of Rome it is to be believed, that those heaps of Stones and Marbles of which she was then builded, gave a great check, if not a stop to the raging of the Fire, and stood in the way of the Tyrants pleasure. Concerning others, as that of (a) Constantinople, (b) Cracow, (c) Venice, (d) Vienna in Austria, (e) Delf in Holland, (f ) Malines and Antwerp, they came nothing near this which in three dayes and three nights of about 460 acres of Ground upon which the City of London stood, hath swept away about 350, which is at the rate of four parts in five, having destroyed about 12000 Houses, 87 Parochial Churches, besides 6 or 7 consecrated Chappels, and the magnificent and stately Cathedral Church of St. Paul, the publick and most excellent buildings of the Exchange, Guildhall, Custom-house, and all or very near the Halls belonging to every private Company, besides an innumerable quantity of Goods of all sorts, this City being the best Magazine not onely of England, but also of all Europe; but amongst the rest it was a Treasure unspeakable of four Commodities, which for their luggage and cumbersomness, could not be rescued from the jaws of that unmercifull Element, that is Wine, Tobacco, Spices and Books. As for Books, the Booksellers who dwelled for the most part round about the Cathedral Church, had sheltered their Books in a subterraneal Church under the Cathedral, called St. Faiths, which was propped up with

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Observations tant historiques que morales sur l’embrasement de Londres, Londres, Thomas Ratcliffe, 1667, p. 12-25. Quid ? Qu’a-t-il fait ? Section II La réponse est simple. Un incendie, une conflagration, une ruine et dévastation par le feu, tels (à mon avis) qui ne soient jamais arrivés par des moyens naturels et ordinaires, car celui de Sodome et Gomorrhe était surnaturel et miraculeux, sans qu’on entendit parler d’un semblable avant ou après, pour qu’il pleuve du feu et du soufre soudainement, et en telle quantité par beau temps, car l’Écriture mentionne que le soleil brillait au-dessus de la Terre. D’ailleurs, au lieu de calciner lesdites villes et les réduire en cendres, comme le feu et le soufre font avec tous les corps solides, l’incendie les transforma, tout comme le sol sur lequel ils se tenaient, en un lac bitumeux sans fond, qui à ce jour offre à nos yeux un terrible exemple de barbarie du péché et de la sévérité de la justice de Dieu. Concernant la conflagration de Troy, et celle de Rome, il se peut que la première soit une fable, ou exagérée par les habituelles hyperboles des poètes aux récits desquels nous devons principalement notre croyance en ce fait. Quant à celle de Rome il faut croire que ces monceaux de pierre et de marbre dont elle était alors construite avaient considérablement ralenti, voire arrêté l’avancée rageuse du feu, et constituèrent un obstacle au plaisir du tyran. En ce qui concerne les autres, comme celle de Constantinople, de Cracovie, de Venise, de Vienne en Autriche, de Delft an Hollande, de Malines et d’Anvers, elles n’arrivent pas à la cheville de l’incendie qui en trois jours et trois nuits emporta d’un coup de balai 350 acres sur 460 de terrain sur lequel était bâtie la ville de Londres, ce qui correspond aux quatre cinquièmes, en détruisant environ 12000 maison, 87 églises paroissiales et par ailleurs 6 ou 7 chapelles consacrées, et la magnifique et majestueuse cathédrale de Saint Paul, l’excellentissime bâtiment public de la Bourse, l’Hôtel de Ville et les Douanes, et tous, ou presque tous les hôtels particuliers appartenant à chaque compagnie privée, en plus d’une quantité innombrable de biens de toutes sortes, cette ville étant le plus grand entrepôt non seulement d’Angleterre, mais de toute l’Europe. Mais parmi le reste, c’était aussi un indescriptible trésor de quatre denrées, qui en raison de leur poids et de leur volume ne pouvaient être sauvées des mâchoires de cet Élément sans merci, que sont le vin, le tabac, les épices et les livres. Pour ce qui est des livres, les libraires qui pour la plupart avaient pignon autour de la cathédrale, avaient

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so strong an Arch and massy Pillars, that it seemed impossible the Fire could do any harm to it; but the Fire having crept into it through the Windows, it seized upon the Pews, and did so try and examine the Arch and Pillars by sucking the moysture of the mortar that bound the Stones together, that it was calcined into Sand: So that when the top of the Cathedral fell upon it, it beat it flat, and set all things in an irremediable flame. I have heard judicious men of that Trade affirm, that the onely losse of Books in that place, and Stationers-hall, publick Libraries, and private persons Houses, could amount to no less than 150000 pound. I have seen Bells, and Iron Wares melted, Glass and Earthen-pots melted together, as it had been by a fire of fusion; the most bigg and solid Stones (as those of the Cathedral) slit, scaled, and in some parts calcined to powder by the violence of the flames. Nevertheless, as Gods mercy is above all his works, and remembereth it always amongst his judgements, I could not learn of above half a dozen People that did perish by that wofull Conflagration; one of them was of may Acquaintance, and a Watchmaker living in Shoe-lane, born in Strasbourg, who being about 80 years of age, and dull of hearing, was also deaf to the good admonitions of his Sonne and Friends, and would never desert the House till it fell upon him, and sunk him with the ruines, in the Cellar, where afterwards his Bones, together with his Keys, were found. Although the loss of so famous a CITY, and of the Riches contained within its Precinct be inestimable, nevertheless to satisfie the curiosity of the Reader, and that of Posterity, as also to give some light unto those, who, with a more mature deliberation shall attempt the full History of it; we will set down the chiefest Heads by which it is valued, leaving the liberty to the judicious Reader to adde to or substract from as he shall think fit; for we do not pretend here to give an exact account of all the Losses, which we hope some better Witts, and that are more at leasure, will undertake hereafter, But onely to invite them by this to a more curious and earnest enquiry of the Truth, and so transmit to Posterity a fearfull Example of God’s Judgement, that they may in avoiding Sinne, also avoid the like, to the glory and prayse of his most holy Name. Let it therefore be said again, that by the computation of the best Geometricians, the City of LONDON within the Walls was seated upon about 460 Acres of Ground, wherein were built about 15000 Houses, besides Churches, Chappels, Schools, Halls, and publick Buildings; out of this quantity of Houses 12000 are thought to be burnt, which is four parts of five, each

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mis leurs livres à l’abri dans une chapelle souterraine sous la cathédrale, nommée Sainte Foi, qui était soutenue par une voûte si puissante et des piliers si massifs, qu’il semblait impossible que le feu pût lui nuire. Mais le feu ayant rampé à l’intérieur par les fenêtres, il se saisit des bancs, et mit à rude épreuve la voûte et les piliers en aspirant toute humidité du mortier qui tenait les pierres, que celui-ci fut réduit en sable ; de sorte que lorsque le toit de la cathédrale s’effondra dessus, il l’aplatit d’un coup et embrasa irrémédiablement tout ce qui s’y trouvait. J’ai entendu des hommes judicieux de cette profession affirmer que la seule perte des livres à cet endroit, ainsi qu’à l’Hôtel des Imprimeurs, dans les bibliothèques publiques et dans les collections des maisons privées, pourrait s’élever à pas moins de 150000 livres. J’ai vu des cloches, et du fer forgé, du verre et des pots en terre fondus ensemble, comme ils l’ont été par le feu en fusion ; les pierres les plus grandes et les plus solides (comme celles de la cathédrale) furent fendues, écaillées et par endroits réduites en poussière par la violence des flammes. Néanmoins, comme la miséricorde de Dieu est au-dessus de toutes ses œuvres, et se rappelle toujours dans ses jugements, je n’ai pas réussi à trouver la trace de plus d’une demi-douzaine de personnes qui périrent dans cette misérable conflagration. Je connaissais l’une d’elles qui était un horloger vivant dans Shoe-lane, né à Strasbourg, qui âgé d’environ 80 ans, et dur d’oreille, était également resté sourd aux bonnes admonitions de son fils et de ses amis, et ne voulut entendre de quitter sa maison jusqu’à ce que celle-ci s’écroulât sur lui et l’enfouit avec ses décombres dans la cave, où ses os furent retrouvés par la suite avec ses clefs. Bien que la perte d’une ville si fameuse, et des richesses entreposées en son sein, soit inestimable, toutefois pour satisfaire la curiosité du lecteur, et celle de la postérité, ainsi que pour éclairer ceux qui avec une réflexion plus mûrie essaieront d’écrire son histoire dans sa totalité, nous établirons ici les principaux chiffres par lesquels on peut l’évaluer, laissant la liberté au lecteur judicieux d’y ajouter ou d’en soustraire ce qu’il jugera utile, car nous n’avons pas la prétention ici de donner un décompte exact des pertes (nous espérons que des esprits supérieurs, et plus à loisir, l’entreprendront plus tard) mais seulement pour les inviter par ce qui suit à une recherche de la vérité plus sérieuse et minutieuse, et ainsi transmettre à la postérité un terrible exemple du jugement de Dieu, pour que, en évitant le péché, ils puissent aussi éviter de semblables événements, pour la gloire et louange de Son nom sanctissime.

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House being valued one with another at Twenty five pound a years Rent, which at Twelve years Purchase maketh Three hundred pound the whole amounting to 3600000 l.

Fourscore and seven Parochial Churches, beside This being reduced to the account of French Money, taking one pound Sterling for 13 Livers, amounteth to 10569675000 Livers. Now O London! It may well be said of thee, How doth the city sit solitary that was full of people, how is she become widow, she that was great among the Nations, and Princess among the Provinces? Jerem. Lam. chap. II. But courage O thou that art now my Countrey, thou art fallen into the hands of God and not of men; he that chastiseth thee is thy Father, and if he hath a rod to punish thee, he hath also a staff to comfort thee, turn to him and he will turn to thee, for he is a merciful, long-suffering, not willing that any should perish, but that all should come to repentance, therefore be not overwhelmed with sorrow, no thing hath befallen thee, but hath happened to others before thee; and if it be true that the likeness and participation of afflictions doth mitigate the sense of them, that I may something allay thy present sorrow, I will relate thee a story that hath much parallel with thine, to shew thou haft not been the onely miserable: It is a true one, written and testified by an Honourable Dutch Merchant who was an eye witness to it; and although it hath been once printed, yet because the Book is scarce, and the Language forrain, I thought thou wouldst not take it ill if I should impart it unto thee. [Incendie de Moscou] Moscow the chief City of all the Countreys of the Emperour of Russia, is a very great City, but ill compact, it hath in compass with the Suburbes, well inhabited, and as full of people as the Town, about three German leagues and a half, which maketh about 14 English miles; the compass of the Town within the walls is about three English miles; the streets and path ways are of great trees set close together, and some boards by the houses side; and it is so

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Alors répétons-le à nouveau que, d’après le calcul des meilleurs géomètres, la ville de Londres intramuros couvrait 460 acres de terrain, à l’intérieur desquels étaient érigées 15000 maisons, en plus des églises, chapelles, écoles, hôtels et édifices publics. Sur ce nombre de maison, on pense que 12000 furent brûlées, ce qui représente quatre cinquièmes, chaque maison étant évaluée l’une dans l’autre à 25 livres de rente annuelle, ce qui pour un achat sur douze ans fait 300 livres, l’ensemble s’élevant à 3600000 livres. Quatre-vingt-sept églises paroissiales, en plus En convertissant cela en monnaie française, à raison d’une livre sterling pour 13 livres, le montant atteint 10569675000 livres. À présent, ô Londres, on peut bien le dire à ton sujet : Comment cette ville si pleine de peuple est-elle maintenant si solitaire et si désolée ? La maîtresse des nations et reine des provinces est devenue comme veuve (Lamentations de Jérémie, 1:1). Mais courage, Toi qui es maintenant mon pays, tu es tombé entre les mains de Dieu et non celles des hommes. Celui qui te châtie est ton Père, et s’il a un bâton pour te punir, il en a aussi un pour te réconforter ; tourne-toi vers lui et il se tournera vers toi, car il est miséricordieux, souffre depuis longtemps, et ne souhaite la mort à personne, mais le repentir pour tous. Ne sois donc pas terrassé par le chagrin, rien ne t’est arrivé qui ne soit arrivé à d’autres avant toi ; et s’il est vrai que la similitude et le partage des afflictions amoindrit leur sensation, laisse-moi apaiser quelque peu ton présent chagrin. Je vais te raconter une histoire qui a beaucoup de parallèles avec la tienne, pour te montrer que tu n’as pas été le seul à être malheureux. C’est une histoire vraie, écrite et attestée par un honorable marchand hollandais qui en fut un témoin oculaire. Et bien qu’elle fût imprimée jadis, le livre étant rare, et la langue étrangère, j’ai pensé que tu ne verrais pas d’inconvénient à ce que je te la communique. [Ie donne tiltre tel à l’histoire suyuante, merueilleuse en toutes sortes, escrite par vn marchãt des pays bas en vn discours de son voyage de Moscouie, non encores imprimé que ie sache. Et ie le representerai le plus brief qu’il me

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dirty in rainy weather, that it is impossible to go thorow the City otherwise then on horse-back; according to the custom of the Countrey, where horses are of small value, and of little expence, never being shod for any journey whatsoeuer, unless it during the Ice. The houses are but one story high, or two at the most, all built of wood, set up at the top one of another; there are in the City, Suburbs and Castel, about 5500 Churches, built for the most part like Chappels, most of them, with great trees, set one upon another; The great Dukes Lodging is also built of wood, which he thinketh wholsomer then stone; the Castle is pretty well fortified with walls and broad ditches; it occupieth as much room as all the rest of the City. On the one side of it dwells the Sins, on the other side the Oprisins, who are as the Treasures of the Great Duk, in whose hands (as soon as you come) you must put in all your Mechandises; Being departed from Nerva about the tenth of July 1570, we55 came on the beginning of August to Moscow, where I found the Great Duke and his Officers busie in seeking out about 30 persons, who fell all under the sword of the Hangman, except one who was cast alive in boiling water, and this because they had taken bribes, most of them were great Lords, and Familiars with the Great Duke, others were Merchants of Nouogard, with their Wives Children and Families, accused of Treason in the behalf of the King of Poland. Few days after, a horrid Plague invaded the town of Moscow, and the places about it, with such violence, that in four months there died above 250000 people, and it was particularly observed, that in eight days, that is, from the tenth to the eighteenth of August, there died 2703 Priests, and this Plague did continue so fiercely, that in the end of it, every one wondered when he met any body of his acquaintance. This extraordinary misery was followed the year after the fifteenth of May by a strange ruine and conflagration; the occasion was, that the Emperour of the Tartarians, being discontented that the Russians did not pay him some annual Tribute, and hearing on besides that the Great Duke by his tyranny and massacres had so depopulated his Countrey, that he should find no great resistance that way, did summon him to pay the said Tribute, but the Great Duke returned nothing in answer but spightful and reproachful words, wherefore the Tartarian came out of his Countrey about the end of February, followed with an Army of 100000 horse, who within the space of two moneths and a half did ride about 500 German leagues which makes 55  

Goulart utilise « I ».

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sera possible56.] Moscovv, capitale des pays du grand Duc de Moscouie, est vne fort grande ville, mais mal assemblee, ayant de circuit trois lieuës & demi d’Alemagne, comprins les faux-bourgs autant habitez que la ville, l’entour de laquelle n’a point plus d’vne bõne lieuë Frãçoise. Les rues & chaussees sont de grands arbres rangez pres à pres, & des planches à costé des maisons : & y fait si fangeux en temps de pluye, qu’il est impossible d’aller par la ville autrement qu’à cheual, à la coustume du pays, où les cheuaux sont à vil pris, & de petite despense, sans estre ferrez, pour long chemin qu’on leur face faire, sinon durant les glaces. Les maisons ne sont gueres que d’vn estage, ou de deux au plus, toutes basties de bois arrengé l’vn sur l’autre. Il y a tant en la ville qu’és fauxbourgs & au chasteau cinq mil cinq cens temples, quasi tous comme des chapelles : plusieurs construits auec grands arbres rangez l’vn sur l’autre : & ont des hautes tours de bois, sans fer ni pierre, fort bien faites. Le logis du grand Duc est aussi de bois : qu’il estime beaucoup plus sain, que s’il estoit de pierre. Le chasteau est assez fort de murailles & de fossez larges. Il tient autant de place que le reste de la ville. A vn des costez d’icelui demeurent les Sins, à l’autre les Oprissins, qui sont comme les intendãs des finances du grand Duc. Iceux despeschent les marchans estrangers : & si tost qu’estes arriué là, faut consigner és mains des vns ou des autres toutes vos marchandises. Estant parti de Nerue enuiron le 10. de Iuillet 1570, i’arriuai sur le commencement d’Aoust à Moscovv, où ie trouuai le grand Duc & ses gens empeschez à chercher enuiron 30. personnes qui passerent par l’espee du bourreau : & y en eut vn ietté tout vif en eau bouillante : & ce pour auoir receu presens & argent. La pluspart d’iceux estoient grands Seigneurs, des plus familiers du Duc : Les autres, marchans du Novvgart, auec leurs femmes, enfans & familles : accusez de trahison en faueur du Roy de Pologne. Peu de jours apres vne peste horrible enuahit la ville de Moscovv & les enuirons, de telle violence, qu’en moins de quatre mois moururent plus de deux cens cinquante mille personnes. Et fut remarqué particulirement qu’en huit jours, asçauor depuis le 10. iusques au 18. d’Aoust moururent 2703. prestres, de compte fait : & continua ceste peste si horriblement qu’en fin d’icelle chascun s’esmerueilloit, rencontrant quelqu’vn de sa connoissance.

56 Cette partie de la traduction reproduit la version française de la même histoire traduite par Simon Goulart en 1600 sans le titre «Ruines estranges» dans Histoires admirables & memorables advenues de notre temps, Paris, J. Houzé, 1600, vol. II, p. 136-142. Goulart introduit l’histoire différemment.

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2000 English miles; when they were come about two days journey from the frontiers of the Duke, he resolved to meet them and to give them battle, but he lost it with a prodigious slaughter of his men; The Duke knowing that the Tartarian would seek him out, ran away as fast and as far as he could; he was only within nine leagues from Moscow, when the Tartarians came and encompassed the Town, thinking he was within, they set a fire all the villages round about it, and seeing that the war would prove too tedious for them, they resolved to burn that great City, or at least the Suburbs of it; for this purpose having placed their Troops round about it, they set fire on all sides, so that it seemed a burning Globe; then did arise so fierce and violent a wind, that it drove the Rafters and long Trees from the Suburbs into the City; the conflagration was so suddain that no body had time to save himself but in that place where he was then; the persons that were burnt in this fire were above 200000, which did happen, because the houses are all of wood, and the Streets paved with great firr-trees set close together, which being oily and Rosinous made the incendie unexpressible, so that in four hours time, the City and Suburbs were wholly consumed. I and a young man of Rochel, that was my Interpreter, were in the midle of the Fire, in a Magazine vaulted with stone, and extraordinarily strong, whose wall was three foot and a half thick, and had no Air but on two sides, one wherein was the coming in and going out, which was a long Alley, in which there was three iron Gates, distant about six foot one from another; on the other side, there was a Window or Grate, fenced with three iron shutters, distant half a foot one from another, we shut them inwardly as well as possibly we could; nevertheless, there came in so much smoak, that it was more then sufficient to choke us, had it not been for some Beer that was there, with the which we refreshed our selves now and then. Many Lords and Gentlemen were stifled in the Caves, where they had retired, because their houses being made of great trees, when they fell they crushed down all that was underneath; others being consumed to ashes, stopt all the passages of going and coming out, so that for want of Air, they all perished. The poor Countrey people that had saved them-selves in the City, with their Cattel, from threescore miles roundabout, seeing the conflagration, ran all into the Market-place, which is not paved of wood as the rest; nevertheless they were all rosted there, in such sort that the tallest man seemed but a child, so much had the fire contracted their Limbs, and this by reason of the great houses that were round about; a thing more hideous and frightful then any can imagine. In many places of the said Market, the bodies were piled one

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Ceste misere extreme fut suiuie l’an d’apres d’vne ruine estrange, le quinzieme jour de May. L’occasion fut que l’Empereur des Tartares mal content de ce que les Moscouites ne lui payoyent plus certain tribut annuel, & entendant d’autrepart que le grand Duc, par ses tyrannies & massacres, auoit tellement desfriché ses pays, que la resistance ne seroit grande de ce costé : le somma de payer le tribut. Mais le Duc ne respondit qu’outrages & mocqueries. Au moyen dequoy le Tartare partit de ses pays enuiron la fin de Feurier, suyui d’vne armee de cent mille cheueaux, qui en deux mois & demi firent pres de cinq cens lieuës d’Alemagne. Estans à deux journees pres des frontieres du Duc il délibera leur aller au deuant, & de fait leur dõna bataille : mais il la perdit, auec vne horrible desroute & carnage de ses gens. Le Duc conoissant que le Tartare le cercheroit, s’enfuit à grãdes journees au plus loin qu’il peut. Il n’estoit qu’à neuf lieuës de Moscovv, quand les Tartares vindrent ceindre la ville, estimans qu’il y fust. Ils mirent le feu par tous les villages d’al’enuiron : & voyans que la guerre tireroit trop en lõgueur pour eux, resolurent de brusler ceste grãde ville, ou du moins les fauxbourgs d’icelle. Pour cest effect ayans disposé leurs troupes tout autour, ils mirent le feu par tout, tellement que c’estoiet vn cercle enflammé. Adonc s’esleua vn tourbillon de vent si furieux qu’en moins de rien il poussa de toutes parts les cheurons & longs arbres allumez des fauxbourgs en la ville. L’embrasement fut si soudain, que personne n’eut loisir de se sauuer sinõ à l’endroit où il se trouuoit tout à l’heure. Les personnes bruslees de cest embrasement monterent à plus de deux cens mille : ce qui auint parce que les maisons estoyent toutes de bois, & mesme le paué tout de grands sapins arrangez, qui estans huileux rendirent l’embrasement extreme : tellement qu’en l’espace de quatre heures la ville & les fauxbourgs furent entierement consumez. Moy, & vn jeune hõme de la Rochelle, mon trucheman, estions au milieu de feu dedans vn magazin tout vouté de pierre, merueilleusement fort, dont la muraille auoit trois pieds & demi d’espaisseur, & n’auoit ouuerture que de deux costez : l’vn par où l’on entroit & sortoit, qui estoit vne assez lõgue allee, en laquelle y auoit trois portes de fer, distantes l’vn de l’autre enuiron six pieds. De l’autre costé y auoit vne fenestre ou creneau, muni de trois huis de fer, à demy pied l’vn de l’autre, lesquelles ouuertures nous bouschasmes par dedans au moins mal qu’il nous fut possible : ce neantmoins il y entra tant de fumee, que c’estoit plus que trop pour nous estouffer, n’eust esté qu’auions vn peu de biere, dont nous nous rafraischissiõs de fois à autre. Plusieurs Seigneurs & gentils-hommes furent esteints és caues où ils estoyent retirez, parce que leurs maisons faites

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upon another to the height of half a Pike, which put me into a wonderful admiration, being not able to apprehend nor understand, how it was possible they should be so heaped together. This wonderful conflagration caused all the Fortifications of the Town wall to fall; and all the ordinance that were upon it to burst. The walls were made of Brick, according to the ancient way of building, without either Fortifications or Ditches; many that had saved themselves along them, were nevertheless rosted, so fierce and vehement was the fire, among them many Italians and Walloons of my acquaintance, while the fire lasted, we thought that a million of Cannons had been thundering together, and our thoughts were upon nothing but death, thinking that the fire would last some days, because of the great circumference of the Castle and Suburbs, but all this was done in less then four hours time, at the end of which, the noise growing less, we were curious to know whether the Tartarians, of whom we stood in no less fear then of the fire, were entred. They are a Warlike people, though they eat nothing but Roots, and such other like substance, and drink only Water. The greatest Lords among them feed upon Flesh baked between a Horse and the Saddle, wherein rideth the Horseman: nevertheless are they very strong, lusty, and inured to all hardship, as also are their Horses, who are wonderful swift, and will travel further in one day, eating nothing but Grass, then ours will doe in three, feeding upon Oats; therefore the Tartarians come so easily from so far to invade the Russians. They have also that craft that they onely come in the Summer for the conveniency of their horses; their Countrey is temperate, from whence they come about the latter end of February, that they may be in Russia about the beginning of June, and go back again to their own countrey at the end of it, least they should be overtaken by the winter in Russia, which if it should fall they would be all starved, because of the great deserts uninhabited, containing above Three hundred German leagues, and therefore void of all relief, as well for themselves as their horses, there being no grass upon the ground, which constraineth them to make such a journey, which is above 1200 German leagues in four or five months time with all their Army, which consisteth commonly of about 150000 or 200000 horses, as good as can be, but the horsemen are but slightly armed, having for all weapons a jack of Mail, a Dart, and Bowe and Arrows, they know nothing of what belongeth to Guns, having in all their Countrey but Two Cities, wherein the Emperor keepeth his Court, without any Villages or Houses, but

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de gros arbres venans à fondre soudain accabloyent tout : les autres reduites en cendres bouschoyent toutes ouuertures & embouscheures : tellement qu’à faute d’air les enfermez perissoyent. Les pauures paysans qui s’estoyent sauuez des vingt lieuës à la ronde auec leur bestail, voyans l’embrasement se jetterent en la plus grande place de la ville, laquelle n’est pauee de bois comme les autres : neantmoins ils y furent tous rostis, de telle sorte qu’vn hõme de la plus haute taille ne sembloit qu’vn enfant, tãt l’ardeur du feu les auoit retirez : & ce à cause des grãdes maisons à l’enuiron. Chose la plus hideuse & effroyable à voir qu’il est possible de penser. En plusieurs endroicts d’icelle place les hommes estoyent par hauts monceaux plus de demie picque : ce qui m’estonna merueilleusement : ne pouuant comprendre comme ils estoyent ainsi entassez les vns sur les autres. Cest horrible embrasement fit tomber la pluspart des creneaux des murailles de la ville, & creuer aussi tout l’artillerie qui estoit sur icelles murailles faites de brique à l’antique, auec creneaux, sans rempars ny fossez à l’entour. Plusieurs s’estans sauuez là au lõg, y furent neantmoins rostis tant le feu estoit vehement : entre autres beaucoup d’Italiens & de VVallons de ma conoissance. Tandis que le feu dura il nous sembloit qu’vn million de canons tonnoyent ensemble, & ne pensions qu’à la mort, estimans que le feu dureroit quelques jours : à cause du grand pourpris du chasteau, de la ville, & des fauxbourgs. Mais tout cela fut depesché en moins de quatre heures : en fin desquelles, le bruit s’amortissant, il nous print enuie de voir si le Tartares estoyent entrez, desquels nous n’auiõs pas moins de peur que du feu. Ce sont gens faits à la guerre, encores qu’ils ne mangent que des racines ou autre telle substance, & ne boyuent que de l’eau : & les plus grãds Seigneurs d’entre eux ne viuent que de chair de cheual, cuite entre le dos d’vn autre cheual, & la selle en laquelle est monté le caualier. Si sont ils hommes robustes, faits à la peine, comme aussi sont leurs cheuaux, qui courent merueilleusement viste, & font plus de chemin en vn jour, ne mãgeant que de l’herbe, que les nostres ne sçauroyent faire en trois jours, en leur donnant force auoine. C’est pourquoy les Tartares vienent aisement de si loin assaillir le Moscouite. Or ont ils ceste adresse de ne venir que l’Esté, pour la cõmodité de leurs cheuaux. Leur pays est temperé, duquel ils partent à la fin de Feurier, pour estre en Moscouie au commencement de Iuin, & s’en retournent à la fin d’icelui en leur pays, pour n’estre surprins de l’Hiuer en Russie : ce qu’auenãt ils mourroyent tous de faim, eux à cause des grands deserts contenans plus de trois cens lieuës d’Alemagne inhabitez, & partant hors de tout secours de viures, & leurs

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are contented to live under Tents, which they remove to and fro as they see occasion. But to come again to our Misery, after we had hearkened a while, we hard some Russians running to and fro through the smoak, who were talking of walling the Gates to prevent the coming of the Tartarians, who were expecting when the fire went out. I and my Interpreter, being come out of the Magazine, found the Ashes so hot that we durst scarce tread upon them, but necessity compelling us we ran towards the chief Gate, where wee found Twenty five or Thirty men escaped from the fire: with whom in a few hours we did wall that Gate and the rest, and kept a strict watch all that night with some Guns that had been preserved from the fire. In the morning, seeing that the place was not defensible with so few people as we were, we sought the means to get into the Castle, whose entry was then inaccessible; the Governour was very glad to hear our Intention, and cryed to us, we should be very welcome, but it was a most difficult thing to come in, because the Bridges were all burnt, so that we were fain to get over the wall, having instead of Ladders some high Firr-trees thrown from the Castle to us, wherein instead they had made some notches with a hatchet to keep us from sliding: we got up then with much ado; for besides the evident incoveniency of those rough Ladders, we did carry about us the sum of 4000 Thalers, besides some Jewels, which was a great hindrance to us to climb along those high trees, and that which did double our fear was, that we saw before our eyes some of our company, that had nothing but their bodies to save, yet tumble down from the middle of those high trees into the Ditch, full of burnt bodies, so that we could not tread but upon dead corpses, whose heaps were so thick every where that we could not avoid to tread upon them, as if they had been a hill to climb up, and that which did augment our trouble was, that in treading upon them, the Arms and Legs broke like Glass; the poor limbs of these Creatures being calcined by the vehement heat of the fire, and our feet sinking into those miserable bodies, the bloud and filth did squirt in our faces, which begot such a stench all the Town over that it was impossible to subsist in it. The 25th of May in the evening, as we expected in great perplexity what the Tartarians would attempt against us who were about four hundred in the Castle, the Tartarians whom we had saluted with our Guns, and killed some of them that were come too neer one of the Castle-gates, began to go back the same way that they came in, with so much speed, that the next morning all that torrent was drained up, for which having given God thanks and set

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cheuaux aussi n’ayant aucune herbe : ce qui les contraint de faire tel voyage, qui est de plus de 1200. lieuës d’Alemagne en quatre ou cinq mois auec toute leur armee, qui est ordinirement de cent cinquante mil ou de deux cens muille cheuaux, bõs au possible : mais les caualiers sont mal equippez, ne portant pour toutes armes qu’vne chemise de maille auec vne jaueline, vn arc & des flesches, ne sçauent que c’est d’artillerie ni harquebuse : n’ayãs en tout leur pays que deux villes où leur Empereur tiene sa Cour, sans bourgs, villages, ni maison : ains se contentent de demeurer sous des pauillons qu’ils remuent tantost ça, tantost là. Pour reuenir à nostre misere, ayans escouté quelque peu, nous entendismes courir à trauers la fumee deça & delà quelques Moscouites qui parloyent de murer les portes pour empescher l’entree aux Tartares qui attendoyent que le feu fust du tout esteint. Moy & mon trucheman sortis du magazin, trouuasmes les cendres si chaudes qu’à peine osions nous marcher : mais la necessité nous contraignant, nous courusmes vers la principale porte, où nous trouuasmes 25. ou 30. hommes reschappez du feu, auec lesquels en peu d’heures nous murasmes ceste porte & les autres, & fismes le guet toute la nuit auec quelques harquebuzes garãties de l’embrasement. Au matin voayns la ville non tenable, par si peu de gens que nous estions, cerchasmes moyen d’entrer au chasteau, dont l’entree estoit lors comme inaccessible. Celui qui y commandoit fut tres-aise d’entendre nostre intention, & nous cria que nous y seriõs les bien venus. Mais il estoit tres-difficile d’y entrer à cause des põts bruslez, de sorte que force nous fut de monter par-dessus les murailles, ayant pour eschelles jettez de dedans, & ausquels lon auoit dõné des coups de hache de pied en pied, pour nous garder de glisser. Nous montasmes donc à toute peine : car outre l’incommodité euidente de ces eschelles scabreuses, nous portions sur nous la somme de quatre mille tallers & quelque pierrerie : ce qui nous empeschoit merueilleusement à grimper au long de ces arbres : & ce qui redoubloit nostre peur estoit que deuant nos yeux nous voyons quelque vns de nos compagnons, n’ayans que leurs corps à sauuer, rouler neantmoins du milieu ou du hat de ces arbres dedans le fossé plein de corps bruslez : & ne pouuions marcher que sur des morts, les monceaux desquels estoyent si drus & espais presques par tout, que force nous estoit de passer par-dessus, comme si c’eussent esté des costaux à monter. Et ce qui nous redoubloit l’ennui estoit qu’en marchant dessus, bras & jambes rompoyent tout net, les pauures membres de ces creatures estans tout calcinez par l’ardeur du feu. Enfondrãs ainsi dans ces

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our business in order, as well as the present calamity would permit, we went away from that desolate place.

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miserables corps, le sang & l’ordure rejaillissoit sur nous. Ce qui causa telle puanteur par toute la ville, qu’impossible estoit d’y subsister. Le 25. de May sur le soir, cõme nous attendions en grãde perplexité ce que les Tartares entreprendroyent entre nous, qui estions au nombre de quatre cens ou enuiron dedans le chasteau, les Tartares, ausquel nous auions fait vne salue d’harquebuzades, & abatu quelques vns qui s’estoyent aprochez trop prés d’vne des portes du chasteau, cõmencerent à tourner visage droit vers le chemin par où ils estoyent venus, de telle vistesse que le lendemain matin tout ce torrent fut escoulé : dont ayant loué Dieu, & donné ordre à nos affaires, comme la calamité presente le permettoit, nous partismes de ce pays desolé.

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VAN GANGELT Ce texte sous forme de lettre ouverte offre une description plus proche d’un Waterhouse, alimentée par de nombreuses citations d’auteurs classiques mais aussi de quelques contemporains. Van Gangelt est également l’auteur de Philène et Daphnis : eglogue, presentée aux nobles et puissans Seigneurs, Nosseigneurs les Etats de Frise et de La pompeuse et solemnelle entrée de leurs Altesses Sérénissimes [...] Henry-Casimir [...]et de Madame Amélie [...] dans la ville de Leuwarde [...] le 19/29 Août, publiés tous deux à Leuwarde par Jacques Hagenaar en 1684. On sait peu de chose sur cet « advocat en Parlement », mais on trouve à Paris la trace d’une assez grande famille autour de Gaspard van Gangelt qui « avait comptoir de change près du Pont-Neuf » et qui « centralisait les fonds de la société de dessèchements fondée par [Humfroy] Bradley »57. C’est peut-être à lui que fait référence la lettre du duc de Montausier (datée de 1672) comme « un marchand nommé Van Gangelt »58. On trouve également trace du rachat d’une papeterie à Pisseloube (en Dordogne) en 1666 par Chrisoffel Van Gangelt59. La branche parisienne de la famille semble avoir fui Paris après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, mais on l’y retrouve au XVIIIe siècle.

57  Jules Mathorez, Les Étrangers en France sous l’Ancien Régime, t. II, Paris, Édouard Champion, 1921, p. 239. Malgré le nom à consonance anglaise, Humfroy Bradley était natif de Berg-op-Zoom. 58 Louis Paris et Ulysse Robert, Le Cabinet historique, Paris, Au Bureau du Cabinet historique, 1867, p. 220. 59   La papeterie de Pisseloube fonctionne dès le XVIe siècle. En 1603, Simon Chaumette est maître papetier à Pisseloube. La papeterie est reconstruite vers 1637 par les Hollandais. En 1666, la famille Van Gangelt l’achète à Hélie Clauzure.

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Reflexions sur l’embrasement de la ville de Londres en forme de lettre à Ariste/ Par Mr Van-Gangelt, Advocat en Parlement. À Paris, M.DC. LXVI. Mon cher Ariste, Il faut avouer que nous sommes dans des temps bien fâcheux & bien funestes, on n’entend de tous costez que des bruits de Guerre, on ne parle que de Batailles données, que d’Armées défaites, que de Vaisseaux brûlez ou coulez à fonds, que de Villes détruites par les gens de guerre ou par le feu, & d’vn nombre infiny de Personnes emportées par l’épée ou par les flâmes. Toute la Terre est si remplie de troubles & de desordres, qu’il semble que les Furies soient déchaînées & sorties des Enfers. Temeraria crescunt Bella, modusque abijt, insanaque regnat Erynnis60. Et il ne faut point douter que ce ne soit l’une de ces trois detestables Filles de la Nuit, qui vient de reduire en cendre l’une des plus belles & des plus florissantes Villes de l’Vnivers, & qui vient de mettre le feu dans Londres avec vne torche ardente qu’elle a allumée dans le Styx. Stipite te Stygio tumidisque adflavit Echidnis E tribus vna Soror61. Cette nouuelle, Ariste, est bien surprenante & bien fâcheuse ; & quoy que par beaucoup de raisons ie doive estre ennemy des Anglois, ie ne laisse pas d’en estre sensiblement touché. En effet, quand ie considere l’extréme desolation de cette fameuse Ville, & la grande perte qu’en souffrent ses Habitans ; ie ne puis m’empécher de plaindre leur malheur & leur misere. Ah Dieu ! que c’estoit un spectacle affreux & pitoyable ! Qui est-ce qui le pouuoit regarder sans frémir, & sans répandre des larmes ? Et qui est-ce qui pourroit exprimer l’extréme consternation de ce grand Peuple ? On avait beau regarder cette miserable Ville, on ne trouuoit par tout que des objets funestes & déplorables : de quelque costé qu’on se tournât, on ne voyoit que des feux & des flâmes ; & en quelque part qu’on iettât les yeux, 60 [les attaques se font plus osées,/ toute retenue a disparu et la démente Érinye règne en maître.] Ovide, Métamorphoses, Liv. XI, 13-14 (trad. A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2007, http://bcs.fltr.ucl.ac.be). 61 [C’est avec un brandon du Styx et ses vipères enflées de venin/ qu’une des trois sœurs a soufflé sur toi.] Ovide, op. cit., Liv. X, 313-314.

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on ne rencontroit que des hommes esperdus & saisis de frayeur, & des femmes échevelées, & dont le sein negligemment découuert, montroit assez l’excez de leur affliction. Il n’y avoit personne qui pût supporter des chaleurs si grandes, plusieurs ne respiroient qu’vn air enflammé, & les estincelles en estouffoient une partie. Les vns avoient les cheveux brûlez, les autres avoient les yeux remplis de fumée, & leur visage estoit tout couuert de cendres. Vne noire fumée les environnoit de toutes parts, & comme ils en estoient aveuglez, ils ne sçavoient en quel endroit ils estoient, ny en quel lieu ils devoient aller. Qu’il y en avoit qui à force de crier ne pouvoient presque plus parler, & à qui les flâmes & la fumée oppressoient si fort les poulmons, qu’il leur estoit impossible de respirer ! Et qu’il y en avoit que l’extréme frayeur avoit privé de toute sorte de mouvement, & qui à l’aspect d’un si terrible incendie demeuroient tout stupides. Le feu, qui ne trouvoit aucun empêchement faisoit desprogrez & des ravages qu’on a de la peine à concevoir, & ses tourbillons roulans & voltigeans de tous les costez en moins de rien la reduisirent en cendre. C’estoit vn Embrasement general, & vn Bûcher qui par l’élevation de ses flâmes avertissoit les lieux les plus éloignez de son déplorable sort. Et iam per mœnia clarior ignis Auditur, propiusque æstus incendia volvunt62. Il n’est rien dans cette malheureuse Ville, qui puisse éviter la violence du feu : tout s’enflâme, les Palais les plus somptueux, & les Maisons les plus chétives en sont également devorées, & comme elles n’estoient faites que de Sapin & que le cours de plusieurs années avoit rendu fort sec & fort combustible, elles ne faisoient aucune resistance, & en fournissant la matiere à leur ennemy, elles contribuoient à leur propre perte. Cét impitoyable Element, ne faisant aucune distinction entre les choses sacrées & les prophanes, les enveloppe toutes ensemble pour les consumer, latè vagatus ignis sacra profanaque multa absumpsit63. Tout le monde s’empresse inutilement à l’esteindre, les vns emportent leurs meubles & tout ce qu’ils ont de plus precieux, les autres ne font que 62 [et déjà parmi les maisons le feu se fait entendre plus distinctement, les incendies déjà plus près de nous roulent leurs tourbillons.] Virgile, Énéide, Liv. II, 705-706, trad. Jacques Perret, Paris, Gallimard, 1991, p. 100. 63 [le feu s’étendit au loin, et dévora beaucoup d’édifices, saints ou profanes.] Tite Live, Ab Urbe Condita, Liv. XXIV, trad. D. Nisard, Paris, Didot, 1860, p. 664.

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vuider des seaux & ietter incessamment de l’eau ; les vns épuisent leurs forces à crier au feu, & les autres à abattre les Maisons les proches. L’un s’avance, & l’autre recule ; celuy-cy emporte son malade, cét autre l’attend ; & pendant que d’autres prennent garde à n’estre pas investis par derriere, ils se trouvent pris à costé ou par devant ; ils gagnent les maisons voisines ; le feu les devance ou les suit ; & enfin destituez de toute esperance, ils courent dans les champs, ou dans les ruës ; se couchent par terre, ou se iettent dans l’embrasement, pour ne point survivre à leurs Enfans ou à leur fortune. Mais c’est en vain qu’ils s’empressent si fort, qu’ils s’arrachent les cheveux, & qu’ils déchirent leurs habits ; ils ne versent que de vaines larmes, & tâchent inutilement d’appaiser par leurs pleurs vn feu qui estoit tout à fait impitoyable ; & il est constant, Que quand de leur visage vn Ocean de larmes Eût pû à gros torrens incessamment couler64. Il eût esté impossible de l’éteindre. C’est en vain qu’ils se donnent tant de peine. Plus ils abattent de Maisons pour arréter sa fureur & plus ils éloignent ce qui pouvoit le plus contribuër à la nourriture de ces flâmes dévorantes, & plus elles s’augmentent. Elles volent d’vne ruë à l’autre, & passent avec vne si grande impetuosité les espaces qu’on avoit retranchées pour leur donner des bornes, qu’il est impossible de les retenir. Ce feu prevenant tous les remedes par sa rapidité, & ne trouvant iamais assez de nourriture, bien loin de s’arrester par la multitude des maisons qu’il rencontre, il n’en devient que plus orgueilleux & plus violent. Vtque rapax ignis non unquam alimenta recusat, Innumerasque trabes cremat ; &, quo copia maior Est data, plura petit; turbâque voracior ipsâ est65. Et ne put-on pas dire de ces flâmes, ce que le Poëte en dit en une occasion fort differente de celle-cy ?

64 Pierre Corneille, L’Imitation de Jésus-Christ, liv. III, chap. lii, Rouen, L. Maurry, 1656, p. 127. 65 [ainsi que le feu vorace, consumant des poutres sans nombre,/ jamais ne refuse aucun aliment, c’est ainsi que plus on lui en donne,/ plus il en réclame, et plus leur abondance même le rend vorace.] Ovide, op. cit., Liv. VIII, 837-839.

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Quinquaginta intus famulæ, quibus ordine longo Cura penum struere & flammis adolere Penates66. Elles s’éleverent si haut qu’on eût dit qu’elles descendoient du Ciel, quoy qu’en effet elles montassent de la Terre: & les autres qui en ressentoient des effets si prochains, bien loin d’en rechercher des causes plus éloignées apprehendoient, Ne fortè facer tot ab ignibus Æther Conciperet flammas, longusque ardefceret Axis67. Et quoy que les moindres Ruisseaux soient ordinairement capables d’éteindre les flâmes les plus animées ; vn grand Fleuve neantmoins toruva ses eaux diminuées, & il ne se croyoit pas en seureté dans son propre lict contre leur violence. La Tamise, Riviere tres celebre qui arrose cette Ville, & quiest en tout temps couverte d’vn nombre infiny de Vaisseaux, fut si épouvantée de voir si prés de soy vn si puissant ennemy, que de peut d’estre obligée de changer son cours, elle se hâtoit de precipiter ses ondes dans la Mer, qui seule estoit capable de la garentir dans ce pressant malheur. Nec sortita loco distantes flumina ripas Tuta manent, Tamesis medijs fumavit in vndis68. Que pensez-vous, Ariste, que fait la Ville de Londres en vn si déplorable estat ? Elle montre son visage morne & défait, elle émeut toutes choses par ses gemissemens, elle met la main au devant de son visage comme pour le défendre en quelque sorte d’vne chaleur si excessive, & elle fait cette plainte à l’Vnivers : O Mare, & Terra, ardeo ! Quantum neque atrô delibutus Hercules

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[À l’intérieur, cinquante femmes ont tâche de dresser en bon ordre la longue série des services et d’attiser les feux devant les Pénates.] Virgile, op. cit., Liv. I, 703-704, p. 73. 67 [suite à tant de feux, l’éther sacré risque/ de s’enflammer, et la longue voûte du ciel de se consumer.] Ovide, op. cit., Liv. I, 254-255. 68 [Les fleuves, dotés par le sort de rives espacées,/ ne sont pas plus sûrs ; au milieu de leurs flots, on voit fumer la Tamise.] Id., Liv. II, 241-242. Le Don (Tanaïs) est remplacé par la Tamise (Tamesis).

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Neßi cruore, nec Sicana fervida Vrens in Ætna flamma69. Ne pensez pas, Ariste, que cét Embrasement n’ait esté que de quelques momens & de quelques heures. Vous devez estre persuadé qu’il a duré cinq iours & cinq nuicts toutes entieres, & qu’il a fait tant de progrez par eon activité, qu’il a emporté plus des trois quarts de la Ville, & l’a si fort changée, qu’à peine peut-on trouver Londres dans Londres. Comme il seroit difficile de nombrer tous les Palais, tous les Temples, & toutes les Maisons qui ont pery ; ie ne pretens pas vous en faire vn compte exact, beaucoup moins de vous l’envoyer Ie vous diray seulement que ie ne croy pas qu’on ait iamais oüy parler d’vn si grand incendie, & il ne me souvient point d’avoir leu en aucune Hystoire rien de semblable. I’avoüe que de grãdes Villes ont esté reduites en cendre, & que de grands Pays avec tous leurs Peuples ont esté miserablement ruinez par le feu. Troye, cette Ville si celebre & si renommée chez les Poëtes, put bien resister dix ans à la valeur des Grecs, mais elle ne put resister à la violence des flâmes. La Ville de Rome n’a pas esté à couvert de ces funestes Embrasemens. Il y en eût vn sous l’Empire de Titus, qui dura trois iours & trois nuicts; & vn autre sous celuy de Neron, qui continua sept iours & sept nuicts, & dont -la ruine fut si grande, que des quatorze quartiers de la Ville, quatre seulement en furent preseruez. Et quoy que de nostre temps, le feu ait fait de fort grands dégats, tant à Constantinople, qu’à Aix la Chapelle, & en vne infinité d’autres lieux ; il faut pourtant avoüer, qu’il n’a iarnais esté plus grand, & qu’il n’a iamais devoré tant de Maisons à la fois. En effet, Ariste, c’estoit vn objet le plus affreux & le plus terrible qu’on eût pû voir, & ie ne croy pas que personne ait vû cet incendie sans en estre touché de douleur & de compassion ; à moins que d’estre aussi dur que l’estoit ce Monstre Romain, qui apres avoir fait mettre le feu aux quatre coins de Rome, regarda l’incendie d’vne Tour des plus élevées, comme vn objet de plaisir & de divertissement. Pour ce qui est du Roy de la grand’ Bretagne, il est bien éloigné des sentimens de ce cruel Tyran : il ne veut point se servir des ruines de sa Patrie, pour faire éclater sa magnificence ; & il n’a pas envie d’élever sur ces tristes cendres vn magnifique Palais. Il veut imiter, en cette occasion, le plus doux de tous les Princes, l’Empereur Titus : & pour remedier 69

[Ô mer ! ô terre ! Je brûle plus encore que Herculès imprégné du sang noir de Nessus, et que la violente flamme Sicanienne qui bouillonne dans l’Ætna !] Horace, Épodes, XVII, trad. C.-M. Leconte de Lisle, 1911.

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à tous les malheurs que causoit cet horrible Embrasement, il agit non seulement en Prince, mais en Pere ; il promet aux affligez toute sorte de secours ; & comme vn autre Vespasien, il leur fait esperer de les mettre en meilleur estat qu’ils n’estoient auparavant. Enfin, il ajoûte aux consolations qu’il leur donne toute l’assistance qu’il luy est possible. Comme il n’arrive iamais de ces fâcheux évenemens, qu’ils ne soient precedez d’vne infinité de Présages ; il ne faut point douter qu’il n’y en ait eu beaucoup qui ont predit celuy-cy. Et ie m’assure que plusieurs Astrologues pretendent l’avoir preveu par les Constellations, par la disposition des Astres, & sur tout par ce dernier Phenoméne, qui fit l’estonnement de toute l’Europe. Mais ie fay si peu d’état de l’Astrologie Iudiciaire, la méprisant comme vne chose tout à fait vaine & frivole, que ie ne puis croire tout ce qu’elle nous dit. Ie suis assez incredule pour n’ajoûter point de foy à tout ce que nous en disent les plus fameux Astrologues, & ie considere tous les discours qu’ils nous en font, comme des contes chimeriques. Mais, Ariste, croiriez-vous bien que ce sont des oiseaux qui l’ont predit, dont les Anciens font mention, qu’ils appelloient Oiseaux Incendiaires, & qui, paroissant avec des charbons ardens pris dessus les Autels, presageoient toute sorte de maux ? Les Anglois n’ont garde de croire, non plus que moy, ces Fables & ses Chimeres ; la grande perte que leur cause ce feu, leur a osté le iugement, & les a si fort aveuglez, que dans l’excez de la rage & du dépit qu’ils en ressentent, ils ne font que blasphemer, & calomnier les plus innocens, en faisant courir le bruit que cet incendie est vn effet de la malice des Holandois. Mais, mon cher Ariste, ne croyez-pas qu’ils soient si lâches, que de se vanger de la sorte de leurs Ennemis. Non, non, ce n’est pas ainsi qu’ils se défendent, c’est en bataille rangée, & non pas par des voyes si obliques & si basses : Ils estiment que cette maniere de se vanger est tout à fait indigne d’eux, & trop au dessous de leur courage ; ils n’ont garde de s’en vouloir servir pour mettre le feu dans l’vne des plus renonmmées Villes du Monde. Il est vray que plusieurs Nations en ont vsé de la sorte. Que les Enfans d’Israël ne furent pas plûtôt entrez dans la Terre promise, qu’ils mirent le feu dans toutes les Villes qui leur faisoient quelque resistance. Et que les Romains porterent les flâmes dans la superbe Ville de Carthage sous Scipion le jeune. Mais aussi il est vray, qu’ils ne le firent iamais poussez de colere & de vangeance ; c’est suivant les ordres de ce grand Dieu qui preside aux Combats, que ceux-là y mirent le feu & les flâmes. Et ie ne puis croire, que ceux-cy ayent iamais esté si lâches que de noircir leurs Triomphes d’vn crime si enorme, quoy qu’en veüille dire l’vn de leurs plus

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fameux Historiens. Ils estoient trop genereux pour agir si lâchement, & Scipion Emilien avoit trop de cœur pour vouloir faire vne si méchante Guerre. Ie veux plustost croire ce qu’en dit Florus, que ce furent les Carthaginois mesmes qui de rage & de dépit y mirent le feu, pour brûler le suiet de leur Triomphe, n’ayant pû le leur oster. Mais quand mesme ces Nations si glorieuses & si triomphantes auroient flétri leurs Palmes & leurs Lauriers par vn crime si horrible, les Ho1andois sont trop genereux pour les imiter. Et quoy qu’il y ait des Peuples à qui il importe tres peu par quel moyen ils défassent leurs Ennemis, pourveu qu’ils en obtiennent la Victoire, on ne peut, sans vne haine enragée & sans vn insigne, mensonge, dire, que les Holandois en ayent iamais vsé de la sorte. C’est avec les armes qu’ils font la Guerre, & non pas avec les flâmes, c’est le champ de bataille plûtost que les ruses qui decident leurs differends. Et ils ne trouuent point de gloire à tromper leurs Ennemis, mais à les défaire, & à les surmonter les armes à la main. Non fraude nec occultis, sed palàm & armatus Populus Batavus hostes suos vlciscitur70. Ce n’est pas seulement les Holandois que la rage & le desespoir de ces fiers & malheureux attaquent, c’est encore les François. Ils veulent imiter les Chiens enragez, qui ne trouvant plus de quoy mordre, se iettent indifféremment sur ceux qu’ils rencontrent. Et la colere les a portez iusqu’à vouloir sacrifier à leur fureur nos François, qui y habitent, & en faire vne effroyable boucherie, comme fit autrefois, quoy qu’avec plus de raison, Camillus, de nos anciens Gaulois, qui omnia incendiorum vestigia Gallici sanguinis inundatione delevit71. Mais, Ariste, ne vous estonnez pas si les superbes Anglois accusent des Innocens, ils ne sont pas les premiers qui ont soupçonné leurs Ennemis d’estre cause des malheurs qu’ils s’étoient attirez eux-mesmes. Neron, le plus inhumain de tous les Empereurs, & ses Courtisans en ont bien fait autant, puis qu’aprés avoir mis le feu dans Rome, ils eurent assez de malice pour faire courir le bruit que les Chrestiens en estoient les véritables Boutefeux. Ainsi les Holandois ne doivent pas trouver estrange, qu’on les fasse les autheurs d’vn 70 La citation correcte est « non fraude neque occultis sed palam et armatum populum romanum hostes suos ulcisci » (« ce n’était point dans l’ombre du mystère et par la perfidie que les Romains se vengeaient de leurs ennemis mais publiquement et par les armes »), Tacite, Annales, liv. II, LXXXVIII, trad. D. Nisard, Paris, Dubochet, 1844, p. 65. 71 Lucius Florus, Historiae Augustae scriptorum latinorum Minorum, liv. I, chap. xiii, Leyde, Ioannis Maire, 1632, p. 22. Le dernier mot est « deleret » ; (des torrens de sang gaulois effacent jusqu’aux dernières traces de l’incendie), Abrégé de l’histoire romaine, Paris, Panckoucke, 1833, p. 53.

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crime si detestable, puis qu’ils ont cela de commun avec l’Eglise Primitive. Ne doivent-ils pas au contraire s’en consoler, puis qu’ils ne souffrent pas tant qu’vne infinité de Chrestiens, que ces Barbares sacrifierent à leur furie ? C’est ainsi que les Tyrans & les Impies se divertissent aux dépens des Innocens ; c’est ainsi qu’vn Fils dénaturé ayant fait massacrer sa propre Mere, pour comble de ses crimes ne fait point de difficulté d’embraser sa Capitale, & pour se vanger des Chrestiens, qu’il croyoit ses ennemis mortels, leur impute ses propres crimes ; & c’est ainsi que ces Regicides, ces Subjets perfides & rebelles, qui ont commis le plus horrible de tous les attentats, ayant fait trancher la teste à leur propre Roy, veulent se vanger de leurs Ennemis, moins par les armes, que par la médisance. Mais il ne faut pas les charger de tant de crimes ; ce n’est pas le propre d’vne âme genereuse & bien née de rendre le mal pour le mal ; il est iuste, en quelque façon, de les excuser, & il faut plustost iuger que l’extréme douleur, qui d’ordinaire dans les grandes infortunes, empesche le discernement, leur a donné de si mauvais sentimens, & leur a suggeré tant de calomnies. Il n’y a pas plus d’apparence que les Grands & les Gens d’esprit ayent esté dans l’excez de leur douleur iusqu’à cette impudence : le petit Peuple, qui ne se repaît que de médisance, est sans doute l’autheur de cette imposture. Ie veux plustost croire, & il n’en faut point douter, que c’est le Bras de Dieu, le Roy des Roys, qui s’est armé de flâmes pour punir l’iniustice & l’arrogance insupportable des Anglois, qui ont provoqué tant de fois son couroux. Ils avoient voulu imiter le Peuple Romain, qui sous le Consulat de Manlius & Censorinus brûla la Flotte des Carthaginois, aux yeux mesme de la Ville. Et de fait leur dessein n’a pas mal reüssi, puis qu’ils ont brûlé plus de cent cinquante Navires aux yeux de toute la Holande. Mais voicy que ce iuste Iuge, qui ne laisse rien d’impuny, les châtie severement de leurs cruautez, de leurs trahisons & de leurs incendies. Quoy ! Estoient-ils assez temeraires de prétendre qu’ils ne seroient iamais punis de ce terrible embrasement qu’ils ont fait au Port de Vlie ? Quoy ! Ne sçavoient-ils pas, que Dieu qui est tresiuste & tres-equitable, en feroit justice, & que luy, à qui seul appartient la vangeance, ne les laisseroit iamais impunis ? Et comment pouvoient-ils éviter la rigueur de ce grand Iuge, qui nous asseure que de la mesme maniere que nous agirons avec les autres il agira auec nous. Mais admirez la grande bonté & l’extrême patience de Dieu, qui a mieux aimé les corriger en Pere pitoyable qu’en Iuge rigoureux, & qui n’a pas voulu déployer sur eux ses chastimens, ses foudres, ses éclairs & son tonnerre, pour ne les pas exterminer tout à fait :

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& il n’a pas voulu consumer cette belle Ville, comme il fit autrefois Sodome & Gomorre, mais il a voulu l’humilier de cette maniere, en se servant de l’yvrognerie d’vn Boulanger pour en faire cette Tragédie , en excitant, pour ainsi dire, le feu qui estoit comme assoupy sous la cendre. Cinerem & sopitos suscitat ignes72. C’est ainsi que Dieu abbat ces orgueilleux & ces superbes, qui avoient esté assez lâches que de faire des feux de joye, pour la plus basse de toutes les actions qu’ils venoient de faire & qui ont eu assez d’impiété pour chanter des Hymnes de loüange & d’actions de graces à celuy qui les avoit en horreur. Et n’est-il pas fort évident qu’elles ne luy estoient pas agreables, puisqu’il a changé leur plaisir en tristesse, & leurs réioüissances en larmes ? Enfin, Ariste, ie pense que tous ces fleaux, & tous ces incendies sont comme des preludes de la Colere Divine, qui est preste d’exterminer ces deux Nations, si elles ne se reconcilient bien-tost. En effet, c’est vne chose bien triste & bien lamentable, que de voir aux mains deux Peuples qui sont si puissans sur Mer & sur Terre, & dont la parfaite vnion & la bonne intelligence ne seroient pas moins la terreur & l’étonnement de leurs Ennemis, que la ioye & l’admiration de leurs Alliez. Heu, nimid longô satiate ludô ! Quem iuvat clamor, galeæque leves, Acer & Mauri peditis cruentum Vultus in hostem73. Il n’y a que trop long-temps qu’ils entretiennent cette longue & pernicieuse Guerre : ils n’ont que trop répandu de sang, & ils ne se sont que trop affoiblis pour ne s’accorder pas. Il n’est que trop constant que pendant qu’ils sont si furieusement animez les vns contre les autres, & que pendant qu’ils se déchirent & se détruisent de la sorte ; leurs Ennemis profitent de leurs hostilitez & qu’ils établissent leur Empire sur la ruine de ceux dont ils devroient estre les Esclaves. Et il n’est que trop vray que ces Batailles données & perduës, ou par vne perte reciproque, ils trouvent vne ruïne commune, ne sont que les effets de la Colere du Ciel.

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[ranime la cendre et les feux assoupis.] Virgile, op. cit., Liv. VIII, 410, p. 256-257. [Hélas ! Sois rassasié d’un si long jeu, toi que réjouissent les clameurs, les casques éclatants et le regard farouche du piéton Marse sur l’ennemi ensanglanté !] Horace, Odes [Carmina], Liv. I, 2, 37-40, trad. C.-M. Leconte de Lisle, 1911. 73

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Que sur les Monts audacieux, Les orgueilleux fils de la Terre, Se lassent de faire la guerre Contre la puissance des Cieux : Et par des conseils plus vtiles, Que ceux, dont les rages civiles Arment la dextre des méchans, Rameinent la Paix dans leurs Villes. Et l’abondance dans leurs Champs74. Il est temps que le grand Dieu des Armées fasse cesser les malheurs de la Guerre, qu’il consume dans les flâmes son équipage & ses machines, & qu’il renvoye sur la Terre, la Paix, qui l’a quittée il y a si long-temps. Qu’il seroit doux, si dans nos iours nous pouvions voir fleurir le Siecle d’or, qui ne souffre point ny Trompettes, ny espées, ny tous ces instrumens militaires, qui ne servent que pour armer les vns à la ruine des autres ! Qu’il seroit doux que les inimitiez, les dissensions, & les discordes fussent tout à fait bannies, & qu’on n’en connût pas mesme les noms ; comme sous le regne de Saturne ! Nec consanguineis fuerat discordia nota75. Et qu’enfin il seroit doux, que tous les Peuples fussent toûjours paisibles, & qu’ils pussent passer leur vie, sans estre redevables de leur felicité à la valeur & à la conduite des gens de guerre ! Que la Paix éteignant les viles fureurs, Les plus steriles monts, les plus âpres colines, Au lieu de pierres & d’épines, Produisent les moissons au gré des Laboureurs76. Voila, Ariste, le terme de tous mes voeux, & de tous mes souhaits, & i’espere qu’ils seront bien-tost exaucez, & que dans nos iours nous verrons revenir la Paix & la Concorde, qui disposant souverainement de la corne d’Almatée, nous procurera l’Abondance, les Plaisirs, & les Richesses. 74 Honorat de Bueil de Racan, Psaume LXXI (1654), Dernières œuvres et poésies chrestiennes, Paris, P. Lamy, 1660, p. 224. 75 Claudius Caesar Germanicus, Aratea, v. 113. 76 Antoine Godeau, Paraphrase des Pseaumes de David, Psaume LXXI, Paris, Pierre Le Petit, 1656, p. 227.

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C’est dans la Paix que toutes choses Succedent selon nos desirs ; Comme au Printemps naissent les roses, En la Paix naissent les plaisirs. Elle fait la Pompe des Villes. Donne aux champs les moissons fertiles ; Et de la Majesté des Loix Appuyant le pouvoir suprême Fait demeurer le Diadéme Ferme sur la teste des Rois77. Et comme la Providence Divine se sert ordinairement, dans ses admirables éxecutions des causes secondes, & qu’entre tous les Princes de l’Europe il n’y a que nostre Invincible LOVIS qui soit en estat, par les sages Conseils & par les soins infatigables de son incomparable Ministre, de travailler puissamment à cette grande Reconciliation qui interesse si fort toute l’Europe ; ie ne doute point que ce ne soit à ce grand Prince à qui la gloire en est reservée. Ce sera par les pressantes sollicitations qu’il en fera faire par ses Ambassadeurs à ces deux redoutables Nations, dans le temps qui luy paroistra le plus favorable ; afin que nous puissions revoir la Paix dans ces deux Estats, aussi bien establie qu’elle le fut iamais. C’est ce que i’espere, c’est ce que ie souhaitte. Et puis que pour en avancer l’execution, ie n’ay que des Vœux & des Prieres : ie souhaitte en finissant ma Lettre, que le Ciel le fasse la Terreur de ses Ennemis, l’Arbitre de ses Voisins, & l’Amour de ses Subjets. Que sa Cour soit pompeuse, ses Palais magnifiques, & ses Tresors immenses. La Justice & la Paix sous ce Roy glorieux, Chasseront & le crime & les maux de la Guerre, Et regneront dessus la Terre, Tant que l’Astre des nuicts éclairera les Cieux. Rien ne terminera ses iours victorieux ; L’Arabe avec son or le viendra reconnoistre, Chacun voudra l’avoir pour Maistre, Et chacun benira son Regne à qui mieux mieux.

77 François de Malherbe, Odes (1610), Les poésies de M. de Malherbe, Paris, Thomas Jolli, 1666, p. 82.

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Que son Trône pompeux subsiste constamment. Tant que l’Astre du iour fournira sa carriere, Et que d’vne sombre lumiere, La Lune éclairera l’azur du Firmament78. De Paris ce 29. Septembre 1666.

78 A. Godeau, L’Institution du prince chrestien, Paris, veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1644. Il s’agit en fait d’une reconstitution (peut-être de mémoire) de plusieurs quatrains du Psaume LXXI, p. 104-106. Si les deux derniers quatrains sont assez fidèles (à deux ou trois mots près), le premier semble un vague écho de deux autres quatrains de ce psaume : Sans doute ses desirs seront tous satisfaits,/ Le Siecle d’or sous luy reuiendra sur la terre,/ Et loin des malheurs de la guerre,/ Il fera refleurir la Iustice & la Paix./ Tant qu’on verra briller dans les plaines des Cieux,/ Cet Astre au front changeant, qui/ parmy les Estoiles,/ De la Nuit éclaire les voiles,/ Tous bien abonderont sous ce Roy glorieux.

MYTHE, POÉSIE, TRAGÉDIE

LE CANARD, OU LA TRAGÉDIE NATURELLE

Le drame comme un procès d’hérétique, comme langue pour un monde où parmi peste et confusion du sens et esprit de divination universellement embrasé, en temps oisif, le dieu et l’homme, afin que le cours du monde n’ait pas de lacune et que la mémoire des célestes ne s’éteigne pas, se communique dans la forme tout oublieuse de l’infidélité, car l’infidélité divine est ce qui se retient le mieux. Hölderlin, Notes à Œdipe (traduction Philippe Marty). J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires, la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, roman de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. Rimbaud, Alchimie du verbe I.

Dans le célèbre chapitre XX du premier livre des Essais (« Que philosopher c’est apprendre à mourir »), Montaigne, méditant sur les attitudes paradoxales des humains face à la mort, dit s’être souvent demandé « d’où venoit cela, qu’aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou en autruy, nous semble sans comparaison moins effroyable qu’en nos maisons ». La réponse qu’il avance met en cause la force suggestive des pratiques sociales d’accompagnement du mourant : « Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l’entournons, qui nous font plus de peur qu’elle1. » Laissant de côté l’objet central du propos – l’opposi1 Voici le passage cité in extenso : « Voilà les bons advertissemens de nostre mere nature […]. Or j’ay pensé souvent d’où venoit celà, qu’aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou en autruy, nous semble sans comparaison moins effroyable qu’en nos maisons, autrement ce seroit un’armée de medecins et de pleurars […]. Je croy à la verité que

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tion entre la mort brutale au combat et une longue agonie domestique –, l’on retiendra ici le fait que, pour Montaigne, le modèle par excellence de la mort violente est celle qui est provoquée par la guerre. Ce que le combat rend possible, c’est de voir en autrui comme en soi le vrai visage de la mort, que les convenances sociales dissimulent sous un masque. La guerre permet de saisir la mort par surprise. Un tel tableau devait évidemment être familier aux contemporains de Montaigne. Il n’est pas certain en revanche qu’ils en tiraient une conclusion aussi apaisée que l’auteur des Essais : « Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage. » Le spectacle ou la menace constante de la mort brutale, qui peut bien apparaître aussi « effroyable » que la mort domestique2, semble plutôt susciter au début des temps modernes une inquiétude assez voisine de celle dont Johan Huizinga a jadis analysé les manifestations pour la fin du moyen âge. Quoi qu’il en soit l’entrée dans la « galaxie Gutemberg », même si elle ne signifie pas une coupure aussi radicale qu’on a pu le dire3, marque l’apparition de nouvelles interrogations, de nouvelles formes de curiosité, que l’imprimé satisfait et entretient à la fois. Les guerres d’Italie sont l’occasion de relations de faits militaires sous forme d’occasionnels ou de feuilles volantes qui, comme l’a remarqué David El Kenz, narrent volontiers des épisodes de massacres4. À ces « canards », d’abord ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l’entournons, qui nous font plus de peur qu’elle : une toute nouvelle forme de vivre, les cris des meres, des femmes enfants, la visitation de personnes estonnées et transies, l’assistance d’un nombre de valets pasles et éplorés, une chambre sans jour, des cierges allumez, nostre chevet assiegé de medecins et de prescheurs ; somme, toute horreur et tout effroy autour de nous. Nous voylà des-jà ensevelys et enterrez. Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les masquez, aussi avons-nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes : osté qu’il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu’un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage. » (Michel de Montaigne, Les Essais, éd. conforme au texte de l’exemplaire de Bordeaux avec les additions de l’éd. posthume, par Pierre Villey, Paris, Puf, 1965, p. 98 [A].) 2 Comme en témoignaient les Litanies des saints dans le rituel romain des Rogations : « a subitanea et improvisa morte, libera nos, Domine », qui poursuit en citant, après l’esprit du mal et celui de la fornication, la foudre, les pestes, les incendies et les tremblements de terre, la guerre et la famine. 3 En particulier parce que la circulation des manuscrits demeure active et vivante. 4 David El Kenz, « La mise en scène médiatique du massacre des huguenots au temps des guerres de Religion : théologie ou politique ? », Revue électronique internationale, www.senspublic.org.

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diffusés sous la forme de « nouvelles à la main », l’imprimerie, puis le colportage, vont donner un essor constant5. Si la plupart d’entre eux sont consacrées d’abord aux récits de faits militaires, dans la seconde moitié du siècle les faits divers sanglants y occupent une place grandissante, en même temps que se développent les relations de phénomènes météorologiques considérés comme surnaturels (comètes, pluies de sang ou d’animaux, apparitions célestes) ou d’événements attribués à la sorcellerie, et enfin ce que nous appelons aujourd’hui les catastrophes naturelles. Quel enseignement, trouble ou salutaire, cherche le public de la seconde moitié du XVIe siècle dans ces opuscules qui connaissent une vogue grandissante ? Le succès éditorial de ces publications, le pathos tapageur de leurs titres, leur rôle dans la constitution des genres littéraires narratifs au début des temps modernes suffisent à témoigner de la fascination qu’exerce le discours catastrophique dans un monde et en un temps où, pourtant, les occasions d’être « réellement » confrontés à des catastrophes ne manquent pas, avec les guerres civiles et les malheurs collatéraux qu’elles engendrent. Qu’aller chercher dans le récit d’une inondation ou d’un tremblement de terre arrivé en un lieu plus ou moins lointain quand on est soi-même exposé quotidiennement aux risques de la guerre, de la famine, des épidémies, des incendies ? Le parti adopté dans la présente étude est d’examiner la rhétorique et la poétique des occasionnels à la lumière de cette question. Le genre du canard – qu’il adopte la forme épistolaire ou celle du récit historique – témoigne très tôt par sa rigidité même de la prise en compte d’un horizon d’attente qui, malgré les sollicitations de l’histoire, ne semble guère évoluer durant toute la période antérieure à l’apparition de la gazette. Mais il ne s’agit pas d’un pur discours de propagande : dans ce cadre rigide les auteurs peuvent manifester une réactivité particulière aux événements, ou révéler une conscience critique des règles du genre, et c’est une telle diversité que le choix des textes donnés en annexe s’efforcera de prendre en compte. 5

L’ouvrage de Jean-Pierre Seguin, L’Information en France avant le périodique. 517 canards imprimés entre 1524 et 1631 (Paris, Maisonneuve et Larose, 1964) a joué un rôle fondateur pour l’étude du genre. On complètera sa bibliographie, qui a servi de base et de référence à toutes les autres études, par les ouvrages de Maurice Lever, Jean Céard, Denis Crouzet, et Grégory Quenet pour les tremblements de terre : J. Céard, La Nature et les prodiges : l’insolite au XVIe siècle en France, Genève, Droz, 1996 ; D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1661, nouvelle éd., Seyssel, Champ Vallon, 2005 ; M. Lever, Canards sanglants : naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993 ; G. Quenet, Les Tremblements de terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d’un risque, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

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Simulant l’oralité, voué souvent en retour à une lecture oralisée, le discours de la mort dans ces livrets se veut résolument un lieu commun, parole convenue en même temps qu’espace de rassemblement – et c’est en cela même qu’il peut avoir valeur de réconfort –, mais il fait aussi entendre parfois des voix singulières. Des nouvelles de la guerre entre Dieu et les hommes La fonction première du canard, que l’on considère comme un ancêtre direct des gazettes et des quotidiens, semble d’apporter une information6. Nous avons vu que les opérations militaires constituent le sujet essentiel de ces périodiques. L’information, dans un tel corpus, se distingue rarement de la propagande, mais il reste que ces feuilles volantes sont souvent en temps de guerre le seul moyen pour les familles des soldats d’avoir, même indirectement, des nouvelles des absents. Les relations d’incendies, d’inondations, de dégâts causés par la foudre, voire de tremblements de terre, peuvent répondre à une semblable attente. C’est là, sans doute, une des raisons pour lesquelles les titres de ces imprimés sont si prolixes : Discours pitoyable du grand desbordement de la riviere du Gardon, advenu en la ville d’Allez et ès environs, le dixiesme jour du mois d’aoust 1605. Contenant les dommages, ruines, pertes et mort de plusieurs personnes7, Discours véritable et déplorable de la cheute des ponts au Change et S. Michel, par le ravage des eaux et impétuosité des glaçons, ensemble de deux maisons et demy aux fauxbourgs S. Marcel avec la mort de sept ou huit personnes8. En même temps qu’il proclame la réalité du malheur, l’intitulé fournit les données spatio-temporelles propres à éveiller l’attention 6

C’est même l’élément essentiel de la définition donnée par Victor Infantes des relaciones de sucesos, équivalent espagnol des « canards » français, « ¿ Que es una relación (Divagaciones varias sobre una sola divagación) », Les relaciones de sucesos en España, 1500-1750, études réunies et présentées par María Cruz García de Enterría, Henry Ettinghausen, Víctor Infantes, Augustin Redondo, et al., Paris, Alcalá de Henares, Publications de la Sorbonne, Servicio de publicaciones de la Universidad de Alcalá, Travaux du Centre de recherche sur l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, n° 12, 1996, p. 203-211. 7 Discours pitoyable du grand desbordement de la riviere du Gardon, advenu en la ville d’Allez et ès environs, le dixiesme jour du mois d’aoust 1605. Contenant les dommages, ruines, pertes et mort de plusieurs personnes, Paris, François Julliot, 1605. 8 Discours véritable et déplorable de la cheute des ponts au Change et S. Michel, par le ravage des eaux et impétuosité des glaçons, ensemble de deux maisons et demy aux fauxbourgs S. Marcel avec la mort de sept ou huit personnes, Lyon, J. Gautherin, 1616. Ce canard et le précédent

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des lecteurs. Il met également l’accent sur la véridicité que le lecteur est en droit d’exiger. Le terme de « véritable » est présent dans la très grande majorité des titres : « Discours veritable », « vray discours », « discours au vray, et fort particularisé », etc. La préface ou l’épître liminaire, quand elles sont présentes, ou l’exorde du récit viennent redoubler ces proclamations : « […] pour vous conter le fay au vray de ce qui est advenu [...] »9, et, chaque fois qu’il le peut, le locuteur fait état de sa qualité de témoin : « Ce ne sont choses ouyes d’autres ny entendeues, et desquelles tu puisse avoir quelque doute, mais veues et piteusement contemplees par celuy qui te les decrit »10, ou bien « Je n’ay encor rien peu apprendre d’asseuré en particulier de ceste inondation, tellement que je me contenteray d’en faire mention en general »11. S’il n’a pas été témoin oculaire, il reste à l’auteur la possibilité de faire état de ses sources : « Faict selon le rapport du Messager, et de plusieurs gens notables, ayant veu ledict deluge, et ravage advenu audict bourg de Regny le Ferron12. » ont été réimprimés dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, Lyon, impr. Motteroz, 1876. 9 Le vray discours du grand deluge et ravage d’eau, advenu au bourg de Regny le Ferron, le quatriesme jour de juin 1586, Lyon, B. Rigaud, 1586, p. 10. 10 Brief discours du merveilleux et terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise, traduit par J. Du Lac, Paris, P. des-Hayes impr., 1574. Ce texte fait partie des « Recueils verts », 57, Fe A IV. 11 Discours veritable et tres-piteux, de l’inondation et debordement de mer, survenu en six diverses provinces d’Angleterre, sur la fin de janvier passé 1607, pris sur la copie imprimée à Londres, trad. A.-F. Lyonnois, Paris, F. Bourriquant, 1607, p. 21. 12 Reste que, bien évidemment, l’autorité du locuteur demeure problématique puisque la plupart de ces canards sont anonymes. On retiendra, parmi les rares exceptions, le récit de Giovanni Poardi (Nuova relatione del grande et spaventoso terremoto successo nel regno di Napoli, nella [...] Puglia, [...] alli 30 di luglio 1627 [...], Rome, M. A. Benvenuti, 1627 ; version française : Récit véritable et espouvantable du tremblement de terre arrivé à la Pouille le 30 juillet de la précédente année 1627, traduit – d’Italien en François suyvant la lettre envoyée de Naples (le 7 août 1627), Lyon, C. Arnaud, dit Alphonse, 1627) et le Brief Discours de quelques pluyes de sang aduenues au Conté de Venaissin, ensemble d’un tonnerre prodigieux aduenu sur la fin de Janvier 1574. Auec la signification d’une Planette en forme humaine […], sortant ses effets sur les villes de Lyon, Auignon, Carpentras, Beauquaire, Nismes et Montpellier, et autres lieux de la Gaule Narbonnoise. Le tout calculé par noble A. de Blegier de La Salle, docteur Mathematicien, Astrophile et Poesiphile, natif de Carpentras et citoyen d’Auignon, Lyon, J. Patrasson, 1574. Ce texte présente la particularité d’interpréter la catastrophe du point de vue de l’astronomie, et la mention des qualités et du nom de l’auteur, « Mathematicien, Astrophile et Poesiphile », a pour fonction d’attester l’auctoritas d’un discours dont les fondements et la légitimité pourraient être controversés.

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Le canard prétend ainsi accréditer et valoriser les informations qu’il diffuse. L’enjeu d’une telle démarche est crucial : la véridicité du propos, outre qu’elle est le fondement de sa légitimité, revêt une importance accrue pour certains lecteurs concernés sur le plan affectif ou matériel par une catastrophe dont ils sont géographiquement éloignés. Certes, la prétention de dire le vrai ne garantit pas la vérité du discours et les occasionnels ne sont pas toujours très exigeants sur ce point, comme l’a montré Jean-Pierre Seguin (même si cette observation vaut surtout pour les faits divers). Il n’empêche qu’à l’instar des exempla médiévaux consacrés aux effets de la foudre, dont Jacques Berlioz a établi qu’ils « fournissent des renseignements factuels, précis et circonstanciés »13, les canards sont susceptibles de donner des nouvelles fiables. Au regard de cette valeur informative, essentiel est encore l’accent mis sur la nouveauté du fait : « […] venons à considerer ce que de nouveau on rapporte du debord ravageant de la riviere de Loire », annonce le Discours14 consacré aux inondations de 1615. Le narrateur de l’inondation du 13 janvier 1617 dans le Piémont, après avoir rappelé que « les histoyres sont toutes pleines » de récits d’incendies et d’inondations, souligne : « laissant le passé en arrière nous parlerons de ce qui est advenu nouvellement en la ville de Ceve, en Piedmont15. » Dans le récit de l’incendie de Constantinople16, il est signalé que le fait s’est produit récemment – un mois plus tôt, ce qui n’est pas en fait spécialement rapide pour une information de ce genre17. Outre qu’une telle déclaration fait miroiter aux yeux du lecteur potentiel un « plaisir du texte » sur la nature duquel il faudra revenir plus loin, elle met en évidence le carac13 Jacques Berlioz, « La foudre au Moyen Âge. L’apport des exempla homilétiques », Bartolomé Bennassar (éd.), Les Catastrophes naturelles dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses du Mirail, 1995. 14 Discours véritable de l’étrange et prodigieux débord de la rivière de Loire, au mois de mars dernier 1615, Paris, impr. de A. Du Breuil, 1615. 15 Discours deplorable d’une estrange inondation d’eaux survenuë le 13 janvier à Ceve ville de Piedmont, suivant la copie imprimee à Chambéry par Pierre Meziere, 1616, f° A2. 16 Merveilleux deluge d’eaux et de foudres, advenu à Constantinople avec les convenances de paix entre la Seigneurie de Venize et ledit grand Turc, Lyon, Benoist Rigaud, 1573. 17 Selon Jean-Pierre Seguin, « au cours des premières années du seizième siècle, à Paris, à Lyon ou à Rouen au moins, les bulletins d’information paraissaient dans un délai de quelques jours, s’il s’agissait d’événements nationaux et de deux à trois semaines pour les nouvelles de l’étranger, [… qui] paraissent ensuite plus rapidement » (L’Information en France avant le périodique, op. cit., p. 16). J.-P. Seguin donne des exemples précis, ainsi que la liste des rééditions connues (ibid., p. 17-20).

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tère inédit et récent des faits divulgués, marquant ainsi ce qui la distingue du modèle historique. Cette immédiateté, cette singularité, apparaissent encore dans les termes employés pour désigner la catastrophe. Le plus souvent ils mettent l’accent sur sa soudaineté (« accident », « surprise »), son caractère à la fois unique, imprévisible et extraordinaire (« événement », « cas  »18) qui peut aller jusqu’au « prodige », ou sur ses effets malheureux (« calamité », « affliction », « désastre »). Le terme de « catastrophe » est employé dès la fin du XVIe siècle, et ce dans un contexte qui n’est pas explicitement théâtral. Mais il est certain que la publication de ces canards répond aussi à une curiosité moins immédiate. Lorsque les faits se déroulent dans un pays étranger, ils ne touchent pas directement un très grand nombre de lecteurs. En outre, la relation des événements fait alors l’objet d’une traduction, ce qui retarde d’autant la publication : le récit perd ainsi une grande part de ce qui constitue la valeur d’une information, sa rapidité. On peut penser que dans ce cas, les nouvelles circuleraient plus rapidement par oral. Que l’information proposée soit d’une autre nature, nous en trouvons une confirmation dans la préface du Discours veritable […] de l’inondation et debordement de Mer, survenu en six diverses Provinces d’Angleterre[...]19 : J’ai trouvé cette curiosité digne de ton occupation : ce sont des nouvelles, non de la guerre des Flandres, ny du different de Venise, ny des terres Neuves, ny de l’armée du Turc, ains de la guerre entre Dieu et les hommes, ou (pour mieux dire), leurs pechez. […] Si tu es curieux, arreste tes yeux sur ceste nouvelle, où tu trouveras de l’estonnement […].

Cette proclamation d’intention est particulièrement riche, et tout d’abord en raison du parallèle explicite qu’elle construit entre la relation de faits de guerre et celle des phénomènes naturels : c’est bien d’un même type de « nouvelles » qu’il s’agit, au moins dans leur présentation. Mais le traducteur-préfacier introduit ensuite une distinction. La guerre entre Dieu et les hommes est beaucoup plus intéressante parce qu’elle se déroule, du point 18 Le terme, dans la langue du XVIe siècle, est à peu près synonyme d’« événement », et de ce fait il désigne fréquemment l’intrigue d’un récit. Marguerite de Navarre l’emploie souvent en ce sens. 19 Discours […], de l’inondation et debordement de mer, survenu en six diverses provinces d’Angleterre […], op. cit., f° Aij.

