Samothracian Aspects of the Revival of the Antique. 9782503524641, 2503524648

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Samothracian Aspects of the Revival of the Antique.
 9782503524641, 2503524648

Table of contents :
PRÉFACE
Avant-propos
1Ouguibénine3.pdf
La deixis dans la langue et dans le discours des hymnes
RV.1.33
RV.1.93
RV.1.23
La deixis et le culte védique
Annexe
Bibliographie
2Marx3.pdf
Bibliographie
3Morgen3.pdf
L’hymne en arrière-fond du prologue johannique
Les versets 14-18 : composition hymnique et commentaire exég
La présence visible du Logos parmi les siens (14abc)
La plénitude (14e) commentée au verset 16
« La grâce et la vérité » (14 e) : commentaire au verset 17
La gloire du Monogène annoncée (verset 14d) et commentée (v
La vision impossible : verset 18 a
Le Logos et la possibilité de la révélation : du verset 18a
Les énoncés à la première personne du pluriel (Jn 14bc et 1
« Il a séjourné parmi nous » ( 14b)
« Nous avons contemplé » (14c)
Nous tous, nous avons reçu (16)
En conclusion
Bibliographie
4Scarpi3.pdf
Bibliographie
5Quattrocelli3.pdf
Bibliographie
6Irigoin3.pdf
Bibliographie
9Cassella3.pdf
Bibliografia
10Spina3.pdf
Bibliographie
11Favreau3.pdf
Le chapitre de Ménandros I : l’hymne en prose, un genre prob
Le chapitre de Ménandros II : L’hymne, éloge du dieu et élo
Bibliographie
7Zimmermann3.pdf
I.
II.
III.
IV.
V.
Bibliographie
12Pernot3.pdf
Bibliographie sélective
13Goeken3.pdf
L’hymne à Héraclès
De l’™p…deixij à l’œuvre littéraire
Bibliographie
14Vassilaki3.pdf
Déméter et Perséphone en Sicile
Les références à Déméter et Perséphone dans les odes sicilie
La fertilité de la Sicile
Conclusion
Bibliographie
15Vix3.pdf
Les conditions du discours
La réception
La structure et la thématique
Les thèmes développés
Le dieu sauveur
Le dieu protecteur et le guide
Le fils d’Apollon
La relation personnelle d’Aristide avec Asclépios
Le dieu inspirateur
Conclusion
Bibliographie
16Borrelli3.pdf
Bibliographie
17Rispoli3.pdf
Bibliographie
18Mahe3.pdf
Liste des abréviations (sources et ouvrages courants)
Autres ouvrages consultés
19Philonenko3.pdf
Bibliographie
20Roques3.pdf
Synésios et les Hymnes*
Y eut-il une utilisation liturgique des Hymnes ?
La chronologie des Hymnes de Synésios
Ordre chronologique des Hymnes selon les différents auteurs
Les Hymnes de Synésios et la rhétorique
Les Hymnes de Synésios et la réalité
Conclusion
Bibliographie
22Dangel3.pdf
Aurora mouit
Bibliographie
23Lehmann3.pdf
Bibliographie
24Karamalengou3.pdf
Bibliographie
25Scheid3.pdf
1. Les documents
2. Le contexte de la récitation
3. Hymne et prière
Annexe I
2. Protocole de 219 (Scheid, Commentarii…, n° 101, l. 6-7)
3. Protocole de 237 (Scheid, Commentarii …, n° 107, l. 13-15
4. Protocole de 240 (Scheid, Commentarii …, n° 114, colonne 
Annexe II
Bibliographie
26Freyburger3.pdf
L’hymne au vin de Curculio 96-106
Prières d’action de grâces
Prières adressées à Neptune
Prières adressées à Jupiter
Invocation
Gratulatio élogieuse
Argumentation
Réflexions sur la nature hymnique de l’action de grâces et s
Bibliographie
27Andre3.pdf
Bibliographie
28Pfaff3.pdf
Les dieux, traditionnellement objets de contemplation dans l
Rôle décisif du prince, capable de soutenir le face-à-face a
Relations entre le poète et le prince, auctoritas de chacun
Conclusion
Bibliographie
29Ucciero3.pdf
Bibliografia
30Jacques3.pdf
Célébration de la divinité par la révélation complexe de son
L’énonciation
La titulature d’Isis
Les assimilations isiaques
Célébration de la divinité par l’éloge de ses aretai
Les bienfaits matériels accordés par Isis
Les bienfaits spirituels
L’action cosmique de la déesse
Bibliographie
31Gineste3.pdf
Présentation de l’hymne et de la déesse Victoire
Les fonctions de cet hymne
L’éloge du héros
Conclusion
Bibliographie
32Prenner3.pdf
Bibliographie
33Nazzaro3.pdf
Introduzione
Le origini
L’innografia nel IV secolo
Ilario
Ambrogio
L’innografia nei secoli V e VI.
Prudenzio
Sedulio
Ennodio
Venanzio
Bibliografia
34Atzori3.pdf
Le codex
L’hymne à la Vierge Marie Le genre, la structure et la mét
Analyse du texte. Le responsorius
La narration et les sources
Conclusion
Psalmus Responsorius
Bibliographie
35Heim3.pdf
Bibliographie
36Squillante3.pdf
Bibliografia
38Arnold3.pdf
Les cantiques de Luther : une louange au Dieu sauveur
L’impact des cantiques de Luther
Bibliographie
39Weeda3.pdf
L’hymne protestante
Le Psautier de Calvin
Luther et la musique
L’hymne dans l’œuvre d’un maître protestant
L’hymne dans les Églises anglo-américaines
Bibliographie
41Lefevre3.pdf
Marien-Hymnen
Parodische Hymnen
Literatur
Index1.pdf
A
B
C
D
E
F
G
H
I
J
K
L
M
N
O
P
Q
R
S
T
U
V
Z
Table mat.pdf
Première partie
La naissance de l’hymne dans le monde antique
Éloge et célébration du Logos : étude des versets en « nous 
dans le prologue du quatrième évangile (Jn 1, 14-18) 31
Deuxième partie
L’hymne grec, des origines à l’antiquité tardive
Apparition de nouvelles formes poétiques dans l’hymnologie
Hymne en vers ou hymne en prose ? L’usage de la prose dans
Sur une possible destination de l’hymne aux dieux chez l’Em
L’Hymnodie secrète du Corpus Hermeticum (13, 17) et le Can
Les Hymnes de Synésios de Cyrène : chronologie, rhétorique
La technique de composition dans les Hymnes de Syméon le No
Troisième partie
L’hymne dans l’antiquité romaine et chrétienne
Quatrième partie
Présence de l’hymne antique dans les lettres et les arts au

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L’hymne antique et son public

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RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée Par Gérard Freyburger et Laurent Pernot

Volumes parus 1 Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Gérard Freyburger et Laurent Pernot. 2 Corpus et prières grecques et romaines. Textes réunis, traduits et commentés, par Frédéric Chapot et Bernard Laurot. 3 « Anima mea ». Prières privées et textes de dévotion du Moyen Age latin, par Jean-François Cottier. 4 Rhétorique, poétique, spiritualité. La technique épique de Corippe dans la « Johannide », par Vincent Zarini. 5 Nommer les Dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité. Textes réunis et édités par Nicole Belayche, Pierre Brulé, Gérard Freyburger, Yves Lehmann, Laurent Pernot, Francis Prost. 6 Carmen et prophéties à Rome, par Charles Guittard.

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RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée par Gérard Freyburger et Laurent Pernot

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L’hymne antique et son public

Textes réunis et édités par Yves Lehmann

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© 2007

FHG, Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2007/0095/138 ISBN 978-2-503-52464-1 Printed in the E.U. on acid-free paper

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PRÉFACE

Après s’être intéressée, notamment, à la prière (volumes 1, 2, 3 et 6) et à la nomination (volume 5), la collection « Recherches sur les Rhétoriques Religieuses » (RRR) poursuit ses investigations sur les formes d’expression constitutives du fait religieux, avec cette fois une étude approfondie du genre de l’hymne. Quarante et un spécialistes français, italiens et allemands examinent ici la question à travers les sources védiques, hébraïques, grecques et latines. Centrée sur l’Antiquité, la recherche prend en compte des prolongements de la Renaissance et de la Réforme. Dans sa richesse et son unité, ce fort volume aboutit à d’importantes conclusions sur le rôle central joué par l’hymne dans le rapport que les hommes entretiennent avec leurs dieux. Païen ou chrétien, rituel ou artistique, en vers ou en prose, sérieux ou parodique, parlé ou chanté, l’hymne est omniprésent dans les mondes anciens, et l’on imagine mal une religion qui se passerait de cet acte de louange et de dévotion. À la fois forme littéraire, pratique sociale et schéma mental, l’hymne fut un des langages majeurs des religions antiques et il continue d’occuper une place de choix dans la modernité. Au nom de tous les auteurs qui ont contribué à ce volume, nous voulons dire notre profonde gratitude à M. Marc Philonenko, membre de l’Institut, qui fut l’instigateur du projet intellectuel et le fit bénéficier de ses précieux conseils. Nous remercions vivement Yves Lehmann, doyen de l’UFR des Lettres de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, qui a recueilli et édité avec brio ces textes. Plusieurs collègues membres de l’Institut et professeurs au Collège de France honorent cet ouvrage de leur signature et nous leur en sommes particulièrement reconnaissants : M. Jacques Jouanna, Président de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 2006, MM. Jean-Pierre Mahé, Marc Philonenko, John Scheid. Jean Irigoin, emporté par une cruelle maladie, n’a malheureusement pas pu voir la publication de ce livre auquel il avait donné une contribution magistrale : nous le dédions à sa mémoire. Gérard FREYBURGER & Laurent PERNOT

Avant-propos

Les 18, 19 et 20 octobre 2004 s’est tenu à l’Université Marc Bloch/ Strasbourg II un colloque international sur « L’hymne antique et son public », initiative du Centre d’Analyse des Rhétoriques Religieuses de l’Antiquité dirigé par MM. les Professeurs Gérard Freyburger et Laurent Pernot. De fait, cette manifestation scientifique – dont le thème avait été suggéré par le Professeur Marc Philonenko, de l’Institut – s’inscrivait dans le cadre des programmes de recherche « Nommer les dieux » et « Culture d’assemblée » – réalisés le premier sous les auspices de la Maison interuniversitaire des Sciences de l’Homme-Alsace, le second en partenariat avec de l’Università Federico II de Naples et aussi dans le cadre des relations avec de l’Albert-Ludwigs-Universität de Fribourg-en-Brisgau. Il s’agissait en l’occurrence d’examiner principalement la dimension sociologique de l’hymne dans l’Antiquité – tant il est vrai que cette forme suprême d’éloge qui constitue un rite social plutôt qu’un genre littéraire ressortit, depuis les origines jusqu’à l’époque chrétienne, à une célébration collective de personnes et de choses par des communautés ou des groupes aussi bien religieux que civiques. Car, s’il existe bon nombre d’études consacrées à l’hymne dans les littératures anciennes, force est de constater qu’aucune synthèse n’avait encore essayé d’embrasser – dans une perspective comparatiste et critique – l’ensemble du domaine de l’Antiquité avec ses composantes égyptienne, orientale, grecque, romaine et byzantine. Mais il y a plus : on s’est intéressé également au Fortleben, à la survie de l’hymne antique à la Renaissance comme aux temps modernes. Il convenait en effet de souligner la continuité, par delà la grande rupture entre christianisme et paganisme, d’une tradition poético-encomiastique relative à la glorification des êtres supérieurs. * * * En tout état de cause, cette enquête philologique et religieuse se devait d’abord de rappeler la place prépondérante de l’hymne dans la littérature sacrée égyptienne. Inséré dans des contextes divers (Livre des Morts, papyri, stèles, parois des tombes et des temples), l’hymne

Avant-Propos

revêt en Égypte des formes multiples – qui vont de la simple formule d’adoration ou de salutation à la composition liturgique complexe. Dès les origines, il joue un rôle majeur dans les cérémonies cultuelles – interprété par le principal officiant et soutenu par des chœurs. Le plus souvent l’hymnographe respecte une structure rédactionnelle qui comporte un certain nombre de rubriques-clés : titre, nomination, enfin célébration proprement dite constituée par l’accumulation de séries d’épithètes toutes afférentes à la nature du dieu. Dans les litanies, on cherche à produire une effet quasi obsessionnel au moyen de la répétition systématique du nom divin au début de chaque verset. Quant aux grands hymnes, déjà fort élaborés au Nouvel Empire, ils atteignent quelquefois à de véritables synthèses théogoniques sur les parois des temples gréco-romains, tandis que les innombrables glorifications du Soleil ressortissent à une intense ferveur populaire. Enfin on célèbre également la personne de Pharaon ainsi que les attributs de sa puissance royale. Dans le prolongement de cet examen de l’hymnologie essentiellement opérative des Égyptiens, on a prêté attention à la dimension spéculative des hymnes védiques. Et de fait, le texte le plus ancien et le plus important du védisme se présente sous l’aspect d’un recueil d’hymnes, le Rig-Veda. Ces compositions minutieuses étaient récitées par le hotar (oblateur) préposé aux libations lors des grandes manifestations du culte. Du point de vue théologique, les hymnes évoluent dans le cadre conventionnel de la louange aux divinités du panthéon brahmanique. Un quart du Rig-Veda, soit 250 hymnes, est consacré à Indra et un cinquième à Agni. Lorsque les poètes (kavi) placent au premier rang tel ou tel nom divin, ils formulent généralement à cette occasion un principe abstrait qu’ils appellent Eka (l’Un), Aja (le Non-Né), Akshara (l’impérissable) – se situant ainsi dans une perspective résolument philosophique. Mais le centre de gravité de cette phase inchoative des recherches sur l’hymne antique et sa réception est constitué par la Bible, qui contient un certain nombre de chants religieux désignés par des termes hébreux, puis grecs (hymnos, ôdè, psalmos), tous de sens très voisin. Et de fait, dans l’Ancien Testament on en trouve plusieurs exemples, surtout à travers le Psautier. Ces chants ont été employés dans la liturgie du Temple de Jérusalem, notamment pour les sacrifices, les fêtes, les processions, et tout permet de penser que leur usage s’est étendu au domaine de la religion privée. Quant au Nouveau Testament, il atteste que Jésus et les siens possédaient une connaissance intime des Psaumes, dont l’inspiration affleure au début

IV

Avant-Propos

de l’évangile de Luc dans les cantiques de Marie (1, 46-55 : Magnificat), de Zacharie (1, 68-79 : Benedictus) et de Syméon (2, 2932 : Nunc dimittis). Les premiers chrétiens ont interprété des hymnes soit individuellement (Jc 5, 13), soit collectivement au cours de leurs réunions de prière (1 Co 14, 26) – qu’il s’agisse de cantiques faits de réminiscences vétérotestamentaires ou de créations nouvelles, et les épîtres pauliniennes exaltent la noblesse de ces formes chantées d’action de grâces (Ep 5, 19 ; Col 3, 16). Enfin on rencontre maints fragments hymniques dans l’Apocalypse de Jean, et les exégètes s’emploient à en découvrir d’autres ailleurs comme en Ep 1, 3-14 ou 1 Tm 3, 16. Il reste que cet essai pluriel sur la destination de l’hymne antique ne pouvait faire l’économie au préalable d’une mise au point terminologique. Dans un exposé sur la morphologie musicale archaïque Platon définit les « hymnes » en les distinguant des « thrènes » (lamentos funèbres), des « péans » (chants solennels et polyphoniques en l’honneur d’Apollon), des « dithyrambes » (poèmes lyriques à la louange de Dionysos) et des « nomes » (airs de chant avec accompagnement de cithare) : « Et une espèce de chant était constituée alors par des prières aux dieux, auxquelles on donnait le nom d’hymnes » (Lois, 700 b). Les hymnes proprement dits sont donc les anciens chants sacrés monodiques, généralement en hexamètres dactyliques, autrefois entonnés par un chantre unique, dont les fonctions sont religieuses : de fait, ils se caractérisent par l’invocation aux dieux. À preuve les hymnes orphiques (au maître de l’éther et de l’Hadès), les hymnes homériques (à Apollon, à Déméter, à Hermès ou à Aphrodite), les hymnes liturgiques et sacrificiels, plus tard les hymnes philosophiques tel celui adressé à Zeus par le stoïcien Cléanthe, ou encore, dans d’autres aires cultuelles, les psaumes de David. Car, si le poète est réellement un « enthousiaste » comme l’entend l’Ion de Platon, force est d’admettre que son chant appartient aux dieux qui l’inspirent. C’est ainsi que les épopées homériques ou la Théogonie d’Hésiode s’ouvrent par une invocation gratulatoire aux Muses qui chantent en personne le chant hymnique. * * *

V

Avant-Propos

Toute tentative d’investigation relative à la genèse de l’hymne dans l’Antiquité classique s’ouvre nécessairement par une analyse raisonnée du recueil des hymnes pseudo-homériques qui regroupe 33 poèmes célébrant des divinités diverses. Les plus beaux de ces hymnes ont dû être composés au VIIe et au VIe siècles. Ce sont l’Hymne à Apollon, l’Hymne à Hermès, l’Hymne à Aphrodite et l’Hymne à Déméter. Ces quatre hymnes comptent chacun plusieurs centaines de vers et comprennent, outre les parties obligées (appel au dieu et prière finale), de longs développements narratifs qui les distinguent des autres hymnes – simples éloges divins. L’Hymne à Apollon chante la naissance du dieu à Délos et se prolonge par une suite pythique afférente à l’installation de son sanctuaire à Delphes ; l’Hymne à Hermès expose avec humour l’enfance du dieu et le vol des troupeaux d’Apollon par le jeune Hermès ; quant à l’Hymne à Aphrodite, il évoque la séduction du jeune Anchise par la déesse – sur le modèle littéraire de la scène de séduction de Zeus par Héra au chant XV de l’Iliade ; enfin l’Hymne à Déméter raconte la fondation des mystères d’Éleusis par la déesse. En deuil et en colère, Déméter était partie à la recherche de sa fille Coré, enlevée par Hadès, le dieu des Enfers. Les souverains d’Éleusis l’avaient accueillie au cours de ses pérégrinations. En reconnaissance, après avoir essayé en vain d’immortaliser leur jeune fils, elle y fit établir un temple et y instaura des « mystères » marqués du sceau du secret. Ce secret est resté bien gardé et les hypothèses sur le contenu de l’initiation foisonnent. Les seules certitudes portent sur la dimension existentielle, le symbolisme agraire et le caractère visuel de la révélation qui procurait aux initiés l’espérance d’une vie meilleure dans l’au-delà. Pourtant c’est une chose communément admise que les débuts de l’hymnique en Grèce coïncident avec l’apparition au cours du VIIe siècle av. J.-C., dans l’île de Lesbos, des premières monodies, c’est-àdire de poèmes chantés en solo et dont l’un des promoteurs fut Terpandre qui s’illustra à Sparte. Mais les représentants les plus célèbres de ce genre poétique et musical ont été Alcée et Sappho. Le premier écrivit des hymnes aux dieux – comparables, pour l’inspiration, aux Hymnes homériques et fondés sur des récits mythiques. On a conservé des éléments de ses hymnes à Apollon, à Hermès et aux Dioscures. Le contenu de ce dernier surtout se laisse déduire d’un papyrus qui en a transmis la moitié. Il s’agit d’un hymne « clétique », autrement dit d’un appel pressant à l’épiphanie des deux divinités. Conformément aux lois du genre, il s’ouvre par une présentation des divinités avec mention de leur lieu d’origine (le

VI

Avant-Propos

Péloponnèse), de leur généalogie (fils de Zeus et de Léda) et de leur nom (Castor et Polydeukès). Les deux strophes suivantes évoquent l’action protectrice de ces dieux qui écartent des mortels « la mort glaçante … en voltigeant au sommet des navires » et « brillent au loin … apportant au noir vaisseau la lumière au milieu de la nuit ». De même Sappho composa des Hymnes. Pourtant une simple comparaison du fameux Hymne à Aphrodite avec l’Hymne aux Dioscures d’Alcée permet de mesurer l’abîme qui sépare les deux œuvres. Tant il est vrai que l’originalité de l’hymne sapphique réside moins dans une présentation objective des qualités de la déesse que dans une mise en scène éminemment subjective de la poétesse de Lesbos et de ses passions amoureuses. De même chez Pindare l’éloge des athlètes vainqueurs aux Jeux, ou épinicie, se révèle indissociable d’un hymne aux dieux et aux héros – comme dans les Olympiques, qui introduisent, après Stésichore, des formes (périodes inégales, épodes) et des rythmes plus variés. « Quel dieu, quel héros, quel homme chanterons-nous ? » : ce vers de la IIe Olympique vaut programme. Et de fait l’éloge s’opère à trois niveaux : divin, héroïque et humain. La pièce chante les dieux olympiens, dispensateurs de toutes grâces, qui accordent le succès à l’athlète et le don des hymnes au poète ; le héros dont la gloire ancienne se revivifie sous l’effet de la victoire présente ; enfin le vainqueur, dont la prouesse appelle l’hymne de louange – seul susceptible de pérenniser l’éclat de la victoire. Le mythe auquel renvoient la plupart des odes pindariques, par l’osmose qu’il crée entre le présent de la victoire et le passé légendaire, arrache l’exploit à la contingence, le soustrait au temps. Le héros du mythe apparaît en effet comme le double surhumain du vainqueur : dans l’Olympique I le triomphe de Pélops annonce la victoire de Hiéron et lui confère sa pleine signification. En établissant des liens avec l’univers héroïque, le mythe hisse la victoire célébrée sur le plan de l’éternel et fait accéder le vainqueur à une forme d’immortalité littéraire. Ainsi, en dépit de son caractère circonstanciel, l’épinicie se charge de valeurs intemporelles. Il n’empêche qu’une partie essentielle des travaux a été consacrée à l’hymnique tragique grecque telle qu’elle s’exprime dans le lyrisme choral. Car chacun sait que le chœur, qui représente des personnes étroitement intéressées à l’action en cours et à son issue, prend du recul par rapport à elle. En particulier dans les moments où des accès de terreur ne le paralysent pas, on le voit qui s’interroge. Il recherche alors les causes, s’efforce de comprendre et surtout s’adresse aux dieux – introduisant ainsi dans la pièce comme une dimension de plus,

VII

Avant-Propos

surnaturelle et métaphysique. Significatif à cet égard s’avère, dans l’Agamemnon d’Eschyle, le chant d’entrée du chœur dont la partie centrale est occupée par une sorte d’acte de foi en la justice de Zeus. Et de fait, c’est le nom même du roi des dieux qui éclate soudain au début de la strophe : « Zeus ! Quel que soit son vrai nom, si celui-ci lui agrée, c’est celui dont je l’appelle » ; et la loi de Zeus est affirmée dans toute sa rigueur : cette loi proposée aux hommes se résume à « souffrir pour comprendre » (v. 177). Tout se passe donc comme si le chœur ne se contentait pas d’annoncer une catastrophe (en l’occurrence le meurtre d’Agamemnon), mais cherchait aussi à en fournir un essai d’explication théologique. Pareillement on trouve chez Sophocle des chœurs qui comptent parmi les plus beaux du théâtre grec. C’est ainsi qu’Œdipe à Colone, sa dernière pièce et qui ne parut qu’après sa mort, contient un chant sublime à la gloire d’Athènes – d’une cité où il fait bon vivre et dont la flotte reste glorieuse. À côté de ces hymnes profanes on relèvera également une série d’hymnes sacrés, empreints d’un sentiment profond de la majesté divine. Car les dieux, selon cet auteur, représentent des êtres d’exception, soustraits à la fois au mal et au devenir. Comme le dit le chœur dans Antigone : « Zeus, quelle superbe d’homme briserait ta puissance que ne dompte jamais le fascinant sommeil ni les infatigables mois des dieux ? Sans vieillir tu détiens en maître l’éclat resplendissant de l’Olympe » (v. 604-610). Il est même surprenant de constater avec quelle insistance Sophocle relève cette négation du temps et du changement qui constitue, à ses yeux, la caractéristique de l’ordre divin. Et en effet le chœur d’Œdipe roi s’exprime en termes quasi identiques lorsqu’il s’écrie : « Mon lot à moi puisse-t-il être de garder la pureté sainte des actes et des paroles dont les lois, nées dans le ciel éthéré, siègent sur les hauteurs. L’Olympe seul est leur père. Aucun être mortel ne les a engendrées. Jamais l’oubli ne les endormira. Un grand dieu les habite et qui ne vieillit pas » (v. 863871). D’une manière générale, Sophocle prête au chœur un respect inconditionnel de la souveraineté divine telle qu’elle se manifeste notamment par les oracles. Tant il est vrai que, pour lui, les hommes n’ont pas à comprendre, mais à croire. Ceux qui fustigent les devins – comme Œdipe – et ceux qui contestent la validité des oracles – comme Jocaste – subissent bientôt en retour quelque échec retentissant. C’est pourquoi le chœur, bien loin de partager de tels doutes, proclame son indignation et son inquiétude : « Puissant Zeus, si comme on dit tu es le maître de tout, que rien n’échappe à ton pouvoir immortel, car on abroge, on abolit les prophéties faites au

VIII

Avant-Propos

vieux Laïos. Les honneurs d’Apollon disparaissent. Tout le divin s’en va » (v. 903-910). En marge de ces études sur l’hymnique théâtrale grecque, on s’est attaché à commenter l’ambivalence du rôle de l’hymne dans les comédies d’Aristophane – tour à tour liturgique et parodique au sein d’une même pièce. C’est ainsi que dans le dernier stasimon des Thesmophories (v. 1136-1159) le chœur des femmes athéniennes en transe lance rituellement des appels répétés et pressants à l’épiphanie divine des deux Thesmophores (Déméter et Perséphone) et à celle d’Athéna en tant que patronne de la cité ; à l’inverse, on ne manquera pas de considérer comme un pastiche le bloc de prières formulées aux vers 295-371 par ces femmes qui, au second jour des Thesmophories, se sont réunies à l’intérieur du Thesmophorion pour délibérer sur le châtiment à infliger à leur ennemi Euripide, constituant ainsi une Assemblée du Peuple parallèle. Art de la déformation caricaturale que l’on retrouve également chez les auteurs latins – à preuve les parodies d’hymnes dans le théâtre de Plaute, dont il convient de souligner d’emblée le caractère enjoué et inoffensif. C’est ainsi que trois cantica d’une scène fameuse du Charançon se présentent comme des pastiches burlesques d’hymnes romains. - Tandis qu’il arrose de vin les battants de la porte de sa bienaimée, le jeune homme Phédrome psalmodie : Agite, bibite, festiuae fores, potate, fite mihi olentes propitiae (v. 88 sq.). Cette exhortation allitérante ressemble à des prières sérieuses, par exemple à celle qui figure sur une inscription de Rome : Harum rerum ergo macte hac agna femina immolanda estote fitote uolentes propitiae p. R. Quiritibus (cf. C.I.L., VI, 32323). Mais elle vise manifestement à divertir, comme l’attestent les plaisanteries dont la ponctue l’esclave Palinure au vers 90. - Attirée par l’odeur de la libation de Phédrome, la servante Lééna, une vieille ivrognesse, sort de chez le marchand de filles et entonne un amusant cantique de louange, où elle identifie le vin à Dionysos : Flos ueteris uini meis naribus obiectust ; eius amor cupidam me huc prolicit per tenebras. Vbi ubi est, prope me est. Euax ! habeo. Salue, anime mi, Liberi lepos ; ut ueteris uetusti cupida sum ! Nam omnium unguentum odor prae tuo nauteast. Tu mihi stacta, tu cinnamum, tu rosa, tu crocinum et casia es, tu telinum.

IX

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Nam ubi tu profusu’s, ibi ego me peruelim sepultam. Sed quom adhuc naso odos obsecutust meo, da uicissim meo gutturi gaudium. Nil ago tecum ; ubi est ipsus ? ipsum expeto tangere, inuergere in me liquores tuos, sine, ductim. Sed hac abiit, hac persequar (ibid., v. 96-109).

L’éloge extatique de la boisson qu’elle adore confine à l’hymne authentique notamment par le salue du quatrième vers, par le dithyrambe à la deuxième personne et l’anaphore du pronom tu dans les sixième, septième et huitième vers. - Lééna rentre dans la maison, Phédrome s’approche alors de la porte et se met à chanter : Pessuli, heus pessuli, uos saluto lubens, uos amo, uos uolo, uos peto atque obsecro, gerite amanti mihi morem, amoenissumi ; fite causa mea ludii barbari, sussilite, obsecro, et mittite istanc foras, quae mihi misero amanti ebibit sanguinem (ibid., v. 147-152).

Plutôt que les sérénades données par les amoureux près des logis de leurs belles ou le paraclausithyron cher aux poètes élégiaques, ce couplet parodie en effet les prières et plus spécialement les incantations magiques. Comme il arrive dans les époques où la responsabilité politique s’estompe, les questions d’expression littéraire s’avèrent primordiales en Grèce sous l’Empire et la rhétorique devient alors un élément essentiel de la vie tant individuelle que sociale. On sait que dans la seconde sophistique – marquée par le triomphe d’une rhétorique de la célébration sur la rhétorique de la confrontation – l’éloquence épidictique est omniprésente. De fait, sa vocation principale est de renforcer l’adhésion du public à des valeurs unanimement admises et reconnues comme telles. Dieux, souverains, notables, institutions : elle loue ce que tous s’accordent ou du moins devraient s’accorder à respecter. En particulier l’éloge divin – appelé génériquement « hymne » – y tient une place considérable au niveau de la réflexion théorique. On songe ici au traité de « Ménandre le Rhéteur » qui définit une véritable topique de l’hymne rhétorique articulée autour de trois rubriques : nature, naissance, pouvoir et bienfaits – auxquelles il convient d’ajouter certaines catégories annexes (culte et désignation onomastique). À cet égard l’exemple d’Aelius Aristide est particulièrement significatif. Dans sa glorification de l’ordre établi, le « sophiste » de

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Smyrne inclut ainsi les dieux. Il affirme même, dans le prologue de l’Hymne à Sarapis, avoir inventé en leur honneur le genre de l’hymne en prose. De fait, on lui doit dix Hymnes consacrés aux divinités traditionnelles de l’Olympe (Zeus, Athéna, Dionysos, Poséidon et Héraclès), à Asclépios, à ses fils et à son puits, à Sarapis ou à la mer Égée. Comme leurs homologues en vers, ces hymnes en prose composés sur injonction de la divinité comportent toujours une invocation, une partie centrale qui recense les vertus ou les hauts faits de la divinité ainsi qu’une prière finale. S’ils répercutent maints thèmes mythologiques obligés (l’Hymne à Dionysos comprend une évocation de la naissance merveilleuse du dieu et de ses liens avec les autres Olympiens), ils contiennent aussi quelquefois des développements plus philosophiques sur la création de l’univers et la providence divine : l’Hymne à Zeus fait de son destinataire divin le créateur de tout ce qui existe et le bienfaiteur de l’humanité. Également très marqués par les méthodes de pensée et les techniques d’expression des rhéteurs, les hymnes en prose de l’empereur Julien À la Mère des dieux (VIII) et À Hélios Roi (XI) ne se réduisent pas pour autant à un catalogue des topiques de l’éloge divin. L’Hymne à la Mère des dieux prétend communiquer une expérience mystique et dire « des vérités indicibles… et des secrets interdits et ineffables » (VIII, 158 d). Julien y fait une grande place à l’interprétation allégorique des rites et des mythes dans le droit fil de Jamblique et du néoplatonisme. Le parèdre de Cybèle, Attis, devient ainsi « le créateur immédiat du monde matériel » (VIII, 175 a). L’Hymne à Hélios Roi qui traite de « l’essence du Dieu et de son origine, de ses capacités et de ses effets, visibles et invisibles » (XI, 132 b) traduit une volonté de hiérarchisation du panthéon païen sous la direction d’un dieu qui, à l’instar du souverain byzantin, « rassemble dans l’unité, autour de son essence indivisée, une multitude de dieux » (XI, 151 a). Mais il exprime aussi l’amour passionné de Julien pour les rayons du dieu et s’achève par une prière où la mort et le souci de l’au-delà prennent le pas sur les préoccupations terrestres. Mais cette propension au mysticisme caractérise aussi l’hymne philosophique de la Spätantike, dont le discours savant et érudit connaît une sorte de transmutation par rapport à ses modèles rhétoriques. Tant il est vrai que la littérature des commentateurs néoplatoniciens d’Aristote se présente souvent comme un « hymne » au cosmos, au démiurge, aux classes divines. On ne s’étonnera donc pas si la société à laquelle s’adresse l’hymne, dans un tel contexte, se

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définit par un triangle constitué de la subjectivité de l’auteur, de ses destinataires divins et de ses destinataires humains (élèves, lecteurs, adversaires…). Parallèlement au lyrisme exégétique des interprètes de l’œuvre du Stagirite on assiste depuis le IIe siècle apr. J.-C. à l’essor d’un courant théosophique, l’hermétisme – dont la littérature (faite de révélations divines sur l’univers, l’homme et l’âme, le salut ainsi que la piété) exploite toutes les ressources de la rhétorique religieuse : dialogues, prédications, arétalogies et prières. C’est pourquoi il importait au plus haut point de scruter le sens et la portée des hymnes hermétiques – indissociables des rites d’initiation dont ils constituent le couronnement. On sait que le Corpus Hermeticum ressortit à un ensemble de spéculations de caractère indubitablement initiatique. En particulier le XIIIe traité apparaît comme un logos sur la régénération. L’initiation proprement dite consiste dans la transmission d’un logos – opération mystérique destinée à dépouiller le vieil homme et à engendrer, corrélativement, un homme nouveau (XIII, 21). Du reste, cette renaissance spirituelle est une grâce de la miséricorde divine (ibid., 8 et 10), obtenue par les prières et la piété. Elle est déterminée aussi par l’observance d’un « religieux silence » (ibid., 8) et par une purification (ibid., 7, 8, 15). En tout état de cause, l’initiation hermétique vise à édifier le Verbe dans l’esprit du candidat (ibid., 8). Désormais Dieu habitera en l’homme qui se reconnaîtra comme dieu, fils de Dieu (ibid., 2). Il s’agit là d’une « genèse en Dieu » (ibid., 6). Tant il est vrai que cet homme nouveau naît en Dieu du « vouloir de Dieu » qui insémine la sagesse divine « en silence » (ibid., 2). Le myste, qui s’est défait des inclinations de sa nature corrompue, se trouve régénéré physiquement et spirituellement : dès lors, c’est un autre qui vit en lui. L’absorption de l’influx divin produit chez l’adepte une illumination. En effet, il voit et il est lui-même vu, parce qu’il est source de lumière. Et la consécration s’achève précisément en actions de grâces, eulogie ou hymne d’acclamation (ibid., 15-21). * * * Force est de constater que la critique moderne n’a prêté que peu d’attention à l’hymne dans la poésie latine païenne, alors que la laus Dei chrétienne a fait l’objet d’études aussi abondantes que savantes. Paradoxalement, l’héritage transmis par la tradition hymnographique romaine – et qui constitue le fondement de l’hymne chrétienne – est resté dans l’ombre. Un des apports scientifiques majeurs de ce

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colloque a donc été l’examen des diverses configurations poétiques qu’a revêtues l’hymne au cours de quelque huit siècles de littérature latine, depuis les origines jusqu’à la basse époque impériale. La matière elle-même s’articulait autour de quatre axes de recherche : l’hymne dans la poésie latine archaïque (des premiers carmina aux caricatures plautiniennes), l’hymne dans l’élégie romaine de la fin de la République et des débuts de l’Empire, l’hymne dans les grands genres littéraires du Haut-Empire (théâtre, épopée, roman), l’hymne dans l’Antiquité romaine tardive (du Peruigilium Veneris aux carmina Latina epigraphica). Parmi les conclusions positives auxquelles ont abouti ainsi les travaux des latinistes il convient de relever la définition de la structure intégrée de l’hymne romain – son absence d’autonomie, sa totale dépendance envers des formes littéraires qui en constituent le support : l’hymne initial de la poésie didactique, l’hymne philosophico-mystique d’un Cicéron, l’hymne romanesque, l’hymne choral des tragédies de Sénèque, l’hymne élégiaque de l’époque augustéenne ou encore l’hymne épique (de Virgile à Claudien). L’autre grand enseignement qui a été tiré de ces débats est la mise en évidence d’un processus de laïcisation du substrat religieux de l’hymne – qui perd sa fonction cultuelle primitive au profit d’un rôle purement laudatif. On mentionnera ici les poèmes de Catulle au passer et à Sirmio (2 et 31), les odes d’Horace à la lyre, à l’amphore et au fons Bandusiae (I, 32 ; III, 21 ; III, 13) ainsi que certaines élégies amoureuses et étiologiques d’Ovide (Fastes, IV, 85-116 ; V, 663-690 ; Amours, III, 10). De cette sécularisation de formes cultuelles procède directement la louange adressée à l’empereur sous l’aspect d’un hymne. La célébration d’Auguste dans les Géorgiques et dans certaines odes d’Horace signifie non seulement un élargissement du thème religieux et sa transformation en un éloge rhétorique. Elle marque aussi le commencement d’une grande efflorescence de laudes pour des êtres humains qui connaît une consécration définitive dans le panégyrique de la fin de l’Antiquité. Exercice spirituel autant que pratique cultuelle – dont le premier exemple historiquement attesté à Rome est le Carmen saeculare d’Horace, composé à l’occasion de la célébration par Auguste des Jeux séculaires de 17 av. J.-C. et chanté le 3 juin par un chœur de 27 jeunes garçons et 27 jeunes filles d’abord au Palatin, puis au Capitole. Dans le poème lui-même se reflète un mélange de mystique romaine et d’hellénisme. C’est ainsi qu’Apollon – associé aux puissances archaïques de Vie et de Mort qui protègent la fécondité (Lucine, Ilithye, les Parques) – est surtout l’artisan du destin qu’il prédit. Le

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fatalisme des Parques, héritage grec, se combine, dans cet hymne à finalité double : gratulatoire et propitiatoire, avec le prophétisme sibyllin. Car le dieu personnel d’Auguste est devenu le patron de la puissance romaine ; après avoir rappelé la légende troyenne, la venue d’Énée et l’« illustre descendant d’Anchise et de Vénus », le poète s’adresse au « dieu augure » en lui demandant expressément d’accorder à Rome « un nouveau siècle de bonheur encore meilleur » (CS, 66-68). Ainsi naissait dans l’Vrbs une forme littéraire promise à un brillant avenir – témoin les Panégyriques de Claudien incorporés au recueil des Carmina maiora et publica et dont l’unité d’inspiration réside, comme on sait, dans la volonté du poète latin de défendre et illustrer la politique du régent Stilicon. Et de fait il prononça son premier poème, le Panégyrique pour le consulat d’Olybrius et Probinus, en 395 – appliquant ainsi à la poésie un genre traditionnellement conçu en prose. L’année suivante, il récita le Panégyrique pour le troisième consulat d’Honorius (auquel fera écho en 404 un discours homologue pour le sixième consulat du même empereur) ; en 399, le Panégyrique pour le consulat de Manilius Theodorus (ami néoplatonicien d’Ambroise) ; en 400, le Panégyrique pour le consulat de Stilicon – en l’honneur du protecteur de l’Occident et vainqueur d’Alaric, devenu à ses yeux une sorte de héros mythique à l’image d’Énée ; derrière lui en effet c’est la Romanité tout entière qui surgit, orgueilleuse et vengeresse, contre les empiètements des Barbares et les prétentions de l’Orient. Il apparaît donc qu’avec Claudien le panégyrique emprunte naturellement ses thèmes et ses procédés à l’épopée – préfiguration des discours politiques en vers qui seront en vogue au XVIe siècle. L’intérêt pour les conditions de diffusion et de propagation de la foi nouvelle a conduit les spécialistes à traiter la question du rôle de l’hymne dans le paléochristianisme. On sait qu’en 111 Pline le Jeune, alors gouverneur du Pont-Bithynie, rapporte à l’empereur Trajan (cf. Lettres, X, 96, 7) que les chrétiens ont affirmé se réunir à jour fixe (le dimanche ?) avant le lever du soleil pour « chanter entre eux alternativement un carmen au Christ comme à un dieu ». Tout donne à penser (en particulier une réinterprétation par Tertullien) qu’il s’agit là d’un hymne plutôt que d’une formule sacrée comme celle prononcée au baptême. En tout état de cause, on connaît plusieurs hymnes de cette époque – notamment des hymnes grecques telles que l’hymne du matin Gloria in excelsis et l’hymne du soir Phôs hilaron (« Lumière joyeuse »). Le succès de ces hymnes auprès de la masse des croyants

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en fait l’enjeu de controverses doctrinales – entre autres du prosélytisme gnostique. D’où, par réaction d’orthodoxie, l’engouement des moines du IVe siècle pour le chant des Psaumes, qui constituent l’hymnique de la Parole divine. Par ailleurs, les grands créateurs d’hymnes au IVe siècle sont très impliqués personnellement dans le combat pour l’orthodoxie par le chant populaire. C’est ainsi qu’en Orient Ephrem le Syrien composa des madrasche, des « hymnes à chanter », en strophes inégales coupées par un refrain, dont l’influence s’exerça jusqu’à Byzance sur les hymnes didactiques de Romanos le Mélode ; de même, en Occident, Ambroise de Milan établit un type d’hymne à strophes de quatre vers équivalents à des octosyllabes qui fut par la suite le plus employé. Mais surtout, lorsqu’en 386 l’impératrice Justine voulut attribuer une église de Milan à un évêque arien, Ambroise ordonna à ses fidèles d’occuper la basilique Porciana, maintint jour et nuit l’enthousiasme collectif en faisant chanter à la foule psaumes et hymnes (conformément à la coutume de l’Église grecque) et obligea ainsi l’impératrice à céder devant cette force nouvelle : la résistance passive. Et c’est dans le sillage immédiat de ces pièces poétiques et musicales que s’inscrit l’hymnique lyrique d’un Prudence. On sait que le Cathemerinon se compose de douze hymnes centrées, chacune, sur un ou plusieurs récits bibliques. Les six premières sont consacrées aux heures de la journée : matin (I-II), midi (III-IV), soir (V-VI) ; les six autres aux trois grands temps de l’année liturgique : Carême (VIIVIII), Pâques (IX-X), Noël (XI-XII). Livre de prière pour les heures du jour et l’année liturgique, le Cathemerinon s’inspire de l’hymnique ambrosienne, tout en restant fidèle à la grande tradition du lyrisme romain. De même, le second poème lyrique de Prudence, le Peristephanon (le Livre des couronnes) – qui ressortit à la diffusion du culte martyrial sous l’impulsion d’Ambroise et de Damase – est constitué de quatorze hymnes où Prudence exalte l’héroïsme des chrétiens suppliciés et leur triomphe céleste. La plus remarquable est assurément l’Hymne X en l’honneur de saint Romain d’Antioche (mort au cours de la dernière grande persécution) – pièce que l’auteur lui-même qualifie de « tragédie ». Mais force était de mettre en relief également la dualité fondamentale de l’hymnodie chrétienne du IVe siècle. Car à travers elle s’effectue la soudure de deux traditions qui ont fini par se rejoindre : celle de l’hellénisme et celle du christianisme proprement dit – comme en témoignent les Hymnes de Synésios de Cyrène. Il suffit à cet égard de rappeler que pour l’évêque philosophe le

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« premier Principe », « intelligence des intelligences » (cf. Hymnes, II, 231), est aussi un Dieu sensible au cœur (cf. ibid., I, 528-535 ; III, 31). Syncrétisme qui sous-tend même le traitement de thèmes spécifiquement chrétiens comme l’Ascension du Ressuscité dans l’Hymne VIII. En particulier le prologue de la pièce – la Descente aux Enfers – se fonde sur un rapprochement de l’histoire de Jésus avec la théologie héracléenne telle qu’elle avait été lentement élaborée par les stoïciens d’abord, puis, à des fins polémiques, par les philosophes néoplatoniciens, et dont Marcel Simon a eu naguère le mérite d’analyser les multiples aspects dans une monographie intitulée Hercule et le Christianisme (Strasbourg-Paris, 1955). C’est ainsi qu’à une donnée historique encore récente, « le fait du Christ », Synésios a voulu ajouter le prestige d’une légende maintes fois illustrée par les philosophes, les artistes et les poètes. Tant il est vrai que pour lui la mythologie grecque représente un livre de symboles toujours ouvert, une version profane en quelque sorte de l’Ancien Testament, expressive au plus haut point de ce que Simone Veil a dénommé des « intuitions préchrétiennes » (titre de son maître livre publié en 1951). Une dernière question se pose concernant ces Hymnes : se prêtaient-ils à une utilisation liturgique ? Quoique constitué pour l’essentiel par les oraisons solitaires d’une âme fermée au monde, le recueil synésien comprend quelques rares pièces qui impliquent la participation d’un public, voire la célébration d’un rituel. C’est le cas de l’Hymne VI, véritable cantique de l’Épiphanie où intervient une deuxième forme du pluriel (cf. v. 26 : « apportez vos présents ») adressée manifestement à une assemblée de fidèles. En somme tout se passe comme si l’hymne poétique latin ne se réduisait pas à une laus deorum ou à une laus Dei. Et de fait, sa vitalité s’exprime par la permanence et la rémanence d’un modèle structurel recréé en fonction des différents buts qu’il vise. Il est ainsi tour à tour célébration d’inspiration personnelle et autobiographique pour les lieux chers au poète (cf. Horace, Odes, III, 4 et 18), exaltation de l’empereur, louange profonde et solennelle du maître, chemin pour la découverte de la vérité, divertissement de tonalité amoureuse (chez Catulle et Ovide), illustration des beautés de la nature (par exemple dans la Moselle d’Ausone), point de départ pour la laus Vrbis : on songe ici à Sidoine Apollinaire et surtout à Rutilius Namatianus. Car on sait qu’en 416 ce Gaulois, haut fonctionnaire et ardent patriote, rentrant dans ses terres des environs de Toulouse après le passage des Wisigoths, place en tête du De reditu suo, récit en

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distiques élégiaques de son voyage, une invocation à Rome qui est un émouvant acte de foi dans l’éternité de l’Vrbs : « Écoute-moi, reine, belle entre toutes, du monde que tu as fait tien, Rome qui as reçu ta place au milieu des gloires du ciel, écoute-moi, mère des hommes et génératrice des dieux… C’est toi que je chante et que je chanterai toujours, s’il plaît aux destinées… tu as réduit les nations les plus diverses à l’unité d’une patrie… et, offrant aux vaincus de partager tes Lois, tu as fait une Ville de ce qui était avant toi l’Univers ».

Quant aux hymnes chrétiennes, on ne sait pas au juste comment elles étaient employées du temps d’Ambroise, et l’Église de Rome (hormis les monastères) n’y eut pas recours, semble-t-il, avant le XIIeXIIIe siècles. Mais, un siècle et demi après Ambroise, la Règle de Saint-Benoît prévoit qu’une hymne sera chantée à chaque Heure de l’Office. Désormais l’Office monastique, et ensuite l’Office romain, seront caractérisés par la complémentarité entre le chant biblique des Psaumes (qui occupe la plus grande place) et celui des hymnes de composition ecclésiastique. En revanche, dans la liturgie romaine de la messe, les chants du Propre sont restés exclusivement bibliques, à l’exception de l’espèce particulière d’hymne appelée séquence qui prolonge le verset de l’Alleluia et dont le missel romain a limité l’usage aux grandes fêtes ainsi qu’à la messe des morts. Mais, dès cette époque et jusqu’à la fin du Moyen Age, on n’a cessé de créer de nouvelles hymnes, notamment pour les fêtes des saints. C’est le cas de Magnus Felix Ennodius (473-521), auteur de Carmina en deux livres rassemblant à côté de pièces souvent très courtes (récits de voyage, épigrammes…) douze hymnes en l’honneur de la Sainte Vierge et des saints – dont Ambroise, auquel Ennode emprunte son schéma métrique sans atteindre toutefois à la réussite de son illustre devancier. * * * Un premier témoignage littéraire de la survivance de l’hymne antique est fourni par le développement à Constantinople – au début de ce qu’on est convenu d’appeler la troisième période de la pensée byzantine – d’une hymnologie mystique dont le représentant le plus fameux a été Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) – auteur d’un ouvrage original, les Amours des hymnes divines, écrit en grande partie en vers et qui constitue une présentation aussi profonde que personnelle de la mystique, cette quatrième dimension de l’âme humaine. La doctrine repose sur la foi en Dieu, « seule capable de

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sanctifier et de libérer l’homme » non par les œuvres, mais par la grâce divine. Pour y atteindre, la nature humaine est douée d’une « puissance d’aimer », qui s’ajoute à la raison et permet la conciliation avec Dieu. Syméon recommande l’expérience personnelle, mais nie les degrés dans l’ascension vers le divin : à la raison se substitue complètement l’esprit contemplatif, et l’auteur s’exprime ici en termes saisissants : « L’intelligence se voit unie entièrement à la lumière, à l’instant elle se replie et l’homme reste ce qu’il était avant de voir la lumière. Il saisit la lumière au-dedans de l’âme et reste en extase et, restant en extase, il voit la lumière loin de lui. Quand il revient à lui, il se trouve de nouveau dans la lumière, et ainsi il n’a plus ni paroles ni perception pour exprimer et percevoir la lumière qu’il voit ». Cette opposition de la clarté divine à l’obscurité de la raison humaine revient constamment dans l’œuvre de Syméon ; sa poésie est une aspiration vers la lumière, au sens mystique qu’il reconnaît à ce terme (« il n’est que lumière, lumière inabordable, lumière qui met tout en acte »). Son lyrisme traduit l’isolement, condition nécessaire de l’extase : « Le toit de ma cellule et le monde fuient devant la lumière et je reste seul pour communier à la seule lumière ». La doctrine de Syméon apparaît comme une sorte d’« apocalyptique » au milieu des moyens humains de connaissance (« la vision est la seule réalité ») ; plus fortement que les écrits antérieurs, elle montre les effets de l’illumination sur l’âme humaine et sa rénovation. Autre forme de résurgence de l’encomiastique biblique et chrétienne, au XVIe siècle : l’hymnologie luthérienne, dont tout montre cependant que dès le début elle ne s’est pas limitée au psautier dans sa version officielle. Car le grand mérite de Luther a été d’avoir compris qu’à Église nouvelle il fallait cantique nouveau et que la poésie psalmique ne suffisait pas à nourrir la piété chrétienne. « Chantez à Dieu un cantique nouveau », cette phrase du psaume 98, Luther l’a reprise à son compte avant de la proposer comme devise aux nombreux poètes évangéliques et aux musiciens qui travaillèrent avec lui à constituer un répertoire hymnologique original. Tant il est vrai que pour le réformateur allemand la fonction de la musique en général et de l’hymne en particulier consiste à se mettre au service de la « Parole de Dieu » – qui n’est pas fixée une fois pour toutes, mais demeure encore vivante. De même, à la Renaissance, la poésie hymnique profane n’échappe pas à l’idéologie dominante qui prône un retour aux canons esthétiques et aux thèmes gréco-latins. C’est ce que vérifient notamment les Hymnes de Ronsard, dont l’intention avouée est de

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chanter, sinon Dieu lui-même, du moins les naturalia au sens ancien du terme : au sens où, dans ses Hymni naturales, l’emploie Marulle qui, comme Ronsard, chante l’éternité, le ciel et les étoiles. On ne s’étonnera donc pas de trouver parmi eux des hymnes de Bacchus ou de Mercure. Sous le nom d’hymni naturales précisément, Ménandre le Rhéteur classe les hymnes in quibus quae sit Apollinis, uel Iouis, uel alterius Dei natura, exponitur, cuius modi Orphei multi leguntur (= « dans lesquels on définit la nature d’Apollon, de Jupiter ou d’un autre dieu, comme le font beaucoup d’hymnes d’Orphée »). Il s’agit en vérité, comme le dit l’Hymne de la Justice et comme le répétera l’Abrégé de l’Art poétique, de s’approcher, par ces dieux, de Dieu luimême, de l’épier, selon un mot cher à Ronsard, à travers « les divers effets de son incomparable majesté ». Ultime attestation et non la moindre du remploi de l’hymne antique aux temps modernes et plus spécialement à l’âge de la contreréforme : les Odes du Jésuite Jacob Balde publiées en 1643 à Munich et qui visent à prouver l’excellence d’un héros (ou d’une héroïne) moderne en le/la présentant comme la réplique d’un héros ancien. C’est ainsi que la fierté d’égaler la Rome des temps antiques pousse le poète néo-latin – dans l’Ode, II, 17 écrite en l’honneur de « vierges bavaroises » qui, au cours d’un épisode dramatique de la guerre de Trente Ans, avaient combattu avec vaillance pour « défendre leur chasteté » – à rendre un hommage particulier à l’une de ces héroïnes qu’il appelle « une Clélie teutonne ». D’une manière générale, les Lyrica de Balde se prêtent à une exploitation, jugée systématique et abusive par certains, de l’héritage latin et surtout de la mythologie considérée comme sa quintessence. Significatives à cet égard se révèlent les « Louanges de la Vierge Marie conçue sans péché » (II, 38) où comparaissent les Furies, Titan, Aethon, Phébé, Nérée, Thétis… Ces références païennes s’expliquent par la conviction profondément ancrée chez le poète, suivant laquelle les divinités, les héros et tout ce qui s’y rattache possèdent une vertu poétique incomparable. En définitive, ce Colloquium Argentoratense apparaît comme la promesse, sinon la prémisse, d’une longue série de rencontres philologiques relatives au nouvel axe de recherche créé par le C.A.R.R.A. : « Sciences humaines et sciences divines à Rome ». Yves LEHMANN

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PREMIÈRE PARTIE LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

LA DEIXIS ET L’INTER-LOCUTION DANS LES HYMNES VÉDIQUES Boris Oguibénine Pour Nataliya Yanchevskaya 2.15. Le fait que les éléments du tableau ont des rapports déterminés les uns avec les autres tient à ce que les choses se comportent de la même manière les unes vis-à-vis des autres. Cette connexion des éléments du tableau, nous la nommerons sa structure, et la possibilité de sa structure la forme de la représentation. 2.2. Le tableau a de commun avec l’objet représenté la forme logique de la représentation. 4.01. La proposition est une image de la réalité. La proposition est une transposition de la réalité telle que nous la pensons. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus

Tout acte de discours, si peu structuré soit-il, si difficile que soient à pénétrer les principes de son organisation (cas particulièrement vrai pour les hymnes védiques1), est nécessairement marqué par la présence du locuteur, sujet de l’énonciation du discours2. Ce marquage obligatoire s’effectue dans les hymnes par les pronoms personnels (unités du lexique pronominal) et par les morphèmes du

1 Les hymnes sont cités d’après l’édition de Th. Aufrecht, Die Hymnen des Rigveda, T. 12, Berlin, 1955. 2 Il convient de rappeler ici les considérations, fondamentales pour notre propos, de E. Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation », Langages, 17, mars 1970, p. 14 : « la langue est effectuée en une instance de discours, qui émane d’un locuteur […]. Le locuteur […] énonce sa position de locuteur par des indices spécifiques […] ; dès qu’il se déclare locuteur […], il implante l’autre en face de lui […]. Toute énonciation est, explicite ou implicite, une allocution, elle postule un allocutaire ». L’acte de parole a pour pivot le locuteur et au moins un destinataire ou interlocuteur. C’est surtout la deixis pronominale qui est décisive pour établir le rôle de l’ego dans le discours, v. E. Benveniste, « Sur la nature des pronoms », For Roman Jakobson, The Hague, 1956. Cf. aussi les remarques pertinentes de R.D. Perkins, Deixis, Grammar, and Culture, Amsterdam-Philadelphia, 1992, p. 100. Nous distinguerons ici l’énonciation, acte individuel d’utilisation de la langue, et l’énoncé, le résultat de cet acte (v. E. Benveniste, « L’appareil formel… », p. 12-18 et T. Todorov, « Problèmes de l’énonciation », Langages, 17, mars 1970, p. 3).

PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

système verbal du védique, qui permettent de marquer l’ego et ses interlocuteurs. On observe dans les hymnes un fait qu’il est utile d’analyser dans la perspective que nous envisageons : l’alternance permanente des marqueurs des interlocuteurs. L’hymne védique se définit comme une pièce poétique issue d’un acte de discours révélant une attitude spécifique allocutive du poète à l’égard de ses interlocuteurs humains et divins. Comme tout acte de discours, il se construit comme une interaction verbale d’où l’importance d’établir la répartition des rôles des interlocuteurs. La deixis dans la langue et dans le discours des hymnes La deixis est un moyen de localiser et d’identifier les personnes, les objets, les événements, les procès et les activités dont il est question et auxquels le locuteur se réfère dans le contexte spatiotemporel visé dans l’acte de parole. En védique, qui met au service de la deixis les pronoms personnels, ceux-ci ne s’emploient pas toujours, loin s’en faut, en co-occurrence avec les formes verbales : la personne et le nombre des agents grammaticaux sont marqués conjointement dans les formes verbales par les thèmes verbaux et les désinences personnelles : cf. RV.8.88.1 abh¡ navàmahe 1ère pl. du présent du verbe nu-, nå- « célébrer » et RV.1.33.2a £p‚d ahžü [...] patàmi « Moi je m’envole » (v. aussi ci-dessous) où la deixis sui-référentielle indiquant l’agent grammatical est exprimée doublement. L’emploi redondant modifie naturellement l’aspect pragmatique du discours des hymnes. En effet, les pronoms sujets liés syntaxiquement aux formes verbales ne sont pas des formes libres ; les formes verbales sans les pronoms ne sont alors que partiellement synonymes des formes verbales pourvues de pronoms. Cependant, puisqu’en védique le pronom seul ne peut être employé pour signaler le locuteur alors que le verbe peut l’être, il apparaît que l’emploi combiné du pronom et du verbe résultant en une extension du matériel phonétique3 est plus informatif. Puisque les pronoms surdéterminent les formes 3 R.W. Langacker, « Observations and Speculations on Subjectivity », dans J. Haiman éd., Iconicity in Syntax, Amsterdam-Philadelphia, 1985, p. 126-127 où sont aussi discutés des phrases anglaises, notamment I don’t really know et Don’t really know pour montrer que le pronom explicite et la forme zéro du pronom se distinguent par leur degré de subjectivité : le pronom présente le locuteur plus subjectivement que la phrase The person uttering this sentence does’nt really know alors que la forme zéro du pronom le présente plus subjectivement que le pronom.

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LA DEIXIS ET L’INTER-LOCUTION DANS LES HYMNES VÉDIQUES

verbales et sont grammaticalement redondants et, à un certain degré, dégrammaticalisés, on peut dire qu’il s’agit là d’une forme particulière d’ostentation, terme qui, sous sa forme anglaise ostension, a été appliqué pour les cas où un signe double un autre signe4. La présence de l’énonciateur (du locuteur) dans le discours qui rend tout discours nécessairement égo-centré est décisive dans la structuration des hymnes védiques. C’est aussi le marqueur de la continuité dont l’expression formelle dans les hymnes est un des indices de leur cohérence interne. La redondance due aux pronoms externes aux verbes ne relève pas uniquement de la mise en place du système grammatical védique, mais reflète une qualité inhérente de toute œuvre poétique qui est d’être « une construction et un jeu, d’être quelque chose de fait, de formé – non seulement artistique, mais artificiel »5. Or, les caractéristiques formelles de l’énonciation au service de l’énoncé constituent une dimension importante du discours : Benveniste constatait également que « l’énonciation est (la) mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » et que « l’énonciation suppose la conversion individuelle de la langue en discours »6. L’ego du poète-locuteur marqué par le pronom de la 1ère du sg. ou, lorsque les hymnes évoquent son intégration à la sodalité des sacrifiants, par le pronom de la 1ère du pl., externes ou internes aux formes verbales, peut être anaphoriquement repris dans les hymnes par des éléments du paradigme pronominal. Appréhendés à travers leur cadre figuratif où sont posées deux « figures » nécessaires fondant sa structure interlocutive (figure-source vs. figure-but de l’énonciation7), les hymnes exploitent ces éléments pour mettre en lumière les relations entre les partenaires de l’inter-locution.

4 I. Osolsobĕ, « Ostension as the Limit Form of Communication », Estetika, IV, 1967. 5 B. Ejxenbaum, « Kak sdelana ‘Shinel’ Gogolja » (« Comment est fait ‘Le Manteau’ de

Gogol’ »), dans Texte der russischen Formalisten, München, 1969, p. 150. 6 E. Benveniste, « L’appareil formel… », p. 12 et 13. Je renvoie aussi à mon étude antérieure où la bibliographie de la question est donnée et où j’ai tenté une typologie des hymnes du »gveda à partir de diverses manifestations de la fonction allocutive dans le discours du poète invoquant ses allocutaires, les dieux ou les humains : B. Oguibénine, « Le discours et le culte dans le »gveda », Cahiers de littérature orale, 4, 1978, pp.112-129. J’ai notamment proposé d’examiner la diversité des indications relatives aux agents des actes décrits dans les énoncés combinée à la diversité de degrés de présence du locuteur dans l’énonciation : cela dans le but de trouver une solution au problème de l’incohérence apparente du discours des hymnes. 7 E. Benveniste, « L’appareil formel… », p. 16 : « deux figures en position de partenaires sont alternativement protagonistes de l’énonciation ».

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RV.1.33 L’hymne RV.1.33 présente des éléments utiles à relever dans cette perspective. Alors que le poète magnifie les exploits guerriers du dieu Indra ou décrit la nature du dieu, il n’y a dans cet hymne de 15 strophes qu’une seule évocation du poète lui-même faite par la deixis pronominale externe (le pronom de la 1ère personne sg. ahžm), combinée avec la 1ère sg. du verbe (£pa patàmi) : le poète parle de son mouvement vers Indra et se réfère à son intégration dans le groupe des laudateurs8 : 2a £p‚d ahžü dhanadµm žpratãtaü j£ùÂaü na ÷yen¢ vasat¡m patàmi ¡ndraü namasyžnn [...] ya stotÆbhyo hžvyo asti [...] « Moi je m’envole vers le (dieu) donneur d’enjeux, irrésistible, comme un faucon vers (sa) demeure aimée/ rendant-hommage à Indra, (Indra) qui est propre à être invoqué par les laudateurs ». Fait notable, cette référence est placée après la référence au groupe humain de sacrifiants que le poète est censé représenter. Plus loin, le dieu lui-même est évoqué par l’alternance des formes verbales de la 3ème personne et de la 2ème personne sg. Il est donc, dans l’acte de discours du poète, autant l’interlocuteur de celui-ci que la non-personne qui se situe en dehors de l’axe du dialogue9. Mais, alors que le poète prétend incidemment parler au nom des humains en général (de « nous », c’est-à-dire de l’ego et les autres), il positionne Indra en tant que son interlocuteur avec plus d’insistance qu’il ne le situe en dehors de son discours. 3ab n¡ [...] asakta sžm ary¢ gµ ajati yžsya vaùñi [....] mµ paõ¡r bhår asmžd ždhi « Il a attaché (à son épaule les carquois pleins de flèches) ; il pousse [devant lui] toutes les vaches de l’Étranger, dont il veut (la 8 La sodalité sacrificielle de laudateurs est dénotée à plusieurs reprises à la première strophe de l’hymne par une forme verbale (µ ayàma « nous allons [vers Indra] ») et les pronoms personnels en fonction de possessifs (asmµkaü s£ pržmatiü vàvdhati « puisse-t-il accroître sa prévoyance à notre égard ! » ; k‚tam pžram... naþ « [ce] suprême souhait de nous » [trad. de L. Renou, Études védiques et pàõinéennes (ci-après : EVP), t. XVII, Paris, 1969, p. 12-14]. Les positions actancielles de l’ego du poète et du « nous » de la sodalité sont signalées le plus souvent dans les premières ou dans les toutes dernières strophes des hymnes (ici dans la seconde, à la suite du « nous »). Mes traductions sont empruntées le plus souvent aux EVP de Renou ou s’en inspirent, si je crois leur apporter des modifications qui me semblent utiles. 9 Encore selon E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, p. 225236, les énoncés du domaine de la troisième personne « échappent à la condition de personne, [ils] renvoient non à eux-mêmes, mais à une situation ‘objective’ ». Le sujet du verbe à la 3ème personne se situe en dehors de la relation de ‘je’ à ‘tu’ et « la personne n’est propre qu’aux positions ‘je’ et ‘tu’ […] la ‘3ème personne’ est, en vertu de sa structure même, la forme non-personnelle de la flexion verbale », elle implique la référence à la non-personne.

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dépossession). Ne sois pas un Avare à notre égard ! » ; 4 vadhÑr hi džsyuü « Tu as tué Dasyu » ; 5c n¡r avratµÁ [...] adhamo r¢dasyoþ « Tu chassas-en-soufflant ces [êtres] sans loi dans les deux Mondes » ; 7b tvžm [...] žyodhayas « tu as combattu » ; 7c žvàdaho [...], àvaþ « Tu as consumé, tu as favorisé » ; 9ab pžri [...] indra r¢dasã ubh‚ abubhojãþ « Tu as encerclé, ô Indra, les deux Mondes » ; 9c adhamo džsyum indra « Tu chassas-en-soufflant le Dasyu » ; 12c ÷žtrum avadhãþ ptany£m « Tu as abattu l’ennemi qui cherchait à combattre » ; 14a àvaþ « Tu as aidé » ; 14b prµvaþ « Tu as favorisé » ; 15a µvaþ « Tu assistas » ; 15c akaþ « Tu t’es assujetti [les possessions] ». C’est au milieu de l’hymne (strophes 8, 10-13) que le dieu Indra est dénoté par des formes verbales à la 3ème sg. qui lui attribue le statut de non-personne : en anticipation, 8c pžri spa÷o adadhàt s½ryeõa « il a mis ses espions autour du soleil », puis (mis à part 9b où Indra est dénoté par la 2ème personne sg., comme l’exige le principe d’alternance), 10c y£jaü vžjraü [...] cakra indro n¡r jyotiùà tžmaso gµ adukùat « il a pris le foudre pour associé, comme-en-trayant-il-a-tiré les vaches des ténèbres grâce à la lumière » ; 11a avardhata « il grandit » ; 11c tžm indra […] ahan « il tua le (démon) » ; 12a ny ¶vidhyad ilãb¡ùasya dlhµ […] abhinac ch£ùõam ¡ndraþ « Indra abattiten-perçant les forteresses d’Ilãbiùa, il pourfendit øuùõa cornu, lui Indra » ; 13a abh¡ […] ajigàd asya ÷žtrån v¡ […] p£ro 'bhet « il fonça sur ses ennemis, il pourfendit les citadelles » ; 13c vžjreõàsjad vtržm ¡ndraþ prž svµm mat¡m atirat « il a mis Vtra en contact avec le foudre, il fit avancer ses propres desseins ». Il reste que la fin de l’hymne (strophes 14-15) reprend les formes verbales de la 2ème personne sg. afin de présenter Indra en interlocuteur direct du poète. Sous forme de tableau (1) donné en annexe, les références aux protagonistes de l’hymne signalées par les variantes de la deixis personnelle se répartissent en quatre groupes de strophes (I-IV). Les deux premières strophes (I) évoquent le groupe humain et le poète-locuteur lui-même : son identité y est établie. Les strophes 3-9 (II), qui forment le groupe le plus important de l’hymne, se concentrent sur la relation intersubjective du poète et du dieu Indra, l’interlocuteur du poète et le destinataire de l’hymne. Les formes verbales à la 2ème du sg. y sont précisément les plus nombreuses. Les strophes du groupe III (10-13, exception faite de la strophe 8 présentant les ennemis d’Indra) sont le lieu où le dieu n’est plus 7

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interpellé mais dénommé en tant que non-participant du dialogue (membre non-marqué de la corrélation de je à tu selon Benveniste) placé en dehors de la relation intersubjective du poète au dieu invoqué. Les deux strophes finales formant le groupe III (14-15) sont focalisées encore sur cette relation des interlocuteurs. RV.1.93 L’hymne RV.1.93 est une illustration pertinente des sui-références au poète-locuteur face aux dieux ou au commanditaire du sacrifice (patron du sacrifice). La seule évocation sui-référentielle du poète y apparaît sous forme de pronom personnel au génitif singulier en fonction de possessif (1ab žgnãùomàv imžü s£ me ÷õutžü […] hžvam « O Agni-Soma, écoutez bien cet appel de moi ! »). De manière notable, cette référence est placée en début de l’hymne10 alors que le rappel du groupe des humains que représente le poète auprès des dieux et qui est désigné par un « nous » collectif n’est fait qu’en deux dernières strophes (11 « O Agni-Soma, jouissez de ces offrandes de nous ! Arrivez vers nous ensemble ! » ; 12a « O Agni-Soma, assurez-le-passage à nous coursiers ! », 12bc « À nous (et) à (nos) bienfaiteurs conférez des pouvoirs ; rendez notre rite riche en audience ! »). En revanche, les interlocuteurs divins Agni et Soma réunis en Agni-Soma sont évoqués dans chaque strophe. Le poète prend aussi le soin de mentionner celui qui bénéficiera de son œuvre de sacrifice11, ainsi que le patron du sacrifice12 et l’oblateur [3bcd yo vàü dµ÷àd dhav¡ùktim sž prajžyà suv·ryaü v¡÷vam µyur vy …÷navat « celui qui vous dédie une offrande, qui (vous dédie) une action oblatoire, il atteindra avec sa descendance 10 Cet hymne est l’objet d’une analyse détaillée dans mon ouvrage La déesse Uùas. Recherches sur le sacrifice de la parole dans le »gveda, Paris-Louvain, 1988, p. 48-51 (abréviation : La déesse Uùas), partiellement reprise ici. 11 L’hymne védique est une offrande-sacrifice du poète jointe à l’oblation matérielle appelée 1.93. 3b hav¡ùkti « action oblatoire ». Une désignation complexe de l’adorateur des dieux, à la fois poète et oblateur, est 8ab y¢ agn·ù¢mà hav¡ùà saparyµd devadr·cà mžnasà y¢ ght‚na « qui honore Agni-Soma par l’oblation, avec la pensée poétique tournée vers les dieux, celui qui (les honore) par le beurre-fondu ». Le bénéficiaire du sacrifice est un terme synthétique qui dénote un ensemble humain indifférencié comprenant le poète lui-même ainsi que l’oblateur et le patron du sacrifice. 12 Désigné soit descriptivement par le participe 1d dà÷vµüs « qui adore en donnant » (expliqué La déesse Uùas, p. 48, n. 20), soit par le terme du rituel 7d yžjamàna ou encore par l’adjectif substantivé 12c maghžvan, à comprendre comme « patron généreux ».

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la possession d’hommes-d’élite (et) la pleine durée-de-vie », cf. 10b yo vàü ght‚na dµ÷ati « celui qui vous dédie (le sacrifice) avec (l’oblation que) voici, le beurre fondu »]13. Le tableau 2 résume l’ensemble des références déictiques. Les références déictiques sui-référentielles (avec extension de je à nous) réunissent la première strophe et les deux strophes finales (groupe I du tableau, str. 11-12). Alors que la première strophe contient déjà une allusion au bénéficiaire de l’hymne qui n’est pas seulement le poète-locuteur mais aussi son homologue l’oblateur (groupe II, 1cd pržti såktµni haryatam bhžvataü dà÷£ùe mžyaþ « Agréez les hymnes, devenez pour l’adorateur un réconfort ! », EVP, IX, p. 72), les strophes 2 et 3 multiplient les renvois aux tiers, un ensemble indifférencié des bénéficiaires englobant le poète, l’oblateur et le patron du sacrifice (groupe II du tableau). Si le poète est inclus dans l’ensemble indifférencié des bénéficiaires, c’est que sa sui-référence alterne avec une référence à lui-même en tant que non-personne puisqu’il apparaît sous les dehors d’un autre, ce que signalent les formes de la 3ème du sg : 2ab y¢ adyž vàm idžü vžcaþ saparyžti « celui qui vous consacre cette parole-ci », cf. 8ab y¢ agn·ù¢mà hav¡ùà saparyµd devadr·cà mžnasà y¢ ght‚na « celui qui honore Agni-Soma par l’oblation, d’une pensée tournée vers les dieux, celui qui (les honore) par le beurre-fondu ». Mais cette manière d’identification objectivante du poète est plutôt exceptionnelle, car la non-personne est ici le patron du sacrifice, yajžmàna appelé aussi maghžvan, le généreux. C’est bien le bénéfice de celui-ci que réclamera le poète, en récompense de l’oblation offerte aux dieux (7a žgnãùomà hav¡ùaþ pržsthitasya vãtžü « O Agni-Soma, goûtez l’oblation présentée », 7d žthà dhattaü yžjamànàya ÷žü y¢þ « alors conférez au sacrificateur la bénédiction », selon Renou, EVP, IX, p. 72) : cette référence au tiers dans l’interaction des hommes et des dieux place le patron du sacrifice en dehors de l’échange verbal (c’est-à-dire de l’acte de discours). En conséquence, il ne peut avoir un rôle dans l’échange des biens entre les hommes et les dieux qu’indirectement, en intermédiaire entre les dieux et les poètes. Cet hymne est une structure harmonieuse où la partie centrale (412) invoquant les dieux-interlocuteurs est encadrée par les références au poète et à l’ensemble de sacrifiants en général (aux locuteurs représentés par le poète). Les deux groupes des références déictiques contiennent cependant des indications ponctuelles aux tiers, mais c’est 13 Les traductions sont de L. Renou, EVP, IX, p. 73.

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là une des conditions de l’acte de discours complet qui trouvent leur justification dans les liens entre la parole et son signifié. RV.1.23 Cet hymne distribue les références à l’ego du poète-locuteur, souvent étendu à l’ensemble de sacrifiants désigné par le « nous » collectif, de manière à les opposer aux références aux dieux (tableau 3). I. La strophe ouvre l’hymne avec la deixis de la 2ème sg. : 1a µ gahy « viens ! », 1c vµyo tµn pržsthitàn piba « ô Vàyu, bois ces [sucs de soma] offerts ! », deux invocations initiales à Vàyu, dieu du Vent. II. Les strophes 2-10 sont dominées par les références à la deixis sui-référentielle au pluriel et au singulier qui alternent : ainsi, la deixis est réalisée par les formes verbales au pluriel : 2a indravày½ havàmahe « nous invoquons Indra-Vāyu », 4a mitržü vayaü havàmahe vžruõaü « nous invoquons Mitra [et] Varuõa », 7a mar£tvantaü havàmaha ¡ndram « nous invoquons Indra accompagné des Marut » ; par les formes verbales au singulier : 5c tµ mitrµ vžruõà huve « j’invoque Mitra et Varuõa » ; enfin, par les pronoms enclitiques : 6c kžratàü naþ surµ dhasaþ « puissent-ils nous rendre bien pourvus de richesses ! », 8bc d‚vàsaþ [...] v¡÷ve mžma ÷rutà hžvam « vous tous, ô dieux, écoutez mon appel » (référence au poètelocuteur par le pronom au génitif singulier en fonction de possessif). Les poètes y sont aussi nommés : 3b v¡prà havante « les poètes-enextase invoquent » où le groupe du sujet et du verbe à la 3ème pl. sert à leur identification objectivante de non-personnes, comme c’est le cas au 1.93.8 (v. ci-dessus). Une caractéristique notable des strophes 2 à 10 est l’emploi ostensible de la racine verbale hå- « invoquer » qui revient encore dans les strophes ultérieures (5c huve, 7a havàmahe, 8c mžma ÷rutà hžvam «écoutez mon appel ! », 10a v¡÷vàn devµn havàmahe « nous invoquons tous les dieux », cf. son quasi-synonyme 18a hvà- à la 1ère sg. hvaye, dans l’appel du poète aux Eaux divines). III. Les strophes 9, 11-17 accumulent pour la plupart la deixis de la 3ème personne verbale. Mais des renvois ponctuels aux dieux à la 2ème du pl. et à « nous » des sacrifiants, référence sui-référentielle au pluriel, n’en sont pas moins exclus : 11c yàthžnà « vous (les Marut) avancez » ; 9c mµ no duþ÷žüsa ã÷ata « que l’homme à la mauvaise

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parole-qualifiante n’ait pas prise sur nous ! »14, 12a haskàrµd vidy£tas pžry žto jàtµ avantu naþ « puissent [ces dieux] nés du rire de l’éclair nous en protéger ! », 12c mar£to m¯ayantu naþ « que les Marut nous prennent en pitié ! », 15a ut¢ sž mžhyam ¡ndubhiþ ùžó yuktµÁ anus‚ùidhat «lui [le dieu Pūùan] en poussant vigoureusement vers moi six attelages par les gouttes de soma »15, 17c tµ no hinvantv adhvaržm « que ces (eaux) soient utiles à notre rite ! ». IV. Les strophes 18-20 se démarquent par la référence concomitante du poète et des dieux invoqués : 18a ap¢ dev·r £pa hvaye yžtra gµvaþ pibanti naþ « les eaux divines j’invoque, là où nos vaches se désaltèrent », 19bc prž÷astaye d‚và bhžvata vàj¡naþ « puissent les dieux gagner la récompense pour (notre) panégyrique ! »16, 20a me s¢mo abravãt « Soma m’a enseigné ». V. Les strophes 21-23 reprennent les mêmes références mais en ordre inverse : d’abord sont invoquées les instances divines (21a22abc), puis sont rappelés les rôles du poète-locuteur et du groupe humain (23ab), le tout étant suivi de l’appel au dieu Agni par deux formes de la 2ème sg. de l’impératif (23cd) : 21abc µpaþ põãtž bheùajžü vžråthaü tanvŠ mžma « ô Eaux, donnez (votre) remède (comme) protection-de-couverture pour mon corps ! », 22abc idžm àpaþ prž vahata yžt k¡ü ca duritžm mžyi yžd vàhžm abhidudr¢ha yžd và ÷epž utµntam « ô Eaux, convoyez au loin ce qui va mal en moi, quel qu’il soit, ce que j’aie-jamais commis-en-fait-de-dol ou que j’aiejamais juré mensongèrement », 23ab µpo adyµnv acàriùaü ržsena sžm agasmahi « j’ai été aujourd’hui à la recherche des eaux, nous nous sommes rencontrés avec (leur) suc », 23cd pžyasvàÁ agna µ gahi tžm mà sžü sja vžrcasà « viens, ô Agni, étant muni de lait ! Tel (que je suis), inonde moi d’éclat ! ». VI. La strophe finale réunit la mention de l’ego du poète-locuteur associé à l’ensemble des poètes et les dieux, ceux-ci étant dénotés concurremment par la deixis de la 2ème du sg. et de la 3ème du sg. et du 14 Cf. La déesse Uùas, ch. V. Doctrine de la parole dans le sacrifice, p. 123. 15 Les strophes 13-14 évoquent les faveurs du dieu Pūùan et les diverses retombées de

l’activité poétique gratifiants les humains. Le poète y est dénoté par le datif singulier du pronom personnel mžhyam « pour moi, vers moi », une des rares formes pronominales nonenclitiques de l’hymne. Ce dernier fait est d’autant significatif qu’il s’agit là, selon Geldner, d’une allusion au sacrifice sômique que le poète espère voir rétribué par six attelages : il est ainsi question de la répartition des biens obtenus en récompense de l’hymne en indiquant la part des biens qui revient au poète (K.F. Geldner, Der Rigveda. I. Teil, Cambridge, Mass., 1951, p. 23. L. Renou, EVP, XVI, Paris, 1967, p. 79 suggère « l’implication d’un profit et d’un succès »). 16 L’idée des récompenses obtenues pour le panégyrique est de L. Renou, EVP, XVI, p. 80.

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pl. : 24 sžm màgne vžrcasà sja […] vidy£r me asya devµ ¡ndro vidyàt sahž Æùibhiþ « inonde moi d’éclat, ô Agni ! Puissent les dieux me le confirmer, que [me le] confirme Indra ainsi que les poètesvoyants ! »17. Cet hymne, rappelle L. Renou (EVP, IV, p. 17), est composé en tercets ou en triades au nombre de huit. Or ces triades sont remarquables en ce qu’elles évoquent, selon une analyse de G. Dumézil, les dieux védiques patrons des trois fonctions, et reproduisent assez fidèlement le système traditionnel indo-européen des fonctions sociales et religieuses. En effet, les trois premières strophes réunissent une invocation introductive du dieu Vàyu et le couple divin Indra-Vàyu (représentant la fonction guerrière) ; la deuxième triade est consacrée au couple des dieux de la fonction de souveraineté Mitra-Varuõa ; dès la troisième triade, vient le rappel d’Indra avec ses associés les Maruts, dieux guerriers, mais momentanément assimilés au groupe de « Tous-les-Dieux » (Renou, EVP, IV, p. 17) ; les divinités et d’autres représentants de la troisième fonction (prospérité, fécondité, richesse en bétail, existence pourvue de médecine et exempte de péchés, etc.) occupent le reste de l’hymne18. Il semble utile d’ajouter à ces observations de Renou et de Dumézil que les tercets livrent un autre enseignement encore. Dans chaque tercets (1-3, 4-6, 7-10), la présence du poète (mais aussi des poètes au pluriel et du groupe humain représenté par le poète) est impérativement signalée soit par les formes du verbe « invoquer » (cf. plus haut), soit, de manière plus prégnante, par les formes des pronoms personnels pleines en fonctions de possessifs (8 mžma ... hžvam, 15a mžhyam, 17 tµ no hinvantv adhvaržm, 18b yžtra gµvaþ pibanti naþ, 21b tanvŠ mžma) ou par les pronoms enclitiques (6c kžratàü naþ surµdhasaþ « puissent [Mitra-Varuõa] nous rendre riches ! », 9c mµ no duþ÷žüsa ã÷ata, 20a aps£ me s¢mo abravãt), plus rarement par les pronoms personnels sujets lexicalisés accompagnant les formes verbales (4a vayžü havàmahe, 22bcd yžt k¡ü ca duritžm mžyi yžd vàhžm abhidudr¢ha yžd và ÷ep‚).

17 Les traductions des vers 21a, 22abc, 23a et 24a sont empruntées à L. Renou, EVP, XV, Paris, 1966, p. 126 traduisant RV.10.9. 18 G. Dumézil, Tarpeia. Essais de philologie comparative indo-européenne. Paris, 1947, p. 53 sqq.

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LA DEIXIS ET L’INTER-LOCUTION DANS LES HYMNES VÉDIQUES

La deixis et le culte védique L’alternance des protagonistes du discours n’est possible que si est mise en place la personne du poète-locuteur, énonciateur du sacrifice vocal, élément paradigmatique dans l’organisation du discours pieux. Il n’est pas sans importance que les liens de l’adepte-type avec la divinité invoquée s’expriment également par le voisinage des pronoms dénotant le poète et la divinité en violant l’ordre des mots qualifié de neutre19 : ainsi RV.1.23.15a cité plus haut sž mžhyam ¡ndubhiþ « lui [le dieu Pūùan] vers moi par les gouttes […] » ou encore les occurrences rappelées par Elizarenkova : RV.4.20.3a imaü yaj¤žü tvžm asmµkaü « à ce sacrifice [ô Indra, sacrifice qui vient] de nous, tu [lui donnes la première place]... » et RV.5.64.6 yuvžü no y‚ùu varuõa kùatržü […] bibhthžþ « Nous chez qui, ô Varuõa [et Mitra], vous maintenez (votre) pouvoir-temporel, [faites-nous large (carrière)] ! » (trad. de Renou, EVP, V, p. 80). On a vu que, dans les hymnes analysés, la répartition des références aux protagonistes du rituel d’invocation, bien que ne formant aucune structure en elle-même, met constamment en œuvre les oppositions essentielles : le locuteur (moi) se différencie et s’oppose à eux (tout tiers, mais en premier lieu les dieux, quand ce n’est pas le patron du sacrifice), de même qu’il est différent de nous, c’est-à-dire de l’ensemble de sacrifiants englobant les poètes et les patrons du sacrifice20. 19 T.J. Elizarenkova, Rigveda I-IV, Moscou, 1989, p. 522. Cet auteur note également (p. 519) que les assonances phoniques (ce que P. Thieme appelait la Sprachmalerei dans les hymnes védiques) mettent souvent les mots en relation de manière à faire allusion aux noms des dieux, de leurs adeptes et même au thème principal de l’hymne. 20 Pour les patrons du sacrifice et leurs liens avec les poètes et les dieux, v. La déesse Uùas, p. 222 (Index). Pour rappeler l’essentiel, les patrons n’accèdent aux bienfaits des sacrifices que grâce au poètes ; ils peuvent cependant, dans le jeu des symboles et face aux poètes, se confondre avec les dieux et, face aux dieux, se grouper avec les poètes en tant qu’ensemble des bénéficiaires du faire sacrificiel (v. notamment p. 51-52). R. Lazzeroni rappelait récemment une série de faits religieux importants dans le culte védique : le poète porte en lui de la nature divine et c’est bien ce qui lui permet d’intervenir en intermédiaire entre les hommes et les dieux : s’il interroge un autre poète, il se qualifiera, pour l’occasion, d’ignorant et de non-sachant (RV.1.164.6 žcikitvàn ...na vidvµn). Le dieu, lui, est, dans cette situation, celui qui n’interroge pas puisqu’il a la sagesse d’un dh·ra, d’un sage, qualité attribuée également, mais, en d’autres circonstances, au poète qui interrogera le dieu Agni [RV.1.145.2 tžm ¡t pcchanti nž sim¢ v¡ pcchati sv‚neva dh·ro mžnasà yžd agrabhãt « C’est lui qu’on interroge, lui-même n’interroge pas, vu qu’il a compris avec sa pensée propre, intelligent comme (il est)] ». On saisit ici une indication à la relation définissant le rôle du poète : il n’est pas celui qui sait (« le sachant ») et non-ignorant dans toutes situations, il l’est face aux dieux, mais non face à ces paires. V.R. Lazzeroni, « L’autonomia del poeta e poetica

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Sans multiplier des exemples d’analyse des hymnes, ce qui resterait à faire si l’on cherche à établir une typologie à une vaste échelle de la deixis marquée lexicalement par les pronoms (qui peuvent être sujets, objets ou compléments) et/ou morphologiquement au sein des formes verbales, il nous importait de montrer par ces quelques échantillons analysés que, bien que la répartition des indices des interlocuteurs par les déictiques ne témoigne que d’un fait en apparence anodin – la dénotation des constituants principaux de l’acte de discours – plusieurs éléments s’en trouvent éclairés. On convient généralement que les hymnes védiques sont des prières destinées à célébrer les dieux afin d’obtenir leurs faveurs. L’optique de l’échange des biens, du do-ut-des, y est certes opérante, mais elle ne rend pas entièrement compte de l’ampleur et du sens du symbolisme du culte védique, symbolisme qui est propre au discours poétique védique et qui est notre seule donnée accessible. L’échange s’y trouve compliqué car le registre symbolique implique que les relations des protagonistes sont modifiées, ce que diverses analyses des pratiques de simple échange souvent ignorent ou passent sous silence : la médiation du poète assurée dans le culte réalisé dans et par le discours, lui-même à valeur de sacrifice-offrande de la parole, forme protéique du sacrifice védique, probablement combinée, dès l’origine, avec une autre forme de sacrifice, l’oblation d’offrandes matérielles. Or cette médiation n’est qu’une instance de l’interposition des protagonistes du culte où les dieux et les patrons du sacrifice apparaissent eux aussi, aux moments appropriés du processus sacrificiel, en médiateurs : les trois rôles se substituent en alternance les uns aux autres. Il semble plausible d’admettre que l’alternance des indices déictiques est un fait saillant du discours des hymnes où s’opère la transposition (la conversion) de l’énoncé dans l’énonciation, c’est-à-dire la construction du sens par le locuteur21. indoeuropea », Studi Micenei ed Egeo-Anatolici, XXXIII, 1994, p. 69-77. La traduction de RV.1.145.2 donnée ici est de L. Renou, EVP, XII, Paris, 1964, p. 36. 21 Le locuteur est impérativement présent à son énonciation ou se manifeste « un jeu de formes spécifiques dont la fonction est de mettre le locuteur en relation constante et nécessaire avec son énonciation » (E. Benveniste, « L’appareil formel.... », p. 14). Dans les hymnes, les indices déictiques sont ainsi fonctionnalisés en raison de l’alternance de la médiation attribuée successivement à tous les protagonistes du culte : le poète est le médiateur entre les hommes et les dieux, les dieux qui se nourrissent des louanges des poètes sont des médiateurs entre les poètes et les humains, dont les commanditaires du sacrifice ; à leur tour, ceux-ci s’interposent en médiateurs entre les dieux et les hommes. Je résume ici les analyses présentées dans La déesse Uùas, p. 71-79 et plus particulièrement dans mon essai « La dakùiõà dans le ègveda et le transfert de mérite dans le bouddhisme », Indological and Buddhist Studies. Volume in Honour of Professor J.W. de Jong, Canberra, 1982, p. 393-414.

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LA DEIXIS ET L’INTER-LOCUTION DANS LES HYMNES VÉDIQUES

D’autre part, si les références à l’ego du poète-locuteur sont en relation de complémentarité et d’alternance avec son extension, le « nous » de la sodalité de sacrifiants, il faut se rappeler que les liens au sein de cette sodalité répondent à une des fins ultimes du discours poétique védique vu par l’ego : le poète et ses paires se conçoivent en amis réunis dans le faire sacrificiel (RV 10.71.8), le succès de l’appel sacrificiel est tributaire de la solidarité et de la cohésion de l’ensemble des sacrifiants (ce qui n’exclut pas leur rivalité). Ainsi s’exprime un fait substantiel pour l’univers religieux védique, celui des relations à finalité identifiante : le poète peut s’identifier au dieu invoqué comme il s’identifie à ses paires, le tout s’inscrit dans la recherche des identifications, instrument védique de la connaissance22. La structure des invocations védiques où l’alternance des indices déictiques est constante et est un facteur important sous-tendant l’organisation du discours des hymnes, reflète donc les ressorts principaux du culte védique. Il apparaît que les indices déictiques pronominales, externes ou internes aux formes verbales, ne sont pas employés au hasard, mais que leur emploi est en harmonie avec les contraintes que la linguistique des textes a traitées dans la perspective de l’isomorphisme ou de l’iconicité du signifiant et du signifié. Dans la syntaxe du discours notamment, on note un fait incontestable que l’ordre de la présentation des actions évoquées correspond à l’ordre de leur exécution23. Il a été observé aussi que dans une interaction verbale, la conversation par exemple, il s’agit de l’échange ou du transfert des informations d’un interlocuteur à l’autre, ce qui est peu différent du transfert des objets matériels d’une personne à l’autre24. Cette observation permet de conclure que la structure de la conversation reflète l’activité de base extra-linguistique que les protagonistes essaient de coordonner alors que la conversation vise à établir, entre autres choses, le « qui », le

Sur la situation de contrainte du poète pris dans un réseau d’actions médiatrices, v. aussi mon étude « Stratégie de l’aède homérique et sacrifice du poète védique. Essai de comparaison des pratiques du langage religieux », Ktema. Civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques, n° 24, 1999, p. 71 sqq. 22 Cet aspect des hymnes védiques est développé dans mon essai « Terminology of Parental and of Friendly Relations in Indo-European and Vedic » dans B. Oguibénine, Three Studies in Vedic and Indo-European Religion and Linguistics, Poona, 1990, p. 21-34. 23 R. Posner, « Iconicity in Syntax: the Natural Order of Attributes » dans R. Posner, Rational Discourse and Poetic Communication - Methods of Linguistic, Literary and Philosophical Analysis, Berlin-New York, 1982, p. 49-50. 24 H.H. Clark, « On the Origin of Conversation », Verbum, XXI, 1999, p. 161.

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« quoi », le « quand » de chaque acte individuel, ce qui se fait précisément au moyen des déictiques. L’agencement des déictiques dans le discours védique vu dans notre perspective est semblable à la stratégie conversationnelle dans la mesure où ce discours relève de l’interaction verbale. L’essentiel reste, à notre avis, que le discours des hymnes se constitue en signe (signans) complexe de la réalité extralinguistique (signatum) puisqu’il se présente comme un macrotexte dénotant le culte védique en en signalant les éléments constitutifs (cf. les théorèmes de Wittgenstein mises en exergue). En reprenant la question de la cohérence interne des hymnes alors qu’il est souvent impossible d’en saisir quelque indice, nous pensons que la présence et l’alternance des indices relatifs aux (inter)locuteurs, dont l’ego est la figure centrale et le pivot, sont justement des caractères les plus tangibles qui en assurent la continuité. Bien des auteurs ont insisté avec raison sur le logocentrisme de la pensée religieuse du Veda. Si nos réflexions ont chance de relever un aspect important de la poésie des hymnes, on peut en conclure que, avant de se cristalliser dans les hymnes portant spécifiquement sur le rôle et les fonctions de la parole (ainsi RV.10.125 sur la déesse Vāc), les poètes védiques ont élaboré une pré-philosophie du langage. Cette préphilosophie focalisée sur la répartition des rôles des interlocuteurs et ancrée dans le tissu verbal des hymnes visait à mettre en évidence la pratique cultuelle. Le logocentrisme védique se traduit ainsi, à l’époque des hymnes, par la mise en œuvre de l’énonciation des hymnes respectant les conditions principales de l’acte de discours. Annexe Tableau 1 Deixis 1ère

I

personne

III

IV

1-2

2ème personne 3ème

II 3-9

personne

14-15 8, 10-13

Tableau 2 Deixis 1ère personne 2ème personne 3ème personne

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I 1a ; 11, 12

II 1bcd ; 4-12 2a,c ; 3bc ; 6, 8ab, 12

LA DEIXIS ET L’INTER-LOCUTION DANS LES HYMNES VÉDIQUES

Tableau 3 Deixis

I

1ère personne 2ème personne 3ème personne

1

II 2-10, 12, 15 9

III

IV 18ab

12a, 12c, 15ab, 17c

19,21

9, 10-17

20

V 21a, 22a,23a

VI 24abc

21a, 22a

24ab 24c

Bibliographie Aufrecht Th., Die Hymnen des Rigveda, T. 1-2, Berlin, 1955. Benveniste E., « Sur la nature des pronoms », For Roman Jakobson, Paris-The Hague, 1956. - Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966. - « L’appareil formel de l’énonciation », Langages, 17, mars 1970. Clark H.H., « On the Origin of Conversation », Verbum, XXI, 1999. Dumézil G., Tarpeia. Essais de philologie comparative indo-européenne, Paris, 1947. Ejxenbaum B., « Kak sdelana ‘Shinel’ Gogolja » (« Comment est fait ‘Le Manteau’ de Gogol’ »), in Texte der russischen Formalisten, München, 1969. Elizarenkova T.J., Rigveda I-IV, Moscou, 1989. Geldner K.F., Der Rigveda. I. Teil, Cambridge, Mass., 1951. Langacker R.W., « Observations and Speculations on Subjectivity », dans J. Haiman éd., Iconicity in Syntax, Amsterdam-Philadelphia, 1985. Lazzeroni R., « L’autonomia del poeta e poetica indoeuropea », Studi Micenei ed EgeoAnatolici, XXXIII, 1994. Oguibénine B., « Le discours et le culte dans le ègveda », Cahiers de littérature orale, 4, 1978. - « La dakùiõà dans le ègveda et le transfert de mérite dans le bouddhisme » dans Indological and Buddhist Studies. Volume in Honour of Professor J.W. de Jong, Canberra, 1982. - La déesse Uùas. Recherches sur le sacrifice de la parole dans le ègveda, ParisLouvain, 1988. - Three Studies in Vedic and Indo-European Religion and Linguistics, Poona, 1990. - « Stratégie de l’aède homérique et sacrifice du poète védique. Essai de comparaison des pratiques du langage religieux », Ktema. Civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques, n° 24, 1999. Osolsobĕ I., « Ostension as the Limit Form of Communication », Estetika, IV, 1967. Perkins R.D., Deixis, Grammar, and Culture, Amsterdam-Philadelphia, 1992. Posner R., « Iconicity in Syntax: the Natural Order of Attributes » dans R. Posner, Rational Discourse and Poetic Communication - Methods of Linguistic, Literary and Philosophical Analysis, Berlin-New York, 1982.

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PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

Renou L., Études védiques et pàõinéennes, t. IV, Paris, 1958. - Études védiques et pàõinéennes, t. V, Paris, 1959. - Études védiques et pàõinéennes, t. XII, Paris, 1964. - Études védiques et pàõinéennes, t. XVI, Paris, 1967. - Études védiques et pàõinéennes, t. XVII, Paris, 1969. Todorov T., « Problèmes de l’énonciation », Langages, 17, mars 1970.

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FORMES ET FONCTIONS DE L’HYMNE DANS LA BIBLE HÉBRAÏQUE Alfred Marx

Qu’est-ce qu’un hymne ? À cette question en apparence fort simple l’exégète de l’Ancien Testament est, en fait, bien en peine pour répondre. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer la liste des hymnes telle qu’on peut la trouver dans les manuels courants. Non seulement le nombre de psaumes rangés dans cette catégorie varie du simple au double selon les auteurs1, mais en plus les listes que donnent les uns et les autres ne coïncident que rarement, l’unanimité ne se faisant que pour moins d’une demi-douzaine de psaumes. Il n’est donc guère surprenant que, lors d’un colloque interdisciplinaire sur les hymnes, qui s’était tenu à Zürich en 1991, l’exégète hambourgeois Herrmann Spieckermann ait pu déclarer de manière quelque peu péremptoire : « Den alttestamentlichen ‘Hymnus’ im Sinne einer identifizierbaren Gattung mit erkennbarer Konstanz in Disposition, Formation und Intention gibt es nicht »2. Spieckermann n’utilisera d’ailleurs ce terme qu’avec des guillemets. Au demeurant, cette difficulté à définir avec précision ce qu’est un hymne n’est pas spécifique à la Bible hébraïque. L. Käppel notait ainsi que, dans aucune culture, ce terme ne désigne « eine bestimmte Struktur »3. Mais il ajoutait aussitôt : « doch läßt sich seit den frühesten Quellen ein Arsenal an einzelnen Formelementen beobachten, die mit unterschiedlicher Häufigkeit in fast allen Kulturen erkennbar ist », à savoir l’invocation à la divinité, la proclamation de ses qualités et exploits, et une prière finale. 1 À titre d’exemple citons O. Eissfeldt, Einleitung in das Alte Testament, 3e éd., Tübingen, 1964, p. 141-148, pour qui seule une quinzaine de psaumes appartient à la catégorie des hymnes, alors que R. Smend, Die Entstehung des Alten Testaments, Stuttgart, 1978, p. 199200 y rattache plus de trente. 2 H. Spieckermann, « Alttestamentliche ‘Hymnen’ », dans W. Burkert, F. Stolz (éd.), Hymnen der alten Welt im Kulturvergleich, Freiburg, Göttingen, 1994, p. 97-108 (voir p. 99). 3 L. Käppel, « Hymnus. I. Begriff und Gattung », dans H.D. Betz, D.S. Browning, B. Janowski, E. Jüngel (éd.), Religion in Geschichte und Gegenwart, 4° éd., t. 3, Tübingen, 2000, col. 1974-1975 (voir col. 1974).

PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

La Bible hébraïque ayant été traduite en grec, il était tentant d’avoir recours à la Septante pour comprendre ce qu’est un hymne et donc de passer en revue les différents emplois de Ûmnoj4 afin de voir quel vocable hébreu est ainsi rendu. De prime abord, le résultat d’une telle enquête est assez décevant. Lorsqu’en effet ce terme apparaît dans la suscription d’un psaume (Ps. 6, 1 ; 53, 1 ; 54, 1 ; 60, 1 ; 66, 1 ; 75, 1), il traduit toujours l’hébreu negînah qui désigne un instrument à cordes, les psaumes en question étant, au demeurant, pour la plupart des intercessions ! Un inventaire systématique montre, toutefois, que dans la majorité de ses autres attestations, Ûmnoj rend l’hébreu tehillah, « louange » (Ps. 39, 4 ; 64, 2 ; 99, 4 ; 118, 171 ; 148, 14) ou le verbe halal, « louer » (2 Chroniques 7, 6 ; 2 Esdras 22, 24.46)5. Dans ceux des écrits spécifiques à la Septante, Ûmnoj apparaît principalement dans deux contextes. En 2 Maccabées 1, 30, il est spécifiquement associé au sacrifice et est exécuté sur la harpe par les prêtres pendant toute la durée de sa combustion sur l’autel (cf. 2 Chroniques 29, 2630). Pratiquement partout ailleurs il manifeste la joie et est mis plus précisément en relation avec la célébration collective d’une délivrance. C’est ainsi qu’en Judith 15, 13 l’hymne est entonné, après la victoire remportée sur les Assyriens, par un chœur de femmes portant des couronnes d’olivier et qui mène en procession tout le peuple. En 3 Maccabées 7, 16 les Juifs quittent la cité où ils étaient retenus captifs, couronnés de fleurs au parfum odoriférant et psalmodiant des hymnes. En 1 Maccabées 13, 51, l’hymne est chanté par les Juifs de Jérusalem revenant en cortège dans la citadelle libérée, avec à la main des branches de palmiers (cf. aussi 2 Maccabées 10, 7), au son des cithares, des cymbales et des harpes. En 2 Maccabées 10, 38 il célèbre la prise de Gazara. Ce n’est qu’en 2 Maccabées 12, 37 que l’hymne, accompagné du cri de guerre, est entonné préalablement à la bataille, au moment de l’assaut. Parfois Ûmnoj est associé à òdˇ, « chant » (1 Maccabées 13, 51), ¢∂nh, « louange » (et, accompagné de cris de joie, 3 Maccabées 7, 16, comme complément du verbe a≥n◊w, 1 Maccabées 4, 33), eÙlog∂a, « éloge » (2 Maccabées 10, 38). Deux citations d’hymnes nous permettent de nous faire une idée encore plus précise de ce que ces auteurs entendaient par Ûmnoj : en Judith 16, 13, l’hymne de Judith débute par une interpellation de Dieu, acclamé comme grand, glorieux, admirable et invincible ; en 1 Maccabées 4, 4 Voir G. Delling, « Ûmnoj », dans G. Kittel, G. Friedrich (éd.), Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, t. 8, Stuttgart, 1969, p. 492-509 (voir p. 496-501). 5 En Ps. 71, 20, Ûmnoj traduit tepillah, « prière », en Ps. 136, 3, simchah, « joie », en Isaïe 42, 10, shîr, « chant ».