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de vue de la « curiosité », à une tout autre échelle : métaphysique, sans doute, en ce qu’elle met aux prises le Créateur avec ses créatures, mais aussi – et c’est ce qui semble le plus fasciner le locuteur – parce qu’elle se joue aux dimensions du cosmos. Il s’agit d’« émerveiller », de susciter ce trouble d’ordre à la fois intellectuel et affectif que le traducteur appelle « étonnement ». La curiosité dont sont crédités le lecteur comme le traducteur est le désir de connaître et de mesurer les possibilités infinies de la nature – celles de l’eau, en particulier : « ce seul element te fournira plus d’esbahissement, que tous les autres ensemble… », assure la même préface. La libido sciendi que prétendent satisfaire les canards est ainsi plus qu’une demande d’informations immédiates, ou du moins aussi rapides qu’elles peuvent l’être vu les moyens de communication de l’époque. Elle excède aussi ce goût du sensationnel sur lequel on postule que sont fondés l’existence même et le succès de ces opuscules. La relation de catastrophe répond également à un besoin de connaissances qu’alimente – dans un autre cadre et une autre perspective – une littérature encyclopédique dont on sait quel succès elle connaît pendant la période médiévale comme à l’aube des temps modernes20. Le récit du « déluge » qui ravagea Barcelone commence par une description de la ville semblable à celles qu’on peut trouver dans les cosmographies du temps. Le Tremblement de terre advenu à Lyon le mardy vingtiesme jour de May mil cinq cens septante huict, peu avant les quatre heures du soir21 s’ouvre sur un long développement consacré aux séismes de l’histoire antique, avec une mention des causes qui leur ont été attribuées et une récapitulation des indices qui peuvent en annoncer la venue. Certains livrets témoignent ainsi d’une attention toute particulière aux phénomènes naturels 20 Telle est la thèse de D. Crouzet, pour qui les canards participent, en même temps que les livrets de pronostications, d’une véritable science des signes. (Denis Crouzet, « La représentation du temps à l’époque de la Ligue », Revue historique, n° 270, 1983, p. 297-388 ; Les guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, op. cit.). J. Céard montre de son côté que la divination est considérée à la Renaissance comme un élément prééminent de la connaissance du monde : « Nous distinguons nettement prédire et prévoir : les hommes de la Renaissance ne nous auraient pas compris, eux pour qui la divination était comme la figure majeure de la connaissance » (op. cit., Introduction, p. 6). Mais cette connaissance est pour lui le fait des traités et des ouvrages savants plutôt que des occasionnels, dont la visée essentielle serait de susciter l’« admiration ». 21 Tremblement de terre advenu à Lyon le mardy vingtiesme jour de May mil cinq cens septante huict, peu avant les quatre heures du soir, Lyon, Benoist Rigaud, 1578.

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que la catastrophe ou les phénomènes susceptibles de revêtir une portée catastrophique donnent l’occasion d’examiner. Les volcans italiens en particulier font l’objet d’une étude proportionnelle aux débordements imaginaires qu’ils suscitent. En 1666, aux alentours de l’Etna, des coulées de lave inquiètent les habitants. L’auteur fait état du témoignage de l’archiprêtre de Randazzo : Sur les vingt heures apparurent au lieu le plus apparent de la Cité, loing de dix mille contre la montaigne deux bouches, desquelles sortoient deux tours de fumee, lesquelles souspandirent si bien que l’air en demeura tout couvert : de maniere que le jour (qui de soy estoit clair et beau) devint autant obscur que s’il eust esté entierement nuict. Depuis la nuict ensuyyant apparurent cinq autres bouches, non de fumee ains de feu en façon de metal fondu, lesquelles on voyoit courir comme deux grands fleuves vers une autre terre voysine à ladicte montaigne, appellé Langue grosse, et discoururent environ de dix à douze mille de long, et un mille de large. Le fleuve estoit profond de douze palmes, la matiere duquel est demeuré comme pierres bruslees […].22

Bien qu’il s’agisse d’un discours rapporté, on notera l’effort de précision topographique, et la tentative de rendre compte des faits à l’aide de métaphores dont le comparant est emprunté à un lexique concret : le narrateur essaie de rapporter au connu les éléments inconnus. Relevant de la catégorie rhétorique de la « description d’action », le passage met en évidence le caractère dynamique du phénomène (« apparurent », « sortoient », « souspandirent », « courir », « discoururent »), que le locuteur s’efforce de situer dans le temps et la durée. Dans une autre relation, rédigée sous forme épistolaire, l’observateur anonyme rend compte de ses investigations personnelles aux environs de Pouzolles. Tout d’abord, il s’informe auprès de marins et, dans un second temps, mène ses propres recherches. L’autopsie entend apporter une contribution à l’étude que mènent alors les naturalistes sur les phénomènes volcaniques : les causes en étant attribuées à des vents qui circulent dans les cavités des montagnes, l’observation d’un « vide » dans le monticule né de l’éruption va dans le sens de cette hypothèse. De même, la mention du soufre appartient à la description traditionnelle des volcans : Je vy ce que javoys ouy dire cest que la mer estoit retiree environ de demy mille selon le lieu ou ilz me monstroyent que les ondes souloyent […]. Et la terre sestoit elevee de telle haulteur et rondeur quest le mont de sainct Atest […]. 22 Cas merveilleux a ouyr, et espouventable a reciter, de certains fleuves de feu et fumee decoulant du Montgibello (Messine, 5 nov. 1566) […], Lyon, Benoist Rigaud, 1567, f° A2.

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Quand je fuz au hault de la montaigne je vis quelle nestoit point plaine dedans mais vuide et estoit semblable a une couppe renversee large en hault/ et estoitcte par le bas/ la bouche dessus avoit environ demy mille de tour et circuit/ on descendoit par dedans comme par dehors : mais la difference est que par dehors la montaigne va en eslargissant tant que le pied a un mille et demy ou deux de tour/ et le dedans va en estroississant/ tellement que le fons semble un poing serre sans caverne. […] Bien est vray que a mon adviz la descente par le dedans nest pas si grande que celle de dehors/ et la plus part de la montaigne semble meslee de souffre […].23

Dans les deux textes que l’on vient de citer, la rhétorique de la merveille est remplacée par le compte-rendu d’une expérience sensible. L’effort de l’écriture pour se tenir au plus près du phénomène, la fonction descriptive des comparaisons, le lexique du mouvement, caractérisent une prose dont les procédés se retrouvent, à la même époque, dans les récits de voyage, et qui jouera un rôle décisif dans le passage de l’ekphrasis à la description « réaliste », si l’on entend par ce terme une prose où la fonction référentielle prend le pas sur la visée panégyrique24. Le mouvement qui conduit de la terreur à la tentative de contemplation scientifique des phénomènes naturels ne fait, certes, que s’esquisser dans certaines de ces relations et, quand c’est le cas, l’une et l’autre de ces attitudes coexistent dans un même récit. Il reste que la catastrophe ouvre un nouvel espace de connaissances et de réflexion sur le monde. Elle donne à voir un réel supposé jusque là inconnu ou méconnu, de même que la guerre donne à voir le « visage de la mort », et par là même enrichit le savoir sur un univers conçu comme un tout, à la fois cosmique et humain. Aussi n’est-il pas surprenant que les titres des canards adoptent des 23

Copie d’une lettre venue de Naples contenant les terribles et merveilleux signes et prodiges advenuz au lieu et ville de Pozzol distant dudict Naples de sept mille, imprimé à Lyon, chez le Prince, 1538. Un témoignage de ce type est inhabituel dans les canards, assez rarement rédigés à la première personne. Mais le genre est composite, et un certain nombre de canards se présentent sous forme de lettres. Celui que nous étudions ci-dessus est antérieur à la seconde moitié du XVIe siècle, époque où le genre n’est pas encore véritablement fixé en France, tandis que la littérature italienne consacrée au Vésuve constitue déjà un genre spécifique ; il s’agit ici de la traduction d’un texte italien. Voir le volume dirigé par Dominique Bertrand, Figurations du volcan à la Renaissance, actes du colloque international du C.E.R.H.A.C. (centre d’études sur les réformes, l’humanisme et l’âge classique) de l’Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 8-9 octobre 1999, Paris, H. Champion, 2001. 24 Voir également la description de l’inondation du Gardon d’Alès en 1605, dont J.-P. Seguin souligne la précision (J.-P. Seguin, op. cit. p. 26).

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formulations semblables, qu’il s’agisse d’événements liés à la guerre, de faits divers ou de catastrophes naturelles : dans tous s’affiche un même souci à la fois de dire le vrai et de susciter l’étonnement. L’extrait cité plus haut (la préface du récit des inondations en Angleterre) montre que cette curiosité pour l’univers que les récits de catastrophes, « humaines » ou « naturelles », donnent une occasion de satisfaire associe le désir de savoir et l’effroi devant les capacités infinies de la nature25, dont l’homme ne saurait être dissocié. À ce titre, et si l’on excepte les bulletins consacrés à des événements politiques, auxquels les impératifs de la propagande confèrent une tonalité triomphante ou qui font des massacres perpétrés par le camp adverse un outil de justification de leur cause, l’on conçoit que les faits divers, les descriptions de phénomènes météorologiques considérés comme surnaturels (comètes, pluies de sang ou d’animaux, apparitions célestes) ou d’événements attribués à la sorcellerie, aussi bien que les récits de catastrophes « naturelles », puissent faire l’objet d’un même type de discours – ce que manifeste leur réunion en recueils d’histoires extraordinaires constitués par Marconville, Boaistuau, Goulart, entre autres, dont la matière est celle même des occasionnels. À la Renaissance et aux débuts de l’âge classique, tous ces événements ont en commun de mériter le nom de « prodiges ». Ce sont eux qui constituent encore aujourd’hui le fonds principal de la presse dite « à sensation ». Malgré la diversité des domaines dont ils relèvent, faits divers d’ordre privé ou désastres collectifs – mais il n’est pas certain que cette distinction soit alors perçue comme elle l’est par nous –, ces événements sont remarquables à la fois par leur caractère littéralement néfaste et par leur rareté. Voilà pourquoi les phénomènes relatés par les canards semblent, malgré leur diversité, susceptibles de revêtir un sens commun, que ne saurait épuiser la connaissance des circonstances, du déroulement exact de l’événement, de l’exposé de ses causes, quand elles sont connues. Ce qui lie, paradoxalement, de tels événements, c’est à la fois qu’ils apparaissent chacun comme une exception à la marche habituelle du monde et que leur réunion dans un même recueil tend à réduire la spécificité de chacun. En choisissant de se limiter à un seul récit, le canard, au contraire, entend signaler à l’attention générale le caractère singulier de l’événement et marque ainsi une rupture dans l’appréhension habituelle de l’univers. 25 J. Céard a établi que ces deux modes d’appréhension de la nature coexistent selon des modalités diverses tout au long du XVIe siècle.

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Dans le contexte qui est celui de la publication de ces opuscules, une telle rupture ne peut manquer de revêtir une portée religieuse. Ces prodiges sont des avertissements divins : « Vrays indices du jugement de Dieu, lequel est plus proche que nous ne pensons, qui doit nous inciter a prier Dieu, luy demander pardon de nos fautes, et user de charité envers les pauvres […]26 » ; « La colere du Tout-Puissant violentee par l’insolence des hommes ne se peut plus resserrer en ses bouillons qu’elle ne rompe les barrieres que sa clemence lui mettoit au devant pour empescher l’execution de son courroux27. » Dans un autre canard, les inondations, informées par l’image du déluge biblique, apparaissent comme les larmes de Dieu28. La rhétorique peut aussi, à l’inverse de ces images pathétiques, se fonder sur une tentative de rationalisation, comme dans le Discours des tremblements de terre, advenuz es pays de Berne […], qui fait correspondre à chaque perturbation dans l’ordre du cosmos un type de perturbation spécifique sur le plan humain :  Ainsi disent les anciens, que les prodiges se montrans en Mers, en grandes eaues, signifient qu’un grand amas de peuple s’eslevera, et fera incursions. Que les tremblements de terre denotent grosse guerre et pernicieuses seditions. Que deux soleils paroissants declarent qu’il y a diverses confederations et conspirations arrestées pour affaiblir et occuper quelque Royaume. Que les Comettes annoncent la peste, la guerre, et la mort de quelque grand personnage.29

C’est pourquoi l’on aurait tort de considérer comme purement rhétoriques les proclamations réitérées de l’« utilité » de ces discours. Le narrateur du Discours véritable de l’incendie […] du bourg de Peries30 propose à ses lec26 Discours deplorable d’un estrange accident survenu le septiesme septembre, au bourg de Plurs en la vallee de Valtoline, sujets des Grisons scis sur la riviere de Maira, Lyon, [s. n.], 1618, p. 10. 27 Discours véritable sur le calamiteux naufrage et déluge des glaçons au pays de Poitou et Bretagne, avec la perte d’un fauxbourg d’Orléans, le vingt-huictiesme de janvier, Lyon, J. Poyet, 1608, réed. dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, op. cit., p. 3. 28 Effroyable accident arrivé en la Savoye et Piedmont, par la foudre et tempeste tombée du ciel entre son Altesse le Prince Major et un Seigneur de marque, Lyon, F. Yvrat, 1629. 29 Discours memorable des merveilleux tremblemens de terre, advenuz es villes de Lyon, Genève, Berne, Chasteau de Chilliys, Aborde, Voy-vay, et la Ville-neufve, l’hospital de sainctMorry, pays de Valay, et limites de Savoye. Avec la declaration des ruynes, pertes et dommages qui sont survenuz dudict tremblement, Troyes, Nicolas du Ruau suivant la copie imprimée à Paris, 1584, f° Aiij. 30 Discours véritable de l’incendie […] du bourg de Peries en basse Normandie, arrivés par le mauvais soin des airrieurs de contagion. Ensemble l’affliction des habitants d’icelui bourg, Paris, M. Blageart, 1632, p. 4.

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teurs une connaissance à la fois factuelle, affective et spirituelle du sinistre qu’il relate, ce qu’il appelle être « participans » : « et moy je croyrois devoir estre impute criminel de ladite Majesté divine, si ayant esté le premier de ceste contree adverty de ces accidens survenus, si aussitost je n’avois mis la main à la plume pour vous faire participans de ces tristes nouvelles [...]. » L’épîtredédicace adressée par J. du Lac au cardinal de Lorraine en tête du récit consacré à l’incendie de Venise développe tout spécialement ce propos en montrant le caractère indissociable du savoir proprement humain et du sentiment religieux. Les informations que propose le traducteur à son protecteur en échange du savoir linguistique dont il se sent redevable concernent à la fois la connaissance de l’événement catastrophique et celle de l’imminence de la justice divine : [C’est] une belle chose et digne d’homme humain nommer et declarer ceux par lesquels l’on est devenu sçavant. A l’occasion de quoy nature m’a obligé, voire d’obligation indissoluble, et me voyant hors d’espoir de pouvoir retribuer un si grand bien receu, je me reputerois ingrat envers vous mort et vif, s’il ne vous plaisait prendre pour payement le vouloir que j’ay, qui est grand, lequel vous faict offrir ce que le petit pouvoir à de present. Et pour auttant que le Seigneur Dieu, amateur et concervateur des choses qu’il à crees, donne souvent enseignes, et manifeste sa divine puissance par signes prodiges et choses plus que naturelles, comme les exemples nous en sont fort familiers et amples és sainctes Escritures […] faisant aucunes fois le feu bruslant ministre et executeur de sa justice et vengeance. Il veult aussi par iceux nous donner advertissemens, et appeler à repentance, nous manifestant par cela sa grande bonté et clemence entant qu’il nous declare la vehemence de la fureur prochaine si recognoissans noz faultes, ne faisions penitence, amendans nostre vie perverse. Je t’ay bien voulu mettre en nostre vulgaire Francois, ce petit recit veritable […].31

Le récit de catastrophe est offert en remerciement du don des langues, le savoir prophétique en échange du savoir linguistique. Savoir et croire Les errements de l’âme humaine, dont les crimes aussi bien que les guerres et les troubles civils donnent de constants exemples, sont la preuve que le péché affecte l’ordre du monde, ce que les catastrophes naturelles manifestent 31

Voir J. Céard, note 20 du présent chapitre.

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également : il n’y a pas de différence de nature entre les unes et les autres. Toutefois, la relation des catastrophes naturelles a ceci de particulier qu’elle fait intervenir une causalité plus problématique. Dès lors, certains canards portent la trace d’une tension entre la connaissance et la croyance. C’est le phénomène des tremblements de terre qui semble à cet égard le plus douteux32. Certes, la cause première des cataclysmes est bien le péché des hommes et la colère de Dieu. Mais cela n’exclut pas la possibilité d’une interférence avec les causes physiques. La première tentation est de nier purement et simplement la possibilité d’une cause naturelle : « Sois certain que tous ces tremblemens de terre ne sont advenus que pour t’advertir à faire penitence33 » ; « Plusieurs sont si osez dire cela estre naturel34. » Cependant, la diffusion des textes anciens, le succès des ouvrages publiés par les naturalistes ont amorcé un mouvement tel qu’il n’est plus possible d’ignorer purement et simplement les hypothèses avancées par les « Physiciens ». Les canards en font donc état, au moins allusivement, ne serait-ce que pour en dénoncer la vanité, dans un mouvement rhétorique d’autant plus violemment assertif que l’évidence du propos peut paraître discutable aux lecteurs les mieux informés : « il semble plustost entre eux [les naturalistes] estre plus comble de mensonge que de vérité […] donque ces prodiges sont et proviennent par les pechez du peuple »35, ce que confirment, pour l’auteur, des exemples tirés de la Bible. Le pouvoir d’intimidation d’un tel discours a dû sembler tellement frappant que plusieurs auteurs de canards le reprennent mot pour mot à titre d’exorde. En 1570, le tremblement de terre de Ferrare suscite le commentaire suivant, que l’on retrouve textuellement dans le Brief discours du merveilleux et terri-

32 Voir l’analyse de G. Quenet, op. cit., particulièrement le chapitre 5 de la deuxième partie : « Le grand et horrible tremblement de la terre, 1550-1560 », p. 141-181. 33 Discours merveilleux et effroyable du grand tremblement de terre, advenu és villes de Rouen, Beauvais, Pontoise, Mantes, Poicy, Saint Germain en Laye, Calais et autres endroicts de ce Royaume, Paris, pour Jean Coquerel, 1580, p. 5. 34 Discours espouventable de l’horrible tremblement de terre advenu ès villes de Tours, Orléans et Chartres [...], Paris, Jean d’Ongoys, (s. d.), réimpr. par L. Perrin, Lyon, 1874, contenue dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, op. cit. 35 Sur le deluge et prodiges arrivez en la comté d’Avignon […] le dimanche vingt-uniesme jour d’Aoust Mil six cens seize, « Bibliothèque des pièces rares : curiosités et singularités historiques et littéraires, principalement des XVIe et XVIIe siècles [...] », Lyon, imp. de Perrin et Marinet, 1874-1878, p. 4.

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ble accident advenu par le feu, en la ville de Venise (1574)36 et le Discours sur le tremblement de terre [de] Rouen, Beauvais et Pontoise (1580)37 : Il ne fault amener les raisons naturelles, le lieu est si evident qu’il est mesme cler aux aveugles. Je sçay que les Physiciens s’opposeront de prime face à mon dire, pour estre advenu jadis souvent choses semblable (sic) pour avoir veu de (sic) villes par tremblement de terre abysmées […] pour avoir leu certaines raisons de tels evenemens : si suis-je assseuré qu’ils seront en fin contrains de m’accorder qu’il y a ici quelque autre respect, que toute la raison naturelle y est confuse.38

Un certain nombre de canards cependant adoptent des positions plus nuancées. Si le cas des tremblements de terre est celui qui prête le plus matière à discussion, c’est d’abord que les causes en sont alors peu connues, à l’inverse des inondations ou des incendies, dont chacun est à même de constater quels phénomènes les ont produits. La recherche des causes des séismes interfère alors avec celle des signes annonciateurs du tremblement de terre : [...] est vraysemblable les vents en estre la seule cause : car jamais la terre ne tremble, qu’en temps calme, et lors que le vent est de toutes pars acoisé, et reduit en ses manoirs souterrains. Ceux qui sont sur mer se donnent garde du tremblement de terre, quand sans ministere de vents, les flots les tourmentent, et tremblent toutes choses en leurs vaisseaux, comme font les meubles et utensiles aux maisons. Les oyseaux reposans, tous estonnez en donnent connoissance, et s’en voyent au ciel certains prognostics. L’eau des puis s’en rend trouble et de mauvaise odeur. Les villes qui ont force conduits sous terre, et celles qui sont en pente, y sont moins sujettes.39

La connaissance des raisons naturelles permettrait peut-être de prévoir le désastre, et d’en prévenir ou d’en limiter les effets. Mais cela ne contrarie pas l’opinion que la catastrophe est un signe d’origine divine. Si les naturalistes de la Renaissance ont tenté d’apporter des réponses originales à la ques36 Brief discours du merveilleux et terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise, op. cit., f° B. 37 Discours merveilleux et effroyable du grand tremblement de terre, advenu és villes de Rouen, Beauvais, Pontoise, op. cit., p. 8. 38 Discours sur l’espouventable et merveilleux tremblement de terre advenu à Ferrare, Lyon, Benoist Rigaud, 1570, p. 4-5. 39 Tremblement de terre advenu à Lyon le mardy vingtiesme jour de May mil cinq cens septante huict […], op. cit., p. 4. 

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tion du lien entre les causes premières et les causes secondes, comme l’a montré l’analyse attentive de Jean Céard, les auteurs de canards, à leur niveau, font preuve d’une relative créativité, malgré la monotonie de leur rhétorique, pour concilier les deux types de causalité. Dans la relation du tremblement de terre de Lyon, que l’on vient de citer, les signes naturels annonciateurs de la catastrophe n’empêchent nullement celle-ci d’être elle-même, à un niveau différent, le signe annonciateur d’une nouvelle autre catastrophe dont la nature demeure à vrai dire assez indéterminée, mais qui, dans un contexte eschatologique marqué par les troubles politiques et religieux, revêt une portée particulièrement menaçante : Tels evenemens ne sont sans presage : et ne puis croire que celuy qui fut faict le mardy, derniere feste de la Pentecoste [...] nous esveillant par sa soudaine cholere en ceste ville de Lyon, ne soit un advertissement de Dieu secouant ceste terre, pour nous admonnester de nostre debvoir.40

Ces commentaires, on le voit, ne peuvent dissimuler le dédain qu’inspirent à leurs auteurs les spéculations des « physiciens » et des « philosophes ». Quelques rares auteurs toutefois tentent de légitimer la recherche des causes naturelles sans renoncer à vouloir déchiffrer dans la catastrophe un message divin. On pourrait ainsi considérer comme une tentative de conciliation de la « science » et de la croyance une proclamation comme celle qui accompagne le récit d’un incendie à Bar-le-Duc : « [...] n’estimant que la recherche qu’on faict de la puissance admirable des corps célestes sur les choses de ce monde, diminue la grandeur et Majesté de Dieu41 » – à cela près, qui est pour nous essentiel, que les « recherches » encouragées par l’auteur relèvent de l’astrologie, mais on sait que cette discipline, pour le public de la Renaissance, n’est pas radicalement distincte de la physique dont elle constitue le degré supérieur. Pour le narrateur du tremblement de terre dans la région napolitaine en 1627, les violences de la nature sont explicables par des causes physiques, mais leur intensité est modulée en fonction de la gravité des fautes commises par les hommes, et l’auteur appuie son argumentaire de quelques exemples bibliques :  40 Tremblement de terre advenu à Lyon le mardy vingtiesme jour de May mil cinq cens septante huict […], op. cit., p. 6.  41 Discours véritable du désastre miraculeux arrivé par le feu du ciel sur la flèche de l’église paroissiale de Bar-le-Duc [...] le 14e jour du présent mois de mars 1619, Lyon, F. Yvrard, 1619, p. 6.

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[...] on pourra dire que le tremble-terre arrive naturellement, selon les raisons qu’en donnent les Philosophes : il est vray : Aussi font bien les foudres, les tempestes, et autres meteores, qui sont les hauts-Justiciers du Tout-Puissant : mais combien se trouve il d’exemples par lesquels on void que leurs coups vengeurs ont esté particulierement assenez sur les meschans.42

En outre, les lois de la nature souffrent des exceptions, qui peuvent précisément attester une intervention surnaturelle : le narrateur du tremblement de terre de Ferrare n’énumère tous les signes annonciateurs d’un séisme que pour souligner leur absence dans ce cas précis, et cette absence d’indices, justement, signale la volonté divine de surprendre les habitants pour leur livrer un message, toujours le même. Lorsque le tremblement de terre n’a pas fait de victimes, c’est que Dieu a choisi de ne donner aux hommes qu’un avertissement simple, et le lecteur chrétien ne manquera pas de l’interpréter comme une preuve d’amour : « [...] celuy qui hait ne menace point, ains execute son yre le plustost qu’il peut, sans advertissement ou menace43. » Aussi l’emphase des exhortations religieuses est-elle absolument indépendante du caractère plus ou moins meurtrier de la catastrophe : que seuls des bâtiments aient été touchés ou que le nombre des morts se compte par centaines, voire par milliers dans l’arithmétique souvent hyperbolique des canards, les mêmes menaces sont proférées. D’où le second volet de cette propagande spécifique celui-là de la Réforme catholique post-tridentine : plusieurs canards donnent à entendre que la cessation de la catastrophe peut être attribuée à des manifestations de piété : « Et apres plusieurs prieres le vent cessa, mais la pluye continua jusques au lendemain : La tempeste appaisee, et les eaux entierement remises en calme on pouvoit plus facilement considerer les debris et reliques de ce pitoyable naufrage44. » La suggestion reste ici discrète, et il est remarquable que cette relation est l’une des rares qui ne développe pas le topos de l’avertissement divin. Il n’en va pas de même, en revanche, dans le récit de l’incendie qui a commencé à détruire l’église paroissiale de Bar-le-Duc en 1619 : dès qu’il constate le sinistre, « le peuple Barisien tres catholique » adresse une prière 42

G. Poardi, op. cit., p. 5. Discours espouventable de l’horrible tremblement de terre advenu ès villes de Tours, Orléans et Chartres [...], op. cit., p. 7. 44 Recit veritable de l’espouventable desastre arrivé en Sivile le 25 janvier de la presente annee 1626, Paris, J. Du Hamel, 1626, p. 8. On notera aussi que certains canards se contentent de mentionner les processions comme signe de la détresse des populations. 43

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à la Vierge et les flammes s’arrêtent. L’intention polémique est patente, et le narrateur n’hésite pas à qualifier cette issue de « miraculeuse »45. Mais le signe le plus lisible et le plus souvent mentionné est la préservation des monuments ou des objets sacrés, dans laquelle le narrateur, sans le dire toujours explicitement, veut discerner un dessein divin. La relation des inondations du Tibre en 1598 attribue à la présence du corps de saint Barthélémy le fait que les eaux ne soient pas entrées dans l’église du Trastevere. Le Discours sur le déluge et prodiges arrivez en la comté d’Avignon mentionne la destruction totale d’un pont « hors une arcade d’iceluy où estoit une petite chapelle dediee à Nostre Dame que miraculeusement fut conservee. Car au jugement des hommes ceste arcade estoit la plus foible et plus facile et plus dangereuse d’estre emmenee, que non pas les autres, neantmoins par la volonté divine elle est demeuree en son entier »46. L’insistance des canards sur le caractère signifiant de la catastrophe tendrait à prouver, contrairement à ce qu’une lecture un peu hâtive de Foucault pourrait donner à entendre, que tout n’est pas présage pour les hommes de la Renaissance. Du moins convient-il de préciser pour quels hommes. Que les prédicateurs professionnels ou improvisés dont la rhétorique se donne libre cours dans l’exorde et la péroraison des relations de catastrophe soient eux-mêmes convaincus de son caractère d’avertissement divin est une évidence. Mais l’insistance qu’ils mettent à en persuader le public est peut-être le signe que celui-ci n’est pas convaincu d’emblée, ou, plus exactement, ne semble pas suffisamment convaincu, pas au point, en tout cas, d’effectuer cette conversion que devrait susciter le récit catastrophique, agissant « comme d’un recueil à soy retirer et retourner à Dieu »47. Jean-Pierre Dupuy, dans l’ouvrage qu’il consacre à ce temps des catastrophes qu’est pour lui notre époque, centre sa réflexion sur « l’impossibilité de croire que le pire va arriver »48. Au cœur de son interrogation, « la capacité de se représenter le mal, ainsi que la mobilisation de tous les affects appropriés » – croire en la catastrophe, si l’on peut dire – est à son sens l’unique chance, s’il en est une, que peuvent se donner les hommes de se prémunir contre elle. En somme, la 45

Voir également l’exemple cité, note précédente. Discours sur le deluge et prodiges arrivez en la comté d’Avignon […], op. cit., p. 5. 47 Discours memorable des merveilleux tremblemens de terre, advenuz es villes de Lyon, Genève, Berne […], op. cit., s. p.  48 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Éditions du Seuil, 2002. 46

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conscience tragique est le seul moyen de créer une véritable appréhension du risque. Afin d’établir cette croyance – et dans un but qui, lui, n’est pas matériel (conjurer les risques) mais spirituel (éviter ce désastre radical qu’est la damnation) –, le canard entend faire de la violence des événements qu’il relate le moyen de dénoncer l’inadéquation d’une certaine perception du réel, pour mettre en place une Imago mundi présentée comme nouvelle, ce en quoi il est bien la manifestation d’une modernité : « le monde a les yeux bouchés et l’entendement fermé », proclame le Brief discours sur l’incendie de Venise49, parce qu’il refuse de prendre en compte l’irruption toujours possible d’un événement qui déroute le cours ordinaire des choses. La désinvolture est le sommeil de l’âme, la « lethargie du péché »50. Ainsi l’occasion irremplaçable que donnent les occasionnels est celle d’une véritable conversion au réel qui s’effectuerait sur le mode d’un saisissement d’ordre à la fois intellectuel et affectif. Il ne s’agit pas seulement pour le prédicateur improvisé d’impressionner son public, mais de l’amener à une véritable relecture du livre du monde. Un dispositif médiatique Les conflits civils et religieux qui agitent la France fournissent une occasion d’étayer une telle lecture. L’inquiétude qu’ils font naître crée la demande d’un discours qui à la fois prenne en charge cette angoisse, en l’amplifiant au besoin, et l’inscrive dans un ensemble signifiant, ce qui ne veut pas dire qu’il cesse d’être problématique. Comme tout dispositif médiatique ou publicitaire, les canards sont tenus de susciter sans cesse l’objet de leur propos, de faire en sorte qu’il ne cesse d’exister, et d’exister en tant que matière à interrogation. Il s’agit ainsi d’alimenter inépuisablement une demande discursive qu’ils ont contribué à créer. Dans un système où la nature est envisagée comme un livre, un simple incendie, qui ne fait que peu de dégâts et pas de victimes, mérite d’être promu au rang de signe dont il convient de déchiffrer le sens au sein d’une configuration cosmique provoquée par l’endurcissement des hom49 Brief discours du merveilleux et terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise, op. cit. 50 Coppie de la lettre imprimée à Venise. Contenant la tres cruelle et horrible tempeste arrivée en la ville de Mantoüe le 4 juillet dernier […]. Le tout imprimé à Venise par Zuane Moro, Paris, P. Rocolet, 1619.

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mes dans le péché51. Il s’agit de convaincre le lecteur que cet endurcissement s’est aggravé au point d’avoir atteint un degré au-delà duquel le monde ne peut plus subsister tel qu’il est. Catholiques et protestants s’accordent à penser que les conflits religieux et les violences insupportables auxquelles ils donnent lieu témoignent de la nécessité logique de la fin du monde : « C’est trop de voir ce que nous voyons, et croy que l’enfer a rouvert le cloaque de ses abominations pour nous en vomir le fonds52 » ; « tels tremblemens de terre ne nous menacent d’autres choses, sinon que du prochain advenement de Dieu […] pour t’advertir à faire penitence et te retourner à luy53. » L’appareil rhétorique à l’œuvre dans ces canards vise précisément à mobiliser « tous les affects appropriés » pour conférer à la catastrophe une place accrue dans la conscience individuelle et collective. La prédication religieuse et la narration des faits sont à cet égard indissociables. Certes l’un et l’autre de ces deux discours sont généralement distincts dans les opuscules : la première partie constitue un préambule argumentatif, suivie d’un récit qui se détache parfois explicitement de l’exhortation religieuse54. Le canard peut ainsi donner le sentiment d’être une sorte de puzzle, pour ne pas dire un « kit », dont les éléments préfabriqués sont susceptibles d’être agencés suivant des combinaisons assez peu variées : on a vu que les prologues sont à ce point interchangeables qu’ils peuvent êtres employés d’un canard à l’autre, et Jean Céard a observé après Jean-Pierre Seguin qu’il en va de même de la narration et des gravures. Malgré les protestations de « nouveauté » affichées, l’éditeur du canard ne se montre pas plus exigeant quant à l’originalité de l’argumentaire édifiant que sur le caractère inédit de l’information ou la valeur référentielle de l’illustration. Bien au contraire, c’est l’effet de série qui semble prévaloir : à force de descriptions et de récits de catastrophe, il s’agit d’impressionner le public, de l’amener, ou de feindre de vouloir l’amener, à voir le réel sous son « vrai » jour. C’est-à-dire, en somme, à voir la vie quo51

Voir par exemple le Discours véritable de l’incendie et embrasement du bourg de Peries en basse Normandie […], op. cit. 52 Discours veritable sur le desplorable deluge et desbordement des eaux en Bourgonge et au Bas-Poitou, avec un recit pitoyable des cruels accidents qui y sont arrivez, Lyon, M. Corbin, 1610, p. 9. 53 Discours merveilleux et effroyable du grand tremblement de terre, advenu és villes de Rouen, Beauvais, Pontoise [...], op. cit., p. 5. 54 Ainsi, le préambule oratoire du Vray discours du grand deluge et ravage d’eau advenu au bourg de Regny le Ferron conclut la première partie par « Amen », et enchaîne : « Mais pour vous conter le fay au vray de ce qui est advenu… »

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tidienne sous l’angle de la catastrophe possible. La visée de ce dispositif peut être commerciale : vendre toujours davantage de « canards » en maintenant toujours plus vive la curiosité pour les relations de catastrophe. Elle peut aussi bien être édifiante : amener le public à une pratique religieuse affermie. L’un et l’autre ne s’excluent pas. On peut même avancer que, sur le plan de l’effet produit sur le public, visée publicitaire et visée édifiante concourent également à susciter un « plaisir du texte » fondé sur une curiosité dans laquelle entre une bonne part d’effroi. Lever le masque de la mort violente, c’est bien cela que promet le canard catastrophique. Cela ne saurait se faire sans appréhension, et la prédication qui encadre le récit des faits, aussi bien que le récit lui-même s’emploient à aviver cette crainte. Mais cette appréhension porte son propre réconfort : Suave mari magno. On connaît la réaction de Voltaire au vers de Lucrèce55. Son interprétation – quel que soit du reste le sens initial du propos lucrétien – fait bon marché du voyeurisme inhérent à la contemplation du malheur d’autrui, mais elle a le mérite de mettre l’accent sur la curiositas en même temps qu’elle en reconnaît le caractère sacrilège : c’est la même libido sciendi qui fait courir sur le rivage pour assister au naufrage d’autrui, qui conduit à mutiler des oiseaux ou à démembrer des poupées. Tel est le paradoxe que doivent affronter la rhétorique, et, pourquoi pas, la poétique du canard. En même temps qu’il accroît la terreur sacrée que le récit cherche à faire naître, le sermon-cadre, par sa véhémence, renforce le trouble, le sentiment d’une profanation que suscite le spectacle de la violence catastrophique. Être témoin de la colère divine a quelque chose à la fois d’exaltant 55

Voltaire porte la question sur le terrain d’une curiositas considérée comme purement intellectuelle, mais les exemples qu’il donne sont pour le moins ambivalents : « Pardon, Lucrèce, je soupçonne que vous vous trompez ici en morale, comme vous vous trompez toujours en physique. C’est, à mon avis, la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger. Cela m’est arrivé ; et je vous jure que mon plaisir, mêlé d’inquiétude et de malaise, n’était point du tout le fruit de ma réflexion ; il ne venait point d’une comparaison secrète entre ma sécurité et le danger de ces infortunés : j’étais curieux et sensible. […]Quand les petits garçons et les petites filles déplument leurs moineaux, c’est purement par esprit de curiosité, comme lorsqu’elles mettent en pièces les jupes de leurs poupées. C’est cette passion seule qui conduit tant de monde aux exécutions publiques, comme nous l’avons vu. “Étrange empressement de voir des misérables !” a dit l’auteur d’une tragédie. » Cette curiosité est pour Voltaire à la fois le désir de connaître le monde et le plaisir de la nouveauté. (Voltaire, Dictionnaire philosophique, s.v. « Curiosité ». L’édition citée ici est celle que publie en ligne l’Université du Québec à Chicoutimi, collection « Les classiques des sciences sociales », classiques.uqac.ca/classiques/Voltaire/dictionnaire_philosophique).

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et de proprement inconvenant. D’où un sentiment de gêne que l’auteur explicite parfois, tout en s’efforçant avec un embarras visible de justifier la colère divine : […] il ne faut pas s’estonner si nous voyons des catastrophes56 plus sanglantes et deplorables qu’on n’en ait jamais veu, puisque la desbauche n’avoit jamais esté si furieuse en ses mouvemens desespérés. Il faudroit donc dire qu’il n’y auroit point de divinité, et que la Justice supresme qui ne peut laisser ces offences impunies, s’endormiroit, et laisseroit courir toutes choses à l’abandon sans en avoir plus de soin, ce qui seroit un blaspheme trop execrable […] que doit elle faire maintenant contre les assassins, les massacres, les meurtres, les extorsions, les adulteres, les violemens, et une infinité d’autres vices que nous voyons rouler par la Chrestienté ?57

Du discours religieux ou de la relation de la catastrophe, il est par conséquent difficile de savoir quel texte est le prétexte de l’autre, et mon hypothèse est qu’il n’y a pas lieu de les distinguer dans l’analyse des effets recherchés58. On conçoit dès lors que le prédicateur exprime si souvent le sentiment de son impuissance. L’entreprise de conversion à ce qui est pour lui le réel, et la certitude qu’il s’agit d’un châtiment, sont en effet impossibles sur de telles bases : « nostre Seigneur voyant notre incorrection et que nous nous soucions peu de ses menaces… », avoue l’auteur du Discours effroyable de la foudre […]. Les prédicateurs improvisés concèdent qu’ils ont du mal à persuader leur public. Ainsi la grandiloquence de leur rhétorique est le signe de la vacuité d’un discours qui cherche indéfiniment son objet et se relance elle-même dans un mouvement de jouissance narcissique59. Parce que le réel de la catastrophe 56

On notera que le mot de catastrophe est ici employé hors de tout contexte théâtral. On peut donc penser que le sens moderne du terme est usité dès le début du XVIIe siècle. 57 Discours veritable sur le desplorable deluge et desbordement des eaux en Bourgongne et au Bas-Poitou [...], op. cit., p. 3.  58 Contrairement à ce que pense Maurice Lever, pour qui « Préambule et conclusion n’existent, en fait, que pour justifier l’auteur de s’être abandonné au plaisir de conter » (M. Lever, op. cit., p. 23). 59 Voir l’analyse que fait Clément Rosset de « l’écriture grandiloquente » : « On remarquera […] le lien qui relie la grandiloquence au sentiment de la catastrophe […]. Il s’agit de […] supprimer le réel grâce au langage, sollicité en dernier recours, quand les autres défenses se sont effondrées. Conjurer le réel à coup de mots : ainsi peut-on définir, de manière très générale, la fonction de la grandiloquence. » (Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 99-100).

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résiste à toute tentative d’appropriation par le sens, la parole édifiante, consciente de n’être qu’un vain bruit, se répond à elle-même dans un dispositif d’échos reproduits d’un canard à l’autre ; n’est-ce pas ce qui caractérise tout dispositif médiatique dès lors qu’il renonce à ce qui devrait pourtant être sa justification : prendre acte de l’opacité du réel sans renoncer pour autant à l’exigence de l’information ? Il ne reste donc plus qu’à s’effacer, ou à feindre de s’effacer, derrière l’évidence des faits. L’on a déjà entrevu que les titres constituent un élément essentiel de cette stratégie. Outre les précisions qu’il fournit quant aux événements, et au-delà des protestations de véracité qu’il affiche, le titre entend donner le récit comme discours de la catastrophe elle-même. Quelle que soit en réalité la vitesse de la transmission de l’information, le fantasme de l’immédiateté, le souci caractéristique des media de faire parler les faits s’exprime par l’emploi de syntagmes nom plus adjectif dans lesquels l’adjectif qui qualifie le type de discours vaut également pour l’objet de ce discours : Discours effroyable de la foudre et feu du ciel […]60, Discours veritable et tres-piteux, de l’inondation et debordement de Mer, survenu en six diverses Provinces d’Angleterre, sur la fin de Janvier passé, 160761, ou Discours véritable et déplorable de la cheute des ponts au Change et S. Michel […]62, Discours lamentable et pitoyable sur la calamité, cherté et necessité du temps présent63. C’est à la fois la catastrophe et le récit qui peuvent être qualifiés d’effroyable, lamentable, déplorable, piteux. Les faits parlent d’eux-mêmes, comme l’exprime le narrateur du Discours véritable sur le calamiteux naufrage, et déluge des glaçons […] : « […] je trempe ma plume dans les deluges que les glaçons ont fait voir à ceux d’Orleans et du païs bas de France, pour faire flotter la cognoissance aux yeux

60 Discours effroyable de la foudre et feu du ciel, les ruines des villes, chasteaux, forteresses, eglises, et autres places emportées et ruinées par icelle, es pays de Poitou Touraine et autres lieux, Lengres suyvant la copie imprimée par François du Cheine, Paris, 1598. 61 Discours veritable et tres-piteux, de l’inondation et debordement de Mer, survenu en six diverses Provinces d’Angleterre […], op. cit. 62 Discours véritable et déplorable de la cheute des ponts au Change et S. Michel […], op. cit. 63 Discours lamentable et pitoyable sur la calamité, cherté et necessité du temps présent : ensemble ce qui est advenu au pays et conté de Henaut d’une pauvre femme veufve chargée de trois petits enfans masles, qui n’ayant moyen de leur subvenir en pendit et estrangla deux, puis après se pendit et estrangla entre lesdicts deux enfants, histoire plaine de commisération et pitié composée et mise en lumière par Christofle de Bordeaux, Rouen, M. Blondet, 1586.

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des âmes [...]64. » Le rêve du rhéteur est que la catastrophe se raconte toute seule, et que le récit acquière ainsi une fonction performative que ses méandreuses périodes ne cessent d’invoquer : « Les effets cautionnent mon dire, et l’horreur qui les devance, contraint ma plume de faire halte à tout coup, chargee de honte, et troublee en soy mesme de se voir engagee parmy ces sanglantes allarmes où la frayeur et l’estonnement seroit le fruit de ses travaux65. » De même, l’urgence de l’événement, selon le Discours veritable sur le desplorable deluge […] en Bourgogne et au Bas-Poitou, contraint malgré ses réticences le narrateur à poursuivre un récit dans lequel il se trouve, dit-il, engagé sans l’avoir voulu66. Une négation de l’histoire ? La catastrophe incarne ainsi idéalement le moment tragique, celui où, dans une situation présentée comme aporétique (« C’est trop patienté, et la colere du Tout-Puissant […] ne se peut plus resserrer en ses bouillons »67), le lecteur est contraint d’opérer un revirement total, un radical retournement sur lui-même, « retourner luy pour requerir pardon »68, « soy retirer et retourner à Dieu »69. Le séisme, l’inondation deviennent de ce fait le point zéro d’une temporalité reconfigurée : à partir de ce revirement, le lecteur est invité à parcourir le temps de la connaissance pour effectuer une relecture à la fois du passé et de l’avenir, à la faveur de cette épiphanie qu’est la catastrophe naturelle. Nous sommes tous les survivants de la catastrophe universelle 64 Discours veritable sur le calamiteux naufrage et deluge des glaçons au pays de Poitou et Bretagne [...], op. cit., p. 6. 65 Ibid., p. 4. 66 « […] me fasche d’engager ma plume parmy les cruel accidens d’un si fascheux recit, pour vous en faire voir quelques particularitez par le menu, estant pitoyable de sa nature, et qui par une certaine sympathie ne peut voir les afflictions d’autruy sans quelques affections qui la font symboliser à leur misere, et porter une partie de leur mal : mais puisqu’elle a passé si avant si faut-il malgré toutes ses repugnances, qu’elle face ce faut pour vous en marquer quelques points des plus deplorables » (Discours veritable sur le desplorable deluge et desbordement des eaux en Bourgonge et au Bas-Poitou […], op. cit., p. 7). 67 Ibid., p. 3. 68 Les effects miraculeux, sur le desastre fait par l’horrible foudre du Ciel, tumbee sur la ville de Montauban, Lyon, P. Marniolles, 1622, fait partie des « Recueils verts », 42, p. 4. 69 Discours memorable des merveilleux tremblemens de terre, advenuz es villes de Lyon, Genève, Berne [...], op. cit., s. p. 

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inscrite à l’horizon de l’humanité : en fin de compte, le rédacteur du canard s’efforce toujours, par la prédication comme par la narration, de convaincre le public de cette vérité. Installer le lecteur dans une telle perspective est la seule possibilité d’obtenir la conversion à laquelle l’auteur prétend viser – et cette conversion seule peut éviter l’Apocalypse promise. Tel est le paradoxe analysé par Jean-Pierre Dupuy. « Le problème », dit-il, en s’appuyant sur la réflexion de Bergson, « engage toute une métaphysique de la temporalité »70 : il faut que la catastrophe ait eu lieu pour que l’on prenne conscience de sa possibilité, et c’est à partir de cette possibilité que le passé peut être interprété sur de nouvelles bases, qui à leur tour sont à même de fonder un avenir. Dans cette perspective, le référent catastrophique est traité à la fois comme un prétexte (la catastrophe qui constitue le sujet du récit) et un hypertexte (l’ensemble des catastrophes inscrites dans les textes, en particulier sacrés). La mémoire du passé est fréquemment invoquée, mais en même temps instrumentalisée, le rappel allusif d’événements anciens ayant pour but avoué de confirmer l’hypothèse d’une cause religieuse ou de susciter l’émotion : « Toutes ces choses [le narrateur vient d’évoquer les séismes rapportés par l’Ancien Testament, et le tremblement de terre de 1618 dans les Grisons], et un nombre innombrable d’autres que l’on pourroit alleguer, sont vrayement memorables et nous doivent faire trembler71. » Ce rappel du passé a encore une autre fonction, plus ambiguë. Ce peut être pour solliciter la démarche de l’autopsie que le canard invite à un retour vers l’histoire récente : « j’advertiray le lecteur qu’il se remette devant les yeux le fracas et tintamarre qui fut veu sur le pont de Saône à Lyon le troisiesme jour de ce mois de fevrier, cela lui fortifiera la creance de ce qui a piteusement esté veu à Orleans72. » Certes, une telle référence a pour but d’impressionner le lecteur, de l’amener à tenir compte de la gravité des avertissements divins dont la réitération de l’événement est un signe. Mais elle fournit surtout, explicitement, une aide à la représentation : l’expérience déjà vécue donne la mesure du désastre actuel. Chacun des deux événements catastrophiques est à la fois figuration et confirmation de l’autre. Il arrive ainsi que

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J.-P. Dupuy, op. cit., p. 145. G. Poardi, op. cit., p. 4. 72 Discours veritable sur le calamiteux naufrage et deluge des glaçons au pays de Poitou et Bretagne […], op. cit., p. 6. 71

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la remontée dans le temps contribue à mettre en place les prémices d’un savoir historique de la catastrophe, par la confrontation du présent et du passé. La plupart du temps, c’est aux auteurs de l’Antiquité que le narrateur se réfère pour constituer cet inventaire, parce que le souvenir du désastre est à la fois préservé et anobli – « illustré » – par les historiens antiques. Ainsi le narrateur du Tremblement de terre advenu à Lyon le mardy vingtiesme de May mil cinq cens septante huict remonte jusqu’aux Babyloniens, à Anaximandre de Milet et à Pherecydes de Syros pour se demander s’il est possible de prévoir les secousses sismiques. Ce même canard ainsi que le Discours sur l’espouvantable et merveilleux tremblement de terre advenu à Ferrare [...] évoquent les séismes qui ravagèrent l’Asie au temps de Tibère (17 ap. J.-C.) et qui sont relatés par Pline l’Ancien. La démarche peut aussi partir d’un passé proche pour aller vers des temps plus lointains. Le Memorable discours des tremblements de terre advenuz es villes de Lyon, Genève, Berne [...] recense les cataclysmes survenus en Pologne en 1534 et 1553, à Venise au milieu du XIVe siècle, à Jérusalem en 1012, puis il remonte jusqu’à la mort de Clovis, annoncée par un tremblement de terre, et ainsi de suite. Mais il apparaît très vite que temps linéaire et temps circulaire se superposent dans cette rapide évocation. Le même scénario se répète à chaque fois : « et se joignit à ceste desolation encores une plus griesve calamité qui fut la famine, et tost apres la peste73. » Il s’agit de montrer l’enchaînement des catastrophes comme un perpétuel retour, chacune pouvant apparaître à la fois comme cause et présage d’une autre, et l’histoire n’étant plus que le catalogue toujours recommencé des avertissements divins oubliés aussitôt que donnés. Les obsédants rappels à l’histoire sainte jouent ici un rôle essentiel. Le motif de « la ruine de Sodome et Gomorrhe, mises hors de la memoire des hommes pour leurs enormes et abominables vices »74 est récurrent, ainsi que celui du tremblement de terre qui, dans le Nouveau Testament, accompagne la mort du Christ. À propos du « tremblement de terre advenu à Tours, Orléans et Chartres », le narrateur rappelle, pour les opposer l’un à l’autre, l’exemple des habitants de Ninive, « admonestez par le prophete Jonas », qui obtinrent la miséricorde divine, et celui des Juifs de Jérusalem, insensibles

73 Discours memorable des merveilleux tremblemens de terre, advenuz es villes de Lyon, Genève, Berne [...]. Avec la declaration des ruynes, pertes et dommages qui sont survenuz dudict tremblement, Troyes, chez M. du Ruau suivant la copie imprimée à Paris, 1584, f° Aij. 74 Discours prodigieux de ce qui est arrivé en la comté d’Avignon […], op. cit., p. 4.

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aux avertissements divins, qui « ont esté presque tous submergez en une mer Rouge, engloutissement de leurs pechez »75. On voit que la diachronie est ainsi limitée, au profit d’un parallélisme qui permet la confrontation de la catastrophe actuelle avec d’autres destructions dont le souvenir est exalté par des textes assez hâtivement sollicités. Ce qui importe, on s’en doute, est plutôt le nombre des références que l’approfondissement de la réflexion historique. Au fantasme de l’immédiateté du discours correspond ainsi celui de l’immédiateté du savoir acquis par le lecteur : le canard propose des connaissances instantanément disponibles et, surtout, efficaces, c’est-à-dire susceptibles d’opérer cette conversion dont l’urgence est proclamée d’un opuscule à l’autre. « Faire flotter la connaissance », comme le proposait le narrateur du Déluge des glaçons, c’est la faire défiler avec la violence, mais aussi la rapidité du fleuve en crue. De même, nombreux sont les canards qui invitent le lecteur à « feuilleter les histoires » pour en retirer au plus tôt « la substantificque mouelle », comme le dit Rabelais, c’est-à-dire les conséquences de l’avertissement divin que constitue le désastre. Quelque cursive que soit cette lecture, il importe toutefois que le lecteur sache s’arrêter au bon moment pour méditer les exemples que donne l’histoire profane ou l’histoire sainte : de même qu’il invite à feuilleter les histoires, l’auteur demande à son lecteur de « ne rien passer de leger ». Enfin, la culture prophétique développée par les almanachs et les livrets de pronostications a eu pour effet, dès la première moitié du XVIe siècle, de familiariser le lecteur avec le lexique et la syntaxe de la catastrophe naturelle76. La « panique » qui se développe à la faveur des troubles religieux, et que les canards contribuent largement à alimenter, entretient une confusion dans l’ordre des temps. Tendue vers une fin présentée comme imminente, la chronologie se resserre dans l’appréhension d’un futur proche, voire déjà accompli. Quand les « avertissements » réitérés par Dieu aux chrétiens négligents cessent-ils d’être des annonces pour devenir les premières étapes d’une fin du monde qui a peut-être déjà commencé77 ? Il s’ensuit que, évoquées au passé 75

Discours espouventable de l’horrible tremblement de terre advenu ès villes de Tours, Orléans et Chartres [...], op. cit., p. 4. 76 Voir D. Crouzet, op. cit., Livre premier, « Le temps du “Triomphe de la guerre” », p. 56-286. 77 Ce motif est explicitement développé dans le livret Merveilleuses et espouventables tourmentes de mer et effroyables hombles […] advenues en la ville d’Anvers, et autres lieux circonvoisins, au mois de novembre, mil cinq cens soixante et dix, Rouen, Martin le Megissier, s. d.,

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ou au futur, les narrations se présentent sous une forme identique : « ledict deluge prendra son origine le II jour du moys de Febvrier M.CCCCC XXIIII. À dix heures XVIII. minutes » ; « l’eau comencera à tomber du ciel en si grosse habondance qu’il est impossible de le sçavoir narrer et seront les gouttes d’eaue si grosses et enflées que une seule pourra abatre et enfondrer un gros edifice », écrit l’astrologue Henry de Fismes78. Il suffit de transposer la narration au passé pour obtenir le récit d’une catastrophe tel que le présentent les occasionnels. La pronostication et le récit de l’événement catastrophique sont projetés l’un sur l’autre sans que l’on puisse décider si le passé est plaqué sur le futur (la prophétie s’est réalisée dans les termes mêmes où elle a été annoncée), ou si les récits de désastres passés nourrissent le discours prophétique79. Ce qui importe, c’est que la catastrophe demeure toujours présente à l’esprit. Le théâtre des événements La connaissance de la catastrophe naturelle, on vient de le voir, a ceci de particulier qu’elle permet à la fois de balayer l’étendue des connaissances et de s’attarder dans une attitude de méditation. La mesure du désastre peut être prise en un seul regard, c’est-à-dire, littéralement, qu’elle s’incarne dans un paysage. D’où son caractère proprement spectaculaire, dont les canards vont s’efforcer de tirer parti. « […] Les riches et opulentes villes, les fameuses et florissantes Citez sont celles où plus reluisent les vertuz, ou mieux, comme dans un theatre, elles sont veuës », annonce le narrateur de l’incendie qui f° Aij et Aij : « ne fust que Jesus Christ, et apres luy ses Apostres nous eussent presagé et predict, que aux derniers jours il adviendroit beaucoup et divers signes, il se trouveroit des gens non en petit nombre qui l’attribueroyent à la nature […]. Le fleau de la Peste a bien batu, froissé, et diminué plusieurs villes et places des pays bas en ceste presente annee […]. Et ne fault mettre au reng des pechez effacez c’est à dire oublier la cherté de l’an cinquante sept […] comme guerre, discordes et grande dispute pour la Religion chrestienne […]. Mais pour tant que demeurons rebelles et obstinez […] à raison de Quoy nous offensons et irritons grandement la Majesté divine, qui luy meut d’abreger les jours, pour beatifier ses esleuz, dont il les asseure par divers signes entre lesquelz celuy qui s’ensuyt peut bien estre du nombre […]. » 78 Cité par D. Crouzet, op. cit., p. 110-111. 79 L’on sait que les écrits de Nostradamus, par exemple, sont largement nourris d’histoire. Cf. Michel Chomarat, Jean Dupèbe, Gilles Polizzi, Nostradamus ou le Savoir transmis, Lyon, éditions Michel Chomarat, 1997.

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ravagea Venise en 1569, après quoi il s’en prend aux fauteurs de troubles de toutes sortes, gueux et « plus puissants »80 : « veritablement ils sont la peste : nez au seul detriment et destruction du genre humain81. » La métaphore pourrait annoncer quelque épidémie, mais c’est une autre calamité qui est évoquée, l’incendie, « spectacle autant nouveau, comme piteux et effroyable, fait et perpétré par la suggestion du diable (autrement ne peut estre) dans l’Arcenal de Venise ». Parce que la ville est déjà pensée comme un spectacle, son embrasement ne saurait être, au sens premier, qu’une catastrophe voulue par une puissance supra-naturelle. Afin d’en rendre compte, jouant des possibilités à la fois de la description et du récit, le canard entend présenter comme en un panorama les connaissances nécessaires et suffisantes pour agir fortement sur les affects et l’entendement. Certains textes parviennent à donner du phénomène une description dynamique, voire vigoureuse. L’on pourra comparer à cet égard les deux récits des dégâts causés en 1598 par la foudre dans le Poitou et en Touraine : alors que le récit publié à Langres82 dresse un constat des destructions opérées par l’orage, le récit imprimé à Paris montre les forces destructrices en action : Estant le Ciel clair et serain, fut en un instant troublé, et plein de nuages obscures, et commença à esclairer et tonner à petites pauses, qui peu à peu se renforçant, parvint à telle furie, que la foudre et tonnerre ayant commencé, (comme l’on dit), à naistre à Mauzé pres la Rochelle, et coulant le long du Poitou et Loudunois, auroit enfanté sadicte furie et rage, premierement en la grande et fameuse ville de Poictiers : auquel lieu fut veu en un moment emporter et enlever un quartier, et plus de la couverture du Palais dudict Poitiers : en sorte qu’il ne resta que la muraille, ayant ladicte foudrre jetté la Charpen-

80

L’auteur semble penser que l’incendie a été allumé volontairement. Il est difficile de savoir, en règle générale, dans quelle mesure on peut accorder foi à des allégations de ce genre. Par ailleurs un nombre important de canards fait état d’incendies dus à la foudre. La connaissance des causes – naturelles ou surnaturelles – se révélant dans ce cas délicate, j’ai pris le parti d’inclure les relations d’incendies dans mon corpus. 81 Histoire merveilleuse et espouvantable d’un accident de feu survenu dans l’Arcenal de Venise le 13 de septembre 1569. Ensemble, les recentes nouvelles, receuës de Constantinople, et païs d’Orient, Lyon, Benoist Rigaud, 1569, f° A2 et A3. 82 Autre discours au vray, et fort particularisé du foudre du ciel, tombé au pays de Poitou et autres pays circonvoisins, Langres, I. des Preys, 1598.

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terie et autres materiaux en divers endroicts.83

De son point de vue, qui est une position de domination fantasmatique , le narrateur des canards ordonne le chronotope du désastre à la manière d’un dispositif scénique : 84

De toute la ville il n’est resté que les quartiers sainct Nicolas et de sainct Isidore avec la partie d’en haut de la grande Eglise, de façon que celle qui avant quatre jours tenoit rend (sic) entre les plus grandes villes, à peine peut maintenant fournir logement pour fermer (sic) un Bourg d’ou nous devons tirer cognoissance, qu’il n’y a rien de stable és choses mondaines, puisqu’elles sont sujettes à vicissitudes et changemens […].85

La comparaison (« à peine de quoi former un bourg ») rend plus troublante la juxtaposition de la grandeur passée et de l’état actuel de la ville. L’une des images les plus frappantes est celle de la chute des édifices, non seulement, bien sûr, parce qu’elle entraîne d’importantes pertes humaines, mais encore – et peut-être surtout – parce qu’elle donne à voir le bouleversement d’un univers familier : « Ce fut pour lors une cruauté plus qu’estrange de voir fondre les villages comme un abysme, renverser les chasteaux, culbuter les maisons, entraîner les plus forts bastiments [...]86 » ; « Toutes les maisons dudict pont coulent comme un cuvier à laissive », note le témoin d’une inondation de Florence87. Quelques canards se limitent à une évaluation précise et parfois chiffrée des dégâts, comme dans le récit du Débordement du Tibre88. Mais le 83

Discours effroyable de la foudre et feu du ciel, […], es pays de Poitou Touraine et autres lieux, op. cit., p. 6. 84 Mais il arrive aussi que, pour dramatiser le propos, le canard choisisse le point de vue d’un témoin privilégié : « Deux marchands sortis dudict Bourg, ayans porté leur soupper quant et eux, pour à la fraicheur prendre leur repas dans les grottes, eviterent ce peril. Iceux croyants se retirer audict Bourg, estonnez de ne voir ny apercevoir leurs maisons, s’approcherent, lesquels tous esmeus et esbahis, virent la montagne couchee sur le Bourg, et où à present il ne se voit aucune maison, et ny a aucune apparence qu’il y ait jamais eu aucuns edifices » (Discours deplorable d’un estrange accident survenu […] au bourg de Plurs en la vallee de Valtoline, op. cit., p. 5). 85 Recit veritable de l’espouventable desastre arrivé en Sivile, op. cit., p. 12. 86 Discours veritable sur le calamiteux naufrage et deluge des glaçons au pays de Poitou et Bretagne, op. cit., p. 7. 87 Le déluge advenu à Florence […], Rouen, G. Loyselet, s. d., p. 58. 88 Discours du très espouventable débordement du Tibre à Rome, et aux lieux circonvoysins, avenu le 23 de décembre 1598 […], s. l., s. n., 1599. Notons aussi le bilan, moins dramatique, des ravages commis par des oiseaux en Normandie : « les Normands affligez ont perdu leurs

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plus souvent le narrateur propose avec une certaine complaisance de voir « les maisons s’entrebattre, les unes fondre, les autres pancher »89. Aux yeux terrifiés des spectateurs s’offre un paysage contre nature : un lac s’est asséché en quelques instants et des poissons ont été retrouvés « fort loin dudict lac », les puits rejettent de la terre90, etc. Dans la Lettre venue de Naples, les ruines parlent, non sans éloquence : « Il sembloit qu’aucunes des maisons voulsissent dire : Nigra sum sed formosa fui91 je suis noire mais jay este belle : les autres Non est sanitas in parte mei(s) neque est pax ossibus meis. Il ny a partie en moy qui soit saine et la paix n’est point en mes os92. » C’est une image non pas du monde inversé, mais du monde renversé qui s’offre aux yeux dans un mouvement que l’auteur du Discours sur le deluge et prodiges arrivez en la comté d’Avignon ne peut rendre que par un jeu de parallélismes et d’oppositions binaires : « apresent difficilement pourroit-on cognoistre le pré d’avec la vigne, la terre d’avec le vergier, le jardin d’avec la maison, une mestairie d’avec l’autre. Bref tout a changé, tellement que c’est un chaos et confusion93. » La confusion des lieux entraîne la disparition même du lieu : il n’y a plus moyen d’habiter si la maison ne se distingue plus de la roche d’où elle est née. poulles par la guerre les annees passées, et leurs vendange en la presente, par la persecution desdicts oyseaux, qui est cause que les cytdes [cidres] seront chers, et la biere de saison. Dieu y conserve le reste. » (Histoire prodigieuse et admirable arrivée en Normandie et pays du Mayne du ravage qu’y ont fait une quantité d’oyseaux estrangers et incognuz sur les fruicts et arbres desdits pays, et ont ruiné et infecté plusieurs villes et villages, mesme causé la mort de plusieurs personnes au grand estonnement du peuple, Paris, I. Mesnier, 1618, p. 14-15, rééd. dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, op. cit. J.-P. Seguin classe dans une rubrique distincte les canards relatant les ravages causés par les animaux, qui constituent un ensemble relativement important. Les invasions d’oiseaux me semblent pouvoir être considérées comme des catastrophes naturelles, d’autant que le narrateur de l’opuscule ci-dessus les compare aux sept plaies d’Égypte. 89 Discours sur l’espouventable et merveilleux tremblement de terre advenu à Ferrare […], op. cit., p. 10. 90 G. Poardi, op. cit., p. 8-9. 91 Librement inspiré du Cantique des Cantiques, I, 5, « Nigra sum sed formosa filiae Jherusalem/ Ideo dilexit me rex ». 92 Référence au Psaume 37 : « Non est sanitas in carne mea a facie indignationis tuae,/ non est pax ossibus meis a facie peccatorum meorum » ; Copie d’une lettre venue de Naples contenant les terribles et merveilleux signes et prodiges advenuz au lieu et ville de Pozzol distant dudict Naples de sept mille, Lyon, le Prince, 1538. 93 Discours sur le deluge et prodiges arrivez en la comté d’Avignon […], op. cit., p. 7-8.

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À cette image insoutenable d’une indifférenciation absolue dans l’ordre de l’espace, le narrateur superpose, en contrepoint, celle d’un passé encore proche, mais à jamais aboli, où l’ordre humain et divin à la fois se lisait dans l’espace de la cité : […] le dit lieu de Perne, les villes de Bederide, Perne et Aubainien par la violence de cet impétueux Déluge ont esté tellement ruynées, que ceux qui passent maintenant ne voyant plus au lieu des beaux et superbes bastiments rien que des vestiges, des ruynes au lieu des agréables jardins et champs remplis de pacifiques Oliviers, bordez des buissons liez avec arbres de Pommiers et Grenadiers , de Figuiers et Amendiers, les Vignes si belles et si bien cultivées, au lieu de ce qu’on ne voit rien que gravier et sable.94

Le jeu des amplifications successives reconstruit progressivement, in absentia, le paysage de la nostalgie. Le passé n’est suscité que pour en aviver le regret, la connaissance ne peut se fonder que sur l’appréhension d’un manque insupportable. Loin d’être un ornement, de marquer une pause dans le récit, la description joue ainsi dans les occasionnels un rôle fondamental, à la fois dynamique et structurant. Elle bâtit la progression dramatique du propos suivant un chronotope spécifique : le temps et l’espace, régis par l’opposition de l’avant et de l’après, sont les protagonistes d’une action dont les humains sont exclus, dont ils peuvent parfois n’être pas même témoins. De là le sentiment, qui n’est pas un pur topos rhétorique, d’une impossibilité à en rendre compte par le seul moyen du verbe : « C’est une chose impossible, Messieurs, de pouvoir racompter ce qui est arrivé [...] sans jetter des larmes95. » La parole n’est autorisée qu’à condition d’être relayée par les pleurs, garants d’une efficacité du discours ressentie comme problématique. La violence des éléments attente à la parole comme à la vie et aux biens des humains. Ce peut être l’une des raisons de la copiosité, du caractère profus de ces commentaires didactiques ou édifiants, qui encadrent le récit comme pour compenser le silence auquel l’homme a été contraint : il s’agit, littéralement, de reprendre la parole à la nature. Les invectives, les plaintes, les exhortations, toute cette rhétorique du vide ne disent finalement peut-être rien d’autre que 94

Id. Histoire déplorable des signes apparus au ciel, avec la perte de la ville et marquisat de Seve et de l’épouvantable mort de plus de quatre mille personnes, qui ont été submergées par le grand déluge, arrivé aux vallées de Piémont, et du grand tremblement de terre advenu en la ville de Montélimar, Lyon, J. Doret, 1610, p. 2. 95

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le scandale d’une parole interdite en même temps que l’inconvenance du silence. Il pourra sembler choquant pour la sensibilité moderne, entièrement sollicitée par la compassion pour les victimes, que l’évocation des ravages matériels occupe fréquemment dans les canards plus de place que celle des pertes humaines96. D’une part, nous l’avons vu, la fonction référentielle des canards doit être prise en compte, malgré les invraisemblances et les exagérations de certains récits97. Ainsi les négociants ou, plus largement, ceux qui possèdent des biens là où a eu lieu la catastrophe, sont directement intéressés à cette évaluation, même imprécise, même si les chiffres sont souvent gonflés, car elle peut donner au moins de manière relative quelque idée de l’importance du désastre. Mais surtout, dans la logique de théâtralisation qui est celle des canards, la représentation des scènes de dévastation a pour fonction de rendre sensible le caractère absolu de l’événement. La table rase, le chaos originel que constitue un tel spectacle sont le fondement même du récit, ce qui légitime la prise de parole et ce à quoi elle aboutit. Plus frappant que le chiffre abstrait des victimes, au reste souvent peu fiable, le tableau de la ruine constitue le terminus a quo et le terminus ad quem d’une parole qui s’arroge volontiers une fonction prophétique98.

96

Voir, entre autres, le Discours du très-espouventable débordement du Tibre […], op. cit., p. 10 : « Le pont de S. Marie a esté ruiné, lequel avoit esté restauré par le Pape Gregoire xiij. d’heureuse memoire : par mesme moyen celui de S. Ange, et bien qu’il n’aye esté emporté, si est-ce que toutes les boutiques qui estoient aupres dudit château ont esté abbatues, plusieurs belles maisons renversees, les logis de plusieurs Libraires et drogueurs ruinees : et ce qui porte le plus de dommage, est le magasin de vin, d’huile, les greniers de forment pour l’entretien de ceux qui travaillent aux ouvrages publics et privez de la ville, Plus ont esté perdus 40. prisonniers qui estoient en la tour de None : en la raze campagne plusieurs personnes, bestes grandes et petites ont esté noyées. » 97 Le désastre est immédiatement visible, alors qu’il n’est pas possible d’évaluer le nombre des victimes. 98 On peut considérer comme une prétérition commandée par la prudence (ce que confirment les proclamations d’allégeance à la hiérarchie catholique et à la monarchie qui émaillent le texte) la dénégation sur laquelle s’ouvre la Déclaration de ce qui s’est passé sur le rétablissement de la religion catholique, apostolique et romaine, au pays de Béarn ; avec le discours du tremblemernt de terre, et autres prodiges [...], Paris, E. Martin, 1618, p. 6-7 : « Dieu ne parle point à nous bouche à bouche, comme aux Patriarches, et ne suscite point d’entre nous des Prophetes comme d’entre les Juifs, pour nous dire ses volontez, parce que tout ce qui est de la foy il l’a declaré à l’Eglise, par l’entremise du sainct Esprit […]. »

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Une piteuse tragédie99 Quelle que soit cependant la place qu’ils accordent à la description des ravages matériels, la plupart des canards s’efforcent, par le moyen d’une rhétorique tantôt discrète tantôt poussée jusqu’à ses extrêmes limites, de représenter la détresse des populations. Les pertes humaines peuvent être associées aux dégâts matériels, et, dans le récit d’un incendie à Paris en 1618, le narrateur prend soin d’établir une hiérarchie entre les uns et les autres : S’il n’y avoit autre chose de perdu que les biens ce seroit une bonne chose : mais la perte de plusieurs pauvres personnes lesquels ont enduré la mort cruellement, les uns niez [noyés] et les autres brulez, sans estre confessez ny communiez sont plus que toute la perte de biens terriens car il y avoit un grand nombre de pauvres mandiens membres de Dieu lesquels n’avoient aucun moyen de payer leur gistes et alloient leur retirer nuitamment sur ses batteaux lesquels ont enduré la mort cruellement.100 

Plus souvent, après avoir figuré le paysage bouleversé par la violence des éléments, le narrateur déploie les fastes d’une éloquence explicitement destinée à susciter la crainte et la pitié. Les humains convoqués sur la scène sont d’abord, bien sûr, les victimes : C’estoit une chose grandement pitoyable d’entendre parmy les horreurs de la nuict les cris et gemissemens des personnes qui se noyoient dedans les maisons […] la surface de l’eau apparoist toute couverte de meubles rompus, et cadavres tant d’hommes comme d’autres animaux flottans les uns parmy les autres, et donnent un horrible spectacle à la veue.101

Le narrateur du Discours sur le calamiteux naufrage et déluge des glaçons, déjà rencontré plus haut, fait preuve de la même verve que dans sa prédication au moment d’évoquer « les cris effroyables […], la désolation des pauvres meres, se voyant ainsi entraîner sans espoir de secours avec leurs enfans cheris entre les bras, les exclamations des vieillards, et le miserable desespoir de 99 Sur cette question, l’on se référera tout particulièrement au chapitre VI de Histoire, littérature, témoignage : «Malheurs du temps et tragédie. Littérature, archives, émotion » (Christian Jouhaud, Dinah Ribard, Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps, coll. Folio, Paris, Gallimard, 2009, p. 294-327). 100 Second accident arrivé en la ville de Paris, ce vingt sixieme jour de Juin 1618. D’un feu lequel à bruslé trente pauvres personnes et neuf batteaux de foin, Paris, vve Jean du Carrouy, 1618. 101 Recit veritable de l’espouventable desastre arrivé en Sivile, op. cit., p. 11.

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tous »102. Cependant, même si le lexique est celui du spectaculaire, ces évocations demeurent dans l’ensemble abstraites et conventionnelles. La souffrance physique, l’horreur de la vision des cadavres sont passées sous silence ou allusivement évoquées. Une exception cependant : dans le compte-rendu d’un incendie à Castres, ville qui s’est fortifiée contre les troupes royales103, la haine partisane suscite une description beaucoup plus crue, où le modèle infernal, souligné par le ricanement du narrateur, informe la représentation des corps calcinés, comme si l’exécration des victimes, plutôt que la pitié, était seule à la mesure de la violence de la catastrophe : [Le feu fit] une pitoyable fricassee de tous ceux qui s’y trouverent [dans le corps de garde] L’on ne voyoit que pierre et esclats sauter en l’air, que feux et flammes qui leur estoient attachees au flanc : les autres couroient d’un costé et d’autre avec des cris estranges et des grincements espouventables : enfin c’estyoit une vraye image de l’enfer. Les corps morts estoient couchez par les ruës, plus noirs que de la poix, qui brusloient encore, les autres estoient entierement consommez, et n’y avoit que quelques os, encore le feu estoit dedans qui les achevoit […] les pierres mesmes brusloient, et jettoient une puanteur si horrible qu’on ne la pouvoit supporter, et estoit sentie à plus d’une grande demy lieuë de là.104

L’auteur voit bien évidemment dans cet incendie un signe divin, les protestants ayant peu de temps auparavant profané la sépulture d’un Jacobin : « ils exercerent sur le cadavre de ce Religieux des cruautez que les Bresilians, Annibales (sic), et Antropophages ont accoustumé de pratiquer sur leurs ennemis, mais d’autant que la description d’une telle rage pourroit causer des sinistres evenemens, nous laisserons au debonnaire lecteur la pensee libre de telles inhumanitez105. » L’on remarquera l’ironie involontaire à l’égard du « débonnaire lecteur » invité à imaginer les pires horreurs. L’auteur laisse volontairement dans l’ombre ce qu’il est pourtant fort capable de décrire quand il est inspiré par la haine. La violence de la description des brûlés réalise verbalement une profanation des corps équivalente à celle dont il accuse ses ennemis. 102

Discours veritable sur le calamiteux naufrage et deluge des glaçons au pays de Poitou et Bretagne, op. cit., p. 8. 103 Voir G. Quenet, op. cit., p. 162. 104 Effroyable accident arrivé dans la ville de Castres par l’embrasement de leur magasin procédant de la foudre du ciel, Paris, N. Rousset, 1622, p. 10-11. 105 Effroyable accident arrivé dans la ville de Castres, op. cit., p. 13-14.

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Loin de ce théâtre de la cruauté, plusieurs canards se font remarquer par un effort de discernement dans la mise en scène du pathos. Dans l’exemple qu’on va lire, l’expression de la compassion ne vient qu’au terme du compterendu de la destruction du village, et d’une tentative d’évaluation du nombre de décès. On remarquera la prégnance du vocabulaire juridique, assez rare dans les canards, qui témoigne d’un effort – stylistiquement laborieux – pour asseoir la réalité des faits : […] le plus grand effroy est advenu au bort du Lac [Léman], environ dixhuict lieuë, là où une demie-montaigne, deux jours apres le tremblement vint à tomber sur un village, qui estoit esloigné d’une lieue de la montaigne, danslequel village ne demeura hommes ny femmes, enfans, ne biens, ne beste vivante, tellement que tout fut couvert de terre en sorte que lon diroit qu’il ny auroit jamais eu de maisons. Or pour estre un jour ouvrable cedict jour la plus part des habitans dudict lieu estoient aux champs et vignes […]. Eux estans de retour, pensans trouver leurs maisons à la maniere accoustumée, ont esté surprins d’un grand esbaissement entre eux, voyant tel desordre estre advenu en leur pays, sur leurs biens femmes et enfans : Tellement qu’ils ont esté contraincts se retirer és lieux et villages plus proches dudict lieu, lesquels estans interrogez par quelques uns combien il pouvoit avoir de maisons en leur village : ont dict et declaré qu’il pouvoit contenir quatre vingts maisons ou plus, et par mesme moyen a esté faict enqueste combien il y pouvoit avoir de personnes periclitez audict village par cet evenement : Laquelle enqueste diligemment faicte par le rapport et congnoissance que pouvoyent avoir les susdicts dudict lieu, a esté faict nombre de deux cens cinquante personnes, sans plusieurs petits enfans à eux inconnus, qui est une grande admiration, laquelle nous doit esmouvoir à pitié et compassion à l’endroict de ce pauvre peuple ainsi persécuté.106

Afin d’attiser cette pitié l’auteur recourt alors au procédé habituel de focalisation sur un groupe dont l’infortune devient représentative du malheur de la population dans son ensemble : Or un bon homme ayant une jeune femme et deux petits enfans, dont l’un allectoit encore, estant esmeu de pitié, ayant une grande amour à sa femme et à ses deux petits enfans, remarquant le lieu où pouvoit estre sa maison, voyant encor quelque apparence d’icelle, s’est mis en peine de destourner la terre au

106 Discours memorable des merveilleux tremblemens de terre, advenuz es villes de Lyon, Genève, Berne […], op. cit., s. p. 

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mieux qu’il peut : Tellement qu’enfin il trouva sa femme et ses deux petits enfans, dont l’un d’iceux, qui estoit le plus jeune, alectoit encor’ la mere.107

Le récit du « cas singulier » s’organise comme une histoire tragique : le narrateur commande au registre des affects imposés au lecteur (« grande admiration », « esmouvoir à pitié et compassion ») et, tandis que dans l’extrait précédent la réaction des hommes revenant du travail et trouvant le village détruit n’avait fait l’objet d’aucun commentaire, l’anecdote, annoncée par le connecteur logique « or », qui marque le passage à un autre type de récit, souligne les émotions du père à la recherche de sa famille. Surtout, cet exemple est particulièrement apte à susciter l’« admiration » parce que la manifestation d’un fort instinct de survie chez un être considéré comme fragile (l’enfant tétant sa mère) dans ce contexte d’anéantissement produit un violent effet de surprise. Qu’il s’agisse là d’un topos récurrent dans les récits de catastrophes – famines et pestes en particulier – n’enlève évidemment rien à la puissance de cet effet : ainsi, pour prendre un exemple récent, dans les récits du tsunami de 2004, revient la péripétie obligée de l’enfant sauvé des eaux parce qu’il dormait dans un couffin, épisode que l’on trouve déjà dans plusieurs canards. Au reste, rien n’empêche de penser que l’événement eut lieu réellement. Mais, quoi qu’il en soit, l’important est que ce fait, inventé, exagéré ou attesté, acquiert une dimension puissamment significative. L’analyse par André Jolles de ce qu’il appelle le « mémorable » rend compte du caractère structurant d’un tel traitement du détail : à propos de la relation d’un fait divers par la presse, il conclut : « […] les détails sont rangés dans un ordre tel que, pris isolément, pris dans leurs relations et pris dans leur totalité, ils soulignent le sens de l’événement par explication, par discussion, par confrontation108. » Le passage que l’on vient de citer montre de façon typique comment la narration prend en charge ce que nous appelons aujourd’hui le devoir de mémoire. La catastrophe nivelle en anéantissant indistinctement les êtres et les choses : « tout fut couvert de terre », écrit le canardier, incluant dans cet indéfini les humains, les animaux et les objets inanimés. L’ensevelissement provoqué par le séisme dénie toute spécificité à la mort humaine. Il faut, pour que la mort retrouve, si l’on peut dire, un visage humain, que soit individualisée la figure de certaines victimes qui se voient ainsi paradoxale107

Même tableau chez Poardi (Récit veritable et espouventable du tremblement de terre arrivé à la Pouille, op. cit., p. 9). 108 André Jolles, Formes simples [1930], Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 161.

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ment chargées de représenter la masse des sans nom. Mais, du fait que les occasionnels ont pour protagonistes des personnages modestes, anonymes le plus souvent, il s’opère un déplacement fondamental de l’enjeu dramatique tel que le concevait la théorie aristotélicienne. Dans le grand paysage bouleversé qu’évoquent les occasionnels, comme le suggèrent les micro-récits du nourrisson mort sur le sein de sa mère ou du brigand sauvé des eaux, plus le détail est infime et le héros « obscur », plus ils ont de chances, si l’on peut dire, d’atteindre à l’universel. C’est pourquoi, d’un occasionnel à l’autre, reviennent ainsi des anecdotes qui focalisent l’attention du lecteur tantôt sur un fait pathétique, tantôt sur un sauvetage inattendu, volontiers qualifié de « miraculeux »109. Nulle autre loi ici que celle de l’aléatoire. Si la préservation de monuments religieux suggère toujours quelque intervention surnaturelle, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’êtres humains : ceux qui survivent après des péripéties parfois inimaginables ne sont pas plus « innocents » que ceux qui ont péri. Sans doute, dans un récit de l’effondrement du pont au Change, le narrateur avance-t-il que « les cris, les pleurs, et les gémissements de ces habitans si esperdus, et si transis de ceste cheute, et de ce fleau, ensemble la frayeur qu’eurent quelques femmes enceintes apaisa l’ire de Dieu qui leur donna loisir de se sauver », mais il faut croire que les femmes enceintes ne bénéficient pas toujours de la protection divine, puisque lors de la chute d’une maison l’une de ces femmes, « qui alloit acheter un harang pour son soupper […] fut accablée de ce pesant faix »110. Le détail du hareng n’est pas seulement un « effet de réel » : il suggère que la femme vit seule et que ses moyens sont modestes. Dieu est, dit-on, dans les détails. Mais ce détail ne laisserait-il pas entendre que Son courroux peut être aveugle en s’abattant sur les plus faibles ? À moins que de tels cas ne donnent précisément la mesure de la condition humaine. C’est ce 109 Les canards traduits de l’anglais ou de l’italien – souvent moins verbeux que les occasionnels français anonymes – adoptent en outre plus fréquemment une forme épistolaire : la lettre est présentée comme la relation directe ou indirecte d’un survivant ou d’un témoin. D’où le caractère de « choses vues » que peut revêtir la mention de ces scènes de sauvetage insolites : par exemple sur le pilier d’un pont emporté par l’inondation de Florence « demourerent, comme par miracle, 2 pauvres mendians, l’un estropié, et l’autre aagé d’environ dix ans, qui furent là deux jours, mengeans ce qu’on leur pouvoit jecter, avec certaines cordes, et usans du pain et du vin qu’on leur devaloit du palais des Spines » (Le déluge advenu à Florence, op. cit., p. 59). 110 Discours véritable et déplorable de la chute des ponts au Change et S.-Michel […], op. cit., p. 7.

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que semble penser le narrateur qui, contrairement à beaucoup de ses pareils, ne fait pas état de la colère de Dieu dans son exorde, se contentant d’accentuer le caractère imprévisible de l’accident : « C’est une mesure infaillible que les jugemens de Dieu sont inscruptables, les événements des choses incognus, et la fin des hommes incertaine. La Catastrophe arrivee à Paris le 3 e janvier confirme ceste vérité, et nous doit servir d’exemple de l’advenir111. » La focalisation sur quelques individus choisis parce qu’ils sont à la fois semblables aux autres et distincts de la masse crée bien évidemment un mouvement d’empathie. Mais ce qui suscite la terreur tragique est, comme l’a bien vu l’auteur précédemment cité, l’aspect arbitraire du jugement divin112. Ce n’est pas seulement l’emploi du lexique de l’épouvante ou de l’horreur, ni même la théâtralisation du récit qui suffisent à accréditer l’hypothèse d’une reconstitution critique du modèle tragique dans ces canards : c’est l’interrogation sur l’ambivalence de la notion de fortune dont témoignent à la fois la narration – avec en particulier le recours aux présages et aux signes annonciateurs – et le prêche introductif ou conclusif qui, dans son insistance même à justifier l’intervention divine, finit toujours par achopper sur l’arbitraire de la Providence. Le « cas singulier » interroge la loi divine : l’effet de surprise qui le fonde donne à entendre que l’intervention de Dieu dans le monde déjoue toute prudence humaine. Le statut même de victime se trouve de ce fait, dans quelques canards, interrogé obliquement. Pourquoi la catastrophe s’abat-elle en un lieu et non en un autre ? La réponse peut être de pure propagande. Quelques canards, inspirés par l’esprit de la Contre-Réforme, attribuent la responsabilité du cataclysme au fait que la ville touchée par celui-ci 111

Id. Le caractère crucial de cette question a bien été perçu par les théoriciens de la tragédie classique : « Les Auteurs qui ont traité de la Poëtique, ont mis en question, si la Catastrophe doit tourner à l’avantage de la vertu, ou non ; s’il est toujours nécessaire qu’à la fin de la Piéce la vertu soit récompensée ou le crime puni. La raison et l’intérêt des bonnes moeurs semblent demander qu’un Auteur tâche de ne présenter aux Specteurs (sic), que la punition du vice et le triomphe de la vertu. Cependant le sentiment contraire a ses Défenseurs. Aristote préfere la Castastrophe qui révolte, à une Catastrophe heureuse. Il se moque même du peuple qui préfere cette derniere, et de la foiblesse des Poëtes qui se conforment aux désirs de la multitude. Sa raison est que la Catastrophe funeste est plus propre que l’autre, à exciter la terreur » (Joseph de La Porte et Sébastien-Roch-Nicolas de Chamfort, Dictionnaire dramatique, contenant l’histoire des théâtres, les règles du genre dramatique, les observations des maîtres les plus célèbres et des réflexions nouvelles sur les spectacles [...], Paris, Lacombe, 1776, s. v., « Catastrophe », p. 225). 112

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a pris le parti des Réformés (on l’a vu avec l’Effroyable accident arrivé dans la ville de Castres). Mais, hors de ce contexte idéologique particulier, le recours à l’anecdote conduit à se demander pourquoi le sort semble s’acharner sur quelques personnes dont rien ne dit qu’elles sont plus coupables que d’autres113. La question demeure le plus souvent implicite, comme dans la relation de l’effondrement du pont au Change. Elle est toutefois ouvertement formulée dans un récit qui se distingue nettement par sa qualité littéraire, déjà remarquée par Jean Céard : le Discours veritable et tres-piteux, de l’inondation et debordement de Mer, survenu en six diverses Provinces d’Angleterre, que nous avons déjà rencontré. Notons tout d’abord qu’à plusieurs reprises le métadiscours fait état d’une vision tragique de l’événement : « je te convie d’estre curieux spectateur d’une lamentable tragedie representee sur le theatre mobile des eaux », annonce l’avis au lecteur (pièce rarement présente dans les canards), et plus loin est évoqué le cas d’un berger qui, voyant périr son troupeau, déplore « sa piteuse tragedie », tandis qu’ailleurs un gentilhomme parcourt plusieurs lieues en voguant sur le toit de sa maison, ce qui suscite un commentaire non dénué d’ironie : « plusieurs semblables Tragicomedies ont esté représentées sur ce large escafaut de mer114. » La progression dramatique est soigneusement conduite, aussi bien dans l’évocation du désastre général (« la tempeste arriva de nuict en larron, et fut découverte par des larrons »115), que dans celle des aventures singulières. L’une d’entre elles est particulièrement développée : une succession de péripéties ménage la surprise du lecteur, depuis la constatation du désastre (« jettant sa veue du costé de l’Ocean, s’arresta tout estonné de veoir un changement estrange survenu en son pays, que la mer alloit devorant ») jusqu’aux tentatives du gentilhomme pour abri113

C’est même son dévouement qu’une chambrière paie de sa vie lors de l’effondrement des maisons du pont au Change : inquiète de la violence des eaux, elle convainc son maître de passer la nuit sur la rive et reste dans la maison menacée pour la surveiller. La maison est emportée dans la nuit. On notera que c’est le même canard qui relate la mort de la femme enceinte au hareng. 114 Discours veritable et tres-piteux, de l’inondation et debordement de Mer, survenu en six diverses Provinces d’Angleterre, op. cit., p. 15. 115 Occupés à piller du bétail, les deux voleurs sont surpris par la tempête et avertissent les habitants de Norfolk, dont la plupart réussissent à sauver leur vie. Cette mention est probablement inspirée de Matthieu ch. 24. On retrouve le même motif, mais traité de manière plus conventionnelle, c’est-à-dire en l’occurrence allégorique, dans Merveilleuses et espouventable tourments de mer [...] : « ayant si beau spectacle et miroir à ces signes, […] le dernier jour nous est proche de pres, qui sur-viendra en un moment, voire comme un larron en la nuict. »

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ter sa famille (« se perchans sur deux solives tout esperdus, et ayans abandonné leurs sens à la frayeur, commençoient jà à mourir à l’aspect de la mort »). Sa femme et ses enfants périssent sous ses yeux, mais « ayant par fortune attrappé une branche » il est transporté « jusqu’à la rive d’une colline » : « Là il caressoit la mort, se lamentant et formant des plaintes contre sa delivrance, et sa vie si calamiteusement reservee. Mais fortune contente de tels malheurs fit flotter devant soi sa bougette [la sacoche dans laquelle il avait enfermé ses titres de propriété], avec la solive, où il l’avoit attachee, devant lui. » Il parvient à s’en emparer, « et sortit miraculeusement pour la seconde fois des vagues de la mer : se montrait-elle pas cruellement pitoyable en son endroit ? ». L’ironie tragique du trait final dit la vanité d’un « miracle » qu’il convient d’attribuer plus à la « fortune » (le mot apparaît deux fois dans la page) qu’à la faveur divine. Prolongeant cette méditation sur le caractère « tragique » de la vie humaine, le traducteur du récit ajoute à la fin un commentaire personnel : « Lecteur [...] estonne-toy d’une justice si retenuë : le reste de l’isle, nostre France, l’Europe, le monde universel en merite-t-il moins ? Nos pechez montent devant Dieu, et retombent sur nos testes, comme la vapeur qui s’esleve en hault et revient fondre en terre d’où elle estoit sortie : comme ne font-ils donc derechef ouvrir generalement les cataractes des cieux, puisque leur estendue est si generale116 ? » Si le traducteur a bien saisi la portée du récit, l’auteur se montre plus sobre. Le refus du commentaire édifiant (sur lequel s’ouvrent au contraire la plupart des canards rédigés en français) va dans le même sens que les métaphores invitant à considérer la catastrophe comme une tragédie. En effet, la leçon édifiante, permise par les commentaires dans le cas d’un genre fondé (au moins quant à son origine) sur l’exemplarité, ne trouve pas aussi aisément sa place dans le dispositif spectaculaire. La tragédie donne à voir, mais elle n’éclaire que l’opacité de la catastrophe, et l’effroi dans lequel le spectateur doit être maintenu jusqu’au bout ne saurait s’accommoder d’une leçon explicite. Le Discours veritable […] de l’inondation et debordement de Mer, survenu en six diverses Provinces d’Angleterre, dans lequel la littérarisation du récit est le plus nettement perceptible, est le seul canard qui, par la répétition de la métaphore théâtrale, manifeste une prise en compte critique d’une donnée fondamentale de la représentation tragique. On observera enfin que dans ce texte, contrairement aux canards 116 Discours veritable et tres-piteux, de l’inondation et debordement de Mer […], op. cit., Préface, f° Biij.

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cités précédemment, le personnage sur lequel se concentre l’intérêt dramatique n’est pas un homme ou une femme du peuple, mais un gentilhomme, et que le récit de son infortune dépasse celui d’une simple anecdote : les malheurs dont il est accablé font l’objet d’une gradation, le narrateur souligne que le personnage est le jouet du sort. Si, comme le rappelle explicitement Corneille, c’est le caractère « illustre » de l’action qui fait la tragédie, cette « guerre entre Dieu et les hommes » est bien à la hauteur de l’exigence tragique, au-delà des individus anonymes sur lesquels le dramaturge attire un instant l’attention. Un tel traitement du « cas singulier » met au jour le rôle ambigu de l’anecdote dans les canards. Les auteurs ne semblent pas s’apercevoir qu’elle contrevient aux exigences du spectacle tragique en ce qu’elle est la narrativisation d’un détail. Mais elle est aussi ce rien qui dit tout, et qui, en raison du contraste qui la fonde, le signifie de manière « inoubliable ». Cas singulier au sein du cas singulier qu’est la catastrophe, son modèle dominant demeure informé par l’exemplum, dont on peut donner pour typique celui du récit de foudre : plusieurs personnages sont exposés à un orage, celui qui a manifesté son impiété est foudroyé, les autres demeurent sains et saufs. Le « rapprochement » à la fois inattendu et significatif est le lien de causalité, suggéré ou explicitement posé, entre le discours ou l’attitude impies et l’action de la foudre. Jusque là rien de nouveau117, mais aussi rien de tragique : l’homme peut se sauver par la conversion. D’où le sentiment que, dans de nombreux occasionnels, les efforts pour théâtraliser la catastrophe ne portent finalement que sur le cosmos, décor d’une dramaturgie dont les protagonistes demeurent, littéralement, noyés dans la masse. Parfois, cependant, l’anecdote peut signifier l’opacité même du réel catastrophique : tel est le cas des récits de sauvetages fortuits. Ce que l’anecdote entend alors manifester, c’est précisément l’absence de toute causalité intelligible, l’explication surnaturelle ou religieuse apparaissant comme irrecevable. « D’où vient cela ? Pensez-y, messieurs, je vous prie » : un siècle avant que le narrateur des inondations en Angleterre ne pose la même question, Maître Alcofribas demandait déjà, en toute insolence, pourquoi la peste atteint de préférence les visiteurs charitables (médecins et prêtres), tandis qu’elle épargne les voleurs venus piller les maisons vidées par l’épidémie. L’ironie du destin se dit, grâce à l’anecdote, sur le mode à la fois du tragique et de la dérision – ce que le récit de l’inondation 117

Cf. J. Berlioz, art. cit., B. Bennassar (éd.), op. cit., p. 165-174.

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appelle une tragicomédie – parce qu’elle est fondée sur l’élection d’un détail significatif, mais qui ne signifie rien d’autre, en dernier ressort, que l’impossibilité de la signification. Cette laïcisation de la causalité fonde le récit des temps modernes. Elle est la condition d’un véritable « suspense », analogue il est vrai, mutatis mutandis, à celui qui, via la péripétie, constituait déjà la base de l’action dramatique. Surtout, me semble-t-il, l’appréhension du monde comme privé d’un sens lisible, mystère, si l’on veut, dont la clé ne sera jamais donnée, en tout cas sur la terre, suscite un plaisir du récit caractéristique de la modernité. Ce plaisir, c’est celui que nous procurent les contes de l’Heptaméron « à nous, qui n’avons esté appellez au conseil privé de Dieu, igorans les premières causes », et qui, de ce fait, sommes toujours surpris par le mal, sans lequel il n’y a pas d’histoire118. Un tel plaisir n’a bien entendu rien de nouveau en lui-même : on peut toujours lire un exemplum ou une hagiographie indépendamment de sa visée édifiante. Mais autre chose est de prendre son parti d’un tel geste, de l’assumer comme coupure. Savoir qu’on ne sait rien d’avance est ce qui fonde la surprise. Le discours des canards de catastrophes naturelles peut éclairer ce processus en ce qu’il exprime la conscience d’une rupture, ou, au moins, de la possibilité d’une rupture dans la perception et la connaissance du monde. Sans doute il s’évertue à concilier causes naturelles et causes surnaturelles. Tout est voulu par Dieu, tout est inscrit dans un monde dont on ne cesse de proclamer qu’il est un livre, mais ce livre devient de plus en plus difficile à déchiffrer. Dès lors, plutôt que de continuer à s’y efforcer vainement, peutêtre vaut-il mieux le disposer comme un spectacle. Il n’est pas dit, en tout cas pas dans les canards, qu’un tel spectacle soit beau. Il est « admirable », ce qui n’est pas la même chose. Certes, l’admiration qu’il suscite est constamment ramenée à une origine divine : la préface de tous les ouvrages encyclopédiques qui portent le titre de Théâtre à la fin de la Renaissance ne cesse de le proclamer, tout comme les canards invitent à reconnaître la main de Dieu dans le spectacle effrayant de la catastrophe. Mais peut-être en fin de compte cette insistance est-elle suspecte. La catastrophe, parce qu’elle frappe aveuglément, fait voir par le moyen de l’anecdote ce que le livre du monde ne permet pas de déchiffrer : la misère de l’homme dans un monde où les signes divins risquent de devenir impossibles à interpréter. 118

Voir l’article d’André Tournon, « “Ignorant les premières causes…” Jeux d’énigmes dans l’Heptaméron », L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Cahiers Textuel n° 10, dir. Simone Perrier, Paris, Université de Paris 7, 1991.

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C’est en ce sens que les canards manquent leur mission, si celle-ci est d’inciter à la pénitence, comme ils le proclament. Mais malgré la pauvreté de leur discours – ou du discours de la plupart – ces livrets mettent en œuvre une pluralité de possibles narratifs, dont l’usage de l’anecdote permet d’entrevoir la portée : envisagée du point de vue du pathos, dans le récit de l’effondrement du pont au Change, la simple mention du hareng, chargée de compassion parce qu’elle suggère la proximité de la victime, concurrence la menace des foudres de l’Apocalypse. Quand celle-ci ne sera plus explicitement proférée, le passage de l’exemplum à la nouvelle sera véritablement effectué. Recours, secours Il est probable que le discours injonctif répété à l’envi par le préambule des canards prend la pleine mesure de sa vanité. L’exhortation maniaque à déchiffrer l’enchaînement des catastrophes comme un réseau de signes divins se heurte, on l’a vu, à un scepticisme ou à une indifférence qui suscitent les imprécations du prêcheur. Cependant, la conscience de l’inutilité de ses exhortations et de l’endurcissement des fidèles dans le mal ne l’empêche nullement de chercher à prévenir de nouvelles manifestations de la colère divine. Somme toute, le flux du discours édifiant n’a peut-être pas d’autre fonction que de détourner le péril. En même temps que la menace de l’Apocalypse est avivée par le désastre dont il fait le récit, le discours s’efforce d’en conjurer le retour ou l’extension. Le Discours effroyable de la foudre […] es pays de Poitou Touraine et autres lieux l’avoue ingénument : « […] Quand je pense à ce qui est advenu depuis peu de temps en çà la crainte que j’ay qui ne nous en avienne autant, me rend si perplex et si hors de moy que si ce n’estoit l’esperance que j’en ay en la misericorde de Dieu […] je perdrois toute esperance de salut119. » La catastrophe doit inciter à prier, non pas pour les victimes ou leurs proches, comme on serait tenté de le croire aujourd’hui, mais pour éviter un semblable malheur : Or maintenant il reste à nous preparer et mettre en bon estat pour implorer la grace de nostre Dieu contre ce bon jour, afin qu’il luy plaise tourner toutes ces

119 Discours effroyable de la foudre et feu du ciel […] es pays de Poitou Touraine et autres lieux […], op. cit., p. 5.

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choses en bien, et que rien n’advienne de ce que les Astres nous menacent par ces signes merveilleux et prodigieux nouvellement apparus. Ainsi soit-il.120

La complainte sur l’incendie du pont au Change, pièce en vers qui n’est pas un canard à proprement parler (il ne figure pas dans la bibliographie de Seguin), mais qui s’inscrit dans le prolongement idéologique de ceux qui narrent cet événement, suggère même que Dieu oriente désormais sa colère sur les vrais coupables, les « barbares ottomans »121. Dans cette perspective conjuratoire, on pourrait s’attendre à ce que le canard se fasse l’écho de processus sacrificiels. La catastrophe en effet nivelle les distinctions sociales comme le paysage. Elle s’abat sur tous, laïcs et clercs, gentilshommes et simples habitants, transforme le paysage fortement hiérarchisé (qu’il soit rural ou urbain) en un chaos où ne subsiste plus aucune trace de l’appropriation de la nature par les hommes. L’indifférenciation suscite la violence, selon la thèse de René Girard122. Dans ces conditions, les populations affectées ne vont-elles pas chercher des boucs émissaires ? Si c’est le cas, les canards n’en font guère écho, ou bien moins souvent qu’on pourrait le penser, dans une période où les procès pour sorcellerie sont à leur plus haut degré de fréquence : plusieurs sourciers […] ont confessez avoir esté cause de ladicte tempeste, entre autres une femme a declaré avoir caché un pain au pied d’un arbre […]. Il y a eu un faulx prestre principal d’iceulx qui s’est trouvé avoir faict des choses execrables contre le Sainct Sacrement. […] Dieu nous veuille delivrer des peines que meritent si miserables creatures conjurees contre sa divine bonté.123

Si le narrateur se range ici du côté des accusateurs, en revanche celui du tremblement de terre de Venise nie la pertinence d’une semblable accusation : 120 Le vray discours du grand deluge et ravage d’eau, advenu au bourg de Regny le Ferron, op. cit., f° A2. 121 « Si de plus grands perils menacent nostre teste,/ Dieu ! grand Dieu tout benin que (sic) exauces les vœux/ Des peuples affligez […]. Repousse ces torrents de malheurs et de pertes,/ Verse les sur le chef des barbare’ ottomans […] » (Plainte sur l’embrasement du Pont au Change et, Pont Marchant, arrivé à Paris la nuit d’entre le 23 et le 24 jour d’octobre 1621, Paris, T. de Gouy, 1621). 122 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, rééd. Paris, Hachette littératures, 2002. 123 Autre discours au vray, et fort particularisé, du foudre du Ciel, tombé au pays de Poitou […], op. cit., s. p. 

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Autres disoyent que c’estoient quelques Sorciers ou magiciens, ce qui n’est vraisemblable. Et encores qu’il fust ainsi, le Diable ne l’eust peu ainsi faire sans la permission de Dieu, comme appert en l’histoire de Job. Et parce cognoist-on à la verité que la vraie cause a esté la fouldre [...].124

L’auteur des canards préfère généralement présenter la catastrophe comme le résultat de la faute de tous : les victimes sont innocentes, ce sont elles qui ont expié la faute collective. « Nous sommes François, et leurs voisins ; tremblons au chastiment de nos compagnons et freres, car nos demerites ne sont moindres en leur espece que les leurs », écrit dans sa postface le traducteur du récit des inondations en Angleterre. Nul ne doit se considérer comme exempté de l’avertissement divin. Le prédicateur dont le sermon est rapporté à la fin de la relation de l’incendie de Venise insiste longuement sur ce point : Il reprenoit fort aussi ceux lesquels vouloyent asseoir la cause de ce Courroux de Dieu sur aucun estat particulier des hommes, ou à ceux lesquels sont plus diligens de regarder les fautes des autres, et ne peuvent voir les fautes d’eulx mesmes : mais desiroit que un chascun regardast à soy mesme.125

Il est notable que pour ce « docteur en theologie », les troubles politiques (les « altercations », écrit-il) ne sauraient donner matière à des signes directement interprétables. Une telle attitude contraste avec le ton polémique de nombreux canards français de la fin du XVIe siècle ou du début du XVIIe siècle, qui voient dans les désordres politiques une atteinte à l’ordre divin. La propagande catholique ne manque pas de réaffirmer que tout acte d’insubordination au Roi est un péché, d’où les appels à l’unité, à la cohésion de la communauté religieuse et « nationale ». « Préserve son Louys, la fleur de tous les Roys […]/ Affin qu’ayant froissé l’Hydre de l’Heresie,/ Les peuple’ à luy sous-mis sans nulle hypocrisie/ Ne confessent qu’un Dieu, qu’une Foy, qu’une Loy […] » : telle est la prière qu’inspire l’incendie du pont au Change, suivie du vœu de voir l’Asie et l’Afrique se ranger enfin « sous le joug des François »126.

124 Brief discours du merveilleux et terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise, op. cit., f° Cij. 125 « Exhortation faicte par un docteur en theologie », Brief discours du merveilleux et terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise, op. cit., f° D.  126 Plainte sur l’embrasement du Pont au Change […], op. cit.

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Toutefois, même lorsqu’ils sont régis par des considérations idéologiques de ce type, les occasionnels ne donnent pas l’image de populations entièrement soumises à la volonté divine et résignées à subir une nouvelle catastrophe. Et tout d’abord, une lecture plus attentive permet de déceler chez certains auteurs la conscience qu’une prévention est partiellement possible. Les causes des incendies sont souvent à chercher dans les défaillances humaines, individuelles ou collectives127. D’où la possibilité de les prévenir par une surveillance accrue. Les récits d’inondations font état des efforts des populations menacées pour endiguer le flux. Même, un bourgeois de Saumur, adoptant dans un premier temps la forme du canard pour raconter la ruine des ponts et l’inondation des faubourgs en 1618, ajoute au récit un mémoire projetant des travaux de renforcement des digues128. L’argumentaire qu’il emploie est subtil : l’auteur utilise tous les topoï de la prédication pour passer de l’exhortation religieuse aux conseils de prévention, et inciter enfin ses concitoyens à engager les travaux nécessaires129. Les tremblements de terre 127 Voir par exemple le Discours véritable de l’incendie et embrasement du bourg de Peries en basse Normandie, arrivés par le mauvais soin des airrieurs de contagion, op. cit. 128 Bourneau, Le Déluge de Saumur [...] avec des ouvertures pour garantir à l’avenir des inondations ordinaires de la Loire non-seulement la ville de Saumur, mais les autres villes assises sur cette rivière, Saumur, R. Hernault, 1618, rééd. Saumur, impr. de P. Godet, 1843. Le livre, s’il commence par une description de l’inondation dont la structure et la rhétorique sont celles des canards, est en fait un véritable traité, semblable à ceux qui sont consacrés à la peste à la même époque. L’auteur tient manifestement à se démarquer de la littérature de colportage : la signature en page de titre (« par Bourneau »), l’importance relative du volume, la présence de poèmes liminaires allographes sont les signes de cette volonté de distinction que signalent, dans le texte lui-même, un grand nombre d’allusions savantes. 129 Il est intéressant de voir comment Bourneau procède à une « laïcisation » des notions de sécurité et d’aléa pour amener les Saumurois à assurer la protection de la ville. Le commentaire débute par l’exhortation habituelle : « Craignons donc ces signes et appréhendons le courroux de Dieu ». L’auteur promet la sécurité à ceux qui suivront cette injonction, dans la rhétorique maniériste qui est celle de la plupart des canards : « Cherchons donc en l’église de Dieu des eaux salutaires, pour porter la nef de nos âmes en seureté parmi les périlleuses rencontres des gouffres mondains » (p. 52). Mais il ne faut pas se considérer comme définitivement sauvé du danger : « Prévenons donc les desastres en asseurant nos ames contre tout ce qui peut survenir […] et rapportons le tout à la secrette providence de celui, qui par un pouvoir à lui singulier sçait appliquer à bonne fin ce que nous estimons sinistre, et de nos maux tirer de plus grands biens […] » (p. 59). Après ces exhortations générales (développées sur plusieurs pages), l’auteur peut annoncer clairement son intention, en faisant appel à un nouveau ressort, profane cette fois : « Poussez de cette loy de nature qui invite l’homme à vivre non pas solitaire comme les autres animaux, mais tousjours accompagné de ses sembla-

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semblent faire l’objet d’une attitude plus fataliste. La Declaration de ce qui s’est passé sur le restablisement de la Religion catholique […] avec le discours du tremblement de terre donne à entendre que certaines précautions peuvent atténuer les effets des catastrophes naturelles, tandis que l’auteur a recours à une image forte, celle de la terre refusant un refuge à ses habitants, pour signifier l’impossibilité d’un recours contre les séismes : On se defend des armees avec les armees, et les places fortes arrestent bien souvent le cours des victoires130. Pour la mesnagerie et prevoyance on peut pourvoir à la famine131, comme fist Joseph en Egypte. Les ports nous deffendent de la tempeste et des orages. Les incendies se peuvent evitter par la fuitte, et la contagion par l’esloignement. Mais si Dieu arme contre nous la terre qui nous porte, qui soustient nos villes, nos places fortes, nos belles maisons, où est-ce que nous irons chercher une retraitte, pour y estre en seureté ?132

Mais l’un des occasionnels que nous avons déjà rencontré fait l’inventaire des signes naturels qui peuvent annoncer un tremblement de terre133. Si la possibilité de prévoir le désastre n’est pas explicitement évoquée, du moins la connaissance de ces indices peut-elle limiter les effets dévastateurs du séisme. Il est vrai que les canards fournissent peu de renseignements sur une politique systématique et collective de prévention, même lorsque des signes inquiétants ont été observés. Faute de moyens matériels pour se mettre à l’abri, l’ensemble des populations est réduite à l’attente. Mais le sentiment que les hommes ne sont pas absolument dans l’impossibilité de se protéger se fait jour malgré tout, comme on le voit dans le texte cité plus haut, quel que puisse être le caractère rhétorique de l’argument développé. bles […]  s’il nous reste quelque soin de la terre qui nous a nourris, faisons le paroistre aujourd’huy, et trouvons moiens de garantir de tels ravages à l’advenir, non seulement nos ponts, nos fauxbourgs, mais nostre ville, et recherchons, si faire se peut, à ces inondations subites, jen diray le premier mon advis, et representeray ce que je jugeray le plus utile en cette necessité, qui en aura un meilleur qu’il le propose » (p. 60). 130 On notera une fois encore le lien de parallélisme entre catastrophes liées à la guerre et catastrophes naturelles. 131 La famine est considérée par les chroniqueurs du temps comme une catastrophe naturelle. 132 Declaration de ce qui s’est passé sur le restablissement de la Religion Catholique, Apostolique, et Romaine, au pays de Bearn, Lyon, J. Lautret, 1619, p. 23. 133 Tremblement de terre advenu à Lyon le mardy vingtiesme jour de May mil cinq cens septante huict, op. cit., p .4. 

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Lors même que la catastrophe s’est abattue, il n’est pas impossible d’agir, et les canards donnent plusieurs exemples. Bien sûr, la mention de ces interventions répond souvent à une visée politique. Elles sont la plupart du temps le fait de dignitaires ecclésiastiques, de grands, ou de magistrats dont le narrateur tient à souligner le dévouement et l’efficacité. Dans l’extrait ci-dessous, l’auteur détaille la nature des efforts matériels déployés par le pape et les cardinaux pour remédier à l’inondation de Rome : Sa saincteté dans son Palais la larme à l’œil, outré de douleur, voyant ceste miserable ruine, levoit le cœur et les mains au ciel, et prioit Dieu pour le pauvre peuple, n’epargnant rien pour l’aider en cet inconvenient. Il envoya des barques és lieux où estoit le danger, mesmement és prairies qui estoient gaignees de ceste inondation, à fin de sauver ceux qui restoient en vie par les maisons, faisant departir du pain et du vin par les paroisses avec bone somme de deniers. Le Cardinal Aldobrandin n’oublia de se bien porter en cest accident, donnant ordre aux necessitez du peuple, et leur faisant porter des vivres dans des petites barques, comme firent pareillement les autres Cardinaux et barons, demonstrant toute la charité qu’on peut desirer en tel cas.134

Le Brief discours du merveilleux et terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise donne cependant une image plus nuancée et plus critique des tentatives faites pour circonscrire l’incendie. Les intentions de l’auteur sont vraisemblablement politiques : il s’agit de souligner la lourdeur et l’inefficacité du Conseil. D’abord, un procureur de Saint-Marc et quelques membres du Conseil de la ville organisent une « consultation » des Sénateurs, « lesquelz donnerent si bon ordre par leur auctorité et prudence qu’il estoit possible, veu la confusion eminente qui y estoit ». Mais les décisions prises par ce conseil se révèlent inapplicables ou vaines. Les initiatives privées et l’intervention du maire sont plus efficaces : Hors la cite y avoit plus de cinq cens personnes, qui travailloient à porter et verser de l’eau. Plusieurs personnes des citoyens et des plus aisez travailloient comme s’ils eussent esté pauvres manouvriers : aussi faisoyent bien plusieurs gentilzhommes, desquels les noms sont congneuz [de] l’autheur : et entre autres le susdit M. Winter, et un nommé M. Stranguin donnoyent grand couraige aux autres, se mettant en danger de leur personne. Sur la nuit arriva de la court plusieurs Gentilz hommes envoyes de la part du Duc à monsieur le Maire, tout incontinent qu’il eut aperceu la rage dudict feu, pour l’amour et 134

Discours du très espouventable débordement du Tibre […], op. cit., p. 13.

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pitié qu’il portoit audict chasteau, qu’a la cité, pour aider et assister à l’extinction dudict feu. Lequel Maire fit un grand bien par sa prudence et diligent travail audict affaire.135

Enfin, l’initiative des secours peut venir des magistrats ou, comme on vient de le voir dans l’extrait ci-dessus, des habitants suffisamment pourvus de moyens pour apporter une aide efficace dans un mouvement de solidarité : « Les plus riches, et les Magistrats couroient par les places et les ruës, esclairez de torches et flambeaux, pour faire retirer d’entre les maisons abattues, ceux que l’on pouvoit trouver respirans, lesquels ont esté promptement secourus136. » On le voit, les victimes de ces « sanglantes tragedies » ne sont pas totalement réduites à l’impuissance et à la résignation. Si la haine partisane trouve parfois à s’alimenter voire à se ressourcer dans la représentation de la catastrophe, le canard peut aussi faire état de certaines formes de solidarité. Il y a, certes, une bonne part de complaisance dans ces mentions d’actions vantées comme gestes charitables, mais elles donnent aussi la preuve que la catastrophe exalte la conscience de l’intérêt commun. C’est que le discours catastrophique des canards se constitue dans la tension d’idéologies contradictoires. L’expression d’une nouvelle sensibilité religieuse, plus axée sur le retour à soi à partir de la fin du XVIe siècle, interfère avec la réactivation des pratiques et des croyances populaires. Ainsi l’appel à l’introspection peut-il voisiner avec les traditionnelles imprécations vouant les pécheurs à la vengeance divine. Déplorer, consoler Malgré les réactions que l’on vient d’évoquer, il reste que bien souvent la catastrophe ne suscite pour les auteurs d’occasionnels d’autre réponse collective que la prière et les processions, pratiques qui apparaissent comme signes du plus extrême désespoir, si l’on en croit la compassion que font naître de tels spectacles. Cependant, le discours des canards est peut-être le lieu d’une autre parole collective, déployée non pas sur le lieu de la catastrophe, 135 Brief discours du merveilleux et terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise, op. cit., f° C. 136 Le brulement et consommation de la ville de Malines en Brabant, par le feu du Ciel pendant le temps des Divisions émues entre l’Empereur et les protestants, Paris, jouxte la copie imprimée en flamand et traduite en notre langue française, 1620, p. 7.

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mais autour de l’espace textuel qui la prend en charge. Il est en effet un point qui demande à être pris en considération s’agissant d’ouvrages imprimés de grande diffusion : dans quelle mesure les pratiques de lecture infléchissentelles le sens et la portée des canards ? De la lecture instruite, solitaire, et – par là même ? – distanciée que pratique un Pierre de l’Estoile137 à la lecture quasi collective qui est souvent celle des livrets vendus par colportage, l’importance et la signification même du message transmis risquent d’être radicalement différentes. Suscitant, comme on peut le penser, réactions affectives et commentaires, l’oralisation du texte lui confère sinon une efficacité, du moins une résonance particulière138. C’est que le canard est l’héritier textuel d’une tradition homilétique conçue pour agir de façon immédiate sur la sensibilité collective, et que réactivent, surtout dans la période post-tridentine, les controverses religieuses. Le caractère ostensiblement oratoire du discours, l’appel voyant au pathos, ne risquent-ils pas de ne prendre leur plein effet que par la « performance » qu’est la lecture à haute voix, dans un cercle d’emblée disposé à l’empathie, de ces récits bien aptes à susciter la déploration collective et l’expression de la compassion139 ? Les remarques sur la dureté des temps – que 137

Pierre de L’Estoile, Mémoires-journaux de Pierre de L’Estoile, éd. G. Brunet, A. Champollion, E. Halphen..., Tome neuvième, « Journal de Henri IV 1607-1609 », Paris, Librairie des Bibliophiles, 1881. 138 Un cas extrême de cette oralisation est celui des chansons populaires, qui transmettent de génération en génération le souvenir, ou plutôt la légende, d’un événement catastrophique. Ainsi une « gwerz », complainte composée en breton, a-t-elle été consacrée à l’incendie qui ravagea l’église de Quimpercorentin en 1620 (Gwerz an Tour Plomb). Le cas est d’autant plus intéressant à étudier que nous disposons à la fois du texte de la gwerz et de celui du canard qui raconte le sinistre. Thierry Rouaud, spécialiste des chants populaires bretons, en fait une brève mais passionnante analyse comparative, et conclut : « […] on ne peut que constater le témoignage de deux circuits distincts de propagation de l’information. Un circuit officiel en français, plus ou moins supervisé par les autorités, ainsi qu’un circuit populaire utilisant la chanson en breton. Les compositions bretonnes sur feuilles volantes, formes les plus évoluées de la tradition chantée, apparaissent comme en filiation directe avec les canards du XVIe siècle, tant par les sujets évoqués, le style rédactionnel que la fonction vis-à-vis de la communauté. » On pourra consulter son article, ainsi que le texte intégral (bilingue) de la gwerz et celui du canard sur le site : follenn.chez.com/rubrique.html, « Chansons en Breton sur feuilles volantes  ». L’article de T. Rouaud a été publié dans la revue Musique bretonne, n° 156, Saint-Brieuc, nov.-déc. 2000. 139 Il en va de même pour les sermons de Bossuet, par exemple, dont le caractère « littéraire » ne pose pas problème pour le lecteur d’aujourd’hui, et qui pourtant, loin de constituer un texte immuable, variaient en fonction des occasions auxquelles ils étaient prononcés, mettant ainsi les éditeurs dans l’embarras. Voir Cinthia Meli, « Un texte en mouvement à l’âge

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ce soit sur le plan historique ou météorologique –, l’évocation d’une « chaîne catastrophique » dans laquelle les lecteurs sont sommés de se trouver engagés, le « nous » par lequel le prédicateur improvisé évoque une communauté de la réception déploient pleinement leurs effets dans le cadre d’une réception orale et collective. La visée obvie – l’appel à la dévotion – se double d’un geste social : la prise en charge d’une parole de deuil en un temps ressenti comme catastrophique. Les lieux communs édifiants dont les canards semblent constituer le répertoire ont dès lors moins d’intérêt pour ce qu’ils signifient – nous avons vu que les auteurs se font peu d’illusions sur la portée de leur argumentation – que par le simple fait d’être répétés. Au-delà de l’information fournie par les récits, ils prennent en charge la profération de formules qui ne sont pas réconfortantes en elles-mêmes, mais qui constituent, en marge des cérémonies officielles, un rituel de consolation, plus modulable, si l’on peut dire, que les liturgies religieuses. La référence au modèle théâtral, dont on a vu qu’elle est explicitement convoquée, construit ainsi une topique assumée comme telle : le discours du lieu commun rassemble tout ce qui a été dit et tout ce qui peut se dire sur le malheur commun, et c’est cela qui le rend non pas rassurant, comme on le dit souvent, mais réconfortant. Ce n’est pas en promettant le salut en échange du repentir que la prédication peut procurer un réconfort, mais en créant les conditions d’une forme de catharsis, qui s’effectue, ou non, suivant le degré de participation du public140. Mais aussi, derrière les appels menaçants à la repentance – et c’est là une tension constitutive du genre –, il arrive que se fasse entendre un autre type de discours. Ce peut être la voix d’un poète, exceptionnellement convoquée pour célébrer le calme d’un moment de répit après l’orage et les charmes de l’aurea mediocritas dans une ode d’inspiration horatienne141. Les sentencieux appels à l’étonnement peuvent aussi être relayés par un propos à la fois plus classique. Les sermons de Bossuet », Textes en performance, colloque CERNET 27-29 novembre 2003, publié par Ambroise Barras et Eric Eigenmann, Genève, MétisPresses impr., 2006, p. 49-60. 140 Rappelons que l’auteur du Discours véritable de l’incendie […] du bourg de Peries se propose ouvertement de « rendre parcicipans » ses lecteurs au récit du sinistre. 141 Le récit du Tremblement de terre advenu à Lyon […], qui se caractérise par la sobriété du commentaire religieux, s’achève sur un quatrain de L’Ode à Maclou de la Haye de Ronsard : « Plutost que les buissons les pins audacieux,/ Et le front des rochers qui menace les cieux/ Plustost que les cailloux qui nous trompent les yeux/ Sont frappez du tonnerre », immédiatement suivi d’un bref appel à la « repentance » (Tremblement de terre advenu à Lyon, op. cit., p. 7).

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confiant et plus modeste, la manifestation, parfois, d’une admiration non plus pour la force destructrice de la nature, mais pour sa puissance réparatrice. Ainsi se juxtapose à l’expression de la crainte celle de l’observation sereine : Les Cerisiers et pommiers exquis de diverses sortes plantés autour de la ville ont esté la plus-part arrachez de terre, et les autres arbres despouillez de leurs fleurs et de leurs fruicts, puis apres chose merveilleuse mais tres-veritable, reverdoyerent et ont apporté des fruits en ce mesme Automne : combien que la plus part n’est parvenuë en pleine maturité. [fin du canard]142

La catastrophe peut bien dévaster un territoire, la nature effectue au sein de la désolation même son travail de renouvellement. Un peu au-delà de la période qui nous intéresse ici, le narrateur d’un tremblement de terre qui dévasta Raguse en 1663, et dont les ravages sont dépeints sans complaisance, commence son récit par une description au présent, comme si la ville était demeurée telle qu’en elle-même : On peut dire que c’est un plaisir de voir sur la Mer une infinité de Cinnes, se faire une Couronne des Villes, ornees de leurs Jardins143 ? Outre ces advantages il y a des ports tres-seurs, contre les tourmentes et les accidens de la mer, et capables, chacun d’eux, d’y tenir de grandes flottes […].144

L’auteur semble totalement inconscient de l’ironie qu’il y a à mentionner la sûreté des ports juste avant d’évoquer une terrible catastrophe. Peu importe que la suite du texte montre la ville entièrement détruite, « tellement […] qu’elle ne represente plus maintenant qu’une butte élevée ». Raguse se déploie au commencement du récit, comme sur les cartes géographiques, dans un présent inaltérable. L’on voit que d’un point de vue générique le canard de catastrophe, à ses débuts, constitue un objet difficilement identifiable. Les enjeux de la représentation de la catastrophe naturelle y débordent très largement le cadre de ce qu’Adorno appelle, pour l’opposer à la création artistique, la « réalité empi142

Le brulement et consommation de la ville de Malines, op. cit., p. 8. La ponctuation originelle a été conservée. 144 Relation véritable de l’horrible tremblement de terre arrivé en la ville [...] de Raguse, et en d’autres lieux de la Dalmatie et de l’Albanie, Paris, J. Langlois, (s. d.), p. 4. 143

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rique », mais ils ne sont pas non plus entièrement soumis à une visée idéologique. En ce que leur finalité est explicitement marchande, ils contraignent à se demander en quels termes est conçue la diffusion des connaissances, dès lors qu’il s’agit d’atteindre un public qui peut aller des lecteurs les plus instruits (du moins jusqu’à l’apparition des gazettes) jusqu’aux auditeurs analphabètes. Cette littérature, que l’on peut qualifier de littérature de vulgarisation, hérite au moins partiellement de certaines valeurs et fonctions qui étaient alors celles de la prédication. La démarche vulgarisatrice, plus explicitement que toute autre, envisage pleinement et prioritairement le livre comme média, moyen d’atteindre le plus grand nombre. Une telle littérature apparaît de ce fait comme un facteur décisif de laïcisation de la société alors même qu’elle se réclame d’une visée religieuse : la prédication n’est plus le fait des seuls clercs, et si les canards peuvent être rédigés par des ecclésiastiques, il demeure que les occasionnels élaborent un discours qui échappe, partiellement du moins, au contrôle direct de l’Église. Les canards de catastrophe construisent ainsi l’espace d’une modernité problématique, qui tient à une multiplicité de facteurs. Parce qu’ils sont un lieu de rencontre d’idéologies parfois conflictuelles, de publics divers, parce qu’ils sont soumis à des pratiques de lecture différenciées, ce qui se joue dans ces opuscules engage radicalement la perception que l’homme a de lui-même dans son rapport au cosmos et au logos, et la représentation qu’il s’en fait. En jouant sur les « ressorts » de la terreur et de la pitié, en organisant sur un mode spectaculaire la description de la catastrophe, le canard participe d’une représentation tragique du monde, qui s’impose aux sens, mais dont le sens demeure, au moins partiellement, impénétrable. Concurremment, il ouvre des possibles narratifs en ce qu’il relève du Mémorable, narration d’un événement historique présenté comme chargé de sens, aussi bien que de la Geste (ou « saga »), si l’on considère cette « forme simple » comme un récit dont l’enjeu est la transmission d’un héritage qui serait ici, selon la suggestion de Jolles, celui du péché originel. La narration du canard de catastrophe se situe ainsi en un point de tension entre plusieurs temporalités : le présent intemporel de la tragédie, le temps de la geste, qui est celui de la transmission d’un héritage, souvent orienté par une perspective eschatologique, et le temps historique du Mémorable. C’est donc une forme composite que sa dépendance constitutive à l’idéologie rend en même temps relativement labile. Il constitue un cadre disponible en fonction des besoins d’une cause dont l’urgence est dramatisée par la catastrophe, mais il peut également être le lieu d’expérimen-

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tation de nouvelles modalités narratives ou descriptives. Ces possibilités se déploieront dans la nouvelle et le roman, d’une part, dans les traités et les ouvrages techniques, d’autre part, comme nous l’avons vu avec l’exemple du déluge de Saumur. Nous avons suggéré dans le cours de cette étude qu’il pourrait y avoir une poétique des canards de catastrophe, dimension que ne doit pas masquer la part prépondérante qu’y occupe la rhétorique. Il ne s’agit pas seulement d’envisager les liens d’intertextualité qui relient les canards à des formes plus canoniquement reconnues comme littéraires : d’une part ces liens ont déjà été étudiés, en particulier à propos de l’histoire tragique, de l’autre une telle analyse déborderait largement le cadre fixé ici. Nous nous contenterons d’observer que si le plaisir du texte n’est pas toujours au rendez-vous pour le lecteur moderne – sauf à justifier par l’exemple de Rimbaud un attrait pervers pour les textes sans grâce –, beaucoup d’entre eux témoignent d’un plaisir d’écrire qui ne craint pas l’ostentation. La plupart des auteurs anonymes de ces opuscules ne sont pas des auteurs de profession, mais, comme un prédicateur s’écoute parler, ils s’émerveillent eux-mêmes du flux verbal qui naît sous leur plume, trempée ou non dans le « déluge des glaçons ». C’est surtout dans le commentaire que se déploie cette rhétorique qui cherche moins à convaincre qu’à s’enchanter elle-même, suscitant entre les canardiers une surenchère de redondances, d’hyperboles, de métaphores, nourries d’une culture hasardeuse – l’on verra dans l’annexe un auteur confondre Euripe et Euripide. Pour ces auteurs, le canard de catastrophe, récit qui entretient avec la tradition et la performance orales une relation encore très vivante, est une occasion de s’essayer145 à l’écrit : s’il y a entreprise de vulgarisation, comme nous l’avons suggéré, celle-ci ne se définit pas seulement par la volonté de mettre des connaissances à la portée du plus grand nombre en les simplifiant ou en leur donnant une forme attrayante. Elle est une tentative pour faire entrer l’événement, inacceptable et indicible en lui-même, dans le trésor de l’expérience commune. « L’expérience trouve son nécessaire corrélat moins dans la connaissance que dans l’autorité, c’est-à-dire dans la parole et le récit », écrit Agamben146. N’est-ce pas cette auctoritas que cherchent, à tâtons souvent, les auteurs de canards en associant avec plus ou moins de bonheur 145 Rappelons qu’à l’époque où Montaigne écrit ses essais, le terme signifie « échantillon, épreuve ». 146 Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, trad. Yves Hersant, [1989], rééd. Payot et Rivages, 2000, p. 21.

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prédication et narration dans leurs opuscules ? Aboutis ou non, il importe d’interroger ces efforts pour rendre compte d’une démesure, d’une violence ressenties comme monstrueuses. Il arrive que la fureur des éléments soit représentée par des « tableaux » plus parlants que d’autres. Plus souvent, l’auteur ne trouve d’autre moyen de signifier cette violence que dans une surenchère d’invectives contre la nature humaine et d’appels à la colère divine. Mais tous ont en commun la conscience que la catastrophe est un sujet grand par luimême. La présence de poèmes liminaires dans un petit nombre de ces livrets vise à orner le récit, à lui conférer une dignité que la simple relation des faits, même accompagnée d’un commentaire moralisant, ne suffit pas à garantir. L’auteur du Déluge de Saumur – texte qui, nous l’avons dit, procède du canard mais est plutôt un traité – manifeste une conscience explicite des ressources littéraires offertes par le récit de catastrophe : « Bref, cette confusion a esté telle, que pour la représenter en un tableau, il me faudroit le stylle de Sénèque, semblable, en un pareil subject, à un torrent qui couvre, et attire tout après soy, pour en tirer la grandeur comme il seroit requis147. » C’est bien une poétique du récit de catastrophe qu’esquisse ici Bourneau : le « style » idéal est celui qui représente mimétiquement le sujet en même temps qu’il en rend sensible la grandeur. Une fable de Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes pourrait représenter le rapport de ces canards à la littérature. L’on sait que Paulhan se propose dans ce pamphlet de définir ce qu’il appelle « la terreur dans les lettres ». « Au monastère d’Assise, écrit-il, un moine avait un accent grossier, qui puait sa Calabre. Ses compagnons se moquaient de lui. Or, il était susceptible ; il en vint à ne plus ouvrir la bouche que lorsqu’il s’agissait d’annoncer un accident, un malheur, enfin quelque événement en soi assez grave pour que son accent eût chance de passer inaperçu. Cependant, il aimait parler : il lui arriva d’inventer des catastrophes. Comme il était sincère, il lui arriva d’en provoquer » (p. 55). Les canardiers ne poussent pas la « sincérité » jusque là, même si, nous l’avons vu, ils peuvent aller jusqu’à inventer l’événement par la vertu de l’amplificatio. L’origine de la littérature moderne serait-elle à chercher dans le récit de catastrophe ? La force de l’événement raconté – fictionnel ou factuel, on voit que la question n’est pas là pour le moine d’Assise ni même, apparemment, pour ses auditeurs – aurait pour vertu de faire oublier la pauvreté du langage qui le prend en charge. Il se peut que ce soit la straté147

Le Déluge de Saumur […], op. cit., p. 14.

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gie des canardiers, et l’on a vu certains d’entre eux exprimer le fantasme que les faits parlent d’eux-mêmes. Mais par ce qu’ils obligent à envisager la nature comme une force mortifère, puissance de mort car elle est dispensatrice de vie, les canards ne jouent pas exclusivement sur le ressort de l’horreur. Le monde – celui des choses et celui des hommes – que révèle le cataclysme est aussi celui d’une vie obstinée qui peut faire pressentir quelques-uns de ses secrets dans l’abîme brusquement ouvert. L’on a pu constater que, malgré l’uniformité de leur présentation matérielle, l’analogie des titres entre eux, la monotonie apparente de leur rhétorique, tous les canards de cette période ne disent pas toujours la même chose. Et c’est parfois dans un même opuscule que l’attachement au savoir conduit à faire coexister la prédication terroriste avec les éléments d’un inventaire encyclopédique en cours de constitution ou des anecdotes dont la visée n’est pas toujours réductible à une idéologie. On peut en voir des signes – et nous les avons observés – dans les fragments d’une mémoire des catastrophes que constituent les rappels des calamités passées, dans l’attention extrême avec laquelle certains auteurs étudient et s’efforcent de représenter les phénomènes naturels, dans la reconstruction imaginaire du paysage avant le désastre qui crée une nouvelle appréhension du territoire, informée par la nostalgie et le souci d’illustrer le lieu dont on parle, fût-il le théâtre d’une dévastation. Sur le ground zero du désastre s’édifie dans chaque canard un Theatrum Mundi où le public trouve, certes, de quoi trembler et s’émouvoir, mais aussi la matière d’un savoir, et dans ce savoir la promesse ténue d’un pouvoir.

 

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Bibliographie Canards Admirable et horrible inondation et déluge d’eau, advenue dans la val d’Oste, depuis le 15 jour du mois de juin 1620 jusques au 30 d’iceluy, jouste la copie manuscripte attestée et envoyée par Antoine Bornet [...] et M. Cosset [...], Troye, M. Bertier, 1610. Autre discours au vray, et fort particularisé du foudre du ciel, tombé au pays de Poitou et autres pays circonvoisins, Langres, I. des Preys, 1598. Brief discours du merveilleux & terrible accident advenu par le feu, en la ville de Venise, traduit par J. Du Lac, Paris, P. des-Hayes impr., 1574. Fait partie des « Recueils verts », 57. Le brulement et consommation de la ville de Malines en Brabant, par le feu du Ciel pendant le temps des Divisions émues entre l’Empereur et les protestants, Paris, jouxte la copie imprimée en flamand et traduite en français, 1620. Cas merveilleux a ouyr, et espouventable à reciter, de certains fleuves de feu et fumee decoulant du Montgibello (Messine, 5 nov. 1566) […], Lyon, B. Rigaud, 1567. Copie d’une lettre venue de Naples contenant les terribles et merveilleux signes et prodiges advenuz au lieu et ville de Pozzol distant dudict Naples de sept mille, Lyon, le Prince, 1538. Coppie de la lettre imprimée à Venise. Contenant la tres cruelle et horrible tempeste arrivée en la ville de Mantoüe le 4 juillet dernier […], imprimé à Venise par Zuane Moro, Paris, P. Rocolet, 1619. Déclaration de ce qui s’est passé sur le rétablissement de la religion catholique, apostolique et romaine, au pays de Béarn ; avec le discours du tremblemernt de terre, et autres prodiges […], Paris, E. Martin, 1618. Declaration de ce qui s’est passé sur le restablissement de la Religion Catholique, Apostolique, et Romaine, au pays de Bearn, Lyon, J. Lautret, 1619.

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Le déluge advenu à Florence, Rouen, G. Loyselet, s. d., fait partie du recueil Fontanieu. Discours deplorable d’un estrange accident survenu le septiesme septembre, au bourg de Plurs en la vallee de Valtoline, sujets des Grisons scis sur la riviere de Maira, Lyon, s. n., 1618. Discours deplorable d’une estrange inondation d’eaux survenuë le 13 janvier à Ceve ville de Piedmont, jouxte la copie imprimée à Chambéry par Pierre Meziere, 1616. Discours du très espouventable débordement du Tibre à Rome, et aux lieux circonvoysins, avenu le 23 de décembre 1598 [...], s. l., s. n., 1599. Discours effroyable de la foudre et feu du ciel, les ruines des villes, chasteaux, forteresses, eglises, & autres places emportées & ruinées par icelle, es pays de Poitou Touraine & autres lieux, Langres, suivant la copie imprimée par François du Cheine, Paris, 1598. Discours espouventable de l’horrible tremblement de terre advenu ès villes de Tours, Orléans et Chartres [...], Paris, Jean d’Ongoys, s. d., réimpr. par L. Perrin dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, Lyon, 1874. Discours lamentable et pitoyable sur la calamité, cherté et necessité du temps présent : ensemble ce qui est advenu au pays et conté de Henaut d’une pauvre femme veufve chargée de trois petits enfans masles, qui n’ayant moyen de leur subvenir en pendit et estrangla deux, puis après se pendit et estrangla entre lesdicts deux enfants, histoire plaine de commisération et pitié composée et mise en lumière par Christofle de Bordeaux, Rouen, M. Blondet, 1586. Discours memorable des merveilleux tremblemens de terre, advenuz es villes de Lyon, Genève, Berne, Chasteau de Chilliys, Aborde, Voy-vay, et la Ville-neufve, l’hospital de sainct-Morry, pays de Valay, et limites de Savoye. Avec la declaration des ruynes, pertes et dommages qui sont survenuz dudict tremblement, Troyes, Nicolas du Ruau suivant la copie imprimée à Paris, 1584. Discours merveilleux et effroyable du grand tremblement de terre, advenu és villes de Rouen, Beauvais, Pontoise, Mantes, Poicy, Saint Germain en Laye, Calais & autres endroicts de ce Royaume, Paris, pour Jean Coquerel, 1580.

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Discours pitoyable du grand desbordement de la riviere du Gardon, advenu en la ville d’Allez & ès environs, le dixiesme jour du mois d’aoust 1605. Contenant les dommages, ruines, pertes & mort de plusieurs personnes, Pais, François Julliot, 1605. Réimprimé dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, Lyon, impr. Motteroz, 1876. Discours prodigieux de ce qui est arrivé en la comté d’Avignon, contenant tant le déluge, dégast des eaux, et feu tombé du ciel que les ruines du pont de Sorgues, Bederide et Aubainien, […] le dimanche vingt-uniesme jour d’aoust 1616, Paris, N. Rousset, 1616, réed. dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, Lyon, L. Perrin, 1874. Discours sur l’espouventable et merveilleux tremblement de terre advenu à Ferrare, Lyon, B. Rigaud, 1570. Discours véritable de l’incendie […] du bourg de Peries en basse Normandie, arrivés par le mauvais soin des airrieurs de contagion. Ensemble l’affliction des habitants d’icelui bourg, Paris, M. Blageart, 1632. Discours véritable de l’étrange et prodigieux débord de la rivière de Loire, au mois de mars dernier 1615, Paris, impr. de A. Du Breuil, 1615.

Discours véritable du désastre miraculeux arrivé par le feu du ciel sur la flèche de l’église paroissiale de Bar-le-Duc [...] le 14e jour du présent mois de mars 1619, Lyon, F. Yvrard, 1619. Discours véritable et déplorable de la cheute des ponts au Change et S. Michel, par le ravage des eaux et impétuosité des glaçons, ensemble de deux maisons et demy aux fauxbourgs S. Marcel avec la mort de sept ou huit personnes, Lyon, J. Gautherin, 1616. Réimprimé dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, Lyon, impr. Motteroz, 1876. Discours veritable et tres-piteux, de l’inondation et debordement de mer, survenu en six diverses provinces d’Angleterre, sur la fin de janvier passé 1607, pris sur la copie imprimée à Londres, trad.  A.-F. Lyonnois, Paris, F. Bourriquant, 1607. Discours veritable sur le calamiteux naufrage et deluge des glaçons au pays de Poitou et Bretagne ; avec la perte d’un fauxbourg d’Orleans le vingt-huictiesme

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de janvier, Lyon, J. Poyet, 1608, réed. dans Diverses pièces curieuses publiées par A. Claudin, Lyon, L. Perrin, 1875. Discours veritable sur le desplorable deluge et desbordement des eaux en Bourgongne et au bas Poictou, avec un recit pitoyable des cruels accidents qui y sont arrivez, Lyon, M. Corbin, 1610. Les effects miraculeux, sur le desastre fait par l’horrible foudre du Ciel, tumbee sur la ville de Montauban, Lyon, P. Marniolles, 1622. Effroyable accident arrivé dans la ville de Castres par l’embrasement de leur magasin procédant de la foudre du ciel, Paris, N. Rousset, 1622. Effroyable accident arrivé en la Savoye et Piedmont, par la foudre et tempeste tombée du ciel entre son Altesse le Prince Major et un Seigneur de marque, Lyon, F. Yvrat, 1629. L’effroyable incendie et bruslement general de la grande forest de Boisfort en Picardie la nuict du Mardy au Mercredy 10 Aoust 1634, paris, Jean Augé, 1634. Histoire admirable des effets merveilleux du tonnerre et foudre du ciel qui ont tué et blessé plusieurs personnes et boeufs [...], Paris, J. Martin, 1583. Histoire déplorable des signes apparus au ciel, avec la perte de la ville et marquisat de Seve et de l’épouvantable mort de plus de quatre mille personnes, qui ont été submergées par le grand déluge, arrivé aux vallées de Piémont, et du grand tremblement de terre advenu en la ville de Montélimar, Lyon, J. Doret, 1610. Histoire merveilleuse et espouvantable d’un accident de feu survenu dans l’Arcenal de Venise le 13 de septembre 1569. Ensemble, les recentes nouvelles, receuës de Constantinople, et païs d’Orient, Lyon, B. Rigaud, 1569. Histoire prodigieuse et admirable arrivée en Normandie et pays du Mayne du ravage qu’y ont fait une quantité d’oyseaux estrangers et incognuz sur les fruicts et arbres desdits pays, et ont ruiné et infecté plusieurs villes et villages, mesme causé la mort de plusieurs personnes au grand estonnement du peuple, Paris, I. Mesnier, 1618.

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Memoires des Seigneurs Grisons, Sur ce qui est arrivé en leur ville de pivry, Paris, Abraham Saugrain, jouxte la copie imprimée à Milan, 1618. Merveilleuses et espouventables tourmentes de mer et effroyables hombles […] advenues en la ville d’Anvers, et autres lieux circonvoisins, au mois de novembre, mil conq cens soixante et dix, Rouen, Martin le Megissier, s. d. Merveilleux deluge d’eaux et de foudres, advenu à Constantinople avec les convenances de paix entre la Seigneurie de Venize et ledit grand Turc, Lyon, B. Rigaud, 1573. Recit veritable de l’espouventable desastre arrivé en Sivile le 25 janvier de la presente annee 1626, Paris, J. Du Hamel, 1626. Recit veritable et espouventable du tremblement de terre arrivé à la Pouille le 30 juillet de la presente année 1627, traduit d’Italien en François, suyvant la lettre envoyée de Naples (le 7 août 1627), Lyon, C. Armand, dit Alphonse, 1627. Second accident arrivé en la ville de Paris, ce vingt sixieme jour de Juin 1618. D’un feu lequel à bruslé trente pauvres personnes et neuf batteaux de foin, Paris, vve Jean du Carrouy, 1618. S’ensuyt la Merveilleuse gresle qui est cheutte au pays d’Allemaigne sur ung gros village nommé Berchs par le moyen d’ung excommuninent qui feust gecté au dit village […] l’an mil cinq cens XXIX, s. l. n. d.,  Réimpr. en fac-similé, Lyon, pour la Compagnie des bibliophiles lyonnais, 1902. Tremblement de terre advenu à Lyon le mardy vingtiesme jour de May mil cinq cens septante huict, peu avant les quatre heures du soir, Lyon, Benoist Rigaud, 1578. Les Tristes nouvelles de Rome advenues le VIII jour d’octobre l’an mil CCCCC. XXX, s. l. n. d. Le vray discours du grand deluge et ravage d’eau, advenu au bourg de Regny le Ferron, le quatriesme jour de juin 1586, Lyon, B. Rigaud, 1586. Blegers de la Salle, A. Brief Discours de quelques pluyes de sang aduenues au Conté de Venaissin, ensemble d’un tonnerre prodigieux aduenu sur la fin de

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Janvier 1574. Auec la signification d’une Planette en forme humaine […], sortant ses effets sur les villes de Lyon, Auignon, Carpentras, Beauquaire, Nismes et Montpellier, et autres lieux de la Gaule Narbonnoise. Le tout calculé par noble A. de Blegers de La Salle, docteur Mathematicien, Astrophile et Poesiphile, natif de Carpentras et citoyen d’Auignon, Lyon, J. Patrasson, 1574.  Bourneau, Le Déluge de Saumur [...] avec des ouvertures pour garantir à l’avenir des inondations ordinaires de la Loire non-seulement la ville de Saumur, mais les autres villes assises sur cette rivière, Saumur, R. Hernault, 1618, Réed. Saumur, impr. de P. Godet, 1843. Doriu, Valère, Avertissement nouveau du plus horrible et pitoyable déluge qui soit avenu de mémoire d’homme au païs de Sicile, Rouen, G. Loyselet, 1557 (fait partie du recueil Fontanieu). Poardi, Giovanni, Nuova relatione del grande et spaventoso terremoto successo nel regno di Napoli, nella [...] Puglia [...] alli 30 di luglio 1627 [...], Rome, M. A. Benvenuti, 1627, traduit par Jean-B. Anthoine de Bellancour sous le titre Récit véritable de la désolation et ruine entière de la plus grande partie des villes [...] dans la [...] Pouille, Paris, s. l., 1627. * Les Relaciones de sucesos (canards) en Espagne, 1500 1750. Actes du premier colloque international, Alcalá de Henares, 8-10 juin 1995, études réunies et présentées par María Cruz García de Enterría, Henry Ettinghausen, Víctor Infantes, Augustin Redondo, et al., Paris, Publications de la Sorbonne ; Alcalá de Henares : Servicio de publicaciones de la Universidad de Alcalá, 1996, Travaux du Centre de recherche sur l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, n°12. La Porte, Joseph de, Chamfort, Sébastien-Roch-Nicolas de, Dictionnaire dramatique, contenant l’histoire des théâtres, les règles du genre dramatique, les observations des maîtres les plus célèbres et des réflexions nouvelles sur les spectacles [...], Paris, Lacombe, 1776.

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L’Estoile, Pierre de, Mémoires-journaux de Pierre de L’Estoile, éd. G. Brunet, A. Champollion, E. Halphen, Tome neuvième, Journal de Henri IV, 16071609, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1881. Montaigne, Michel de, Les Essais, éd. conforme au texte de l’exemplaire de Bordeaux avec les additions de l’éd. posthume, par Pierre Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965. Rouaud, Thierry, « Chansons en breton sur feuilles volantes », Musique bretonne n° 156, Saint-Brieuc, nov.-dec. 2000.

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CANARDS Le choix des canards présentés ici a pour visée première d’en rendre sensible la diversité, celle à la fois de leur objet et celle des modalités de la narration. Le premier texte, consacré à un incendie, pourrait ne pas relever directement de notre étude, le sinistre étant dû à des causes humaines, s’il n’engageait explicitement une certaine représentation de la nature, ce qui est toujours plus ou moins le cas à la Renaissance. Le curieux développement qui en constitue le préambule replace le désastre dans le contexte d’une cosmologie d’inspiration aristotélicienne, au moment où les expériences de Galilée viennent d’en entériner la caducité. On est ainsi conduit à se demander si le canard, en vulgarisant un système périmé, n’entend pas défendre la pérennité d’un certain ordre du monde face à une menace de chaos due plus à l’appréhension d’une nouvelle conception de l’univers qu’à un sinistre étroitement circonscrit dans l’espace, quelle qu’ait été son ampleur. Le canard suivant (texte II) présente la particularité d’ajouter au récit d’un orage et de ses effets le constat d’un chirurgien ayant examiné les victimes de la foudre. Les atteintes dont les corps des victimes portent la trace sont décrites dans le style d’une étude expérimentale, mais l’on peut penser que l’éditeur compte sur le caractère exceptionnel et apparemment inexplicable des phénomènes décrits pour susciter l’admiration et la frayeur de son public : il s’agit de répondre à une curiosité que nous pourrions qualifier de scientifique en même temps qu’à un besoin de sensationnel. L’Avertissement nouveau du plus horrible deluge de la Cité de Palerme (texte III), lui, est traduit de l’italien, et se présente sous la forme d’une lettre, ce qui est fréquemment le cas pour les récits italiens et espagnols. Alors que l’anonymat des auteurs est la règle générale des occasionnels, le nom du traducteur, Jean Louveau, est donné dans la page de titre (c’est aussi le cas, notons-le, dans le récit de l’inondation des provinces anglaises). Il est significatif que l’éditeur déclare à la fin de cet opuscule avoir pré-

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senté simultanément quatre récits d’inondations : le libraire compte sur l’effet d’accumulation pour frapper le public, mais cette juxtaposition rend aussi possible une analyse comparée des catastrophes, et le compilateur du recueil d’où sont extraits deux de ces quatre récits ne s’y est pas trompé en les intégrant dans un ensemble de textes ressortissant à ce que l’on nommait alors l’Histoire naturelle. Adressée sans doute par un secrétaire à son maître, la lettre témoigne de qualités littéraires qui font souvent défaut aux auteurs d’occasionnels. La violence de l’eau, la progression du sinistre, le caractère inexorable de la crue, sont rendus avec vigueur, et la mention de détails propres à frapper l’imagination – projet expressément défini comme tel par le narrateur – donne à ce récit un caractère particulier. Enfin, la rhétorique de l’amplificatio caractéristique des canards français de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle se déploie de façon tout à fait représentative dans le Recit veritable de la ruine arrivée en la ville de Pivry, au pays des Grisons (texte IV). Mais ce texte offre un intérêt supplémentaire : c’est que le récit du séisme est entièrement démarqué d’une publication un peu antérieure, les Memoires des seigneurs Grisons, Sur ce qui est arrivé en leur ville de pivry148 (les seigneurs des Grisons sont alors protestants)149. Le commentaire qui accompagne la relation des faits, beaucoup plus volumineux dans la version que nous donnons, en modifie radicalement la portée. L’auteur, catholique, prend soin en effet de signaler que seuls quelques foyers demeurent entachés d’hérésie dans la ville, par ailleurs entièrement soumise, d’après lui, à la hiérarchie catholique. Comme il développe longuement le motif traditionnel de la vengeance divine, on peut penser qu’il veut conduire son lecteur à considérer le tremblement de terre comme un avertissement destiné à prévenir la contagion de la Réforme. La glose beaucoup plus sobre des Memoires semble au contraire vouloir prévenir (en vain, comme on le voit) toute tentative d’interprétation providentialiste de l’événement. L’on donnera en note les variantes entre les deux textes, qui permettront d’apprécier la portée idéologique de ces commentaires.

148 Memoires des seigneurs Grisons, Sur ce qui est arrivé en leur ville de pivry, Paris, Abraham Saugrain, Jouxte la coppie imprimee à Milan, 1618. 149 Sur ce séisme et la signification politique qui lui est attribuée, voir G. Quenet, op. cit., p. 163.

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L’effroyable incendie et bruslement general de la grande forest de Boisfort en Picardie, la nuict du Mardy au Mercredy 10 Aoust 1634 [Bibliothèque Nationale, cote 8 G 72 (21)] Auparavant que de vous descrire quel a esté l’effroyable incendie et bruslement general arrivé à la grande forest de Boisfort en Picardie, et les grandes et deplorables ruines qui sont survenuës par le feu, aux lieux circonvoisins, la nuict du Mardy au Mercredy trentiesme Aoust presente année 1634, j’ay trouvé à propos de faire voir quel est l’ordre des quatre elemens, sçavoir le Feu, l’Air, l’Eau et la Terre, et de faire paroistre comme le Feu est le plus puissant et redoutable de tous, en cette sorte. Chacun sçait qu’il y a quatre Elemens, dont le premier et le plus haut c’est le Feu : ce qui est aysé à voir es cometes, qui est une vapeur que le feu enflamme. L’autre plus prochain, c’est l’Air, qui est appellé des Grecs et des Latins Aer. Cet Element vivifie toutes choses : aussi se fourre il partout, et se mesle avec tout ce qui est de cet univers : et tient-on que par la vertu d’ice’luy la terre balance au milieu de l’eau, qui est le quart élément. De-là vient que joignant l’un à l’autre, ils causent une liaison et complexion si grande que ceux qui sont les plus legers sont retenus bas par la pesanteur de ceux qui sont pesans, et au contraire ceux qui sont les plus legers tiennent les plus pesans en raison, et les gardent d’aller à fonds. Et par ainsi usans esgalement de leurs forces contraires, et chacun en son endroict, ils demeurent fermez et retirez de l’assiduel du Ciel ; lequel se contournant tousjours en soy mesme tient la terre en son milieu comme le plus bas Element de tous. La terre aussi suspenduë aux engons de cet univers, tient par contreeschange les Elemens mesmes qui la tiennent en suspens. Et neantmoins elle est seule immobile, car tout cet univers se contourne à l’entour d’icelle. Et néantmoins comme elle est meslée et composée de tous les autres Elemens, aussi leur sert-elle comme d’appuy. Voilà ce quel est l’ordre (suivant l’Histoire naturelle) des quatre Elemens en general. Et pour le particulier il faut confesser que le Feu est le plus puissant de tous, puisqu’il a ce pouvoir de consommer tous les autres, aussi est-il le plus à craindre qu’il y aye, attendu les effroyables effects et les grans accidens qui arrivent tous les jours par ses incendies.

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Autrefois ce puissant Element, le feu, a bruslé et consommé, et reduit en cendre la puissante ville de Troye la Grande, nonobstant toutes les resistances que les Grecs y peurent apporter.Mais sans emprunter les effroyables et desplorables incendies, qui sont arrivez en divers lieux de ce Royaume depuis quelques années. Sçavoir le brulement du Palais de la ville de Paris (petit Microcosme de l’Univers) dans lequel le plus Auguste Senat du Monde, rend equitablement la justice à un chacun ; En suite de ce desastre survenu par cet effroyable Element sur les ponts aux Changes, et Meusnier, et encore sur ce Temple sacré de la Saincte Chapelle du mesme lieu. Et apres le bruslement entier de la ville de sezanne en Brie, laquelle par la piété, et charité ordinaire de cet Esminent Cardinal de Richelieu, est tantost restablie beaucoup mieux qu’elle n’estoit auparavant son incendie. Mais pour faire voir amplement quelle est la fureur du Feu, je ne vous representeray que ceste grande et efroyable incendie qui est survenuë, comme dit est, à la puissante Forest de Boisfort en Picardie, en cette manière. La Forest de Boisfort dans la province de Picardie, appartenant à Monsieur de Vignolle, distante de la ville de Paris de vingt-quatre lieuës, estant en couppes de ois, le dit sieur de Vignolle en auroit vendu ladite couppe à des Marchands de la ville de Compiegne moyennant le prix arresté entre-eux. Pour donc mettre le bois à bas et en estat de charger sur des basteaux pour faire conduire dans la ville de Paris, lesdits marchands auroient depuis le mois de Mars derrnier, employé deux à trois cents Baucherons qui contoinuellement depuis ce temps, ont esté employez à coupper ledit bois, à faire bois de corde, busches et fagots. Or comme ceste forest contient bien en longueur pres de deux lieuës, et en largeur une demie ou environ, la dite couppe n’a sceu estre si tost faicte, ce qui a fait que ledit bois ainsi coupé a esté par les grandes chaleurs qu’il a faites rendu sec, et presque en estat de brusler. Il est arrivé qu’un nombre desdits Baucherons s’estans resjouys un peu plus que l’ordinaire au sujet d’une Feste de village, qui estoit proche d’une demi-lieuë de la dite forest, que s’estant rendu le soir du Mardy 29 du mois d’Aoust dans les cabanes qu’ils s’estoyent faictes couvertes de pailles et broussailles pour les mettre à couvert lors des injures du temps, et mesme y couchoient attendu la distance qu’il y avoit de la dite forest à leurs domicilles. Par un grand mal-heur, la nuict du Mardy au mercredy trentiesme dudit mois, sur les unze heures de la nuict, nombre desdits Baucherons s’estans

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endormis d’un profond sommeil, pour le travail qu’ils avoient eus le long du jour, et autres qui s’amusant les uns contre les autres à badiner, vinrent avec quelques brandons de pailles et broussailles, dont les dites Cabanes ou Logettes estoient construites. Le Feu qui est un Element, ainsi que nous l’avons dit, le plus effroyable de tous les quatre, et duquel il ne faut point jouër en aucune façon que ce soit, se venant à prendre d’une telle fureur à l’une desdites Logettes, que dans un instant elle fut embrasee, et de la se coula à d’autres, qui furent aussi consommes par cet effroyable incendie. Durant ce desplorable accident il s’esleva un vent qui jetta le feu dans les Bruieres qui estoient proches, lesquelles estant embrazees mirent le feu au bois qui estoit à bas, destiné pour mettre en fagots, lequel fut aussy tot en flambe par le moyen de certaines petites menuës broussailles (seiches comme allumettes) qui estoient en quantité dessous le dit bois. Et de là gagna les lieux ou estoit en pille le bois de Corde qui estoit presque sec, mais estant animé du vent quil pour lors faisoit, il a esté reduit la plus grande partie en cendre, et ainsi toute la Forest entiere a ressenty quelle est la fureur de cet Element, dont la perte est estimee à plus de deux cents cinquante mille livres, à quoi on n’a sceu trouver aucun remède. Ce n’est pas tout, les Villages et Hameaux qui sont proches de la dite Forest ont estez aussi grandement ruinez, et notamment ceux contre lesquels le vent jettoit des flammeches. Car venant à tomber sur la couverture des maisons qui ne sont couvertes que de chaumes et pailles, le feu s’y est tellement couvé dessus, que la mesme journee il y eu plus de soixante de persees et bruslees, et n’eust esté les promps remedes et diligences qu’on aporta pour coupper le chemin au Feu, il est à croire qu’il en n’eust resté aucunes qui n’eussent esté consommées ainsi que les autres. Mais Dieu qui par sa providence arreste toutes choses quand bon luy semble, fit cesser les vents, et par ainsi cet effroyable incendie fut arreste : car autrement il estoit à craindre que tout le pays n’eust esté perdu.

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Histoire admirable des effets merveilleux du tonnerre et foudre du ciel qui ont tué et blessé plusieurs personnes et boeufs [...], Paris, J. Martin, 1633 C’est une chose veritable qu’en toutes les creatures il y a un amour, et un appetit universel, qui les incite à aymer leur naturel, et à le desirer. Mais comme les nations sont diverses, ainsi est-il de l’amour et de l’appetit qui sont en elles, d’où vient qu’il y a d’autant de sortes de natures que de diversitez. C’est pour cela que le feu et l’air ayment naturellement le haut, et y tirent toujours, comme l’eau et la terre ayment le bas, et y tirent continuellement. Or c’est en ceci que l’on considere la cause des tonnerres, des tremblements de terre, et autres semblables troubles entre les Elemens. Car tout cela arrive lors que les creatures, qui par leurs contraires sont empeschés de suivre leur naturel, combatent contre celles qui les en gardent, comme s’il y avoit guerre ouverte entre elles. Ce qui fait que celle qui par force se peut donner ouverture, acquiert l’avantage qu’elle souhaite. Mais à cause de la repugnance qui y est, cela ne se peut faire sans grande violence, et bruit merveilleux, notamment du tonnerre. C’est ce qui a donné sujet à plusieurs grands esprits d’en rechercher les causes de pres : Mais les opinions des hommes en cela sont toutes differentes. Les uns soustiennent que le tonnerre est cause des coups que donne le feu estant dans les nuées, lesquelles il fend, se faisant paroistre parmi comme on peut voir és éclairs. Aristote en ses Meteores escrit que des exalations chaudes et seches, eslevees de la terre jusques en la supréme region de l’air, et re poussées par la vertu des raies des estoilles dans les nuës naist et provient le tonnerre. Car ces exalaisons voulans sortir au large et se mettre en liberté, apportent ce bruit, que Nature estouffe souvent tandisqu’elles combattent contre les nuées. Mais lorsqu’elles peuvent avoir issuë, elles font éclater la nuë comme si c’estoit une vessie pleine de vent rompuë par force. Je laisse toutes ces disputes aux Philosophes, et je me contenteray de dire, que la vraye cause du tonnerre est le vent enclos, qui ne cherche qu’à sortir. Mais ce qui est le plus émerveillable en iceluy, c’est la grande violance de son éclair, et les choses étranges qui arrivent de son feu, qui penetre plus que tout autre feu, à cause de son mouvement fort leger. Chacun sçait qu’il y a difference de chaleur, et non seulement pour la matiere un feu est plus chaud que l’autre, comme celuy qui est au fer, est plus chaud que celuy qui est en la paille, et celui qui est au bois de chesnhe, est plus chaud que le feu du boids de saule. C’est pour ceste raison qu’il faut sçavoir que le feu est plus chaud et plus puissant.

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Ce fut le Vendredi 8 du present mois de Juillet, sur les quatre à cinq heures d’après midy, et au territoire de Bonny sur Loire, le temps estant le plus clair et le plus serain qu’on eust pu desirer, en un moment l’air se couvrit de si espaisses tenebres, qu’on eust dit qu’il estoit nuict. Les vents sortants de leurs abysmes soufflerent de toutes parts, avec tant de violence que l’on pensoit voir choir à bas en un instant les cloches, les Eglises, les maisons et les arbres. Une pluye vint si abondante, que ce ravage faisoit croire qu’il s’en devoit former un Deluge pour noyer tout le monde. En moins d’une demie heure que continua ce desordre, les chemins furent si pleins d’eau, qu’un homme à cheval qui s’y fust rencontré eut esté infailliblement submergé. Cela n’estoit rien au prix des feux et esclairs qui paroissoient de toutes parts, et dont les bruits efroyables faisoient craindre aux plus asseurés que ceste journe fust la derniere où devoient perir toutes les creatures. Cinq hommes s’estans retirez dans un bois pour échapper la violence du foudre, dont ils ne peurent éviter l’atteinte, en feurent frappez dans une loge où ils avoient pris retraite : trois y moururent, et les deux autres blessez sont en danger de mort. A Ausoüer sur Treise, à deux lieuës du bois où cest accident est arrivé, six boeufs furent aussi tuez, et celui qui les faisoit labourer leur tint compagnie. Le mesme accident est survenu auprès de la ville de Gyen, où quatre boeufs, et un homme ont encores esté tuez. Un paysan se trouvant malheureusement à la campagne pendant ce desordre de feux, de tempestes et d’esclairs, vid et oüit tomber près de luy le tonnerre, qui le jetta à six grands pas de là, sans lui faire autre mal sinon de luy donner une telle peur qu’il fut plus de deux heures sans parler, et depuis il luy semble ne sentir que du soufre, et veritablement luy-mesme le sent si fort qu’il est bien mal-aisé d’en approcher à cause de la puanteur. Pour confirmaton de la plus grande partie des effects contenus en ce discours, voici le rapport du sieur Pichery, aussi habile homme en l’art de Chirurgie qu’il y en aye en tout le païs où il demeure. Et pour faire croire cette verité à ceux qui ne la sçavent pas, je n’ai qu’à dire qu’il a appris la Chirurgie chez deffunct son oncle le sieur Habicot, l’un des plus sçavants et plus experts Chirurgiens à qui la France ait jamais donné naissance. Certificat du Sieur Pichery, chirurgien Je Guy Pichery, Maistre Barbier et Chirurgien demeurant à Bonny sur Loire, Certifie à tous qu’il appartiendra avoir veu et visité les corps morts et blessez au nombre de cinq, sçavoir trois morts et deux blessez d’un coup de tonnerre et foudre du ciel […] premierement Jean Poyau, Boulanger demeu-

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rant audit Bonny, aagé de vingt-cinq ans ou environ, a esté trouvé mort dedans une loge où estoient les autres […] lequel estoit assis dessus la paille, les mains jointes, yeux ouveerts, son chappeau dessus sa tête, percé de plusieurs coups : le plus grand qui paroist prend sur le haut du chappeau du costé droict, et sort à deux doigts du mesme costé, avec plusieurs autres coups, comme de grosses et menuës dragees qui ont percé le dit chappeau, sans qu’il y ait aucune fraction du cuir ny paru chose aucune qu’à l’endroit où est le plus grand trou, qui s’est trouvé sur l’os pariétal droict, une contusion de la grosseur d’une bale de mousquet, le poil de la barbe du mesme costé a esté roussi et bruslé, il lui est paru quelques gouttes de sang aux oreilles et au nez […]. Quatre ou cinq heures apres sa mort, tout le bas ventre estant autant ou plus chaud que s’il euxt esté vif, rendoit une odeur de soufre brûlé, de telle sorte qu’à peine pouvoit-on durer dans la chambre où il estoit. Comme aussi l’un desditz blesez nommé Jean Hameau, jeune enfant aagé de treize à quatorze ans, qui fut amené dans la mesme charrette que ledit Poyau cy-dessus, lequel aussi estoit assis dans la mesme loge, lequel evanouït lors du coup, et ne peut dire comme quoy la chose est arrivee, et l’ayant visité je luy ai trouvé une lividité sur le bras dextre proche l’espaule, et de là a suivy le coup le long de la spinale medule, jusques au bas, y ayant appliqué des remèdes. L’épiderme sest eslevée, d’où il sort quantité de matière fort liquide et jaunasse qui sent comme le soulfre ; il ne plaint les blessures comme il plaint les pieds et arteils, criant incessamment que les pieds luy bruslent et qu’on les luy picquent. Il est fort altére et croit estre tousjours au milieu de soulfre qui brusle. Il a la veuë toute esgaree et la voix changee. Les deux autres morts des paroisses de d’Anne-marie et Baptilly, ont esté visitez, à l’un desquels a paru une petite effloration au sourcil de l’oeil droict, sans qu’à son corps il aye paru aucune contusion ny meurtrisseure. L’autre mort visité nud, ne s’est trouvé en aucune partie de son corps blessure aucune, sinon sur l’estomach une petite égratignure : l’un desquels deux cy-dessus se trouva assis dans ladite loge, les yeux ouverts ; et l’autre debout à l’entree de ladite loge, et tomba sur le blessé cy-apres qui estoit à genoüil, lequel blessé estoit aagé de cinquante-cinq ans ou environ, et apres l’avoir visité s’est trouvé un coup sur le bras droict de la largeur d’un cotere, avec son escare bruslé, ce qu’il ne plaint, ains les jambes. Est à remarquer que lesdits morts et blessez estoient entrelassez, et y avoit tousjours un blessé entre les morts.

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Le cheval qui mena avec une charrette les deux corps morts de leur maison à l’eglise de bailly leur paroisse, vint aveugle, et fit beaucoup d’actions violentes et non accoustumees, et est mort sans qu’il aye voulu boire ou manger l’espace de huict jours ou environ. Guy Pichery Ne sont-ce pas là des accidens estranges, et des merveilles qu’à peine pourroit on en croire si on ne sçavoit bien que la puissance de Dieu n’a point de limites, et qu’il ne manque non plus de moyens pour nous punir quand nous l’offensons, que des recompenses lors que nous l’aymons, comme nous y sommes obligez ? Si les Desmons esmouvent bien les furieuses tempestes sur la mer, et font tomber du haut de la poupe les mariniers qui ne se donnent de garde : comme il advint à Palinure patron du navire d’Enée. Si ces malheureux esprits font engloutir les vaisseaux dans cet Element impitoyable, les poussans contre les rochers où ils se brisent, et s’ils contraignent la mer pour noyer, par la permission de Dieu, une grande partie de la terre, comme fit la mer de Sicile du temps du Pape Damase et d’Alexandre VI. Pourquoy ne croirionsnous pas que ces esprits se meslent parmiy les foudres et tonnerres, par la permission de Dieu, comme estans Ministrres de sa Justice, pour se vanger de nos crimes ? Cardan rapporte que l’an 1524, le 18. Juin ces esprits lancerent un foudre en l’air, qui tombans sur la Roche de Milan, tua cent treize hommes, rompit et brisa les portes, fit couler toute ceste grande Machine, et que le monde proche de cinq cent pas de la roche tomba en terre comme mort et sans sentiment : apres lequel prodige les Françoys au mois d’Octobre ensuyvant furent chassez du païs. Je n’aurois jamais fait si je voulois icy rapporter tout ce qui pourroit servir à ce sujet, il me suffira des exemples que j’ay deduits pour rendre ceste histoire plus croyable. C’est à nous de songer souvent à nostre fin, à fin que nous ne soyons jamais surpris, et que quelque accident de mort dont nous puissions mourir, nous ne mourions jamais qu’en la grâce de Dieu pour jouyr de son Paradis où doivent aspirer nos ames comme à leur centre.