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FORMES ET FONCTIONS DE L’HYMNE DANS LA BIBLE HÉBRAÏQUE

24 il consiste en une formule liturgique de louange où Dieu est qualifié de bon, kalÒj, et de miséricordieux, ⁄leoj6. Tout à fait isolé, par contre, est l’emploi profane de ce terme en Siracide 44, 1 où Ûmnoj, qui traduit l’hébreu shabach, « faire l’éloge » (Siracide MS B), introduit un panégyrique des grands ancêtres. Selon la Septante l’hymne est donc un chant collectif de louange, accompagné le cas échéant de cithares, de cymbales et de harpes, qui célèbre, en discours direct ou indirect, les qualités de Dieu. De fait, il existe bien dans la Bible hébraïque une catégorie spécifique de psaumes qui répond à ces caractéristiques. Des psaumes qui ne sont ni des intercessions ni des confessions des péchés ni des lamentations et pas non plus de simples prières d’action de grâce, où la personne de l’orant s’efface et qui ont pour unique objet la glorification collective et joyeuse de Dieu et la proclamation de ses attributs et de ses titres de gloire. Parmi ces psaumes de louange, on peut isoler une catégorie particulière où la louange ne s’inscrit pas dans le cadre d’une prière, mais réfère à Dieu à la troisième personne. Des psaumes qui ont pour autre particularité de s’ouvrir par un appel à célébrer Dieu et de motiver ensuite expressément cette invitation à la louange par une énumération des mérites divins. Si l’on s’en tient à cette définition stricte, on peut isoler un noyau d’une quinzaine de psaumes de louange, soit un dixième du psautier, présentant, avec certes quelques variantes, ces différentes caractéristiques, à savoir les Ps. 29, 33, 47, 96, 98, 100, 105, 107, 113, 117, 135, 136, 147, 148, 149, 1507. La rédaction d’un hymne ne suit pas un schéma rigide. Ses deux éléments distinctifs, l’appel à la louange et l’énoncé des motifs, sont déclinés sous des formes variées. La première caractéristique de l’hymne tel que nous l’avons défini, est l’injonction lancée par le psalmiste à glorifier Dieu. Cette injonction 6 Voir aussi l’hymne des trois jeunes gens dans la fournaise, en Daniel 3, 52-90. 7 Les contours de l’hymne restent, cependant, assez flous, ce qui explique la variété des

listes. Certains psaumes partagent avec l’hymne la proclamation des mérites de Dieu, mais ne comprennent pas d’injonction à la louange et/ou prennent la forme d’une prière individuelle adressée à Dieu (ainsi Ps. 8 ; 67 ; 99 ; 103 ; 104 ; 111) ou débouchent sur une parénèse (Ps. 76 ; 97). Il existe aussi des psaumes où l’hymne est combiné avec une action de grâce (ainsi Ps. 66) ou un oracle (Ps. 95). Sur l’hymne, voir les études classiques de H. Gunkel, J. Begrich, Einleitung in die Psalmen : Die Gattungen der religiösen Lyrik Israels, Göttingen, 1933, p. 32-94, C. Westermann, Lob und Klage in den Psalmen, 6° éd., Göttingen, 1983 et F. Crüsemann, Studien zur Formgeschichte von Hymnus und Danklied in Israel, NeukirchenVluyn, 1969. Sur le psautier en général, voir J.-M. Auwers, La composition littéraire du Psautier. Un état de la question, Paris, 2000.

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PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

introduit toujours l’hymne. Elle s’adresse à un auditoire réel – les fidèles (Ps. 113, 1 ; 135, 19-20 ; 149, 5) présents au Temple (Ps. 135, 1-2) – mais surtout, par-delà, aux justes (Ps. 33, 1), aux élus de Dieu (Ps. 105, 6) qui cherchent Yhwh (Ps. 105, 3), aux habitants de Sion et à Israël en général (Ps. 147, 12 ; 149, 2), à ceux que Yhwh a ramenés d’exil (Ps. 107, 2-3). Mais aussi à l’ensemble des nations (Ps. 47, 2 : 117, 1), à toute la terre (Ps. 33, 8 ; 96, 1.7 ; 98, 4 ; 100, 1), y compris la nature (Ps. 98, 7-8), et même à l’univers entier (Ps. 96, 11-12), depuis le monde céleste jusqu’aux monstres marins, aux humains comme aux animaux, aux montagnes, aux arbres, aux éléments, aux forces de la nature (Ps. 148, 1-12)8. Ceux à qui est adressée cette injonction sont incités à chercher Yhwh (Ps. 105, 4), à se rendre au Temple (Ps. 96, 8 ; 100, 2.4), à craindre Yhwh (Ps. 33, 8), à se prosterner devant lui (Ps. 29, 2 ; 96, 9), à lui rendre hommage par des présents (Ps. 96, 8), à le servir (Ps. 100, 2), à le louer, halal (Ps. 105, 3 ; 107, 32 ; 113, 1 ; 117, 1 ; 135, 1.3 ; 147, 1.12 ; 148, 1-5a. 7.13 ; 149, 3 ; 150, 1-6 ; voir aussi Ps. 33, 1 ; 100, 4 ; 149, 1), à le célébrer, yadah (Ps. 33, 2 ; 100, 4 ; 105, 1 ; 107, 1.8.15.21.22.31 ; 136, 1-3.26 ; 148, 13 ; voir aussi Ps. 147, 7), à l’exalter, rûm (Ps. 107, 32 ; voir aussi Ps. 149, 6), à faire son éloge, shabach (Ps. 117, 1 ; 147, 12), à méditer ses merveilles (Ps. 105, 2), à se souvenir de ses hauts faits (Ps. 105, 5), à les proclamer (basar, Ps. 96, 2 ; sapar, Ps. 96, 3 ; 107, 22 ; qara’, Ps. 105, 1 ; yada‘ hi, Ps. 105, 1), à lui rendre, hab, gloire (Ps. 29, 1-2 ; 96, 7-8), à le bénir, barak (Ps. 96, 2 ; 100, 4 ; 135, 1920), à chanter, shîr, en son honneur (Ps. 96, 2 ; 105, 2) un chant nouveau, shîr chadash (Ps. 33, 3 ; 96, 1 ; 98, 1 ; 149, 1)9, à psalmodier, zamar (Ps. 33, 2 ; 47, 7-8 ; 98, 4-5 ; 105, 2 ; 135, 3 ; 147, 7 ; 149, 3), à se réjouir, ranan (Ps. 33, 1 ; 96, 12 ; 98, 4.8 ; 149, 5 ; voir aussi Ps. 47, 2 ; 100, 2 ; 107, 22), samach (Ps. 96, 11 ; 105, 3 ; 149, 2 ; cf. Ps. 100, 2), à pousser des cris de joie, rûa‘ (Ps. 47, 2 ; 98, 4.6 ; 100, 1 ; voir aussi Ps. 33, 3 ; 96, 11 ; 98, 7), à exulter de joie, ‘alaz (Ps. 96, 12 ; 149, 5), gîl (Ps. 96, 11 ; 149, 2). À travers ces multiples termes, les hymnes expriment le sentiment d’une joie exubérante liée à la présence de Yhwh. Cette joie s’exprime aussi par 8 Voir aussi Ps. 29, 1 où cette injonction est adressée aux fils des dieux, benê élîm. La Septante, en lisant êlîm, béliers, y a vu une invitation à offrir des agneaux (« les petits des béliers ») en sacrifice à Yhwh. 9 Cette expression se retrouve en Esaïe 42, 10 ; Ps. 40, 4 ; 144, 9 (voir aussi Judith 16, 13). E. Tichy, « Indoiranische Hymnen », dans Burkert, Stolz, Hymnen…, p. 79-95 note à ce propos qu’à l’époque du Rig-Véda le chant nouveau était considéré comme un chant particulièrement efficace, qui réjouissait le plus le dieu, le fortifiait et l’incitait à l’action (voir p. 85).

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FORMES ET FONCTIONS DE L’HYMNE DANS LA BIBLE HÉBRAÏQUE

des acclamations (Ps. 47, 2 ; 98, 8), par la danse (Ps. 149, 3 ;150, 4) et par le jeu d’instruments de musique, cithares (Ps. 147, 7), cithares et harpes (Ps. 33, 2), tambourins et cithares (Ps. 149, 3), cithares, trompettes, cors (Ps. 98, 5-6), cors, harpes, cithares, tambourins, luths, flûtes, cymbales (Ps. 150, 3-5). L’appel initial peut se réduire à un unique impératif (Ps. 147, 1) ou, au contraire, s’étendre sur plusieurs versets (Ps. 148, 1-7) et même sur la quasi-totalité (Ps. 100, 1-4) ou la totalité du psaume (Ps. 150). Il peut être repris à un autre moment du psaume de manière à subdiviser l’hymne en deux strophes (Ps. 33, 8 ; 47, 7 ; 98, 4-9a ; 148, 7-13a ; 149, 5-6a), en trois (Ps. 96, 7-10a.1113a ; 147, 7.12) ou même en cinq (Ps. 107, 8.15.21-22.31-32). Il peut aussi l’être tout à la fin, en sorte de former un cadre (Ps. 135, 19-20 ; 136, 26). Cette invitation à la louange est toujours expressément motivée. L’énoncé de ces motifs constitue le corps de l’hymne10. Il arrive que cet énoncé suive directement, sans transition, l’appel à la louange (Ps. 29 ; 113). Mais, le plus souvent, il est introduit par la conjonction kî, « car » (Ps. 33, 4.9 ; 47, 3.8 ; 96, 4.13b ; 98, 1.9 ; 100, 5 ; 107, 9.16 ; 117, 2 ; 135, 4 ;136, 1 passim ; 147, 1.13 ; 148, 5.13b ; 149, 4), parfois par une invitation à se souvenir (Ps. 105, 5). Il porte, d’une part, sur les qualités intrinsèques de Yhwh, de l’autre, sur ses hauts faits, et principalement ses interventions en faveur d’Israël. La qualité fondamentale de Yhwh, celle que soulignent tout particulièrement les hymnes, est sa chèsèd, un terme difficile à traduire, que l’on rend habituellement par « bienveillance ». Exprimant à la fois l’attachement de Yhwh à son peuple, son amour pour lui, et sa fidélité, sa loyauté, la chèsèd représente selon Edmond Jacob « au sein des changements inhérents à une révélation de Dieu dans l’histoire, l’élément permanent qui permet à Yhwh d’être toujours fidèle à lui-même »11. La chèsèd est nommée en Ps. 33, 5.18.22 ; 98, 3 ; 117, 2 et, associée à la bonté, tôb12, en Ps. 100, 5 ; 107, 1.8.15.21.31.43. Au Ps. 136 la référence à la bienveillance de Yhwh scande l’hymne et revient pas moins de vingt-six fois, un nombre qui n’est pas le simple fait du hasard. Correspondant à la

10 Voir J.K. Kuntz, « Grounds for Praise: The Nature and Function of the Motive Clause in the Hymns of the Hebrew Psalter », dans M.P. Graham, R.R. Marrs, S.L. McKenzie (éd.), Worship and the Hebrew Bible:Essays in Honour of John T.Willis, Sheffield, 1999, p. 148183. 11 E. Jacob, Théologie de l’Ancien Testament, Neuchâtel, 1955, p. 83-84. 12 Pour la bonté, voir aussi Ps. 135, 3.

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valeur numérique de « Yhwh »13, il suggère par là-même que dans la chèsèd se concentre toute l’essence de Yhwh. La bienveillance de Yhwh, plus précisément sa miséricorde et sa bonté, constitue aussi, comme nous l’avons vu, la caractéristique de Dieu énoncée dans l’hymne que cite 1 Maccabées 4, 2414. Il ne s’agit pas là d’un trait parmi d’autres. Significativement, cette confession de la chèsèd de Yhwh fait écho à la révélation de Yhwh au Sinaï, en prélude à la conclusion de son alliance avec Israël. S’adressant à Moïse, Yhwh s’y présentait à lui comme le Dieu miséricordieux et qui fait grâce, abondant en chèsèd et en èmèt, « fidélité » (Exode 34, 6-7), deux caractéristiques également réunies en Ps. 117, 2 ; 147, 11 et, avec l’équivalent èmûnah, en Ps. 98, 3 ; 100, 5 (voir aussi Ps. 33, 4 ; 96, 13). Les hymnes insistent, par ailleurs, sur trois fonctions de Yhwh, qui sont généralement associées, à savoir sa fonction royale, celle de créateur et celle de libérateur d’Israël. Presque tous les hymnes mettent en avant la fonction royale. Yhwh est roi, et cette royauté s’exerce non seulement sur Israël (Ps. 135, 14 ; 149, 2), mais aussi sur l’ensemble des nations (Ps. 29, 10 ; 47, 3-10 ; 96, 10 ; 105, 7 ; 113, 4) et même sur tout l’univers (Ps. 148, 13)15. Les hymnes soulignent la grandeur de Yhwh (Ps. 47, 3 ; 96, 4 ; 135, 5 ; 147, 5), sa majesté (Ps. 148, 13), sa force et son intelligence (Ps. 147, 5), son caractère redoutable (Ps. 47, 3 ; 96, 4) qui se manifeste tout particulièrement dans ses théophanies, longuement décrites en Ps. 29. Ils insistent sur sa justice et sa droiture (Ps. 33, 4-5 ; 98, 9) laquelle, conformément à l’image que l’on se fait du roi idéal (voir Ps. 72), se traduit par l’attention toute spéciale qu’il porte aux plus faibles (Ps. 107, 41 ; 113, 7-9 ; 147, 3.6 ; 149, 4). Ils annoncent l’établissement de son règne de justice sur le monde entier dans les temps eschatologiques (Ps. 96, 10.13 ; 98, 9), où il exercera aussi sa vengeance contre les 13 Autrement dit, l’addition de la valeur numérique de chacune des lettres du nom divin : Y = 10, H = 5, W = 6, H = 5. On peut trouver un autre exemple de gématrie en relation avec le tétragramme dans la confession de foi de Deutéronome 10, 17-18 où l’énumération des caractéristiques de Yhwh forme un total de vingt-six mots. 14 Sur la traduction de chèsèd par Ûmnoj, voir J. Joosten, « HSD ‘bienveillance’ et ⁄λεοj ‘pitié’. Réflexions sur une équivalence lexicale dans la Septante », dans E. Bons (éd.), « Car c’est l’amour qui me plaît, non le sacrifice… » Recherches sur Osée 6 :6 et son interprétation juive et chrétienne, Leiden, Boston, 2004, p. 25-42. 15 Sur ce thème de la royauté universelle de Yhwh, tel qu’il est développé dans le psautier, voir notamment E. Zenger, « Das Weltenkönigtum des Gottes Israels (Ps. 90-106) », dans N. Lohfink, E. Zenger (éd.), Der Gott Israels und die Völker : Untersuchungen zum Jesajabuch und zu den Psalmen, Stuttgart, 1994, p. 151-178.

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nations (Ps. 149, 7-9). C’est parce qu’il est roi que Yhwh doit être célébré. Les hymnes présentent aussi Yhwh comme le créateur de l’univers (Ps. 33, 6-7 ; 96, 5 ; 136, 5-9 ; 147, 4 ; 148, 3-6)16, ce qui les conduit à affirmer sa supériorité sur les autres dieux (Ps. 96, 4 ; 135, 5), considérés comme de vulgaires idoles (Ps. 96, 5 ; 135, 15-18). Parce qu’il en est le créateur, Yhwh peut aussi commander aux éléments de la nature (Ps. 107, 33-38 ; 135, 7 ; 147, 8-9.16-18 ; 148, 8) et rassasier son peuple (Ps. 147, 14). Enfin, un certain nombre d’hymnes célèbrent Yhwh parce qu’il a choisi Israël comme son peuple (Ps. 33, 12 ; 47, 5 ; 135, 4) et pour ses multiples interventions en sa faveur. Jouant sur les références implicites à la situation des Israélites en Égypte et à leur marche vers la Terre promise, le Ps. 107 évoque ainsi, à travers la description d’une série de dangers dont Yhwh les a délivrés, le retour à Jérusalem des exilés (voir aussi Ps. 98, 3 ; 147, 2 ; cf. Ps. 136, 23-24 ; 148, 14) : immigrés au milieu des nations, Yhwh les a ramenés dans leur territoire (v. 2-3), errants et affamés, il les a conduits vers Jérusalem (v. 4-7)17, prisonniers et opprimés, il les a libérés (v. 10-14), menacés par la tempête, il les en a délivrés (v. 23-30). Les Ps. 105, 135 et 136 remémorent, quant à eux, les principaux moments du mythe fondateur d’Israël18 : le changement d’attitude des Égyptiens vis-à-vis des Israélites (Ps. 105, 25), qui, selon Exode 1, 7-22, se traduit par des mesures visant à leur extermination ; l’envoi de Moïse et d’Aaron (Ps. 105, 26) ; les « plaies » que Yhwh avait infligées aux Égyptiens pour contraindre le pharaon de laisser partir les Israélites (Ps. 105, 2736, la dernière de ces plaies, celle qui frappe de mort tous les premiers-nés égyptiens, étant également mentionnée en Ps. 135, 8-9 ; 136, 10) ; la sortie d’Égypte (Ps. 105, 37-38.43 ; 136, 11-12) ; la traversée de la mer des Joncs (Ps. 33, 7 ; 136, 13-15), à laquelle le Ps. 33 donne une dimension proprement cosmique en rapprochant la séparation miraculeuse de ses eaux (afin de permettre aux Israélites d’échapper à leurs poursuivants, voir Exode 14) de la séparation originelle entre les eaux primordiales et la terre au moment de la

16 Sur ce thème, voir aussi les Ps. 8 et 104, le Ps. 104 faisant une lecture de la création à travers le prisme du mythe de Genèse 1. 17 Le texte parle de « ville habitable ». Mais voir le v. 36. 18 Cf. les confessions historiques de Deutéronome 26, 5-9 ; Josué 24, 2-13 ; Néhémie 9, 5-15.

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création de l’univers (Genèse 1, 9-10)19 ; la sollicitude de Yhwh pour son peuple pendant toute la traversée du désert (voir aussi Ps. 136, 16), et en particulier la manière dont il a pourvu à sa subsistance (Ps. 105, 39-41) ; la victoire sur les puissants rois de Transjordanie et de Canaan (Ps. 135, 10-11 ; 136, 17-20). Le mythe fondateur culmine dans la référence au don d’un pays à Israël (Ps. 105, 44 ; 135, 12 ; 136, 21-22). L’auteur du Ps. 105 insiste, en outre, sur les engagements que Yhwh avait pris auprès des patriarches Abraham, Isaac et Jacob de donner un territoire à leurs descendants (v. 8-11.42) et rappelle les péripéties qui avaient conduit Jacob et ses fils en Égypte où ils devinrent un peuple nombreux et puissant (v. 12-24). Certains hymnes se terminent par un appel à la louange (Ps. 135, 19-21 ; 136, 26) – qui peut se réduire à l’acclamation liturgique hallelûyah, « louez Yah(weh) » (Ps. 105, 45 ; 113, 9 ; 117, 2 ; 147, 20 ; 148, 14 ; 149, 7 ; 150, 6) –, d’autres, par une promesse (Ps. 29, 11), d’autres, par une interpellation des sages, invités à comprendre les bienveillances de Yhwh (Ps. 107, 43), d’autres encore, par une courte prière (Ps. 33, 22). La longueur de ces hymnes est très variable. Le plus souvent ils comprennent une dizaine ou une vingtaine de versets. Le plus long est le Ps. 105, qui en compte quarante-cinq, le plus court, le Ps. 117, qui n’en compte que deux, où se retrouvent, sous une forme particulièrement ramassée, les traits distinctifs de l’hymne : « Louez Yhwh, toutes les nations, faites son éloge, tous les peuples, car forte est sur nous sa bienveillance, et la fidélité de Yhwh dure pour toujours. Louez Yhwh ». Si on voit bien quelle est la fonction d’une prière d’intercession ou d’une prière d’action de grâce, on voit moins quelle est au juste la fonction des hymnes, d’autant qu’il n’y est spécifié ni qui sont ceux qui les chantent ni les circonstances où ils sont chantés. De précieuses indications sur ce point nous sont données par le livre des Chroniques, lequel reflète la pratique cultuelle de l’époque perse, époque à laquelle la plupart de nos hymnes semblent avoir été composés. Nous y apprenons que le roi David, auquel le Chroniste attribue l’organisation du culte, aurait institué une classe de lévites – les fils d’Asaph – spécialement chargée de « faire mémoire, zakar, de célébrer, yadah, et de louer, halal, Yhwh le Dieu d’Israël » 19 Cela, en remplaçant no’d, « outre », demandé par le parallélisme, par néd, « muraille », les v. 6-7 évoquant ainsi Exode 15, 8 où ce prodige est célébré. Pour cette dimension cosmique donnée au récit de la traversée de la mer des Joncs, voir aussi Esaïe 51, 9-10.

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(1 Chroniques 16, 4-7 ; voir aussi Esdras 3, 10 ; Néhémie 12, 46 ; 2 Chr. 29, 30) et que les instruments de musique qu’ils utilisent pour s’accompagner sont des cithares, des harpes et des cymbales (1 Chr. 16, 5 ; voir aussi 1 Chr. 25, 1.6 ; 2 Chr. 5, 12-13 ; 20, 28 ; 29, 25)20. Ces lévites participent au culte quotidien (1 Chr. 16, 37). Ils se tiennent à côté des prêtres – qui, eux, sont chargés du sacrifice –, sur le côté est de l’autel (2 Chr. 5, 12). Comme nous le montre un passage de 2 Chroniques 29 qui relate la reconsécration du Temple, ils interviennent à l’issue de l’holocauste, pendant la combustion duquel Yhwh descend au Temple pour s’y installer, et c’est une fois que Yhwh est présent qu’ils entrent en scène pour le célébrer (2 Chr. 29, 26-30). Mais on trouve aussi les lévites à la tête de l’armée, et leur chant provoque l’intervention instantanée de Yhwh contre les envahisseurs (2 Chr. 20, 21-25). Le récit de l’institution des lévites nous apprend par ailleurs en quoi consiste plus précisément cette louange dont ils ont la charge. Les paroles mises dans leur bouche par le Chroniste (1 Chr. 16, 8-36), aussitôt après leur institution, sont, significativement, un assemblage d’extraits de deux hymnes, respectivement les Ps. 105, 1-15 et 96, à quoi s’ajoute la conclusion hymnique du Ps. 106, 47-48. Elles sont condensées dans cette acclamation : « célébrez, yadah / louez, halal, Yhwh, car il est bon, tôb, car sa bienveillance, chèsèd, dure à toujours » (1 Chr. 16, 34 ; 2 Chr. 5, 13 ; 7, 3 ; 20, 21 ; voir aussi 1 Chr. 16, 41 ; 2 Chr. 7, 6 ; 1 Maccabées 4, 24), une acclamation qui ne se trouve pas dans les psaumes repris en 1 Chr. 16, mais qui, ayant été considérée comme caractéristique des hymnes, y a été rajoutée. Les analogies avec les hymnes du psautier – invitation à célébrer Yhwh, énoncé du motif introduit par kî, accent mis sur la chèsèd de Yhwh, référence à Yhwh à la troisième personne, accompagnement par des cithares, des harpes et des cymbales – sont suffisamment précises et nombreuses pour permettre de conclure à une identité de milieu d’origine. Au vu de ces indications, et bien que le psautier n’attribue aucun hymne aux fils d’Asaph21, il y a tout lieu de penser que les hymnes ont été composés par les lévites, et non par quelques fidèles anonymes. D’autant que leur enjeu dépasse de très loin celui d’une simple prière individuelle. Comme le montre le livre des Chroniques, les hymnes sont étroitement liés à la liturgie. Ils font partie du service 20 Sur la place de la musique cultuelle chez le Chroniste, voir J. Kleinig, The Lord’s Song : The Basis, Function and Significance of the Choral Music in Chronicles, Sheffield, 1993. 21 Les suscriptions des psaumes leur attribuent les Ps. 50 ; 73-83.

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divin. Comparables aux panégyriques royaux, ils sont récités devant Yhwh pendant l’holocauste quotidien, et proclament ses mérites et ses exploits, les lévites jouant ainsi le rôle de hérauts à la renommée de Yhwh. Que ces hymnes aient pu servir de modèle et inspirer les prières que les fidèles adressent à Yhwh n’a rien d’étonnant. De là, les éléments hymniques que l’on peut rencontrer dans d’autres catégories de psaumes. Le temple figurant la demeure céleste de Yhwh, il est tentant de voir dans ces lévites l’équivalent de la cour céleste de Yhwh, et dans les hymnes, le correspondant de la liturgie céleste. D’autant plus que, d’après certains pseudépigraphes de l’Ancien Testament, les anges chantent à Dieu des hymnes (ainsi, quotidiennement, Testament de Lévi 3, 8 ; voir aussi Testament de Job 48, 3 ; Vie grecque d’Adam et d’Ève 37, 6), lesquels consistent, selon Testament d’Abraham 20, 12, dans la proclamation du trisagion (= Esaïe 6, 3)22. Dans cette hypothèse, la louange des lévites reproduirait la louange angélique et s’y insèrerait. Cette explication se heurte, toutefois, à une difficulté. Car elle ne s’accorde pas avec ce que la Bible hébraïque nous dit de cette liturgie angélique. Celle-ci nous est décrite en Esaïe 6, 1-3. Le prophète, qui est présent au Temple, voit là Yhwh assis sur un trône et entouré d’une nuée de séraphins. La scène à laquelle le prophète a le privilège d’assister, en vision, se déroule dans le Saint des saints, là où siège Yhwh, dans la partie la plus secrète du Temple, cachée aux fidèles, et dans laquelle seul le grand prêtre a le droit de pénétrer. Ce n’est que par le biais du prophète que le mystère de cette liturgie angélique est révélé à Israël. Or, ce qui caractérise les hymnes, c’est tout au contraire leur caractère public. L’hymne ne s’adresse pas uniquement à Yhwh. Sa récitation n’est pas confinée à la cella où se trouve son trône : il interpelle un auditoire aux dimensions de l’univers pour l’inviter à se joindre à la célébration de Yhwh. Selon le livre des Chroniques, les lévites affectés à la louange de Yhwh se tiennent à l’extérieur du Temple, près de l’autel, lequel se situe sur le parvis, là où se rassemblent les fidèles. Par ailleurs, l’acclamation qu’entend le prophète porte sur les caractères intrinsèques de Yhwh. Elle est une proclamation de ce qui fait l’essence même de Yhwh, sa divinité, à savoir sa sainteté : « saint, saint, saint est Yhwh…, toute la terre est remplie de sa gloire ». Or dans le cas des hymnes l’accent est 22 Voir aussi Testament de Job 51, 4. Selon M. Philonenko, Le Testament de Job. Introduction, traduction et notes, Paris, 1968 (= Semitica 18), p. 58 note, le recueil d’hymnes célébrant les magnificences divines, dont il est question dans ce passage, est sans doute une copie des chants célestes.

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mis, non pas tant sur l’essence de Yhwh que sur ses qualités extraverties, celles que Yhwh manifeste dans ses relations avec Israël en particulier et l’humanité en général. Et ces qualités, loin d’être tenues secrètes, doivent au contraire être publiées à la face de l’univers. Pardelà sa fonction d’adoration de Yhwh, l’hymne a ainsi principalement une fonction proprement kérygmatique. Car l’adoration n’est pas la fonction première de l’hymne. L’hymne est une invitation à adorer Yhwh, et cette invitation est fondée sur l’énumération des qualités divines. L’adoration est le but que vise l’hymne, non son contenu. Le corps de l’hymne est constitué par un long argumentaire destiné à convaincre les fidèles et au-delà, l’ensemble des nations, à reconnaître Yhwh comme leur roi, à les rallier autour de lui et à le révérer. La fonction de l’hymne est, en fait, double. L’hymne constitue un moyen subreptice pour agir sur Yhwh. Car la proclamation publique de ses qualités a pour effet d’exercer une pression sur Yhwh. En soulignant que Yhwh est foncièrement bienveillant et attaché à son peuple, en insistant sur sa royauté universelle, l’hymne incite Yhwh à être fidèle à lui-même et à agir conformément à ce qu’il est et conformément à ses engagements, et donc à manifester concrètement cette bienveillance pour son peuple et à exercer effectivement sa royauté universelle. Ce qui explique d’ailleurs que l’hymne puisse être entonné au seuil d’une bataille (2 Chroniques 20, 21 ; 2 Maccabées 12, 37). Tandis que la prière laisse à Yhwh la possibilité de répondre ou non à la demande qui lui est adressée, l’hymne, en énonçant les qualités de Yhwh et en prenant le monde entier à témoin, l’oblige, sous peine de perdre la face, à manifester ces qualités. L’hymne a aussi une fonction proprement politique. Les caractéristiques de Yhwh mises en avant par les hymnes laissent entrevoir quelles sont les préoccupations des fidèles. L’insistance sur l’attachement de Yhwh à son peuple, sa « bienveillance », reflète un sentiment d’abandon de la part de Yhwh, que la catastrophe de 587 av. J.-C. – prise de Jérusalem et destruction du Temple, déportation des élites et immigration d’une grande partie de la population, capture du roi et disparition du royaume de Juda – ne pouvait que conforter. La référence appuyée à la fidélité de Yhwh à ses engagements de donner aux descendants de Jacob le pays de Canaan et le rappel du mythe fondateur montrant comment autrefois, et en dépit de tous les obstacles, Yhwh les avait tenus, révèlent l’insécurité d’un peuple qui se sent menacé de perdre son territoire. La présentation de Yhwh comme le créateur et le roi de l’univers, l’insistance sur sa supériorité

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sur les autres dieux, ramenés au rang d’inutiles idoles, l’insistance sur sa grandeur et sa puissance, répondent aux interrogations de tous ceux qui doutent de la capacité de Yhwh à protéger son peuple, à subvenir à ses besoins et à réaliser ses promesses. L’accent mis sur l’exercice de sa justice manifeste une situation d’oppression et d’exploitation perçue comme inéluctable. L’annonce de son règne eschatologique universel trace une perspective pour tous ceux qui ont perdu toute espérance et ne croient plus en un avenir. Or, à travers la proclamation, réitérée jour après jour, des éléments essentiels de leur foi commune, l’hymne renforce la cohésion d’un groupe de fidèles qui ne se confond plus avec les habitants d’un territoire, mais qui est dispersé sur tout le Proche-Orient et même audelà. En confessant Yhwh comme le Dieu de l’univers, il suscite parmi les fidèles un sentiment de fierté : leur Dieu est l’unique Dieu. En soulignant son attachement à Israël, il réconforte les fidèles. En dépit des apparences, leur Dieu reste le Dieu bienveillant, celui qui est leur « secours et bouclier » (Ps. 33, 20 ; voir aussi Ps. 115, 9.10.11), qui les protège où qu’ils se trouvent, garantit leur sécurité et assure leur subsistance. L’évocation de ses hauts faits passés manifeste que, de même qu’il a su délivrer son peuple de l’oppression égyptienne, malgré la puissance de l’Égypte, et le conduire dans un territoire déjà occupé par d’autres peuples, Yhwh saura lui rendre la maîtrise de ce territoire. Associé au culte sacrificiel régulier, l’hymne renforce ainsi la cohésion des fils d’Israël, unis autour d’un même Dieu. Et, comme ce culte, il leur apporte un sentiment de confiance qui leur permet de surmonter les aléas du présent et de se projeter dans l’avenir. Bibliographie Crüsemann F., Studien zur Formgeschichte von Hymnus und Danklied in Israel, NeukirchenVluyn, 1969. Gunkel H., Begrich J., Einleitung in die Psalmen : Die Gattungen der religiösen Lyrik Israels, Göttingen, 1933, p. 32-94. Kleinig J., The Lord’s Song: The Basis Function and Significance of the Choral Music in Chronicles, Sheffield, 1993. Kuntz J.K., « Grounds for Praise : The Nature and Function of the Motive Clause in the Hymns of the Hebrew Psalter », dans M.P. Graham, R.R. Marrs, S.L. McKenzie (éd.), Worship and the Hebrew Bible : Essays in Honour of John T.Willis, Sheffield, 1999, p. 148-183. Spieckermann H., « Alttestamentliche ‘Hymnen’ », dans W. Burkert, F. Stolz (éd.), Hymnen der alten Welt im Kulturvergleich, Freiburg, Göttingen, 1994, p. 97-108. Westermann C., Lob und Klage in den Psalmen, 6e éd., Göttingen, 1983.

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ÉLOGE ET CÉLÉBRATION DU LOGOS : ÉTUDE DES VERSETS EN « NOUS » DANS LE PROLOGUE DU QUATRIÈME ÉVANGILE (JN 1, 14-18) Michèle Morgen

Le célèbre « prologue » du quatrième évangile (Jn 1, 1-18) s’impose d’emblée à l’exégète johannique lorsqu’il s’agit d’aborder la question de l’hymnologie (Jn 1, 1-18). Quant à l’angle d’approche, deux points ont retenu mon attention dans les termes proposés pour les exposés du colloque : l’insistance sur la dimension sociologique de l’hymne dans l’Antiquité et la présentation de l’hymne comme un rite social plutôt que comme un genre littéraire. L’intérêt pour la problématique ainsi définie se justifie aisément dans le contexte des recherches actuelles sur la littérature johannique. Depuis plus d’une trentaine d’années déjà, les spécialistes de ce corpus littéraire et théologique ont amplement souligné l’importance de l’histoire d’un groupe spécifique, la communauté johannique1 pour mieux comprendre la présentation narrative du quatrième évangile et l’écriture des trois épîtres de Jean, notamment de la première d’entre elles. Si le prologue johannique n’est pas à proprement parler un éloge à la divinité, il peut toutefois s’entendre d’un éloge au Christ Logos. Il ne me paraît en effet pas déplacé d’appliquer ici les définitions de l’éloge données par les spécialistes de la rhétorique ancienne2 ; plus qu’un éloge, l’hymne proclame l’identité du Logos, sa « nature » (« Dieu, il l’était, le Logos ») et son antiquité (« au commencement » Jn 1, 1-5), sa parenté divine en sa qualité de Dieu Fils unique (1, 14.18), sa puissance et son action auprès des hommes (« lumière des 1 Les travaux de R.E. Brown sur l’histoire de la communauté johannique et sur les énoncés théologiques de l’école johannique sont à la base de nombreux articles et ouvrages récents. Pour une vue d’ensemble, voir R.E. Brown, La communauté du disciple bien-aimé, Paris, 2002, Trad. française, 2e éd. 2 L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain Histoire et technique (Collection des études augustiniennes, série Antiquité), 1993.

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hommes » : 1, 4.9.10a.11a.12-13.14.16-18), selon les principaux topoi définissant l’éloge des dieux3. Les premiers versets de l’évangile johannique célèbrent non seulement le Logos, mais aussi le groupe qui reconnaît et proclame la doxa du Logos (1, 14-16). Pour étayer ce point de vue, je porterai l’attention sur les versets 14-18. Ils précisent la fonction du prologue à l’ouverture du livre et déterminent d’emblée le public visé par l’ensemble de l’œuvre johannique. L’analyse du vocabulaire et l’étude de la composition du court passage sélectionné permettent de mettre en évidence l’articulation de la double dimension morphologique et sociologique de cette introduction majestueuse et solennelle au récit évangélique johannique. Ces quelques versets renseignent aussi le lecteur sur la poétique du récit orientée dès le début du livre. L’exposé suivant s’articule en trois étapes principales. Après un bref rappel de l’hypothèse hymnique, la présentation de Jn 1, 14-18 voudrait faire ressortir les motifs qui font glisser l’hymne (ou les éléments hymniques) vers un commentaire exégétique. L’attention se portera ensuite sur l’emploi de la première personne du pluriel (versets 14.16-18), particularité importante et intéressante pour notre propos. Ces trois phases de l’analyse me permettront de donner quelques conclusions relatives aux perspectives du colloque, sous un angle original peu abordé sous cette forme dans les études exégétiques habituelles, du moins à ma connaissance. L’hymne en arrière-fond du prologue johannique L’hypothèse est reçue depuis fort longtemps : en arrière-fond des 18 premiers versets du quatrième évangile on devine l’existence d’une forme hymnique. Plusieurs études ont relevé une stylistique poétique relativement marquée, une construction en hyperbole (ou en parabole) et des structures concentriques aisées à relever4. En outre, par son vocabulaire et par sa thématique de louange du Logos de Dieu, le prologue johannique rejoint plusieurs autres textes5 qui, s’ils ne peuvent être classés comme hymnes au sens strict du terme, relèvent du moins du genre littéraire hymnique. 3 Pernot, La rhétorique…, p. 217. 4 Pour les différentes structures, voir par exemple X. Léon-Dufour, Lecture de l’évangile

selon Jean. Tome I, Paris, 1988, p. 43-48. 5 Pour une vue d’ensemble récente, voir C.S. Keener, The Gospel of John. A Commentary. Volume I, Peabody, Massachusetts, 2003, p. 333-363.

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ÉLOGE ET CÉLÉBRATION DU LOGOS (JN 1, 14-18)

De nombreuses tentatives ont été avancées pour déterminer la teneur d’un éventuel hymne primitif. Bien qu’il n’y ait pas unanimité sur ce point, la tendance générale reconnaît habituellement une source hymnique à la base du prologue johannique dans les versets 1-5, (9)11 et au verset 14 (avec parfois le v. 16 et le v. 18). Les commentateurs s’appuient sur différents critères, plus ou moins discutables, plus ou moins bien argumentés : allure poétique, éléments d’accentuation, mode de coordination, parallélisme6, mode de pensée, etc. Malgré ces incertitudes, de nombreuses hypothèses ont tenté de déceler la strophique de l’hymne-source. Les versets 1 et 9-10 laisseraient assez bien ressortir la poésie de l’hymne : 1, 1 a 'En ¢rcÍ Ãn Ð lÒgoj, b kaπ Ð lÒgoj Ãn prÕj tÕn qeÒn, c kaπ qeÕj Ãn Ð lÒgoj

a) Au commencement était le Verbe, b) et le Verbe était auprès de Dieu, c) et le Verbe était Dieu ...

1, 9-10 : ’Hn tÕ fîj tÕ ¢lhqinÒn, Ö fwt∂zei p£nta ¥nqrwpon, œrcÒmenon e≥j tÕn kÒsmon. œn tù kÒsmJ Ãn, kaπ Ð kÒsmoj di' aÙtoà œg◊neto, kaπ Ð kÒsmoj aÙtÕn oÙk ⁄gnw.

La lumière, la véritable, qui illumine tout honmme, venait dans le monde. Il était dans le monde, et par lui le monde a paru et le monde ne l’a pas connu. Traduction E. Osty, J. Trinquet

Le verset 1 comprend à chaque stique le terme lÒgoj. La signification en est développée par la reprise de la fin au début du stique suivant, en 1a et 1b (comme pour qeÒj), à la fin de 1b et au début de1c, puis par une inclusion sur Ãn Ð lÒgoj, en 1a et 1c. La reprise du verset 4b (« la vie était la lumière des hommes ») exploite et développe le motif de la venue dans le monde et la thématique du salut. Au verset 9 aussi, dans la deuxième strophe du prologue, la louange porte toujours sur le Logos et sur sa réception, bien que le terme lÒgoj ne soit plus repris dans les versets 9-13.

6 On relève en particulier le style original des versets 1-5, où un mot important d’un stique (souvent le dernier) est repris dans le stique suivant, pour être ensuite à nouveau valorisé (souvent en première position).

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Sans revenir sur le détail des diverses conjectures, mentionnons la proposition de Brown7, un des commentateurs principaux des écrits johanniques. S’il fallait déterminer une source, il retiendrait un hymne primitif en quatre strophes (1-2/3-5/10-12b/14. 16), chacune d’elle étant centrée sur le Logos, dans sa relation à Dieu (1-2), à la création (3-5), au monde (10-12b), et à la communauté (14.16). Quelles que soient les hypothèses sur l’existence d’un hymne primitif et sur sa teneur (est-il possible de la restituer ?), les versets 1-5 et 9 (10-11) conserveraient encore des traces ou des caractéristiques hymniques relativement fermes. Tous les commentateurs ont noté l’interruption du rythme de l’hymne par une parenthèse sur Jean-Baptiste, aux versets 6-8 (voir aussi plus loin dans le prologue en 1, 15) et l’amplification par un développement aux versets 11-13 ; ces derniers sont souvent considérés comme de la prose à l’opposé de la poésie des versets 1-5 et 9-108. Par ailleurs, un certain consensus s’accorde à reconnaître trois phases d’un processus de rédaction et d’intégration de l’hymne à l’évangile. Le premier niveau comporterait –, ou du moins se réfèrerait à – une tradition hymnique ancienne déjà complétée par les versets 7c et 12c. L’auteur johannique aurait ensuite largement déployé la tradition reçue pour construire une introduction à l’évangile. À une étape ultérieure encore, l’introduction aurait été marquée par les interpolations sur le baptiste aux versets 6-8 et au verset 15. L’auteur johannique a marqué de son empreinte interprétative l’ensemble du passage, tant dans la première strophe (versets 1-5) que dans la deuxième (versets 9-13). J’ai indiqué ci-dessus l’intention de mettre en évidence l’intensité plus grande du commentaire interprétatif dans les versets 14-18. Il nous faut donc préciser au préalable ce qui resterait de l’hymne primitif dans cette troisième étape du prologue. La réponse n’est pas aisée car, comme pour les versets précédents, les positions des commentateurs varient d’un extrême à l’autre. - Pour certains, le verset 14 est une addition, alors que d’autres l’attribuent à la source primitive. Brown se range parmi ces derniers ; « il est préférable, écrit-il, d’accepter tout le verset 14 comme de la

7 R.E. Brown, The Gospel According to John (Anchor Bible Volume 29), New York, p. 21-23. 8 On trouvera des précisions sur l’histoire de la recherche dans M. Theobald, Die Fleischwerdung des Logos. Studien zum Verhältnis des Johannesprologs zum Corpus des Evangeliums und zu 1 Joh (Neutestamentliche Abhandlungen), Münster, 1988, p. 16-155.

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poésie »9. Ce serait, selon lui, la position de la plupart des commentateurs. Pour d’autres encore, seule la première partie du verset appartient à la strate hymnique. - Le verset 15 interrompt le rythme de l’ensemble ; de l’avis quasi unanime des critiques, il est à considérer comme une interpolation. - Selon quelques commentateurs, le verset 16 ne fait pas partie de la source hymnique primitive, car son style poétique est d’une autre qualité que les précédents passages hymniques. Par ailleurs pourtant, le verset 16 se raccroche assez bien au verset 14 qu’il prolonge. Enfin, pour les tenants de l’hypothèse inverse, selon les principes de la critique de la rédaction, le verset 16 fait partie de la source parce qu’il contient des termes non johanniques (logos, charis, plèrôma) ; ces trois termes ne se trouvent en effet qu’aux versets 14 et 16. Devant la difficulté, et par économie d’hypothèses à nouveau, comme pour le verset 14, Brown10 propose de considérer l’ensemble du verset 16 comme une partie intégrante de l’hymne. - Restent les versets 17 et 18. La plupart des spécialistes excluent le verset 17 de la source primitive, et, de l’avis quasi unanime, le verset 18 est attribué à la rédaction johannique. Il n’est pas nécessaire de donner un panorama plus étendu des éventuelles traces d’un hymne primitif en Jn 1, 14-18. Dans le cadre de ce colloque, orienté vers « l’hymne antique et son public », il m’a paru plus opportun de faire ressortir la composition de ces versets et de souligner dans l’état actuel du texte, comment le passage relève davantage d’un commentaire exégétique dû à l’auteur rédacteur qui a mis la dernière main à la composition du quatrième évangile. Il s’agit donc de montrer comment la troisième unité textuelle du prologue actuel (versets 14-18) fait partie intégrante d’un hymne de type nouveau, (re)composé, destiné à servir de prologue au début du livre, avant que ne commence la narration proprement dite. Par le fait même, l’hymne se fait commentaire et le commentaire devient hymnique. Les lecteurs, auxquels s’adresse l’hymne devenu commentaire, sont engagés dans un processus de reconnaissance du Logos. La narration évangélique qui commence au verset 19 est déjà désignée en prolepse dans la reconnaissance de la gloire (doxa) du Logos (verset 14) et commentée par le déploiement interprétatif progressivement mené aux versets 14-18. 9 Brown, The Gospel …, p. 13. 10 Brown, The Gospel…, p. 15.

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Les versets 14-18 : composition hymnique et commentaire exégétique johannique Si elle s’inscrit dans la mouvance hymnique des treize premiers versets du quatrième évangile, l’unité textuelle de Jn 1, 14-18 s’en distingue néanmoins par le rythme, par le vocabulaire et par son mode de composition. Relevons d’abord la cohérence interne du passage. La délimitation assignée au verset 18 comme fin de la péricope ne pose pas de problème puisque l’on passe à la narration évangélique proprement dite à partir de 1, 19. Par ailleurs, pour la nécessité de l’exposé et en fonction de ce qui a été dit précédemment sur les versets relatifs à Jean-Baptiste dans le prologue, le verset 15 peut être momentanément négligé dans l’analyse. Les quatre versets restants (14, puis 16-18) s’emboîtent parfaitement l’un dans l’autre et font suite à l’hymne engagé par les premiers versets du prologue pour proclamer le Logos. La première fonction du verset 14 consiste à célébrer d’abord le Logos ; comme tel, le verset se situe dans la ligne des deux premiers paragraphes hymniques (1, 1-5 et 1, 9-10) qui font l’éloge du Logos selon des topoi souvent remarqués dans l’hymnique ancienne. Ils affirment le rapport du Logos à Dieu (versets 1-2) et mentionnent son antiquité (son archè : « il était au commencement »). Ils expriment sa relation au monde (kosmos), sa fonction dans le monde (verset 9) et par rapport au monde (9-10). Ils annoncent sa venue et son œuvre envers l’humanité et son pouvoir et sa puissance (« il nous a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » : verset 12). Ayant la vie en lui (verset 3), il a le pouvoir de la lumière afin d’illuminer tout homme (versets 4-5). Les éléments principaux de l’éloge au Logos sont clairement affirmés par la louange dans les premiers versets de l’évangile. À partir du verset 14 l’éloge est prolongé et amplifié. Le verset 14 se démarque en effet de manière originale de ce qui précède, par sa position à l’en-tête de ce que l’on pourrait désigner comme une troisième strophe du prologue. Il se compose de cinq stiques indépendants, mais néanmoins reliés l’un à l’autre :

a) Kaπ Ð lÒgoj s¦rx œg◊neto

a) Et le Verbe est devenu chair

b) kaπ œskˇnwsen œn ¹m√n,

b) et il a séjourné parmi nous.

c) kaπ œqeas£meqa t¾n dÒxan aÙtoà,

c) Et nous avons contemplé sa gloire,

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d) dÒxan æj monogenoàj par¦ patrÒj,

d) gloire comme celle que tient de son Père un Fils unique,

e) plˇrhj c£ritoj kaπ ¢lhqe∂aj.

e) plein de grâce et de vérité Traduction E. Osty, J. Trinquet

Le verset commence par trois énoncés (14abc) qui développent une même thématique dans des motifs différents. Il se poursuit par une prolepse (14d) qui annonce le point d’orgue du verset 18 sur la dénomination divine du logos, déjà précédée toutefois par la nomination de Jésus-Christ à la fin du verset 17. Le verset 14 s’achève enfin (14e) par un énoncé composé de trois termes dont l’explicitation est donnée dans les versets 16-17, par mode de distribution. Ainsi présentée, l’organisation des versets 14 et 16-18 commande la suite de l’exposé. Les trois premiers énoncés du verset 14 se présentent comme un commentaire par juxtaposition. Le dernier élément de ce verset (14e) montre ensuite comment le commentaire s’organise par mode de distribution par sa relation au verset 17. Il faudra ensuite revenir sur l’énoncé de 14d pour souligner la reprise et son développement final au verset 18. La présence visible du Logos parmi les siens (14abc) Les trois énoncés en 14abc développent une même thématique, celle de la présence du Logos parmi les hommes, parmi les siens11, exploitée diversement d’un stique à l’autre. Une des caractéristiques littéraires retenue par les partisans d’un hymne primitif sous-jacent au prologue de Jean consiste dans la reprise du dernier mot ou de la dernière expression d’un stique au début du stique suivant, comme nous l’avons rappelé ci-dessus. On peut reconnaître cette particularité dans le verset 14, à la différence toutefois que ce ne sont pas des mots qui sont repris au début du stique (à l’exception de dÒxa fin de 14c et début de 14d) mais plutôt des développements thématiques et théologiques élaborés par un commentaire explicite, selon des modalités diverses, en particulier par juxtaposition. Chaque stique commente le suivant, de sorte que le même thème se poursuit, orchestré par des motifs différents.

11 Thématique déjà abordée dans les versets 10-13.

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La finale de 14a (s¦rx œg◊neto) est explicitée par la mention du « séjour parmi nous » (œskˇnwsen œn ¹m√n) au début de 14b. Les deux expressions ainsi juxtaposées développent le même thème de l’incarnation, mais sur des registres différents. Annoncé en premier, le motif de la venue dans la chair appartient aux confessions de foi johanniques, comme en témoignent d’autres passages de la même tradition, dans deux épîtres de Jean : en 1 Jn 4, 2 et 2 Jn 7, la confession de la venue de Jésus-Christ dans la chair est une condition sine qua non de l’appartenance à la communauté croyante. Le deuxième motif en 14b précise davantage encore le thème l’incarnation par l’habitation parmi les hommes, la venue du Logos dans la personne même de JésusChrist. En outre, pour les auditeurs johanniques, familiers du langage et des traditions du judaïsme, le verbe skhnÒè choisi pour exprimer ce motif, annonce déjà le thème de la gloire ; on s’accorde en effet pour évoquer par ce verbe le thème important de la demeure de la gloire, de la shekinah (rapproché du terme skènè)12. La finale du verset 14b (œn ¹m√n) est explicitée par l’attestation communautaire de la contemplation de la gloire (nous avons vu : œqeas£meqa). La juxtaposition des deux énoncés renforce l’idée que la venue du Logos « parmi nous » est au point de départ de la confession de foi. Celle-ci se réfère à celle-là. Le verset 14c mentionne en sa finale la gloire comme objet de la contemplation et le témoignage du groupe johannique en ouvre un commentaire en 14d. L’attestation de 14c revêt en effet la forme d’une confession de foi qui prolonge la thématique des deux premiers stiques (14ab). À l’intention de ses lecteurs, membres des communautés johanniques, l’auteur, ou le compositeur du prologue johannique (dans sa forme actuelle), commente l’élément hymnique de la célébration du Logos par des énoncés kérygmatiques élaborés au sein de l’école johannique. Deux points d’appuis permettent de montrer le travail rédactionnel du commentateur issu de cette école. Mentionnons en premier lieu, comme précédemment, deux rapprochements avec la première épître de Jean. Dans le prologue de 1 Jn, relativement proche de celui du quatrième évangile, l’auteur johannique exprime avec le même verbe qeaÒmai à la première personne du pluriel (Ö œqeas£meqa : 1 Jn 1, 12 On notera en particulier le rapprochement, avec l’hymne sapientiel du Siracide (Si 24), ou avec les paraphrases targumiques qui remplacent le motif de l’habitation du Nom de Dieu dans le temple par le motif de la shekinah (par exemple dans le targum de Deutéronome 12, 5). Pour d’autres exemples, voir Brown, The Gospel…, p. 32-34, Keener, The Gospel…, p. 408-410.

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1.3) l’importance que la communauté accorde à une même expérience religieuse (« à propos du logos13 de vie » : 1 Jn 1, 2). L’autre énoncé se trouve dans un des passages les plus importants de la démonstration de l’épître johannique, en 1 Jn 4, 14-15 (¹me√j teqe£meqa) : la formule de confession de foi14 redit l’expérience croyante avec le verbe de la contemplation ; le verbe au parfait. Dans le prologue de l’évangile, en 1, 14, l’affirmation de la présence du Logos « parmi nous » s’appuie elle aussi sur ce même type d’énoncé, confession croyante spécifique du groupe johannique : kaπ œqeas£meqa t¾n dÒxan aÙtoà. Un deuxième indice souligne le travail rédactionnel. Qu’il se fonde ou non sur une source, le compositeur du prologue exploite un motif théologique dont on trouve plusieurs développements dans la partie narrative de l’évangile qui suit. Sans entrer dans le détail, on peut souligner l’importance du lien entre « voir la gloire » dans les signes manifestés et « croire » dans le quatrième évangile. Le commentaire du narrateur en témoigne à la fin de l’évangile (Jn 20, 30-31) en conclusion du livre des signes opérés par Jésus. La clé d’interprétation est donnée dès le début de la narration. Après le premier signe archétypal et paradigmatique des noces de Cana (Jn 2, 1), l’évangéliste conclut : « il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (Jn 2, 11). La notion de gloire, renommée manifestée dans les « signes »15, désigne la révélation divine dans l’incarnation16. La louange rendue au Logos célèbre l’œuvre de sa gloire. La contemplation de la gloire (« nous avons contemplé sa gloire ») attestée dès le prologue caractérise l’orientation de la lecture, avant que ne se déploie la narration. 13 Le terme est écrit avec une minuscule, puisque, selon le relatif neutre qui précède, il s’agit plutôt de la parole reçue et entendue au commencement par le groupe johannique que de la personnification du Christ Logos. Toutefois, l’auteur semble faire référence aux deux acceptions à la fois. 14 Le verbe est au parfait dans ce chapitre 4, alors qu’il est à l’aoriste dans le prologue de la même épître. Au chapitre 1, l’auteur de l’épître s’appuie sur l’expérience vécue depuis le commencement (aoriste de narration), alors qu’au chapitre 4 il exprime la même expérience pour en dire la validité permanente. 15 Les actions prodigieuses désignées par les évangiles synoptiques comme des actes de puissance (duname√j) sont caractérisés comme des signes (shme√a) de la gloire par la tradition johannique. 16 Il faut renvoyer au débat qui a opposé les deux grandes exégèses de ce verset johannique, celle de R. Bultmann et celle de E. Käsemann. Le premier a souligné l’abaissement du Christ en son humanité : voir R. Bultmann, Das Evangelium des Johannes, Göttingen, 1978, p. 40 (« [… ] der Offenbarer ist nichts als ein Mensch »). Par réaction, Käsemann a insisté au contraire sur la révélation de la gloire divine, et présenté la christologie johannique d’un « dieu marchant sur la terre » comme celle d’un docétisme naïf, Jésus ne s’étant pas réellement abaissé par sa venue dans la chair ; voir E. Käsemann, The Testament of Jesus According to John 17, London, SCM Press, 1966.

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Les trois énoncés de 14abc développent donc chacun une même thématique à partir de motifs différents. C’est un premier procédé de commentaire, par juxtaposition. Avant de nous pencher sur le stique suivant (à savoir 14d), et pour mieux en comprendre la portée proleptique, nous abordons d’abord les versets 16-17 et leur commentaire de 14e. La plénitude (14e) commentée au verset 16 Le lien entre 14e et 16-17 est également établi par le genre du commentaire, mais les modalités diffèrent de ce qui vient d’être vu en 14bc. Le commentaire de 14e se fait par mode de distribution. La triple caractéristique du logos (plˇrhj c£ritoj kaπ ¢lhqe∂aj) annoncée comme telle au verset 14e, est explicitée aux versets 16 et 17 qui commencent l’un et l’autre par une explicative en Óti17. Le verset 16 commente l’adjectif plˇrhj du verset 14e par trois motifs qui déploient le thème de la plénitude sur des registres différents. On trouve successivement la mention du plérôme (16a : Óti œk toà plhrèmatoj aÙtoà), de la plénitude de la réception (16b : ¹me√j p£ntej œl£bomen), puis de la surabondance du don (16c : kaπ c£rin ¢ntπ c£ritoj). En 16a, l’auteur emploie le terme plhrèma que nombre d’auteurs attribuent à la source hymnique puisque c’est l’unique mention du plérôme dans les textes johanniques18 ; mais la seule particularité d’un hapax ne saurait constituer un indice déterminant dans la reconstitution d’une source. L’auteur johannique commente plutôt une première fois l’adjectif de la plénitude par un terme connu de ses auditeurs. Le dictionnaire de ce terme s’étend dans divers domaines de la littérature religieuse au début de l’ère chrétienne, comme le montrent les enquêtes dans les littératures stoïcienne, philonienne et gnostique19 ou le témoignage de la littérature paulinienne, plus précisément la littérature hymnique de la lettre aux Colossiens, en Col 1, 15-19, dans la louange à l’« Image du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature, …par qui tout fut créé, qui est avant toutes choses, …et en qui Dieu s’est plu à faire habiter toute plénitude ».

17 Du point de vue de la critique textuelle, c’est la leçon la meilleure. Le kai, de plusieurs manuscrits (A C ) etc. est une correction harmonisante. 18 Ce motif est développé par les textes pauliniens, en particulier dans l’hymne aux Colossiens (Col 1, 19). 19 Kenner, The Gospel…, p. 416-417.

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L’explicitation du thème de la plénitude se poursuit en 16b, par l’affirmation de la réception par tous (p£ntej) ; le pronom emphatique (¹me√j) renforce encore ce motif : « nous tous, nous avons reçu ». Un troisième motif de la plénitude en dévoile la signification au verset 16c, par la formule c£rin ¢ntπ c£ritoj, particulièrement difficile à traduire. La préposition ¢nt∂ peut s’entendre de différentes manières. On peut comprendre « à la place de », au sens où un nouveau temps de grâce viendrait remplacer un premier temps de grâce. D’autres proposent plutôt de comprendre la préposition au sens de œp∂ pour mettre en relief l’accumulation tout en soulignant la nouveauté eschatologique. L’une et l’autre suggestions insistent sur la surabondance de la grâce, pour dire la nouveauté de cette plénitude ; j’opte en définitive pour la traduction qui met en relief l’accumulation : « grâce par-dessus grâce ». « La grâce et la vérité » (14 e) : commentaire au verset 17 Nous venons de voir comment le verset 16 commente le thème de la plénitude (du verset 14e) selon trois motifs, celui du plérôme, celui de la réception par tous, celui de la surabondance. Alors que le verset 16 porte surtout sur le motif de la plénitude, le verset 17 explicite davantage le motif de la c£rij et en particulier le lien de c£rij et de ¢lhqe∂a ; le Logos est présenté par rapport à la Loi de Moïse et il reçoit le nom de Jésus-Christ, première occurrence de l’évangile. Le commentaire procède ici par mode de parallélisme, comme le montre la disposition typographique ci-dessous : Óti Ð nÒmoj

di¦ Mwãs◊wj

œdÒqh,

¹ c£rij kaπ ¹ ¢lˇqeia

di¦ 'Ihsoà Cristoà

œg◊neto.

la loi

par Moïse

a été donnée

la grâce et la vérité

par Jésus-Christ

sont venues

Car

Le parallélisme établi entre la loi donnée par Moïse et la grâce et la vérité advenues par Jésus-Christ (di¦ Mwãs◊wj ; di¦ 'Ihsoà Cristoà) est-il progressif, comme pourrait le suggérer le passage de œdÒqh à

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PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

œg◊neto et de nÒmoj à ¹ c£rij kaπ ¹ ¢lˇqeia ? On a souvent proposé cette interprétation, mais le type de progression reste délicat à définir. Dans la suite de l’évangile, le Jésus johannique distingue la loi (des Juifs) du commandement (œntolˇ mou) référé à sa personne20. La mention de la vérité dans le syntagme ¹ c£rij kaπ ¹ ¢lˇqeia renforce la progression vers la plénitude, en correspondance avec d’autres occurrences johanniques de ce thème (8, 40 ; 14, 6.17 ; 16, 13). Le commentaire du lien entre la grâce et la vérité conduit l’auteur à nommer explicitement Jésus-Christ, en climax, avant la fin du passage. Par le fait même, le commentaire revient sur le verset 14 et en particulier sur le verset 14d, prolepse qui annonce le point d’orgue du verset 18 sur la dénomination divine (le Fils unique, Dieu) du Logos. La gloire du Monogène annoncée (verset 14d) et commentée (verset 18) Après avoir vu comment les versets 16-17 commentent le verset 14e et explicitent le thème de la plénitude par mode de distribution, il nous reste à prendre en compte la visée proleptique de 14d (dÒxan æj monogenoàj par¦ patrÒj) et son lien avec le verset 18. Mentionnée au début de la proposition en 14d, la dÒxa est non seulement comparée à (æj), mais définie par la relation d’un unique engendré à son père (æj monogenoàj par¦ patrÒj). Elle est aussi déployée par le syntagme qui vient d’être examiné concernant la plénitude de la grâce et de la vérité. L’énoncé de 14d annonce les titres ou les noms propres attribués à Dieu et au Logos dans le verset 18. Selon un phénomène d’écriture spécifique de l’école johannique, des termes sont posés une première fois pour être ensuite repris et parfois développés plus largement. Ainsi en est-il des termes monogenˇj et patˇr introduits au verset 14 et repris plus amplement au verset 18. Ces désignations et la relation de l’une à l’autre constituent de fait le temps fort de l’hymne et de son interprétation, en climax. Le verset 18 comporte quatre éléments qui se répartissent en deux temps. À l’affirmation de l’impossible vision de Dieu (18a) répond la possibilité de sa révélation par le Logos (18b) :

20 M. Morgen, « ‘Votre loi, Mon commandement’ ». Étude de la place accordée à la Loi et au commandement dans l’évangile de Jean », dans E. Steffek et Y. Bourquin (éd.), Raconter, interpréter, annoncer. Mélanges offerts à Daniel Marguerat, Labor et Fides, Genève, 2003, p. 195-206.

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ÉLOGE ET CÉLÉBRATION DU LOGOS (JN 1, 14-18)

a) qeÕn oÙdeπj Œèraken pèpote:

a) Dieu, personne ne l’a jamais vu ;

b) monogen¾j qeÕj

b) un Dieu, Fils unique

c) Ð ín e≥j tÕn kÒlpon toà patrÕj

c) qui est dans le sein du Père,

d) œke√noj œxhgˇsato.

d) Celui-là l’a fait connaître. Traduction E. Osty, J. Trinquet

La vision impossible : verset 18 a La nomination de Jésus-Christ (verset 17) entraîne la nécessaire précision sur la possibilité de la contemplation du Logos et de sa manifestation en gloire (1, 14) conjointement à l’impossibilité de voir Dieu (1, 18). Pour ce faire, le commentaire de l’évangéliste s’appuie à nouveau sur la tradition kérygmatique spécifique des communautés johanniques. L’affirmation solennelle qui ouvre le verset 18, sur l’impossible vision de Dieu, est empruntée au kérygme johannique attesté dans les deux écrits johanniques importants, le quatrième évangile (Jn) et la première épître de Jean (1 Jn). La valorisation et le commentaire du kérygme johannique traditionnel sont déployés de manière particulière dans chacun des deux écrits, en fonction de la démonstration d’ensemble. En 1 Jn 4, l’auteur johannique aboutit au point culminant d’un long exposé sur les conditions et les critères de la connaissance de Dieu qui s’est développé depuis le premier chapitre de l’épître. Deux passages peuvent être sollicités en relation intertextuelle avec Jn 1, 18. 1 Jn 4, 12 (qeÕn oÙdeπj pèpote teq◊atai) offre en effet un parallélisme strict de Jn 1, 18 (qeÕn oÙdeπj Œèraken pèpote). Le deuxième texte (1 Jn 4, 20) commente aussi le kérygme johannique sur l’impossibilité de voir Dieu. Mais, alors que l’évangile valorise surtout la christologie divine, l’auteur de l’épître oriente la réflexion théologique vers l’amour du frère : la vision de Dieu est liée au regard vers le frère comme le montre l’emploi du verbe « voir » dans ce verset : « celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas » (Ð g¦r m¾ ¢gapîn tÕn ¢delfÕn aÙtoà Ön Œèraken( tÕn qeÕn Ön oÙc Œèraken oÙ dÚnatai ¢gap©n). Cette dernière affirmation s’inscrit dans la logique démonstrative de l’épître qui propose une réflexion sur la communion avec Dieu par l’agapè. Chacun des deux écrits johanniques commente ainsi le même kérygme johannique initial selon sa propre stratégie littéraire, en fonction de la visée théologique de son écrit. L’auteur de la première épître de Jean

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PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

met l’accent sur l’impossibilité de voir Dieu, de le connaître et d’entrer en communion avec Lui, sans l’amour fraternel. Parce qu’ils sont situés à l’ouverture de la narration sur la vie de Jésus-Christ, manifestation visible du Père, les versets du prologue de l’évangile reprennent le même kérygme (verset 18a) en l’orientant différemment comme le montre le commentaire que l’on trouve aux versets 18b-d. Le Logos et la possibilité de la révélation : du verset 18a au verset 18b-d Après l’affirmation posée au verset 18a, suivent trois énoncés complémentaires destinés à commenter la possibilité d’entrer en relation avec le divin, par le Logos. Les trois énoncés portent de manière définitive, et en conséquence de façon très solennelle, sur le Logos dans sa qualification divine. Ils insistent tous au premier plan sur sa relation à Dieu, et en arrière-plan, par rapport à 18a sur sa mission de révélation. Au verset 18b, placée en casus pendens, la double désignation par les attributs monogenˇj et qeÒj est, on ne peut plus explicite dans sa proclamation de la divinité du Logos. Une nouvelle fois le commentateur de l’hymne utilise les énoncés d’un kérygme johannique initial. On trouve en effet la mention du « Fils unique, monogène », en Jn 3, 16.18 et en 1 Jn 4, 9 ; les contextes dans lesquels l’expression est employée valorisent l’agir du Fils par sa relation spécifique avec le Père et par son envoi dans le monde. En 18c, la relation privilégiée à Dieu est présentée à l’aide du motif particulier de l’« être dans le sein de » quelqu’un (« celui qui est dans » ou « [tourné] vers » le sein du Père » : Ð ín e≥j tÕn kÒlpon toà patrÕj). L’expression est utilisée ailleurs dans les textes bibliques pour traduire la communication intime et affectueuse. Elle est employée notamment par l’auteur du quatrième évangile pour exprimer la capacité du disciple bien-aimé à commenter les paroles de Jésus (Jn 13, 23). La préposition e≥j, au lieu de l’habituelle préposition œn21, correspond à la préposition prÒj utilisée dans la tournure de Jn 1, 1b pour caractériser la proximité et la référence du Logos à Dieu22. Le verset 18 rejoint ainsi par inclusion le premier verset de l’hymne intégré dans le prologue. Le vocabulaire nouveau introduit à partir du verset 14 sur l’incarnation dans la chair et la désignation de Jésus-Christ (v. 17) conduisent à lire le verset 18 en regard du verset 1 21 Voir la différence avec l’emploi de l’expression en Jn 13, 23. 22 « Et le Verbe était auprès de (ou « vers ») Dieu » : kaπ Ð lÒgoj Ãn prÕj tÕn qeÒn.

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ÉLOGE ET CÉLÉBRATION DU LOGOS (JN 1, 14-18)

pour comprendre la relation du Logos à Dieu et la définir, en climax, comme celle d’un (Fils) unique engendré à l’égard du Père23. Avec 18d la fonction du Logos à l’égard de la communauté destinataire de l’écrit johannique se précise. Le lecteur est invité par le rédacteur commentateur à suivre l’interprétation donnée par le Christ Logos par son incarnation narrée dans la suite de l’évangile ; c’est le sens du dernier mot du prologue. « Celui-là (le Fils unique dans le sein du Père) » explicite, commente, et fait l’exégèse (œke√noj œxhgˇsato24). Le rédacteur johannique accorde de l’importance aux paroles de Jésus, soigneusement développées dans de longs discours, pour amener le lecteur à reconnaître la relation filiale du Christ au Père25 ; c’est une des particularités de la christologie du quatrième évangile par rapport aux évangiles synoptiques. Le Christ johannique commente ses propres gestes26, il explicite son œuvre et révèle ainsi sa divinité. Le verset 18 commente le verset 14 d. Il éveille l’attention du lecteur sur la gloire du Monogène et sur la façon dont elle sera proclamée dans la narration qui s’ouvre à partir du verset suivant en Jn 1, 19. Reconnaître la gloire du Monogène c’est reconnaître « Celui qui l’a envoyé »27. L’expression « de la part du Père » annonce déjà cette thématique spécifique du quatrième évangile, autre façon d’insister sur la christologie divine. Le verset 14 annonce et résume l’incarnation. Il reçoit différentes explicitations et commentaires en Jn 1, 14-18, selon divers procédés. Nous avons relevé la juxtaposition des trois énoncés qui commencent par ka∂ au verset 14 abc, la répétition du terme (dÒxa), le procédé de la distributio (les trois termes plˇrhj, c£rij et ¢lhqe∂a de 14e commentés par les versets 16-17), et enfin le commentaire des deux désignations Monogène et Père donné dans la partie finale de l’unité textuelle. L’ensemble conduit à une inclusion du verset 18 avec le 23 Les commentateurs ont mis cette structure en relief depuis fort longtemps ; voir M.E. Boismard, Le prologue de saint Jean, Paris, 1953, p. 107. 24 Selon Brown, le verbe ne signifie jamais « conduire » dans le NT ou dans la littérature chrétienne primitive ; voir Lc 24, 35 Ac 21, 19 où il se traduit par « raconter, expliquer, présenter ». 25 On dénombre plus d’une centaine d’emplois du mot « Père » dans le quatrième évangile. 26 Voir en particulier l’organisation des gestes de miracles en Jn 5 et en Jn 6 : les deux miracles de guérison opérés par Jésus correspondent à ceux qui sont relatés dans les synoptiques. L’arétalogie johannique a ceci de spécifique qu’elle met dans la bouche de Jésus le discours explicatif de ses propres prodiges. 27 Désignation spécifique que Jésus donne à son Père dans le quatrième évangile.

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PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

verset 14 et avec le début du Prologue (v. 1), pour inviter le lecteur à la nomination de Dieu comme Père, et du Logos comme l’unique engendré de Dieu. Ce « résumé de l’incarnation [… est] destiné à l’admiration et à la louange de la communauté, car la participation communautaire est attendue dans un hymne »28. L’inclusion entre le verset 1 et le verset 18 devient climax, en retour sur le verset 14. La confession de foi dans l’incarnation du Logos mène progressivement à la reconnaissance de sa divinité comme Monogène. Ces confessions de foi caractérisent aussi la communauté johannique, en l’occurrence celle de l’auteur et de ses destinataires. Le passage au « nous » dans les versets 14-18 le met en évidence, et souligne par le fait même la fonction hymnique du prologue tout entier. Les énoncés à la première personne du pluriel (Jn 14bc et 16) Le passage au « nous » en Jn 14bc et 16 constitue en effet une autre particularité de la troisième partie du prologue. Bien qu’il ne soit pas mis en relief par une forme emphatique (¹me√j) au verset 14c, l’emploi du pronom à deux reprises dans ce verset (kaπ œskˇnwsen œn ¹m√n [14b] ; kaπ œqeas£meqa [14b]) ne saurait être anodin, d’autant plus que le « nous » revient au verset 16, en position emphatique (¹me√j p£ntej œl£bomen) : 1, 14b

œskˇnwsen œn ¹m√n

14c

œqeas£meq¦

1, 16

¹me√j p£ntej œl£bomen

Quelques remarques sur chacun de ces énoncés suffisent à souligner la pertinence du pronom dans la partie finale du prologue et sa fonction hymnique. « Il a séjourné parmi nous » ( 14b) La signification du « nous » dans le syntagme œn ¹m√n au verset 14b est discutée. Le pronom peut renvoyer au monde des hommes en général, ou de manière plus restreinte à la communauté réceptrice. Celle-ci est mentionnée dans le passage précédent du prologue (versets 11-13) par des termes différents : « le monde, les siens, ceux 28 Brown, The Gospel…, p. 31.

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ÉLOGE ET CÉLÉBRATION DU LOGOS (JN 1, 14-18)

qui l’ont reçu, ceux qui croient », etc. L’école johannique a élaboré sous des formes diverses les énoncés destinés à la proclamation de l’incarnation et à l’importance de l’accueil de cette affirmation théologique dans l’expression de la foi commune. « Nous avons contemplé » (14c) Le passage du « nous » (datif : 14b) au « nous » (sujet : 14c) a conduit plusieurs auteurs à considérer cette partie du verset comme une addition. Cette hypothèse ne nous paraît pas nécessaire. Le lien entre les deux énoncés vise plutôt à désigner ici aussi la communauté réceptrice du Logos. Le groupe qui a contemplé est témoin, comme dans le prologue de la première épître (1 Jn 1, 1-4). Ce procédé souligne bien plutôt la fonction socioreligieuse de l’hymne commenté et placé au début de l’évangile pour les communautés johanniques. Comme l’auteur de la première épître de Jean, le compositeur du prologue de l’évangile s’adresse à des communautés croyantes déjà initiées au kérygme dans ses formulations johanniques. Il souhaite aussi renforcer la communauté autour d’une même confession croyante. L’hymne au début de la narration évangélique remplit cette fonction par un discours persuasif. Les communautés johanniques ont entendu le message chrétien dans des formules élaborées au sein d’une école spécifique, l’école johannique. L’insistance sur la confession de foi formulée à la première personne du pluriel dans la dernière partie du prologue révèle sans nul doute les problèmes d’une communauté croyante devant se situer dans le contexte d’une foi monothéiste plus ou moins menacée. L’auteur s’exprime en « nous » pour raviver la tradition reçue et à transmettre, mais aussi pour la renforcer. Nous tous, nous avons reçu (16) Le troisième énoncé en « nous » (¹me√j p£ntej œl£bomen) prolonge la perspective engagée par les deux énoncés précédents et l’élargit. Comme cela a été souligné ci-dessus, le verset 16 commente le motif de la plénitude. Le verbe l£mbanè spécifique de la tradition et de sa réception, est déjà employé pour dire l’accueil dans la foi au verset 12. L’affirmation de la plénitude reçue par la communauté johannique se comprend dans la suite de l’évangile de Jean, fortement marquée par une eschatologie inaugurée et actualisée qui affirme constamment la réalité, dès à présent, de l’abondance des biens eschatologiques. La plénitude est encore mise en relief par l’adjectif

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PREMIÈRE PARTIE : LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE

pluriel p£ntej qui ouvre l’hymne à une communauté dont l’auteur veut souligner l’importance. Les trois passages en « nous » montrent que le prologue de Jean se comprend tout entier comme un hymne de reconnaissance du Logos en ouverture à l’évangile. L’éloge proclame le Logos comme Fils unique de Dieu et affirme en même temps d’emblée la condition croyante de la communauté qui le célèbre. Célébrer la gloire du Logos c’est aussi insister sur la renommée de la communauté célébrante. L’accentuation du pronom « nous » dans la dernière partie de l’hymne insiste sur la dimension sociologique du prologue, comme un rite social destiné à « provoquer » une communauté, mais aussi à en dire les qualités. La fonction persuasive de l’hymne johannique nous paraît mériter une plus grande prise en considération. En conclusion Même si l’hymne était une unité isolée au départ, et si le rédacteur s’en est servi, il importe de comprendre pourquoi il le place au début de l’écrit et comment il en fait une partie intégrante et prégnante, non seulement de l’évangile mais aussi de l’interprétation de la narration. Dans l’état actuel du texte, nous l’avons surtout noté dans Jn 1, 14-18, l’hymne johannique intègre le commentaire29. Il reste difficile de déterminer la teneur d’un hymne sous-jacent, voire même de garantir l’appui du compositeur sur une source hymnique. Sans aller jusqu’à nier l’existence de traces hymniques antérieures ou du moins parallèles, notre analyse a montré que le texte actuel du prologue se présente à l’ouverture du quatrième évangile avec une structure30 et une fonction hymniques qui relèvent d’une poétique particulière destinée à provoquer le(s) lecteur(s).

29 On peut voir cette fonction interprétative à l’œuvre avec des procédés similaires dans la suite du quatrième évangile et dans les épîtres de Jean. Nous venons de le montrer à propos de la première épître de Jean présentée comme un commentaire élaboré du kérygme johannique initial, dans M. Morgen, Les Épîtres de Jean, Paris, Cerf (CBiNT), 2005. 30 J. Irigoin, « La composition hymnique du prologue de Jean (I, 16-18) », Revue Biblique, 1971, p. 501-514. L’auteur s’appuie sur la rythmique grecque montre que « … le texte grec, sous la forme et dans l’état où il est attesté dès le IIe siècle, loin d’être simplement la traduction, la paraphrase ou la refonte d’un hymne antérieur, est une composition originale, répondant à des règles précises » (p. 514). Il propose d’intégrer les versets sur Jean-Baptiste et à un hymne

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ÉLOGE ET CÉLÉBRATION DU LOGOS (JN 1, 14-18)

Dans la dernière partie du prologue (Jn 1, 14-18), l’auteur johannique fournit d’emblée à son public immédiat, c’est-à-dire au lecteur de la narration qui vient ensuite, des clés d’interprétation pour la comprendre et pour y déceler les orientations stratégiques. Le lecteur potentiel, – ou lecteur implicite comme on dit souvent aujourd’hui –, est invité à la fin du livre à la foi au Christ, Fils de Dieu. Le passage du « nous » au « vous » entre le début et la fin du livre (Jn 20, 30-31) renforce encore la fonction de persuasion du prologue au début de l’écrit, pour dire la cohésion d’un groupe religieux spécifique, la communauté johannique destinée à recevoir l’évangile. L’hymne commenté ou le commentaire hymnique entend associer le public visé31 à la confession croyante au Logos particulièrement mise en évidence dans les versets 14-18 du prologue. Bibliographie Irigoin J., « La composition hymnique du prologue de Jean (I, 16-18) », Revue Biblique, 1971. Keener C.S., The Gospel of John. A Commentary. Volume I, Peabody, Massachusetts, 2003. Morgen M., Les Épîtres de Jean, Cerf (CBiNT), Paris, 2005. Pernot L., La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain Histoire et technique (Collection des études augustiniennes, série Antiquité), 1993. Theobald M., Die Fleischwerdung des Logos. Studien zum Verhältnis des Johannes-prologs zum Corpus des Evangeliums und zu 1 Joh (Neutestamentliche Abhandlungen), Münster, 1988, p. 16-155.

31 Il est explicitement mentionné par « vous » à la fin du livre.

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DEUXIÈME PARTIE L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

L’HYMNE À DÉMÉTER, SOLON, LES MYSTÈRES ET LA CITÉ Paolo Scarpi

Quel que soit celui qui a composé l’Hymne à Déméter, Homère, comme le soutient Pausanias (II, 14, 3), ou n’importe quel auteur1, ce poème est le document littéraire le plus ancien dans l’histoire des mystères d’Éleusis. Cependant, on n’y trouve pas le terme mystêria, et l’ensemble des rituels à mystères y est appelé orgia (v. 476)2. Il s’adresse probablement à un auditoire composé d’habitants de l’Attique3, mais il est très difficile d’établir la date de sa rédaction écrite4. En tout cas, le terminus post quem ne paraît pas remonter plus haut que le deuxième quart du VIIe siècle av. J.-C., et, bien qu’il soit également problématique à établir, on peut raisonnablement penser que le terminus ante quem s’inscrit dans, ou juste après, le milieu du VIe siècle av. J.-C.5 Cela n’exclut pas la possibilité que les mystères fussent enracinés dans l’époque mycénienne, qui nous a restitué sur deux tablettes de Thèbes, il y a peu d’années, deux termes : « ko-wa », interprété comme Kore, et « ma-ka », interprété comme Mâ Gâ, c’està-dire Da-mater, donc Déméter6. Quoi qu’il en soit, on ne peut soutenir ni que des cultes à mystères étaient célébrés à cette époque lointaine ni que les cérémonies étaient les mêmes qu’à l’âge classique. 1 Le texte a été transmis par un seul manuscrit (Leidensis BPG 33 H), qui date du début du XVe siècle ; il présente des lacunes (aux v. 387-404 et 462-479), comblées par l’intervention d’une autre main au cours du XVIe siècle. Sur un morceau de papyrus du IIIe siècle après J.-C. (POxy 2379) ont été trouvé écrits les v. 402-407. Pausanias (II, 14, 3), de son côté, en cite les v. 474-476, avec une petite variante. 2 Sur le terme orgia, cf. Motte-Pirenne-Delforge, 1992. 3 Richardson, 1974, p. 6. 4 Le problème du rapport et de l’opposition entre la production orale et écrite est très débattu depuis longtemps, et la bibliographie à ce sujet est immense et bien connue. Pour un petit aperçu : Scarpi, 1994, p. 311. Voir aussi Scarpi, 1995, p. 85-88. En général : Finnegan, 1979. 5 Richardson, 1974, p. 6-11 ; cf. Foley, 1994, p. 29. 6 Cf. Mylonas, 1962, p. 18-9 ; Nilsson, 1967, p. 340-42. Les tablettes de Thèbes sont au nombre de deux: Th Fq 126, 2 et 130, 2, dans Godart-Sacconi, 1997, p. 890-3. Cf. Scarpi, 2004a, p. XVII, 5-6.

DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

On a reconnu depuis longtemps que l’Hymne à Déméter appartient à une forme de littérature religieuse7 et qu’il enregistre un récit mythique8, duquel il garde des traces d’oralité, qu’on peut aisément reconnaître dans le répertoire des formules qui se répètent dans le tissu du texte9 ; comme tout récit mythique, il avait été composé par un poète puisant dans un inventaire des thèmes traditionnels10. Du reste, en Grèce ancienne, le poète était le véritable theologos bénéficiant de la révélation des Muses, comme le dit Hésiode11. Solon à son tour s’était adressé aux Muses Piérides12, lorsqu’il aspirait à un fondement métahistorique pour ses énoncés éthiques et religieux. À en croire Hérodote (II, 53, 2), qui connaissait le temps des dieux et le temps des hommes13, c’est-à-dire le temps du mythe et le temps historique, ce furent les poètes Homère et Hésiode, les théologiens14, qui accomplirent l’action culturelle de nommer les dieux, en séparèrent les honneurs, en réglèrent les fonctions (technai) et en firent connaître l’aspect (eidea semênantes). En bref, le récit qui fait l’objet de l’Hymne à Déméter, en tant que mythe et en tant que document religieux, conduit à l’altérité sacrée des origines, face à la crise cosmique provoquée par la déesse Déméter, crise qui débouchera dans l’acte de fondation du rituel éleusinien. Dans la perspective de cet événement cardinal de fondation mythique, que le rôle liturgique de l’Hymne faisait répéter dans le rituel pour renouveler le présent, l’absence d’Athènes peut trouver sa justification dans l’économie typique du discours mythique, sans qu’il soit nécessaire de soupçonner que la composition de l’Hymne fut antérieure à l’entrée d’Éleusis dans la sphère d’influence politique d’Athènes. Pausanias, qui cite deux vers de l’Hymne15 et qui pouvait distinguer

7 Chadwick-Chadwick, 1932, p. 214 s. ; cf. Kirk, 1970, p. 254. 8 Scarpi, 1976 ; Scarpi, 1984. 9 Cf. Richardson, 1974, p. 46-52. 10 L’assertion est presque oiseuse après C. Lévi-Strauss. 11 Theog. 22-34. Cf. Plat., Ion, passim et 530B-D ; Id., Phaedr. 541D-542 A. Cf. Scarpi,

1992, p. 226-227. 12 Solon, frg 13, 1 sgg. (West). 13 L’historien (III, 122, 1-2) rappelle la tentative de Polycrate de Samos, « le premier du temps qu’on appelle le temps des hommes », pour réaliser une sorte de thalassocratie, en l’opposant à Minos de Cnossos, qui au contraire appartenait au temps des dieux : VidalNaquet, 1983, p. 81. 14 Ils étaient les théologoi par excellence d’après Aristote (met. I, 983 b 27-984 a 2). Voir aussi Platon, Crat. 402 b. 15 Voir supra, note 1.

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L’HYMNE À DÉMÉTER, SOLON, LES MYSTÈRES ET LA CITÉ

l’hymne d’Homère de celui de Pamphos16, ne paraît avoir connu aucune manipulation « politique » athénienne du texte. Il connaissait les étapes de l’histoire mythique qui racontait le conflit entre Éleusis et Athènes et le partage des domaines de souveraineté entre les deux villes : à Éleusis le contrôle de l’espace religieux, à Athènes celui de l’espace civique et politique17. L’Hymne – mais je crois qu’il vaudrait mieux dire le récit ou le mythe conservé par l’Hymne –, reproduisait des « événements », évidemment mythiques, antérieurs à cette guerre ainsi qu’à sa solution, qui intervint après la mort d’Érechthée, le roi d’Athènes, et d’Immarade, le fils d’Eumolpe, le seigneur d’Éleusis. Dans cette histoire, Pausanias reconnaissait, de même que l’Hymne, que les orgia, les rituels, avait été enseignés par la déesse aux rois d’Éleusis18. C’est seulement après la fin de la guerre que le petit village d’Éleusis, bâti au bout de la plaine thriasienne19, acceptera le contrôle politique d’Athènes, sans renoncer cependant à garder dans ses mains les cérémonies cultuelles. Dès ce temps-là les genê (g◊nh) des Eumolpides et des Kérykes jouirent d’une pleine compétence sur les pratiques et les rites des mystères20. Mais ce morceau d’histoire reste inconnu de l’Hymne, parce qu’il s’agit d’un événement postérieur à la fondation mythique des mystères, par laquelle se termine sa narration. La manipulation politique, dont l’objet sera la tradition mythique et non pas le texte de l’Hymne, se produira plus tard, en deux moments très critiques de l’histoire d’Athènes. Le premier survint un an ou deux avant la paix de Nicias, lorsque Athènes, après une succession d’échecs, commença à être gagnée, non moins que Sparte, par l’« esprit de paix », une fois disparus les principaux adversaires de la paix elle-même, Cléon et Brasidas21. Mais entre la prise d’Amphipolis, la trêve de 423 av. J.-C. et la mort précisément de Cléon et de Brasidas, Athènes s’efforça de confirmer sa suprématie dans la ligue de Délos. La cité en était déjà devenue le centre religieux et des décrets réglaient les rapports entre Athènes et ses alliés à l’occasion des grandes fêtes 16 Un problème différent est posé par l’attribution de l’hymne à Orphée, attribution qui s’est produite peut-être peu de temps avant le Ve siècle av. J.-C. et qui, selon toute probabilité, déboucha dans la « paraphrase orphique » transmise par le papyrus de Berlin 13044 (Scarpi, 2004a : Orfismo [A] 17 ; [C] 3 et p. 644-47 ; cf. Richardson, 1974, p. 12, 657) ; en tout cas la manipulation « orphique» est évidente et reconnaissable. 17 Pausanias, I, 38, 3 (Scarpi, 2004a : Eleusi A 15, C 3 et p. 474). 18 Cfr, Scarpi, 2004a : Eleusi [A] 1 ; 2 ; 5 ; 11-14. 19 Cf. Mylonas, 1962, p. 3, 9-13. 20 Cf. Scarpi, 2004a : Eleusi [C] 1-3 ; 4-10. 21 Thucyd. V, 14, 1 ; 16, 1.

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religieuses. Le « décret des prémices » (423/422 av. J.-C.)22, néanmoins, fit d’Athènes l’instrument de médiation entre les déesses d’Éleusis et les cités alliées, qui étaient appelées à jouir de « beaucoup de biens, de la fertilité (eukarpia) et de l’abondance (polukarpia) si elles ne se rendaient pas coupables envers les Athéniens, la cité des Athéniens et les deux déesses »23. Ajoutons que, s’il faut abaisser la datation de ce décret jusqu’à 420 av. J.-C., il représente alors pour Athènes sa « restitution religieuse au monde »24, comme une nouvelle fondation. Bien plus tard, une quarantaine d’années ensuite, Isocrate, dans le Panégyrique25 (380 av. J.-C.), qui est le texte pour ainsi dire programmatique de la deuxième ligue maritime, ressuscitée en 378 av. J.-C., substitua Athènes à Éleusis et fit de la cité athénienne une sorte de « héros culturel » à la place de Triptolème26. Si le texte de l’Hymne à Déméter ne connaît pas de manipulations de ce type, qui aient exercé leur action sur le récit mythique, néanmoins il n’est pas à attribuer nécessairement à un moment antérieur à l’influence politique d’Athènes. L’hypothèse de datation, donc, sur laquelle il y a accord des éditeurs et des savants, situe la rédaction de l’Hymne, dont la composition demeure tout à fait dans le domaine de l’oralité, dans une phase très critique de l’histoire d’Athènes et de l’Attique, caractérisée par des tensions et de très forts conflits sociaux, qui aboutirent, après Dracon et ses lois, à la réforme de Solon et à la tyrannie de Pisistrate. Peut-être y a-t-il une parenté entre crise cosmique et crise sociale, entre rébellion du dêmos et rébellion de Déméter, la déesse des moissons, qui refuse d’être mise à l’écart de la transaction matrimoniale dont l’objet est sa fille Koré27. Dans la perspective trifonctionnelle des Indo-Européens, qu’on peut reconnaître en Grèce aussi28, la révolte de Déméter pourrait traduire au niveau mythique – bien entendu du point de vue de l’imaginaire athénien, mais en tout cas au-delà du devenir historique –, l’inquiétude et l’opposition de la troisième fonction, c’est-à-dire du peuple, qui devenait de plus en plus pauvre, presque réduit en esclavage par les dettes (la condition des hektêmoroi et des pelatai est connue), jusqu’à l’action réformatrice de Solon, qui, 22 IG I2, 76 (Scarpi, 2004a: Eleusi D 4 et p. 499). 23 IG I2, 76, 44-46. 24 Cf. à propos de ce thème : Massenzio, 2000, p. 25. 25 Isocr. 4, 28-31 (Scarpi, 2004a : Eleusi A 11 et p. 472). 26 Scarpi, 1984, p. 14-48. 27 Scarpi, 1976, 109-37. 28 Voir à ce sujet Lévêque, 1995, p. 354-55.

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devenu archonte en 594/593 av. J.-C. et désireux d’apaiser les dissensions entre le peuple et l’aristocratie (diallaktês et kurios tôn pragmatôn), abolit les dettes (chreôn apokopê) et leva les hypothèques qui pesaient sur les personnes (seisachtheia)29. Comme Solon le dit lui-même30, bien qu’il eût donné des prérogatives (geras) suffisantes au dêmos, sans lui soustraire ni lui ajouter des honneurs (timaì), néanmoins il protégea également les puissants, qui étaient objet d’envie à cause des richesses qu’ils possédaient. Il garantit donc les uns et les autres, et ni aux uns ni aux autres il ne permit de remporter des victoires contre la dikê. Il ne chercha pas à construire une égalité absolue à l’intérieur de la société athénienne, mais poursuivit toujours le but d’édifier l’eunomia en opposition à la dusnomia. « Si Dusnomia cause d’innombrables maux à la cité, Eunomia, au contraire, produit le kosmos ; tout devient eukosmos, bien ordonné, tout conflit s’apaise et parmi les hommes tout devient sage et harmonieux »31. Ce même Solon, qui aspire donc à réaliser une eukosmia, c’est-àdire à mettre en équilibre une société se révélant progressivement peu homogène et surtout économiquement très inégale, est celui qui fustige toute richesse mal gagnée : « Ils deviennent riches en se livrant à des mauvaises actions »32. Il faut se mettre en garde contre toute richesse (ploutos), prévient Solon ; la richesse est envoyé par Zeus pour châtier l’homme ; celui-ci a beau avoir, il veut toujours plus qu’il n’avait33. En effet, il faut se défier des cadeaux des dieux, écrit Solon dans le même fragment, où il énonce en poète et en théologien ses principes éthiques et religieux : « C’est Moira qui donne aux mortels le mal et le bien, et on ne peut rejeter les présents des dieux immortels »34. L’auteur de l’Hymne à Déméter s’exprimait d’une façon très voisine, dans des vers presque formulaires, qui reviennent deux fois dans le texte et qui soulignent l’ambiguïté et le caractère inéluctable de ces cadeaux mêmes : « les présents des dieux, il faut que nous, qui ne sommes que des hommes, les acceptions, malgré nous : car les dieux sont bien plus forts que nous »35, et plus loin :

29 Arstot. Ath. resp. 6, 1). 30 Solon, frg. 5 (West). 31 Solon, frg. 4, 31-39 (West). 32 Solon, frg. 4, 11 (West). 33 Solon, frg. 13, 71-76 (West). 34 Solon, frg 13, 63-64 (West). Voir supra, p. 54 et note 12. 35 V. 147-8.

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« les présents des dieux, il faut que nous, qui ne sommes que des hommes, les acceptions, malgré nous : le joug pèse sur nous »36. Ces vers marquent sans aucun doute la finitude humaine, qui doit se résigner à la puissance des Olympiens37. Pourtant, cette ambivalence, qui dans les vers de Solon sera dépassée grâce à la réalisation de l’eunomia, – laquelle est à la base de la « fabrication » de la citoyenneté –, trouvera un dépassement dans l’Hymne à Déméter grâce à l’institution des orgia sacrés que la déesse imposa aux hommes38. Quant au ploutos, qui est le but négatif de Solon, par un jeu de miroirs, il devient dans l’Hymne à Déméter (v. 476-489) le but auquel aspire le fidèle qui a reçu dans sa maison les cadeaux de la déesse des moissons. Le ploutos, en ce cas, ne présente ni ambivalence ni ambiguïté ; il est la récompense de celui qui a pris part aux rituels à mystères, un privilège dont bénéficient les hommes qui ont eu la chance d’héberger la déesse en quête de sa fille et dont jouira leur postérité et les « hommes vivant sur la terre » qui auront vu ces orgia kala, ces beaux rites. Tandis que Solon aspire à « fabriquer » la citoyenneté à travers le développement pratique de l’eunomia, parce que la cité ne sera jamais détruite par les dieux ni par Zeus non plus, mais seulement par l’hubris des citoyens39, l’Hymne à Déméter fournit une image idéale et paradigmatique du noyau même de la société et aussi de l’idée de citoyenneté, dont la racine, à en croire Platon et Aristote, était la famille. Pour Platon, qui relate une improbable histoire de cheminement progressif, depuis les petits regroupements familiaux jusqu’à la complexité de la polis, le foyer conjugal était presque le principe génétique de toute polis40. Aristote, de son côté, reconnaissait dans la famille la communauté élémentaire, suivie d’abord par le village, puis par la polis41. Les deux philosophes, enfin, convenaient que la polis naquit pour satisfaire au nombre croissant des besoins, face auxquels les communautés plus petites, c’est-à-dire la famille et le village, étaient devenues inadéquates42. Dans cette perspective, on peut aisément percevoir dans l’Hymne les contours d’un type de société idéale et bien gouvernée, ainsi que 36 V. 216-17. 37 Bianchi, 1964, p. 171. 38 Scarpi, 1976, p. 95-7. 39 Solon frg. 4, 1-9 (West). 40 Plat., Legg. 680d-681a, 721a. 41 Aristot., Pol. 1252 b 9-18, 27-31. 42 Plat., Resp. 369b et svv. ; Aristot., Pol. 1252 a 1-2, 15-16.

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de son principe fondamental, à savoir la famille. Cette famille par excellence est celle de Kéléos, un des seigneurs d’Éleusis43, l’époux de Métanéira (v. 160-161), père de quatre filles (v. 97-110) et de Démophon, l’enfant mâle, « tardif et inespéré », donné par les dieux44. Il s’agit d’un modèle de famille élémentaire centré sur l’enfant mâle, le mounogenês pais, qu’on peut reconnaître à partir d’Hésiode jusqu’à Plutarque en passant par Platon45. Ce modèle est consacré par Déméter (v. 138-144), lorsqu’elle s’adresse aux filles du souverain d’Éleusis en se proposant comme domestique et comme nourrice. Cet Idealtypus, à la formation duquel sont indispensables le « mari légitime » (v. 13) et le couple d’époux (v. 138), est solidement enraciné à l’intérieur des dômata, qui dans l’hymne à Déméter sont ceux de Kéléos, la maison du père, où Déméter élèvera Démophon46. Dans cet espace physique se déroule l’activité des femmes, lesquelles, celle de Kéléos autant que les épouses (alochoi) des autres seigneurs d’Éleusis, prennent soin de leurs maisons (v. 156). Devant l’espace domestique, destiné au milieu féminin, s’ouvre l’espace public et politique : celui-ci est du ressort de l’homme, auquel seul il était permis de franchir les bornes domestiques47. Dans cet espace, se déroule l’activité de Kéléos et des autres « rois de justice », themistopoloi basileis. Ces rois, en tant que themistopoloi, ont affaire aux lois fixées par les dieux. Hêgêtôr laôn, chef de son peuple (v. 475), Kéléos est aussi celui qui convoque son peuple, laos, à l’assemblée (v. 296), peut-être en raison du rapport qui existe entre themis et l’agorê, la place publique48. Les « rois de justice », hors de leurs maisons mais à l’intérieur des murailles d’Éleusis, appliquent donc la themis, qui « marque la structure d’une collectivité, d’où l’on peut postuler la conduite individuelle »49, une règle dont Kéléos est responsable autant que les autres souverains d’Éleusis et qui deviendra à partie de l’époque archaïque « le signe de l’ordre dans l’univers entier »50 ; une règle qui avait sa transfiguration

43 V. 96-97 ; 103 ; 153-55 ; 473-77. 44 V. 164-65 ; 219-20 ; 233-34. 45 Hes., Op., 376-78 ; Plat., Legg. 740b-d, 923c-d ; Plut., Amat.,750C. Cf. Aristot., Eth.

Nic., 1162a16-19. 46 V. 160, 184, 235. 47 Loraux, 1981, p. 21. 48 Cf. Vos, 1956, p. 4, 6, 20-22, 42-44 ; Nilsson, 1967, p. 171. 49 Vos, 1956, p. 22 ; cf. ibidem p. 23-24, 28. 50 Vos, 1956, p. 27 ; Nilsson, 1967, p. 171 ; Scarpi, 1984, p. 142-43.

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en Thémis, la déesse épousée par Zeus51, ce mariage symbolisant l’union entre la règle et l’exercice du pouvoir52. L’équilibre et la justice sociale que Solon, qui réunit son peuple (dêmos)53 à la manière de Kéléos54, désirait atteindre pour Athènes, étaient déjà une réalité dans le temps du mythe, lors de la fondation des mystères, qui se révèlent une grande métaphore de la vie, en tant qu’ils évoquent dans le mythe le cycle saisonnier, le mariage, la mort, le rapport entre les sexes, les hiérarchies sociales, en somme l’Idealtypus de la société... et qu’ils représentent dans le rite l’égalité et la faiblesse des hommes face aux dieux, les cadeaux de la déesse, la grossesse et l’accouchement, la mort aussi55. Les mystères, en tant que rituel et donc réévocation cérémonielle, et le mythe, conservé par l’hymne, en tant que récit fondant le réel, étaient une métaphore de la vie. Aussi, ils amènent à une négation de l’histoire et de ses événements, ils accomplissent la « deshistorisation religieuse » par laquelle l’événement critique, ou « le moment critique du devenir »56 est conjuré en réalisant de cette façon la restauration culturelle57. Quel que soit l’éventuel fait contingent, celui-ci est donc assimilé au plan absolu de la métahistoire. Au contraire, l’action de Solon, lorsqu’il agit en réformateur, demeure au niveau de l’histoire événementielle. Sa réforme est une étape de l’histoire ou du devenir et reste ancrée dans le moment conjoncturel, sans jamais se métamorphoser en modèle métahistorique. S’il a existé un rapport, quel qu’il fût, entre la crise qui a provoqué la réforme solonienne, puis la tyrannie de Pisistrate, et l’origine de la crise cosmique qui, dans le mythe raconté par l’Hymne à Déméter, a donné naissance aux mystères d’Éleusis – bien que Solon ne paraisse connaître ni Déméter, ni Koré, ni Perséphone, ni Éleusis, ni les mystères non plus, étant donné que dans le peu de ses fragments il n’en parle pas –, ce rapport même en tout cas s’est dissous dans les brumes de la métahistoire. S’il ne s’est agi que d’une coïncidence chronologique entre les deux événements, force est de constater que le récit mythique fondant les mystères s’est orienté dans une direction extra-mondaine, dans laquelle ont été ancrées les cérémonies cultuelles. 51 Hes., Theog. 901: 52 Vernant, 1974. 53 Solon, frg. 36, 1 ss. 54 Voir supra. 55 Voir par ex. Scarpi, 2004a : Eleusi [A] 1, 78-85 ; [D] 59-61. 56 Voir Massenzio, 1999, p. 47. 57 Il s’agit d’une des thèses de E. De Martino: voir à ce sujet : Mancini, 1999.