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Avertissement nouveau du plus horrible deluge de la Cité de Palerme Traduction de Jean Louveau Lettre missive à son Seigneur Monseigneur, je pensoye vous donner avertissement des presentes nouvelles, afin de vous rejouir, veu mesment qu’il y a longtemps que je ne vous ay escrit que de la guerre, qui est une chose de soy assez facheuse. Davantage, je suis asseuré que vous avez esté assez deplaisant de la ruyne et povreté de plusieurs lieux d’Italie avenuë par deluges non accoutumez de divers fleuves, qui nous laisseront assez piteuse memoire de leur nom, pour les grands dommages qu’ils nous ont apporté. Or pour couvrir et effacer ceste faute (si faute se doit appeler, l’avertissement des nouvelles que je vous donne, venant de Rome nouvellement) et de ce qui m’est escrit fidelement de plusieurs autres lieux, j’avois mis sous la presse un petit traité lequel à mon jugement vous sera fort agreable. Ce pendant j’ay receu la presente, de laquelle je vous envoye la copie, et ce touchant une autant grande ruine comme celle dont je vous ay par cy devant escrit, laquelle est nouvellement avenuë en la cité de Palerme, au pays de Sicile, qui est une chose non moins merveilleuse et pitoyable que les autres, tellement que venant à considerer tant de deluges en un mesme temps nous pouvons bien facilement cognoistre par autres telz exemples avenuz en cas pareil en divers temps, que le Seigneur Dieu est d’un juste courroux esmeu contre nous, quant il nous envoye telz precurseurs que nous meritons à bon droit pour noz pechez, afin de nous donner à cognoistre son courroux, non seulement par guerre, famine et pestilence, mais aussi pour nous donner par ces innondations épouvantables un signe particulier de la sentence, qui doit estre bientôt publiée, si nous ne recourons humblement à sa misericorde infinie, en esteignant noz pechez avec un deluge de larmes. Au moyen dequoy il m’ha semblé bon de publier et manifester à un chacun par les escritz ceste nouvelle ruine, afin d’avertir chaque Chrestien fidele, de ce que la divine majesté du trespuissant Dieu nous veut signifier. Aussi pour prier un chacun de se recognoistre soy mesme comme homme et pécheur, en priant Dieu par bonnes oraisons de coeur contrit, qu’il nous delivre de tant de maux qui nous sont preparez. Mais afin qu’on puisse voir et cognoistre par imagination ce que tant de pouvres gens ont souffert, je reciteray cy dessouz ce qui ha esté veu par gens dignes de foy. Avertissement du Deluge de la Cité de Palerme

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Le vingtcinquiesme de septembre, L’an Mille Cinq cens cinquante sept, il tomba une très grosse pluie au pays circonvoisin de la Cité de Palerme, laquelle dura bien l’espace d’un jour et d’une nuit, tombant en si grande roideur avec tonnerres, esclers et foudres, qu’il sembloit que toute la Cité é les environs deussent pour lors abismer, tellement que jusques au vingtsept dudit moys, qui fut le jour de Saint Cosme et Damian environ une heure de nuit, toutes les eaux se vindrent à assembler depuis la devalee du lieu nommé Monial jusques aux murailles du Sacré Palais de la Cité, tombans impetueusement par un canal ou se viennent rendre ordinairement toutes les eaux de la pluye. Or l’effort et violence de l’eau fut si grande, qu’elle getta par terre du premier coup un pan de la muraille de la Cité, par où elle souloit entrer et en entrant elle fit tomber l’Eglise de nostre dame de la Ditria, avec celle de saint Nicolas des pouvres, en ruinant et demolissant toutes les maisons d’icelle rue jusques au nombre de mille huit cens. Cela fait elle print son cours vers les Carmes et arriva jusques au marches de l’Eglise dudit Convent, puis getta par terre Saint Leonard, Saint Michel, l’Eglise nommée la Ricommendata, Saint Cosme et Damian, avec l’Eglise de nostre Dame des Miracles, et un monastere de Nonains de l’ordre de Saint Françoys, qui s’appelle la Mosquera, ensemble l’Eglise qu’on appelle la vierge Marie de Popolo, aussi tous les beaux lieux qu’on avoit en grand reverence et honneur. Depuis elle passa par le change, et ruina tous les lieux en demolissant beaucoup d’edifices, et principallement la loge où s’assemblent les marchands à traffiquer. Au reste elle couroit si furieusement que renversant les maisons elle emmenoit aussi les hommes et les bestes, avec tout ce qui estoit dedans. Cela fait, cette eau courant precipitamment dedans la mer, emporta tous les moulins, et quant elle fut arrivee à l’entree de la mer, et ne trouvant point son issue, se vint à estendre par toute la plaine qui est fort grande, comme vous savez, tellement quel’ arriva jusques à la porte de la Douane grande : et cette plaine estoit demouree pleine de bois, que l’eau avoit amené avec grand nombre d’hommes et animaux, partie morts et partie vifz à demy, desquelz on entendit crier aucuns. Et ainsi que leau croissoit incessamment, elle rompit une de ces arches qui sont comme vous savez aux murailles de la marine, avec la muraille de l’Arsenal, et entra ainsi dedans la mer apres avoir fait mourir six mille personnes ou environ, tant petits que grands. Et croit on pour chose asseuree, que ce deluge a porté pour plus de trois millions d’or de dommages, sans les bagues et autres richesses qu’on ne cognoist pas encores. Il ne reste plus que de vous raconter la grande pitié des corps morts qu’on trouve parmy la ville : car

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seulement en l’Eglise des Carmes on en ha ensevely plus de cinq cens, sans ceux qui fuent ensepulturez aux autres paroisses. Encores en seroit il mort depuis plus grand nombre de faim, si les navires et galeres n’eussent donné secours avec le biscuit. Mais le plaisir du bon Dieu soit de n’envoyer autre punition : car ce cas icy est survenu en telle sorte, qu’on peut bien croire que cela est avenu pour punir no pechez. De Palerme, ce vingtneufiesme de Septembre Mil cinq cens cinquante sept. Votre humble serviteur Valere Doriu A la fin : l’imprimeur au lecteur Amy lecteur, depuis peu de temps en sa, je t’ay mis en lumiere quatre Deluges advenuz de pareil et mesme cas, et en mesme temps : desquels le premier est advenu à Romme, l’autre à Florence ; l’autre à Nismes : et l’autre à Palerme, qui est chose fort espouventable aux vivans : toutesfois si nous considerons un peu nostre estat et maniere de vivre, incontinent nous nous condamnerons dignes d’estre passionez d’un nombre infiny d’autres plus griefs tourmens. Il n’est besoin de faire mention des Deluges qui sont faits par guerres, qui est des corps des hommes et autres choses, non moins pernicieux et mauvais que ce qui est depery et gasté par feu et par eau. Or concluons avec nous que ce sont des verges que le Pere donne aux enfans afin qu’iceux se retournent vers luy et que de coeur contrit ilz se conforment au semblable que fit le bon David et Ezechias, Achab et plusieurs autres : et par ce moyen ilz obtiendront misericorde. Laquelle nous donne Dieu le Pere par Jesus Christ son filz. Ainsi soit il.

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Recit veritable de la ruine arrivée en la ville de Pivry, au pays des Grisons, Paris, J. Bouillerot, 1618 Tout ainsi que les corps humains ont des mouvemens particuliers desquels les ressorts sont ingognus à la curiosité humaine, comme il est evident que l’on ne peut sçavoir par quels moyens l’imagination force les sens, et par ses impressions trompe les sentinelles que nostre raison a mis pour descouvrir et repousser les ennemis qui pourroient la surprendre. Ainsi ce grand corps de l’Univers, animé d’un esprit secret et interieur, reçoit une fiebvre et des mouvemens particuliers qui surpassent nostre cognoissance pour arrester nostre jugement et le confondre en la curiosité de sa recherche lorsqu’il veut sonder ses secrets abstrus, de sorte qu’apres que l’homme s’est picqué en la presomption de son sçavoir, il recognoist que la nature est une poësie Enigmatique150, et une peinture à divers lustres et couleurs pour exercer nostre raison à plusieurs biais et figures, et l’esgarer dans le labyrinthe de diverses opinions, affin qu’apres ces considerations, ouvrant les yeux de pieté, il recognoisse que Dieu, Gouverneur de ceste Machine, fait joüer à la nature sur le Theatre du Monde tel rolle qu’il luy plaist : mais l’ignorance et la foiblesse humaine qui ne veut que dependre et rendre hommage à la nature, et manier les ressorts de ce qu’elle produit de merveilleux, cherche la cause naturelle de ces effects prodigieux. O fragilité aussi impie que presomptueuse, tu te veux perdre dans l’Ocean de tant de merveilles, tu veux espuiser la fontaine de tant de secrets, comprendre les causes occultes ! Ne sçais-tu pas que les effects de la nature sont si grands, que les Philosophes plus subtils se sont perdus en l’admiration d’iceux ? Les flus et reflus d’un Euripide151 font perdre toute raison à celui qui en a situé les principes, et ceux qui en ont cherché l’usance et l’origine, s’en sont tousjours retirez pleins de confusions et mattez d’ignorance. En fin ses secrets sont tellement enveloppes que les yeux des hommes n’y peuvent rien comprendre, Dieu autheur de cete nature s’en est reservé à luy seul la cognoissance privément à toutes autres ; et si l’homme s’en vendi150 Il s’agit là d’une référence à Montaigne (II, 12), qui se fonde sur une traduction erronée de Platon. 151 L’auteur, en recopiant les Memoires des Seigneurs Grisons, confond le nom du détroit de la mer Égée, l’Euripe, connu pour l’irrégularité de son flux, avec celui du dramaturge grec.

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que (sic) quelque eschantillon, ce n’est que pas l’achapt qu’il en fait de ce distributeur par des peines et des travaux innombrables : Dii laboribus omnia vendant, ils ne donnent rien gratuitement. L’accident qui de fraiche memoire est arrivé au mois de Septembre dernier dans une certaine ville nommee Pivry, laquelle est sujette aux Seigneurs Grisons, peuple confins des terres de Milan et du païs de Suyisse, nous doit donner de l’estonnement et de l’admiration tout ensemble. De l’estonnement pour un fait estrange, et de l’admiration pour n’en sçavoir les causes, et en ignorer la source et l’origine. Ce n’est point la fable des Monts transportez et amoncelez l’un sur l’autre par les Geants d’Ovide pour escalader les Cieux : mais c’est un fait qui doit faire avec la terre trembler les esprits des hommes les plus forts, et les faire esbranler par des choses qui sembloient inébranlables, il n’y a plus de fermeté dans les Rochers, et la vicissitude regne sur toutes choses. Ceste ville que nous avons nommée Pivry, située sur les terres entre les peuples Grisons, est sujette quant au temporel aux susdits seigneurs : et quant au spirituel ; d’autant qu’elle estoit toute catholique, fors et excepté quelques maisons ; lesquelles sont encore ensevelies sous les tenebres de l’heresie, et sujette à Monseigneur l’evesque de Como. Elle est riche, bien peuplée, et renommée pour le commerce : ses Eglises recommandables pour leurs structures, riches ornemens et tresors, publoient assez la pieté de ce peuple. L’une d’icelles estoit dediée sous le nom de S. Jean de Silan, et l’autre beaucoup plus renommée que céte-ci, sous celuy de S. Cassian152. Les particularitez tant du pays que de céte ville, et qui ne sont du fait de nostre discours, ne feroient qu’attendrir le lecteur, qui attend avec impatience la nouvelle d’un cas si estrange. Céte ville donc est en une vallée au dessous de Chavrena, distante à peu pres et esloignee de deux lieurs seulement és confins du pays de Milan, et de pareil distance du fort de Fuentes, qui est a la rive du lac de Como, ou passe le fleuve nommé la Mota, qui bien qu’il soit un torrent impetueux, ne peut pourtant estre presumé la cause de la ruyne dont nous parlons. Nature l’avoit munie et comme renfermée entre deux montagnes : l’une desquelles estoit entierement fertile en vins et autres fruicts, qui la faisoit paroistre d’un autre fare que celle d’un hydeux rocher qui n’a rien de plaisant ny de delicieux, comme céte montagne qui fournissoit à ce peuple dans ses grottes, dans ses 152

Tout ce paragraphe est absent des Memoires des Seigneurs Grisons.

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jardins, reservoirs, et infinis autres lieux commodes qu’il trouvoit dans les entrailles de ce mont toutes sortes de plaisirs, resjoüissances et delices. L’autre montagne qui est au dessus de Silano, et par delà la riviere, est tant soit peu esloignee de la ville, et semble icy que nature l’eust ainsi esloignee à dessein, afin qu’elle ne fust trop ombragee, et peut estre offusquee par le grand nombre et multitude des arbres qui remplissoient entierement ce mont bien plus haut est plus eslevé que le premier : et laquelle, bien que fort aspres, produisoit neantmoins des foins et des bois pour l’entretenement de ceste ville. A ceste montagne y en estoit attachee une autre, qui estoit encor beaucoup plus relevee et entierement deserte : Montagne fatale et destinée à la ruyne de ceste pauvre ville, et de tout son peuple. Le quatriesme du mois de Septembre de la presente annee 1618153, ce grand et eslevé desert fut agitté ou par quelques vents sousterrains, ou par quelque secrette tempeste que nature suscitta dans ses entrailles. De sorte que sur les six heures du soir ce qui sembloit estre inesbranlable se vit en peu de temps tiré et arraché de ses propres racines, et emporté par la fureur des vents. Chose estrange qu’il ne s’est jamais veu un si grand tremblement de terre, ny qui ait donné plus d’horreur ! Ceste Montagne donc frappee de ceste fureur, tumba avec telle impetuosité sur ceste pauvre ville, qu’elle l’ensevelit sous ses tumbes et tous les habitans ensemble. C’estoit l’heure du souper, et lors que la plupart des susdits habitans estoient ensemble, quand se trouvans accablez sous une si puissante ruyne, sous laquelle en un instant ils rendirent leurs esprits à Dieu : Personne n’y fut excepté, et de trois six cens qui y estoient pour lors aucun n’en peut eschapper, quatre seulement exceptez que nous deduirons cy apres. La perte des biens y est aussi tres grande, puis-que la moindre valeur et estimation va au dessus et excede trois millions d’or. Ceste fureur et impetuosite de vents y fut si enorme, que ceux qui se trouverent aux campagnes, se sentirent transportez par ceste violence en des lieux tout incognus. Le seigneur Laurent Scandolera rapporte qu’estant en un sien jardin avec sa niepce, il fut porte par la force de ces vents, par dessus et au dela de la riviere, et se trouva sur une colline nommee Ronco, ayant une serviette à son col, et les jambes rompues et arrachées : là, et au mesme lieu, feurent aussi trouvées les 153

Les Memoires des Seigneurs Grisons sont plus proches de l’événement, dont ils soulignent le caractère récent : « L’accident qui de fraiche memoire, sçavoir depuis quinze jours en ça [...] », et plus loin il précise : « Le quatriesme de ce present mois. »

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petites cloches de l’Eglise Saincte Marie, les quelles par la mesme impetuosité furent tirées de leur Cloché, et transportées audit lieu qui est distant de la susdite Eglise de trente lieues. Au reste, ceste bourrasque fut si grande, et le bruit s’en estendit si loing, que tout le pays circonvoisin en fut aussi tost adverty, et demeura espouventé de l’horreur. Le peuple un peu remis, accourt à ce spectacle154 : et au lieu de trouver une ville dans une vallée que nous avons cy dessus desnommée, trouvent une haulte et espouventable Montaigne, qui avoit dessous soy generalement englouty tous ses habitans sans qu’aucuns s’en eussent pu sauver, quatre exceptez ainsi que nous avons dit : les noms desquels nous particulariserons icy, afin de faire voir la verité du fait. La conversion d’une femme en une Roche de sel ne porte pas plus d’admiration que tant de miliers d’hommes et de femmes, à toute une Ville mesme convertie en Montagne. Une seule mere voulant sauver un sien fils y perdit les jambes, et ne peut recouvrer celuy qu’elle avoit le plus cher au monde : Un jeune homme nommé François Foxho qui estoit allé en une des grottes que nous avons cy dessus desnommées et descrites en la premiere Montagne, pour y tirer du vin : Un autre jeune garçon qui peu auparavant estoit allé en une vigne située dans la mesme Montagne, pour y cueillir des pesches : Et le quatriesme fut le Sieur Scandolera duquel nous avons cy dessus raconté la merveille. Le Torrent nommé la Mora qui arrousoit toute ceste valleey a perdu son flus et cours naturel et ordinaire, et a esté contraint reprendre ses brisées, et pousser ses flots à plus de une lieue de là : Voilà sommairement ce qui fut passé aux lieux cy dessus desnommez, et qui est à la verité une merveille qui n’a jamais eu de semblable. Les abysmes et les feux tiennent quelque chose de la nature : mais voir muer de leurs places, il faut veritablement advouer que ce fait est si hault, et la cause tellement cachée, que l’esprit humain n’est capable de pouvoir penetrer dans le creux de ces profondes cavernes. Mais les naturalistes qui ne veulent pas penser que Dieu prenne vengeance de tant de crimes que l’impiété commet, diront que tout ainsi que les Empires et Royaumes reçoivent leur conservation et leur honneur du ciel : et que par ses influences plusieurs Villes ont esté ensevelies sous les eaues : et plusieurs terres qui estoient contiguës retranchées par la Mer : comme la Surle 154

On notera que la phrase constitue un alexandrin.

LE CANARD, OU LA TRAGÉDIE NATURELLE

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a esté separée de l’Italie. Qu’ainsi il arrive par la force des vents que les Montagnes s’abysment155. Mais de rendre la nature si puissante que l’on puisse avoir quelque suject de dire que cet accident fust causé et produit par les vents ; qui peut estre renfermez dans les entrailles et concavitez de la terre, et que parmy s’estoient entremeslez quelques feux sousterrains, qui ayans sapé ceste Montagne, l’auroient ainsi renversée, ce seroit luy attribuer trop de force et de pouvoir : de peur et de terreur aux hommes de se sentir sujets à toutes ses rigueurs. Ce seroit faire tort à la Justice de Dieu qui regarde d’un oeil universel tout ce qui se fait en ce monde elementaire pour punir ceux qui abusent de sa bonté : Cet accident a esté envoyé de sa part pour abysmer les Heresies et les Schismes qui florissoient en ceste Cité, impunémennt en liberté de conscience, luy estant aussi odieuse que les crimes de Sodome qu’il ensevelit dans les Enfers pour une punition exemplaire156.

155

Tout ce paragraphe est également absent des Memoires des Seigneurs Grisons. Les Memoires des Seigneurs Grisons tirent de ce récit une conclusion strictement opposée : « A attribuer cet esclandre à une puniion de Dieu ce seroit participer aux secrets du Souverain, et avec luy rendre nostre jugement et sentence contre ce peuple. » 156

DONNER FORME AU CHAOS LE THÉÂTRE DE LA PESTE DE BENEDETTO CINQUANTA (1632)

La peste de Milan semble avoir été l’événement qui, au XVIIe siècle, a généré les prises en charge discursives les plus diversifiées et les plus novatrices. Si le traité historique de Giuseppe Ripamonti suscite l’admiration, par l’originalité du point de vue qui organise la narration d’une catastrophe désormais plus humaine et politique que naturelle et divine1, La Peste de 1630 de Benedetto Cinquanta2 constitue un autre hapax, au moins à deux titres. En effet, si maints témoignages sont écrits dans l’immédiate après-catastrophe3, qu’il s’agisse d’une peste ou d’un tremblement de terre, ils ne le sont jamais sous la forme dramatique. De plus, même si l’on peut, à la suite d’Annamaria Cascetta4, situer cette œuvre dans la lignée des tragédies spirituelles milanai-

1

Voir supra, ch. I, p. 44-46. Je remercie Mathilde Bernard pour avoir attiré mon attention sur cette pièce, Christian Biet et Françoise Decroisette pour m’avoir généreusement transmis les renseignements en leur possession sur cette œuvre. Celle-ci a en effet été récemment à l’honneur dans un colloque intitulé Corps souffrant et violence théâtrale, organisé par Ch. Biet, F. Decroisette et C. Lucas-Fiorato (4-5 avril 2009, dans le cadre du projet ANR SETH et d’un hommage à Federico Doglio). Des extraits, mis en scène à Rome par F. Doglio, ont été diffusés. F. Doglio et S. Miglierina les ont présentés et analysés. 3 Le privilège de La peste del MDCXXX datant du 16 janvier 1632, la pièce a été écrite l’année précédente. L’épidémie, dont l’acmé se situe durant l’été 1630, continue à frapper de façon sporadique jusqu’à l’été 1631. La pièce, qui se déroule entre le pic de l’épidémie et sa fin, est donc quasiment contemporaine aux événements qu’elle raconte. 4 Annamaria Cascetta, La scena della gloria: drammaturgia e spettacolo a Milano in età spagnuola, Vita e pensiero, Milan, éd. Annamaria Cascetta et Roberta Carpani, 1995, plus particulièrement, p. 131-146. 2

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ses, cette « fresque réaliste »5 est sans équivalent par sa composition éclatée, sans personnage principal ni intrigue, mais aussi par son extraordinaire puissance d’évocation6. On ignore si la pièce a été représentée. L’adresse du prologue aux « lecteurs bienveillants »7 suggère que l’auteur ne l’envisageait pas. Mais Federico Doglio et Annamaria Cascetta n’excluent pas une représentation dans le cadre académique et religieux du couvent de Santa Maria della Pace, auquel Cinquanta appartenait et dont il se réclame dans le titre de la pièce. Il dédicace celle-ci à un marchand, selon toute probabilité bienfaiteur de cette institution, Giovanni Battista Calvanzano, ce que Cascetta juge en adéquation avec le style peu élevé de la pièce. Il est en tout cas difficile de penser qu’un tel choix, pour Cinquanta, qui est tout sauf un auteur d’occasion8, relève d’une maladresse. L’auteur associe d’ailleurs lui-même la définition du style de la pièce, « simple dans les pointes et sans élégance »9, avec un de ses objectifs essentiels, qui est de susciter la compassion pour « les pauvres pestiférés »10. Les 5 Cette expression est employée par Federico Doglio (p. xcvi), qui réédite la pièce dans son anthologie de la tragédie italienne (Il teatro tragico italiano, Storia i testi del teatro tragico in Italia, Parme, Guanda, 1960, p. 532-741). Nous nous référons quant à nous à l’édition originale, La peste del MDCXXX traggedia nuovamente composta dal padre Fra Benedetto Cinquanta Teologo, e Predicatore Generale de Minori Osservanti, Fra gli Academici Pacifici detto il Selvaggio [1632], s. l. 6 Avant d’être exhumée par F. Doglio, cette pièce avait peu attiré l’attention. Comme le traité de Ripamonti, elle n’a été mentionnée et étudiée que dans la perspective de l’inspiration qu’elle a fourni à Manzoni. Voir Glenn Pierce, Manzoni and the Aesthetics of the Lombard Seicento, Art Assimilated into the Narrative of I Promessi Sposi, Lewisburg, Bucknell University Press, 1998 ; du même auteur, « Una tragedia baroca nei Promessi Sposi », Lettere italiane, 1983, xxxv, n° 3, p. 297-311. Voir aussi A.-M. Pizzagalli, « Fra Benedetto Cinquanta e Manzoni  », Convivium, VI, 1937, Milan, Editrice internazionale, Klaus reprint, Nendeln/ Lichtenstein, 1976. Pizagalli établit un rapport entre Casimiro qui se sauve en feignant d’être un oigneur et Renzo. De même, la femme riche du lazaret qui veut adopter Lucia, dans I Promessi sposi, rappelle la rencontre de Demerita et de Ginepra dans la pièce de Cinquanta. Manzoni cite d’ailleurs La peste del MCXXX dans La Colonna infame. Jürgen Grimm consacre un chapitre à cette pièce dans Die Literarische Darsellung der Pest in der Antike und in der Romania, Münich, Wilhem Fink Verlag, 1965, p. 181-192. 7 Benedetto Cinquanta, « A Benigni lettori », op. cit., p. 10. 8 Entre 1616 et 1634, il a publié au moins sept autres pièces, toutes d’inspiration religieuse. Voir infra, p. 566. 9 « semplice ne’ concetti, e priva d’eleganza », B. Cinquanta, op. cit., p. 17. 10 « perchè in ogni modo rappresentarà occasione di compatire à poveri apestati ». Pour une traduction de ce passage, et de tout l’ensemble du prologue, voir infra, p. 580, sq.

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effets escomptés de l’œuvre concernent en effet le public des survivants dans son ensemble : ceux qui ont traversé de telles épreuves ont besoin, estime Cinquanta, de monuments indélébiles, taillés dans la pierre ou le métal11. Il s’agit de rendre mémorables les souffrances individuelles et collectives, d’incliner à la pitié pour les victimes et d’engager à la prière, mais aussi d’apporter à tous le « sollazzo », consolation, divertissement, passetemps, à quoi s’emploie, sans aucun doute, la dimension paradoxalement comique de cette tragédie de la peste ; sa portée cathartique est concertée. Il s’agit aussi d’instruire les générations futures, en leur montrant, par exemple, la nécessité d’une institution comme le « Tribunale della Sanità »12, administration sanitaire à laquelle est ainsi rendu hommage, comme dans tous les récits de peste de cette époque. Le style simple est au service d’un tel programme. Cinquanta est moins original dans la réflexion sur la pragmatique d’un théâtre de la peste (le projet du Décaméron n’est pas fondamentalement différent) que dans la conscience aiguë qu’il exprime de la disproportion entre l’événement et l’œuvre de langage. La peste, «  confuse confusion  »13, « monstre monstrueux »14, est un chaos inintelligible et irreprésentable : pour la dire, le langage patine d’un polyptote à l’autre. Les catégories aristotéliciennes, « forme » et « substance », mots que le prologue répète à vide, ne sont plus susceptibles d’ordonner la perception, de permettre la nomination et de saisir l’événement. Cette déroute du langage et du sens est mimée par des énumérations saisissantes : elles empilent les mots de la peste, sentiments, sensations, choses et symptômes mélangés (« morts, moribond, mal, cri, hurlement, épouvante, douleur, peine, crainte, cruauté, etc., lazaret, onguent, coupures, frénésies, fièvre, etc. »)15 ; les différences entre les personnes, quant à leurs état, statut, âge, savoir, taille, santé16 ; les postures variées des corps morts17 ; les actions des vivants. Les listes abolissent les hiérarchies, à l’image de ce qu’opère la mort de masse. Le désordre de la peste rend aussi 11

« havrebbero bisogno di eterne memorie, ò de indeleboli monumenti nelle piètre, ò metalli », B. Cinquanta, op. cit., Dédicace, p. 6. 12 Ibid., p. 18. 13 « confusa confusione », Ibid., p. 10. 14 « mostruoso mostro », Ibid., p. 12. 15 Ibid., p. 11. 16 Ibid., p. 13. 17 Dans l’avis aux lecteurs, la liste est annoncée, mais non déroulée. C’est Donato, dans la pièce, un des croque-morts, qui se livrera à cette macabre énumération (Ibid., II, 5, p. 203205).

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visible l’infinie diversité du monde, que le théâtre, tragique, comique ou pastoral, n’avait jusqu’ici jamais jugé urgent de prendre en compte. Cinquanta exprime dans ce prologue l’exigence et l’impossibilité d’une forme qui comprenne (dans les deux sens du terme) la peste. Il ne faut voir aucune rhétorique de la modestie feinte dans l’affirmation selon laquelle sa « composition » n’a pas traité de la millième partie de « l’informe »18. Le monde renversé et désagrégé de la peste, son éparpillement en cas divers et innombrables, doit se dire, mais il n’y a pas de langage ni de forme théâtrale répertoriés pour cela. On peut supposer que l’originalité de la pièce, quant à sa construction plurifocale, à son exemplarité relative et aux expériences inouïes qu’elle donne à voir et à entendre, dérive de ce constat. Le réalisme par fragmentation La ville de Milan est le personnage principal de La Peste de 1630. Elle apparaît d’abord sous la forme d’un personnage allégorique, traditionnel selon Doglio19, dont le monologue constitue le prologue. Elle se présente sous la forme d’un vieillard moribond. Sa plainte est l’occasion d’un raccourci historique qui va de la fondation mythique de la ville par Bellovèse au temps où, affaiblie par son grand âge, elle s’est mise elle-même sous la tutelle espagnole (1535) – ce qui place implicitement la domination impériale, un siècle avant la peste, dans une ère de décadence. Celle-ci-ci est mise sur le compte d’une présence étrangère mal définie20, tandis que l’épidémie proprement dite est présentée comme le châtiment divin d’un trop grand attachement aux plaisirs terrestres, pourtant regrettés. Ce discours mélancolique, pénitentiel et allusif, aux antipodes de la contextualisation historique précise et accu18

B. Cinquanta, op. cit., p. 16. Milan comme personnage allégorique apparaît dans le théâtre populaire, et par exemple dans une pièce intitulée Lautrec, voir F. Doglio, op. cit., p. xcvi. 20 « invitato à venir nelle mie braccia/ e goder de miei frutti/ ogni stranier, ogni barbara gente/ Qui comincio il mio mal, qui la ruina/ s’introdusse ; ma pur perche robusto,/[…] Ne fù la infermità senza rimedio » ; « j’invitais à venir dans mes bras et à jouir de mes fruits, toutes sortes d’étrangers et de barbares. Là commença mon mal et s’introduisit la ruine. Mais comme je suis robuste, […] la maladie ne fut pas sans remède. » B. Cinquanta, op. cit., p. 22. Il se pourrait aussi que cette présence étrangère provisoire et corruptrice fasse allusion à la florissante communauté juive, expulsée du Milanais à l’instigation de Charles Borromée en 1598. 19

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satrice d’un Ripamonti21, ne construit en aucun cas un point de vue surplombant. Une fois sorti le Prologue, la ville de Milan s’incarne en effet en une foule de personnages. Cinquanta n’est pas allé à l’économie, comme l’indique la liste des « Interlocutori » (p. 19). Celle-ci comporte dix-neuf personnages qui appartiennent à toutes les strates de la société : deux prêtres (Carlo et Fortunato), quatre médecins (dont deux chirurgiens), deux gentilshommes (un Bolonais, Casimiro, et un Milanais, Erasmo), deux notables impliqués dans l’administration sanitaire (dont un apothicaire), une femme noble (Demerita), trois femmes « diverses »22 (Clitia, la prostituée, Quirina et Ginepra, jeunes filles de bonne famille), deux soldats, trois « monatti », ou corbeaux. Il faut ajouter à ces personnages individualisés un nombre indéterminé de figurants23. Les hommes sont plus nombreux (treize), les représentants et représentantes des couches supérieures aussi (quatorze), mais la présence du peuple (cinq) et des femmes (quatre) n’est pas négligeable. Leur présence sur scène et le volume de leurs répliques sont assez équilibrés au détriment des soldats (qui n’ont ni monologue ni tirade significative) et à l’avantage des hommes nobles (Casimiro, Erasmo), des médecins, des responsables administratifs et des prêtres, qui ont toute latitude pour développer leur point de vue – interrogations, hypothèses, considérations scientifiques, religieuses et morales – sur l’événement. La pièce comporte ainsi dix-huit monologues24 (c’est le noble bolonais Casimiro, le noble milanais Erasmo et le père Fortunato, qui réfère selon toute probabilité à l’auteur lui-même, qui en prononcent le plus). Si les hommes exercent dans une certaine mesure le privilège de la parole, les femmes monopolisent une grande partie de l’intérêt dramatique. Cet échantillon de cas est prélevé sur « l’informe », la foule anonyme que l’image du frontispice représente sous la forme d’un magma de corps dans une fosse ouverte, et que le texte rappelle souvent sous la forme de bilans 21

Voir supra, p. 45. « donne diverse », B. Cinquanta, op. cit., p. 19. Il est frappant que les jeunes filles et la prostituée soient regroupées dans la liste des personnages ; seule « Demerita », mère de famille noble dont le nom exprime l’excellence, est présentée de façon isolée. 23 « Diverse persone, che passano per la scena andando al lazaretto » ; « personnages divers, qui traversent la scène pour se rendre au lazaret », Ibid., p. 19. 24 La plupart du temps, un personnage qui énonce un monologue est rejoint par un ou deux autres personnages qui amorcent un dialogue. 22

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exprimés par des chiffres tous ronds : les supposés engraisseurs emprisonnées sont au nombre de 800 (II, 3, p. 79) ; les malades imaginaires qui ont succombé sous l’effet de la peur sont 200 pour 1000 (II, 4, p. 89) ; il y a 12 000 malades au lazaret (IV, 1, p. 154) ; 80 000 personnes sont mortes dans Milan ; 10 000 hors de Milan, avec une marge d’erreur, ils doivent être 100 000 (V, 1, p. 196-197) ; le corbeau a trouvé 3 000 pestiférés morts chez eux, mais ils doivent être 5 000 (V, 2, p. 205) ; enfin il n’y a plus que 100 malades dans un lazaret, 300 dans un autre (V, 3, p. 209) ; 6 500 femmes sont mortes enceintes ou en accouchant (V, 5, p. 231)25. La pièce tresse six fils narratifs qui se croisent deux à deux. Les aventures du noble étranger, Casimiro, interfèrent par hasard avec celles du chirurgien malade, Erminio ; celles de la prostituée repentie Clitia avec celles de la jeune fille enfermée, Quirina ; celles de la jeune fille guérie et affamée, Ginepra, avec celles de la noble veuve Demerita. Chaque rencontre change le destin des personnages par l’intermédiaire d’un objet qui apparaît sur la scène. C’est parce qu’Erminio donne à Casimiro, qui se croit malade, une fiole contenant un médicament que celui-ci se sauve des soldats qui le prennent pour un oigneur et veulent l’arrêter : il les met en fuite en la brandissant. Ce sont les bijoux et l’argent de Clitia morte qui contaminent la belle orpheline Quirina. C’est enfin le pain de Demerita qui sauve Ginepra. S’il est donc abusif de dire que la pièce abolit toute hiérarchie (entre les classes sociales, entre les hommes et les femmes), l’intérêt se distribue entre une grande variété de cas. Non seulement il n’y a pas d’intrigue ni même de personnage principal, mais il n’y a pas davantage de dénouement (la fin de la peste en tient lieu). Une mort brutale et inopinée (même si elle intervient toujours comme une sanction) peut faucher les protagonistes à tout moment : Clitia la prostituée (I, 2), Quirina la fugueuse (IV, 3) et les deux soldats (IV, 5) qui ont injustement persécuté Casimiro. Les deux premières meurent sur scène. Il n’y a aucun mouvement centrifuge : la plupart des personnages ne rencontre jamais les autres. La scène, située à Porta Tosa, est un lieu de passage (c’est en particulier le chemin pour se rendre au lazaret) ; les personnages s’y succèdent sans qu’aucune scène soit logiquement appelée par la précédente, puisque le procédé de l’entrelacement (de fils de longueur inégale)

25 L’effet produit par ces chiffres évoque celui des bulletins de mortalité dans Le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe.

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implique que chaque destinée soit déroulée de façon discontinue26. C’est le hasard qui semble présider aux rencontres et aux événements. Les personnages quittent systématiquement la scène de façon abrupte, en faisant état d’occupations liées à l’épidémie et qui les appellent ailleurs en urgence. Cette composition multifocale, qui thématise la multiplicité, la diversité, le hasard et la nécessité, est mise au service de la représentation de l’état de peste. Benedetto Cinquanta a choisi de montrer sur scène beaucoup de ce qui le caractérise et en premier lieu la mort dans tous ses états, déclinés dès le premier acte : après l’agonie solitaire et la mort de Clitia (1, 2), c’est le corps en décomposition du père de Quirina qui est porté sur la scène (I, 3)27. À la fin de la scène suivante, un magistrat de la santé, Anastasio, voit un groupe de malades en pleurs conduits au lazaret. Des charrettes de morts obstruent toutes les rues qu’il veut prendre, si bien qu’il ne sait par où passer pour quitter la scène (I, 4, p. 54). Le spectacle macabre se prolonge à l’acte IV avec la mort des deux soldats roulant l’un sur l’autre, qui se déroule hors-scène, mais est décrite par Casimiro qui y assiste (IV, 5). Dans la scène précédente est exhibé le corps mort de la peste et rompu dans une chute28 de Quirina ; le risque érotique d’une profanation scopique plane sur la scène, puisque le magistrat Polimede avait promis de dénuder son cadavre aux yeux de tout Milan pour la punir post-mortem de son indocilité29. Même si la pièce n’a pas été représentée, l’exploitation dramaturgique de l’état de peste, prévue et inscrite dans la pièce, est intense. La distance physique qu’il convient aux individus d’observer entre eux est constamment rappelée : elle se réduit, explicitement, lorsque la fin de l’épidémie est proclamée (V, 5, p. 231). Un médecin fait jeter l’argent qu’on lui donne dans un 26

Par exemple, Casimiro apparaît en I, 1, pleurant son ami mort. Il est arrêté par les soldats quatre scènes plus tard (I, 5) ; il réapparaît une fois en II, 4, lorsqu’il se croit malade, puis en III, 4, où il apprend qu’il ne souffre que d’un mal imaginaire. En IV, 5, il échappe déguisé aux soldats qui meurent sous ses yeux et décide d’entrer dans les ordres. Il n’apparaît pas à l’acte V. 27 Le magistrat ordonne à la jeune fille de se couvrir le visage, apparemment pour éviter la contagion ; mais elle se révolte de ne pas voir une dernière fois le corps de son père (B. Cinquanta, op. cit., p. 44-45). On peut penser que cet échange thématise le désir, le danger, l’interdiction de voir. 28 Elle s’est brisé le cou en tombant morte (IV, 4). Le corps de la jeune fille insoumise semble l’objet d’un acharnement de la part de l’auteur. 29 B. Cinquanta, op. cit., I, 3, p. 45. Il y renonce finalement parce que la jeune fille s’est confessée avant de mourir (IV, 4, p. 178).

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récipient empli de vinaigre (I, 4, p. 53). La porte de Quirina, clouée au grand désespoir de la jeune fille (I, 3, p. 46), déclouée à grand peine grâce à sa ruse (II, 4, p. 104), reclouée et scellée (III, 2, p. 118), déclouée et descellée pour prendre son cadavre (IV, 4, p. 176), finalement marquée d’une croix au charbon après sa mort, illustre de façon exemplaire l’utilisation du décor, des objets, des gestes pour reconstituer le monde de la peste et y inscrire le destin d’un personnage. Le corbeau cherche son charbon dans sa sacoche (IV, 4, p. 180), Quirina, pendant quelques instants, ne trouve plus les clefs que Demerita lui a confiées (IV, 5, p. 227) : ces retards superflus dans le déroulement de l’action et presque imperceptibles concourent à l’effet de vie et à la plausibilité de l’image donnée des habitants de Milan en temps de peste. Une exemplarité relative Les fils narratifs principaux qui s’entrecroisent répondent indéniablement à une logique exemplaire, qui fait de la peste, en tout cas telle qu’elle se manifeste sur la scène, l’instrument d’une justice rétributive. On l’a dit, le premier personnage à mourir sur scène est Clitia, une prostituée, qui se repend de ses erreurs dans ses derniers instants30. Mais sa faute excède sa personne et entache plus largement le sexe féminin, comme le suggère la circulation de sa bourse, dont la fonction dramatique et symbolique est cruciale. Cet argent et ces bijoux, que les corbeaux ont avec rudesse recommandé à Clitia de prendre avec elle pour être mieux traitée au lazaret, sont cachés par eux, après sa mort, sur son cadavre, car ils savent qu’ils ne risquent pas d’être touchés par quiconque à part eux. Une fois le corps de Clitia mis sur la charrette des morts, son trésor empoisonné, resté sur le sol, est découvert par Quirina, qui a enfin réussi, grâce à une ruse, à sortir de chez elle. Le pécule trouvé par hasard tombe à point nommé, pense-t-elle, pour réaliser son projet de fuite. Mais la jeune fille, rentrée un instant chez elle pour prendre un bagage, n’a que le temps de se confesser par la fenêtre – repentir de dernière minute qui lui évite d’être exhibée nue après sa mort31. L’argent de la prostituée châtie

30 La première pièce connue de Benedetto Cinquanta est consacrée à Marie-Madeleine (1616). 31 Pour un résumé plus détaillé voir infra, le synopsis de la pièce réalisé par Anne Duprat, p. 567-579.

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la jeune fille rebelle ; aucun discours ne serait plus explicite que cette trouvaille dramaturgique. La lisibilité de la leçon est encore renforcée par les contrepoints ; à la bourse mortifère de Clitia correspond et s’oppose celle que Ginepra (qui a contracté la maladie et y a survécu) prend sans risque dans une maison dont Demerita a hérité d’un parent mort de la peste : l’épidémie peut aussi être bienfaitrice, source d’enrichissement pour les femmes vertueuses (Demerita) et les jeunes filles rentrées dans le rang (Ginepra), antithèses, respectivement, de Clitia et de Quirina. L’histoire du Bolonais Casimiro est également édifiante. Injustement poursuivi par des soldats corrompus, qui l’accusent d’être un engraisseur, il ne doit son salut qu’à un déguisement qu’il juge d’abord dégradant. Le médecin Erminio lui conseille de se dépouiller des vêtements nobles qui le rendent suspect comme étranger. Dans un habit de porteur, qu’il revêt d’abord avec beaucoup de répugnance, il assiste sans être reconnu par eux à la mort subite de ses deux persécuteurs, qui esquissent en mourant, à leur tour, un mouvement de repentir. Cette circonstance opère la conversion de Casimir, qui décide d’adopter désormais un vêtement encore plus humble que celui qui lui a sauvé la vie, l’habit religieux, qui sauvera son âme (IV, 5). Ce parcours est celui d’un desengaño32 tout à fait dans l’esprit de la Contre-réforme. Enfin, les nombreux monologues (outre celui du Prologue, Milan) ont pour fonction d’interroger, de gloser l’origine, la nature et le sens de l’événement, sur un ton volontiers dénonciateur. Ils sont prononcés par des personnages investis d’un pouvoir et occupant une position dans la société ou l’administration temporelle et spirituelle de la peste : gentilhomme, délégué de l’office sanitaire, commissaire de la ville, prêtres. Selon eux, la maladie est un châtiment divin, aggravé par l’action des suppôts du démon (Erasmo, II, 1) ; le siècle est accablé de vices (Carlo, III, 4), les Milanais oublient la colère de Dieu dès qu’elle s’apaise (Fortunato, IV, 3) ; l’état moral de la population se dégrade, en raison de la mort ou de la défection de nombreux prêtres (Carlo, V, 1). D’autres monologues, dont l’objet est plutôt l’expression de la douleur et de l’expérience singulière et collective (comme celui du chirurgien Tiburtio, III, 1, d’Anastasio, député de l’office sanitaire, V, 2, ou de Fortunato, V, 4), sont eux aussi émaillés de considérations morales, imprégnés de la hantise du péché dont le règne est perçu par toutes ces voix masculines et autorisées 32

« Désabusement ».

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comme consolidé : il a provoqué l’ire de Dieu, il s’est accru pendant l’épidémie, il connaît un nouvel essor avec la rémission du mal. En définitive, de leur point de vue, l’épidémie est un peu l’occasion manquée d’une sanctification collective. Mais ce discours surplombant n’occupe pas seul l’espace de parole – ne serait-ce que parce que le dernier mot de la pièce est dit par « La Santé », qui se contente de célébrer sa victoire. Bien plus, plusieurs personnages de la pièce font entendre une voix discordante dans ce concert pénitentiel ; plusieurs épisodes et de nombreux discours érodent la construction d’une interprétation univoque et partagée. Cela concerne en premier lieu la collaboration de forces diaboliques et criminelles dans la propagation de l’épidémie. Le traitement de cette question, quoique abordée de façon différenciée selon les personnages, accrédite plutôt l’hypothèse d’un complot d’engraisseurs agissant avec le concours du diable. C’est l’opinion d’Erasmo (II, 1) et de Polimede, qui explique à celui-ci que depuis que « l’infâme barbier »33 a été pendu et brûlé, l’épidémie recule : Erasmo approuve explicitement ce discours (V, 3). Au deuxième acte, Polimede dissertait déjà, à la demande de Casimiro perplexe, sur les deux onguents (venin diabolique et emplâtre fabriqué à partir de cadavres de pestiférés), combinés à une influence planétaire néfaste (II, 4). Cette hypothèse astrologique est elle-même sujette à controverse34 et les médecins Diomède et Nemesio expriment leur désaccord sur ce point (IV, 2). Un chirurgien, Tiburtio, hésite à identifier l’origine de la peste, qui vient soit du Ciel, soit du « contact », soit de l’onguent du barbier ; il demande au prêtre Carlo si des mourants ont confessé avoir été des engraisseurs. Celui-ci refuse de répondre et le chirurgien préfère réserver son jugement : Mais je ne veux pas parler de cela, parce que cela me semble un labyrinthe embrouillé, dans lequel je ne sortirai pas de si tôt si j’y rentre.35

En définitive, s’il y eut un onguent, il ne fit qu’aider l’influence de Saturne. Le prêtre loue hautement sa prudence. 33

B. Cinquanta, op. cit., II, 1, p. 211. Il s’agit, bien sûr, de Giacomo Mora. Voir supra, p. 80, sq. 34 Ce débat, toujours à propos de la peste de Milan, oppose le médecin Alessandro Tadino, partisan des thèses astrologiques, et l’historien Giuseppe Ripamonti. 35 « Ma di questo/ Non voglio raggionar perche mi pare/ Laberinto intricato, nel qual s’entro/Non uscirò cosi presto », B. Cinquanta, op. cit., V, 2, p. 198 [ma traduction].

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Personne ne se prononce donc contre l’existence d’un onguent, mais Benedetto Cinquanta n’a introduit aucun engraisseur dans la foule de ses personnages, et parmi les éléments qui constituent le décor de la peste (clous, charbon pour marquer les portes, charriots…), il n’y a ni tâche ni poudre. Bien au contraire, l’histoire de Casimiro met en lumière les abus entraînés par la persécution (le nombre des accusés, emprisonnés, brûlés ou morts en prison s’élève selon le soldat Evippo à huit cents)36. La scène dans laquelle Casimiro attire l’attention et la suspicion en raison des habits qu’il porte et qui le désignent comme étranger rappelle le lynchage par la foule des jeunes français admirant les bas-reliefs du dôme de Milan, tel que le rapporte Ripamonti37. L’histoire de Ginepra est sans doute celle qui introduit la discordance la plus marquée. La jeune fille, apparue tardivement dans la pièce (III, 3), a survécu à la maladie. À sa sortie du lazaret, ayant perdu tous ses parents et sa maison ayant été pillée et fermée par les corbeaux, elle se retrouve seule, sans logis, affamée. Elle envisage alors de se prostituer : Me voilà seule. Ginepra, que vas-tu faire ? Il faut manger, et où vas-tu reposer tes membres ? J’étais joyeuse, me voilà triste. D’une façon ou d’une autre, il faut nourrir son corps. Si je ne vends pas cette chair animée, je ne m’ôterai pas l’envie de manger. J’ai échappé à la peste, pour tomber dans la disette. Quel embarras !38

Sa rencontre avec le prêtre Carlo, qui suit immédiatement ces paroles, oppose son point de vue inspiré par la nécessité et le désespoir à une intransigeance dogmatique qui apparaît cruellement en porte-à-faux avec sa situation. Le prêtre refuse l’aumône à la jeune fille, la compare à un cheval sans frein, lui prédit la ruine de l’âme et du corps, et brandit un crucifix sous ses yeux, en lui recommandant de souffrir à l’imitation de Jésus-Christ : Ainsi tu fuirais la souffrance ? Ah misérable, tu es trop sensuelle et trop hardie.39 36

B. Cinquanta, op. cit., II, 3, p. 84. Voir supra, p. 93. 38 « Ginepra che farai? mangiar bisogna,/ E dove poserai queste tue membra?/ Ero lieta, m’attristo. In qualche modo/ Pascer bisogna il corpo. S’io non vendo/ Questa carne animata;/ Non si tratò voglia di mangiare./ Io fuggi dalla peste/E diedi nella famé. O bell’intrico », B. Cinquanta, op. cit., III, 3, p. 123. 39 « Il patir fuggirai? A miserella /Troppo sei sensuale, e troppo ardita », Ibid., p. 127. 37

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Ginepra oppose une fin de non-recevoir résolue à ces admonestations : Je respecte le Seigneur, et votre parole, mais ne suis pas aussi loin de la souffrance que vous le jugez, mon bon Seigneur. Je cherche seulement à éviter de mourir. Pour cela, il faut manger, et je dois chercher qui me donne à manger. Puisque vous ne pouvez pas, ou que vous ne voulez pas, restez ici et faites plus d’actions que de discours, pour qui en a besoin. Je m’en vais.40

Malgré l’anachronisme radical de ce rapprochement, c’est bien le « Erst kommt das Fressen, dann die Moral » brechtien qui vient à l’esprit. On pourrait s’attendre à ce qu’un personnage aussi rebelle fasse une mauvaise fin. C’est le contraire qui se produit. À l’acte suivant, le chemin de Ginepra croise celui d’Anastasio, qui a connu son père. Celui-ci, en vertu de ses fonctions dans l’administration de la peste, lui promet de faire purger sa maison afin qu’elle puisse retrouver son foyer, et de lui faire porter deux pains et deux verres de vin par jour. La jeune fille refuse : Mon ami, tu n’as pas jeûné soixante jours dans le lazaret, presque toujours au pain et à l’eau. Le pain était mauvais et l’eau était sale. On m’a parfois donné de la soupe, mais elle était mal cuite et sans sel. Maintenant que je suis en bonne santé, deux pains ne me suffisent pas ; et comme je l’ai dit, la faim en veut davantage. Il me faut donc prendre un autre parti.41

Une jeune fille qui affirme ses exigences avec tant de force pourrait bien les voir frustrées. Il n’en est rien, grâce à la bien nommée Demerita, noble dame qui a elle aussi perdu presque toute sa famille. Anastasio confie Ginepra à Demerita, qui, quoique réduite à la misère par la peste, parvient à rassasier la jeune fille comme le raconte celle-ci, revenant sur scène un morceau de pain à la bouche (IV, 4). C’est encore sa souffrance passée qui l’autorise, à son avis, à braver les convenances en mangeant dans la rue. L’exercice d’une charité concrète, la reconstruction d’un lien familial (symbolisé par le fait que c’est 40 « Riverisco il Signor, e il vostro dire/ Ni son tanto lontana dal patire/ Come mi giudicate ò buon signore/ Cerco ben discostarmi dal morire;/ Perciò mangiar bisogna;/ E cercar mi convien chi me lo dia,/ Già che voi non puotete, ò non volete./ Restate pur e fatte/ Più fatti che parole/ Con qui hà bisogno. Vado. » 41 « Amico, tù non hai digiunato/ Sessanta giorni là nel Lazaretto/ Quasi sempre con acqua, e pane solo, / Il pane era cattivo, e l’acqua sporca ;/ E se tal volta mi fù datto minestra,/ Era bolita in freta, e senza sale./ Adesso che son sana/ Non bastano doi pani; E come dissi/ La famé ne vuol più, dunque bisogna/ Trovar altro partito », B. Cinquanta, op. cit., p. 148.

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Ginepra qui porte les clefs de Demerita)42 ont réintégré l’indocile Ginepra dans l’ordre social, ce que le discours du prêtre avait échoué à faire43. Le personnage de Carlo, qui porte le prénom du saint de la peste de 1578, dont les reliques ont été promenées dans Milan lors de la peste de 1630, mais qui était aussi contesté en raison de son rigorisme, est-il ici la cible d’une satire ? Il est difficile de l’affirmer. Mais il est indéniable que la pièce donne à entendre les raisons de Ginepra et prend le parti de la sauver. Il n’en est pas de même, on l’a vu, pour Quirina. Mais la loi qui exige qu’on l’emmène de force au lazaret, puis, comme elle s’y refuse catégoriquement, qu’on la cloitre chez elle en clouant sa porte, paraît bien rude. Les critiques concernant l’administration du lazaret ne manquent pas, dans la bouche des corbeaux (I, 2), du chirurgien Tiburtio (II, 3), et surtout de Ginepra, qui raconte à Demerita comment sa mère et ses frères, sains, ont contracté la maladie au lazaret et y sont morts (IV, 1, p. 147) : cela donne au refus de Quirina d’obtempérer quelque légitimité. Mais l’attaque la plus terrible vient de Tiburtio et de Carlo, quand la peste décroit : Tiburtio se dit stupéfait du peu de joie que déclenche chez les administrateurs du lazaret la nouvelle d’une régression de l’épidémie ; le prêtre affirme qu’ils se désolent de voir tarir leurs prébendes (V, 2, p. 195). Le clergé n’est pas non plus épargné, car la dénonciation de la fuite des prêtres est récurrente dans la bouche des deux personnages de religieux de la pièce, Carlo et Fortunato44. Les médecins sont-ils mieux traités ? Le personnage de Diomède, le sectateur de la médecine astrologique, semble la cible d’une satire du pédant ; il reçoit dans une bassine de vinaigre dix écus pour une ordonnance incompréhensible (I, 4). Outre la satire, le comique contribue aussi à brouiller quelque peu le discours exemplaire et les modèles tragiques. La présence d’une veine comique, dans cette pièce, est soulignée par le fait qu’elle se déroule explicitement Porta Tosa, lieu connotant l’obscénité et le scandale. Charles Borromée en avait fait ôter un énigmatique bas-relief médiéval, représentant une femme

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Demerita déclare à Ginepra, une fois que celle-ci lui a raconté la mort de ses parents et sa vie au lazaret, qu’elle a trouvé en elle une mère (B. Cinquanta, op. cit., IV, 1, p. 155). 43 Sur cet épisode, voir mon article : « L’hospitalité en temps de peste. Hybridation générique et conflits de normes », L’Hospitalité des Savoirs. Mélanges en hommage à Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Presses de L’Université Blaise Pascal, 2011, p. 107-127. 44 B. Cinquanta, op. cit., V, 2, p. 193 et V, 4, p. 219.

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soulevant ses jupes et se rasant le pubis, geste à l’origine du nom de la porte45. Un tel lieu n’a rien de noble. Le choix de celui-ci, de la part de Cinquanta, suggère peut-être l’exhibition transgressive de ce qui reste ordinairement caché. La peste n’est en effet pas traitée dans la pièce, de façon explicite, sur le mode tragique. Celui-ci est clairement mis à distance par Ginepra, qui dit avoir quitté « la scène funèbre » du lazaret où elle s’est attendue à devoir chausser « le cothurne tragique » pour franchir le fleuve des morts46. Le lieu du tragique est relégué dans le hors-scène ; la sortie du lazaret, soit l’entrée en scène pour Ginepra, signifie une lutte pour la vie qui exclut toute grandiloquence : des faits et non des mots, tel est son mot d’ordre avant de rencontrer en Demerita une mère de substitution qui comble le gouffre de ses besoins. La représentation théâtrale de la peste invite en effet à une inversion du tragique au comique, qui peut exprimer l’adhésion à la vie dans des circonstances qui en sont la négation. Face aux soldats, le geste de Casimiro, souligne ce parti-pris. Plutôt que de dégainer son épée, il tire de son vêtement une fiole contenant une médecine qu’il fait passer pour un onguent maléfique : Ce petit flacon […] M’a plus servi qu’une épée, ou n’importe quelle arme.47

Il raconte plus tard la scène au médecin Erminio, qui lui a donné la fiole, en soulignant qu’il s’en est servi à la place de son épée48 et que l’incident l’a fait rire (III, 4, p. 193). On sait que pour Casimiro, l’aboutissement de cet abandon de l’ethos aristocratique (d’abord l’épée, puis l’habit) est le choix du cloître. Le comique est inhérent à l’état (ig-noble) de peste, en ce qu’il prend aussi sa source dans un conflit entre l’ordre du discours et le pouvoir provisoire que confère l’administration sanitaire à ses hommes de main. L’état de 45

« tosar » signifie « raser ». « la funebre scene » ; « il Traggico coturno », B. Cinquanta, op. cit., III, 3, p. 121. 47 « Questo picciol vasetto di conserva/ Che mi diede testé quel buon Chirurgo/ Che accompagnai a casa./ mi valse più che Spada, ò altro arnese », Ibid., I, 5, p. 63. 48 Parce que s’en servir dans ces circonstances eût été indigne de lui : c’est dire que l’état de peste est incompatible avec un comportement héroïque et aristocratique. Casimiro, se croyant malade de la peste, affirme aussi qu’il aurait préféré une mort plus noble (Ibid., I, 1, p. 26). 46

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peste offre un empire aux valets de comédie, cette fois nantis d’un pouvoir réel sur le corps de leur maître. L’abondance des monologues dans la pièce vise à contrecarrer la menace que ce monde renversé fait peser sur le sens, les mots, la hiérarchie sociale (et incidemment, on l’a vu, sur l’obéissance des filles). Les croque-morts sont ainsi, sans surprise, les spécialistes de la dévalorisation du discours. Les lazzi du corbeau Tancrazio font cruellement contrepoint au récit par Quirina de la mort de son père : Le Ciel soit loué, la voilà enfin au bout de son histoire, si longue et ennuyeuse. Elle n’avait qu’à dire : mon père est mort. Maintenant, je le mets sur le chariot.49

Un des deux soldats qui poursuit Casimiro avait d’ailleurs raillé celui-ci, en affirmant qu’il aurait à lui obéir « même s’il était Dante »50. Le second soldat est ensuite le protagoniste d’une scène où, pressé de questions (posées par un médecin) concernant l’engraisseur fugitif prétendu, il manifeste une incompétence manifeste dans le domaine du langage : Vous dites tant de choses dans un seul souffle, que je n’ai pas de langue pour répondre. Dites une chose à la fois pour que je vous réponde. Je suis soldat, et je ne comprends que les armes, votre discours n’est pas conforme aux armes, c’est pourquoi je ne vous réponds pas à votre guise.51

Le comique ambivalent de la pièce résulte de cette confrontation entre l’ordre ancien et le nouveau, à la fois sinistre et libératrice. Car le choix du comique participe aussi de la visée cathartique de la pièce52. Celle-ci est en particulier portée par le thème du malade imaginaire, qui, dans un tel contexte, ne laisse pas de paraître paradoxal.

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« Lodato il ciel, fini pur la legenda/ si longa e sì noiosa,/ E pur bastava dire./ Mio padre è morto/ Hor me lo porto in carro », Ibid., I, 3, p. 42. 50 « Perche se fosti Dante/ Vi converra ubedir », Ibid., I, 5, p. 60. 51 « Tante cose dite in un sol fiato/ Che non ho lingua di risponder tanto. Una sola cosa alla volta/ dite ch’io vi rispondo », Ibid., II, 2, p. 74 ; « Soldato son, e sol dell’armi intendo,/ Il vostro dir non è confrome all’armi,/ Perciò non vi rispondo a vostro guiso », Ibid., p. 75. 52 Par ce terme, nous désignons dans sa généralité la visée pragmatique énoncée par B. Cinquanta dans l’avis aux lecteurs : construire une mémoire, inspirer la pitié, inciter à la prière et apporter plaisir et soulagement.

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Il occupe pourtant une place importante dans la représentation de l’épidémie par Cinquanta et dans l’économie de sa pièce. Le médecin Diomède affirme ainsi que vingt pour cent des victimes de la peste moururent « par caprice »53, s’imaginant à tort avoir été contaminées. L’idée selon laquelle les maux que cause la peste sont en partie imaginaires n’est pas nouvelle (on la trouve chez Montaigne)54, mais elle est exploitée ici de façon particulièrement insistante. « Le caprice », éventuellement mortel, afflige Gregorio, le seul fils survivant de Demerita, mais surtout Casimiro, qui, après avoir enterré son ami, est persuadé d’avoir été contaminé, non sans vraisemblance. Une scène avec le médecin Diomede, où il passe alternativement, selon son interprétation des mots de celui-ci, de la confiance au désespoir, donne une illustration, qui se veut plaisante, des comportements extravagants causés par la peur (II, 2). Ne peut-on penser que cette focalisation sur les effets de la peur tend à un déplacement, qui, en faisant de la peste une maladie de l’âme, favorise la cure des lecteurs ou des spectateurs survivants de l’épidémie ? La portée cathartique de la pièce, qui enveloppe et excède le discours exemplaire et moral, repose sur l’articulation de la scène comique et du horsscène tragique. Le vu et le non-vu appartiennent à des registres distincts et sans doute complémentaires. La distance ironique, le comique plus ou moins noir marquent les événements et les échanges qui se déroulent sur la scène de la Porta Tosa, tandis que les récits des personnages prennent en charge l’horreur et la déclinent sous des aspects variés. Paroles inouïes. La part de l’invisible Cinquanta, dans son « Avis aux lecteur bienveillants », avait attiré l’attention sur les « récits des personnages », qui font comprendre ce que les

53 « sappia che se morirno mille huomini/ Ducento è più morirno per capriccio » ; « sache que sur mille hommes qui moururent, deux cent et plus moururent par caprice », B. Cinquanta, op. cit., II, 4, p. 89. 54 « Et c’est le bon : que selon les règles de l’art, à tout danger qu’on approche, il faut être quarante jours en transe de ce mal, l’imagination vous exerçant cependant à sa mode et enfiévrant votre santé même », Michel de Montaigne, Essais, III, 12 « De la Physionomie », éd. Jean Balsamo, Michel Simonin et Catherine Magnien-Simonin, La Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, p. 1094.

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« actions représentées » ne donnent pas à « connaître »55. En effet, les longues tirades et les monologues de la pièce sont loin de se résorber dans leur visée morale. Elles expriment l’expérience traumatique de la peste dans (presque)56 tous ses registres : le deuil des proches, la maladie vécue personnellement, la vue de la mort des autres, singulière et collective, la culpabilité : les maux de tous ordres, les petits et les grands, depuis la cherté des vivres et la disparition du vin de Malvoisie jusqu’à la vaisselle jamais lavée du lazaret. Mort du père (de Quirina), du fils (d’Erminio), du mari et des enfants (de Demetria), du père, de la mère et des frères (de Ginepra), la déploration explore presque toutes les configurations familiales possibles de la perte. Mais c’est peut-être celle de l’ami qui est la plus frappante, parce que la plainte qu’elle inspire ouvre la pièce, et articule d’emblée le deuil avec une culpabilité que les textes de cette époque n’expriment jamais. Elle apparaît en tout cas clairement à l’arrière-plan de la maladie imaginaire de Casimiro : Oui, oui, je suis atteint du mal cruel, mais peu m’importe. Si je pouvais entrer dans la fosse, où aura été déposé sans pitié mon cher ami, mon Prasillo : Hier, mon Prasillo marchait si joyeusement, et moi avec lui, déterminés à fuir Milan et à nous retirer dans notre beau pays. Mais à peine fit-il nuit, qu’il tomba à terre en demandant de l’aide. Je le soulevais, mais il ne tarda guère à exhaler son dernier souffle, et dit : « Casimiro, je me meurs pour toi ». C’est moi, moi qui le conduisis à Milan, où je l’ai retenu contre sa volonté. Et cela me perce le cœur. Je le déshabillais : hélas, quelle vue ! À côté du cœur de mon compagnon mort, apparut une tumeur, rouge et noire. À côté de lui tombèrent les deux serviteurs. Et je restai seul et sans aide. Je sais que j’irai sous terre dans 55

« e quello che si conoscera da gli atti rapresentati, si intenderà dalli racconti, che faranno i personaggi », B. Cinquanta, op. cit., p. 17. 56 La pièce est remarquablement discrète sur la douleur physique des malades. Les deux femmes qui meurent sur scène ne songent qu’à pleurer leurs péchés, et ceux qui ont guéri du mal n’en parlent pas. Peut-être la raison en est-elle, comme l’écrit Hanna Arendt, que « La douleur physique est la seule expérience que nous soyons incapables de transformer pour lui donner une apparence publique », citée par Hélène Merlin-Kajman (« Sentir, ressentir : émotion privée, langage public », Les émotions publiques et leurs langages à l’âge classique, dir. H. Merlin-Kajman, Littératures classiques, n° 68, été 2009, p. 335). On peut aussi penser que dans cette pièce, c’est le point de vue psychologique et moral de l’agonisant repentant, du survivant et du témoin qui compte : le deuil, l’horreur, le découragement, la peur, l’indignation, la contrition et la culpabilité sont les seules émotions, prises en charge par plusieurs voix, qui ont droit de cité.

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peu de temps, parce que ce mal s’attrape. Et si je ne craignais pas la colère du ciel, j’élirais une mort plus noble que celle par la peste.57

Dans la même scène, le médecin Erminio se lamente d’avoir ôté une couverture sur le corps de son fils malade, ce qui, pense-t-il, a causé sa mort58. C’est aussi l’expérience vécue de la maladie que ces récits déroulent, au féminin, par la bouche de Ginepra et au masculin, par celle d’Erminio. Celuici découvre qu’il est touché par le mal à la scène 1 de l’acte I, quand le médecin Nemesio lui confirme, de façon expéditive (« allons, finissons-en… »)59, que son fils est bien mort de la peste. Ces deux récits de la peste à la première personne n’évitent pas les atours rhétoriques et mythologiques : Ginepra évoque sa réaction à la découverte de sa maladie sous la forme d’une longue apostrophe à une mort allégorique (III, 3, 122), et l’état d’esprit d’Erminio pendant sa maladie est figuré par la vision d’Enfers très classiques (III, 4, p.  250-251). Le récit de Ginepra aborde rapidement un registre plus concret, mais le récit de la maladie et de la cure tournent court : Je parlais ainsi quand je sentis éclater entre mes seins la tumeur d’un bubon. Je ne fus pas longue à défaire le ruban qui m’enserrait la poitrine, et le nœud : je purgeais moi-même ce vilain trou, et je me levais contente pour chercher de l’aide, ayant le sentiment d’avoir vaincu et la mort et le mal.60

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« Si, si son colto/ Del fiero mal, ma non mi cale punto./ Mentre ch’io entrar potessi in quella fossa/ Ove il mio Prasillo,/ Sarà riposto: ma senza pietade./ Hieri si lietamente il mio Prasillo/ Sicuro caminava, ed’io con lui/ Determinati di fuggir Milano/ Et à bei nostri lidi ritirarsi./ Ne si tosto comparve à noi la notte,/ Che chiedendo egli aita in terra cadde./ Io il sollevai da terra; ma non stette/ Guari a spirar l’ultime note, e disse,/ Casimiro per te son gionto à morte. Io fui, io fui quel desso,/ Che il condussi a Mila, che lo tratenni,/ Contro sua voglia. E questo mi trafigge./ Io lo spogliai: Oime che vista mesta./ Presso il core comparve/ Del morto mio compagno/ Rilievo tumoroso, rosso e nero. Presso lui ne caderno/ Ambi li servitori,/ Ed’io solo restai d’aiuto privo./ Son sicuro che presto in terra vado,/ Perche il morbo s’atacca: e se non fosse/ L’ira del ciel ch’io temo,/ Più nobil morte eleggerei che peste », B. Cinquanta, op. cit., I, 1, p. 26. 58 Ibid., p. 28. 59 « Horsu, finiamola », Ibid., I, 1, p. 29. 60 « All’hor dicevo./ quando sentii scopiar frà le mamelle/ tumoroso carbon. Fui presta a sciorre/ Il nastro che stringeva il petto, e il fiocco./ Da me stessa purgai quel brutto foro,/ E lieta mi levai cercando aita,/ parendomi haver vinto/ E la morte, & il mal », Ibid., III, 3, p. 122.

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Le véritable intérêt du récit de Ginepra concerne la scène qu’elle raconte avoir vu au lazaret, juste après s’être soignée elle-même : Je ne dormis pas longtemps, car je fus réveillée par une voix douloureuse, et les hauts cris d’une femme qui renfermait dans son ventre un enfant sommeillant. Je courus pour apporter de l’aide, mais je trouvais, dans les douleurs, sans le secours de l’art, la demi-mère debout, avec son demi-fils dont les pieds étaient sortis. Il sortit du ventre pour porter au tombeau sa mère avec lui.61

Cinquanta n’est pas le seul à évoquer le sort des femmes enceintes et des parturientes en temps de peste62. Mais la construction de cette scène comme témoignage, l’invention qui porte sur les mots, en jouant sur le sens de « demi » (presque mère, moitié d’enfant, mère d’un enfant mort), sont d’une grande efficacité pathétique et imageante. Le rôle de témoin est distribué entre un assez grand nombre de personnages de la pièce, indépendamment de leur sexe et de leur position d’autorité. Leur fonction est de servir de médiation dans la représentation mentale de ce qu’il est impossible de mettre en scène, soit parce que la décence l’interdit (c’est le cas de l’accouchement au lazaret, du bubon sur le corps nu de Prasillo ou entre les seins de Ginepra), soit en raison des limites inhérentes à toute œuvre dramatique. Même une pièce avec dix-neuf personnages, dont deux meurent sur scène, ne peut montrer toutes les façons de mourir de la peste. Elle ne peut non plus franchir les portes des maisons afin de les répertorier. Le souci d’exhaustivité qui marque l’entreprise de Cinquanta lui fait confier à un corbeau, Donato, le soin de dresser un tableau panoramique des postures des cadavres qu’il a trouvés dans l’exercice de son office : 61

« Ma breve fù il dormir, perche fui desta/ da dolorosa voce, & alte grida/ Di sposa che nel ventre/ Infante sonacchioso rinchiudeva./ Corsi là per aiuto, mà trovai/ tacca dal duol, senz’arte, e senza guida/ la semimadre in piedi/ Col semifiglio uscito con le piante./ Il qual dal ventre usci per por nell’ urna/ seco la madré estinti », B. Cinquanta, op. cit., III, 3, p. 122123. 62 Daniel Defoe, chiffres à l’appui, met l’accent sur la mortalité des parturientes pendant la peste de Londres, dans des termes très proches de ceux de La Peste del 1630 : « Sometimes the Mother has died in Plague; and the infant, it may be half born, or born but not parted from the Mother » ; « Parfois la mère était morte de la peste alors que l’enfant était né à moitié ou né mais pas encore séparé d’elle », Daniel Defoe, A Journal of the Plague Year [1722], éd. Paula R. Backscheider, New York, Londres, W. W. Norton, 1992, p. 116 ; Journal de l’année de la peste, trad. Francis Ledoux, Folio classique, Paris, Gallimard, 2003, p. 186.

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Quand les gens de la maison pensaient être jetés au lazaret, ils mourraient cachés, et puants. D’autres restèrent enfermés, pestiférés entre eux, et ils choisirent divers lieux pour mourir. Qui sur la terre nue, qui sur la paille, qui était enveloppé de molles étoffes, qui était nu, qui était vêtu. Qui la tête en bas, qui le visage vers le Ciel. Qui était tombé en montant les escaliers, qui s’était jeté d’un endroit élevé et brisé. Mais la plupart, je les trouvais morts dans leur lit, et dans des attitudes variées. Les uns avaient les bras croisés, les autres le poing fermé sur la poitrine ; d’autres les genoux déjà pliés, d’autres renversés avec la tête en avant ; les uns le bras tendu dans l’eau bénite. Qui tenait dans les bras un Christ mort, qui serrait dans sa main l’image de quelque saint, ou de Marie. Certains avaient au cou une grosse corde, qui un rosaire, ou une médaille, qui une relique, ou un petit livre de dévotion. Parfois j’ai pleuré de les voir si bien disposés.63

Le caractère incongru du catalogue se résorbe dans sa conclusion édifiante. Celle-ci est sanctionnée par les larmes, tout à fait à contre-emploi, du corbeau. Ce récit et sans doute cet indice de charité chrétienne le qualifient d’ailleurs aux yeux du délégué sanitaire Anastasio, qui le gratifie prudemment de l’appellatif « de bon homme »64 et envisage de lui donner un pourboire. Cette approbation mérite d’être soulignée, car les corbeaux ont été montrés dans la pièce comme sourds à la pitié, moqueurs et voleurs. Le témoignage confère à Donato une sorte d’honorabilité ; la compassion du corbeau le réintègre dans le cercle de la communauté humaine. C’est sans aucun doute ce sentiment, aux yeux de Cinquanta, qui est la clef de l’opération cathartique inscrite dans sa pièce par le biais des témoignages. C’est au noble Erasmo qu’il revient de dire non seulement le comble

63 « E quando quei di casa/ Pensorno fosser giti al Lazaretto/ Staban morti nascosto, e puzzolenti./ Altri che fur rinchiusi/ Apestati frà lor, diversi luoghi/ Elesser per morire./ Chi sovra nuda terra, e chi sù la paglia,/ Chi frà morbidi panni era rinchiuso,/ Chi gnudo, e chi vestito./ chi boccone, e chi volto verso il Cielo./ Chi nel salir le scale roversoni./ Chi si gittò dal’alto franto, e rotto./ La maggior parte la trovai al letto/ Morta, se ben diversamente posta./ Alcuni havean le braccia incrociatte./ Altri col pugno chiuso sopra il petto:/ Altro con le ginocchia già piegate,/ Ma roversoni poi col capo inanti:/ Altro col braccio steso all’aqua santa./ Chi teneva in le braccia un Christo morto/ E chi stretto in la mano/ Effigie di alcun santo, e di Maria./ Alcun teneva al collo gorssa fune,/ Chi rosario, o medaglia/ Chi reliquia, o divoto libracciolo./ Io qualche volta piansi/ nel veder tanti coì ben composti », B. Cinquanta, op. cit.,V, 2, p. 204. 64 Ibid., p. 216.

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de l’horreur (que représente pour Cinquanta le tas informe de cadavres)65, mais aussi ses effets sur celui qui regarde, entend, respire : Je suis allé voir, il y a peu, cet endroit si lugubre, où les os se dépouillent de la chair pourrie et où le sang mort est répandu sur le sol. J’en devins livide, privé de sentiment, le front blême. Je vis là un tas de cadavres fétides disposés en désordre, et plein d’horreur ; mon cœur éclata par la fontaine de mes yeux, les soupirs de ma bouche, et les paroles interrompues de ma langue : cela me rendit tout tremblant tandis que j’entendais presque de tous côtés retentir l’écho malheureux. Dans ce lieu malheureux circulait un air fétide, plein de poignards aigus, qui entraient par les narines, descendaient dans le cœur, et provoquaient des pâmoisons ambassadrices de la mort. J’en éloignai mes pas, mais non mon cœur empli de compassion, et si parmi eux je ne pâtis pas, du moins je compatis.66

Cette confrontation avec « l’informe » entraine une déroute du sujet, ce qu’exprime le renvoi par l’écho de paroles qui, pour une fois, ne nous sont pas restituées sous la forme de déclamation ou d’apostrophe à des entités allégoriques. Les redondances (« livido », « livide » ; « bianco », « blême »), les répétitions (« infelice », « malheureux » ; « fetente », « fétide ») participent de cette tentative de cerner, sans le secours, ou presque, de tournures rhétoriques, les limites sensorielles de l’expérience. De façon peu conventionnelle, le seuil du tolérable est franchi par l’odeur, non par la vue. C’est la pénétration dans le corps du témoin de la puanteur des cadavres qui constitue le seuil au-delà duquel la distance entre le sujet (s’évanouissant) et l’objet s’abolit. Cette souffrance olfactive décide du départ d’Erasmo, et la conversion de son cœur brisé (« scopio ») puis percé des flèches de la puanteur (« acuti stili ») en cœur compatissant : le polyptote qui clôt le passage (« non

65 C’est justement une fosse ouverte qui est représentée sur le frontispice de l’édition originale. 66 « A vista di quel sito sí lugubre/ Che spoglia l’ossa di corrotta sparso/ Fui poco fà; e ne divenni in faccia/ Livido, sensa senso, e bianco in fronte/ Là viddi anco insepolti/ Caterva di cadaveri fetenti/ In confuso riposti, e di horror pieni./ Scopio questo mio cor da gli occhi fonti;/ Dalla bocca sospiri, e dalla lingua/ Interrotte parole: indi me rese/ Tutto tremante, mentre udii ribombo/ Di Eco infelice quasi in ogni parte./ In quel sito infelice/ scorreva aura fetente/ Piena di acuti stili,/ Che per le nari intrando, al cor scendeva,/ E ogn’un rendeva pien di svenimenti/ Di morte ambascatori/ Io ritirai i pie, ma non il core/ Pieno di compassione,/ E se frà quei non pato, almen compato », B. Cinquanta, op. cit., V, 3, p. 207208.

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pato, almen compato ») dit bien que l’exercice à distance de la pitié est la seule position tenable pour le témoin. Si de nombreux personnages de la pièce sont en position de témoin, celle-ci est cependant occupée de façon privilégiée par le père Fortunato. La mention, par celui-ci, et à plusieurs reprises, du couvent de la Pace, auquel appartenait Benedetto Cinquanta, suggère qu’il est selon toute vraisemblance un personnage référant à l’auteur. La tonalité très particulière de son dernier monologue, presque à la toute fin de la pièce, invite également à cette lecture : Retourne sur les rives paisibles de la Pace, retourne, O Fortunato, fortuné de bonne fortune. Tu as navigué sur la grande mer écumante, pleine de nuages, d’éclairs et de tempêtes, sous le vent de la noire mort, et pourtant tu n’as heurté aucun écueil, et ton bateau ne s’est ni déchiré, ni gâté. Le vent du Levant qui me conduisit à naviguer dans l’onde de la maladie contagieuse fut trouble ; mais claire fut l’étoile qui enseigna à mes pas de fuir l’orage. J’ai vu, j’ai vu, la mort vorace ouvrir sa gueule sombre, et, engloutir la vie de tant de personnes, même fatiguée. J’ai vu s’embraser d’indignation le Ciel de cette terre où j’habitais, et je n’ai pas fui. Je ne me suis pas soustrais, alors, à la colère vengeresse. Et pourtant je suis resté vivant. O Dieu clément et pitoyable, O Dieu bienveillant. Que quelqu’un se trouve bien souvent où la mort tue, et ne soit pas tué ? Où le feu brûle, et ne sente pas la chaleur ? Où la mer frémit, et ne fait pas naufrage ? Cela est un don du Ciel, et non de la terre. Tant de fois la raison audacieuse m’a dit : « Que fais-tu ? Fuis. Fuis bien vite. Fou, ne vois-tu pas comment le mal cruel attaque ? Comment, idiot, tu vas où la peste règne, où abonde le plus ce que je cherche à éviter ? Tu agis contre nature. »67

67

« Torna alle rive della Pace, torna/ O di buona fortuna fortunato./ Corresti del gran mar l’onda spumante/ Pieno de nembi, e lampi, e di tempesta./ Al soffio d’atra morte,/ E pur non inciampasti in alcun scoglio/ Ne resta la tua nave,/ ne sdrucita, ne guasta,/ Fù torbido il Levante/ Che mi condusse à navigar frà l’onde/ Di contaggioso morbo:/ Ma fù chiara la stella,/ Che ai miei passi mostrò fuggir procella,/ Io viddo pur, io vidi/ Là ingorda morte aprir la cupa gola/ Et inguiottir de tanti/ La vita se ben stanca,/ Viddi avampar di sdegno/ Il Cielo in quella terra ov’ habitavo,/ E non fugii, e non mi tolsi all’hora/ Dall’ira ultrice. E pur rimasi vivo./ O Dio clemente, e pio, O Dio benigno./ Ch’un si trovi ben spesso,/ Ove la morte uccide, e non sia ucciso? Ove’ arde il Fuoco, e non senta calore? Ov’ freme il mare, e non senta naufraggio?/ Questo è dono del ciel, non della terra/ Tante volte mi disse il senso audace/ Fuggi che fai? Fuggi veloce. Ahi pazzo/ Non vedi comme atacca il fiero male?/ E come vai balordo, ov’ peste regna,/ Ove più abonda, cuai senza esser cerco?/ Tù fai contra natura », B. Cinquanta, op. cit., V, 4, p. 215-216.

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La métaphore récapitulative du voyage maritime, comme traversée de la peste, permet de faire entendre la jubilation, sous forme d’action de grâce, du survivant68. Ce monologue confesse aussi, rétrospectivement, la peur, ce qui conforte la légitimité du témoignage en authentifiant hautement la présence (« je n’ai pas fui »). Ce pacte final s’ordonne autour de la formule minimale, le noyau constitutif à partir duquel se déploie la constellation de témoignages de cette pièce sans exemple : « j’ai vu ». Dans la façon dont Benedetto Cinquanta a choisi de donner forme au chaos, le choix du registre comique et l’inscription du témoignage constituent certainement les aspects les plus singuliers. On peut se demander, en définitive, de quelle façon le rire favorise le processus cathartique – peut-être scellé et symbolisé par le vin de la réconciliation que vont boire ensemble les médecins à la fin de la pièce (V, 4). Il y a bien, comme le souligne Hélène Merlin-Kajman, une violence du rire69. Dans La Peste de 1630, elle s’exerce contre les femmes, en particulier contre Quirina la belle rebelle, par la bouche des corbeaux (relayée en partie par le délégué à la santé Polimede). Elle se retourne aussi contre ces mêmes corbeaux et contre les soldats, pour railler leur ignorance ou leur sotte avidité70. Le comique naît de la confrontation de classes sociales dont la peste perturbe les relations de pouvoir ; il souligne aussi le recours à une parole populaire chargée d’exprimer une veine misogyne, dans une perspective clairement punitive. Il est tenant de rapprocher celle-ci du choix énigmatique de la Porta Tosa. Comme nous l’avons déjà signalé, le bas-relief retiré sur l’ordre de Charles Borromée représentait une femme s’exhibant en train d’effectuer le geste de se raser le pubis, ce qui la désigne comme une prostituée. Dans la mémoire collective milanaise, il s’agit d’un portrait injurieux de la femme de Barbe68 Ce passage autofictionnel (car il s’agit bien d’un témoignage personnel inscrit dans le cadre d’une fiction) évoque les dernières lignes du Journal de l’année de la peste, un quatrain versifié que le narrateur H. F. dit avoir retrouvé dans ses notes personnelles : « A dreaful Plaque in London was,/ In the Year Sixty five,/ Which swept an Hundred Thousand Souls/ Away: Yet I Alive » (D. Defoe, op. cit., p. 248) ; « Affreuse peste à Londres fut/ En l’an soixante et cinq : Cent mille personnes elle emporta,/ Quant à moi, pourtant, toujours je suis là » (D. Defoe, op. cit., p. 366). On notera que le bilan chiffré des victimes des deux pestes est dans les deux œuvres identique (cent mille). 69 H. Merlin-Kajman, op. cit., p. 343. 70 Comme dans la scène où Milorte et Tancrazio se disputent un butin de tissus précieux qui se révèle, à l’ouverture du paquet, n’être que chiffons infectés (III, 5).

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rousse, en mémoire de la destruction de la ville par celui-ci. Le souvenir de cette métaphore vengeresse (le sexe de la femme de l’ennemi pour la ville rasée) est-il l’arrière-plan d’une pièce sur Milan à nouveau décimée ? Des quatre femmes de la pièce, l’une est une prostituée, la seconde projette de l’être, la troisième est menacée d’être exhibée nue. Si le rire collabore à la réparation du trauma collectif, c’est en partie par la réalisation d’un tableau, qui, comme le bas-relief écarté, pointe avec dérision et agressivité, par la voix des corbeaux, l’origine de la faute. Mais la pièce ne se limite pas à ce geste d’accusation et de sarcasme. L’accueil de la jeune fille en perdition par la femme de mérite, le don, par celle-ci, de son pain et de ses clefs, montrent une autre façon de raccommoder la vie, sérieuse mais explicitement éloignée de tout rigorisme. La victoire de l’étranger Casimiro sur ses persécuteurs, bras armés d’une paranoïa collective, discrètement, mais fermement dénoncée, illustre autrement une perspective capable de prendre le parti de l’individu – y compris du plus humble et du plus vil : les larmes du corbeau définissent l’ethos du sujet chrétien. C’est également ce à quoi s’emploient les témoignages de la pièce, qui mettent en forme la peur, la douleur de la perte et du spectacle de la mort de masse en débattant moins du sens de l’événement que des conditions concrètes de l’empathie et de l’exercice de la charité.

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Bibliographie La peste del MDCXXX traggedia nuovamente composta dal padre Fra Benedetto Cinquanta Teologo, e Predicatore Generale de Minori Osservanti, Fra gli Academici Pacifici detto il Selvaggio [1632]. Doglio, Federico, Il teatro tragico italiano, Storia i testi del teatro tragico in Italia, Parme, Guanda, 1960, p. 532-741.

Le synopsis, la traduction de l’épître dédicatoire et de l’avis au lecteur sont d’Anne Duprat.

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BENEDETTO CINQUANTA La peste de Milan en 1630 Nous savons peu de choses de la vie de Benedetto Cinquanta71. Les dates de sa naissance et de sa mort sont incertaines (vers 1580, vers 1635, à Milan). On ne sait pas non plus à quelle date il devint frère mineur de l’ordre franciscain de l’Osservanza au couvent Santa Maria della Pace de Milan. Ses qualités en tant que théologien et de prédicateur sont attestées. En 1617, il est élu père provincial, et en 1618, définiteur du chapitre général de la province cismontaine, qui dépendait de Salamanque. Ses charges pastorales se doublent d’une activité littéraire et culturelle notable. Il appartient à l’académie des Pacifici, où il reçoit le pseudonyme du Selvagio, ce qu’indique la page de titre de La Peste del 1630. Il publia entre 1616 et 1621 plusieurs drames religieux (La Maddalena convertita, 1616 et La Resurrezione di Cristo, 1617, Il Ricco epulone en 1621). Après une interruption de plusieurs années, où il a peut-être séjourné en Espagne72, il publie, en 1628, le Specchio de Prelati, La Natività del Signore, Il Fariseo e il Pubblicano, Il Figliol prodigo ; puis, après la peste dont il fut un témoin direct73, deux œuvres non dramatiques : Le Quaranta Hore Sermoni et les Idilii della Passione di Nostro Signore en 1632. La même année paraît La Peste del 1630. La dernière œuvre publiée sous son nom est une pièce consacrée à une martyre, S. Agnese (1634). 71 Francesco Saverio Quadrio lui consacre une notice (Della Storia e della Ragione d’ogni poesia, Milan, Agnelli, 1739). Voir l’article de M. Vigilante dans le Dizionario biografico degli italiani, Rome, 1981, qui s’appuie, notamment, sur A.-M. Pizagalli et F. Doglio (op. cit). A. Cascetta donne des renseignements complémentaires. 72 M. Vigilante, op. cit., p. 647. 73 Ce témoignage est attesté par B. Burocco (Descrittione chronologica e Principij, Pregressi, Santità e Dottrina della Provincia di Milano de FF. Mino. Oss., manuscrit de 1717), selon A. Cascetta, op. cit., p. 131-132, note 29.

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L’œuvre de Cinquanta est donc à l’évidence orientée par la prédication et la dévotion. Faut-il pour autant limiter La Peste de 1630 à l’illustration, un peu sommaire, d’une thématique religieuse ? Contrairement à Annamaria Cascetta74, nous ne le pensons pas. C’est plutôt la conscience aigue du hiatus entre l’événement, les ressources du langage et de la représentation, exprimée dans le paratexte (traduit ci-dessous), l’inventivité des ressources dramaturgiques et poétiques mises en œuvre et la présentation conflictuelle des points de vue75 qui donnent à ce texte son intérêt puissant. Synopsis de la pièce76 La Peste de 1630 par Benedetto Cinquanta Interlocuteurs : Milan, le Prologue Le Prêtre Carlo, curé et confesseur Le Père Fortunato, moine mineur et confesseur Diomede, Nemesio, médecins Erminio, Tiburtio, chirurgiens Erasmo, un gentilhomme milanais Casimiro, un gentilhomme bolonais Polimede, commissaire Anastasio, apothicaire et deputato (délégué de l’Office de la santé) Demerita, une noble dame Clitia, Quirina, Ginepra, femmes Evippo, Viluppo, soldats Milorte, Donato, Tancrazio, corbeaux (« monatti »77) 74 A. Cascetta estime que l’intérêt de la pièce est avant tout « socio-anthropologique ». Par rapport à la prédication borroméenne, à laquelle elle rattache étroitement la pièce de Cinquanta, elle juge que celle-ci est « simplificatrice » (op. cit., p. 142). Enfin, si elle est sensible à la dimension comique de l’œuvre, elle en limite la fonction à l’allègement de l’atmosphère (ibid., p. 135). 75 Jürgen Grimm va jusqu’à parler, à propos de cette pièce, et non sans raison, de « perspectivisme » (op. cit., p. 192). 76 Un autre synopsis par scènes, dont nous avons eu connaissance, a été rédigé par Stéphane Miglierina. Notre résumé s’appuie en partie sur ce travail. 77 Les « monatti » étaient des mercenaires chargés de ramasser les cadavres des victimes de la peste, mais aussi d’amener les malades dans les lazarets.

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Personnages divers, qui traversent la scène en allant au lazaret. La scène est à Milan, Porta Tosa. Prologue : Milan. Milan, vêtu de noir, pleure sa jeunesse, sa liberté, sa vie perdues. Autrefois, la cité était riche, la région belle et fertile. Malgré les guerres, malgré les occupations, il est longtemps resté « il bel Milano ». Vieilli, il a dû confier sa défense à la puissante Espagne. Si sa foi en Dieu avait été aussi forte que sa fidélité à ce monde, il n’en serait pas là. La contagion est là, et saigne la ville. Malade, mourant, abandonné de tous, Milan s’en remet à la grâce de Dieu : qu’il décide s’il doit vivre ou mourir. Voyez, ô spectateurs ! Voyez la lamentable histoire Ayez pitié du vieux Milan déchu Et prenez-y bien garde. Priez pour que je vive encore Et vous aussi recevrez bon secours.78

Acte I Scène 1 : Casimiro, Nemesio, Erminio. Plaintes de Casimiro. Il pleure le mauvais sort qui l’a amené à Milan en temps de peste, alors qu’il s’en retournait à Bologne avec son ami Prasillo. Récit de la mort de Prasillo, qui a expiré en accusant Casimiro de sa mort : c’est Casimiro qui avait insisté pour qu’ils restent à Milan. Leurs serviteurs ont également succombé. Casimiro ne reverra jamais sa famille, ses amis, sa patrie ; il est sûr de mourir bientôt. Entrent le médecin Nemesio et le chirurgien Erminio, qui discutent des remèdes possibles au mal. Casimiro se joint à eux pour les écouter. Erminio décrit les symptômes de la mort de son fils Fabrizio ; s’agissait-il de la peste ? Nemesio le pense, et indique à Erminio les soins à administrer (émétique, sudatifs, saignées). Casimiro propose au malade de l’accompagner jusqu’à son auberge, en restant à bonne distance ; il verra ainsi si les remèdes sont efficaces. 78

« Mirate voi, mirate,/ O spettatori il caso miserando:/E compatite al vecchio/Destituto Milano, e state attenti./Pregate ch’io abbia vita/ Che sarete ancor voi ricchi d’aita ». Prologue, p. 12.

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Scène 2 : Milorte, Donato, Clitia dans une chaise à porteurs. Le soldat Milorte et le corbeau Donato portent Clitia au lazaret. Elle veut en savoir plus sur l’hôpital où on l’amène. Donato lui explique avec mépris que sans argent elle sera traitée comme n’importe quel autre malade, jetée sur la paille et mal soignée. Elle les charge alors de lui rapporter son or et ses bijoux. Ils s’enfuient aussitôt avec la clef de sa cassette. Seule, Clitia regrette son geste : elle a donné sa clef à des voleurs. Le mal s’aggrave, Clitia confesse au public ses péchés et meurt. Les corbeaux, de retour, décident alors de cacher provisoirement leur butin sur le cadavre ; personne n’osera y toucher. Scène 3 : Polimede, Tancrazio, et Quirina. Le commissaire Polimede fait sa tournée avec le corbeau Tancrazio. Décompte des morts : hier, Tancrazio a chargé trente-deux charretées de trente morts ; aujourd’hui, déjà vingt-quatre, et son lazaret emploie soixante corbeaux. Ils s’arrêtent devant une maison qui abrite probablement des morts de peste. Quirina, de sa fenêtre, prétend que personne n’est malade. Interrogée par le commissaire, elle finit par avouer que son père est mort de la peste, mais qu’elle ne l’a pas touché. Tancrazio s’impatiente : « Le Ciel soit loué/ La voilà enfin au bout de son histoire,/ si longue et ennuyeuse. / Elle n’avait qu’à dire : mon père est mort79. » Le corbeau va chercher le corps, qui empeste, et le commissaire ordonne à Quirina d’aller se faire soigner au Lazaret. Devant son refus, il la condamne à l’enfermement, et fait clouer de l’extérieur la porte de sa maison. Scène 4 : Diomede, Anastasio. Anastasio, l’apothicaire, consulte Diomede sur les remèdes efficaces pour prévenir et pour soigner la peste. Long développement de Diomede sur la dose à prescrire, puis sur la composition des remèdes (onction d’huile, de romarin, de vinaigre, etc.). Anastasio le remercie en lui donnant 10 écus, que le médecin s’empresse de tremper dans le vinaigre avant de les empocher. Il en profite pour expliquer les vertus désinfectantes du vinaigre. Ils voient un cortège de malades qui se dirigent en pleurant vers le lazaret, et se séparent.

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I, 3, p. 42.

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Scène 5 : Evippo, Casimiro, Viluppo. Casimiro évoque avec nostalgie sa patrie : il ne la reverra jamais, et craint de trépasser sans avoir pu confesser ses péchés. Il décide de retourner à son auberge, lorsqu’il est arrêté par les soldats Evippo et Viluppo. Il les prend pour des corbeaux, et leur demande d’emporter le corps de son ami Prasillo, mais voyant qu’ils sont armés, il comprend qu’il s’agit de soldats. Interrogé sur son identité, il leur répond avec hauteur, mais doit révéler qu’il n’est pas de Milan. Ils veulent l’emmener, il refuse de les accompagner : « J’ai le droit de demeurer où bon me semble. » Les soldats l’accusent d’être un untore (engraisseur, ou oigneur), un criminel qui répand à dessein la peste dans la ville. Casimiro se débarrasse d’eux en brandissant la fiole de remède que lui a remise Erminio, le chirurgien malade ; effrayés, les soldats s’enfuient. Casimiro décide de profiter du court répit qui lui est offert pour tenter de sauver sa vie, à laquelle il s’aperçoit qu’il tient finalement. Acte II Scène 1 : Erasmo, le Père fra’ Fortunato. Erasmo, gentilhomme milanais, déplore le sort de sa patrie. Il en accuse Satan et ses suppôts, les « oigneurs » (« ongitori ») qui répandent partout « la peste de l’infernal onguent »80. Erasmo lui-même a perdu toute sa famille, et la rage le prend au spectacle de la ville dévastée, et de l’inutilité des efforts accomplis. On ne peut plus se fier à rien, ni à personne. Entre le père Fortunato. Ses compagnons sont morts, lui-même s’est retiré dans un hôpital avec un autre prêtre ; il en sort pour confesser les mourants de la ville, de jour comme de nuit. Il se désespère du manque de prêtres pour confesser et sauver les mourants, et décrit les incessants convois de cadavres qui traversent la ville. Erasmo ne veut pas le retarder plus longtemps et lui demande son nom avant de le laisser aller. Scène 2 : Viluppo, Nemesio, Demerita. Le soldat Viluppo est à la recherche du prétendu « oigneur » (Casimiro), qu’il veut arrêter. Entre le médecin Nemesio accompagné de Demerita. Il demande au soldat ce qu’il fait là. Celui-ci lui prévient qu’un « ongi-

80

« La peste dell’infernal onto », II, 1, p 65.

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tore » rôde dans les parages, mais refuse d’entrer dans les détails : il n’a pas de comptes à rendre à un civil. Le médecin l’envoie au diable ; il sort. Demerita peut enfin raconter son histoire au médecin. Elle vient d’une famille riche et nombreuse ; son mari Corinto a fui la peste – trop tard, puisqu’il vient de mourir avec deux de leurs fils et un serviteur – la laissant seule à Milan avec ses filles. Le messager, en apportant la nouvelle de la mort de Corinto, a transmis la peste à toute la maisonnée. Seul son fils Gregorio a été épargné, mais il est malade, et c’est pour lui qu’elle vient chercher le médecin. Demerita décrit les symptômes que présente son fils et Nemesio la rassure : c’est un mal imaginaire, qu’il faut soigner par la ruse (« con’buona astutia »). Le temps presse, mais il promet de se rendre chez elle. Scène 3 : Tiburtio, Evippo, Quirina. Plaintes du chirurgien Tiburtio, qui sort du lazaret. La vie humaine n’est que souffrance, et mieux vaudrait mourir dès la naissance : Moi qui sens tout cela, moi qui vois tout cela, pauvre de moi, comment sentir, et comment vivre au milieu de ces malheureux, à qui je ne puis porter remède, puisque tel est mon sort ? Eux n’ont péri qu’une fois, moi, je meurs à toute heure, tout vivant que je sois.

Tableau épouvantable du lazaret : les malades y sont livrés à eux-mêmes, sans secours, sans véritables soins. Ce n’est pas la faute du Tribunal, mais celle des ministri ; on abandonne les malades à leur sort faute de charité. Lui-même s’en va soigner les malades dans la ville. Entre Evippo, à la recherche de son acolyte Viluppo. Tiburtio s’étonne de la présence de nouveaux « oigneurs » : on en a déjà arrêté plus de 800, et la liste est encore longue, explique Evippo. Il est à la poursuite de l’un d’entre eux, Casimiro. Tiburtio espère que l’arrestation de leur mystérieux chef arrêtera la contagion. Quirina apparaît à sa fenêtre, et supplie Tiburtio de déclouer la porte pour qu’elle puisse sortir. Il refuse, ne voulant pas s’attirer les foudres du tribunal. Dépitée, Quirina ferme sa fenêtre. Scène 4 : Diomede, Casimiro, Donato. Diomede rassure Casimiro : il n’est pas contaminé, mais s’il continue à le croire, il finira par mourir. C’est le cas de vingt pour cent des victimes de la peste, qui sont mortes simplement de croire qu’elles étaient infectées.

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Casimiro demande d’où vient cet « onguent » qui décime la ville. Il a deux origines : la première est surnaturelle – c’est le diable qui s’allie à certains hommes pour répandre le mal. La seconde est biologique : les corbeaux percent les ganglions et en recueillent le pus qu’ils répandent ensuite dans la ville. Enfin, c’est par l’air (« la planète maligne ») que la maladie peut atteindre les lieux isolés. Entre le corbeau Donato, portant des malades au lazaret principal (il y en a quatre). Casimiro voudrait comprendre pourquoi les corbeaux ne sont pas atteints par la maladie. Diomède lui explique qu’il y a différents types de sang : le sang « famélique » qui absorbe immédiatement le mal, le sang « sympathique » qui est contaminé par le mal des autres, et le sang « mélancolique », froid et cru, qui est insensible aux maux. Les corbeaux cruels sont de ce dernier tempérament. Casimiro est alors persuadé d’être infecté puisqu’il a éprouvé de la sympathie pour Prasillo quand il est mort. Diomede essaie en vain de le rassurer, et refuse l’argent qu’il veut lui donner pour son diagnostic. Casimiro reste inquiet. Scène 5 : Le père Fortunato, Quirina, Milorte. Le père Fortunato évoque la pureté de la vie aux champs, loin de la contagion qui règne en ville. Ici à Milan, où abondent les splendeurs, rien ne résiste au mal, et tout ce qui est fait par l’homme s’effondre après la mort ; il faut donc confesser ses péchés, et partir en paix. Quirina, de sa fenêtre, le prie de l’entendre en confession ; elle ne peut pas descendre, elle est enfermée, il doit donc lui ouvrir la porte. Malgré ses arguments, il refuse de lui ouvrir la porte et s’en va sauver d’autres âmes. Quirina pleure sa liberté perdue ; elle est résolue à tout oser pour pouvoir sortir. Entre le corbeau Milorte, à qui elle fait croire qu’elle accepte d’être emmenée au lazaret. Il décloue la porte, posant pour cela à terre son butin. Quirina le menace alors d’une arme qui le met en fuite. Elle découvre les bijoux de Clitia (« Quirina, tu es riche ! ») et décide de partir tenter sa chance en ville ; elle rentre chez elle pour changer de vêtements.

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Acte III Scène 1 : Tiburtio. Triomphe de la peste (155 vers). « L’inexorable mort a pris possession de Milan » : la superbe cité est détruite par le fléau victorieux. Scène 2 : Polimede, Milorte, Anastasio. Milorte raconte comment il a été piégé par Quirina : elle lui a même volé les bijoux qui, dit-il, appartiennent à son patron. Polimede ne croit pas Milorte, qu’il soupçonne d’avoir volé ces bijoux, et loue ironiquement la ruse de Quirina. Ils frappent à la porte ; on ne répond pas. Ils la scellent à nouveau. Entre Anastasio, l’apothicaire. Il se plaint de la cruauté des corbeaux ; ils refusent de ramasser les cadavres, qui empestent et contaminent les vivants. Polimede ordonne à Milorte et à ses compagnons d’obéir. Il s’étonne de voir dans les rues Anastasio ; celui-ci lui explique qu’il a deux assistants qui tiennent sa boutique, ce qui lui permet d’apporter ses médicaments en ville. Scène 3 : Ginepra, le prêtre Carlo. Ginepra, seule, raconte son histoire. Elle sort du lazaret, où elle a survécu à la peste en se soignant comme elle pouvait, au milieu des mourants (scènes vues au lazaret : une pestiférée donnant naissance à un enfant mort avant de succomber elle-même, « demi-mère »). À son retour en ville, elle n’a retrouvé ni sa famille ni ses biens, volés par les corbeaux. Elle a faim et se résout à se prostituer : « À moins de vendre cette chair vivante/ je ne pourrai m’ôter le besoin de manger. » Entre le prêtre Carlo : invectives contre Milan, lieu de débauche. Ginepra lui demande à manger ; s’il lui refuse du pain, elle devra le gagner « de vile façon, parce qu’[elle] a résolu de vivre le plus longtemps possible, par n’importe quel moyen ». Il refuse de l’aider : « Alors que tu devrais, prosternée jusqu’à terre, rendre grâces au Seigneur qui t’a tirée de la mort, et t’a permis de respirer encore, tu voudrais, du poignard d’une vie dissolue frapper Celui qui t’a rendu la vie ? Parce que tu as survécu tu te crois immortelle ? » Mais comment faire autrement, puisque désormais on ne peut survivre sans pécher ? Elle rougit de demander la charité, mais il ne lui offre que des mots, au lieu de l’aider. « Tu es trop sensuelle, et trop hardie », lui répond le prêtre ; elle sort chercher de l’aide ailleurs. Resté seul, le prêtre Carlo accuse la dépravation du siècle de l’épidémie.

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Scène 4 : Erminio, Casimiro. Erminio le chirurgien a survécu par miracle à la peste, qu’il décrit comme la morsure vénéneuse d’un serpent dissimulé dans l’herbe. Noyé par l’ombre de la mort, il est descendu jusqu’aux Enfers, où il s’est retrouvé devant Cerbère ; mais là, dit-il, « les aboiements de ce chien, donnèrent à mes sens un tel ébranlement, que d’un sursaut, je revins où m’attendait la vie ». Il reconnaît alors Casimiro. Celui-ci, de bien meilleure humeur, le remercie de la fiole qu’il lui a donnée, et lui raconte le tour qu’il a joué aux soldats. Erminio déplore la folie paranoïaque qui s’est emparée de la ville, et conseille à Casimiro de retourner à Bologne. Mais aucun courrier, aucune voiture ne peut quitter la ville. Erminio persuade alors le gentilhomme, malgré sa réticence, de se défaire de ses vêtements, qui le feront reconnaître : mieux vaut survivre en serviteur que mourir en seigneur. Scène 5 : Erasmo, Tancrazio, Donato. Erasmo, seul, fait un tableau apocalyptique de l’état de la ville : le ciel est rouge sang, les fumées épaisses et les étincelles obscurcissent le jour, les démons issus de l’Enfer répandent l’« onguent mortel » sur la terre : « Une horrible nuit menace le jour de Milan. » Les corps sont jetés nus dans les charniers, indistinctement, sans messe ni sépulture : « Moi, je vis encore, mais dans un enfer de tourments, d’angoisse et de terreur. » Entrent les corbeaux Tancrazio et Donato qui se disputent un paquet de soieries volé à une morte. Erasmo intervient pour trancher le débat : chacun aura la moitié du butin. Mais le paquet, ouvert, ne révèle que des guenilles infectées : « C’est une tromperie qu’a permis le Seigneur, pour châtier votre concupiscence », conclut Erasmo. Il part à la recherche de Fra Fortunato. Acte IV Scène 1 : Anastasio, Ginepra, Demerita. L’apothicaire Anastasio, ami des parents de Ginepra, explique à celleci le danger qu’elle court à errer ainsi dans les rues. « C’est la faim qui fait sortir le loup du bois », répond-elle. « La peste m’a laissé une telle faim que tout le pain du monde ne suffirait pas pour me rassasier. » Anastasio est deputato de cette porte de la ville : il lui promet de lui faire donner deux pains par jour, et deux verres de vin. Mais cela ne lui suffit pas ; elle lui propose alors de l’accompagner chez lui. Il lui promet de lui donner à manger à sa faim.

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Entre Demerita, qui vient chercher des médicaments pour son fils. Mais on ne trouve plus d’ingrédients pour les préparer à Milan. Anastasio a cependant encore quelques herbes ; elle n’a qu’à envoyer un serviteur les prendre. Demerita n’a plus personne pour la servir ; Anastasio lui présente alors Ginepra, orpheline. Demerita la prend sous son aile, non comme servante, mais comme fille adoptive. Ginepra lui raconte la mort de ses parents, l’hécatombe au lazaret (12 000 malades à son arrivée, 2 000 survivants à son départ), et les mauvais traitements qu’on y reçoit. Elles sortent. Scène 2 : Diomede, Nemesio. Dispute savante entre les deux médecins, sur le traitement à donner à une certaine Donna Livia. Nemesio est partisan d’un traitement traditionnel : pour rétablir l’équilibre des humeurs, il est inutile de connaître la position des planètes. Diomede au contraire préconise d’allier médecine et astrologie : les planètes ont une influence sur les humeurs, dit-il, et c’est à cause de Saturne que la peste est arrivée à Milan. Il faut donc prendre en considération les astres, pour soigner la maladie. Conclusion : il est difficile d’être médecin par ces temps. On risque la contamination à chaque visite, ne sachant pas si un malade est atteint de peste ou d’un autre mal. Leur conscience leur dit tout de même de continuer à soigner. Scène 3 : Le père Fortunato, Erasmo, Quirina. Le père Fortunato déplore l’impiété de ses concitoyens : « Tant de péchés feront fuir le soleil. » Il a donné aux besogneux de quoi manger et quelque argent qu’il a récolté en faisant l’aumône ; dès qu’ils ont été soulagés, ils sont retombés dans leurs péchés. Erasmo compatit : s’ils ne craignent pas la colère de Dieu, comment les faire changer de vie ? Quirina, à sa fenêtre, les interrompt : elle veut se confesser. La cassette de bijoux qu’elle s’est appropriée était contaminée, et elle est tombée malade. Elle regrette sa quête de liberté, sa ruse et son avidité – « Je puis bien dire », achève-t-elle, « que je fus voleuse de peste ». Elle meurt, recommandant son âme à Dieu. Le père Fortunato la plaint, convaincu de sa sincérité.

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Scène 4 : Ginepra, Milorte, Polimede. Ginepra revient de chez Demerita, elle est en partie rassasiée. Elle déplore l’état de misère dans lequel la peste a fait tomber Demerita et son fils, réduits à vivre dans la saleté d’une petite cabane. Entre Milorte. Elle le reconnaît : c’est le corbeau qui l’a dépouillée. Elle lui réclame ses biens, mais il profite de l’arrivée du commissaire Polimede pour la mettre en fuite. Polimede et Milorte sont là pour inspecter la maison de Quirina. Milorte y entre pour récupérer les bijoux qu’il a volés ainsi que le corps de Quirina. Polimede lui reproche ses vols et sa cupidité. Scène 5 : Casimiro en habit de serviteur, Viluppo, Evippo, Erminio. Casimiro a eu une révélation : dépouillé de ses habits de gentilhomme, il a compris que la richesse était un faux bien, et qu’elle ne permettait pas d’accéder à la vie éternelle. Il prend la résolution de se joindre aux pauvres et de les servir sous l’habit religieux pour racheter ses propres péchés. Entrent Viluppo et Evippo ; ils ne reconnaissent pas Casimiro. Victimes de leur avidité, ils ont contracté la peste et sont sur le point de mourir. C’est pour se faire pardonner qu’ils veulent retrouver Casimiro le Bolonais. Celuici leur assure qu’il lui transmettra leur message et qu’ils seront pardonnés. Ils sortent. Casimiro les voit mourir, hors scène. Entre Erminio, qui lui annonce qu’il n’a plus rien à craindre du tribunal : son affaire est close. « Cet habit m’aura sauvé l’âme et le corps », conclut Casimiro. Acte V Scène 1 : Le prêtre Carlo, Tiburtio. Le prêtre Carlo poursuit la vision apocalyptique d’Erasmo (III, 5). L’imagerie se fait plus nettement chrétienne : il voit dans l’état de Milan le résultat d’un châtiment de Dieu et souligne la dimension pastorale de son office. Il déplore toutes ces morts, et parmi elles, celle de nombreux prêtres, qui laisse la ville dépourvue de messes. Toute l’activité de la ville est arrêtée (tribunal, banques, etc.). Entre Tiburtio : les nouvelles sont meilleures, la mortalité décroît au lazaret, mais on lui a demandé de ne pas le dire ; pourquoi ? Carlo assure que l’ordre vient des ministri, qui ne veulent pas perdre leur pouvoir. Description

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de la diminution des morts dans les lazarets et bilan : 80 000 morts en ville, 10 000 dans les campagnes, sans compter tous ceux qui sont morts sans qu’on le sache. Pour Tiburtio, il y aurait 100 000 morts en tout, pas seulement de peste : maltraitance, peur, suicide, folie, empoisonnement par les « onguents », etc. Scène 2 : Anastasio, Donato. Anastasio se réjouit : la fin de la peste serait-elle proche ? Ce serait l’effet des prières des Milanais montés au paradis, qui auraient supplié Dieu de mettre fin aux souffrances de la cité. Il se remet au nettoyage des maisons qu’il est chargé de désinfecter, en tant que deputato du quartier. Entre Donato ; il demande de l’argent à Anastasio, qui lui promet quelque chose s’il l’aide à nettoyer les maisons. Donato raconte les résistances des riches, qui refusent qu’on entre chez eux ; Anastasio lui dit que les ministri ont pris des mesures pour les contraindre à obéir. Décompte et description des morts qu’ils ont découverts : postures des cadavres, lieu de la mort. Donato a cessé de les compter, mais il devait y en avoir plus de 5 000. Scène 3 : Erasmo, Polimede, Tancrazio. Erasmo, de retour en ville, décrit la situation dans les campagnes : tout est dévasté ; visions d’horreur. Polimede lui apprend la fin de la peste à Milan. Quel est le compte des morts, et qu’en est-il des « oigneurs » ? Ils ont été déférés devant le Tribunal de la Santé, répond le commissaire. Leur chef, qui est l’instrument du diable, a été condamné à mort. Dès son exécution, l’« onto » (« la contagion ») a pris fin. Entre Tancrazio. Il n’y a plus de travail à Milan pour les corbeaux ; il s’en va chercher de l’emploi dans les villes voisines, où la peste se propage. Polimede le suit : il peut être utile dans ces villes de la province. Erasmo va répandre la bonne nouvelle dans Milan. Scène 4 : Le père Fortunato, Diomede, Erminio. Fortunato, « di buona Fortuna fortunato », se réjouit de la fin de la peste et rend grâce à Dieu d’avoir lui-même survécu, et d’avoir eu la force d’accomplir sa mission auprès des mourants pendant l’épidémie. Entre Erminio. Plus personne n’a besoin d’onguents ni de remèdes, plus personne ne meurt au lazaret ; il s’emploie à répandre la nouvelle dans toute

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la ville. Fortunato, de son côté, ne trouve plus de mourants à confesser ; les prêtres qui ont fui la contagion vont revenir. Il ne lui reste plus qu’à retourner dans son couvent. Entre Diomede : la ville renaît, il faut l’annoncer. Diomede et Erminio vont fêter cela avec du vin de malvoisie, et Fortunato réintègre son couvent. Scène 5 : Le Prêtre Carlo, Erasmo, Polimede, Demerita, Ginepra, Milorte, Casimiro. Carlo célèbre le jour nouveau qui se lève sur Milan, chassant l’obscurité. Les gens rouvrent leurs portes et se réjouissent de la fin de l’épidémie, ajoute Erasmo. Carlo craint cependant que la population n’ait pas changé ; la piété lui viendra-t-elle ? Entre Polimede, accompagné de Demerita et de Ginepra. Demerita veut récupérer la maison de son parent Battoldo: elle montre les certificats à Polimede et les scellés sont levés. Ginepra y trouve de l’argent et des richesses. Demerita en donne une partie au commissaire pour le remercier, et au prêtre qui a prié pour l’âme de ses parents défunts. Entrent Milorte et Donato, qui ont fini d’assainir les maisons. Demerita et Ginepra sortent d’un côté, Erasmo et Carlo de l’autre. [Épilogue] La Santé rend grâce L’air est à nouveau sain, on respire une douce brise : l’« horrible nuit » a cédé la place au jour. Invectives contre la Peste ; la redoutable ennemie est enfin vaincue, et ses ministres sont en fuite. On ne pourra plus l’appeler « la peste de Milan », parce que Milan l’a brisée. Les pleurs que la Santé a versés sur la ville ont purifié la terre. Avertissements à Milan. Il lui faut réfréner ses appétits déréglés, ce sont eux qui la font fuir : « Je voudrais que tu m’aimes lorsque tu es en bonne santé et non quand tu t’es abandonné à tes appétits qui t’ont rendu malade. » Remerciements aux ministres de la Sanità, pour leur abnégation et les sacrifices accomplis : ce sont eux qui ont vaincu la peste. Conseil final : c’est peu d’avoir évité la peste du corps, il faut se garder de la peste éternelle, celle de l’âme.

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Souviens-toi bien souvent, O grand Milan, De tous ceux qui moururent, et prie pour eux, Afin qu’à leur tour ils prient pour ton salut Notre Seigneur, au ciel et sur la terre. 81

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« Raccordati ben spesso, o Milan grande,/Di tanti che morirno, e per loro prega,/ Ch’essi ancor pregaran, perché ti salvi/ Il supremo Signor, in terra e in cielo », B. Cinquanta, op. cit., Épilogue, p. 239.

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La peste del MDCXXX traggedia nuovamente composta dal padre Fra Benedetto Cinquanta Teologo, e Predicatore Generale de Minori Osservanti, Fra gli Academici Pacifici detto il Selvaggio Al Molto Magnifico Signor mio Osservandissimo, il Signore Gio. Battista Calvanzano Mercante Pio, e Divoto. Furono tante, e tali ò Signor mio carissimo le sciagure patite da viventi in questo Stato, e particolarmente nella Città di Milano nostra patria, per la peste dell’anno passato, che non solo per amaestramento delle future genti, ma anco per solazzo de tanti, che passorno sicuri quelli tanti pericoli, havrebbero bisogno di eterne memorie, ò de indeleboli monumenti nelle pietre ò metalli: A ben che qual si voglia inteletto, per elevato che sia non puotrà a pieno descrivere li stravaganti casi, la cruda strage, e li frequenti pericoli, se non conchiude, che furno senza numero. Dall’altra parte, è si raro il dono, e si preciosa la mercede, e si mirabile la gratia concessa dal Padre di misericordia à Milano, che per rendimento di gratie, non bastano tutti li sacrificci, non arrivvano tutti i buoni voleri, e non sono sofficienti tutte le orationi. Volsi eccittare in parte la memoria à nostri compatriotti de miserandi casi occorsi à fedeli, con questa mia spiritual traggedia, intitolata la Peste di Milano, acciò dalla memoria ne venga un effet grato a Dio, & una compassione à Defunti, e persuadendomi, che presso la pietà di V.S. sarebbe stata grata questa operetta, dilettandosi lei anco delle mercantie spirituali, per haver traffico nel Cielo; hò voluto dedicarla a lei, e come a divoto non solo della mia Religione, ma come a padre di questo Convento della Pace, pregando a gradirla con quell’ affetto, col quale io gliela dedico, assicurandola, che presso questo ne seguiranno quelli preci, che la desidrano sana, e salva presso Nostro Signore, al quale raccommando con quelli di sua casa.

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La Peste de 1630, tragédie nouvelle, composée par le père Frère Benedetto Cinquanta, théologien, Prédicateur général des frères mineurs observants. Dans l’académie des Pacifiques, appelé le Sauvage Benedetto Cinquanta Épître dédicatoire Au très considérable et très respectable Monsieur Giovanni Battista Calvanzano, Marchand pieux et dévôt Ceux qui vivent, cher Monsieur, dans cet État et en particulier dans la Ville de Milan, notre patrie, ont tant souffert et de façon si terrible à l’occasion de la peste de l’an passé, qu’il faudrait pour l’instruction des peuples futurs, mais aussi pour la consolation de ceux qui ont survécu à de tels périls que le souvenir en fût conservé dans des témoignages éternels, ou dans d’indestructibles monuments de pierre ou de métal. Aucun génie, si élevé fût-il, ne pourrait rendre pleinement compte d’événements aussi incroyables, de pertes aussi cruelles, de périls aussi pressants ; on ne peut que dire qu’ils furent sans nombre. D’autre part, si rare est le don, si précieux le bienfait, si inouïe la grâce qui furent accordés à Milan par le Père de miséricorde, qu’il n’y a pas assez de tous les sacrifices du monde pour en rendre grâces, toutes les bonnes volontés y sont impuissantes, et toutes les prières n’y suffisent pas. Dans cette tragédie spirituelle, intitulée La Peste de Milan, j’ai voulu tout d’abord rappeler à nos compatriotes les malheurs qui se sont abattus sur les fidèles, afin que ce souvenir leur inspire de la gratitude envers Dieu et de la pitié pour les Défunts. Ensuite je me suis persuadé, Monsieur, que cette petite œuvre serait agréable à vos pieux sentiments, tant il est vrai que vous savez apprécier les marchandises spirituelles en sus des autres, grâce au commerce que vous avez avec le Ciel. J’ai donc voulu vous la dédier, comme à un ami particulier, à un dévôt pratiquant de ma Religion, et à un père de notre Couvent de la Paix, vous priant de la recevoir avec l’affection qui l’accompagne dans cette dédicace, et vous assurant des prières que je fais pour votre

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Datta nel nostro Convento di Santa Maria della Pace in Milano, li 6. Genaro 1632.

Di V.S. Affetionatiss. nel Signore, Fra Benedetto Cinquantà, minore osservante. A Benigni Lettori. Quel Chaos del Filosofo Anasagora, nel quale stavano tutte le cose in confuso; & in tanto riceveva alcuna di quelle cose qualche denominatione, in quanto uscendo di là vi era concessa qualche forma. Quello dico mi rapresenta il Chaos della passata pesta, nel quale l’intelletto conosce, e il senso prova una si fatta confusione, che a pena può intendere la sostanza, se non la intende sotto forma di morte, da dove i casi infelicissimi che succederono, pigliorno qualche denominatione. La confusa confusione de morti, de moribondi, del male, de gridi, urli, spaventi, dolori, affanni, timori, crudeltà, latrocini, homicidi, disperationi, lagrime, esclamationi, povertà, miseria, fame, sete, solitudine, carceri, minacci, castighi, lazaretti, onguenti, tagli, frenesie, febbri, fugga, spaventi, oltraggi, vendette, buboni, carboni, sospetti, svenimenti, & altri; rende scarsa la piumma, muta la lingua, e tarda ogni potenza nel conoscere, scrivere, e dire qual fossero le sostanze, e quai le forme, sotto le quali compariva la cruda peste, per far strage di Milano: e come si possa con un solo vocabolo dar nome a cosi mostruoso mostro. Io so che molti giudiciosi mirorno in questo Chaos, e procurorno di ridurre a qualche forma la dolorosa Istoria; ma perche vedono la impossibiltà, van cavando da una tal confusione qualche particella, e con industria le danno forma, acciò i posteri in qualche modo possano sapere, che l’Anno 1630, si aprì in Milano questo confuso Chaos e da quello ne uscirono tante forme mostruose, & horribili; che altro non mostrorno, se non sostanza corrotta, malignità de influssi, e castigo del genere humano. E chi puotrebbe mai ridurre in vera forma li diversi casi diversamente occorsi, a diverse persone, senza far confusione ? Le qualità delle persone erano differenti, cioé. Grandi, piccioli, ricchi, poveri, maschi, femine, nobili, ignobili, gioveni, vecchi, ignoranti, dotti, sani, infermi. Li casi erano diversi, e senza ordine, perche occorrevano di giorno, di notte,

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santé et votre salut à Notre-Seigneur, à qui je vous recommande, ainsi que toute votre maison. Fait dans notre Couvent de Sainte-Marie de la Paix, à Milan, le 6 janvier 1632 En Notre-Seigneur, Votre très affectionné Benedetto Cinquanta, Frère mineur observant. Aux lecteurs bienveillants, Dans le Chaos du philosophe Anaxagore, toutes choses étaient confondues ensemble, et chacune recevait un nom selon la forme qui lui était accordée lorsqu’elle en sortait. Voilà pour moi l’image du Chaos de la Peste passée ; l’esprit y perçoit, et les sens y éprouvent une confusion telle que l’on peine à en comprendre la substance, si ce n’est sous la forme de la mort, de laquelle les terribles événements qui se sont produits ont tiré leur nom. Cette confusion, cette mêlée de morts, de moribonds, de cris, de hurlements, de terreurs, de douleurs, d’alarmes, de craintes, de cruauté, de pillages, de meurtres, de désespoirs, de pleurs, de lamentations, de pauvreté, de misères, de faim, de soif, de solitude, de prisons, de menaces, de châtiments, de lazarets, d’onguents, de blessures, de frénésies, de fièvres, de terreurs (sic), d’outrages, de vengeances, de bubons, de charbons, de soupçons, d’évanouissements, etc. – tout cela rend la plume impuissante, la langue muette, et ralentit l’esprit qui tente de comprendre, d’écrire et de dire sous quelles substances et sous quelles formes apparaissait cette peste cruelle qui ravageait Milan ; et comment pourrait-on désigner d’un seul nom un monstre aussi atroce ? Nombre de bons esprits ont contemplé ce Chaos, et se sont efforcés d’en réduire la douloureuse histoire à une forme quelconque. Mais voyant qu’ils n’y parviendraient pas, ils se sont contentés d’extraire de la mêlée quelque fragment auquel ils se sont employés à donner forme, afin que les générations futures puissent savoir au moins comment en l’an 1630, à Milan, s’ouvrit ce terrible Chaos d’où sortirent tant de formes monstrueuses et épouvantables qu’il n’y eut plus rien à voir que substance corrompue, influence maligne, et châtiment pour le genre humain. Mais qui pourrait donner une forme juste à des événements aussi divers, et à la diversité des circonstances et des personnes à qui ils sont arrivés, sans tomber dans la confusion ? Il y avait des gens de toutes qualités – grands et

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con preludii, senza preludii, dormendo, vigilando, a sciolti, a ligati, a liberi, & a rinchiusi. E di questi, chi voleva il precipitio, chi la fugga, chi la ritiratezza, chi il comercio, chi la pazzia, chi la saviezza, chi il sonno, chi la vigila, chi il silenzo, chi il dire, chi il correre, chi il riposo, chi il mangiare, e chi l’astinenza, chi era colto nel petto, chi nel capo, chi nelle braccia, e chi in le gambe, chi ne piedi, e chi nelle mani, e chi in diverse parti del corpo. Chi haveva il male in un sol luogo, e chi in più luoghi. Chi era colto all’improviso, e chi in puoco tempo. E chi arrivarà mai a conoscere le cause de tanti mali, per trovare rimedio alli mostruosi effetti che producevano ? Chi puotrà mai descrivere le diverse posture de corpi che morivano, la diversità de gli atti scomposti, le attioni de vivi, o di compassione, o di crudeltà, la confusione delle sepolture, gli odi susitati, le memorie estinte, le case spiantate, le facoltà rubbate, le vendette essequite, le malignità adoprate, gli honori macchiati, le offese studiate, i medicamenti nocivi, li preservativi mortali, le speranze perse, le disperationi vicine, le false promesse, i dubii frequenti, i costumi depravati, li interessi sporchi, la giustitia offesa, la libertà dannosa, l’otio vitioso, il divin culto abandonato, il fingere abondante, e tante altre qualità sconcertate, a quali non si può dar forma senza grandissima fattica, e diligentissimo studio. Mirai anch’ io in questo confuso Chaos, e vedendovi tanta varietà di materie, non ardisco pigliar la piuma per scrivere qualche parte di si sconcertata scongeria conoscendomi inhabile à dar forma à cose tanto informi: Mà pregato da amici, che di lontano sentirono le male nove di tanto male, e confidato nel buon fine primo motore; composi la presente tragedia, sforzandomi darle qualche forma, per levarle qualche confusione, Protesto però, che non dissi la millesima parte delle miserie occorse, e de casi successi; perche oltre la impossibiltà di narrare il tutto, è troppo debole il mio ingegno, per voler stringere tanta mole in picciola scrittura fatta solo per memoria del castigo, che hanno meritato i nostri peccati e perche si astengono i viventi di provocare la Divina Clemenza à farsi severa. Dalli discorsi, che fanno alcuni personaggi in questa opera, si venerà in cognitione delle molte miserie, che provarono li apestati: e quello che non si conoscera da gli atti rapresentati, si intenderà dalli racconti, che faranno i personnaggi. Non sdegnate ò divoti Lettori di leggere questa operetta di poesia fievole semplice ne concetti, e priva di eleganze, perche in ogni modo rappresentarà occasione di compatire à poveri apestati, e di pregare la Divina bontà per loro. Insegnarà quanto sia utile, e necessario il Tribu-

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petits, riches et pauvres, hommes et femmes, nobles et gens de peu, jeunes et vieux, ignorants et doctes, sains et malades. Les cas étaient différents, et dépourvus de règle, car ils pouvaient survenir aussi bien de jour que de nuit, avec ou sans préparation, à des gens endormis ou éveillés, isolés ou en groupe, libres ou enfermés. Et parmi ces gens, certains n’aspiraient plus qu’à la ruine, tandis que d’autres voulaient fuir, les uns cherchaient la retraite et d’autres la compagnie, d’autres se réfugiaient dans la folie ou la sagesse, la veille ou le sommeil, le silence ou la parole, l’effort ou le repos, la nourriture ou l’abstinence. L’un était atteint à la poitrine, l’autre à la tête, au bras, aux jambes, aux pieds, aux mains, en diverses parties du corps ; l’un avait pris le mal en un seul endroit, l’autre en plusieurs, l’un à l’improviste, l’autre en plus de temps. Et qui parviendra jamais à pénétrer les causes de tant de maux, pour trouver le remède aux monstrueux effets qu’ils produisaient ? Qui pourra jamais décrire les diverses postures des corps de ceux qui mouraient, leurs mouvements désordonnés, et les actions accomplies par les survivants, qu’elles soient compatissantes ou cruelles, les sépultures confondues, les haines éveillées, les mémoires éteintes, les maisons déracinées, les facultés dérobées, les vengeances perpétrées, les vilenies commises, les honneurs bafoués, les mauvais coups montés ; les médicaments qui se révélaient nocifs et les préservatifs mortels, les espérances perdues et les désespoirs qui s’ensuivaient, les promesses non tenues et les constants soupçons; les mœurs dépravées, les appétits sordides, la justice offensée, la liberté néfaste, l’oisiveté vicieuse, le culte divin abandonné, la tromperie partout – et tant d’autres choses pêlemêle, auxquelles on ne peut donner forme qu’à grand-peine, et au prix des plus grands efforts. J’ai moi aussi contemplé ce Chaos confus, et devant la quantité de sujets divers que j’y voyais, je ne me sentais pas la hardiesse de proposer à ma plume quelque partie d’un ensemble aussi inextricable, sachant à quel point j’étais peu capable de donner forme à un tel désordre. J’ai cependant cédé à la prière d’amis qui n’avaient entendu que de loin le bruit funeste de ce malheur terrible, et me fiant à la bonté de mon intention, qui est le premier moteur de toute entreprise, j’ai composé cette tragédie en m’efforçant de lui donner quelque forme, et de lui ôter un peu de sa confusion. J’affirme pourtant que je n’y ai pas dit la millième partie des malheurs qui sont arrivés, ni des événements qui se sont produits. Au-delà même de l’impossibilité de tout raconter, la faiblesse de mon génie fait que je n’ai pas voulu embrasser une matière aussi énorme dans un texte si bref. Celui-ci n’a pour but que de rappeler le souve-

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nale della Sanità, e quanto debba esser stimato. N. S. guardi il genere humano da tal severo castigo, e conceda à tutti la sua Santa gratia. Dat. nel Convento di Santa Maria della Pace in Milano li 6 Genaro 1632. Vostro amorevole, e servo. Frà Benedetto Cinquanta, minore osservante.

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nir du châtiment qu’ont mérité nos péchés, et d’inciter les vivants à ne pas s’attirer les rigueurs de la divine Clémence. On apprendra par les discours que certains personnages font dans cette œuvre les innombrables souffrances qu’eurent à endurer les pestiférés, et l’on connaîtra par les récits qu’ils feront ce qui n’aura pu être montré dans les actions représentées. Ne dédaignez pas, pieux Lecteurs, la lecture de cette petite œuvre de poésie fidèle à la vérité, simple dans ses conceptions et dépourvue d’élégances. Elle sera pour vous, à tout le moins, une occasion de prendre en pitié les pauvres pestiférés, et de prier la Divine Bonté pour eux. Elle vous montrera combien le Tribunal de la Santé est utile et nécessaire, et en quelle estime il faut le tenir. Que Notre-Seigneur garde le genre humain d’un châtiment si rigoureux, et accorde à tous sa sainte Grâce. Fait au couvent de Sainte Marie de la Paix à Milan, le 6 janvier 1632 Votre serviteur affectionné, Benedetto Cinquanta, Frère mineur observant.

POÉTIQUE DE LA CATASTROPHE : PESTES LONDONIENNES ET LITTÉRATURE

La tradition écrite n’est pas le moindre des maux que le fléau de la peste draine avec lui. Le mal suscite, à chacune de ses résurgences, une littérature d’escorte d’autant plus abondante qu’il paraît échapper à toute prophylaxie. Le discours sur la peste, orienté par un intertexte aussi abondant que connu et identifiable, maîtrise son objet. En effet, les contours que la littérature donne à la maladie sont, à bien des égards, plus précis que ceux que la médecine et les sciences expérimentales sont, pour longtemps, capables de lui assigner1 : elle est un thème discursif. Aux incertitudes du fléau correspond alors la stabilité de la référence. Rendre compte d’une épidémie, c’est la faire communiquer avec celles dont la mémoire s’est conservée. Les murailles de la Thèbes du prologue d’Œdipe roi, débordées par « la Peste porte-feu »2, entourent alors la Florence du Décaméron, frappée à son tour par la « mortelle pestilence »3. Les descriptions les plus apparemment cliniques et factuelles continuent d’emprunter à celles qu’en donnent Thucydide4 et Lucrèce5. L’autopsie est com1 Le bacille responsable de la peste est identifié à l’Institut Pasteur en 1894. Cette découverte ne lève pas toutes les interrogations (la peste d’Athènes décrite par Thucydide serait une épidémie de variole). Par ailleurs, la peste peut prendre plusieurs formes (bubonique, septicémique ou pulmonaire), confondues dans nombre de narrations. 2 Sophocle, Œdipe roi, Tragiques grecs – Eschyle, Sophocle, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1967, p. 644. 3 Boccace, Décaméron (composé vers 1350), Paris, Le Livre de poche, 1994, v. 29, p. 38 (trad. sous la direction de Christian Bec). 4 Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, tome I, Paris, Le Livre de poche, 1964, II, 2, 48-54, p. 197-204. 5 Lucrèce, De rerum natura, Paris, Imprimerie nationale, 2000, VI, v. 1090-1286, p. 502514.

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promise, car la béance de sens et le trop plein de l’événement catastrophique appellent que soient toujours réactivées les lectures préalables. De plus, le thème discursif s’avère également être un lieu commun moral. L’impossibilité de combattre efficacement le « souffle de mort » 6 invite à y lire la manifestation d’un Dieu terrible et d’une Providence en marche. La peste est l’instrument de prédilection du Dieu de colère. Elle « [frappe] de maladie » et de corruption les Philistins7, puis c’est dans Israël que s’abat « l’ange exterminateur »8. Ses « ulcères » et ses « tumeurs » sont la sixième plaie d’Égypte9. C’est encore la peste, sous le nom de « Mort », qui chevauche le « cheval pâle », quatrième destrier de l’Apocalypse10. Les formules et les inflexions du psaume de protection contre ces pestilentiels « maux que l’on prépare dans les ténèbres »11 sont sans cesse retrouvées. Quand la peste est aussi une expérience vécue, les représentations préexistantes s’y superposent encore, à plus forte raison quand il s’agit de la restituer. Les deux dernières grandes épidémies de peste à avoir frappé Londres au XVIIe siècle, en 1625 et en 166512, ont alimenté la prédication itinérante et suscité une grande diversité de textes, certains refaisant surface d’une épidémie à l’autre. Ils reprennent alors une valeur d’actualité qui leur permet d’être assimilés sans peine une nouvelle fois. Le narrateur du Journal of the Plague Year remarque que la plupart de ces textes n’ont eu d’autre fonction qu’ajouter au délabrement général. Prophéties, computations astrologiques, sermons, libelles, paraphrases bibliques, écrits prophétiques, etc. ajoutent au climat de peur panique : « voilà qui poussait mes concitoyens au dernier degré de la terreur13. » Leur production suit d’ailleurs une courbe superposable à celle que proposent les Bills of Mortality et il s’en publie encore, une 6

« mortifer aestus », Ibid., v. 1138, p. 504 « Premier Livre des Rois » [I Samuel], V, 9, La Bible, traduction dite « de Port-Royal » (1672-1693), collection Bouquins, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 323. 8 « Deuxième Livre des Rois » [II Samuel], XXIV, 13-25, La Bible, op. cit., p. 386 et 387. 9 « Exode », IX, 8-12, La Bible, op. cit., p. 76. 10 « Apocalypse », VI, 8, La Bible, op. cit., p. 1605. 11 « Psaumes de David », XC [XCI], 6, La Bible, op. cit., p. 718. L’Authorised Version propose : « the pestilence that walketh in darkness » (The Bible. Authorized King James Version with Apocryphia [1661], Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 691). 12 Elles font suite aux épidémies de 1563, 1593 et 1603. La peste est une catastrophe qui est ressentie à la fois comme exceptionnelle et récurrente. 13 « These Things terrified the People to the last Degree », Daniel Defoe, A Journal of the Plague Year [1722], Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 21. 7

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fois l’épidémie passée. La littérature de peste accompagne l’épidémie catastrophique. Elle l’escorte, la commente, la conjure, la prévient et va jusqu’à s’en faire le conservatoire. Dans cette abondante production, plusieurs textes semblent porter plus loin que la simple plaquette utilitaire. Le plus souvent composés par des témoins de la catastrophe, travaillés par l’inspiration chrétienne et marqués par la rhétorique de la chaire, ils proposent au lecteur de s’exposer à une véritable poétique de la catastrophe. La restitution de l’événement catastrophique défie à la fois l’entendement et la représentation. Elle détermine un discours tenté de substituer aux processus habituels de la saisie analytique et de la reconstitution historique une esthétique de l’expressivité maximale, parfois articulée à une ambition morale. Cette substitution peut également fonctionner à la manière d’un prolongement. Le premier de ces textes est dû à John Taylor (1577 ?-1653), ami de Ben Jonson et prolifique poète de circonstance pour la cour puis pour le Lord Mayor. Le poème s’intitule The Fearefull Summer […]14. Il est publié à Oxford l’année même de l’épidémie. Le volume comporte trente pages. Le poème de peste proprement dit est suivi d’un poème contre ceux qui invoquent en vain le nom de Dieu et il est précédé d’un paragraphe en prose qui retrace une généalogie biblique du péché et de son châtiment. Le titre annonce le récit pathétique d’un événement singulier. C’est ce dont témoigne le double sens du terme « misérable », à la fois factuel (il qualifie le caractère désastreux d’un événement particulier) et moral. Taylor est proche du pouvoir : son poème, à tous égards, célèbre le retour à l’ordre. Le second est dû à un auteur admiré de Taylor, mais qui en est institutionnellement bien éloigné. Il s’agit du Britain’s Remembrancer […]15 de George Wither (1588-1667), poète, polémiste et satiriste engagé religieusement et politiquement du côté des Puritains. Dénoncer ainsi la corruption de son siècle lui vaut de connaître la prison à plusieurs reprises – et d’avoir à

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John Taylor, The Fearefull Summer, or, Londons Calamity, the Countries Courtesy, and both their Misery by John Taylor, Oxford, John Lichfield et William Turner, 1625. 15 George Wither, Britain’s Remembrancer containing a Narration of the Plague Lately Past; a Declaration of the Mischiefs Present; and a Prediction of Judgments to Come; (if repentance prevent not.) It is dedicated (for the glory of God) to posteritie; and, to these times (if they please) by Geo: Wither, Londres, John Grismond, 1628.

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éditer lui-même son Remembrancer avant de songer à lui donner une suite16. L’épidémie de 1665 donnera à Wither l’occasion de publier un Memorandum to London occasioned by Pestilence, with a Warning Piece to London qui prolonge l’œuvre précédente. Les deux textes jouissent alors d’une forte notoriété. Le Remembrancer, long de près de trois cents pages, est composé d’une dédicace au roi, d’un texte en prose intitulé « Premonition » qui tient lieu de préface, de huit Cantos versifiés et d’une conclusion également en vers. Le titre annonce des perspectives multiples organisées en une trajectoire d’élucidation progressive. Le mouvement d’ensemble va du compte rendu des faits passés au constat d’un état des choses présent, qui est aussi une prise de position, jusqu’à la prédiction de faits à venir. Le troisième de ces textes est l’Epilomia epe, or, The anatomy of the pestilence […]17 de William Austin (1587-1634). L’auteur est lui aussi un poète de circonstance spécialisé dans les poèmes pompeux. L’ouvrage compte une soixantaine de pages. Il se présente comme une anatomie, un genre et un mode de composition qui permet la saisie analytique d’un objet. Le terme d’« anatomie » est à l’époque appliqué à toute exploration discursive qui examine une matière partie par partie : il désigne une pratique d’ordre scientifique. L’anatomie décompose et expose, « elle subdivise un objet d’abord considéré globalement comme un corps pour pouvoir le rendre visible en un tableau »18. L’anatomie permet la remontée d’une description d’une épidémie donnée de la peste à la nature de cet objet avant d’en tirer un bénéfice pratique en présentant les moyens de s’en prémunir. Le quatrième texte est un vaste récit sermonnaire du puritain Thomas Vincent (1634-1678), God’s Terrible Voice in the City […]19. Victime de l’Act 16

Ce sera Heleluiah: or Britain’s Second Remembrancer, publié en Hollande en 1641. William Austin, Epiloimia Epe, or, The Anatomy of the Pestilence a Poem in Three Parts: Describing the Deplorable Condition of the City of London under its Merciless Dominion, 1665: What the Plague is, together with the Causes of it: as also, the Prognosticks and Most Effectual Means of Safety, both Preservative and Curative, Londres, Nathaniel Brooke, 1665. 18 Jean Starobinski, « Préface », Robert Burton, Anatomie de la mélancolie [1621], tome I, Paris, J. Corti, 2000, p. xii. 19 T.V. [Thomas Vincent], God’s Terrible Voice in the City. Wherein you have. I. The sound of the Voice, the Narrative of the two late Dreadfull Judgements of Plague and Fire, inflicted by the Lord upon the City of London, the former in the year, 1665, the latter in the year 1666. II. The interpretation of the voice, in a Discovery, I. Of the Cause of the Judgements, where you have a Catalogue of London’s sins. 2. Of the design of these Judgements, where you have an enumeration of the Duties God calls for by this terrible voice, Londres, Georges Calvert, 1667. 17

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of Uniformity de 1662, il doit renoncer à sa chaire. Durant l’épidémie, il fait œuvre de charité auprès des affligés : il y gagne un prestige qui déteint sur son œuvre. Réédité encore de nos jours20, God’s Terrible Voice […] est lu indépendamment de l’urgence d’un contexte qui n’est que prétexte à professer des vérités éternelles. En effet, la matière de ses deux cent soixante deux pages, divisées en sections, est essentiellement religieuse. Le récit de l’épidémie occupe les vingt-sept pages de la section V, celui de l’incendie les dix-sept pages de la section VI. Ces deux sections n’en constituent pas moins la matrice de l’œuvre, car tout son propos ne cesse de s’y rapporter. Le dernier texte est l’œuvre de Thomas Sprat (1653-1713). Homme d’Église (il fut l’évêque de Rochester) et de lettres, éminent polygraphe, il contribue à la fondation de la Royal Society, dont il écrira l’histoire. Il incarne une figure moderne de la rationalité. Dans The Plague of Athens […]21, il avait proposé en 1659 une paraphrase poétique des pages de Thucydide traduites avec succès par Hobbes en 1628. L’immémorial de l’Antiquité est une actualité. Sous couvert d’imitation cicéronienne, le jeu de la référence est à la fois diagonal et immédiat. Il n’est jamais explicitement question des épidémies contemporaines : l’analogie s’impose pourtant avec la force de l’évidence et le texte connaît une nouvelle édition en 1665. C’est, à tous égards, un texte oblique. L’impression domine qu’il existe des différences importantes entre ces textes. La peste semble appeler une grande variété d’approches discursives, irréductibles les unes aux autres. L’écart paraît en effet maximal entre l’invention et la traduction ; entre le sermon et la poésie de circonstance ; entre le discours contrôlé par l’institution et celui qui s’écrit dans ses marges ; entre le compte rendu d’événements vécus et les considérations générales ; entre l’aspiration au récit détaillé et le jeu d’effets pathétiques ; entre le discours historique qui porte sur du singulier et le discours moral qui porte sur du général ; entre la description minutieuse et la variation poétique ; entre l’ex-

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Th. Vincent, God’s Terrible Voice in the City, Morgan, P. A., Soli Deo Gloria, 1997. Le texte reprend celui d’une réédition londonienne publiée par James Nisbet en 1871, fidèle, à quelques détails de ponctuation ou de graphie près, au texte original. Le même éditeur livre à la curiosité du public (ou à sa ferveur) d’autres textes de Vincent. 21 Thomas Sprat, The Plague of Athens, which Hapned in the Second Year of the Peloponnesian Warre First Described in Greek by Thucydides, then in Latin by Lucretius/ Now Attempted in English, by Tho. Sprat, Londres, Henry Brome, 1665.

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périence singulière et l’expérience collective ; entre la création et l’imitation ; etc. La lecture, pourtant, dément cette impression. En effet, ces textes mettent en jeu des moyens similaires et ils ne tiennent pas sur leur objet des discours radicalement différents ou incompatibles. Au contraire, ils se retrouvent dans une même lecture de leur objet. Cette lecture implique de faire passer au second plan ce qui serait de l’ordre de la reconstitution circonstanciée au profit d’une reconstruction complète. L’événement saisi dans son irréductibilité se fait alors exemple envisagé dans son universalité et les aléas de l’histoire humaine révèlent le plan d’une histoire qui pourrait s’avérer providentielle. Mais, semblable reconstruction n’est dans ces textes ni identiquement menée, ni pareillement achevée. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure les éléments constitutifs de ces textes sont déterminés par une nécessité qui pourrait être qualifiée d’externe (et qui serait celle de l’objet du texte, de la catastrophe qui a eu lieu dans sa singularité) ou bien par une nécessité qui pourrait être qualifiée d’interne (et qui serait celle, architectonique, de l’œuvre d’art, des lois de sa composition et des options idéologiques). Autrement dit, le discours ouvragé supporte-t-il la contingence ? Comment de tels textes articulent-ils la contingence des faits avec la nécessité de la fable, la succession chronologique avec la temporalité écrite (signifiante, celle de l’eschatologie, ou esthétique, celle du temps tragique), le témoignage direct avec sa mise en forme ? Il apparaît que la lecture qui est faite de la peste dans ces textes préexiste à sa mise en forme discursive. Elle est tributaire au moins en partie d’un certain nombre d’options préalables qui seraient d’ordre idéologique, générique et énonciatif. Quant à l’appartenance aux res literaria (par le choix de la forme versifiée ou celui de la prose oratoire), elle implique la mise en œuvre d’un certain nombre de phénomènes stylistiques qui peuvent contribuer à infléchir le type de discours tenu. En retour, l’usage singulier et variable qui est fait de ces stylèmes peut contribuer à faire bouger, au moins légèrement et ponctuellement, des protocoles de lecture et des régimes de signification plutôt verrouillés. Pour tenter de circonvenir une telle poétique de la peste, nous aborderons tout d’abord les moyens textuels sur lesquels repose son esthétisation. Nous verrons ensuite que la gestion de ces moyens est rapportée à une première personne, véritable persona dont le statut peut varier. Avec ce statut, c’est aussi celui de la catastrophe qui oscille, entre événement irréductible vite mis à distance et structure exemplaire dégagée dans la fulgurance.

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Littérarité et esthétisation Ces textes confirment la vocation hégémonique de la poésie à la Renaissance et à l’Âge classique. Comme le rappelle Terence Cave, « pour peu qu’un aspect de la poétique […] s’infiltre dans un autre discours, celui-ci doit s’accommoder de la puissance de la poésie toute entière ». Par poésie, il faut entendre « tout ce qui est écrit en vers, quel que soit son sujet, sa forme ou sa fonction »22. Pamphlets, traités, sermons, comptes-rendus, dès lors qu’ils sont versifiés, sont, avant tout et pleinement, des poèmes. Quant à la prose, quand elle est mue par une éloquence sacrée qui partage nombre de ses ressorts avec ceux de la poésie, elle ne relève pas d’un régime radicalement distinct. Le texte sermonnaire, à plus forte raison quand il est destiné à la publication, mobilise une « rhétorique d’imagination et d’amplification dévote »23 qui dépasse largement le seul cadre de la dispositio pour déterminer un régime proprement poétique de l’elocutio. La plupart des auteurs sont d’ailleurs avant tout des professionnels du discours rompus à toutes ses techniques. Les textes s’interrogent explicitement sur leur légitimité en tant que tels à rendre compte de leur objet. En effet, la peste demeure ce phénomène problématique qui ne semble relever d’emblée d’aucun champ déterminé du discours ou du savoir. La mise en place d’un dispositif méta-poétique, en thématisant cette question, permet alors à ces textes de construire la conscience de la littérarité et sa mise en scène. Sprat est le seul à opposer l’historien au poète, et encore cette opposition ne vaut-elle que dans le cas précis de la peste d’Athènes pour lequel seul Thucydide peut se prévaloir de l’avantage que représente l’empreinte de l’expérience directe, l’« impression »24. Cet idéal « impressionnant » qui fait du texte grec une œuvre de poésie, un authentique « poème »25, devra être retrouvé par les moyens textuels de l’elocutio. D’ailleurs, le poète comme l’historien ont pour emblème « la plume »26. La communauté de moyens permet de faire 22 Terence Cave, « Préface », Perrine Galland-Hallyn et Fernand Hallyn (dir.), Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle, Genève, Droz, 2001, p. ix. 23 Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique [1980], Paris, Albin Michel, 1994, p. 677. 24 « impressions », Th. Sprat, op. cit., p. 2. 25 « Poem », Ibid. 26 « Pen », Ibid., p. 3.

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disparaître les différences entre les positions énonciatives. « N’écrivant que d’une Idée – car je n’ai jamais connu la peste, et je me soucie bien peu d’en faire la connaissance »27 : la peste idéale finit pourtant par être rattrapée par la peste réelle, le « phore » de la métaphore par son thème28, l’allure poétique par le train des choses. L’épidémie de 1665 conduit Sprat à proposer cette même année au public une nouvelle édition de son œuvre de 1659. L’immémorial de l’Antiquité est le réservoir de l’actualité. La distension de la médiation poétique, ici maximale, ne décourage pas les rapprochements, du moment que la défaillance de la position de l’énonciateur est rachetée par la puissance de son énonciation. Le poète, en imitant le passé, fait œuvre d’actualité. Une fois passé le topos liminaire de modestie, Austin défend la légitimité d’un poème pestilentiel, contre ceux qui la dénient en affirmant l’impossibilité de construire la peste en objet poétique. Pour ces derniers, « la Peste répugne à la Muse »29. Ils ne font que défendre une position par laquelle ils jugent eux-mêmes leur propre incompétence. Les derniers mots du poème d’Austin consacrent en la saluant l’efficacité du projet poétique : c’est seulement par des opérations de type poétique, « à travers l’Art »30, qu’une restitution et qu’une compréhension deviennent envisageables. Quant à Taylor, il entend tirer pleinement parti du « moere » poétique. Il se définit dans la préface comme capable de faire couler les larmes, s’identifiant au registre qu’il pratique. Il est disposé à jouer d’effets pathétiques : « L’Auteur est un authentique poète lacrymal31. » Wither, probablement en raison de l’ampleur de son œuvre et de ses convictions férocement puritaines, qui contribuent à le placer sur le terrain de la polémique, est celui qui ressent la nécessité d’en expliciter le plus longuement le projet. Il revendique l’usage du vernaculaire : « J’enseigne ma Muse/ À parler ainsi que mes voisins en usent32. » Son elocutio n’est pour autant ni médiocre ni calme. La fureur divine l’a emporté sur la fureur poétique : « Dieu 27

« Writing by an Idaea of that which I never yet saw, nor care to feel », Ibid. L’usage des caractères romains et italiques reproduit celui en vigueur dans les éditions utilisées, destiné à mettre certains termes en valeur. 28 Voir Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation [1977], Paris, Vrin, 1997, p. 128, sq. 29 « Muse to Pest has great antipathy », W. Austin, op. cit., p. 40. 30 « through Art », Ibid., p. 57. 31 « the Author is a true water-Poet », J. Taylor, op. cit., p. 3. 32 « I teach my Muse/ To speake such language as my neighbours use », G. Wither, op. cit., p. 10.

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a touché ta langue, c’est dans son encrier qu’il a plongé ta plume »33, s’entendil dire. Cette double revendication s’inscrit dans un combat contre une poésie dévoyée et vouée au mensonge à force d’outrance langagière et d’« enflures rhétoriques »34. Une telle transparence enthousiaste le conduit à faire du miroir la métaphore du livre : « Comme en un miroir […] s’y reflète […] l’horrible pestilence sous ses véritables traits35. » Le reflet poétique est le gage de l’accès à la vérité. Wither peut alors revendiquer une maîtrise et une autorité absolues : contre ceux qui lui reprocheraient d’en manquer, il proclame sa maîtrise : « Car la méthode que je suis, je l’ai préméditée36. » Le souffle de l’Esprit a rencontré le souffle mortel du fléau. Wither peut alors reprendre à son compte le topos horatien de l’« exegi monumentum » et assigner à son œuvre explicitement désignée comme telle, « livre »37 ou « texte »38, véritable liber scriptus de jours de colère encore proches, une postérité illimitée : « À vivre aussi longtemps/ Que sera parlée notre anglaise langue39. » L’efficacité du projet testimonial dépend donc entièrement de sa puissance poétique. Vincent, dans le texte liminaire qu’il adresse au lecteur rappelle que la puissance de son texte est liée à une mobilisation de toutes les dimensions de l’art du discours. Le texte se veut un « récit historique »40 (« Historical Narration ») qui poursuit un triple objectif : « vous remettre en mémoire […], vous travailler le cœur jusqu’à ce que le péché vous apparaisse comme la cause de ces calamités, vous convaincre de faire de nouveau allégeance au Seigneur41. » Il en va de même dans l’œuvre de Wither : l’éloquence totale ne saurait être qu’une éloquence furieuse. Son instrument est un outil sacré, « le Marteau de la Parole »42. C’est le même instrument qui assène, pour enfoncer les mêmes clous, les mots du mortel et la Parole de l’Éternel.

33 34 35

« God has toucht thy Tongue, and tipt thy Pen », Ibid., p. 158. « fantastique Rhetoriques », Ibid., p. 45. « As in a Glasse […] by reflection […] The horrid Pestilence in her true forme », Ibid.,

p. 10. 36

« For I intend the Method which I use », Ibid., p. 139. « Book », Ibid., p. 254. 38 « Text », Ibid., p. 3. 39 « a date to last as long/ As there are speakers of our English tongue », Ibid., p. 18. 40 « Historical Narration », Th. Vincent, op. cit., p. iii. 41 « to revive in your memories […]; to work your hearts to some sense of sin in discovery of the cause; and to persuade you unto a ready compliance with God », Ibid. 42 « the Hammer of the Word », Ibid., p. iv. 37

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Les textes revendiquent leur poéticité, car elle seule permet de garantir le succès de leur entreprise. La forme poétique est identifiée à l’énergie, l’enargeia antique. Elle permet d’imprimer la mémoire, d’emporter la conviction et de revendiquer un degré d’achèvement qui est gage de pérennité. Le sens de la peste préexiste à sa mise en forme poétique, et à la peste elle-même : il s’agit moins de le dégager que de l’imposer. Les instruments de la poésie, au premier rang desquels les figures d’analogie, sont les mieux à même de réaliser cette ambition. Les figures d’analogie, en « ne nommant pas tout en nommant »43, selon la formule aristotélicienne, permettent de construire les éléments d’une compréhension supérieure des syntagmes de vérité dans une représentation hyperboliquement efficace. Ces « Objets éloquents »44, ainsi que les appelle Wither, ont une double fonction. Ils sont destinés à la fois à « revivifier »45 les faits et à les donner à voir autrement, dans leur vérité, « par les yeux de la Foi »46. L’élargissement poétique, ou l’esthétisation revendiquée de la représentation, collabore à une forme supérieure de restitution et, partant, de saisie. De telles figures sont au service d’une expressivité maximale. Elles rapprochent la peste, dont le développement est si sensible aux conditions climatiques, des puissances naturelles. Chez Taylor, Dieu est un vent qui fauche et qui, «  (comme des figuiers maudits) nous abat  »47. Ailleurs, la peste déferle « comme une vague »48. Dans God’s Terrible Voice, la peste est une mer en furie qui éventre sur d’« horribles récifs »49. Pour Wither, Dieu, par le mal, nous déchire comme une bête féroce, « comme un Lion, un Léopard, un Ours »50. La catastrophe est une puissance vorace et sa bouche est béante51, écrit Vincent. Pour ce dernier, que la peste ait été envoyée par Dieu contribue à en faire un être animé. Dans l’ensemble du corpus, la peste ravage à la manière d’un incen43

Aristote, Rhétorique, (trad. par Médéric Dufour et André Wartelle), Paris, Gallimard, 1980, III, 2, 1405a, p. 212. 44 « Objects representatives », G. Wither, op. cit., p. 44. 45 « revive », Ibid., p. 121. 46 « by Faith’s eyes », G. Wither, op. cit., p. 44. 47 « (as accursed fig-trees) cut us down », J. Taylor, op. cit., p. 4. 48 « like wave », W. Austin, op. cit., p. 40. 49 « Rocks of terrour », Th. Vincent, op. cit., p. 3. 50 « as a Lion, Leopard, or a Beare », G. Wither, op. cit., p. 278. 51 « does open its mouth without measure », Th. Vincent, op. cit., p. 39.

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die, « comme une flamme »52. La métaphore ignée revêt une importance particulière dans le texte de Vincent. En effet, il met en relation la peste de 1665 avec l’incendie qui, l’année suivante, ravage Londres. Le souffle brûlant de la peste est appelé à prendre la forme de flammes, il détermine également une parole brûlante. Le terme récurrent de « fournaise »53, qui évoque également l’enfer, fonctionne alors comme hypéronyme absolu du texte. Les comparaisons peuvent soutenir la dramatisation du récit en opérant un brusque changement de plan qui met en valeur les faits auxquels on est ainsi plus ou moins brusquement arraché. Ainsi chez Taylor, Londres devient la colline de la Passion puisque la ville est « comme un Golgotha d’ossements humains »54. Pour Austin, les vents méphitiques soufflent comme des créatures mythologiques, « comme des Furies tirées de leur sommeil »55. Les comparaisons peuvent contribuer à organiser le divers proliférant en une totalité close et signifiante, si possible animée, ce qui produit un effet de dramatisation. Cet effet n’est pas gratuit. La métaphore soutient un discours explicatif. Taylor pose ainsi, dès le début, l’équivalence métaphorique lue dans la proximité phonique entre les termes « sword » et « word » – le glaive et la parole. La paronomase s’inscrit dans une perspective interprétative. Tous les textes insistent d’ailleurs sur le motif de la parole, de la voix, du mot ou du souffle. La peste est la parole de Dieu faite arme. Elle a la subtilité du souffle comme le tranchant de l’épée. Wither et Austin emploient des images martiales (la peste est tantôt « général en temps de guerre »56, tantôt « l’artillerie de dieu »57). La métaphore de la flèche s’applique chez Vincent à la fois à la peste et à l’incendie58. L’arsenal métaphorique de la catastrophe est belliqueux : « quand la parole de Dieu n’est pas entendue, il parle par sa houlette, quand sa houlette n’est pas écoutée, il frappe de ses flèches et estoque de son glaive59. » Dans le texte de Sprat, la paraphrase de Thucydide invite à colorier à l’antique ces images belliqueuses : la fatalité est armée d’une épée60, mais les assauts de la peste sont d’une 52

« as a Flame », G. Wither, op. cit., p. 67. « Furnace », Th. Vincent, op. cit., particulièrement p. 13, sq. 54 « like a Golgotha, of dead men bones », J. Taylor, op. cit., p. 8. 55 « like Furies wak’t from sleep », W. Austin, op. cit., p. 5. 56 « Generall in time of war », G. Wither, op. cit., p. 125. 57 « Plague’s God artillery », W. Austin, op. cit., p. 35. 58 Th. Vincent, op. cit., p. 33 pour la peste et p. 61 pour l’incendie. 59 « when God word is not heard, he speaks by his Rod ; when his Rod is not heard, shoots with his arrowes & strikes with his sword. », Ibid., p. 21. 60 Th. Sprat, op. cit., p. 8. 53

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« fureur toute barbare »61. Il convient alors de revêtir l’armure de la foi, de se couvrir du « Casque du Salut » et de ceindre « la Ceinture de la Vérité »62. Au final, c’est la peste qui de comparé devient comparant. Le mal physique devient le comparant d’un mal moral sur quoi finit par porter l’essentiel : « Ainsi je te le dis, Angleterre : tu es malade,/ Tes péchés en sont cause63. » La redescription métaphorique, en invitant à distinguer plusieurs niveaux de sens, participe à une mise à distance de la littéralité des faits au profit de leur portée eschatologique. La métaphore s’adosse à l’herméneutique de l’exégèse biblique qui invite à distinguer différents niveaux de signification : le sens littéral des faits, le sens allégorique de ce qu’il faut croire, le sens moral de ce qu’il faut faire, et le sens eschatologique des fins dernières. Le passage de l’un à l’autre de ces niveaux de sens est assuré par l’élan violent des rapprochements métaphoriques. C’est donc toujours la recherche de l’expressivité maximale qui prime, dans la description comme dans l’exhortation. Écrire la catastrophe, c’est réaliser la prouesse de représenter ce qui outrepasse la représentation. De manière attendue, le topos de l’indicible vient rehausser l’importance des morceaux de bravoure. Vincent déplore que l’abomination pestilentielle excède les ressources du langage. « Nul ne peut en dire l’horreur »64, « aucune langue ne la peut exprimer »65. Austin déplore que les ressources, pourtant abondantes, de sa plume soient bien insuffisantes, tant font défaut « vigoureux concepts,/ mots fleuris ou tours de gracieuses figures »66. Il faut toute la confiance dans son élection d’auteur pour mener à bien un récit dont la seule sanction est l’effet qu’il produit. Wither avoue non sans complaisance se laisser prendre aux prestiges horrifiants qu’il a su ménager : « je tremble à mes propres mots67. » Pour parvenir à cet effet, les descriptions sont organisées selon une structure récurrente. Un verbe de perception à la première personne est suivi d’un 61

« barbarous rage », Ibid., p. 16. « Helmet of Salvation », « Belt of Truth », G. Wither, op. cit., p. 60. 63 « I tell thee therefore, Britaine, thou art sick;/ Thy sins have made thee so. », Ibid., p. 218. 64 « None can utter the horrour », Th. Vincent, op. cit., p. 35. 65 « no tongue can express », Ibid., p. 40. 66 « such vigorous conceits,/ Such flowrey words or smiling figure cheats », W. Austin, op. cit., p. 38. 67 « My owne Expressions, me doe fearfull make », G. Wither, op. cit., p. 12. 62

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sommaire signifiant dans lequel la diversité des choses présentées à la vue, une fois la masse critique atteinte, laisse place à un terme abstrait ou à un détail grossi qui valent pour leur puissance résomptive et impressionnante. La description récurrente de l’empilement de corps aux carrefours s’achève toujours sur un détail aussi atroce que topique : la mère et l’enfant, morts l’un sur l’autre. Une invitation à « porter son attention »68 sert d’embrayeur à ces détails véristes pour en démultiplier l’effet. Taylor préfère les tournures distributives69 et Wither les généralisations70. À force d’expressivité, la description vire à l’exhortation. Dans la narration que Vincent donne de l’épidémie, tout comme dans celle de Wither ou d’Austin, ce sont les catégories générales qui priment. Les citoyens de Londres s’inscrivent dans la taxinomie des pécheurs (ivrognes, menteurs, adultères, tièdes, etc.) qui ne s’approche du singulier qu’à travers les raffinements infinis dont elle est capable. Le singulier n’existe que rabattu sur le général, ou tiré vers lui. La précision numérique cède le pas devant la rhétorique des indénombrables : « le nombre de morts ne se pouvait dire »71, peut ainsi écrire Sprat. Les chiffres des Bills of Mortality sont cités dans une perspective bien plus horrifique que statistique : ils fonctionnent à la manière d’hyperboles. En règle générale, le petit fait vrai n’a de sens que s’il invite à la conversion. Dans le texte de Vincent, le compte rendu de la mort d’un jeune voisin est ainsi prétexte à la vignette édifiante de la bonne mort, par laquelle le narrateur est le premier affecté : « je dois confesser que j’en fus tout émerveillé72. » La matrice narrative de l’hagiographie vient recouvrir la structure interne des realia. En toutes choses, la merveille, certes le plus souvent affreuse, l’emporte. La pseudo mimèsis qui porte témoignage est, plus qu’une diegesis, un projet argumentatif. Les emprunts faits à la rhétorique de la chaire qui font alors se multiplier adresses directes, énoncés de vérité générale, citations et références bibliques, emplois du futur prophétique et interrogations rhétoriques, achè-

68

« marke », J. Taylor, op. cit., p. 42. « Some dying, and some dead,/ Some (all amazed) flying and some fled », Ibid., p. 6 ; « Certains qui meurent et d’autres déjà morts,/ Certains, surpris, qui fuient, et d’autres déjà loin ». 70 « ev’ry place […],/ And ev’ry way […] », G. Wither, op. cit., p. 105 ; « en tout lieu, […] partout ». 71 « there was no number of the deads », Th. Sprat, op. cit., p. 14. 72 « I confess that I marvelled to see it », Th. Vincent, op. cit., p. 46. 69

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vent d’inféoder la poétique de la catastrophe à un dessein persuasif. La persona qui assume et régule l’énonciation est aussi celle qui en élucide les enjeux. Les effets rhétoriques marqués sont engagés dans un projet interprétatif. La postulation d’un sens préexistant est la seule issue pour se désembourber d’une réalité horriblement pléthorique où il n’est « nul besoin de chercher longtemps pour trouver à poser le regard »73. Les scènes horribles qui obsèdent ou bien les choses vues qui impressionnent sont légion. La première personne assure alors la tenue d’un récit. Son usage vérifie la valeur du témoignage. Il indique également une forme de confiance dans la capacité de la représentation à rendre compte des faits et à les configurer de manière à la fois vraisemblable et signifiante. Le statut du sujet Ces textes se présentent comme des témoignages74, mais ce terme désigne moins la production d’un récit avéré par la caution testimoniale que la restitution d’une expérience morale généralisable qui est aussi témoignage à charge. À l’exception de la paraphrase de Thucydide, les marques multipliées du témoignage direct servent à remplir une fonction d’attestation. Encore, pour le texte de Sprat, faut-il garder à l’esprit que son caractère d’adaptation sert précisément de médiation à la réalité pestilentielle. Elle s’adresse à un public privilégié qui a, en grande partie, pu fuir la peste en même temps que le pouvoir et qui trouve dans cette lecture la version sublimée, tenue à la double distance de la culture et de l’éloignement culturel, de l’expérience fuie. À l’occasion, les marques d’une première personne dont la référence reste problématique (délégation de la parole à l’historien ? pur marqueur énonciatif ?) servent à produire un effet d’attestation : « ainsi ai-je vu75. » Le poème ménage, de surcroît, des décrochages énonciatifs nombreux. Ici, Minerve devient une spectatrice aussi privilégiée qu’affligée des calamités qui s’abattent sur la ville76 ; ailleurs, la plainte d’un soldat athénien se fait à la première personne, le temps d’un morceau de bravoure pathétique77. Enfin, les marqueurs du sujet lyrique, en

73 74 75 76 77

« no long enquire to find such Objects », G. Wither, op. cit., p. 105. « testifiy », Ibid., p. 77 et 290. « So have I seen »,Th. Sprat, op. cit., p. 12. Ibid., p. 10, sq. Ibid., p. 15.