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En s’appropriant les mystères – appropriation évidemment « mythologique » et donc métaphorique, car les mystères et la ville d’Éleusis représentaient pour Athènes l’altérité mythico-rituelle dans laquelle se fondaient58 la « présence »59 et le présent –, Athènes s’empara du principe fondateur et du privilège donnés par Déméter aux hommes vivant sur la terre qui ont eu la chance de voir les orgia kala (v. 480). Fête publique d’Athènes, appelée aussi teletê, mot traduit par « initiation », mais qui marque l’action de « compléter », de rendre « parfait »60, les mystères ne changeaient pas l’état de ceux qui y étaient admis, et qui étaient avant tout les Athéniens61. Par la réévocation mythico-rituelle, revenant chaque année, ils abolissaient la distance qui séparait l’événement mythique du présent et ils permettaient aux participants de s’identifier aux hommes mythiques, paradigme excellent d’une humanité parfaite, qui à Éleusis avaient hébergé la déesse en devenant les dépositaires de ses dons. Le grand Telestêrion éleusinien que Pisistrate s’engagea à faire bâtir, qui fut reconstruit après la seconde guerre Médique et dont Périclès bien plus tard fit doubler la superficie62, était le signe concret et visible du lien entre Athènes et ses citoyens, Éleusis et les déesses Déméter et Koré. De son côté, le secret rituel inviolable (v. 476-479)63, partagé par les citoyens, marquait – ou continuait de marquer – la cohésion et la résistance de la société athénienne. Dans ces conditions, la révélation du secret pouvait devenir un attentat contre la polis et même provoquer la ruine de celle-ci64. Dans leur déroulement, très bien synthétisé par la formule tripartite drômena, legomena, deiknumena65, les mystères actualisaient d’une manière périodique une provisoire suppression des inégalités sociales autant que de la distance entre hommes et dieux. Pendant ce temporaire arrêt du devenir étaient donc abolies les contradictions et les discriminations économiques et sociales66 par lesquelles la cité était travaillée. Il s’agissait d’une égalité provisoire et illusoire, gagnée pendant l’également provisoire détachement du monde humain réalisé au cours 58 Cf. Sabbatucci, 1991, p. 186, 208-09. Dans cette perspective se place la xenìa mythologique des Eumolpides : Scarpi 2004a : Eleusi [A] 15. 16 ; [C] 8 et p. 481. 59 Sur le concept de « présence » : Mancini, 1999, p. 475-95. 60 Scarpi, 2004a, p. XV-XVII. 61 Voir Scarpi, 2004a : Eleusi F 17-19 et p. 546-47. 62 Cf. Mylonas, 1962, p. 77-79 ; Lévêque, 1995, p. 364. Voir Plut., Pericl. 13, 7. 63 Cf. le silentii officium de Tertullien (Scarpi, 2004a : Eleusi F 15). 64 Thuc. VI, 28 ; 60-61 ; Andoc. myst. 11-12 ; Isocr. 16, 6. Cf. Scarpi, 2004a, p. 539. 65 Scarpi, 2004a, p. XVIII. 66 Cf. schol. Ael. Arist., p. 53, 20, Dindorf = p. 105, 11, Jebb.

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de la teletê ; une égalité qui pourtant dressait une barrière infranchissable pour les non initiés67. Ceux-ci, en demeurant en dehors des mystères, étaient à l’écart d’Athènes, cité modèle pour la Grèce entière, cité « ouverte », dépourvue de secrets et exempte de discrimination envers les étrangers, comme le dit Périclès, et qui avait comblé les autres Grecs de beaucoup d’avantages68. Lorsque la puissance d’Athènes s’évanouit, les mystères, grâce à l’indépendance du clergé éleusinien, qui maintint en vie leur rôle et leur fonction d’« altérité », se tournèrent de plus en plus vers une perspective qui dépassait le monde humain en se métamorphosant en culte universaliste69 : mais dès lors il s’agit d’une autre histoire. Bibliographie Bianchi U., Saggezza olimpica e mistica eleusina nell’inno omerico a Demetra, « Studi e Materiali di Storia delle religioni », XXXV 1964, 161-193. Brulé P., Fêtes grecques: périodicité et initiations. Hyakinthies et Panathénées, in A. Moreau (éd. par), L’initiation, t. I, Les rites d’adolescence et les mystères, (Actes du Colloque international de Montpellier, 11-14 avril 1991), Montpellier, 1992, p. 19-38. - Formes et organisations politiques, in P. Briant-P. Lévêque (sous la direction de), Le monde grec aux temps classiques, I, Paris, 1995, p. 133-226. Burkert W., Ancient Mystery Cults, Cambridge Mass.-London, 1987. Chadwick H. Munro & Kershaw Chadwick N., The Growth of Literature, I, Cambridge, 1932. Chirassi Colombo I., I doni di Demeter: mito e ideologia nella Grecia arcaica, in Studi triestini in onore di L.A. Stella, Trieste, 1976, p. 183-213. Clinton K., The Sanctuary of Demeter and Kore at Eleusis, in Nanno Marinatos, R. Hägg (ed. by), Greek Sanctuaries: new approaches, London, 1993, p. 110-124. Delatte A., Le Cycéon – breuvage rituel des Mystères d’Éleusis, Paris, 1955. Deubner L., Attische Feste, Berlin, 1932. Finnegan R., Oral Poetry. Its Nature, Significance and Social Context, Cambridge, 1979. The Homeric Hymn to Demeter, ed. Helene P. Foley, Princeton, N.J., 1994. Foucart P., Les mystères d’Éleusis, Paris, 1914. Godart L., Sacconi A., Les archives de Thèbes et le monde mycénien, « Comptes Rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres » 1997, 889-906. Graf F., Eleusis und die orphische Dichtung Athens in vorhellenistischer Zeit, Berlin-New York, 1974.

67 Cf. Scarpi, 2004a, p. XVIII-XX. 68 Thuc., II, 37, 1 ; 39, 1 ; 40, 4. Cf. Chirassi, 1976, p. 194-195. 69 Scarpi, 2004a : Eleusi G 11 et p. 560.

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LES FRAGMENTS DE TERPANDRE ET L’HYMNE DANS LA SPARTE ARCHAÏQUE Luana Quattrocelli

La présente communication a pour objet les poèmes conservés sous forme de fragments et attribués au poète Terpandre. Ces poèmes louent les dieux, et on peut montrer qu’ils visent, à travers la célébration, des auditoires et une situation politique précis. C’est à ce titre qu’ils méritent d’être considérés dans le colloque sur L’hymne antique et son public. Avant tout, une reconstitution de la situation historique s’impose pour essayer de mieux comprendre le contexte de ces vers pleins de richesse et de mystère. Les listes des vainqueurs olympiques (Olympionikai) attestent que dès la quinzième olympiade (720 av. J.-C.) les Spartiates firent leur apparition parmi les athlètes victorieux aux concours sportifs panhelléniques. En 720, Akanthos de Sparte remporta la victoire dans le dolikhos, la course de fond introduite à cette date pour la première fois1. Avec cette victoire il donna à sa ville une suprématie qui se conserva intacte au fil des années : jusqu’en 576 av. J.-C. les athlètes lacédémoniens sont toujours présents aux jeux olympiques et ils obtiennent 46 victoires sur 81 épreuves2. L’année 720 et l’événement auquel elle nous amène sont des données importantes, parce qu’ils 1 Le dÒlicoj est la course de fond, opposée à celle du stade (cf. Paus. 5, 8, 6 ; 3, 21, 1). Elle se composait de 7, 12, 20 ou 24 stades selon la longueur de chaque stade (celui d’Olympie mesurait 192,27 m, celui d’Épidaure 181,30 m, celui de Delphes 177,5 m, celui de Pergame 210 m) : cf. Philostrate, De Gymnastica 11, ll. 27-29 (Philostratos, Über Gymnastik, ed. J. Jüthner, Leipzig-Berlin, 1909) ; sur ce sujet, voir E.N. Gardiner, Athletics of the Ancient World, Chicago, 1980, p. 128-136 et fig. 92-93 ; E. Lippolis, Gli eroi di Olimpia. Lo sport nella società greca e magnogreca, Taranto, 1990, p. 75-77 ; 89-91 et fig. 78. La course de fond fut introduite pour la première fois à l’occasion de l’Olympiade de 720 av. J.-C., comme cela est attesté par Philostr., Gym. 12, ll. 14-21. Denys d’Halicarnasse (Antiquitates Romanae 7, 72) nous indique qu’Akanthos fut le premier à courir nu dès le début de l’épreuve et que, grâce à cette initiative, il réussit à remporter le titre. 2 Cf. L. Moretti, « Olympionikai. I vincitori negli antichi agoni olimpici », Memorie dell’Accademia dei Lincei, 8, 1957, p. 59-188, surtout p. 59-69 ; E.N. Gardiner, Greek Athletic Sports and Festivals, London, 1910, p. 56.

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marquent un tournant. Tout d’abord, c’est la confirmation dans le domaine sportif panhellénique de la suprématie politique conquise par Sparte dans le Péloponnèse ; ensuite, il s’agit, peut-être, de la trace la plus claire d’un événement historique qui, lui, n’est pas clair, à savoir la première guerre messénienne. Le fait que de 776 à 720 les Spartiates sont complètement absents des Olympiades, où, par contre, les Messéniens occupent la première place (6 victoires sur 14 épreuves)3, et le fait qu’à partir de 720 la suprématie des Messéniens est remplacée par la suprématie laconienne sont des indices significatifs de la ligne de partage politique représentée, à l’intérieur du Péloponnèse, par l’e≥kosaet¾j pÒlemoj4 livré de 743 à la fin de 7245. Parmi les trois guerres qui, depuis Éphore sur la base de Callisthène, sont appelées « messéniennes », les historiens anciens considèrent seulement celleci, la première, comme la vraie guerre de conquête livrée par Sparte contre la Messénie, les deux autres étant la réponse militaire spartiate aux ¢post£seij des Messéniens envers les dominateurs6. Si l’on concentre son attention sur le récit détaillé que Pausanias nous donne de ces événements, on s’aperçoit que cette prèth kat£kthsij ne se compose pas de vingt années de combats soutenus et ininterrompus. En effet, Messéniens et Spartiates s’affrontèrent seulement six fois7, et pendant les longs intervalles entre ces attaques la guerre était conduite par les deux ennemis sous la forme d’incursions et de pillages (lVste∂ai, katadroma∂). Le bilan de cette 3 Cf. L. Moretti, Olympionikai…, p. 59-61. 4 Diodore de Sicile 15, 66, 3 définit par ces mots la première guerre messénienne. 5 Il s’agit, en effet, de la chronologie précise qu’on peut tirer du récit de Pausanias 4, 4, 1-

4, 13, 7 à propos de la première guerre messénienne. Pausanias est, sans aucun doute, la source principale pour cet événement militaire à cause de la quantité de notices et de détails qu’il fournit. D’autres chronologies ont été proposées par Apollodore (757/6-738/7 ; vr. FGrHist 129) et Hippias d’Elis (735-714 ; voir St. Jérôme, Chronicon, ad annum 735/4) ; toutefois, de la précision des données historiques et chronologiques de Pausanias il ressort que la chronologie indiquée par cet auteur est la plus vraisemblable. 6 Cf. FGrHist 265 F 42-46, III A, p. 69 ss. Voir Diod. 15, 66, 3 ; Strabo 8, 4, 10. Sur cette même position on trouve aussi Aristote (Politica 1306 b 35), qui rapproche le MeshniakÕj pÒlemoj du MhdikÕj pÒlemoj, c’est-à-dire la deuxième guerre médique, la seule à laquelle Sparte participa, sous la conduite du roi Pausanias. De plus, il y a beaucoup de passages des livres II et IV de la Periˇghsij de Pausanias, où cette idée apparaît très clairement : dans le livre III les paragraphes 3, 1-2 e 4-5 ; 11, 8 ; 14, 4 ; 18,7 ; dans le livre IV les paragraphes 6, 2 ; 14, 6 ; 14, 8 ; 15, 1 ; 15, 4. 7 Après l’assaut de Sparte contre Ampheia, qui marqua le début de la guerre, les deux armées s’affrontèrent en effet seulement pendant la quatrième année, ensuite pendant la cinquième, quand les Messéniens se retirèrent sur le mont Ithômè, puis encore pendant la treizième année et la dix-huitième, et finalement dans le combat décisif de la vingtième année, à la fin de 724 av. J.-C.

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campagne militaire, qui à la fin donna à Sparte le contrôle de la fertile Messénie, ne fut pas honorable pour les Lacédémoniens, car ils ne remportèrent la victoire que lors de l’assaut initial du village d’Ampheia8 et dans le combat final de 7249. À l’intérieur de la communauté civique lacédémonienne, on n’attendit pas la fin de la guerre pour manifester du mécontentement envers une entreprise qui était rendue encore plus décevante par la disproportion entre les faibles résultats des Spartiates et les lourdes responsabilités, politiques et militaires, que les rois et les magistrats avaient prises en charge pour entreprendre ce processus de conquête. Il s’agissait d’un pÒlemoj ¢kˇruktoj, puisque les Spartiates n’avaient envoyé aucun héraut déclarer la guerre aux Messéniens ; les Spartiates n’avaient pas interrompu, à l’avance, les rapports d’amitié ; ils avaient effectué secrètement la préparation de la guerre ; de plus, ils avaient juré de ne pas rebrousser chemin avant d’avoir assujetti la Messénie, quelles que soient la durée de la guerre et les souffrances des soldats10. Il y en avait assez pour provoquer dans la ville une situation de malaise, si ce n’est une véritable crise. Au chapitre 4, 7, 7 Pausanias décrit un épisode très significatif : après la retraite désespérée effectuée en 739 av. J.-C. devant la résistance opposée par les Messéniens, l’année suivante les Spartiates firent « manifestement (œk toà profanoàj) une deuxième expédition contre les Messéniens, parce que les anciens – et ici le texte de Pausanias se fait particulièrement intéressant – les blâmaient (kakizÒntwn sf©j) et leur reprochaient leur lâcheté (deil∂an te Ðmoà proferÒntwn) ainsi que leur dédain du serment (toà Órkou t¾n Øperoy∂an) ». On peut saisir ici un moment « politique », rendu critique par la présence désormais persistante d’une guerre (cinq ans avaient déjà passé !) qui non seulement ne donnait pas la victoire à Sparte, mais qui ne se résolvait pas. La gerousia se faisait porte-parole de cette prise de conscience et de ce sentiment d’effroi, et elle utilisait 8 Paus. 4, 5, 9 parle de cet assaut à Ampheia et dans son attitude philo-messénienne il souligne que le village à ce moment-là était sans surveillance : « Et, comme les portes étaient ouvertes et qu’il n’y avait pas de garnison à l’intérieur (pulîn ¢neJgm◊nwn kaπ fulakÁj oÙk œnoàshj), ils s’emparent de la ville ». 9 En effet il ne s’agissait pas de combats ininterrompus ; cela est prouvé par le fait que les Messéniens, pendant les mêmes années, envoyèrent leurs athlètes à Olympie, où certains furent victorieux : en pleine guerre, en 740 et en 736, les jeux olympiques sont gagnés par deux Messéniens, respectivement Dotadas et Léochares. Cf. L. Moretti, Olympionikai…, p. 59-60. 10 Paus. 4, 5, 8 est très clair dans la description des anomalies que les Spartiates avaient commises à l’occasion des prodromes du conflit, contrevenant aux règles fondamentales de l’éthique militaire.

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son autorité pour blâmer les responsables de la guerre d’avoir obligé Sparte à se retirer face à la prévoyance et à l’habileté des Messéniens, d’autant plus que, pour soumettre ceux-ci, l’autorité spartiate avait pris sur elle toute la responsabilité d’un jugement et de choix si compromettant. Même si Pausanias ne fournit pas d’indications explicites à ce sujet, il est évident que le reproche de la gerousia ne s’adressait pas à l’armée spartiate en général, mais qu’il visait la dyarchie et l’aristocratie proche de cette dernière. C’est dans ce contexte historique fort troublé que Terpandre et son hymne font leur apparition. Parmi les témoignages sur Terpandre11 il en est six qui datent ce poète de la seconde moitié du VIIIe siècle av. J.-C. et du début du VIIe12, à la différence d’autres qui le placent au milieu du VIIe, après Archiloque13. Une des données biographiques concernant ce poète, donnée sur laquelle les sources anciennes ont concentré leur attention, porte – on le sait – sur l’intervention qu’il fit à Sparte, à la demande de l’oracle de Delphes, pour apaiser une discorde civile. Il ne s’agit pas d’une nouveauté, et l’on est au contraire en présence du cliché du poète-sage, presque toujours étranger, désigné par le dieu pour ramener l’ordre dans une cité par le moyen de son chant. Dans ce tÒpoj Arion14 et Thalètas de Gortyne furent des homologues de Terpandre, le premier pour les Ioniens et l’autre pour Sparte même15. Les sources16, qui présentent Terpandre comme appelé dans le Péloponnèse par Apollon Pythien, concordent sur deux points : 1. le citharède arriva à Sparte depuis Lesbos, son île de naissance ; 2. dans la cité lacédémonienne il proposa son chant pour calmer la taracˇ, ou st£sij, qui se répandait parmi les citoyens. Nous voudrions proposer de mettre en rapport, d’une part, les témoignages biographiques qui datent Terpandre de la deuxième moitié du VIIIe siècle av. J.-C. et décrivent l’effet thérapeutique de sa poésie pour la vie de la cité, et, d’autre part, la mosaïque complexe de la 11 Pour Terpandre on fait référence à l’édition : Terpander. Veterum testimonia colligit, fragmenta edidit A. Gostoli, Romae, 1990, indiquée en abrégé : Gost. 12 La référence est aux témoignages d’Hellanicos (test. 1 ; 2 Gost.), de Glaucos de Rhêgion (test. 3 Gost.), de Hieronymos de Rhodes (test. 6 Gost.), d’Alexandre Polyhistor (test. 7 Gost.) et d’Héraclide du Pont (test. 28 Gost.). 13 Cf. test. 4 ; 5 ; 9 Gost. 14 Cf. test. 22 Gost. 15 Voir test. 14b ; 19 ; 21 Gost. 16 Test. 12 ; 14a-c ; 15 ; 19 ; 60i Gost.

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première guerre messénienne. Ce rapprochement ne paraît pas avoir été suggéré. Notre hypothèse est qu’il existe une relation entre le malaise qui régnait à Sparte à cause de conflit, malaise dont la gerousia, par ses remontrances, se faisait l’interprète, et les récits à propos de la taracˇv que Terpandre fut appelé à apaiser. À notre avis, il est raisonnable de penser que la discorde civile, liée par les sources au nom de Terpandre, coïncide avec les effervescences dues au mécontentement et au désaccord social qui émergèrent sûrement en 738, après cinq ans de guerre presque inféconde pour Sparte, et qui probablement avaient commencé à surgir dès les prodromes du conflit, quand les rois et les magistrats avaient fait supporter à la cité la responsabilité d’actions militaires contraires aux règles communes et d’un jugement sévère, tous choix auxquels s’opposait une partie de la communauté civique, en tout cas une partie de l’aristocratie. En effet, puisque dans ce conflit Sparte était en train de se départir de ses qualités traditionnelles, on peut supposer que l’intervention de la gerousia était l’expression d’un mouvement d’opinion plus large, c’est-à-dire l’expression de cette partie des Spartiates qui était insatisfaite de la guerre et qui, non seulement pendant la cinquième année de combat, mais déjà auparavant sans doute, mettait en question le rôle et la crédibilité de ceux qui avaient voulu et soutenu la guerre. Devant ces faits, il devient possible de saisir la valeur symbolique et largement politique des chants de Terpandre. Afin de cerner cette valeur, on peut se référer à un précédent significatif appartenant à la même époque historique. Toujours par Pausanias17 nous apprenons que sous le roi Phinta les Messéniens, pour la première fois, envoyèrent à l’Apollon de Délos un sacrifice et un chœur masculin ; pour instruire ce chœur et lui enseigner à chanter en l’honneur du dieu, ils firent appel au poète Eumélos de Corinthe, qui composa pour eux le chant de procession (prosÒdion) qui aujourd’hui représente l’exemple le plus ancien de poésie lyrique chorale18. Phinta était le père des rois Antiochos et Androklès, sous lesquels se déroula l’épisode de Polycharès et Euephnos, qui constitue le casus belli de la première messénienne19. Nous sommes, donc, dans les années 70 du

17 Paus. 4, 4, 1. 18 Fr. 696 Page. À propos de ce fragment voir C.M. Bowra, « Two Lines of Eumelos »,

CQ, 66, 1963, p. 145-153 ; G.L. Huxley, Greek Epic Poetry. From Eumelos to Panyassis, London, 1969, p. 62 ; C.O. Pavese, « Il più antico frammento di lirica corale », dans AA. VV., Filologia e forme letterarie. Studi offerti a F. Della Corte, vol. I, Urbino, 1987, p. 53-57. 19 Voir Paus. 4, 4, 5-4, 5, 5.

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VIIIe siècle av. J.-C., une génération avant le début du conflit20. Le fait que la poésie d’Eumélos ait été commandée à une si haute époque n’est pas une difficulté, si l’on considère la chronologie de cet auteur donnée par Clément d’Alexandrie et par Eusèbe21 qui datent son floruit entre 763/2 et 745/4 av. J.-C., c’est-à-dire dans une période qui pour Corinthe signifie la dernière phase de la basileia des Bakkhiades (891-747 av. J.-C.) et le début du prutanis, toujours choisi à l’intérieur de cette oligarchie (747-657 av. J.-C.)22. Dans le cadre de la reconstruction historique et culturelle du moment de la vie de Sparte que nous proposons ici, le cas d’Eumélos fournit un véritable modèle pour Terpandre : de même que les Messéniens, quand ils étaient encore autonomes dans le Péloponnèse, s’étaient adressés à un poète extra-urbain, le plus célèbre du temps, pour confier à son chant l’honneur religieux et le lustre de leur cité, ainsi, une génération plus tard, les Spartiates, rivaux et émules des Messéniens, appelaient Terpandre, pour confier au plus fameux citharède de Grèce le devoir d’assainir la ville et de lui donner une nouvelle dignité, avec le soutien, cette fois, de l’oracle de Delphes. Le parallèle avec Eumélos donne sa pleine signification à l’enquête sur Terpandre. Celle-ci insère Terpandre dans le fascinant paysage du VIIIe siècle av. J.-C., « un assieparsi di grandi eventi societari destinati a cambiare radicalmente la storia ellenica »23 : la naissance des cités et des cultes héroïques, la fondation des grands sanctuaires et l’institution des concours panhelléniques, la colonisation et la diffusion de l’écriture alphabétique. Dans chacun de ces phénomènes, on saisit la volonté de constituer un territoire et d’en établir l’identité ethnique, en fixant son histoire. Ainsi, la poésie épique, qui des cours mycéniennes s’était déplacée vers les espaces ouverts des grandes réunions publiques, incarnait l’exigence d’unifier les lignes régionales avec 20 En vérité, l’hostilité entre les Messéniens et les Spartiates naquit sous le règne de Phinta, avec l’épisode des violences perpétrées dans le sanctuaire de l’Artémis Lymnatis, en Messénie, où fut impliqué le roi de Sparte, Téléclos. Les deux versions des faits, la version lacédémonienne et la version messénienne, sont rapportées par Paus. 4, 4, 2-3. 21 Eusèbe, Hieronymi Chronicon, Ol. 4, 2 (763/2) ou Ol. 8, 4 (745/4) ; Clément d’Alexandrie, Stromata 1, 399, qui attribue à Eumélos, de même façon qu’à Acousilaos d’Argos, une réélaboration en prose des poèmes d’Hésiode. 22 Comme confirmation de cette chronologie « haute » on ne doit pas oublier la nouvelle mentionnée par Clém. Alex., Strom. 1, 131, 7, selon laquelle Eumélos, avec Archias, fut parmi les fondateurs de la colonie corinthienne de Syracuse. Cf. E.A. Freeman, The History of Sicily, vol. I, Oxford, 1891, p. 344 et n. 2 ; J. Rizzo, « De Eumelo (Ad Clementis Alexandrini, Strom. 1, 332 D) », Riv. Storia Antica, 4, 1897, p. 9-12 ; T.J. Dunbabin, « The Early History of Corinth », JHS, 68, 1948, p. 59-69, surtout p. 66-69. 23 M. Vetta (éd.), La Civiltà dei Greci. Forme, luoghi, contesti, Roma, 2001, p. 37.

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l’intérêt panhellénique, pour une entreprise culturelle qui à travers la célébration du passé héroïque fournissait une justification historique aux événements du présent. De la même façon, la poésie lyrique, chorale et monodique, répondait à l’exigence liée aux synœcismes et à la vie des poleis nouvelles. Le poète qui exécutait son chant devant la population faisait revivre les généalogies des familles les plus influentes, légitimait l’occupation du territoire par ces familles, rappelait les épisodes anciens qui liaient tel territoire et telle famille à un sanctuaire précis, se référait enfin aux espaces sacrés et aux rituels liés à ces espaces24. À Corinthe, les Bakkhiades, dirigeants de la cité, trouvaient dans le chant d’Eumélos la célébration de leur glorieux passé. En effet, Eumélos, dans les Korinqiakav, entrelaçait les gloires propres à cette famille avec des récits tels que l’expédition des Argonautes et la Guerre de Troie, qui avaient une dimension plus panhellénique25. Mais, comme nous l’avons vu, Eumélos joua le même rôle aussi pour Messène : avec le prosÒdion composé pour la cité, il se fit l’interprète et le porte-parole de celle-ci, précisément pendant la phase où elle configurait son territoire et en composait l’identité historique, et où, comme chaque polis du VIIIe siècle av. J.-C., elle établissait son lien privilégié avec un sanctuaire, qui en ce cas était celui de Délos. À Sparte, la célébration du passé héroïque pour justifier le présent est liée à la poésie de Tyrtée, deux générations plus tard. L’engagement « propagandiste » de ce poète est très fin : en rappelant la glorieuse histoire des Héraclides ainsi que la volonté de Zeus et de l’Apollon de Delphes, il trouve des arguments inattaquables pour donner une légitimation historique et politique tant à l’occupation du territoire, afin de fonder la ville, qu’aux entreprises militaires des Eurypontides26. Aussi peut-on avancer raisonnablement l’hypothèse que cette attitude poétique à Sparte n’est pas née avec Tyrtée dans le contexte de la deuxième guerre messénienne, mais qu’elle ait été inaugurée par Terpandre – de la manière et avec les différences qui vont être expliquées ci-après –, à l’occasion du premier conflit avec les Messéniens et de la discorde civile qui en découla.

24 Pour ce sujet, voir M. Vetta, La Civiltà…, p. 37-41. 25 G.L. Huxley, Greek Epic Poetry..., p. 60-79. 26 Voir L. Quattrocelli, « Tirteo: poesia e ¢ndre√a a Sparta arcaica? », in M. Vetta,

C. Catenacci, I luoghi e la poesia nella Grecia antica. Atti del Convegno di Studi, Chieti 2022 aprile 2004, Alessandria, 2006, p. 133-144.

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Les sources hésitent entre deux mots, taracˇ et st£sij27, pour désigner les troubles que Terpandre devait apaiser grâce à son chant. On sait que ces deux mots indiquent deux nuances de trouble civil : la taracˇv est exactement le désordre, l’agitation, ou, pour employer un mot familier, la “pagaille”, tandis que la st£sij est un « party formed for seditious purposes »28, donc une faction politique et, par voie de conséquence, la sédition que cette faction peut générer. Si l’on concilie les deux idées exprimées par les testimonia, l’impression qui en résulte est que les troubles civils, liés au nom de Terpandre, consistent en une situation de bouleversement politique et social (taracˇv) causée par un déséquilibre entre les factions (st£seij), ou mieux entre les partis aristocratiques protagonistes de ces événements. En effet, la lecture attentive des sources anciennes nous a placée en face d’une évidence : aussi bien chez Tyrtée que chez Pausanias, s’agissant de la première guerre messénienne, une seule famille royale, sur les deux qui régnaient, est nommée, celle des Eurypontides, en la personne de Théopompe. Tout se passe comme si les mots du poète et le récit de l’historien transmettaient l’écho d’une réalité dans laquelle ce conflit, pour le meilleur et pour le pire, fut pensé, voulu et soutenu principalement, ou uniquement, par ce rameau-ci de la dyarchie, avec le soutien de l’aristocratie proche et l’intervention toute marginale des Agiades. Le roi Alkaménès était mort et son successeur, Polydore, est nommé seulement en tant que « collègue » de Théopompe, comme chef de l’aile gauche de l’armée29. Il ne fait aucun doute que les Agiades et leurs partisans, qui connaissaient très bien l’importance de l’affaire de Messénie pour la politique et, surtout, pour l’économie de Sparte, furent laissés dans l’ombre, éclipsés par le rayonnement des Eurypontides, avec pour conséquence une instabilité des équilibres politiques à l’intérieur de la cité. Dans cette situation, ils auraient pu aisément profiter du moment d’impasse pour diffuser une propagande favorable à leur parti et 27 Le mot taracˇ est utilisé par Démétrios de Phalère (test. 12 Gost.) et par Philodème (test. 14a Gost.) ; tandis que le mot st£sij est utilisé par le même Philodème (test. 14b-c Gost.), Diodore de Sicile (test. 15 Gost.), le Pseudo-Plutarque (test. 19 Gost.), Zénobios (test. 60f Gost.) et Photios (test. 60i Gost.). 28 Cf. H.G. Liddell, R. Scott, H.S. Jones, A Greek-English Lexicon, Oxford, 1968, s.u. taracˇ et st£sij. 29 Paus. 4, 7, 7-8. À propos de l’aile droite des armées, qui avait une position d’honneur par rapport à l’aile gauche, voir P. Lévêque, P. Vidal-Naquet, « Epaminondas Pythagoricien ou le problème tactique de la droite et de la gauche », Historia, 9, 1960, p. 294-308. Voir aussi M. Détienne, « La phalange. Problèmes et controverses », dans J.-P. Vernant (éd.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968, p. 119-142.

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contraire à l’autre g◊noj. Il nous semble se trouver une confirmation à cette hypothèse dans quelques allusions de Pausanias. D’une part, celui-ci atteste la supériorité des Eurypontides sur les Agiades, en écrivant que « dans la première guerre contre les Messéniens, Théopompe fut le responsable des opérations militaires (t¦ poll¦ ¹gˇsasqai Lakedaimon∂oij) » ; d’autre part, il affirme qu’après la fin de la guerre et la conquête de la Messénie (diapepolemhm◊nou d‹ toà prÕj Messˇnhn pol◊mou kaπ ½dh Lakedaimon∂oij doriktˇtou tÁj Messhn∂aj oÜshj), la situation se renversa : Polydore, de la famille des Agiades, avait bonne réputation à Sparte, « parce qu’il ne commettait aucune action violente et ne prononçait aucun discours emporté, et que pour ses décisions il observait la justice jointe à l’humanité »30. Il est intéressant de noter que ces mots semblent constituer la réponse précise à tous les excès qui avaient provoqué le conflit31 et dont la gravité avait été bien comprise par les anciens, quand ils élevèrent la voix pour blâmer et pour exhorter au cours de la cinquième année de combat. La célébrité de Polydore, qui avait été un personnage secondaire pendant la première guerre messénienne, devint si grande que les Spartiates lui dédièrent une statue – à lui, non à Théopompe – et que les magistrats apposaient leurs sceaux avec son effigie – la sienne, non celle de Théopompe32. Devant ce tableau, on peut imaginer que le rôle de Terpandre à Sparte fut plus complexe que ce qui est normalement connu. L’oracle de Delphes, quand il appela le poète en ville, était seulement la voix divine qui sanctionnait une décision humaine. Les groupes influents des Ómoioi, peut-être à travers le pouvoir officiel de la gerousia ellemême, eurent l’idée, suivant l’exemple des Messéniens, de s’en remettre à la voix d’un poète afin que celui-ci puisse réhabiliter l’histoire de la cité, passée et présente, et rendre à celle-ci la dignité et l’harmonie politiques. Pour ne pas paraître inférieurs à leurs rivaux, les Spartiates choisirent Terpandre, le citharède le plus célèbre de l’époque. Avec son chant monodique, il était indiqué pour des performances publiques, mais aussi pour des exécutions adressées à un auditoire plus restreint et sélectionné33. La citharédie de Terpandre, en tant que chant solo entonné sur la cithare, pouvait seconder d’une manière efficace cette partie des citoyens qui avaient le projet de 30 Paus. 3, 3, 2. 31 Cf. Paus. 4, 5, 8. 32 Voir Paus. 3, 11, 10. 33 Rappelons qu’en tant que chant solo la citharédie peut être envisagée aussi dans un

milieu fermé, devant un public choisi.

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réaliser une auto-célébration et une réhabilitation de la cité, après l’ombre jetée par la première guerre messénienne : et cela aussi bien devant l’assemblée de tous les citoyens qui participaient aux grandes fêtes publiques, qu’au niveau de la convivialité privée, dans les circonstances où, à l’occasion des fêtes, se réunissaient les Spartiates en leur compagnonnage. On ne peut pas savoir directement quels étaient les thèmes de cette œuvre de pacification et d’équilibre sociale. Toutefois, il est vraisemblable que les arguments les plus répandus et les plus discutés étaient ceux que Pausanias nous laisse entrevoir dans son récit34 : la durée et les difficultés des opérations militaires, dans lesquelles Sparte n’excellait pas comme tous s’y attendaient ; sans oublier que, pour une guerre à l’issue si incertaine, la cité, comme il a été dit plus haut, avait pris sur elle la responsabilité de certains prodromes contraires à l’éthique militaire. Puis, il appartenait au poète d’entremêler les allusions visant ces données politiques avec les éléments d’une lyrique dirigée – on l’a vu – vers l’établissement de l’identité ethnique et historique d’un territoire, territoire qui pendant le VIIIe siècle était en train de se configurer en tant que ville. Ces éléments étaient puisés à la tradition mythique et religieuse. Grâce à eux, Terpandre pouvait célébrer un passé héroïque qui donnait une justification du présent. Mais, contrairement à ce que Tyrtée fera plus tard, Terpandre ne chantait pas pour l’exaltation d’une seule lignée. Il arriva à Sparte, et il y demeura, en tant que poète super partes, capable de régler les dissensions et les désaccords qui séparaient, d’un côté, ceux qui voulaient et livraient cette guerre, de l’autre, ceux qui s’y opposaient ou qui y participaient seulement en marge. Il accomplit cette tâche en exploitant les moyens de son art de citharède, dans les lieux et les occasions les mieux adaptés à ce type de mission. Il est certain que le petit nombre des vers de Terpandre conservés (13 vers pour 19 fragments) empêche de saisir tous les aspects de ce complexe engagement poétique. Toutefois, ce que nous possédons, si on le lit avec attention, offre des arguments intéressants en faveur de la reconstruction que nous suggérons. Indépendamment de la question de savoir s’il faut identifier chaque fragment avec un morceau d’un proème ou d’un hymne

34 Cf. Paus. 4, 5, 8 et 4, 7, 7.

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citharédique35, on s’aperçoit que les références culturelles de Terpandre sont caractéristiques d’une réalité civique très précise, au point qu’on ne peut pas les homologuer dans un chant citharédique tout court. Le poète entonne son poème en s’identifiant avec le cygne, qui chante en battant les ailes : (fr. 1) KÚ[kn]oj ØpÕ pterÚgwn. Le cygne en battant des ailes.

Nous savons comment cet oiseau est lié à Apollon36 et comment, dès Alcman, il est un oiseau mélodieux aimé de ce dieu et des Muses37. C’est encore Apollon qui est l’¥nax œkat£boloj pour lequel Terpandre demande à son cœur de chanter : (fr. 2) 'Amf∂ moi aâtij ¥nacq/ ŒkatabÒlon ¢eid◊tw frˇn Que mon cœur me donne encore une fois le chant en l’honneur du tout-puissant qui lance au loin ses traits.

C’est toujours Apollon l’¥nax, que Terpandre invite à se réjouir dans ce que Bergk38 a attribué à la partie finale d’un nomos Orthios : (fr. 7) ¢ll£, ¥nax, m£la ca√re. Eh bien alors, réjouis-toi beaucoup, ô maître.

Apollon est le dieu de Delphes, Delphes qui n’est pas seulement le sanctuaire de la musique et des concours poétiques remportés quatre fois par Terpandre, mais aussi le sanctuaire auquel sont liés le territoire et l’histoire de Sparte : Apollon K£rneioj est le dieu national des Doriens ; c’est Apollon Phoibos qui, selon Tyrtée39, assigne à Sparte son Eunomie ; enfin, c’est l’Apollon de Delphes qui ordonne aux Spartiates d’appeler Terpandre pour apaiser les discordes intestines.

35 Pour ce qui concerne l’exégèse et l’interprétation des fragments, nous renvoyons à l’édition de Gostoli, Terpander..., p. 125-151. 36 Ce sont des cygnes qui conduisent le char doré du dieu ; pareillement, des cygnes sacrés tournoyèrent dans le ciel de Délos au moment où le dieu était en train de naître. 37 Cf. Alcman. fr. 3, 100 ss. Calame ; Aristophane, Aves 769-774 ; Pratinas fr. 708, 5 Page ; Eschyle, Agamemnon 1444-1445 ; Bacchylide fr. 16, 6 Snell-Maehler ; Euripide, Hercules 691-694 ; Callimaque, Hymnus in Delum 294 ss. ; Platon, Phaedrus 84e-85b. 38 Th. Bergk, Poetae lyrici Graeci. III, Leipzig, 18532. 39 Tyrtée fr. 1b et fr. 14 Gentili-Prato.

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Les fragments 3, 8 et 9 se réfèrent encore au code mythique : (fr. 3) Zeà p£ntwn ¢rc£, p£ntwn ¡gˇtwr, Zeà, soπ p◊mpw taÚtan Ûmnwn ¢rc£n. Ô Zeus commencement de toutes choses, guide de toutes choses, ô Zeus, c’est à toi que j’envoie ce commencement d’hymnes. (fr. 8) sp◊ndwmen ta√j Mn£maj paisπn MoÚsaij kaπ tù Mous£rcJ Latoàj u≤e√. Faisons des libations en l’honneur des Muses, les filles de Mnémosyne et du maître des Muses, le fils de Latone. (fr. 9) ð ZhnÕj kaπ Lˇdaj k£llistoi swtÁrej. Ô fils de Zeus et de Lèda, très beaux sauveurs.

Par leur rythme holospondaïque et l’utilisation du verbe sp◊ndein (fr. 8, 1), ces fragments semblent indiquer un contexte de skoli¦ m◊lh, c’est-à-dire les chants mêmes dont Pindare40 considère Terpandre comme l’inventeur. Il est hors de doute que les scolia renvoient à un contexte de convivialité étroite41 : les références conceptuelles de ces vers conviennent à cette place. Zeus ¡gˇtwr (fr. 3) était le dieu des Doriens, vénéré en tant que dieu protecteur des troupes rangées en bataille42 et associé dans le culte à Castor et Pollux. Ces derniers, invoqués dans le fr. 9 comme k£llistoi swtÁrej, apparaissent dans l’histoire de la rivalité entre Messénie et Laconie, une rivalité qui remonte aux mythes de fondation, à cause de la lutte qui opposa Castor et Pollux à Ida et Lyncée, les fils d’Apharée, leurs cousins. Dans le fr. 8, enfin, aux Muses, filles de Mnémosyne, et à leur protecteur Apollon est adressée une libation : le verbe sp◊ndwmen, situé en positio princeps, est le verbe technique utilisé par la poésie conviviale pour indiquer la libation qui ouvrait le symposium comme un sacrifice. Quelques testimonia relatifs à Terpandre indiquent qu’il exécutait son chant dans les agônes des fêtes publiques43. À la lumière de cette information, il est facile de reconnaître dans les fragments dédiés à

40 Cf. test. 25 Gost. 41 Pour cet aspect voir L. Quattrocelli, « Poesia e convivialità a Sparta arcaica. Nuove

prospettive di studio », Cahiers Glotz, 13, 2002, p. 7-32. 42 Xénophon, Lacedaemoniorum Respublica 13, 2. 43 Voir test. 1 ; 14c ; 27 Gost.

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Apollon la trace d’une exécution plutôt agonistique et publique, à Sparte, sinon déjà à Delphes. Mais deux autres sources, Philodème et Photius44, localisent la citharédie de ce poète œn to√j sussit∂oij ou filite∂oij, en donnant à ces vers la claire valeur politique de chant pacificateur entre des factions opposées. En vérité, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs45, l’usage du mot suss∂tia est impropre pour cette date. Il s’agit d’une dénomination a posteriori attribuée à des situations conviviales qui dans la deuxième moitié du VIIIe siècle av. J.-C. étaient encore bien éloignées de la réalité des sussitia46. Laissant donc de côté la références aux sussitia et aux problèmes qu’ils soulèvent, qui n’ont pas leur place dans cette contribution, nous retenons l’indication, qu’on peut déduire de ces sources, d’une destination politique des chants de Terpandre. Dans cette perspective, les trois fragments holospondaïques, en tant qu’exemple ancien de skoli¦ m◊lh, peuvent être situés dans le contexte d’une convivialité plus restreinte, privée. Nous pensons aux réunions où se retrouvaient les groupes masculins spartiates quand les fêtes publiques refluaient, le soir, dans les fêtes privées47. Assurément, le citharède Terpandre n’avait pas de difficulté à chanter dans un contexte convivial, lui qui avait inventé le barbitos comme suite à la pektis quand il participait aux banquets des Lydiens48. Dans les banquets des Ómoioi, Terpandre aurait pu aisément entonner son début de chant en l’honneur de Zeus ¡gˇtwr, que les guerriers assis autour de lui connaissaient comme leur dieu protecteur ; également, la référence au mythe des Dioscures devait prendre un relief particulier dans une réunion de Spartiates, engagés dans le conflit avec la Messénie et ayant pour la première fois fait l’expérience de la rivalité entretenue contre eux par leurs cousins Messéniens. Tel était le poids des allusions, de même que l’utilisation du verbe sp◊ndwmen devait paraître naturelle à un public qui participait réellement à cette libation en l’honneur des Muses et du dieu Apollon. 44 Philodème, De musica = test. 14a ; 14b Gost. Photios, Lexicon = test. 60i Gost. 45 Article cité supra, n. 41. 46 Sur le problème de l’appellation de la convivialité de la Sparte archaïque nous

renvoyons à L. Quattrocelli, « Poesia e convivialità... », p. 12, et Ead., « Tirteo: poesia... » . 47 Pour l’idée de la fête publique qui reflue dans la convivialité des réunions privées, voir M. Vetta, « Convivialità pubblica e poesia per simposio in Grecia », QUCC, n.s. 54, n. III, 1996, p.197-209, surtout p. 207 ; id., « Anacreonte a Samo e l’Artemide dei Magneti », dans M. Cannata Fera, S. Grandolini (éd.), Poesia e religione in Grecia. Studi in onore di G. A. Privitera, Napoli 2000, p. 671-682, surtout p. 678-682. 48 C’est ce que dit Pindare dans le fr. 125 Snell-Maehler = test. 45 Gost.

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Dans la chant public des agônes et des fêtes, devant toute la population, Terpandre remplissait sa tâche pacificatrice pour la cité, en fixant pour elle une tradition mythique et héroïque : il s’adressait à Apollon, le dieu du Péloponnèse et de Delphes ; pour lui, au nom de Sparte, il entonnait les hymnes nouveaux sur la lyre heptacorde : (fr. 4) soπ d/ ¹me√j tetr£garun ¢post◊rxantej ¢oid£n ŒptatÒnJ fÒrmiggi n◊ouj keladˇsomen Ûmnouj. Pour toi, après avoir repoussé le chant à quatre voix, nous ferons retentir des hymnes nouveaux avec la lyre à sept cordes.

Sous sa protection il reconstituait la concorde d’une cité (fr. 5) ⁄nq/ a≥cm£ te n◊wn q£llei kaπ Mîsa l∂geia kaπ D∂ka eÙru£guia, kalîn œpit£rroqoj ⁄rgwn. où fleurissent la vigueur guerrière des jeunes gens ainsi que la Muse mélodieuse et la Justice aux larges rues, protectrice des belles actions.

Le même poète, ensuite, continuait son œuvre de conciliation politique quand il chantait devant les convives de ces groupes aristocratiques divisés par la taracˇ et la st£sij. Avec son chant super partes il tissait leur passé héroïque et, au même temps, il servait de lien entre les factions opposées. L’éloge d’une tradition mythique commune permettait aux Spartiates de retrouver cette ÐmÒnoia qui constituait leur orgueil et leur force. Ainsi, l’hymne avait rencontré son public. Bibliographie Textes anciens Aeschylus, Agamemnon, edidit E. Fraenkel, Oxonii, 1950. Alcman. Fragmenta edidit, veterum testimonia colligit C. Calame, Romae, 1983. Aristophane, Les Oiseaux, texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele, Paris, 1928. Aristotelis Politica, recognovit brevique adnotatione critica instruxit W. D. Ross, Oxonii, 1992. Bacchylides. Carmina cum fragmentis post B. Snell edidit H. Maehler, Leipzig, 1970. Callimachus, Hymni et Epigrammata, edidit R. Pfeiffer, vol. II, Oxonii, 1953. Clément d’Alexandrie, Les stromates, éd. par A. Le Boulluec, Paris, 1997. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique. Livre XV, texte établi et traduit par C. Vial, Paris, 1998.

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LES FRAGMENTS DE TERPANDRE ET L’HYMNE DANS LA SPARTE ARCHAÏQUE

Dionysius Halicarnasensis, Antiquitatum Romanarum quae supersunt, edidit C. Jacoby, vol. III, Lipsiae, 1891. Euripidis Fabulae, vol. II (Hercules), edidit J. Diggle, Oxonii, 1981. Eusebius Caesarensis, Hieronymi Chronicon, Hrsg. im Auftrage der KirchenväterCommission der Königl, Preussishen Akademie der Wissenschaften von Dr. Rudolf Helm, Leipzig, 1913-1926. Fragmente der Griechischen Historiker, ed. F. Jacoby, Berlin, 1923 ss. Pausania, Guida della Grecia. Libro III, ed. D. Musti, M. Torelli, Milano, 1992. Pausania, Guida della Grecia. Libro IV, ed. D. Musti, M. Torelli, Milano, 1994. Philostratos, Über Gymnastik, ed. J. Jüthner, Leipzig-Berlin, 1909. Photii Patriarchae Lexicon, edidit C. Theodoridis, Berlin-New York, 1982. Platonis opera, vol. II (Phaedrus), edidit I. Burnet, Oxonii, 1901. Poetae Elegiaci. Testimonia et fragmenta, ediderunt B. Gentili et C. Prato, Leipzig, 19851988. Poetae Melici Graeci, edidit D. L. Page, Oxonii, 1962. Strabon, Géographie. Livre VIII, texte établi et traduit par R. Baladié, Paris, 1978. Terpander. Veterum testimonia colligit, fragmenta edidit A. Gostoli, Romae, 1990. Xenophontis opera omnia, vol. V (De Republica Lacedaemoniorum), recognovit brevique adnotatione critica instruxit E.C. Marchant, Oxonii, 1961. Études modernes Bergk Th., Poetae lyrici Graeci. III, Lipsiae, 18532. Bowra C.M., « Two Lines of Eumelos », CQ, 66, 1963, p. 145-153. Détienne M., « La phalange. Problèmes et controverses », dans J.-P. Vernant (éd.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968, p. 119-142. Dunbabin T.J., « The Early History of Corinth », JHS, 68, 1948, p. 59-69. Freeman E.A., The History of Sicily, vol. I, Oxford, 1891. Gardiner E.N., Athletics of the Ancient World, Chicago, 1980. Huxley G.L., Greek Epic Poetry. From Eumelos to Panyassis, London, 1969. Lévêque P., Vidal-Naquet P., « Epaminondas Pythagoricien ou le problème tactique de la droite et de la gauche », Historia, 9, 1960, p. 294-308. Lippolis E., Gli eroi di Olimpia. Lo sport nella società greca e magnogreca, Taranto, 1990. Moretti L., « Olympionikai. I vincitori negli antichi agoni olimpici », Memorie dell’Accademia dei Lincei, 8, 1957, p. 59-188. Pavese C.O., « Il più antico frammento di lirica corale », dans AA. VV., Filologia e forme letterarie. Studi offerti a F. Della Corte, vol. I, Urbino, 1987, p. 53-57.

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DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

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APPARITION DE NOUVELLES FORMES POÉTIQUES DANS L’HYMNOLOGIE GRECQUE Jean Irigoin

Le titre de ma communication peut surprendre. Il manifeste l’intention de m’en tenir aux formes poétiques et non, directement du moins, à leur contenu. Ces formes faisant appel à une langue, le grec, ou plutôt s’inscrivant en elle, la phonétique historique tiendra dans mon exposé une place d’autant plus importante que celui-ci couvrira plus d’un millénaire, projet beaucoup trop ambitieux pour le temps dont je dispose. Toutefois, dans le programme de notre rencontre, une douzaine de communications touchent de près ou de loin à ce sujet, ce qui me permettra d’y renvoyer à plusieurs reprises. Écartant délibérément les compositions de type stichique, comme les hymnes homériques faits d’hexamètres dactyliques, je m’intéresserai ici à l’hymne lyrique au sens large, c’est-à-dire aux poèmes composés en l’honneur des dieux et chantés par un chœur, qu’ils soient dénommés hymnes, péans, dithyrambes, prosodies, parthénées et hyporchèmes, ou inclus dans le terme générique de « nome ». Hier, l’exposé de Bernhard Zimmermann1 nous a apporté des précisions sur la forme ancienne d’un de ces genres, le dithyrambe, où nous percevons, après le temps de Pindare et de Bacchylide, « le chant de l’avant-garde musicale », formule heureuse que je dois à ce savant et sur laquelle je reviendrai plus loin. L’évolution phonétique de la langue grecque durant l’antiquité et jusqu’au début de la période byzantine a eu pour effet de ruiner progressivement les fondements de la métrique des époques archaïque et classique, fondements qui se sont maintenus de plus en plus artificiellement jusqu’à la fin de l’empire byzantin et même bien audelà. Dans la métrique ancienne, qui reposait sur l’opposition de durée des syllabes brèves et des syllabes longues, le rythme était produit par le retour, à intervalles réguliers, de syllabes longues que séparaient 1 Voir supra, p. 95.

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(sauf cas de syncope) une ou deux syllabes brèves, éventuellement une autre syllabe longue substituée à celle(s)-ci. L’accent de mot, de nature musicale, un accent de hauteur, ne jouait aucun rôle dans la confection du vers ; toutes les tentatives faites ces derniers temps pour déceler à l’époque archaïque une influence de l’accent dans le vers, et notamment dans le vers lyrique2, sont restées vaines. Lorsque, à partir du milieu du Ve siècle av. J.-C., la musique s’assouplit et s’enrichit, et que les instruments se perfectionnèrent, des poètes lyriques, qui étaient aussi des compositeurs, voulurent user de ces nouveautés où ils voyaient une occasion de progrès ; un tel changement exigeait qu’ils fissent appel à des professionnels, pour la musique comme pour le chant. L’offensive de ces novateurs ne porta pas sur le théâtre, et à juste titre car les poètes dramatiques et les exécutants voulaient s’en tenir à la tradition, tout comme les spectateurs eux-mêmes. Ils s’en prirent d’abord au dithyrambe, un genre fort ancien dont la tragédie est ellemême issue pour une part. De la seconde moitié du Ve siècle, qui a vu la naissance et le développement du nouveau genre, aucune œuvre n’est parvenue jusqu’à nous. Faute de documents directs, c’est par les critiques des poètes comiques, éventuellement leurs pastiches, que nous sommes renseignés sur le nouveau dithyrambe et ses auteurs dont la plupart sont étrangers à Athènes. Phérécrate, actif de 445 à 410, et donc l’aîné d’Aristophane, met en scène dans son Chiron la Musique maltraitée et outragée par les auteurs du nouveau dithyrambe dont elle énumère les méfaits et les noms, de Mélanippide de Mélos à Timothée de Milet, en passant par Cinésias, un Athénien, et Phrynis de Mytilène3. Aristophane s’amuse à pasticher en 414 Cinésias dans les Oiseaux (v. 1372-1409) et, un quart de siècle plus tard, Philoxène de Cythère, auteur du Cyclope (ou Galatée), dans le Ploutos (v. 290315). Il faut enfin ajouter le nom d’un des plus fameux de ces poètes, Télestès de Sélinonte, vainqueur au concours du dithyrambe à Athènes en 402-401, et dont Alexandre le Grand, lorsqu’il faisait campagne en Haute Asie, se fit envoyer les œuvres avec celles de Philoxène (Plutarque, Vie d’Alexandre, 8, 3).

2 À partir d’Erik Wahlström, Accentual Responsion in Greek Strophic Poetry [Commentationes Humanarum Litterarum, 47], Helsinki, 1970. 3 C’est le long fragment 155 de Phérécrate (R. Kassel et C. Austin, Poetae Comici Graeci, 7, Berlin, 1989), cité au chap. 30 du De musica attribué à Plutarque, traité qu’on consultera dans l’édition de F. Lasserre (Bibliotheca Helvetica Romana, I, Olten & Lausanne, 1954), pourvue d’une traduction en français et d’un utile commentaire.

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APPARITION DE NOUVELLES FORMES POÉTIQUES DANS L’HYMNOLOGIE GRECQUE

Les premiers poètes du nouveau dithyrambe avaient compris l’avantage qu’ils auraient, par rapport à leurs devanciers, à tenir compte dans leurs compositions de l’accent de mot et de sa réalisation, simple élévation de la voix sur les voyelles brèves ou modulation plus complexe, descendante ou ascendante, sur les voyelles longues et les diphtongues. Ces représentants de « l’avantgarde musicale » ont donc cherché à respecter les effets de l’accent en écrivant leurs partitions. Ils n’ont pu y parvenir qu’en sacrifiant délibérément la composition monostrophique (suite de strophes identiques : A A A …) ou la composition triadique (suite de triades identiques formées d’une strophe, de son antistrophe et d’une épode différente : A A B A A B A A B …) ; l’une et l’autre étaient déjà beaucoup trop contraignantes pour qu’on pût y tenir compte de l’accent. À ces deux types illustrés dans la lyrique chorale, de Stésichore et Ibycos à Simonide, Pindare et Bacchylide, il faut ajouter, dans les stasima de la tragédie, un troisième type un peu moins contraignant, A A B B C C (D), qui présentait une suite de couples antistrophiques en y associant éventuellement une triade finale. La révolution du nouveau dithyrambe a substitué à ces divers types une composition polystrophique faite d’une suite de strophes différentes les unes des autres (A B C D …), mais reliées entre elles par l’usage des mêmes mètres et par l’unité de mode musical, unité qui n’excluait ni variations ni modulations. Appliquée d’abord au dithyrambe, cette pratique a été étendue à l’ensemble des poèmes relevant de la lyrique chorale. C’était bien une révolution. Et elle donnera lieu quelques décennies plus tard à des questions dans les Problèmes aristotéliciens. Je les cite en traduction, avec la réponse attribuée au philosophe (19, 15 = 918b 1322) : « Pourquoi les nomes n’étaient-ils pas disposés en antistrophes alors que les autres chants choraux l’étaient ? » Suit une autre question, qui suggère déjà une réponse et fournit une explication : « Est-ce parce que les nomes étaient l’affaire d’artistes professionnels (des ¢gwnista∂) déjà capables de représenter (mime√sqai) des actions en détail et dont le chant était long et varié ? » Cette explication est étendue du nome au dithyrambe : « Voici pourquoi les dithyrambes, parce qu’ils sont devenus capables de représenter (mimhtiko∂), n’ont plus d’antistrophe alors qu’ils en avaient auparavant. C’est qu’autrefois les hommes libres eux-mêmes constituaient les chœurs ; il leur était difficile de chanter à plusieurs comme des artistes professionnels, ils chantaient donc des airs à l’unisson. » Tout ce passage, que j’abrège, mériterait un commentaire détaillé. Il réclame surtout un rappel.

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DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

Les chœurs de citoyens chantaient sur un même air les strophes et les antistrophes d’un dithyrambe entier et, si celui-ci était triadique, sur un air différent les épodes dont la composition métrique était elle-même différente. Cette simplification musicale, usuelle encore de nos jours aussi bien dans la chanson traditionnelle que dans les hymnes nationaux, était nécessaire en raison du grand nombre des choreutes amateurs : cinq cents à Athènes, à raison de cinquante par tribu, pour le concours du dithyrambe des hommes aux Grandes Dionysies, et autant pour celui des garçons ; ces amateurs devaient mémoriser les paroles différentes de chaque élément strophique ou triadique sans avoir en plus à se soucier d’éventuelles variations ou modulations musicales. Les nouvelles formes poétiques et musicales exigeront des artistes professionnels. Le nouveau dithyrambe a commencé à exercer une influence sur la tragédie grecque, plus précisément sur celle d’Euripide, à partir des années 420-418. Apparaissent alors des chants dits ¢polelum◊na, c’est-à-dire « affranchis des règles », qui sont confiés à un acteur, un professionnel. Les trois duos de reconnaissance de Ion (mère et fils), d’Iphigénie en Tauride (frère et sœur) et d’Hélène (mari et femme) offrent un bel exemple de liberté digne du nouveau dithyrambe, sous laquelle transparaît cependant le souci de maintenir une solide structure4. Critique des partisans du nouveau dithyrambe, Aristophane sait fort bien pasticher un de leurs émules, le poète tragique Agathon, dans le cômos des Thesmophories (v. 101-129), comédie jouée en 411 aux Grandes Dionysies. Agathon passait, au dire de Plutarque (Propos de table, III, 1, 1), « pour avoir, le premier, introduit et mêlé le chromatisme dans la tragédie lors de la représentation des Mysiens », donc après 416, date de son premier concours aux Lénéennes où il remporta la victoire avec l’Anthos, et avant 401, année de sa mort. Les vingt dernières années du Ve siècle voient s’étendre l’influence du nouveau dithyrambe, qui triomphe définitivement dans le lyrisme avec la victoire de Télestès de Sélinonte au concours attique de 402/401. Cependant, jusqu’à l’extrême fin du XIXe siècle, les hellénistes ne disposaient pour le nouveau dithyrambe que de courts et rares fragments, à peine éclairés par les critiques et moqueries des poètes comiques Phérécrate, cité par Plutarque, et Aristophane. Par chance, à une dizaine d’années d’intervalle, une découverte papyrologique en 4 J. Irigoin, « Un révélateur métrique : le décompte des temps marqués dans la poésie lyrique grecque », dans Mélanges Jean Soubiran = Pallas, 59, 2002, p. 91-101 (en particulier p. 95-99).

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APPARITION DE NOUVELLES FORMES POÉTIQUES DANS L’HYMNOLOGIE GRECQUE

Égypte et une découverte épigraphique en Grèce sont venues enrichir de manière décisive notre connaissance de ce genre poétique. Un rouleau de papyrus du troisième quart du IVe siècle av. J.-C. contenant 250 vers d’un nome de Timothée de Milet, les Perses, a été publié par Wilamowitz en 19035. Ce poème lyrique, composé aux alentours de l’an 400, soit moins de 75 ans avant l’exemplaire trouvé en Égypte à Abusir, représente, en raison de ce très court intervalle, un cas exceptionnel dans la transmission de la littérature grecque de l’antiquité. Écrit dans des mètres variés, mais apparentés entre eux, il se divise en strophes de longueur inégale sans responsion entre elles (fig. 1), ce qui permettait au poète musicien d’établir pour chaque strophe une mélodie particulière respectant la ligne musicale esquissée par les accents de mots.

Fig. 1. Papyrus Berlin 9875, 3ème quart du IVème siècle av. J.-C. - colonne 5, 16 dernières lignes. Timothée de Milet, Les Perses, v. 196-235. Entre les lignes 3 et 4, une paragraphos (petit trait horizontal), accompagnée dans la marge d’une corônis en forme d’oiseau, marque la fin d’une strophe et signale en même temps la strophe finale du poème, qui se termine au haut de la colonne 6. Les traits verticaux qui paraissent diviser en trois la figure sont les traces du collage des feuilles de papyrus qui constituent le rouleau (kollêmata).

Dix ans plus tôt, la « grande fouille » de Delphes avait fourni, gravé sur la paroi sud du Trésor des Athéniens, le texte de deux hymnes à Apollon pourvus de leur partition ; plus récents que les Perses de Timothée, ils avaient été chantés et joués à la Pythaïde de 128 av. J.-C. par des artistes professionnels, les Technites dionysiaques de l’Attique. 5 Timotheos, die Perser, aus einem Papyrus von Abusir hrsg. von U. von WilamowitzMoellendorff, Leipzig, 1903, édition précédée de peu par la publication d’un fac-similé en héliogravure. Reproduction partielle du papyrus dans W. Schubart, Papyri graecae Berolinenses, Bonnae, 1911, pl. 1, et dans C. H. Roberts, Greek Literary Hands 350 b. C.- A. D. 400, Oxford, 1955, pl. 1.

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DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

Ces hymnes, publiés dès 1893 et 1894 dans le Bulletin de Correspondance Hellénique par Henri Weil et Théodore Reinach, repris par ce dernier en 1911 dans le tome III 2 des Fouilles de Delphes, ont fait l’objet d’une édition exemplaire d’Annie Bélis dans le tome III du Corpus des Inscriptions de Delphes paru en 1992. Les deux hymnes sont écrits pour l’essentiel en mètres créto-péoniques, autrement dit en mesures à 5/8. Le crétique est un mètre fait de trois syllabes, deux longues séparées par une brève. Les deux syllabes longues, initiale et finale, du crétique peuvent être résolues, c’est-à-dire divisées en deux brèves. Le plus souvent, c’est ou bien la dernière longue qui est résolue (on parle alors de péon premier), ou bien la première (péon quatrième). Parfois les deux syllabes longues sont divisées, le mètre étant alors composé de cinq syllabes brèves (pentabraque). Le musicien, qui est le même auteur que le poète, peut aller plus loin que ce dernier dans la voie des résolutions en répartissant sur deux notes brèves, au début ou à la fin du crétique, et parfois aux deux extrémités, une voyelle longue ou une diphtongue qui est alors redoublée dans le texte gravé (NAASON [II 13], UMNWWN [II 2], MANTEIEION [I 21], OMOUOU [I 12-13], FOIOIBON [I 3]) ; l’ensemble du mètre équivaut ainsi soit à un péon, soit à un pentabraque. Le redoublement de l’élément vocalique présente des particularités instructives sur la prononciation des diphtongues, dont certaines, en cette fin du IIe siècle, ne sont plus que des digrammes, répétés tels quels (EIEI, OUOU, OIOI) comme le sont les voyelles longues, alors que d’autres sont encore de vraies diphtongues avec changement de timbre en cours d’émission (TAOURWN [I 12], EOUUDROU [I 7], AEIOLOIOIS |I 14]) ; les groupes voyelle brève plus sonante en syllabe fermée restent encore de vraies diphtongues susceptibles de dédoublement (MAANTEIEION [I 8], DEELFISIIN [I 6], KUUNQIAN [II 13]). Les paroles du texte gravées dans le marbre y sont surmontées des notes de la partition musicale (fig. 2). Celle-ci respecte, mot par mot, la ligne mélodique tracée par la suite des accents : jamais la syllabe accentuée n’est chantée sur une note moins haute que toute autre syllabe du mot6 ; ou, dans une formulation positive, la syllabe tonique est toujours chantée plus haut que les autres syllabes du mot ou à l’égal de la plus haute d’entre celles-ci. 6 La seule exception est constituée par la ligne mélodique de l’adjectif DIKORUFON (II 2), où une montée exceptionnelle de la voix sur la syllabe finale atone est une manière de souligner la « double cime » du Parnasse, après la montée normale sur la syllabe antépénultième accentuée.

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APPARITION DE NOUVELLES FORMES POÉTIQUES DANS L’HYMNOLOGIE GRECQUE

Fig. 2. Hymne delphique I à Apollon, 128 av. J.-C. (Corpus des inscriptions de Delphes, t. 3 : Les hymnes à Apollon, éd. A. Bélis, Paris, 1992), col. 1 : str. 1, v. 1 à str. 3, v. 2 (reproduction à 44 %). Les syllabes que ne surmonte pas un signe musical sont chantées sur la même note que la (ou les) syllabe(s) précédente(s).

La liste ci-dessous en donne quelques exemples tirés de l’hymne I (partie reproduite sur la fig. 2) et classés selon leur forme métrique ou rythmique (la syllabe accentuée est en gras) : crétique -∪péon 1er -∪∪∪ péon 4ème ∪∪∪-

7 6 2

fa





]NI - SE - TAI

fa

sol

la

fa

KAS - TA - LI - DOS



do

la

do

QU - GA - TRE - S EU[

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pentabraque ∪∪∪∪∪

3

MO - LE - TE SU - NO[

mi

[- ∪ -]

6

DEEL - FI - SIIN

do ré

mi

[ ] mi mi

mi

ré mi

Particulièrement instructive est la distinction faite entre les syllabes intonées à voyelle longue (digrammes compris) ou à diphtongue selon qu’elles portent un accent circonflexe ou un accent aigu. Le poète-musicien peut répartir la syllabe longue accentuée sur deux notes marquant l’inflexion de l’accent, descendante dans le cas de l’accent circonflexe, ascendante pour l’accent aigu. Cette pratique confirme le souci du poète de ne pas contrarier la ligne mélodique de la langue parlée. Le témoignage ancien, vers l’an 400, que les Perses de Timothée apportent sur la forme du nouveau dithyrambe, celui si précis, en l’année 128, des deux hymnes de Delphes sur les rapports du texte poétique et de la partition, doivent nous aider à mieux comprendre et à interpréter correctement l’affirmation de Denys d’Halicarnasse dans son traité de La composition stylistique, composé à Rome au temps d’Auguste : « La musique demande qu’on soumette les paroles à la mélodie, et non la mélodie aux paroles » (ch. 11, § 19). Comme exemple de discordance entre la mélodie et les accents de mots, Denys cite et commente trois vers (v. 140-142) du chant amébée de l’Oreste d’Euripide, où Électre dialogue avec le chœur pendant que son frère sommeille. Comme il l’explique tout au long (§ 20-21), le désaccord est patent entre la mélodie et les indications de hauteur ou d’intonation fournies par les accents de mots, ce qui était normal au Ve siècle. Mais Denys commet plusieurs erreurs dans sa présentation des accents du passage, à commencer par l’analyse du mot initial répété (siga siga) où il reconnaît un impératif accentué de l’aigu au lieu de l’adverbe accentué du circonflexe avec l’alpha bref réclamé par la responsion. Il n’a pas observé, en effet, que ces vers chantés constituent le début d’une strophe dont le schéma métrique est repris à l’identique dans l’antistrophe correspondante alors que la nature et la disposition des accents y sont toutes différentes : le désaccord n’y serait donc pas moins patent si, comme on peut s’y attendre, la mélodie se répétait. Sans m’attarder ici à commenter dans le détail la citation de Denys et son contexte immédiat7, ni à critiquer sur ce point 7 Voir mon article « Euripide poète et musicien selon Denys d’Halicarnasse », à paraître dans Pallas (Mélanges Germaine Aujac).

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APPARITION DE NOUVELLES FORMES POÉTIQUES DANS L’HYMNOLOGIE GRECQUE

un travail récent du regretté Cornelis J. Ruijgh8, je dirai seulement que les adeptes du nouveau dithyrambe avaient trouvé la solution et qu’ils l’avaient mise en pratique : non pas opposer les paroles et la mélodie comme deux adversaires dont l’un doit nécessairement triompher de l’autre, mais les associer en tenant compte dans la mélodie des indications suggérées par les accents de mots. Cette association avait un prix. Pour pouvoir en respecter les exigences, il fallait renoncer à la belle architecture, symétrique et répétitive, conçue par les grands poètes de la lyrique chorale avec leurs compositions monostrophiques ou triadiques. Cependant, mille ans après Stésichore et Ibycos, après Simonide, Pindare et Bacchylide, renaîtra une poésie de type monostrophique, fondée sur des principes rythmiques en plein accord avec l’évolution de la langue grecque. Que s’était-il passé entre temps, au long de dix siècles, pour aboutir à un pareil résultat ? De cette évolution de la langue qu’on pourrait suivre presque pas à pas, grâce au témoignage des inscriptions et des papyrus, je ne retiendrai que les éléments en relation directe avec la confection du vers, ce qui n’est pas le cas du changement de la prononciation des voyelles, ni de la monophtongaison des diphtongues, c’est-à-dire de leur réduction à des voyelles longues, déjà en cours de réalisation dans les hymnes de Delphes. Beaucoup plus grave de conséquence est la disparition de l’opposition entre voyelles longues et voyelles brèves (élément fondamental de la métrique grecque classique où le rythme était marqué par le retour d’une syllabe longue à intervalles réguliers) avec, pour corollaire, la disparition de l’intonation circonflexe opposée à l’aiguë. Enfin le passage de l’accent musical à l’accent dynamique ou, plus précisément, dans les deux composantes de l’accent – hauteur et intensité – la prédominance donnée à l’intensité perçue comme plus signifiante que la hauteur, fournit un nouveau fondement au rythme du vers, qui sera marqué dorénavant par le retour d’une syllabe accentuée à intervalles plus ou moins réguliers, combiné avec le décompte des syllabes, comme c’est encore le cas en grec moderne. Mais les syllabes accentuées – une en principe pour chaque mot susceptible d’être accentué – sont moins nombreuses en grec que les syllabes longues ou présumées telles, ce qui n’est pas sans conséquence sur la composition du vers.

8 « Le Spectacle des Lettres, comédie de Callias (Athénée X 453c-455b), avec un excursus sur les rapports entre la mélodie du chant et les contours mélodiques du langage parlé », Mnemosyne, 54, 2001, p. 257-335 (ici p. 312-315).

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J’aurais voulu – mais le temps m’est mesuré – montrer maintenant comment cette révolution métrique a commencé à se manifester, indépendamment de la poésie traditionnelle, dans des milieux où, depuis les conquêtes d’Alexandre, la langue grecque était devenue une langue de communication, dépourvue de finesses d’accentuation aisées à produire pour ceux dont elle était la langue maternelle. Les débuts d’une nouvelle métrique, fondée sur la disposition des accents et le décompte des syllabes, se manifestent d’abord à Alexandrie avec les traducteurs juifs de la Bible hébraïque dite des Septante, pour les psaumes et les autres livres poétiques, comme j’en ai esquissé l’étude depuis une quinzaine d’années9. Dans les psaumes dont la division en trois parties est marquée objectivement par deux insertions de la mention di£yalma/diapsalma (« coupure de psaume », rendant l’hébreu selah, dont le sens n’est pas assuré), deux des trois strophes ainsi distinguées comptent le même nombre de syllabes dans une composition de type proodique, mésodique ou épodique selon la place occupée par la strophe isolée ; les fins de versets, de stiques et d’hémistiches présentent des clausules accentuelles se répondant, ce qui suppose un accent d’intensité. Les mêmes principes métriques, comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer, sont appliqués dans le Nouveau Testament pour les cantiques de Luc (chapitres 1 et 2)10 et pour le prologue de Jean11. Ils apparaissent aussi dans les brefs fragments d’hymnes cités par Paul dans ses Épîtres, et ensuite dans ce que Marc Philonenko12, dans le titre de sa conférence inaugurale, a appelé l’Hymnodie secrète du Corpus hermeticum dont Jean-Pierre Mahé nous entretiendra aussi13. Certes l’hymnographie chrétienne est dans l’ensemble l’œuvre de poètes qui ont 9 Voir en particulier J. Irigoin, « Recherches sur le diapsalma », Cahiers de Biblia Patristica, 4, 1993, p. 7-20 ; « Le psaume 26 dans la Septante. Étude de composition rythmique », dans G. Dorival et O. Munnich (édd.), « Selon les Septante ». Hommage à Marguerite Harl, Paris, 1995, p. 287-297 ; « Il Salterio nella versione dei Settanta. Alla ricerca di una poetica », dans Cl. Moreschini et G. Menestrina (édd.), La traduzione dei testi religiosi, Brescia, 1994 [1995], p. 23-34 (traduction de D. Moreschini) ; « La composition métrique et rythmique du psaume 21 (22 TM) », dans G. Dorival (éd.), David, Jésus et la reine Esther. Recherches sur le Psaume 21 (22 TM) [Collection de la Revue des Études juives, 25], Paris-Louvain, 2002, p. 131-142. 10 J. Irigoin, « La composition rythmique des cantiques de Luc », Revue Biblique, 98, 1991, p. 5-50 ; voir déjà, vingt ans plus tôt, du même, « La composition rythmique du Magnificat », dans Zetesis. Bijdragen op het gebied van de klassieke filologie, filosofie, byzantinistiek, patrologie en theologie door collega’s en vrienden aangeboden aan Prof. Dr. Emile de Strijcker, Antwerpen-Utrecht, 1973, p. 618-628. 11 J. Irigoin, « La composition rythmique du Prologue de Jean ( I 1-18) », Revue Biblique, 78, 1971, p. 501-514. 12 Voir supra, p. 291. 13 Voir supra, p. 275.

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APPARITION DE NOUVELLES FORMES POÉTIQUES DANS L’HYMNOLOGIE GRECQUE

eu une bonne formation classique et sont capables de composer des vers de type plus ou moins traditionnel, dont le rythme est fondé sur l’opposition de durée entre voyelles longues et voyelles brèves, disparue de la langue courante et maintenue artificiellement. Tel est le cas, aux alentours de l’an 200, de l’hymne du Pédagogue de Clément d’Alexandrie que j’ai étudié naguère avec H.-I. Marrou14, ou, au tournant du IVe au Ve siècle, celui des poèmes de Synésios de Cyrène, objet de la communication de Denis Roques15. Mais l’importance rythmique de l’accent d’intensité se manifestait déjà de manière discrète à l’endroit le plus sensible du vers, c’est-à-dire à la clausule qui en marque la fin. C’est l’occasion de rappeler, cinquante ans exactement après sa publication, l’important article d’Albrecht Dihle sur les débuts du vers grec accentué16. Au IIe siècle de notre ère, le fabuliste Babrios utilise une variété de trimètre iambique, le choliambe ou trimètre sk£zwn/skazôn, un vers boiteux inventé par Hipponax au VIe siècle av. J.-C. ; la claudication, marquée à la syllabe pénultième du vers par l’emploi d’une longue au lieu d’une brève, est renforcée chez le fabuliste où cette syllabe pénultième porte l’accent, un accent d’intensité. Trois siècles après Babrios, le poète Nonnos de Panopolis et ses imitateurs tiennent grand compte de la place de l’accent dans les deux derniers pieds de l’hexamètre dactylique hérité d’Homère et composé à son imitation. Plusieurs papyrus chrétiens trouvés en Égypte offrent des poèmes strophiques dans lesquels la place de l’accent joue un rôle et qui souvent présentent un acrostiche alphabétique formé par la suite des lettres initiales de chaque strophe ou de chaque vers. Dans l’hymne acrostiche au Bon Pasteur du papyrus BKT 6. 6. 8 (P. Berlin 8299), du IVe siècle, l’accent est généralisé sur la syllabe pénultième longue, alors que c’est sur la syllabe pénultième brève qu’il apparaît dans les trois vers à lettre initiale identique des strophes à acrostiche alphabétique du P. Amherst I 2, de la même date17.

14 H.- I. Marrou et J. Irigoin, « Note additionnelle sur l’hymne du Pédagogue », dans Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, t. 3, texte établi et traduit par H.-I. Marrou (Sources Chrétiennes, 158), Paris, 1970, p. 204-207. 15 Voir supra, p. 301. 16 A. Dihle, « Die Anfänge der griechischen akzentuierenden Verskunst », Hermes, 82, 1954, p. 182-199. 17 Le texte de ces deux papyrus est reproduit dans le recueil d’E. Heitsch, Die griechischen Dichterfragmente der römischen Kaiserzeit, Göttingen, 1961, n° XLV 2 et 3 (p. 160-161 et 161-162).

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Un peu plus tard, à la fin du Ve siècle et au VIe siècle, apparaissent les grandes œuvres des mélodes byzantins, au premier rang desquels se situe Romanos, un Syrien18. S’inspirant de ce qu’Éphrem de Nisibe avait fait au IVe siècle en syriaque, les mélodes composent en grec des kont£kia/kontakia (terme dérivé du nom du bâton, kÒntax/kontax, autour duquel on enroulait et déroulait le texte chanté), qui représentent ce qu’on pourrait appeler une prédication lyrique. Un prélude en vers est suivi d’une série de strophes de forme identique chantées par le célébrant, avec insertion d’un bref refrain repris par l’ensemble des fidèles. La lettre initiale de chaque strophe constitue un acrostiche qui indique le plus souvent le nom de l’auteur ou le sujet du poème. Les vers de la strophe sont déterminés en toute liberté par le mélode qui doit ensuite en respecter rigoureusement le schéma : même nombre des syllabes et mêmes places des accents (soit en termes plus savants : isosyllabie et homotonie). Ces deux éléments – nombre des syllabes et place des accents – dont le rôle était encore balbutiant dans la traduction des psaumes de la Septante, sont désormais généralisés et en quelque sorte codifiés. Le schéma métrique d’un kontakion rappelle de près celui d’une ode monostrophique de la lyrique chorale, comme le montrent les deux schémas reproduits sur la figure 3, à condition que soit modifié le sens des symboles : le signe de la longue (qui était utilisé pour la syllabe longue) représente désormais toute syllabe accentuée, le signe de la brève (sur syllabe brève) représente toute syllabe atone ; de plus, la disparition de l’opposition entre voyelles brèves et voyelles longues d’une part, entre syllabes brèves et syllabes longues d’autre part, a modifié les règles de l’accentuation secondaire en cas d’enclise19. La durée du genre kontakion sera d’environ cent cinquante ans, tout comme l’avait été, un millénaire plus tôt, la durée de la grande lyrique chorale. Cinq siècles après Romanos le Mélode, les hymnes de Syméon le Nouveau Théologien, dont Fabrizio Conca nous entretiendra20, seront composés selon les mêmes principes prosodiques, mais avec des stiques, c’est-à-dire un type de vers unique par poème. On est loin de la liberté créatrice des maîtres du kontakion. 18 Voir l’excellente monographie de J. Grosdidier de Matons, Romanos le Mélode et les origines de la poésie religieuse à Byzance, Paris, 1977. 19 C’est à bon droit que J. Koder, l’éditeur, dans la collection « Sources Chrétiennes », des Hymnes de Syméon le Nouveau Théologien (949-1022), a adapté l’accentuation du texte aux réalités de la langue byzantine (voir ses « Remarques préliminaires au texte » dans la réimpression 2003 du tome III, p. 9). 20 Voir infra, p. 371.

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APPARITION DE NOUVELLES FORMES POÉTIQUES DANS L’HYMNOLOGIE GRECQUE

Fig. 3a

Fig 3b 1ère

À gauche, strophe de la Pythique de Pindare (Ve siècle av. J.-C.). Le tiret indique une syllabe longue et le demi-cercle ouvert vers le haut une syllabe brève ; la superposition des deux signes marque une possibilité de variation. À droite, strophe (v. 1-12) d’un kontakion anonyme, suivie (v. 13) de son refrain (VIe siècle ap. J.-C.). Le tiret indique une syllabe accentuée et le demi-cercle ouvert vers le haut une syllabe atone ; le point qui surmonte certains signes marque une possibilité de variation.

Le souci de respecter le caractère musical de l’accent grec a fait disparaître les grandes constructions strophiques de la lyrique chorale des VIe et Ve siècles. Un millénaire plus tard, la fonction rythmique prise par l’accent d’intensité permet aux auteurs de kontakia d’élaborer des compositions d’une ampleur comparable à celle des odes de leurs lointains devanciers. Bibliographie Bélis A., Les Hymnes à Apollon [Corpus des Inscriptions de Delphes, 3], Paris, 1992. Dihle A., « Die Anfänge der griechischen akzentuierenden Verskunst », Hermes, 82, 1954, p. 182-199. Grosdidier de Matons J., Romanos le Mélode et les origines de la poésie religieuse à Byzance, Paris, 1977. Heitsch E., Die griechischen Dichterfragmente der römischen Kaiserzeit, Göttingen, 1961. Irigoin J., « La composition rythmique du Prologue de Jean ( I 1-18) », Revue Biblique, 78, 1971, p. 501-514. - « La composition rythmique du Magnificat », dans Zetesis.Bijdragen op het gebied van de klassieke filologie, filosofie, byzantinistiek, patrologie en theologie door collega’s en vrienden aangeboden aan Prof. Dr. Emile de Strijcker, Antwerpen-Utrecht, 1973, p. 618628. - « La composition rythmique des cantiques de Luc », Revue Biblique, 98, 1991, p. 5-50.

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DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

- « Recherches sur le diapsalma », Cahiers de Biblia Patristica, 4, 1993, p. 7-20. - « Le psaume 26 dans la Septante. Étude de composition rythmique », dans G. Dorival et O. Munnich (édd.), « Selon les Septante ». Hommage à Marguerite Harl, Paris, 1995, p. 287-297. - « Il Salterio nella versione dei Settanta. Alla ricerca di una poetica », dans Cl. Moreschini et G. Menestrina (édd.), La traduzione dei testi religiosi, Brescia, 1994 [1995], p. 23-34 (traduction de D. Moreschini). - « La composition métrique et rythmique du psaume 21 (22 TM) », dans G. Dorival (éd.), David, Jésus et la reine Esther. Recherches sur le Psaume 21 (22 TM) [Collection de la Revue des Études juives, 25], Paris-Louvain, 2002, p. 131-142. - « Un révélateur métrique : le décompte des temps marqués dans la poésie lyrique grecque », dans Mélanges Jean Soubiran = Pallas, 59, 2002, p. 91-101. - « Euripide poète et musicien selon Denys d’Halicarnasse », à paraître dans Pallas (Mélanges Germaine Aujac). Kassel R. et Austin C., Poetae Comici Graeci, 7, Berlin, 1989. Marrou H.-I. et Irigoin J., « Note additionnelle sur l’hymne du Pédagogue », dans Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, t. 3 [Sources Chrétiennes, 158], texte établi et traduit par H.-I. Marrou, Paris, 1970, p. 204-207. Plutarque, De la musique. Texte, traduction, commentaire précédés d’une étude sur l’éducation musicale dans la Grèce antique par F. Lasserre [Bibliotheca Helvetica Romana, I], Olten & Lausanne, 1954. Roberts C. H., Greek Literary Hands 350 b. C.- A. D. 400, Oxford, 1955. Ruijgh C. J., « Le Spectacle des Lettres, comédie de Callias (Athénée X 453c-455b), avec un excursus sur les rapports entre la mélodie du chant et les contours mélodiques du langage parlé », Mnemosyne, 54, 2001, p. 257-335. Schubart W., Papyri graecae Berolinenses, Bonnae, 1911. Syméon le Nouveau Théologien, Hymnes, t. 3 [Sources Chrétiennes, 196)], éd. J. Koder et alii, 2ème tirage, Paris, 2003. Timotheos, die Perser, aus einem Papyrus von Abusir hrsg. von U. von WilamowitzMoellendorff, Leipzig, 1903. Wahlström E., Accentual Responsion in Greek Strophic Poetry [Commentationes Humanarum Litterarum, 47], Helsinki, 1970.

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LE CHANT DE LA CITÉ1. LE DITHYRAMBE ATTIQUE COMME FORME HYMNIQUE Bernhard Zimmermann

I. Tandis que la tragédie, la comédie et le drame satyrique se trouvaient toujours au centre de l’intérêt scientifique, le dithyrambe appartenait, lui, à un champ plutôt délaissé, en tout cas jusqu’à présent, de la littérature grecque. On ne peut s’expliquer ceci que par le fait que parmi le grand nombre de dithyrambes écrits entre le VIIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C., il n’en reste que très peu qui nous soient conservés. Si nous n’avions pas à notre disposition les papyrus découverts lors de fouilles et grâce auxquels nous avons des fragments de dithyrambes pindariques et de dithyrambes de Bacchylide, nous ne pourrions nous appuyer que sur peu de vers, en grande partie sur des vers cités par Athénée. On peut diviser approximativement en deux périodes l’histoire de la recherche moderne sur le dithyrambe. Les philologues du XIXe siècle ont livré un excellent travail en visionnant le matériel, en discutant la datation souvent difficile et en analysant les problèmes de similarité des noms comme c’est le cas pour Mélanippe et Philoxène. De par leurs études les philologues établirent les bases nécessaires à toute la recherche ultérieure concernant le dithyrambe. La dissertation berlinoise de F.G.L.A. Luetcke (1829), élève de Hegel, représente le commencement de la recherche philologique du dithyrambe, en nous donnant un aperçu digne d’être lu de son histoire2. Sans connaître par exemple Bacchylide, Luetcke a déjà vu plus d’une chose avec justesse, sans toutefois en être récompensé. Son travail semble être totalement tombé dans l’oubli. Les résultats scientifiques du XIXe siècle ont été 1 Traduction de Sylvia Hartkamp (St. Blasien). 2 F.G.L.A. Luetcke, De Graecorum dithyrambis et poetis dithyrambicis, Diss. Berlin,

1829.

DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

présentés de façon équilibrée par O. Crusius dans son article « Dithyrambos » (1903)3 et puis rassemblés sous forme de manuel par A. Pickard-Cambridge dans son Dithyramb, tragedy & comedy (1927)4. Le travail de R. Merkelbach sur le Thésée de Bacchylide expose pour ainsi dire un nouvel enjeu5. Merkelbach essaie d’apporter la lumière sur le fait de savoir lors de quelle fête aurait pu être représenté ce chant. Dans le cas de Bacchylide, poser ce problème est du plus grand intérêt car ses poèmes édités par les Alexandriens sous le titre Dithyrambes ne sont à l’exception de Io (c. 19) absolument pas dionysiaques. Ainsi l’un des problèmes les plus traités concernant la recherche sur Bacchylide est la question de savoir si les poèmes qui sont édités sous le nom de dithyrambes en sont vraiment ou si l’on doit les compter parmi un autre genre lyrique. Si l’on réussit par conséquent à déterminer lors de quelle fête fut présenté le chant, ceci peut contribuer selon chaque cas à répondre à la question « Dithyrambe ou pas ? », car on sait du moins d’Athènes, lors de quelles fêtes divines furent chantés les dithyrambes. Le grand intérêt porté les dernières années aux petits genres de chœur lyrique peut profiter aussi au dithyrambe. Je voudrais nommer ici seulement Dithyrambographi Graeci (1989) de D.F. Sutton, Il ditirmabo di Dioniso. Le testimonianze antiche (1997) de G. Ieranò et le commentaires de M. van der Weiden et S. Lavecchia sur les dithyrambes de Pindare (1991 et 2000) et de H. Maehler dur les dithyrambes de Bacchilide (1997)6. II. Le témoignage le plus ancien concernant l’histoire du dithyrambe se trouve dans un fragment d’Archiloque (120 West)7. Le poète prétend avec fierté qu’il est capable d’entonner le dithyrambe : « Car je sais entonner le beau chant de Dionysos, le dithyrambe, enflammé au plus profond de moi par le vin. » Les deux vers contiennent en quelque sorte une définition du dithyrambe : il est le chant qui est déclamé en l’honneur du dieu Dionysos. Le participe sugkeraunwqe∂j 3 RE VI, Stuttgart 1903, col. 1203-1230. 4 2e éd. Oxford, 1966. 5 R. Merkelbach, « Der Theseus des

Bakchylides (Gedicht für ein attisches Ephebenfest) », ZPE 13, 1973, 56-62. 6 Cf. la bibliographie. 7 Pour la discussion cf. G.A. Privitera, «Archiloco e il ditirambo letterario presimonideo», Maia n.s. 9, 1957, p. 95-110 ; B. Zimmermann, Dithyrambos. Geschichte einer Gattung, Göttingen, 1992, 19-23.

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renvoie avant tout au domaine du culte de Dionysos ; le participe se trouve dans les Bacchantes d’Euripide (v. 1103), également dans le contexte dionysiaque. Tout comme jadis le dieu fut expulsé du corps de sa mère par un coup de foudre de Zeus, l’exarchon, enflammé par le vin, est saisi par le désir d’entonner « le beau chant de Dionysos ». Ce qui est important pour l’interprétation des deux vers, c’est que Archiloque réunit œx£rcein avec l’accusatif. Une vérification de l’utilisation du œx£rcein avec l’accusatif montre clairement que le dithyrambe était un chant choral aussi très tôt dès la deuxième moitié du VIIe siècle. œx£rcein plus l’accusatif signifie que quelqu’un commence avec une action – ici avec le chant et que d’autres – dans notre cas le chœur le suivent, c’est-à-dire qu’ils se joignent au chant. On ne peut que spéculer sur la forme et le contenu des premières dithyrambes ainsi que sur la question de savoir si Archiloque écrivit lui-même des dithyrambes. Je ne veux pas me permettre de répondre à cette question et je voudrais me tourner maintenant vers le poète qui vivait à Corinthe, à la cour du tyran Périandre deux générations après Archiloque : il s’agit du poète Arion qui le premier, comme le note Hérodote (I 23), composa un dithyrambe (poiˇsanta) nomma son poème « Dithyrambe » (Ñnom£santa) et l’étudia avec le chœur pour le mettre en scène après (did£xanta)8. Cette notice paraît contredire seulement après réflexion superficielle, le fait que déjà Archiloque connaissait le dithyrambe comme notion bien établie. Car Hérodote ne prétend pas du tout qu’Arion soit le peîtoj eØretˇj du genre. Il souligne plutôt le fait qu’Arion fut le premier à étudier et à mettre en scène avec un chœur le poème qu’il écrivit et qu’il le classa dans le genre connu appelé dithyrambe. Ce qui est exceptionnel chez Arion, c’est donc les trois parties des actions soulignées par Hérodote poie√n, Ñnom£zein et did£skein. Ceci signifie d’autre part qu’Arion introduisit le dithyrambe à la cour du tyrannon pas comme poésie lyrique improvisée ou traditionnelle de culte, mais comme poésie liée dans un cadre fixe à une fête dionysiaque et étudiée par un chorodidakalos. D’autres tyrans favorisèrent, comme nous le savons également d’Hérodote, le culte dionysiaque et les représentations du chœur liées à ce culte. Ainsi, Clisthène de Sicyone introduisit à des fins politiques évidentes des dithyrambes en l’honneur de Dionysos tragikoπ 8 Cf. G.A. Privitera, « Il ditirambo come spettacolo musicale. Il ruolo di Archiloco e di Arione », dans B. Gentili et R. Pretagostine (édd.), La musica in Grecia, Roma-Bari, 1988, p. 123-131 ; Zimmermann, Dithyrambos, p. 24-29.

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coro∂9. On peut donc comprendre la politique culturelle et religieuse des tyrans comme l’expression de leur politique de force. En offrant de somptueuses fêtes dans les centres de leur pouvoir, les tyrans démontraient d’un côté aux yeux de la population leur pouvoir et leur importance, d’un autre côté, ils l’assouplissaient en attirant les gens des campagnes vers les villes, en les éloignant des cultes locaux, ce qui faisait reculer l’influence des nobles qui reposait précisément aussi sur de tels cultes locaux. Une césure extrêmement importante pour le développement du dithyrambe, apparaît dans les premières années de la jeune démocratie attique. C’est à l’agon des dithyrambes, à la compétition des phyles l’une contre l’autre sur le champ des muses dont Lasos d’Hermione10 était l’organisateur qu’une importance particulière incombe dans la société nouvellement organisée par Clisthène. La dissolution des quatre anciennes lignées riches en traditions, et l’intégration de la bourgeoisie dans les dix nouvelles phyles eurent pour conséquence que les bourgeois ne purent ressentir ces unités administratives pour ainsi dire sans tradition, élaborées sur la planche à dessin, ni comme patrie politique ni comme point de repère de leur vie. Dans cette cité nouvellement formée, la compétition des dix phyles dans l’agon des dithyrambes lors des grandes Dionysies, la louange de la phyle victorieuse et de son choreute qui finança la représentation était source d’identité sous trois points de vue : tout d’abord, la compétition sur le plan artistique renforçait grâce à une longue période de répétition le sentiment d’appartenance des membres des phyles car ceux-ci vivaient éloignés les uns des autres. Ainsi le système de la chorégie amena aussi les riches ainsi que les nobles à jouir d’une position honorifique dans la phyle démocratique. C’est ainsi que finalement, la cité d’Athènes qui organisait la compétition devenait dans l’esprit de tous ceux qui participaient à l’agon, une patrie politique culturelle et religieuse. De par ses rapports avec un grand nombre de fêtes divines dans lesquelles des compétitions de chœur, des agons artistiques avaient lieu, le dithyrambe devint au Ve siècle le genre lyrique choral par excellence. Il semble que seul le dithyrambe dans sa forme agonale – en tant que compétition chorale – fut représenté, non seulement lors de Dionysies mais aussi à l’honneur d’Apollon (Thargelies), de Héphaïstos, de Prométhée et d’Athéna 9 Cf. B. Zimmermann, Europa und die griechische Tragödie. Vom kultischen Spiel zum Theater der Gegenwart, Frankfurt/M., 2000, p. 21-23. 10 Cf. G.A. Privitera, Laso di Ermione nella cultura ateniese e nella tradizione storiografica, Roma, 1965.

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(petites et grandes Panathénées). La conséquence de la lente disparition du rapport au culte de Dionysos est le recul ou plus tard même la disparition totale des contenus dionysiaques. III. Après ces explications planant dans un espace sans texte, nous arrivons enfin à une période dans laquelle nous gagnons la terre ferme, c’est-à-dire au Ve siècle avec Pindare et Bacchilide. Je voudrais me limiter aux dithyrambes écrits pour Athènes car nous nous trouvons là sur un terrain relativement sûr en ce qui concerne les fêtes et que nous pouvons comparer en plus les dithyrambes athéniennes de Pindare et de Bacchilide. L’immense succès que connut Pindare avec ses dithyrambes à Athènes – deux générations plus tard on trouve dans les comédies d’Aristophane des allusions et des citations11 – devait reposer avant tout aussi surtout sur le ton particulièrement patriotique des dithyrambes écrits pour Athènes. La louange emphatique de la cité comme dans Fr. 76 révélait la fierté d’être citoyens de cette Athènes merveilleuse et couronnée de violettes, et chantée par ce bastion de la Grèce, cette Vesta divine. Et Fr. 77 prouve que Pindare n’était pas avare de louanges pour l’engagement et les résultats d’Athènes dans les guerres médiques. Une large partie est conservée du 2ème dithyrambe pour Athènes (Fr. 75)12. Les dieux olympiques sont invités sous la forme d’un hymne clétique à assister à la représentation de dithyrambes et à lui accorder leur faveur. La louange d’Athènes est moins directe dans ce dithyrambe que dans Fr. 76 car elle est liée à une invocation. Mais cela parait particulièrement pénétrant car ce sont les dieux eux-mêmes qui doivent venir dans l’Athènes sainte. C’est toujours dans une forme clétique qu’est montré le temps de la représentation de dithyrambes, le printemps (6 sq.). L’éloge de soi-même du poète qui se voit comme une raison, peut être même la raison principale du fait que les dieux soient attendus à Athènes, résonne très clairement. C’est seulement maintenant que le dieu pour qui le chant choral est présenté, est nommé (9-12) : Dionysos qui est pourvu dans le style d’un hymne d’un attribut relatif et participe ainsi que d’un nom de culte.

11 Aristophane, Eq. 1329 = Pindare Fr. 76 Maehler. 12 Cf. M.J.H. van der Weiden, The dithyrambs of Pindar. Introduction, text and

commentary, Amsterdam, 1991, p. 183-205 ; S. Lavecchia, Pindari dithyramborum fragmenta, Roma-Pisa, 2000, p. 254-272 ; Zimmermann, Dithyrambos, p. 44-49.

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L’ouverture est de construction très claire, construction soulignée par la structure métrique : on commence par louer celui qui a passé la commande (A), louange intégrée dans la forme de l’hymne clétique puis suit en évoquant le printemps une première référence à la circonstance (B) à laquelle se joint la louange que se fait le poète à lui-même (A) avant que ne soit précisée la circonstance, la présentation des dithyrambes à l’honneur de Dionysos (B’). Dans la deuxième partie suivante seront exposés largement les motifs B et B’ : le poète en tant que voyant (13) décrit l’arrivée du printemps (14-17) qui est accompagnée de représentations de dithyrambes (18f). On reconnaît une technique particulière dans la description des dionysies au printemps que l’on peut comparer à la description des dionysies divines dans le 2ème dithyrambe (Fr. 70b) : ici comme là Pindare aspire à une unité d’impressions sensuelles, de couleurs (14, implicites dans 17) de sons (18), de mouvements (16, 19) et d’odeurs (15). Dans ce cas il n’est pas difficile de déterminer ni l’occasion, ni la fête : l’allusion sans équivoque au printemps en relation avec la louange d’Athènes renvoie à la fête représentative de la cité – soit aux grandes dionysies ayant lieu en mars ou avril, soit aux dionysies citadines. Ce qui frappe dans la composition métrique du chant, c’est que Pindare aspire à une unité de rythme et de contenu. L’analyse métrique montre clairement que les contenus correspondent fréquemment aux unités métriques. Ce qui frappe aussi, c’est que Pindare joue avec subtilité en passant d’un passage à l’autre, c’est-à-dire en passant d’un mètre à l’autre. Cette façon de composer rapproche le fragment pindarique de plus d’un chant choral Échylique. Le contenu, le rythme, bref la danse et le chant forment dans ce poème une unité inséparable que montre clairement Pindare dans v. 18f. Il est possible d’esquisser les éléments importants suivants des dithyrambes pindariques sur la base de Fr. 75 : les dithyrambes de Pindare se divisent en deux grands blocs dans une partie introductive et dans le récit du mythe. Nous ne savons pas à quoi ressemblait le récit du mythe car il ne nous reste que très peu d’un dithyrambe (Fr. 70d). Comme on peut conclure à partir du titre de Fr. 70b et du Fr. 70d un passage plus grand de la légende héroïque respective, la descente aux enfers d’Héraclès ou bien l’aventure de Gorgon de Persée est racontée, à l’occasion de quoi les antécédents et les suites de l’épisode sont effleurés. Dans les fragments conservés, le récit du mythe a toujours, autant qu’on peut le voir, une relation à la cité qui a passé la commande du dithyrambe. Dans le dithyrambe pour Argos

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(70a) c’est Persée qui occupe une place centrale, dans celui pour Thèbes (70b), c’est Héraclès. Si Fr. 70c fut composé pour Corinthe, et si le récit traite de Bellérophon, la même chose est valable. Malheureusement rien n’est conservé du dithyrambe pour Athènes qui permettrait de conclure quant au mythe. Dans les deux fragments (70a+b), la partie introductive et le récit du mythe sont reliés par une déclaration du poète respectivement par une invocation des muses (Fr. 70a, 13-15, Fr. 70b, 23-26). Cette déclaration personnelle prend exactement dans la structure du dithyrambe la place que le poète occupait d’après sa propre conception : la position médiatrice entre les différents niveaux, entre l’actuel et l’intemporel. Dans la partie introductive on peut voir déjà, dans les quelques fragments conservés, quelques éléments qui reviennent : 1. La louange de la cité qui a passé la commande : la ville qui a commandé le dithyrambe, est nommée et pourvue de glorieux épithètes. Comme dans l’épinicie, le vainqueur est loué et évoqué dans un passage où on le remarquera, ainsi la communauté qui a commandé un poème auprès du poète lyrique, attend qu’elle soit évoquée de façon honorable. 2. À quelle occasion fut composé le dithyrambe : le cadre de la représentation, la fête dionysiaque, le temps de la représentation, le printemps, et la situation de la représentation, le chant choral et la danse accompagnés de musique de flûte seront décrits. 3. Dionysos : une caractéristique frappante des dithyrambes de Pindare est son empreinte d’un bout à l’autre dionysiaque. Le dieu n’est pas seulement nommé ou bien évoqué dans un style hymnique mais en même temps une théologie dionysiaque se développe dans laquelle l’extase (man∂a) et la musique dionysiaque occupent une place d’importance. Ce qui est caractéristique au niveau religieux des dithyrambes, ce sont les nombreuses allusions au culte de Dionysos et aux objets du culte. Ainsi dans le deuxième dithyrambe, dans la description des dionysies célestes, les dieux qui sont en relation avec Dionysos et son culte deviennent des éléments du mythe de Dionysos particulièrement de l’histoire de sa naissance, des objets de culte (des instruments de musique, des flambeaux) et des actes de culte (oreibasia, peut être aussi l’omophagia) réunis en une unité sous l’idée directrice de l’extase dionysiaque. Par conséquent, les dithyrambes présentent en tout cas quatre des cinq points typiques pour les Épinicies que Hermann Fränkel13 a rassemblés : réflexion poétologique 13 Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums, 3e éd., München, 1969, p. 500.

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et prise en compte de l’actualité, religion et récit d’un mythe. On peut donc bien supposer que des passages d’un ton général et des sentences comme dans les épinicies se retrouvent aussi dans les dithyrambes. IV. Tournons – nous en considération de ces résultats vers les dithyrambes Bacchylide. On présentera les problèmes liés à l’interprétation des dithyrambes bacchilidiques à partir de l’exemple du premier dithyrambe à peine traité Les Anténorides ou le retour d’Hélène dans lesquelles Bacchilyde raconte un épisode du troisième livre d’Ilias (204-224)14. Sans introduction, le dithyrambe commence mediis in rebus avec le récit : Theano, la femme d’Anténor et la prêtresse d’Athena, reçoit les envoyés grecs, Menelaos et Odyssée. Un dialogue (9) s’engage dans lequel il s’agit bien d’abord de Troie (10). Dans la partie perdue, on raconte sans doute comment les deux grecs exposent à Anténor et ses fils leur revendication, le retour d’Hélène. C’est seulement à partir du vers 37 que l’on peut suivre l’action : tandis que les Anténorides mènent Odyssée et Menelaos à Agora, son père se rend auprès de Priam et ses fils pour leur faire part de la revendication des grecs. Les hérauts appellent alors le peuple sur l’Agora, tous adressent leur prière aux dieux pour qu’ils mettent fin à leur douleur. Ménélas s’adresse le premier aux Troyens dans un discours dans lequel il décrit à l’aide de tournures générales les avantages de Dike, Eunomia et Themis et les désavantages d’un comportement guidé par la ruse, le non-sens et l’hybris. Ménélas conclut avec l’exemple typique pour l’arrogance et sa revanche, c’està-dire la chute des géants. Le dithyrambe se termine brusquement exactement comme il a commencé. Le poème se divise en deux parties tant en ce qui concerne sa structure que son contenu, c’est-à-dire en un long passage de récit et un passage plus court de réflexion. L’invocation des muses dans le V. 47 sépare les deux parties et oriente en même temps l’attention vers la partie de réflexion, le discours de Ménélas. Dans la première partie, Bacchylide suppose la connaissance exacte des épopées homériques de sorte que peu de mots suffisent pour rappeler à la mémoire les décors homériques. Le récit correspond au court rapport d’Anténor pendant la Teichoscopie (II, 3, 204-224) : les héros grecs sont reçus 14 Cf. H. Maehler, Die Lieder des Bakchylides Bd. 2. Die Dithyramben & Fragmente. Text, Übersetzung & Kommentar, Leiden, 1997, p. 130-148.