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particulier les nombreuses interjections, font deviner, derrière le récit, le travail d’une conscience compatissante aux maux du temps. Dans les autres textes, la figure du témoin est d’une importance cruciale. Austin précise d’entrée de jeu qu’il était au cœur de l’événement et que son texte s’en ressent : « Ce poème a été écrit […] au moment même de l’Épidémie78. » Il s’agit de faire de la concomitance entre le temps de l’expérience et celui de l’écriture un gage de vérité. Grâce à elle, la représentation est transparente et l’interprétation transcendante. Le statut de témoin vient alors préciser la figure de l’auteur. Caution éthique et caution auctoriale se rejoignent. Vincent rappelle au début de son récit de l’épidémie qu’il l’a traversée « de bout en bout »79. Il est à même de l’appréhender comme une totalité signifiante. Wither construit plus longuement son personnage. Entre la dédicace et le poème, il insère un texte en prose qui précise la figure de l’énonciateur (il est le témoin oculaire qui a failli périr dans l’épidémie, il est également le religieux persécuté et exposé à la censure, etc.). Dans le Remembrancer, le « je » est un témoin situé dans l’événement : « Sur les douces rives de la Tamise/ Habitais-je alors80. » Mais ce qu’il voit dépasse l’anecdote et les circonstances : « J’ai vu la Justice de Dieu81. » L’autopsie dépasse les apparences. Il en va de même dans God’s Terrible Voice […] : le récit de l’épidémie fait se suivre la reconstitution d’ensemble d’un récit personnel dans lequel le narrateur s’engage (« Je vais à présent dire quelques mots de ma propre expérience, au sujet de mes amis […], et me cantonner à la demeure dans laquelle j’habitais »82). Le microcosme auquel il s’attache ne fait que renvoyer au macrocosme précédemment décrit. Il n’y a là qu’une ébauche de journal, puisque ces épisodes ne font que servir de tremplin à une prise de champ. La description de la guérison du maître de maison cède le pas à un chant d’action de grâces qui, à son tour, prend des proportions beaucoup plus larges. « Mais quand je parle d’affaires domestiques, rappelez-moi de porter le regard au-delà »83 : il faut élargir la perspective, finit par lancer, comme 78

« this Poem was written […] at that time of the Sickness », W. Austin, op. cit., p. 2. « from the beginning to the end of it », Th. Vincent, op. cit., p. 28. 80 « by Thames faire Banks I did reside », George Wither, op. cit., p. 18. 81 « Spectator of Gods Justice I have beene », Ibid., p. 18. 82 « I can speak something of mine own knowledge concerning some of my friends […]; I shall instance only in the house where I lived […] », Th. Vincent, op. cit., p. 44. 83 « But when I speak of home concernments, let me not forget to look abroad », Th. Vincent, op. cit., p. 47. 79

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pris de scrupule, le narrateur. Les deux récits, d’ailleurs, celui de la ville et celui de la demeure, convergent. Le seul point de vue qui vaille est celui du surplomb. À ce titre, les éléments du récit historique fonctionnent davantage comme des motifs attachés à un thème discursif que comme des éléments référentiels alimentant un « effet de réel » qui serait à lui-même sa propre justification. Les petits faits vrais contenus dans les textes (les charrettes de morts, les scènes de dévotion spontanée, les épisodes de survie miraculeuse, la crise immobilière, la prospérité des fabricants de cercueils, etc.) n’ont de valeur propre qu’accessoire et locale. Ils finissent toujours par se résorber dans la perspective d’ensemble. De là, ils demeurent la plupart du temps subordonnés à l’effet pathétique, adjuvant de la conversion, qu’ils sont susceptibles de produire. Chez Taylor, le témoin oculaire choisit de rapporter des faits à vocation édifiante : « Je vis enfin, un jour de Sabbat,/ Des hommes à l’église, prêts à prier84. » Le bilan comptable est subordonné à un effet de comble : « le champ où la mort livre son combat sanglant/ et en tue huit cents en un jour et une nuit85. » Wither confesse ne faire, dans cette perspective, qu’un usage utilitaire de ce qu’il a vu : « Ce que je vis de remarquable dans cette Peste,/ Quelle bonne œuvre en puis-je faire86 ! » Il s’agit de faire bon usage du réel et de l’expérience. La mimèsis de la déambulation au hasard87 sert en réalité à construire un pandémonium propre à effrayer et à convertir. Les choses sont très différentes dans le Journal de Defoe, dans lequel les choses vues sont à elles-mêmes leur propre justification : elles servent à asseoir le récit, y compris pour assurer la vraisemblance de ses développements plus romanesques. Quant à Austin, il ne conserve les circonstances de cette calamité mémorable, « affliction dont la mémoire ne saurait se perdre »88, que pour, précisément, impressionner l’âme et la mémoire. S’il s’agit de cartographier l’événement, d’en produire les coordonnées89, le résultat s’adresse à un public sur lequel il faut agir. 84

« And late I saw, upon a Sabaoth day/ Some Citizens at Church, prepar’d to pray », J. Taylor, op. cit., p. 9. 85 « The field where death his bloudy fray does fight/ And kills eight hundred in a day and night », Ibid., p. 8. 86 « What, worth my notice, in this Plague I saw,/ O, what good uses I from thence might draw », G. Wither, op. cit., p. 105. 87 « As to and fro I walked », Ibid., p. 118. 88 « Affliction never to be forgotten », W. Austin, op. cit., p. 1. 89 « Drawing a Map », Ibid., p. 3.

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Le sentiment d’urgence horrible lié à la catastrophe rend possible un rapport utilitariste à la réalité. C’est donc, paradoxalement, un statut exemplaire qu’atteignent ces témoignages, ce qui contribue à les rendre interchangeables. Au maximum de l’effet qu’ils produisent, ils sont alors comme déréalisés et déshistoricisés. L’intercession l’emporte alors sur l’attestation. En effet, rien ne peut avoir de sens de manière absolument séparée. La figure du prophète sert à penser celle du témoin et des références aux prophètes de l’Ancien Testament (en particulier Jérémie, Michée et Élie) sont présentes de manière significative chez Taylor, Wither et Vincent. La fonction d’intercession peut aussi assumer une parole collective qu’elle relaie et relève. Le poème de Taylor se révèle être une prière : « et si mes soupirs et mes larmes peuvent lui parvenir/ J’implore humblement Dieu […]90. » L’énonciation se fait alors collective, la première personne du singulier peut s’agréger le pluriel de la communauté souffrante : « Fortifie nos âmes dans la croyance que Tu es notre Salut91. » Il en va de même dans le texte d’Austin qui conjure le trop plein morbide de son récit en l’inscrivant dans une perspective consolante. Un horizon glorieux troue les ténèbres pestilentielles. L’Espérance vient consoler l’affliction : « Nous ne craignons pas la tombe (si d’aventure nous mourons) car/ Mis en terre aujourd’hui, nous nous relèverons demain92. » Le registre horrible n’est qu’un moment dans l’œuvre de religion qui doit aussi dispenser la consolation : « À vos larmes, pour les sanctifier, mêlez donc un sourire93. » Le récit des calamités sans nombre est une propédeutique à la manifestation d’une grâce surabondante. Dans le texte de Wither, l’horizon est mystique. Tout se fond dans une vision : « Observe, regarde et considère, nation anglaise,/ l’horrible Vision de mes Contemplations94. » La description horrible vire à une hallucination que renforce le recours à la répétition. La peste permet d’hypostasier la Providence car elle en est l’hypotypose. Parallèlement, le récit d’une élection se 90 « And if my sighs and prayers may but prevaile;/ I humbly beg of God […] », J. Taylor, op. cit., p. 5. 91 « Assure our soules that thou art our Saluation », Ibid., p. 9. 92 « We fear no grave (if we may, dying) for though/ Buried today, we may arise tomorrow », W. Austin, op. cit., p. 22. 93 « You’ll with your tears, to grace them, mix a smile », Ibid., p. 3. 94 « Behold; and marke; and mind, you British Nation/ This dreadfull Vision of my Contemplations », G. Wither, op. cit., p. 1.

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substitue à celui d’un événement. La véritable expérience est intérieure. Wither est l’objet d’un « ravissement soudain »95, qui l’élève jusqu’à contempler les Trônes, les Vertus et les Dominations : « la Justice de Dieu et Son Amour,/ Siégeant sur un même trône, au plus haut des cieux96. » Cette élection ne va pourtant pas dans le sens d’une dissolution du sujet. Au contraire, Wither témoigne d’un engagement total de la première personne, à la différence de ceux qui n’osent « signer de leur nom »97. Il se livre même à une étonnante confession aux limites de l’intime. Le poète est soulagé par le lever du jour, puisqu’il échappe ainsi aux visions terrifiantes de la nuit, dignes seulement des cauchemars « qui terrifiaient [son] enfance »98. Dans les crépuscules et les marges du texte s’ébauche un contenu subjectif inéchangeable, la silhouette d’un sujet99 qui accorderait une valeur propre à une forme d’acuité réflexive. Ce qui importe, c’est qu’individuer la première personne, jusqu’à en faire parfois un personnage, permet d’asseoir une autorité qui lui confère une portée exemplaire. La caution de la première personne, auctoriale, testimoniale, éthique ou énonciative, joue à plein. Mais elle fait mine de s’effacer derrière une autre autorité qu’elle révèle. L’autorité de la première personne est en dernier recours celle d’un rapport privilégié à la transcendance. Plus l’événement est serré de près, plus il se révèle alors n’être qu’un exemple. Sa narration n’a alors de sens qu’articulée à un commentaire agissant. Le niveau de la relation est sans cesse perturbé par celui de la mise en relation qui dégage, dans la traversée des formes grouillantes de la vicissitude, le dessin éloquent d’un sens. L’événement et l’exemple La question de la nature de la peste peut alors être rapidement évacuée. L’exclusion de la peste du domaine des phénomènes naturels s’accompagne de violentes diatribes, souvent satiriques, contre la médecine et les tenants de 95

« A suddaine Rapture », G. Wither, op. cit., p. 154. « Gods Justice and his Love/ Installed on one throne in heav’n above », Id. 97 « set their Name », Ibid., p. 208. 98 « Which terrifi’d my childhood », Ibid., p. 107. 99 Voir Robert Ellrodt (dir.), Genèse de la conscience moderne. Études sur le développement de la conscience de soi dans les littératures du monde occidental, Paris, Puf, 1983, p. 63-64. La forme moderne de la conscience de soi consisterait dans le renoncement progressif aux procédures d’allégorisation des contenus intérieurs. Dans le cas de Wither, un tel renoncement n’est que ponctuel ; il en est d’autant plus remarquable. 96

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la possibilité d’une action opératoire sur le fléau divin. Il serait hâtif d’identifier cette exclusion à une position rétrograde. D’une part, elle n’exclut pas une description pathologique parfois minutieuse qui dénote un véritable intérêt, non exempt sans doute de fascination morbide, pour les espèces matérielles du mal. D’autre part, l’origine providentielle de l’épidémie est une conviction fortement établie qui ne s’oppose pas nécessairement à sa lecture naturelle. Ainsi, le narrateur du Journal de Defoe peut défendre tout au long de son récit la thèse selon laquelle la peste, dans son origine, dans son développement comme dans sa propagation, répond à des « lois naturelles »100. La peste n’est mue par un ressort divin que dans l’unique mesure où c’est Dieu qui fixe les lois auxquelles elle obéit en tant que phénomène naturel, « ayant conçu le Plan de la Nature et en perpétuant le fonctionnement »101. Cependant, les dernières pages du Journal renvoient la fin de l’épidémie à l’intervention divine. La peste est alors rétablie, et ce rétablissement s’énonce comme une évidence, comme fléau de Dieu : « mais c’est là le fait secret de Sa Main invisible, elle qui nous avait à l’origine versé ce Fléau en Châtiment102. » Ce faisant, le narrateur ne fait que répéter l’opinion commune : « c’était là vérité de tous connue103. » Sa nature divine a dû pourtant être suspendue ou mise à l’arrière plan pour que la narration soit possible. Sprat, qui est pourtant à la pointe de la modernité scientifique, reprend à l’identique les développements de Thucydide sur l’inutilité de la médecine. Mais il les fait virer au sarcasme, tonalité absente du texte de l’historien. Le renversement, obéissant à la loi du paradoxe, est complet, puisque le prétendu remède est pire que le mal : « la médecine n’était que le pire des maux104. » La science, identifiée aux différentes écoles philosophiques, n’est pas d’un meilleur secours : il ne reste à l’homme de raison qu’à imiter Aristote en se jetant à l’eau105. Dans le texte d’Austin, l’enquête sur la nature de la peste révèle, à côté d’un certain nombre de traits matériels relatifs à sa propagation –

100 101

« natural Means », D. Defoe, op. cit., p. 193. « [forming] the whole Scheme of Nature, and [maintening] Nature in its Course »,

Ibid.  102 « but it was evidently from the secret invisible Hand of him, that had at first sent his Disease as a Judgement upon us », Ibid., p. 246. 103 « it was acknowledg’d at that time by all Mankind », Id. 104 « Physick it self was a disease », Th. Sprat, op. cit., p. 12. 105 Ibid., p. 18.

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« elle se transmet par simple contact,/ c’est la contagion »106 –, le caractère déterminant des facteurs moraux (ainsi, « l’oisiveté elle aussi fait le lit de la peste »107). Dès lors, il faut renoncer à une prise scientifique sur l’épidémie. « Donnons congé aux médecins »108 : le texte produit alors une liste de noms parmi lesquels figure celui de Pic de la Mirandole. Pour Taylor, qui use du sarcasme, ces médecins ne sont que vils plaisantins, misérables « attrapeurs de rats »109 que l’auteur a rapidement fait de confondre avec leurs prises. Le seul remède est le mot efficace, la prière : « le Kyrie Eleison nous préservera110. » Le propos est le même chez Wither. La peste est un châtiment divin, ses causes sont morales, et les rechercher s’apparente à une relation infinie de péchés et de turpitudes. Il y a de quoi s’occuper à loisir ; « une pleine année de lecture »111. Entre les divisions confessionnelles et les hérésies des « Papistes », des « Anabaptistes » et des « Demi puritains »112, etc., l’idolâtrie du Veau d’or et l’exubérance vestimentaire, l’habitude des tavernes et de la mauvaise poésie ; la liste est sans fin. On peut tout de même suspecter ponctuellement une responsabilité matérielle et directe de la France, ce cercle de l’Enfer sur terre : « [les Français] apportent parmi nous/ ces Pestes qui pourraient bien nous défaire pour l’éternité113. » L’étude des causes et des symptômes ne saurait être qu’une œuvre de théologie morale. Les remèdes matériels sont bien sûr tournés en dérision. Pour Taylor, ils ne sont que d’insignifiants remèdes, burlesques à force d’être dérisoires, « des murs de papiers contre un coup de canon »114. Leur efficacité dépend elle aussi de la volonté divine. Taylor, et il rejoint en cela le narrateur du Journal, est pourtant le seul à reconnaître une valeur propre à la médecine : sa vanité n’est pas intrinsèque, mais de circonstance, c’est celle d’un temps d’exception. C’est parce que la peste est punition divine que la médecine n’a pas prise sur elle. Une fois la peste rendue à son 106 W. Austin, op. cit., p. 32 : « gotten by contact/ ’Tis call’d contagion. » La médecine de l’époque est partagée entre les tenants de la propagation par contagion et ceux de la propagation par miasmes. La polémique qui les oppose est violente : elle n’en a pas moins aucune conséquence pratique. 107 « Idleness breeds Plague too », Ibid., p. 28. 108 « so bid Physician good night », Ibid., p. 39. 109 « Rat-catchers », J. Taylor, op. cit., p. 7. 110 « Kyrie Eleison be our charm », W. Austin, op. cit., p. 50. 111 « reading for a yeare », G. Wither, op. cit., p. 218. 112 « Papists », « Anabaptists », « Separatists », « Semi-puritans », Ibid., p. 248. 113 « they bring unto us/ Those Plagues which may eternally undoe us », Ibid., p. 47. 114 « Paper walls, against a Canon shott », J. Taylor, op. cit., p. 7.

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caractère purement matériel de maladie par notre réforme, la médecine retrouvera ses prérogatives (« Alors chaque remède (pour notre soulagement)/ Retrouvera son pouvoir, sa vertu et sa force »115). La mécanique de la peste peut bien obéir à des lois ; celles-ci obéissent à leur tour à la seule loi qui compte, celle de Dieu. Il en est ainsi dans God’s Terrible Voice où la conjonction de facteurs favorables à l’apaisement de la virulence du mal prépare son redoublement. Selon un système là encore paradoxal, les signes d’une amélioration préparent le pire : « en raison de la saison, du grand nombre de ceux qui avaient quitté la ville et de ceux qui étaient déjà morts : le mal n’avait pourtant pas encore atteint son comble116. » Le « pourtant » paradoxal qui défie la raison est la seule loi de la peste ; les « raisons » scientifiques n’ont plus cours. Vincent radicalise la lecture providentialiste de la catastrophe. Pour lui, la peste est un pur miracle, « elle n’a pas de cause naturelle »117.  La peste est un châtiment divin, et ses espèces concrètes n’ont d’importance que si elles permettent d’accéder à sa vérité. Elles doivent servir à opérer un renversement et une conversion. Leurs horreurs servent de point de passage et d’échange. Les descriptions les plus cliniques tendent d’ailleurs toujours à être troquées contre la récitation ou l’écho du psaume XXXVIII : « mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture […], mes reins ont été remplis d’illusion, […] il n’y a dans ma chair aucune partie qui soit saine118. » La déploration individuelle concentre et intensifie l’horreur du mal. L’énormité de la ville la difracte et la démultiplie. Le texte de Sprat repose sur le parallèle entre Londres et Athènes, toutes deux étant l’orgueil du monde, chacune des cités constituant « la plus orgueilleuse des œuvres de la Nature et de l’Art »119. La singularité de Londres témoigne de sa vocation exemplaire. Vincent insiste sur le fait que la ville concentre toute la vanité du royaume : « la Beauté, la Richesse, la Force et la Gloire de tout un royaume 115

« Then every med’cine (to our consolation)/ Shall have his power, his force, his operation », Id. 116 « because of the season, because of the number gone, and the number already dead; yet it was not come to its height », Th. Vincent, op. cit., p. 38. 117 « no natural cause can be assigned », Ibid., p. 76. Il en va, d’une certaine manière, de même pour l’incendie  : «  quels qu’en fussent les instruments, c’est Dieu qui en fut l’auteur » (« whoever were the instruments, God was the authour of the evil », Ibid., p. 56. 118 « Psaumes de David », La Bible, op. cit., XXXVII [XXXVIII], 5-7, p. 679. 119 « The proudest work of Nature and of Art », Th. Sprat, op. cit., p. 10.

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se trouvent à Londres120. » Elle en cristallise aussi toutes les fautes, « les exorbitants péchés de la nation »121. Pour Taylor, Londres est une capitale babylonienne (« Metropolis »122). Le gigantisme produit un effet grossissant. Il relie également la capitale du royaume aux cités déchues de l’Ancien Testament. Pour Wither, Londres est la résurgence de la ville par excellence : « notre Jérusalem123. » La même formule est présente dès la première page de God’s Terrible Voice. L’inscription de Londres sur la liste des villes châtiées par Dieu produit un effet d’étrangeté. Le décor urbain et familier, semé de cadavres hideux, semble alors miraculeusement entrer en communication avec les confins du temps et de l’espace. Commentant la fuite des Londoniens terrorisés, Austin note qu’ils semblent déserter Sodome et Gomorrhe – « comme si c’était le même jugement »124. La distance de l’analogie ne trompe pas. Pour Vincent, Londres décourage la comparaison car ses péchés excèdent ceux des villes détruites par le Dieu de colère : à cet égard seulement, l’ici et maintenant peut prétendre à quelque individualité, bien dégradante au demeurant (« qui peut rivaliser avec l’Angleterre ? »125). Londres devient à son tour, au moins dans les textes de Wither et de Vincent, un exemplum. Il s’agit pour eux de construire les faits en paradigme. La catastrophe est un exemple et non un événement isolable. Un tel phénomène répond à des lois absolues et inconditionnées qui se manifestent à travers lui : loi analogique (la ville de Londres est punie comme les orgueilleuses cités de l’Ancien Testament), loi de proportionnalité (à grands péchés, grand châtiment), loi d’incommensurabilité (impuissance de la raison à rendre compte de la transcendance), hiérarchie et gradation des fléaux (« the fire next time » ; « la prochaine fois, le feu »), dans la perspective d’une histoire mue par la Providence et à ce titre tendue vers sa fin. La résurgence de l’histoire immémoriale vient alors bloquer à sa source toute velléité d’histoire immédiate – quand elle n’est pas d’abord neutralisée par le dispositif exemplaire. Le plus actuel du présent communique avec le plus éternel du passé. La charge historique de la relation disparaît, au profit 120

« the Beauty, Riches, Strength, and the Glory of the whole Kingdom lay in London », Th. Vincent, op. cit., p. 72. 121 « the extraordinary national sins. », Ibid., p. 76. 122 J. Taylor, op. cit., p. 4. 123 « our Jerusalem », G. Wither, op. cit., p. 197. 124 « as if our judgement were the same », W. Austin, op. cit., p. 9. 125 « who can equal England? », Th. Vincent, op. cit., p. 74.

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du hors temps d’une stase horrifiée et du temps divin de la Providence en marche. L’épidémie est, de manière transparente, l’éclaircissement des Écritures. La peste est le sens de la Parole. Elle constitue « la somme et l’emblème des Écritures »126. Elle n’appelle pas la construction d’une grille de lecture spécifique, car elle contient sa propre lecture. La poétique de la catastrophe consiste à faciliter et à opérer semblables courts-circuits. Les faits, selon l’alternative proposée par Paul Veyne, ne sont pas, ou plus, « considérés comme des individualités », mais bien « comme des phénomènes derrière lesquels on cherche un invariant caché »127. Le rapport au temps et la conception de l’histoire s’en trouvent affectés. C’est ainsi que le narrateur du Journal peut prendre le Remembrancer pour un texte nouvellement publié quand il date de l’épidémie précédente. Le presque demi-siècle qui sépare les deux épidémies n’existe pas, pas plus que l’intervalle qui sépare la peste d’Athènes de celles de Londres. Le temps des horloges et des calendriers n’offre pas une scansion pertinente. Le temps néfaste de la catastrophe, jusque dans sa temporalité funeste et dramatique, ouvre une brèche dans le cours des choses. L’espace particularisant de l’événement n’a de valeur et de pertinence que s’il permet de concentrer ce qui lui donne – non pas de l’intérieur, mais de l’extérieur – un sens. La négation du caractère événementiel de ce qui a eu lieu n’implique pas pour autant une complète désaffection pour ce que Vincent nomme ses « circonstances particularisantes »128, mais leur réorganisation. Dans le texte de Taylor, la chronologie des faits ne subsiste que sous la forme d’une temporalité tragique : « Un avril sain, un juin malade,/ Et un juillet périlleux qui répand le désordre129. » Les portenta, ces signes annonciateurs de la catastrophe, sont à rechercher partout. Vincent rappelle qu’une comète130 a frappé l’imagination de ses concitoyens. Conformément avec la vulgate des astronomes, une comète apparaît encore plusieurs mois avant les débuts de l’épidémie de 1665131 : « pâle, terne et languissante de Couleur et, 126

« The Gospels full summe and epitomy », Th. Vincent, op. cit., p. 21. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire [1971], Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 13. 128 « particularizations », Th. Vincent, op. cit., p. 4, sq. 129 « A healthfull Aprill, a diseased June/ And dangerous Julie, brings all out of tune », J. Taylor, op. cit., p. 5. 130 « Blazing Star », Th. Vincent, op. cit., p. 29. 131 D. Defoe, op. cit., p. 19 et 20. 127

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de course, fort ralentie, solennelle et lente132. » La construction rétrospective est une lecture de signes. Pour Wither, le temps vécu dans sa succession linéaire n’est que la façade de la seule temporalité possible, celle de la Providence. Les circonstances ponctuelles du procès historique sont ce qui permet de constituer le propos moral en témoignage. Elles lui donnent un contenu spécifique, qui assure sa pérennité édifiante. Il ne s’agit pas des tekmeria, ces traces de la chronique, mais du hors-temps des vérités. Si Sprat peut traduire Thucydide, c’est que le récit antique n’est pas uniquement un récit historique. Sa traduction n’exhume pas du passé, elle manifeste de l’actualité. La position inverse, celle de Vincent qui récuse les exemples fournis par « les récits de l’Histoire Profane et des Voyageurs »133, repose sur le même principe : les circonstances, variées, multiples, divergentes, quand elles sont manipulées sans précaution, peuvent voiler, et non révéler, l’accès à la vérité de ce qui a eu lieu. L’épidémie vérifie, mais aussi illustre de manière singulière un principe transcendant et anhistorique. Elle est alors soustraite à la chronologie. Comme l’écrit Wither, la peste est, en vertu de sa permanence qui la retranche de l’histoire, la seule actualité possible : « j’ai de perpétuelles visions de cette légion/ De Pestes134. » Le témoin, l’historien ou le narrateur disparaissent dans un sujet lyrique qui n’a d’existence que dans la puissance de son énonciation, celle qui ouvre au hors-temps du dire. Le temps a disparu dans l’éternel présent du ravissement poétique, dans la réactivation des images obsessionnelles, dans la totalité close de l’histoire achevée. De même, « aux yeux du Seigneur un jour est comme mille ans, et mille ans comme un jour »135. Tous, comme Austin, peuvent alors révéler la vérité du temps et de l’histoire : « Temps/ présent et passé se hisseront au futur136. » L’écoulement du temps n’a de réalité que dans la certitude d’une volonté agissante qui le scande. La scansion poétique redouble ce rythme fondamental. Elle construit un texte que tous nos auteurs vouent à la postérité. Ce qui subsiste de circonstance localisée contribue à faire valoir la vérité d’ensemble que livrent ces textes.

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« of a faint, dull, languid Colour, and its motion was very heavy, solemn and slow », Ibid., p. 20. 133 « Profane Histories and Travellers », Th. Vincent, op. cit., p. 74. 134 « I have perpetuall Visions of that rout/ Of Plagues », G. Wither, op. cit., p. 45. 135 Deuxième épître de l’apôtre saint Pierre, La Bible, op. cit., III, 8, p. 1588. 136 « Time/ Present and past should into future climb », W. Austin, op. cit., p. 36.

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Si elle n’est pas tout simplement ignorée, c’est que la circonstance est peut-être l’élément sur lequel repose le fonctionnement de la mémoire. Mémoire, mère des Muses, serait l’équivalent, dans l’ordre de la littérature, du temps divin dans celui de la Création. Le temps pertinent de la catastrophe n’est pas uniquement le temps passé du récit. C’est aussi le présent de l’énonciation et de son effet ainsi que le futur de la prophétie. Ce qui, dans les textes de Vincent et de Wither, fait figure de principe structurant est, dans tous les autres textes, une tentation au moins ponctuellement présente : l’épidémie n’est pas un moment de l’histoire, elle est l’histoire tout entière. Ainsi, le texte de Wither est un « Remembrancer » : il préserve la mémoire de ce qui a eu lieu pour remettre en mémoire des vérités que nous sommes prompts à oublier ; il constitue le présent immédiat en legs pour les temps à venir. Il se dit d’entrée de jeu ce que tous ces textes aspirent à être : le monument du temps. Dans l’ensemble de ces textes, les moyens de l’histoire comme discipline sont tous présents (chronologie, enquête, narration, processus de légitimation et de preuve, etc.). Mais s’ils sont opératoires, ce n’est qu’à la manière d’outils ponctuels. Ils ne donnent pas lieu à un discours historique qui convertirait ce qui a eu lieu en un événement ; au contraire, ils le versent du côté des vérités anhistoriques et exemplaires. L’essentiel n’est pas de collecter le maximum d’informations et de détails vérifiés, mais de les organiser. L’enjeu semble d’abord être de construction. Tout consiste à « forger des Objets éloquents/ Pour impressionner l’âme ou bien la réveiller »137. « Éloquents », ils le sont au sens le plus fort, car ces constructions sont avant tout susceptibles de contenir ou de tenir lieu d’autre chose. Rapporter toute chose à la vérité authentique du sens qui lui préexiste, c’est-à-dire faire découler l’existence de la vérité, permet de conjurer l’absence de sens de ce qui a lieu. La littérarité de ces textes joue alors un rôle essentiel. L’esthétisation correspond à l’infléchissement du compte rendu vers un spectacle morbide et fascinant, terrible. Au-delà d’une delectatio morbide, il faut susciter, par le pathétique, l’adhésion au discours-cadre. À l’inverse, l’esthétisation peut contribuer à donner une plénitude autonome à certains moments, pourtant inscrits dans une argumentation d’ensemble. 137 « In framing Objects representative,/ Which may imprint or in the soule revive », G. Wither, op. cit., p. 44.

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C’est précisément dans son incapacité à fonder un système que la littérarité joue un rôle essentiel. Discontinue, puisqu’elle donne lieu à des moments de bascule (et ces retournements sont nombreux : de l’esthétique du gros plan vériste à celle de l’admonestation, du style médiocre de la narration au style sublime de la prière, etc.), elle assume une fonction de régulation de la signification. Les faits ne sont pas une singularité qui s’explique de l’intérieur, mais du dehors, non pas quelque chose qui arrive, mais quelque chose qui, précisément, n’arrive pas. Au final, la peste apparaît ici comme un objet paradoxal138. Elle rompt la trame habituelle du monde et elle est à compter au nombre des événements merveilleux et parfois terribles que sont les Paradoxa. En troublant l’ordre des choses, elle les remet à leur juste place. Elle est un événement exorbitant et elle appelle un discours mixte qui vise la totalité. Elle défie les modes habituels de saisie et de compréhension et elle fait partie des insolubilia dont seul un coup de force peut permettre l’élucidation. C’est qu’ici, l’existence dérive de la vérité, et l’historique de l’anhistorique. Ce qui a eu lieu a un sens qui le transcende, le dépasse et lui préexiste de toute éternité. Il s’agit moins d’en construire la signification que de l’imposer. Le compte rendu n’a pas de sens hors d’une narration qui l’organise de manière à produire un commentaire agissant, puissant, efficace. Son action a son temps propre, celui de la Mémoire. Le texte poétique se désigne alors comme forme de la force, et la première personne qui s’y engage, comme dépositaire et régulateur de cette force. En 1667, Spinoza, dans l’« Appendice » à la première partie de L’Éthique, entreprendra de montrer « que la Nature n’a aucune fin qui lui soit d’avance fixée, et que toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines »139. On peut penser que l’histoire en tant que discipline, si elle tire sa légitimité de semblables proclamations, n’en travaille pas moins aussi à en conjurer le caractère angoissant.

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Parmi une bibliographie abondante, voir Marie-Thérèse Jones-Davies (dir.), Le Paradoxe au temps de la Renaissance, Actes des colloques des 13 et 14 novembre 1981 et 23 et 24 avril 1982, Paris, Jean Touzot, 1982. Voir également Rosalie Littel Colie, Paradoxia Epidemica. The Renaissance Tradition of Paradox, Princeton, Princeton University Press, 1966. 139 Baruch Spinoza, L’Éthique [1677], « Appendice à la première partie, «De Dieu», Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954, p. 349.

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Bibliographie La Bible, traduction dite « de Port-Royal », Paris, Robert Laffont, 1990. The Bible. Authorized King James Version with Apocryphia, Oxford, Oxford University Press, 1996. Aristote, Rhétorique, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1998. Austin, William, Epiloimia epe, or, The anatomy of the pestilence a poem in three parts: describing the deplorable condition of the city of London under its merciless dominion, 1665: what the plague is, together with the causes of it: as also, the prognosticks and most effectual means of safety, both preservative and curative, Londres, Nathaniel Brooke, 1665. Boccace, Décameron, Paris, Le Livre de poche, 1994. Defoe, Daniel, A Journal of the Plague Year, Oxford, Oxford University Press, 1990. Lucrèce, De rerum natura, Paris, Imprimerie nationale, 2000. Sophocle, Œdipe roi, Tragiques grecs – Eschyle, Sophocle, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1967. Spinoza, Baruch, L’Éthique, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954. Sprat, Thomas, The plague of Athens, which hapned in the second year of the Peloponnesian Warre first described in Greek by Thucydides, then in Latin by Lucretius/ Now attempted in English, by Tho. Sprat, Londres, Henry Brome, 1665. Taylor, John, The fearefull summer, or, Londons calamity, the countries courtesy, and both their misery by John Taylor, Oxford, John Lichfield et William Turner, 1625.

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Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Paris, Le Livre de poche, 1964. Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1996. [Thomas, Vincent], T.V., God’s Terrible Voice in the City. Wherein you have. I. The sound of the Voice, the Narrative of the two late Dreadfull Judgements of Plague and Fire, inflicted by the Lord upon the City of London, the former in the year, 1665, the latter in the year 1666. II. The interpretation of the voice, in a Discovery, I. Of the Cause of the Judgements, where you have a Catalogue of London’s sins. 2. Of the design of these Judgements, where you have an enumeration of the Duties God calls for by this terrible voice, Londres, Georges Calvert, 1667. –, God’s Terrible Voice in the City, Morgan, P. A., Soli Deo Gloria, 1997. Wither, George, Britain’s remembrancer containing a narration of the plague lately past; a declaration of the mischiefs present; and a prediction of judgments to come; (if repentance prevent not.) It is dedicated ( for the glory of God) to posteritie; and, to these times (if they please) by Geo: Wither, Londres, John Grismond, 1628.

Dans ce chapitre, le texte de Thomas Vincent a été traduit par Louis Picard.

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THOMAS VINCENT Thomas Vincent naît en 1634. Après des études à Felsted puis à Christ’s Church à Oxford, où il obtient son Magister Artium en 1654, il devient très jeune ministre du culte, à l’imitation de son père et de son frère aîné. Il passe pour savoir de mémoire l’intégralité du Nouveau Testament et des Psaumes. Sur le plan doctrinal, ses positions sont celles d’un puritain intransigeant. Il est victime, comme plusieurs milliers de pasteurs, de l’Act of Uniformity de 1662, qui visait à uniformiser les pratiques liturgiques et à promouvoir une Église centralisée et articulée au pouvoir politique. Vincent, qui refuse le principe de l’ordination épiscopale et de l’uniformisation liturgique autour du Book of Common Prayer, doit alors renoncer à sa charge de recteur de la paroisse de St. Mary Magdalen, autour de Milk-Street à Londres. S’il doit abandonner sa chaire, il ne quitte pas pour autant la capitale où il se consacre à des œuvres pieuses en direction de la jeunesse. Durant l’épidémie de peste de 1665, il demeure par charité auprès des affligés sans souffrir la moindre atteinte du mal. Il investit également les chaires désertées par le clergé officiel. Par la suite, il s’établit dans le Middlesex où il continuera à prêcher dans les années 1670 – ce qui lui vaudra plusieurs condamnations. À sa mort en 1678, une anthologie à vocation édifiante de ses œuvres (Holy and Profitable Sayings) circule largement140. L’œuvre de Vincent est abondante puisqu’elle comporte des consolations, des sermons et des commentaires du catéchisme. Elle est marquée par un puritanisme intransigeant qui a pour corollaire une grande violence que Vincent emprunte à sa lecture des Psaumes. Son Fire and Brimstone in Hell, 140 Pour la biographie de Vincent, se reporter à Dewey D. Wallace, The Spirituality of the Later English Puritans, Macon G. A., Mercer University Press, 1987. Vincent est aujourd’hui encore une figure importante pour plusieurs sectes protestantes et une bonne part de la littérature qui lui est consacrée est ouvertement prosélytique.

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to Burn the Wicked (1670) emprunte son titre au verset 6 du psaume XI que Vincent place en exergue de son sermon : « Il fera pleuvoir des pièges sur les pécheurs ; le feu et le souffre, et le vent impétueux des tempêtes sont le calice qui leur sera présenté pour leur partage141. » L’expression « feu et souffre » est depuis devenue proverbiale et elle désigne, dans le domaine anglo-saxon, l’esthétique de toute prédication un tant soit peu violente. God’s Terrible Voice […], justement, a vu le feu – et l’œuvre entend donner quelque idée de l’odeur du souffre. Ce vaste sermon, publié en 1667, entend être également la relation des grandes catastrophes à peine passées que furent l’épidémie de peste et le grand incendie qui ravagèrent Londres en 1665 et 1666. Réédité encore de nos jours142, God’s Terrible Voice […] est lu indépendamment de l’urgence d’un contexte (peste et incendie) qui n’est que prétexte à professer des vérités éternelles. En effet, la matière de ses deux cent soixante-deux pages, divisée en sections, est essentiellement religieuse. Le récit de l’épidémie occupe les vingt-sept pages de la section V, celui de l’incendie les dix-sept pages de la section VI. Ces deux sections n’en constituent pas moins la matrice de l’œuvre, car tout son propos ne cesse de s’y rapporter. La section V de l’œuvre de Vincent offre au lecteur le récit attendu de la grande peste de Londres de 1665, avant de proposer, à la section suivante, le récit tout aussi attendu du grand incendie. La perspective historique fournit au texte sa structure : l’événement est relaté mois par mois et les Bills of Mortality sont mis à contribution pour le chiffrer. Elle permet à Vincent de proposer une reconstitution à l’échelle de la ville, qui s’appuie sur des considérations sociologiques et économiques. À l’intérieur de ce récit englobant vient s’inscrire le témoignage personnel de l’auteur, témoin au cœur de la catastrophe. Le champ se rétrécit et des figures plus individuées s’animent alors. Ces deux modalités de la narration, historienne et testimoniale, sont contrôlées par une troisième, d’ordre idéologique. La perspective chrétienne, des plus puritaines, celle qui dans les autres sections règne sans partage, récu141

« Psaumes de David », X, 7 [XI, 6]. Le texte de l’Authorized Version est le suivant : « Upon the wicked he shall rain snares, fire and brimstone, and an horrible tempest: this shall be the portion of their cup. » 142 Th. Vincent, God’s Terrible Voice in the City, Morgan, P. A., Soli Deo Gloria, 1997. Le texte reprend celui d’une réédition londonienne publiée par James Nisbet en 1871, fidèle, à quelques détails de ponctuation ou de graphie près, au texte original. Le même éditeur livre à la curiosité du public (ou à sa ferveur) d’autres textes de Vincent.

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père les autres en permanence. Le temps linéaire de la chronologie individuelle et collective se déforme en eschatologie. Les choses vues par le témoin, tout comme le matériau exploité par l’historien, composent un pandémonium à la manière de cet autre puritain qu’est Milton – son Paradise Lost est publié la même année que God’s Terrible Voice. Les seules catégories valables sont morales. La polémique gagne et elle détermine une expressivité maximale du texte qui joue de toutes les ressources de l’éloquence sacrée et, plus largement, de la poésie. La prégnance de l’option idéologique fait passer d’une réalité quadrillée par ce qui ne s’appelle pas encore les sciences humaines à un réel refait, jusque dans la voix qui l’exprime, sur le modèle des cercles dantesques. Les notes de bas de page se bornent à préciser un point historique et à préciser certaines références bibliques ; c’est alors le texte de la Bible dite de Port-Royal qui est utilisé et, au besoin, cité.

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T.V. [Thomas Vincent], God’s Terrible Voice in the City. Wherein you have. I. The sound of the Voice, the Narrative of the two late Dreadfull Judgements of Plague and Fire, inflicted by the Lord upon the City of London, the former in the year, 1665, the latter in the year 1666. II. The interpretation of the voice, in a Discovery, I. Of the Cause of the Judgements, where you have a Catalogue of London’s sins. 2. Of the design of these Judgements, where you have an enumeration of the Duties God calls for by this terrible voice, Section V: « The Plague »150, Londres, John Calvert, 1667, p. 28-54. The Plague so great, so lately, should not be forgotten; yet lest the Fire, more lately, and proportionally more great, and the amazing fears, which since have risen within us, should shuffle former thoughts out of our minds, and raise out the impressions, which by the Plague we had, and should labour to retain to our dying hour: therefore I shall give a brief narration of this sad judgement, and some observations of mine own; (who was here in the City from the beginning to the end of it) both to keep alive in myself and others, the memory of the judgement, that we may be the better prepared for compliance with God’s design in sending the plague amongst us.

It was in the year of our Lord 1665. that the Plague began in our city of London, after we were warned by the great Plague in Holland in the year 1664., and the beginning of it in some parts of our land the same year; not to speak any thing, whether there was any significations and influence in the Blazing-star not long before, that appeared in the view of London, and struck some amazement upon the spirits of many: It was in the month of May that the plague was first taken notice of; our Bill of Mortality did let us know but of three which died of the disease in the whole year before; but in the beginning of May the Bill tells us of nine, which fell by the Plague, just in the heart of the City, the other eight in the Suburbs. This was the first arrow of warning that was shot from Heaven amongst us, and fear quickly begins to creep upon people’s hearts; great thoughts and discourse there is in Town about the

150 Le texte et la graphie ont été modernisés. En revanche, la ponctuation ainsi que l’usage des italiques et des majuscules ont été respectés.

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Thomas Vincent, La Voix terrible de Dieu dans la cité, ouvrage qui contient : I. Le son de Sa voix, soit la relation des deux terribles châtiments du feu et de la peste que le Seigneur a dernièrement infligés à la ville de Londres, en l’an de grâce 1665 pour le premier et en l’an de grâce 1666 pour le second ; II.  L’interprétation de Sa parole, où l’on découvre : la cause de ces châtiments, avec une recension des péchés de la ville de Londres, item, leur signification, avec un catalogue des devoirs auxquels Dieu nous rappelle de Sa voix terrible, section V, 1667. Gardons-nous d’oublier cette Peste si terrible et si proche. Certes, depuis, le Feu143, plus terrible encore dans ses proportions et plus proche encore dans le temps, nous a cependant tourmentés. Depuis, d’autres peurs sont cependant nées parmi nous. Depuis, tout un tumulte de pensées s’est cependant levé, portant nos esprits ailleurs, effaçant les impressions du fléau quand nous devions les méditer jusqu’à l’heure de notre mort. C’est pourquoi j’entreprends de livrer au public un court récit de ce lamentable châtiment. J’y joindrai quelques observations personnelles, car je suis demeuré à Londres tout du long. Ainsi j’espère maintenir vive, pour moi comme pour autrui, la mémoire du châtiment : puissions-nous ainsi mieux nous préparer à nous soumettre au dessein de Dieu qui nous a envoyé la peste. Ce fut en l’an de grâce 1665 que la Peste se déclara dans notre ville de Londres, après la double alarme de la grande peste de Hollande l’année précédente et de la résurgence du mal dans les confins de notre pays la même année. Nous ne discuterons ici ni de la signification, ni de l’influence de cette comète qui, un peu auparavant, apparut dans le ciel de Londres, non sans jeter quelque étonnement dans l’esprit de beaucoup. Ce fut au mois de mai que les premiers signes de la peste furent découverts. Nos Bulletins de Mortalité ne mentionnent que trois pestiférés pour toute l’année précédente, mais neuf pour ce seul mois de mai, un au cœur de la ville, les huit autres dans les quartiers adjacents. C’était là le premier trait que Dieu décocha des Cieux pour nous mettre en garde et la peur sans tarder commença à ronger le cœur des hommes. La ville entière ne parle que de peste et chacun de s’interroger sur la probabilité d’une épidémie. La semaine suivante, la peste, qui en avait 143 Le grand incendie de 1666, couplet suivant qu’entonnera « la voix terrible de Dieu ». Mentionné au début de cette section V, il y sera encore fait allusion à la fin.

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Plague, and they cast in their minds whether they should go if the Plague should increase. Yet when the next week’s Bill signified to them the disease from 9 to 3. their minds are something appeased; discourse of that subject cools; fears are hushed, and hopes take place, that the black cloud did but threaten, and give a few drops, but the wind would drive it away. But when in the next Bill the number of the dead by the Plague is amounted from 3 to 14, and in the next to 17, and in the next to 43, and the disease begins so much to increase, and disperse. Now secure sinners begin to be startled, and those who would have slept quietly still in their nests, are unwillingly awakened. Now a great consternation seized upon most persons, and fearful bodings of a desolating judgement. Now guilty sinners begin to look about them, and think with themselves into what corner of the Land they might fly to hide. Now the profane and sensual, if they have not remorse for their sins, yet dread and terrors, the effects of guilt, they could not drive from them; and if by company and carousing, and soft pleasure they do intoxicate and smoothen their spirits in the day; yet we may guess what dread does return upon them if they give but any room for retirement, and what hideous thoughts such persons have in the silent night, through fears of death which they are in danger of. Now those who did not believe an unseen God, are afraid of unseen arrows; and those which slighted God’s threatenings of eternal judgements, do tremble at the beginnings of his execution of one, and not the greatest temporal judgement. Now those which had as it were challenged the God of Heaven, and defied him by their horrid oaths and blasphemies, when he begins to appear, they retreat, yea fly away with terror and amazement. The great Orbs begin first to move; the Lords and Gentry retire into their Countries; their remote houses are prepared, goods removed, and London is quickly upon their backs: few ruffling Gallants walk the streets; few spotted Ladies are to be seen at windows; a great forsaking there was of the adjacent places where the plague did first rage. In June the number increased from 43. to 112. the next week to 168. the next to 470. most of which increase was in the remote parts; few in this month within, or near the walls of the City; and few that had any note for goodness or profession, were visited at the first: God have them warning to bethink and prepare themselves; yet some few that were choice were visited pretty soon, that the best might not promise to themselves a supercedeas, or interpret any place of scripture so literally, as if the Lord had promised an

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emporté neuf, n’en tua que trois, ce qui apaisa les esprits. On en parla moins, les appréhensions refluèrent, laissant place à l’espoir : c’était là quelque gros nuage noir et menaçant qui ne donne que de malheureuses gouttes, et voilà tout. Mais le Bulletin suivant porta le nombre de morts de trois à quatorze, celui d’après à quarante-trois. Le mal gagnait. Alors, les pécheurs les mieux endurcis commencent à prendre peur et ceux qui dorment paisiblement dans leurs logis sont tirés de leur sommeil. Alors, presque tous sont gagnés par une grande crainte et par le pressentiment glaçant d’un châtiment terrible. Alors, les pécheurs coupables regardent tout autour d’eux, incertains du lieu où ils pourraient se dérober. Alors, l’homme corrompu et l’homme sensuel, sans toutefois se repentir de leurs péchés, sont stupéfaits par l’angoisse, ils éprouvent les effets de leur culpabilité et ils ne peuvent s’en défaire. Dans la mauvaise compagnie des orgies et dans les plaisirs qui amollissent ils cherchent à apaiser leurs esprits en les étourdissant, mais nous savons bien comment l’horreur leur revient dès qu’il leur est laissé quelque loisir et nous les devinons, les pensées immondes qui les assaillent dans le silence de la nuit : ce sont des pensées de la mort qui les attend. Alors, ceux qui ne croient pas au Dieu invisible redoutent les flèches qui ne se voient pas. Alors, ceux qui avaient fui les menaces divines d’un châtiment éternel tremblent quand le Jugement s’avance – et ce n’est pas là encore le plus terrible des châtiments à venir. Alors, ceux qui avaient provoqué le Dieu du Ciel, lui jetant en défi leurs iniquités et leurs blasphèmes, battent en retraite quand il y répond, oui, ils fuient, dans la terreur et dans la stupéfaction. Les puissants sont les premiers à déserter : les Lords et la Gentry se retirent dans leurs terres. Leurs maisons, là-bas, sont toutes prêtes, ils emmènent avec eux leurs possessions, et ils laissent bien vite Londres derrière eux. Il n’y a plus que quelques rares chevaliers pour parader dans les rues, et bien peu de dames pour se faire admirer à leurs fenêtres. Il se fit près du lieu où la peste poussa son premier rugissement comme un grand abandon. Au mois de juin, le nombre de morts passa de 43 à 112. La semaine suivante on en dénombra 168, celle d’après 267, 470 celle qui suivit. La plupart de ces décès avaient lieu loin du centre et seulement quelques-uns se produisaient à proximité des murs de la ville. Dans ces premiers temps, bien peu étaient touchés parmi ceux qui étaient détachés des choses de ce monde, car Dieu les appelait à se préparer et à se fortifier l’âme. Quelques élus, pourtant, furent emportés sans tarder : ainsi, les meilleurs ne sauraient se prévaloir de quelque traitement de faveur ni même déduire de l’interprétation trop

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absolute general immunity and defence of his own people from this disease of the Plague. Now the Citizens of London are put to a stop in the career of their trade; they begin to fear whom they converse withall, least they should have come out of infected places. Now roses and other sweet flowers wither in the Gardens, are disregarded in the Markets, and People dare not offer them to their noses, lest with their sweet savour, that which is infected should be attracted: Rue and Wormwood is taken into the hand; Myrrh and Zedoary into the mouth; and without some antidote few stir about in the morning. Now many houses are shut up where the Plague comes, and the inhabitants are shut in, lest coming abroad they should spread infection. It was very dismal to behold the red Crosses, and read in great letters, Lord have mercy upon us, on the doors, and Watchmen standing before them with Halberds; and such a solitude about those places, and people passing by them so gingerly, and with such fearful looks as if they had been lined with enemies in ambush, that waited to destroy them. Now rich Tradesmen provide themselves to depart, if they have not Country-houses, they seek lodgings abroad for themselves and families, and the poorer tradesmen, that they may imitate the rich in their fear, stretch themselves to take a Country journey, though they have scarce wherewithal to bring them back again. The Ministers also many of them take occasion to go to their Country places for the Summer time; or it may be to find out some few of their Parishioners that were gone before them, leaving the greatest part of their flock without food or physic, in the time of their greatest need (I don’t speak of all Ministers, those which did stay out of choice and duty deserve true honour) possibly they might think God was now preaching to the City, and what need their preaching; or rather did not the thunder of God’s voice affrighten their guilty consciences, and make them fly away, lest a bolt from Heaven should fall upon them, and spoil their preaching for the future: and therefore they would reserve themselves, till the people had less need of them. I do not blame many Citizens for retiring, when there was so little trading, and the presence of all might have helped forward the increase and spreading of the infection; but how did guilt drive many away, where duty would have engaged them to stay in the place? Now the high ways are thronged with passengers and goods, & London does empty itself into the Country; great are the stirs and hurries in London by the removal of so many

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littérale de quelque endroit des Écritures une hypothétique promesse faite par Dieu d’accorder aux Siens sauvegarde et protection de ce mal de peste. Les industrieux citoyens de Londres virent alors leurs affaires péricliter. Ils commencèrent à considérer avec une suspicion anxieuse leurs interlocuteurs, leurs clients et leurs fournisseurs : tous pouvaient venir de zones infectées. Alors, les roses et toutes les suaves fleurs se fanent dans les jardins, elles s’étiolent sur les étals, car personne n’ose en humer le parfum, de peur d’inhaler avec lui l’infection. Il faut serrer dans sa main rutacée et armoise, mâchonner myrrhe et curcuma ou bien, faute d’antidote, s’éloigner de tous dès l’aurore. Alors, les maisons se ferment à l’approche de la Peste, leurs occupants s’enferment et ne reçoivent personne de peur de voir l’infection se propager. Qu’il était alors pénible de contempler ces Croix rouges peintes sur ces portes où il était écrit en lettres immenses : « Seigneur, prenez pitié de nous ». Des sergents de ville, armés de hallebardes, les gardaient. La solitude de ces demeures était immense. Les passants ne s’en approchaient qu’avec une extrême prudence, jetant ça et là des regards plein d’appréhension, comme si quelque ennemi en embuscade s’apprêtait à fondre sur eux. Ce fut alors que les commerçants les plus riches se disposèrent à leur tour à quitter la ville. Quand ils ne possédaient pas de demeure en dehors des murs, ils tâchaient de trouver à se loger au loin, avec toute leur famille. Ceux qui, pour partager les mêmes craintes, n’avaient pas la même aisance, s’efforçaient également de gagner la campagne : ils y laissaient leur argent et n’avaient plus de quoi repartir. Nombre de prêtres saisirent l’occasion pour gagner leurs résidences estivales ou pour rejoindre l’un ou l’autre de leurs paroissiens partis avant eux. Ils laissaient alors dépérir, sans soin ni nourriture, leur troupeau quand il n’en eut jamais autant besoin. Je ne parle pas là de tous les prêtres : ceux qui demeurèrent par choix et par devoir méritent qu’honneur leur soit rendu. Sans doute les autres pensaient-ils que Dieu se chargeait directement du prêche, pour lequel ils n’étaient donc plus utiles. N’était-ce plutôt que le tonnerre de la voix de Dieu n’eût effrayé leurs consciences, les poussant à la fuite ? Qu’un éclair tombé des Cieux s’abatte sur eux et qu’il détruise à jamais tous leurs prêches ! Qu’ils prennent soin d’eux, car, d’eux, nous n’avons plus besoin. Je ne blâme pas les habitants de Londres pour avoir quitté la ville, car il n’y avait là plus aucune industrie. De plus, la présence de tous aurait favorisé le développement et la propagation du mal. Mais combien n’ont pas fui, aiguillonnés par leur conscience, quand leur devoir leur commandait de rester ? Alors, les grand-routes sont encombrées de voyageurs et de marchandi-

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families; fear puts many thousands on the wing, and those think themselves most safe that can fly furthest from the City.

In July the Plague increased, and prevailed exceedingly, the number of 470. which died in one week by the disease, arose to 725 the next week, to 1039 the next, to 1843 the next, to 2010 the next. Now the Plague compassed the walls of the City like a flood, and poured in upon it. Now most Parishes are infected, both without and within; yet there are not so many houses shut up by the Plague, as by the owners forsaking of them for fear of it; and though the Inhabitants be so exceedingly decreased by the departure of so many thousands, yet the number of dying persons does increase fearfully. Now the Countries keep guards, lest infectious persons should from the City bring the disease unto them; most of the rich are gone, and the middle sort will not stay behind; but the poor are forced by poverty to stay and abide the storm. Now most faces gather paleness, and what dismal apprehensions do then fill the minds, what dreadful fears do there possess the spirits, especially of those whose consciences are full of guilt, and have not made their peace with God? the old drunkards and swearers, and unclean persons are brought into great straits; they look on the right hand and on the left, and death is marching towards them from every part, and they know not whether to fly that they may escape it. Now the Arrows begin to fly very thick about their ears, and they see many fellow-sinners fall before their faces, expecting every hour themselves to be smitten; and the very sinking fears they have had of the Plague, has brought the Plague and death upon many: some by the sight of a Coffin in the streets, have fallen into a shivering, and immediately the disease has assaulted them, and Sergeant Death has arrested them, and clapped too the doors of their houses upon them, from whence they have come forth no more, till they have been brought forth to their graves; we may imagine the hideous thoughts and horrid perplexity of mind, the tremblings, confusions, and anguish of spirit, which some awakened sinners have had, when the Plague has broke in upon their houses, and seized upon near relations, whose dying groans sounding in their ears, have warned them to prepare: when their doors have been shut up, and fastened on the outside with an inscription, Lord have mercy upon us, and none suffered to come in but a Nurse, whom they have been more afraid, then the Plague itself: when lovers

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ses : Londres se déverse dans les campagnes, les préparatifs de départ résonnent dans toute la ville, la peur en jette un grand nombre sur les chemins et l’on ne se croit pas encore assez en sûreté tant que l’on peut fuir encore un peu plus loin. Au mois de juillet, le mal empira d’importance. De 470, l’on passa, d’une semaine à l’autre, à 725, 1 834, puis 2 010 trépassés. La peste avait débordé les enceintes de la ville comme une crue et elle s’y déversait à torrents. La plupart des paroisses sont infectées, au-dedans comme au-dehors des murs. Les maisons condamnées par la peste ne sont pourtant pas si nombreuses : c’est que presque toutes sont désertées. Le nombre d’habitants ne cessait de décroître en raison de tant de départs et pourtant le nombre de morts ne cessait d’augmenter dans des proportions terrifiantes. Les villes alentour sont gardées pour que les Londoniens ne puissent, en y pénétrant, porter le mal. Les plus riches sont partis, les autres ne resteront pas longtemps. Mais l’indigence force les plus pauvres à demeurer pour affronter la tempête. La pâleur se voit sur tous les visages, à présent, et qui pourrait dire les peurs abjectes qui ont pris possession des esprits, surtout pour ceux dont les consciences sont obscurcies et qui ne sont pas réconciliés avec Dieu ? Les ivrognes endurcis, les blasphémateurs et les impurs endurent les pires maux : ils regardent à gauche, ils regardent à droite, et c’est la mort qui, de tous côtés, s’approche, sans qu’ils sachent où fuir pour tenter de lui échapper. Les flèches commencent à tomber en nuées épaisses, à présent, et elles frôlent leurs oreilles. Sous leurs yeux, ce sont leurs camarades de péché qui tombent, et ils s’attendent à tout moment à tomber eux-mêmes. C’est la peur même qu’ils ont de la peste qui, en les démoralisant, répand la peste parmi eux. Certains, à la vue d’un cercueil qui passe, sont pris de tremblements : le mal les assaille à l’instant. Le sergent Mort les a arrêtés, il a fermé les portes de leurs demeures sur eux et ils n’en sortiront plus que pour gagner leur tombe. Imaginons leurs hideuses pensées, leurs horribles consternations ! Quels frissons du corps, quelle anxiété de l’esprit pour ces pécheurs éveillés quand la peste s’est introduite dans leurs maisons et qu’elle s’abat sur leurs proches ! Quelles furent-elles, quand les gémissements d’agonie qui résonnent à leurs oreilles les sommaient de se tenir prêts. Quand leurs portes ont été condamnées du dehors et qu’il y fut écrit « Seigneur, ayez pitié de nous » et que seule une infirmière, qu’ils craignaient encore plus que la peste elle-même, y osait entrer ? Et quand ceux qu’ils aimaient, leurs amis et leurs compagnons de péché se sont tenus à l’écart de leurs seuils, craignant que

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and friends, and companions in sin have stood aloof, and not dared to come nigh the door of the house, lest death should issue forth from thence upon them; especially when the diseases has invaded themselves; and first began with a pain and dizziness in their head, then trembling in their other members; when they have felt boils to arise under their arm, and in their groins, and seen blains to come forth in other parts: when the disease has wrought in them to that height, as to send forth those spots which (most think) are the certain tokens of near approaching death; and now they have received the sentence of death within themselves, and have certainly concluded, that within a few hours they must go down into the dust, and their naked souls, without the case of their body, must make its passage into eternity, and appear before the highest Majesty, to render their accounts, and receive their sentence: None can utter the horror, which has been upon the spirits of such, through the lashes and stings of their guilty consciences, when they have called to mind a life of sensuality, and profaneness, their uncleanness, drunkenness, injustice, oaths, curses, derision of Saints, and holiness, neglect of their own salvation; and when a thousand sins have been set in order before their eyes, with another aspect than when they looked upon them in the temptation; and they find God to be irreconcilably angry with them, and that the day of grace is over, the door of mercy is shut, and that pardon and salvation (which before they slighted) is now unattainable; that the grave is now opening its mouth to receive their bodies, and hell opening its mouth to receive their souls; and they apprehend, that they are now just entering into a place of endless woe and lament, and they must take up their lodgings in the inferior regions of utter darkness, with devils and their fellow damned sinners, and there abide forever more in the extremity of misery, without any hopes or possibility of a release; and that they have foolishly brought themselves into this condition, and been the cause of their own ruin; we may guess that the despairing agonies, and anguish of such awakened sinners has been of all the most unsupportable; except the very future miseries themselves, which they have been afraid of. In August how dreadful is the increase? from 2010 the number amounts up to 2817 in one week; and thence to 3880 the next; thence to 4237 the next; thence to 6102 the next; and all these of the Plague, besides other diseases.

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la mort n’en sorte pour passer sur eux ? Et quand se firent sentir la première douleur et le premier vertige, puis quand les convulsions s’étendirent à tous leurs membres ? Et quand ils sentirent, à l’aisselle, croître le premier abcès, puis d’autres à l’aine, puis quand les pustules se multiplièrent ? Et quand le mal a tant progressé qu’il les a marqués de ces taches dans lesquelles tous reconnaissent le signe indubitable d’une mort qui vient, d’une mort si proche ? Et à présent qu’ils ont reçu en eux cette sentence de mort et qu’ils savent bien qu’ils n’ont plus que quelques heures avant de retourner à la poussière ? Et quand leur âme nue, délivrée du corps, pour parvenir à l’éternité, devra paraître devant la majesté du Seigneur, pour rendre compte et être jugée ? Non, personne ne peut en dire la pleine horreur, de telles pensées dans de telles âmes, sous l’aiguillon et le fouet de leurs consciences coupables, quand ils eurent à se rappeler tout une vie de sensualité et de d’impiété, leur saleté, leur ivrognerie, leurs injustices, leurs jurons, leurs blasphèmes, leurs dérisions des choses saintes et Sacrées, le mépris de leur salut, ce salut dont ils n’avaient cure et qui leur échappe à présent ! Quelles furent-elles, leurs pensées, quand des milliers de péchés leur sont apparus dans toute leur horreur, sous un aspect bien différent de celui qu’ils revêtaient au temps de la tentation ! Quand ils ont trouvé que Dieu était animé d’une colère impossible à apaiser et que le jour du pardon et du salut pour lequel ils n’avaient que mépris est bel est bien passé ! Quand c’est la tombe qui ouvre grand la bouche pour recevoir leurs corps et que c’est l’enfer qui ouvre grand la bouche pour recevoir leurs âmes ! Et, au seuil de cet endroit de peines et de tourments sans fin où ils savent devoir séjourner, au seuil de ces régions inférieures de pures ténèbres, avec tous les diables et tous leurs maudits complices en péché, qu’ils craignent s’établir et à jamais demeurer, au comble de la misère, sans espoir possible de salut ! Et qu’ils connaissent qu’ils s’y sont eux-mêmes, dans leur folie, conduits et qu’ils ont été les artisans de leur propre ruine ! Nous ne pouvons que deviner que les agonies pleines de désespoir de ces pécheurs brutalement tirés de leur sommeil ont été la chose la plus puante du monde – à l’exception des douleurs à venir qu’ils ont tant redoutées. Mais pour le mois d’août ? Quels horribles développements ? De 2010, le nombre de morts passa en une seule semaine à 2 817, puis, de semaine en semaine, à 3 880, 4 237 et 6 102 : tous emportés par la peste à l’exclusion de toute autre maladie.

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Now the cloud is very black, and the storm comes clown upon us very sharp. Now death rides triumphantly on his pale horse through our streets, and breaks into every house almost where any inhabitants are to be found. Now people fall as thick as leaves from the trees in Autumn, when they are shaken by a mighty wind. Now there is a dismal solitude in London-streets, every day looks with the face of a Sabbath day, observed with greater solemnity than it used to be in the City. Now shops are shut in, people rare and very few that walk about, insomuch that the grass begins to spring up in some places, and a deep silence in almost every place, especially within the walls; no rattling Coaches, no prancing Horses, no calling in Customers, no offering Wares; no London cries sounding in the ears; if any voice be heard, it is the groans of dying persons, breathing forth their last, and the funeral knells of them that are ready to be carried to their graves. Now shutting up of visited houses (there being so many) is at an end, and most of the well are mingled with the sick, which otherwise would have got no help. Now in some places where the people did generally stay, not one house in an hundred but is infected; and in many houses half the family is swept away; in some the whole, from the eldest to the youngest; few escape with the death of but one or two: never did so many husbands and wives die together; never did so many parents carry their children with them to the grave, and go together into the same house under earth, who had lived together in the same house upon it. Now the nights are too short to bury the dead, the whole day though at so great a length is hardly sufficient to light the dead that fall therein into their beds. Now we could hardly go forth, but we should meet many coffins, and see many with sores, and limping in the streets; amongst other sad spectacles, methought two were very affecting: one of a woman coming alone, and weeping by the door where I lived (which was in the midst of the infection) with a little Coffin under her arm, carrying it to the new Church yard; I did judge that it was the mother of the child, and that all the family besides was dead, and she was forced to coffin up and bury with her own hands this her last dead child. Another, was of a man at the corner of Artillery-wall, that as I judge, through the dizziness of his head with the disease, which seized upon him there, had dashed his face against the wall, and when I came by, he lay hanging with his bloody face over the rails, and bleeding upon the ground; and as I came back he was removed under a tree in More-fields, and lay upon his back; I went and spoke to him; he could make me no answer,

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Le nuage est d’un noir d’encre, à présent. La tempête s’abat sur nous en hurlant. Alors, Mort chevauche en triomphatrice son cheval pâle de par nos rues, elle pénètre dans toutes les demeures où se trouve encore quelqu’un. Les hommes tombent aussi dru que les feuilles mortes au vent dément de l’automne. Il n’y a plus qu’une poignante solitude dans les rues de Londres. Chaque jour semble un jour de Sabbat, observé avec un scrupule inconnu à ce jour. Les boutiques sont fermées, personne ou presque pour battre le pavé, si bien que l’herbe, ça et là, commence à pousser. Un silence profond s’est installé presque partout : ni fracas de fiacre, ni hennissement de cheval, ni réclame des marchands, aucun des cris de Londres ne résonne à l’oreille, rien que les râles des agonisants qui poussent leur dernier soupir, rien que le glas pour ceux qui attendent d’être portés en terre. La fermeture des maisons est à son terme, il y en eut tant ! Les bien-portants se mêlent aux malades que personne n’assisterait sinon. Dans les quartiers les plus populeux, il n’y a pas une maison sur cent qui ne soit exempte de la maladie. Dans la plupart des foyers, la moitié de la famille a été fauchée, ailleurs, la maisonnée tout entière, du plus vieux au plus jeune, et c’est à peine s’il s’en trouve un ou deux pour échapper à la mort. Jamais autant d’époux ne périrent avec leur épouse, jamais autant de parents ne prirent avec eux leurs enfants dans la tombe pour gagner, ensemble, une nouvelle demeure sous la terre, eux qui, à sa surface, avaient partagé la même. Les nuits sont trop courtes pour enterrer les morts : les jours qui durent si longtemps suffisent à peine à éclairer la chute des corps dans leur lit de repos. Il était devenu bien difficile de circuler sans croiser une cohorte de cercueils qui ne se pouvait voir sans un vif chagrin. C’était à perdre pied. Parmi nombre de ces lamentables spectacles, j’ai gardé le souvenir de deux scènes particulièrement affligeantes. Une femme, tout d’abord, qui, seule, sanglotait en passant devant ma porte. Je dois préciser que ma demeure était au cœur de l’épidémie. Elle portait sous le bras un minuscule cercueil qu’elle transportait au nouveau cimetière. Je jugeai qu’il devait s’agir d’une mère et de son enfant : toute la famille emportée, elle n’avait plus qu’à mettre en bière et enterrer le dernier de ses morts, de ses propres mains. Un homme, ensuite, que je remarquai sous le mur de l’Artillerie. Je vis à la manière dont il balançait de la tête qu’il était contaminé. Il entreprit alors de se la fracasser contre le mur de pierres et, quand je m’approchai, il peinait à se tenir debout et, de son visage en sang, de lourdes gouttes tombaient sur le sol. Plus tard, je vis qu’il avait été allongé sous un arbre à Morefields. Je m’approchai pour lui parler.

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but rattled in the throat, and as I was informed, within half an hour died in the place. It would be endless to speak what we have seen and heard of some in their frenzy, rising out of their beds, and leaping about their rooms; others crying and roaring at their windows; some coming forth almost naked, and running into the streets, strange things hare others spoken and done when the disease was upon them: But it was very sad to hear of one who being sick alone, and, it is like frantic, burnt himself in his bed. Now the plague had broken in much amongst my acquaintance; and of about 16. or more, whose faces I used to see every day in our house, within a little while I could find but 4. or 6. of them alive; scarcely a day passed over my head for I think, a month or more together, but I should hear of the death of some one or more that I knew. The first day that they were smitten, the next day some hopes of recovery, and the third day, that they were dead. The September, when we hoped for a decrease, because of the season, because of the number gone, and the number already dead; yet it was not come to its height; but from 6102. which died by the Plague the last week of August, the number is augmented to 6988, the first week in September; and when we conceived some little hopes in the next weeks abatement to 6544; our hopes were quite dashed again, when the next week it did rise to 7165., which was the highest Bill; And a dreadful Bill it was! and of the 130. Parishes in and about the City, there were but 4 Parishes which were not infected: and in those, few people remaining that were not gone into the Country. Now the grave does open its mouth without measure. Multitudes! Multitudes! in the valley of the shadow of death, thronging daily into eternity; the Church-yards now are stuffed so full with dead corpses, that they are in many places swelled two or three feet higher than they were before; and new ground is broken up to bury the dead. Now Hell from beneath is moved at the number of the guests that are received into its Chambers; the number of the wicked which have died by the Plague, no doubt, has been the greatest, as we may reasonably conclude without breach of charity; and it is certain, that all the wicked, which then died in sin, were turned into Hell; how then are the damned spirits increased? some were damning themselves a little before in their oaths, and God is now damning their souls for it, and is passing the irreversible sentence of damnation upon

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Il n’était pas capable de me répondre, les sons s’éteignaient dans sa gorge. J’appris plus tard qu’il mourut là en une demi-heure. Il n’y aurait pas de fin au récit de ce que nous avons pu voir et entendre dans cette tourmente. Certains se dressaient sur leurs lits et sautaient comme des diables dans leurs chambres. D’autres poussaient à leurs fenêtres un affreux hurlement. D’autres encore sortaient nus comme des vers et déambulaient, au hasard, par les rues. Des choses étranges ont été dites, des choses étranges ont été vues quand la maladie était sur nous. Mais c’était toujours bien triste d’entendre parler d’un homme qui, seul et malade, pris de folie, mettait le feu au lit où il gisait. La peste a décimé mes connaissances. De la quinzaine de visages que j’avais l’habitude de croiser quotidiennement dans notre maison, bien vite il n’en resta plus que quatre ou six. J’apprenais sans cesse la mort d’un ou de plusieurs proches. Le premier jour, ils étaient déclarés atteints. Le second jour, on s’enhardissait à espérer. Le troisième, ils étaient morts. Septembre venu, nous formions l’espoir d’une accalmie, en raison du climat plus favorable, du grand nombre de ceux qui avaient quitté la ville et du grand nombre de morts : mais le mal n’était pas encore à son comble. Au contraire 6 012 moururent la dernière semaine d’août contre 6 988 la première semaine de septembre. La semaine suivante, avec ses 6 544 morts, laissait prévoir quelque amélioration. Ces espoirs furent balayés les jours qui suivirent quand le nombre de morts s’éleva à 7 165. On n’en compta jamais davantage dans les Bulletins de Mortalité. Quelle horrible liste ! De toutes les paroisses de Londres et des environs, seules quatre restaient indemnes, encore ces dernières ne comptaient-elles que très peu d’habitants, la plupart ayant fui la ville. C’est une bouche démesurée que la tombe ouvre à présent. Multitudes ! Multitudes qui, dans la vallée de l’ombre de la mort, se rassemblent pour entrer dans l’éternité ! Les cimetières débordent de cadavres. Bien souvent, on les enterre bien moins profondément qu’à l’accoutumée, et encore, le peu de terre restant est bien vite retourné pour en enterrer de nouveaux. À présent l’Enfer des profondeurs est dépassé par le nombre de ceux qu’il accueille dans ses cercles. Car il est hors de doute que, de toutes les victimes de la peste, les méchants furent de loin les plus nombreux, ceci étant dit sans manquer à la charité. Il est tout aussi certain que ces méchants qui moururent en état de péché allèrent tout droit en enfer. De combien d’esprits les légions des damnés se sont-elles augmentées ! Certains se condamnaient d’eux-mêmes par leurs blasphèmes et c’est Dieu qui à présent condamne pour

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them. Some were drinking Wine in bowls a little before, and strong drink without measure; and now God has put another cup into their hands, a cup of red Wine, even the Wine of the wrath and fierceness of the Almighty; some were a little before feasting their senses, pleasing their appetite, satisfying the desires of the flesh, and being past feeling, had give themselves up to lasciviousness, to work all uncleanness with greediness; but now their laughter is turned into mourning, and their joy into howling and woe; Now they have recovered their feeling again, but instead of the pleasures which they felt, and their sensual delights, which took away the feeling of their consciences, they are made to feel the heavy hand of God, and to endure such anguish and horror, through the sense of God’s wrath, as no tongue can express. Now the Atheists believe there is a God, and the Anti-scripturists are convinced of the truth of God’s Word, by the execution of God’s threatening in the Word upon them. Now the covetous and unjust, the malicious and cruel, the scosters and profane, begin to suffer the vengeance of eternal fire; and the ignorant person with the civil, who are unacquainted with Jesus Christ are not excused; yea, the hypocrites, with all impenitent, and unbelieving persons, are sent down to the place of weeping: and surely hell wonders to see so many come amongst them from such a City as London, where they have enjoyed such plenty of such powerful means of grace; and place is given to them, even the lowest and hottest, where Judas and others are of the chiefest note. Yet Hell does not engross all that die by the visitation; some there are (though not the first or most) who have room made for them in the mansions which are above; the Plague makes little difference between the righteous and the wicked (except the Lord by a peculiar providence do shelter some under his wing, and compass them with his favour as with a shield, hereby keeping off the darts that are shot so thick about them) yet as there is little difference in the body of the righteous, and of others: so this disease makes little discrimination, and not a few, fearing God, are cut off amongst the rest; they die of the same distemper, with the most profane; they are buried in the same grave, and there sleep together till the morning of the resurrection: but as there is a difference in their spirits, whilst they live, so there is a difference and the chieftest difference in their place, and state after their separation from the body. Dives is carried to hell and Lazarus to Abraham’s bosom, though he died with his body full of sores: Devils drag the souls of the wicked, after they have received their final doom at the Bar of God, into utter darkness, where there is weeping, and wailing and gnashing of teeth; but Angels convey

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cela leurs âmes. D’autres, peu avant l’instant fatal, buvaient des verres de vin et d’autres liqueurs plus fortes sans aucune mesure et c’est une tout autre coupe que Dieu leur fait maintenant passer, une coupe de vin rouge, le vin de la colère et de la fureur du Tout-puissant ! D’autres encore songeaient à repaître leurs sens, à satisfaire leurs appétits et, ayant perdu toute retenue, s’adonnaient à la lascivité, soignant leur impureté par la gloutonnerie ! Mais ils ne rient plus, ils se lamentent, et leurs cris de joie ont tourné en plaintes affligées. Ils sont revenus à eux, mais ils ne sentent plus ni plaisirs ni satisfactions des sens, rien de tout ce qui avait obscurci leurs consciences. Ce qu’ils sentent à présent, c’est la main terrible de Dieu, et son courroux qu’ils endurent dans les transes de l’horreur, nulle langue ne le peut exprimer. Les athées croient en Dieu à présent, et ceux qui s’opposaient aux Écritures reconnaissent la Parole du Seigneur, car ses prédictions se réalisent à leurs dépens ! L’avare et l’injuste, le méchant et le cruel, l’endurci et l’impie commencent à sentir la punition du feu éternel. Ni l’homme qui ne connaît pas Dieu ni celui qui s’est montré tiède envers lui, personne de ceux qui ne sont pas familiers du Christ ne sera excusé. Les hypocrites ! Les impénitents ! Les esprits forts ! Tous sont envoyés au lieu des lamentations ! À dire le vrai, l’Enfer s’ébahit d’en voir autant descendre de Londres, de cette cité où tant de puissantes occasions de salut leur étaient offertes. Il leur est fait une place, parmi les profondeurs brûlantes, là où Judas et consorts tiennent le premier rang. Pourtant, l’Enfer n’accueille pas tous ceux que le fléau a pris. Car il en est certains, certes pas des plus nombreux, pour qui une place a été réservée dans la demeure qui est aux Cieux. La peste emporte sans distinction le bon et le mauvais, mais parfois le Seigneur, par une providence expresse, en abrite quelques-uns sous Son aile, les guide de Son amour qui protège comme un bouclier, les préservant des traits qui tombent serrés tout autour d’eux. Sans distinction, car il y a peu de différence corporelle entre les justifiés et les autres. Sans distinction, car le mal ne fait pas de détail : beaucoup qui craignaient Dieu furent emportés comme les autres, ils moururent du même mal que les plus réprouvés, ils partagèrent les mêmes tombes et, sous terre, ils dorment ensemble jusqu’au matin de la résurrection. Mais que la différence entre leurs âmes fut grande quand ils vivaient ! Aussi, distinction et distinction éminente il y aura dans le lieu et dans l’état qui sera le leur une fois l’âme libérée du corps ! Le riche est emporté en Enfer tandis que Lazare repose sur le sein d’Abraham, quand il est mort le corps couvert d’ulcères. Les Démons entraînent les âmes des damnés après leur Jugement au tribunal de Dieu, ils les entraînent dans des ténèbres qui

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the souls of the righteous into the heavenly Paradise, the new Jerusalem which is above, where God is in glory; and the Lord Jesus Christ at his right hand; and thousand thousands stand before him, and ten thousand times ten thousand administer unto him; even an innumerable company of Angels, and where the spirits of all just men and women, made perfect, were before gathered; where there is fullness of joy, and rivers of eternal pleasures running about the Throne of God, the streams of which do make glad all the Inhabitants of new Jerusalem. Now the weak prison doors of the body are broken down; and the strong everlasting Gates of their Father’s Palace are lifted up; and the Saints are received with joy and triumph into glory, and they come with singing into Zion, and everlasting joy in their hearts, and all sorrow and sighing does fly away like a cloud, which never any more shall be seen. Now the veil is rent, and they enter the holy of Holies, where God dwells; not in the darkness of a thick cloud, as in the Temple of old, but in the brightness of such marvellous light and glory, as their eyes never did behold, neither could enter into their heart to conceive; there they have the vision of God’s face, without any eclipse upon the light of his countenance; there they have the treasures of God’s love opened, and his arms to receive them with dearest and sweetest embracements; which kindles in their hearts such flame of love, so ravishing and delightful, as words cannot utter; there they are entertained by the Lord Jesus Christ, whom in the World they have served, and he that showed them his grace, which they have wondered at, when they were in the body, does now show them his glory, which they wonder at much more: There they are welcomed by angels, who rejoice, if at their conversion, much more at their coronation: There they sit down with Abraham, Isaac and Jacob in the Kingdom of their Father; there they find Moses and David, and Samuel, and Paul, and all the holy Martyrs and Saints, which have died before them, amongst whom they are numbered, and placed, who rejoice in their increased society. And as there is a great difference between the condition of the souls of the righteous, and the wicked, who died by the same disease of the Plague, after their death and separation, so there is a great difference between the carriage of their spirits at their death, and upon their sick Bed. Some wicked men are stupid and senseless, and are given up to a judiciary hardness, and die in a sleep of carnal security, out of which they are not awakened, till they are awakened in the midst of flames: others more sensible, and considering what has been, and what is coming upon them, are filled with unexpressible

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puent, là où il y a des pleurs et des grincements de dents. Mais ce sont les Anges qui guident les âmes des justifiés vers les Cieux, vers le Paradis, la nouvelle et céleste Jérusalem, où Dieu est en gloire et le Christ assis à sa droite. Mille et mille se tiennent devant lui et dix mille fois dix mille lui rendent grâce. Là, les Anges ne peuvent être comptés. Là, les esprits de tous les hommes et de toutes les femmes de justice sont rassemblés avant de connaître la perfection. Là est la joie en quantité, là sont les rivières des délices éternelles qui courent au pied du Trône de Dieu, les rivières dont le chant cristallin emplit de joie tous les habitants de la nouvelle Jérusalem. Les portes pourries de la prison qu’est le corps sont tombées tandis que s’élèvent les Portes éternelles de la Maison du Père. Les Saints sont reçus dans la joie et ils triomphent dans la gloire. Tous gagnent Sion en chantant, une joie éternelle au cœur, tandis que les peines et les souffrances s’éloignent au loin, ainsi qu’un nuage qui disparaît à jamais. Ils ont leur récompense, tandis qu’ils pénètrent, dessillés, dans le saint des saints qui est la demeure de Dieu, non pas nuée de ténèbres comme dans le vieux Temple, mais éclat d’une lumière et d’une gloire merveilleuses, telle que leurs yeux n’en purent jamais voir, telle que leurs cœurs n’en purent jamais contenir ni concevoir. C’est là qu’ils connaissent en vision le visage de Dieu sans que s’estompe l’éclat de Sa face. Les trésors de l’amour de Dieu leur sont ouverts, de même que s’ouvrent Ses bras pour les plus tendres et les plus douces embrassades, de celles qui éveillent en leurs cœurs une telle flamme d’amour, si pleine et si ardente, que les mots ne la peuvent dire. C’est là que le Seigneur Jésus-Christ les reçoit, Lui qu’ils ont toujours servi ici-bas, Lui qui leur a versé Sa grâce, celle dans laquelle ils ont mis leur espérance quand leur nature était encore corporelle, elle qui à présent les submerge de gloire, miracle sans nom ! C’est là qu’ils sont reçus par les Anges qui s’extasient, non à leur conversion, mais à leur couronnement ! C’est là, enfin, qu’ils s’établissent avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le Royaume du Père ! Là qu’ils retrouvent Moïse, David, Samuel et Paul, les martyrs et tous les saints qui les ont précédés parmi ceux dont la place est réservée et qui partagent avec les nouveaux venus les réjouissances éternelles ! Tout comme il y a, après la mort où se fait le partage, une grande différence entre la condition de l’âme des justes et la condition de l’âme des damnés, tous pourtant emportés par le même fléau de peste, de même, grande est la différence dans leur attitude face au trépas, jusque sur leur lit de mort. Certains réprouvés sont tout étonnés et stupides, ils mettent leurs affaires en ordre et quand ils meurent, ils pensent s’endormir dans la sécurité du monde. Mais c’est par les flammes qu’ils sont tirés du sommeil ! D’autres, plus sensibles, regardent

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terror, through the roarings and tearings of a guilty accusing conscience, and the fore-thoughts of that horrible unsupportable torment they are so near unto. Now scaring dreams do terrify them, and fearfulness of the bottomless Pit, and the burning Lake below does surprise them, and some broke forth in the anguish of their despairing souls; Who can dwell with devouring Fire, who can inhabit everlasting burnings? And however jovial and full of pleasure their life has been, yet at their latter end they are utterly consumed with terrors. But mark the perfect man, and behold the upright, the end of that Man is peace, whatsoever storms they have had in their passage through a rough Sea, the wind blowing, and the waves roaring, and sometimes have been ready to sink through oppression and discouragement; sometimes have been overwhelmed with grief and doublings, sometimes have been dashed upon the Rocks of terror or and perplexity: yet now they are come to the haven of death, the Winds are hushed and still, the Waves are smooth and silent, the storm is over, and there is a great calm upon their spirits; they are past the Rocks, and are out of the danger they feared, when they are in the greatest danger of approaching death. It was generally observed amongst us, that God’s people, who died by the plague amongst the rest; died with such peace and comfort, at Christians do not ordinarily arrive unto, except when they are called forth to suffer martyrdom for the testimony of Jesus Christ. Some who have been full of doubts, and fears, and complaints, whilst they have lived, and been well; have been filled with assurance, and comfort, and praise, and joyful expectation of glory, when they have lain on their death-beds with this disease. And not only more grown Christians, who have been more ripe for glory, have had these comforts: but also some younger Christians, whose acquaintance with the Lord has been of no long standing. I can speak something of mine own knowledge concerning some of my friends, whom I have been withal; I shall instance only in the house where I lived. We were eight in family, three Men, three Youths, an old Woman, and a Maid: all which came to me, hearing of my stay in town, some to accompany me, others to help me. It was the latter end of Septem-

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derrière eux en songeant à ce qui les attend, ils sont alors gagnés par une terreur qui ne se saurait dire, tout environnés des gémissements et des lamentations d’une conscience qui s’accuse, cernés par le pressentiment des tourments horribles et insupportables auxquels ils touchent presque. C’est là que des cauchemars les tourmentent, la crainte de l’Abîme sans fond ou celle du lac de flammes les assaille par surprise et certains cherchent à se dérober à l’angoisse de leur âme qui ne peut plus espérer – « qui de vous pourra demeurer dans le feu dévorant ? Qui d’entre vous pourra subsister dans les flammes éternelles ? »144. Leur vie a pu être joyeuse, remplie de plaisirs, mais ce sont, à l’instant fatal, les pires terreurs qui les rongent. À l’inverse, voyez un peu le Parfait, voyez un peu celui qui a emprunté la voie droite. C’est dans la paix qu’il quitte le monde. Il a pu rencontrer des tempêtes en traversant la mer démontée, le vent qui mugit, les vagues qui rugissent, et s’être trouvé bien près de sombrer au milieu de l’adversité et du découragement, il a pu être submergé par le doute et l’amertume, il a même pu être jeté contre les récifs de la terreur et de l’incompréhension, mais, parvenu au port de la mort, les vents décroissent et s’apaisent, les vagues, paisibles, ne font plus un bruit, la tempête est passée, et un grand calme se fait dans son âme. Car ils sont passés, les récifs, car il est loin, le danger redouté, quand le seul qui subsiste est celui du trépas qui vient. C’est là une observation communément faite : l’ami de Dieu, emporté par la peste tout comme les autres, est mort dans une sérénité et dans une paix qui ne se rencontrent que rarement parmi les Chrétiens, sinon parmi ceux qui sont appelés à souffrir le martyre pour l’amour de Jésus-Christ. D’aucuns, dont la vie avait été taraudée par les doutes, les craintes et les lamentations se trouvent soudain emplis par la certitude, la confiance et la grâce de la gloire à venir, une fois que la peste les eût couchés sur leur lit de mort. Ces joies n’ont pas été réservées aux chrétiens chargés d’ans, comme mieux préparés par toute une vie de religion, mais elles ont été aussi offertes aux plus jeunes dont l’amitié avec le Seigneur était plus récente. Je vais à présent dire quelques mots tirés de ma propre expérience, en m’attardant sur le sort de plusieurs de ceux avec qui j’avais quelque commerce. Je m’en tiendrai à ma demeure. Ce foyer était composé de huit personnes, trois hommes, trois enfants, une vieille femme et la domestique. Tous vinrent à moi, ayant appris ma volonté de ne pas quitter la ville, certains pour demeurer en ma compagnie, d’autres pour me prêter assistance. Jusqu’à la fin 144

Isaïe, XXXIII, 14.