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dans la maison d’Anténor (205-208) ; les Troyens se réunissent (209) ; le physique et la façon de parler de Ménélas et d’Odyssée sont décrits (210) : Anténor est décrit de façon plus précise seulement dans la dernière partie de ses propos lors de la description de la façon de parler des grecs : trois vers (213-215) sont consacrés à Ménélas, dix vers (216-225) sont consacrés à Odyssée. Le modèle homérique sert clairement de base à Bacchylide dans l’invocation des muses (47). Bacchylide remplit dans son poème l’espace qu’offre le texte homérique. Homère décrit seulement la façon de parler de Ménélas ; Bacchylide le fait parler à l’occasion de quoi le style du discours correspond entièrement à la caractéristique homérique. Cependant on est déçu dans son attente, attente que le vers 47 a particulièrement fait naître par prîtoj : un 2ème discours ne succède pas au premier. Cette différence surprenante vis-à-vis du modèle homérique et la rupture inattendue ont dû avoir l’effet suivant : l’auditeur doit être incité à réfléchir sur le texte en particulier naturellement sur le passage dans lequel le poète s’écarte du modèle. La partie finale à laquelle Bacchylide renvoie avec vigueur dans l’invocation des muses et qu’il met en évidence par la fin subite, est caractérisée par un contenu qui correspond à la place principale. Si la forme linguistique continue d’être conservée, le contenu, lui, n’est pas homérique : la sommation, de suivre Dike, Eunomia et Thémis et d’éviter Hybris, présuppose la conception de Dike d’Hésiode. Vu qu’on s’adresse à une communauté – dans le récit du dithyrambe aux Troyens rassemblés, dans la représentation naturellement en même temps au public, – un autre aspect des paroles finales apparaît : la confrontation d’Eunomia et d’Hybris et les suites néfastes qu’on s’imagine qu’un comportement déterminé par Hybris a pour conséquence, rappellent le poème Eunomia de Solon (Fr. 3 Prato/ Gentili). Cet appel visant à ce qu’on se laisse guider dans sa vie politique par les trois piliers de l’ordre de la cité convient parfaitement à la situation de la représentation : celle d’un chœur de bourgeois devant leurs concitoyens. Par bonheur, nous disposons à présent d’un témoignage qui nous aide à répondre à la question : « dithyrambe ou non ? ». Le scoliaste note au sujet du 24ème livre d’Ilias que Bacchilide a fait passer le nombre des fils de Theano de dix à cinquante, un chiffre correspondant par conséquent exactement au nombre de membres d’un chœur de dithyrambes athéniens. Ce fait, mais avant tout l’empreinte solonique des paroles finales du poème font penser de façon ferme qu’Athènes était le lieu de la représentation d’Anténorides. Toutefois

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plusieurs fêtes entrent en ligne de compte comme motif, selon la façon avec laquelle on donne de l’importance à tel ou tel argument : d’abord, on peut naturellement défendre les grandes dionysies pour lesquelles le nombre cinquante est fixé pour le chœur dithyrambe. On pourrait introduire comme argument d’appui l’appel à honorer les vertus des bourgeois de la cité. De la même façon, on pourrait défendre aussi les Thargelies. Une procession avait lieu lors de cette fête d’Apollon pour les filles de Themis, pour les trois Horai Eunomia, Dike et Eirene. Une troisième possibilité représente enfin les Panathénées : car la prêtresse d’Athéna Theano joue un grand rôle chez Bacchylide et chez Homère, Theano (II 6, 297ff.) est liée à l’offre de Peplos pour Athéna. Dans la gigantomachie à laquelle Ménélas fait allusion dans ses paroles finales, Athéna détient un rôle qui n’est pas des moindres. Ce qui est important aussi, c’est que les Anténorides sont le prototype mythique des Éphèbes à cheval et que justement ces Éphèbes à cheval sont représentés de façon impressionnante sur les frises du Parthénon. Selon le poids que l’on accorde à tel ou tel élément du poème bacchilyque, on aboutit à divers résultats. Les Anténorides ont été présentées pour montrer pragmatiquement les problèmes d’interprétation qui sont liés aux dithyrambes bacchyliques. À peine on peut en être sûr. La raison en est que le trait principal des dithyrambes bacchyliques est le refoulement des allusions actuelles, élément unique pour les dithyrambes de Pindare. On doit voir ceci comme une conséquence de l’influence que la tragédie contemporaine (Eschyle et Sophocle) exerçait sur Bacchylide non seulement quant au contenu mais aussi quant à la forme. La tentative de dramatiser le récit par une structure de dialogue, de mettre en scène même un vrai dialogue comme dans Thésée, indique que l’on a affaire à la tragédie attique. On peut expliquer également une autre particularité devant l’arrière-plan de la tragédie contemporaine. Mis à part l’Io (c. 19) Bacchylide ne raconte que de courtes scènes, seulement un épisode du mythe respectif : la mort d’Héraclès (c. 16), le voyage de Thésée et des athéniens élus en Crète et la preuve de l’origine divine de Thésée (c. 17), l’arrivée de Thésée à Athènes (c. 18). Bacchylide essaie donc de conserver l’unité d’espace et de temps. Comme les tragédiens il intègre l’histoire ancienne et les événements suivants au récit par des allusions dans son chant choral. Parce qu’il s’efforce d’écrire des poèmes selon un plan d’ensemble, on peut expliquer aussi que Bacchylide essaie d’intégrer dans le récit du mythe les éléments typiques du lyrisme choral,

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éléments que l’on peut aussi trouver chez Pindare, louange du passeur de commande, théologie, occasion de la représentation et poésie gnomique. Ainsi les paroles finales sentencieuses de Ménélas dans les Anténorides font partie par exemple du récit : Bacchylide procède, avec ses interprétations théologiques, qu’il intègre dans le récit, de la même façon. En relation avec cette technique de récit riche en allusions, en retour en arrière et en anticipation, il est possible aussi d’interpréter la fin abrupte des Anténorides, fin qui a une analogie dans Héraclès (c 16). Le poète arrête le récit à son apogée : cependant il a donné à l’auditeur déjà à l’avance, les indications nécessaires à la compréhension. V. Malgré toutes les différences, qu’ il y a entre Pindare et Bacchylide, on y retrouve un point commun qui est essentiel : dans leurs poèmes mot et musique, sens et son ont encore leur rapport traditionnel. C’est le contenu qui est l’essentiel. La musique sert à la transmission du contenu, elle ne sert pas à elle-même. Cette relation entre mot et musique changera totalement au cours de la génération après Bacchylide. Alors la musique devient l’essentiel d’une représentation de dithyrambes ; le sens du texte prend de plus en plus une place intérieure à la représentation musicale. Les nouveautés musicales des poètes de dithyrambes de la deuxième moitié du Ve siècle, le poète du nouveau dithyrambe, se font résumer sous le mot clé poikil∂a15. Changement de rythme et d’harmonie, trilles et passages chantés à voix de tête, solos de flûtistes, air de vocalises, imitation de voix d’animaux ou de son d’instrument : tous ses éléments devaient rendre le genre plus «coloré» et plus attirant. Que le poète de dithyrambes aient eu de succès avec ce genre, prouve d’une part la reprise des nouveautés musicales par la tragédie et la comédie, d’autre part aussi la critique acerbe, que les comiques Aristophane, Pherecrate et Platon font des compositions des avantgardistes car ils pervertiraient, d’après eux, la musique traditionnelle et par la même l’éducation en général. Les changements structuraux vont aussi dans la même direction que les innovations musicales : avant tout l’introduction d’Arien dans le genre du lyrique choral, que l’on doit à Philoxène, est l’expression de cette aspiration vers poikil∂a.

15 Cf. Zimmermann, Dithyrambos, p. 98-101.

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L’expérimentation pratiquée avec la forme, la poikil∂a, et particulièrement l’apparition de solistes, d’Aulètes et aussi de chanteurs solos, et en même temps la tentative de mimer la narration, sont des symptômes du changement décisifs, que subit le Dithyrambe dans la deuxième moitié du Ve siècle. Le champ expérimental de l’avantgarde naît du genre lyrique de chorale de la cité avec ses fonctions bien déterminées. Comme le contenu cède le pas à l’intention artistique du poème en plus de compositeurs, le dithyrambe doit perdre obligatoirement aussi les devoirs en question liés au contenu, devoirs au sens plus large politique c’est-à-dire devoirs de la cité : le nouveau dithyrambe attique ne s’adresse plus à une communauté de croyants mais à des gourmets d’esthétique. Le passage du dithyrambe de chant de culte à un événement musical se trouvera reflété on ne peut plus clairement si l’on observe, que sur les monuments chorégiques depuis le IVe siècle sont nommés les poètes, les joueurs de flûtes et des choreutes et que depuis la moitié du IVe siècle, l’aulète passe en première place tandis que pendant le Ve siècle seules furent évoqués le phyle victorieuse et le choreute. Ceci prouve clairement que la musique domine. On doit avoir constamment sous les yeux que l’élément lyrique et musical fut peu à peu réduit dans les comédies et tragédies au cours du IVe siècle de sorte que le part lyrique et musicale incomba de plus en plus au dithyrambe pendant les festivals. Les dithyrambes furent écrits jusqu’à la fin du IIe siècle après J.-C. et représentés lors des Grandes Dionysies. On ne conserve de ces œuvres que quelques vers de sorte qu’on ne peut pas se faire exactement une idée de ce qu’étaient les dithyrambes de la période hellénistique et impériale : des quelques fragments conservés on peut toutefois conclure qu’il ne devrait pas y avoir de différence avec les œuvres des jeunes poètes attiques de dithyrambes sur le plan du style. On accord la préférence à des accumulations d’adjectifs et on expérimente sur le plan de la métrique, c’est-à-dire du rythme et de la musique. De même que chez les jeunes poètes attiques, l’élément dionysiaque est de nouveau mis en valeur. On doit chercher la raison à cela dans la tendance en général archaïsante que l’on pouvait déjà constater dans le nouveau dithyrambe ayant cours à la fin du Ve siècle. Si on regarde ici en arrière et que l’on considère encore une fois l’histoire du dithyrambe, on s’aperçoit que le genre se trouve tendu dans un champs ayant deux pôles : d’un côté le culte, de l’autre l’esthétique et l’aspiration du poète, de mouler le chant de culte dans une forme artistique attrayante. C’est dans les agonies de dithyrambes

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et dans la concurrence face à la tragédie, qu’on remarque bien les raisons qui font que les éléments esthétiques gagnent peu à peu du terrain et puis repoussent les fonctions politiques et culturelles. En agon, les Phyles et les choreutes voulaient conquérir la victoire et s’efforçaient de trouver un poète qui puisse convaincre de par ses compositions le comité d’arbitres. Le poète de son côté ne pouvait répondre à l’attente non pas en reproduisant la tradition, mais on apportant quelque chose de nouveau − le public d’Athènes étant, on le sait, choyé quant aux tragédies et comédies. À l’époque après Bacchylide, cette nouveauté était la musique. Le pendule oscille dans la génération des jeunes poètes attiques de dithyrambes entièrement en direction de l’esthétique, alors que Bacchylide le tient au milieu entre les deux pôles et que Pindare, lui veut le faire osciller de nouveau vers le pôle culturel. Les éléments dionysiaques, que l’on trouve dans les fragments, sont intégrés de façon ludique ; on peut les comprendre comme le résultat de la réflexion des poètes sur le dithyrambe : ils veulent signaliser clairement avec ces éléments, que s’agit dans leurs poèmes vraiment de dithyrambes. Le terrain littéraire et musical d’une avant-garde naît après 550 de la forme cultuelle du VIIe, VIe et même du Ve siècle. Bibliographie Crusius O., « Dithyrambos », RE VI, Stuttgart, 1903, col. 1203-1230. Fränkel H., Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums, 3e éd., München, 1969. Lavecchia L., Pindari dithyramborum fragmenta, Roma-Pisa, 2000. Luetcke F.G.L.A., De Graecorum dithyrambis et poetis dithyrambicis, Diss. Berlin, 1829. Merkelbach R., « Der Theseus des Bakchylides (Gedicht für ein attisches Ephebenfest) », ZPE 13, 1973, 56-62. Pickard-Cambridge A., Dithyramb, tragedy & comedy, 2e éd., Oxford, 1966. Privitera G.A., « Archiloco e il ditirambo letterario presimonideo », Maia n. s. 9, 1957, p. 95-110. - « Il ditirambo come spettacolo musicale. Il ruolo di Archiloco e di Arione », dans B. Gentili et R. Pretagostini (édd.), La musica in Grecia, Roma-Bari, 1988, p. 123-131. - Laso di Ermione nella cultura ateniese e nella tradizione storiografica, Roma, 1965. van der Weiden M.J.H., The dithyrambs of Pindar. Introduction, text and commentary, Amsterdam, 1991. Zimmermann B., Dithyrambos. Geschichte einer Gattung, Göttingen, 1992. - Europa und die griechische Tragödie. Vom kultischen Spiel zum Theater der Gegenwart, Frankfurt/M., 2000. Maehler H., Die Lieder des Bakchylides Bd. 2. Die Dithyramben & Fragmente. Text, Übersetzung & Kommentar, Leiden, 1997.

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L’HYMNE CHEZ SOPHOCLE Jacques Jouanna

Mon propos est d’étudier dans une première partie le vocabulaire de l’hymne chez Sophocle, puis d’analyser, après un bref panorama des hymnes que contiennent ses tragédies, l’hymne à une divinité unique qui paraît le plus achevé, à savoir l’hymne en l’honneur de Dionysos chanté par le chœur d’Antigone dans le dernier stasimon de cette tragédie. Cet hymne sera d’abord envisagé en lui-même et éventuellement comparé aux autres hymnes sophocléens, puis sa signification sera dégagée par sa mise en relation avec le contexte dramatique dans lequel il s’insère. Quand on examine le mot désignant l’hymne chez Sophocle, et les termes qui en dérivent, on va de surprise en surprise. Première surprise. Le vocabulaire de l’hymne, de façon assez singulière, n’est pas très bien représenté dans les tragédies conservées de Sophocle. Une analyse statistique comparative entre Eschyle et Sophocle peut en donner rapidement une idée, car l’étendue du corpus est comparable. Alors que les sept tragédies d’Eschyle offrent vingt attestations des termes de la famille de Ûmnoj, on n’en rencontre que six dans les sept tragédies de Sophocle ; donc trois fois moins1. La répartition entre les différents termes de la famille chez Sophocle se fait de la façon suivante : un emploi du substantif Ûmnoj (Ant. 815) ; deux emplois du verbe dénominatif Ømn◊w (Aj. 292 ; El. 382) ; trois attestations du verbe composé œfumn◊w (Ant. 658 ; 1305 ; O.R. 1275). Quant à la répartition par tragédies, Antigone vient en tête avec trois attestations ; les trois autres attestations se répartissent entre trois autres tragédies : Ajax, Œdipe Roi et Électre.

1 L’opposition la plus nette est pour l’emploi du substantif Ûmnoj : attesté une seule fois chez Sophocle, il se rencontre douze fois chez Eschyle. Ce dernier a quatre fois le verbe dérivé Ømn◊w, et trois fois le verbe composé œfumn◊w. Il emploie aussi le composé ØmnJd◊w non attesté chez Sophocle.

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Seconde surprise. Les emplois qui correspondent à ce que l’on attend, c’est-à-dire à un hymne chanté par une collectivité en l’honneur d’un dieu dans un moment rituel, sont pratiquement absents. Dans deux passages seulement, les termes de la famille de Ûmnoj ont une connotation religieuse (Ant. 815 Ûmnoj Ûmnhsn et Ant. 658 œfumne∂tw). Je commencerai par l’étude de ces deux passages, avant d’en venir aux autres endroits où la connotation religieuse est absente. Le premier passage que j’examinerai est l’unique attestation du substantif Ûmnoj que l’on rencontre chez Sophocle. Il se situe dans un dialogue lyrique d’Antigone (v. 815). Au moment où Antigone, condamnée par Créon, sort du palais menée par des gardes pour gagner sa prison souterraine, elle s’adresse au chœur en chantant. Elle déplore son sort de mort-vivante, elle qui n’a pas connu le mariage dans sa vie, mais sera l’épouse du fleuve Achéron dans les enfers : « Voyez-moi, ô citoyens de la terre ancestrale, c’est mon dernier chemin que j’accomplis ; c’est le dernier rayon du soleil que je vois et plus jamais à nouveau (je ne le verrai). Mais Hadès qui endort tout m’amène vivante vers la rive escarpée de l’Achéron, sans que j’aie eu ma part des chants de l’hyménée (Ømena∂wn), sans qu’à la chambre nuptiale un hymne ne m’ait jamais célébrée (m◊ tij Ûmnoj Ûmnhsen) ; mais c’est l’Achéron que j’épouserai. »2

Pour dire qu’elle n’a pas connu un véritable mariage, Antigone évoque les chants rituels de cette cérémonie, en distinguant les chants de l’hyménée dont on sait qu’ils ont lieu lorsque la jeune fille quitte la maison paternelle3, et le chant entonné chez le mari devant la chambre nuptiale. C’est à propos de ce second chant que le terme Ûmnoj est employé ici. Il désigne un chant rituel, exécuté par une collectivité d’individus, un chœur qui célèbre. L’expression ne manque pas de force par l’emploi conjoint du substantif Ûmnoj et du verbe qui en dérive (Ûmnhsen). La syntaxe attendue dans ce cas est celle de la figure étymologique où le substantif est un accusatif interne dépendant du verbe. C’est ce que l’on trouve par exemple chez Eschyle dans Agamemnon à propos des Érinyes qui chantent un hymne (v. 1191 : Ømnoàsi... Ûmnon). Ici l’expression est 2 Sophocle, Antigone, v. 806-816. 3 Voir Homère, Iliade XVIII, v. 492.

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renouvelée. C’est l’hymne qui célèbre. Ce renversement syntaxique donne une vie propre à l’hymne. Une telle tournure syntaxique, non attestée ailleurs dans la tragédie, se rencontre déjà dans la lyrique chorale de Pindare où l’hymne est parfois sujet d’un verbe d’action. « L’hymne s’élance » dit Pindare dans sa première Néméenne4. Mais alors que c’est habituellement un dieu qui est honoré dans un hymne, ici c’est la jeune épousée que l’épithalame célèbre. À propos de ce passage, je voudrais faire une remarque complémentaire sur la rencontre de deux mots partiellement homophones dont la proximité ne semble pas relever du hasard. Ce sont les substantifs Ûmnoj « l’hymne » (Ant. 815) et Øm◊naioj « l’hyménée » (Ant. 813). Déjà chez Eschyle on observe une proximité comparable, également dans une partie lyrique. Les deux termes apparaissent dans le deuxième stasimon de l’Agamemnon, à un vers d’intervalle (v. 707 Øm◊naionv. 709 Ûmnon), au moment où les vieillards thébains évoquent l’origine première de la guerre, le mariage d’Hélène avec Pâris-Alexandre à Troie. Mais alors que Sophocle établit un parallélisme entre l’hyménée et l’hymne, deux chants de la même cérémonie du mariage dont Antigone est privée, Eschyle établit une antithèse entre l’hyménée chant de joie et l’hymne chant de deuil : l’hyménée évoque la liesse de Troie lors de la célébration du mariage d’Hélène avec PârisAlexandre, tandis que l’hymne est le chant de deuil de cette même ville de Troie après les conséquences désastreuses du mariage. Une telle proximité entre l’hymne et l’hyménée est attestée aussi chez Euripide, dans une partie parlée de son Iphigénie en Tauride, v. 367. Iphigénie, s’adressant au chœur, cite au style direct les prières qu’elle adressa à son père avant qu’il ne la sacrifie sur l’autel : « O père, c’est un mariage honteux que tu me réserves. Ma mère, au moment où tu me tues, et les Argiennes maintenant me célèbrent par des chants d’hyménée (Ømnoàsin Ømena∂oisin) ».

Iphigénie oppose, dans une thématique qui n’est pas sans rapport avec le passage d’Antigone, le mariage tragique que son père lui réserve à Aulis avec Hadès, au mariage avec Achille que sa mère et les femmes célébraient déjà à Argos. Pour désigner ce chant d’hyménée, Euripide accole les deux termes Ømnoàsin Ømena∂oisin dans une expression qui joue encore plus nettement sur la ressemblance formelle entre les deux termes. Ce qui était un effet d’écho dans la

4 Voir par exemple Pindare, Néméennes I, v. 5 : « l’hymne s’élance » (Ûmnoj Ðrm©tai).

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lyrique d’Eschyle et de Sophocle est devenu chez Euripide une amplification rhétorique dans une partie parlée. L’hymne, dans le contexte du mariage, aussi bien chez Euripide que chez Sophocle, célèbre la jeune mariée, et non pas un dieu. C’est, en revanche, à propos de la célébration d’un dieu que le terme de la famille de Ûmnoj est employé dans le second passage de Sophocle où la connotation religieuse est présente. Il s’agit du verbe composé œfumn◊w employé aussi dans Antigone, mais dans une partie parlée (v. 658). Créon s’adresse à son fils Hémon, et lui fait part de sa décision de mettre à mort celle qui était sa fiancée : « Puisque je l’ai prise, moi, en flagrant délit de désobéir, elle seule, dans toute la cité, je ne me démentirai pas aux yeux de la cité, mais je la ferai périr. Après cela, qu’elle invoque dans ses litanies Zeus protecteur des liens du sang (prÕj taàt' œfumne∂tw D∂a xÚnaimon) ; car si, dans ma propre famille, j’élève des êtres rebelles, que sera-ce hors de ma famille ? »5

Créon a pris, de façon irrévocable, la décision de mettre à mort Antigone. Et pour bien montrer à son fils que sa décision est irrévocable, il prévoit les protestations de la jeune fille dont il a bien compris la motivation profonde. Mais il les écarte de façon méprisante avec un impératif provocateur, envisageant les circonstances les plus extrêmes de sa protestation. Qu’Antigone fasse appel dans un hymne à Zeus protecteur des liens du sang ! Il ne cédera pas. Dans un tel contexte, le verbe œfumne√n, dont le complément d’objet direct est un dieu, tout en correspondant à la forme la plus solennelle et la plus religieuse de la protestation, si l’on se place du point de vue d’Antigone, prend aussi, dans la bouche de Créon, un sens ironique et péjoratif. Du sens de « chanter un hymne » en l’honneur d’un dieu, on en vient au sens de « débiter des litanies ». La jeune fille aura beau invoquer sans cesse la divinité, cela ne changera rien à la détermination du roi. C’est un emploi ironique comparable que l’on rencontre dans un passage de l’Électre dont la thématique rappelle le châtiment d’Antigone6. Cependant la connotation religieuse n’est plus explicite.

5 Sophocle, Antigone, v. 655-660. 6 Le rapprochement est mentionné dans les commentaires classiques de Jebb (v. 380 sqq.)

et de Kamerbeek (v. 380-382), mais il n’est pas exploité.

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Ce qui justifie la première arrivée de Chrysothémis, la sœur d’Électre, c’est la menace qu’elle vient d’apprendre concernant sa sœur. Voici ce qu’elle lui annonce : « Ils ont l’intention, si tu ne mets pas fin à tes lamentations de t’expédier dans un lieu où tu ne verras plus jamais la lumière du soleil, et où vivante dans un abri souterrain, loin de cette terre tu chanteras tes malheurs (Ømnˇseij kak£). »7

Le châtiment qu’Égisthe veut réserver à Électre, si elle ne met pas fin à ses gémissements, est un rappel de celui que Créon a effectivement imposé à Antigone. Bien que le contexte dans lequel se rencontre le verbe Ømne√n ne soit pas exactement le même, il a pour sujet les deux fois la jeune rebelle qui, une fois châtiée, pourra se livrer à ses chants protestataires ou plaintifs, sans qu’ils soient suivis d’effet. L’emploi du verbe est sarcastique dans les deux cas. Car il est bien évident que Chrysothémis ne parle pas en son nom propre, mais rapporte les paroles de ceux qui menacent Antigone de ce châtiment8. La seule différence est que le contexte religieux a disparu dans Électre. En effet, le complément du verbe Ømne√n n’est plus un dieu comme dans Antigone, mais l’adjectif substantivé kak£ dont l’éventail sémantique est assez large. On entend généralement qu’elle déplorera ses malheurs, mais cela peut signifier en même temps qu’elle débitera ses insultes à l’égard de ceux qu’elle considère comme la cause de ses malheurs. Ce sens péjoratif, pour désigner d’incessantes récriminations ou des plaintes psalmodiées, s’applique-t-il de préférence aux femmes ? C’est la question que l’on peut se poser à propos de ces deux exemples, surtout si l’on compare avec l’emploi péjoratif bien connu de Platon dans la République (549 d). Étudiant la formation de l’homme timocratique, Platon montre comment cet homme n’a jamais cessé d’entendre, dans son enfance et sa jeunesse, les récriminations de sa mère contre son père parce qu’il ne s’intéressait pas aux honneurs et aux richesses et ne songeait qu’à lui. Platon détaille certaines des récriminations de la femme, accusant son mari auprès de son fils d’être trop mou et de ne pas être un homme, puis il termine par l’élargissement suivant où est employé le verbe Ømne√n : Ósa kaπ oƒa filoàsin a≤ guna√kej perπ tîn toioÚtwn Ømne√n 7 Sophocle, Électre, v. 379-382. 8 Voir G. Kaibel, Sophokles Electra, Stuttgart, 1967 (editio stereotypa editionis primae

1896), p. 131.

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« et toutes les litanies du même genre que les femmes ont l’habitude de faire sur de tels sujets ».

Dans cet exemple de Platon, la connotation religieuse est absente, comme dans le passage d’Électre. Seul subsiste le sens péjoratif de récriminations ou de plaintes débitées comme des litanies par les femmes. Un autre emploi du verbe composé œfumne√n dans Antigone pourrait aller aussi dans ce sens. Vers la fin de la tragédie, quand les catastrophes s’accumulent sur Créon, le serviteur rapporte à Créon la façon dont Eurydice, sa femme, s’est suicidée à la nouvelle de la mort de son fils Hémon. Elle a proféré des plaintes sur Hémon et des récriminations sur Créon. C’est à propos des récriminations de la femme sur son mari, un peu comme chez Platon, que le verbe œfumne√n est employé : « Elle, près de l’autel avec une épée acérée abandonne ses paupières aux ténèbres, gémissant (kwkÚsasa) sur le premier mort, Mégarée, au sort glorieux, puis sur ce mort-ci, et enfin lançant contre toi des litanies de malédictions (soπ kak¦j pr£xeij œfumnˇsasa), toi l’assassin de son enfant »9.

Le verbe expressif œfumne√n donne une idée de l’intensité du ton, de la violence des malédictions et vraisemblablement aussi de leur accumulation, sans qu’il y ait ironie de la part du messager. Le participe œfumnˇsasa est sur le même plan que le participe kwkÚsasa qui le précède. Or il est bien connu que le verbe kwkÚw est proprement employé pour les lamentations aiguës des femmes. On serait donc tenté de penser que le verbe œfumne√n convient, lui aussi, particulièrement aux mélopées d’une femme. Pourtant un emploi comparable de œfumne√n se trouve dans un autre discours de messager à propos d’un homme. C’est dans Œdipe Roi, lorsque le messager rapporte les paroles qu’Œdipe prononça, au moment où il se crevait les yeux. Il introduit ces paroles, rapportées au style indirect, par l’expression aÙdîn toiaàta (v. 1271) « prononçant de telles paroles » ; puis il les reprend, après les avoir énoncées, par une expression parallèle conclusive toiaàt' œfumnîn (v. 1275). Le parallélisme entre les deux participes aÙdîn et œfumnîn, placés en composition annulaire, doit guider l’interprétation. Le verbe œfumne√n est un intensif/expressif par rapport à aÙd©n. C’est l’équivalent de « dire à haute voix », mais dans une autre modalité d’expression, celle

9 Sophocle, Antigone, v. 1301-1305.

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du chant, un peu comme on passe dans la représentation d’une tragédie grecque du parlé au chanté quand il y a montée de l’émotion. La progression d’un participe à l’autre correspond à une montée dans l’expression du pathétique. Il n’est pas impossible que d’autres valeurs secondaires s’ajoutent, comme certains commentateurs le pensent : on y a vu celle d’imprécation (contre ses yeux), en comparant avec l’emploi de œfumne√n dans le récit du messager d’Antigone que nous venons de voir, ou encore celle de répétition. Une autre question doit être posée à propos de ce passage, après les remarques faites sur les passages précédents. Doit-on penser que les verbes Ømne√n ou œfumne√n, employés dans un contexte non religieux, et avec un sens plus ou moins péjoratif, peuvent s’employer indifféremment à propos des hommes et des femmes, ou, au contraire, qu’ils s’emploient plutôt à propos des femmes et qu’ils prennent une valeur particulière s’ils sont employés à propos des hommes ? Dans cette seconde hypothèse, le terme œfumne√n aurait, dans le cas d’Œdipe, une valeur particulière. Arrivé au comble du désespoir, le roi pousserait des cris analogues à ceux d’une femme. L’interprétation n’a rien d’invraisemblable. Car, de manière plus générale, quand le héros sophocléen est en proie à la douleur dans les moments de crise physique ou morale, il perd brusquement ses repères traditionnels et réagit par des cris ou des sanglots inhabituels dans sa bouche, avant de reconquérir progressivement sa dignité. C’est le cas, en particulier, d’Ajax, lorsqu’il a pris conscience de son acte de folie. Tecmesse rapporte, à la manière d’un messager, les sanglots qu’il poussa ; et pour montrer ce qu’ils avaient d’extraordinaire dans sa bouche, elle rappelle qu’Ajax considérait que de tels sanglots étaient le signe d’un homme lâche10. C’est le cas aussi d’Héraclès dans les Trachiniennes. Mais cette fois, ce n’est pas un récit rapporté par un messager ; c’est le héros lui-même qui parle de ses gémissements ; et pour montrer ce qu’ils ont d’extraordinaire, il les compare, avec un humour mordant, aux gémissements d’une jeune fille, et le héros se voit transformé en femme11. Dans ces parallélismes, je verrais volontiers un encouragement à considérer que les plaintes d’Œdipe exprimées par le verbe œfumne√n ont une connotation particulière dans ce moment de crise, et rappellent discrètement les plaintes d’une femme. Mais il est un dernier passage où le verbe Ømne√n au sens péjoratif est employé par une femme à propos des hommes. C’est un passage 10 Sophocle, Ajax, V. 317-320. 11 Sophocle, Trachiniennes, v. 1071 et 1075.

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célèbre d’Ajax (v. 292). Tecmesse raconte au chœur comment Ajax est sorti pour une équipée nocturne sans donner d’explication. Aux questions de Tecmesse, voici ce qu’il a répondu : « Lui m’adressa peu de mots, la litanie sans cesse répétée (ØmnoÚmena) : Femme, pour les femmes la parure c’est le silence. »

Pour commenter le sens du verbe, la scholie dit : « ce qui est toujours dit par tous les hommes et qui est commun ». Toute référence à un hymne religieux a disparu. L’idée de chant est devenue elle-même secondaire. C’est l’idée de répétition qui l’emporte. On peut comparer, à cet égard, en français l’évolution de mots tels que « antienne »12 ou « litanie ». Mais si l’on prend en compte ce qui a été dit auparavant des emplois de Ømne√n ou œfumne√n à propos des femmes, on pourrait voir une ironie supplémentaire de la femme qui retourne contre les hommes le terme même qu’ils emploient d’ordinaire à leur propos. Une telle finesse dans l’expression est une caractéristique de Sophocle. Le personnage de Tecmesse y gagne en profondeur. Si l’hymne en l’honneur d’un dieu chanté par une communauté n’est pratiquement pas représenté dans le vocabulaire de l’hymne chez Sophocle, en revanche, il est présent en acte dans son théâtre, car certains chants du chœur sont des hymnes à l’adresse des dieux13. Les hymnes adressés à plusieurs divinités sont les plus nombreux. Le plus connu est l’hymne de la parodos d’Œdipe Roi où le chœur des vieillards thébains invoque successivement deux triades de divinités, d’abord Athéna, Artémis, Apollon, puis Zeus, Apollon et enfin Dionysos pour qu’ils viennent délivrer Thèbes de la « peste » qui accable la cité14. Parmi les hymnes adressés à une seule divinité, l’hymne le plus achevé est l’hymne à Dionysos dans Antigone15. On peut citer également dans la même tragédie, l’hymne à l’Amour16 et le bref hymne au Sommeil dans Philoctète17.

12 L’« antienne » désigne d’abord le verset chanté avant et après un psaume, puis le discours répété sans cesse d’une manière lassante. 13 Pour les hymnes chez Sophocle, voir dernièrement W.D. Furley-J. M. Bremer, Greek Hymns, vol. 1, Tübingen, 2001, p. 297-309 (avec un tableau commode de ces hymnes, p. 299), et vol. 2, p. 269-293 (étude de chaque hymne avec bibliographie, texte critique et commentaire). 14 Sophocle, Œdipe Roi, v. 158-215. 15 Sophocle, Antigone, v. 1115-1154. 16 Sophocle, Antigone, v. 781-800. 17 Sophocle, Philoctète, v. 828-832 ; cf. aussi l’invocation à la Terre (v. 391-402).

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Ces hymnes, toujours chantés et dansés par le chœur, sont souvent un appel à l’aide pour écarter un malheur ou pour favoriser une entreprise. Plus rarement, ce sont des hymnes de joie devant l’annonce d’une nouvelle apparemment bonne, mais qui se révèlera catastrophique, comme par exemple l’hymne à Pan dans Ajax18. Tous ces hymnes ne sont pas à considérer comme des fins en soi. Ils prennent leur sens par référence au drame dans lequel ils s’insèrent. Faute de pouvoir présenter une étude générale, j’étudierai l’exemple le plus remarquable que l’on ait dans les tragédies conservées de Sophocle d’un hymne adressé à une seule divinité, l’hymne en l’honneur de Dionysos chanté par le chœur d’Antigone dans le dernier stasimon de cette tragédie19. Je l’étudierai d’abord en lui-même, quitte à établir des comparaisons avec d’autres hymnes de Sophocle. Puis, je le replacerai dans son contexte dramatique où il prend toute sa signification. En voici le texte (avec un apparat critique20) et la traduction : 1115 CO. Poluènume, Kadme∂aj nÚmfaj ¥galma kaπ DiÕj barubrem◊ta g◊noj, klut¦n Öj ¢mf◊peij 'Ital∂an, m◊deij d‹

Str. 1.

1120 pagko∂noij 'Eleusin∂aj Dhoàj œn kÒlpoij, ð Bakceà, Bakc©n matrÒpolin Qˇban naietîn par' ØgrÕn 'Ismhnoà ˛◊eqron, ¢gr∂ou t'

18 Sophocle, Ajax, v. 693-700. 19 Sophocle, Antigone, v. 1115-1154. Pour les éditions, commentaires et études sur cet

hymne, voir la bibliographie donnée par Furley-Bremer (cité à la note 13), vol. 2, p. 272. Aux éditions commentées ajouter M. Griffith, Sophocles. Antigone, CUP, Cambridge, 1999 ; et aux études Klaus-Dieter Dorsch, Götterhymnen in den Chorliedern der griechischen Tragödie : Form, Inhalt und Funktion, Diss. Münster, 1983, p. 66-78 ; E. Van Nes Ditmars, Sophocles’Antigone : Lyric, Shape and Meaning, Pise, 1992, p. 155-169 ; A. Henrichs, « ‘Why Should I Dance ?’ : Choral Self-Referentiality in Greek Tragedy », Arion, 1994-1995, p. 56-111 (p. 75-79). On trouvera aussi des compléments dans les notes de l’article bien informé de S. Scullion cité ci-dessous n. 36. 20 La numérotation traditionnelle des vers est celle de Brunck (Argentorati, 1786). Mais comme les colas des éditions modernes ne correspondent plus à ceux de Brunck, il y a une indécision dans la numérotation à l’intérieur des parties chorales. L’apparat critique est personnel, mais les données sur les manuscrits sont reprises à l’édition de R. D. Dawe (Teubner 1983).

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1125 œpπ spor´ dr£kontoj: s‹ d' Øp‹r dilÒfou p◊traj st◊roy Ôpwpe lignÚj, ⁄nqa KwrÚkiai ste∂cousi nÚmfai Bakc∂dej

Ant. 1.

1130 Kastal∂aj te n©ma. Ka∂ se Nusa∂wn Ñr◊wn kissˇreij Ôcqai clwr£ t' ¢kt¦ polust£fuloj p◊mpei, ¢mbrÒtwn œp◊wn 1135 eÙazÒntwn, Qhba…aj œpiskopoànt' ¢gui£j: t¦n œk pas©n tim´j Øpert£tan pÒlewn matrπ sÝn keraun∂v:

Str. 2.

1140 kaπ nàn, æj bia∂aj ⁄cetai p£ndamoj pÒlij œpπ nÒsou, mole√n kaqars∂J podπ Parnas∂an 1145 Øp‹r kleitÚn, À stonÒenta porqmÒn. Ië pàr pneiÒntwn cor£g' ¥strwn, nuc∂wn fqegm£twn œp∂skope, pa√, D√on g◊neqlon, prof£nhq',

Ant. 2.

1150 ðnax, sa√j ¤ma peripÒloij Qu∂asin, a∑ se mainÒmenai p£nnucoi coreÚousi tÕn tam∂an ”Iakcon. 1116 nÚmfaj ¥galma codd. : ¥galma nÚmfaj Nauck//1119 'Ital∂an(- e∂an LS) codd. : 'Ikar∂an Unger O≥cal∂an Dawe//1120 pagko∂noij KPc S Zc Zo T : -nouj L Kac Zf Zcsl - nou R V A U Y//1122 matrÒpolin Dindorf : mhtrÒpolin codd.//1123 naietîn Dindorf : na∂wn codd.//post ØgrÕn add. t' Dain//1129 ste∂cousi nÚmfai Meinecke : nÚmfai ste∂cousi codd.//1131 Nusa∂wn L K Zc Zo Nus◊wn S Zf Nussa∂wn V R T Ksl Nisa∂wn A U Y//1134 ¢mbrÒtwn] ¢brÒtwn K R S Zc Zf T//1135 Qhba…aj Hermann : Qhba∂aj codd.//1140 kaπ nàn codd. : nàn d' Lloyd-Jones Wilson//1141 p£ndamoj Dindorf : p£ndhmoj codd.//1143 Parnas∂an K : Parnhs∂an rell.//1144 kleitÚn] klitÚn codd.//1146 pneiÒntwn Brunck : pneÒntwn codd.//1147 cor£g'] cor£ge codd.//nuc∂wn Vat. gr. 57 et coni. Hermann kaπ nuc∂wn rell.//1149 pa√ codd. Dain Dawe : del.

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L’HYMNE CHEZ SOPHOCLE

Schubert Lloyd-Jones//D√on Seyffert : diÕj codd. ZhnÕj Bothe//1150 prof£nhq', ðnax Bergk : prof£nhqi nax∂aij codd.//1151 Qu∂asin Bergk : qui£sin codd. Qui£sin Lloyd-Jones Wilson.

Strophe 1 « Toi qui as de nombreux noms, orgueil de l’épousée cadméenne et rejeton de Zeus au grondement lourd, toi qui protèges la célèbre Italie et qui règnes sur les vallons où tous se rassemblent, de l’Éleusinienne Déo, ô Bacchos, habitant la cité mère des Bacchantes, Thèbes au bord du cours humide de l’Isménos et sur les lieux qui reçurent la semence du sauvage dragon Antistrophe 1 Toi, alors que tu franchis la roche à double crête, elle t’a vue l’éclatante fumée, là où les nymphes coryciennes s’avancent en Bacchantes ; il t’a vu aussi le cours de Castalie. Et toi, les cimes couvertes de lierre du mont Nysa t’envoient, ainsi que les rivages escarpés verdoyants où abonde la vigne, accompagné des divins chants de l’évohé, pour veiller sur les rues de Thèbes. Strophe 2 Cette cité tu l’honores par-dessus toutes avec ta mère frappée de la foudre. Maintenant encore, comme la cité tout entière est en proie à une maladie violente, viens d’un pied purificateur en franchissant la pente du Parnasse ou le détroit gémissant. Antistrophe 2 Io ! Toi qui conduis les chœurs des astres soufflant le feu, toi qui veilles sur les cris nocturnes, enfant, fils de Zeus, apparais devant nous, seigneur, avec tes compagnes, les Thyades qui, en délire toute la nuit, te célèbrent par leur chœur, toi Iacchos le dispensateur. »

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Ce n’est pas la première fois que le chœur mentionne Dionysos dans la tragédie. Dès la parodos, le chœur célébrant la victoire de Thèbes qui vient de repousser l’ennemi argien pendant la nuit, se tourne naturellement pour finir vers les dieux afin de les remercier : « Vers tous les temples des dieux, en formant des chœurs toute la nuit, dirigeons-nous ; et celui qui fait trembler le sol thébain, Bacchos, puisse-t-il être à notre tête. »21

De l’anonymat de tous les dieux de la cité se détache Bacchos dès le début de la tragédie. C’est donc dans une sorte de composition annulaire que revient Bacchos à la fin de la tragédie. Celui que le chœur souhaitait voir venir dans un moment de joie, est appelé maintenant au secours dans un moment critique22. Par sa structure, l’hymne à Dionysos chanté par les vieillards de Thèbes, formant le conseil royal de la cité, présente toutes les caractéristiques d’un hymne dit « clétique », c’est-à-dire où l’on invoque la divinité pour l’inviter à venir au secours et à apparaître23. Mais il s’insère aussi avec art dans la structure strophique attendue de la lyrique chorale tragique. Composé de deux couples de strophe/ antistrophe dans un rythme éolochoriambique24, l’hymne qui occupe tout le stasimon, se présente en réalité sous forme de deux hymnes qui 21 Sophocle, Antigone, v. 152-154. 22 Entre ces deux évocations initiale et finale, le chœur mentionne Dionysos dans son

quatrième stasimon (v. 957) ; mais ce n’est pas en tant que dieu de Thèbes. 23 L’expression « hymne clétique » remonte à Ménandre le rhéteur (IIIe siècle après J.-C.) au début de son ouvrage Division des discours épidictiques. Reprenant la distinction aristotélicienne entre rhétorique judiciaire, politique et épidictique, et rappelant que la rhétorique épidictique comprend l’éloge et le blâme, Ménandre définit l’hymne comme l’éloge adressé aux dieux et distingue plusieurs catégories d’hymnes dont la première est l’hymne clétique, où l’on appelle la divinité, par opposition à l’hymne « apopemptique », plus rare, où l’on renvoie la divinité. La forme de l’hymne clétique se rencontre déjà chez Homère, Iliade I, v. 37 sqq. : prière de Chrysès à Apollon, suivie de l’arrivée du dieu. Dans son exposé sur l’hymne clétique, Ménandre le Rhéteur cite, du reste, cette prière comme exemple. Certains érudits parlent d’hyporchème (voir par exemple P. Vicaire « Place et figure de Dionysos dans la tragédie de Sophocle », R.E.G. 81, 1968, p. 351-373, notamment p. 359). Mais comme le note A.M. Dale, « Stasimon and Hyporcheme », Eranos, 48, 1950, p. 14-20 (p. 20 ) : « A Hyporcheme in the technical sense cannot be contained in a satyr-play or a tragedy, any more than a Paean or a Prosodion or a Dithyramb, though a tragic ode may on occasion be reminiscent, in style or content of any of these forms. The argument, therefore, whether a given tragic ode, such as Aj. 693 ff., OT 1086 ff., Eur. El. 859 ff., is or is not a Hyporcheme, as found in some of our critical editions, is without meaning ». S. Scullion (cité n. 36), tout en considérant que l’article de Dale est fondamental (p. 98, n. 3), continue à parler d’hyporchème dans cette même page « This particular hyporcheme is in the form of a Ûmnoj klhtikÒj ». 24 Pour l’analyse métrique de l’hymne, voir A.M. Dale, Metrical Analyses of Tragic Choruses, Fasc. 2. Aelo-Chriambic, BICS 21, 2, 1961, p. 32 sq.

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se succèdent et se renforcent : un premier hymne (= A) occupe le premier couple de strophe/antistrophe et la strophe du second couple (v. 1115-1145). Il offre les deux parties attendues, dans un hymne à un dieu, d’abord l’invocation (v. 1115-1139 = A 1), puis la prière (v. 1140-1145 = A 2). Le second hymne, qui renforce le premier (= B), occupe la dernière antistrophe, comprenant lui aussi une invocation (v. 1146-1149 a = B 1), puis une prière (v. 1149 b-1154 = B 2). C’est suivant ce mode de découpage que j’analyserai la structure et les thèmes de l’hymne, en insistant surtout sur l’art avec lequel Sophocle a inséré les parties traditionnelles de l’hymne dans la forme strophique. Dans l’invocation du premier hymne, on attend d’abord au vocatif le nom ou les noms de la divinité que l’on invoque. Ici c’est d’abord l’adjectif composé poluènume (« aux nombreux noms ») qui inaugure l’hymne. Ce terme, déjà attesté dans les Hymnes homériques et dans la lyrique de Pindare et de Bacchylide, est une façon habile pour l’homme qui invoque le dieu de ne rien oublier. Mais c’est la première fois que le terme est appliqué à Dionysos dans la littérature conservée25. L’un de ces noms sera précisé au vocatif un peu plus tard (v. 1121 ð Bakceà), rappelant avec une légère variante la façon dont il était désigné dans la parodos (v. 154 B£kcioj) ; un autre nom apparaît à la fin de l’hymne (v. 1154 ”Iakcon)26. Mais, avant même que le premier nom du dieu permette de l’identifier expressément, des appositions au premier vocatif permettent de le découvrir en faisant allusion à son origine et à sa race. Il est objet de fierté pour l’épousée fille de Cadmos, à savoir Sémélé. Comme Cadmos est le fondateur de Thèbes, le dieu est, dès le début, enraciné dans le lieu de la tragédie. L’hymne n’a donc rien d’artificiel. Il est à sa place dans une pièce thébaine, car Dionysos est la divinité de cette cité par excellence27. Après la première apposition relative à sa mère, 25 Voir Hymne à Démèter, v. 18 et 32 (KrÒnou poluènumoj u≤Òj) à propos d’Hadès ; Pindare, Isthmique 5, v. 1 (M©ter 'Ael∂ou poluènume Qe∂a) à propos de la mère d’Hélios (cf. Hésiode, Théogonie, v. 371) ; Bacchylide, Épigrammes, I, 1 (KoÚra P£llantoj poluènume, pÒtnia N∂ka) à propos de Nikè, fille de Pallas (cf. Hésiode, Théogonie, v. 383 sq.). 26 Le nom de Dionysos n’apparaît pas dans l’hymne ; il a été mentionné dans le stasimon précédent (v. 957). Cependant l’évocation de Nysa (v. 1131) fait indirectement référence à Dionysos. L’identification de Dionysos avec Iacchos est attestée pour la première fois chez Sophocle, ici et dans le frag. 959 Radt (= Strabon, 15, 1, 7) ; voir E.R. Dodds, Euripides, Bacchae, Oxford, 1960, ad v. 725 ”Iakcon. 27 Le lien entre Thèbes et le dieu était déjà implicitement présent dans la parodos où le dieu est invité à conduire le cortège dansant des Thébains en l’honneur de la délivrance de la guerre (v. 154). La présence de Thèbes dans la parodos et le dernier stasimon – et non dans

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la seconde apposition est relative à son père. Le dieu est fils de Zeus. L’adjectif composé barubrem◊ta (v. 1117), qualifiant Zeus, est en situation. Il évoque la naissance tragique de Dionysos, après que Zeus ait foudroyé sa mère en faisant retentir aussi le tonnerre. À la fin de l’invocation, il est fait allusion encore à sa mère foudroyée (v. 1139 matrπ sÝn keraun∂v). La longue proposition relative qui suit et qui occupe toute la fin de la strophe 1 appartient à la syntaxe traditionnelle de l’hymne où l’on rappelle au dieu sa part d’honneur. Le pronom relatif sujet Öj (v. 1118), représentant le dieu, introduit un développement sur son pouvoir. Ce pouvoir se manifeste par l’évocation des divers pays où le dieu règne et demeure. Un brillant catalogue d’une géographie sacrée révèle ainsi l’étendue du pouvoir de la divinité. C’est d’abord l’Italie28, puis le sanctuaire de Déméter à Éleusis29 avec retour à les autres chants intermédiaires – est une raison supplémentaire de croire que Sophocle a tissé des liens entre le chant initial et le chant final. L’implantation de Dionysos à Thèbes, nettement marquée dans la construction de l’hymne final (c’est le seul lieu qui est mentionné deux fois) rend assez arbitraire l’analyse de P. Vicaire (cité n. 23) qui insiste trop sur « le tour proprement ‘attique’ pris par le culte de Dionysos » dans cet hymne, (notamment p. 359 sqq.), même s’il est évident que l’assimilation de Iacchos et de Dionysos est d’origine athénienne et non thébaine. Le lien entre Thèbes et Dionysos était déjà rappelé dans les Trachiniennes. Héraclès est originaire de Thèbes, le pays de Bacchos (v. 510 sq. Bakc∂aj ¥po... Qˇbaj). Pour Dionysos dans l’autre pièce thébaine de Sophocle, Œdipe Roi, voir supra, p. 116 et infra, p. 128. 28 Il n’y a pas de raison majeure de changer la leçon 'Ital∂an donnée par les manuscrits ; voir H. Lloyd-Jones and N.G. Wilson, Sophocles. Studies on the text of Sophocles, Oxford, 1990, p. 144 (ad v. 1119) et H. Lloyd-Jones, « Pindar and The After-Life », dans Pindare, Entretiens de la Fondation Hardt, XXXI, 1981, p. 264 (où il est question du début de l’hymne de Sophocle à Dionysos). À vouloir trop préciser les raisons qui font évoquer les lieux, on risque de surinterpréter ces évocations et de proposer des explications très divergentes. Par exemple pour l’Italie, P. Vicaire (cité n. 23), p. 360 met en relation cette mention avec la fondation de Thourioi où Dionysos était spécialement honoré (Diodore XII, 10). En revanche pour A. Henrichs, « Between country and city : cultic dimensions of Dionysus in Athens and Attica » dans M. Griffith and D.J. Mastronarde (éd.), Cabinet of the Muses, Atlanta, 1990, p. 257-277 (notamment p. 264-269), l’Italie était célèbre par son vin et ses cultes dionysiaques qui sauvent de la mort, de façon analogue au culte éleusinien. Ce serait à mettre en rapport avec les espoirs d’Antigone après la mort (cf. v. 894-898). Mais de telles allusions à Antigone et à l’au-delà ne sont pas dans la logique principale de l’hymne. Ce qui est essentiel dans l’esprit du chœur, c’est de montrer l’étendue du pouvoir de la divinité pour la flatter et pour la convaincre d’intervenir afin de sauver la cité ; c’est aussi une manière pour le chœur de se rassurer et de se convaincre que le salut de la cité est possible. Le chœur n’a pas à l’esprit le salut dans une autre vie, mais le salut de sa cité ici-bas. L’explication de Jebb (ad. 1119) « the mention of Italy... serves to exalt the Theban god by marking the wide range of his power » reste fondamentale. 29 On s’est interrogé depuis longtemps sur la présence de Dionysos à Éleusis, car son culte n’est pas attesté dans le sanctuaire de Démèter et Corè, comme il l’est dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes ; voir G.E. Mylonas, Eleusis and the Eleusinian Mysteries, Princeton,

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Thèbes le lieu de la tragédie évoqué géographiquement par son fleuve, l’Isménos et historiquement par un épisode de sa fondation, la semence des dents du dragon par Cadmos. On pourrait penser que là va s’arrêter l’invocation à la fin de la strophe. Mais l’antistrophe correspond à un nouveau départ de l’invocation, avec le pronom personnel initial de la seconde personne (v. 1126 s‹ d◊) représentant le dieu, repris en écho un peu plus loin par le même pronom initial (v. 1131 ka∂ se). Ce passage de la relative où le dieu est sujet (Ój) à un pronom initial à l’accusatif s◊ fait partie de la syntaxe hymnique traditionnelle30 Cette syntaxe se retrouve dans l’autre hymne de l’Antigone, à savoir l’hymne à l’Amour qui est le troisième stasimon de la tragédie (v. 781-800). De manière analogue, après deux pronoms relatifs au nominatif (v. 782 et 783 Ój) vient un ka∂ se (v. 787). Ce nouveau départ dans l’invocation à Dionysos correspond à une nouvelle évocation de lieux sacrés. Cependant Sophocle introduit une variation dans la syntaxe : alors que le dieu était sujet dans la strophe, il devient maintenant objet dans l’antistrophe ; et les lieux géographiques, objets dans la strophe, deviennent sujets dans l’antistrophe. Ce renversement syntaxique s’opère avec cohérence dans le cadre strophique. Il y a aussi parallélisme dans l’évocation des lieux : trois 1961, qui insiste notamment sur le fait que Dionysos n’apparaît pas dans la liste des divinités qui reçoivent un sacrifice à Éleusis (p. 276 sq.). Actuellement les érudits expliquent sa présence à Éleusis par l’intermédiaire de Iacchos, divinité du cri, dont le nom est invoqué dans la procession sacrée annuelle des initiés d’Athènes à Éleusis (cf. Aristophane, Grenouilles, v. 397, 409 et 414) et qui a été assimilé à Dionysos (cf. ici v. 1152, l’attestation la plus ancienne) ; voir, parmi d’autres, Dodds cité n. 26 et surtout F. Graf, Eleusis und die orphische Dichtung Athens, 1974, Berlin, p. 40-78 (II. Eleusis und Dionysos). Cela ne suffit pas pour expliquer l’importance accordée ici au rôle de Dionysos à Éleusis ni l’évocation précise de l’Ion d’Euripide (v. 1074 sqq.) où le dieu (à savoir Iacchos/Dionysos) conduit les danses autour du puits de Callichore lors de la fête des Grands Mystères. Plus anciennement, on avait essayé « de montrer que Dionysos est aussi ancien à Éleusis que Démèter, et que, dès l’origine, il forma avec elle un couple étroitement uni » (P. Foucart, Le culte de Dionysos en Attique, Paris, 1904, p. 44). Quoi qu’on pense de cette thèse isolée, l’argumentation de Foucart (p. 43 sqq.) mériterait une relecture attentive, car elle repose sur des textes et des documents précis dont il n’est pas toujours question dans les études modernes. Parmi d’autres témoignages, on signalera la scholie d’Aristophane, Grenouilles, v. 343 : « Il y a un sanctuaire de Dionysos à Éleusis et lors de Dionysies il y avait célébration de mystères » (DionÚsou œn 'Eleus√ni ≤erÒn œsti kaπ œn Dionus∂oij œtele√to t¦ mustˇria). L’existence de ce sanctuaire peut justifier en partie l’emploi du verbe fort m◊deij « tu règnes ». Les vallons de Démèter sont aussi une désignation poétique d’Éleusis. Le chœur joue sur cette ambiguïté pour renforcer le rôle de Dionysos à Éleusis, à la fois assimilé à Iacchos lors des mystères d’Éleusis, et possédant un sanctuaire propre distinct de celui des deux déesses. 30 Voir E. Norden, Agnostos theos, Untersuchungen zur Formengeschichte religiöser Rede, Neudr. der 1. Aufl. 1913, 7. Aufl. Stuttgart, Teubner, 1996, p. 149-160.

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lieux dans l’antistrophe comme dans la strophe avec retour les deux fois à Thèbes. Dans l’antistrophe, c’est d’abord le sanctuaire de Delphes qui est évoqué par des endroits distinctifs, les deux Phédriades31, l’antre corycien et la fontaine Castalie. Et comme dans le cas de Thèbes, le cortège des Bacchantes est évoqué (v. 1122 Bakc©n pour Thèbes et v. 1129 Bakc∂dej pour Delphes). Cependant l’allusion au rite est plus précise ici, avec la fumée des torches qui évoque le cortège nocturne de la fête triétérique sur le plateau près de l’antre corycien où Dionysos était censé apparaître32. La deuxième contrée évoquée dans l’antistrophe, tout en étant liée directement au dieu par les deux plantes qui le caractérisent, le lierre et la vigne, n’est pas localisable de manière aussi sûre. Car il y avait dix cités qui portaient le nom de Nysa dans l’Antiquité, selon Stéphane de Byzance33. Cependant, la meilleure candidate est la Nysa d’Eubée pour laquelle Stéphane de Byzance signale une vigne miraculeuse produisant des grappes tous les jours. Or Sophocle connaissait cette vigne miraculeuse ; on le sait par un fragment de l’un de ses Thyeste34. L’identification est donc pratiquement certaine. La fin de l’antistrophe, comme la fin de la strophe, évoque Thèbes (cf. dans la strophe v. 1122 Qˇban ; et dans l’antistrophe v. 1135 Qhba∂aj). Après un long périple, on revient au point de départ. L’évocation des différents lieux où le dieu est objet de culte ne se termine pas comme une simple énumération. Avec beaucoup d’habileté Sophocle fait renvoyer (cf. v. 1133 p◊mpei) Dionysos de l’Eubée jusqu’à Thèbes. L’énumération se termine ainsi comme un voyage du dieu qui revient d’Eubée pour veiller sur Thèbes. La relation du dieu avec le lieu s’en trouve modifiée. Le dieu était présenté dans la strophe, de façon statique, comme habitant habituellement Thèbes (v. 1123 naietîn). À la fin de l’antistrophe, il est présenté de façon dynamique revenant veiller sur les rues de Thèbes (v. 1136 œpiskopoànta). Il vient en dieu tutélaire.

31 J. Roux, Euripide. Les Bacchantes II, Paris, 1972, p. 355 (note au v. 307). entend les deux cimes du Parnasse, et non pas les deux Phédriades. Toutefois la préposition Øp◊r s’explique mal, s’il s’agit des cimes du Parnasse. 32 Comparer Eschyle, Euménides, v. 22 sqq. où la Pythie salue les Nymphes de l’antre corycien et Bromios (= Dionysos) qui habite cet endroit. 33 La source de cette indication (qui n’est pas précisée dans la note Budé p. 115, n. 1) est Stéphane de Byzance s.v. Nàsai: Nàsai pÒleij polla∂. prèth œn `Elikîni. deut◊ra œn Qr®kV. tr∂th œn Kar∂v. tet£rth œn 'Arab∂v. p◊mpth œn A≥gÚptJ. Ÿkth œn N£xJ. ŒbdÒmh œn 'Indo√j. ÑgdÒh œpπ toà Kauk£sou Órouj. œn£th œn LibÚV. dek£th œn EÙbo∂v, ⁄nqa di¦ mi©j ¹m◊raj t¾n ¥mpelÒn fasin ¢nqe√n kaπ tÕn bÒtrun pepa∂nesqai. 34 Sophocle, frag. 255 Radt.

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Cette progression dans l’image du dieu à l’intérieur de l’invocation prépare la requête qui aura lieu dans la strophe suivante. Si la forme strophique et antistrophique a une importance évidente pour la mise en forme des parties traditionnelles de l’hymne, comme on vient de le voir, elle ne constitue pas pour autant un cadre dénué de souplesse. Les enjambements d’une strophe à l’autre peuvent apporter de la variété. C’est ainsi que l’invocation au dieu se prolonge au début de la strophe 2 durant trois colas, par un ajout sur les relations entre le dieu et Thèbes. L’enjambement sert ainsi de lien entre les deux couples de strophe/antistrophe au rythme différent. Mais la syntaxe change. On revient, comme dans la strophe 1, à un verbe à la deuxième personne du singulier : comparer v. 1138 tim´j aux v. 1118 et 1119 ¢mf◊peij et m◊deij. Avant de formuler sa requête, le chœur insiste sur les relations privilégiées entre le dieu et Thèbes. Il y a, du reste, une sorte d’inversion. Ce n’est pas le dieu qui est honoré par la cité, mais c’est le dieu qui honore la cité, plus que toute autre. L’une des raisons en est qu’elle renferme l’enceinte sacrée où sa mère fut foudroyée. On revient par cette mention de la mère foudroyée, qui clôt l’invocation, au tout début de l’invocation qui commençait par la mention de la mère (v. 1115). C’est une reprise en composition annulaire. Mais une reprise en écho dans la poésie lyrique est rarement une répétition. Dans l’expression initiale (v. 1115 Kadme∂aj nÚmfaj ¥galma), c’est la mère qui était fière de son fils à naître, alors que dans l’expression finale (v. 1139 matrπ sÝn keraun∂v), c’est le fils qui honore sa mère défunte. Après une si longue invocation au dieu (23 colas), vient une très brève requête (4 colas). La disproportion est tout à fait remarquable. Cette requête est introduite par kaπ nàn « maintenant encore » (v. 1140) qui ramène le spectateur au temps présent de la tragédie. Il suffit de quelques mots pour rappeler la maladie dans laquelle se trouve la cité et pour appeler le dieu au secours. La cité tout entière est en proie à une violente maladie (v. 1140-1141 æj bia∂aj ⁄cetai /p£ndamoj pÒlij œpπ nÒsou). Ces mots font référence à ce que le chœur a entendu de la bouche du devin Tirésias s’adressant à Créon : « La cité est malade à la suite de ta décision » (v. 1015 tÁj sÁj œk frenÕj nose√ pÒlij). Cette décision est le refus d’enterrer Polynice, ce qui a entraîné, selon un processus bien expliqué par le devin, une pollution générale de la cité35. Il est donc normal que le chœur fasse 35 Les chairs du cadavre de Polynice ont été transportées jusque sur les autels par les chiens et les oiseaux ; les autels étant désormais souillés, les dieux n’acceptent plus les

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appel à la divinité tutélaire de Thèbes pour qu’elle vienne délivrer la cité de la maladie en la purifiant36. La requête est faite par un infinitif d’ordre (v. 1142-1143 mole√n kaqars∂J pod∂). Cette syntaxe n’est pas ce qu’il y a de plus fréquent dans une prière hymnique ; mais l’infinitif d’ordre n’est pas sans exemple à cette place-là dans les hymnes37. Une telle requête suppose que le dieu n’est pas en ce moment à Thèbes, mais qu’il doit venir de l’un des deux pays évoqués dans l’antistrophe, soit du Parnasse, soit de l’Eubée en franchissant le détroit grondant de l’Euripe. Cette requête, où le chœur des Thébains appelle la divinité au secours, peut être comparé à la prière que le chœur des Thébains, adresse, dans Œdipe Roi lors d’une situation comparable, aux divinités invoquées, Athéna, Artémis et Apollon, pour qu’elles viennent délivrer la cité de la maladie qui la ravage38. On a un ⁄lqete kaπ nàn v. 167) « venez maintenant encore » qui rappelle le kaπ nàn... mole√n de l’hymne à Dionysos (v. 1140-1142). La phraséologie de la prière est analogue. On notera en particulier la valeur adverbiale de ka∂ dans kaπ nàn « maintenant encore »39. La requête s’inscrit dans sacrifices des hommes ; de plus, les oiseaux, ayant dévoré de la chair souillée ne peuvent plus donner de signes favorables (Ant. 1016-1022). 36 C’est l’interprétation traditionnelle. Elle a été critiquée récemment par S. Scullion « Dionysos and Katharsis in Antigone », Classical Antiquity, 17, 1998, p. 96-122. L’article est bien informé et ne manque pas d’intérêt en montrant l’importance de ce stasimon. Il est fort possible que l’expression « venir d’un pied purificateur » puisse impliquer accessoirement la danse, qui est effectivement un thème récurrent dans le stasimon. Mais il paraît impossible d’éliminer la référence à la maladie de « la cité tout entière » (p£ndamoj pÒlij) que le devin avait expliquée par la pollution des autels, pour privilégier la folie des hommes. Le chœur qui a entendu la leçon du devin a d’abord pesé sur l’action en engageant Créon à éliminer les causes de la souillure (enterrer Polynice et délivrer Antigone), et il en appelle maintenant au secours d’un dieu pour purifier l’ensemble de la cité de la souillure déjà établie et pour rétablir ainsi la relation entre les hommes et les dieux. Le fait que Dionysos soit inconnu par ailleurs dans le rôle de purificateur d’une maladie de la cité due à une pollution ne doit pas nous engager à modifier pour autant une interprétation qui est imposée par la relation entre le texte (v. 1140-1142) et son contexte (v. 1015-1022). 37 Voir Furley/Bremer (cité n. 13), vol. 2, p. 278, qui mentionne trois exemples parallèles : le chant des femmes éléennes (n° 12. 1), le chant d’Anacréon (n° 4. 5) et Aristophane, Guêpes v. 869-872 (prière à Apollon ð Fo√b' ”Apollon,... ¡rmÒsai). 38 Pour cet hymne, voir Furley-Bremer (cité n. 13), p. 280-289 (avec la bibliographie). 39 La correction de kaπ nàn des manuscrits (leçon conservée par Dawe) en nàn d' dans Lloyd Jones-Wilson (adoptée par Furley-Bremer) ne paraît pas correspondre à la phraséologie de l’hymne. J’ai écrit ces mots spontanément, avant d’avoir pris connaissance que cette correction avait déjà été l’objet d’une discussion ; voir H. Lloyd-Jones/N.G. Wilson, Sophocles : Second Thoughts, Göttingen, 1997, p. 83 (n° 37). Approuvée par P.E. Easterling dans son compte rendu de l’édition (JHS 114, 1994, p. 187), la correction a été critiquée par A. Henrichs (cité n. 19) p. 103, n. 2, pour la même raison que celle que j’ai avancée. Les auteurs de l’édition répondent qu’ici au v. 1140 kaπ nàn n’a pas le sens de « maintenant

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une logique du comportement habituel de la divinité. La venue de la divinité dans le temps présent n’est qu’une manifestation de ce qu’elle fait régulièrement. La requête est présentée ainsi sous une façon habile pour contraindre la divinité à rester fidèle à elle-même. L’hymne pourrait s’interrompre à ce moment-là. Mais dans l’antistrophe du second couple, il prend un nouveau départ. L’antistrophe constitue à elle seule un hymne en miniature, un petit bijou formant un tout, offrant de façon ramassée les deux parties attendues dans un hymne, l’invocation et la prière. C’est toujours le fils de Zeus qui est invoqué (v. 1149 D√on g◊neqlon qui correspond à v. 1116-1117 DiÕj... g◊noj) ; mais le dieu prend une dimension cosmique, car il dirige le chœur des astres40. C’est le dieu des danses et des processions nocturnes41. La requête est cette fois à l’impératif (v. 1150 prof£nhq' « apparais »). Elle prolonge la première, mais la présente de façon plus vive. Après la venue, c’est l’épiphanie. Une telle requête n’est pas exceptionnelle. Elle se rencontre aussi dans l’hymne d’Œdipe Roi qui vient d’être comparé : v. 164 prof£nhte « apparaissez »42. À la différence des autres divinités, telles qu’Athéna, Artémis ou Apollon, Dionysos n’est pas imaginé arrivant seul. Il est inséparable de ses servantes. Dans la première mention de Thèbes, il était déjà fait allusion aux Bacchantes, Thèbes étant dite « la métropole des aussi » mais que kaπ est corrélatif et qu’ainsi ils ne suppriment pas une expression régulièrement trouvée dans les prières. En fait, la structure de l’hymne interdit que kaπ soit ici corrélatif. Après l’invocation commencée au début de l’hymne (v. 1115 sqq.) prolongée par une relative Ój (v. 1118), puis par les deux phrases introduites par s‹ d' (v. 1126) et kaπ se (v. 1131) remplaçant des relatives, vient la prière commençant par kaπ nàn. Comme dans l’hymne d’Œdipe Roi, v. 167, kaπ nàn porte sur le verbe d’ordre s’adressant à la divinité que l’on prie. Henrichs ajoute d’autres passages en dehors de Sophocle (Homère, Iliade I, v. 455 ; Sappho, frag. 1, v. 25 ; Eschyle, Euménides, v. 30 ; Euripide, Alceste, v. 224 et Iphigénie en Tauride, v. 1084). 40 L’expression cor£g' ¥strwn est extrêmement forte et n’a aucun correspondant exact ailleurs. C’est la vision d’un Dionysos cosmique qui conduit la ronde des astres. L’évocation la plus proche est celle du chœur de l’Ion d’Euripide (v. 1078-1080) où l’éther et la lune participent aux danses nocturnes que conduit le dieu (c’est-à-dire Iacchos/Dionysos) près du puits de Callichore le 20 du mois de Boédromion lors des grands Mystères à Éleusis. 41 Cette mention des fêtes et des danses nocturnes (v. 1147 nuc∂wn fqegm£twn et v. 11521153 p£nnucoi/coreÚousi) à la fin du stasimon reprend la mention des danses nocturnes de la fin de la parodos (v. 152 sq. coro√j/pannuc∂oij) avec l’appel à Dionysos appelé Bacchios. Ces deux appels se rejoignent ; ils concernent la même nuit à venir. Mais entre le premier appel et le second, le drame venu de l’intérieur de la cité a succédé au drame venu de l’extérieur. Les danses nocturnes n’ont plus la même signification : non plus une action de grâce, mais un appel au secours. 42 Comparer aussi l’emploi du verbe simple f£nhq' dans la prière du chœur d’Ajax, v. 697 (épiphanie de Pan). Ces termes appartiennent au vocabulaire rituel de l’appel dans la prière ; comparer par exemple Alcée, frag. 34 : hymne clétique aux Dioscures (v. 3 pro[f£]nhte).

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Bacchantes » (v. 1122) ; à la fin de l’hymne, ses compagnes sont appelées Thyades (v. 1151), preuve que non seulement le dieu, mais aussi ses servantes ont plusieurs noms. Du reste, le participe mainÒmenai (v. 1152) n’est pas choisi au hasard. Il évoque un troisième nom, les Ménades. Et une fois encore, une comparaison est possible avec l’hymne d’Œdipe Roi. Car cet hymne bien qu’il invoque plusieurs divinités pour qu’elles viennent au secours de la cité malade, se termine par un appel à Dionysos. Comparé à notre hymne à Dionysos, l’appel est très bref dans Œdipe Roi, mais il rappelle aussi le lien étroit entre le dieu et Thèbes et appelle le dieu pour qu’il vienne (v. 209 kiklˇskw...pelasqÁnai) en le qualifiant de Main£dwn ÐmÒstolon de « compagnon des Ménades »43. D’une tragédie à l’autre, d’un hymne à l’autre, des éléments communs reviennent, mais avec des variantes. Une des variantes est aussi la façon dont le dieu doit intervenir. Dans notre hymne, comme nous l’avons vu, il doit venir purifier ou purger la maladie de la cité. Dans l’hymne d’Œdipe Roi, il doit affronter de façon plus guerrière, à l’aide d’une torche, le dieu cause de la maladie44. Tel est l’hymne à Dionysos, analysé en lui-même, et éventuellement comparé à d’autres hymnes sophocléens. Mais l’hymne dans la tragédie prend toute sa signification par référence au contexte dramatique dans lequel il s’insère. Comme tout autre stasimon, il a sa raison d’être et sa fonction par référence à ce qui précède et par rapport à ce qui suit. Quelle est exactement la fonction de cet hymne à Dionysos ? A-t-il ou non une fonction dramatique ? C’est à cette question que nous essaierons de répondre dans une troisième partie. Pour ce faire, il convient d’abord de rappeler brièvement la situation dramatique qui précède l’hymne à Dionysos et celle qui lui fait suite. La séquence dramatique qui le précède est le cinquième épisode (v. 988-1114). Il comprend deux scènes. La première (v. 9881090) est celle où le devin Tirésias vient spontanément mettre en garde Créon contre les conséquences de sa décision d’interdire l’enterrement de Polynice. Mais, au lieu d’écouter les avertissements du devin, le roi se met en colère, ce qui entraîne à son tour la colère du devin qui fait de sinistres prédictions sur la famille de Créon avant de s’éloigner. Dans la seconde scène (v. 1091-1114), le chœur resté seul 43 Strabon (10, 3, 10) donne la liste des noms des femmes qui suivent le dieu : B£kcai, LÁna∂ te kaπ Qu√ai kaπ Na…dej kaπ NÚmfai. Il omet les Ménades. 44 Sophocle, Œdipe Roi, v. 213-215.

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avec le roi, dans un dialogue, bref, mais vif, l’invite, malgré ses réticences, à faire marche arrière, à délivrer Antigone de sa prison et à enterrer le mort abandonné. Créon, finalement convaincu par le chœur, donne ordre à tous ses serviteurs de l’accompagner avec des haches. Il se précipite par une des sorties latérales pour délivrer luimême Antigone. C’est après cette sortie précipitée que le chœur entame son hymne à Dionysos. L’effet recherché par Sophocle dans sa longue invocation de Dionysos est d’abord une rupture avec la précipitation du drame. L’ampleur du style lyrique dans le début de l’invocation hymnique contraste avec la nervosité du style parlé dans le dialogue entre le chœur et le roi, et dans l’appel final de Créon à ses serviteurs. Après un moment de tension extrême, Sophocle ménage un moment de respiration dans le drame, et aussi un moment apparent d’évasion pour l’imagination du spectateur. C’est en ce sens qu’on peut dire que cet hymne est en son début, par l’évocation particulièrement longue et parfois pittoresque des différents lieux du monde où Dionysos est adoré, une invitation au voyage pour le spectateur. La volonté de Sophocle de produire cet effet d’évasion et de rupture par rapport au drame qui précède me paraît manifeste par le choix du premier lieu évoqué : il se trouve être, en fait, le plus éloigné, l’Italie (v. 1119). Le spectateur est brusquement transporté le plus loin possible du lieu du drame, sans percevoir au départ le lien entre cet hymne et le drame. Mais cette rupture avec l’action, comme cela est souvent le cas dans les stasima de Sophocle, n’est qu’apparente45. On revient déjà à la fin de chacune des deux invitations au voyage contenues dans chacune des deux premières strophe et antistrophe à Thèbes, le lieu de la tragédie, mais ce n’est pas encore le retour au drame. Car, les deux fois, Thèbes est évoquée par des lieux familiers, loin des bruits et des cris de la tragédie. Ce n’est qu’à partir de la prière introduite par kaπ nàn que l’on revient à l’actualité du drame. La prière fait référence, comme on l’a vu dans l’analyse de l’hymne, aux paroles mêmes que Tirésias avait adressées à Créon dans la séquence dramatique précédente. C’est donc bien la situation dramatique qui justifie fondamentalement le chant du chœur. Il n’y a donc rien d’artificiel dans cet hymne à Dionysos. Par sa prière, le chœur veut contribuer à la réussite de l’action entreprise par le roi pour effacer toute souillure. 45 Voir J. Jouanna, « Lyrisme et drame. Le chœur dans l’Antigone de Sophocle », dans J. Leclant et J. Jouanna (éd.), Le théâtre grec antique : la tragédie, Paris, 1998, p. 101-128 (p. 121 sqq.).

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Mais il faut reconnaître que cette référence à la situation dramatique dans l’hymne est minimale. Car le second hymne qui vient clore et renforcer le premier ne fait plus expressément la moindre référence à la situation dramatique. Le spectateur est invité dans la nouvelle évocation à un nouveau voyage, moins terrestre, plus aérien. L’imagination du spectateur s’envole à nouveau, mais plus loin encore, jusqu’aux astres qui soufflent le feu. Et dans l’ensemble de ce second hymne, il est fait allusion surtout à la danse : le dieu mène la danse des astres ; les compagnes du dieu dansent dans la frénésie pour célébrer le dieu ; le chœur lui aussi danse, à l’imitation des Ménades. Et le spectateur est emporté dans ce tourbillon dionysiaque. Il attend, lui aussi, l’apparition du dieu qualifié pour finir de tam∂aj, de « dispensateur ». Pourquoi ce dernier mouvement de l’hymne ? Quelle est sa fonction ? Disons tout d’abord que l’hymne dans son ensemble a une fonction dramatique négative. Comme tout stasimon, il se déroule dans l’espace visible, alors que l’action continue à se dérouler dans l’espace virtuel. Créon est censé aller, suivant les conseils du chœur, enterrer Polynice et délivrer Antigone. Et l’on attend son retour. Or, tout a été fait dans la fin de l’hymne pour qu’une atmosphère de confiance et d’espoir, sinon de joie, endorme l’angoisse qui tenait le spectateur au moment du départ de Créon et éveille l’illusion d’une heureuse issue possible. C’est une façon, un peu perfide, de redonner espoir pour faire replonger ensuite le spectateur plus brutalement dans le drame en suscitant, après l’illusion, la consternation. Il y a bien une arrivée qui correspond à la prière du chœur. Mais celui qui vient n’est pas un dieu salvateur de la cité, mais un homme dissertant sur le règne du hasard et l’instabilité de la condition humaine avant d’annoncer le malheur de Créon. Dès lors, la fin de l’hymne où le chœur aspire à l’épiphanie du dieu se charge, après coup, d’ironie tragique. La prière semble avoir provoqué une épiphanie, mais une épiphanie contre l’attente46. En 46 Pour une épiphanie contre l’attente après un hymne du chœur, on compare à juste titre Ajax, v. 693 sqq. : après le stasimon (v. 693-717) où le chœur dans sa fausse joie appelle à danser Pan et Apollon, survient un messager (v. 719 sqq.) porteur de mauvaises nouvelles ramenant le chœur à la réalité. Toutefois, on assimile trop facilement les deux hymnes (par exemple J.C. Kamerbeek, Antigone, Leiden, 1978, p. 25 et 186). L’état d’esprit du chœur n’est pas totalement comparable : la jubilation illusoire du chœur de l’Ajax appelant les divinités à danser pour célébrer la fin supposée d’un drame n’est pas comparable à l’inquiétude du chœur d’Antigone appelant la divinité au secours pour mettre fin à un drame réel, même si la foi dans la puissance de la divinité débouche en définitive sur un espoir joyeux. Voir aussi la mise en garde de K.-D. Dorsh (cité n. 19), p. 76 sq.

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définitive, la prière au dieu, pourtant si longue et si fervente, s’est révélée, au moins en apparence, sans effet. Je dis en apparence car ce qui était la cause première de la maladie de la cité selon le devin Tirésias, à savoir le cadavre non enterré de Polynice, a été supprimée, puisque ce que l’on apprend d’abord de la bouche du messager, c’est que l’enterrement a eu lieu rituellement, après les prières aux dieux, la purification du cadavre par l’eau (v. 1201 loÚsantej ¡gnÕn loutrÒn) et la crémation. Le messager détaille avec précision les différentes étapes du rite, pour bien montrer que tout a été fait dans les règles. Grâce à cette purification rituelle, la cité est vraisemblablement libérée de la maladie générale. Elle est, sans doute sauvée, à la fin de cette journée, de la nouvelle menace, le danger intérieur, comme elle avait été sauvée du danger extérieur la nuit précédente. En ce sens, on peut dire que la prière à Dionysos a été exaucée. Le destin de la cité se sépare de celui de son roi envisagé désormais en tant qu’homme subissant un châtiment exemplaire au sein de sa famille. Mais le chœur dans son appel à Dionysos envisageait un espoir de salut pour l’ensemble de la cité, et donc en premier lieu pour son roi. En ce sens, sa prière n’a pas été suivie d’effet. Que conclure face à cet échec de l’hymne et des prières ? Non pas certes l’inutilité des prières aux dieux en général dans un monde où régnerait le hasard. Sophocle, aimé des dieux, auteur d’un péan célèbre à Asclépios, le dieu guérisseur dont il favorisa l’introduction du culte à Athènes, ne peut adhérer à une telle philosophie. C’est probablement une façon de dénoncer l’illusion humaine, quand la faute a été commise par l’homme et que le châtiment des dieux est en marche. Dès lors, rien ne peut venir l’entraver, ni l’action des uns pris de repentir, ni la prière des autres pris de sollicitude. Or dans la tragédie d’Antigone, le châtiment était déjà en marche au moment de l’hymne ; il l’était à partir du moment où le roi n’avait pas écouté les conseils du devin Tirésias et que le devin avait annoncé son châtiment. L’instabilité humaine existe, mais contrairement à ce que laisse entendre le messager, elle n’est pas le fruit du hasard et la prévision n’est pas impossible. Le messager n’a pas eu, comme le chœur, le privilège d’entendre le devin Tirésias. Aussi quand le chœur apprend de la bouche du messager la mort d’Hémon, il peut s’exclamer en s’adressant au devin absent (v. 1178) : « O devin, comme tu as réalisé une exacte prophétie ! ». Le chœur prend alors définitivement conscience de la marche des choses. Débarrassé de ses illusions, il peut, lors de l’arrivée de Créon, souligner la propre faute

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du roi (v. 1260 aÙtÕj ¡martèn), et lui dire dans une exclamation parallèle à celle qu’il avait adressée au devin (v. 1270) : « Comme tu sembles avoir vu trop tard où était la justice ! » Dans un tel contexte dramatique, l’hymne à Dionysos ne pouvait pas être suivi d’effet. Il ne devait pas l’être. Ce n’est pas un des moindres paradoxes de l’art de la tragédie de Sophocle que de donner tant d’ampleur, tant de séduction et tant de ferveur à ce qui est l’hymne le plus achevé de tout son théâtre conservé, et de placer cet hymne dans une situation dramatique telle que le dieu doit rester silencieux. Le dieu n’apparaît pas, mais ce qui apparaît, au travers de l’arrivée du messager, c’est la réalisation de la punition divine, et par conséquent l’épiphanie de la puissance des dieux47. L’ironie tragique de la fin de l’hymne peut donc s’interpréter à deux niveaux : soit de façon superficielle, comme l’apparition dérisoire d’un homme, le messager, à la place de l’apparition d’un dieu, une apparition à contretemps comme nous l’avons déjà dit, soit de façon plus profonde comme l’épiphanie de la puissance divine à travers l’annonce du châtiment d’un homme qui, pour avoir commis des fautes à l’égard des dieux, tombe du bonheur dans le malheur, malgré un remords trop tardif. Et en définitive, la fin de l’hymne qui se termine par tÕn tam∂an ”Iakcon « Iacchos le dispensateur » laisse en blanc ce que Iacchos dispense48. Rien ou tout ? Rien et tout ? Le silence de Sophocle, analogue à celui de Iacchos, laisse au spectateur la liberté de découvrir et de prendre conscience.

47 Ce n’est pas pour autant une vengeance du seul Dionysos. Certains érudits ont vu dans la violence de l’exodos l’épiphanie de Dionysos ; voir par exemple A. Bierl, « Was hat die Tragödie mit Dionysos zu tun ? Rolle und Funktion des Dionysos am Beispiel der ‘Antigone’ des Sophokles », Würzburger Jahrbücher für die Altertumswissenschaft, N F 15, 1989, p. 4358 (p. 52-55). Mais il est abusif de parler de « l’Hybris de Créon contre Dionysos qui a été purifiée et expiée par la perte de sa femme et de son fils » (p. 52) ; cf. Id., Dionysos und die griechische Tragödie, dans Classica Monacensia, 1, 1991, p.128. À aucun moment dans la tragédie, les fautes de Créon contre les dieux ne sont mises en rapport direct avec Dionysos. 48 Le substantif appliqué à une divinité est généralement suivi d’un génitif précisant ce qu’elle distribue ; voir Pindare, Olympiques 13, 7 (à propos d’Eunomie, Justice et Paix) tam∂ai ¢ndr£si ploÚtou. Ce que le chœur attend de Iacchos est quelque chose d’équivalent, le salut et la prospérité ; cf. l’invocation à Iacchos/Dionysos Semelˇϊ ' ”Iakce ploutodÒta « Iacchos fils de Sémèlè, dispensateur de richesse » (conservée par une scholie à Grenouilles, v. 479).

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LAUSCHERSZENE E FORME INNICHE Paola Cassella

Nel cominciare questa breve trattazione vorrei fare riferimento a una messa in scena dell’Edipo a Colono curata da Mario Martone nella scorsa stagione teatrale; la soluzione registica adottata era di coinvolgere completamente il pubblico nello spettacolo, rendendolo non spettatore ma attore, anzi coro partecipe dell’azione scenica. L’effetto conseguito dal regista era di far sentire ogni spettatore, suo malgrado o con suo diletto, un elemento importante dello spettacolo, al quale gli attori si rivolgevano nel pronunciare una ˛Ásij o nel disputare un ¢gèn. Cito Martone: « Il teatro rischia di diventare noioso, inutile e direi anche volgare, quando manca l’elemento della partecipazione: parlo del rapporto tra quello che succede in scena e gli spettatori. Al centro, dovrebbe esserci sempre l’idea che in un luogo si raccolgono delle persone – alcune reciteranno, altre vedranno e ascolteranno – ma che comunque tutte queste persone sono insieme: questo è il teatro nella tragedia greca, questo è Shakespeare, questo è il teatro elisabettiano, questo è anche il nostro melodramma »1. La scelta del regista napoletano è stata tanto più ardita se si pensa che il coinvolgimento del pubblico è una tecnica sconosciuta alla tragedia antica, ma non alla commedia: nella sequenza iniziale dei Cavalieri (vv. 36 sgg.) il pubblico è chiamato in causa per esprimere con cenni di assenso il suo parere favorevole all’azione scenica cui sta assistendo2. Così negli Acarnesi il Coro si rivolge agli spettatori chiedendo: « chi di voi sa dov’è finito quello che porta la tregua? (scil. Diceopoli) » (v. 206). Nel corso di questa relazione mi concentrerò in particolare su tre commedie aristofanee: Acarnesi, Tesmoforiazuse e Rane, nelle quali è possibile riscontrare un motivo comune, che Eduard Fraenkel ha deno1 Da un’intervista a Luciana Sica pubblicata sul quotidiano La Repubblica del 30.09.2004, p. 48. 2 Cfr. su questo Angela M. Andrisano, « Aristoph. Eq. 37 ss. (Una preghiera al pubblico) », Museum Criticum, 32-35, 1997-2000, p. 77-88 e, più in generale, P. Thiercy, « Le rôle du public dans la comédie d’Aristophane », Dioniso, 57, 1987, p. 169-185.

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minato Lauscherszene3, e che vorrei mettere in relazione agli inni presenti in queste commedie4. La Lauscherszene, o scena di “spionaggio”, si verifica quando il o i personaggi che sono impegnati nell’azione scenica, al sopraggiungere di un nuovo personaggio, si pongono in disparte per osservare e ascoltare quanto accadrà. Così negli Acarnesi, al termine della parodo, al richiamo di Diceopoli – « silenzio, silenzio » (eÙfhme√te, eÙfhme√te, v. 237) – il coro dei vecchi carbonai di Acarne, che sta cercando Diceopoli per punirlo di aver stipulato una tregua personale con gli Spartani, si nasconde per vedere chi sta entrando. Ach. 238-240: CO. s√ga p©j. ºkoÚsat', ¥ndrej, «ra tÁj eÙfhm∂aj; oátoj aÙtÒj œstin Ön zhtoàmen. ¢ll¦ deàro p©j œkpodèn: qÚswn g¦r ¡n¾r, æj ⁄oik', œx◊rcetai5.

Subito dopo, assistiamo a una processione costituita da Diceopoli, sua figlia, un servo e una canefora e ai vv. 262-279 il protagonista intona un inno a Falete. Nelle Tesmoforiazuse Euripide e il Parente si occultano quando entra Agatone preceduto da un servo, che intima il silenzio (v. 39: « tacciano tutti ») e che preannuncia il canto di Agatone, un inno ad Apollo, Artemide e Latona (vv. 103-129). Thesm. 36-38 EU. ¢ll' œkpodën ptˇxwmen, æj œx◊rcetai qer£pwn tij aÙtoà pàr ⁄cwn kaπ murr∂naj, proqusÒmenoj, ⁄oike, tÁj poˇsewj6.

Infine, nelle Rane, Dioniso e il servo Santia, udendo un suono di flauti, si mettono in disparte per osservare l’ingresso del Coro che canta un inno a Iacco (vv. 323-353; 397-413) e a Demetra (vv. 385-393). Ran. 312-315 DI. oátoj. XAN. t∂ œstin; DI. oÙ katˇkousaj; XAN. t∂noj; DI. aÙlîn pnoÁj. XAN. ⁄gwge, kaπ d®dwn g◊ me aÜra tij e≥s◊pneuse mustikwt£th. ¢ll' ºremeπ ptˇxantej ¢kroasèmeqa. [...] Kamoπ dokoàsin. ºsuc∂an to∂nun b◊ltistÒn œsti, æj ¨n e≥dîmen safîj7. 3 E. Fraenkel, Beobachtungen zu Aristophanes, Roma, 1962, p. 22 sgg. 4 Cfr. F. Conti Bizzarro, « Sull’impiego di forme inniche nella commedia greca », in

E. García Novo-I. Rodríguez Alfageme (edd.), Dramaturgia y puesta en escena en el teatro griego, Madrid, 1998, p. 251-258. 5 Corifeo: « Tutti zitti. Sentito, amici: ordina devozione! È proprio lui quello che cerchiamo. Via di qua, tutti. Sta uscendo per il sacrificio, l’amico: non sbaglio » (trad. di B. Marzullo, Aristofane, Le Commedie, Roma, 2003). 6 Euripide: « Dài, acquattiamoci qui dietro: sta uscendo un servitore. Porta fuoco e mirto: dovrà fare un sacrificio, che gli riesca la tragedia ». 7 Dioniso: « Amico! ». Santia: « Che c’è? » Dioniso: « Non hai sentito? » Santia: « Cosa? » Dioniso: « Uno zufolìo di flauti ». Santia: « Hai ragione: anche una zaffata di

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LAUSCHERSZENE E FORME INNICHE

Friedrich Leo, seguito da Fraenkel, ha osservato che questo motivo era stato impiegato da Eschilo nelle Coefore ai vv. 20 sg., dove Oreste, rivolgendosi a Pilade – siamo al termine del prologo – dice: « Pilade, fermiamoci in disparte, perché io sappia chiaramente che cos’è questa supplice processione di donne » (Pul£dh, staqîmen œkpodèn, æj ¨n safîj / m£qw gunaikîn ¼tij ¼de prostropˇ). Segue la parodo con l’ingresso e il canto delle donne che, insieme ad Elettra, recano libagioni sulla tomba di Agamennone. In un contesto simile, e forse pensando al luogo eschileo, Euripide aveva ripreso il motivo nell’Elettra, collocandolo nella stessa posizione scelta dal suo immediato predecessore, vale a dire la fine del prologo. Oreste dice al suo amico Pilade, personaggio muto: ¢ll', e≥sorî g¦r tˇnde prospÒlwn tin£,/phga√on ¥cqoj œn kekarm◊nJ k£rv /f◊rousan, Œzèmesqa k¢kpuqèmeqa / doÚlhj gunaikÒj, ½n ti dexèmesq '⁄poj/ œf'oƒsi, Pul£dh, tˇnd'¢f∂gmeqa cqÒna8 (vv. 107-111). Qui inizia la parodo commatica cantata da Elettra insieme al Coro e incentrata su due temi principali: la morte cruenta di Agamennone e l’infelicità della sorte della stessa Elettra. Siamo ancora alla fine del prologo nell’Edipo a Colono, dove ricompare la Lauscherszene. Antigone, che accompagna il vecchio Edipo nelle sue peregrinazioni, dice al padre: S∂ga. PoreÚontai g¦r o∑de dˇ tinej / crÒnJ palaio∂, sÁj Ÿdraj œp∂skopoi./ OI. Sigˇsoma∂ te kaπ sÚ m'œx Ðdoà pÒda / krÚyon kat'¥lsoj, tînd'Ÿwj ¨n œkm£qw / t∂naj lÒgouj œroàsin. œn g¦r tù maqe√n / ⁄nestin hØl£beia tîn poioum◊nwn9 (vv. 111-116). Da questo breve excursus risaltano alcuni elementi comuni presenti nell’impiego del motivo della Lauscherszene nella tragedia (adotto il termine tedesco perché la traduzione italiana di “scena di spionaggio” risulta alquanto inadeguata): anzitutto, essa interviene a chiudere una sezione (il prologo) e aprirne un’altra (la parodo), e questo significa che, per il pubblico che assiste alla rappresentazione, la Lauscherszene serve a marcare un cambio scenico, con nuovi personaggi che entrano e una nuova situazione che si verifica nell’azione drammatica. Dunque, è una tecnica usata dal poeta per creare aspettativa negli spettatori e tener desta la loro attenzione su fiaccole mi è arrivata, misticissima ». Dioniso: « Acquattiamoci, zitti: stiamo a sentire [...] Sembra pure a me. Per sapere tutto, l’unica è starsene fermi ». 8 « Ma ecco che viene una serva che porta un carico d’acqua sulla testa rasata. Sediamoci e informiamoci da lei, Pilade, sulle persone per le quali siamo venuti in questa terra ». 9 « Taci. Si stanno avvicinando dei vecchi, a esplorare il posto dove sei ». Edipo: « Tacerò, ma tu portami via dalla strada, nascondimi nel bosco, almeno finché avrò sentito le loro parole. Nella conoscenza sta la facoltà di agire prudentemente »

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quanto accadrà. In secondo luogo, la finalità per la quale i personaggi recitanti si nascondono al sopraggiungere del Coro o di un nuovo personaggio è l’acquisizione di un sapere maggiore sulla circostanza che in quel momento si sta svolgendo in scena e che essi stanno vivendo. Perciò, è uno dei pochi momenti teatrali in cui i personaggi, o almeno una parte di essi, si pongono al livello del pubblico, anzi diventano essi stessi pubblico che assiste alla rappresentazione. Infine, si può ancora osservare come i tre tragici siano attenti a collocare la scena di spionaggio immediatamente prima di un momento solenne quale è quello della parodo. Torniamo ora alla commedia e vediamo se questi “parametri” che abbiamo individuato vengano rispettati10. Anzitutto, delle notazioni cronologiche. L’Orestea fu rappresentata nel 458, quindi la scena delle Coefore ha costituito il modello originario per le successive Lauscherszenen; vent’anni più tardi (438) appare il Telefo di Euripide, imitato e parodiato negli Acarnesi (425) e nelle Tesmoforiazuse (411). Nel mezzo, si colloca l’Elettra di Euripide (forse 413) e qualche anno dopo, alle Lenee del 405, vengono rappresentate le Rane. Ultimo è l’Edipo a Colono, del 401. Ne consegue che negli Acarnesi Aristofane conosceva, oltre naturalmente al Telefo, anche le Coefore, mentre nelle Tesmoforiazuse e nelle Rane può aver avuto presente, per le scene di spionaggio, il modello euripideo dell’Elettra, oltre a quello eschileo. Il nostro motivo comunque, anche nella commedia, interviene a segnalare un cambio di situazione sulla scena, ma ancora più notevole è il fatto che la Lauscherszene viene impiegata in tutti e tre i casi ad introdurre una sezione innica, diversamente organizzata nelle tre commedie che stiamo esaminando. Se infatti negli Acarnesi è il Coro a nascondersi per assistere alla processione e all’inno di Diceopoli, nelle Rane avviene il contrario, poiché i due personaggi di Dioniso e Santia ascoltano l’inno del Coro degli iniziati, e nelle Tesmoforiazuse questa tecnica subisce ancora una variante: Euripide e il Parente si mettono da parte al sopraggiungere del servo di Agatone e poi del poeta stesso. Questa diversità nel concepimento e nella realizzazione di scene simili nasconde, a mio giudizio, una unità di intenti nella destinazione dei tre inni in questione. Non vi è dubbio che dietro i due personaggi che si occultano (Euripide e il Parente oppure Dioniso e Santia) vi sia il modello rappresentato da Oreste e 10 Sulla Lauscherszene nelle commedie di Aristofane cfr. J. Jouanna, « Structures scéniques et personnages : essai de comparaison entre les Acharniens et les Thesmophories », in P. Thiercy et M. Menu (edd.), Aristophane : la langue, la scène, la cité. Actes du colloque de Toulouse, 17-19 mars 1994, Bari, 1997, p. 253-268.

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Pilade, ma allora come mai, nella prima delle commedie che presentano il motivo tematico della Lauscherszene, Aristofane ha scelto di far nascondere un intero coro, non due soli personaggi, come il suo modello gli suggeriva? È naturale che un poeta segua la sua personale libertà di ispirazione, anche rispetto ai suoi modelli, ma in questo caso esiste, a mio modo di vedere, una motivazione più profonda, che va ricercata nel contenuto dell’inno degli Acarnesi. Qui il motivo centrale è la tregua ottenuta da Diceopoli con gli Spartani, e tutti i benefici che la pace porta con sé. Ancor prima che l’inno cominci, infatti, Diceopoli prorompe in una esclamazione di ringraziamento a Dioniso: « Che bellezza, signore Dioniso, offrirti per ringraziamento processione e sacrificio, con tutti i miei: celebrare felicemente le Dionisie campestri, ormai liberato dalla guerra, beneficato dalla tregua di trent’anni » (vv. 247-252, trad. B. Marzullo)11. Lo stesso concetto, espresso quasi con le medesime parole, viene ripreso nella prima strofe dell’inno: spond¦j pohs£menoj œmau/tù, pragm£twn te kaπ macîn / kaπ Lam£cwn ¢pallage∂j (vv. 268-270). Nella strofe successiva, Diceopoli si abbandona alla celebrazione delle gioie sessuali in quanto esplosione di forze vitali, altrimenti proibita in tempo di guerra: « Com’è più dolce, Falete, o Falete, trovare una tenera boscaiola mentre ruba legna dal Felleo, la schiava tracia di Strimodoro afferrarla alla vita, sollevarla, buttarla a terra, coglierne il fiore12 » (vv. 271-275). L’ultima strofe è invece un’esortazione alla pace, prescritta, come ha riconosciuto Fraenkel, come una vera e propria terapia medica: una tazza di pace al mattino e « lo scudo resterà appeso al chiodo » (v. 279). Ora, se Diceopoli parla a nome dello stesso Aristofane, possiamo ragionevolmente immaginare che il Coro rappresenti il punto di vista degli spettatori Ateniesi, o almeno di una parte di essi13. Perciò, quando il Coro si nasconde per ascoltare l’inno di Diceopoli, la Lauscherszene ha la funzione di contrapporre le due opposte posizioni sul problema della 11 Kaπ m‹n kalÒn g '⁄st', ð DiÒnuse d◊spota,/kecarism◊nwj soi tˇnde t¾n pomp¾n œm‹/ p◊myanta kaπ qÚsanta met¦ tîn o≥ketîn/¢gage√n tuchrîj t¦ kat '¢groÝj DionÚsia,/ strati©j ¢pallacq◊nta t¦j spond¦j d◊ moi/kalîj xunenegke√n t¦j triakontoÚtidaj. 12 Pollù g¦r œsq ' ¼dion, ð FalÁj FalÁj,/kl◊ptousan eØrÒnq ' ærik¾n ØlhfÒron,/t¾n Strumodèrou qr´ttan œk toà Fell◊wj,/m◊shn labÒnt', ¥ranta, kata/balÒnta katagigart∂sai. 13 Questa è l’opinione di P. Thiercy, che ha tentato di ricostruire l’atteggiamento del pubblico di Aristofane desumendolo dalle commedie stesse. Negli Acarnesi egli vede un’alleanza tra Coro e pubblico, che si stabilisce fin dai primi versi della parodo, quando il Coro interpella gli spettatori per sapere dove sia andato Diceopoli. Cfr. Thiercy, « Le rôle du public... », p. 169-185.

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guerra: quella pacifista del poeta e quella filo-bellica del suo pubblico. Al contempo, però, Aristofane lancia agli spettatori un forte messaggio di pace attraverso l’inno del suo protagonista, poiché sceglie di collocare questa preghiera in una posizione di grande rilievo: è infatti innegabile che il momento abbia una certa solennità, come era nel modello tragico, dove la Lauscherszene preludeva all’ingresso del Coro in teatro. Inoltre, l’adozione di questa tecnica consente all’autore di creare aspettativa e dirigere l’attenzione dell’uditorio su quanto sta per accadere. Dunque, la scelta di nascondere il Coro è voluta, sia per porre Coro e pubblico sullo stesso piano e accomunarli nella stessa ideologia, che per creare in entrambi un forte impatto emotivo con il messaggio di cui l’inno si fa portatore. La scena delle Tesmoforiazuse con Agatone presenta alcune somiglianze con la scena parallela tra Euripide e Diceopoli negli Acarnesi (vv. 392-479). In entrambi i casi vi è un servo che funge da mediatore così come in entrambi i casi il poeta tragico (Euripide e Agatone) viene “interrotto” dal protagonista nell’atto della creazione (Ach. 398400; Thesm. 40-42). Qui si concentra l’essenza delle due scene: se negli Acarnesi la critica letteraria di Aristofane al suo contemporaneo Euripide risulta dal dialogo con Diceopoli, che accusa il tragediografo di creare personaggi cenciosi e sciancati, nelle Tesmoforiazuse invece la parodia è sottintesa ed emerge dall’inno stesso di Agatone, come ha brillantemente dimostrato Rau14. La critica al poeta è condotta sul piano musicale e linguistico: l’effeminatezza di Agatone negli atteggiamenti e nel modo di vestire è specchio di una effeminatezza della sua arte15, se dobbiamo credere alle parole che Agatone stesso 14 P. Rau, Paratragodia, München, 1967, p. 99 sgg. Seguono la linea di Rau anche W. Horn, Gebet und Gebetsparodie in den Komödien des Aristophanes, Nürnberg, 1970, p. 94 sgg. e C. Prato, « La parodia di preghiere, culti e riti nelle Tesmoforiazuse di Aristofane », in Maria Cannatà Fera e Simonetta Grandolini (edd.), Poesia e religione in Grecia. Studi in onore di G. Aurelio Privitera, Napoli, 2000, II, p. 565-570. Di parere opposto, più recentemente, è J.M. Bremer, del quale si possono consultare: « Greek Cultic Poetry: Some Ideas behind a Forthcoming Edition », Mnemosyne, 51, 1998, p. 513-524; « Aristophanes: Maker of Serious Hymnic Poetry? », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 41, 2001, p. 13-23; e soprattutto, W.D. Furley-J.M. Bremer, Greek Hymns, Tübingen, 2001, p. 341-sgg. Di utile consultazione è anche B. Zimmermann, Untersuchungen zur Form und dramatischen Technik der aristophanischen Komödien, Bd. 2: Die anderen lyrischen Partien, Königstein, 1985. Per informazioni bibliografiche sulla preghiera in generale si rimanda senz’altro alla Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998) par les membres du C.A.R.R.A. sous la direction de G. Freyburger et L. Pernot, (« Recherches sur les Rhétoriques Religieuses », 1), Turnhout, 2000. Di questo repertorio bibliografico è in preparazione il secondo volume. 15 Cfr. F. Muecke, « A Portrait of the Artist as a Young Woman », Classical Quarterly, n. s. 32, 1982, p. 41-55.

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pronuncia: œgë d‹ t¾n œsqÁq' ¤ma tÍ gnèmV forî. / cr¾ g¦r poht¾n ¥ndra prÕj t¦ dr£mata / § lÍ poe√n, prÕj taàta toÝj trÒpouj ⁄cein16 (vv. 148-150). In questo troviamo un altro elemento di somiglianza con la scena degli Acarnesi richiamata prima: lì infatti Diceopoli, nel vedere Euripide miseramente vestito, gli chiede: « Ma perché questi stracci, come nelle tragedie? Che miseria di vestito: perciò vengono fuori i pezzenti » (vv. 412-sg.). I due tragediografi vengono identificati anche fisicamente con il loro modo di fare poesia, “vestono”, nel senso più letterale del termine, la loro arte. Perciò, quando Agatone, abbigliato in un certo modo, entra in scena cantando un inno su ritmi musicali percepiti come molli, sensuali, effeminati, l’effetto sul pubblico è di sicura comicità, indipendentemente dal contenuto dell’inno stesso, che in effetti non si discosta molto dalla tradizione17. Questo inno è introdotto dalla Lauscherszene, grazie alla quale i due personaggi di Euripide e del Parente da attori divengono spettatori insieme al pubblico che assiste alla rappresentazione. Credo non sia un caso che la parodia di Agatone sia contenuta in un inno, come non è un caso che questo inno faccia seguito a una scena di spionaggio. Già negli Acarnesi Aristofane si era affidato a questa tecnica per veicolare un importante messaggio di pace; anche qui egli vuole insegnare qualcosa al suo pubblico: voglio dire che la parodia di Agatone non è fine a sé stessa, ma cela la preoccupazione che uomini come lui, con le novità introdotte nella tragedia, possano nuocere gravemente a questa arte grande e seria. Il commediografo sta dunque mettendo in guardia l’uditorio dalle corruzioni a cui la tragedia va incontro, e lo fa adottando di nuovo il Lauschmotiv che crea un’atmosfera di solennità nel corso dell’azione comica e che stempera un po’ l’effetto parodistico. Anche il richiamo al silenzio presente in entrambe le scene di spionaggio, con il suo carattere di ieraticità, conferitogli dal fatto di derivare dalla lingua dell’araldo che in un’assemblea invita al silenzio prima dell’inizio del dibattito18, contribuisce a dare alla scena quel tono di serietà necessario per trasmettere un importante messaggio, pur affidato alla parodia. E ancora una volta troviamo il richiamo al silenzio nell’ultima delle 16 « La veste che indosso è come il mio pensiero. Un autore, è inevitabile, si comporta secondo i drammi che deve scrivere ». 17 Per un’analisi metrica degli inni di Aristofane, cfr. C. Prato, I canti di Aristofane, Roma, 1962 e W. Furley-J.M. Bremer, Greek Hymns, cit. Un accurato commento è fornito da Bernard Laurot nel Corpus de prières grecques et romaines, textes réunis, traduits et commentés par F. Chapot et B. Laurot (« Recherches sur les Rhétoriques Religieuses », 2), Turnhout, 2001, in particolare p. 141 sgg. 18 Cfr. Fraenkel, Beobachtungen… p. 120.

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scene in esame, quella delle Rane (vv. 312-sgg.). Qui Aristofane sembra essere stato più fedele al modello delle Coefore: il Lauschmotiv interviene a separare prologo e parodo, i due personaggi che si nascondono al sopraggiungere del Coro lo fanno « per saperne di più » (come dice Dioniso a Santia) e la processione degli iniziati che cantano e danzano un inno a Iacco può ricordare la processione delle Coefore che portano libagioni alla tomba di Agamennone. Il punto forte di questa scena sono, a mio giudizio, i vv. 354-sgg. che il Corifeo pronuncia tra una prima e una seconda parte dell’inno: qui risiede la motivazione dell’utilizzo della scena di spionaggio, usata per richiamare l’attenzione del pubblico sulle parole del Corifeo: eÙfhme√n cr¾ k¢x∂stasqai to√j ¹met◊roisi coro√sin, Óstij ¥peiroj toiînde lÒgwn À gnèmhn m¾ kaqareÚV, À genna∂wn Ôrgia Mousîn mˇt' Ïsen mˇt 'œcÒreusen, mhd‹ Krat∂nou toà taurof£gou glètthj Bakce√' œtel◊sqh, À bwmolÒcoij ⁄pesin ca∂rei m¾ 'n kairù toàto poioàsin, À st£sin œcqr¦n m¾ katalÚei mhd' eÜkolÒj œsti pol∂taij, ¢ll' ¢nege∂rei kaπ ˛ip∂zei kerdîn ≥d∂wn œpiqumîn, À tÁj pÒlewj ceimazom◊nhj ¥rcwn katadwrodoke√tai, À prod∂dwsin froÚrion À naàj À t¢pÒrrht' ¢pop◊mpei œx A≥g∂nhj Qwruk∂wn ín e≥kostolÒgoj kakoda∂mwn, ¢skèmata kaπ l∂na kaπ p∂ttan diap◊mpwn e≥j 'Ep∂dauron, À crˇmata ta√j tîn ¢ntip£lwn nausπn par◊cein tin¦ pe∂qei, À katatil´ tîn `Ekata∂wn kukl∂oisi coro√sin Øp®dwn, ktl19. Le allusioni, più o meno dirette, ai politici e al malcostume di alcuni di questi (corruzione, interesse personale, disonestà) dovevano essere immediatamente recepite e comprese dal pubblico, al quale Aristofane sta parlando per bocca del Corifeo. Ancora una volta la scena di spionaggio prelude a una sezione “didascalica”, per così dire, che qui nelle Rane è ben individuabile perchè staccata dalla parte corale, mentre negli Acarnesi è costituita dall’inno stesso di Diceopoli, che invita alla pace, e nelle Tesmoforiazuse è celata nella parodia dell’inno di Agatone.

19 « Taccia devoto e ceda innanzi ai nostri cori chiunque ignora il nostro dire o non è puro di pensiero, chi mai ha cantato, mai danzato nelle orge delle nobili Muse, nè fu iniziato ai bacchici misteri della lingua di Cratino, il Taurofago. O si diverte con lazzi volgari, ognora a sproposito, nè pensa a sedare le nemiche fazioni, a fare il bene dei cittadini: le suscita invece e le attizza, col desiderio di personale vantaggio. Oppure, ministro nella città sconvolta, si lascia corrompere, fa arrendere una fortezza o delle navi. O fa il contrabbando, come un miserabile Toricione, gabelliere di vigesime, fa arrivare ad Egina ed Epidauro cuoiame, lino e pece, oppure convince la gente a sborsare denaro per le navi dei nemici, o imbratta le statue di Ecate quando canta nei cori ciclici, [...] » (vv. 354-366, trad. B. Marzullo).

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Diverso è il caso della Commedia Nuova. In Menandro troviamo due occorrenze della scena di spionaggio, e in entrambi i casi essa è posta al termine del I atto, ad annunciare l’ingresso del Coro. Risulta così valorizzata la sua funzione di spartiacque tra due sezioni del dramma, ma il Lauschmotiv perde la sua vera natura, poiché i personaggi non restano sulla scena ad origliare ma vanno via al sopraggiungere del Coro. In Dyscolos, 230-232 Davo esce di scena dicendo: kaπ g¦r prosiÒntaj toÚsde Panist£j tinaj/e≥j tÕn tÒpon deàr' Øpobebregm◊nouj Ðrî/oƒj m¾ 'nocle√n eÜkairon e≈na∂ moi doke√20; similmente, in Epitr., 169-171 uno dei due personaggi (forse Cherestrato e Abrotono, stando alla ricostruzione di Sandbach21) che sono in scena esorta l’altro ad andar via con queste parole: ∏wmen : æj kaπ meirakull∂wn Ôcloj/e≥j tÕn tÒpon tij ⁄rceq 'Øpobebregm◊nwn/ oƒj m¾' nocle√n eÜkairon e≈na∂ moi doke√22. Riassumendo, abbiamo visto come Aristofane, riprendendo una tecnica tragica, l’abbia usata dandole maggior rilievo di quanto la Lauscherszene non avesse nella tragedia. Anzitutto, grazie ad essa il poeta riesce a far assumere ai personaggi e al pubblico un medesimo punto di vista; forte dell’attenzione suscitata nello spettatore, il commediografo crea un’atmosfera di solennità grazie a due espedienti: a) il richiamo al silenzio, eredità della prassi giuridica ateniese e b) il ricorso a una sezione innica. Questa gravitas di tono assunta dalla commedia ha una motivazione nell’intento “didascalico” del poeta che, anche al di fuori della parabasi, vuole rivolgersi direttamente al pubblico per fare in modo che apprenda delle importanti verità: il valore della pace, la pericolosità delle innovazioni che minano l’essenza dell’arte tragica, la corruzione del mondo politico contemporaneo. Arriviamo così alla finalità della conoscenza, che il Lauschmotiv aveva già nella tragedia, rispetto alla quale vi è una sostanziale differenza: lì il sapere riguardava i personaggi, tanto è vero che nelle Coefore la scena di spionaggio prelude all’agnizione di Oreste ed Elettra, nella commedia invece questo sapere riguarda soprattutto il pubblico, che, abbiamo visto, è messo allo stesso livello dei personaggi. È lo spettatore che deve cogliere il messaggio inviatogli dall’autore, ed elaborarlo. In questo senso la commedia ha valorizzato la Lauscherszene, che nella tragedia era solo una tecnica 20 « Ma ecco, vedo arrivare dei seguaci di Pan, tutti ubriachi. Non mi sembra il caso di disturbarli ». 21 Menandri reliquiae selectae, recensuit F.H. Sandbach, Oxonii, 1972. 22 « Andiamocene: viene un gruppo di ragazzini ubriachi che non mi sembra il caso di disturbare ».

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di passaggio da una sezione a un’altra, mentre qui diviene un segnale di innalzamento del tono e di preludio a un insegnamento che l’autore deve trasmettere al suo pubblico. Bibliografia Andrisano Angela M. , « Aristoph. Eq. 37 ss. (Una preghiera al pubblico) », Museum Criticum, 32-35, 1997-2000, p. 77-88. Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998) par les membres du C.A.R.R.A. sous la direction de G. Freyburger et L. Pernot, (« Recherches sur les Rhétoriques Religieuses », 1), Turnhout, 2000. Bremer J.M., « Greek Cultic Poetry: Some Ideas behind a Forthcoming Edition », Mnemosyne, 51, 1998, p. 513-524. - « Aristophanes: Maker of Serious Hymnic Poetry? », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 41, 2001, p. 13-23. Conti Bizzarro F., « Sull’impiego di forme inniche nella commedia greca », dans E. García Novo, I. Rodríguez Alfageme (edd.), Dramaturgia y puesta en escena en el teatro griego, Madrid, 1998, p. 251-258. Corpus de prières grecques et romaines, textes réunis, traduits et commentés par F. Chapot et B. Laurot (« Recherches sur les Rhétoriques Religieuses », 2), Turnhout, 2001. Fraenkel E., Beobachtungen zu Aristophanes, Roma, 1962. Furley W.D., Bremer J.M., Greek Hymns, Tübingen, 2001. Horn W., Gebet und Gebetsparodie in den Komödien des Aristophanes, Nürnberg, 1970. Jouanna J., « Structures scéniques et personnages: essai de comparaison entre les Acharniens et les Thesmophories », dans P. Thiercy et M. Menu (édd.), Aristophane : la langue, la scène, la cité. Actes du colloque de Toulouse, 17-19 mars 1994, Bari, 1997, p. 253-268. Marzullo B., Aristofane, Le Commedie, Roma, 2003. Muecke F., « A Portrait of the Artist as a Young Woman », Classical Quarterly, n. s. 32, 1982, pp. 41-55. Prato C., « La parodia di preghiere, culti e riti nelle di Tesmoforiazuse di Aristofane », dans Maria Cannatà Fera e Simonetta Grandolini (edd.), Poesia e religione in Grecia. Studi in onore di G. Aurelio Privitera, Napoli, 2000, II, p. 565-570. Rau P., Paratragodia, München, 1967. Menandri reliquiae selectae, recensuit F. H. Sandbach, Oxonii, 1972. Thiercy P., « Le rôle du public dans la comédie d’Aristophane », Dioniso, 57, 1987, p. 169185. Zimmermann B., Untersuchungen zur Form und dramatischen Technik der aristophanischen Komödien, Bd. 2: Die anderen lyrischen Partien, Königstein, 1985.

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SI LE PUBLIC EST DÉJÀ CONVAINCU, POURQUOI LA RHÉTORIQUE ? Luigi Spina

Dans le premier des deux traités de rhétorique transmis sous le nom d’Aelius Aristide, le traité sur Le discours politique, récemment édité par Michel Patillon dans la Collection des Universités de France (Paris, 2002), la partie consacrée à l’éloquence encomiastique (§ 160-165, p. 157-159) pose une question qui paraît, de prime abord, terminologique, mais qui a aussi, indissolublement, une incidence sur le contenu (je cite la traduction de M. Patillon) : « L’éloquence encomiastique emprunte ses sujets aux personnes et aux choses qui sont le sujet des louanges, des éloges, des hymnes et de leurs opposés, les blâmes. Les discours élogieux donc portent les noms de louange, d’hymne ou d’éloge. L’hymne s’adresse aux dieux et n’a pas de contraire » (“Umnoj m‹n e≥j qeoÚj, mhd‹n ⁄cwn œnant∂on). Il est vrai, comme le note Patillon lui-même (p. 195, n. 406), que « cette mention spéciale de l’hymne est régulièrement faite par les auteurs de traités de progymnasmata »1. Mais, à mon avis, notre Pseudo-Aristide est le seul auteur grec qui ajoute cette précision que « l’hymne aux dieux n’a pas de contraire ». L’éloge et la louange, par contre, en ont un, au moins un : le blâme. Il peut arriver, nous le savons, que dans les progymnasmata on loue et on blâme le même personnage, Achille par exemple : ainsi chez Libanios2. Mais l’hymne est soumis à deux contraintes : premièrement, il parle seulement des dieux, et, deuxièmement, des dieux on ne peut dire que du bien. C’est le rhéteur latin Emporius, peut-être du IVe siècle après J.-C. (Rhetores Latini Minores, p. 568, 28 ; 570, 1 Halm) qui dit que ce serait un sacrilège de faire un blâme oratoire 1 Les textes cités sont : Aelius Théon, Progymnasmata, 109, 24, p. 74 Patillon ; Ps.Hermogène, Progymnasmata, p. 17, 20-22 Rabe ; Aphthonios, Progymnasmata, p. 21, 8-9 Rabe ; Nicolaos, Progymnasmata, p. 47, 8 et 49, 15 Felten ; Ménandros le Rhéteur, De genere demonstrativo, p. 2-4 Russell-Wilson. 2 Libanios, Laudatio Achillis, VIII, p. 235-243 Förster, Vituperatio Achillis, VIII, p. 282290 Förster.

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des dieux (…quando sacrilegii genus sit in reprehendendis dis exercere facundiam)3. La question qui se pose est donc la suivante : si nous sommes en présence d’un sujet déjà convaincant par lui-même, pourquoi la rhétorique ? Le recours à la rhétorique est-il seulement affaire de lexis, de beau style ? ou bien de heurêsis, de recherche des arguments ? ou encore, de rapport entre l’orateur et son public ? ou s’agit-il, plus malicieusement, d’une tentation totalitaire, pour ainsi dire, de la rhétorique à l’encontre du discours religieux ? ou, simplement, de l’usage de la prose au lieu de la poésie ? À ce propos, je voudrais signaler une faute insidieuse que j’ai lue dans un essai pourtant riche par ailleurs, et que j’aurai occasion de citer encore : l’Introduction aux deux volumes sur les hymnes grecs, par Furley et Bremer4. Les auteurs parlent d’une définition de l’hymne donnée par Denys le Thrace (IIe siècle av. J.-C.) : “Umnoj œstπ po∂hma peri◊con qeîn œgkèmia kaπ ¹rèwn met' eÙcarist∂aj (« L’hymne est un poème contenant des éloges envers les dieux et les héros accompagnés de remerciement »). Or, il ne s’agit pas du texte même de Denys le Thrace, mais des scholia Londinensia à Denys le Thrace (en l’occurrence, des scholies dues à Héliodore, donc datant du VIe siècle ap. J.-C., Grammatici Graeci I/III, p. 451 Hilgard). Héliodore commente l’expression employée par Denys au début de la Tekhnê grammatikê : par¦ poihta√j te kaπ suggrafeàsin (« chez les poètes et les prosateurs ») ; et à ce sujet il dresse un très riche catalogue de genres littéraires, en poésie et en prose, p. 450-452 Hilgard, genres parmi lesquels figure l’hymne, dont j’ai cité la définition (p. 451.6-7) et l’enkômion (p. 451, 8-9), dont la définition est : 'EgkèmiÒn œsti po∂hma À sÚggramma peri◊con ¢nqrèpwn kaπ pÒlewn ⁄painon (« L’éloge est un poème ou un ouvrage en prose contenant la louange d’hommes et de cités »). Donc, au VIe s. ap. J.-C. encore (et non pas au IIe av. J.-C.), nous rencontrons une distinction rigoureuse entre hymne et enkômion, distinction qui se fonde à la fois sur le sujet et sur le style, et ce malgré la production d’hymnes en prose. On sait, par ailleurs, que les commentateurs, obéissant à des motifs didactiques, sont souvent plus conservateurs que les temps dans lesquels ils vivent, ce qui entraîne pour conséquence des contradictions 3 Je remercie beaucoup Laurent Pernot, qui m’a signalé ce précieux témoignage. 4 Greek Hymns. Selected Cult Songs from the Archaic to the Hellenistic period, W.D.

Furley, J.M. Bremer (éd.), Tübingen, 2001, I, p. 9.

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SI LE PUBLIC EST DÉJÀ CONVAINCU, POURQUOI LA RHÉTORIQUE ?

à l’intérieur de leurs raisonnements mêmes. Il suffit de remarquer la présence du mot enkômion dans les deux définitions, à la fois comme terme générique pour l’éloge (des dieux) en poésie et comme dénomination spécifique pour l’éloge (des hommes) en prose, même s’il existe une gradation descendante entre ces trois mots : hymnos, enkômion, epainos. Mais, après cette mise au point, revenons à notre question initiale. Quintilien, le sage maître espagnol de rhétorique, semble pouvoir nous aider. Dans le chapitre 7 du troisième livre de l’Institutio oratoria, il analyse le type de discours (causa) qui se fonde sur l’éloge et le blâme. Il observe que, s’il est vrai que ce genre oratoire semble éloigné de la vie pratique/politique (donc des autres genres oratoires), il est également vrai que la culture romaine l’a utilisé dans les affaires (negotia). Par ailleurs (III, 7, 4), s’il y a des discours ad solam compositas ostentationem, ut laudes deorum (je cite la traduction de J. Cousin : « compositions seulement rédigées en vue de la montre, telle les louanges des dieux »), ceci démontre justement errare eos qui numquam oratorem dicturum nisi de re dubia putaverunt (« l’erreur de ceux pour qui un orateur n’aura jamais à parler que de matières douteuses»). L’exemple qui vient ensuite, et qui est tiré de la culture religieuse romaine, veut être sans réplique : An laudes Capitolini Iovis, perpetua sacri certaminis materia, vel dubiae sunt vel non oratorio genere tractantur? (« Dira-t-on que l’éloge de Jupiter Capitolin5, thème permanent d’un concours sacré, est une matière douteuse, ou n’appartient pas à un genre oratoire ? »). Laurent Pernot, dans son magistral essai sur La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, semble évoquer Quintilien : « Il serait erroné d’opposer rhétorique et religion, comme Animus et Anima. La rhétorique, et plus précisément la topique, n’est pas l’adversaire de la croyance et du sentiment religieux : elle est au

5 Voir Suétone, Divus Domitianus 4, 8 : Instituit et quinquennale certamen Capitolino Ioui triplex, musicum equestre gymnicum […] Certabant enim et prosa oratione Graece Latineque […] (trad. de H. Ailloud : « Il institua également, en l’honneur de Jupiter Capitolin, un concours quinquennal triple, à la fois musical, équestre et gymnique […] À ce concours prenaient part, en effet, même des écrivains de prose grecque ou latine […] ») ; sur l’Agon Capitolinus institué par Domitien, voir I. Lana, « I ludi Capitolini di Domiziano », RFIC, 29, 1951, p. 145-160 (en particulier p. 150, n. 6, pour le témoignage de Quintilien). G. Lafaye, De poetarum et oratorum certaminibus apud veteres, Paris 1883, p. 62-69, 87-90, avait recueilli d’utiles renseignements sur le sujet.

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contraire le cadre qui simultanément exprime et imprime la conception courante, sincère, partagée, de la divinité »6. Certes, dans la « patrie » du C.A.R.R.A., il pourrait sembler risqué de formuler des observations de rhétorique religieuse qui ne soient pas rigoureuses et approfondies. Et pourtant, je souhaite que l’amitié des collègues pardonne mes imprécisions. En donnant ce titre à mon exposé : Si le public est déjà convaincu, pourquoi la rhétorique ?, ai-je commis la même faute que ces gens que Quintilien critiquait ? Ai-je laissé entendre que l’orateur « n’aura jamais à parler que de matières douteuses » ? Ai-je supposé, donc, que la rhétorique est l’art de proposer des solutions aux seules questions douteuses ? Assurément non. Mais la question posée sert, peut-être, à ajouter de nouvelles données aux considérations équilibrées de Quintilien. Relisons donc les passages des traités de rhétorique sur l’hymne. La précision donnée par le Pseudo-Aelius Aristide, duquel nous sommes partis (« L’hymne s’adresse aux dieux et n’a pas de contraire »), a peut-être un but didactique. Dans le cadre des progymnasmata, comme nous le savons, les étudiants pouvaient écrire des éloges et des blâmes sur un même sujet. Il s’agissait là d’un exercice particulièrement efficace pour l’invention (heurêsis). Mais, notre Pseudo-Aristide le rappelle, parmi les éloges, l’éloge qu’on nomme hymne, éloge des dieux, n’a pas de contraire. C’est-à-dire qu’il n’est pas possible que l’on trouve des arguments ou des topoi permettant de blâmer les dieux (avec la permission de Capanée, pourrait-on ajouter…)7. Il s’agit donc d’un exercice qu’on ne peut pas proposer en classe. 6 Voir L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, I, Paris, 1993, p. 238. Dans ce volume, Pernot consacre une partie exhaustive à l’éloge des dieux, p. 82-84 ; 216-238. 7 Voir l’efficace portrait de Capanée dans Dante Alighieri, Inferno, XIV, 68-70 : « Quei fu l’un d’i sette regi / ch’assiser Tebe ; ed ebbe e par ch’elli abbia / Dio in disdegno, e poco par che ‘l pregi ». Pour la description antique de Capanée, voir Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 423-436; aux v. 597-614, Etéocle plaint le sort d’Amphiaraos, le seul homme pieux parmi les Sept, et pourtant destiné à mourir avec des hommes qui, selon la scholie aux vers 602-608 b (II/2, p. 269 Smith), « crient leurs blasphèmes contre les dieux » (kat¦ qeîn bl£sfhma fqeggom◊noij). En effet, le blasphème n’a jamais la structure complexe d’un discours, d’une argumentation, mais, plutôt, celle d’une imprécation, d’une ostentation de pouvoir humain (sur d’autres hommes !), qui se montre à travers les mots proférés contre le(s) dieu(x). Plutarque, De superstitione, 170 D-F, souligne la proximité qui existe entre le superstitieux et l’athée ; il écrit qu’il est aussi sacrilège de mal parler des dieux que d’avoir des pensées mauvaises à leur sujet, et dans un autre passage il dénonce la malignité d’Hérodote, qui « utilise Solon comme porte-parole pour insulter les dieux » (De Herodoti malignitate, 857 F858 A). Par ailleurs, l’auteur de la Tekhnê rhêtorikê attribuée à Denys d’Halicarnasse (Quae exstant, VI = Opuscula, II, p. 322, 6-13 Usener-Radermacher) présente un modèle très clair

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Par ailleurs, si les auteurs auxquels il a été fait allusion plus haut (Aelius Théon, Pseudo-Hermogène, Aphthonios, Nicolaos) donnent uniformément l’équivalence entre hymne et éloge des dieux, il y a deux textes qui disent beaucoup plus : le passage d’Alexandros, fils de Nouménios, perπ ˛htorikîn ¢formîn, ¢pÕ pÒswn de√ qeÕn œpaine√n (Rhetores Graeci, III, p. 4, 16-6, 9 Spengel) et la section sur l’hymne aux dieux chez Ménandros le Rhéteur, De genere demonstrativo (p. 729 Russell-Wilson). Pour ce qui est du texte d’Alexandros, il nous suffit de souligner de brefs passages. Alexandros constate (p. 4, 28-32) ce qui suit : « l’opinion de la majeure partie des hommes sur la divinité est la même, mais ils prêtent aux mêmes dieux des origines qui varient, et aussi des caractères et des noms différents. Ainsi, au sujet de l’origine, il faut citer les légendes existant chez les différents peuples, Grecs et barbares » (perπ g¦r qeoà o≤ ple√stoi tîn ¢nqrèpwn t¾n aÙt¾n dÒxan ⁄cousin, ¢ll¦ tîn aÙtîn qeîn gen◊seij ¥llai kaπ t¦ ⁄qh kaπ t¦ ÑnÒmata di£fora, kaπ d¾ par' Œk£stoij legÒmena, “Ellhs∂ te kaπ barb£roij de√ l◊gein ktl.). Ensuite, Alexandros note qu’il y a aussi des doutes et des contestations autour de certains dieux (p. 5, 3-4 : perπ d‹ tinîn kaπ ¢mfisbhte√tai). Donc, l’hymne comporte un espace de variations et de différences – de doute – dans lequel l’orateur peut insérer sa propre fonction persuasive. Alexandros continue en suggérant les différentes manières possibles de traiter le sujet en tenant compte de ces différences. Mais c’est le texte de Ménandros qui offre les observations les plus intéressantes. Nous pouvons nous fonder sur d’excellentes études consacrées à cet auteur, en plus de l’édition de Donald Russell et Nigel Wilson (Oxford 1981), avec ses très utiles Introduction et Commentaire8. de blasphème, en analysant le début du ‘discours figuré’ d’Agamemnon (Iliade, II 110-141) : le roi, selon le rhéteur, « parle comme s’il se plaignait, et il commence son discours en blâmant Zeus et en blasphémant contre le dieu : ainsi il trompe les auditeurs, qui croient qu’il ne se contrôle plus et que, loin d’user d’un langage précis, il tient ces propos sous l’effet de la passion » (æj g¦r scetli£zwn toÝj lÒgouj poie√tai, kaπ ½rxato ¢pÕ toà m◊mfesqai tÕn D∂a kaπ blasfhme√n e≥j tÕn qeÒn: oÛtwj ⁄kleyen tÕn ¢kroatˇn. O≤ g¦r ¢koÚontej o∏ontai aÙtÕn ØpÕ ¢kras∂aj oÙk ¢kribe√ lÒgJ crèmenon ¢ll¦ p£qei taàta diexi◊nai) ». Je remercie Philippe Hoffmann, qui a attiré mon attention, pendant la discussion suivant mon exposé, sur l’intérêt que présente la question du blasphème. 8 Voir D.A. Russell, « Aristides and the Prose Hymn », dans D.A. Russell (éd.), Antonine Literature, Oxford, 1990, p. 199-219 ; R. Velardi, « Le origini dell’inno in prosa tra V e IV secolo a.C. Menandro Retore e Platone », dans A.C. Cassio, G. Cerri (éd.), L’inno tra rituale e letteratura nel mondo antico, A.I.O.N. (fil.-lett.), 13, Naples, 1991, p. 205-231 ; J.M. Bremer, « Menander Rhetor on Hymns », dans J.G.J. Abbenes, S.R. Slings, I. Sluiter

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Ménandros met en évidence, dans plusieurs passages, les nuances que l’hymne implique par rapport à la canonique tripartition aristotélicienne locuteur – message – auditeur (Aristote, Rhétorique, I, 3, 1358 a 36-1358 b 2, passage très fameux : « Les genres oratoires sont au nombre de trois ; car il n’y a que trois sortes d’auditeurs. Trois éléments constitutifs sont à distinguer pour tout discours : celui qui parle, le sujet sur lequel il parle, celui à qui il parle ; c’est à ce dernier, j’entends l’auditeur, que se rapporte la fin », trad. de M. Dufour). Dans les essais mentionnés tout à l’heure, on parle souvent de « destinataire », mais il faut bien voir que le destinataire d’un hymne est double : il comprend à la fois le dieu et le public des auditeurs. Car l’adresse au dieu n’est pas une figure rhétorique. On n’imagine pas – par convention – que le dieu est présent et écoute les mots de l’orateur : il faut que le dieu écoute, surtout si une prière intervient après les éloges – mais, encore une fois, parler de prière aux chercheurs du C.A.R.R.A, c’est… un vase à Samos. Donc, le dieu écoute, et le public, les auditeurs écoutent aussi. Il faut que l’orateur, dans le contexte de la cérémonie publique, mesure constamment cette tension. Il n’est pas question de formuler une critique ironique, à la Socrate, en disant qu’il n’est pas difficile de louer un dieu devant le dieu9, car la référence au dieu comme destinataire est la condition nécessaire de l’hymne. Par ailleurs, il faut louer le dieu, nécessairement, devant un public. Le cas d’un hymne prononcé par un locuteur solitaire n’est pas prévu, sauf dans l’épopée, peut-être. Mais là, dans l’épopée, le locuteur n’est solitaire que par convention, dans le texte, car en vérité il y a le public des auditeurs de l’aède. La culture d’assemblée d’un public religieux a ses règles non écrites, qui sont tout à fait inspirées par la rhétorique, même si c’est Platon qui a été le premier à donner des exemples d’hymnes en prose. Le « pacte épidictique » – pour faire écho à une expression célèbre de Philippe Lejeune, dont tout le monde connaît le « pacte auto(éd.), Greek Literary Theory after Aristotle, a collection of papers in honour of D.M. Schenkeveld, Amsterdam, 1995, p. 259-274 ; W.D. Furley, J.M. Bremer, Greek Hymns…, I, p. 1-64 ; voir aussi G. La Bua, L’inno nella letteratura poetica latina, San Severo, 1999, qui fournit – p. 7-61 – une utile mise au point sur la terminologie ancienne et sur la tradition rhétorique. 9 Platon, Ménexène, 235 d. Voir L. Spina, « Non è difficile fare l’elogio degli Ateniesi ad Atene… », dans L. Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric, II, Bologna, 1999, p. 121132 ; voir aussi R. Clavaud, Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps, Paris, 1980, p. 17-21, 86-88, 247 ; S. Tsitsidiris, Platons Menexenos : Einleitung, Text und Kommentar, Stuttgart-Leipzig, 1998, p. 34-37, 161.

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biographique » –, le pacte épidictique, donc, implique que le public des auditeurs ait conscience de la nature particulière de son propre rôle. Ce public épidictique sait que, vis-à-vis de l’orateur, il n’a pas le même rôle actif, décisionnel, que le public de l’assemblée politique ou judiciaire. Il a un rôle, pour ainsi dire, couvrant la longue durée, comme en témoigne la précision d’Aristote relative aux temps (les khronoi) du discours épidictique : le genre épidictique vise le présent, oui, mais il vise le passé aussi, comme le discours judiciaire, et encore le futur, comme le discours délibératif. L’auditeur qui écoute un hymne fait partie, au présent, d’un auditoire « diachronique » : son rôle n’est pas contingent, il ne se réduit pas à sa présence circonstancielle, il s’insère dans la présence, peut-on dire, d’autres publics, ceux des occasions passées et peut-être ceux des occasions ultérieures. De surcroît, l’auditeur est un élément d’une communication triangulaire : il s’insère dans la communication entre l’orateur et le(s) dieu(x). Furley et Bremer, dans leur Introduction, citée plus haut, aux volumes sur les hymnes grecs, le soulignent clairement, en écrivant (p. 5) : « The hymn is communication within the community and with the god(s) addressed » ; plus loin, ils citent aussi (p. 59) l’essai de Danielewicz sur la morphologie de l’hymne, texte datant de 1974, écrit en polonais, avec un résumé en anglais. Le public partage avec l’orateur une opinion commune, largement diffusée, et des renseignements bien connus sur le dieu, mais il ne sait pas encore de quelle façon l’orateur en parlera, quelles nouvelles données il va ajouter. C’est la tekhnê particulière mise en œuvre par l’orateur qui guidera le public et lui fera revisiter la physis, le genos, la dynamis du dieu. Il n’y aura donc pas d’expressions formulaires, de répétitions, comme il y en a, par exemple, dans la prière chrétienne : tout orateur va choisir le kairos et le prepon qui feront de son hymne un éloge singulier10. Cette situation est particulièrement évidente dans l’hymne appelé fictif (peplasmenos) dont nous parle Ménandros (I, p. 21-24 RussellWilson) : on y fera l’éloge de dieux peu connus ou de dieux fictifs, pour ainsi dire, comme l’Éros de Platon. 10 Ceci est la différence la plus évidente entre cette typologie hymnologique et les hymnes homériques, dont on a récemment analysé la situation et le contexte d’énonciation (sans s’occuper, pourtant, du public de l’hymne) : voir M. Capponi, « Fins d’hymnes et sphragis énonciatives », QUCC, 75, 2003, p. 9-35.

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Ménandros évoque aussi une expérience personnelle (p. 22), dans un passage très obscur, dont je voudrais proposer une interprétation : ¼dh kaπ ¹me√j tÕn LÒgon DiÕj ¢delfÕn ¢nepl£samen, æj œn ºqikÍ sunÒyei (« moi-même, j’ai imaginé le Discours en tant que frère de Zeus, en envisageant une comparaison de leurs caractères à tous deux »). Notre interprétation se sépare de celle de Russell et Wilson, qui traduisent ainsi (p. 23) : « I myself have invented Logos as a brother of Zeus as in a Summary of Ethics (?) ». En commentaire, ils donnent l’explication suivante (p. 241) : « Obscure. Jacobs’s sun£yei (« connection » ?) is more obscure still. ‘As in Ethical Summary’ reads like an addition to the text rather than the author’s words : if he is simply referring to a work of his own, we do not at all expect æj. The force of the allegorical fantasy also is uncertain. In Stoic thought, the divine Logos may be called Zeus ; human reason too may be thought of as a part of him, as e.g. in Aristides e≥j D∂a 21 (Or. 43). But we can do little more than raise the question what the allegory means and what the ºqik¾ sÚnoyij may be ». À ce sujet, Bremer, dans un article de 1995, après avoir cité les mots de Russell-Wilson, remarque : « But even so it is a telling example of the direction in which Menander wants to stimulate his pupils and his readers »11. Pour ma part, la traduction que j’ai proposée suppose une sorte de comparaison entre le pouvoir de Zeus et celui du Logos, sujet qu’il n’est pas difficile d’imaginer. En outre, il ne faut pas oublier que Ménandros revient, quelques lignes plus loin, sur son hymne peplasmenos, en déclarant qu’il a suivi les règles de composition : ⁄peita d‹ p∂steij lamb£nein ¢pÕ tîn ¢lhqîn, œn oƒj ¨n yeudèmeqa, æj kaπ ¹me√j pepoiˇkamen (« ensuite, dans nos inventions, il faut trouver les preuves argumentatives à partir de la vérité, comme nous l’avons fait nous-même »). L’hymne d’invention doit donc respecter la vérité : l’éloge de la divinité du Logos, par un rhéteur, ne semble pas être trop éloigné de cette règle rhétorique. Par ailleurs il y aurait, sur le terrain à la fois de la théorie et de la pratique de l’hymne « rhétorique », un dernier témoignage à citer, celui d’Aelius Aristide et, en particulier, de son hymne à Sarapis : mais je peux simplement – atekhnôs – renvoyer à l’article de Laurent Pernot dans le présent volume et à la contribution de Johann Goeken, « Teoria e pratica dell’inno in prosa nel discorso In onore di Serapide 11 Voir J.M. Bremer, « Menander Rhetor… », p. 266-267.

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(or. XLV) di Elio Aristide », parue dans les actes du colloque de Naples sur la théorie et la pratique de l’analyse des textes dans l’Antiquité gréco-romaine (mars 2003)12. Donc, pour conclure, voici ce qu’on pourrait répondre à la question posée par notre titre, Si le public est déjà convaincu, pourquoi la rhétorique ? C’est que l’opinion du public sur les dieux – les dieux des traités de rhétorique dont j’ai parlé – n’a rien de transcendant. Il connaît la variété des circonstances, des villes consacrées, des orateurs mêmes. Dans ces conditions, le défi relevé par la rhétorique consiste à offrir au public, grâce à l’êthos et au logos de l’orateur, les arguments les meilleurs sur ces sujets dont il est déjà convaincu. Bibliographie Bremer J.M., « Menander Rhetor on Hymns », dans J. G. J. Abbenes, S. R. Slings, I. Sluiter (éd.), Greek Literary Theory after Aristotle, a collection of papers in honour of D.M. Schenkeveld, Amsterdam, 1995, p. 259-274. Capponi M., « Fins d’hymnes et sphragis énonciatives », QUCC, 75, 2003, p. 9-35. Clavaud R., Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps, Paris, 1980. Greek Hymns. Selected Cult Songs from the Archaic to the Hellenistic period, W.D. Furley, J.M. Bremer (éd.), I-II, Tübingen, 2001. Goeken J., « Teoria e pratica dell’inno in prosa nel discorso In onore di Serapide (or. XLV) di Elio Aristide », dans G. Abbamonte, F. Conti Bizzarro, L. Spina (éd.), L’ultima parola. L’analisi dei testi : teorie e pratiche nell’antichità greca e latina, Naples, 2004, p. 133-146. La Bua G., L’inno nella letteratura poetica latina, San Severo, 1999. Menander Rhetor, edited with translation and commentary by D.A. Russell, N.G. Wilson, Oxford, 1981. Lafaye G., De poetarum et oratorum certaminibus apud veteres, Paris, 1883. Lana I., « I ludi Capitolini di Domiziano », RFIC, 29, 1951, p. 145-160. Pernot L., La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, I-II, Paris, 1993. Pseudo-Aelius Aristide, Arts rhétoriques, I. Le discours politique, texte établi et traduit par M. Patillon, Paris 2002. Russell D.A., « Aristides and the Prose Hymn », dans D.A. Russell (éd.), Antonine Literature, Oxford, 1990, p. 199-219.

12 L’ultima parola. L’analisi dei testi : teorie e pratiche nell’antichità greca e latina, G. Abbamonte, F. Conti Bizzarro, L. Spina (éd.), Naples, 2004, p. 133-146.

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Spina L., « Non è difficile fare l’elogio degli Ateniesi ad Atene … » , dans L. Calboli Montefusco (éd.), Papers on Rhetoric, II, Bologna, 1999, p. 121-132. Tsitsidiris S., Platons Menexenos : Einleitung, Text und Kommentar, Stuttgart-Leipzig, 1998. Velardi R., « Le origini dell’inno in prosa tra V e IV secolo a.C. Menandro Retore e Platone », dans A.C. Cassio, G. Cerri (éd.), L’inno tra rituale e letteratura nel mondo antico, A.I.O.N. (fil.-lett.), 13, Napoli, 1991, p. 205-231.

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L’HYMNE ET SON PUBLIC DANS LES TRAITÉS RHÉTORIQUES DE MÉNANDROS DE LAODICÉE Anne-Marie Favreau-Linder

Très peu d’ouvrages offrent dans l’Antiquité gréco-romaine une théorie littéraire de l’hymne1. Pourtant, l’éloge des dieux ne relève pas seulement d’une pratique religieuse orale et spontanée. Il est généralement prononcé dans des cérémonies officielles par un homme choisi pour ses talents littéraires2 et les hymnes de l’époque archaïque et classique font partie des grands textes étudiés à l’école. L’hymne est longtemps demeuré l’apanage des poètes, mais à partir du IIe siècle de notre ère, les orateurs s’approprient ce genre et l’adaptent à la prose. Le sophiste Aelius Aristide est le premier à donner à l’hymne en prose ses lettres de noblesse et à défendre sa légitimité3. Un siècle plus tard, ce débat entre prose et poésie est dépassé, l’hymne en prose est désormais un genre reconnu et il fait donc l’objet, au même titre que les autres sous-genres de l’éloge, d’une codification et d’un enseignement rhétorique. Deux manuels de rhétorique, conservés sous le nom de Ménandros de Laodicée, sont consacrés entièrement au genre épidictique4. Chacun d’entre eux comprend un chapitre sur l’hymne en prose. Ces deux traités ont vraisemblablement été composés par deux auteurs différents à la fin du IIIe siècle ap. J.-C.5 1 À l’exception des chapitres des deux traités connus sous le nom de Ménandre de Laodicée, seuls Quintilien (III, 7-9) et Alexandre de Nouménios (III, 4, 14 s.) développent succinctement les topoi et la structure de l’éloge des dieux. 2 À l’époque impériale, qui est celle retenue dans notre champ de recherche pour cet article, les hymnodes sont des hommes spécialement affectés à la récitation d’hymnes en l’honneur des dieux ou des empereurs divinisés, cf. S.R.F. Price, Rituals and power. The Roman Imperial Cult in Asia Minor, Cambridge, 1984, p. 117 et inscription n° 697, l. 39, dans G. Petzl, Die Inschriften von Smyrna, II, (I.K., 24, 1), 1987. 3 L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, 1993, p. 642 s. 4 L’édition à laquelle on se réfère est celle de D.A. Russell et N.G. Wilson, Menander Rhetor, Oxford, 1981. 5 Pour la question de l’attribution des traités et leur datation, cf. l’introduction à l’édition de Ménandros, p. XI et XL, ainsi que l’article de L. Pernot, « Les topoi de l’éloge chez Ménandros le rhéteur », REG, 1986, p. 33-35, et F. Gasco, « Menander Rhetor and the Works

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Les deux chapitres ne présentent pas la même approche méthodologique. Le traité de Ménandros I offre un exposé théorique qui tente de définir la tâche de l’orateur qui prononce un hymne en prose par opposition à la pratique de l’hymne poétique. À l’inverse, Ménandros II se propose d’enseigner la composition d’un hymne en prose par l’exemple, en rédigeant de manière plus ou moins complète un hymne en l’honneur d’Apollon Smintheus. Nous nous proposons de mettre en évidence la manière dont ces deux traités prennent en compte le public devant lequel est prononcé l’hymne. Nous nous efforcerons de déterminer quels sont les destinataires de l’hymne en prose, et quelle part leur accorde l’orateur dans son discours. On peut en effet se demander si la relation établie avec le public de l’hymne est du même ordre que pour un autre discours épidictique : s’agit-il de convaincre du bien-fondé de l’éloge du dieu ? Dans quelle mesure l’orateur veut-il créer une communion mystique des esprits et des cœurs dans l’éloge de la divinité ? L’éloge du dieu at-il pour but d’émouvoir et de provoquer un sentiment religieux ? La différence de méthode entre les deux traités quant à la question de l’hymne en prose a pour conséquence que les allusions au public sont moins fréquentes et plus abstraites dans le chapitre de Ménandros I, tandis qu’elles consistent en apostrophes directes dans les parties du discours de Ménandros II consacrées à la rédaction de l’hymne. On examinera tour à tour le traitement du public dans ces deux traités. Le chapitre de Ménandros I : l’hymne en prose, un genre problématique Ménandros I se propose d’éclairer de ses conseils les prosateurs qui veulent s’adonner au genre de l’hymne en prose, en les aidant à cerner la spécificité de celui-ci par rapport à l’hymne poétique. L’auteur construit son chapitre à partir d’un classement des hymnes en huit catégories définies par rapport à des modèles poétiques, tout en expliquant que l’hymne en prose est en fait constitué de l’ensemble de ces catégories, qui composent chacune une sous-partie de la structure

attributed to him », ANRW, II 34, 4, 1998, p. 3111-3115 ; L. Pernot, « Ménandre le rhéteur », Dictionnaire des philosophes antiques IV, p. 433-438. Pour plus de commodité, nous désignerons le premier traité sous le nom de traité de Ménandros I et le second sous celui de traité de Ménandros II.

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L’HYMNE ET SON PUBLIC DANS LES TRAITÉS DE MÉNANDROS DE LAODICÉE

générale6. Le destinataire principal de Ménandros I est par conséquent l’orateur et non le public de l’hymne. Celui-ci ne sera donc évoqué que de manière indirecte et par des désignations générales, telles que « la foule », « les auditeurs », « les oreilles »7. Le dieu invoqué dans l’éloge constitue lui aussi un destinataire évident du discours, en particulier dans les hymnes qui s’adressent directement au dieu, comme les invocations ou les prières. Ménandros envisage l’hymne en théoricien, si bien que, dans l’ensemble, les références à la situation concrète de prononciation de l’hymne demeurent sporadiques. Mais ce caractère abstrait et général de l’exposé n’est pas propre au chapitre sur l’hymne et s’observe dans l’ensemble du traité8. Néanmoins, il est possible à partir des quelques références relevées de dégager une typologie du public en deux catégories. Ménandros I remarque en effet que les hymnes physikoi, qui proposent une réflexion sur la nature du dieu, ne sont pas destinés au large public (m¾ e≥j tÕn polÝn Ôclon kaπ dÁmon œkf◊rein), ce qui implique qu’ils sont plutôt réservés à un petit nombre d’hommes cultivés. Comme l’hymne physique s’avère simplement, dans la conception générale de l’hymne, une partie consacrée à la physis du dieu, il faut supposer que l’orateur ne devra pas s’étendre trop longuement sur cette partie s’il s’adresse au public mêlé d’une panégyrie. De fait, on retrouve, nous le verrons, une semblable préoccupation dans l’hymne modèle de Ménandros II. La raison invoquée pour justifier cette restriction est intéressante, car elle participe du souci général de la rhétorique de convaincre l’auditoire. Un discours trop abstrait et trop philosophique court le risque de ne pas être compris d’un public peu instruit, mais ce n’est pas cette raison pédagogique que retient le rhéteur. Ménandros I met en garde l’orateur contre la réaction du public : de tels hymnes ne sont pas convaincants (¢piqanèteroi) et au lieu de susciter l’adhésion du public, ils provoquent au contraire une réaction de rejet et de désolidarisation, en suscitant les rires de la foule (katagelastikèteroi to√j

6 Les huit catégories sont les suivantes : hymnes d’invocation (kletikoi), pour le départ d’un dieu (apopemptikoi), physiques, mythologiques, généalogiques, fictifs, de prière et déprécatoires. Le prosateur doit s’efforcer de couvrir ces huit catégories dans son hymne, Ménandros I, 343-27 à 344-1. Ces catégories peuvent en fait se regrouper en cinq grandes parties : invocation initiale, développement sur la nature du dieu, puis sur sa naissance et enfin sur ses pouvoirs et actions bienfaisantes, prière finale, on retrouve alors le schéma canonique de l’hymne cf. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 220. 7 Ménandros I, 337, 26-27 : tÕn Ôclon, 339, 3 :t¦j ¢ko£j ; 341, 25 : ¢koàsai ¢hde√j. 8 F. Gasco, « Menander Rhetor… », p. 3128-3131.

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pollo√j)9. L’orateur obtiendrait l’effet inverse de celui escompté : au lieu d’élever les âmes de ses auditeurs vers la grandeur du dieu loué, il risque au contraire de provoquer un rire sacrilège et profanateur10. La diffusion de tels hymnes est donc limitée à un public choisi. Ménandros I affine le classement en distinguant au sein de cette élite cultivée, à partir des modèles classiques que sont les hymnes contenus dans les œuvres de Platon, Parménide et Empédocle, ou encore Pythagore, trois auditoires possibles. Le technographe rappelle que les œuvres de ces philosophes ne sont pas conçues pour un même public : autant Parménide et Empédocle ont composé des poèmes didactiques pour un public ignorant, autant le Phèdre présuppose un auditoire disposant de certaines connaissances philosophiques, car Platon se contente d’une évocation brève11. Enfin, les hymnes de Pythagore sont réservés aux initiés, car ils procèdent par énigme (kat' a≥n∂gmata). L’obscurité et la concision du texte exigent un auditeur capable d’élucider ce langage mystérieux. La forme choisie par l’auteur pour évoquer la nature du dieu entraîne donc une sélection du public : plus cette forme est concise et allusive, plus elle s’avère hermétique et inaccessible. À l’inverse de l’hymne physique, l’hymne mythologique est un genre populaire. Narratif, fondé sur des traditions mythologiques appartenant au fond culturel commun, il est a priori plus séduisant et suscite plus facilement la communion dans le partage d’une même tradition. En outre, il permet de s’adresser à un public hétérogène, car il est aisé de dissimuler, par l’allégorie, un enseignement philosophique dans le récit mythologique12. Tout comme la figure de l’énigme dans les hymnes pythagoriciens, l’allégorie suppose un auditeur-exégète, qui saura révéler le sens caché et second du texte. Ainsi, plusieurs 9 Ménandros I, 338, 26-29. 10 Les sophistes rencontrent parfois semblables fiascos lors de leurs séances de

déclamations : ainsi de la mésaventure de Philagros de Cilicie (Philostrate, Vies des sophistes, II, 8, 579). Dans ce cas, le rire du public ridiculise l’orateur, mais ne vient pas, toutefois, profaner l’atmosphère sacrée d’une fête religieuse. 11 Ménandros I, 337, 9-12 : o≤ m‹n œxhghtiko∂, o≤ d‹ œn brace√ proagÒmenoi: ple√ston g¦r diaf◊rei, æj e≥dÒta ¢namimnˇskein summ◊trwj, À Ólwj ¢gnooànta did£skein. « Certains hymnes sont explicatifs, d’autres procèdent avec concision. Il y a en effet une très grande différence entre récapituler brièvement pour un auditeur supposé savant, et enseigner à un auditeur complètement ignorant. » 12 Ménandros I, 338, 25 : mhdamîj met◊cein aÙtoÝj fusiolog∂aj, l◊gw faner©j, e≥ g¦r tij œgkekrumm◊nh kaq' Øpono∂an, éj ge poll¦ ⁄cei tîn qe∂wn, oÙd‹n toàtÒ diaf◊rei. « (Je précise tout d’abord) qu’ils ne doivent comprendre en aucun cas un développement physique, explicite j’entends, car si un développement est dissimulé par allusion – comme c’est le cas dans la plupart des discours sur les dieux, cela importe peu. »

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niveaux de réception sont possibles, une lecture littérale pour un auditoire peu cultivé, ou une lecture interprétative pour les pepaideumenoi. Le souci du public s’observe donc chez Ménandros I dans la réflexion menée sur le genre des développements que doit comporter l’hymne, exposé sur la nature du dieu ou récit mythologique de sa vie et de ses actes. Ces topoi de l’éloge divin sont hérités de l’hymne poétique ; or, ce qui caractérise l’ensemble du chapitre sur l’hymne est le soin pris par le technographe à définir la tâche de l’orateur et à la distinguer de celle du poète. Trois raisons peuvent expliquer cette préoccupation constante : la première serait liée à la relative nouveauté du genre de l’hymne en prose, la seconde à des questions de convenance stylistique, la dernière à la composition différente du public visé. L’hymne en prose n’est plus un genre nouveau à l’époque de Ménandros I. Toutefois, le traité de Ménandros est novateur dans la mesure où aucun rhéteur n’avait encore consacré à ce genre un chapitre spécifique aussi développé. La comparaison obsédante entre la liberté du poète et les moyens beaucoup plus limités du prosateur, qui oriente tout le chapitre, laisse à penser, toutefois, que le genre de l’hymne en prose n’est peut-être pas encore unanimement admis, contrairement à ce qu’on pouvait croire13. Le technographe paraît éprouver le besoin de justifier la légitimité de ce genre, en s’attachant à définir sa spécificité par rapport à l’hymne poétique. Le public qui requiert les soins attentifs du technographe et de l’hymnographe serait alors celui que composent les kritikoi. Ménandros ne cesse en effet de mettre en garde l’orateur sur la mesure (tÕ m◊tron) que l’hymne en prose doit savoir garder. Tel un écho à la polémique développée par Aelius Aristide dans son exorde à l’hymne À Sarapis, où le sophiste démontre que c’est la prose qui connaît la juste mesure, et non le mètre poétique14, Ménandros exhorte l’orateur de l’hymne à ne pas outrepasser la mesure de la prose tant dans la longueur que dans le 13 Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 642 s. : la polémique sur la légitimité de l’hymne en prose se révèle dans toute sa virulence dans les hymnes d’Aelius Aristide ; en revanche, elle aurait disparu à l’époque de Ménandros. 14 Aelius Aristide, Hymne à Sarapis, or. XLV, 10, dans B. Keil (éd.), Ælii Aristidis Smyrnæi quæ supersunt omnia, II, Berlin, 1898 ; C.A. Behr (trad.), P. Ælius Aristides. The Complete Works, Leiden, 1981, vol. II. Pour l’interprétation de l’exorde polémique de cet hymne, cf. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 642 s. et J. Goeken, « Teoria e pratica dell’inno in prosa : Elio Aristide », dans G. Abbamonte, F. Conti Bizarro, L. Spina (éds.), L’ultima parola. L’analisi dei testi : teorie e pratiche nell’antichità greca e latina, Naples, 2004, p. 133-146.

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style15. Mais alors que chez Aristide, le metron stylistique est justifié par des raisons théologiques, selon un rapport analogique entre le logos et le dieu Sarapis16, ce ne sont pas de telles préoccupations religieuses qui motivent la prudence de Ménandros à l’égard de la poésie, mais plutôt un souci de convenance stylistique. Les conseils stylistiques reprennent le vocabulaire des ideai hermogéniennes17 et le technographe semble préoccupé par la difficulté posée par l’héritage poétique : l’hymne en prose doit assurer les fonctions de l’hymne poétique et il en reprend la structure18, mais il doit s’en détacher d’un point de vue stylistique puisqu’il s’agit de deux formes différentes. L’orateur de l’hymne navigue entre deux écueils : heurter les critiques en déployant un style trop libre et trop poétique – la qualification d’un tel style n’est pas sans rappeler celle de l’asianisme19 – ou déplaire à la foule par un style sec et dénudé20. Devant un tel dilemme, l’orateur pourrait être tenté de renoncer et d’abandonner au poète cette tâche, mais heureusement les remèdes pour sortir d’une telle aporie existent, et le technographe communique généreusement ses recettes, voire se cite en exemple21. Les exigences stylistiques imposées à l’hymne semblent donc similaires à celles qui gouvernent les autres discours : l’orateur y court le même danger de dépasser les limites stylistiques de la bonne éloquence, accru par la 15 Ménandros I, 335, 25-27 : ésper ¨n ¹ éra œn∂h ple∂w, ¤ma te mˇte Øperba∂noimen tÕ m◊tron tÕ tù suggrafe√ pr◊pon, mˇte ¹ perπ t¾n kataskeu¾n ¡brÒthj Øperfq◊ggoito t¾n suggrafˇn. « comme si la grâce devenait plus grande, sans que, dans le même temps, nous ne dépassions la mesure qui convient à la prose, ni que la délicatesse de l’ornementation ne sonne plus haut que la prose. » 16 Goeken, « Teoria e pratica… », p. 144-145. 17 Chacun des huit sous-chapitres se clôt par un conseil sur le style qui convient à ce genre d’hymne. Le vocabulaire utilisé pour décrire l’¢ret¾ Œrmhne∂aj requise reprend la terminologie d’Hermogène dans son traité sur les ideai (les qualités) du style ; ainsi la beauté (339, 15), la pureté (340, 24), ou encore la simplicité (342, 15). 18 Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 223. 19 L’asianisme, tendance stylistique qui parcourt la rhétorique gréco-romaine de la fin de la République aux premiers siècles de l’Empire, est souvent associée à une corrupta eloquentia. Une forme d’asianisme consiste en l’emploi d’un vocabulaire poétique et l’abus des figures de style. Il s’agit donc d’un style qui imite en partie le style poétique. 20 Ménandros I, 335, 25-28 ; 338, 29-339, 3 : ⁄peita e≈nai tù poihtÍ m©llon prosfÒrouj: ¹ g¦r œxous∂a kaπ toà kat¦ scol¾n l◊gein kaπ toà perist◊llein to√j poihtiko√j kÒsmoij kaπ ta√j kataskeua√j oÜte kÒron oÜte ¢hd∂an par∂sthsi: suggrafeàsi d‹ À logopoio√j œlac∂sth œxous∂a. gumnoπ d‹ o≤ muqo√ tiq◊menoi sfÒdra lupoàsi kaπ œnocloàsi t¦j ¢ko£j. « En outre, (les hymnes mythologiques) sont plus adaptés au poète. En effet, la licence de discourir à loisir et d’envelopper le propos d’ornements poétiques et d’apprêts n’amène ni dégoût ni satiété. En revanche, la licence est très restreinte pour les prosateurs et les orateurs. Or, nus, les mythes blessent gravement les oreilles et les indisposent. » 21 339, 9 : oÙk ¢porˇseij meqÒdwn… ; 339, 4 : paramuq∂aj oân prosakt◊on… ; référence à ses propres compositions : 335, 23-24.

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concurrence avec la poésie. Un même dieu peut donc être loué en prose ou en poésie ; ce n’est pas le dieu lui-même qui impose le choix d’un style, mais la forme linguistique retenue et le locuteur de l’hymne : orateur ou poète. Le poète jouit à tout point de vue d’une liberté plus grande, qui se justifie peut-être22, par l’idée d’une parole inspirée et d’un poète enthousiaste, en dépit des efforts d’Aelius Aristide pour désacraliser le mythe du poète-prophète23. La distinction entre les moyens de l’hymne en prose et ceux de l’hymne poétique peut enfin trouver sa justification dans la différence des publics. Traditionnellement, la poésie passe pour un genre élitiste24 alors que la prose est le langage commun, partagé par tous. L’orateur vise un large public et souvent un public populaire : il se doit donc d’adapter son éloquence à son auditoire25. L’orateur et le technographe de l’hymne en prose doivent parvenir à combiner trois paramètres distincts : une structure thématique héritée de la tradition poétique, un public hétérogène, et enfin la dimension religieuse de l’éloge. Ménandros I donne rarement des exemples précis pour illustrer le contenu thématique des différentes parties de l’hymne. Ainsi, il n’indique pas, par exemple, les raisons qui doivent motiver le choix d’une épithète plutôt qu’une autre dans l’invocation de la divinité. On peut toutefois supposer, à l’exemple de l’hymne à Apollon Smintheus 22 Ménandros I, 334, 4-5 : Óti ple∂ona t¾n œxous∂an t¾n perπ taàta poiˇsei m‹n ¹ perπ tÕ qe√on mer∂j, ¢form¾ d‹ ple∂sth ØpÒkeitai tÍ suggrafÍ ¹ perπ tÕn ¥nqrwpon : « parce que la part qu’a la poésie aux affaires divines lui procure une licence plus grande à cet égard, tandis que le répertoire très étendu des affaires humaines est le fondement de la prose. » Toutefois cette affirmation prend place au sein d’une interrogation : le prosateur doit-il restreindre sa pratique à certains hymnes, contrairement au poète ? Ménandre cite l’exemple de Platon pour conclure que tous les genres de l’hymne sont ouverts au prosateur. Cette explication distinguant entre la part divine de la poésie et la part humaine de la prose n’est donc pas si tranchée. 23 Exorde de l’hymne À Sarapis (XLV, 4), cf. Goeken, « Teoria e pratica… », p. 136 et Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 643. Les sophistes, en effet, revendiquent eux aussi l’inspiration divine en exorde à certains de leurs discours et leur éloquence peut apparaître comme une forme d’enthousiasme. Ainsi, le sophiste Polémon, place son discours d’inauguration de l’Olympieion sous le patronage d’une inspiration divine, cf. Philostrate, Vies des sophistes, I, 25, 533. Sur ce thème de l’inspiration divine chez les sophistes, cf. également Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 625-635. Cependant le danger qui guette l’orateur est de tomber dans l’excès stylistique et le désordre de l’action oratoire, comme dans un délire bachique, autre forme prise par l’asianisme, cf. Pseudo-Longin, Du Sublime, III, 2 ou Philostrate à propos du style de Scopélien, I, 21, 514-515. 24 Pindare, Olympique II, 93-94, Callimaque, Épigrammes, 28, 1-2 et Horace, Odes, III, 1, 1. Cf. également L. Pernot, « Le grand public a-t-il bon goût ? », Helmantica, 1999, 151-153, p. 613. 25 Cf. les remarques d’Aristote dans la Rhétorique 1354b 33-34, 1355b 29, 1357a 3-4, 12 et celles de Denys d’Halicarnasse, Démosthène, 15 ; voir également Pernot, « Le grand public… », p. 616-618.

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dans le traité de Ménandros II, que la sélection s’opère en fonction du lieu, du culte en faveur dans la cité ou des circonstances de la fête. En revanche, un précepte moral général doit guider le choix des épisodes mythologiques racontés ou inventés : Ménandros déconseille d’imiter le récit de la naissance d’Athéna, jaillie de la tête de Zeus, car ce genre de sujet ne peut qu’être désagréable à écouter26. Le rhéteur ne précise pas si cet épisode choque la vraisemblance ou la conception morale et bienséante des dieux27, sans doute les deux explications sont-elles indissociables. Quant au style adopté dans l’hymne en prose, il n’est pas dicté par l’identité du dieu auquel on s’adresse, mais il est fonction de la nature du propos tenu sur le dieu, de la forme du discours, et varie donc selon la partie de l’hymne : le style de l’invocation du dieu par ses différents noms n’est pas le même que celui du développement philosophique sur sa nature ou encore que celui qui convient à la narration mythologique de ses actions bienfaisantes. Ainsi, l’orateur doit adopter un style inspiré, proche du dithyrambe, pour décrire la nature du dieu, exercice périlleux et réservé aux grands orateurs, tandis qu’il devra éviter une telle pompe dans les récits mythologiques où une beauté plus isocratique, fondée sur l’arrangement des figures, est requise28. La recherche d’une adéquation entre le dieu loué et la forme stylistique de l’éloge n’est évoquée que dans l’hymne fictif. Ce genre d’hymne fait l’éloge d’une divinité inventée (une abstraction divinisée par exemple), ou bien a pour objet une divinité sur laquelle il est possible de forger des épisodes nouveaux. Le technographe remarque alors que le style devra être simple (¢felˇj) s’il s’agit d’une abstraction divinisée qui rend compte d’une réalité de l’existence humaine, comme Penia, ou au contraire élevé et grandiose (s◊mnoj), si c’est un dieu traditionnel, tels peut-être ceux de l’Olympe29. 26 Ménandros I, 341, 24-26. 27 Ainsi Aelius Aristide reproche-t-il aux poètes de diffuser dans leurs hymnes une image

immorale et dégradée des dieux, en reprenant des récits mythologiques aberrants : cf. l’hymne À Sarapis, exorde, 2-3 et Goeken, « Teoria e pratica… », p. 140. 28 Ménandros I, 337, 30 et 339, 11-18. La référence au dithyrambe, qui peut s’expliquer par la nature poétique et religieuse de ce genre, fait écho également au Phèdre (238c5-d2), le modèle par excellence de l’hymne physique. Le terme dithyrambe fut, à partir de ce texte de Platon, inclus dans le vocabulaire stylistique pour décrire le grand style dans la prose, qui court le risque de devenir dithyrambique, cf. Denys d’Halicarnasse, V, 29. 29 Ménandros I, 342, 13-19 : e≥ m‹n ¢nqrèpinÒn ti ¢napl£ttoij, ¢felest◊ran kaπ komyot◊ran, l◊gw d‹ ¢nqrèpina Ósa oÙ pant£pasin frikèdh kaπ qe√a, oƒon Pen∂an kaπ 'Agrupn∂an, kaπ Ósa toiaàta. e≥ d‹ ¢napl£ttoij qe√a, oÛtw kaπ t¾n Œrmhne∂an semnot◊ran pros£xeij. « Si tu modèles une figure humaine, (tu adopteras) un style plus simple et plus élégant, – par humaines, j’entends toutes celles qui ne sont ni vraiment effrayantes, ni

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La perspective théorique et technique du traité ne fait donc pas oublier à Ménandros la dimension spirituelle de l’hymne. Le rhéteur remarque en effet, à propos de l’hymne physique, que le sujet abordé est si vénérable qu’il amène l’orateur à dépasser ses limites humaines pour s’élever vers la divinité : oÙ g¦r œstin Øp‹r ïn semnot◊rwn ¨n ¥nqrwpoj fq◊gxaito. Comme le proclamait Aelius Aristide, l’hymne est donc la forme d’éloquence la plus haute et la plus sacrée qu’un orateur puisse pratiquer30. Le chapitre de Ménandros II : L’hymne, éloge du dieu et éloge civique La perspective adoptée dans le traité de Ménandros II est tout à fait différente, puisque le discours théorique sur l’hymne en prose s’incarne dans un contexte très particulier, celui d’un hymne prononcé en l’honneur d’Apollon Smintheus, vénéré à Chrysé, sanctuaire situé au sud de la ville d’Alexandrie de Troade31. Ménandros endosse le rôle de l’orateur auquel il destine son traité, un jeune homme originaire de cette cité, pour mieux lui enseigner l’art de l’hymne. Les habitants d’Alexandrie de Troade forment donc le public de cet hymne dont Ménandre rédige le canevas. L’orateur use fréquemment du pronom ¹me√j, pour désigner l’ensemble des participants à la panégyrie en l’honneur du dieu. L’orateur est ici le porte-parole de la cité et l’intermédiaire entre les hommes de cette ville et la divinité. L’usage du « nous » souligne et crée la communion civique et religieuse nécessaire pour honorer Apollon Smintheus. La spécialisation géographique de cet hymne, destiné non au dieu Apollon, mais à l’Apollon vénéré en Troade, prost£thj kaπ sunergÕj vraiment divines, comme Pauvreté et Insomnie, et toutes celles du même genre. Si, en revanche, tu modèles une figure divine, de même, tu adopteras aussi un style plus noble. » 30 Aelius Aristide, Hymne à Asclépios, XLII, 3 : e≥ g¦r oân Ólwj m‹n k◊rdoj ¢nqrèpJ toà b∂ou kaπ æspereπ kef£laion ¹ perπ toÝj lÒgouj diatrib¾, tîn d‹ lÒgwn o≤ perπ toÝj qeoÝj ¢nagkaiÒtatoi, fa∂netai d‹ ¹m√n ge kaπ tÕ kat' aÙtoÝj toÝj lÒgouj par' aÙtoà toà qeoà genÒmenon, oÜte tù qeù kall∂wn c£rij, o≈mai, tÁj œpπ tîn lÒgwn oÜte to√j lÒgoij ⁄coimen ¨n e≥j Ó ti kre√tton crhsa∂meqa. « En effet, si de manière générale, l’étude de l’éloquence constitue, pour un homme, un profit pour l’existence et même pour ainsi dire, le couronnement de celle-ci, parmi les discours, ceux consacrés aux dieux sont les plus nécessaires ; il nous paraît clair également que notre compétence oratoire provient du dieu lui-même, et il ne saurait, à mon avis, y avoir de reconnaissance plus belle envers le dieu que notre éloquence, ni d’usage meilleur pour notre éloquence ». 31 Russell et Wilson, Menander Rhetor…, p. 351 ; Gasco, « Menander Rhetor… », p. 3136. Cette épithète est attestée dès l’Iliade, I, 39, où Chrysès invoque par ce nom Apollon.

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tÁj ¹met◊raj pÒlewj, amène l’orateur à exalter à la fois le sentiment patriotique de ses auditeurs et leur sentiment religieux, si bien que l’éloge civique s’enchevêtre étroitement avec l’éloge du dieu. En évoquant la généalogie et la naissance du dieu, l’orateur privilégie en effet la tradition qui veut qu’Apollon soit né en Lycie32. L’autorité homérique lui permet ainsi de fonder une démonstration au terme de laquelle Alexandrie serait la première cité à avoir connu les oracles du dieu et à avoir abrité un sanctuaire33. Cette conclusion est bien entendu éminemment polémique, puisqu’elle inverse la hiérarchie habituelle qui fait de Delphes le sanctuaire premier du dieu : kaπ g¦r ¹me√j met◊scomen toÚtwn prîtoi tîn mante∂wn34. À l’image d’Athènes qui posséda la première le blé et la maîtrise de sa culture, et qui, dans sa générosité, la diffusa dans le reste du monde grec35, Alexandrie répandit l’art oraculaire dans les autres cités36. La ville de Troade se voit ainsi attribuer implicitement l’origine et la responsabilité du développement des oracles à Delphes. L’orateur revendique une primauté chronologique pour faire oublier l’importance et le rayonnement secondaires du sanctuaire d’Alexandrie. L’hymne devient le lieu d’expression des rivalités religieuses et civiques et offre l’occasion de réaffirmer un rang, au même titre que les inscriptions ou les discours d’ambassade37. L’exaltation du dieu et de la cité qui le vénère vont de pair. D’après la démonstration de l’orateur, la cité peut en effet s’honorer d’avoir été choisie par Apollon pour y établir son sanctuaire. Orgueil religieux d’être une cité élue par le dieu et orgueil civique s’expriment dans un même élan dans cette fière formule conclusive : kaπ ésper Ð PÚqioj ('ApÒllwn), oÜtw kaπ Ð Sm∂nqioj. Cet éloge de la cité pourrait paraître inhabituel dans la mesure où l’éloge glisse de la personne du dieu à la cité qui l’honore, mais surtout sa place dans l’hymne est inattendue. En effet, cet éloge est inséré de manière quelque peu artificielle dans un développement 32 Homère, Iliade, IV, 101 et 119. Apollon est dit Lukhgenˇj. 33 Ménandros II, 439, 22. 34 Ménandros II, 440, 10. L’hymne homérique à Apollon (v. 290 s.) présente le sanctuaire

de Delphes comme le premier fondé par Apollon, avec un temple, un oracle et des prêtres. 35 Platon, Ménexène, 237e-238a ; Isocrate, Panégyrique, 28-29. 36 Ménandros II, 440, 12 : kaπ dexam◊noi tÕn qeÕn to√j ¢llo√j periep◊myamen (…). 37 Sur les querelles de titulatures entre les cités d’Asie mineure, notamment pour le titre de prèth, outre l’article de L. Robert, « La titulature de Nicée et Nicomédie : la gloire et la haine », HSCP, 81, 1977, p. 1-39, voir par exemple R. Merkelbach, « Der Rangstreit der Städte Asiens und die Rede des Ælius Aristides über die Eintracht », ZPE, 32, 1978, p. 28999 ou M. Dräger, Die Städte der Provinz Asia in der Flavienzeit (69-96 n. Chr.). Studien zur kleinasiatischen Stadt- und Regional-geschichte, Francfort, 1993.

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généalogique où, a priori, la ville n’avait pas lieu de figurer – puisqu’Apollon n’est pas né à Alexandrie. En outre, le rhéteur étend ensuite l’éloge à la contrée, dont la beauté explique l’attachement particulier d’Apollon à cette région. Le technographe est conscient du caractère quelque peu digressif de ce passage38, mais il est justifié par la nature du dieu loué, puisqu’il s’agit d’une divinité spécifiquement attachée à un lieu et à une cité. De plus, cette ordonnance du discours permet à l’orateur de conforter sa démonstration qui fait d’Alexandrie et de sa contrée une terre d’élection d’Apollon. Le développement sur la ville où est honorée la divinité louée est un passage attendu dans l’hymne, mais il prend place plutôt dans la dernière partie et doit être étroitement lié à la description du culte. De fait, Ménandros évoque à nouveau la communauté alexandrine, après l’exposé des dunameis du dieu, en tant que communauté civique et religieuse qui honore Apollon par ses panégyries et par un concours sacré39. Cependant, avant cette mention des rituels, l’orateur a rappelé les origines de la cité et attribué sa fondation à Alexandre le Grand guidé par Apollon40. Cette étiologie qui auréole du prestige du grand conquérant la fondation de la ville, repose, semble-t-il, sur une simple interprétation étymologique et non sur une tradition historique attestée41. L’orateur sacrifie au désir de flatter son auditoire la réalité historique et se fait l’écho d’une mythologie formée sur le modèle de la refondation légendaire de Smyrne42. Cette présentation des origines de la cité lui permet également d’insister à nouveau sur la puissance et sur la bienveillance exceptionnelle d’Apollon à son égard, puisque c’est le dieu qui a inspiré sa fondation à Alexandre et qui préside donc à sa destinée dès l’origine. La description du culte d’Apollon à Alexandrie n’est qu’esquissée et Ménandros énumère les points à traiter par l’orateur : la panégyrie, l’ekphrasis du temple et de la statue du dieu. Ainsi, ce passage qui fait référence aux conditions d’énonciation de l’hymne et qui devrait évoquer très concrètement l’auditoire, se limite malheureusement à

38 Ménandros II, 440, 26 : ¢ll¦ g¦r oÙk o≈da pîj ¹ mnˇmh tÁj cèraj parˇnegken ¹m©j tÁj sunecoàj mnˇmhj toà qeoà : « mais j’ignore comment l’évocation de la contrée nous a distraits de l’évocation continue du dieu ». Les éléments de la description ont été choisis de manière à émouvoir l’auditeur (kinÁsai t¾n ¢kroatˇn, 440, 20). 39 Ménandros II, 444, 17-20. 40 Ménandros II, 444, 3-12. 41 La ville fut en réalité fondée par Antigone autour de 310, cf. Russell et Wilson, Menander Rhetor…, p. 358. 42 Aelius Aristide, Palinodie sur Smyrne, XX, 4.

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des indications méthodologiques générales43. Seule la mention de la piété constante des Alexandrins, en retour de la bienveillance permanente d’Apollon, laisse deviner le sentiment religieux populaire lors de ces fêtes. Si l’on en croit les développements précédents dans l’hymne de Ménandros, ce sentiment devait mêler la gratitude et la fierté. L’hymne, comme le rappelle l’orateur44, est une des manifestations privilégiées de la piété des Alexandrins. Ce rappel, allusion spéculaire au discours qu’il est en train de prononcer, permet à l’orateur de souligner l’acte de piété que lui et son auditoire accomplissent dans la prononciation et l’audition de cet hymne. Par ce commentaire, il indique la valeur performative de l’hymne dans les circonstances de la panégyrie. Si le public envisagé dans cet hymne se caractérise par une certaine cohésion civique, en revanche, le « nous » consensuel de l’orateur recouvre l’hétérogénéité culturelle de ses destinataires. À première vue, l’orateur cherche, dans son hymne, à toucher un public populaire et à conformer son discours à la culture de celui-ci45. Ainsi, il renonce à développer la première partie de l’hymne consacrée à la nature du dieu, car un tel discours ressort de la philosophie et s’adresse donc aux « fils des sages »46. À l’inverse, l’approche mythologique est privilégiée et Ménandros évoque les épisodes traditionnels de la naissance d’Apollon et d’Artémis, du meurtre de Tithyos ou de Python, souvent en suivant Homère47. L’orateur prend soin de rendre le récit mythologique plus familier encore en faisant référence çà et là à des repères culturels locaux. Ainsi, lorsqu’il décrit les ravages causés par Python, qui s’est emparé de Delphes et qui enserre sous ses anneaux gigantesques le Mont Parnasse même, l’orateur juge nécessaire d’ajouter : Ôroj tîn ØpÕ tÕn oÙranÕn tÕ m◊giston, oÙk 'OlÚmpou ce√ron oÙd' 'Idhj tÁj ¹met◊raj leipÒmenon. Le mythe vient s’inscrire dans le paysage coutumier de l’auditoire. De même, parmi les épisodes de la geste apollinienne, l’orateur doit privilégier ceux 43 Le technographe insiste ainsi sur l’intérêt de la thesis pour amplifier un développement ou donne des exemples de comparaisons stéréotypées pour l’éloge. 44 Ménandros II, 444, 13-17 : kaπ ¹me√j … oÙ ˛aqumoàmen tÁj perπ aÙtÕn eÙsebe∂aj, […] ¹me√j d‹ Ûmnoij ≤laskÒmeqa. : « et nous, nous ne négligeons pas la piété à son endroit, … mais nous nous concilions sa faveur par nos hymnes. » 45 Sur la question du goût du public et le souci de l’orateur de plaire au grand public, cf. Pernot, « Le grand public…», p. 611-623. 46 Ménandros II, 438, 25. cf. également Ménandros I, 338, 26-29. 47 Le meurtre de Tythios est évoqué dans l’Odyssée, XI, 580. Pour la légende de Python, cf. l’Hymne homérique à Apollon, v. 300 s. et Callimaque, Hymne à Apollon, v. 100 s.

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qui se déroulent dans la région48. La tradition homérique offre à ce titre un double avantage : elle est connue de tous et touche plus particulièrement les habitants d’Alexandrie de Troade, qui peuvent prétendre descendre de la lignée mythique troyenne49. Toutefois, l’orateur ne néglige pas non plus la part plus cultivée de son auditoire. Si les références explicites à Hésiode et Pindare50 relèvent encore, peut-on penser, d’un fond culturel commun assez largement partagé, les échos à Callimaque ou à Platon ne seront décelés que par les pepaideumenoi51. Cette réception plus érudite de l’hymne est en effet à demi-avouée seulement. Il ne s’agit pas seulement de flatter un public lettré par quelques exemples de mimêsis littéraire, mais l’orateur cherche à satisfaire la quête d’une spiritualité plus intellectualisée en alternant les narrations mythologiques et les exposés philosophiques52. Si les doctrines philosophiques sont attendues dans la discussion de la nature du dieu, en revanche, la présentation d’Apollon musicien comme l’ordonnateur du cosmos grâce à la musique, principe qui fait se mouvoir les choses, et grâce à l’harmonie53, témoigne de la volonté de l’orateur de donner une résonnance philosophique à ce topos54. Bien entendu, le discours philosophique est présenté avec les précautions oratoires nécessaires, et il apparaît toujours comme une digression, dont s’excuse l’orateur55. 48 Ménandros II, 444, 1-2 : zhtˇseij d‹ œf' Œk£stwn tîn kefala∂wn tîn patr∂wn tin¦ kaπ tîn muqeuom◊nwn kaπ prosqˇseij, ∑na m©llon o≥ke√on g◊nhtai : « tu chercheras sur chaque point développé une coutume ancestrale et un récit mythologique et tu les ajouteras afin qu’il devienne plus familier. » 49 Ménandros II, 442, 1-6 : t¦ d‹ par' ¹m√n ¢gwn∂smata t∂j ¨n e∏poi toà qeoà kat' ¢x∂an, t¦ kat¦ tîn 'Acaiîn ¢seboÚntwn e≥j toÝj qeoÚj, t¦ kat¦ toà Pel◊wj mˇnidi tîn perπ “Ektora tolmhq◊ntwn paranÒmwn : « quant aux prouesses du dieu accomplies chez nous, qui pourrait les relater à leur juste valeur ? les prouesses contre les Achéens lorsqu’ils se montrèrent impies envers les dieux, et celles menées contre le fils de Pélée, dans sa colère contre les actes iniques qu’il avait osé commettre contre Hector. » 50 Ménandros II, 437, 19-20. 51 L’inventaire de ces références est en partie effectué par les éditeurs dans leurs notes. Références à Callimaque Hymne à Apollon, 1 (cf. Ménandros II, 438, 1), et 55 (cf. Ménandros II, 442, 11). 52 J.M. Bremer, « Menander Rhetor on Hymns », in J.G.J. Abbenes, S.R. Slings (eds.), Greek Literary Theory After Aristotle. A Collection of Papers in Honour of D.M. Schenkeveld, Amsterdam, 1995, p. 273. 53 Ménandros II, 442, 28-32. Cf. également Bremer, « Menander Rhetor… », note 16, pour un parallèle avec le Cratyle (405a-e) de Platon, à propos du rôle d’Apollon et de la musique dans le mouvement de l’univers. 54 La doctrine philosophique exposée n’est apparemment pas très originale et semble relever d’une vulgate éclectique assez diffusée. cf Russel et Wilson, Menander Rhetor…, p. 353 et 357 : c’est un mélange d’éléments de philosophie stoïcienne et platonicienne. 55 Ménandros II, 438, 24-25 : ¢ll¦ taàta m‹n sofîn paisπ filosofe√n parale∂pw. 442, 29-30 et 443, 1-2 : oÙ m¾n ¢ll' œpeid¾ taàta to√j qeolÒgoij pare√nai de√..

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Le langage philosophique n’est donc pas le langage traditionnel de l’hymne : il est réservé aux philosophes et aux théologiens, et il s’apparente à un mystère qui ne doit être divulgué en théorie qu’aux seuls initiés56. Néanmoins par ces brefs glissements philosophiques et par des allusions plus ou moins couvertes aux doctrines, l’orateur répond aux attentes d’un public plus cultivé. C’est ainsi que, lorsqu’il laisse de côté l’exposé sur la physis d’Apollon pour passer à sa naissance, il s’efforce de maintenir l’attention et l’intérêt de cette élite, qui pourrait dédaigner ces contes mythologiques, en lui suggérant une interprétation allégorique57. En définitive, l’hymne de Ménandros II vise un public le plus large possible, et cherche à satisfaire et à rallier tous les esprits par un propos qui alterne références plus philosophiques et mythes populaires, en les réunissant dans l’exaltation d’un sentiment religieux fortement ancré dans la fierté poliade et dans le partage d’une tradition culturelle et poétique commune. Au-delà des divergences méthodologiques, ces deux traités manifestent une même conscience de la diversité du public de l’hymne. L’hymne en prose s’adresse à un public populaire et, de ce fait, doit adapter son propos à son auditoire et parler de la divinité en un langage accessible à tous. Cependant les deux traités partagent aussi le souci de toucher également la part plus cultivée du public, et les deux technographes indiquent à l’orateur plusieurs procédés pour insérer avec prudence et de manière couverte une spiritualité plus philosophique. Réunir ces deux parties de l’auditoire et créer une communion des esprits et des cœurs, telle est la mission de l’hymne en prose. Cette mission est rendue possible par l’inscription de l’hymne dans le cadre civique et l’orateur la remplit avec succès dans l’exaltation d’un sentiment religieux indissociable de la fierté civique : faire de l’hymne un genre particulier de l’éloquence, dont le champ d’application est par tradition celui de la parole publique devant la foule citoyenne, est peut-être un moyen supplémentaire de renforcer la cohésion du public.

56 Ménandros II 442, 28 : tÕn ¢porrhtÒteron lÒgon, opposé à 443, 2 : l◊gwmen m©llon t¦ gnwrimètata. 57 Ménandros II, 438, 27-28 : kekrumm◊nhn œn Œautù t¾n ¢lhqest◊ran gnîsin. Russell et Wilson, Menander Rhetor…, p. 354, rappellent que les épithètes géographiques d’Apollon, tel Dˇlioj ou LÚkioj se prêtaient à des explications allégoriques, liées à des rapprochements étymologiques avec les mots dÁloj ou lÚkoj.

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L’HYMNE ET SON PUBLIC DANS LES TRAITÉS DE MÉNANDROS DE LAODICÉE

Bibliographie Textes anciens Sauf mention explicite pour les éditions particulières, les auteurs anciens sont cités dans les collections de référence. Ælii Aristidis Smyrnæi quæ supersunt omnia, B. Keil (éd.), Berlin, 1898. P. Ælius Aristides. The Complete Works, C.A. Behr (trad.), Leiden, 1981. Alexandre de Nouménios, dans Rhetores graeci, t. III, L. Spengel (éd.), 1856. Callimaque, Épigrammes. - Hymne à Apollon, dans Hymnes. Denys d’Halicarnasse, Démosthène, dans Opuscules rhétoriques, tome V. Homère, Iliade. Horace, Odes, III, 1. Hymne homérique à Apollon, dans Hymnes homériques. Philostrate, Vies des sophistes, dans Philostratus and Eunapius. The Lives of the Sophists. W.C. Wright (éd. et trad.), Loeb classical library, Londres, 19613. Pindare, Olympiques. Platon, Ménexène. Pseudo-Longin, Du Sublime, Quintilien, Institution oratoire. Littérature secondaire Bremer J.M., « Menander Rhetor on Hymns », in J.G.J. Abbenes, S.R. Slings (éds.), Greek Literary Theory After Aristotle. A Collection of Papers in Honour of D.M. Schenkeveld, Amsterdam, 1995, p. 259-274. Dräger M., Die Städte der Provinz Asia in der Flavienzeit (69-96 n. Chr.). Studien zur kleinasiatischen Stadt- und Regionalgeschichte, Francfort, 1993. Gasco F., « Menander Rhetor and the Works attributed to him », ANRW, II 34, 4, 1998, p. 3110-3146. Goeken J., « Teoria e pratica dell’inno in prosa : Elio Aristide », dans G. Abbamonte, F. Conti Bizarro, L. Spina (éds.), L’ultima parola. L’analisi dei testi : teorie e pratiche nell’antichità greca e latina, Naples, 2004, p. 133-146. Merkelbach R., « Der Rangstreit der Städte Asiens und die Rede des Ælius Aristides über die Eintracht », ZPE, 32, 1978, p. 289-99. Pernot L., « Les topoi de l’éloge chez Ménandros le rhéteur », REG, 1986, p. 33-46. - La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, 1993. - « Le grand public a-t-il bon goût ? », Helmantica, 151-153, 1999, p. 611-623. - « Ménandre le rhéteur », Dictionnaire des philosophes antiques sous la direction de R. Goulet, t. 4, 2005, p. 433-438. Petzl G., Die Inschriften von Smyrna, II, ( I.K., 24, 1), 1987. Price S., Rituals and power. The Roman Imperial Cult in Asia Minor, Cambridge, 1984. Robert L., « La titulature de Nicée et Nicomédie : la gloire et la haine », HSCP, 81, 1977, p. 1-39. Russell D.A., Wilson N.G., Menander Rhetor, Oxford, 1981.

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HYMNE EN VERS OU HYMNE EN PROSE ? L’USAGE DE LA PROSE DANS L’HYMNOGRAPHIE GRECQUE Laurent Pernot

Lorsque l’on considère l’hymnographie grecque antique, on aperçoit d’abord les hymnes poétiques. Dans les panoramas qui font référence, la poésie occupe le devant de la scène et la prose intervient à peine. L’usage de la prose fait l’objet de quelques lignes, sur plus de quarante colonnes, dans l’article « Hymnos » donné par R. Wünsch à la Real-Encyclopädie1, d’une contribution sur dix-sept dans le colloque napolitain sur l’hymne édité par A.C. Cassio et G. Cerri2, d’une page sur plus de huit cents dans le recueil de W.D. Furley et J.M. Bremer3. Pourtant, il a existé, tout au long de l’Antiquité grecque, des hymnes en prose. Nous employons le mot « hymne » au sens technique que donnent à Ûmnoj les grammairiens et les rhétoriciens de l’Antiquité, c’est-à-dire au sens d’éloge de dieu – comportant, avec l’éloge, des éléments d’adresse, d’invocation et de prière4 –, et nous prenons en considération les œuvres autonomes, en laissant de côté les éloges insérés dans des ouvrages ayant une destination différente. Compte tenu de l’espace imparti, l’enquête est limitée aux sources grecques païennes. Dans le domaine ainsi circonscrit, une série de jalons – textes conservés et témoignages sur les textes perdus – atteste la composition d’éloges de dieux en prose. Les données émanent de la philosophie, de la rhétorique et du culte, ces différents points de vue pouvant se recouper5. 1 T. 9, 1914, col. 140-183 : voir col. 173 sur l’hymne grec en prose (et col. 180 pour la prose dans le domaine latin). 2 R. Velardi, « Le origini dell’inno in prosa tra V e IV secolo a.C. Menandro Retore e Platone », dans L’inno tra rituale e letteratura nel mondo antico. Atti di un colloquio. Napoli 21-24 ottobre 1991, A.C. Cassio, G. Cerri (éds.), Rome, 1991 (A.I.O.N., sezione filologicoletteraria, 13), p. 205-231. 3 Greek Hymns, I, Tübingen, 2001, p. 48-49. 4 Voir L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, I, Paris, 1993, p. 216-218. 5 Pour les références, qu’il nous soit permis de renvoyer à Pernot, La rhétorique de l’éloge..., p. 23-24, 46-47, 49, 82-84, 85-89, 220-221. Voir aussi T.C. Burgess, Epideictic

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L’éloge de dieu en prose commence pour nous avec le Banquet de Platon, dans lequel les convives louent Éros. Différents témoignages nous renseignent sur des éloges de dieux composés par des sophistes, depuis l’époque classique jusqu’à l’époque impériale. Parallèlement, les théoriciens de la rhétorique mentionnent et analysent cette forme de discours, depuis Aristote jusqu’aux auteurs de Progymnasmata et aux théoriciens du genre épidictique. Dans les concours, à l’époque hellénistique et à l’époque impériale, ainsi que nous l’apprennent les inscriptions, la partie artistique comportait une épreuve d’éloge en prose, qui avait pour sujet, notamment, l’éloge de divinités. Les arétalogies, connues principalement par les sources épigraphiques et papyrologiques, comprenaient des textes en prose qui sont parfois de véritables éloges. Tel est le cas de l’arétalogie d’Isis retrouvée à Maronée, qui constitue le seul éloge de dieu en prose (sous forme de composition littéraire autonome) qui soit conservé en grec entre Platon et Aelius Aristide. L’hymne en prose triomphe enfin, dans les textes littéraires, avec Aelius Aristide, auteur d’une importante collection, avec l’Empereur Julien et avec Libanios. Ces données établissent donc l’existence d’une tradition continue d’hymnographie grecque en prose. Cette tradition n’a pas la même ancienneté ni le même lustre que la tradition de l’hymne poétique, ce vaste domaine dont M. Irigoin et M. Jouanna dévoilent, dans le présent volume, la richesse et la complexité. Ce que l’on constate, c’est que l’hymne en prose a existé, parallèlement à l’hymne en vers. Face à cette situation, nous voudrions poser une question très simple, qui, curieusement, ne paraît pas avoir été soulevée, et qui se résume en trois mots : pourquoi la prose ? Comment se fait-il que les anciens Grecs ne soient pas restés dans les limites que leur dictait le prestige des hymnes poétiques ? Pourquoi ont-ils jugé utile de recourir à la prose pour honorer leurs dieux ? Et en particulier – spécification de la question, amenée par le sujet précis du colloque L’hymne antique et son public – quelle impression la prose produisait-elle sur le public, quel était son effet singulier par comparaison avec la poésie ? Il s’agit, à l’évidence, d’une vaste question. Le but de la présente contribution est d’apporter des éléments de réponse fondés sur des textes.

Literature, diss. Chicago (University of Chicago Studies in Classical Philology, 3, 1902), p. 174-179.

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HYMNE EN VERS OU HYMNE EN PROSE ?

Il convient d’écarter quelques explications sommaires qui se présentent d’emblée à l’esprit. On pourrait penser que la prose a été utilisée faute de mieux, parce qu’il est plus facile d’aligner les mots sans contrainte que de se plier aux exigences subtiles de la versification grecque antique. Cette explication sera éventuellement justifiée pour des compositions dépourvues de prétention littéraire et dues à des hommes peu instruits. Mais elle ne s’applique pas à la majorité des cas connus, car là nous avons affaire à des auteurs : des philosophes, des sophistes, des encomiographes de concours, bref des hommes cultivés et soucieux de mettre en œuvre leur culture. Dans l’Antiquité, la prose – la belle prose, la prose littéraire – était considérée comme un art difficile, et même, du point de vue des rythmes, plus difficile que la poésie, parce qu’en prose, pensait-on, il n’y a pas de loi rythmique fixe et définie, tandis que les règles métriques de la poésie ont le mérite d’être claires. Cicéron et Quintilien sont catégoriques à ce sujet6. On ne peut donc pas dire que les auteurs qui ont écrit des hymnes en prose aient choisi la facilité. Ils entreprenaient une tâche d’un ordre différent de l’hymne poétique, et qui n’était pas inférieure à celui-ci. Ajoutons que souvent l’hymne en prose se présentait en parallèle avec l’hymne poétique. Dans les concours, œgkèmion logikÒn et œgkèmion œpikÒn étaient deux épreuves qui allaient de pair et qui portaient sur le même sujet. Aelius Aristide célébrait les dieux tantôt en prose, tantôt en vers. Par conséquent, le choix de la prose n’était pas effectué par défaut ; il résultait d’une volonté délibérée. Mais alors, est-ce la différence même entre vers et prose qu’il faut mettre en question ? On considère parfois que les Anciens ne voyaient pas de séparation de nature entre la prose et la poésie, la seule distinction étant formelle et tenant à l’absence ou à la présence du mètre7. Cependant, si la présence ou l’absence du mètre offre un critère de distinction entre poésie et prose – le critère le plus apparent –, ce critère n’est pas le seul. Les passages qu’on allègue ordinairement pour établir que les Anciens se contentaient du critère métrique sont des remarques ponctuelles, qui doivent être interprétées dans leur 6 Cicéron, L’orateur, 198 : quo etiam difficilius est oratione uti quam uersibus, quod in illis certa quaedam et definita lex est, quam sequi sit necesse ; Quintilien, Institution oratoire, IX, 4, 60 : ratio uero pedum in oratione est multo quam in uersu difficilior. 7 Voir en ce sens S. Fischer, « Orator und Poeta. Grundsätze und Hörerwirkungen », Helikon, 11-12, 1971-1972, p. 61-98. Le livre de J. Walker sur Rhetoric and Poetics in Antiquity, Oxford, 2000, se refuse à opposer rhétorique et poésie, au profit d’une conception large de la rhétorique, incluant la poésie.

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contexte – polémique ou autre –, qui représentent un moment dans une réflexion complexe et qui ne prétendent pas contenir en ellesmêmes une vision globale et définitive du problème8. De même, les tournures mettant en parallèle l’hymne en vers et l’hymne en prose n’impliquent pas une identité d’effet ou de nature entre les deux moyens d’expression considérés9. Plus significative est l’analyse d’Aristote, qui, comme on sait, a tracé dans la Rhétorique et dans la Poétique une opposition de fond, en assignant à la prose rhétorique et à la poésie deux objectifs essentiellement distincts, la persuasion (tÕ piqanÒn) pour l’une, l’imitation (m∂mhsij) pour l’autre, et en soulignant la différence qui sépare le style de l’une et de l’autre10. Si l’on se tourne un instant vers les auteurs modernes, on constate qu’il serait loisible de réunir un dossier de textes, dus à des penseurs et à des écrivains qui ont médité sur les rapports entre prose et poésie et qui se sont employés à marquer la spécificité de chacun de ces deux moyens d’expression ainsi que les différences fondamentales qui les séparent11. Important, à cet égard, est l’avant-propos donné par le

8 Gorgias, Éloge d’Hélène, 9 : t¾n po∂hsin ¤pasan kaπ nom∂zw kaπ Ñnom£zw lÒgon ⁄conta m◊tron ; Platon, Gorgias, 502 c : e∏ tij peri◊loito tÁj poiˇsewj p£shj tÒ te m◊loj kaπ tÕn ˛uqmÕn kaπ tÕ m◊tron, ¥llo ti À lÒgoi g∂gnontai tÕ leipÒmenon … 9 Apulée, Florides, 18, 38 : et prorsa et uorsa facundia ueneratus sum ; Aelius Aristide, Héraclès (or. XL), 1 : polloπ g¦r o≤ katalog£dhn °dontej t¦ s£, poll¦ d‹ poihtaπ kat¦ p£ntaj trÒpouj Ømnˇkasin ; Marinos, Proclos ou Sur le bonheur, 1 : toÝj Ûmnouj komyÒteron œrg£zontai toÝj m‹n œn m◊trJ, toÝj d‹ kaπ ¥neu m◊trou. 10 Aristote, Rhétorique, III, 1404 a 28-29 : Œt◊ra lÒgou kaπ poiˇsewj l◊xij œst∂n. Le chapitre 1 de la Poétique (1447 b) souligne que le mètre n’est pas un critère suffisant. Sur ces questions a été soutenue à Strasbourg la thèse de H. Kim, « Logoi devant la foule ». La rhétorique et la poétique selon Aristote, 2004 (voir H. Kim, « Microstructure et macrostructure. Une recherche sur les relations entre la Poétique et la Rhétorique d’Aristote », Rhetorica, à paraître). On se reportera aussi à l’importante analyse de Cicéron, L’orateur, 66-68, sur la différence (dissimilitudo) entre les orateurs et les poètes. 11 Voici, pêle-mêle, quelques citations : « Die redenden Künste sind Beredsamkeit und Dichtkunst. Beredsamkeit ist die Kunst, ein Geschäft des Verstandes als ein freies Spiel der Einbildungskraft zu betreiben ; Dichtkunst, ein freies Spiel der Einbildungskraft als ein Geschäft des Verstandes auszuführen » (Kant, Critique de la faculté de juger, I, I, livre II, § 51). – « Aujourd’hui, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante » (Beaumarchais, Le Barbier de Séville, acte I, scène II). – « Car la prose est d’argile et le vers est d’airain » (Victor Hugo). – « Autant que personne je sais que le vers et la prose sont deux êtres différents et sans communication et que dire la même chose en prose et en vers ce n’est pas dire la même chose » (Péguy, Note conjointe sur M. Descartes, dans Œuvres en prose complètes, III, R. Burac [éd.], Paris, 1992, p. 1315). – Je dois à l’amitié de Luigi Spina l’indication d’un passage de Mérimée à propos de Stendhal : « Il a dit son dernier mot sur la poésie dans son livre de l’Amour : ‘Les vers furent inventés pour aider la mémoire ; les conserver dans l’art dramatique, reste de barbarie’ » (H.B., dans Œuvres complètes, IV : Portraits historiques et littéraires, P. Jourda [éd.], Paris, 1928, p. 166).

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poète et poéticien Yves Bonnefoy aux actes du colloque de la Fondation Hugot du Collège de France sur Poésie et rhétorique12. L’ambition du poète – écrit Yves Bonnefoy – est d’une tout autre nature que celle de l’orateur, et on peut même faire à propos de ces deux projets l’hypothèse d’une opposition radicale. […] L’éloquence, dont s’occupe la rhétorique, est, à fin de convaincre, un emploi de la langue, de la langue commune, ce qui se place donc sous le signe de ce que la langue gère, autrement dit les aspects conceptualisés du monde et ce que l’on peut en dire de supposé vrai ou faux. Soit pour s’en prévaloir, soit pour ruser avec elle, la rhétorique a souci de la vérité ; sa vocation la plus haute est même d’aider celle-ci à se dégager des formulations confuses, à lui ouvrir de nouveaux champs conceptuels. Et la poésie, elle, est tout au contraire une lutte contre l’emprise sur le regard de ces réseaux du concept. […] La poésie transgresse les significations, les représentations d’objet, pour se retrouver en présence.

Retenons dans ce texte, qu’il faudrait pouvoir citer en entier, « l’hypothèse d’une opposition radicale » entre éloquence et poésie. Nous verrons combien cette hypothèse est féconde pour comprendre l’histoire de l’hymne grec. Puisque nous avons écrit le mot « histoire », il reste à évoquer une considération d’ordre historique. C’est un fait bien connu que l’évolution générale de la littérature grecque a été marquée par le développement de la prose à côté, et parfois à la place, de la poésie, dans beaucoup de secteurs13. Entre l’époque archaïque et l’époque classique sont ainsi apparues des œuvres en prose dans le domaine de l’histoire, de la philosophie, de l’éloge. Indiscutablement, l’émergence de l’hymne en prose s’est inscrite dans ce mouvement général, qui l’a permise et qui l’a portée. Néanmoins, le contexte d’ensemble n’explique pas tout, car le cas de l’hymne, à l’intérieur de ce contexte, reste particulier. D’une part, l’hymne en prose semble s’être développé plus tard que les autres genres conquis par la prose aux dépens de la poésie. D’autre part, il ne s’est jamais imposé par rapport à l’hymne poétique. Dans les fières déclarations d’un Isocrate, célébrant la victoire de la prose et la reprise en charge par celle-ci des fonctions autrefois dévolues à la poésie, il est question de louer les hommes, non les 12 Poésie et rhétorique. Colloque de la Fondation Hugot du Collège de France réuni par Y. Bonnefoy. Actes rassemblés par O. Bombarde, Paris, 1997, p. 8. 13 Voir notamment O. Navarre, Essai sur la rhétorique grecque avant Aristote, Paris, 1900, p. 80-86 ; R. Johnson, « The Poet and the Orator », Classical Philology, 54, 1959, p. 173-176.

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dieux14. Tardif et controversé, l’hymne en prose continuait de faire difficulté alors même que la prose avait conquis son espace dans les autres secteurs. Il se posait un problème spécifique de l’hymne en prose. Ce problème devait son acuité au sujet même traité par l’hymne, c’est-à-dire les dieux. La question fondamentale qui se posait était celle du langage religieux et de la validité d’une expression prosaïque en ce domaine. Il n’est pas possible de dire que l’usage de la prose dans l’hymnographie grecque s’explique par l’incapacité d’écrire en vers ou par une absence de différence entre prose et vers. Il n’est pas suffisant de dire que l’usage de la prose dans l’hymnographie grecque s’explique par le mouvement d’ensemble de la littérature grecque. L’usage de la prose comme vecteur de l’hymne aux dieux a constitué une évolution significative par elle-même et lourde de conséquences. Dès lors, le recours à la prose dans l’hymne s’inscrit dans le débat sur les rapports entre la poésie et le divin, un débat qui traverse toute l’Antiquité15. Une conception largement répandue, depuis Homère et Hésiode, voulait que les poètes fussent chéris des dieux et la poésie particulièrement apte à rendre compte des réalités divines. Entre mille occurrences d’une telle idée, rappelons le fragment de Cléanthe, cité par Philodème, dans lequel il est dit que la prose, même philosophique, manque des mots appropriés pour exprimer la grandeur divine et qu’il faut les mètres et la musique pour parvenir à la vérité de la contemplation des dieux16. Mais très fréquente, depuis Xénophane et Platon, était également l’idée inverse, qui consistait à critiquer les mensonges des poètes, et, partant, à rejeter leurs assertions à propos des dieux, ou à les soumettre à des explicitations drastiques et souvent allégoriques. L’intérêt de la discussion sur l’hymne en prose, dans ce cadre d’ensemble, tient à ce qu’elle éclaire l’autre versant du problème, en ne se bornant pas à examiner la valeur de la poésie, et en se tournant aussi vers la prose, pour essayer d’établir positivement ses caractéristiques et ses mérites.