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ber, before any of us were touched; the young ones were not idle, but improved their time in praying and hearing, and were ready to receive instruction; and were strangely born up against the fears of the disease and death, every day so familiar to the view. But at last we were visited, and the Plague came in dreadfully upon us, the Cup was put into our hand to drink, after a neighbour Family had tasted it, with whom we had much sweet society in this time of sorrow. And first our Maid was smitten, it began with a shivering and trembling in her flesh, and quickly seized on her spirits; it was a sad day, which I believe I shall never forget; I had been abroad to see a friend in the City, whose Husband was newly dead of the Plague, and she herself visited with it; I came back to see another, whose Wife was dead of the Plague, and he himself under apprehensions that he should die within a few hours; I came home and the Maid was on her Death-bed; and another crying out for help, being left alone in a sweating fainting fit. What was an interest in Christ worth then? What a privilege to have a title to the Kingdom of Heaven? But I proceed. It was the Monday when the Maid was smitten; on Thursday see died full of tokens; on Friday one of the Youths had a swelling in his groin; and on the Lord’s day died with the marks of the distemper upon him; on the same day another Youth did sicken; and on the Wednesday following he died: on the Thursday night his Master fell sick of the disease, and within a day or two was full of spots; but strangely, beyond his own, and others expectations recovered. Thus did the Plague follow us, and came upon us one by one; as Job’s Messengers came one upon the heals of another: so the Messengers of death came so close one after another, in such dreadful manner, as if we must all follow one another immediately in the Pit. Yet the Lord in mercy put a stop to it, and the rest were preserved. But that which was very remarkable in this Visitation, was the carriage especially of those Youths that died, who I believe, were less troubled themselves, than others were troubled for them. The first Youth that was visited,

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du mois de septembre, aucun d’entre nous ne contracta le mal. Les enfants ne restaient pas désœuvrés puisque, le consacrant à la prière et à la découverte des choses saintes dont ils commençaient à pouvoir être instruits, ils faisaient bon usage de leur temps. Ils s’étaient endurcis contre l’appréhension de la maladie et de la mort, les ayant tous les jours sous les yeux. Mais il advint que le mal nous visita. Le calice auquel une famille du voisinage avait déjà bu, famille dont l’aimable société nous était chère en ces jours d’affliction, passa entre nos mains. Notre domestique fut touchée la première. Elle fut d’abord prise de convulsions qui, de sa chair, se communiquèrent bien vite à son esprit. Bien triste jour en vérité, que je crois ne jamais devoir oublier. J’étais sorti rendre une visite à une connaissance en ville qui venait de perdre son mari, emporté par la peste. Je visitais ensuite un autre ami, dont c’est la femme qui était morte et qui redoutait pour lui-même un trépas imminent. À mon retour, la domestique était sur son lit de mort. Un autre de la maisonnée, laissé seul, appelait à l’aide, couvert de sueur, au bord de la perte du sentiment. En semblable moment, quel bien précieux que l’amitié du Christ ! Quel privilège que d’avoir un titre pour le Royaume des Cieux ! Mais je continue. La domestique fut frappée un mardi. Le jeudi, elle périssait, couverte des marques. Le vendredi, un des enfants se découvrit un ganglion à l’aine. Il mourut le jour du Seigneur, avec, sur le corps, tous les signes de la maladie. Ce jour-là, un autre enfant tomba malade qui devait mourir trois jours plus tard. Dans la soirée du jeudi suivant, son maître tomba malade à son tour. En un ou deux jours, il fut couvert de taches. Par extraordinaire, contrairement à ce que lui et les autres étaient enclins à penser, il se remit. La peste était pourtant toujours sur nous et elle nous toucha les uns après les autres, aussi sûrement que se suivent les Messagers de Job145. Car les avant-courriers de la mort se suivent de près, ils forment un cortège aussi atroce que celui que nous formerons quand nous descendrons les uns derrière les autres dans le Gouffre. Le Seigneur, alors, prit pitié. Il mit un terme à cette marche et tous ceux qui restaient furent épargnés. Mais le fait digne d’être relevé dans cette visitation de la peste, ce fut la conduite de ces enfants. Je crois bien que l’inquiétude que nous eûmes pour eux surpassa de loin celles que ces jeunes âmes conçurent pour elles-mêmes. À la question que lui fit son père, touchant les précautions qu’il avait prises pour s’assurer la vie éternelle à l’approche de la mort, le premier de ces enfants confia qu’il attendait 145

Job, I, 13-19.

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being asked by his Father, concerning the provision he had made for his death and eternity; told him, he hoped if he died, he should go to Heaven: being asked the ground of his hopes, said, the Lord had enabled him to look beyond the World; and when he was drawing near to his end, boldly enquired whether the tokens did yet appear, saying, that he was ready for them; and so a hopeful bud was nipped; but let not the Father or the Mother weep, and be in sadness for him, he is, I don’t doubt, with their Father, and his heavenly Father, which may be their comfort. The other also was a very sweet hopeful Youth; so loving and towardly, that it could not but attract love from those that were acquainted with him. But the grace he had gotten in those years, being, I suppose, under seventeen, did above all beautify him, and stand in the greatest stead: in his sickness he had much quiet and serenity upon his spirit; and lay so unconcerned at the thoughts of approaching death, that I confess I marvelled to see it; the sting and fear of death, were strangely taken out, through the hopes which he had of future glory; yet once he told his Mother he could desire to live a little longer, if it were the will of God; she asked him why he desired it? he told her he desired to live till fire and faggot came, and above all he would fain die a Martyr: she said if he died now he should have a Crown; he answered, but if he died a martyr he should have a more glorious Crown; yet he was not unwilling to receive his Crown presently; and went away with great peace and sweetness in his looks, to his fathers house: and I could not blame the Mothers grief for the loss of such an only Son; but to be so immoderate was not well; now I am sure it is time to dry up tears, and lay aside sorrows for the loss of him, who has been so long filled with joys in the heavenly mansions. I might speak of the carriage of the master in his sickness, under the apprehensions of death; when the spots did appear on his body, he sent for me and desired me to pray with him; told me he was now going home, desired me to write to his friends, and let them know, that it did not repent him of his stay in the City, though they had been so importunate with him to come away: but he had found so much of God’s presence in his abode here, that he had no reason to repent: he told me where he would be buried, and desired me to preach his funeral sermon on Psal. 16. ult. In thy presence there

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la mort sans peur car il espérait aller aux Cieux. Quand il lui fut demandé sur quoi reposaient ses espérances, il répondit que le Seigneur lui avait offert de voir l’Au-delà. Quand il fut près de se déprendre de ce monde, il demanda sans trembler si les marques avaient déjà fait leur apparition, ajoutant qu’il les attendait. Cette fleur si près d’éclore fut alors cueillie. Mais que ni le père ni la mère ne s’affligent de la perte de leur enfant, car il est, je n’en saurais douter, avec le Père, avec le Père éternel, et cette pensée est d’un grand réconfort. Le second de ces enfants était lui aussi une jeune créature pleine de promesses, d’un naturel si aimant et si doux qu’il appelait l’amour de tous en retour. Cette grâce dont il avait été béni, lui qui n’avait, je crois bien, pas dixsept ans, le transfigurait et lui donnait une valeur éminente qui ne se démentit pas dans la maladie. Sa contenance était paisible et sereine, et il était, jusque dans son lit de souffrances, si loin de toute idée de la mort à venir, que je confesse en être resté émerveillé. L’effroyable aiguillon de la mort avait été ôté de lui par l’espérance qu’il formait de sa gloire à venir. Il confessa tout de même à sa mère désirer vivre encore un peu, si telle était la volonté de Dieu. Elle voulut apprendre pourquoi. Il lui répondit qu’il voulait vivre pour voir le feu du bûcher, car il ne désirait rien tant que mourir en martyr. Elle lui dit qu’en mourant à présent, il recevrait une couronne. Il objecta que la couronne du martyre était plus glorieuse encore, mais qu’il recevrait avec joie celle qui lui avait été réservée. Il partit vers la maison du Père avec, au regard, un air de paix et de douceur. Je ne puis blâmer la mère de la peine qu’elle éprouva à la perte d’un tel fils unique. Mais elle y mit trop d’excès. Car je suis certain qu’il est temps de sécher nos larmes et de déposer notre chagrin de sa perte, car il est à présent empli à jamais des joies souveraines des demeures célestes. Je vais à présent parler de la manière dont le maître de la maisonnée fit face à la mort dans la maladie. Quand les taches apparurent sur son corps, il me fit chercher et m’invita à prier avec lui. Il me dit qu’il s’en retournait à la maison du Père et qu’il voulait que j’écrivisse à ses amis pour leur apprendre qu’il était loin de se repentir de n’avoir pas quitté la ville quand ils l’en avaient pressé de manière fort impertinente. Il était si confiant dans la volonté qu’avait Dieu de le voir rester qu’il ne pouvait trouver aucun motif de regretter sa décision. Il me précisa l’endroit où il désirait être enterré ainsi que le texte saint qu’il désirait que je prisse pour support de mon homélie. C’était le Psaume XVI : « Vous me comblerez de joie en me montrant Votre visage ;

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is fullness of joy; and at thy right hand there is pleasures for evermore. But the Lord raised him again beyond the expectations of himself, friends, or Physician. Let him not forget God’s mercies, and suffer too much worldly business to crowd in upon him, & choke the remembrance and sense of God’s goodness so singular; but let him by his singularity in meekness, humility, selfdenial, and love, zeal, and holy walking, declare that the Lord has been singularly gracious unto him. But when I speak of home concernments let me not forget to look abroad; the Plague now increased exceedingly, and fears there are amongst us that within a while there will not be enough alive to bury the dead; and that the City of London will be quite depopulated by this Plague. Now some Ministers, formerly put out of their places, who did abide in the City when most Ministers in place were fled and gone from the people, as well as from the disease, into the Countries, seeing the people crowd so fast into the grave and eternity, who seemed to cry as they went for spiritual Physicians; and perceiving the Churches to be open, and Pulpits to be open, and finding Pamphlets flung about the streets, of Pulpits to be let, they judged that the Law of God and nature did now dispense with, yea command their preaching in public places, though the Law of man (it is to be supposed in ordinary cases) did forbid them to do it. Surely if there had been a Law that none should practice Physic in the City, but such as were licensed by the College of Physicians, and most of those, when there was the greatest need of them, should in the time of the Plague, have retired into the Country, and other Physicians who had as good skill in Physic, and no licence, should have staid amongst the sick, none would have judged it to have been a breach of Law, in such an extraordinary case to endeavour by their practice, though without a licence, to save the lives of those who by good care and Physic were capable of a cure; and they could hardly have freed themselves from the guilt of murder of many bodies, if for a nicety of law in such a case of necessity they should have neglected to administer

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des délices ineffables sont éternellement à Votre droite146. » Mais le Seigneur, quand plus personne, ni lui, ni ses proches, ni son médecin, n’osait plus espérer, le releva. Puisse-t-il n’oublier jamais la pitié que Dieu a eu de lui et puissent les affaires du siècle ne jamais tant l’accabler que s’estompe en lui le souvenir d’une bonté si insigne. Non, mais qu’il déclare par une douceur, une humilité, un oubli de soi, un amour, un zèle, une rectitude sainte et sans exemple que le Seigneur a fait pour lui des merveilles. Mais ne m’autorisez pas à m’égarer davantage dans ces affaires domestiques sans que je pense à porter plus loin la vue. La peste se développait hors de proportions. Tous, nous redoutions le moment où nous ne serions plus assez de vivants pour enterrer les morts et où la ville serait tout à fait dépeuplée. Ce fut alors que certains hommes de Dieu, qui avaient été démis de leurs fonctions147 mais qui n’avaient pas quitté la ville quand la plupart des prêtres officiels s’étaient évaporés avec la foule ou avaient été emportés par la maladie, voyant le peuple en foule descendre dans la tombe et dans l’éternité, regrettant à chaudes larmes la démission des médecins de l’âme, voyant que, de surcroît, les églises étaient restées ouvertes et les chaires vacantes, trouvant les rues pleines de tracts, s’indignant de cet état de fait, résolurent que les lois tant humaines que divines leur redonnaient leur liberté. Oui, ils recommencèrent à prêcher devant le peuple, combien que la loi des hommes, ou supposée telle, le leur interdisait. À coup sûr, s’il s’était trouvé quelque loi pour interdire dans l’enceinte de la ville tout exercice de la médecine qui ne fût pas approuvé par la Faculté, et qu’il ne se trouvât simultanément presque aucun des hommes de l’art de la dite Faculté, au plus fort du besoin qu’on avait d’eux, tous ayant fui pour la campagne, et que d’autres médecins, forts savants mais dépourvus de la licence officielle, se fussent trouvés au milieu des souffrants, nul n’aurait vu délit à ce qu’en cette extraordinaire circonstance, ces derniers s’enhardissent à pratiquer leur art afin de sauver ceux qui grâce à lui pouvaient l’être. Ils se seraient, autrement, chargés en conscience de l’assassinat de nombreux hommes, tout cela pour une argutie de juriste. Quoi ! Quand la nécessité était si grande, ils auraient renoncé à exercer ! L’affaire était la même avec nos hommes de Dieu victimes de l’édit qui étaient demeurés en ville, quand 146

Psaumes de David, XV [XVI], 11. Le Parlement, par l’Act of Uniformity de 1662 impose le Book of Common Prayer comme règle liturgique ainsi que le contrôle épiscopal de l’ordination des ministres du culte. Plus de 2 000 d’entre eux durent renoncer à leurs fonctions. Les récalcitrants étaient interdits d’emplois publics. Cet épisode est connu sous le nom de Great Ejection. 147

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Physic: the case was the same with the unlicensed Ministers which stayed, when so many of the licensed ones were gone; and as the need of souls were greater than the need of bodies; the sickness of the one being more universal and dangerous, than the sickness of the other; and the saving or losing of the soul being so many degrees beyond the preservation or death of the body: so the obligation upon Ministers was stronger, and the motive to preach greater, and for them to have incurred the guilt of soul-murder, by their neglect to administer soul Physic, would have been more heinous and unanswerable, that they were called by the Lord into public: I suppose that few of any seriousness will deny, when the Lord did so eminently own them, in giving many seals of their Ministry upon them. Now they are preaching, and every Sermon was unto them, as I they were preaching their last. Old Times seems now to stand at the end head of the Pulpit, with its great Scythe, saying with a hoarse voice, Work while it is called to day, at night I will move thee down. Grim Death seems to stand at the side of the Pulpit with its sharp arrow, saying, Do thou shoot God’s arrows, and I will shoot mine. The Grave seems to lie open at the foot of the Pulpit; with dust in her bosom, saying, Louder thy Cry To God, To Men, And now fulfil thy Trust: Here thou must lye, Mouth stopped, Breath gone, And silent in the Dust. Ministers now had awakening calls to seriousness and fervour in their ministerial work: to preach on the side and brink of the Pit, into which thousands were tumbling; to pray under such near views of eternity, into which many passengers were daily entering, might be a means to stir up the spirit more than ordinary. Now there is such a vast concourse of people in the Churches, where these Ministers are to be found, that they cannot many times come near the Pulpit doors for the press, but are forced to climb over the pews to them: and such a face is now seen in the assemblies, as seldom was seen before in London;

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tous les prêtres officiels avaient disparu et que les âmes réclamaient, plus encore que les corps, quelque soin. Car la maladie des premières est plus universelle et plus néfaste que celle des seconds. Car le salut ou la perte de l’âme l’emporte de beaucoup sur la préservation ou la mort du corps. Car se mettre à l’ouvrage s’imposait comme le plus impérieux des devoirs et nul motif pour prêcher n’avait jamais été si pressant. C’est du crime d’« âmicide », si détestable et si impossible à justifier, dont ils auraient eu à répondre s’ils avaient manqué à l’obligation de prodiguer leurs soins. Le Seigneur les appelait à œuvrer au grand jour. Je veux croire que peu parmi les hommes de raison y trouveront à redire. Ce fut au nom de Dieu que ces médecins de l’âme agirent, et leur ministère doit être reconnu comme authentique. Ils prêchent sans chercher le repos et chacun de leurs sermons résonne avec autant de ferveur que s’il était le dernier. C’est le Temps en personne qui est monté en chaire, le Temps avec sa faux démesurée, et c’est lui qui dit de sa voix des profondeurs, « œuvrez tant qu’il fait jour, car la nuit venue, je vous prendrai ! ». La Mort grimaçante se presse à ses côtés, armée de ses flèches. Voici ce que dit la Mort : « Que Dieu décoche ses traits, je décocherai les miens ». À leurs pieds, la Tombe paraît s’ouvrir formidablement, béance de poussière. Voici les mots qui sortent de ce gouffre : Plus forts ! vos cris Vers Dieu, Vers les hommes, Et n’en doutez plus : Ici vous reposerez, Bouche close, Sans respirer, Sans bruit dans la poussière. La pastorale des hommes de Dieu a réveillé l’esprit de gravité et de ferveur. Prêcher sur le rebord même du gouffre, ce gouffre dans lequel ils sont des milliers à disparaître, prêcher quand l’éternité est si proche, cette éternité pour laquelle ils sont des milliers, chaque jour, à s’embarquer, voilà qui fouette l’esprit comme rien d’autre. On se bouscule en foule dans les églises où l’on trouve de tels hommes. Il n’est pas rare d’en trouver qui, en raison de la presse, ne peuvent apercevoir le prédicateur et doivent grimper sur les bancs. Ces assemblées offrent un

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such eager looks, such greedy such open ears, such greedy attention, as if every word would be eaten, which dropped from the Mouths of the Ministers. If you ever saw a drowning Man catch at a rope, you may guess how eagerly many people did catch at the Word, when they were ready to be overwhelmed by this over-flowing scourge, which was passing thorough the City; when death was knocking at so many doors; and God was calling aloud by his judgements; and Ministers were now sent to knock, cry aloud, and lift up their voice like a Trumpet: then, then the people began to open the ear and the heart, which were fast shut and barred before: How did they then hearken, as for their lives, as it every sermon were their last; as if death stood at the door of the Church, and would seize upon them so soon as they came forth; as if the arrows which flow so thick in the City would strike them before they could get to their houses; as if they were immediately to appear before the Bar of that God, who by his Ministers was now sneaking unto them. Great were the impressions which the Word then made upon many hearts, beyond the power of Man to effect, and beyond what the people before ever felt, as some of them have declared. When sin is ripped up and reproved, O the tears that slide down from the eyes! When the judgements of God are denounced, O the tremblings which are upon the conscience! When the Lord Jesus Christ is made known and proffered, O the longing desires and openings of heart unto him! when the riches of the Gospel are displayed, and the promises of the Covenant of grace are set forth and applied, O the inward burnings and sweet flames which were on the affections! Now the Net is cast, and many fishes are taken; the Pool is moved by the Angel, and many leprous spirits, and sin-sick-souls are cured; many were brought to the birth, and I hope not a few were born again, and brought forth; a strange moving there was upon the hearts of multitudes in the City; and I am persuaded that many were brought effectually unto a closure with Jesus Christ; whereof some died by the Plague with willingness and peace; others remained stedfast in God’s ways unto this day: but convictions (I believe) many hundreds had, if not thousands, which I wish that none have

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visage nouveau, tel qu’on n’en vit que rarement par le passé. Regards attentifs, oreilles grand ouvertes, une attention entière et vorace, comme si chaque mot qui tombait de la bouche du prêtre pouvait être dévoré. Avez-vous déjà vu un homme qui se noie s’agripper à une corde ? Alors vous pourrez deviner avec quelle avidité la foule s’agrippa à la Parole, au moment même où tous étaient sur le point de voir s’abattre sur eux le fouet qui se déchaînait dans les rues, au moment même où la mort frappait aux portes, au moment même où Dieu, à haute voix, prononçait sa sentence. Les hommes de Dieu durent faire un grand tapage, s’époumoner, donner de la voix comme d’une trompette, et alors, et alors, le peuple entrouvrit ses oreilles et il entrouvrit son cœur, eux qui, à l’instant, étaient condamnés, fermés à double tour ! Comment les fidèles n’écoutèrent-ils pas ! Comme si leur vie en dépendait, comme si chaque sermon devait être le dernier, comme si la mort attendait aux portes de l’église pour se saisir d’eux dès qu’ils en sortiraient, comme si les flèches qui tombaient sans nombre sur la ville devaient les atteindre avant qu’ils fussent à couvert, comme s’ils devaient comparaître à l’instant au tribunal de Dieu, ce Dieu au nom duquel les prédicateurs leur parlaient ! Grand fut l’effet que la Parole produisit sur nombre de cœurs, au-delà de ce que l’homme peut, au-delà de ce qui fut jamais senti par l’homme, ainsi qu’ils furent plusieurs à l’affirmer. Quand le péché est chassé et banni, Ô ! Quelles larmes ne versent pas les yeux ! Quand la sentence de Dieu est comprise, Ô ! quel tremblement ne se fait-il pas dans les consciences ! Quand notre Seigneur Jésus-Christ se fait connaître et adorer, Ô ! Quels désirs languissants et quels ébranlements du cœur ne se font-ils pas sentir chez ceux qui ont entendu la Parole ! Quand les richesses de l’Évangile s’étalent et que l’Alliance, par la grâce de Dieu, est passée de nouveau, Ô ! Quels feux ne vous brûlent-ils pas en dedans ! Les douces flammes ! Le filet est tendu et les prises sont innombrables. L’eau de la piscine des brebis, Bethsaïda, est remuée par l’ange du Seigneur148, et ce sont des esprits lépreux, des âmes empoisonnées par le péché qui sont guéris. Nombreux sont ceux qui naissent une nouvelle fois, et j’espère qu’ils ne seront pas peu à renaître à jamais. Parmi la ville, c’était une étrange émotion dans les cœurs de la multitude. Je suis certain que beaucoup, à cette occasion, connurent en effet la véritable amitié du Christ. Au moins, nombre d’hommes moururent-ils affermis et dans la paix. 148

Évangile selon saint Jean, V, 2-9. Jésus guérit un paralytique. Les eaux de la piscine de Siloé (Évangile selon saint Jean, IX, 7), dans laquelle Jésus envoie un aveugle parfaire sa guérison, ne sont pas battues par un ange.

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stifled, and with the Dog returned to their vomit, & with the Sow, have wallowed again in the mire of their former sins. The work was the more great, because the instruments, which were made use of were more obscure, and unlikely, whom the Lord did make choice of the rather, that the glory by Ministers and people might be ascribed in full to himself. About the beginning of these Ministers preaching, especially after their first Fast together, the Lord begins to remit, and turn his hand, and cause some abatement to the disease. From 7155 which died of the Plague in one week, there is a decrease to 5538 the next, which was at the latter end of September, the next week a farther decrease to 4929. the next to 4327. the next to 2665. the next to 1421. the next to 1031. then there was an increase the first week in November to 1414. but it fell the week after to 1050 and the week after to 652. and the week after that to 333. and so lessened more and more to the end of the year: when we had a bill of 97306. which died of all diseases, which was an increase of more then 79000. over what it was the year before: and the number of them which died by the Plague was reckoned to be 68596 this year, when there were but 6 which the Bill speaks of who died the year before. Now the citizens, who had dispersed themselves abroad into the Countries, because of the Contagion, think of their old Houses and Trades, and begin to return, though with fearfulness and trembling, least some of the after-drops of the storm should fall upon them: and O that many of them had not brought back their old hearts and sins, which they carried away with them; O that there had been a general repentance and reformation, and returning to the Lord that had smitten the City: The Lord gave them leisure and Vacation from their Trades, for the one necessary thing; which had they improved, and generally mourned for sin, which brought the plague upon the City, had they humbly and earnestly sought the Lord to turn from his fierce anger, which was kindled against London, it might have prevented the desolating judgement by Fire: But alas! How many spent their time of leisure in toys and triffles, at best about feeding and preferring their bodies, but no time in serious minding the salvation of their souls; and if some were a little awakened with fear, whilst the plague raged so greatly, and they looked upon themselves to be in such danger; yet when they apprehended the danger

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D’autres s’obstinèrent à regimber devant l’aiguillon de Dieu. Ils furent plusieurs centaines, des milliers, qui sait, mais j’aurais souhaité qu’il n’en demeurât pas un seul, pour, comme le chien, retourner à sa vomissure149, impatient de retrouver la chienne pour se rouler enfin avec elle dans la fange des anciens péchés. Pour cette tâche énorme, Dieu choisit entre tous des instruments obscurs et négligés, afin que la gloire de ses prêtres et de son peuple fût à jamais proclamée en lui. Dès le commencement des prêches de ces prêtres, et plus précisément à partir du moment où ils se furent unis dans le jeûne, Dieu s’apaisa, il détourna sa main et il retint la marche du fléau. D’une semaine à l’autre, on passa de 7 155 à 5 538 morts, cela pour la fin du mois de septembre. La semaine suivante vit la décrue se poursuivre avec 4 929 décès, celle d’après 4 327, puis 2 665, 1 421 et enfin 1 031. Il y eut une soudaine remontée, avec 1414 morts la première semaine de novembre, mais les semaines suivantes, la baisse reprit pour ne plus s’interrompre : 1 050, 625, 333 morts. Il y eut toujours ensuite, jusqu’à la fin de l’année, de moins en moins de morts. Pour l’année, le nombre total de morts, toutes maladies confondues, s’élevait à 97 306, ce qui représente une augmentation de plus de 79 000 morts par rapport à l’année précédente. Rien que pour la peste, 68 596 décès, quand il n’y en eut que six à déplorer l’année précédente, si l’on en croit les registres officiels. Les citoyens, qui s’étaient éparpillés dans les campagnes alentour par crainte de la contagion, renouent avec la pensée de leurs demeures et de leurs commerces et ils commencent à rentrer en ville, encore que pleins d’appréhensions au cœur, la peur au ventre, craignant que la traîne de l’orage ne leur réservât quelque goutte tardive. Si seulement ils n’étaient pas revenus si nombreux avec leurs vieux cœurs et leurs vieux péchés, si seulement il y avait eu une repentance et une réforme générales, un retour, mais un retour au Dieu qui avait frappé Londres ! Dieu leur avait offert le repos de leurs affaires ordinaires afin qu’ils s’amendent, afin qu’ils expient leurs péchés, toutes choses fort nécessaires ! Car s’ils avaient, humblement, sans rien déguiser, supplié Dieu qu’il détournât d’eux sa brûlante colère, prête à s’abattre de nouveau sur Londres, le châtiment du Feu nous aurait été épargné ! Mais hélas ! Mille fois hélas ! Au lieu de cela, ils s’occupèrent à de vains amusements ! Ils cherchèrent à satisfaire leurs appétits corporels plus que tout autre chose, quand 149

Proverbes de Salomon, XXVI, 11.

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to be over, they dropt asleep faster than before; still they are the same or worse than formerly: They that were drunken, are drunken still; they that were filthy, are filthy still; and they that were unjust and covetous, do still persevere in their sinful course; cozening, and lying, and swearing, and cursing, and Sabbath-breaking, and pride, and envy, and flesh-pleasing, and the like God-displeasing, and God-provoking sins (of which in the Catalogue of London’s sins) do abound in London, as if there were no signification in God’s judgements by the Plague; some return to their Houses, and follow their worldly business, and work as hard as they ca to fetch up the time they have lost, without minding and labouring to improve by the Judgement, and God’s wonderful preservation of them: others return, and sin as hard as they can, having been taken off for a while from those opportunities and free liberties from sin, which they had before: most began now to sit down at rest in their houses when the Summer was come, and the Plague did not return; now they bring back all their Goods they had carried into the Country because of the Plague; they did not imagine they should be forced to remove them again too soon. Thus concerning the great Plague in London.

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ils ne conspiraient pas à pire et ils ne perdirent pas une seule seconde à songer sérieusement au salut de leurs âmes. Ceux dont la peur parvint à troubler, ne fût-ce que légèrement, le sommeil, au plus fort du rugissement pestilentiel, et qui se tinrent alors en grand danger, dès que le pressentiment de celui-ci se fit moins vif, s’endormirent de nouveau, plus profondément que jamais. Ils s’endurcirent : hier ivrognes, ivrognes encore ; impurs hier, impurs encore ! Ceux qui étaient injustes et avares poursuivirent leur course peccamineuse. Le parjure, le mensonge, le blasphème, l’invocation en vain du nom de Dieu, la rupture du Sabbat, l’orgueil, l’envie, la satisfaction de la chair, toutes choses qui sont en abomination aux yeux du Seigneur, tous ces péchés qui excitent sa colère (vous les trouverez dans le catalogue que j’ai dressé des péchés de Londres) prolifèrent de nouveau à Londres, comme si Dieu nous avait, par la peste, châtiés pour rien. Une fois de retour, nombreux furent ceux qui se remirent à leurs séculaires affaires, soucieux par leurs efforts multipliés de rattraper le temps perdu, sans jamais songer se faire meilleurs selon les termes de la parole de l’Éternel, lui qui les avait si miraculeusement épargnés. D’autres se remirent à toute force au péché, car ils avaient été tenus bien longtemps éloignés des occasions de s’y livrer librement, ainsi qu’ils y étaient accoutumés. Tous, ou presque, quand l’été revint sans être accompagné par la peste, se disposèrent à jouir en repos et pour longtemps de leurs foyers. Ils y firent rapatrier tous les biens qu’ils avaient déménagés durant l’épidémie. Qu’ils étaient loin de penser devoir si prochainement songer à les sauver encore ! Voilà pour la grande peste de Londres.

« PER DOLORE RUINANDO » L’ALLÉGORIE URBAINE DANS LA NAPLES DU XVIIE SIÈCLE

Le lecteur qui s’aventure aujourd’hui dans la riche production de la poésie lyrique napolitaine du XVIIe siècle peut se sentir pris, à l’issue de son parcours, du sentiment d’une fascination macabre et vaguement familière. C’est un paysage de ruines contemplé alors qu’il se forme, dans le moment de sa ruine ; et il y a là une mise en garde, une invitation à se reconnaître dans ce paysage et à méditer, à reconstruire cet événement devenu simple exemplum selon ses propres catégories psychiques. Mais le lecteur de bonne volonté peut également y faire l’expérience de son exclusion, dans une dimension culturelle et psychologique éloignée de celle qui fonde ses automatismes, entièrement différente du système de relations auquel il est habitué. D’un côté, une attirance morbide pour le désastre dont parlent les textes, de l’autre un mouvement d’éloignement né de la distance sidérale qui nous sépare de ce monde profondément répétitif et hiérarchisé, entièrement étranger à l’expression individuelle. La nature même des fragments poétiques dont se compose cette production lyrique semble venir appuyer et expliquer l’ambivalence d’un tel sentiment : si certains d’entre eux sont des documents, des témoignages écrits « à chaud » et en direct – c’est le cas, par exemple, de l’ode de Girolamo Fontanella « Al Vesuvio. Per l’incendio rinnovato » – d’autres, en revanche, sont des textes à caractère systématisant, idéologiques, composés à froid et en différé, comme on le voit dans le cas des poèmes composés par Giuseppe Battista. Pourtant, ces deux déterminations apparaissent elles-mêmes au fondement de la culture baroque, si l’on voit en celle-ci, comme a pu le faire José Antonio Maravall, non seulement une culture « urbaine » et « de masse », mais aussi une culture « conservatrice » et « dirigée ». Le propos de l’historien espagnol peut donner le sens de cette double réaction du lecteur contemporain à la

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poésie lyrique napolitaine, dans la mesure où il vise à établir des analogies entre l’organisation culturelle du monde baroque et celle du monde d’aujourd’hui, en particulier lorsqu’il insiste sur les mécanismes de masscult et de midcult propres au XVIIe siècle, et lorsqu’il retrouve dans quelques procédés d’expression frappants (la répétition, l’antithèse, la démesure, le furor, l’inachèvement, la difficulté) les instruments d’une « action psychologique sur la société » que l’on peut sans aucun doute qualifier de médiatique. Par « société dirigée », il faut donc entendre une société hiérarchisée, dans laquelle le pouvoir se configure avant tout comme langage et comme possibilité de contrôle des ressources linguistiques, mais aussi figuratives, musicales et architecturales, et dans laquelle les intellectuels et les spécialistes de la « communication de masse », de même que les « théoriciens du concettisme », semblent se présenter, sinon comme des « philosophes moralistes, du moins comme des théoriciens de la morale […] et plus encore comme des techniciens spécialistes de psychologie morale, afin d’orienter les comportements »1. Cela vaut pour l’œuvre des théoriciens du concettisme, mais aussi pour la réflexion et pour la pratique des artistes qui, au cours de ces décennies, ont dirigé leur expérimentation poétique vers les formes qui pouvaient s’avérer les plus efficaces pour le contrôle des attitudes et des réactions émotionnelles du public auquel s’adressait leur production, jusqu’à proposer une réorientation du principe classique de l’imitatio en fonction des attentes de ce destinataire. Le Napolitain Pietro Casaburi ne déclarait-il pas « avoir voulu imiter un grand nombre [de modèles], afin de plaire à un grand nombre [de gens] »2 ? Les attitudes et les réactions du destinataire de l’objet d’art sont ainsi interprétées en fonction de codes rigides qui établissent la marge de prévisibilité et de divergence de celles-ci par rapport à la moyenne, conformément à une hiérarchie de valeurs et de représentations sociales statiques, et qui s’imposent de façon profondément contraignante à la société du XVIIe siècle 1

José Antonio Maravall, éd. it, La cultura del Barocco, Bologne, Il Mulino, 1985, p. 134 (La cultura del Barroco. Análisis de una Estructura histórica, Barcelone, Ariel, 1975). Voir également toute la seconde partie. 2 Par ailleurs, le médecin et poète Federigo Meninni affirmait que « dans un chansonnier chaque palais peut trouver sa nourriture ; car on n’écrit point pour un esprit tout seul, et ceux qui les liront auront des goûts divers » (Il ritratto del sonetto e della canzone, Venise, Bertani, 1678, p. 1613). La lettre de Casaburi à monsignor Caramuel (1680) se trouve dans l’importante anthologie des Lirici Marinisti préparée par Giovanni Getto en 1962 (nouvelle éd. Turin, UTET, 1990).

PESTES ET ÉRUPTIONS VOLCANIQUES À NAPLES

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en dépit de la remarquable mobilité économique qui caractérise celle-ci. Pour donner la mesure de ce phénomène, dans le contexte des années d’incertitudes et de profondes mutations que connaît la « Naples des catastrophes » représentée dans la poésie lyrique de la période baroque, on se contentera d’évoquer un témoignage qui ne manque pas de perspicacité, celui de Nicolò Pasquale. Après avoir décrit, à propos de la peste de 1656, le « déchaînement de la population » durant les premiers mois de la contagion, celui-ci s’interroge ensuite sur le problème posé par la mise en disponibilité imprévue de biens qui se retrouvent, à la suite de la mort de leurs propriétaires légitimes ou de ceux qui pouvaient y prétendre, privés d’héritiers3. Du reste, c’est bien cette perception sensible du changement, cette conception biologisante des processus historiques (les empires naissent, se développent et meurent) et donc un sens aigu de l’histoire qui ont orienté la société baroque vers le conservatisme, à tel point que dans son Oraculo manual le jésuite Gracián a pu affirmer qu’il est « bien préférable de conserver que de conquérir » (« mucho mas el conservar que el conquistar »). La culture baroque apparaît donc comme conservatrice et dirigée dans la mesure où elle est orientée depuis le haut, et vers la manipulation des comportements – c’est-à-dire dans la mesure où elle fabrique des structures de contrôle fondées sur le rationalisme et l’efficacité. D’où le rôle central que la médecine en vient à assumer parmi les sciences, les médecins intervenant jusque dans la discussion de questions administratives et de problèmes de gestion de l’État – une situation dont on trouve même des échos dans la poésie lyrique4. D’où, également, l’importance déterminante que prend au XVIIe siècle le problème de l’éducation, avec le renforcement de la ratio studiorum, à savoir la planification pédagogique d’ensemble des Jésuites, et l’émergence en conséquence d’un premier système d’enseignement conçu de façon cohérente, avec la naissance des Académies scientifiques nationales, ou relevant de l’État, avec enfin la montée en puissance de la pratique de la prédication, puissant instrument de propagande et de diffusion de modèles de comportement et de pensée. Tout cela fait apparaître de façon évidente le caractère d’une « culture de 3

Cf. Nicolò Pasquale, A’ Posteri della Peste di Napoli, e suo Regno nell’Anno 1656 dalla redenzione del mondo/ Racconto […], Naples, Luc’Antonio du Fusco, 1668. Sur la question de la mobilité sociale, mais dans une perspective uniquement conservatrice, voir Giambattisto Valentino, Seconda reale impressione, di Napoli scontrafatto dopo la Peste, Naples, Francesco Pace, 1679. 4 On en trouve quelques exemples dans les Poesie (1669) de Federigo Meninni.

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masse », tournée précisément vers le contrôle des émotions collectives par le biais de différents instruments de communication – de la nouvelle musique sacrée qui, avec les messe alternanti établit un dialogue hiérarchisé entre l’orgue et le chœur semblable au dialogue entre l’officiant et la masse des fidèles, à une peinture puissamment coloriste et fondée sur les contrastes lumineux, des dispositifs de fête empreints de grandiose et de merveilleux aux cérémoniaux de cour exhibant la majesté royale, enfin d’un théâtre désormais ouvert à la foule qui se presse régulièrement dans les salles publiques, à une poésie tournée certes vers un cultisme et un concettisme peu accessibles, mais aussi vers la recherche de la merveille, de la surprise, et vers le déchaînement des émotions et des idées5. En ce qui concerne la poésie et la littérature en général, on signalera ensuite que la connexion de plus en plus étroite entre l’alphabétisation et la production littéraire, que l’on peut observer pour le XVIe siècle, est sans doute plus nette encore pour le XVIIe siècle puisque la masse alphabétisée, celle des consommateurs de textes littéraires apparaît aussi comme productrice de ces textes – ici, de poèmes. C’est un phénomène qui témoigne bien de la dimension massive, et donc de l’étroite dépendance de la production littéraire du XVIIe siècle par rapport aux lois du marché du livre imprimé. Maravall terminait son examen de la culture baroque en relevant son caractère urbain. De fait, le XVIIe siècle est marqué par une urbanisation très forte, et par son pendant nécessaire, l’abandon des campagnes, avec les troubles de l’ordre public et de l’approvisionnement annonaire que cela entraîne. Ce sont des questions qui vont se poser dans toute leur violence précisément au moment des nombreuses catastrophes qui marquent le siècle, des famines aux guerres – on se contentera de mentionner ici la guerre de Trente ans, représentée de façon fulgurante dans le Simplicissimus de Grimmelhausen –, des épidémies aux phénomènes sismiques. Or, la culture urbaine dont il s’agit ici est une culture de grande ville, comme le soulignait l’historien espagnol, 5

Sur ces aspects, voir également l’ouvrage déjà cité de J. A. Maravall (n.1). Sur les dispositifs de la fête à l’âge baroque, voir Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon [1953], rééd. Paris, J. Corti, 1996 ; et sur le cas de Naples, voir Franco Mancini, Feste ed apparati civili e religiosi in Napoli dal Viceregno alla capitale, Naples, 1968. En ce qui concerne les rapports entre fête et musique, voir Gino Stefani, Musica barocca. Poetica e ideologia, Bologne, Il Mulino, 1978. Sur le système éducatif des Jésuites, voir le volume collectif dirigé par Gian Paolo Brizzi, La « Ratio studiorum », Modeli culturali e pratiche educative dei Gesuiti in Italia tra Cinque e Seicento, Rome, Bulzoni, 1981. Sur l’architecture de la ville, voir Gaetana Cantone, Napoli barocca, Rome, Bari, Laterza, 1993.

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non plus celle d’une cité libre, autonome, attachée à sa dimension municipale, mais d’une capitale administrative et bureaucratique, d’un lieu où s’élaborent les formes de contrôle de la collectivité. Ces questions marquent nécessairement de leur empreinte la réflexion politique et économique de leur temps, comme en témoigne le Racconto de la peste que Nicolò Pasquale voulut laisser A’Posteri, « À la postérité » : [Le désastre, observe-t-il, laissa derrière lui] en guise d’Épitaphe, un sujet de discours, et non des moindres, pour les Politiques : les Cités doivent-elles se laisser croître jusqu’à ce que, sorties de la sphère des lois qui les règlent, elles ne connaissent plus d’autre loi que celle de leurs dimensions, sans secours possible dans la destruction, sans frein dans les émeutes, sans discipline dans les mœurs ? Abandonnées au pur hasard de la Nature, ou aux décrets de la Puissance supérieure, semblables à un corps devenu si grand que son âme ne peut plus l’informer, et que sa grandeur même le rapproche de la chute, de l’état de cadavre inutile, créé par la Grandeur de l’Être sur les bords du Rien, pour y être précipité ?6

On retrouve tous ces éléments propres à la culture baroque diversement combinés dans les poèmes composés à Naples sur les catastrophes qui ont marqué la période. La plupart de ces poèmes relèvent d’une idéologie conservatrice, dépeignent des événements collectifs survenus dans l’une des plus grandes villes de ce temps, et sont écrits par des hommes impliqués dans la gestion de la société, ou du moins soucieux d’exhiber leurs liens avec les classes dirigeantes de celle-ci. L’épître dédicatoire qui accompagne l’envoi par Girolamo Fontanella de son ode à Monsignor Herrera est éloquente sur ce point : Le Vésuve, Très Illustre Seigneur, a voulu par ses fureurs déchaînées ressusciter dans les âmes la fureur poétique, allumer de ses flammes funestes l’ardeur de propices efforts, porter dans ses fumées celles de la renommée à nos modernes auteurs, leur rendre en gloire ce qu’il cause de pertes, et en s’arrachant à la terre arracher les génies à l’indolence. Des pierres de ses ruines il a bâti pour eux des temples, les ténèbres de ses nuées les ont fait resplendir dans la mémoire des hommes ; ses cendres les ont gardés des cendres de la mort, sa furie les a soustraits à celle du temps, et il a déroulé sur eux en infinies volutes la matière d’infinis volumes. Pour moi, qui ai pu jouir aussi de cette clameur commune, je n’ai pas voulu y demeurer sans voix ; au milieu des tremblements incessants de la terre je me suis arrêté, paisible et serein, pour invoquer les 6

N. Pasquale, op. cit., p. 53.

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Muses. Au tonnerre de la montagne j’ai accordé ma lyre, et mêlé l’encre de ma plume aux brumes de ces nuages. Au sein de tant d’horreurs, de tant d’erreurs dans la révolution des sphères, on me pardonnera des rimes erronées, dans le vacarme des plaintes on aura pitié de mes dissonances ; et parmi tant de monstres avortés par la nature, on fera place à ce rejeton de quelques jours, mis au monde par mon esprit. J’en ai retenu jusqu’ici la publication, de crainte que mon nom ne pût résister – tant d’autres y ont succombé – au poids des presses, et que mon livre ne restât enseveli dans la poussière des librairies. Lorsque j’ai pensé le dédier à un personnage de mérite, ce n’est pas sous l’effet d’une résolution hâtive, mais animé d’un zèle judicieux, que j’ai choisi votre Très Illustre Seigneurie. Votre regard tombant sur lui le saura relever de sa bassesse, et votre protection l’enrichira de toute sa valeur.

Entre l’élaboration poétique et l’événement catastrophique, le texte pose explicitement un lien d’analogie qui confine au rapport agonistique, et semble diluer la violence des scènes horribles qui seront décrites dans l’ode qui suit, en ramenant l’imprévisible et le contingent dans le cadre des relations hiérarchisées de la société du XVIIe siècle, et en réduisant la « résolution hâtive » suscitée par les « fureurs déchaînées » du Vésuve à un « zèle judicieux » beaucoup plus opportun. Le zèle et la prudence seraient donc l’attitude à adopter devant les grands événements de l’histoire et de la nature ; et pourtant, au « déchaînement », aux « ruines » et aux « révolutions » on ne répond pas par le silence, mais plutôt par la fermeture des blessures ouvertes dans le corps social, et par la construction d’un modèle mental et culturel différent, qui puisse rendre l’événement sinon compréhensible, du moins gérable. Dans les premiers vers de son ode, Fontanella établit les principes d’une recomposition du réel, d’une réduction du désastre à des catégories conceptuelles maîtrisables. Il parle ainsi du Vésuve comme d’un « Géant furieux/ Rebelle aux cieux, vainqueur et conquérant » qui, « Frémissant d’orgueil/ Auteur d’antiques exploits pleins d’audace/ S’en va, terrifiant dans la tourmente/ Dresser son trône où règne Jupiter » (vv. 3-4 et 13-XVI). Le Vésuve est donc figuré sur le modèle mythologique des Géants et des Titans, fils de Gaia et d’Ouranos, coupables d’avoir tenté une folle ascension au ciel pour chasser Jupiter de l’Olympe et renverser son pouvoir. Une telle représentation, inspirée au départ par les dimensions du volcan, incite à lire en outre l’éruption non comme un simple phénomène physique à caractère catastrophique, mais comme un acte de transgression et de subversion brutales. Cette interprétation est reprise – quoiqu’on puisse plutôt parler de polygenèse de l’image – dans nombre d’autres compositions, par Fontanella lui-

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même (Alla sua Donna nell’incendio di Somma) ou par Biagio Cusano, qui dans ses Poesie Sacre (1672) fait référence à Typhée, l’un des Géants, couramment assimilé aux Titans ; on trouve aussi l’expression de « Gigas campanis » dans une épigramme latine sur le même sujet7. Le répertoire mythologique est également mis à contribution par les poètes dans la représentation de l’événement dans l’espace, puisque la tradition veut que les Titans, défaits par les armées de Jupiter, aient été précipités dans les Enfers. Outre le rapport d’analogie qu’il permettait d’établir avec la révolte de Lucifer – rapport exploité par Giacomo Lubrano, dans un sonnet portant sur l’écroulement de la coupole du Jésus (Per le Rovine della Cupola nella Chiesa del Gesù, dans ses Scintille poetiche, 1690), ce trait du mythe pouvait promouvoir une reconnaissance de l’origine souterraine du phénomène de l’éruption. Il concordait avec un dicton populaire, dans lequel on peut voir la première trace d’une récupération de ces images, et qui prétendait que le « feu du Vésuve était infernal », et plus précisément que « l’enfer avait sa gueule dans le mont Vésuve ». C’est ce que raconte l’Augustin Agnello di Santa Maria degli Scalzi, contraint de combattre cette opinion dans un chapitre explicitement intitulé « Où l’on explique le sens de ce fait douteux, et où l’on conclut que le feu du Vésuve n’est pas infernal mais naturel »8. Il est certain qu’au sortir de la catastrophe, et même avant la cessation de l’activité sismique, un semblable dicton pouvait fournir une première explication, et parfois un premier secours à une foule terrorisée qui retrouvait une forme de discipline dans les pratiques votives. Mais sa persistance, même dans une transcription en termes classicisants, peut également faire penser que l’on assiste à la construction d’un modèle conceptuel, culturel au sens le plus vaste du terme, qui servirait à une compréhension globale de la série des catastrophes qui marquent le siècle baroque napolitain. On ne s’étonnera pas, dès lors, de voir Giuseppe Battista désigner dans deux sonnets intitulés In tempo di Tumulti (« En temps de troubles »), les gens du peuple engagés dans la révolte de 1647-1648 comme des « Typhées/ assoiffés de barbares massacres », et parler précisément d’un « Vulcano » (« volcan/Vulcain ») qui brûlerait « sous mille visages », pour « infliger 7

Voir Civiltà del Seicento a Napoli, Naples, Electa Napoli, 1998, vol. II. Agnello di Santa Maria de’Scalzi Agostiniani d’Italia, Trattato scientifico delle cause, che concorsero al fuoco e terremoto del Monte Vesuvio vicino Napoli utilissimo a teologi, Filisofi, Astrologi et ad ogni studio, composto dal R.P. F Agnello di Santa Maria de’Scalzi Agostiniani d’Italia, in Napoli per Lazaro Scariggio, 1632. 8

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toujours des plaies mortelles », tandis que Jupiter se verrait « peut-être saisi de peur », ou momentanément dépourvu de ses « foudres mortelles […], pour en poursuivre les chefs les plus rebelles ». De la même façon, Antonio Muscettola reprend tout le répertoire infernal dans une ode Per i Tumulti di Napoli (« Sur les troubles de Naples »), où se déchaînent les fureurs de Mégère et d’Alecto, « divinités du Styx » qui excitent la plèbe contre « le joug autrichien » (dans Poesie, 1659), Baldassare Pisani (In occasione dello’ncendio del Vesuvio ; « À l’occasion de l’incendie du Vésuve »), dépeint les « Flammes du Styx » qui viennent « faire peur aux dieux de l’Olympe », et montre « une belle Nymphe tombée dans le Vésuve » descendant par la bouche du volcan « jusqu’au Tartare », et « allant franchir les rives du Styx ». Enfin, Tommaso Gaudiosi résume ainsi le phénomène de l’éruption : « Sortant de leur lit, le Styx et l’Achéron/ Vomirent leur peste dans les flammes et les pierres » (Per l’Incendio del Vesuvio del 1660, dans L’Arpa Poetica, 1671). Si ce dernier sonnet se réfère à l’« Incendie du Vésuve de 1660 », qu’il compare à la terrible épidémie qui avait anéanti les trois cinquièmes de la population de la capitale du vice-royaume cinq ans plus tôt, on ne manquera pas de noter que l’on emploie pour décrire la peste, fléau incontrôlable mais surtout invisible, les mêmes images que celles qui sont adoptées pour les autres catastrophes. Gaudiosi en parle comme d’un « second malheur » que « la grande cité tira de ses fondements », comme s’il s’agissait d’un tremblement de terre ; de plus, il reprend la thématique infernale lorsqu’il explique comment Dieu aurait puni les excès de luxe des Napolitains en envoyant « parmi ce peuple infâme/ le Dragon de Styx, afin qu’il y vomît la Peste ». On retrouve ce motif symbolique chez Lubrano, qui dépeint la contagion comme un serpent venimeux, et chez Antonio de’Rossi, qui décrit « la peste contagieuse qui affligea en 1656 le Royaume de Naples et une grande partie de l’Italie » en utilisant tout l’appareil mythologique déjà repéré dans le cas du tremblement de terre et de la révolte populaire : « Sortie des entrailles de Pluton, l’horrible Peste/ Sur la terre d’Italie rôde et se répand/ Elle expire une haleine venue du Styx, et chacun de ses souffles/ Lance dans les poitrines de funestes flammes » (Descrive la peste di contagio, dans les Sonetti, 1661). Du reste, les trois catastrophes étaient fermement liées dans l’imaginaire populaire, si l’on veut en croire Nicolò Pasquale, qui se fait l’écho de l’idée selon laquelle la peste aurait été « le châtiment des Révoltes populaires ». Par ailleurs, dès le début de son récit, Pasquale résumait en trois dates, 1631, 1647 et 1657, l’histoire d’un « siècle entier » dont la « naissance

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calamiteuse » aurait coïncidé avec le « chaos » de l’éruption, dont la vie se serait poursuivie dans le « tableau d’Enfer » de la révolte, pour s’achever dans la « goutte du venin pestiféré, lancée de corps vivant en corps vivant ». Et sa description de la peste semble reprendre en condensé la plupart des motifs que l’on a évoqués jusqu’ici : [La Maladie serait un] monstre, ou un Incendie infernal, aussi petit de corps – car il s’attache à un fil, à un souffle, aux pattes d’une mouche, au dard d’un moustique, si bien que l’on peut dire au vrai qu’il se transporte sur l’aile des vents, des regards ou des pensées –, qu’il est gigantesque et démesuré dans le mal qu’il répand ; semblable en cela aux substances les plus lointaines ou aux étincelles du feu, qui dans la masse minuscule d’un corps indivisible, réduit à presque rien, couvent l’incendie du Monde.

L’homogénéité du répertoire thématique peut donc être considérée comme relevant d’une stratégie, ou de l’une des stratégies adoptées pour ramener à un ordre possible cette impressionnante série d’événements bouleversants. Mais elle construit également une structure conceptuelle, un modèle culturel, dans la mesure où elle distribue les événements sur un axe vertical Enfer-Ciel, ce qui permet de les analyser comme le résultat d’un conflit entre des puissances absolues. Si le Vésuve est un Typhée défiant le ciel de ses globes de feu et de ses colonnes de fumée, si le soulèvement populaire est un « incendie » et les révoltés des Typhées assoiffés de « massacre barbare » au point d’épouvanter Jupiter, si la peste est issue des « algues immondes du Cocyte », on peut alors leur opposer, terme à terme, les martyrs jésuites qui se sont dévoués pour soigner les pestiférés : ainsi Fiorilli, célébré par Lubrano dans l’ode In lode del Padre Carlo Fiorilli Gesuita comme un nouvel Horace Coclès ou un second Curtius ; puis don Juan d’Autriche, le « demidieu d’Autriche », dont la « renommée égalera » celle des héros antiques, grâce au zèle des « cygnes chanteurs » qu’invoque Antonio de’Rossi (Sonetti, 1661) ; enfin San Gennaro, dont le sang bouillonnant constitue une protection sûre contre la chaleur infernale du volcan ; ou la Vierge, dont la mer de grâce doit éteindre les flammes suscitées par l’éruption9. 9 Voir Antonio Muscettola, Al Monte Vesuvio per lo sangue di San Gennaro (dans Delle poesie. Parte seconda, XVI69) ; Biagio Cusano, Per lo sangue di San Gennaro che bolle racchiuso in vaso di vetro e Per lo sangue bogliente del medesimo Santo, Mentre nella festa della Madonna santissima del Carmelo l’incendio del Vesuvio minacciava rovine pregossi la Vergine che ne liberasse Napoli (on peut lire tous ces texts dans ses Poesie sacre, 1672).

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On retrouve une structure semblable lorsque la catastrophe est présentée comme un châtiment que Dieu infligerait aux hommes pour leurs péchés. Ainsi, de même que le capitaine espagnol vient pour « courber les fronts les plus rebelles », et pour « foudroyer la foule des Bacchantes », de même le « juste Ciel » apparaît comme la cause d’un phénomène dans lequel, « puisque la terre a élevé des montagnes contre le Ciel/ C’est à présent le Ciel qui précipite des montagnes sur la terre » (Casaburi, Le Sirene, 1676). À cette folle prétention des hommes, dans laquelle on peut sans doute voir également un reflet de la polémique contre la croissance verticale des cités contemporaines, croissance que Lewis Mumford a décrite comme caractéristique de la période baroque, Dieu répond par un avertissement sévère à l’égard du peuple pécheur, que Biagio Cusano compare à son tour à un « rejeton des Géants », « révolté » contre le Ciel, et qui se voit à présent écrasé sur la terre par ses « foudres sonores » (Biagio Cusano, Le reliquie del glorioso San Gennaro riparano Napoli del fuoco del Vesuvio) : c’est donc l’homme qui apparaît, par le « grand poids de [ses] fautes impures », comme le responsable de ce « vacillement » de la terre10. L’opposition haut/bas, déjà signalée comme caractéristique du baroque par Wöllflin, puis par Rousset – de même que l’opposition entre intérieur et extérieur –, enfin par Deleuze dans son essai sur Leibniz, apparaît également comme une structure dominante dans l’iconographie picturale relative aux trois catastrophes. On peut à ce propos rappeler l’innovation que représente pour la cartographie du XVIIe siècle l’introduction de la vue à vol d’oiseau, pratiquée par Alessandro Baratta, qui présente en 1629 l’espace de la cité vu depuis le Pausilippe, avec au fond les Champs Flégréens, jusqu’au pont de la Madeleine. Dans un exemplaire précédent, daté de 1626, la ville est même « surmontée d’une couche de nuages sur laquelle apparaissent les saints patrons agenouillés devant la Madone à l’enfant »11. On peut ainsi y repérer la construction d’un schéma vertical qui place en bas l’espace historique et en haut le patronage surnaturel, c’est-à-dire le lieu de la puissance. Les spé10

Il peut être utile de rappeler que des « trois fléaux bibliques, la faim, la peste et la guerre, que l’on représente comme des flèches dans la main d’un Dieu irrité, seule la peste continue [au XVIIe siècle] à être représentée comme une flèche/foudre, d’après l’Apocalypse de Saint Jean », Annalisa Porzio, « Immagini della peste del 1656 », Civiltà del Seicento a Napoli, op. cit., vol. II, p. 51. 11 G. Alisio, « L’immagine della città », Civiltà del Seicento, op. cit., vol. I, p. 80. Voir également les cartes publiées par le même auteur, p. 91-97.

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cialistes considèrent cette représentation de 1626 comme l’antécédent direct de la vue à vol d’oiseau du Bourguignon Pierre Miotte (1648), qui tire son sujet « de l’échec de la révolte de Masaniello ; de fait, une longue inscription indique les positions occupées respectivement par les Espagnols et par la population ». En effet, « la cité y est surmontée par les saints patrons que l’on peut voir également dans la gravure de Baratta, posés sur les nuages autour de la Madone, symbolisant le secours qu’ils ont apporté à l’Espagne pour venir à bout des émeutes »12. L’axe vertical prend donc ici une valeur proprement politique (nous sommes en 1648), tout à fait compréhensible dans le cadre d’une culture baroque dont on a rappelé la dimension conservatrice et dirigée. Dans les vues du Catalan Didier Barra, qui étendent pour la première fois la représentation aux environs de la ville et à ses faubourgs, l’attention se concentre sur la zone des Champs Flégréens, avec le détail de la Solfatara fumante, qui allait devenir un motif caractéristique de la cartographie napolitaine pendant tout le siècle suivant. Mais Barra est aussi à l’origine de l’exploitation d’un nouveau thème pictural, celui du Vésuve en flammes, appelé à devenir le support visuel de la considérable bibliographie scientifique et documentaire relative aux éruptions du volcan. Or, si le tableau a servi de modèle à toute une production ultérieure en raison de son caractère « vivant », c’est en réalité la vue d’en haut qui avait une valeur structurante à l’intérieur de la culture napolitaine de l’époque. On peut en prendre pour exemple un tableau d’Onofrio Palumbo situé dans l’église des Pélerins, où l’on voit San Gennaro planer sur une Naples également « peinte par Didier Barra » ; ou encore le Portrait de Masaniello (« Ritratto di Masaniello ») attribué au même maître, dans lequel « le héros apparaît en géant au premier plan sur un fond représentant la cité de Naples, et qui rappelle les vues de Didier Barra »13. Il s’agit là d’une construction spatiale chargée de significations politiques, comme le montre clairement une gravure de Joseph de Ribera tirée d’un tableau du même pein12 Ibid. Sur Baratta et Miotte, voir aussi Cesare De Seta, Napoli, Bari, Laterza, 1991, p. 143-164. 13 Katia Fiorentino, « La rivolta del Masaniello del 1647 », Civiltà del Seicento, op. cit., vol. II, p. 46 ; on y trouve également une reproduction du tableau de Palumbo. Le même schéma a été suivi dans la gravure qui figure dans Alessandro Giraffi, Le rivolutioni di Napoli: con pienissimo ragguaglio d’ogni successo, Baba, Venetia, 1647 ; on en trouvera une reproduction dans Civiltà del Seicento, op. cit., p. 49. Est parue récemment la monographie de Silvana D’Alessio, Masaniello: la sua vita e il mito in Europa, Rome, Salerno editrice, 2007.

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tre, conservé au palais royal de Madrid et représentant le Portrait équestre de Don Juan d’Autriche (« Ritratto equestre di Don Giovanni d’Austria »), le fils naturel de Philippe IV envoyé à Naples en octobre 1647 pour apaiser la révolte populaire. Ici, c’est le condottiere qui « apparaît en géant, à cheval, sur le fond de la cité représentée en dimensions réduites, en perspective à vol d’oiseau »14. Ainsi, le nouveau modèle cartographique qui présentait la cité surplombée par les saints se voit utilisé pour rendre de façon symboliquement efficace le violent rapport de forces dont le corps de la cité a été l’enjeu. Le motif de la représentation d’en haut s’impose alors comme une sorte de modèle adopté par la culture napolitaine du XVIIe siècle pour interpréter les phénomènes qui l’affectent, et pour s’interpréter elle-même. De fait, ce modèle finit par rapprocher les uns des autres les différents événements qui l’ont marquée, au point que les tableaux représentant l’éruption apparaissent construits selon cette perspective – c’est le cas par exemple du Vésuve (Vesuvio) de Scipione Compagno –, que l’on retrouve également dans la figuration du culte de San Gennaro, représenté par Domenichino et Battistello Caracciolo « en l’air », comme il était apparu à la foule réunie au Duomo en décembre 163115. Si Battistello met en valeur la « “confrontation” entre le Saint et le Vésuve », Ribera introduit une « variante originale qui connaîtra un grand succès », en représentant le saint « volant au-dessus de la ville, avec le volcan en éruption ». Du coup, il semble que l’on puisse reprendre ici ce que l’on dit de l’interprétation picturale de la catastrophe volcanique : celle-ci ne serait pas « méditation sur le malheur, mais apothéose de cet Hercule céleste qu’est Gennaro »16. De toute évidence, on retrouve un modèle conceptuel très semblable à l’œuvre dans les textes poétiques contemporains. C’est ce que l’on peut voir, par exemple, dans les sonnets de Biagio Cusano contenus dans ses Poesie sacre de 1672, qui vont jusqu’à représenter la confrontation entre le saint et le Vésuve en termes absolus, comme une lutte entre une puissance infernale et une puissance céleste qui s’affrontent au-delà de toute possibilité d’intervention de la ville elle-même. De même, dans l’Éruption du Volcan (« Eruzione del Vul14

G. Alisio, art. cit., op. cit, p. 80. Le phénomène est rapporté dans de nombreux récits de l’éruption ; ainsi, dans la Relazione dell’incendio fattosi nel Vesuvio del 1631, Civiltà del Seicento, op. cit., vol II, p. 40-41. 16 Cette dernière phrase est de Romeo de Maio, Pittura e Controriforma a Napoli, Bari, Laterza, 1983, p. 193. Les précédentes citations sont tirées de « L’eruzione del Vesuvio del 1631 » de Luigi di Mauro, Civiltà del Seicento, op. cit., vol. II, p. 40-41. 15

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cano ») de Micco Spadaro, on voit au-dessus de la foule qui passe en procession la Porte Capouane San Gennaro voler, mains tendues, à la rencontre des volumineux nuages de fumée qui sortent menaçants de la montagne en flammes. Mais on peut trouver plus remarquable encore de repérer que la tradition figurative du Baroque napolitain connaît une continuité, une homogénéité des références et des systèmes formels dans la présentation des trois catastrophes, qu’on pourrait la comparer à celle qui marque la production poétique napolitaine du XVIIe siècle. De fait, si l’on considère que « la trace la plus durable de l’éruption » est celle qui se manifeste « dans l’iconographie de la cité »17, où l’on voit le Vésuve se substituer à partir de 1631 au Château Saint-Elme comme symbole topique de la ville, on ne s’étonnera pas de retrouver si souvent l’image du volcan dans les tableaux et les fresques napolitains ou à sujet napolitain postérieurs aux années 1630. Ce qui peut sembler plus signifiant, c’est la présence du Vésuve dans des œuvres qui représentent la révolte de Masaniello ou la peste de 1656. Ainsi, dans la Révolte de Masaniello en 1647 (« Rivolta di Masaniello del 1647 ») du même Micco Spadaro, le pêcheur d’Amalfi est représenté, sur la place du Marché envahie par les révoltés, dans diverses attitudes et à divers moments de sa charge éphémère de tribun du peuple : au-dessus de la foule, derrière le campanile des Carmes, édifié au croisement d’une ligne de fuite de la perspective latérale, s’élève le volcan, surmonté de son récent panache de fumée. Carlo Coppola réunit ces divers événements et motifs figuratifs dans un tableau intitulé Scènes de la peste de 1656 (« Scene della peste del 1656 ») et dont on peut noter qu’il est accompagné d’une Reddition de la cité de Naples à Don Juan d’Autriche (« Resa della città di Napoli a Don Giovanni d’Austria »), et surtout que le camp des pestiférés y est inséré dans une perspective urbaine de style théâtral, qui culmine au fond sur un Vésuve recouvert de fumées menaçantes. Au-dessus de la scène de la catastrophe, là où la fumée se condense en nuages célestes, San Gennaro intercède auprès de Jésus en faveur de la cité. De son côté, Micco Spadaro avait représenté dans La piazza Mercatello à Naples durant la peste de 1656 (« La Piazza Mercatello a Napoli durante la Peste del 1656 ») une lugubre scène de nuit située dans le lazaret alors installé sur ce qui est 17 L. di Mauro, art. cit., op. cit., p. 42. Pour montrer le caractère central du motif du Vésuve fumant, on se contentera d’évoquer l’œuvre de Francesco Cassiano de Silva, dont les vues – à l’instar de celles du Regio Castelnuovo ou du Molo Grande – qui figurent dans les albums manuscrits retrouvés récemment présentent au fond une image du volcan avec son panache de fumée, devenue caractéristique. Voir également G. Alisio, art. cit., op. cit.

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aujourd’hui la piazza Dante, éclairée par une lune sur laquelle s’appuie une Madone dont le regard compatissant tombe sur la foule des agonisants. Le fait que ce tableau soit identique dans ses dimensions (126 x 177) aux deux autres déjà mentionnés du même peintre, et le fait que tous trois aient été placés près de la galerie d’Antonio Piscicelli a pu faire penser qu’ils formaient un cycle, dans lequel « le peintre aurait choisi et mis en scène dans plusieurs lieux de la ville les trois grands événements collectifs de la Naples du XVIIe siècle », de façon à lier la représentation picturale de la peste à celles « des méditations sur l’épidémie comme moment de l’histoire de la cité » qui envahissent alors la vie culturelle napolitaine18. Du reste, si l’importance des media visuels dans la société baroque a été mise en lumière depuis les études de Maravall et de Rousset, le rôle qu’y jouait l’imaginaire figuratif ne devait pas échapper non plus aux contemporains de ces catastrophes, si l’on en croit le Racconto de Nicolò Pasquale auquel nous avons déjà eu recours ici. Le narrateur y note en effet que le 16 juin 1656, c’est-à-dire au début de la phase la plus violente de l’épidémie, il fut décrété que sur toutes les portes de la ville seraient peintes des images de Marie « sous le titre de l’Immaculée Conception, avec l’Enfant dans ses bras, et dessous san Gennaro, à main droite Saint François Xavier, et à main gauche Sainte Rosalie […]. Au-dessous, on pourrait voir la ville elle-même, avec le désastre causé par la contagion et les Illustrissimes Seigneurs Électeurs et Députés implorant la Divine Clémence »19. Là encore le témoignage de Pasquale s’avère d’un grand intérêt pour notre propos, dans la mesure où il évoque de façon synthétique la construction du schéma conceptuel dont s’inspirent ces fresques votives, qui représentaient certainement un modèle reconnu par toute la communauté civique : en haut, la Madone à l’Enfant et les saints protecteurs – parmi lesquels figure un saint à la puissance désormais avérée, à côté du saint le plus important de l’ordre jésuite – en bas, la ville saisie dans la réalité la plus physique de sa destruction et, entre les deux espaces, les représentants du corps politique, qui s’efforcent d’obtenir de l’aide pour apaiser les foudres de Dieu. Les fresques commandées à Mattia Preti et à d’autres peintres en vue se conforment donc à un modèle iconographique précis, 18 A. Porzio, art. cit., op. cit., p. 56 et 55. Sur l’importance de Micco Spadaro voir également Raffaello Causa, La pittura a Napoli da Caravaggio a Luca Giordano [1983], repris dans le catalogue Civiltà del Seicento, op. cit., vol. I, p. 99-114. Causa y parlait également, pour la peinture napolitaine du XVIIe siècle, de la « grande fracture de 1656 ». 19 N. Pasquale, op. cit., p. 71-72.

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manifestement élaboré au cours du siècle lors des désastres précédents, et qui reprend le schéma désormais connu de la représentation ordonnée autour d’un pôle haut et d’un pôle bas, en une sorte d’emblème qui devait résumer toute la vie de la cité, et dont la devise se donne à lire dans ce « titre d’Immaculée Conception », choisi pour mettre en évidence le « contraste entre la pureté et la maladie, la souillure, le péché »20. La Naples des catastrophes se pense donc selon un modèle mental vertical, dont les pôles haut et bas indiquent moins une échelle de valeurs qu’ils ne désignent l’espace d’un conflit de puissances qui traverse et souvent dépasse la cité, comprise comme corps politique, et comme sujet multiple. Du coup, le schéma du conflit, c’est-à-dire de la rencontre et de la confrontation de pôles antithétiques, n’y apparaît pas comme la manifestation d’un mode générique de la culture baroque, mais plutôt comme le produit d’une activité collective d’interprétation des forces qui régissent la vie de la cité, forces complexes et qui échappent en général à l’entendement commun. Quelle est alors la portée idéologique d’une telle modélisation du monde ? S’il est bien évident que la nature fortement hiérarchisée de ce schéma vertical permet une distribution des valeurs claire et efficace du point de vue de la communication, il ne faut pourtant pas perdre de vue le fait qu’elle fournit également une explication des conflits sur un plan supra-historique. Si l’on revient à la poésie lyrique, on pourra remarquer que l’opposition Typhée/Jupiter y mobilise un appareil conceptuel qui, par le biais du travestissement mythologique, sépare le pôle des profondeurs infernales de celui du ciel, faisant de la terre un espace médian, celui de la confrontation de forces qui lui sont extérieures. C’est le cas pour le tremblement de terre et pour l’éruption, les deux phénomènes qui ne sont jamais séparés dans la conscience des témoins de l’époque, ainsi que pour la peste, c’est-à-dire pour la série des catastrophes naturelles qui se sont succédées au cours du siècle. Mais il en est de même pour la révolte populaire, dont les causes auraient pourtant dû être identifiées comme relevant d’une responsabilité humaine, à l’œuvre dans les conflits historiques internes et externes à la cité. Cela apparaît clairement lorsque Muscettola ou le père Lubrano attribuent la dimension infernale propre aux profondeurs du volcan à la plèbe en furie, mais c’est également visible dans le poème d’Antonio de’ Rossi (Masaniello d’Amalfi, vil pescatore, fatto capo della plebe sediziosa). 20

A. Porzio, art. cit., op. cit., p. 52.

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Bien qu’il semble conscient de l’existence de ces conflits historiques – de fait, les révoltés y sont désignés comme le parti « le moins fort » –, le poète dépeint le personnage de Masaniello sous les traits d’une sorte de mauvais démon issu des mers. On voit ainsi le « Guerrier Marin » entraîner une populace « plongée dans l’ivresse » pour « inonder », comme dans un raz-demarée, de « ruines et de morts » une ville qui, ramenée à son nom mythologique, celui de la sirène Parthénope, est représentée comme un corps unique, tandis que « trempée dans son propre sang », « sur l’étendue des sables assise en robe brune/ elle baigne de larmes son beau sein ». Malgré une allusion à la pensée politique de la sédition comme rupture du lien social – la ville est « ravagée et déchirée jusqu’en son propre sein » –, la cité est donc conçue comme une unité indivise : elle n’est pas scindée en factions opposées, mais troublée par des forces extérieures, venues de ses profondeurs, d’en haut, ou de la mer21. De même, dans un autre sonnet (Alla stessa città di Napoli agitata dalle rivoluzioni), de’ Rossi développe une « Comparaison entre Vénus, déesse des Gentils, et Masaniello d’Amalfi », qui peut faire sourire le lecteur d’aujourd’hui ; le déguisement mythologique n’en reste pas moins le moyen idéal pour ramener les troubles de l’histoire à l’ordre de l’imaginaire classique. Certes, cet imaginaire a toujours été présent dans la culture de la cité, par le biais des restes archéologiques de Baia et de Cumes, et surtout du fait de la grande tradition mythologique et légendaire qui situait dans le lac d’Averne l’antique accès à l’Hadès des païens – et qui voyait parfois même dans la grotte de Coroglio la demeure de Polyphème, comme le montrent les nouvelles latines de Morlini, au début du Cinquecento. Mais à partir de 1631, on peut remarquer qu’il se voit reconfiguré dans l’espace, et déplacé en conséquence de l’ouest vers l’est : l’Averne du VIe livre de L’Énéide est remplacé par les profondeurs insondables du Vésuve ; ou, si l’on en veut un équivalent plus moderne, la comparaison entre la Solfatara et la dame cruelle que l’on trouvait dans les sonnets du chevalier Marin cède la place aux rapprochements entre l’ardeur de la lave et les flammes de l’amour, chez Giacomo Lavagna (Amante 21

C’est un discours proprement politique qui se développe dans l’ode de Lubrano Per le rivolture di Napoli nell’anno 1647 ; on y relève avec intérêt une référence à la première révolution anglaise, qui aboutit à l’exécution du roi en 1649. Là aussi toutefois, la ville est reconnue, toujours par le biais de la transcription mythologique, comme un corps unique. « La patrie troublée », bouleversée « par la plébéienne Insolence », reste pour le poète « ma Sirène », pleurant « sous les orages de la trahison » ; elle est toujours inscrite dans un espace naturel, celui de la tempête, et non dans un espace historique.

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si paragona al monte Vesuvio, dans Poesie, 1671) ou chez Girolamo Fontanella (Alla sua Donna nell’incendio di Somma, dans Nove Cieli, 1640)22. Il ne s’agit donc pas de catastrophes, mais de conflits de puissances ; et ces conflits ne sont pas historiques mais naturels – c’est-à-dire supra-historiques, ce qui revient au même. Or, ces oppositions se voient identifiées à l’intérieur d’un système qui n’est pas dynamique mais figé. On peut donc observer dans ce type de structure ce que remarque Walter Benjamin à propos du rapport entre allégorie et drame baroque : s’il est vrai que « dans le cas du symbole, on voit dans la transfiguration du caduc apparaître de façon fugace le visage de la nature transfiguré par la lumière de la rédemption ; dans l’allégorie au contraire, ce qui est proposé au regard du témoin, c’est la facies hippocratica de l’histoire, comme paysage primaire pétrifié »23. On n’y trouve pas la nature transfigurée par la rédemption, c’est-à-dire reconnue comme création divine, mais l’histoire réduite à une nature non rachetée. C’est cette histoire naturalisée, réduite à un paysage de ruines, visage hippocratique creusé par les cicatrices de l’écriture, qui est soumise à la méditation du lecteur, et proposée comme allégorie de la condition humaine24. En d’autres termes, les textes qui racontent les tragiques événements collectifs survenus à Naples au XVIe siècle ne reconnaissent pas aux phénomènes qu’ils décrivent la possibilité de rédemption qui serait la leur s’ils faisaient partie d’un plan d’ensemble divin ; ils les abandonnent à leur dimension temporelle, purement contingente, une dimension dans laquelle l’histoire ne correspond à rien d’autre qu’au temps considéré dans son déploiement fini et dépourvu de sens. C’est ce que dit Giacomo Lubrano, dans cette apostrophe au lecteur : « Mortel, à quoi songes-tu ? Où veux-tu te cacher/ Puisque tu peux périr dans un souffle du Destin ? », pour lui montrer ensuite, béant, le gouffre de la vie terrestre : si « notre Éternité » ne dure que l’espace d’« un bref tremblement », il faut bien reconnaître que « d’aveugles esprits les assauts invisibles/ l’assiègent sans répit, et qu’ils peuvent soudain/ ouvrir dans toute terre les profondeurs de mines inconnues ». 22

Voir Giambattista Marino, Rime amorose, éd. crit. par O. Besomi et A. Martini, Modène, Panini, 1987, sonnets 72 et 73. Sur la « Solfanaria di Pozzuoli », voir également le sonnet de Giovan Battista Manso, qui figure dans le recueil des Lirici Marinisti, op. cit., p. 304. 23 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985 (pour la traduction française). 24 Sur la notion de texte cicatrisé, voir Salvatore S. Nigro, Introduzione a Torquato Accetto, Della dissimulazione onesta, Gênes, Costa & Nolan, 1983.

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Nombreux sont les exemples d’un tel traitement allégorique de la catastrophe que l’on peut trouver dans la production lyrique napolitaine du XVIIe siècle. On se contentera ici de mettre en lumière un aspect ultérieur de la réflexion politique inséparable du thème et de la représentation de la catastrophe, celui du dépeuplement de la cité. Dans la mesure où celle-ci est considérée comme un corps unique, non clivé par sa constitution en différents états ou en classes sociales, la contemplation des plaies qui ont creusé ce corps, et la réduction matérielle de la masse des citoyens ne peuvent pas ne pas s’imposer à la réflexion de ceux qui ont survécu aux désastres. Valentino intitule ainsi l’un de ses poèmes Napoli scontrafatto dopo la Peste (Naples contrefait après la peste), en référence à ce corps meurtri de la cité. De son côté, Nicolò Pasquale, que nous avons déjà cité ici à plusieurs reprises, raconte de façon remarquablement pathétique une fuite « dans les bois », vaine tentative pour se soustraire à la contagion25. Ce récit, donné sous la forme d’une chronique, peut également être considéré comme une réécriture d’un motif traditionnel de la réflexion sur la vie en société dont on trouve le modèle dans l’Épître Aux Pisons d’Horace – les hommes, avant de constituer des sociétés, auraient vécu dans les bois ; transformé en anti-utopie langoureuse par Jacopo Sannazaro dans l’épilogue A la sampogna de son Arcadia (1504)26, il sera ensuite repris par Hobbes dans la description de l’état sauvage dans lequel vivraient les hommes avant le pacte social. Mais l’imagination de Pasquale est ardemment baroque, et donc allégorique ; dans son récit, l’événement lui-même, l’épidémie, est ainsi figuré par une disparition concrète de la matière : il présente tout d’abord une ville « tout entière contaminée, se liquéfiant comme cire 25 « Nous fuyions, et bien que notre but fût fort éloigné, et notre course fort rapide, nous ne pouvions nous éloigner de la mort d’un seul pas, puisque nous ne nous éloignions pas de nous-mêmes, vivants cercueils que nous étions, et réceptacles mobiles de ces flammes. » N. Pasquale, op. cit., p. 43. 26 « Le nostre Muse sono extinte, secchi sono i nostri lauri, ruinato è il nostro Parnaos, le selve sono mutole, le valli e i monti per doglia son divenuti sordi. Non si trovano più ninfe e satiri per li boschi, i pastori han perduto il cantare, i greggi e gli armenti appena pascono per li prati e coi lutulenti piedi per isdegno conturbano i liquidi fonti, né si degnano, vedendosi mancare il latte, di nudrire più i parti loro. Le fiere similmente abandonano le usate caverne, gli uccelli fuggono dai dolci nidi, i duri e insensati alberi inanzi a la debita maturezza gettano i lor frutti per terra, e i teneri fiori per le meste campagne tutti communemente ammarciscono. Le misere api dentro ai loro favi lasciano imperfetto perire lo incominciato mele. Ogni cosa si perde, ogni speranza è mancata, ogni consolazione è morta », Jacopo Sannazaro, A la sampogna, 10-11 ; [traduction jointe].