14 Evagoras, 5-11. 15 Pour une présentation succincte, voir D.A. Russell, Criticism in Antiquity, Berkeley -

Los Angeles, 1981, chap. VI : « The Poet as Teacher ». Voir aussi A. Ford, The Origins of Criticism. Literary Culture and Poetic Theory in Classical Greece, Princeton, 2002. 16 Stoicorum veterum fragmenta, I, 486 : toà lÒgou toà tÁj filosof∂aj ≤kanîj m‹n œxagg◊llein dunam◊nou t¦ qe√a kaπ ¢nqrèpina, m¾ ⁄contoj d‹ yeiloà tîn qe∂wn megeqîn l◊xeij o≥ke∂aj, t¦ m◊tra kaπ t¦ m◊lh kaπ toÝj ˛uqmoÝj æj m£lista prosikne√sqai prÕj t¾n ¢lˇqeian tÁj tîn qe∂wn qewr∂aj.

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Pour guider l’interprétation du phénomène de l’hymne en prose, nous disposons de deux textes antiques, dont l’un est une référence obligée sur le sujet, et l’autre, également plein d’intérêt, possède une pertinence qui n’a pas été aperçue. L’hymne composé en prose par Aelius Aristide en l’honneur du dieu Sarapis, au milieu du IIe siècle après J.-C., est précédé d’une préface méthodologique consacrée au genre même de l’hymne en prose17. L’ampleur de cette préface, qui est presque aussi longue que le corps du discours, est le signe de l’importance que l’auteur attachait à la question et de la gravité qu’elle revêtait à ses yeux. Le fil directeur du raisonnement consiste en une comparaison des mérites respectifs de la poésie et de la prose pour ce qui est de parler des dieux ou de parler aux dieux. Aristide n’est pas de ceux qui croient que la différence entre poésie et prose se réduit à la présence ou à l’absence de la forme métrique. Les savants qui ont écrit cela ont lu le texte trop vite18. La différence entre ces deux modes d’expression, selon Aristide, inclut le m◊tron au sens technique de « mètre », mais s’étend aussi au m◊tron au sens large de « mesure, juste mesure ». En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de forme, mais aussi des sujets traités, de la manière de les traiter, et, au-delà, de toute une vision du monde. C’est une antithèse globale et même fondamentale que propose notre orateur. Aussi ne se limite-t-il pas aux hymnes proprement dits. Tout en citant expressément les hymnes et les péans (§ 3 : toÝj Ûmnouj kaπ pai©naj to√j qeo√j), il fait également allusion à diverses autres sortes de compositions relatives aux dieux (par exemple les poèmes homériques, pour la poésie, ou les lois sacrées, pour la prose), de 17 Or. XLV (E≥j S£rapin), § 1-13. Nous citons l’édition de B. Keil, Aelii Aristidis Smyrnaei quae supersunt omnia, II, Berlin, 1898, et la traduction française de A. Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie au IIe siècle de notre ère, Paris, 1923, p. 304-307. Sur ce texte, voir U. von Wilamowitz-Moellendorff, « Der Rhetor Aristeides », Sitzungsberichte der preussischen Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Kl., 1925, p. 339-342 ; A. Höfler, Der Sarapishymnus des Ailios Aristeides, Stuttgart-Berlin, 1935 ; D. Gigli, « Teoria e prassi metrica negli inni ‘A Sarapide’ e ‘Dioniso’ di Elio Aristide », Prometheus, 1, 1975, p. 237-265 ; D.A. Russell, « Aristides and the Prose Hymn », dans Antonine Literature, D.A. Russell (éd.), Oxford, 1990, p. 199-219 ; L. Pernot, « Théorie et pratique de l’hymne en prose chez Aelius Aristide », dans Actes du XIe congrès de l’Association Guillaume Budé, II, Paris, 1985, p. 87-88 ; Id., La rhétorique de l’éloge..., II, p. 642-645 ; J. Goeken, « Teoria e pratica dell’inno in prosa nel discorso In onore di Serapide (Or. XLV) di Elio Aristide », dans L’ultima parola. L’analisi dei testi : teorie e pratiche nell’antichità greca e latina, G. Abbamonte, F. Conti Bizzarro, L. Spina (éds.), Naples, 2004, p. 133-146 ; Id., Les hymnes en prose d’Aelius Aristide, thèse de doctorat, Strasbourg, 2004, à paraître. 18 Boulanger, Aelius Aristide..., p. 303 ; Höfler, Der Sarapishymnus..., p. 8.

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manière à inscrire la problématique de l’hymne dans le cadre plus large du langage religieux. La démonstration a en effet pour but d’établir qu’il existe deux espèces de langage religieux, le langage des poètes et le langage des prosateurs, et que le second a une dignité égale au premier. Dans une civilisation où la poésie, et surtout la poésie ancienne, était auréolée de prestige, Aristide revendique pour la prose une spécificité et une efficacité. Il ne défend pas une innovation, comme on l’a dit parfois : il réfléchit sur une évolution – celle qui a donné un rôle à la prose dans l’hymnographie –, il accompagne cette évolution et il en présente la justification. En bretteur invétéré, il assortit sa revendication de quelques traits satiriques, dont voici un échantillon19 : EÜdaimÒn ge tÕ tîn poihtîn œsti g◊noj kaπ pragm£twn ¢pˇllaktai pantacÍ. OÙ g¦r mÒnon aÙto√j ⁄xesti t¦j Øpoq◊seij toiaÚtaj Ðpo∂aj ¨n aÙtoπ boulhqîsin ŒkastÒte œnstˇsasqai, oÜte ¢lhqe√j oÜte œn∂ote piqan£j, ¢ll' oÙd‹ ⁄cousaj sÚstasin tÕ par£pan, e∏ tij Ñrqîj boÚloito skope√n, ¢ll¦ kaπ diaceir∂zousi taÚtaj oÛtwj Ópwj ¨n aÙto√j dÒxV noˇmas∂ te kaπ œnqumˇmasin. [...] Due√n strofa√n À periÒdoin ¢peplˇrwsan tÕ p©n. Kaπ \D©lon ¢mfirÚtan/ e≥pÒntej À \D∂a teryik◊raunon/ À \pÒnton œr∂bromon/, kaπ parelqÒntej æj `HraklÁj e≥j `Uperbor◊ouj ¢f∂keto kaπ æj ”Iamoj Ãn m£ntij palaiÕj À æj tÕn 'Anta√on `HraklÁj, À M∂nwa À `Rad£manqun prosq◊ntej À F©sin À “Istron, À æj aÙtoπ \qr◊mmata Mousîn/ e≥si kaπ ¥maco∂ tinej e≥j sof∂an ¢nafqegx£menoi, aÙt£rkwj sfisπn ØmnÁsqai nom∂zousin, kaπ oÙd‹ tîn ≥diwtîn oÙdeπj pl◊on œpizhte√ par' aÙtîn. Bienheureux est le sort des poètes, car ils ne connaissent jamais la peine. Non seulement il leur est loisible de choisir en toutes circonstances les sujets qu’il leur plaît, fussent-ils sans réalité, sans vraisemblance, et même tout à fait sans fondement, pour qui veut considérer la chose avec rectitude, mais encore ils disposent comme bon leur semble les pensées et les idées que comporte la matière. […] Deux strophes ou périodes et toute la tâche est terminée. Quand ils ont dit : « Délos ceinte de courants » ou « Zeus qui darde la foudre » ou « la mer retentissante », qu’ensuite ils ont conté comment Héraclès arriva chez les Hyperboréens, célébré Iamos, l’antique devin, ou la victoire d’Héraclès sur Antée, lorsqu’ils ont ajouté à cela Minos ou Rhadamanthe ou encore le Phase ou l’Ister ; lorsqu’ils ont proclamé qu’ils étaient les « nourrissons des Muses » et que leur sagesse est inégalable, ils pensent avoir satisfait aux lois de l’hymne, et nul des profanes n’en exige davantage.

19 § 1 et 3.

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Tout lecteur de Pindare sourit devant cette amusante caricature, dont il ne faut pas s’offusquer. Fin connaisseur et grand admirateur des poètes, Aristide n’entend nullement prendre position contre eux20. Il sait que la poésie a des qualités propres et irremplaçables, et il le reconnaît, lorsqu’il écrit par exemple21 : ‘Wn ⁄nia, e∏ tij t¦ prÕ aÙtîn te kaπ met¦ taàta ¢f◊loi, oÙd‹ maqe√n ⁄stin aÙt£ ge kaq' Œaut¦ Ó ti dhlo√ : Ðmoà d‹ p£ntwn lecq◊ntwn sun◊ntej ¢pedex£meqa, ésper ¢gapˇsantej Óti sunˇkamen. Certaines des pensées [des poètes], si l’on supprime ce qui précède et ce qui suit, ne signifient rien par elles-mêmes ; cependant, lorsque nous comprenons le poème après l’avoir entendu dans son ensemble, nous n’en demandons pas plus, comme si nous étions satisfaits d’avoir compris.

Derrière la formulation ironique, on aperçoit une analyse subtile de l’effet produit par la poésie, et notamment par l’hymne poétique, sur le public. Le langage poétique, selon Aristide, ne s’astreint pas à la cohérence rationnelle. Il suscite une compréhension globale, qui est d’un autre ordre que l’exégèse des pensées isolées et qui procure un contentement sui generis. Aristide reconnaît donc la mystérieuse efficacité de la poésie. Il ne la conteste pas. Mais, face à elle, il veut faire valoir les avantages propres à la prose22, ...ú [...] kaπ tÕ prosÁkon Ñrqîj Øpoq◊sqai kaπ diaceir∂sai to√j p©sin œxhtasm◊nwj ⁄sti kaπ di¦ p£shj œlqe√n ¢kribe∂aj e≥j Óson ¢nqrèpJ dunatÕn t◊taktai. …la forme d’expression qui permet de concevoir sainement, de traiter les sujets avec le plus grand soin et d’atteindre au plus haut degré de précision, autant qu’il est dans la nature humaine.

Les avantages de la prose, pour résumer, sont la clarté et la vérité. La clarté tient au fait que la prose déroule les sujets de manière ordonnée, en les développant autant qu’il est nécessaire (toujours la juste mesure), sans ellipse obscure ni ajout adventice, et qu’elle utilise un langage propre, dépourvu d’épithètes ornantes et de métaphores. Quant à la vérité, elle vient en particulier du refus d’accepter inconsidérément toutes les traditions mythologiques, notamment celles qui donnent des dieux une image anthropomorphique ou immorale. L’importance accordée ici aux définitions négatives montre que la prose se présente comme une réforme et une épuration du langage 20 Cf. § 9 : Taàta oÙ tÕ tîn poihtîn ¢tim£zwn g◊noj e≈pon. 21 § 1. 22 § 4.

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poétique. Clarté et vérité débouchent sur une troisième qualité, la persuasion, qu’il faut entendre, au sens rhétorique, comme la faculté d’agir sur l’esprit de l’auditeur par des moyens discursifs. Il s’agit en effet de rhétorique. La prose dont Aristide présente la défense et l’illustration est la prose rhétorique, et les catégories conceptuelles qu’il utilise sont les parties traditionnelles de l’art – invention, disposition et élocution. C’est donc la rhétorique qui permet, aux yeux de l’auteur, la purification du langage religieux. Il est possible de suivre la réalisation de ce programme dans les hymnes en prose d’Aristide (et dans ceux d’autres orateurs également), et l’on observe, intimement lié à l’usage de la rhétorique ainsi définie, un phénomène de subtile appropriation à l’égard de la poésie. Car l’hymne en prose ne s’abstient pas d’utiliser les procédés des poètes, mais il se les incorpore, en reprenant des thèmes poétiques, des effets de style et de rythme – tout ceci étant revu et corrigé, recyclé, à la manière qui est celle de la prose. Il reprend également les mythes, mais en les explicitant et les discutant, tant il est vrai que les Grecs ont eu plusieurs manières de croire, et de ne pas croire, à leurs mythes23. Reste cependant une question. Il est traditionnellement reconnu, on l’a dit, que les poètes jouissent d’une proximité particulière avec les dieux, dont ils sont comme les interprètes auprès des autres hommes. Les prosateurs peuvent-ils prétendre au même statut ? Mais oui, répond Aristide. Après tout, les autres fonctions religieuses – celles de prêtre, de prophète, de devin – ne sont pas réservées aux poètes24 ; il n’y a donc aucune raison que la composition des hymnes soit dévolue à eux seuls. Non content de défendre les droits de l’hymne en prose, Aristide défend les droits de l’hymnographe en prose, cette distinction entre la tâche et l’auteur de la tâche se conformant à la dichotomie, usuelle dans la pensée antique, entre ars et artifex25. Il fallait être Aristide pour oser affirmer qu’un orateur peut entrer en communication avec les dieux de la même manière que les poètes les plus sacrés de la tradition grecque. Rappelons qu’Aelius Aristide était dévot d’Asclépios et qu’il a connu, tout au long de sa vie, une extraordinaire série d’expériences religieuses incluant des échanges, par le moyen des rêves, avec ce dieu et avec d’autres, des phénomènes 23 Cf. P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, 1983. 24 La seconde phrase du § 6, qui contient cette idée, n’a pas été comprise par Boulanger,

Aelius Aristide…, p. 305. Mais elle est rendue correctement dans les traductions de Höfler (Der Sarapishymnus…), C.A. Behr (P. Aelius Aristides, The Complete Works, II, Leyde, 1981), J.M. Cortés Copete (Elio Aristide, Discursos, V, Madrid, 1999). 25 Sur cette distinction, voir Pernot, La rhétorique de l’éloge…, I, p. 242.

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d’inspiration poétique et rhétorique, des miracles, des visions, des ascèses, des extases26. Rappelons qu’il a fait la théorie, dans les Discours platoniciens notamment, de l’inspiration divine en matière de création oratoire, et que ce thème revient dans plusieurs passages de son œuvre27. Quelle que soit la date exacte de l’hymne En l’honneur de Sarapis, ces expériences et ces théories aristidiennes, passées et à venir, sont à l’arrière-plan de la défense de l’hymne en prose et elles en constituent la clé interprétative. La revendication de l’usage de la prose dans le domaine de l’hymne s’autorise du vécu particulier qui fut celui de l’auteur. Au § 8 de l’hymne En l’honneur de Sarapis, Aristide compare la prose et la poésie du point de vue de l’ancienneté et déclare celle-là antérieure à celle-ci. Les premiers hommes, selon lui, ont connu d’abord la prose, et la poésie n’a été inventée qu’ensuite, ce qui constitue un argument supplémentaire en faveur de la dignité de la prose. Il a été observé depuis longtemps qu’Aristide aborde là un thème qui a fourni un sujet de controverse à de nombreux auteurs grecs et latins. Les uns disaient l’usage de la prose antérieur à celui de la poésie, comme Aristide. Les autres estimaient au contraire que la poésie était le langage originel de l’humanité et que la prose n’était apparue que secondairement : cette position est soutenue par exemple, avec des nuances, par Plutarque, dans le dialogue Sur les oracles de la Pythie28. Certains des auteurs qui ont traité ce problème ont également en commun une image, consistant à comparer l’homme qui utilise les vers à un voyageur qui emprunte un véhicule et l’homme qui utilise la prose à un voyageur qui marche à pied29. Les tenants de l’antériorité de la poésie estimaient que le langage s’était déplacé en char dans les temps héroïques et qu’il avait mis pied à terre ensuite, tandis que les partisans de la thèse inverse soutenaient qu’on avait commencé par

26 Voir les Discours sacrés (or. XLVII-LII), et également les hymnes (or. XXXVII- XLVI), passim. 27 Défense de la rhétorique (or. II), 32-134, 430, 466 ; Sur la digression (or. XXVIII), 101-118. Le § 47 de la Défense de la rhétorique contient un trait de satire contre les poètes qui rappelle le ton de la préface de l’hymne à Sarapis. 28 Plutarque, Pyth. or., 405 d-406 f. Sur ce thème, voir les passages rassemblés par R. Hirzel, Der Dialog. Ein literarhistorischer Versuch, II, Leipzig, 1895, p. 208 (210), n. 4, et l’éclairante discussion de G.M. Rispoli, Dal suono all’immagine. Poetiche della voce ed estetica dell’eufonia, Pise-Rome, 1995, p. 279-288. 29 Pour cette image, voir les références réunies par E. Norden, Die antike Kunstprosa vom VI. Jahrhundert v. Chr. bis in die Zeit der Renaissance, I, Leipzig, 1898, p. 33 (-35), n. 3.

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aller à pied avant d’inventer des moyens de transport plus élaborés. Plutarque comme Aristide emploient cette image célèbre30. Ce qui n’a pas été remarqué, c’est que la relation entre la préface d’Aristide et le dialogue de Plutarque qui vient d’être cité ne se limite pas à l’évocation – débouchant sur des conclusions divergentes – d’un thème ponctuel commun. Ces deux ouvrages sont unis par une parenté profonde, et c’est pourquoi le dialogue de Plutarque constitue le second texte de référence sur la question de l’hymne en prose. Ordinairement désigné par l’intitulé abrégé Sur les oracles de la Pythie (De Pythiae oraculis) – le titre donné par les manuscrits étant Sur le fait que la Pythie aujourd’hui ne rend pas ses oracles en vers (Perπ toà m¾ cr©n ⁄mmetra nàn t¾n Puq∂an) –, cet ouvrage a été composé probablement au début du IIe siècle et précède d’une ou deux générations celui d’Aristide31. Il met en scène un petit groupe d’amis qui, visitant le sanctuaire d’Apollon à Delphes, s’entretiennent de différent sujets suggérés par les monuments rencontrés au cours de la visite. Le dernier de ces sujets, et le plus important, donne son titre au dialogue. Il s’agit de savoir pourquoi la Pythie a cessé de rendre ses oracles en vers et utilise désormais la prose. Ce problème embarrasse fort nos touristes32. Mais l’un d’eux, Théon, qui joue le rôle de maître du dialogue et peut-être de porte-parole de l’auteur33, entreprend de fournir une explication fort longue et argumentée34. Il faut d’abord marquer les limites du problème. Le changement n’a pas été total. Il existait autrefois des oracles rendus en prose et il existe encore aujourd’hui des oracles rendus en vers35. La discussion de Plutarque ne porte donc pas sur une situation de préférence exclusive, mais plutôt sur une situation de concurrence entre deux moyens d’expression, concurrence qui s’est fait jour au fil du temps et 30 Pyth. or., 406 e : kat◊bh m‹n ¢pÕ tîn m◊trwn ésper Ñchm£twn ¹ ≤stor∂a kaπ tù pezù m£lista toà muqèdouj ¢pekr∂qh tÕ ¢lhq◊j ; Sarap., 8 : ¢ll¦ m¾n kat¦ fÚsin ge m©llÒn œstin ¢nqrèpJ pezù lÒgJ crÁsqai, ésper ge kaπ bad∂zein, o≈mai, m©llon À ÑcoÚmenon f◊resqai. 31 Nous citons l’édition et la traduction de R. Flacelière, Plutarque, Œuvres morales, VI : Dialogues Pythiques, Paris, CUF, 1974. Voir aussi R. Flacelière, Plutarque, Sur les oracles de la Pythie. Texte et traduction avec une introduction et des notes, thèse compl., Le Puy, 1936 (= Annales de l’Université de Lyon, III, 4, 1937) ; S. Schröder, Plutarchs Schrift De Pythiae oraculis. Text, Einleitung und Kommentar, Stuttgart, 1990. 32 397 d, 402 b-c, 402 e. 33 Voir à ce sujet Flacelière, éd. CUF, p. 42-43 ; B. Puech, « Prosopographie des amis de Plutarque », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 33, 6, 1992, p. 4886. 34 Sur la composition du monologue de Théon, voir D. Babut, « La composition des Dialogues pythiques de Plutarque et le problème de leur unité », Journal des savants, 1992, p. 211-213. 35 403 a-404 a.

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qui existe encore à l’époque du dialogue. Les données de la littérature et de l’épigraphie prouvent effectivement qu’à l’époque impériale les oracles recouraient tantôt aux vers, tantôt à la prose36. On observait, dans le domaine des oracles, la même situation de diglossie, pour ainsi dire, que dans le domaine de l’hymne. Dans ces conditions, il s’agit pour Plutarque – comme pour Aristide – d’expliquer et de justifier l’usage de la prose par rapport à l’usage de la poésie. Deux explications sont envisagées. La première tient à la formation des Pythies, qui sont recrutées aujourd’hui dans des familles honnêtes, certes, mais pauvres et totalement dépourvues de culture, et qui ne possèdent absolument aucune expérience ni aucune compétence dans le domaine de la langue et de la littérature. On ne peut pas attendre de jeunes femmes élevées de la sorte qu’elle parlent en vers comme de fins lettrés. Car, pour Théon, c’est bien la Pythie qui est responsable de la forme des oracles, le dieu lui dictant seulement le contenu : ce qui met en jeu toute une théorie de l’inspiration prophétique37. La seconde explication proposée par les interlocuteurs du dialogue tient à un phénomène de civilisation, qui veut que dans différents secteurs on ait progressivement cessé d’employer les vers, que ce soit dans le domaine de la philosophie et de l’astronomie ou pour les sujets qui relevaient à l’origine des genres lyriques. L’oracle n’a donc fait que se conformer à l’évolution générale de la littérature grecque et il serait injuste de le blâmer pour cela38. Usage de la prose par défaut de culture ; usage de la prose conformément à une évolution générale du langage et de la littérature : nous retrouvons là deux explications évoquées plus haut, et qui s’étaient révélées insuffisantes. Tel est le point de vue de Théon dans le dialogue de Plutarque. Il ne se satisfait pas de ces raisonnements, qu’il avance seulement à titre de préliminaires et qui à ses yeux n’épuisent pas le sujet. Le recours à la prose, de la part de l’oracle de Delphes, a selon lui des raisons plus profondes, qui tiennent à la nature même de la prose et à ses caractéristiques propres par rapport à la poésie39. 36 Cf. L. Robert, À travers l’Asie Mineure. Poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographie, Paris, 1980, p. 403, n. 40. C’est ainsi que l’oracle fondé par Alexandre d’Abônouteichos, au témoignage de Lucien, s’exprimait tantôt en vers, tantôt en prose (Lucien, Alexandre ou le faux prophète : des réponses en vers sont citées passim, tandis que la prose est mentionnée au § 52 : ¥neu m◊trou). Noter Xénophon d’Éphèse, Éphésiaques, V, 4, 9, à propos de l’oracle d’Apis à Memphis : o≤ d‹ prÕ toà neë pa√dej A≥gÚptioi § m‹n katalog£dhn, § d‹ œn m◊trJ prol◊gousi tîn œsom◊nwn Ÿkasta. 37 397 b-d ; 404 b-405 d. 38 402 e-403 a. 39 406 b-409 d.

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Par opposition à la poésie, qui se voile d’ornements, de mots rares, de périphrases, de métaphores, d’énigmes, d’équivoques, la prose a pour apanage la clarté. Sans doute fut-il un temps où l’obscurité était utile et même nécessaire, parce que les consultants étaient des chefs de guerre, qui risquaient de s’en prendre au personnel du sanctuaire si la réponse fournie ne leur convenait pas ; obscurité et ambiguïté permettaient à l’oracle de se mettre à couvert40. Mais de nos jours, dit Théon, entendons dans le contexte de la Paix Romaine et des empereurs philhellènes (contexte qui est célébré dans le dernier chapitre du dialogue)41, l’oracle ne court plus les mêmes dangers. Il peut donner aux consultants les réponses simples et efficaces dont ils ont besoin. L’obscurité de la poésie, qui autrefois en imposait, est aujourd’hui considérée comme un subterfuge, et c’est au contraire la clarté de la prose qui est prisée comme une garantie de vérité et qui emporte la conviction. Citons le passage le plus significatif42 : Met¦ d‹ tÁj safhne∂aj kaπ ¹ p∂stij oÛtwj œstr◊feto summetab£llousa to√j ¥lloij pr£gmasin, éste p£lai m‹n tÕ m¾ sÚnhqej mhd‹ koinÕn ¢ll¦ loxÕn ¢tecnîj kaπ peripefrasm◊non e≥j ØpÒnoian qeiÒthtoj ¢n£gontaj œkplˇttesqai kaπ s◊besqai toÝj polloÚj, Ûsteron d‹ tÕ safîj kaπ ˛vd∂wj Ÿkasta kaπ m¾ sÝn ÔgkJ mhd‹ pl£smati manq£nein ¢gapîntej Ætiînto t¾n perikeim◊nhn to√j crhsmo√j po∂hsin, oÙ mÒnon æj ¢ntipr£ttousan tÍ noˇsei prÕj tÕ ¢lhq‹j ¢s£fei£n te kaπ ski¦n tù frazom◊nJ mignÚousan, ¢ll' ½dh kaπ t¦j metafor¦j kaπ t¦ a≥n∂gmata kaπ t¦j ¢mfibol∂aj, êsper mucoÝj kaπ katafug¦j œndÚesqai kaπ ¢nacwre√n tù pta∂onti pepoihm◊naj tÁj mantikÁj, Øfewrînto. Avec cette clarté des oracles, il s’est produit à leur sujet, dans l’opinion, une évolution parallèle aux autres changements : autrefois leur style étrange et singulier, tout à fait ambigu et périphrastique, était un motif de croire à leur caractère divin pour la foule qu’il remplissait d’admiration et d’un religieux respect ; mais plus tard on aima apprendre chaque chose clairement et facilement, sans emphase ni recherche de style, et l’on accusa la poésie qui entourait les oracles de s’opposer à la connaissance de la vérité, en mêlant de l’obscurité et de l’ombre aux révélations du 40 La poésie avait en outre un intérêt mnémotechnique, parce que les vers sont plus faciles à retenir que la prose (407 f-408 b). 41 409 a-c. On discute pour savoir qui Plutarque rend responsable de la prospérité du sanctuaire delphique et quel est le nom qui a disparu dans la lacune, si lacune il y a, en 409 c (voir un examen de la question dans Schröder, Plutarchs Schrift De Pythiae oraculis…, p. 14-22 ; cf. M.-A. Zagdoun, « Plutarque à Delphes », Revue des études grecques, 108, 1995, p. 587) ; mais, quoi qu’il en soit, la page prise dans son ensemble célèbre indéniablement le regain d’activité du sanctuaire à l’époque de l’auteur. 42 407 a-b.

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dieu ; même l’on suspectait déjà les métaphores, les énigmes, les équivoques d’être pour la divination comme des échappatoires et des refuges ménagés pour permettre au devin de s’y retirer et de s’y cacher en cas d’erreur.

Dans ce texte, et dans l’ensemble du dialogue, Plutarque donne une analyse qui va au-delà de la forme des réponses rendues par l’oracle de Delphes et qui concerne en fait toute la question des rapports entre prose et poésie. Un grand savant de la fin du XIXe siècle, Rudolf Hirzel, a vu ce point et a souligné à juste titre l’intérêt et l’intelligence des réflexions présentées par Théon, qui mettent en jeu « une question d’histoire de la civilisation »43. Malheureusement l’érudit ajoutait aussitôt que ces considérations sont trop remarquables pour être l’œuvre de Plutarque et qu’il doit les tenir de sa source44. La bibliographie s’est en effet épuisée dans la recherche de la source de Plutarque, qui serait le péripatéticien Dicéarque selon Hirzel45, le stoïcien Poseidonios selon Svoboda46 ou le rhétoricien Théodore de Gadara selon Momigliano47. Certainement, Plutarque a eu des prédécesseurs. Rappelons notamment des textes importants du De la divination de Cicéron, dans lesquels il est déjà question de la décadence de l’oracle de Delphes et du passage des vers à la prose48. Mais la recherche des sources n’est pas l’essentiel et elle ne débouche sur aucun résultat solide. Nous nous rangeons à la conclusion prudente de Robert Flacelière : « Il est bien difficile de nommer la source de Plutarque, à supposer qu’il n’en ait eu qu’une seule. On a cité [différents noms], sans aucune certitude »49.

43 Der Dialog…, II, p. 208 : « was er [Theon] vorbringt um das Aufkommen der ProsaOrakel zu erklären, reicht viel weiter und macht uns mit einer der geistvollsten Beobachtungen bekannt, die uns aus dem Alterthume über eine Frage der Culturgeschichte erhalten ist ». 44 Ibid., p. 210-211, en note : « Diese vortrefflichen Bemerkungen – die eine viel breitere Ausführung und weitere Anwendung vertrügen und auch modernen Darstellungen der Prosa und ihrer Geschichte nützlich werden könnten […] – sind schwerlich in Plutarchs Garten gewachsen ; das darf man sagen ohne ihn zu unterschätzen ». 45 Ibid. 46 K. Svoboda, « Les idées esthétiques de Plutarque », Mélanges Bidez, Bruxelles, 1934, p. 928-939. 47 A. Momigliano, « Dubbi intorno alle teorie letterarie del De Pythiae oraculis di Plutarco », Athenaeum, 26 (n.s. 16), 1938, p. 158-163. – Ces différentes suppositions sont discutées par K. Ziegler, « Plutarchos 2 », Real-Encyclopädie, 21, 1951, col. 831-832 ; Schröder, Plutarchs Schrift De Pythiae oraculis…, p. 54. 48 I, 38 (à propos de la décadence de l’oracle) : …magna enim quaestio est ; II, 116 : Pyrrhi temporibus iam Apollo uersus facere desierat. 49 Flacelière, éd. de 1936, p. 39.

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Quels qu’aient été ses devanciers, Plutarque exprime une doctrine qui est en accord avec celle de ses autres œuvres, notamment celle du traité Comment lire les poètes. Dans cet ouvrage, Plutarque adopte une attitude réservée à l’égard des poètes, considérant leurs œuvres comme moins véridiques et rationnelles que celles des prosateurs et ne les acceptant qu’à condition de les soumettre à une critique attentive et sévère. Plutarque est aussi l’auteur du Dialogue sur l’Amour, qui contient des éléments d’hymne en prose en l’honneur d’Éros50. Identique est la leçon du dialogue Sur les oracles de la Pythie, qui consiste à dénoncer les prestiges de la poésie au profit de la prose. À l’occasion d’une discussion sur Delphes, Plutarque livre sa conception des rapports entre prose et poésie dans le domaine de la religion. Cette conception s’enracine dans une longue fréquentation du sanctuaire delphique, effectuée par l’auteur en tant que prêtre et en tant que philosophe, et c’est du haut de cette expérience que Plutarque peut constater la validité de la prose. Une telle démonstration, centrée sur les oracles, vaut aussi pour l’hymne, qui est spécifiquement désigné dans un passage où Plutarque écrit (à propos de l’époque ancienne, où la poésie triomphait)51 : ...o≤ ple√stoi di¦ lÚraj kaπ òdÁj œnouq◊toun, œparrhsi£zonto, parekeleÚonto, mÚqouj kaπ paroim∂aj œp◊rainon, ⁄ti d' Ûmnouj qeîn, eÙc£j, pai©naj œn m◊troij œpoioànto kaπ m◊lesin, o≤ m‹n di' eÙfu∂an, o≤ d‹ di¦ sunˇqeian. OÙkoàn oÙd‹ mantikÍ kÒsmou kaπ c£ritoj œfqÒnei Ð qeÒj. …c’était de la lyre et du chant que l’on se servait le plus souvent pour adresser des réprimandes, exprimer librement un avis ou une exhortation, tourner des apologues et des maximes ; enfin, les hymnes, les prières, les péans en l’honneur des dieux, c’est aussi en vers et en musique qu’ils étaient composés grâce à un talent naturel ou à une habitude acquise. Aussi Apollon ne refusait-il pas non plus à la divination les ornements et les grâces [de la poésie].

Dans cette phrase, le cas des oracles intervient comme le point culminant d’une énumération dont l’étape immédiatement précédente est constituée par les hymnes, qui sont de ce fait inclus dans la démonstration. Il existe un continuum entre le langage adressé aux dieux, qui est celui de l’hymne, et le langage des dieux, qui est celui des oracles52. 50 756 b-763 f. 51 406 c. 52 Pour les liens entre hymne et oracle, voir par exemple Porphyre, Vie de Plotin, 22 : cas

d’un oracle contenant un hymne.

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C’est une conclusion inattendue que de découvrir une proximité entre l’ouvrage de Plutarque et celui d’Aelius Aristide. À première vue, il ne semble guère y avoir de point commun entre le philosophe de Chéronée et le sophiste d’Hadrianoutherai, entre Apollon et Sarapis, entre le genre du dialogue et celui du pamphlet. Sujet et circonstances diffèrent. Les convergences n’en sont que plus révélatrices. De même que Plutarque mentionne l’hymne, Aristide mentionne les oracles de la Pythie53. On peut se demander si Aristide, qui probablement connaissait l’œuvre de Plutarque, n’avait pas lu le dialogue Sur les oracles de la Pythie. Quelle que soit la vérité sur ce point, nos deux auteurs conduisent des analyses similaires, portant sur les qualités propres à la prose en contexte religieux, et ils nous donnent ainsi deux textes essentiels pour la critique littéraire et la théologie. Leur dénonciation des insuffisances et des défauts de la poésie nous paraît être fortement teintée de platonisme, ce qui va de soi pour Plutarque, moins peut-être pour Aristide. Mais la recherche contemporaine est en train de reconnaître que le sophiste qui avait étudié Platon dès son jeune âge, qui le cite dans toutes ses œuvres, qui lui a consacré quatre cents pages dans les Discours platoniciens et qui le voyait même dans ses rêves, était plus profondément influencé par la pensée platonicienne qu’on ne l’a cru autrefois. La préface de l’hymne En l’honneur de Sarapis apporte un argument de poids en ce sens. L’ombre de Platon plane d’ailleurs sur toute l’histoire de l’hymne en prose, depuis le Banquet jusqu’à Ménandros le Rhéteur et à l’Empereur Julien. Le mobile de Plutarque comme celui d’Aristide sont apologétiques. L’un défend la prose de la Pythie, et toute la religion delphique à travers elle, l’autre défend la prose des hymnographes, et toute la rhétorique à travers eux. L’un et l’autre réagissent contre des accusations de déclin. L’usage de la prose pouvait en effet être interprété par certains comme un signe de déclin. Déclin du sanctuaire de Delphes, où des réponses terre-à-terre avaient remplacé les proclamations magnifiques et absconses ; déclin de l’hymnographie, où un Aristide prenait la succession des Homère et des Pindare. Le contexte de la discussion sur l’hymne en prose n’est autre que la problématique de la décadence, qui constitue un grand sujet pour les Grecs de l’époque impériale. Les Grecs étaient soumis à Rome, comme le savent fort bien l’auteur des Préceptes politiques et l’auteur de l’Éloge de Rome ; ce 53 Sarap., 7 : t¦ d◊ ge ple∂w n¾ D∂a cwrπj m◊trou ¹ prÒmantij aÙt¾ ¹ œn Delfo√j.

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fait, on l’a vu, constitue la conclusion du dialogue Sur les oracles de la Pythie. Dès lors, une question, une question lancinante se posait aux intellectuels grecs de cette époque. Sommes-nous à la hauteur de notre glorieux passé ? C’était en somme leur malaise dans la civilisation. Plutarque et Aristide ont senti ce malaise, et ils répondent en défendant les droits du présent. Non, l’importance prise par la prose n’est pas un signe de déclin. Oui, elle doit être considérée comme un progrès. Contrairement à ce que pourraient faire croire leurs incessantes références au passé de la Grèce, Plutarque et Aristide ne sont nullement des laudatores temporis acti. Ce sont des modernes, et c’est dans cet esprit qu’ils ont traité la question de la prose. Il faut donc reprendre notre question initiale : pourquoi la prose ? Les textes examinés sont importants parce qu’ils fournissent une base théorique solide pour répondre. L’hymne était parti de haut. Il était sur son char, puis il mit pied à terre. Et nous apprenons pourquoi. Les analyses de Plutarque et d’Aelius Aristide établissent que l’usage de la prose dans l’hymnographie grecque avait un sens et était destiné à produire un effet spécifique sur le public. La prose représentait la recherche de la clarté, de la vérité, de la précision intellectuelle et de la persuasion rationnelle. Le prosateur, et en particulier l’orateur, étaient devenus les maîtres de vérité des temps modernes54. La poésie, par contraste, apparaissait comme un langage décalé et lointain, caractérisé par la métaphore, le mythe, la musique. On eût aimé, soit dit par parenthèse, que les auteurs expliquent comment ils appréciaient la dimension musicale et chorale de l’hymne poétique, mais malheureusement ce n’est pas le cas55. L’hymne en prose s’est caractérisé par une mise à distance des mythes et par un effort de démonstration rationnelle en vue de la persuasion. Il a représenté l’élaboration, par des moyens rhétoriques et philosophiques, d’un certain type de discours vrai sur les dieux, qui s’accompagnait de la mise en avant d’un type spécifique de saint homme, le sophiste ou le philosophe inspiré. Il est donc permis de conclure que l’intervention de la prose dans l’histoire de l’hymne grec ne fut pas un épiphénomène, mais la mise en œuvre d’un nouveau langage religieux.

54 Cf. M. Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, nouv. éd., Paris, 1994. 55 Les auteurs d’hymnes en prose savaient goûter la musique sacrée et étaient pleinement

conscients de l’importance de cet aspect : voir par exemple Aristide, Discours sacrés, IV (or. L), 38 ; Julien, Lettre 109 Bidez.

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POURQUOI FURENT COMPOSÉS LES HYMNES EN PROSE D’AELIUS ARISTIDE ? Johann Goeken

Le titre de notre contribution reprend celui d’un article de Philippe-Ernest Legrand, paru en 1901, qui était intitulé « Pourquoi furent composés les hymnes de Callimaque ? ». Dans cette étude consacrée aux hymnes À Apollon, Pour le bain de Pallas et À Déméter, le savant revenait sur une question qu’il avait déjà abordée et à laquelle il entendait donner une réponse définitive. Il démontrait que ces textes furent écrits non pas « pour être exécutés (…) durant une fête religieuse », ni « pour être produits dans un concours littéraire (…) ou dans de solennelles œpide∂xeij » faisant suite à des festivités, mais plutôt « pour être portés à la connaissance du public, en dehors de toute occasion officielle, par la seule voie du livre et de récitations particulières »1. C’était il y a plus d’un siècle. Depuis, l’intérêt pour Callimaque ne s’est pas démenti et la recherche actuelle se réfère encore parfois à cet article2, tout en affinant la réponse donnée à la question qui était initialement posée3. Les hymnes en prose d’Aelius Aristide n’ont pas fait l’objet de la même tradition interprétative que les œuvres de Callimaque, et se demander pourquoi et pour quelles occasions le sophiste composa ces discours dont il est si fier ne va pas de soi. En réalité, c’est même la première fois que le problème est posé en ces termes. Pour tenter de donner aujourd’hui une réponse, plutôt que d’exposer seulement un développement général sur l’ensemble des dix éloges constituant le corpus des hymnes en prose d’Aristide4, il nous a 1 P.-E. Legrand, « Pourquoi furent composés les hymnes de Callimaque ? », Revue des études anciennes, 3, 1901, p. 281. 2 Voir notamment A. Cameron, Callimachus and His Critics, Princeton, 1995, p. 63. 3 La thèse de Legrand a été discutée notamment par C. Meillier, Callimaque et son temps. Recherches sur la carrière et la condition d’un écrivain à l’époque des premiers Lagides, Lille, 1979 (voir en particulier le chapitre II intitulé « Poésie et realia », p. 23-60). 4 Il s’agit, selon l’ordre qui prévaut dans l’édition Keil (cf. B. Keil, Aelii Aristidis Smyrnaei opera quae exstant omnia, II, Berlin, 1898), des discours suivants : Athéna (or. XXXVII), Les Asclépiades (or. XXXVIII), En l’honneur du puits du sanctuaire

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semblé préférable de commencer par examiner un texte précis : l’hymne à Héraclès (or. XL). Notre propos consistera donc à présenter d’abord les circonstances de composition et de prononciation du discours, en traquant, dans la mesure du possible, les données que recèle le texte qui nous a été transmis. Puis, dans un second temps, nous évoquerons la littérarité particulière du corpus dans son ensemble. Une telle enquête se rattache directement au thème du colloque, puisqu’elle revient à étudier la question du contexte et du public de l’hymne rhétorique. L’hymne à Héraclès Contrairement à la majorité des discours d’Aelius Aristide, l’hymne intitulé Héraclès nous renseigne assez précisément sur les circonstances de sa composition et de sa prononciation. Le discours porte en effet une souscription, et les allusions cultuelles qu’il contient permettent de le replacer dans son contexte institutionnel. La souscription, qui est transmise par le manuscrit A5 et qui provient très vraisemblablement d’une indication remontant au sophiste ou à son entourage6, indique que l’orateur a composé le discours à l’âge de « 48 ans et 8 mois »7. Or la date de naissance d’Aristide est connue8 : il est né le 26 novembre 117. On en déduit que le discours est daté de la fin juillet ou du mois d’août 1669. Ainsi d’Asclépios (or. XXXIX), Héraclès (or. XL), Dionysos (or. XLI), Causerie en l’honneur d’Asclépios (or. XLII), En l’honneur de Zeus (or. XLIII), En l’honneur de la mer Égée (or. XLIV), En l’honneur de Sarapis (or. XLV), Isthmique en l’honneur de Poséidon (or. XLVI). 5 Le Laurentianus LX 3, ayant appartenu à Aréthas et datant du début du Xe siècle. Cf. la préface de l’édition Keil, p. VII sqq. 6 Sur ce point, cf. W. Wahl, Der Herakleshymnos des Ailios Aristides, diss., Tübingen, 1946, p. 5 ; F.W. Lenz, « Der Herakleshymnos », dans F.W. Lenz, Aristeidesstudien, Berlin, 1964, p. 223 ; C.A. Behr, P. Aelius Aristides. The Complete Works. Translated into English, II, Leyde, 1981, p. 359, n. 23 ; C.P. Jones, « Heracles at Smyrna », American Journal of Numismatics, 2, 1990, p. 73. Voir encore F.W. Lenz, C.A. Behr, P. Aelii Aristidis opera quae exstant omnia, I, 1, Leyde, 1976, p. LXX. 7 Cf. Keil, ad loc., p. 330 (¹raklÁj œtîn Ømh. kaπ mhnîn ×h). Les manuscrits T et S² ne donnent comme souscription que le nom Héraclès. 8 Cf. C.A. Behr, « Aelius Aristides’ Birth Date Corrected to November 26, 117 A. D. », American Journal of Philology, 90, 1969, p. 75-77. 9 En toute rigueur, Aristide est âgé de 48 ans et 8 mois à partir du 26 juillet 166 et jusqu’au 25 août 166. Notons que l’établissement de la date a donné lieu à divers calculs. Cf. A. Hug, Leben und Werke des Rhetors Aristides, diss., Soleure, 1912, p. 90 (fin 167début 168) ; Wahl, Der Herakleshymnos…, p. 6 (novembre-décembre 165) ; Lenz, « Der Herakleshymnos », p. 223 (hésitation sur la date de naissance d’Aristide) ; J.M. Cortes Copete, Elio Aristides. Un sofista griego en el Imperio Romano, Madrid, 1995, p. 126 (en 165).

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POURQUOI FURENT COMPOSÉS LES HYMNES EN PROSE D’AELIUS ARISTIDE ?

l’éloge d’Héraclès a été composé après la victoire de 165 sur les Parthes et précède de peu un important discours politique d’Aristide : le Panégyrique de Cyzique (or. XXVII)10. À cette époque, la peste11 qui ravage l’Asie n’est pas encore enrayée12, et les monnaies de Rome représentent Marc Aurèle et Lucius Verus associés respectivement à Athéna et Héraclès13. L’orateur précise dans la péroraison que l’idée du discours lui a été suggérée en rêve. Voici les derniers mots du texte : “Apasi m‹n oân ¢nqrèpoij œn mnˇmV kaπ tima√j `HraklÁj, œmoπ d◊ ti kaπ fil∂aj ∏dion prÕj aÙtÒn œstin, ⁄k tinoj fwnÁj qe∂aj genom◊nhj. œdÒkei d‹ ¼kein œk toà mhtróou. parekeleÚeto d‹ ¢n◊cesqai t¦ sump∂ptonta, œpeidˇ ge kaπ `HraklÁj DiÕj pa√j ín ºn◊sceto. oátÒj soi, ð f∂le `Hr£kleij, Ð par' ¹mîn lÒgoj ¢nt' ¥llou m◊louj Æsm◊noj kat¦ t¾n toà œnupn∂ou dÒxan, ¿n œdÒkoun `Hrakl◊ouj ⁄painon l◊gein œn proqÚroij 'ApÒllwnoj. Si tous les hommes sans exception se souviennent d’Héraclès et l’honorent, personnellement je connais même une sorte d’amitié particulière avec lui, par le fait d’une sorte de voix divine, qui, provenant en rêve du temple de la Mère des dieux, exhortait à endurer les événements, puisque aussi bien Héraclès, pourtant fils de Zeus, les avait endurés. Voici pour toi, ô cher Héraclès, notre discours, chanté en guise de poème, conformément au rêve nocturne dans lequel je rêvais que je prononçais un éloge d’Héraclès devant les portes d’Apollon14.

Ces précisions confèrent à l’œuvre une dimension particulière. Le discours n’a pas été décidé par le seul Aristide, qui met ainsi en vedette les rapports privilégiés qu’il entretient avec le monde des dieux. Composé pour obéir à une prescription onirique, l’éloge est donc conçu pour plaire aux dieux et illustrer l’éloquence inspirée de l’orateur. Nimbée d’une aura sacrée, l’œuvre est en outre destinée à 10 Le discours de Cyzique date de l’automne 166 ou 167. Cf. M.-H. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs Marc Aurèle et Lucius Verus, à l’issue de la guerre contre les Parthes », Journal des savants, janvier-juin 2002, p. 75-150. 11 Pour parler de l’épidémie qui frappa l’Empire sous le règne de Marc Aurèle, le mot « peste » (loimÒj, pestilentia) est communément employé pour désigner une probable épidémie de variole. Voir sur ce point le diagnostic de R.J. Littman, M.L. Littman, « Galen and the Antonine Plague », American Journal of Philology, 94, 1973, p. 243-255. 12 Sur l’épidémie et ses conséquences, voir notamment J.F. Gilliam, « The Plague under Marcus Aurelius », American Journal of Philology, 82, 1961, p. 225-251 ; R.P. DuncanJones, « The impact of the Antonine plague », Journal of Roman Archaeology, 9, 1996, p. 108-136 ; A. Marcone, « La peste antonina. Testimonianze e interpretazioni », Rivista storica italiana, 114, 2002, p. 803-819. 13 Sur ce point, voir les analyses détaillées de Quet, « Éloge par Aelius Aristide des coempereurs… », p. 117 sqq. 14 Aristide, Héraclès (or. XL), 22. Les traductions de passages d’Aristide sont nôtres.

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être récitée dans un lieu de culte, à l’entrée d’un temple d’Apollon15. Le discours, qui revient à rappeler à la mémoire les bienfaits du dieu, ne semble donc pas répondre à une commande officielle, même si, comme nous allons le voir, il n’est pas détaché de tout contexte historique. Enfin, la comparaison avec le « poème » fait de l’hymne une pièce d’art, un objet de prix destiné à honorer la divinité. Nous reviendrons sur ces valeurs commémorative et pragmatique du discours. C.P. Jones a définitivement prouvé que le discours a été prononcé à Smyrne16. Nous reprenons ici ses analyses, tout en présentant quelques nouveaux éléments susceptibles d’éclairer encore davantage le texte d’Aristide. En étudiant non seulement les monnaies smyrniotes qui représentent Héraclès et mentionnent ses épiclèses PrÒfulax et `OplofÚlax17, mais encore les inscriptions18 qui témoignent de l’existence d’un lien entre la fonction de strathgÕj œpπ tîn Óplwn 19 et le culte de cet Héraclès `OplofÚlax à Smyrne, Jones a montré comment ces documents jettent une lumière nouvelle sur l’hymne d’Aristide20. Au paragraphe 13, en effet, alors qu’il est en train de célébrer les manifestations quotidiennes de la puissance du dieu en Espagne et en Sicile, l’orateur affirme : ¢ll¦ t∂ de√ t¦ pÒrrw l◊gein; ¢ll¦ tÕ stratˇgion ¹m√n `Hr£kleion ⁄oiken e≈nai. k¢n toÚtJ poll£kij ½dh pa∂zwn êfqh sfa∂raij tisπn `Hrakle∂oij: aátai d◊ e≥si l∂qoi stroggÚloi staqmÕn ¥gontej oÙk Ñl∂gon: toÚtwn ktÚpoj te ¢koÚetai kaπ aÙtoÝj Œt◊rwqen Œt◊rwqi f◊rwn t∂qhsin. qaumast¦ d‹ kaπ t¦ tÁj ¥llhj œpifane∂aj: éste ka∂per oÛtw koinÕn ×n tÕ stratˇgion ta√j ¢kribe∂aij ta√j perπ tÕn qeÕn ¢nt' ¢dÚtou kaq◊sthken. 15 Comparer l’exemple de Dion de Pruse, qui a prononcé son discours Olympique devant le temple de Zeus à Olympie. Cf. Dion, XII, 21 (perπ toàde toà qeoà, par' ú nàn œsmen). 16 Cf. Jones, « Heracles at Smyrna » (op. cit., supra, n. 6). Ses arguments, que nous résumons, réfutent incontestablement les hypothèses de Lenz (qui imagine que le discours a été prononcé à Athènes) et de Behr (qui suppose que le discours a été prononcé à Cyzique). Cf. Lenz, « Der Herakleshymnos », p. 227-233 ; C.A. Behr, Aelius Aristides and the Sacred Tales, Amsterdam, 1968, p. 102, n. 22a ; Id., The Complete Works…, II, p. 413, n. 1. 17 Sur ces monnaies, cf. D. O. A. Klose, Die Münzprägung von Smyrna in der römischen Kaiserzeit, Berlin, 1987, p. 31, 80-81, 140-142, 172 sqq. (en particulier p. 174). 18 Sur ces inscriptions, cf. G. Petzl, Die Inschriften von Smyrna, II, 1, Bonn, 1987, n° 770 (p. 268) et n° 771 (p. 269-271). 19 Dans le collège des strathgo∂ de Smyrne, le stratège œpπ tîn Óplwn semble être le plus important. Cf. Jones, « Heracles at Smyrna », p. 70 sqq. Sur cette fonction, voir en outre Petzl, Die Inschriften von Smyrna, n° 634 (p. 121-122), n° 641 (p. 130-131), n° 644 (p. 133134), n° 645 (p. 134-135), n° 721 (p. 218), n° 775 (p. 274-275) et n° 777 (p. 275-276). Les travaux de Jones et de Petzl complètent les analyses de C.J. Cadoux, Ancient Smyrna. A History of the City from the earliest times to 324 A. D., Oxford, 1938, p. 194. 20 Cf. Jones, « Heracles at Smyrna », p. 70 sqq.

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Mais à quoi bon parler de ce qui est loin ? Le palais de nos stratèges ressemble à un sanctuaire d’Héraclès ; et à l’intérieur de celui-ci, on l’a déjà souvent vu s’amuser avec des balles herculéennes : ce sont des pierres rondes, qui ne sont pas légères ! On entend leur grondement : c’est qu’il les porte et les déplace d’un endroit à l’autre. Mais les autres façons qu’il a d’apparaître sont aussi miraculeuses. Par conséquent, tout public qu’il est, le palais des stratèges est devenu une enceinte impénétrable en raison de ces particularités qui concernent le dieu21.

Pour Jones, l’orateur emploie la première personne du pluriel (stratˇgion ¹m√n) pour désigner, comme il le fait ailleurs22, les Smyrniotes dont il est le concitoyen23. Si les propos d’Aristide laissent deviner qu’il y a un aduton dans le stratêgion de Smyrne, la confrontation des documents opérée par Jones fait comprendre que cet édifice (ou un autre qui serait adjacent) abrite l’arsenal (dont Héraclès a la garde) et peut-être aussi le grenier à grain de la cité, dans la mesure où, au IIe siècle de notre ère, le strathgÕj œpπ tîn Óplwn s’occupe entre autres, comme en témoigne Philostrate24, de l’approvisionnement en blé25. Que le discours ait été prononcé à Smyrne est également suggéré par d’autres indices contenus dans le discours (qui, du reste, n’ont pas tous été pris en considération par Jones) : - les allusions à la Mère des dieux. La mention (déjà citée) dans la péroraison26 du temple de la Mère des dieux désigne très vraisemblablement le Mêtrôon qu’Aristide décrit ailleurs comme le plus beau temple de Smyrne27. Quant à la déesse en question (que l’orateur mentionne aussi au § 20, quand il déclare que « l’on peut voir, au milieu des montagnes, Héraclès aux côtés de la Mère des

21 Arstd., XL, 13. 22 Cf. par exemple Arstd., Smurnaïkos I (or. XVII), 2 ; Palinodie sur Smyrne (or. XX), 4.

Sur les liens privilégiés qu’Aristide entretient avec Smyrne, voir aussi les Discours sacrés (L, 73). 23 Cf. Jones, « Heracles at Smyrna », p. 73. L’idée était déjà suggérée par Keil, p. 338 ad loc. Voir également Hug, Leben und Werke…, p. 90 ; Wahl, Der Herakleshymnos…, p. 6. 24 Cf. Philostrate, Vies des sophistes, I, 23 (526), avec le commentaire de M. Civiletti, Filostrato. Vite dei Sofisti, Milan, 2002, p. 468-469, n. 4. Sur la fonction de stratège, voir aussi Philstr., VS, II, 16 (596). On peut encore se reporter au Martyre de Pionios, VII, 1 (cf. Le Martyre de Pionios, prêtre de Smyrne, édité, traduit et commenté par L. Robert, mis au point et complété par G.W. Bowersock et C.P. Jones, Dumbarton Oaks, 1994, avec le commentaire p. 67). 25 Cf. Jones, « Heracles at Smyrna », p. 74. 26 Cf. Arstd., XL, 22 (œk toà mhtróou). 27 Cf. Arstd., XVII, 10 (naîn... Ð k£llistoj).

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dieux »)28, elle est l’une des principales divinités de Smyrne29, comme en témoignent les monnaies30 et les inscriptions31. - les épiclèses d’Héraclès. En louant les bienfaits d’Héraclès Kallinikos et Alexikakos, l’orateur cite des épiclèses fréquentes dans le monde grec, mais il se réfère aussi très probablement à un usage smyrniote32. On retrouve en tout cas le nom d’Héraclès « Beau Vainqueur » dans une dédicace du Ier-IIe siècle33. - l’exemple des images d’Héraclès en train de boire. Célébrant le rôle d’Héraclès dans les joies de l’existence, Aristide ajoute que « c’est justement ce que montrent les images qui le représentent en train de boire »34. Or les monnaies de Smyrne représentent souvent Héraclès avec pour attributs non seulement la massue et la peau de lion, mais aussi le cotyle ou le canthare35. Comme l’a montré Jones (qui pourtant n’établit aucun parallèle entre ces monnaies et le texte d’Aristide), ce type de représentation reflète une statue de culte locale36. Il est donc très vraisemblable qu’Aristide s’y réfère dans son hymne à Héraclès. - l’association d’Héraclès avec Dionysos et Aphrodite. Plus loin dans le texte, Aristide évoque les rapports qu’entretient Héraclès avec Dionysos et Aphrodite, deux divinités qui « avaient de l’affection pour lui et lui offraient les délassements que méritaient ses efforts »37. L’association avec Dionysos ne saurait surprendre si l’on pense aux représentations d’Héraclès en train de boire que nous venons de mentionner. Quant aux liens qui existent entre le héros et la déesse de l’amour, Jones y voit un commentaire de certaines monnaies38 où Héraclès est couronné par Aphrodite Stratonikis (dont le sanctuaire smyrniote est encore florissant au IIe siècle)39. 28 Arstd., XL, 20 (∏doij d' ¨n kaπ œn Ôresi m◊soij `Hrakl◊a par¦ Mhtrπ qeîn). 29 Sur le culte (très ancien) de la Mère des dieux à Smyrne, cf. Cadoux, Ancient

Smyrna…, p. 215-218. 30 Cf. Klose, Die Münzprägung von Smyrna…, p. 25-26, 78-79, 169-172. 31 Cf. Petzl, Die Inschriften von Smyrna, II, 1, n° 641 (p. 130-131), n° 743 (p. 246-247), n° 744 (p. 247) ; vol. II, 2, n° XXIV (p. 361). 32 Arstd., XL, 15 (Kall∂nikÒj te kaπ 'Alex∂kakoj), 21 (Kall∂nikoj). 33 Cf. Petzl, Die Inschriften von Smyrna, II, 1, n° 769 (p. 268). 34 Arstd., XL, 18 (dhlo√ d‹ kaπ; tîn ¢galm£twn aÙtoà t¦ p∂nonta). 35 Cf. Klose, Die Münzprägung von Smyrna…, p. 30, 234-235, 240-241, 246-247, 255, 274-276, 291, 301-303, 304, 309 et 310-313. 36 De fait, un socle est parfois visible sur les monnaies. Cf. Jones, « Heracles at Smyrna », p. 65-66. 37 Arstd., XL, 19 (ºsp£zonto kaπ t¦j ¢napaÚseij tîn pÒnwn ¢x∂vwj œdwroànto). 38 Cf. Klose, Die Münzprägung von Smyrna…, p. 15-16, pl. 32-33. Ces monnaies sont cependant antérieures au discours d’Aristide (entre 98 et 102). 39 Cf. Jones, « Heracles at Smyrna », p. 66-69.

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Quant au lieu précis de prononciation, Aristide indique dans la péroraison qu’il a récité son éloge d’Héraclès à l’entrée d’un temple d’Apollon. Que le sophiste se soit produit à un tel endroit n’est pas impossible. En effet, bien qu’Apollon soit absent des monnaies smyrniotes d’époque impériale40, son culte est bien attesté dans les inscriptions d’époque hellénistique et romaine41. C’est ainsi, par exemple, qu’une dédicace du IIe siècle ap. J.-C., trouvée sur le mont Pagos, honore Apollon Kisalaudenos conformément à un ordre divin (kat' œpitagˇn), constituant ainsi un parallèle avec la démarche inspirée de l’orateur42. Aristide lui-même évoque ailleurs, alors qu’il célèbre le fleuve Mélès, le culte d’Apollon Aguieus, en faisant peutêtre allusion à un temple situé à proximité de la porte orientale de Smyrne43. Par conséquent, malgré l’association a priori surprenante d’Héraclès et d’Apollon44, il n’y a pas lieu de douter qu’Aristide ait prononcé l’hymne Héraclès devant un temple d’Apollon, et cela n’empêche nullement qu’il ait pu le réciter aussi en d’autres occasions, au bouleuterion, au théâtre ou ailleurs. Quoi qu’il en soit, la prononciation du discours dans un lieu consacré à Apollon permet de comprendre d’autres expressions du texte. Louant la supériorité du statut d’Héraclès par rapport à l’humanité, Aristide déclare en effet, de manière elliptique, que c’est là « ce que mettent en évidence les oracles du dieu », sans préciser l’identité de ce dieu. De la même façon, il ajoute, à titre d’exemple : « lorsque Héraclès eut quitté les hommes, après avoir été purifié de la manière que l’on dit, il ordonnait aussitôt de construire des temples d’Héraclès »45. En fait, l’orateur parle ici du dieu Apollon. Et s’il ne précise pas son nom, c’est parce qu’il se réfère à un épisode bien

40 Cf. Klose, Die Münzprägung von Smyrna…, p. 24. 41 Cf. Petzl, Die Inschriften von Smyrna, II, 1, n° 750 (p. 250), n° 751 (p. 251), n° 752

(p. 251), n° 753 (p. 252-256), n° 754 (p. 256). 42 Cf. Petzl, Die Inschriften von Smyrna, II, 1, n° 755 (p. 257). Pour Petzl, l’inscription témoigne de la présence d’un sanctuaire d’Apollon sur le mont Pagos. L’épiclèse en question, qui est probablement le signe d’un culte local d’origine asiatique, se retrouve sous les formes KisauloddhnÒj, KisaloudhnÒj ou KisalaudhnÒj. Cf. les inscriptions n° 753, 754 et 755 dans le recueil de Petzl. Voir également, sur ce culte, Cadoux, Ancient Smyrna…, p. 206-207. 43 Arstd., XVII, 14 (Ð d‹ d¾ prÕ qurîn kÒsmoj, ¢ntπ 'ApÒllwnoj ¢gui◊wj propÚlaioj tÍ pÒlei M◊lhj Ð œpènumoj). Cf. Cadoux, Ancient Smyrna…, p. 207. 44 Si l’on pense, par exemple, à leurs conflits dans la mythologie. 45 Arstd., XL, 10-11 (dÁla d‹ kaπ ta√j toà qeoà mante∂aij. œpeid¾ g¦r ¢pÁlqen œx ¢nqrèpwn `HraklÁj kaqarqeπj Ön l◊getai trÒpon, eÙqÝj œxhge√to neèj... `Hrakl◊ouj ≤drÚesqai). Le sujet du verbe « ordonnait » est le « dieu » dont les oracles viennent d’être mentionnés.

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connu des Grecs, mais surtout parce que ses auditeurs se trouvent précisément devant un temple d’Apollon46. En outre, sur la base des travaux de M.-H. Quet47, qui a analysé la portée politique du Panégyrique de Cyzique (or. XXVII) et mis au jour la représentation du pouvoir monarchique qu’il promeut, il est légitime de se demander si certains des thèmes de ce discours se retrouvent dans l’Héraclès, qui, comme nous l’avons vu, lui est à peine antérieur. Certains topoi de l’hymne, en effet, pourraient bien entrer en consonance avec l’idéologie officielle48. La composition de l’hymne à Héraclès suit de peu la victoire sur les Parthes de 165. Héraclès était déjà le héros favori de Trajan, à la faveur d’un parallèle élogieux entre les exploits du premier et les campagnes menées par le second contre les Germains et les Daces49. Mais il n’est pas impossible que les conquêtes d’Héraclès (mentionnées par Aristide dans son hymne)50 en tant que dieu Kallinikos et Alexikakos servent aussi, dans l’esprit du sophiste, de précédent mythique aux succès récents de Lucius Verus, et ce dans un contexte où le vainqueur des Parthes, surnommé pacator orbis et adulé en Orient, se retrouve associé à l’image d’Héraclès sur les monnaies contemporaines51. Si tel est le cas, il convient toutefois de remarquer qu’Aristide se conforme aux représentations qui ont cours dans l’Empire romain. Dans le Panégyrique de Cyzique, Aristide insiste sur la concorde qui règne entre Lucius Verus et Marc Aurèle ; dans ce discours, il entend faire cesser la rumeur qui ferait croire que Lucius Verus est le seul responsable du succès et qu’il cherche à profiter seul des prestiges de la victoire52, alors que les monnaies romaines non seulement proclament que le triomphe a été remporté sous l’égide des deux co-empereurs, mais illustrent aussi (quand les deux coempereurs sont représentés ensemble) la prééminence de l’empereur philosophe53. En ce sens, la distinction opérée sur les monnaies de 46 Signalons encore que le nom d’Apollon est le dernier mot de l’hymne. Cf. Arstd., XL, 22 (œn proqÚroij 'ApÒllwnoj). 47 Cf. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… » (op. cit., supra, n. 10). 48 Cette question a été abordée de manière générale par J. M. Cortes Copete, qui considère que l’Héraclès d’Aristide est un modèle pour l’empereur (modèle qui sera adopté par Commode). Cf. son article « La monarquía y Hércules : un himno del s. II D.C. », dans J. Alvar, C. Blánquez, C.G. Wagner (éds.), Héroes, semidioses y daimones, Madrid, 1992, p. 215-221. 49 Cf. Klose, Die Münzprägung von Smyrna…, p. 30 ; Jones, « Heracles at Smyrna », p. 69. 50 Arstd., XL, 4 sqq. 51 Cf. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… », p. 133. 52 Cf. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… », p. 138. 53 Cf. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… », p. 133 sqq.

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Rome entre un Lucius Verus « herculéen » et un Marc Aurèle « minervien »54 trouve peut-être un écho dans l’hymne d’Aristide, quand le sophiste précise qu’Athéna prit Héraclès sous sa tutelle et le guida dans ses travaux55. Il semblerait donc que le caractère traditionnel du cadre rhétorique et mythologique n’exclut pas les références à des préoccupations d’époque, qui donnent au discours une portée inédite. Mais le discours en l’honneur d’Héraclès contient peut-être un élément d’actualité plus préoccupant. Nous savons qu’en 166 la peste sévit encore en Asie56. Or certaines expressions du texte d’Aristide semblent faire référence à ce fléau. Tout d’abord l’épiclèse d’Héraclès Alexikakos57 pourrait se comprendre aussi dans un sens médical et désigner un dieu qui a le pouvoir d’écarter les maladies58. Dans le même paragraphe, Aristide mentionne en effet la variante Alexis de cette épiclèse, qui est en usage à Cos, patrie d’Hippocrate59. Plus haut, il a célébré les pouvoirs guérisseurs d’Héraclès à Messène en Sicile60. Enfin, avant d’en venir à la péroraison, le sophiste rappelle un souvenir personnel significatif. Il rapporte ainsi un songe le concernant qu’avait fait un étranger de Thasos (ou de Macédoine, précise-t-il). Dans ce rêve, qui fut rapporté à l’orateur lors d’un séjour à l’Asclépieion de Pergame, l’étranger se voyait réciter un péan de la composition d’Aristide, dont le refrain était constitué des mots « Iè Péan Héraclès Asclépios »61. Or cette anecdote permet en fait à l’orateur de conclure non seulement le topos des relations entretenues par Héraclès avec les 54 Cf. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… », p. 132. 55 Arstd., XL, 19 ('Aqhn© d‹ paralaboàsa œpetrÒpeusen kaπ toÝj ¥qlouj œxhge√to). M.-

H. Quet a aussi souligné à juste titre qu’Aristide se sent plus proche de Marc Aurèle que de Lucius Verus (cf. « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… », p. 136). 56 Cf. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… », p. 80. 57 Arstd., XL, 15. Sur le culte d’Héraclès Alexikakos à Épidaure, cf. R. Ginouvès, Balaneutikè. Recherches sur le bain dans l’Antiquité grecque (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 200), Paris, 1962, p. 361. 58 L’idée a été suggérée par M.-H. Quet, « Topos généalogikos et engagement "hellène" dans les hymnes À Asclépios, Héraclès et Dionysos d’Aelius Aristide », dans D. Auger, S. Saïd (éds.), Généalogies mythiques. Actes du VIIIe Colloque du Centre de Recherches Mythologiques de l’Université de Paris X (Chantilly, 14-16 septembre 1995), Paris, 1998, p. 369. Sur l’action médicale d’Héraclès, cf. Ginouvès, Balaneutikè…, p. 361-364. 59 Arstd., XL, 15 (Kùoi d◊, æj œgë m◊mnhmai, kaπ ”Alexin tÕn `Hrakl◊a nom∂zousin). 60 Arstd., XL, 12 (œn MessˇnV tÁj Sikel∂aj nÒswn... ¡pasîn œklÚetai). 61 Arstd., XL, 21 (e≥ d' Ñrq¾ dÒxa toà Qas∂ou x◊nou ½toi MakedÒnoj ge, Öj ⁄fh pot‹ pai©na dÒxai °dein Øp' œmoà pepoihm◊non, e≈nai d' aÙtù toàto œpvdÒmenon, "'I¾ Pai¦n “Hraklej 'Asklhpi◊", e≥ taàt' ¢lhqÁ kaπ kÚria, kalÕn ¥n ti crÁma kaπ toàto suzug∂aj pefhnÒj, Ð Kall∂nikoj ¤ma tù SwtÁri). L’épisode, qui pourrait remonter à 145/146 selon Behr, est également rapporté dans les Discours sacrés (L, 42). Cf. Behr, Aelius Aristides… (op. cit., supra, n. 16), p. 116 ; Id., The Complete Works…, II, p. 325-326 et p. 437, n. 78.

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autres divinités, mais aussi l’éloge dans son ensemble : l’association Héraclès-Asclépios sert donc de point culminant, tandis que la dernière phrase de l’⁄painoj proprement dit met encore l’accent sur le rôle d’Héraclès « dans les soins du corps »62. Il est alors licite de se demander si cette alliance du héros divinisé avec le dieu guérisseur ne s’explique pas encore une fois par l’épidémie persistante. En ce sens, les événements que la « voix divine » a exhorté Aristide à endurer ne sont peut-être pas non plus sans rapport avec cette maladie, dont l’orateur lui-même a été frappé63. Il faut ajouter que la prononciation de l’hymne dans un temple d’Apollon, situé peut-être près du fleuve Mélès64, n’est pas fortuite : on se souvient qu’Apollon est traditionnellement le dieu qui envoie la peste65, et il se trouve que le recueil des inscriptions de Smyrne contient un hymne contemporain qui célèbre le Mélès pour son action contre cette même épidémie66. Bien qu’il paraisse difficile, dans l’état actuel de la documentation, de parvenir à une certitude absolue, l’hymne Héraclès pourrait donc constituer l’exemple d’une éloquence plus concrète qu’on ne l’a pensé. Si le discours s’inscrit en effet dans un contexte religieux, cultuel et institutionnel précis, la célébration semble receler également une portée très actuelle. Bien loin de répéter ce qu’ont dit les prédécesseurs (qu’ils soient poètes ou prosateurs)67, le sophiste adapte son éloge aux circonstances du présent, en évoquant la situation politique, militaire et sanitaire du moment.

62 Cf. XL, 21 (oÛtw... kaπ œn qerape∂aij sèmatoj kaπ pantacoà kairÕn ⁄cwn œstπn Ð qeÒj). 63 Voir Arstd., Discours sacrés (XLVIII, 38 sqq.) Sur cet épisode, cf. Gilliam, « The

Plague… », p. 229-230 ; Behr, Aelius Aristides… (op. cit., supra, n. 16), p. 102, avec la note 22 b, et p.155 ; Id., The Complete Works…, II, p. 413, n. 1 ; Duncan-Jones, « The impact… », p. 118 ; Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs… », p. 80 ; Marcone, « La peste antonina… », p. 806. 64 Cf. Cadoux, Ancient Smyrna…, p. 207. 65 Dans l’Histoire Auguste, la biographie de Lucius Verus nous apprend que la peste aurait pris naissance à Babylone : un coffret, placé dans le temple d’Apollon et ouvert par hasard, libéra une vapeur pestilentielle qui, de là, se diffusa dans le pays des Parthes, puis dans le monde tout entier. Cf. Verus, VIII, 2 (et nata fertur pestilentia in Babylonia, ubi de templo Apollinis ex arcula aurea, quam miles forte inciderat, spiritus pestilens euasit, atque inde Parthos orbemque complesse). 66 Cf. Petzl, Die Inschriften von Smyrna, II, 1, n° 766, p. 265-266 (`Umnî qeÕn M◊lhta potamÒn, tÕn swtÁr£ mou, pantÕj d‹ loimoà kaπ kakoà pepaum◊nou). 67 Dans l’exorde, Aristide souligne qu’il s’inscrit dans une tradition. Cf. XL, 1 (ð... `Hr£kleij,... p£ntwj d‹ poluÚmnhtoj e≈. polloπ g¦r o≤ katalog£dhn °dontej t¦ s£, poll¦ d‹ poihtaπ kat¦ p£ntaj trÒpouj Ømnˇkasin, m◊giston d‹ Ð kaq' ¹m◊ran ØpÕ p£ntwn ⁄painoj œpπ p£shj tÁj parapiptoÚshj prof£sewj a≥eπ gignÒmenoj).

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POURQUOI FURENT COMPOSÉS LES HYMNES EN PROSE D’AELIUS ARISTIDE ?

De l’œp∂deixij à l’œuvre littéraire S’agissant de l’occasion exacte pour laquelle l’hymne a été prononcé, force est de constater que l’œuvre garde une part de mystère. Il semble néanmoins qu’une partie de ce mystère s’explique par le statut même de ce genre de textes. En effet, si les hymnes d’Aristide constituent des discours prononcés et relèvent par conséquent d’une oralité immédiate et contextuelle, ils sont aussi des discours mémorables et littéraires, relevant pour ainsi dire d’une oralité différée et décontextualisée68. La performance, la parole prononcée en situation, est d’une importance capitale pour la compréhension de l’impact qu’ont pu avoir les hymnes en prose d’Aristide sur leur public. À cet égard, l’examen détaillé des circonstances de composition et de prononciation du discours démontre qu’il s’inscrit dans un Sitz im Leben et permet ainsi de révéler des enjeux inédits de la prestation du sophiste. Toutefois, on s’aperçoit que le texte déborde la circonstance première et qu’une approche exclusivement positiviste empêcherait d’en dégager la spécificité. L’hymne est aussi conçu comme un texte littéraire, valable au-delà de la simple intervention ponctuelle. Partant, il ne faut pas oublier le rôle joué par l’écrit. Aristide est un auteur au sens moderne du terme, qui prépare ses prestations avec soin, qui vit au milieu des livres, et qui retravaille ses discours en pensant aux lecteurs et au jugement de la postérité. C’est ce que révèle notamment la lecture des Discours sacrés69. Aussi est-il nécessaire de comprendre qu’après sa diffusion orale dans une circonstance particulière, l’hymne est retravaillé, répété en d’autres occasions, peut-être dans des cités différentes. Par conséquent il ne suffit pas d’observer que les hymnes en prose d’Aristide s’intègrent dans un ensemble (le contexte), mais il faut aussi les considérer comme des textes publiés et édités, en distinguant notamment leurs destinataires immédiats de leurs lecteurs. C’est en cela que réside l’originalité des hymnes en prose par rapport, par exemple, aux hymnes religieux égyptiens étudiés par J. Assmann70. 68 Sur cette problématique platonicienne de l’oralité différée distincte de l’oralité immédiate, voir P. Chiron, « Le dialogue entre dialogue et rhétorique », Ktema, 28, 2003, p. 155-181 (en particulier p. 161-163). 69 En XLVII, 60 il explique, par exemple, qu’il passe son temps à lire, à écrire et à réviser ses écrits, sans hésiter à travailler très tard dans la nuit (dihmereÚsamen... gr£fontej... kaπ t¦ gegramm◊na œxet£zontej... e≥j m◊saj nÚktaj). 70 Cf. J. Assmann, Ägyptische Hymnen und Gebete, Fribourg-Göttingen, 1999, 2e édition.

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Il ressort de ce qui précède que les hymnes en prose tirent leur force de ce qu’ils sont aussi le souvenir d’une circonstance précise. En ce sens ils conservent une caractéristique des hymnes religieux transmis par les monuments, pour reprendre l’exemple des hymnes de l’Égypte, puisque leur mise par écrit relève aussi, d’une certaine manière, de l’« emmagasinage » (Speicherung), de l’« immortalisation » (Verewigung), de la « promulgation » (Veröfflentlichung)71. De fait, les hymnes d’Aristide ont, en un sens, la fonction d’offrandes votives : comme une offrande placée bien en vue, le texte de l’hymne devient un mnÁma72. Mais il y a plus, du fait précis de l’appartenance des hymnes à la littérature. L’hymne Héraclès ne nous renseigne pas sur l’occasion précise. Se dégage ainsi le sentiment que cette absence de détails est peut-être volontaire, en ce qu’elle permet de donner un caractère panhellénique73 à chaque hymne et de donner une valeur universelle à l’éloge. Par un tel procédé, l’éloge du dieu est renforcé, en tant qu’il fait sens non seulement dans une occasion précise, mais aussi au-delà, quand il est récité ou lu par la suite, sans être associé forcément à un contexte particulier. Dans ces conditions, on comprend aussi pourquoi Aristide accorde beaucoup d’importance à l’écrit et à l’akribeia, à une époque où les mots grafa∂, bibl∂a ou scriptura désignent l’écriture sacrée74. Les hymnes en prose d’Aristide constituent donc des mnˇmata d’un type particulier, en tant qu’objets esthétiques célébrant les dieux du monde grec. Leur statut d’œuvres littéraires leur confère ainsi une profondeur supplémentaire, qu’un parallèle avec les hymnes de Callimaque justement permet d’éclairer davantage. Selon R. Pretagostini75, les hymnes « dramatiques » ou « mimétiques » de Callimaque, c’est-à-dire les mêmes qu’étudiait Legrand, se 71 Sur ces notions, cf. Assmann, Ägyptische Hymnen…, p. 6. 72 Voir, dans les hymnes, les occurrences du champ lexical de la mémoire pour désigner

la démarche d’Aristide : XXXVII, 11 (mnhsqÁnai) ; XL, 18 (mnhmoneÚein), 22 (œn mnˇmh/) ; XLII, 6 (mnhsqÁnai), 9 (memnhm◊noj), 15 (mnˇmhj) ; XLVI, 7 (mnhsqÁnai), 15 (œmnˇsqhmen), 28 (memnÁsqai), 30 (mnhmoneuÒmena), 31 (mnˇmh). Sur la notion de mnÁma, cf. M. Depew, « Enacted and Represented Dedications : Genre and Greek Hymn », dans M. Depew, D. Obbink (éds.), Matrices of Genre. Authors, Canons, and Society, Cambridge (Mass.) Londres, 2000, p. 76. Comparer Arstd., XLII, 7, où l’orateur prononçant sa Lalia est mis sur le même plan que ceux qui expliquent les bienfaits de la divinité de vive voix ou dans leurs offrandes (o≤ m‹n ¢pÕ stÒmatoj oØtwsπ fr£zontej, o≤ d‹ œn to√j ¢naqˇmasin œxhgoÚmenoi). 73 Sur cette problématique, voir, à propos de Callimaque, Meillier, Callimaque et son temps…, p. 49. 74 Sur les notions d’écritures et de textes sacrés, voir notamment J.F.A. Sawyer, Sacred Languages and Sacred Texts, Londres-New York, 1999, p. 48 sqq. 75 Cf. R. Pretagostini, « Rito e letteratura negli inni ‘drammatici’ di Callimaco », dans A. C. Cassio, G. Cerri (éds.), L’inno tra rituale e letteratura nel mondo antico, Rome, 1991, p. 253-263.

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présentent comme décrivant une action, une cérémonie religieuses, comme s’ils mimaient une performance orale, en créant l’illusion d’une circonstance où ils auraient pu être récités. Un tel procédé, qui consiste à imiter dans une œuvre littéraire écrite une prestation orale, permet de jeter une lumière nouvelle sur la composition des hymnes en prose d’Aelius Aristide, malgré les différences qui existent entre les deux corpus. Incontestablement, les hymnes du sophiste, conçus pour être récités, ne décrivent pas une cérémonie fictive : il y a bien une occasion réelle, dont le texte publié garde le souvenir atténué. Mais leur « littérarisation » provoque un phénomène similaire à celui qu’on observe dans les hymnes « dramatiques » de Callimaque. Ainsi, la publication et l’édition d’un hymne qui précise l’origine divine de sa composition, qui fait allusion à un temple qu’on est censé avoir sous les yeux, relèvent en quelque sorte aussi de l’imitation, ou de la ré-évocation des conventions de la performance, au point que sa lecture semble impliquer une méthode qui consiste, comme dirait Paul Zumthor, à « représenter le texte-en-acte »76. Ces considérations valent pour la rhétorique antique en général. Mais dans le cas précis des hymnes en prose d’Aristide, le fait de prononcer ou de lire par la suite ces éloges permet de répéter la performance originale et d’offrir au dieu célébré un nouvel hommage, notamment grâce au sens renouvelé que prennent les allusions aux circonstances de composition77. L’hymne devient en quelque sorte un mime, qui prend son indépendance par rapport au contexte d’origine. C’est ainsi que s’expliquent, dans des textes pourtant retravaillés, les mentions de rêve, l’emploi des déictiques ou les allusions à la présence du public. Par la lecture, le texte s’actualise en recréant la circonstance première, et donc en créant l’illusion de cette circonstance. De même que les hymnes de Callimaque sont littéraires, mais contiennent des allusions à un contexte et à des rites précis, de même les hymnes en prose d’Aristide relèvent d’une mimêsis littéraire et illustrent l’idée d’une « écriture à haute voix » – comme dirait Barthes78 –, qui permet de sentir dans le texte l’atmosphère d’une circonstance et d’entendre la voix d’un orateur qui s’adresse aux dieux.

76 Cf. P. Zumthor, La lettre et la voix, Paris, 1987, p. 247. 77 Sur cette idée, comparer les analyses de Depew, « Enacted and Represented

Dedications… », p. 77. 78 Cf. R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, 1973, p. 88.

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Textes littéraires imitant le culte, les hymnes en prose d’Aelius Aristide mettent donc en jeu les rapports entre sacré et profane. Les hymnes en prose invitent en effet à dépasser l’opposition entre hymnes cultuels et hymnes littéraires, telle qu’elle a encore été encore mise en vedette par W. Furley et J. Bremer dans leur anthologie (par ailleurs remarquable) publiée récemment79. Les hymnes d’Aristide sont éminemment littéraires et ne s’inscrivent pas dans le déroulement précis du culte (dans la mesure où ils ont pu être récités en marge de festivités, ou lors de simples epideixeis, par exemple). Leur composition et leur prononciation relèvent néanmoins, comme nous l’avons vu, d’une démarche pieuse. De ce fait, il n’est pas sûr que la différence d’ordre pragmatique établie par Furley et Bremer80, entre – d’une part – l’hymne cultuel (adressé au dieu pour gagner sa bienveillance) et – d’autre part – l’hymne littéraire (destiné à divertir le public, sans s’adresser directement aux dieux) soit pertinente dans le cas des hymnes aristidiens. Pour l’orateur, l’hymne procède à la fois d’une attitude religieuse (puisque c’est un acte d’obéissance, un hommage rendu à la divinité) et d’une démarche littéraire (qui implique notamment une réflexion de l’écrivain sur son art, comme l’illustrent d’autres hymnes du sophiste)81. En outre, les hymnes du sophiste ont souvent deux publics (la divinité et l’auditoire humain) : dans l’hymne à Héraclès précisément, l’orateur fait l’éloge du dieu à la troisième personne, mais il s’adresse directement à lui dans l’exorde et dans la péroraison. Du reste, puisque pour Furley et Bremer les hymnes que l’on trouve dans les tragédies sont littéraires82, tout en reflétant des cultes et des pratiques religieuses, on pourrait considérer que les hymnes d’Aristide ont un statut comparable, à cette différence près que l’orateur se met en scène et insiste sur le caractère dévot de son entreprise. Ainsi l’opposition entre religion et littérature, entre culte et culture ne tient pas : l’œuvre littéraire n’exclut pas les rapports avec les faits religieux83, dans la mesure où, pour Aristide, l’écriture devient elle-même un rituel. Pour résumer, il est donc possible d’affirmer, en imitant Legrand, que les hymnes en prose d’Aristide furent écrits pour être prononcés à 79 Cf. W. D. Furley, J. M. Bremer, Greek Hymns, I-II (Studien und Texte zu Antike und Christentum, 9-10), Tübingen, 2001. 80 Cf. Furley-Bremer, Greek Hymns…, I, p. 2. 81 Voir notamment l’introduction de l’éloge En l’honneur de Sarapis (or. XLV). 82 Cf. Furley-Bremer, Greek Hymns…, I, p. 40. 83 Cette idée se vérifie aussi à propos des hymnes de Callimaque, comme l’explique Meillier, Callimaque et son temps…, p. 42.

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l’occasion d’une fête religieuse, très vraisemblablement lors d’œpide∂xeij, mais aussi « pour être portés à la connaissance du public, en dehors de toute occasion officielle, par la seule voie du livre et de récitations particulières »84, sans pour autant que leur valeur pragmatique (c’est-à-dire religieuse) ne se perde. Bibliographie Assmann J., Ägyptische Hymnen und Gebete, Fribourg-Göttingen, 1999, 2e édition. Barthes R., Le plaisir du texte, Paris, 1973. Behr C.A., Aelius Aristides and the Sacred Tales, Amsterdam, 1968. - « Aelius Aristides’ Birth Date Corrected to November 26, 117 A. D. », American Journal of Philology, 90, 1969, p. 75-77. - P. Aelius Aristides. The Complete Works. Translated into English, I-II, Leyde, 19811986. Cadoux C.J., Ancient Smyrna. A History of the City from the earliest times to 324 A. D., Oxford, 1938. Cameron A., Callimachus and His Critics, Princeton, 1995. Chiron P., « Le dialogue entre dialogue et rhétorique », Ktema, 28, 2003, p. 155-181. Civiletti M., Filostrato. Vite dei Sofisti, Milan, 2002. Cortes Copete J.M., « La monarquía y Hércules : un himno del s. II D.C. », dans J. Alvar, C. Blánquez, C. G. Wagner (éds.), Héroes, semidioses y daimones, Madrid, 1992, p. 215221. - Elio Aristides. Un sofista griego en el Imperio Romano, Madrid, 1995. Depew M., « Enacted and Represented Dedications : Genre and Greek Hymn », dans M. Depew, D. Obbink (éds.), Matrices of Genre. Authors, Canons, and Society, Cambridge (Mass.) - Londres, 2000, p. 59-79. Duncan-Jones R.P., « The impact of the Antonine plague », Journal of Roman Archaeology, 9, 1996, p. 108-136. Furley W.D., Bremer J.M., Greek Hymns, I-II (Studien und Texte zu Antike und Christentum, 9-10), Tübingen, 2001. Gilliam J.F., « The Plague under Marcus Aurelius », American Journal of Philology, 82, 1961, p. 225-251. Ginouvès R., Balaneutikè. Recherches sur le bain dans l’Antiquité grecque (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 200), Paris, 1962. Hug A., Leben und Werke des Rhetors Aristides, diss., Soleure, 1912. Jones C.P., « Heracles at Smyrna », American Journal of Numismatics, 2, 1990, p. 65-76.

84 Cf. Legrand, « Pourquoi furent composés… » (op. cit., supra, n. 1), p. 281.

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L’ÉLOGE DES DIEUX, DE LA TERRE ET DES HOMMES DANS LES ODES SICILIENNES DE PINDARE : LE CAS DE DÉMÉTER ET PERSÉPHONE Ekaterini Vassilaki Déméter et Perséphone en Sicile Louer les dieux, dans les odes siciliennes de Pindare, c’est avant tout louer Déméter et Perséphone, les divinités si étroitement liées à la Sicile ; aussi la présente contribution se concentre-t-elle sur ces deux divinités. Il s’agira de la composante hymnique de l’épinicie pindarique, c’est-à-dire des éloges de dieux que comporte cette forme poétique, et de l’adaptation de cette composante hymnique aux publics visés par le poète. Nous prenons « hymne » au sens d’éloge de dieu ; en revanche, il n’y a pas, dans les odes siciliennes de Pindare, d’adresse directe du poète aux divinités en question, sauf le cas d’une adresse à Agrigente invoquée en tant que « résidence de Perséphone » (Pyth. 12.1-3)1. Le rapport entre Déméter, Perséphone et la Sicile est un fait solidement attesté dans l’étude des antiquités siciliennes. Déjà les auteurs anciens nous informent du lien étroit qui unit ces deux déesses à l’île de la Sicile : dans les sources anciennes – et je ne parle pas encore de Pindare, au texte duquel j’arriverai un peu plus tard – c’est une conviction commune que Déméter et Perséphone sont les déesses protectrices de la Sicile. Diodore, en indiquant le contenu du 5e livre de sa Bibliothèque Historique, annonce comme un des sujets à traiter « Déméter, Coré et l’invention du fruit du blé »2 et plus loin, toujours dans son 5e livre, il 1 Pour la traduction française de Pindare, nous avons consulté la traduction de Puech dans l’édition de la Collection des Universités de France (A. Puech (ed.), Pindare, [Œuvres complètes], Olympiques, Paris, 1962, A. Puech (ed.), Pindare, [Œuvres complètes], Pythiques, Paris, 1966, A. Puech (ed.), Pindare, Tome III, Néméennes, Texte traduit par Aimé Puech, Paris, 1923, A. Puech, Pindare, Tome IV, Isthmiques et fragments, Texte traduit par Aimé Puech, Paris, 1923), ainsi que celle de J.-P. Savignac, Pindare : Œuvres complètes, Paris, 1990. 2 Bibl. Hist. 5. p. 1. 4-5 : Perπ Dˇmhtroj kaπ KÒrhj kaπ tÁj eØr◊sewj toà pur∂nou karpoà. Pour les passages de Diodore, nous avons consulté (et modifié) la traduction de F. Hoefer,

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note que « Les Siciliens tiennent par tradition de leurs ancêtres que leur île est consacrée à Déméter et à sa fille Perséphone. Quelques poètes ont écrit qu’au mariage de Pluton et de Perséphone, Zeus leur donna la Sicile pour présent de noces. Les historiens qui passent pour les plus fidèles disent que (…) c’est dans la Sicile que Déméter et Perséphone se firent voir aux hommes pour la première fois, et que cette île est le premier endroit du monde où il ait crû du blé ». Un peu plus loin, l’auteur déclare qu’« il était naturel d’attribuer à une terre si excellente l’origine des blés, et l’on voit d’ailleurs que les déesses qui nous en ont montré l’usage y sont dans une vénération particulière »3. Encore plus loin (Bibl. Hist. 5.69.2-3), il répète que l’île est consacrée à Déméter et Perséphone et qu’elle jouit du don des deux déesses, à savoir de la fécondité4. La même information sur le lien sacré qui unit la Sicile aux deux déesses chtoniennes est fournie dans la Bibl. Hist. Bibliothèque Historique de Diodore de Sicile, (3 tomes), 3e édition, Paris, 1912, ainsi que la traduction anglaise de l’édition de W. Heinemann (ed.), Diodorus of Sicily, with an english translation by Russel M. Geek, (12 volumes), Londres, 1954. 3 Bibl. Hist. 5.2.3-4 : o≤ taÚthn oân katoikoàntej Sikeliîtai pareilˇfasi par¦ tîn progÒnwn, ¢eπ tÁj fˇmhj œx a≥înoj paradedom◊nhj to√j ekgÒnoij, ≤er¦n Øp£rcein t¾n nÁson Dˇmhtroj kaπ KÒrhj: ⁄nioi d‹ tîn poihtîn muqologoàsi kat¦ tÕn toà PloÚtwnoj kaπ FersefÒnhj g£mon ØpÕ DiÕj ¢nak£luptra tÍ nÚmfV dedÒsqai taÚthn t¾n nÁson. 5.2.4. (...) fasin o≤ nomimètatoi tîn suggraf◊wn, kaπ t¦j te proeirhm◊naj qe¦j œn taÚtV tÍ nˇsJ prètwj fanÁnai kaπ tÕn toà s∂tou karpÕn taÚthn prèthn ¢ne√nai di¦ t¾n ¢ret¾n tÁj cèraj, (…) kaqÒlou d◊ prÕ tÁj eØr◊sewj toà s∂tou zhtoum◊nou kat¦ po∂an tÁj o≥koum◊nhj gÁn prîton ef£nhsan o≤ proeirhm◊noi karpo∂, e≥kÒj œstin ¢pod∂dosqai tÕ prwte√on tÍ krat∂stV cèrv: kaπ t¦j qe¦j d‹ t¦j eØroÚsaj ¢koloÚqwj to√j e≥rhm◊noij Ðr©n œsti m£lista timwm◊naj par¦ to√j Sikeliètaij. 4 Bibl. Hist. 5.69.2-3 : toÝj d' 'Aqhna∂ouj, ka∂per ¢pofainom◊nouj t¾n eÛresin toà karpoà toÚtou gegenhm◊nhn par' aØto√j, Ómwj marture√n aÙtÕn Œt◊rwqen kekomism◊non e≥j t¾n 'Attikˇn : (...) 5.69.3 o≤ d‹ Sikeliîtai, nÁson ≤er¦n Dˇmhtroj kaπ KÒrhj o≥koàntej, e≥kÕj e≈na∂ fasi t¾n dwre¦n taÚthn prètoij to√j t¾n prosfilest£thn cèran nemom◊noij doqÁnai: ¥topon m‹n g¦r Øp£rcein eÙkarpot£thn aÙt¾n æj ≥d∂an poiÁsai, tÁj d' eÙerges∂aj æj mhd‹n proshkoÚsV mhd' œsc£tV metadoànai, kaπ taàt' œn aÙtÍ t¾n o∏khsin ⁄cousan, e∏per kaπ tÁj KÒrhj t¾n arpag¾n œn tÍ nˇsJ taÚtV gegon◊nai sumpefènhtai. e≈nai d‹ kaπ t¾n cèran o≥keiot£thn toÚtoij to√j karpo√j, œn Í kaπ tÕn poiht¾n l◊gein ¢ll¦ t£ g' ¥sparta kaπ ¢nˇrota p£nta fÚontai, puroπ kaπ kriqa∂. « Les Athéniens qui ne nient pas qu’on ne leur ait apporté du blé d’ailleurs, assurent qu’il en était déjà crû dans l’Attique. (…) Enfin les Siciliens, dont l’île est consacrée à Déméter et à Perséphone, disent qu’il est naturel de penser que la déesse a gratifié de ce don avant tous les autres pays, celui qui était le plus cher, et qu’il est hors de toute vraisemblance qu’ayant choisi pour sa demeure une île très abondante en toute autre sorte de fruits, elle lui eût refusé le plus considérable de tous ou n’eût pas du moins communiqué cette découverte à ses propres concitoyens pendant qu’elle en faisait part à d’autres peuples. En effet ce fut en Sicile même, selon le témoignage universel, que Perséphone fut enlevée. Enfin le terroir de cette île est singulièrement propre à la production du blé, ce qui a fait dire au poète (Hom. Od. 9. 109) : Là sans l’aide du fer, sans le travail des mains, de lui-même le blé croît et s’offre aux humains. »

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13.31.15, 16.66.46 et 20.7.27. Cicéron, dans son discours In Verrem II. iv. 48, 106, remarque que « insulam Siciliae totam esse Cereri et Liberae consecratam ». Hérodote, dans le septième livre de ses Histoires (Hist. 7.153. 3 sqq.), relate un événement qui permet de lier le culte de Déméter et Perséphone avec la famille des Deinoménides, tyrans de Géla d’abord, puis de Syracuse. Selon Hérodote, un des ancêtres de Gélon, Télines, ayant en sa possession les objets sacrés des « divinités chtoniennes/ Cqon∂wn Qeîn », réussit à régler une affaire de rébellion civile déclenchée dans la cité de Géla. Cet exploit, devant l’accomplissement duquel Hérodote se déclare étonné, a pu garantir à la famille des Deinoménides le droit exclusif de devenir prêtres des divinités chtoniennes, ≤rof£ntai tîn Cqon∂wn Qeîn8. Essentiellement, la même information nous est fournie par deux scholies pindariques, l’une se référant à la Sixième Olympique, où on lit que Hiéron était prêtre de Déméter, de Coré et de Zeus Etnéen, par un droit héréditaire reçu de son ancêtre Télines9, et l’autre, concernant la Deuxième Pythique, qui nous apprend que la famille des Deinoménides avait porté les objets sacrés du promontoire Triopion jusqu’à l’île de la Sicile10. 5 Bibl. Hist. 13.31.1 : Dˇmhtra kaπ KÒrhn kaπ t¦ toÚtwn œpikaloàntai mustˇria, t¾n ≤er¦n aÙtîn nÁson peporqhkÒtej; 6 Bibl. Hist. 16.66.4 : Ð d‹ Timol◊wn proakhkoëj Ãn œn Kor∂nqJ tîn tÁj Dˇmhtroj kaπ KÒrhj ≤ereiîn Óti kat¦ tÕn Ûpnon aÙta√j a≤ qeaπ proˇggeilan sumpleÚsesqai to√j perπ tÕn Timol◊onta kat¦ tÕn ploàn tÕn e≥j t¾n ≤er¦n aÙtîn nÁson. 7 Où Diodore raconte comment Agathocle, au moment d’une attaque carthaginoise, se tourne avec des vœux vers Déméter et Perséphone, les déesses protectrices de la Sicile. Bibl. Hist. 20.7.2 : k¥peita proelqën œpπ t¾n dhmhgor∂an œstefanwm◊noj œn ≤mat∂J lamprù kaπ prodialecqeπj o≥ke∂wj to√j egceiroum◊noij ⁄fhse ta√j katecoÚsaij Sikel∂an qea√j Dˇmhtri kaπ KÒrV pepoiÁsqai, kaq' Ön kairÕn œdiècqhsan ØpÕ Karchdon∂wn, euc¦j lampadeÚsein ¡p£saj t¦j naàj. 8 Hér. Hist. 7.153.3 sqq. : Toà d‹ G◊lwnoj toÚtou prÒgonoj, o≥kˇtwr [Ð] œn G◊lV, Ãn œk nˇsou Tˇlou tÁj œpπ Triop∂J keim◊nhj : Öj ktizom◊nhj G◊lhj ØpÕ Lind∂wn te tîn œk `RÒdou kaπ 'Antifˇmou oÙk œle∂fqh. 'An¦ crÒnon d‹ aÙtoà o≤ ¢pÒgonoi genÒmenoi ≤rof£ntai tîn Cqon∂wn Qeîn diet◊leon œÒntej, Thl∂new ŒnÒj teo tîn progÒnwn kthsam◊nou trÒpJ toiùde. 'Ej Maktèrion pÒlin t¾n Øp‹r G◊lhj o≥khm◊nhn ⁄fugon ¥ndrej Gelówn st£si Œsswq◊ntej: toÚtouj ðn Ð Thl∂nhj katˇgage œj G◊lhn, ⁄cwn oudem∂an ¢ndrîn dÚnamin ¢ll¦ ≤r¦ toÚtwn tîn qeîn: Óqen d‹ aÙt¦ ⁄labe À aÙtÕj œktˇsato, toàto [d‹] oÙk ⁄cw e≥pe√n: toÚtoisi d' ðn p∂sunoj œën katˇgage, œp' ú te o≤ ¢pÒgonoi aÙtoà ≤rof£ntai tîn Qeîn ⁄sontai. 9 Sch. Pind. Ol. 6.158 a : ≤erwsÚnhn Ð `I◊rwn Dˇmhtroj kaπ KÒrhj kaπ DiÕj A≥tna∂ou œn Sikel∂v œk diadocÁj Thl∂nou toà progÒnou aÙtîn. 10 Sch. Pind. Pyth. 2.27 b : diapore√tai d‹, t∂ dˇ pote e≥j toÝj toà `I◊rwnoj œpa∂nouj tÕn KinÚran prosÁktai, e≥ m¾ Óti ta√n qeo√n ≤erof£nthj ¢ped◊deikto: Deinom◊nouj g¦r u≤e√j e≥sin o≤ perπ tÕn `I◊rwna toà t¦ ≤er¦ œk Triop∂ou tÁj KÚprou e≥j Sikel∂an kom∂santoj. Ð d‹ KinÚraj oátoj œstin, ¢f' oá o≤ œn KÚprJ Kinur∂dai tÍ qeù ¢ni◊rwntai.

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Ce riche matériel de sources anciennes a donné lieu à différentes interprétations, dont voici les plus significatives. Le récit d’Hérodote se trouve à la base de la théorie, élaborée par le savant italien Emanuele Ciaceri, grand spécialiste des cultes et des mythes de la Sicile antique, selon laquelle « devesi sopratutto alla politica del grande Gelone, se il culto di Demetra e Cora si diffuse nel interno dell’isola »11. L’idée fondamentale de Ciaceri était que les Deinoménides essayèrent, par l’introduction du culte de Déméter et de Perséphone à Syracuse et par sa diffusion au reste de la Sicile, d’inventer un dénominateur commun à l’ensemble des groupes ethniques de différentes origines et traditions qui formaient « l’empire syracusain ». Le culte aurait été disséminé de Géla à Agrigente, pour atteindre ensuite Syracuse et les cités qui se trouvaient sous l’influence agrigentine et/ou syracusaine12, et aurait été de caractère démocratique13. Cette opinion, qui a prévalu pendant des décennies dans le champ des études sur la religion de la Sicile antique14, a été contestée par Günther Zuntz, dans son étude intitulée Persephone, Three Essays on Religion and Thought in Magna Graecia, Oxford, 1971. Zuntz note qu’il est raisonnable de penser que les Deinoménides, fondateurs de temples dédiés aux deux déesses à Syracuse et dans toute la région, ont utilisé le culte de celles-ci comme un instrument politique, mais il insiste sur le fait qu’ils ne peuvent pas être crédités de l’introduction de ce culte à Syracuse, ni bien sûr de sa propagation à la Sicile entière15. Par sa démonstration fouillée et minutieuse, Zuntz parvient à prouver que le culte de Déméter et de Perséphone en Sicile avait des origines beaucoup plus profondes et plus anciennes : il voit dans leur 11 E. Ciaceri, Miti e Culti dell’antica Sicilia, Catane 1911, p. 191. 12 E. Ciaceri, Miti e Culti..., p. 189. 13 E. Ciaceri, Miti e Culti..., p. 196, cf. B. Pace, Arte e Civiltà della Sicilia Antica,

vol. III : Cultura e Vita religiosa, Gênes, 1948, p. 471. 14 Cf. B. Pace, Arte e Civiltà…, p. 464.Voir aussi T.J. Dunbabin, The Western Greeks: the history of Sicily and South Italy from the foundations of the Greek colonies to 480 b. C., Oxford, 1948, p. 176 sqq., qui insiste pourtant sur l’idée d’un substrat pré-grec que les Deinoménides auraient essayé d’adapter au caractère du culte syracusain disséminé suivant leur volonté politique. Voir, d’ailleurs, D. White, « Demeter’s Sicilian Cult as a Political Instrument », GRBS (5), 1964, p. 261-279, qui voit en Déméter et en Perséphone des divinités populaires, capables d’unir les différents groupes ethniques, et nettement distinguées (dans leur traitement par la politique des Deinoménides) des divinités de l’aristocratie, telles Zeus, Athéna, Artémis et Apollon. 15 « it is indeed conceivable that the Deinomenids, founders of temples to the two goddesses in Syracuse and nearby, used their cult “as a political instrument”, but they cannot be credited with “bringing it to Syracuse” ; still less, with causing its spread all over the island ».