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sous la flamme portée par les vents », puis imagine un scénario dans lequel elle serait littéralement « pétrifiée », et reviendrait à l’état inerte : Après les hommes, la contagion avait gagné les Maisons ; c’était comme si, refusant de survivre à l’extinction des habitants, elles s’effondraient de douleur pour les ensevelir sous leurs ruines, et s’y enterrer avec eux.27 

L’effondrement des maisons – encore un signe de cette association étroite de la peste et du tremblement de terre dans la culture napolitaine – vient appuyer cette reformulation allégorique du topos de la cité changée « toute entière en forêt déserte », et qui ne retentit plus de la vie active des entreprises, du trafic et du commerce. En ce sens, cette image ressortit à une méditation sur les affaires des hommes, considérés comme une entité collective : on retrouve ce phénomène chez Lubrano, qui rappelle comment « le ciel irrité peut réduire en un moment/ toute Babel en gouffre de poussière » (Per i palagi puntellati e incatenati dopo le scosse di terremoto, dans Scintille poetiche, 1690). Mais dans le contexte d’une société de masse, dans laquelle le contrôle exercé par la classe dirigeante est aussi puissant, elle doit être ramenée au modèle de monde dans lequel elle intervient, c’est-à-dire au schéma sémiotique qui place au centre d’un axe vertical ce « pli » qu’est le sujet, territoire sur lequel s’effectue la rencontre des forces externes28. Cette image allégorique devient alors une parabole morale de la méditation sur la mort, dans l’esprit du système jésuite d’entraînement à la méditation comme construction d’un espace mental : l’appareil imaginaire et conceptuel du poème met l’esprit du lecteur en mouvement, selon une double dynamique qui tout d’abord le fait sortir de la chambre close de sa conscience pour aller recueillir l’expérience vive, sociale et politique, avant de le faire rentrer en lui-même pour une contemplation ultérieure de l’histoire comme ruine. Si c’est bien là le fonctionnement de l’« orthodoxie de l’image » dont parlait Roland Barthes à propos d’Ignace de Loyola29, on peut alors parler pour ces poèmes d’une sorte d’invitation à une « orthopédie » de l’image, 27

N. Pasquale, op. cit., p. 69. Sur le concept de « pli », voir Gilles Deleuze, Le Pli. Leibnitz et le Baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988. On peut préciser que les notions de « schéma mental » ou de « modèle culturel » utilisées ici sont empruntées aux travaux du sémiologue russe Jurj Lotman. 29 Roland Barthes, « Loyola », Sade, Fourier, Loyola. L’écriture comme excès, Paris, Éditions du Seuil, 1971. 28

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dans une transcription des événements catastrophiques qui permet au lecteur de déchiffrer dans les ruines du monde, dans le désastre qui frappe la collectivité, le caractère transitoire de son être propre, et de comprendre les conflits de l’histoire et les catastrophes de la nature dans le cadre d’une structure certes hiérarchisée et contrôlée, mais qui du moins donne à ce monde sa lisibilité. D’où le trouble, évoqué au début de ce propos, que peut susciter en nous la lecture de la poésie baroque napolitaine – d’un côté, le sentiment de la proximité presque macabre de ce paysage en ruines, de l’autre la répugnance que l’on peut ressentir à se voir contraint d’en reconstituer l’image, forcé d’accomplir le trajet hallucinatoire et conceptuel qui nous mène du début à la fin de ce parcours, de l’écroulement extérieur aux ruines intérieures. Une double sensation inévitable sans doute, dans le cadre d’une société urbaine, de masse, conservatrice et directive. Une sensation de détresse et d’abandon dont se souvient un poète devenu prêtre séculier, Giovan Francesco Maia Materdona, lorsqu’il évoque à nouveau, quarante ans plus tard, le spectacle de l’éruption à laquelle il avait assisté en 1631, pour en faire une image propre à inspirer une « salutaire épouvante au pécheur » : J’étais là moi aussi, à Naples lorsqu’en 1631 on vit bien plus de foudres d’épouvante et de cendres de terreur descendre dans les cœurs et couvrir la face des hommes, que l’Enfer ne vomissait de foudres et de cendres par la bouche du Vésuve ; et dans la foule plus morte que vive, chez les gens instruits même il n’était personne qui ne crût, personne qui pût ne pas croire que c’était le Jugement dernier qui venait nous surprendre, par l’effet des jugements de Dieu – et pourtant, ce n’était rien de plus qu’une secousse, et elle ne soulevait qu’une seule montagne. Que sera-ce donc que le Jugement Universel, lorsqu’on verra non plus un mont s’arracher à ses plus sombres racines, mais le Monde entier se détacher de ses appuis les plus profonds ? Un écoulement de ce même Vésuve donna aux siècles passés le spectacle d’une tragédie infiniment plus grande, et l’historien Dion [Cassius] y vit une ébauche du Jour du Grand Jugement. Que fera donc le corps immense du Jugement Universel, si la seule ombre de ce corps parvint ainsi, dans d’autres siècles, à faire pâlir la Lune à l’Orient ?30 

30

Giovan Francesco Maia Materdona, L’utile spavento del peccatore overo la penitenza sollecita, in Venezia MDCLXX, appresso Antonio Tinani, IIIe partie, chap. XI, « Si accenna lo spavento, e’l terrore dell’Universal Giudicio », Venise, Antonio Tinani, 1670, p. 134 a.

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Bibliographie Agnello di Santa Maria degli Scalzi Agostiniani, Trattato scientifico delle cause, che concorsero al fuoco e terremoto del Monte Vesuvio vicino Napoli utilissimo a teologi, Filisofi, Astrologi et ad ogni studio, Naples, Lazaro Scariggio, 1632. Alfano, Giancarlo, Barbato, Marcello, Mazzucchi, Andrea (dir.), Tre catastrofi. Eruzioni, rivolta e peste nella poesia del Seicento napoletano, Naples, Cronopio, 2000. Casaburi Urries, Pietro, Le sirene poesie liriche, Naples, Novello de Bonis, 1676. Cusano, Biagio, Poesie sagre, Naples, Giacinto Passaro, 1672. De’ Rossi, Antonio, Sonetti, Naples, Novello de Bonis, 1661. Fontanella, Girolamo, L’incendio rinouato. Del Vesuuio oda, Naples, Ottavio Beltrano, 1632. –, Nove Cieli, Napoli, Roberto Mollo, 1640. Gaudiosi, Tommaso, L’Arpa Poetica, Naples, Novello de Bonis, 1671. Getto, Giovanni (éd.), Lirici Marinisti (1962), nouvelle éd., Turin, UTET, 1990. Gracián, Baltasar, Oráculo manual y arte de prudencia, éd. d’E. Blanco, Madrid, Catedra, 1995. Lavagna, Giacomo, Poesie, Naples, Novello de Bonis, 1671. Lubrano, Giacomo, Scintille poetiche, o Poesie sacre, e morali, éd. de Marzio Pieri, Trente, La finestra, 2002. Marino, Giovan Battista, Rime amorose, éd. crit. par O. Besomi et A. Martini, Modène, Panini, 1987.

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Materdona, Giovan Francesco Maia, L’utile spavento del peccatore overo la penitenza sollecita, Venise, Antonio Tinani, 1670. Meninni, Federigo, Poesie, Naples, Luc’Antonio di Fusco, 1669. –, Il ritratto del sonetto e della canzone, Venise, Bertani, 1678. Muscettola, Antonio, Delle poesie, Naples, Heredi del Cauallo, 1659. Pasquale, Nicolò, A’ Posteri della Peste di Napoli, e suo Regno nell’Anno 1656 dalla redenzione del mondo Racconto, Naples, Luc’Antonio di Fusco, 1668. Sannazaro, Jacopo, Arcadia, éd. de F. Ersparmer, Milan, Mursia, 1990. Valentino, Giovanni Battista, Seconda reale impressione, di Napoli scontrafatto dopo la Peste, Naples, Francesco Pace, 1679.

L’article de G. Alfano et le texte de Nicoló Pasquale ont été traduits par Anne Duprat. Le poème de Girolamo Fontanella par Gérard Marino.

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GIROLAMO FONTANELLA Girolamo Fontanella est né en 1610 à Naples, où il vécut jusqu’à sa mort précoce, en 1644. Il est membre de l’Académie des Oziosi ; ses compositions ont pour arrière-plan cette importante institution culturelle napolitaine de la première moitié du XVIIe siècle. La première édition des Ode parut à Naples en 1632, puis à Bologne en 1633, et encore à Naples en 1638 ; il publia aussi Nove cieli. Les Elegie, dédiées au duc de Maddaloni Diomede Carrafa Pacecco, parurent à titre posthume. On peut lire à son propos un essai de Benedetto Croce, Per la biografia di un poeta barocco: G. F. Dans les Aneddoti di varia letteratura. Sur ses rapports avec Oziosi, on trouve quelques informations dans Una quiete operosa. Forma e pratiche dell’Accademia napoletana degli Oziosi 1611-1645 de Girolamo de Miranda31.

31 Benedetto Croce, « Per la biografia di un poeta barocco: G. F. », Aneddoti di varia letteratura, Bari, Laterza, 1953, vol. II, p. 163-171 ; Girolamo de Miranda, Una quiete operosa. Forma e pratiche dell’Accademia napoletana degli Oziosi 1611-1645, Naples, Fridericiana Editrice Universitaria, 2000, passim.

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Girolamo Fontanella Al Vesuvio. Per l’incendio rinovato. Napoli, Ottavio Beltramo, 1632 Sorge in aria tonante dopo tant’anni a riveder la luce furïoso Gigante ribello al ciel, vittorïoso duce, e fosco inalza e nubiloso intorno sul monte un monte e su le corna un corno. Squarcia il fianco materno qual troppo angusta al suo furor misura, e sdegnando l’Inferno, si fa spiraglio ad esalar l’arsura ; e manda fuor da le sue rotte vene sulfurei sassi et infocate arene. El superbo fremendo antico autor di temerarie prove va sui turbini orrendo a farsi il trono ove l’imperio ha Giove, e con quell’armi onde fu spento e spinto mostrar si vuol più vincitor che vinto. Cinto d’orbi tonanti, emulator de le guerriere moli, va per gradi fumanti scalando i cieli e sormontando i poli, et acciecando al bel Pianeta i lumi, nubbi a nubbi radoppia e fumi a fumi. Mille timpani accoglie, e mille trombe ei mormorando suona, mille furie discioglie, e – Guerra, guerra ! – ogni sua valle intuona.

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Girolamo Fontanella Au Vésuve. Pour sa nouvelle éruption. Naples, Ottavio Beltramo, 1632. Se dressant dans les airs en tonnant, après bien des années, pour revoir la lumière, ce géant furieux, rebelle au ciel, ce chef victorieux, sur la montagne érige une montagne noire entourée de nuées et sur ses cimes une cime. De sa mère il déchire le flanc, trop étroit, juge-t-il, pour sa fureur, et, indignant l’enfer, s’ouvre une brèche où exhaler sa fièvre ; et ses veines rompues expulsent des blocs de soufre et des cendres brûlantes. Rugissant, plein d’orgueil, celui qui a osé jadis un assaut téméraire, effroyable s’en va parmi les tourbillons asseoir son trône où règne Jupiter ; les armes qui l’ont arrêté, et terrassé, le vaincu les reprend pour se faire vainqueur. Tandis que, tout autour, résonne le tonnerre, lui, défiant les ouvrages guerriers, par des degrés fumants escalade les cieux, bien plus haut que les pôles, et, occultant l’astre resplendissant, entasse les nuées, épaissit les fumées. Timbales et trompettes par milliers en son sein retentissent, par milliers ses fureurs se déchaînent, et ses vallées répètent – Guerre, guerre ! –

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E mentre il tempo a la battaglia assegna dentro i nuvoli suoi spiega l’insegna. Freme il volgo pensoso in su l’aprir del matutino giorno : fra pauroso e bramoso va dubbio il caso esaminando intorno ; e dal timor se non dal male ucciso, chi la morte non ha, la mostra al viso. Sorge fuor da le piume et apre l’uscio il villanel tremando, mira il torbido lume e dice poi : – Qui com’io venni e quando ? Mi sogno forse, o ne lo stigio Averno, mentre solco l’Oblio, miro l’Inferno ? – Scorge l’alta ruina fra tanti moti il miserello immoto : pensa bellica mina e vuol fuggir ma li vien meno il moto. Ei vuol gridar, ma dal timor gelato gli vien tronca la voce e tolto il fiato. Un tumulto, un lamento, un pianger rotto di chi langue e stride empie ognun di spavento, atterrisce et atterra, ange et ancide. El fuoco no, che sì vorace fassi, è la pietà che fa spezzare i sassi. Vola ardita la morte coi voli ancor di mille incendii e mille, pugna intrepida e forte con tanti strai quante ha l’ardor faville. E ’n su l’ombrosa e rüinosa balza fra quelle fiamme i suoi trionfi inalza.

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Et, déployant son étendard dans les nuages, il donne le signal de la bataille. Soucieux, l’homme du peuple frémit en ce jour qui commence : craintivement, avidement aussi, il jette autour de lui des regards circonspects ; succombant à l’effroi sinon au mal lui-même, qui échappe à la mort, la porte sur son visage. Sortant de sous les plumes le paysan ouvre en tremblant sa porte, voit la lumière trouble et dit : – Comment et depuis quand suis-je arrivé ici ? Est-ce en rêvant que sur l’Oubli je vogue et contemple l’enfer dans l’Averne stygien ? – Découvrant le désastre, l’affolement, le malheureux reste hébété ; puis, croyant à des mines ennemies, il veut fuir, mais ses jambes se dérobent. Il veut crier, mais figé de terreur la voix lui manque avec le souffle. Le tumulte, les plaintes, les cris de désespoir et les pleurs qui se brisent sèment partout l’effroi, laissant chacun terrifié, atterré, le cœur serré et lacéré. Et ce n’est pas le feu, si vorace soit-il, mais la pitié qui brise les rochers. La mort vole, hardie, faisant voler des milliers d’incendies ; intrépide, elle lance avec force autant de traits qu’a le feu d’étincelles. Et sur les hauteurs sombres et chaotiques, elle célèbre son triomphe, entourée de ces flammes.

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Stringe il tenero pegno la sfatta madre e va gridando al campo ; corre senza ritegno s’aggira e gira e va trovando scampo. La morte fugge in fra l’arsiccie arene, ma nel fuggirla ad incontrarla viene. Fugge il veglio tremante e nel fuggir va a ricader poi lasso. Fugge il giovine errante e trova poi che l’è rinchiuso il passo ; ei dubbio sta ne l’infernal profumo : s’egli fugge l’ardor, more nel fumo. L’un con l’altro fuggendo, s’appoggia e tiene e ne l’ardor affoca. Grida un misero ardendo – Aita, aita ! – e ’l suo compagno invoca. Risponde l’altro in suon dimesso e pio : – Non posso oimè, sto nella morte anch’io ! – Ferma attonito i passi il peregrin per le vicine strade ; tra le furie de’ sassi, debitore alla morte, ei trema e cade : cade il meschin, ma nel cader fra loro può dire a pena in un singhiozzo : – Io moro –. Giù precipita un figlio ove languido un padre arso trabocca ; cerca aita al periglio ma la parola poi li more in bocca. Pur moribondo, ei con paterno zelo singhiozza e dice : – A rivederne in cielo –. – Fuggi –, grida lo sposo, per man traendo a più poter la moglie.

L’ÉRUPTION DU VÉSUVE DE 1631 GIROLAMO FONTANELLA

Serrant son doux trésor, une mère, défaite, gagne les champs en criant ; elle court éperdue, tourne en tous sens en cherchant le salut. C’est la mort qu’elle fuit au milieu des scories, mais en fuyant, elle se hâte à sa rencontre. Le vieillard fuit, tout tremblant, mais c’est pour retomber plus loin, à bout de forces. Fuyant lui aussi, le jeune homme va au hasard et trouve sa route barrée ; il ne sait où aller, dans l’odeur infernale : s’il veut fuir le brasier, il meurt dans la fumée. Ceux qui fuient de concert se soutiennent l’un l’autre et flambent dans le brasier. Un malheureux qui brûle crie à son compagnon – À l’aide, à l’aide –. Celui-ci, pieusement, dit d’une voix mourante : – Je ne peux pas, hélas, la mort m’étreint aussi –. Le voyageur, dans la rue près de là, effaré, suspend sa marche ; sous la grêle de pierres, il tremble et s’effondre, car la mort le réclame : il s’effondre, le pauvre, et c’est à peine s’il réussit à dire en sanglotant : – Je meurs –. Un fils se précipite vers son père qui gît, brûlé, et qui défaille ; le voyant en danger il appelle au secours mais aussitôt sa voix s’étrangle dans sa gorge. En père dévoué, le moribond lui dit en sanglotant : – Nous nous retrouverons au ciel –. – Sauve-toi –, crie l’époux, tirant sa femme par la main, de toutes ses forces.

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Ecco un turbo focoso si spande in aria et ogni be·lli toglie. Col braccio in man de la sua donna ei resta : fra quell’ombre fumanti, ombra funesta. Grida un putto infelice, fra la turba fugace errando insieme ; – Ove sei madre ? – ei dice, – Ove sei figlio ? – ella risponde e geme. – Con cui mi lasci ? – egli soggiunge, e intanto ella risponde : – In compagnia del pianto –. Questi va, quegli riede, fugge l’un, fugge l’altro, un grida, un piange ; rotto il capo, arso il piede, chi di su, chi di giù s’affligge et ange. E fra balli di morte e di fortuna il caso è vario e la tragedia è una. Ode un, salvo rimaso, un che grida da lunge e dice : – Aita ! –. Corre al misero caso, ma il zelo suo gli fa lasciar la vita. Solo un’ acquista da pietà mercede : ch’in tante morti il suo morir non vede. Piange afflitta sorella, squarciando lorde le sue bionde chiome ; e, chiamata ancor ella, chiamando va del suo fratello il nome. E sente, oimé, senza sperar conforto, un grido poi che le risponde : – È morto –. Fra la polve anelante un altro va per refrigerio a l’onda, ma cadendo tremante ne l’acqua no, ma ne l’arena affonda. Così riman, senza partir da un loco,

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Soudain, une trombe de feu déferle en lui ôtant ce qu’il a de plus cher. À sa main est ce bras qu’il tient encore : ombre funeste, environnée d’ombres fumantes. Un jeune enfant crie sa détresse, entraîné par la foule qui s’enfuit ; – Mère où es-tu ? –, dit-il, – Mon enfant, où es-tu ? –, répond-elle en geignant. – Avec qui me laisses-tu ? – demande-t-il, elle répond : – Avec tes larmes pour compagnes –. L’un va, l’autre revient, ils fuient tous deux, celui-ci crie, cet autre pleure ; le pied brûlé ou la tête brisée, blessé ici ou là, chacun se plaint, s’alarme. Le hasard et la mort mènent la danse, le sort varie, le malheur est commun. Un homme encore indemne entend crier au loin : – À l’aide ! – Il court au misérable mais son dévouement lui fait perdre la vie. Sa piété lui vaudra, pour seule récompense, là où règne la mort de ne pas voir la sienne. Une sœur affligée et tout en pleurs malmène sans égard sa chevelure blonde ; et, pendant qu’on la cherche, elle appelle son frère par son nom. Un cri, hélas, lui ôtant tout espoir, lui répond : – Il est mort –. Dans la poussière haletant, un homme va vers l’eau, en quête de fraîcheur, mais lorsque, tout tremblant, il saute, c’est dans le sable et non dans l’eau qu’il disparaît. Il y gît désormais, enseveli

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sommerso in polve et annegato in foco. Sciolta il crin, scinta il manto, cade gravida donna al grave nembo ; muor la misera intanto col parto acerbo et immaturo in grembo, e va tra fiamme acerbamente unite con una morte a terminar due vite. Qui con avida cura un corre al tetto a radunar gli arredi, là tra l’onda e l’arsura un altro giunge e se gli mira a’ piedi. Ma strutti quelli e inceneriti inanzi mira estreme reliquie, ultimi avanzi. Ciaschedun, mentre fugge, si volge indietro e di dolor sospira, urla, freme e si strugge, perché destrutto ogni poter suo mira : pentito riede e, fra la calca involto, pria che morto rimanga arde sepolto. Chi rivolto a le stelle, accusando gli error piange pentito, chi d’amare novelle vien portator ne la città smarrito : teme e trema ciascun, confuso insieme, chi di qua, chi di là, sospira e geme. Lascia il ruvido ostello e vien tra mura ad abitar civili doloroso drappello di donne afflitte e di fanciulli umìli che nel suo scampo travagliato e perso fra la turba mendica erra disperso.

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dans la poussière et noyé dans le feu. Échevelée et le manteau ouvert, dans l’épaisse nuée gît une femme enceinte. Elle se meurt, la malheureuse, portant toujours son fruit, encore vert et imparfait. Cruellement liguées, les flammes l’enveloppent : elle va par sa mort mettre fin à deux vies. Tel par avidité court chez lui pour sauver ce qu’il a de précieux ; dans l’eau et la fournaise, un autre en arrivant les trouve sur le sol : mais déjà liquéfiés, réduits en cendre, ce ne sont plus que des débris, de pauvres restes. Chacun, tout en fuyant, se retourne, en poussant des soupirs de douleur ; on hurle, on tremble, on se tourmente de voir détruit tout ce que l’on possède. Se ravisant, l’un revient sur ses pas et, pris dans la cohue, il y meurt brûlé vif. Levant les yeux au ciel, avouant ses péchés, l’un verse des larmes de repentir ; des nouvelles terribles, un autre, hagard, apporte dans la ville : tous ont peur et tous tremblent pêle-mêle, de toute part, on entend soupirer et gémir. Abandonnant leur rustique logis, en quête d’un abri qui les accueille, la multitude douloureuse de femmes affligées et de pauvres enfants, dans leur fuite éperdue, désespérée, errent parmi la foule dénuée de tout.

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Stanco e rotto rimaso, in sì tragico orror la voce sciolta, narra il vedovo caso al cittadin, che con pietà l’ascolta ; e l’egra istoria in raccontar funesta, la lingua langue e la parola arresta. Resto atonito anch’io qual freddo sasso et insensata pietra. Già vien manco il dir mio, già mi cade di man l’arco e la cetra : trema il suol, mugge il mar, mutolo in tanto, dando luogo al timor, do posa al canto.

L’ÉRUPTION DU VÉSUVE DE 1631 GIROLAMO FONTANELLA

Brisé de fatigue, la voix aisée, malgré l’horrible tragédie, un homme dit son terrible malheur à un citadin attentif, plein de pitié ; mais c’est trop de douleur : à ce cruel récit sa langue s’alanguit, ses paroles s’arrêtent. Je reste inerte, moi aussi, tel une froide roche, une pierre insensible. Déjà, la voix me manque, cistre et archet s’échappent de mes mains ; la mer se réveille et mugit, la terre tremble, cédant à la frayeur, je mets fin à mon chant.

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NICOLÒ PASQUALE Sur l’auteur de ce Récit de la peste de Naples on ne possède pas d’autres informations, directes ou indirectes, que celles que l’on peut déduire de l’unique œuvre qui soit parue sous son nom. Sa responsabilité même dans la composition du texte semble être mise en doute par la présentation du récit « Au lecteur », dans laquelle Nicolò Pasquale décrit ce Récit comme une « rapide ébauche » rédigée en italien, qui serait le vestige d’un projet plus important, celui d’une œuvre latine que son oncle Giovanni Pietro Pasquale – qui en aurait donc été le véritable auteur – aurait eu l’intention de réaliser. Difficile aujourd’hui de déterminer à partir des deux brèves publications qui nous sont parvenues de Giovanni Pietro Pasquale – Historia della prima chiesa di Capua, o vero di Santa Maria Maggiore o con altro nome detta Santa Maria di Capua, Naples, 1666, et Memoria d’un fatto illustre di Capua antica, Naples, 1667 – si l’oncle de Nicolò s’attela réellement à la réalisation d’une telle œuvre. Certes, le Récit que nous possédons présente des citations de textes sacrés et de traités religieux que l’on attribuerait volontiers au jésuite qu’était Giovanni Pietro ; de même, la rhétorique affectée du texte lui-même invite au rapprochement avec la grande mode des sermons « à la napolitaine », dont le maître incontesté était alors un autre jésuite, le très célèbre Giacomo Lubrano. Pourtant, le texte de la licence de publication – Nec Regiae Iuridictioni, nec politico dissonam regimini funebrem hanc Neapolitane luis enarrationem, Authore Nicolao Paschali Capuano, imprimi posse reor – ne laisse aucune place à l’ambiguïté : pour les premiers lecteurs de l’œuvre, qui étaient sans aucun doute bien renseignés sur ce point, l’auteur était bien Nicolò Pasquale. Par ailleurs, cette mention latine peut nous aider à comprendre deux autres aspects du texte qui ne sont pas sans intérêt. Tout d’abord son caractère narratif : il ne s’agit pas seulement d’une chronique, mais d’un récit,

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comme l’affirme le frontispice, ce qui signifie qu’il contient également des éléments de morale, des aperçus gnomiques, et surtout qu’il vise à une compréhension du sens global de l’événement catastrophique. Adressé « à la postérité », le texte de Nicolò Pasquale propose d’interpréter les actes de la Nature dans la perspective historique propre à son époque ; d’où l’autre caractéristique du texte qui semble importante ici : son absence de « dissonance » (nec politico dissonam) vis-à-vis du pouvoir constitué. Au lendemain des grands troubles de 1647, après l’explosion de la révolte de Masaniello, toute lecture d’événements publics concernant la ville de Naples avait à passer au crible de la censure du Vice-Roi ; le récit devait donc s’inscrire dans l’unique paradigme considéré comme valable. L’auteur adopte ce point de vue officiel, liant la série des événements de 1631, de 1647 et de 1656 dans une même perspective : les phénomènes géologiques, politiques et biologiques sont tous lisibles comme des éléments d’une même séquence, organisée autour d’une opposition rigide et transparente entre forces légitimes et efforts de subversion. Cependant, la volonté de fournir une explication d’ensemble pour ces événements amène l’auteur à y introduire un principe supplémentaire, d’ordre moral. C’est ici qu’intervient la culture allégorique de Pasquale : en observant l’Histoire et la Nature, l’homme superpose « comme en un emblème » (« come in cifra ») plusieurs événements, et peut lire l’un en fonction des autres. Il en résulte une méditation sur le destin de l’être humain, plongé dans un champ de forces dont la puissance le dépasse de façon incommensurable. Interdit, le témoin regarde autour de lui, pour découvrir « la ville entière changée en tombeau ».

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A’ Posteri della peste di Napoli e suo Regno nell’Anno 1656 dalla Redentione del Mondo. Racconto dato a luce per opera di Nicolò Pasquale della Città di Capua, In Napoli, Per Luc’Antonio di Fusco, 1668. Posterità inhorridisci, e prendi questi, che consacro all’Interesse de’ secoli, estremi deliquij d’un Regno. Ricevi questo piccolo avanzo di vivo cenere, e di un busto riarso l’estreme faville. Vivo, ma mezzo morto ; spiro, ma senza fiato; sovrasto, ma scintilla d’un rogo; fugge da me il pensiero, dall’aspetto della comune strage attonito; per la fresca memoria resta sospesa, ed assorta la morte; vien meno ogni spirito; manca l’animo; e mancherà per sempre a questa Istoria la fede [...]. [Non] mancò a questi gran mali [portati dalla peste] precedere i segni, come crepuscoli d’una gran notte; e presentirsi la strage della Vita dalla Natura. E se le voci, secondo il detto de Filosofi, sono piccioli segni de’ concetti, i concetti simboli delle cose, le cose picciole voci della Natura, e questa picciolo concetto di Dio, Forsi, quando nell’Anno millesimo secentesimo trigesimo primo, il dì decimo sesto di Decembre, dalla Redentione del Mondo, avvenne quella celebre eruttion del Vesuvio, La di lui Divina Potenza de’ Mali che sovrastavano al Regno ne diè qualche presaggio. Con quegli horribili muggiti e truoni appunto come il suono d’una gran tromba, questo Nuntio e Ministro di calamità li preconizzò: con quelle saette che vibrò fiammeggianti, quasi con lingua di fuoco, denuntiò l’Ira Divina; e fece diveder, come in cifra, nell’abborto del suo seno, il parto calamitoso d’un secolo intiero: nelle scosse i moti della terra, e le soversioni delle Provincie; nelle viscere d’acciaio insieme e nel fuoco vomitato, il ferro e le fiamme nelle Rivolution Popolari del 1647 (quando con memoria esecranda caddero, in un instante, di quello vittime vite di huomini singolari, e di queste esca il più nobile e ricco arredo d’un Regno); ne’ tiepidi e roventi fiumi sgorgati, i fumanti rivi di

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À la postérité. Sur la peste de Naples et de son Royaume, l’an 1656 de la Rédemption du Monde. Récit publié par Nicolò Pasquale, de la ville de Capoue. À Naples, chez Luc’Antonio di Fusco, 166832. Tremble, postérité, à qui je confie dans l’intérêt des siècles à venir les moments d’agonie de ce Règne. Reçois ce pauvre reste de cendre vive, et les dernières étincelles d’un bûcher consumé. Je vis, mais suis mort à demi ; je respire, mais n’ai plus de souffle ; je subsiste, mais comme une dernière lueur de cet incendie. La pensée me fuit, confondue par le spectacle de ce désastre collectif ; dans ma mémoire fraîche encore demeure l’empreinte de la mort, mon esprit défaille, le courage me manque – comme à mon Histoire toujours manquera la croyance. Des signes précurseurs des grands malheurs [que devait amener par la peste] n’ont pas manqué d’apparaître, comme le crépuscule annonce une grande nuit ; et la destruction des vies humaines s’est tout d’abord laissé pressentir dans la nature. Si les mots, comme le disent les philosophes, sont de petits signes des idées, si les idées sont des symboles des choses, si les choses sont les mots de la nature, et la nature une idée de Dieu en plus petit, lorsqu’en l’année 1631, le dixième jour de septembre de la Rédemption du monde, la fameuse éruption du Vésuve se produisit, c’était sans doute la puissance divine qui donnait quelque présage des maux qui allaient s’abattre sur ce royaume. Dans l’épouvantable fracas, dans les grondements qui retentissaient comme le son d’une immense trompette, ce Messager, ce Ministre des calamités en annonça l’imminence ; dans les dards flamboyants qu’il jetait comme des langues de feu, il proclama la colère divine. Et dans son avortement il donna à voir, comme en un emblème, le désastreux produit de la gésine du siècle tout entier : dans ses secousses, les tremblements de la terre, et la subversion qui allait agiter les Provinces ; dans les viscères d’acier et dans le feu vomis tout ensemble, le fer et les flammes des révoltes populaires de 1647 – événements de détestable mémoire, qui coûtèrent la vie à tant d’hommes singuliers ; puisse le plus noble et le plus riche ornement de ce Règne en sortir ! Dans les panaches de fumée tiède ou brûlante qu’il exhalait, les fleuves de sang fumants, dans sa gueule béante, la famine, dans la puanteur qu’il dégageait, la pestilence, dans le soufre, le remède ou l’infection. Dans les trois mille brûlés 32

La traduction est d’A. Duprat, les notes sont de G. Alfano.

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sangue; nell’aperte fauci, la fame; nella mefite, la pestilenza; nel zolfo, o il rimedio o il fetore; ne’ tremila huomini arsi, i trentamila roghi e cataste ; nelle ceneri, il funerale; e nelle immense caverne aperte del suo concavo seno, il sepolcro [...]. Ma mi conviene questo racconto esentar dalle leggi della Narratione. Impercioché qual brevità si può osservare in un concorso di tanti mali e qual chiarezza negli estremi deliquij di morte? qual distintione in un chaos? qual probabilità nell’incredibile? e qual tenue stile nella Grandezza d’una tanta calamità? per cui non senza immagine dell’antico diluvio, e d’un giorno decretorio e finale, divenne pallido il Cielo, anelante la Terra, sospesa la Natura se dovesse finire. E così come non è Gente, Natione, o Parte remota, a cui con fievole suono riportandone nuntio la fama non ne riportasse horrore, commiseratione, sollecitudine, e pianto, da ciascheduna quantunque barbara: non vi è [nemmeno] penna di scrittore, a cui somministrando soggetto lagrimevole, non se ne dolga l’Historia; così per piangerlo foran d’uopo l’onde del mare, e per iscriverlo, queste si convertissero in sangue, strage, ed Incendio che divorò la Campania; atterrò il Regno; si diramò nell’Italia; et atterrì, se non con la fiamma, certo con la fama e co’l timore l’Europa [...]. Hor, come a questa nobilissima Città sovragiungesse la Peste, ministro spietato e certissimo della Morte, e quarta furia infernale, e [come] da Paradiso delle delitie la cangiasse in un tratto in ispaventevole scena d’Inferno, non può facilmente ridirsi et investigarlo sarebbe simile al cercare le sorgenti del Nilo lasciate più alla curiosità che alla notitia dell’Huomo. Impercioché, sì come è imperscrutabile a’ sensi, difficilissima all’Intelletto, remota ad ogni scientia Che sia, quando venga, quanto dimori, come operi e quando parti, così fu del tutto ignoto il suo arrivo. Bensì, in quanto a gli effetti, a punto come il Nilo, o venenosa Hidra con sette bocche, inondando il Regno in un subito co ’l suo veleno il riempì di morte, di stragi, di ruine, ed horrore.

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d’alors, les trente mille bûchers où l’on empila les biens des pestiférés, enfin dans les cendres qu’il projetait, les enterrements à venir, et dans les cavernes gigantesques qui s’ouvrirent alors dans son sein béant, l’ouverture du sépulcre […]. Mais il me faut bien, pour raconter cela, sortir des règles de la Narration. Quelle brièveté conserver là où se pressent tant de malheurs, quelle clarté dans l’évocation des derniers spasmes de la mort ? Quel ordre respecter dans ce chaos ? Quelle vraisemblance, dans ce qui est incroyable ? Et comment s’en tenir au style simple, pour dire l’énormité d’un tel désastre, lorsque, comme lors de l’antique déluge, comme au jour du Jugement dernier, le ciel pâlit, la terre trembla, et la nature fut tout près de sa fin ? Et de même qu’il n’est pas un peuple, une nation, pas un pays du monde, si éloigné soit-il, et si barbare, qui à en entendre le bruit même affaibli n’en ait ressenti de l’horreur, de la pitié, de la terreur et de la compassion, de même il n’est pas un écrivain à qui l’on ait pu soumettre un sujet aussi digne de larmes sans que l’Histoire en pâtisse. Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à le pleurer, et il faudrait pour en écrire le récit que ces ondes se changeassent en sang et en flammes – celles de l’incendie qui dévora la Campanie, anéantit le Royaume, se répandit en Italie, et atteignit sinon de ses flammes du moins de sa renommée, et de la peur qu’elle suscita, l’Europe tout entière […]. Quant à dire comment la Peste, impitoyable et inéluctable messagère de mort, et quatrième des Furies infernales, fit son entrée dans cette noble cité, qu’elle allait changer du Paradis des délices en terrifiante scène de l’Enfer, c’est ce qu’il serait aussi malaisé de faire, que de déterminer l’emplacement des sources du Nil, qui reste pour l’homme un sujet de curiosité plus que de connaissance. De même que l’on ne peut savoir – car cela est imperceptible aux sens, difficile à comprendre, et hors de la portée d’aucune science –, à quel moment la peste arrive, combien de temps elle reste, comment elle agit, et quand elle disparaît, de même on ne put savoir comment elle survint. Et pourtant, précisément comme le Nil ou comme une Hydre vénimeuse à sept gueules33, elle se fit connaître par ses effets, lorsque, inondant le Royaume d’un seul coup, elle y répandit avec son venin la mort, le désastre, les ruines et l’horreur. 33

On note ici la tendance à lire la réalité à travers l’instrument conceptuel de l’allégorie : le delta du Nil avec ses sept branches principales est assimilé aux innombrables têtes de l’Hydre, qu’Hercule dut affronter pour le second de ses travaux.

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Alcuni sforzavansi queste macchie della Terra riversare sulla pura faccia del Cielo, accusavano l’innocenza degli Astri, affirmando: che il veleno ci venisse dato a bere con l’oro della luce; essere dardi micidiali i benefichi sguardi delle stelle, e lanciossi questo Inferno dal Paradiso. [...] Ma mentre questi erravano con le Stelle, Altri calando giù, e fissando più da presso i sguardi, affermarono dal Mare essere stato vomitato tal mostro, e preso non so da qual Legno fatale questo Incendio dall’Isola di Sardegna, venisse quivi tragittato, o con huomini o con merci [...]. Mostro, o Incendio infernale, quanto più picciolo di corporatura (attaccandosi tal’hora ad un filo, ad un’aura, al piè d’una mosca, al muso d’una zenzara, non andando perciò in tutto lungi dal vero chi disse portarsi da venti su l’ale o su le penne de sguardi o de pensieri), tanto più giganteo e smisurato nel male, simile o alle remote sostanze o alle scintille del fuocho, che nella picciola mole d’un corpo indivisibile, quasi seno del Nulla, covano l’incendio del Mondo quando si appressi per esca alla loro voracità. Se pure non vogliam dire esser questa non somiglianza, ma proprietà, e chiamare la Peste o fuocho venenoso o veneno infocato, di cui le stille vibrate da corpi humani corrotti, ma ancor viventi, come dagli occhi de’ Basilischi, tendano alla ruina del Genere Humano. E vi fu Autor di gran stima, d’intelletto e di vista sì acuta che affermò queste stille, o Atomi venenati haver forma di vermini voraci (a punto come il fuocho, che ha bocca, denti, fauci, branche e somiglianza d’un Drago), i quali con la lor addentatura trasfondessero ne’ corpi il veleno. [p. 1-18.]

[Una volta scoppiata la peste, in città si diffonde il panico. Ne fanno le spese coloro che vivono ai margini della società: per primi gli stranieri:] Onde bastava essere forestiere per esser reo; non ricercavasi altr’accusa che l’Innocenza di non essere già mai stato per l’addietro veduto; altra confessione che l’accento d’una voce diversa; altro inditio che un picciol segno d’habito straniero. L’Accusatore era il sospetto: il sospetto Carnefice: il Car-

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D’aucuns s’efforçaient alors de rejeter ces taches de la terre vers la pure face du Ciel, et en accusaient les astres innocents, affirmant que ce poison nous était donné à boire avec l’or de la lumière, que les bénéfiques regards des étoiles étaient des flèches meurtrières, et que cet Enfer nous était envoyé du Paradis. […] Tandis que les uns accusaient faussement les étoiles, d’autres cherchant plus bas, et arrêtant plus près leurs regards, affirmaient que ce monstre avait été vomi par la Mer, que ce feu couvant dans je ne sais quel bois funeste venu de l’île de Sardaigne avait été amené jusqu’ici avec des hommes ou des marchandises. […] Un Monstre donc, ou un Feu infernal, aussi petit de corps – car il s’attache à un fil, à un souffle, aux pattes d’une mouche, au dard d’un moustique, si bien que l’on peut dire au vrai qu’il se transporte sur l’aile des vents, des regards ou des pensées –, qu’il est gigantesque et démesuré dans le mal qu’il répand ; semblable en cela aux substances les plus lointaines ou aux étincelles du feu, qui dans la masse minuscule d’un corps indivisible, réduit à presque rien, peuvent contenir l’incendie du Monde entier, dont elles attisent la voracité. Et si l’on veut bien prendre ces images non au sens figuré, mais au sens propre, il faut alors appeler la Peste un feu empoisonné, ou un poison enflammé, dont les étincelles projetées dans des corps humains déjà corrompus, mais encore vivants, comme le font les yeux des Basilics, peuvent provoquer la ruine du genre humain. Il est d’ailleurs un auteur tenu en grande estime34, d’une intelligence et d’un discernement aigus, qui a pu affirmer que ces étincelles ou atomes empoisonnés avaient la forme de vers voraces – à l’instar du feu, qui a une gueule, des dents, un gosier, des membres, et l’aspect d’un dragon –, qui diffuseraient avec leurs crocs le poison dans les corps. [p. 1-18.] [Une fois que la peste a éclaté, la panique se répand dans la ville. Ceux qui vivent aux marges de la société en font les frais ; c’est le cas tout d’abord des étrangers.] Ainsi, il suffisait d’être étranger pour être coupable. On ne cherchait pas d’autre chef d’accusation que le fait, bien innocent, de ne jamais avoir été vu auparavant ; un accent différent dans la voix était un aveu ; le moindre signe étranger dans le vêtement, un indice. L’accusateur était lui-même le 34 Une note, dans le volume du XVIIe siècle, dit qu’il s’agit d’Atanasius Kircher, célèbre médecin jésuite qui exerçait auprès de la Compagnie à Rome.

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nefice Manigoldo inhumano, passandosi dall’accusa alla morte senza intermezzo di Giuditio, di sentenza e di esame. Caddero vittime innocenti di mille mani sacrileghe, non solo svenate, ma da Crudeltà dishumana con sanguinosi scempij fatte in pezzi, e sparse fuori della Città per pasto a’ cani. [p. 25.] [Mentre si assiste a queste scene di follia paranoica, l’epidemia dilaga, aiutata anche dalla superstizione religiosa che spinge i Napoletani a riunirsi in processioni affollate con le quali si cerca di ottenere l’intercessione benevola di Maria e dei santi. Muoiono così centinaia di migliaia di persone. La città presenta un aspetto funebre e al tempo stesso disgustoso, che peggiora ancora all’epoca del massimo scatenamento dell’epidemia, tra la metà di giugno e la metà di agosto. Le scene sono raccapriccianti ed è difficile cogliere i fatti in una visione d’insieme.] E come al tempo d’inverno da minuta neve di notte caduta, vedesi al primo raggio la superficie della Terra vestita di bianco, mutate in candida sopraveste il verde e’l bruno. Così nel far del giorno, le piazze ricoverte da bianchi lini, che involgevano cadaveri esposti vedeansi imbianchite come da bianchi fiocchi di neve. Spettacolo che non potea mirarsi senza vomito, vertigini, e precipitij: o fosse ciò effetto naturale come in alcuni il deliquio, dalla vista del sangue, o con tali sincopi la Natura esigesse per tributo quegli svenimenti, non dovendosi mirare senza venir meno o per horrore o per pianto [...]. E qui conviemmi, che sollevandomi a volo, ripigli, misero, il pianto, e contemplando il tutto in uno, mi disciolga in turbini di dolore. Ma donde, ohimè, sospeso comincieran le mie lagrime? Quale oggetto darà prima materia ed adito alle mie voci? Il Modo dell’uccidere, o il Numero degli estinti? L’eccidio delle scienze o Quello delle Arti? L’Aspetto horribile nel distretto della Città, o Quello dell’Aperto de’ campi? L’Heredità estinte, o gli Heredi? Qual sarà l’ordine in tanta confusione? quali spiriti in tanti morti? M’inhorridisce qui l’Animo e mi vien meno. Questa Città, ch’era senza termine per la grandezza, senza numero per la moltitudine, senza frequenza per la fre-

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soupçon, le soupçon se faisait bourreau, et le bourreau brute inhumaine ; on passait de l’accusation à la mort sans jugement, ni sentence, ni enquête. Des victimes innocentes tombèrent ainsi sous les coups de mille mains sacrilèges, non seulement battues à mort, mais aussi, par l’effet d’une cruauté bestiale, et avec une barbarie sanguinaire, mises en pièces et jetées en pâture aux chiens hors de la ville. [p. 25.] [Tandis que l’on assiste à ces scènes de folie paranoïaque, l’épidémie se répand, secondée par les effets de la superstition religieuse qui amène les Napolitains à se réunir en processions denses, pour tenter d’obtenir l’intercession bienveillante de Marie et des saints. Des centaines de milliers de personnes meurent ainsi. La cité offre un spectacle horrible autant que funèbre, et qui empire encore au moment où l’épidémie fait rage avec le plus de violence, entre la mi-juin et la mi-août. Les scènes sont épouvantables, et il est difficile de saisir ce qui se passe dans une vision d’ensemble.] De même qu’en hiver on voit au premier rayon du soleil la surface de la Terre revêtue de blanc par la neige fine tombée pendant la nuit, et le vert et le brun changés en un manteau immaculé, ainsi au point du jour on voyait les places recouvertes des draps blancs qui enveloppaient les cadavres exposés, comme blanchies par des flocons de neige. Spectacle que l’on ne pouvait contempler sans être pris de vomissements, de vertiges et de malaises – soit que ce fût un effet naturel chez certains, comme de s’évanouir à la vue du sang, soit que ces pâmoisons fussent le tribut qu’exige de tous la Nature, devant ce qu’on ne peut voir sans défaillir d’horreur ou de chagrin […]. Mais si je m’élève à présent dans les airs, pour contempler le tout d’un seul regard, malheureux ! Il me faut à nouveau fondre en pleurs, et m’abandonner aux transports de ma douleur. Hélas, que déplorer d’abord, dans ce que je contemple ainsi de haut ? Par où commenceront mes plaintes ? Par la façon dont on se tue, ou par le nombre des morts ? Par le massacre des sciences, ou par celui des arts ? Par l’épouvantable spectacle qu’offrent les rues étroites de la ville, ou par celui que donnent les champs à ciel ouvert ? Par les patrimoines qui se perdent, ou par la perte des héritiers ? Quel ordre suivre dans un tel chaos, comment garder ses esprits parmi tant de morts ? Mon

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quenza de’ Popoli, resa da un Momento fatale solitudine, silentio, ed horrore. (p. 38-45) [La peste distrugge i vincoli familiari, i padri abbandonano i figli, i figli avvelenano inconsapevolmente i padri. Abbandonando i congiunti sospetti di aver contratto l’infezione, ci si lascia andare al disordine fisico e morale. Il velocissimo avvicendarsi delle morti priva di senso i casi singolari delle donne e degli uomini coinvolti nell’epidemia. Occorre invece comprendere il significato spirituale di quanto è avvenuto con l’umiliazione di una delle più splendide città di tutta Europa.] Ed essendo l’Anima del Mondo un Nesso de commercij, d’amicitie, e di sangue, che la Necessità, l’Amore sì vaga e strettamente congiunge, era l’istessa anima veleno, l’innocente familiarità homicida. Il più intimo familiare maggiore inimico non volendo, e tanto più crudele quanto più caro, che, non mostrando il ferro, ma sembianza d’amore, eventilava la morte co ’l fiato. Gli aspetti amabile de più cari erano pena degli occhi, e supplicio del cuore. Bastava vedere per restar cieco, e divenire o lanciatore o bersaglio de’ strali inevitabili ne’sguardi homicidi. L’incontro o al congionto o all’amico era abbattersi ad un crudele che, o co’l fiato o con gli occhi gli lanciava la morte. L’istessa tenera prole era parricida innocente, che fra teneri abbracci del Padre il feriva, e la ferita non distinguevasi dalla morte, di gran lunga lasciandosi indietro questo veleno quello degli occhi de’ Basilischi, de’ denti de Regoli e delle Ceraste ; e tanto più, quanto che formato dal sangue humano, fra tutti per eccellenza il maggiore, così per malignità nella corruttione il massimo. Sicché il misero avanzo, e poche reliquie di tanta calamità poste fra mucchi de cadaveri con volto cadaveroso vedeansi squallidi caminare, più pallid’ombre e vane larve che huomini, da scomparire indi a poco con tanta velocità ch’era preoccupato dalla Morte il Timore. Ogni luogo era occupato

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courage en est abattu, et défaille en moi. Cette cité dont la grandeur ne connaissait pas de bornes, dont la population n’avait pas de limites, fréquentée par des peuples sans nombre, la voici devenue en un moment un désert funèbre, où règnent le silence et l’horreur. [p. 38-45.] [La peste détruit les liens familiaux, les pères abandonnent leurs enfants, les enfants empoisonnent malgré eux leurs pères. On abandonne son époux ou son épouse que l’on soupçonne d’avoir contracté la maladie, et l’on se laisse aller au désordre physique et moral. L’accumulation rapide des morts prive de sens le cas particulier des femmes et des hommes pris dans l’épidémie. Mais il n’en faut pas moins tenter de comprendre la signification spirituelle d’un événement qui vient ainsi abattre l’orgueil de l’une des plus splendides cités d’Europe.] Or, comme la vie mondaine est un nœud de relations, d’amitiés et de liens du sang, que la nécessité comme l’affection forment et serrent étroitement, cette vie était devenue poison, cette innocente familiarité, l’instrument de la mort. Le plus intime des proches était devenu malgré lui le pire des ennemis ; et d’autant plus cruel qu’il était plus aimé, puisque c’était sans tirer le fer, et sous les couleurs de l’amour qu’il apportait la mort dans son haleine. La vue des visages les plus chers était une douleur pour les yeux, un supplice pour le cœur. Il suffisait de voir pour devenir aveugle, pour lancer ou pour s’exposer à recevoir des traits que l’on ne pouvait éviter, dans des regards mortels. Rencontrer son époux ou son ami, c’était affronter un ennemi cruel qui vous lançait la mort dans son souffle ou par ses yeux. Des enfants aimants devenaient eux-mêmes en toute innocence parricides, frappant leur Père lors même qu’il les serrait tendrement dans ses bras. Et la mort suivait aussitôt la blessure, car ce venin laissait loin derrière lui celui que jettent des yeux des Basilics, les crocs des Regoli et des Cérastes35 – d’autant plus qu’il était formé de sang humain, qui, surpassant tous les autres en excellence, possède les plus grands pouvoirs de corruption. On voyait ainsi les pauvres restes, les quelques survivants d’un tel désastre errer parmi les tas de cadavres, sordides, le visage cadavérique, ombres blêmes et vains fantômes plutôt qu’hommes ; ils disparaissaient si vite que la 35 Les Basilics et les Cérastes sont des monstres mythologiques bien connus ; le Regolo, en revanche, appartient au folklore du centre de l’Italie.

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dal pianto e da lutto smisurato; e chi hora piangeva o moribondi o morti, indi a poco era pianto [...]. Un piccolo cangiamento di viso, un occhio alquanto turbato, l’aria d’una fronte non sì serena, era non solo inditio e presuntione, ma sentenza di morte, precedendo l’esiglio, l’abbandonamento, e la fuga [...]. Nello spatio di tre Lune, ciò è dal decimo quinto giorno di Maggio, e per tutti i due seguenti mesi di Giugno e Luglio, fino al decimo quinto giorno d’Agosto, morirono solo nella Città e subborghi seicentomila, morendo negli ultimi dì venticinquemila e trentamila per giorno, e restò quell’Eccelsa Metropoli spogliata de’ Cittadini, e popolata de corpi morti a guisa d’un sepolcro patente [...]. E ciò perché quella Città, che le Principali d’Europa non isdegnavano annoverarla fra la lor corona, fosse la coronata nelle miserie, fra le misere senza dubio la prima; e di tutte le più magnifiche e splendide calamità fossero le sue trionfali. Acciò, per Divino favore da principali flagelli di Dio fatta saggia, non affetti per innanzi essere la Principale nella licenza del vivere, e a Tutte battere le strade dell’Inferno con l’esempio del suo peccato [...]. Disfece molti secoli un Istante: un fiato solo ricoverse la Terra di polvere e di cenere, vilipesa una scintilla cangiata in Rogo, sepolcro e solitudine un Regno. Incendio e spettacolo a cui giamai potranno contribuire i secoli a venire, a bastanza d’horrore, di compassione, e di pianto. Serbane la Memoria, leggi delle Cose di qua giù la misera conditione, e ne raccolga il tuo Cuore il Santo Timor di quello, che solo È. Sotto il cui cenno divenuta più che cenere per riverenza, nel più profondo del nulla riconcentrata, adora l’Eterna maestà dell’Esser suo: Al quale Re de secoli Immortale ed Invisibile solo Iddio.

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mort précédait même la crainte de la mort. En tous lieux régnaient les larmes, le deuil n’avait plus de fin ; quiconque pleurait des mourants ou des morts était lui-même pleuré peu de temps après […]. Un léger changement de visage, un œil un peu troublé, un front dont l’air perdait sa sérénité n’étaient plus des signes, ni de simples présomptions, mais une sentence de mort, qui précédait de peu l’exil, l’abandon et la fuite […]. En l’espace de trois lunes, c’est-à-dire du quinzième jour de mai, et pendant les deux mois de juin et de juillet qui suivirent, jusqu’au quinzième jour d’août, six cent mille personnes moururent, dans la Ville et dans les faubourgs seulement. Dans les derniers jours, il en mourut vingt cinq ou trente mille par jour, et cette immense métropole se retrouva vidée de ses citoyens, et peuplée de corps morts, changée en sépulcre à ciel ouvert […]. Et cela pour que cette cité, à laquelle les principales villes d’Europe ne dédaignaient pas de faire une place dans leur couronne, pût recevoir la couronne du malheur, car en cela elle était devenue sans conteste la première de toutes, et que sur les désastres les plus magnifiques et les plus splendides les siens pussent ainsi remporter la palme du triomphe ; afin que, rendue sage par l’effet de la faveur divine, sous le poids des plus grands fléaux de Dieu, elle cesse désormais de prétendre à la première place pour le relâchement des mœurs, et de montrer à toutes le chemin de l’Enfer par l’exemple de ses péchés [...]. Un instant a anéanti bien des siècles, un seul souffle a couvert la Terre de poussière et de cendres ; une étincelle, négligée, s’est transformée en bûcher, un Royaume en sépulcre et en désert. Un incendie et un spectacle auxquels les siècles à venir ne pourront jamais donner assez d’horreur, de compassion et de larmes. Gardes-en la mémoire, lecteur ; vois dans cet écrit la misérable condition des choses d’ici-bas, et retires-en dans ton cœur la crainte sacrée de celui qui seul Est. Sur un signe de lui elle est tombée plus bas que cendres, et du plus profond du Néant reformée, elle adore l’éternelle majesté de son Être. À Dieu seul, roi des siècles immortel et invisible, honneur et gloire dans les siècles des siècles. [p. 49-70.]

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INDEX Abano, Pietro d’, 165 Abbon (de Saint-Germain-des-Près), 364 Abbott, Wilbur Cortez, 383, 394, 705 Achillini, Claudio, 70 Agamben, Giorgio, 513, 705 Agnello di Santa Maria degli Scalzi, 661, 675 Albemarle (voir aussi Monck), 392, 406, 407 Albeverio, Sergio, 14, 19 Alcofribas (Maître), Voir Rabelais. Alisio, Giancarlo, 664, 666, 667, 705 Amboise, Michel d’, 358 Anaxagore (ou Anaxagoras), 277, 583 Andriès, Lise, 18 Appiano, Giovanni Battista, 171, 172, 199, 201-203, 207 Aranda, Emanuel de (ou d’), 177, 189191, 246-248, 718 Ariosto, Lodovico (L’Arioste), 178, 188, 195 Aristote, 70, 71, 121, 277, 293, 313, 497, 528, 598, 607, 615 A Sancta Clara, Abraham (Mengerle, Johann Ulrich), 38, 53 Audin, 321 Augustin (saint), 67 Austin, William, 592, 596, 598-600, 601, 603-605, 607, 608, 610, 612, 615 Backwell, Edward, 388, 389, 391

Bacon, Francis, 34, 198, 264, 356 Balsamo, Jean, 556 Balzac, Jean-Louis Guez de, 23, 295, 296, 321 Baratta, Alessandro, 664, 665 Barbette, Paul, 46 Baroni, Raphaël, 46, 705 Barra, Didier, 665 Barthes, Roland, 20, 36, 673, 705 Battista, Giuseppe, 655, 661 Baudier, Michel, 282, 288, 319, 321 Beckett, William, 256, 269 Belleforest, François de, 281, 300, 301, 310, 321, 325 Benjamin, Walter, 264, 671, 705, 712 Bennassar, Bartolomé, 21, 35, 464, 500, 705, 708 Bento, Teixeira, 184, 189, 198, 208, 209 Bercé, Yves-Marie, 21, 308, 705 Berchtold, Jacques, 11, 24, 36, 164, 707, 711 Bérigny, Godard de, 302, 321 Berkeley, George, 264, 265 Berlette, Nicolas, 369 Bernard, Mathilde, 541 Berlioz, Jacques, 35, 464, 500, 705 Bertelli, Sergio, 67 Bertrand, Dominique, 24, 35, 468, 706 Besta, Giacomo (Filippo), 40, 53, 164, 193 Biet, Christian, 181, 196, 541

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INDEX

Biraben, Jean-Noël, 253, 290, 706 Bisciola, Giovanni Gabriello, 56 Bisciola, Lelio, 56 Bisciola, Paolo, 25, 38, 40-42, 53, 56-59, 165, 176, 193 Blanchot, Maurice, 14 Bludworth, Thomas, 383, 392 Blumenberg, Hans, 26, 178, 264, 706 Boaistuau, Pierre, 37, 38, 40, 53, 307, 469 Boccace, Jean (Boccacio, Giovanni), 25, 37, 40, 47, 70, 71, 105, 163, 166-169, 178, 193, 589, 615 Boeckel, Johannes, 40, 53 Boeckl, Christine, 24, 706 Boitel, Pierre de, 277 Bonair, Henri Stuart sieur de, 284, 285, 318, 321 Borel, Pierre, 370, 373, 378 Borromeo, Carlo (saint Charles Borromée), 22, 41, 46, 67, 68, 71, 165, 176, 544, 553, 563 Borromeo, Federigo (Frédéric Borromée), 45, 53, 57-59, 67-71, 94, 95 Bossuet, Jacques Bénigne, 509, 510, 711 Bourneau, 505, 514, 521 Braccini, Giulio Cesare, 43, 44, 53, 55, 109-112, 114, 115, 118 Bradford, William, 254, 269 Braudel, Fernand, 21 Briffaud, Serge, 21, 706 Brizzi, Gian Paolo, 658, 706 Brown, Richard Harvey, 382, 706 Buffalmacco, Buonamico, 166 Burocco, Bernardino, 566 Burton, Robert, 592, 714 Burton, William, 188, 196 Bury, Emmanuel, 274, 706 Buschius, Gaspar, 291 Caldwell Crosby, Molly, 23 Cambray, Adam de, 362 Camoens, Luiz Vaz de, 178, 182 Camus, Albert, 20

Camus, Jean-Pierre, 307, 310, 321 Cantone, Gaetana, 658, 706 Capet, Hugues, 291 Caracciolo, Giovanni Battista (Battistello), 666 Cardan (Cardano, Girolamo), 309, 531 Carlino, Andrea, 7 Carpani, Roberta, 541, 706 Casaburi Urries, Pietro, 656, 664, 675 Cascetta, Anna Maria, 541, 542, 566, 567, 706 Cassiano, Francesco de Silva, 667 Causa, Raffaello, 668, 706 Cave, Terence, 7, 595, 707 Céard, Jean, 33-35, 291, 311, 461, 466, 469, 471, 474, 478, 498, 707 Cervantès, Miguel de, 25, 178, 180 Chamfort, Sébastien-Roch-Nicolas, 497, 521 Champier, Claude, 357, 378 Champier, Symphorien, 377, 378 Charles Ier, dit le Chauve, 262, 311, 318, 370 Charles II (ou Sa Majesté), 382, 383-385, 389, 390, 392, 394, 398, 405, 407, 409, 411, 417, 419 Charles IV, 291 Charles VII, 282, 286, 349 Charles IX, 288, 289, 355 Charlemagne, 291 Charles Quint, 298, 302, 312, 363 Chauliac, Guy de, 277 Chavannes de la Giraudière, Hyppolite de, 37, 53 Chevreau, Urbain, 36-38, 53, 276, 277, 321 Chicoyneau, François, 46 Chladenius, Johann Martin, 266, 267, 269, 709 Chomarat, Michel, 486, 707 Chorier, Nicolas, 372, 378 Chromý, Pavel, 21 Cicéron, 178, 307, 319

INDEX

Ciera, Bonifacio, 164, 172, 193 Cinquanta, Benedetto, 25, 69-71, 174, 175, 541-545, 547, 548, 550-563, 565567, 579-583, 586, 587, 713 Cipolla, Carlo Maria, 17, 26 Citton, Yves, 11 Clément, Gabriel, 170, 193 Clovis, 293, 302, 484 Coeffeteau, Nicolas, 23 Colie, Rosalie Littel, 614, 711 Colletet, François, 284, 322 Compagno, Scipione, 666 Coppier, Jacques, 35 Coppola, Carlo, 667 Cordemoy, Jean de, 285, 322 Corneille, Pierre, 23, 446, 500 Corrozet, Gilles, 355, 357-359, 361-366, 370, 372, 374, 377, 378 Coste, Joël, 15, 18, 19, 21, 33, 42, 44-47, 162, 170, 171, 200, 274, 707 Cotgrave, Randle, 13 Coulon, Louis, 372 Cromwell, Oliver, 392 Crouzet, Denis, 461, 466, 485, 486, 707 Cunningham, Andrew, 34, 707 Cusani, Francesco, 67, 199 Cusano, Biagio, 661, 663, 664, 666, 675 D’Alessio, Silvana, 665, 707 Dampier, William, 255, 263, 269 Daniel (prophète), 300 Daniel, Gabriel (père), 278-280, 285, 322 Davila, Henrico Caterino (ou Arrigo Caterino), 282, 322 Davity, Pierre, 276, 322 Decroisette, Françoise, 541 Defoe, Daniel, 24, 25, 38, 50-52, 54, 164, 173, 192, 253-265, 269, 270, 305, 546, 559, 563, 590, 604, 607, 611, 615, 715 Delécraz, Christian, 19, 33, 707, 709 De l’Estoile, Pierre, 378, 509, 522 Deleuze, Gilles, 664, 673, 707

719

Del Garbo, Tommaso, 165, 166, 193, 194 Delumeau, Jean, 10, 12, 20, 21, 23, 26, 31, 33, 35, 273, 707 De Maio, Romeo, 666, 707 Démocrite, 277 De’ Rossi, Antonio, 662, 663, 669, 670, 675 Des Rues, François, 369, 370, 373, 378 De Seta, Cesare, 665, 708 Desplat Christian, 21, 708 Dettwiller, Andreas, 17, 35, 713 Diacre, Paul (Diaconus, Paolus ou P. Varnefrido), 169 Diderot, Denis, 266, 270 Di Mauro, Luigi, 666, 667, 708 Diodore de Sicile, 277 Doglio, Federico, 541, 542, 544, 565, 566 Dolan, Frances E., 393, 400, 708 Domenichino (Zampieri, Domenico), 666 Doornick, Marcus Willemsz, 394, 401 Doriu, Valère, 521, 534 Drouyn, Daniel, 36-38, 54 Du Bellay, Joachim, 357, 374, 376 Du Breul, Jacques (Dom), 364, 365, 370, 371, 379 Du Chesne, André, 274, 284, 296, 297, 322 Du Chesne, Joseph, 309 Du Haillan, Bernard de Girard seigneur, 278, 281, 300, 322 Dupâquier, Jacques, 262, 274, 708 Dupèbe, Jean, 486, 707 Dupleix, Scipion, 277, 283, 322 Duprat, Anne, 26, 41, 171, 182, 247, 708 Dupuy, Jean-Pierre, 12, 15, 20, 476, 483, 708 Durand de Montlauseur, 43 Durussel, Laurie, 19, 33, 707, 709 Du Ryer, Pierre, 280, 283 Du Verdier, Gilbert Saulnier, 284, 322 Eden, Richard (ou Rycharde), 188, 195, 226

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INDEX

Eichel-Lojkine, Patricia, 34 El Kenz, David, 460, 708 Ellrodt, Robert, 606, 708 Émile, Paul, 282, 290, 300 Érasme, Didier, 188, 196, 226 Espinel, Vicente, 180 Estienne, Charles, 357 Estienne, Henri, 13 Eugenii da Perugia, Angelo (frère), 43, 54 Euripide, 513, 535 Eusèbe, 273, 277 Evans, Wilfried Hugo, 291, 708 Evelyn, John, 386, 387, 390, 391, 401 Fass Levy, Barbara, 24 Favier, René, 17, 18, 19, 26, 35, 42, 708, 715 Fialcofschi, Roxana, 18 Ficin, Marsile (Ficino, Marsilio), 164167, 194 Fiorentino, Katia, 665, 709 Flage, Daniel E., 265 Flavius, Josèphe, 273 Fontanella, Girolamo, 660, 671, 675, 677-679 Foucault, Michel, 32, 476 Fragonard, Marie-Madeleine, 34 Fumaroli, Marc, 595, 709 Fuolì, Cecilio, 171, 173, 194 Furetière, Antoine, 291, 292, 322 Gaguin, Robert, 365, 366, 379 Galland-Hallyn, Perrine, 595, 707 Garza, Randal Paul, 25, 709 Gaudiosi, Tommaso, 662, 675 Garza, Randal Paul, 25, 709 Gentile da Foligno (Gentile di Niccolò di Giovanni Massi, dit), 164, 165, 194 Getto, Giovanni, 656, 675 Gilles, Nicole, 180, 281, 300, 325, 361 Gilman, Ernest B., 25, 709 Jove, Paul (Giovo, Paolo), 277, 281, 288, 293, 309, 321, 322 Giraffi, Alessandro, 665 Girard, René, 503, 709

Gomberville, Marin le Roy de, 179, 180, 196 Gomes de Brito, Bernardo, 182, 183, 196, 208-211 Gomez-Géraud, Marie-Christine, 181, 241 Goulart, Simon, 25, 38, 39, 54, 173, 197, 300, 307-309, 322, 399, 425, 432, 433, 469 Gracián, Baltasar, 657, 675 Grandjean, Didier, 19, 33, 709 Granet-Abisset Anne-Marie, 19, 35, 42, 708, 715 Graunt, John, 255-260, 262, 270 Gray, Peter, 19, 709 Grégoire de Tours (saint), 273, 279, 284, 294, 300, 323, 330 Grell, Chantal, 274, 709 Grell, Ole Peter, 34, 707 Grillot, Jean (Père), 41, 45, 171, 172 Grimeston, Edward, 399, 425 Grimm, Jürgen, 24, 542, 567, 709 Grimmelhausen, Jakob Christoffel von, 658 Grivel, Charles, 46, 709 Groh, Dieter, 16, 709 Hakluyt, Richard, 185, 196, 255 Hamel, Jean-François, 32, 709 Hans, Nicholas, 254, 263, 709 Hanson, Neil, 383, 385, 400, 709 Hartog, François, 32, 709 Hasleton, William, 191 Hazard, Paul, 264, 710 Héliodore, 176, 178, 180, 196, 198 Hodges, Nathaniel, 256, 257, 269, 270 Homère, 33, 71, 79, 105, 178 Hoock, Jochen, 265, 710 Hölderlin, Friedrich, 459 Horace, 33, 188, 231, 233, 244, 448, 452, 672 Hunter, J. Paul, 264, 710 Infantes, Victor, 462 Janů, Helena, 21

INDEX

Jauss, Hans Robert, 32, 710 Jeanneret, Michel, 7 Jeanson, Francis, 20 Jeffrey, C. Alexander, 19 Jeleček, Leos, 21 Jentsch, Volker, 14, 19 Johnson, Charles, 192 Jolles, André, 33, 39, 367, 495, 512 Jones, Pamela M., 71 Jones-Davies, Marie-Thérèse, 614, 710 Jones, Bradley, 11 Jouhaud, Christian, 16, 27, 41, 46, 172, 273, 302, 492, 710 Jourde, Michel, 7 Jules II (pape), 295, 310 Kant, Emmanuel, 267, 712 Kantz, Holger, 14, 19 Karakash, Clairette, 17, 35, 713 Keeling, John, 393, 406, 407, 422 Kempe, Michael, 16, 709 Klein, Naomi, 10, 11 Koselleck, Reinhart, 26, 32, 34, 39, 45, 266, 267, 269, 710 Le Fevre, Jean, 358 Lemerle, Frédérique, 356 L’Estrange, Roger, 381, 383, 397, 398, 401 Letwin, William, 255, 258, 711 La Barre, Jean de, 372 La Fontaine, Jean de, 23 La Popelinière Jean de, 282 La Porte, Joseph de, 497, 521 Laval le frère, Jean, 282 Lavocat, Françoise, 169, 553, 710 Le Gendre, Louis, 280, 293, 301, 323 Le Moyne (père), 302 Lequin, Yves, 10, 12, 31, 33, 273, 707 Le Roy, Loys, dit Regius, 356 Le Roy Ladurie, Emmanuel, 11, 24, 36, 164, 707, 711 Léry, Jean de, 309, 313 Lever, Maurice, 461, 480, 711 Lévi-Valensi, Jacqueline, 20

721

Lloyd, Geoffrey E. R., 12 Locke, John, 264 Lope de Vega, Felix, 178, 180 Lore, Ambrois de, 362 Lothaire III, 361 Louveau, Jean, 523, 532, 720 Loveti, Thebaldo, 172 Loyola, Ignace de (saint), 673, 705 Lubrano, Giacomo (père), 661- 663, 669671, 673, 675, 690 Lucas-Fiorato, Corinne, 541 Lucien, 280 Lucrèce, 37, 40, 178, 479, 589, 615 Lukinovitch, Alessandra, 13 Lycosthène, Conrad, 309 Macé, 274 Magnien(-Simonin), Catherine, 308, 312, 556, 705, 711 Malingre, Claude, 282, 283, 295, 301, 302, 314, 323, 331, 365- 367, 370, 372, 379 Mandel, Jerome, 36, 714 Manetti, Giannozzo, 18 Manso, Giovan Battista, 671 Masaniello (Aniello d’Amalfi, Tommaso dit), 665, 667, 669, 670, 691, 707, 709 Mascardi, Agostino, 70 Materdona, Giovan Francesco Maia, 674, 676 Manzoni, Giovanni, 43, 46, 50, 51, 173, 542, 713 Maravall, José Antonio, 655, 656, 658, 668, 711 Marconville (ou Marcouville), Jean de, 37, 38, 54, 300, 307-309, 323, 469 Marguerite de Navarre, 163, 169, 465, 501, 714 Maria Henrietta (Henriette Marie de France), 394 Marino, Giambattista (ou Giovan Battista), 671, 675 Marperger, Paul-Jacob, 255 Martire, Pietro, 188, 195

722

INDEX

Marx, William, 11, 711 Mascarenhas, João, 177, 189, 191, 197, 246 Maskrey, Andrew, 15 Matthieu (saint), 299, 498 Matthieu, Pierre, 281, 289, 290, 306, 323, 327 Mauelshagen, Franz, 16, 709 Meli, Cinthia, Ménager, Daniel, 312, 711 Ménard, Léon, 359, 379 Meninni, Federigo, 656, 657, 676 Mercier-Faivre, Anne-Marie, 12, 13, 15, 18, 34, 164, 712, 714 Merlin-Kajman, Hélène, 557, 563, 712 Mesnager, Nicolas, 254, 255 Métrodore, 277 Mézeray, François Eudes de, 25, 27, 35, 49, 275-277, 279, 280-282, 284-286, 288, 289-307, 309-312, 314, 315-320, 323, 331, 334, 343, 344, 346, 708 Miglierina, Stéphane, 541, 567 Miller, Norbert, 254, 259, 270 Mink, Louis O., 381, 382, 712 Miotte, Pierre, 669 Mitchell, William J. Thomas, 32, 715 Momigliano, Arnaldo, 356 Monck, George duc d’Albemarle, 392, 395, 406, 418 Monferran, Jean-Charles, 7 Montaigne, Michel de, 357, 459, 460, 513, 522, 535, 556 Montemayor, Julian, 35, 708 Montluc, Blaise de, 309, 313 Moratti, Pietro, 194 Morier, Henri, 314, 319, 712 Morlini, Girolamo, 670 Morton, Charles, 254 Mumford, Lewis, 664 Muratori, Ludovico-Antonio, 194 Münster, Sebastian, 195, 276, 323 Muscettola, Antonio, 662, 663, 669, 676

Naphy, William G., 41, 69 Naudé Gabriel, 50, 54, 111 Negri, Toni, 10, 11 Newcombe, Thomas, 383-385, 398, 401, 403 Neyrat, Frédéric, 11 Nicolay, Nicolas de, 368, 372 Nicole, Pierre, 23 Nigro, Salvatore S., 671, 712 Nikiforuk, Andrew, 34, 712 Nostredame, Michel de (Nostradamus), 37, 38, 40, 54, 486 O’Dea, Michael, 13, 15 Okeley, William, 190, 197 Oliver, Kendrick, 19, 709 Othon, 361 Ovide, 33, 444, 446, 447, 536, Palmier, Jean-Michel, 264, 712 Palumbo, Onofrio, 665 Pandel, Hans-Jürgen, 267, 712 Paradin, Guillaume, 281, 300, 308, 309, 311, 313, 317, 319, 324 Paré, Ambroise, 171, 311, 324 Paul IV (pape), 300, 325 Paul (saint), 187 Paulhan, Jean, 514, 712 Parker, Alexander, 263, 712 Pasquale, Giovanni Pietro, 690 Pasquale, Nicolò, 25, 657, 659, 662, 668, 662, 672, 673, 676, 690, 691, 693, 721 Pasquier, Étienne, 300 Pat, Rogers, 24 Pavel, Thomas, 47, 50, 180, 712 Pepys, Samuel, 173, 192, 256, 259, 270, 385, 386, 387, 389-393, 401, 714 Perelman, Chaïm, 596, 712 Pérez-Jean, Brigitte, 34 Perrin, François, 374-378 Peronnet, Michel, 35, 712 Pétrarque (Petrarca, Francesco), 162, 166-169, 194 Philippe Ier, 288, 292, 297

INDEX

Philippe II d’Espagne, 300, 325 Philippe III d’Autriche, 281 Philippe V, 666 Philippe Auguste, 286, 295, 299, 302 Pfister, Christian, 17, 713 Picco, Dominique, 286, 713 Pichery, Guy, 529, 531 Piémond, Eustache, 360, 363, 379 Pier, John, 169 Pierce, Glenn, 542, 713 Piguerre, Émile de, 278, 282, 288, 300, 301, 303, 304, 311, 324, 343 Pisani, Baldassare, 662 Pizzagalli, Angelo Maria, 542, 713 Platon, 34, 277, 535 Platter, Thomas, 15 Pline, 22, 40, 43, 49, 110, 112, 115, 117, 118, 120, 125, 127, 153, 239, 241, 484 Plutarque, 49, 50, 178 Poardi, Giovanni, 463, 475, 483, 489, 495, 521 Poldo d’Albenas, Jean, 356, 357, 359, 371, 374, 379 Polizzi, Gilles, 486, 707 Porzio, Annalisa, 664, 668, 669, 713 Prado-Madaule, Danielle, 34, 713 Preti, Mattia, 668 Prévost, Antoine-François (abbé), 267, 714 Quadrio, Francesco Saverio, 566 Quenet, Grégory, 13, 17, 18, 21, 23, 26, 27, 31, 45, 110, 288, 461, 472, 493, 524, 713 Quintilien, 307, 313, 314, 317, 319, 324 Rabelais, François, 13, 164, 178, 485, 500 Ranchin, François, 42 Rangel, Manoel, 189, 191, 197 Rapin, René (père), 280, 324 Rege Sincera, 25, 38, 54, 386, 387, 398401, 425, 721 Reid, Thomas, 264 Renaudot, Théophraste, 27, 49 Rendu, Anne-Caroline, 19, 709

723

Revaz, Françoise, 17, 35, 713 Ribard, Dinah,16, 27, 41, 46, 172, 175, 273, 302, 492, 710 Ribera, Joseph de, 665, 666 Ricœur, Paul, 32, 47, 48, 263, 264, 266, 713 Rimbaud, Arthur, 459, 513 Ripamonti, Giuseppe, 25, 44-46, 54, 55, 67, 68, 70, 71, 164, 171, 173, 194, 200, 201, 541, 542, 545, 550, 717 Ronsard, Pierre de, 164, 178, 510 Rosen, William, 23 Rosenberg, Bruce A., 36, 714 Rosset, Clément, 480 Rouaud, Thierry, 509 Rousset, Jean, 658, 664, 668, 713 Ruel, Jean, 358 Saada, Anne, 18 Saint-Réal, César Vichard de, 301 Saint-Simon, Louis de Rouvroy duc de, 286, 324 Sales, François de, 46 Sannazaro, Jacopo, 672, 676 Sartre, Jean-Paul, 20 Savonarola, Girolamo (Savonarole), 166, 167, 194 Schaeffer, Jean-Marie, 169 Schapira, Nicolas, 16, 27, 41, 46, 172, 175, 273, 302, 492, 710 Scherer, Klaus, 19, 709 Schumpeter, Joseph A., 265, 714 Scudéry Madeleine de, 25, 48, 49, 50, 301 Scudéry, Georges de, 25, 175, 176, 179 Secretan, Catherine, 255, 714 Segal, Robert E., 33 Seguin, Jean-Pierre, 307, 461, 464, 468, 478, 489, 503, 714 Seguin, Maria Susanna, 34, 714 Semprun, Jaime, 11 Sénèque, 23, 178, 276, 324, 514 Sermain, Jean-Paul, 11, 24, 36, 164, 707, 711

724

INDEX

Sgard, Jean, 267, 714 Shakespeare, William, 178, 181, 185, 187, 188, 197, 224-227 Sherman, Sandra, 24 Simonin, Michel, 38, 53, 556 Sophocle, 615, 589 Solier, Jules-Raymond de, 359, 380 Sorel, Charles, 285, 324 Spadaro, Micco, 667, 668 Spinoza, Baruch, 614, 615 Sprat, Thomas, 593, 595, 596, 599, 601, 602, 607, 609, 612, 615 Starobinski, Jean, 592, 714 Stefani, Gino, 658, 714 Stoffler, Jean, 291 Strabon, 23, 114-117, 146, 147, 211 Strachey, William, 177, 185-188, 190, 198, 224-229, 718 Strada, Famian (ou Famiano, Famianus), 280, 282, 324 Sylvos, Françoise, 24 Tacite, 23, 304, 450 Tadino, Alessandro, 25, 45, 55, 164, 170173, 199-203, 550 Taillepied, Noël, 368-373, 380 Taraut, Jean-Étienne, 284, 300, 305, 311, 317, 318, 324, 329, 330, 719 Taussig, Sylvie, 50, 54, 111 Taylor, Archer, 36, 714 Taylor, John, 591, 596, 598, 599, 601, 604, 605, 608, 610, 611, 615 Thalès, 277 Thierry, Augustin, 285, 286 Thomas, Chantal, 12, 18, 34, 164, 712, 714 Thou, Jacques-Auguste de, 277, 283, 299, 300, 302, 305, 324 Thucydide, 37, 40, 70, 105, 273, 277, 280, 307, 589, 593, 602, 607, 612, 615-616 Tinniswood, Adrian, 383 Tite-Live, 67, 105, 313, 445

Tomalin, Claire, 259, 714 Totaro, Rebecca Carol Noel, 24, 714 Trincant, Louis, 359, 374, 380 Tournon, André, 501, 714 Uhlirova, Lenka, 21 Uomini, Steve, 273, 308, 714 Urbain VIII (pape), 109 Urfé, Honoré d’, 25, 48 Valentino, Giovanni Battista, 657, 672, 676 Vandendorpe, Christian, 37, 714 Van Gangelt, 390, 400, 401, 443, 444, 720 Varillas, Antoine, 279 Verger, Jacques, 31 Vernière, Paul, 266 Veyne, Paul, 611, 616, 715 Vigilante, Magda, 566 Villani, Matteo, 164, 195, Vincent, Thomas (Révérend), 256, 259, 270, 592, 593, 597-601, 603, 609-613, 616-618, 620, 621 Vinet, Élie, 355, 357, 359, 380 Virgile, 33, 116, 117, 119, 178, 211, 445, 447, 452 Vizcarreto y Luxan, Francisco, 39, 55 Voltaire, 18, 479 Vyner, Robert, 389, 391 Wall, Cynthia, 24, 391, 715, Walter, François, 13, 14, 17, 314, 715 Waterhouse, Edward, 386, 387, 401, 443, White, Hayden, 32, 42, 381, 382, 715 Willecke, Franz-Ulrich, 265, 715 Wither, George, 591, 592, 596-606, 608, 610, 612, 613, 616 Wöllflin, Heinrich, 664 York, Jacques duc d’ (ou Yorck, Altesse royale), 384, 385, 395, 397, 398, 405, 407, 411, 415, 419, 421 Yehuda, Rachel, 19, 715 Zwinger, Théodore, 360, 373, 380

SOMMAIRE

Avant-propos Françoise Lavocat

9

Première partie : Récit, fiction, témoignage Ch. I : Raconter la catastrophe Françoise Lavocat

31

Paolo Bisciola : Relatione verissima del progresso della peste di Milano, Bologne, Alessandro Benacci, 1577

56

Giuseppe Ripamonti : La peste di Milano del 1630, V libri cavati dagli annali della citta, trad. F. Cusani, Milan [1841], Muggiani, 1945

67

Giulio Cesare Braccini : Dell’incendio fattosi nel Vesuvio a XVI. di Dicembre MDCXXXI, Naples, Secondino Roncagliolo, 1632

109 

Ch. II : Survivre au désastre. Récits personnels de peste et de naufrage (XIVe-XVIIe siècles) Anne Duprat

161  

726

SOMMAIRE

Alessandro Tadino : Raguaglio dell’origine et Giornali successi della gran Peste Contagiosa, Venefica, & Malefica seguita nella Città di Milano, & suo Ducato dall’Ano 1632, Milan, 1648

199 

Bento Texeira (?) : Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho en revenant du Brésil en l’an 1565, repris dans l’Historia Tragico-Maritima, vol. II, Lisbonne, 1736

208 

William Strachey : A True Reportory of the Wracke and Redemption of Sir Thomas Gates [1610], publ. dans Purchas his Pilgrimes, Londres, 1625

224

Emanuel d’Aranda : « Naufrage d’un vaisseau algérois au large de Tétouan », extrait de la Relation de la Captivité, et de la Liberté du sieur Emanuel d’Aranda, Bruxelles, 1656

246

Ch. III : Le Journal de l’année de la Peste de Daniel Defoe. Récit d’une catastrophe Jochen Hoock

253 

Deuxième partie : Histoire, médias, pouvoir Ch. IV : Écriture de la catastrophe, écriture de l’histoire Christian Zonza

273 

François de Belleforest : Les Chroniques et annales de France dès l’origine des Français et leur venue es gaules, faites jadis brièvement par Nicole Gilles, Paris, Gabriel Buon, au clos Bruneau, 1573, f. 491492

325 

SOMMAIRE

727

Pierre Matthieu : Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces étrangères durant sept années de paix, Paris, I. Mettayer et M. Guillemot, 1606, p. 188-191

327 

Jean-Étienne Taraut : Annales de France, Paris, Billaine, 1635, p. 255256

329 

Claude Malingre : Remarques d’histoire, Paris, Claude Collet, 1632, p. 874 

331

Mézeray : Histoire des Turcs, Paris, Guillemot, 1650, p. 139-140

331 

Mézeray : Histoire de France, Barbin, 1685, t. III, p. 929

334 

Cas merveilleux advenu en la ville d’Alès, par le débordement de la rivière du Gardon, le 10 du mois de janvier 1605, Montpellier, Jean Gillet, 1605

337 

Émile de Piguerre : L’Histoire de France, Paris, Jean Poupy, 1581, p. 314

343 

Mézeray : Histoire de France, Barbin, 1685, t. III, p. 235

344 

Index des deux éditions de l’Histoire de France de Mézeray

346 

Ch. V : Les catastrophes naturelles dans les Antiquités de villes Chantal Liaroutzos

355 

728

SOMMAIRE

Ch. VI : La catastrophe au service de la couronne : l’incendie et La Gazette de Londres de 1666  Pierre Kapitaniak The London Gazette a) version anglaise b) version trilingue

381 

403 413

Rege Sincera : Observations both Historical and Moral upon the Burning of London, Londres, Thomas Ratcliffe, 1667

425

Van Gangelt : Réflexions sur l’embrasement de la ville de Londres en forme de lettre à Ariste, Paris, 1666

443

Troisième partie : Mythe, poésie, tragédie Ch. VII : Le canard, ou la tragédie naturelle Chantal Liaroutzos

459

L’effroyable incendie et bruslement general de la grande forest de Boisfort en Picardie la nuict du Mardy au Mercredy 10 Aoust 1634

525

Histoire admirable des effets merveilleux du tonnerre et foudre du ciel qui ont tué et blessé plusieurs personnes et boeufs [...], Paris, J. Martin, 1583

528

Avertissement nouveau du plus horrible deluge de la Cité de Palerme, traduction de Jean Louveau

532

Recit veritable de la ruine arrivée en la ville de Pivry, au pays des Grisons, Paris, J. Bouillerot, 1618

535

SOMMAIRE

729

Ch. VIII : Donner forme au chaos: Le théâtre de la peste de Benedetto Cinquanta (1632) Françoise Lavocat

541

Synopsis de La peste del 1630 (1632)

567

Benedetto Cinquanta : Dédicace et avis aux lecteurs

580

Ch. IX : Poétique de la catastrophe : pestes londoniennes et littérature Louis Picard   Thomas Vincent : God’s Terrible Voice in the City […], section V, Londres, John Calvert, 1667

589

Ch. X : « Per dolore Ruinando » : l’allégorie urbaine dans la Naples du XVIIe siècle Giancarlo Alfano

  Girolamo Fontanella  : Al Vesuvio. Per l’incendio rinouato, Naples, Ottavio Beltrano, 1632

617

655

677

Nicolò Pasquale  : A’ Posteri della Peste di Napoli, e suo Regno nell’Anno 1656 dalla redenzione del mondo, Naples, Luc’Antonio du Fusco, 1668

690

Bibliographie

705

Index

717