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culte sicilien le culte de divinités apportées de la Grèce par les colons grecs et que la population indigène de la Sicile a acceptées au cours du processus de son hellénisation. Acceptant la ligne principale de l’argument de Zuntz, Aurelio Privitera dans son article sur la politique religieuse des Deinoménides16 a pu démontrer, en outre, que le caractère anti-aristocratique de la politique religieuse des Deinoménides est une illusion ; les Deinoménides honoraient, à coté des divinités chtoniennes, d’autres divinités de nature purement aristocratique et, dans l’ensemble, ils ont suivi une politique qui n’avait aucune prétention démocratique, comme le prouve la constitution dorienne d’Etna, célébrée par la Première Pythique. Quel élément nouveau l’étude des odes siciliennes de Pindare17 pourrait-elle donc apporter à la question du culte de Déméter et de Perséphone en Sicile et du rapport de ce culte avec l’actualité sociopolitique de la période en question ? Nous allons essayer de montrer, à partir du texte de Pindare, comment la famille des Deinoménides, et notamment Hiéron, a consciemment et constamment cherché à mettre en évidence sa liaison avec les deux déesses, et pour ainsi dire à exploiter cette liaison pour s’approprier la protection exclusive de Déméter et de Perséphone.

16 A. Privitera, « Politica religiosa dei Dinomenidi e ideologia dell’optimus rex », dans Perennitas: Studi in onore di Angelo Brelich, Rome, 1980, p. 393-411. 17 Pindare compose 15 odes pour des vainqueurs siciliens. Sept odes sont composées pour des vainqueurs provenant de la cité de Syracuse et de celle d’Etna, après sa refondation dorienne effectuée par Hiéron en 476 av. J.-C. Quatre d’entre elles sont destinées à Hiéron de Syracuse, pour qui le poète compose la Première Olympique, et les trois premières odes Pythiques ; une ode, la Sixième Olympique, est dédiée à Agésias de Syracuse ; deux encore, la Première et la Neuvième Néméennes, célèbrent les victoires de Chromios de Syracuse/Etna. Je regroupe ces sept odes ensemble à cause du fait que même Agésias et Chromios appartiennent au cercle d’influence de Hiéron. Cinq odes sont composées pour trois vainqueurs agrigentins, à savoir Xénocrate (célébré par la Sixième Pythique et la Deuxième Isthmique), Théron (commanditaire de la Deuxième et de la Troisième Olympiques), et un musicien, protégé de Xénocrate, Midas (à qui est dédiée la Douzième Pythique). Deux odes, la Quatrième et la Cinquième Olympiques, sont dédiées à Psaumis de Camarine et encore une, la Douzième Olympique, est adressée à un vainqueur provenant de la cité d’Himère, Ergotélès.

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Les références à Déméter et Perséphone dans les odes siciliennes de Pindare Perséphone apparaît pour la première fois dans une ode destinée au vainqueur agrigentin Midas, la Douzième Pythique ; chronologiquement, il s’agit, en effet, d’une des deux premières odes que Pindare composa pour la Sicile en 490. Le poète, qui apparemment connaît bien la liaison des divinités chtoniennes avec l’île, invoque dans la Douzième Pythique la cité d’Agrigente en tant que « résidence de Perséphone »18. Il est vrai que la scholie ancienne concernant ce passage de la Douzième Pythique explique la mise en relation d’Agrigente avec Perséphone en supposant que Pindare, lorsqu’il parle de la cité d’Agrigente, se réfère en réalité à la Sicile entière19. Mais les informations qui nous sont fournies par d’autres scholies pindariques nous permettent de supposer l’existence d’un lien étroit entre la cité d’Agrigente en particulier et Perséphone. Selon la scholie ad Ol. 2.15 d, Zeus a offert à Perséphone non pas la Sicile entière, mais précisément Agrigente à l’occasion de son mariage20. La même information à peu près est fournie par la scholie ad Ol. 2.70 h, qui affirme qu’Agrigente se considère comme étant une cité sacrée/≤erÕn, parce qu’elle a été offerte à Perséphone par Zeus21. Les preuves archéologiques confirment les scholies. On sait aujourd’hui qu’il y avait à Agrigente un sanctuaire des divinités chtoniennes ; la place prééminente de ces divinités dans le culte agrigentin, comme dans celui de la cité de Géla, semble incontestable22. 18 Pyth. 12.1-3 : A≥t se, fil£glae, kall∂sta brote©n pol∂wn, FersefÒnaj Ÿdoj, ¤ t' Ôcqaij ⁄pi mhlobÒtou na∂eij ' Akr£gantoj œädmaton kolènan, ð ¥na, (…) « Je t’invoque, toi qui te plais aux fêtes, la plus belle des villes mortelles, résidence de Perséphone, qui occupes la colline dressée sur les rives du fleuve Acragas, ô Souveraine (…) ». 19 Sch. Pind. Pyth. 12.3 a : ¢pÕ m◊rouj tÕ Ólon : Ólhn g¦r t¾n Sikel∂an œdwrˇsato tÍ PersefÒnV Ð ZeÚj. 20 Sch. Pind. Ol. 2.15 d : ≤erÕn d‹ e≈pen o∏khma t¾n' Akr£ganta (...) di¦ tÕ t¾n 'Akr£ganta tÍ PersefÒnV e≥j t¦ ¢nakaluptˇria ØpÕ DiÕj doqÁnai. 21 Sch. Pind. Ol. 2.70 h : ≤erÕn d‹ o∏khma ¹ 'Akr£gaj Óti ZeÝj ⁄dwken aÙt¾n PersefÒnV. 22 Voir, E. Ciaceri, Miti e Culti..., p. 205-207. Cf. B. Pace, Arte e Civiltà…, p. 465 et, en particulier 480 et 500-507. Cf. T. J. Dunbabin, The Western Greeks…, p. 178-9, « Akragas was especially FersefÒnaj Ÿdoj and two of the small archaic sanctuaries excavated in the lower town are believed to belong to Demeter and Kore ». Cf. E. Gabba, G. Vallet (a cura di), La Sicilia antica, vol. I,3, Città Greche e indigene di Sicilia: documenti e storia, Naples, 1980, p. 488, « in ogni modo, si deve mettere in risalto, per Agrigento, come per Gela, l’importanza delle divinità ctonie ».

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Étant donné que le culte des divinités chtoniennes était établi et développé à Agrigente, on pourrait attendre que les grandes odes que Pindare composera quatorze années plus tard pour Théron d’Agrigente, comportent des références fréquentes à ces divinités, protectrices de la Sicile et étroitement liées à la cité sur laquelle la famille des Emménides détenait le pouvoir. Or, il n’en est rien. À partir de 477 av. J.-C., année où Hiéron monte au pouvoir à Syracuse, les références à Déméter et Perséphone se trouvent exclusivement dans des odes destinées à un auditoire provenant de Syracuse ou d’Etna et appartenant au cercle d’influence de Hiéron même. Les références explicites sont, en fait, peu nombreuses. La première se trouve dans la Première Néméenne, composée en 476 selon la majorité des pindarisants23 (mais en 481 selon Gaspar24, et soit en 469 soit en 467 selon Braswell)25 et dédiée à Chromios. Le vainqueur, dans les scholies anciennes à la Première Néméenne, est appelé l’Œta√roj de Hiéron26, tandis que, dans les scholies à la Neuvième Néméenne, il reçoit le titre de f∂loj `I◊rwnoj et de A∏tnhj œp∂tropoj27, à savoir ami de Hiéron et régent de la cité d’Etna refondée par le tyran syracusain en 476/475. Le rapport entre Chromios et Hiéron est donc, incontestablement, étroit. Au vers 14 de la Première Néméenne on trouve une première référence explicite à Perséphone. Plus précisément, un vœu pour l’¢gla…a de la Sicile donne au poète l’occasion de se référer au fait que Zeus a fait présent de la Sicile à Perséphone et a promis de garantir l’excellence de l’île la plus fertile et de l’élever par l’opulence de ses cités28. 23 U. von Wilamowitz-Möllendorff, Pindaros, Berlin, 1922, p. 253, A. Puech, Pindare, Néméennes, Paris, 1923, p. 3-4, C. Carey, A Commentary on Five Odes of Pindar: Pythian 2, Pythian 9, Nemean 1, Nemean 7, Isthmian 8, Salem, New Hampshire, 1981, p. 104, H. Maehler (ed.) post B. Snell, Pindari Carmina cum Fragmentis, pars I, Epinicia, Leipzig, 1980. 24 C. Gaspar, Essai de chronologie pindarique, Bruxelles, 1900, p. 56 sqq. 25 B.C. Braswell, A Commentary on Pindar Nemean One, Fribourg, 1992, p. 25-27. 26 Sch. Pind. Nem. 1.inscr. a.1-6 : G◊graptai Ð œp∂nikoj Crom∂J A≥tna∂J. `I◊rwn g¦r o≥kist¾j ¢ntπ tur£nnou boulÒmenoj e≈nai, Kat£nhn œxelën A∏tnhn metwnÒmase t¾n pÒlin, ŒautÕn o≥kist¾n prosagoreÚsaj, kaπ œn ta√j ¢narrˇsesin ⁄n tisi tîn ¢gènwn A≥tna√on ŒautÕn ¢ne√pe. taÙtÕn d◊, fhsπn Ð D∂dumoj, e≥kÕj paqe√n kaπ tÕn CrÒmion Œta∂rJ kecrhm◊non aÙtù. 27 Sch. Pind. Nem. 9. inscr. 9-11 : Ð d‹ CrÒmioj oátoj f∂loj Ãn `I◊rwnoj, katastaqeπj Øp' aÙtoà tÁj A∏tnhj œp∂tropoj: Óqen kaπ A≥tna√oj œkhrÚcqh. 28 Nem. 1.13-15 : spe√r◊ nun ¢gla…an tin¦ n£sJ, t¦n 'OlÚmpou despÒtaj ZeÙj ⁄dwken FersefÒnv, kat◊neus◊n t◊ o≤ ca∂taij, ¢risteÚoisan eÙk£rpou cqonÒj Sikel∂an p∂eiran Ñrqèsein korufa√j pol∂wn ¢fnea√j:

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Une seconde référence aux divinités chtoniennes se situe dans le cadre de la Sixième Olympique, composée en 468 et dédiée à Agésias, probablement en vue d’une double exécution du poème, à Stymphale et à Syracuse29. Tout comme Chromios, Agésias appartient au cercle de Hiéron. La scholie ad Ol. 6.156 c, nous apprend qu’Agésias, qui était auparavant citoyen de Stymphale à Arcadie, était devenu citoyen de Syracuse30. La scholie ad Ol. 6.16531 nous informe qu’il était ami de Hiéron, exerçant comme devin à son service, et qu’il fut assassiné après la mort de Hiéron et la période bouleversée qui suivit le changement de règne. La scholie ad Ol. 6.30 c nous transmet l’information supplémentaire qu’Agésias avait participé à de nombreuses guerres au côté de Hiéron32. Comme le remarque G.O. Hutchinson, dans son commentaire sur la Sixième Olympique33, Agésias, en tant que devin, doit avoir joué un rôle important auprès de Hiéron, un rôle peut-être particulièrement significatif dans le cas de la bataille de Cumes en 474 av. J.-C. En tout cas, l’éloge explicite de Hiéron dans l’ode manifeste, évidemment, soit la faveur du grand Deinoménide pour Agésias, soit sa prédominance sur lui, et témoigne que l’ode était destinée à être exécutée devant un auditoire proche (ou même dépendant) du tyran syracusain. Or, aux vers 92-95 de la Sixième Olympique, une référence à Syracuse et Ortygie entraîne le poète à mentionner Hiéron et sa qualité de prêtre de Déméter et de Perséphone34. Bien que les références explicites finissent ici, on peut facilement deviner la présence de Déméter dans la Première Olympique également. Dans cette ode fameuse, écrite en 476 pour célébrer la victoire de Hiéron à la course des chevaux montés, Pindare traite et corrige le mythe de Pélops, fils de Tantale. Étant donné que très souvent, chez Pindare, le mythe est choisi parmi ceux qui concernent la cité d’origine du vainqueur, il est justifié 29 Voir B.L. Gildersleeve, Pindar, The Olympian and Pythian Odes, Amsterdam, 1965, p. 171. 30 Sch. Pind. Ol. 6.156 c. : kaπ Óti 'Aghs∂aj œpoliteÚeto œn SurakoÚsaij: Ãn d‹ tÕ ¢n◊kaqen Stumfˇlioj œx 'Arkad∂aj. 31 Sch. Pind. Ol. 6.165 : Óti f∂loj 'Aghs∂aj `I◊rwnoj kaπ m£ntij: Öj ¢nVr◊qh `I◊rwnoj kataluq◊ntoj. 32 Sch. Pind. Ol. 6.30 c : fhsπ g¦r kaπ tÕn 'Aghs∂an meq' `I◊rwnoj strateus£menon polloÝj pol◊mouj katwrqwk◊nai mante∂v kaπ ¢retÍ. 33 G.O. Hutchinson, Greek Lyric Poetry, A Commentary on Selected Larger Pieces, Oxford, 2001, ch. « Pindar », p. 359-426. 34 Ol. 6.92-95 : e≈pon d‹ memn©sqai Surakoss©n te kaπ 'Ortug∂aj: t¦n `I◊rwn kaqarù sk£ptJ di◊pwn, ¥rtia mhdÒmenoj, foinikÒpezan ¢mf◊pei D£matra leuk∂ppou te qugatrÕj Œort£n (...)

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de se demander dans quelle mesure le choix du mythe de Pélops est opportun dans le contexte de l’éloge de la victoire de Hiéron. La question a beaucoup tourmenté les commentateurs et continue de les tourmenter. Certains d’entre eux35 soutiennent que le mythe promeut la gloire d’Olympie en général et, donc, indirectement, celle de Hiéron aussi, en ajoutant pourtant que, du point de vue littéraire, le mythe constitue une digression sans connexion spécifique avec l’éloge du vainqueur. D’autres savants36 soutiennent que Hiéron et Pélops sont mis en parallèle37. Dans son interprétation, W. Race38 souligne qu’il ne faut pas chercher une correspondance de tous les éléments du mythe avec la réalité concernant le vainqueur : ce sur quoi Pindare met l’accent à travers le mythe, est l’esprit héroïque qui a animé Pélops. La narration mythologique comporte trois parties, dont la première traite la naissance de Pélops, son enlèvement par Poséidon et son séjour parmi les Immortels (Ol. 1.25-53). Selon Pindare, Poséidon tombe amoureux de Pélops dès que Clothô, une des Moires, le fait sortir du chaudron pur (Ol. 1.26, kaqaroà l◊bhtoj). Le mot « chaudron » est sciemment choisi pour faire penser à la version traditionnelle du mythe, selon laquelle Tantale avait cuit son fils et l’avait offert aux dieux qui n’ont, naturellement, pas touché à cette nourriture ; seule Déméter, dans son affliction provoquée par l’enlèvement de sa fille Perséphone, s’était trompée et avait mangé une partie de l’épaule de Pélops ; quand les dieux se rendirent compte de la mésaventure, ils ordonnèrent que Pélops soit cuit de nouveau et ressuscité ; son épaule fut remplacée par une épaule artificielle

35 W.J. Verdenius, Commentaries on Pindar, vol. II, Leyde, 1988, p. 4. 36 A. Köhnken, « Pindar as Innovator: Poseidon Hippios and the Relevance of the Pelops

Story in the Olympian 1 », CQ (n.s. 24), 1974, p. 199-206, St. Instone, Pindar: Selected Odes, Olympian One, Pythian Nine, Nemean Two and Three, Isthmian One, Warminster, 1996, p. 90-91. 37 Ils mettent en évidence (1) le début aussi bien que la fin de la narration mythique où les noms des deux hommes coexistent (au v. 23, où Pindare dit que la gloire de Hiéron brille dans la colonie de Pélops, et aux v. 93-5, où il ajoute que la gloire de Pélops resplendit à Olympie où Hiéron a excellé avec son cheval Phérénicos) ; (2) l’élément de l’aide divine dont jouissent également Pélops et Hiéron. G. Méautis, Pindare le Dorien, Neuchâtel 1962, p. 118 sqq., souligne l’importance du thème des rapports entre l’homme et la divinité (il le fait à propos de la part du mythe qui concerne Tantale, mais la constatation est valable pour l’ensemble du mythe aussi) ; (3) le fait que Hiéron, comme Pélops, a atteint un statut extrêmement haut pour un homme, mais reste pourtant un mortel dont il est impossible de prévoir l’avenir ; (4) le fait que tous les deux sont exposés à l’envie mauvaise de leur entourage. 38 W.H. Race, Pindar, Boston, 1986, p. 63.

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d’ivoire39. Dans la version pindarique, par contre, le chaudron est la bassine dans laquelle on lave le nouveau-né. Or, le mot l◊bhj n’est jamais employé pour le vaisseau du premier bain du nouveau-né ; il est vraisemblable que Pindare conserve délibérément ce mot-clé de la version traditionnelle, en modifiant légèrement sa signification, pour évoquer cette tradition et ainsi accentuer sa propre divergence par rapport à la version connue. L’adjectif kaqaroà, « pur », souligne que Pindare désire s’éloigner de la version mythologique qui relate le dépècement de Pélops. Le mythe traditionnel est disqualifié par Pindare à deux reprises : aux v. 28-34 et aux v. 46-51 de la Première Olympique. Dans le premier passage, il est expressément disqualifié comme « bavardage des mortels » (brotîn f£tij), « fables ornées de mensonges variés » (dedaidalm◊noi yeÚdesi poik∂loij màqoi). Dans le second passage, Pindare revient au même sujet pour ajouter qu’à la création du mythe traditionnel a contribué le fqÒnoj, « l’envie » qu’excitait dans les âmes des gens l’honneur inouï octroyé par les dieux à Tantale (v. 47) ; aux v. 46-51, Pindare essaie de réduire la crédibilité du mythe traditionnel qu’il introduit par la phrase « comme tu avais disparu et que les gens qui t’ont recherché avec empressement n’ont pas pu te ramener à ta mère, aussitôt un des voisins jaloux a raconté en cachette que… » : notons, dans cette introduction de la légende du dépècement de Pélops, en premier lieu l’adverbe kruf´ « secrètement, furtivement », un attribut fréquent des envieux, et deuxièmement, le fait que le poète laisse dans l’imprécision le sujet du verbe « raconter » pour insister sur le fait qu’il s’agit d’une fable qui circule et dont personne n’assume la responsabilité. Avec la maxime du v. 3540, Pindare déclare qu’il convient à l’homme de n’attribuer aux dieux que des belles actions et qu’ainsi sa culpabilité est moins grande ; cette affirmation parait signifier que les mortels sont incapables de louer les dieux de façon absolument convenable et suffisante ; toutefois, s’ils évitent la médisance, le risque auquel ils s’exposent en parlant des dieux devient moindre. Pour toutes ces raisons, Pindare s’oppose explicitement au mythe traditionnel du dépècement de Pélops41.

39 Selon la scholie ancienne ad locum (Sch. Pind. Ol. 1.40a), cette version était présente dans l’œuvre de certains historiens et dans celle de Bacchylide (fr.42 ?) ; peut-être Hésiode l’avait-il aussi racontée dans son Catalogue des Femmes, qui comprenait le mythe de Pélops et d’Hippodamie (fr.259). 40 Ol. 1.35 : ⁄sti d' ¢ndrπ f£men œoikÑj ¢mfπ daimÒnwn kal£: me∂wn g¦r a≥t∂a. 41 Ol. 1.36 : u≤‹ Tant£lou, s‹ d' ¢nt∂a prot◊rwn fq◊gxomai.

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Quel est le trait spécifique qui rend cette version du mythe de Pélops intéressante ? Après tout, le principe que l’on doit se référer uniquement aux belles actions (f£men kal£, v. 35-6), à propos des dieux (comme aussi à propos des hommes), est une des convictions de base de la poésie élogieuse42. C’est que, dans le cas précis de la Première Olympique, ce principe est employé dans le cadre d’un mythe qui, dans sa version traditionnelle, paraissait contester l’omniscience et l’infaillibilité de Déméter, et ce devant un auditoire non pas seulement sicilien et donc considéré comme étant protégé par Déméter, mais aussi syracusain et groupé autour de Hiéron, prêtre par droit héréditaire des divinités chtoniennes. Pindare corrige un mythe où était attaquée la divinité que Hiéron exalte par excellence. Le fait que Pindare évite même de nommer la déesse peut être significatif : le poète se refuse à prononcer dans un contexte insultant le nom de la divinité dominant son auditoire ; il relate un mythe qui fait allusion à elle et que sans doute tout son public reconnaît, et il le corrige, avant de procéder à l’éloge de son commanditaire. Parmi les études que nous connaissons, cette adaptation du poème de Pindare à la religion de son auditoire est mise en évidence uniquement dans l’analyse de B. Lavagnini, publiée en 1933 et dans celle plus récente de Griffith43. Lavagnini proposait en outre d’identifier avec Déméter la divinité au singulier mentionnée comme protectrice de Hiéron dans l’affirmation et le vœu que le poète formule aux v. 106-110 de la Première Olympique, où il s’exclame « Dieu veille sur tes desseins, Hiéron, en se donnant cette tache ; et s’il ne cesse pas bientôt de te favoriser, j’espère que (…) je vais célébrer la victoire encore plus douce (pour toi) que remportera ton char agile »44. Si cet argument est jugé recevable, on pourrait y adjoindre un passage analogue, les v. 56-57 de la Première Pythique, où le poète, après avoir mentionné l’exemple mythique de Philoctète, continue en souhaitant que « qeÕj/la divinité » tienne Hiéron debout et qu’elle lui offre tout ce qu’il désire selon la juste mesure45. Si l’on accepte l’interprétation proposée ici, Déméter est donc présente en arrière-plan (outre les références spécifiques mentionnées 42 Un des principes de l’éloge est d’« éviter la médisance ». 43 B. Lavagnini, Gerone e Terone nelle prime due Olimpiche di Pindaro, Catane, 1933.

R.D. Griffith, « Pelops and Sicily: The myth of Pindar Ol. 1 », JHS CIX, 1989, p. 171-173. 44 Ol. 1.106-110 : qeÕj œp∂tropoj œën tea√si mˇdetai ⁄cwn toàto k©doj, `I◊rwn, mer∂mnaisin: e≥ d‹ m¾ tacÝ l∂poi, ⁄ti glukut◊ran ken ⁄lpomai sÝn ¤rmati qoù kle…ein (...) 45 Pyth. 1.56-57 : oÛtw d' `I◊rwni qeÕj Ñrqwt¾r p◊loi tÕn pros◊rponta crÒnon, ïn ⁄ratai kairÕn didoÚj.

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DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

plus haut) dans deux odes destinées à un auditoire étroitement lié à Hiéron, à savoir l’auditoire syracusain de la Première Olympique et l’auditoire etnéen de la Première Pythique. Mais si Déméter et Perséphone sont présentes par excellence, explicitement ou implicitement, dans les odes destinées à être interprétées devant le cercle de Hiéron, qu’en est-il de leurs attributions ? Qu’est-ce que ces divinités offrent à leurs fidèles ? La fertilité de la Sicile Le don le plus important qui soit traditionnellement concédé par ces divinités est sans aucun doute la fécondité de la terre. Car, la Sicile est une terre célèbre pour sa fertilité46. Homère, au chant 9 de l’Odyssée, décrit une terre qui, sans être cultivée ni labourée, reste d’une productivité stupéfiante dans toutes les espèces qui y apparaissent, parmi lesquelles le poète mentionne le blé, l’orge et les riches vignobles47. Diodore y revient plusieurs fois, pour souligner l’abondance des produits de la terre et la grande quantité du bétail, comme par exemple dans la Bibl. Hist. 4.82.548 et 5.69.349. Il insiste, bien sûr, sur le fait que les déesses ont offert à la Sicile du blé, aussi bien que la technique pour le cultiver, mentionné dans la Bibl. Hist. 5.2.350 et 5.5.251. D’ailleurs, Diodore remarque que

46 Voir T.J. Dunbabin, The Western Greeks…, Oxford, 1948, ch. VII, et, en particulier, p. 212. 47 Hom. Od. 9.106-111 : Kuklèpwn d' œj ga√an Øperfi£lwn ¢qem∂stwn ≤kÒmeq', o∑ ˛a qeo√si pepoiqÒtej ¢qan£toisin oÜte futeÚousin cersπn futÑn oÜt' ¢rÒwsin, ¢ll¦ t£ g' ¥sparta kaπ ¢nˇrota p£nta fÚontai, puroπ kaπ kriqaπ ºd' ¥mpeloi, a∑ te f◊rousin o≈non œrist£fulon, ka∂ sfin DiÕj Ômbroj ¢◊xei. « De là, nous sommes arrivés au pays des Cyclopes. Brutes sans foi ni lois, qui, ayant confiance en les Dieux Immortels, ne font de leurs mains ni plantation ni labours. Sans travaux, ni semailles, le sol leur fournit tout, orges, froments, vignobles et vin issu de grosses grappes, que les ondées de Zeus viennent gonfler pour eux ». 48 Bibl. Hist. 4.82.5 : met¦ d‹ taàta ¥llaj te nˇsouj œpelqe√n kaπ kat¦ t¾n Sikel∂an diatr√ya∂ tina crÒnon, di¦ d‹ t¾n ¢fqon∂an tîn œn tÍ nˇsJ karpîn kaπ tÑ plÁqoj tîn œn aÙtÍ boskom◊nwn kthnîn filotimhqÁnai to√j œgcwr∂oij œnde∂xasqai t¦j ≥d∂aj eÙerges∂aj. « Il (Aristée) visita ensuite d’autres îles, et s’arrêta quelque temps en Sicile et, ravi de l’abondance des fruits et des nombreux troupeaux qu’il y vit paître, il s’empressa de montrer aux indigènes ses découvertes bienfaisantes ». 49 Pour le texte et la traduction, voir n. 4. 50 Pour le texte et la traduction, voir n. 3. 51 Bibl. Hist. 5.5.2 : oÙk ¥xion d‹ paralipe√n tÁj qeoà taÚthj t¾n Øperbol¾n tÁj e≥j toÙj ¢nqrèpouj eÙerges∂aj: cwrπj g¦r tÁj eØr◊sewj toà s∂tou tˇn te katergas∂an aÙtoà toÙj ¢nqrèpouj œd∂daxe kaπ nÒmouj e≥shgˇsato kaq' oÞj dikaioprage√n e≥q∂sqhsan (...)

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L’ÉLOGE DES DIEUX DANS LES ODES SICILIENNES DE PINDARE

le culte et les fêtes en l’honneur de Déméter et Coré sont étroitement liés à la culture du blé dans la Bibl. Hist. 5.4.552 et 5.77.453. Strabon fait également référence à la fertilité de la Sicile au sixième livre de sa Géographie54, où il mentionne l’importante production sicilienne de blé, de safran, mais aussi (en sus des différentes récoltes) de bétail, de peaux, de laine et d’autres produits d’élevage, et le fait que la Sicile est appelée pour cela « le grenier de Rome ». Quelle trace y a-t-il dans les odes siciliennes de Pindare de cette fertilité tellement vantée ? Quand pour la première fois, nous nous sommes demandé quel est, dans la géographie de la Sicile offerte par Pindare, l’élément qui revient le plus souvent, la réponse immédiate a été, bien évidemment, la fécondité. Après avoir dressé la liste des références à la fertilité de

« Mais il ne serait pas juste de passer sous silence les immenses bienfaits de Déméter ; car outre la découverte du blé, les Siciliens lui doivent la culture du sol et les lois qui les ont habitués à la pratique de la justice (…) ». 52 Bibl. Hist. 5.4.5 : o≤ d‹ kat¦ t¾n Sikel∂an, di¦ t¾n tÁj Dˇmhtroj kaπ KÒrhj prÑj aÙtoÝj o≥keiÒthta prîtoi tÁj eØr◊sewj toà s∂tou metalabÒntej, Œkat◊rv tîn qeîn kat◊deixan qus∂aj kaπ panhgÚreij, œpwnÚmouj aÙta√j poiˇsantej (...) « Les habitants de la Sicile, qui, en récompense du séjour de Déméter et Perséphone dans leur île, avaient les premiers appris l’usage du blé, instituèrent des sacrifices et des fêtes solennelles en l’honneur de chacune des deux déesses (…) ». 53 Bibl. Hist. 5.77.4 : Dˇmhtran m‹n g¦r peraiwqe√san e≥j t¾n 'Attik¾n œke√qen e≥j Sikel∂an ¢p©rai, kaπ met¦ taàt' e≥j A∏gupton: œn d‹ toÚtoij to√j tÒpoij m£lista tÑn toà s∂tou karpÑn paradoàsan kaπ t¦ perπ tÑn spÒron did£xasan meg£lwn timîn tuce√n par¦ to√j eâ paqoàsin. « Ainsi, après être passée dans l’Attique, Déméter se rendit de là en Sicile, en enfin en Égypte ; dans tous ces pays, elle enseigna l’usage et la culture du blé et elle s’attira les hommages de ceux qui avaient joui de ses bienfaits ». 54 Strab. Géogr. 6.2.7 : T¾n d‹ tÁj cèraj ¢ret¾n qruloum◊nhn ØpÕ p£ntwn oÙd‹n ce∂rw tÁj 'Ital∂aj ¢pofainom◊nwn t∂ de√ l◊gein; s∂tJ d‹ kaπ m◊liti kaπ krÒkJ kaπ ¥lloij tisπ k¨n ¢me∂nw tij fa∂h. prÒsesti d‹ kaπ tÑ œggÚqen: æsaneπ g¦r m◊roj ti tÁj 'Ital∂aj œstπn º nÁsoj, kaπ Øpocorhge√ tÍ `RèmV kaq£per œk tîn `Italikîn ¢grîn Ÿkasta eÙmarîj kaπ ¢talaipèrwj. kaπ d¾ kaπ kaloàsin aÙt¾n tame√on tÁj `Rèmhj: kom∂zetai g¦r t¦ ginÒmena p£nta pl¾n Ñl∂gwn tîn aÙtÒqi ¢naliskom◊nwn deàro. taàta d' œstπn oÙc o≤ karpoπ mÒnon ¢ll¦ kaπ boskˇmata kaπ d◊rmata kaπ ⁄ria kaπ t¦ toiaàta. « Pourquoi rappeler ici la fertilité de cette région, puisqu’elle est vantée par tout le monde et déclarée au moins égale à celle de l’Italie ? Supérieure même, devrait-on dire, en ce qui concerne le blé, le miel, le safran et quelques autres produits ! Elle tire profit, aussi, de sa proximité avec Rome. L’île, en effet, fait, pour ainsi dire, partie de l’Italie et subvient pour toutes les denrées aux besoins de la capitale aussi facilement que les campagnes italiennes et sans plus de fatigue. Aussi bien l’appelle-t-on le grenier de Rome, parce qu’elle livre à Rome tout ce qu’elle produit (sauf un faible contingent réservé à la consommation locale), c’est-àdire non seulement ses récoltes, mais aussi son bétail, ses peaux, sa laine, etc. » Pour la traduction française de Strabon, nous avons consulté celle proposée par F. Lasserre (ed.), Strabon, Géographie, tome III (livres V et VI), CUF, Paris, 1967.

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DEUXIÈME PARTIE : L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE

la Sicile, nous nous sommes pourtant rendu compte qu’elles se situent toutes dans des odes destinées, de nouveau, au cercle de Hiéron. On trouve une première référence à la fécondité de la Sicile dans la Première Néméenne, où Pindare, au cours d’une prière adressée à la Muse, parle de « la grasse Sicile, excellente par sa fertilité »55. Les scholies anciennes qui expliquent le passage, bien qu’elles transforment le vocabulaire dans son ensemble, gardent pourtant les termes « féconde / eÙk£rpou / eÙkarpot£thj / eÙkarpot£thj » et « grasse / p∂eiran / pieirîj / peirîj / p∂eiran »56. Une autre référence se trouve dans les v. 10-13 de la Première Olympique, où Pindare mentionne « le foyer bienheureux et opulent de Hiéron qui détient le sceptre de la justice dans la Sicile féconde »57. La signification de l’adjectif polum£lJ a constitué un problème d’interprétation depuis l’Antiquité : ce mot se réfère-t-il à la fécondité de la terre ou à sa richesse en bétail58 ? L’importance de Déméter dans les odes dédiées à Hiéron devrait, à notre avis, nous inciter à favoriser l’interprétation qui met en valeur la fertilité du sol de l’île protégée par Déméter et gouvernée par son prêtre, Hiéron59. 55 Nem. 1.13-15 : spe√r◊ nun ¢gla…an tin¦ n£sJ, t¦n 'OlÚmpou despÒtaj ZeÝj ⁄dwken FersefÒnv, kat◊neus◊n t◊ o≤ ca∂taij, ¢risteÚoisan eÙk£rpou cqonÒj Sikel∂an p∂eiran Ñrqèsein korufa√j pol∂wn ¢fnea√j: 56 Sch. Pind. Nem. 1.16 a : ⁄kpempe to∂nun, ð Moàsa, kaπ spe√re lamprÒtht£ tina tÍ nˇsJ tÍ Sikel∂v, ¼ntina Ð ZeÝj œxa∂reton d◊dwke tÍ FersefÒnV ¢r∂sthn oâsan kaπ œpithdeiot£thn tÁj gÁj tÁj eÙkarpot£thj, kaπ œp◊neuse tÍ Œautoà kefalÍ t¾n Sikel∂an pieirîj kaπ liparîj ¢norqèsein À t¾n piot£thn kaπ kall∂sthn Øyèsein plous∂wn pÒlewn œnoikˇsesi ta√j Øp' aÙt¾n œsom◊naij. Sch. Pind. Nem. 1.16 b : ⁄kpempe to∂nun ð Moàsa, kaπ spe√re lamprÒtht£ tina tÍ nˇsJ Sikel∂v, t¦n kaπ ¼ntina Ð despÒtaj toà 'OlÚmpou ¼goun Ð ZeÝj ⁄dwken œxa∂reton tÍ FersefÒnV ¢r∂sthn oâsan kaπ œpithdeiot£thn tÁj gÁj tÁj eÙkarpot£thj, kaπ kat◊neuse ta√j ca∂taij kaπ tÍ kefalÍ o≤ kaπ aÙtÍ t¾n Sikel∂an peirîj kaπ lamprîj ¢norqèsein, À t¾n p∂eiran kaπ t¾n piot£thn kaπ kall∂sthn Øyèsein plous∂wn pÒlewn korufa√j kaπ œnoikˇsesi ta√j Øp' aÙt¾n œsom◊naij. 57 Ol. 1.10-13 : œj ¢fne¦n ≤kom◊nouj m£kairan `I◊rwnoj Œst∂an, qemiste√on Öj ¢mf◊pei sk©pton œn polum£lJ Sikel∂v. Je préfère ici la leçon polum£lJ (qui est mieux attestée par les manuscrits et adoptée par A Puech, Pindare, Tome I, Olympiques. Texte établi par Aimé Puech, Paris, 1922, p. 26, D. Gerber, Pindar’s Olympian One : A Commentary, Toronto, Buffalo, Londres, 1982, p. xvii et 34 et W.J. Verdenius, Commentaries on Pindar, vol. II, Leyde, 1988, p. 11) à la leçon polumˇlJ qu’acceptent dans leurs éditions Snell et Maehler. 58 Voir par exemple l’hésitation du scholiaste de la Sch. Pind. Ol. 1.19 d : ½toi poluqremm£tJ: À ¢pÑ toà karpoà tîn mˇlwn: œke√ g¦r perissîj l◊getai fuÁnai. À poluk£rpJ. 59 D. Gerber, Pindar’s Olympian One: A Commentary, Toronto, Buffalo, Londres 1982, p. 34, adopte la leçon polum£lJ et ajoute que « In Attic and Ionic mÁlon can mean both « sheep » and « apple », but in other dialects these meanings are distinguished in form. Thus in Doric mÁlon is « sheep » and m©lon is « apple », although m©lon appears as a hyperdorism for mÁlon in Theocritus (…). There is no intrinsic objection to Sicily’s being described as « rich in sheep » (…), but it is Sicily’s fruitfulness that is much more often emphasized (…).

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L’ÉLOGE DES DIEUX DANS LES ODES SICILIENNES DE PINDARE

Une autre référence à la fertilité de la Sicile se situe aux v. 29-30 de la Première Pythique, où la cité d’Etna est qualifiée de « front de la terre féconde »60. De nouveau, la scholie ancienne, dans son explication du vers, glose tous les autres mots sauf l’adjectif « féconde/ eÙk£rpou », évidemment trop présent et naturel dans l’esprit du scholiaste pour nécessiter un équivalent61. Une dernière référence à la fécondité de la Sicile se trouve dans un hyporchème (fr. 106), transmis par Athénée dans les Deipnosophistes (I, 28 a) ; Athénée nous informe que le fragment fait partie de « l’ode Pythique à Hiéron »62. Bien qu’il ne soit pas très plausible d’accroître d’encore une ode pythique (dont le souvenir ne nous aurait été conservé par personne d’autre) le nombre des épinicies pindariques dédiées à Hiéron, le fragment cité par Athénée pourrait très bien provenir d’un hyporchème destiné au souverain syracusain, éventuellement du Castoreion mentionné à Pyth. 2.69-7163. Dans ce fragment, on trouve l’expression « ¢glaok£rpou Sikel∂aj, la Sicile célèbre par sa fertilité »64. MalofÒroj is an epithet of Sicilian Demeter ». Cf. W.J. Verdenius, Commentaries on Pindar, vol. II, Leyde 1988, p. 11, qui note que « Gerber rightly defends the form with -a, referring to Sicily’s fruitfulness ». Pour l’opinion contraire, voir St. Instone, Pindar, Selected Odes, Olympian One, Pythian Nine, Nemean Two and Three, Isthmian One, Warminster 1996, p. 96 ; Instone, qui accepte la leçon polumˇlJ et traduit par « sheep-rich Sicily », admet pourtant que « more often it is Sicily’s fruitfulness (i.e. corn supply) that Pindar praises». 60 Pyth. 1.29-30 : e∏h, Zeà, tπn e∏h ¡nd£nein, Öj toàt' œf◊peij Ôroj, eÙk£rpoio ga∂aj m◊twpon, 61 Sch. Pind. Pyth. 1.56 b : Ð d‹ noàj: e∏h soi, fhs∂n, ð Zeà, ¢r◊skein, Óstij toàto tÑ Ôroj peri◊peij t¾n A∏tnhn, ¼ œsti tÁj eÙk£rpou Sikel∂aj prÒswpon, ¼toi di¦ tÕ œpifan‹j À di¦ tÕ Ûyoj. tim©tai d‹ kat¦ tÕ Ôroj tÁj A∏tnhj Ð ZeÚj. 62 A.M. Desrousseaux, Athénée de Naucratis, Les Deipnosophistes, Livres I et II, CUF, Paris, 1956. Athénée, Deipn. I, 28 a : P∂ndaroj d' œn tÍ e≥j `I◊rwna PuqikÍ òdÍ (fr. 106) ¢pÕ Taãg◊toio m‹n L£kainan œpπ qhrsπ kÚna tr◊cein pukinètaton ŒrpetÒn. SkÚriai d' œj ¥melxin g£laktoj a≈gej œxocètatai: Ópla d' ¢p' ”Argeoj, ¤rma Qhba√on, Papyrus Bodmer : « nef◊lh skotein¾ œpiski£zousa tÕ spˇlaion = « [Et une nuée obscure couvrait la grotte] » E. Strycker : « la forme nef◊lh fwteinˇ des autres témoins est due probablement à l’allusion au récit évangélique de la Transfiguration. »

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théophanie à travers l’obscurité qui s’estompe graduellement et fait place à une lumière éblouissante. C’est ainsi qu’apparaissent l’humanité et la grandeur de Dieu, « en un Christ accessible à notre faiblesse, en un enfant qui prend le sein de sa mère. »51 On peut observer le même traitement de l’histoire dans les vers suivants où le récit est encore véritablement fragmenté. Dans la 8ème strophe, l’hymne développe l’épisode des rois mages (qui sont ici, au v. 61 appelés simplement graeci – « ceux qui ne connaissent pas la loi de Moïse »)52 – au moment où, après avoir observé les signes du ciel, ils décident d’entreprendre leur voyage. Le récit s’inspire évidemment de l’Évangile de Matthieu et au Protévangile. Hérode leur demande de le prévenir au cas où naîtrait le rex Iudaeorum. Les rois continuent leur chemin et, une fois vu le signe dans le ciel, comprennent que le Christ est né et l’adorent (9ème strophe). De façon analogue le récit est flou et laisse deviner les lignes fondamentales de l’histoire : les rois mages se mirent en voyage et arrivèrent ad civitatem, une position certainement neutre par rapport au `IerosÒluma de Mt 2, 1 et en bhqle◊m du Protévangile XXI, 153, une donnée habituelle à l’intérieur du Psaume où les coordonnées d’espace-temps sont seulement esquissées sans être définies. La 10ème strophe décrit les dons des rois, leur départ vers leur pays. Hérode comprend qu’il a été trompé et fait tuer tous les enfants de Bethléem, par jalousie par rapport au nom de roi donné au Christ. L’adoration des mages et l’épisode d’Hérode sont partagés en deux séquences avec un changement de temps et un continuel mélange des sources54. Le vers 55-6 vox infantis mox audibatur/lux magna et praeclara illic videbatur, avec les pleurs de toutes les mères qui ont eu leur enfant horriblement tué, conclut dramatiquement cette séquence. Dans la 11ème strophe, les mêmes ingrédients condensent les épisodes. L’Enfant échappe donc au massacre et reste caché avec sa

51 E. Stricker, Prot. J. XIX, 2 ad loc. p. 155. 52 Pourquoi l’adoption de ce mot ? Une « avoidance » par rapport au monde de la magie

que le terme m£goi pourrait évoquer ? Pour la question voir R. Puig, p. 184. 53 R. Puig, p. 183. 54 La table synoptique de R. Puig, p. 188 éclaircit, encore une fois la technique adoptée par notre auteur : Mathieu 2, 12 Départ des rois mages ; 2, 13-15 fuite en Égypte ; 2, 16-18 massacre des innocents. Prot. J. XXI, 4 départ des roi mages ; massacre des innocents ; XXII, 2 l’Enfant est placée par sa mère dans une mangeoire. Psaume v. 78 départ des rois mages ; v. 79-84 massacre des innocents ; v. 85-92 fuite en Égypte.

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LE PSALMUS RESPONSORIUS : UN HYMNE À LA VIERGE MARIE

mère. L’apparition d’un ange en songe – élément merveilleux – invite les époux à partir en Égypte55. La fuite en Égypte dans la 11ème strophe termine cette section car, dans la douzième, nous sommes soudainement projetés dans une situation nouvelle. La scène se déplace à Cana où Jésus, invité aux noces, accomplit son premier miracle, celui de transformer l’eau du banquet en un bon vin mais nous ne pouvons pas assister à cet événement car le papyrus s’interrompt (v. 93-101). L’enfance de Jésus à été complètement négligée par notre auteur. Conclusion L’hymne nous raconte donc et parfois banalise la vie de la Vierge Marie. L’histoire qui constituait le récit des évangiles apocryphes y est comme dépouillée, réduite à ses éléments essentiels, par séquences successives comme dans une bande dessinée ou dans un ensemble de séquences cinématographiques : elle suggère les événements sans les décrire dans le détail car tout le monde devait déjà connaître l’histoire sacrée dans ses grandes lignes. De ce fait, même les « acteurs » ne sont presque pas nommés. Il suffisait d’en esquisser certains éléments, de tracer quelques lignes fondamentales pour que le public pût immédiatement les reconnaître. En outre, à des parties qui sont presque une exacte reproduction ou une banalisation des évangiles apocryphes, notamment du Protévangile de Jacques, se juxtaposent des moments où la personnalité de l’auteur ou une autre source ont joué un rôle plus important. L’hymne dans sa forme simple et rythmée pouvait être un moyen pour célébrer l’histoire du salut opéré par Jésus, « per quem populus est liberatus », ainsi que pour affirmer la vérité de la foi chrétienne dans ses points cardinaux. C’était un expédient qui se rattachait à une tradition populaire et qui s’adressait, probablement, à un public qui pouvait comprendre son message et devait le retenir. La tonalité de la pièce ne recèle pas toutefois un caractère de véritable affirmation dogmatique, la doxographie du premier vers ne semble pas s’appuyer sur des controverses trinitaires mais entend plutôt louer la puissance du Dieu père à travers l’œuvre du salut du Christ et la narration des principaux événements par lesquels se déroule l’histoire sacrée, de l’origine jusqu’aux miracles du Christ. Le 55 Mt II, 13.

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TROISIÈME PARTIE : L’HYMNE DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE ET CHRÉTIENNE

récit semble posséder un caractère primitif de catéchèse et être adressé à des gens qui devaient être sensibilisés par les principes chrétiens. La fonction originelle de l’hymne, sa destination et son contexte final ne semblent pas coïncider naturellement. Pourquoi le Psalmus a-t-il été copié dans le verso des Catilinaires de Cicéron, dans un petit livre qui contenait aussi d’autres compositions ? D’abord, dans notre analyse de sources et de la langue du texte, nous avons constaté la pauvreté et la banalité de son vocabulaire ainsi que son caractère de « version » ou de « traduction ». Ce caractère de la pièce peut s’expliquer par le procédé d’imitation ou de traduction du grec. On s’accorde généralement sur le fait que le scribe du Psalmus semble plus à l’aise avec le grec qu’avec le latin. La simplicité de la langue et les fautes fréquentes56 pourraient donc être imputables au fait que le grec était la langue maternelle du poète ou, simplement, la langue dans laquelle était écrite la source ou les sources imitées et utilisées par notre auteur, à moins qu’il ne faille imaginer un texte latin intermédiaire que notre auteur aurait raccourci. Quoi qu’il en soit, la pauvreté du vocabulaire, la soumission aux lois du rythme et de l’assonance semblent être le résultat d’un processus de recherche d’autonomie et d’indépendance de la poésie latine chrétienne qui venait de naître. Pour répondre aux autres questions que nous avions soulevées, notamment la fonction de l’hymne dans le codex et le public visé par ce texte, on pourrait brièvement comparer celui-ci, le Psaume, avec un autre texte qui nous a été transmis par le même manuscrit : l’Alceste. Celui-ci décèle un esprit, des sources et une culture tout à fait opposés et hétérogènes. Le Psaume est certes une poésie chrétienne où la fluidité du rythme et l’osmose des sources sont les éléments constitutifs, l’Alceste une poésie païenne qui « relit » un mythe (la femme qui se dévoue pour sauver son époux, mythe déjà traité par Euripide dans la pièce homonyme qui resta célèbre pendant toute l’antiquité) en utilisant des sources classiques, notamment Virgile. Cependant la destination, l’approche, l’attitude que l’auteur avait par rapport à la matière (l’histoire sacrée dans le premier texte, un mythe célèbre dans le deuxième) nous semblent analogues. Les deux pièces ressemblent à une sorte d’exercice ou à une version abrégée d’une matière célèbre, qu’il s’agisse d’une histoire sacrée (Psaume) ou d’un mythe païen (Alceste). 56 ar ex. le changement de voyelles lacrumis pour lacrimis ; vociti pour vocati ; ou audibatur pour audiebatur ; Les consonnes b/v sont confondues au parfait : audibit pour audivit ; graphies doubles ph/f ; hypercorrection : speluncham ; pour d’autres éléments de la langue du Psuame, voir R. Puig, p. 123 et sv.

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LE PSALMUS RESPONSORIUS : UN HYMNE À LA VIERGE MARIE

On est alors amené à avancer deux hypothèses : la structure d’hymne, que nous retrouvons dans les tout premiers vers, pourrait nous faire penser à une composition destinée à la liturgie, probablement en langue grecque, à un original qui aurait subi une traduction en latin par un maître d’école ou un élève. L’auteur de ce texte grec, en s’inspirant des sources apocryphes, aurait simplifié à l’extrême leur contenu pour familiariser son public avec le récit sacré. Nous savons aussi que le grec était alors la langue dominante de l’Église et du christianisme en Égypte tandis que le copte et le latin en étaient à leurs premiers pas. La structure entre psaume primitif et narration, la langue pauvre mais encadrée en structures strophiques précises et en lettres de l’alphabet peuvent appuyer cette hypothèse et montrer que nous sommes devant un des premiers exemples d’hymnes anciens, avec toutes les traces du caractère expérimental de l’hymnologie ancienne. Toutefois, il se peut aussi que notre texte soit une sorte de version racontée, un résumé en latin ou une libre « réduction » des évangiles apocryphes à la forme « hybride », une narration en vers, exercice comparable à plusieurs autres qui nous sont parvenus depuis l’Égypte ancienne ; ce texte singulier pourrait paraphraser un récit très célèbre selon une modalité particulièrement présente dans les autres compositions du papyrus de la même trouvaille où nous retrouvons des exercices scolaires de différente nature et souvent à base chrétienne. Suivant cette hypothèse notre hymne serait une vulgarisation directe et une simplification en latin rythmé des évangiles apocryphes, un exercice très courant et répandu dans les écoles de la Haute-Égypte. Comme l’Alceste est une libre interprétation d’un mythe classique, l’hymne nous donnerait une relecture des Évangiles. Il y a donc un ensemble d’indices qui semblent plaider en faveur de l’interprétation d’un « raccourci » ou d’une traduction en latin provenant essentiellement des évangiles apocryphes, mais il nous est impossible, dans l’état actuel de la recherche, de définir si l’auteur puisait dans une hymne déjà « confectionnée » ou s’il avait directement sous les yeux les apocryphes en grec à résumer. L’enfance de la Vierge et ensuite les miracles de Jésus Christ, qui constituaient la base du Protévangile de Jacques se mêlent aux évangiles orthodoxes et à une vie de la Vierge en copte. Différents indices nous suggèrent la symbiose et la médiation entre la culture païenne et la nouvelle foi chrétienne à partir de ce matériel, le codex, pour arriver aux sources et aux langues utilisées. Les nombreux textes bibliques et chrétiens, à côté des compositions de nature païenne dans les fragments de papyrus, attestent un fort échange et une certaine fluidité entre les

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deux mondes, surtout sur le plan de la religiosité populaire. En outre, nous savons que le christianisme en Égypte n’était pas dépourvu de divisions internes : une prolifération de sectes et un intense débat idéologique caractérisaient ce pays. Cette situation semble évoluer dans une structure plus définie et organisée vers le IVe siècle. C’est probablement à ce moment-là que l’hymne peut avoir été copié dans le codex de Barcelone57. En tout cas, la dimension et le contenu du petit codex sembleraient démontrer la destination particulière et privée de ce livre primitif de l’Antiquité. Le Psaume traduirait l’effort de passage de la tradition chrétienne orientale à des formes latines à des fins pratiques58. Psalmus Responsorius Pater, qui omnia regis, Peto christi nos scias heredes, Christus, verbo natus, Per quem populus est liberatus. 1) Audiamus, fratres, magnalia dei. Primum dominus davit elegit, qui duodecim tribus servire fecit Inde est progenies d(omi)ni mei Iesum χρ(istu)m quem dicimus naξaremus, Omnes profetae quem profetarunt, Dei filium venturum clamarunt. 2) Benedictus et potens est ipse pater Anna, quae sterilis dicebatur, Munus offerens d(e)o, sic revocatur. Lacrumis diurno d(eu)m rogabat, Sterilitatem filiorum sibi im. angelus missus ad illam venit ; orationem faciebat, sic illam invenit. vocem audibit, verbo concepit, inde Maria virgo devenit.

O Père, qui gouvernes toutes choses, Je te prie de te souvenir que nous sommes les héritiers du Christ, Christ, né par l’action de la parole, par qui le peuple est libéré. Écoutons, ô frères, les merveilles de Dieu. Au début le Seigneur a élu David Qui a amené au culte de Dieu les douze tribus. De la lignée de David provient mon Seigneur, que nous appelons Jésus-Christ le Nazaréen, Tous les prophètes l’ont annoncé, ont proclamé que le fils de Dieu allait venir.

Le père est béni et puissant. Anne, qui était appelée la « stérile », pendant qu’elle offrait des dons à Dieu, fut consolée. Elle priait Dieu en larmes nuit et jour, et se lamentait de ne pas pouvoir mettre au monde des enfants. Un ange messager vint se présenter ; elle entendit sa voix et conçut par l’action de la parole. C’est là l’origine de la Vierge Marie.

57 B. Rochette, « Le Latin dans le monde grec », REL, Bruxelles, 1997, p. 152 qui cite (note 387) l’Historia monachorum in Aegypto, VI, 3 suggère que le manuscrit a été copié dans un monastère copte, mais il faut tenir compte des éléments qui plaident plutôt pour une école secondaire. 58 D. Bonneau, rec. REL, XLV, 1967, p. 550-551.

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LE PSALMUS RESPONSORIUS : UN HYMNE À LA VIERGE MARIE

3) Claritas d(e)i demonstrabatur Trima cum esset in templo data a parentibus voto, quia sic fecerant. cum sacerdotibus ibi fuit ; plus patrem et matrem iam non requesibit : quasi columba, sic ambulabat, Et ab angelis manna [s]umebat 4) Duodecim annorum puella, tamen In templo reclusa magnificatur, Et ab angelis diurno sic custoditur. cum secerdotibus diceretur de maria virgine, “sponso detur”, viri prudentes sortes miserunt, ut, ostensa (sorte), ioseti daretur. 5) Ex{c}ierunt ambo de templo, pares. Tristis iosep cogitare coepit de puella per sortem quae ad illum venit. animo suo dicere coepit : “si deo sic placet, quid faciam?, tamen puella quam d(omi)n(u)s diligebat custod[i]enda est mihi data” – dicebat.

6) Facta est ad fontem solam venire. Vocem angelicam tunc ibi audibit Et neminem vdit. Verbum in utero ferens, sic inde ibit. Spasmum passa, mirari coepit. Refugens (recogitans), animo suo sic dicebat… « ego ancilla sum d(e)i », – clamabat.

7) Gaudens maria per omnes dies… Contingit iter dum pares agunt, In rure devenerunt ambo. Tamen “urguet me valde, iosep, – dicit – quod in utero fero, foris prodire”. Respicit locum, spelunc{h}am vidit; Tenebros{a}e et obscure{a}e, sic illoc ibit.

La clarté de Dieu resplendissait quand Marie, une fille de trois ans, fut offerte au Temple par ses parents, comme accomplissement d’un vœu qu’ils avaient fait. Elle resta avec les prêtres : Elle ne réclamait plus ni son père ni sa mère ; Comme une colombe, elle se promenait, et recevait la manne des anges. Pendant que la fille, à l’âge de douze ans, dans le Temple, est glorifiée, les anges sont de garde pendant le jour (et la nuit). Quand les prêtres décidèrent à propos de la Vierge « qu’elle fût donnée à un époux », des hommes prudents firent un tirage au sort de telle façon que, quand le sort fut connu, Marie fût donnée à Joseph. Ils sortirent tous les deux du Temple, unis par le mariage. Joseph, triste, commença à réfléchir sur la fille que le destin lui avait assignée. Dans son âme il commença à se dire : « Si ainsi il a plu à Dieu, qu’est-ce que je devrais faire ? Toutefois, la fille que le Seigneur aimait m’a été confiée pour que je sois son gardien », se disait-t-il. Il arriva que Marie alla à la fontaine toute seule. Elle entendit, dans ce lieu, la voix d’un ange, mais elle ne vit personne. Elle s’en alla de là, en portant le Verbe dans son sein. Prise par un spasme, elle commença à s’étonner. Pendant qu’elle rentrait chez elle, elle se disait… « Je suis la servante de Dieu », – s’exclamaitt-elle. Marie est remplie de joie tous les jours… Il arriva que, pendant que les époux étaient en chemin, ils parvinrent dans un lieu désert. Marie dit : « Joseph, ce que je porte dans mon sein me serre parce que cela veut sortir ». Joseph examina le lieu et vit une grotte ; dans l’obscurité la plus noire, il s’y rendit.

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Vox infantis mox audibatur, Lux magna et praeclara illic videbatur, Signum de caelo demonstabatur, cr(istu)s natus esse dicebatur. 8) Haec sunt gesta per omnia. Tamen Signa de caelo graeci viderunt, Cognoverunt esse iam χρ(istu)m natum. Ex{s}ierunt, coeperunt ambulare; devenerunt tandem ad civitatem; Vociti venerunt ad herodem: Latenter querebat interrogare, « x iudeorum si quando venit, ut ego ipse illum possim adorare. » 9) Inde reversi cum gratia. Tamen Stellam ab oriente postquam viderunt, quae praecedens eos, domonstrabat viam; venit ad locum et ibi stetit, dei filium illic esse demonstrabit. Introeuntes, puerum viderunt, prostrati, illum adoraberunt 10) Kandida munera offerebant, Aurum tus et murram. Sunt graeci reversi per aliam viam. Sensit {se} herodes delusum se esse; In bethleen misit, iratus valde; Omnes infantes illic allentabit, Pro nomine cristi, quem sic zelabit. Vox plangentium illic sonabat, Omnis mater pro filio plorabat.

11) Latebat infans cum matre. Tamen Angelus missus per somnum dicit: « Exurge, iosep, et infantem sume; Secede in aegypto, et esto ibi. Querit infantem herodes – dicit – Ut scriptura profetarum adinpleatur: Ex aegypto vocabo electum meum; Semitas ei rectas parat[a]e. »

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Bientôt on entendit le vagissement de l’Enfant, et on voyait une lumière grande et intense, Un signe du ciel se manifestait, Et annonçait la naissance du Christ. Voilà les événements qui se sont produits en tous points. Les païens virent les signes du ciel et comprirent que le Christ était né. Les époux sortirent, commencèrent à marcher et arrivèrent finalement à la ville. Ayant été convoqués, ils se présentèrent à Hérode : Il voulait les interroger en cachette : « Si vient le roi des Juifs afin je puisse moi aussi l’adorer ». Ils s’en allèrent de là avec la grâce de Dieu. Toutefois, après que les mages virent une étoile de l’orient, celle-ci, en les précédant, leur indiquait le chemin, Elle parvint à cet endroit, là s’arrêta, Et manifesta que là se trouvait le Fils de Dieu. Une fois rentrés, ils virent l’Enfant, se prosternèrent à terre et l’adorèrent. Ils lui offrirent des dons éclatants De l’or, de l’encens et de la myrrhe. Les païens retournèrent chez eux par un autre chemin. Hérode comprit qu’il avait été trompé, Fortement irrité, il envoya [ses sicaires] à Béthléem, et là fit tuer tous les enfants ; en raison du nom du Christ dont il fut jaloux jusqu’à ce point. Le gémissement de ceux qui pleuraient résonnait par ces lieux, Chaque mère pleurait pour son fils. L’Enfant restait caché avec sa mère. Toutefois un ange envoyé dans un rêve dit : « Lève-toi, Joseph, et prends l’Enfant ; retire-toi en Égypte et restes-y. Hérode cherche l’Enfant – dit-il – afin que s’accomplisse l’Écriture des prophètes : « De l’Égypte je proclamerai mon élu ; préparez-lui des droits chemins. »

LE PSALMUS RESPONSORIUS : UN HYMNE À LA VIERGE MARIE

12) Magnum mirabil{a}e signum ficit In galilea, qua primum ibit, Nuptiarum votum, ibi defuit, Vocitus et ipse, sic illoc ibit, cum discipulis suis, quos sibi elegit. Tunc ei dicitur : « vinum non est. » Respondit mulieri : « mihi et tibi quid est ? » Mater ministros ad se vocabi : Metretas aque inpl.[

Jésus fit un miracle merveilleux en Galilée, où d’abord il alla à une fête de mariage. Il n’était pas là. Ensuite il fut invité, lui aussi, et il s’y rendit avec les disciples qu’il avait choisis. Alors on lui dit : « Il n’y a plus de vin ». Il répondit à la femme : « Qu’y a-t-il entre toi et moi » ? La mère appela les serviteurs et leur dit : « Remplissez d’eau les amphores ».

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Les biographies de Prudence sont maigres ; leurs sources se réduisent à la Préface générale1 écrite en 405, à quelques confidences disséminées dans le Peristephanon2 et dans le Contre Symmaque3 : une retenue toute classique et une discrétion toute aristocratique dans une œuvre qui fourmille par ailleurs de passages d’une prolixité baroque. Prudence parle peu de lui ; nous ne possédons pas non plus de biographie écrite par un contemporain : il n’a pas eu la chance de Martin de Tours, d’Ambroise de Milan, d’Augustin d’Hippone ou Césaire d’Arles4…. Pas de correspondance non plus, alors que nous possédons un corpus de lettres de presque tous ces contemporains5. Prudence ne nous présente pas la communauté qui l’a entouré dans sa villa, quand, à 56 ans, il s’est retiré de la politique comme conuersus dans la haute Vallée de l’Èbre. Quelle était la composition de la domus pour laquelle il se faisait des soucis en 401-402, au point de sortir de son secessus, sa retraite, pour aller à Rome pour y régler les problèmes angoissants (rebus in angustis) ? Lors de son voyage il arrive en 401 à Forum Cornelii, aujourd’hui Imola, il se rend au tombeau du martyr Cassien et il prie : « J’obéis, j’embrasse le tombeau, je verse aussi des larmes ; je tiédis l’autel de mes lèvres et la pierre de ma poitrine. Puis, je passe en revue toutes mes peines cachées et je murmure au saint mes désirs et mes craintes. Je lui parle de ma famille (domus) que j’ai laissée derrière moi dans une situation difficile, de mon espérance chancelante d’un bonheur qui arrivera 1 Nous y apprenons sa jeunesse dissipée, son métier d’avocat, sa charge de corrector, sa fonction de proximus de Théodose, sans plus de détails. 2 Peristephanon XI, 2, 14, 15… : 177, 179, 181, 231, 234, 243 = éd. Lavarenne, p. 165173. Le poème a la forme d’une lettre à l’évêque Valérien. 3 Surtout le livre II, passim. 4 Les biographies appelées Vitae sont très nombreuses à partir de 350 y compris la biographie de moines obscurs réunie dans les Vies des Pères du Désert. 5 Par exemple, Ambroise, Paulin, Augustin, Ausone, Sulpice Sévère…

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peut-être. Le saint m’entend. Je vais à Rome ; mes démarches réussissent ; je reviens chez moi ; je chante les louanges de Cassien »6. Sur la foi de ce passage, les biographes, se répétant les uns les autres, prétendent que le voyage de Prudence en 401-402 à Rome, avait un objectif familial, sans plus de précision. De fait, ailleurs, domus désigne chez Prudence la famille au sens strict du terme, la lignée : hic sacerdotum domus infulata/Valerianorum7 « La famille, ornée de bandelettes des évêques Valerii » ne peut viser que la gens connue de Calahorra qui a fourni à l’Église plusieurs évêques. Souvent, domus signifie évidemment la maison ou le temple8. Dans l’ignorance où nous sommes de la situation matrimoniale du poète, il vaudrait peut-être mieux comprendre la domus qui lui cause des soucis et pour laquelle il prie le martyr Cassien, comme « son entourage », ou « sa maisonnée », plutôt que sa famille au sens étroit du terme. En effet, à qui étaient destinées les douze hymnes du Cathemerinon ? Les six premières scandent la journée, de l’aube (ad galli cantum et hymnus matutinus », au coucher (hymnus ad incensum lucernae et ante somnum), en passant par les repas (hymnus ante cibum et post cibum) ; les six dernières parcourent l’année liturgique (le jeûne, hebdomadaire ou quatragésimal, hymne de toute heure, les funérailles, Noël et l’épiphanie). Depuis Martin Schanz qui compare les hymnes de Prudence à celles d’Ambroise de Milan, il semble admis que Prudence n’a pas destiné ces productions à la liturgie proprement dite. Trop longues, prolixes, alourdies par de nombreux excursus qui en masquent le dessein, trop savantes par leurs mètres et les réminiscences classiques et bibliques, elles n’ont rien de l’allure populaire, simple et directe des hymnes ambrosiennes. « Ces pièces,

6 Peristephanon IX, 99, 104 : Pareo : complector tumulum, lacrimas quoque fundo altar tepescit ore, saxum pectore Tunc arcana corde percenseo cuncta laboris Tunc, quod petebam, quod timebam, murmuro et post terga domum dubia sub sorte relictam et opem futuri forte nutantem boni. Audiare ; urbem adeo, dextris successibus utor, domum revertor, Cassianum praedico 7 Perist. IV, 79-80, p. 67. 8 Ibid. IX, 106, p. 116 ; mais aussi VI, 121 : praesidis ex domo ; IX, 227, p. 172, V, 344, p. 85…

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conclut-il, étaient destinées à être lues par un public cultivé (Kuntzdichtung und Lesepoesie) »9. Deux ou trois remarques s’imposent pourtant : d’abord, Prudence n’est pas isolé de toute communauté religieuse organisée – ce n’était même pas le cas des ermites de la Thébaïde ou de la Syrie – ; il essaie de transposer chez lui (domi) les fêtes romaines de Pierre et de Paul : « tu les fêteras selon les rites romains »10. Il engage l’évêque espagnol Valérien à inscrire la fête d’Hippolyte dans son calendrier et il lui en indique la date : les ides du mois d’août : diem, quem te quoque sancte magister annua festa inter dinumerare uelim11 ;

ensuite, le Bréviaire romain avait recueilli trois fois quatre strophes du Cathemerinon dans la prière quotidienne des prêtres. La remarque montre au moins que ces hymnes pouvaient être intégrées dans un grand livre liturgique et utilisées pour le culte public par des communautés, par exemple monastiques. Enfin, Christian Gnilka a pu démontrer que certaines prières étaient écrites pour être récitées en alternance12. Elles étaient rédigées en vue d’une cérémonie à laquelle assistait un public assez nombreux pour être divisé en deux chœurs. Peut-être faudrait-il ajouter que l’argument de la « longueur » des hymnes est bien faible. À lire les rites qui se déroulaient à Jérusalem la semaine sainte dans l’Itinéraire d’Égérie, on constate qu’entre les différents offices, les fidèles avaient à peine le temps de prendre un peu de repos, et Égérie le note à plusieurs reprises. Paulin de Nole lisait ses Natalicia, le 14 janvier de chaque année devant une foule nombreuse de pèlerins. Or, ces pièces étaient bien plus longues et plus sinueuses que les hymnes de Prudence. Elles ont été composées exactement à la même époque, de 394 à 407. Aussi les commentateurs ont-ils recours pour caractériser les douze poèmes du Cathemerinon, à des termes qui expriment surtout la difficulté qu’ils éprouvent à les classer : « périliturgique » ou « paraliturgique »13. Qu’est-ce à dire exactement ? Ne vaudrait-il pas 9 M. Schanz, Geschichte der romischen Literatur IV, München, 1914, p. 238-239. 10 Perist. XII, 65-66, p. 180. 11 Perist. XI, 233-234, p. 173. 12 Cf. N. Lavarenne, Cathemerinon, p. XXXIX. Cf. aussi J. Fontaine, « Les deux

bréviaires lyriques de Prudence » dans Naissance…, p. 180, et ibid., « Valeurs antiques… », p. 247, n. 28 (sacrarium). Ch. Gnilka, « Ein Zeignis doppelchörigen Gesangs bei Prudentius » dans Jhb. für Ant. u. Christ. 30, 1987, p. 58-73. 13 J. Fontaine, avant J.-L. Charlet s’est débattu avec le problème, cf. n. 12 mais aussi « Valeurs antiques… », p. 587 s. et « Société et culture chrétiennes sur l’aire circumpyrénéenne au siècle de Théodose, ibid., p. 267-308 ou encore « Comprendre la poésie

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mieux parler de « liturgie domestique » ? Si l’argument de la longueur des hymnes tombe, il reste leur caractère non-populaire, littérairement recherché, bien que d’une langue beaucoup plus compréhensible que celle de Paulin de Nole. Si les hymnes de Prudence semblent « destinées à cette catégorie d’aristocrates lettrés, retirés sur leurs terres pour y mener une vie d’ascétisme monastique »14, pourquoi ne pas admettre que Prudence, si attentif à la liturgie romaine d’après le Peristephanon, a été le créateur d’une liturgie journalière pour sa « maisonnée », cette domus pour laquelle il prie le martyr Cassien à Imola et entreprend ses démarches à Rome ? La communauté, domus, célébrait cette liturgie dans la chapelle de la villa de Prudence. Cette chapelle, ce secretum orantium, est clairement évoquée : « Nous, nous passons la nuit dans de pieuses joies, en assemblées festives ; à l’envi, les prières de nos veillées multiplient nos vœux de bonheur ; nous garnissons l’autel, offrons des sacrifices (extructo agimus liba sacrario). Des lampes pendent à des cordes mobiles ; celles-ci brillent, fixées parmi les lambris du plafond ; alimentés par des flots d’huile paisible, la flamme lance sa lumière à travers le verre transparent. On croirait qu’au-dessus de nos têtes s’étend le ciel étoilé, orné des deux grands chariots et que dans la région où la Grande Ourse dirige son attelage de bœufs, de rouges étoiles du soir sont piquées ça et là »15. La communauté évoquée ne célèbre pas une vigile : la fête attendue ou inaugurée ainsi n’est mentionnée à aucun moment, ni non plus le dimanche qui fait suite à la veille. C’est une prière du soir, célébrée par une assemblée que Prudence, en début d’évocation, présente par un vigoureux nos : nos festis trahimus per pia gaudia/noctem conciliis. Peut-on aller plus loin et définir cette communauté ? La propriété du poète était cultivée : Prudence laisse entendre dans le Contre Symmaque qu’il met personnellement la main à la pâte : « Nous aussi nous vivons du revenu de nos champs et ne regrettons pas d’exercer

latine chrétienne », ibid., p. 510 : « La poésie hymnique de Prudence est doublement la plus chrétienne : par son appui évident sur les modèles ambrosiens encore tout récents et donc authentiques ; par sa relation directe avec la liturgie et la psalmodie… Le genre hymnique chrétien se trouve ainsi placé au cœur de la liturgie : celle des basiliques par Ambroise, celle du temple de Jérusalem par les Psaumes ». Ne pourrions-nous pas ajouter : celles des oratoires des latifundiaires par Prudence. Cf. aussi p. 512 et 514. 14 Perist., V, 137-148, p. 30. 15 Ibid., 137, p. 30. La traduction de Lavarenne citée ci-dessus n’est pas satisfaisante Liba ne veut pas dire « sacrifice », il vaudrait mieux comprendre : offrandes (bougie, fleurs, encens, peut-être même prières au sens spirituel d’offrandes).

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nos bras (exercere manum non paenitet) »16. Même s’il travaillait de manière plus vigoureuse que Madame de Sévigné batifolant dans son domaine breton pour faire les foins, il est clair qu’il n’était pas le seul à entretenir le domaine. Les serui rustici, le uilicus, le secondaient ; autour de lui comme autour de Paulin de Pella, Sulpice Sévère ou Paulin de Nole, des amis, à demeure, ou de passage. C’est là que la correspondance de Prudence nous fait cruellement défaut et que nous en sommes réduits aux conjectures et aux parallèles : Augustin, retourné en Afrique, a vécu pendant trois ans sur sa propriété familiale avec ses anciens élèves dans une communauté ascétique, et le vieil évêque, dans le sermon 355 (426-427) se rappelle ces années et se plaint de ce que sa communauté était déjà perturbée par les exigences des fidèles qui y cherchaient leurs évêques, donc bien avant que luimême en 391 ne subisse le même sort à Hippone. Prudence proximus de Théodose, en partant à la retraite à 56 ans, a-t-il entraîné avec lui ses collaborateurs proches, comme Augustin a gardé auprès de lui ses élèves les plus chers ? À lire la correspondance de Paulin de Nole ou celle de Sidoine Apollinaire, nous apprenons que ces châtelains ruraux étaient en quête de compagnons qui partageassent leur secessus17. Le plaisir de la conversation, voilà ce qu’ils recherchaient. Le païen Rutilius Namatianus rentrant chez lui de Rome pour rejoindre ses terres, musarde passablement en profitant de l’hospitalité de ses amis disséminés sur son parcours. Aux célébrations de la domus de Prudence assistait un public « à géométrie variable » : des hôtes de passage et des permanents dont la personnalité est estompée par la discrétion de Prudence. Cette assemblée ne devait pas être différente de celle qu’a organisée Sulpice Sévère à Primuliacum18 ou de celle que réunit autour de lui, près de la tombe de s. Félix, Paulin de Nole19. L’insistance sur la chasteté d’une part, le jugement sévère porté sur la féminité dans l’ensemble de l’œuvre de Prudence, porte à poser la question de la présence des femmes dans cette communauté, Prudence

16 C.S., 2, 1003 sqq. ; cf. aussi 1020. 17 Pour Paulin, cf. l’ensemble de sa correspondance avec Sulpice Sévère, mais aussi avec

Aper et Amanda. Pour Sidoine Apollinaire : Carmen, 22 v. 139 à 157 ; Ep. II, 2 ; Ep., V, 6 ; voir aussi Ausone, Ep. 10 = éd. A. Pastorino, Opere di D. M. Ausonio, Turin, 1971, p. 700704. 18 J. Fontaine, « La poésie comme art spirituel », dans Naissance…, p. 156. 19 Cf. L’éloge appuyé de la chasteté dans Cath. (III, 140 ; IV, 16 ; VI, 130) (castum cubile), VII, 30 et J. Fontaine « Valeurs antiques… » dans Études…, p. 250-257, 258… mais surtout « La femme dans la poésie de Prudence » = ibid., p. 415 sqq.

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faisant de la femme « une émule et une égale de l’homme »20. Les exemples contemporains de Paulin et de Thérasia, – à partir de 383, de l’austère Priscillien, résidant sur les domaines de ses disciples Procula et Euchrotia, du couple Aper et Amanda, correspondants de Paulin, en vertu d’une évidente symétrie feraient pencher la balance plutôt du côté de la mixité de la communauté ; cette présence féminine différenciait fondamentalement ces « ascétères » des monastères d’où les moines avec un zèle quasi-hystérique bannissaient toute présence féminine21. La communauté de Prudence semble avoir été dans ce domaine comme dans d’autres, marquée par le néo-pythagorisme qui connaissait un regain de vitalité aux IIIe et IVe siècles, grâce surtout aux Vie de Pythargore de Porphyre et de celle de Jamblique. Des lettrés comme Lactance ou Macrobe, l’auteur anonyme des Vers d’or, surtout Ausone mais aussi les non-intellectuels qui exprimaient avec ferveur leur foi dans le cathastérisme pythagoricien sur leurs épitaphes témoignent d’un néo-pythagorisme, teinté de néo-platonisme et d’autres courants spiritualistes : la frontière est difficile à tracer. Or les communautés d’inspiration pythagoricienne à en croire Porphyre22 admettaient volontiers des femmes en leur sein. Sa Vita se termine d’ailleurs par la liste des femmes célèbres qui ont appartenu à la secte. Prudence a probablement subi l’influence de ce renouveau de la vieille école de Crotone. La fascination qu’exerçait sur lui le nombre23 et les structures construites sur l’harmonie numérique s’expliquerait aisément par une familiarité avec le Pythagore de Porphyre et de Jamblique : « le plus sage des êtres est le nombre » disait Pythagore et « le ciel entier est harmonie et nombre »24. Prudence a construit son œuvre selon un plan d’ensemble dont une étude, contestée mais non réfutée, a montré le caractère architecturalement grandiose25, « une cathédrale »26. Choix 20 J. Fontaine, « La femme dans poésie de Prudence », p. 443. 21 Il faut pourtant souligner qu’Égérie fut accueillie dans différents monastères avec

beaucoup de sympathie. Était-ce le rang social de la pèlerine qui lui valait ces honneurs ? 22 « Femmes… », op. cit., passim, surtout p. 430-431. 23 J.-P. Dumont, op. cit., p. XIX-XXVII puis p. 114 sqq. 24 Ibid., p. XXI. Cf. aussi Jamblique, Vie de Pythagore, Paris, 1976, coll. La roue des livres (Casevitz et Scheid éd.), p. 144-145. 25 W. Ludwig, « Die christliche Dichtung des Prudentius und die Transformation der klassichen Gattungen » dans Christianisme et formes littéraires, Entretiens de la Fondation Hardt 23, Vandoeuvres-Genève, 1976, p. 321-338. 26 Des tentatives ont été faites pour décrypter l’ordonnancement des Bucoliques ou des Héroïdes, Virgile et Ovide étant affiliés au pythagorisme, de même le chant IV de l’Énéide semble obéir à de mystérieuses lois mathématiques : cf. Ch. Miguet, « Le quatrième chant de

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des mètres, nombre des vers, parallélisme des thèmes, correspondances subtiles des émotions font de l’œuvre prudentienne un fascinant ensemble dont beaucoup de clés n’ont pas encore été découvertes. Jean-Louis Charlet souligne que le nombre des hymnes, 12, est choisi à dessein parce qu’il signifie la perfection27. Jacques Fontaine relève la subtilité de la structure des recueils lyriques. Celleci harmonise de façon savante « l’architecture des thèmes et des mètres et par suite, des patronages poétiques sous lesquels sont placées respectivement les douze pièces – chiffre parfait – rassemblées dans le Cathemerinon... À cette répartition évidente se superposent des correspondances plus subtiles. Et les correspondances métriques laissent apparaître… une composition par inclusion hellénistique « en amande »28. Que l’harmonie numérique du recueil s’élargit à l’ensemble de l’œuvre, ne doit pas étonner le lecteur moderne. Ensuite, le végétarisme de la communauté de Prudence s’expliquerait lui aussi par le patronage de Pythagore. Il ne s’agit pas d’un simple aspect de la rusticatio : on mange ce que produit la pêche, la chasse ou la culture. C’est un aspect de l’ascèse que s’imposent ces conuersi, dans le sillage des moines peut-être mais surtout des pythagoriciens attachés à un végétarisme un peu vague, il est vrai, à considérer les énormes différences dans l’énumération des aliments permis et des aliments interdits selon les auteurs29. L’énumération de Prudence n’échappe pas à l’incohérence : pourquoi au milieu de l’abondance de légumes, de fruits, des laitages, du miel et des olives, ces poissons pris au filet ou à l’hameçon et les oiseaux pris aux rets30 ? l’Énéide, poème pythagoricien », dans Le pythagorisme en milieu romain, Charles Ternes éd., Luxembourg, 1998, p. 89 sqq. 27 Cf. J.-L. Charlet, La création poétique…, p. 195 sqq. 28 J. Fontaine, « Les deux Bréviaires… », dans Naissance…, p. 184-185. 29 Cf. J.-F. Mattéi, Pythagore et les Pythagoriciens, col. Que sais-je ? Paris, 1993, p. 2627 et J-P. Dumont, op. cit., p. 118-119. 30 IV, 3, 41-80. C.S., II, 1015 : pain (vers 51-52) ; vin (vers 53-55) ; légumes (vers 63) ; laitages (vers 63-65) ; miel (vers 66-70) ; fruits (vers 76-80). Refus de la viande (vers 58-65) ; les poissons pêchés à l’hameçon ou au filet (vers 46-50) ou les oiseaux pris aux rets (vers 4145). Une hypothèse : d’après Jamblique, le végétarisme de Pythagore avait pour but d’éviter la guerre ; chasser était considéré comme une préparation au maniement des armes et le meurtre d’un animal conduisait pour Pythagore au meurtre de l’homme. Or, Prudence récuse expressément le métier des armes : ne arte fortes bellica (II, 46 = p. 9). Surprenant pour un ancien haut-fonctionnaire impérial ! Cf. aussi Jamblique, Vie de Pythagore, § 207, p. 112, les aliments influencent les dispositions mentales de l’homme. Sur les antécédents virgiliens de l’énumération des mets, cf. Jean-Louis Charlet : « Culture et imagination créatrice chez Prudence » (à partir de cath. III, 40-60 dans De Tertullien aux Mozarabes, tome I des

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En concordance parfaite avec le pythagorisme, la recherche de la pureté qui dégage l’élément spirituel sorti de la bouche de Dieu – et Prudence a recours dans ce cas à l’imagerie biblique31 – ou bien étincelle ignée arrachée aux astres32 – et Prudence alors a recours à l’imagerie antique, plus précisément néo-pythagoricienne. L’âme retourne, à la mort, dans le sein de Dieu ou bien va rejoindre les astres, son lieu d’origine ; le cathastérisme est à maintes reprises clairement évoqué dans le Cathemerinon33. Une sagesse ardente habitait dans nos membres mortels34 ; une force ignée, ouvrage de la bouche divine35 remonte vers les astres, la résidence de Dieu. L’incarnation est évoquée en images strictement parallèles36. Dans l’hymne consacrée à la fête de Noël : hic ille dies/quo te creator ardens/spirauit et limo indidit/Sermone carnem glutinans37. Le feu d’en haut est associé au souffle divin dans une seule formule : Creator ardens/Spirauit38. La double nature du Christ, Dieu et homme, correspond à la double nature humaine, chair et esprit. Deus qui ignee fons animarum Duo qui socians elementa Viuum simul ac moribundum Hominem, Pater, effigiasti … Tibi dum uegetata cohaerent Et spiritus et caro seruit39.

C’est ainsi que le Christ, image de Dieu, est à son tour image de l’homme : Christus forma Patris, nos Christi forma et imago40. C’est l’anthropologie de Prudence qui justifie sa morale41 et la sous-tend. L’opposition entre les deux éléments constitutifs de Mélanges offerts à Jacques Fontaine, Paris 1992, p. 445-455 (surtout p. 450 : « Les chrétiens rigoristes qui proscrivaient la viande se sont souvent référés à Pythagore ». J.-L. Charlet souligne les différences entre Pythagore et Prudence. Ces différences s’expliquent par La vie de Pythagore de Jamblique. 31 III, 96-100 ; 186-190 ; X, 1-8 et 125-132. 32 III, 186 ; X, 32 ; XI, 92. 33 Surtout en X, 92 ; X, 32 mais aussi III, 205. En X, 24 : aether en X, 11 ; aera. 34 VI, 132, mais aussi III, 100. Apoth. V, 788 ; Ham, V, 830-831. 35 III, 186-187. 36 La divinité s’unit à l’humanité, pour le Christ comme l’âme s’unit au corps pour le commun des mortels. 37 Cath. XI, 49-52. 38 À propos du corps : animae fuit haec domus olim/qui nobilis ex Patre fons est/Feruens habitauit in istis/saptientia principe Christi. 39 X, 1-8. 40 Apoth, 309.

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l’homme justifie la règle à laquelle se soumet la communauté. L’homme est appelé à vaincre les désirs et à faire triompher la parcelle divine qu’il porte en lui. Les philosophies spiritualistes ont adopté en chœur cette justification de l’ascèse : exercices et combats que Prudence évoque à trois reprises à travers la figure d’Hercule à la croisée des chemins42. Bien que l’apologue des deux voies soit, lui aussi, tombé dans le domaine public, son origine pythagoricienne est affirmée avec constance par les auteurs latins, à travers l’explication de l’origine de l’Y : litera pythagorea discrimine secta bicorni/ Humanae uitae specimen praeferre uidetur43. Ces deux vers sont de Virgile et Perse lui fait écho ; Lactance, lui, s’efforce de faire de l’Y une croix, l’une des branches menant vers les ténèbres, l’autre vers la lumière et Ausone donne la parole à l’Y : Pythagorae biuium ramis pateo ambiguis Y44. Prudence est influencé par Lactance dans la triple utilisation qu’il fait de la fable dont l’origine pythagoricienne lui était connue. À la lutte entre l’élément charnel et l’élément spirituel est consacrée la Psychomachie, qui réduit la vie morale à l’affrontement entre la Foi et l’Idolâtrie, la Chasteté et la Luxure, la Patience et la Colère, l’Humilité et la Vanité, la Sobriété et la Sensualité, la Cupidité et la Charité. Six vertus affrontent victorieusement six vices et le chiffre 12 symbolise encore une fois la totalité de la vie morale. La tension entre le bien et le mal qui parcourt les douze hymnes du Cathemerinon, est ordonnée plus à une mystique qu’à une morale. Dégoût du monde, élan vigoureux vers un univers de paix et de lumière, désir de s’unir à Dieu : voilà à quoi tentent la prière continuelle, la privation du sommeil, le jeûne et la nourriture frugale. Ces règles de vie procurent aux conuersi d’abord la clarté intellectuelle et la légèreté spirituelle (expedita corda, IV, 31-33 et VII, 17-20) puis leur permet de rejoindre Dieu dans son ciel étoilé. De place en place affleure la doctrine de la divinisation de l’homme à laquelle est consacré le traité de l’Apotheosis. La liturgie de la communauté devance les échéances ; elle métamorphose le temps en éternité : chanter sans relâche son 41 Cf. J.-P. Torro, Antropologia di Aurelio Prudenzio, Roma, 1976 (Publ. de Instituto Espagñol di Hist. eccl. 23). 42 W. Evenepoel, « Prudentius : Three Variations on the Topos of the Two Roads (ham. 780-801, apot. praef ; Symm. 2, 843-909) » dans Mélanges Ch. Gnilka, 2002, p. 131-138. 43 Ant. Lat. II, 416. (éd. Burm) : « La lettre de Pythagore, fendue par la séparation en deux voies semble symboliser la vie humaine ». 44 « Double voie de Pythagore, je m’ouvre en une ramification qui provoque l’hésitation, moi l’Y ». F. Heim, « Pythagore aux IIIe et IVe siècles » dans Le Pythagorisme en milieu romain, Luxembourg, 1998. Cf. aussi note 42.

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Dieu : concelebrare, canere, praecinere, conlaudare, psallere, laudare, colere, pangere45. Prudence épuise le champ lexicologique de la louange hymnique ; il a renoncé au monde et déjà il s’élance vers les astres avec son âme où plus tard il entraînera son corps : ad astra doloribus itur ou encore Ignea Christus ad astra uocat46. La frontière entre temps et éternité s’estompe47. Une communauté au sein de laquelle régnait une mystique aussi ardente, pouvait-elle échapper à l’influence du priscillianisme, une secte qui, malgré la disparition, en 385, de l’hérésiarque, attirait encore entre 385 et 450, beaucoup de chrétiens épris de perfection ? Le nom de Priscillien n’apparaît nulle part dans l’œuvre de Prudence. Claudia Fabian se demande si ce silence est l’indice que Prudence était un sectateur caché du priscillianisme, ou encore un adversaire qui se cachait tout autant48. C’est que les thèses, mal connues49, de Priscillien n’apparaissent guère dans l’œuvre de Prudence. Les hymnes relèvent d’ailleurs du genre lyrique et non pas didactique, comme l’Apotheosis ou l’Hamartigenia. S’il est possible, à la rigueur, d’accuser Prudence d’avoir frôlé le dualisme gnostique ou manichéen, personne, en revanche, ne saurait lui imputer les erreurs dogmatiques attribuées à tort ou à raison à Priscillien. Son ascétisme est tamisé, et certaines strophes sur le jeûne ou le sommeil sonnent comme des mises en garde contre les excès et pourraient être interprétées comme des gages donnés à la hiérarchie pourfendeuse de l’hérésie50. La communauté a-t-elle eu à faire, malgré tout, à des zélateurs fanatiques qui voulaient la perdre ? « Comme le tyran sinistre (tristifico tyranno) le monde furieux nous traque et nous enferme (conclusos) ; mais toi, tu nous protèges et repousses le fauve qui gronde autour de nous et veut nous dévorer… On nous tourmente (uexamur), on nous opprime, un tourbillon de 45 Tous ces verbes sont répétés dans le Cathemerinon. Quelques exemples : praef 37-42 ; II, 49-56 ; III, 26-35 ; IV, 94-96 ; V, 123… ; IX, 1-4, 7 ; 22-27… 46 III, 205 ; X, 24 ; X, 29-32 ; X, 92. 47 Les réflexions sur les temps chrétiens sont nombreuses, cf. bibliographie chez H.-I. Marrou, Théologie de l’Histoire, Paris, 1968, passim. 48 Cl. Fabian, Dogma und Dichtung, Peter Lang, 1988, p. 208. Sur le priscillianisme chez Prudence : Die Apotheosis und der Priscillianismus et la littérature abondante indiquée. 49 Ces thèses sont scolairement énoncées dans B.A. II, Œuvres de saint Augustin, Problèmes moraux, p. 632. Cf. l’ensemble de la note VI (le priscillianisme), p. 630-637. M. Schanz, op. cit., IV, dans un aperçu des écrits et thèses de Priscillien (en 1914), p. 371 sqq. Les études les plus récentes se trouvent chez Cl. Fabian, op. cit., p. 205-210. 50 Cf. par exemple VII, 197 : Hoc nos sequamur quisque nunc pro uiribus, ou bien VIII, 3-4 (facili… lege) et les strophes VIII, 61-72.

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mots nous accable ; le monde nous hait, nous persécute et nous harcèle… Notre anxiété pourtant n’est pas irrémédiable »51. La description ne correspond à aucune persécution du passé. D’ailleurs, tous les verbes sont au présent. Qui est le tyran dont « le monde » prend la relève ? Mise en parallèle avec l’anxiété éprouvée par Prudence à Rome en 401, devant la tombe de s. Cassien, ses larmes (lacrimas fundo), ses craintes (quod timebam), mer l’incertitude dans laquelle il laisse sa domus (dubias sub sorte), ne pourrions-nous pas affirmer que nous sommes en face d’une situation dramatique réellement vécue par la communauté de Prudence ? Celle-ci était en butte aux attaques des anti-priscilliens ou plus largement d’un courant anti-ascétique dont le « tyran » Maxime « serait l’archétype » et les évêques Ithace et Hydace, le prêtre Vigilance, les exécutants ? Les travaux de J.-L. Charlet, de Jacques Fontaine et de Christian Gnilka, entre autres, ont levé un coin du voile qui recouvrait la vie spirituelle et communautaire des grands propriétaires terriens de l’aire circumpyrénéenne. En l’état actuel de nos sources, il est difficile de pousser plus loin l’investigation. La vie idyllique dans la villa de Prudence telle que nous la chantent les hymnes a connu des tourmentes, qui ont épargné Nole et la petite communauté de Paulin, Primuliacum et Sulpice Sévère, la Théopolis de Dardanus, préfet honoraire des Gaules, installée dans les Basses-Alpes. Peut-être ces communautés étaient-elles moins typées, plus conformes aux traditions terriennes des lieux où depuis toujours le maître et ses ancêtres demeuraient autour de lui. Mais surtout les autres « ascétères » étaient établis dans des régions épargnées par les querelles dogmatiques. L’Espagne, elle, était ravagée par la crise priscillianiste. Prudence a dû aller à Rome pour calmer les assauts de ses adversaires contre sa domus, établie dans la haute vallée de l’Èbre ? Bibliographie Ludwig W., « Die christliche Dichtung des Prudentius und die Transformation der klassichen Gattungen » dans Christianisme et formes littéraires, Entretiens de la Fondation Hardt 23, Vandoeuvres-Genève, 1976, p. 321-338. Fontaine J., Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Études augustiniennes, Paris, 1981. Gnilka Ch., « Ein Zeignis doppelchörigen Gesangs bei Prudentius » dans Jhb. für Ant. u. Christ. 30, 1987, p. 58-73.

51 II, 45 sqq. Cf. J. Fontaine, « Société et culture… », p. 302.

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UN PUBBLICO IN PREGHIERA: L’INNO A ROMA DI RUTILIO NAMAZIANO Marisa Squillante

Di Roma, patria di elezione, ‘patria del cuore’ Claudio Rutilio Namaziano nei v. 48-164 del l. I del de reditu propone un’immagine divinizzata. Tale deificazione non vuole essere naturalmente un’alternativa pagana all’imperante credo cristiano ma è, invece, il simbolo della grande fiducia che il poeta ripone nel mondo romano, nella sua cultura e nei suoi valori1. L’immagine di Roma personificata, che rimanda all’idea di patria e di insieme di cittadini, risale già all’età repubblicana pur non comparendo ancora in quest’epoca la figura della dea Roma: basti ricordare l’invocazione dell’infelice verso ciceroniano O fortunatam natam me consule Romam, reso famoso anche dai severi giudizi sul suo andamento cacofonico da parte di Quintiliano (9, 4, 41) e di Giovenale (10, 122-126) ed è ancora di Cicerone la rielaborazione di quel pensiero che per i provinciali si debbano considerare come esistenti due patrie: leg. 2, 2, 5 Ego mehercule et illi et omnibus municipibus duas censeo patrias, unam naturae, alteram civitatis « Io ritengo che per quello e per tutti i cittadini di un municipio vi siano due patrie, una naturale l’altra della cittadinanza ». L’idea della divinizzazione di Roma acquistò consistenza in epoca augustea rispondendo naturalmente alle esigenze propagandistiche di Augusto e la sua maggiore celebrazione avviene, non a caso, nel libro sesto dell’Eneide attraverso le parole di Anchise che promette al figlio di svelargli Dardanian prolem quae deinde sequatur/gloria (Aen. VI 756-57). Dinanzi ai nostri occhi Virgilio costruisce l’immagine della gloriosa Roma che uguaglierà il suo dominio alla superficie totale del mondo e il suo spirito all’Olimpo septemque una sibi muro circumdabit arces,/felix prole virum « e 1 Al processo di deificazione si affianca quello dell’eternità dell’Urbs: sono questi entrambi gli strumenti di cui si serve la propaganda imperiale attraverso i secoli per fornire ai cittadini dell’impero l’immagine di uno stato stabile e duraturo; su questo tema cfr. M.D. Dopico Cainzos, « Le concept d’aeternitas de Rome » in LEC 66 (1998), p. 259-279, in partic. 278-279.

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unica cingerà di mura i sette colli, feconda/d’una stirpe di eroi ». Ma l’apoteosi del processo avverrà nella similitudine successiva quando il poeta paragonerà Roma a Cibele: questa è feconda genitrice di dei e può abbracciare cento nipoti (v. 786) così come Roma è feconda di una stirpe di eroi (v. 784); entrambe sono rappresentate come turrite (v. 785 e 783) e per finire il loro dominio è universale (v. 787 omnis caelicolas, omnis supera alta tenentis e v. 782 imperium terris... aequabit...)2. Un importante precedente di questo processo di idealizzazione Rutilio trova anche nella poesia elegiaca di età augustea, altro referente fondamentale per il suo testo con Properzio ma anche Tibullo; il valore pregnante della personificazione di Roma in quanto garante della sopravvivenza dell’imperium romano, avrà, inoltre, largo posto negli scrittori pagani degli ultimi secoli come Simmaco e, in particolare, nella poesia con Claudiano e naturalmente con lo stesso Rutilio. È, infatti, proprio della fine del IV e dell’inizio del V secolo quel « tenace patriottismo »3 che portò a considerare Roma come il centro del mondo, la colonna portante della civiltà, proiettata verso la conquista dell’eterno. Roma costituiva non solo una città ma una vera e propria idea e Rutilio la presenta, pertanto, regina di tutto il mondo (1, 47 regina tui pulcherrima mundi « bellissima regina del mondo interamente tuo »)4, accolta inter sidereos... polos « tra le celesti volte stellate » (1, 48) e come tale invocata quale dea (1, 79 te, dea, te celebrat Romanus ubique recessus « te, dea, celebra, te, romano, ogni angolo della terra »). Viene qui espresso il concetto dell’universalità di Roma, già reso con notevole efficacia da Ovidio fast. 1, 85-86 (Iuppiter arce sua totum cum spectat in orbem/nil nisi Romanum, quod tueatur, habet « Giove quando guarda l’universo dal cielo non ha nulla da vedere che non sia romano »), immagine a cui Rutilio si ispira sicuramente apportando però una variatio molto incisiva in quanto a guardare questo potente impero non è più Giove ma Roma, divenuta essa stessa una dea. Da dea, dicevamo, è oggetto di venerazione (1, 3) e di culto attraverso sacrifici (1, 45) e chi agisce contro di lei commette un sacrilegio e va distrutto quasi vittima sacrificata alla

2 Paratore (Virgilio Eneide a cura di E. Paratore, tr. di L. Canali, vol. III ll. V-VI, Milano, 1979, p. 345) ricorda il rimando di Norden al passo di S. Agostino del De civitate dei (VII 24) dove questi afferma che Varrone parlava di Cibele come simbolo dell’orbis terrae. 3 L’espressione è di P. Brown, Il mondo tardo antico. Da Marco Aurelio a Maometto, tr. it., Torino, 1974, p. 96 s. 4 Per la traduzione di Rutilio mi servo di quella di Fo (Rutilio Namaziano Il ritorno a cura di A. Fo, Torino, 1992).

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UN PUBBLICO IN PREGHIERA: L’INNO A ROMA DI RUTILIO NAMAZIANO

divinità offesa (1, 141-142). E a Roma in quanto dea Rutilio dedica, quindi, il suo inno. Il termine inno, che in origine aveva un ventaglio semantico molto ampio che comprendeva il valore specifico di canto di lode per la divinità ma anche quello generico di composizione celebrativa, si lega nella trattatistica retorica greca tarda, da Teone ad Alessandro Numenio a Ermogene5, soltanto all’elogio della divinità mentre ⁄painoj e œgkèmion sono adoperati abitualmente per definire l’esaltazione di una persona o di un oggetto. La manualistica epidittica con il largo spazio da essa concesso all’elogio ha un grande influsso sulla tarda Antichità: per farci capire quanto la topica elogiativa fosse diffusa Curtius ricorda6 che nel II sec d.C. Ermogene di Tarso definì la poesia come panegirico, come il più elogiativo di tutti i logoi (ed. Rabe 389, 7). Menandro retore, sull’esempio di Alessandro, fa coincidere l’inno con l’⁄painoj e≥j qeoÚj, distinguendone ben otto tipologie di cui mette in luce i caratteri anche se sottolinea la possibilità del poeta di variare quando parla di inni mikto∂ (rhet. Gr. III 333, 31-334, 7 Spengel) dando così spazio alla sua natura poetica e alla potenzialità creativa del suo autore. Gli studiosi rutiliani, e in particolare l’editore Doblhofer, hanno rintracciato una stretta connessione tra l’inno del de reditu e le direttive menandree relative all’elogio della città (rhet. Gr. III p. 346-367 Spengel)7. Ma come vedremo analizzando i versi a distanza ravvicinata la laudatio di Roma nel de reditu rutiliano, non rientra esattamente nello schema dell’elogio della città tant’è che Doblhofer si trova spesso in difficoltà nel rinvenire le corrispondenze e in via programmatica afferma « Menanders Fuenfteilung ist da. Sie wirdallerdingsnicht sklavisch befolgt »8. Il testo rutiliano è un inno alla divinità, una vera e propria preghiera di cui il poeta mette in luce il carattere corale, aspetto su cui mi soffermerò più innanzi, una preghiera caratterizzata da una forte intensità che risulta di particolare interesse in epoca così avanzata: nella ripresa cristiana della cristallizzata mitologia pagana da parte di

5 Per una raccolta e una messa a punto di tali fontes rimando alle belle pagine di L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, 1993, t. I, p. 216-217. 6 E. R. Curtius, Letteratura europea e Medio Evo latino, a cura di R. Antonelli, tr. it. Firenze, 1992, p. 175. 7 G. La Bua, L’inno nella letteratura poetica latina, prefazione di L. Gamberale, San Severo, 1999, p. 399, rintraccia nei versi rutiliani « la tipologia innica tradizionale e i motivi caratteristici della laus urbium ». 8 Cfr. Rutilius Claudius Namatianus De reditu suo sive Iter Gallicum hrs., eing. und erkl. von E. Doblhofer, zweiter Band Kommentar, Heidelberg, 1977, p. 40.

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Sidonio Apollinare, non è casuale, che non troveremo nessun uomo che prega una divinità9. Fin dalla soglia che introduce l’inno il poeta dà un segnale importante al lettore della sua volontà di dare a questa parte del testo una dimensione corale : Rutilio sta per abbandonare il portus Augusti alla foce del Tevere dove indugia per aspettare condizioni migliori del mare : v. 35 vincimur et... toleramus. La sensazione è confermata dai versi successivi dove la preghiera appare chiaramente come collettiva : v. 45-46 Oramus veniam lacrimis et laude litamus,/in quantum fletus currere verba sinit « Ne chiediamo perdono con lacrime e offrendo in sacrificio lodi,/per quanto lascia fluire le parole il pianto ». Con una forte climax il poeta, dopo aver sollecitato la dea a prestargli ascolto con un icastico imperativo (v. 49 exaudi), coinvolge subito dopo il pubblico passando alla prima persona plurale (v. 51 te canimus semperque... canemus « te cantiamo e canteremo sempre... »), un pubblico che nel verso immmediatamente successivo diventa di dimensioni universali (v. 52 sospes nemo potest immemor esse tui « nessuno può essere in vita dimentico di te »). L’inno inizia secondo lo schema dell’Ûmnoj klhtikÒj con il vocativo (v. 47 regina tui pulcherrima mundi), preceduto in apertura di verso dal verbo alla I persona exaudi. Il Du-Stil scandisce l’œp∂klhsij come l’⁄painoj (I 47 tui, 50 tua, 51 te, 52 tui, 54 tuus, 57 tibi, 58 te, 64 te, 71 tibi, 77 tu, 79 te ... te, 87 tibi, 92 tuis, 101 tuis, 107 tibi, 114 tuas, 121 tuis, 136 tibi, 145 tibi, 147 tibi, 148 tuo, 153 tibi). L’insistita presenza del pronome conferisce maestosità e sacralità al testo permettendo al poeta, come avviene nella lirica liturgica, di costruire i periodi secondo schemi in parallelo attraverso il gioco dell’anafora e dell’antitesi. Al quinto verso dell’inno, al v. 51, Rutilio adopera il sintagma te canimus, chiara ripresa dell’oraziano inno a Mercurio (c. I 10), con una voluta ripetizione anche della collocazione (il te canam in Orazio è al v. 5) : la citazione assume una valenza particolarmente densa di significato in quanto diviene segnale di un genere. Il Venosino, infatti, riprendeva la formula di Alceo che a sua volta aveva attinto agli inni omerici (fr. 5 ca√re Kill£naj × m◊deij s‹ g£r moi qàmoj Ümnhn). È presente al v. 52 sospes nemo potest immemor esse tui (« nessuno può essere in vita e dimentico di te ») il topos del plauso generale, presenza costante 9 Per i modi di fruizione della mitologia pagana da parte di Sidonio Apollinare e per la presenza della preghiera nei suoi carmi si leggano le penetranti osservazioni di I. Gualandri, « Il classicismo claudianeo: aspetti e problemi » in Metodologie della ricerca sulla tarda antichità. Atti del primo Convegno dell’Associazione di Studi Tardoantichi a cura di A. Garzya, Napoli, 1989, p. 25-48, in partic. p. 30 s.

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nella produzione tarda di tipo elogiativo : Merobaude 9, 21, Corippo in laudem Iustini II 218, Venanzio Fortunato c. 21, 16 e 239, 5. Il suo uso conferma ulteriormente la sensazione che il poeta vuole trasmettere di coinvolgimento del pubblico dell’inno, partecipante attivo della preghiera. L’inno si snoda in una serie continua di ¢reta∂ secondo lo schema scolastico che risale allo ps.Alessandro (II 558 s. Spengel), testo che verisimilmente il Nostro non avrà consultato come del resto tutti gli altri manuali di retorica ma che rifluisce nel poemetto attraverso l’influsso degli auctores: le prime virtù sono esemplificate con un adynaton il cui precedente più vicino è ancora una volta il Mantovano, ecl. I 59-63, dove non a caso gli adynata sono riferiti ad Augustobenefattore il cui ricordo non potrà dileguarsi dal cuore del pastore beneficiato (v. 63 quam nostro illius labantur pectore voltus) così come quello dello splendore di Roma non potrà svanire dal cuore del poeta (I 54 quam tuus ex nostro corde recedat honos « prima che il tuo splendore svanisca dal nostro cuore »). Tra le virtutes di Roma vi è quella di aver esteso il proprio potere a tutto il mondo: a v. 66 urbem fecisti, quod prius orbis erat (« hai reso l’orbe diviso unica Urbe ») il poeta riutilizza il felice accostamento urbis/orbis icastico gioco paronomastico che aveva trovato più volte vita nei versi del poeta di Sulmona, con funzione narrativa e ridente nell’ars I 74 per cantare la naumachia di Augusto, e con valore fortemente celebrativo della supremazia di Roma in fast. 2, 683-684. Ai v. 67-68 (Auctores generis Venerem Martemque fatemur,/ Aeneadum matrem Romulidumque patrem « Riconosciamo tuoi capostipiti Venere e Marte,/la madre degli Eneadi e dei romulidi il padre »), sempre secondo la topica dell’inno, viene trattato il g◊noj di Roma : si tratta di versi dove l’apoteosi della Romanità viene costruita in un crescendo incalzante. Nella divina discendenza da Venere e Marte Rutilio riconosce l’origine della capacità dello spirito romano di mitigare la potenza delle proprie armi con la clemenza. Il concetto è ribadito nel distico successivo, v. 71-72 (Hinc tibi certandi bona parcendique voluptas:/quos timuit superat, quos superavit amat « di qui la tua buona gioia dello scontro come del perdono,/vincere chi si è temuto, amare chi si è vinto »), dove rivive con chiarezza il motivo virgiliano del parcere subiectis et debellare superbos (Aen. VI 853) che diverrà topico in ambiente tardo e cristiano. Del resto in questo modo Rutilio esprime una convinzione propria del suo tempo, quella per cui Roma ha costruito il suo impero in maniera pacifica come si evince anche dalle parole di Claudiano (XXIV 150-153).

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La preghiera rutiliana continua con quest’alternarsi di toni fortemente retorici ed enfatici a momenti connotati da un dettato appassionato. Roma viene collocata in qualità di dea in un pantheon il che amplia la sacralità del contesto e sancisce il carattere di preghiera che connota l’inno : la ritualità della scena si accresce attraverso quasi un’invocazione multipla10 se così possiamo definire, anche se in senso lato, la rievocazione di divinità come Minerva, scopritrice dell’olio (I 73), Bacco del vino (73), Trittolemo che diffuse tra gli uomini per comando di Cerere la coltivazione del grano (74), Peone che fece conoscere la medicina (75-76) ed un eroe come Ercole nobilitate deus (76). Il potere di Roma che vige su tutto il mondo è disegnato con l’ossimorica immagine di un giogo che lascia liberi (I 80 pacificoque gerit libera colla iugo « portando sul libero collo un pacifico giogo ») e la leggerezza di questo potere esercitato è con forza accentuata dal rimando a Prop. II 30, 8 (et gravis ipse super libera colla sedet « e sul collo dei liberi gravemente si pone »)11 dove il giogo di cui si parla è quello d’amore, un fardello di cui non si può disconoscere la piacevolezza. Seguendo, quindi, la tradizione retorico-scolastica Rutilio instaura il confronto tra l’imperium romano a quello delle quattro grandi monarchie (v. 83-86 Quid simile Assyriis conectere contigit armis/ Medi finitimos cum domuere suos?/Magni Parthorum reges Macetumque tyranni/mutua per varias iura dedere vices « Ne avevano congiunto uno simile gli Assiri/quando i Medi piegarono i loro confinanti? I grandi re dei Parti e i tiranni Macedoni/si conquistarono gli uni gli altri con sorti alterne »). Si aggiunge, poi, un motivo di grande diffusione nella tarda Antichità, quello della dea Roma canuta. La Roma personificata di Simmaco si lamenta delle offese arrecate alla sua vecchiaia e della mancanza di rispetto che deve subire (Rel. 3, 10). Claudiano nel de bello Gildonico aveva descritto a forti tinte questa trasformazione (XV 19 s.) : dando un preannuncio nell’aggettivazione dimessa con cui presenta la patria al v. 17 il poeta inizia la sua presentazione negativa attraverso il ricordo di una gloria che ora non c’è più (v. 19-20) per poi arrivare ad un disegno di Roma dea del tutto antitetico a quello fornito dall’iconografia tradizionale (XV 21-25 vox tenuis tardique gradus oculique iacentes/interius ; fugere genae, ieiuna lacertos/exedit macies. Umeris vix sustinet aegris/squalentem 10 Per il valore nella preghiera dell’invocazione multipla cfr. Ch. Guittard, « Invocations et structures théologiques dans la prière à Rome » in REL 76, 1998, p. 71-92, in partic. p. 78. 11 La traduzione è di G. Leto (Sesto Properzio Le elegie tr. e note di G. Leto, con un saggio intr. di A. La Penna, Torino, 1970).

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clipeum; laxata casside prodit/canitiem plenamque trahit rubiginis hastam « la sua voce è flebile, il passo lento, gli occhi incavati/le ginocchia cadenti, le braccia smagrite e scarne/per il digiuno; le spalle affaticate a stento possono sopportare il peso/dello scudo offuscato; l’elmo divenuto troppo largo fa sfuggire/i bianchi capelli e la lancia che trascina è piena di ruggine »). La situazione disastrosa a cui è pervenuto l’impero romano è disegnata da Claudiano in tinte sempre più fosche attraverso il ricorso ad un registro epico che ne amplifica il patetico: per risolvere un momento così drammatico la divinità invocata da Roma deve intervenire ed è, appunto, a Giove che il poeta affida il miracolo del suo ringiovanimento (XV 208-212 dixit [Giove] et adflavit Romam meliore iuventa/continuo redit ille vigor seniique colorem/mutavere comae. Solidatam crista resurgens/erexit galeam clipeique recanduit orbis/et levis excussa micuit rubigine cornus « Parlò e con un soffio Roma ringiovanì./Di conseguenza riprese il precedente vigore, e i capelli mutarono/il colore della vecchiaia : raddrizzò il suo cimiero e sistemò l’elmo, e fece di nuovo risplendere il cerchio dello scudo,/la sua lancia alleggerita dalla ruggine lanciò dei bagliori »). All’epoca di Rutilio lo stato delle cose non è certo più roseo rispetto a quello dell’età claudianea ma il poeta, da amante più appassionato, prega Roma stessa di operare la trasformazione (I 115116 Erige crinales lauros seniumque sacrati/verticis in virides, Roma, recinge comas « Solleva il volto e i suoi allori, e torna a cingere/ il bianco del tuo sacro capo in chiome, Roma, verdi »). Il miracolo della rinascita sintetizzato nell’epiteto virides12 riecheggerà nei versi successivi tramite l’uso del prefisso re- che entrerà più volte nella formazione delle parole: 1, 176 recinge; 123 renovant; 129 resurgunt; 131 vires …resumit; 139 reparat… resolvit; 140 renascendi. Con Rutilio abbiamo, comunque, forse l’ultima rappresentazione coinvolgente e sentita della giovane-vecchia; dopo questa figura rientrerà nella topica di scuola e per riavere lo stesso afflato religioso dobbiamo aspettare Boezio. Esaltare Roma vuol dire celebrarne anche la magnificenza dei monumenti e dell’architettura (1, 93-96 Percensere labor densis decora alta trophaeis,/ut si quis stellas pernumerare velit,/confunduntque vagos delubra micantia visus :/ipsos crediderim sic habitare deos « Enumerare i tuoi monumenti elevati e ricchi di trofei/sarebbe come voler contare ogni singola stella./I templi splendono e, a cercare di ammirarli, confondono gli occhi/sono così, a 12 Sul valore pregnante dell’aggettivo cfr. M. Roberts, « Rome personified, Rome epitomized: representations of Rome in the poetry of the early fifth century » in AJPh 122(2001) p. 533-565, in partic. p. 540.

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quanto credo, le stesse dimore degli dei »): questi sembrano attraversare i secoli, sfidando la barbarie avanzante, con la loro bellezza eterna ed immutabile che risalta ancora di più dal confronto con il tema delle rovine che affiora qua e là nel testo (1, 21-22 ; 29-30 ; 3941 ; 228 ; 285-286 ; 331-336 ; 409-414). Roma, nonostante Alarico, resta trionfatrice sulla rovina universale, forse proprio per quella rovina dal momento che come dice il poeta è usuale per Roma adversis ... sperare secunda, affrontare exemplo caeli ditia damna ... mentre astrorum flammae renovant occasibus ortus e vedere lunam ... finiri ut incipiat (v. 121-124). La potente immagine costruita nel distico è sintetizzata dall’ossimorico accostamento di finiri e incipiat messo ancora più in evidenza dalla ricercata clausola quadrisillabica che corona il pentametro. Rivive nel contesto un tema topico della letteratura augustea per cui l’orgoglio nazionalistico si nutre del disfacimento del mondo circostante: Rutilio si pone, quindi, sulla scia di illustri predecessori. Al ricordo di Liv. XXVI 41, 9 che fa riflettere Scipione su come i Romani fossero soliti risultare vincitori in tutte le grandi guerre in cui avevano subito sconfitte va affiancato quello di Prop. IV 10, 27-30 per quanto vada sottolineata la grande differenza rispetto a questo secondo testo dal momento che il poeta augusteo esalta la magnificenza di Roma eterna attraverso il confronto con le cose caduche e scomparse, mentre Rutilio, che ha visto Roma cadere nelle mani dei nemici, non pone un confronto tra Roma invitta e il mondo sconfitto, ma tra le attuali disgrazie dell’Urbs (I 121 adversis… tuis) e il suo futuro. È il tema della luna, che per tornare piena deve passare attraverso l’annullamento della luna nuova, il tema della fenice, che non a caso affascina tanto gli scrittori tardoantichi, pagani e cristiani, ben prima del 410. Come tutte le società che hanno percezione dell’invecchiamento o della degenerazione delle proprie strutture politiche quella rutiliana tende ad ipotizzare una rigenerazione palingenetica. L’inno rutiliano si chiude con una preghiera che, insieme all’invocazione della divinità, costituisce per Menandro una costante nella struttura tradizionale dell’inno : naturalmente la prece permette al poeta l’inserimento dell’attualità e la tecnica per ottenere ciò è il ritorno alla prima persona singolare. L’importanza data dal poeta a questo cambiamento di registro è sottolineata da diversi momenti : l’attenzione viene rivolta alla propria storia passata allorquando Rutilio ricorda le cariche ricoperte (I 157-158 si non displicui, regerem cum iura Quirini,/ si colui sanctos consuluique patres « se non ti spiacqui allorché ho governato le leggi di Quirino,/se onorai e

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chiamai a consiglio i sacri padri »), ma anche al momento del viaggio affrontato quando chiede gemino pacatum Castore pontum e che temperet aequoream dux Citherea viam(I 155-156). Ma il passaggio più significativo è quello costituito dagli ultimi quattro versi dell’inno (161-164) : il poeta rielabora qui due motivi chiave dell’intero poemetto, lo sguardo e la dimensione del ricordo. I v. 161-162 (Sive datur patriis vitam componere terris/sive oculis umquam restituere meis « Sia che mi aspetti finire nelle mie patrie terre la vita,/sia che mai tu mi venga invece restituita agli occhi »), costruiti secondo un perfetto parallelismo sottolineato dall’anafora di sive e dalla clausola dell’esametro e del pentametro quasi perfettamente sovrapponibili, sembrano presentare sullo stesso piano emozionale la possibilità di morire in Gallia o di ritornare a Roma. La restituzione dell’Urbs allo sguardo appassionato del poeta offre, però, una nota sentimentale più carica accresciuta dal distico successivo costruito in una climax dovuta anche alla successione di epiteti prima al grado positivo e, quindi, al comparativo che caratterizzano il verso seguente (163 fortunatus agam votoque beatior omni « io mi dirò fortunato e felice al di là di ogni altro desiderio »). Il brano si chiude in una struttura ad anello con il richiamo nella chiusa dell’ultimo verso alla prima persona singolare : chi deve vivere nel ricordo di Roma è il solo poeta che come tutti gli amanti desidera un rapporto esclusivo con l’oggetto del suo amore (164 semper digneris si meminisse mei « se crederai per sempre di ricordarti di me »). L’inno attraverso l’uso di formule impersonali e della prima persona plurale aveva presentato, come abbiamo visto finora, una dimensione corale : il pubblico, il gruppo, cioè, onnipresente dei sodales del poeta che aveva pregato insieme con lui viene con determinazione messo da parte. Il vincolo d’amore, la passione travolgente per l’Urbs devono risolversi nella ristretta relazione tra due come afferma perentoriamente il mei che conclude il brano su cui il poeta focalizza la nostra attenzione tramite l’enfatica posizione e il richiamo anaforico13. Eppure, nonostante l’operazione di dissolvenza noi percepiamo l’importanza di quel pubblico dal momento che rappresenta una cassa di risonanza delle ansie del poeta il quale, a sua volta, ne è importante portavoce. L’aspirazione di Rutilio a riconoscersi e a cercare conforto da un presente che non si accetta in quel passato tanto amato che 13 Per un approfondimento di questo rapporto d’amore che lega Rutilio a Roma mi sia permesso rimandare a M. Squillante, Il viaggio, la memoria, il ritorno. Rutilio Namaziano e le trasformazioni del tema odeporico, Napoli, 2005, p. 161 s.

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purtroppo non c’è più appare proprio dai versi dell’inno ed è esigenza palesemente comune a quell’élite aristocratica, per la maggior parte di origine provinciale, di cui egli è un rappresentante. Esponente dell’aristocrazia latifondista della Gallia, nativo, credibilmente, di Tolosa, nel testo il poeta accenna a devastazioni subite dalla Gallia che sembrano ben adattarsi alla zona tra Narbona/Burdigala e Narbona/Marsiglia. La società che vive nei versi del de reditu è quella stessa società gallo-romanza che troveremo descritta nell’epistolario di Sidonio Apollinare, quella che vede avanzare sempre più il livello di degrado della propria terra ma anche di quella di adozione come testimonia l’entrata in crisi del sistema di comunicazione di cui parla Sidonio rivolgendosi al conte Arbogaste di Treviri (IV 17). Magister officiorum intorno al 414 d. C. fu, poi, praefectus urbi : pur non essendo il nome del poeta riportato nelle liste di tale magistratura sono una conferma di tale dato le parole stesse del poeta in più punti del de reditu (I 157 s.; 417 s.; 467 s.; 585 s.). Rutilio fu, quindi, investito dalle grandi responsabilità che tale carica imponeva nei riguardi della popolazione e della sua sicurezza ma anche del suo tempo libero dal momento che il prefetto presiedeva all’organizzazione dei giochi e degli spettacoli. Per esercitare le sue funzioni il prefetto aveva alle dipendenze un enorme numero di magistrati, un corteggio di funzionari, specchio, appunto, dell’importanza del ruolo. I versi rutiliani prima citati ne ricordano l’azione in campo giuridico : espressioni come iura togae di I 468 o il pregnante sintagma di I 157 regerem cum iura Quirini dove l’ultimo termine, ricollegabile all’epiteto Quirites, e, quindi, indicatore dei rapporti civili che collegavano i cittadini Romani tra loro, è posto in maggior risalto dal successivo chiarimento colui sanctos consuluique patres, parole con cui il poeta ricorda l’abitudine del prefetto di Roma di convocare l’assemblea senatoria e di consultarla. Il grande potere esercitato dal prefetto nel sec. V d. C. trova numerose altre testimonianze : valga per tutte quella di Sidonio Apollinare che, nell’epistola a Firmico (9, 16) lo definisce qui patrem ac plebis simul unus olim/iura gubernat e quella di Cassiodoro che nelle Variae (6, 4) ne ricorda la posizione privilegiata in senato (omnes te iudicem honoratae congregationis agnoscant; consides supra omnes scilicet consulares sententiam primus dicis). Rutilio, quindi, intesse una fitta rete di relazioni con personaggi di alto rango : il suo entourage costituisce una presenza costante nel poemetto14. Fin 14 Doblhofer (Rutilius Claudius Namatianus De reditu suo sive Iter Gallicum hrsg., eing. und erkl. von E. Doblhofer, erst. Band Einl., Text, Uebersetz., Heidelberg, 1972, p. 26-27),

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dall’inizio del de reditu il poeta fa ricorso alla prima persona plurale, scelta che come abbiamo già visto per i versi dell’inno non può essere banalmente motivata come plurale poetico ma è riconducibile, piuttosto, alla precisa volontà di concretizzare dinanzi ai nostri occhi un corteggio di amici a cui fa in alcuni casi esplicito riferimento : di essi Rutilio tratteggia a volte il profilo con rapidi accenni, di altri, invece, fa avvertire soltanto la presenza lasciandoli volutamente nell’ombra. Negli ultimi versi dell’inno a Roma (165 s.) il poeta racconta di come fino al momento che precede la partenza resti con lui Rufio Volusiano mentre gli altri amici, genericamente designati come alii (v. 167 aliis... redeuntibus), ripartono subito per Roma. Rufio, definito da Rutilio come l’altra metà della sua anima (I 178) ha un curriculum di tutto rispetto : giovanissimo è proconsul Africae, quindi quaestor sacri palatii (I 171), infine praefectus urbi. Di un altro amico è presentato il ritratto : si tratta di Vittorino anch’egli figura di alto rango e illustre discendenza, in epoca antecedente al 408 vicarius Britanniarum e subito dopo comes. Ancora un prefetto di Roma è Protadio (I 550) che Rutilio incontra recandosi a Pisa : prefetto prima del 395 con cui Simmaco è in relazione come dimostrano gli auguri che gli invia per la carica ricevuta (epist. 4, 17 e 23) e la raccomandazione che gli propone per un amico in disgrazia (epist. 4, 19)15. Una più che brillante carriera percorre Cecina Decio Aginazio Albino. Divenuto praefectus Urbi immediatamente dopo Rutilio, incarico ricoperto anche nel 426, fu praefectus praetorio Italiae nel 443 e nel 447, quindi console nel 444, capo di una missione nelle Gallie su comando di Valentiniano III nel 439-440. Anche i personaggi che appaiono essere solo conoscenti si segnalano per cultura e prestigio sociale : è il caso di Valerio Messalla, di cui è attestata da dodici lettere (epist. 7, 81-92) una relazione di amicizia con Simmaco. Di quest’uomo vengono elogiate le origini nobili (I 271-272 Hic est qui primo seriem de consule ducit/usque ad Publicolas si redeamus avos « Questi è colui che dal primo console discende/se risaliamo fra gli avi fino ai Publicola »), le funzioni pubbliche (I 273 hic et praefecti nutu praetoria rexit « questi col solo cenno resse, prefetto, il pretorio ») ma anche la cultura e l’eloquio (I 274-276 sed menti et linguae gloria maior inest;/hic docuit, qualem poscat facundia sedem:/ut bonus esse velit, quisque disertus erit « ma nell’ingegno e nella lingua ha maggior gloria;/questi mostrò quale osserva che Rutilio dedica agli amici 132 versi del primo libro, quindi ben un quinto del totale. 15 Diciannove sono le lettere che Simmaco indirizza a Protadio: IV 17-34, 56-57.

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sede richieda per sé l’eloquenza:/se solo si vorrà probo, chiunque sarà facondo »). Due figure di conservatori, restauratori degli antichi costumi, sono Decio e suo padre Lucillo. Coetaneo, forse di Rutilio, Decio era consularis Tusciae et Umbriae, carica che esercitava a Firenze. Il padre da comes sacrarun largitionum aveva combattuto contro la corruzione dei costumi, crociata che aveva condotto anche a livello letterario dedicandosi ad una produzione satirica icastica e potente tanto da superare Giovenale e Turno poeta flavio la cui opera non ci è pervenuta16 (I 603-604 Huius vulnificis satira ludente Camenis/nec Turnus potior nec Iuvenalis erit « Le satire che ha scritto, musa che gioca e ferisce,/né Turno mai supererà, né Giovenale »). Da questa cursoria rassegna appare evidente che gli amici e i parenti di cui parla Rutilio cantandone le virtù appartengono, quasi tutti (Rufio ad esempio sembrerebbe essere di origine africana), a quell’aristocrazia gallica compatta nel sostenere la causa di Roma e del suo impero. È un mondo che ruota tutto intorno a Roma per la cui difesa contro il barbaro invasore si batte divenendo, ognuno dei suoi rappresentanti, strenuo difensore della sua cultura e delle sue tradizioni. L’originale proposta letteraria del de reditu di inserire un inno di forte sacralità e maestosità in un racconto di viaggio scritto per di più nell’intimistico metro elegiaco non rientra nella banale direttiva retorica dell’amplificatio ma persegue l’intento del poeta di poter definire ancora se stesso e il proprio mondo come ‘romano’. In un momento di profonda crisi politica, dinanzi allo spettacolo di un mondo in rovina e con l’ipotesi angosciosa dell’impossibilità che qualcuno possa ribaltare le sorti di tale situazione il provinciale Rutilio non trova altra risorsa che sottrarsi alla realtà, proteggendosi dietro il mito di Roma, del suo eterno imperium ridando vita alle sue voci più significative. È quello che la Gualandri definisce il riconoscersi “parte di una lunga catena” quando motiva i forti rapporti di Sidonio Apollinare con la tradizione17. Le illustri presenze adombrate nell’inno come voci oranti a cospetto di Roma che Rutilio osa ancora, sognando, pregare come dea, quella stessa che nei versi di Sidonio dirà di sé quae quondam regina fui (c. 7, 104), concretizzano nelle loro parole il doveroso omaggio di tutta la società aristocratica coeva alla grande storia e tradizione di Roma. 16 Cfr. Mart. 11, 10, 1-2 Contulit ad saturas ingenia pectora Turnus./Cur non ad Memoris carmina? Frater erat.Cfr. anche VII 97, Sch. ad sat. Iuv. I 71 e Sid. Apoll. c. IX 266. 17 Cfr. I. Gualandri, « Elegi acuti. Il distico elegiaco in Sidonio Apollinare » in La poesia cristiana latina in distici elegiaci. Atti del Convegno Internazionale, Assisi 20-22 marzo 1992, Assisi, 1993, p. 191-216, in partic. p. 204.

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UN PUBBLICO IN PREGHIERA: L’INNO A ROMA DI RUTILIO NAMAZIANO

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Non si può certo dire che la produzione innografica di Ennodio, vescovo di Pavia dal 513 al 521, abbia goduto di particolare fortuna. Scritti per affiancare i famosi capolavori ambrosiani, gli inni di Ennodio non pare abbiano conosciuto l’onore della recitazione pubblica nell’ambito della liturgia milanese; forse, hanno avuto un periodo di splendore nella Chiesa madre di Pavia ai tempi del suo episcopato1. La loro composizione risale al primo decennio del VI secolo, probabilmente dopo il viaggio di ritorno (nel 503) da Roma a Milano di Ennodio, suddiacono ormai ben in vista nell’ambito ecclesiastico e politico del tempo per il suo decisivo intervento a favore di papa Simmaco nel corso dello scisma laurenziano, una delicata e lunga questione sorta intorno alla successione al seggio di Pietro tra V e VI secolo2. Su suggerimento di Lorenzo I, vescovo di Milano, Ennodio 1 Opicino de’ Canistris, storico di XIV secolo, nel suo Liber de laudibus civitatis Ticinensis, definendo Ennodio con l’epiteto di Doctor Graecorum, forse in ricordo delle ambasciate costantinopolitane del 515 e del 517, ricordava che in ecclesia sancti Victoris beatus Ennodius ordinavit fieri officium divinum ab uno choro in lingua greca, ab alio in lingua latina responderi (ed. Maiocchi-Quintavalle, Città di Castello, 1903, p. 13); se la notizia ha un suo fondamento, si potrebbe pensare a canti responsoriali di provenienza orientale; sull’effettivo uso degli inni di Ennodio, comunque, non esiste alcuna testimonianza. Ricordiamo che la suddetta chiesa in onore di San Vittore fu patrocinata a Pavia da Ennodio durante il suo episcopato. 2 All’elezione di Simmaco, sostenuta dal clero, gli esponenti dell’aristocrazia senatoria romana avevano opposto un netto rifiuto, eleggendo Lorenzo; entrambe le parti in causa si affidarono, per la risoluzione del conflitto, al re Teoderico, perché decidesse se reintegrare Simmaco e allontanare lo scismatico Lorenzo, oppure ratificare le decisioni del partito aristocratico romano. Sulla questione esistono due saggi abbastanza recenti di E. Wirbelauer, Zwei Päpste in Rom. Der Konflikt zwischen Laurentius und Symmachus (498-514), München, 1993 e T. Sardella, Società Chiesa e Stato nell’età di Teoderico. Papa Simmaco e lo scisma laurenziano, Soveria Mannelli, 1996. In precedenza, J. Moorhead, The Laurentian Schism. East and West in the Roman Church, « Historia » 27, 1978, p. 125-136, e i saggi di Ch. Pietri, Le sénat, le peuple chrétien et les partis du cirque à Rome sous le pape Symmaque (498-514), « MEFRA » 78, 1966, p. 123-139; Aristocratie et société cléricale dans l’Italie chrétienne au

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aveva risposto a un pamphlet, che denunciava di corruzione e di depravazione Simmaco, rigirando ai detrattori le accuse di immoralità scagliate contro il papa. L’opera, nota come Libellus pro Synodo, mise in mostra il talento oratorio di Ennodio, che riabilitò Simmaco esprimendo alcune posizioni, sul primato del vescovo di Roma e sulla sua ingiudicabilità, che furono considerate, in età medievale, un imprescindibile punto di riferimento per l’enucleazione di una compiuta dottrina della supremazia pontificale e dell’infallibilità del papa3. Forse proprio in questa occasione Ennodio fu promosso al diaconato, e una volta a Milano, ancora sulla scia della notorietà appena acquisita, pronunciò la Dictio Ennodi diaconi quando de Roma rediit (carm. 1, 6 = 2 Vogel), un discorso composto da una lunga prosa iniziale seguita da un’elegia che si conclude con un distico abbastanza noto: cantem quae solitus, dum plebem pasceret ore / Ambrosius vatis carmina pulcra loqui (vv. 39 s.). Il carme descrive il viaggio di ritorno a Milano dopo gli eventi romani, e tra ansie e pericoli, che sempre accompagnavano i viaggi nell’antichità, Ennodio può sciogliere il turbamento interiore perché sa che la grazia divina lo protegge e gli concede un felice ritorno a casa4. Di qui il distico: il proposito di cantare carmi ambrosiani è un modo di rendere grazie per il felice viaggio e il buon esito della missione romana, oppure preannuncia un programma poetico? Probabilmente, la risposta si trova a metà strada: credo, infatti, che Ennodio abbia temps d’Odoacre et de Théoderic, « MEFRA » 93, 1981, p. 417-467; La conversion de Rome et la primauté du pape (IV-VIe s.), in Il primato del vescovo di Roma nel primo millennio. Atti del Symposium storico-teologico (Roma, 9-13 ottobre 1989), Città del Vaticano, 1991, p. 219-243. 3 Su quest’opera e il contributo di Ennodio alla questione dello scisma laurenziano cfr. A. Lumpe, Die Konziliengeschichtliche Bedeutung des Ennodius, « AHC » 1, 1969, p. 156-36 e L. Navarra, Contributo storico di Ennodio, « Augustinianum » 14, 1974, 318-342. Inoltre, sulle posizioni ennodiane riguardo all’autorità pontificale si vedano i lavori di S. Gioanni, La contribution épistolaire d’Ennode de Pavie à la primauté pontificale sous le règne des papes Symmaque et Hormisdas, « MEFRM » 113, 2001, p. 245-268 e Les élites italiennes, l’autorité pontificale et la romanité au début du VIe s. – l’engagement d’Ennode de Pavie, in Atti della seconda Giornata Ennodiana, a cura di E. D’Angelo, Napoli, 2003, p. 37-52. Sulle qualità letterarie del Libellus si veda S.A.H. Kennell, Style and Substance in the Libellus pro Synodo, in Atti della prima Giornata Ennodiana, a cura di F. Gasti, Pisa, 2001, p. 57-67. 4 Per un’interpretazione del carme, G. Maurach, “Mit neuen Blumen will ich meine Lieder malen”, in M. Gosebruch zu Ehren. Festschrift anlässlich seines 65. Geburstages, hrg. von F. Neidhart Steigerwald, München, 1984, p. 37-40 e W.D. Lebek, Deklamation und Dichtung in der Dictio Ennodi diaconi quando de Roma rediit, in Philantropia kai eusebeia. Festschrift für A. Dihle zum 70. Geburstag, hrg. von G.W. Most, H. Petersmann, A.M. Ritter, Göttingen, 1993, p. 264-299.

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concepito il proprio desiderio di cantare in strofe ambrosiane per offrire una lode al Creatore per gli eventi appena accaduti, e contemporaneamente per celebrare in versi la gloria di una diocesi, Milano, che ormai da lungo tempo, soprattutto per lo sforzo del suo più celebre vescovo, occupava una posizione di primo piano all’interno delle vicende ecclesiastiche e politiche internazionali5. Al rendimento di grazie, dunque, si unisce un programma poetico di impronta milanese, soprattutto nella scelta dei temi di alcuni inni; inserire al centro del proprio canto Milano e i suoi santi, associando il proprio nome alla celebrazione di uno dei centri della spiritualità, e soprattutto della gestione ecclesiastica dell’Occidente cattolico, era anche un modo elegante per suggerire il proprio nome alla lista dei possibili, futuri uomini guida della diocesi. Tra l’altro, a questo versante della produzione innica si affiancò, proprio negli stessi anni, un’interessante produzione epigrafica che celebrava i vescovi milanesi a partire da Ambrogio; probabilmente, fu sempre Lorenzo I a richiedere i servigi del giovane diacono per comporre brevi elogi da far incidere alla base di busti o ritratti dei vescovi milanesi in qualche sacrestia, forse nella chiesa di S. Nazaro. Ennodio comincia con un ritratto elogiativo di Ambrogio, per concludere con Teodoro; allega un biglietto di accompagnamento per Lorenzo, con l’augurio che il vescovo in carica possa ancora a lungo tenere il seggio6. È facile immaginare che, alla morte di Lorenzo I nel 511, Ennodio abbia seriamente sperato di potere essere prescelto per l’importante e prestigioso compito di succedere nella carica: l’onore, però, toccò a Eustorgio7. Dopo due anni, Ennodio sarebbe tornato a Pavia, dove aveva trascorso gli anni della formazione giovanile, per occupare il seggio ticinese fino alla morte, nel 5218. 5 Sul valore dell’esperienza ambrosiana nella definizione dei rapporti tra potere ecclesiastico e potere temporale, cfr. recentemente A.V. Nazzaro, Ambrogio vescovo di Milano e l’imperatore Teodosio I il Grande, in Intellettuali e potere nel mondo antico. Atti del convegno nazionale di studi (Torino 22-24 aprile 2002), a cura di R. Uglione, Alessandria, 2003, p. 259-301, e alla bibliografia ivi citata. 6 Si tratta dei carm. 2, 77-89 = 195-207 Vogel. 7 Si ritiene che Eustorgio sia rimasto in carica dal 511 al 518. È ricordato da Cassiodoro in Variae 1, 9 e 2,29. 8 Sulla vita e le opere di Ennodio rimando brevemente ad alcuni titoli più significativi: F. Magani, Ennodio, I-III, Pavia 1885; U. Moricca, Storia della letteratura latina cristiana, III, 2, Torino, 1934, p. 1201-1270; J. Fontaine, Ennodius, RAC, V, Stuttgart, 1962, cc. 398421; M. Reydellet, voce Ennodio, « DBI » XLII, 1993, p. 689-695; S.A.H. Kennell, Magnus Felix Ennodius. A Gentleman of the Church, Ann Arbor 2000. Per quanto riguarda il periodo episcopale, si veda V. Lanzani, La chiesa pavese nell’alto medioevo: da Ennodio alla caduta del regno longobardo, in Storia di Pavia, II, Milano, 1987, p. 407-486. Per approfondimenti

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La produzione innografica ed epigrafica risponde al comune intento di iscrivere il proprio nome all’interno di una continuità: essere un degno epigono del dolce e potente eloquio ambrosiano degli inni, e appartenere, un giorno, alla teoria dei vescovi milanesi; raccogliere, insomma, un’eredità culturale che si estrinsecava soprattutto nella nobile tradizione teologica e nella indiscussa priorità politica della città. Nessuno dei due progetti riuscì, e i secoli hanno riservato a Ennodio un silenzio a volte carico di rimprovero per l’ampollosità e l’esasperata ricerca formale della sua produzione letteraria, tacciata spesso di vacuità, e solo da poco rivalutata come fonte storica e come testimonianza di un gusto estetico tipico delle forme letterarie tra tardoantico e altomedioevo. Ennodio, scrittore di transizione, fu in realtà una personalità poliedrica e vivace, e ben rappresenta, nella sua instancabile opera di poligrafo, la figura dell’intellettuale che, in un’epoca cruciale, consegna alla grande esperienza europea del medioevo una personale rivisitazione di alcuni dei generi letterari più importanti. Tra questi, l’inno, nella peculiare forma creata dal genio di Ambrogio9. Conservati dal solo codice di Bruxelles10, i dodici inni di Ennodio11 sono incentrati, come quelli ambrosiani, sulle tre grandi chiamate della liturgia delle ore, del tempo e dei Santi. Ennodio in genere non si sovrappone alle scelte di Ambrogio, ma le affianca; alla bibliografici, vd. D. Di Rienzo, Gli studi ennodiani dal 1983 al 2003, « BSL » 34, 2004, p. 130-168. 9 Sulla produzione ambrosiana la bibliografia specifica è abbastanza corposa, ma il riferimento principale è all’edizione riccamente commentata da studiosi francesi sotto la direzione di J. Fontaine: Ambroise de Milan. Hymnes, texte établi, traduit et annoté sous la direction de J.F., Paris, 1992. Tra le edizioni, da ricordare anche quella di M. Simonetti del 1956, ristampata con aggiornamenti bibliografici (Ambrogio, Inni, a cura di M.S., Firenze, 1988), di W. Bulst, Hymni latini antiquissimi LXXV, Psalmi III, Heidelberg, 1956 e il lavoro, corredato da notazioni musicali, di L. Migliavacca, Gli inni ambrosiani, poesia e musica al servizio del culto divino, Veneranda Fabbrica del Duomo di Milano, 1979. Nel presente lavoro, le citazioni ambrosiane sono riprese dall’edizione Fontaine, mentre quelle di Ennodio dall’edizione di F. Vogel (MGH AA 7). 10 Per la storia di questo codice cfr. Le Praefationes di G. Hartel, Vindobonae 1882, CSEL 6 e Vogel, e soprattutto Ch. Rohr, Der Theoderich-Panegyricus des Ennodius, MGH Studien und Texte, 12, Hannover, 1995, p. 65-72; per riferimenti bibliografici, cfr. anche C. Fini, Il censimento dei codici di Ennodio, Pisa-Roma, 2000, p. 42 e D. Di Rienzo, voce Ennodius in La Trasmissione dei Testi Latini del Medioevo (Mediaeval Latin Texts ant their Transmission), TE.TRA. I, a cura di Paolo Chiesa e Lucia Castaldi, Firenze, SISMEL Edizioni del Galluzzo, 2004, p. 66-73. 11 Sugli inni ennodiani M. Muzzica, Gli inni di Ennodio di Pavia, Napoli, 2003 e J. Szövérffy, Die Annalen der leteinischen Hymnendichtung, I, Die lateinischen Hymnen bis zum Ende des XI. Jahrhunderts, Berlin, 1964, p. 119-122.

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liturgia delle ore Ambrogio aveva dedicato alcuni dei suoi inni più famosi: per il mattutino, per le lodi, per l’ora terza e per il lucernario vespertino12; anche Ennodio sceglie il vespro13. Ambrogio aveva scritto per il Natale, per la Pasqua e per le Epifanie del Signore14; Ennodio compone inni per l’Ascensione, Pentecoste e un suggestivo inno nel tempo della tristezza, forse da assegnare alla Quaresima15. Il vescovo di Milano era stato particolarmente sollecito per le celebrazioni nel tempo proprio dei santi: egli sapeva che, al fianco della nascente agiografia in lingua latina e della letteratura martiriale già espressa negli anni precedenti, anche il contributo dell’innografia poteva essere determinante nel proporre e additare al popolo vari modelli di santità conformi all’esempio del primo grande martire, Gesù: nascono così, oltre a quello per Giovanni evangelista, gli inni per Agnese, per Pietro e Paolo, per Lorenzo e per i beati martiri16, nonché per i santi “milanesi” Vittore, Nabore e Felice, e per Protasio e Gervasio17. Ambrogio aveva creato questi inni nel tentativo di costruire una forte identità cristiana del popolo milanese intorno al culto di reliquie di santi locali18. Ennodio riprende e integra la strada tracciata dal maestro perché consacra ai santi, come Ambrogio, il numero maggiore di inni, e perché oltre a Cipriano, Stefano, la Madonna e Martino19, compone, ed è qui chiaro il programma milanese, inni in onore di Ambrogio stesso20, per Eufemia21, per Nazario22 e per Dionigi23. 12 Hymn. 1 Aeterne rerum conditor; Hymn. 2 Splendor paternae gloriae; Hymn. 3 Iam surgit hora tertia; Hymn. 4 Deus creator omnium. 13 Carm. 1, 10 = 342 Vogel Hymnus vespertinus. 14 Hymn. 5 Intende qui regis Israel; Hymn. 9 Hic est dies verus Dei; Hymn. 7 Illuminans altissimus. 15 Carm. 1, 16 = 347 Vogel Hymnus de ascensione Domini; carm. 1, 13 = 344 Vogel Hymnus de pentecoste; carm. 1, 11 = 342 Vogel Hymnus in tempore tristitiae. Le chiamate liturgiche di Ascensione e Pentecoste avevano già, nella raccolta di inni dalla tradizione posteriore attribuita in blocco ad Ambrogio, dei componimenti particolari: si veda PL 17, 1191-1194. Il tema della tristezza e della ricerca della gioia interiore in Cristo è anche nell’Hymnus ad serenitatem poscendam (PL 17, 1174). 16 Hymn. 6 Amore Christi nobilis; Hymn. 8 Agnes beatae virginis; Hymn. 12 Apostolorum passio; Hymn. 13 Apostolorum supparem; Hymn. 14 Aeterna Christi munera. 17 Hymn. 10 Victor, Nabor, Felix pii; Hymn. 11 Grates tibi, Iesu, novas. 18 Cfr. V. Monachino, S. Ambrogio e la cura pastorale a Milano nel secolo IV, Milano, 1973, in part. p. 151-163. 19 Carm. 1, 12 = 343 Vogel Hymnus sancti Cypriani; carm. 1, 14 = 345 Vogel Hymnus sancti Stephani; carm. 1, 19 = 350 Vogel Hymnus sanctae Mariae; carm. 1, 20 = 351 Vogel Hymnus sancti Martini. 20 Carm. 1, 15 = 346 Vogel Hymnus sancti Ambrosi. 21 Carm. 1, 17 = 348 Vogel Hymnus sanctae Euphemiae. Sulla particolare scelta dell’endecasillabo alcaico in questo inno D. Norberg, Introduction à l’étude de la

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L’inno ad Ambrogio è programmatico, soprattutto per il tipo di qualità che in esso vengono celebrate: la facondia unita ai mores, la battaglia antiariana e il rinvenimento delle reliquie; l’inno è la presentazione del rappresentante di spicco, del fondamento ideologico di una tradizione, ma non interpreta lo spirito di devozione popolare della comunità che si riconosce nel suo principale pastore; è la voce di un ammiratore, che mentre vuol celebrare la potenza della parola proferita dal grande vescovo, studia il modo più elaborato e prezioso per farlo. Eufemia, invece, era una santa martire. La devozione in suo onore aveva conosciuto una buona diffusione in Italia in seguito al Concilio di Calcedonia del 451; a Milano era arrivata probabilmente grazie all’interessamento di Senatore, vescovo dal 472 al 475. Nel 450, da semplice presbitero, Senatore aveva avuto l’incarico di notificare a Costantinopoli, insieme ad Abondio vescovo di Como ed Eterio vescovo di Capua, la condanna di Eutiche, e di consegnare a Teodosio II, all’Imperatrice Pulcheria e agli Archimandriti della città24 delle missive in cui si richiedeva una professione di fede da parte del nuovo patriarca Anatolio, sospetto di filoeutichianesimo. Anatolio si allineò con le posizioni di Flaviano e di Leone; il concilio ecumenico di Calcedonia, tenuto nella chiesa dedicata alla Santa, avrebbe in seguito ratificato queste posizioni intorno al mistero della duplice natura di Cristo. A Senatore si attribuisce la costruzione della basilica milanese dedicata al culto della martire, forse a memoria di questi avvenimenti25. San Nazario era un martire del 304 giustiziato per ordine di Diocleziano; fu un instancabile predicatore e inoltre maestro di Celso, altro martire milanese. Le spoglie di entrambi furono ritrovate, come racconta Paolino, da Ambrogio26, che patrocinò la costruzione di una chiesa lì dove era stato ritrovato Celso, mentre operò la traslazione delle reliquie di Nazario nella cosiddetta Basilica Apostolorum, che in seguito da lui prese il nome.

versification latine médiévale, Stockholm, 1958, p. 73 e 83 e D. Schaller, Der alkaeische Hendekasyllabus im fruehen Mittelalter, « MLatJb » 19, 1984, p. 73-90. 22 Carm. 1, 18 = 349 Vogel Hymnus sancti Nazari. 23 Carm. 1, 21 = 352 Vogel Hymnus sancti Dionysii. 24 PL 54, 781-798. 25 L’epigrafe ennodiana in dedica a Senatore è il carm. 2, 87 = 205 Vogel. 26 Cfr. Paul. vita Ambr. 32 Quo in tempore sancti Nazarii martyris corpus, quod erat in horto positum extra civitatem, levatum ad basilicam apostolorum, qua est in Romana, transtulit.

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Infine, San Dionigi: si tratta del vescovo di Milano esiliato nel 355 da Costanzo II nell’ambito del grave problema sorto intorno alla difesa del credo niceno capeggiata da Atanasio e duramente osteggiato dagli ariani, che con l’appoggio dell’imperatore ottennero, nel corso dei sinodi di Arles (353) e di Milano (355), la destituzione di Atanasio dalla sede di Alessandria. A questa decisione, sostenuta dalle minacce di Costanzio, fieramente si opposero Paolino di Treviri, Eusebio di Vercelli, Lucifero di Cagliari, papa Liberio e in seguito anche Ilario di Poitiers; tra gli altri, anche Dionigi di Milano, che fu costretto all’esilio27. A quanto pare, le spoglie mortali del vescovo furono poi riacquistate dai Milanesi già nel 450, e alla sua memoria fu consacrata una chiesa, probabilmente nello stesso luogo in cui si trovava un precedente sacello di età ambrosiana dedicato sempre a Dionigi28; si tratta quindi di un culto propriamente locale. Questi, dunque, gli inni “milanesi” di Ennodio, che potrebbe aver deciso di comporre su argomenti che incontravano le esigenze di una fede popolare anche per dar voce alla devozione di una comunità, come aveva fatto Ambrogio. Tuttavia, l’impressione più evidente è che in Ennodio la produzione di inni dedicati a santi locali non ricerchi il fine della costruzione di una memoria collettiva e l’arricchimento dell’espressione liturgica di una venerazione particolare, ma sia il necessario obolo da pagare per chi, giunto come straniero (Ennodio era di Arles, trapiantato a Pavia), era in poco tempo riuscito a entrare nelle sfere più alte del potere e della cultura locale, e desiderava integrarsi anche legando il proprio nome a quello dei fondatori morali e ideali della comunità milanese. Per Ambrogio ed Ennodio le spinte interiori erano ben diverse; il primo era mosso da ragioni propriamente pastorali: dietro l’apparente semplicità e la ricerca di una misura contenuta, con il dimetro giambico in otto strofe di quattro versi, c’è il preciso intento di fornire all’assemblea in preghiera un ricco compendio di dottrina e di verità di fede che, attraverso lo strumento del canto e la dolcezza della melodia, offrivano un cibo spirituale che scendeva in profondità nell’animo del fedele. L’esercizio mnemonico era favorito dalla 27 Sulla questione cfr. A. Cavallin, Die Legendenbildung um den Mailänder Bischof Dionysius, « Eranos » 43, 1945, p. 136-149 e A. Paredi, L’esilio in Oriente del vescovo milanese Dionisio e il problematico ritorno del suo corpo a Milano, in Atti del convegno di studi sulla Lombardia e l’Oriente, Milano 11-15 giugno 1962, Milano, 1963, p. 229-244. 28 A tal proposito E. Cattaneo, S. Dionigi: basilica paleocristiana?, in Ricerche storiche sulla chiesa ambrosiana nel XVI centenario dell’episcopato di Sant’Ambrogio, IV (19731974), Archivio Ambrosiano, 27, Milano, 1974, p. 68-84.

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lunghezza contenuta e dalla piacevolezza della musica, e serviva al pio ufficio della ruminatio interiore: in pratica, ripercorrendo nella mente il canto, il fedele riproponeva alla propria coscienza, nei vari momenti della giornata, i fondamentali insegnamenti contenuti nell’inno29. L’intento pastorale è anche uno dei motivi fondamentali che spingono Ambrogio a cercare continuità tra la salmodia e l’inno: il continuo riferimento alle Scritture è un modo per scolpire nel cuore del fedele la Parola divina informando anche l’animo dell’uomo semplice ai dettami dell’ortodossia, spesso in funzione antiariana. In Ennodio non ritroviamo la stessa preoccupazione: probabilmente, motivo principale di questa mancanza nello spirito della composizione è il fatto che, nel pieno di una notorietà mondana legata anche alla qualità di uno stile brillante e complicato30, Ennodio non sentì molto la responsabilità di approntare un piano pastorale che contemperasse istruzione del popolo e difesa dell’ortodossia; le grandi dispute di quarto e quinto secolo erano superate, e soprattutto a Milano vigeva un senso di appartenenza alla fede, improntata in chiave ambrosiana, che consentiva al giovane letterato di indirizzare la sua vena compositiva più sul versante della ricerca stilistica che su quello della trasformazione interiore che il messaggio dell’inno può veicolare. Gli stessi richiami biblici, che in Ambrogio erano ricerca di continuità con la salmodia e nutrimento per gli indotti, in Ennodio sono soprattutto un arricchimento stilistico in vista della creazione di un piano di riferimento bifronte: legame con gli schemi della poesia di avanguardia, della produzione dei migliori rappresentanti della cultura gallica31, e richiamo alle radici forti della poesia cristiana, con signifi29 Sulle posizioni ambrosiane in merito sono illuminanti i primi dodici paragrafi della Explanatio Psalmorum XII. Sull’argomento si veda P.F. Moretti, Non Harundo sed Calamus. Aspetti letterari della « Explanatio psalmorum XII » di Ambrogio, Milano, 2000. 30 In un famoso brano dell’Eucharisticum (opusc. 5 = 438,5-7 Vogel), una sorta di epistola autobiografica, Ennodio (siamo nel 511) ricorda il tempo dei suoi successi giovanili come retore e come poeta, mettendo in risalto la propria abilità versificatoria. Su questo passo si veda G. Polara, I distici di Ennodio, in La poesia cristiana latina in distici elegiaci. Atti del Convegno Internazionale (Assisi 20-22 marzo 1992), a cura di G. Catanzaro e F. Santucci, Assisi, 1993, p. 217-239 (in part. p. 224); F.E. Consolino, L’eredità dei classici nella poesia del VI secolo, in Prospettive sul Tardoantico. Atti del Convegno di Pavia (27-28 novembre 1997), a cura di G. Mazzoli e F. Gasti, Como, 1999, p. 69-90 (in part. p. 79); G. Vandone, Status ecclesiastico e attività letteraria in Ennodio: tra tensione e conciliazione, in Atti della prima Giornata Ennodiana, a cura di F. Gasti, Pisa 2001, p. 89-99. 31 Il primo a intuire il legame di Ennodio con la cultura gallica fu F.J.E. Raby, A History of Christian-Latin Poetry from the Beginnings to the close of the Middle Ages, Oxford, 19662: « The work of Ennodius is of interest because it shows how at the end of the fifth century the pagan tradition in Italy was strong, and that Ausonius and Sidonius Apollinaris were not

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cativi addentellati lessicali con la Scrittura. Se quindi l’intento principale di Ambrogio era di creare una poesia in cui i valori formali e le scelte stilistiche fossero funzione di una direttiva ideologica e avessero un concreto riscontro nella crescita spirituale della comunità, in Ennodio la scelta appare più legata a un personale percorso di invenzione stilistica, in linea con alcune tendenze del preziosismo poetico tardoantico, che alla ricerca di una risposta del pubblico; essa appare più protesa alla promozione del personaggio Ennodio, continuatore della tradizione ambrosiana, che alla difesa dei valori fondanti dell’esperienza cristiana. Un esempio delle scelte strutturali dei due autori ci aiuterà a capire: in Ambrogio, elemento importante della chiarezza e della corresponsione tra idea e canto è la costante, e tecnicamente difficile, ricerca di unità di verso e strofa: la forma aurea è l’espressione di un contenuto finito all’interno di una strofa composta da quattro versi; ogni verso un pensiero in sé conchiuso, articolato in tre parole (Hymn. 1, 1-4): Aeterne rerum conditor, noctem diemque qui regis et temporum das tempora ut alleves fastidium

Un incipit giustamente famoso, grazie a tanti elementi che si sovrappongono nel breve volgere di poche parole: la maestà di un incedere classicheggiante, rivolto ai grandi esempi del passato32, che però miracolosamente ricalca, nella sequenza delle idee, le movenze di una preghiera spontanea; senso del sacro nella potenza dei richiami alla magnificenza eterna del Creatore, che si estrinseca per l’uomo nell’avvicendamento dei due grandi eventi che scandiscono il suo tempo, notte e giorno. In questi pochi versi è racchiusa la profondità del pensiero teologico incentrato su Dio creatore della terra e del tempo, Dio eterno e fuori del tempo, e autore di un tempo creato per l’uomo; without successors, though the barbarian invasions had swept away the pagan schools in Gaul » (p. 117); in seguito, si espresse in questo senso anche L. Alfonsi, Ennodio letterato (nel XV centenario della nascita), « SR » 23, 1975, p. 303-310. 32 Sul legame di Ambrogio con la tradizione classica, in particolare oraziana e virgiliana, sono fondamentali i lavori di J. Fontaine: oltre all’Introduction générale del citato Ambroise de Milan. Hymnes (p. 11-123, in part. p. 23-28), si veda L’apport de la tradition poétique romaine à la formation de l’hymnodie latine chrétienne, « REL » 52, 1974, p. 318-355 (= Études sur la poésie latine tardive d’Ausone à Prudence, Paris, 1980, p. 146-183) e Naissance de la poésie dans l’occident chrétien, Paris, 1981 (p. 127-141). Inoltre, M.P. Cunningham, The Place of the Hymns of Saint Ambrose in the Latin Poetic Tradition, « SPh » 52, 1955, p. 509-514.

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figura del Padre cui si associa, e silentio, quella del Figlio, che di questo tempo è rector; ma in questi versi è da cogliere anche, se pensiamo all’assemblea raccolta in preghiera per l’inno mattutino, il rendimento di grazie della comunità per il dono del tempo, per la creazione della ciclicità, che salva l’uomo dalla noia, fastidium, di una progressione in linea retta; è da cogliere, altresì, il particolare tono di un pudico colloquio col Padre, sentimento interiore che nell’esperienza dell’assemblea diventa comunione e creazione di un unico corpo immerso nella vita orizzontale e terrena, e che continuamente si richiama al Padre che è nei cieli cercando, nella ritrovata forza al sorgere del giorno, la speranza di una verticalità, di un rapporto che è vita. Per ottenere questo effetto Ambrogio misura le parole, scegliendo quelle che, da sole, riescono a provocare l’impatto emozionale del rimando a verità e a realtà inaccessibili. La tendenza all’unità di verso e strofa è naturalmente ben presente anche a Ennodio; se però per Ambrogio la purezza di una linea di pensiero si lega all’esigenza di semplicità nella linea melodica, perché a cantare è il popolo, in Ennodio la regola esiste soprattutto perché sono interessanti gli effetti che si possono ottenere non rispettandola, protraendo alla seconda strofa la conclusione di un pensiero. Particolarmente evidente è il caso dell’Hymnus sanctae Mariae (carm. 1, 19 = 350, 1-8 Vogel): Ut virginem fetam loquar, quid laude dignum Mariae? Det partus ornet exigat, quod clausa porta, quod patens exposcit, ipsa suggerat. Sint verba ceu miraculum, quid, mens, requiras? Ordinem natura totum perdidit

È costante la ricerca della misura ambrosiana all’interno di ogni verso, ma l’unità di senso non è limitata al verso stesso, poiché tende a creare continue espansioni nei versi successivi, al fine di isolare i termini su cui si impernia un discorso. Nel caso ora richiamato, ad esempio, l’idea del mistero di fede inesprimibile con parole umane occupa la prima strofa e si distende nella seconda attraverso un vero e proprio ponte rappresentato dalla metafora, di non immediata intelligenza, della porta chiusa e aperta, ovvero la Vergine stessa. In evidenza è il patens di v. 4, che aspetta di essere concluso al v. 5 con exposcit, ma che, nella contenuta frazione spaziale e temporale che separa le due strofe, crea un abisso che suggerisce l’immagine

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dell’incapacità umana di comprendere il mistero; benché le due parole siano in sequenza, l’effetto è come quello di un iperbato, che ritarda la conclusione di un pensiero rendendo il senso dell’attesa. La confusione dell’animo umano di fronte al mistero della verginità di Maria è rappresentata dalla riflessione dei vv. 7 s.: ordinem è in posizione di assoluto rilievo, e la conclusione epifrastica riassume lo spirito di queste due strofe. La metafora della porta, non immediatamente accessibile, e il particolare ordo verborum, sono il segno di finezza compositiva, in linea con il gusto per le acrobazie di una poesia manierata e compiaciuta, che però mal si attagliano alle esigenze di una comunità in preghiera33. Ben diversa la scelta ambrosiana: l’uso di metafore di forte impatto emotivo, semplici e chiare a tutti, era stato un punto di forza della sua poesia; notevole era soprattutto la ripresa della fondamentale contrapposizione giovannea che ritorna in tutte le metafore di Cristo sole e luce del mondo, opposto alla tenebra e alla notte del peccato. Ennodio, al contrario, non cerca di attingere a un repertorio metaforico intuitivo per il popolo e contemporaneamente livellato su piani di lettura ulteriori per il cristiano dotto; egli non coltiva un rapporto diretto con il pubblico, e la sua opera non è pensata in primis per la grande liturgia comunitaria. È opera poetica tout cour, che non si preoccupa del popolo, e che anzi vuole indirettamente celebrare, più che il rito pubblico in cui una grande comunità si riconosce, il rito privato di una ristretta cerchia capace di apprezzare la scaltrezza compositiva di un brillante letterato che sapeva comporre inni alla maniera di Ambrogio, ma pervasi da quella ricerca di soluzioni nuove e inaspettate che discostano la composizione dalla fruizione di massa per relegarla alla sfera di un’élite di persone competenti. E del resto, la dimensione privata non era estranea neanche alla preghiera del tempo di Ennodio, che sembra proporre stimoli alla meditazione più che grandi costruzioni che potessero avere presa sul sentimento religioso ed educare un popolo. Probabilmente, proprio alla recita personale era destinato l’Hymnus in tempore tristitiae, forse da assegnare al tempo quaresimale, in cui il discorso sulla particolare tecnica nella creazione della metafora risulta ben esemplificato. L’inno si apre con un’invocazione a Dio, eterno gaudio, e a Cristo, pace del cuore affannato (carm. 1, 11 = 342 Vogel): 33 L’inno è citato da Raby, cit., come esempio di poesia colta e ricercata: cfr. p. 116 s.; importante ricordare la segnalazione di Szövérffy, cit., « Außerdem war er (scil. Ennodius) der erste Dichter, der einen selbständigen Marienhymnus schrieb (Marianische Einzelmotive kommen schon in den früheren Hymnen vor » (p. 119 s.).

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Deus perenne gaudium, pax Christe cordis anxii portusque fluctuantium, quem nec procella, turbidis si verrat ima motibus, potest fugare a pectore. Qui mersa ponto sublevas, qui subiugata sarcinis, qui dux prophetae naufragi, dum vivit esca beluae, dum nescit aequor quod tenet, tutum ferino e gutture exactor abrumpis cibum. Diro reductus remige, custode salvus pessimo, vatis locutus te deum

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tunc iussa gessit fortior. Inmunda lymphis sobrium per busta terris vexerat. Vivens sepulcra pertulit, viventis urnae prandium. Secreta ceti prodidit testis verendus intimi. Sic nos precamus, rex deus, maerore fractos ut cibum de ventre curarum rape. Vivit medullis quod necat, turbantur alta viscerum. In fonte carnis ardor est, qui mergit urit adficit. Sed si serenus aspicis, pressura gignit gaudium.

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25

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A quest’ultimo si rivolge Ennodio designandolo portus fluctuantium (v. 3), secondo un chiché abbastanza diffuso che fa dell’animo in preda alle preoccupazioni della vita un mare in tempesta, e di Cristo un porto di salvezza. Dalla terza strofa comincia poi un complesso richiamo alla vicenda del profeta Giona che, tratto dal ventre del mostro marino e restituito alla vita, diventa specchio dell’umanità sofferente che aspetta di essere liberata dai lacci del dolore grazie allo sguardo benevolo di Cristo. Il fatto che Giona non venga mai nominato nell’esposizione della sua vicenda (le quattro strofe centrali) deve far riflettere; a differenza degli inni in onore di santi, in cui è contenuto il racconto della vita, in questo l’episodio di Giona non è raccontato, ma continuamente suggerito attraverso riferimenti ermetici: Giona è propheta naufragus (v. 9) ed esca beluae (v. 10); nell’orrenda segregazione, Giona vivens sepulchra pertulit,/viventis urnae prandium; anche la balena subisce un trattamento simile: è un dirus remex (v. 14), custos pessimus (v. 15), immunda busta (vv 1819, in forte iperbato), sepulcra (v. 20) e vivens urna (v. 21). Insomma, non vi è alcun accorgimento per accompagnare un orante alla comprensione del testo, a meno che chi prega non abbia alle spalle una solida formazione letteraria, che lo renda capace di cogliere subito il senso nella continua e pressante ricerca di immagini nuove e inaspettate. Decisamente, la metafora di Giona, così come è stata

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concepita da Ennodio, non sembra adatta alla ricezione del grande pubblico: è un riferimento sottile, poco immediato, che non ha una vera presa emotiva, e che soprattutto è sostenuto da una ricerca di soluzioni retoriche non mirate al coinvolgimento dello spirito comunitario nel corso della liturgia. Proprio la studiata sequenza di immagini e la preziosità del dettato, mentre poco si adattano alla recita collettiva, sembrano il frutto di un poeta che, all’interno di una struttura consolidata, dà voce a un’ispirazione cristiana che si estrinseca attraverso modalità personali, ma destinate a un pubblico assai ristretto di fruitori dotti, che potessero cogliere la ricercatezza della costruzione delle immagini e del lessico. E tuttavia, una volta entrati all’interno di questa struttura, anche come esperienza di preghiera questo inno ennodiano non è disprezzabile: in esso sono contenute intuizioni sulla natura del dolore e dell’angoscia umana che, in linea con esperienze poetiche poco distanti, sembrano offuscare, con la loro studiata eleganza, il messaggio di fondo; eppure, se destinate a un uso personale e meditato, possono risultare proficue e stimolanti. Quest’ultima osservazione aggiunge forse un elemento di non secondaria importanza nella valutazione del rapporto di Ennodio innografo con il suo pubblico: abbiamo già ipotizzato che la composizione degli inni rispondeva a un programma di promozione personale nell’ambito delle alte cariche ecclesiastiche, con particolare riferimento a Milano. Tuttavia, i tempi non richiedevano personalità in grado di contrastare i grossi problemi dottrinali che avevano caratterizzato la storia della chiesa nel corso del quarto e quinto secolo, e semmai, se di qualità particolari si aveva bisogno, esse erano da ricercare nella padronanza di una cultura duplice, classica e biblico-cristiana, per promuovere la classe di uomini di chiesa che potessero affiancare i nuovi potenti con il loro contributo di conoscenze e di legami. In questo contesto, Ennodio gioca le sue carte, mettendosi in evidenza per le indubbie qualità e proponendosi come uomo politico, come uomo di chiesa, maestro e poeta. Ora, in questa volontà di ricercare non il popolo, ma i grandi che contano, Ennodio non mette in campo, come Ambrogio, le sue conoscenze per rendere un servizio alla causa della fede e condurre il popolo a Dio, ma offre il proprio contributo soprattutto per piacere a chi comanda e può promuovere la sua competenza elevandolo ad alte cariche. Il pubblico, dunque, non è per Ennodio un elemento che entra nelle ragioni profonde della sua creazione poetica: mentre Ambrogio concepisce l’inno come un momento di aggregazione del popolo,

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Ennodio crea degli inni poco fruibili dalle masse, e che in alcuni casi sono cibo buono per chi è dotto e può entrare nel suo gioco di composizione.

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QUATRIÈME PARTIE PRÉSENCE DE L’HYMNE ANTIQUE DANS LES LETTRES ET LES ARTS AUX TEMPS MODERNES

LES CANTIQUES DE MARTIN LUTHER (1523-1543) Matthieu Arnold Martin Luther a laissé plus de 700 traités, environ 2000 prédications et près de 4000 lettres. Pourtant, à côté de ses Catéchismes (1529) et de sa traduction de la Bible en allemand (1522-1534), ce sont ses 36 cantiques qui sont passés à la postérité. En 1521, alors que Luther se rendait à la Diète d’Empire de Worms, « il enthousiasmait les gens en jouant du luth, dans les rues et dans les tavernes ». Johannes Cochläus, à qui l’on doit cette information et qui deviendra l’un des adversaires les plus acharnés du Réformateur, ne pouvait s’empêcher d’ajouter, sur le mode de la raillerie : « quoique portant encore froc et tonsure, c’était là un second Orphée »1. Luther se servait-il alors du luth pour accompagner son chant, comme il le fit plus tard en famille, lors de cultes domestiques ? C’est fort probable ; on peut affirmer avec certitude, en revanche, que, lors de sa comparution, les 17 et 18 avril 1521, à la résidence de l’Empereur en marge de la Diète, il refusa d’entonner un autre type de chant : ainsi qu’il l’avait promis un mois plus tôt à Spalatin, le secrétaire de son protecteur Frédéric le Sage, il ne s’était pas rendu à Worms pour y chanter la palinodie2 ; au contraire, il revendiqua la paternité de tous ses écrits, avant de se placer sous la protection de Dieu : « Que le Seigneur me vienne en aide, Amen ! » Luther aurait pu composer un cantique de victoire après avoir surmonté cette épreuve. Longtemps, d’ailleurs, l’historiographie luthérienne a voulu voir dans les événements de Worms l’origine de la « marseillaise » de la Réformation, Ein’ feste Burg ist unser Gott

1 Voir M. Rössler, Liedermacher im Gesangbuch, Band 1, Calw, 1990, p. 23. 2 Voir Martin Luther, Weimarer Ausgabe, Briefwechsel, n° 389, t. 2, p. 289, l. 6-9

(désormais : WA Br) : « Tu ne dubites nihil me reuocaturum, postquam video non alio eos niti argumento, quam quod contra ritum & consuetitudines Ecclesiae (quam fingunt) scripserim. Respondebo ergo Carolo Imperatori, solius palinodiae causa vocatum me non venturum […] ».

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(C’est un rempart que notre Dieu3). Mais aucun argument développé en faveur d’une datation précoce de ce cantique n’emporte l’adhésion4 ; le 28 avril 1521, écrivant à Lukas Cranach, Luther se contenta de cette expression de confiance : « Il faut bien que les Juifs chantent : Jo, jo, jo [lors du vendredi saint]. Mais Pâques viendra pour nous aussi, et alors, nous chanterons Alléluia »5. Luther était venu à Worms pour y subir le martyre. Frédéric le Sage, prince électeur de Saxe, en décida autrement : il le fit enlever et mettre à l’abri, alors que, mis au ban de l’Empire, le moine s’en retournait à Wittenberg. Deux ans plus tard, alors qu’il était désormais le leader de la communauté de Wittenberg et du mouvement évangélique, Luther composa son premier cantique en lien avec la mort de ses premiers disciples. Les cantiques de Luther : une louange au Dieu sauveur Œuvre de circonstance, Ein neues Lied wir heben an (Entonnons un nouveau cantique…) n’est pas resté lontemps dans les recueils de cantiques. Ce chant célèbre la louange de Dieu, suite au décès des deux premiers martyrs luthériens, Henrik Vos et Jan van der Esschen, brûlés le 1er juillet 1523 par l’inquisition à Bruxelles. Diffusé sous la forme d’une feuille volante, le cantique porte le titre suivant : Un cantique au sujet des deux martyrs du Christ/brûlés à Bruxelles par les sophistes de Louvain. Composé par Mar[tin] Luth[er] en l’an 1523 (Ein lied von den zwei Märtyrern Christi/zu Brüssel von den

3 Il faudrait traduire littéralement « C’est une forteresse puissante que notre Dieu » ; toutefois, comme le titre C’est un rempart… s’est imposé non seulement dans les recueils de cantiques luthériens, mais aussi chez les commentateurs francophones de Luther, nous conservons cette dénomination reçue. 4 Le cantique n’apparaît pour la première fois dans un recueil qu’en 1529. Les circonstances de composition de ce cantique sont fort discutées : a-t-il été rédigé en lien avec les travaux de fortification de Wittenberg (H. Guicharrousse, « 95 thèses et 36 cantiques. L’œuvre hymnodique de Luther, miroir de sa pensée et de son action réformatrices », dans J.-P. Cahn, G. Schneilin (éd.), Luther et la Réforme 1519-1526, Paris, 2000, p. 178) ou dans le cadre du conflit relatif à la Cène – les adversaires étant, dans ce cas, moins les « papistes » que les « Zwingliens » ! – En signalant des parallèles étroits de ce cantique avec une lettre de 1528 au prince électeur Joachim Ier de Brandebourg et avec les catéchismes, nous pensons avoir confirmé l’hypothèse d’une datation tardive (voir M. Arnold, « Nehmen sie den leib, ehr, kind, gut und weib… Brèves remarques sur le cantique de Luther Ein feste Burg ist unser Gott », Positions Luthériennes, 48, 2000, p. 295-315). 5 Voir WA Br n° 400 : 2, 17-19.

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Sophisten zu Löwen verbrannt. Mar. Luth. Geschehen im Jahr 1523)6. Mais, tout au long de ce chant, c’est Dieu qui est loué, et l’on ne peut donc partager ni le jugement de Müntzer, qui fustigeait en Luther un béatificateur (Seligmacher)7 papiste, ni l’appréciation de musicologues contemporains, selon lesquels « le cantique suit le modèle des chants hagiographiques »8. On se contentera ici du témoignage des strophes initiale et finale de ce cantique, où Luther n’a pas manqué de signaler que les deux martyrs sont allés au supplice « en louant Dieu et en le chantant (mit Gottes lob unnd syngen) » : « Entonnons un nouveau cantique/à la grâce de Dieu notre Seigneur, Pour chanter ce qu’il a fait/à sa louange et à sa gloire […]9 (Strophe 1) […] Nous devons rendre grâce à Dieu, car sa parole est revenue. L’été est juste devant la porte, l’hiver s’en est allé, Les fleurs délicates éclosent. Celui qui a commencé cela/l’accomplira vraiment. »10 (Str. 12)

Comme la plupart des autres chants luthériens, ce cantique associe la louange de Dieu – fonction traditionnelle du chant d’Église – à la propagation de la foi nouvelle11. Car la louange est la réponse du croyant à l’œuvre de salut de Dieu. À partir de 1523-1524, Luther va développer et accélérer sa production hymnologique. Cette création, qui émane d’un auteur familiarisé avec la musique savante et avec la pratique de la musique d’Église (surtout du monastère) résulte moins d’un projet esthétique que de préoccupations théologiques et pastorales12. Le Réformateur 6 Leipziger Enchiridion 1530, cité d’après A. Ackermann, « Die Reformation im Spiegel ihrer Kirchenlieder », Luther. Zeitschrift der Luther-Gesellschaft, 74, 2003, p. 70. 7 « Hochverursachte Schutzrede », dans Th. Müntzer, Schriften und Briefe, éd. par G. Franz, Gütersloh, 1968, p. 322. 8 H. Guicharrousse, « 95 thèses et 36 cantiques… », p. 175. 9 EYn newes lyed wyr heben an,/wes wald [walte] Gott, unser herre, zu syngen was got hat gethan/zu seinem lob und ehre. (AWA 4, p. 217). 10 Wir sollen dancken Got daryn ;/seyn wort yst widderkommen. der Sommer yst hart fur der thur,/der winter yst vergangen, die zarten blumen gehn erfur. Der das hat angefangen,/der wirt es wol volenden. (Luthers Geistliche Lieder und Kirchengesänge. Vollständige Neuedition in Ergänzung zu Band 35 der Weimarer Ausgabe, bearbeitet von M. Jenny, Cologne, 1985, Archiv zur Weimarer Ausgabe, t. 4 [nous abrégeons désormais : AWA 4], p. 220). 11 Voir Ackermann, « Die Reformation im Spiegel ihrer Kirchenlieder »…, p. 71. 12 De fait, dans l’écrit Des conciles et des Églises (1539), où Luther revendique pour l’Église évangélique la fidélité à l’Église ancienne, il compte le chant des cantiques au nombre des sept marques de la véritable Église : « Denn wo du sihest und hörest, das man das Vater unser betet und beten lernt, auch Psalmen oder Geistliche lieder singet, nach dem wort

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conseille à Spalatin, à la fin de 1523, de composer des cantiques en langue vernaculaire, « à l’exemple des prophètes », afin que « chantée, la Parole de Dieu reste parmi les gens »13. Luther compose une bonne partie de ses cantiques en lien avec la réforme de la Messe à Wittenberg et en concurrence avec le projet du Deutzsch kirchen ampt de Thomas Müntzer à Allstetdt. Il continue par ailleurs de faire de la louange la visée de ses cantiques, comme il l’exprime dans un sermon prononcé entre 1524 et 1527 et portant sur Exode 15, le cantique de Moïse : « Nous voyons cette coutume antique, selon laquelle les hommes ont écrit de tels cantiques. Suivant cet exemple, David composa des psaumes. De la même façon, d’autres pères composèrent des cantiques quand Dieu accomplit un miracle avec eux, et ceci à juste titre, afin que les œuvres de Dieu soient proclamées par la prédication et le chant, pour que les oreilles du monde entier soient remplies de ses œuvres admirables. »14 La Préface au premier recueil publié à Wittenberg en 1524 (le Recueil de cantiques spirituels15 – Geystliches gesangk Buchleyn – de Johann Walther, qui renfermait 32 chants allemands dont 24 de Luther) fait l’éloge, quant à elle, du chant de l’assemblée : « Qu’il est bon et agréable à Dieu de chanter des cantiques spirituels, voilà qui n’échappe, je pense, à aucun chrétien : non seulement chacun est instruit de l’exemple des prophètes et des rois de l’Ancien Testament (ils ont loué Dieu par des chants et de la musique, par des poèmes, en jouant toutes sortes d’instruments à cordes), mais aussi la communauté Gottes und rechtem glauben, Jtem den Glauben, Zehen gebot und Catechismum treibet öffentlich, Da wisse gewis, das da ein heilig Christenlich volck Gottes sey. » (WA 50, 641, 21-25). 13 « Consilium est, exemplo prophetarum & priscorum patrum Ecclesiae psalmos vernaculos condere pro vulgo, […] quo verbum dei vel cantu inter populos maneat. » (WA Br n° 698 : 3, 220, 1-3). 14 « Videmus hunc morem antiquum ut talibus uterentur homines cantilenis. Hoc exemplum imitatus David fecit ps. Item alii patres fecerunt cantica, quando dominus fecit cum eis miracula, vnd billich vnd recht, ut opera dei et praedicentur et cantentur, ut totius mundi aures plenae sint eius mirabilibus. » (WA 16, 191, 7-192, 2). 15 Luther a opéré une distinction entre « psaumes », « hymnes » et « cantiques spirituels », comme en témoigne, dans un sermon publié en 1525, ce commentaire de Colossiens 3, 16 (« Leret und vermanet euch selbs / mit Psalmen vnd Lobsengen vnd geistlichen lieblichen Lieden ynn der gnade vnd singet dem Herrn in ewren hertzen ») : Unterscheyd der dreyer wörtter ‘psalmen’, ‘lobsengen’ und ‘lieden’, meyn ich, sey dise, Das er durch die psalmen meyne eygentlich die psalmen David und andere ym psallter. Durch die lobesenge die andern gesenge ynn der schrifft hyn und widder von den Propheten gemacht, als Mose, Dibora, Salomo, Isaias, Daniel, Habacuc, item das Magnificat, Benedictus und der gleichen, die man Cantica heysset. Durch geystliche lieder aber die lieder, die man ausser der schrifft von Got singet, wilche man teglich machen kan. (WA 17 II, 121, 3-9). L’œuvre hymnologique de Luther relève de la troisième catégorie de chants.

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chrétienne connaît cette pratique depuis le commencement, notamment celle de chanter des psaumes. […] En conséquence, pour […] motiver ceux qui en sont plus capables, avec quelques autres j’ai rassemblé moi-même un certain nombre de cantiques spirituels pour pratiquer et divulguer le Saint Évangile, maintenant réapparu par la grâce de Dieu, afin que nous puissions aussi nous glorifier, comme Moïse le fait par son chant en Exode 15, de ce que le Christ est notre louange et notre chant et que nous ne voulons savoir rien chanter […] sinon JésusChrist notre Sauveur […] »16. On retrouve, dans ces programmes, les deux éléments présents dans Ein neues Lied wir heben an : la louange agréable à Dieu et la proclamation de ses œuvres au monde entier. Il en va de même dans la préface à l’édition de luxe du recueil de 1529, parue à Leipzig en 1545, chez l’imprimeur Valentin Babst. Luther joue sur le nom de ce dernier : « Combien cette édition de Valentin Babst est présentée de manière agréable ! Dieu fasse qu’elle cause beaucoup de mal et de grand dommages au pape (Bapst) romain, lui qui n’a semé partout que pleurs17, affliction et douleur par ses lois maudites, insupportables et exécrables, Amen. »18 Mais, là encore, la polémique n’est pas seule ; elle va de pair avec le cantique comme chant de louange et comme chant confessant : « Qui croit à cela [l’œuvre du salut du Christ] de bonne foi ne peut se taire : avec plaisir et joie, il lui faut chanter cela et en parler, afin que d’autres aussi l’entendent et s’approchent »19. 16 « Das geystliche lieder singen gut und Gott angeneme sey, acht ich, sey keynem Christen verborgen, die weyl yderman nicht alleyn das Exempel der propheten und könige ym allten testament (die mit singen und klingen, mit tichten und allerley seytten spiel Gott gelobt haben) sondern auch solcher brauch, sonderlich mit psalmen gemeyner Christenheyt von anfang kund ist. […] Demnach hab ich auch, samt ettlichen andern, zum gutten anfang und ursach zugeben die es besser vermügen, ettliche geystliche lieder zusamen bracht, das heylige Euangelion, so itzt von Gottes gnaden widder auff gangen ist, zu treyben und ynn schwanck zu bringen, das wyr auch uns möchten rhümen, wie Moses ynn seym gesang thut, Exo. 15, Das Christus unser lob und gesang sey, und nichts wissen sollen zu singen und zu sagen, denn Jhesum Christum unsern Heyland […] » (WA 35, 474, 2-7. 11-17). 17 heulen : ce sont aussi les hurlements, et l’on peut trouver là une allusion à la musique diabolique, la musique discordante suscitée par le pape, selon Luther. 18 « Wie denn dieser druck Valtin Babsts sehr lustig zugericht ist, Gott gebe, das damit dem Römischen Bapst, der nichts denn heulen, trawren und leid in aller welt hat angericht, durch seine verdampte untregliche und leidige gesetze, grosser abbruch und schaden geschehen, Amen. » (WA 35, 477, 15-19 ; traduction d’après H. Guicharrousse, Les musiques de Luther, Genève, 1995, p. 233). 19 « Wer solchs mit ernst gleubet, der kans nicht lassen, er mus frölich und mit lust davon singen und sagen, das es andere auch hören und herzu komen. » (WA 35, 477, 8-9).

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Entre 1524 et 1543, c’est conformément à ces principes que Luther a mis en œuvre son programme hymnologique. Quels que soient les temps de l’année liturgique et les circonstances pour lesquelles ils ont été composés20 et quel que soit leur genre21, que ces cantiques soient des créations sui generis, qu’ils adaptent des hymnes anciennes ou médiévales22 ou qu’ils paraphrasent des Psaumes bibliques23, tous ont en commun la louange à Dieu24. Au contraire de ce que suggèrent la plupart des travaux consacrés à l’œuvre hymnologique du Réformateur25, cette louange, individuelle et communautaire, n’est pas un thème des cantiques de Luther au 20 Luther a composé des cantiques pour les principales fêtes (Noël, Pâques, Pentecôte) et pour les différentes parties de l’ordinaire (le Credo, le Notre Père, l’Eucharistie). Ses compositions abordent les différents points catéchétiques (Décalogue, Notre Père, Credo, baptême, eucharistie), les principaux motifs de la vie spirituelle et des situations concrètes de l’existence humaine : Parole de Dieu, famille et enfants, communauté et individu croyant menacés par les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, etc. 21 Dans son « essai d’une typologie des cantiques », P. Veit Das Kirchenlied in der Reformation Martin Luthers. Eine thematische und semantische Untersuchung, Stuttgart, 1986, distingue entre la prière, le catéchisme, le chant confessant et la fonction liturgique (p. 62-80). D’autres interprètes ont relevé la diversité des formes : cantiques épiques, lyriques, ou encore au ton naïf et enfantin (Vom Himmel hoch da komm ich her). 22 On compte neuf adaptations d’hymnes latines. Ex : Herr Gott, dich loben wir = Te deum laudamus ; Nun komm, der Heiden Heyland = Veni redemptor gentium ; Christum wir sollen loben schon = A solis ortus cardine ; Der du bist drei in Einigkeit = O lux beata trinitas. Dans le recueil de 1524, on trouve 6 psaumes et 18 autres cantiques – fondés sur des strophes de l’Église ancienne et médiévale. – Dans sa Messe allemande (1526), Luther utilise des cantiques vernaculaires pour certaines parties de la liturgie (ainsi, le Credo : Wir glauben all an einen Gott, 1524). D’autres cantiques sont issus de la tradition vernaculaire du Moyen Âge. 23 Ainsi, Ein’ feste Burg paraphrase le Psaume 46, Gott ist unser Zuversicht vnd stercke – dans la Bible de Luther. – Qu’ils s’inspirent ou non d’un modèle biblique, tous ces cantiques sont truffés de citations ou d’allusions à l’Écriture (ainsi, par ex., le début de Nun freut euch, lieben Christen g’mein renvoie à Ps 98, 1 et à Phil 4, 4) : P. Veit, Das Kirchenlied…, a pu dénombrer 473 références, dont 3/4 proviennent du Nouveau Testament, et près de 40 % des épîtres de Paul. 24 Un certain nombre de cantiques portent d’ailleurs le titre Loblied. – Dans l’hymne de Noël, Luther va même jusqu’à répéter la strophe finale : « Lob, Ehr und Dank sei dir gesagt,/Christ, geborn von der reinen Magd, mit Vater und dem heiligen Geist/von nun an bis in Ewigkeit. » Les transformations que Luther fait subir à ses emprunts sont significatives : le cantique de Pâques Christ ist erstanden (Christ lag in Todesbanden), dont Luther ne conserve d’ailleurs que quelques allusions lointaines (Guicharrousse, Les musiques…, p. 236), devient Der lobesang Christ ist erstanden gebessert. (AWA 4, p. 285 : Folget der lobe gesang, von der aufferstehung Christi). 25 Voir ainsi W. von Meding, Luthers Gesangbuch. Die gesungene Theologie eines christlichen Psalters, Hambourg, 1998 : dans la section « Die Theologie des Gesangbuchs » de son ouvrage, von Meding consacre les p. 387-391 au thème « Lob und Klage » ! Pourtant, un peu plus loin, von Meding fait observer : « […] es [gilt] zu verstehen […], daß Luthers Gesangbuch als Ganzes ein Buch des Dankes und der Bitte darstellt, wie es ganz voller Freuden- und voller Loblieder ist. » (Luthers Gesangbuch…, p. 392).

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même titre que d’autres : les cantiques sont, tout entiers, louange au Dieu sauveur26. Davantage qu’un aperçu sémantique de l’ensemble des cantiques (il mettrait en évidence la fréquence des termes de la famille de Lob – louange –, de Dank – remerciement, action de grâce – ou de Ehre – [rendre] honneur –, alors que les termes relatifs au registre de la demande – Bitte, bitten – sont extrêmement rares27), l’examen de quelques compositions soulignera l’importance de cette louange. Le long cantique comme Réjouis-toi, communauté chrétienne bien-aimée (Nun freut euch, lieben Christen gmein, 1524)28 propose, aux strophes 2 à 9, un résumé saisissant de l’histoire du salut, où le « je » de la communauté se superpose au « je » autobiographique de Luther et à l’expérience personnelle29 du Réformateur, passé des affres du désespoir : « J’étais prisonnier du diable, J’étais perdu dans la mort […] (Str. 2) Mes bonnes œuvres ne valaient rien ; […] La crainte me poussait à douter, Seule la mort me restait […] » (Str. 3).

au réconfort du croyant réconcilié avec Dieu : « [Le Fils] me dit : Tiens-toi à moi ; […] Je me donne entièrement pour toi ; C’est pour toi que je veux combattre […] L’ennemi ne nous séparera pas. (Str. 7) […] C’est pour ton bien que j’endure cela ; Crois-le d’une foi forte. Ma vie engloutit ta mort, Mon innocence porte ton péché. Tu es désormais sauvé. » (Str. 8)

Encadrant cette narration, les strophes 1 et 10 invitent la communauté comme l’individu à un double mouvement : l’action de grâces 26 Voir Veit, Das Kirchenlied…, p. 81 et 83 : Dieu se trouve au centre de 29 cantiques (4 comme trinité, 9 privilégiant le Père, 13 le Fils et 3 le Saint Esprit). Luther loue le Dieu créateur et providentiel (p. 84-93), ou encore celui qui sanctifie (p. 111-117), mais bien plus encore le Dieu sauveur (p. 93-110). (Il délivre du péché et de la mort, et il réconforte – 19 occurrences du terme Trost). 27 De plus, la requête de Nun bitten wir den heiligen Geist a trait à un don spirituel, puisque Luther prie le Saint-Esprit de lui accorder la vraie foi. 28 Guicharrousse, « 95 thèses et 36 cantiques… » (op. cit., supra, n. 4), le qualifie de « confession de foi théologique » (p. 176). 29 Voir C. Zippert, « Luthers Präsenz in seinen Liedern », dans C. Markschies, M. Trowitzsch (éd.), Luther – zwischen den Zeiten, Tübingen, 1999, p. 209-211.

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envers Dieu, et, vis-à-vis des hommes, un témoignage de la bonne nouvelle du salut en paroles et en actes : « Réjouis-toi, communauté chrétienne bien-aimée Et dansons de joie. D’un même élan et d’un commun accord, Chantons avec amour et joie Ce que Dieu a fait pour nous, Son doux miracle, qu’il a payé fort cher30. (Str. 1) Ce que j’ai fait et enseigné, Tu le feras et tu l’enseigneras, Pour que le Royaume de Dieu s’accroisse À sa louange et à sa gloire. » 31 (Str. 10)

Le cantique C’est un rempart que notre Dieu (Ein feste Burg ist unser Gott) commence, lui, par célébrer la forteresse qu’est Dieu, avant d’introduire la figure menaçante du « vieil ennemi ». Mais les trois strophes suivantes se terminent toutes par l’annonce du triomphe divin : « Il n’est pas d’autre Dieu que lui ; Il doit rester maître du champ de bataille […] (Str. 2) Un simple mot suffit pour l’abattre [= le prince de ce monde] […] (Str. 3) Le Royaume des cieux nous restera tout de même acquis. »32 (Str. 4)

En 1542, la rumeur d’une alliance entre la Papauté et le Turc – Soliman II –, pour renverser Charles Quint, le poussent à composer Un cantique pour les enfants, à chanter contre les deux archi-ennemis du Christ et de sa sainte Église, le Pape et le Turc (Ein Kinderlied, zu singen wider die zween Ertzfeinde Christi und seiner heiligen Kirchen, den Bapst und Türcken, etc.). Même dans ce cantique, les motifs polémiques sont subordonnés au message de la Seigneurie du Christ. Le croyant demande à Dieu de le maintenir en sa Parole, afin qu’il puisse rendre au Seigneur la louange qui lui revient : « Maintiens nous, Seigneur, en ta Parole, Et mets fin aux crimes du pape et du Turc, Qui voudraient renverser de ton trône Jésus-Christ, ton fils33. (Str. 1) 30 « Nu frewt euch lieben Christen gmeyn/und last uns frolich spryngen, Das wir getrost und all ynn eyn/mit lust und liebe syngen,/Was Gott an uns gewendet hat/ und seyne susse wunder that, Gar thewr hatt ers erworben. » (AWA 4, p. 154). 31 « Was ich gethon hab und gelert, Das soltu thun und leeren,/Damit das reych Gots wird gemert/Zu lob und seynen eeren. […] » (AWA 4, p. 157). 32 « Und ist kein ander Gott ;/das felt mus er behalten. […] Ein wörtlin kann yhn fellen. […] das reich mus uns uns doch bleiben. »

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[…] Prouve ta puissance, Seigneur Jésus-Christ, Toi qui es le Seigneur des Seigneurs, Protège ta pauvre chrétienté, Afin qu’elle te loue pour l’éternité. »34 (Str. 2)

Pour Luther, dans la tradition d’Augustin et des théologiens du Moyen Âge, un des principaux sens de la musique et du chant réside donc dans la louange de Dieu : elle est la « cause finale de l’art qu’est la musique (Laus divina est causa finalis artis musice) »35. Mais cette louange a reçu une impulsion nouvelle avec le motif réformateur des œuvres qui découlent du salut et de la foi : « Si tu demeurais oisif en tout le reste, n’aurais-tu pas assez à faire rien qu’avec ce commandement, en bénissant, en chantant, en louant et en honorant sans trêve le nom de Dieu ? Et pour quoi d’autre la langue, la voix, le langage et la bouche ont-ils été créés ? », écrit Luther en commentant le premier commandement du Décalogue, dans son traité Des bonnes œuvres (1520)36. Le cantique de Luther est une louange pour le salut. Chant cultuel, il vise aussi à enseigner et à édifier la communauté. Chant destiné à être retenu par l’individu et à être chanté en famille, largement diffusé par des feuilles volantes, il vise à promouvoir la doctrine évangélique autant qu’à l’affermir chez ceux qui l’ont déjà adoptée. Il est aussi un cantique militant, car, pour le Réformateur, la Parole de Dieu ne manque pas de susciter la réaction du « vieil et méchant Ennemi » (C’est un rempart…). Cette louange, celle de la communauté chrétienne tout entière, est donc destinée à déborder le cadre du culte : « […] c’est exactement comme si nous célébrions l’office divin sur la place publique ou en 33 « ERhalt uns HErr bey deinem Wort/Und steur des Bapsts und Türcken Mord/ Die Jhesum Christum, deinen Son/Wolten stürtzen von deinem Thron » (AWA 4, p. 304). 34 « Beweis dein Macht, HERR Jhesu Christ,/Der du HErr aller Herren bist./ Beschirm deine arme Christenheit,/ Das sie dich lob in ewigkeit. » (AWA 4, p. 305). – Outre les trois cantiques que nous venons de présenter, voir le cantique de Sainte Cène Got sey gelobet und gebenedeyet (AWA 4, p. 163) ; Gelobet seyestu Jhesu Christ, cantique de Noël qui loue Dieu pour l’Incarnation (AWA 4, p. 165), et qui se conclut par : « Das hat er alles uns gethan,/seyn groß lieb zu zeygen an./Des fröu [= freue] sich alle Christenhait/und danck jm des in ewigkayt. » (Idem, p. 166) ; Christum wir sollen loben schon (AWA 4, p. 210) ; Herr Gott, dich loben wir (AWA 4, p. 276). 35 Voir Veit, Das Kirchenlied…, p. 32-35. 36 « Wan du nw aller dinge mussig werest, hettestu nit genug zuschaffen allein an dissem gebot, das dw gottis namen on unterlasz gebenedeiest, sungest, lobest und ehrest ? Und wotzu ist die tzung, stym, sprach und der mundt anders geschaffen ? » (Von den guten Werken, 1520, WA 6, 218, 14-17). Traduction d’après Luther, Œuvres, t. 1, éd. par M. Lienhard et M. Arnold, Paris, 1999, p. 418.

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plein champ, au milieu des Turcs ou des païens… », écrit Luther, en 1526, dans sa Préface à la Messe allemande37. L’impact des cantiques de Luther Luther a donné au cantique d’assemblée en langue vernaculaire une place considérable, et ses compositions ont marqué durablement et profondément la piété luthérienne. Certes, dans une prédication de janvier 1529, Luther critique vivement ses ouailles pour leur incapacité à apprendre ses chants – et donc à les enseigner à leur entourage : « Je vois bien votre paresse : vous n’apprenez pas ces cantiques sacrés […]. Vous ne vous donnez pas la moindre peine, mais vous accordez bien plus de considération aux chansonnettes de chevalerie. Vous, les pères de familles, devriez veiller à instruire les vôtres. Car ces cantiques sont presque comme une Bible pour les gens incultes – et même pour les personnes instruites. »38 Ces récriminations de Luther ont-elles porté leurs fruits ? En tout cas, les textes et les airs de ses cantiques ont été utilisés non seulement tout au long du XVIe siècle, mais encore jusqu’à nos jours, pour le meilleur… et pour le pire. En effet, çà et là, des compositeurs protestants ont pu dévoyer ce message. En 1854, dans son Loblied eines Lutheraners, inspiré en partie de Nun freut euch…, Friedrich Weyermüller exprimait en ces termes le cœur de cette proclamation : « Dieu soit loué de ce que je sois luthérien, [Et] de ce que la Parole pure du Christ, Comprise au sens où Luther l’a exposée de manière enfantine, Continue de battre dans mon cœur. […] (Str. 1) Dieu soit loué de ce que je puisse être sauvé Par la grâce, [oui,] par la grâce seule, Et de ce que le sang et les tourments de la mort de Jésus Soient mon gain éternel ! »39 (Str. 6) 37 « […] gerade als wenn wyr mitten unter den turcken odder heyden auff eym freyen platz odder felde Gottis dienst hielten » (WA 19, 74, 27-28). 38 « Ignaviam vestram video, quia cantilenas illas sacras non discitis […] nihil omnino illis studetis, ßonder viel meher uff zceuterliedleyn achtet. Vos patres-familias studeatis vestros informare, sunt enim tales cantilenae quasi Biblia rudium, etiam doctorum. » (WA 29, 44, 14-17). 39 « Gott lob, daß ich lutherisch bin,/Daß Christi treues Wort/ In Luthers treuem Kindes Sinn/Mir schallet im Herzen fort ! […] Gott lob, daß ich aus Gnad allein/ Aus Gnaden selig

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Mais son cantique se poursuivait en une longue série de strophes consacrées à la polémique : « Dieu soit loué de ce que je sois libéré du pape, de sa vaine pompe, de sa tyrannie spirituelle, [et] de son pouvoir mensonger ! (Str. 8) […] Dieu soit loué de ce qu’aucun sectaire ne puisse me prendre dans ses filets »40 (Str. 9)

pour se conclure, à la strophe 13, par : « Dieu soit loué de ce je sois luthérien, je m’en glorifierai jusqu’à la fin. »41 Au début de la Première Guerre mondiale, rares furent les pasteurs allemands qui, comme un prédicateur de Nuremberg, invitèrent leurs ouailles à ne pas identifier le « vieil ennemi » de C’est un rempart… à « ces pauvres hommes qui sont à présent contraints de nous mener la guerre », mais à s’inspirer plutôt de la foi en Dieu exprimée par le cantique de Luther ; ils furent bien plus nombreux à reconnaître dans les ennemis de l’Allemagne le diable plein de rage brocardé par les vers du Réformateur42. Durant la seconde moitié du XXe s., la place des cantiques de Luther dans l’hymnologie des églises qui portent le nom du réformateur a subi des évolutions contrastées. Dans le Recueil – bilingue – de cantiques de l’Église de la Confession d’Augsbourg en Alsace et en Lorraine de 1952, on trouvait encore la quasi-totalité du répertoire luthérien – dont plusieurs cantiques de Luther dans la partie française du recueil43. Par contre, le recueil Arc-en-Ciel, en usage depuis 1988 (5e éd., 1995), ne comprend plus que C’est un rempart…, et qui plus est, dans l’adaptation française lénifiante de H. Lutteroth (1845) ; il semble donc témoigner d’une érosion très rapide de

bin/Daß Jesu Blut und Todespein/Mein ewiger Gewinn ! » (Friedrich Weyermüller, Lutherische Lieder, Halle, 1854, p. 136 s.). 40 « Gott lob, daß ich vom Bapste frei,/Von seiner eiteln Pracht,/Von seiner Geistestyrannei,/Von seiner List und Macht ! […] Gott lob, daß mich kein Sektierer mich/In sein Netze zieht […] » (Friedrich Weyermüller, Lutherische Lieder…, p. 138]. 41 « Gott lob, daß ich lutherisch bin, Ich rühm es bis ans End » (Friedrich Weyermüller, Lutherische Lieder…, p. 138). 42 Voir Matthieu Arnold, « La chaire au service de la patrie : prédications protestantes françaises et allemandes durant la Première Guerre mondiale (1914-1918) », Revue d’Allemagne et des Pays de langue allemande, 36, 2004, p. 135-154. 43 5 cantiques pour la partie française (n° 2, 3, 4 – il s’agit principalement de cantiques de Noël –, 20 – C’est un rempart – et 30, et une trentaine dans la partie allemande ; de plus, dans cette partie, il existe une sous-rubrique « Reformation » – n° 175-179 – à « Kirche ».

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l’influence des cantiques de Luther44. Pourtant, l’Evangelisches Gesangbuch de l’Église du Palatinat, recueil allemand adopté par l’Église de la Confession d’Augsbourg en 1994 à côté du répertoire francophone de l’Arc-en-Ciel, comporte une trentaine de compositions du Réformateur. Ainsi, « Ein’ feste Burg » (n° 362) est proposé pour le « jour du souvenir des témoins de la foi… (Am Gedenktag der Glaubenszeugen…) », et figure dans la rubrique « peur et confiance (Angst und Vertrauen) »45. On pourrait être tenté d’expliquer cette différence entre les deux recueils par un renouveau de l’hymnologie protestante : des productions nouvelles de qualité concurrenceraient, dans le premier recueil (ARC), les cantiques anciens de la Réformation et contribueraient à leur disparition. Or, c’est tout le contraire qui se produit : le Evangelisches Gesangbuch est riche de créations, dont certaines sont sans doute appelées à connaître un succès durable. Si l’on excepte le Psautier, les cantiques de l’Arc-en-Ciel sont, pour une bonne part, des compositions de moindre valeur. Les geistliche Lieder de Luther ne constituent donc pas un obstacle à des compositions nouvelles de qualité, bien au contraire. Le Réformateur le pressentait peut-être lorsqu’il écrivait, en 1528, en préface à la 2e édition de son recueil de cantiques : « […] nous aimerions vraiment conserver à notre monnaie sa valeur, tout en n’interdisant à personne d’en battre une meilleure pour lui-même. Tout ceci dans le but que seul le nom de Dieu soit célébré, sans chercher notre propre gloire. Amen. »46.

44 On relèvera l’absence, significative, d’une rubrique « Fête de la Réformation » ; c’est dans la rubrique « Confiance » de la section « Église » que l’on trouve, au n° 543, « C’est un rempart… ». 45 Voir aussi les propos de Christian Zippert, p. 207, qui témoignent de l’actualité durable du message véhiculé par les cantiques de Luther : « Seine Lieder aber – Luther in unverändertem Originalton – nehmen wir nicht nur zur Kenntnis, sondern in den Mund und sprechen als unser eigenes Bekenntnis, wann immer wir unser Gesangbuch aufschlagen, veröffentlichen wir sie singend und klingend. » 46 « […] Denn wir woltenn ia auch gerne unser müntze ynn yhrer wirde behalten, niemandt unuorgünnet fur sich seine bessere zu machen, Auff das Gotts name alleine gepreiset und unser name nicht gesucht werde. Amen. » (WA 35, 476, 12-15).

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Bibliographie Sources D. Martin Luthers Werke, Kritische Gesamtausgabe, Band 35, Weimar, 1923 [WA 35]. (Pour les textes des cantiques, cette édition a été rendue obsolète par AWA 4 – voir référence suivante –, mais elle présente l’avantage de donner aussi les préfaces des recueils de cantiques de Luther). Luthers Geistliche Lieder und Kirchengesänge. Vollständige Neuedition in Ergänzung zu Band 35 der Weimarer Ausgabe, bearbeitet von M. Jenny, Cologne, 1985, Archiv zur Weimarer Ausgabe, t. 4 [AWA 4]. Luther, Œuvres, t. 1, éd. par M. Lienhard et M. Arnold, Paris, 1999. Études Ackermann A., « Die Reformation im Spiegel ihrer Kirchenlieder », Luther. Zeitschrift der Luther-Gesellschaft, 74, 2003, p. 60-80. Arnold M., « Nehmen sie den leib, ehr, kind, gut und weib… Brèves remarques sur le cantique de Luther Ein feste Burg ist unser Gott », Positions Luthériennes, 48, 2000, p. 295-315. Guicharrousse H., Les musiques de Luther, Genève, 1995. - « 95 thèses et 36 cantiques. L’œuvre hymnodique de Luther, miroir de sa pensée et de son action réformatrices », dans J.-P. Cahn, G. Schneilin (éd.), Luther et la Réforme 1519-1526, Paris, 2000, p. 168-183. Hahn G., Evangelium als literarische Anweisung. Zu Luthers Stellung in der Geschichte des deutschen Kirchenliedes, Munich, 1981. Jenny M., Luther, Zwingli, Calvin in ihren Liedern, Zurich, 1983. Meding W. von, Luthers Gesangbuch. Die gesungene Theologie eines christlichen Psalters, Hambourg, 1998. Veit P., Das Kirchenlied in der Reformation Martin Luthers. Eine thematische und semantische Untersuchung, Stuttgart, 1986. Zippert C., « Luthers Präsenz in seinen Liedern », dans : C. Markschies, M. Trowitzsch (éd.), Luther – zwischen den Zeiten, Tübingen, 1999, p. 207-229.

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HYMNES CHANTÉES DANS LES ÉGLISES PROTESTANTES Robert Weeda

En conclusion du colloque, la chorale de l’église protestante de StPierre-le-Jeune de Strasbourg a chanté quelques hymnes protestantes. En voici le programme : Claude Le Jeune (v. 1530-v. 1600) Vous qui sur la terre habitez (à quatre voix) Johann Walter (1496-1570) Ein feste Burg ist unser Gott (à deux voix) Johann Sebastian Bach (1685-1750) Herzlich lieb hab’ ich Dich, o Herr (à quatre voix) Ralph Vaughan Williams (1872-1958) For all the saints (à l’unisson, et à quatre voix) Peter Lutkin (1858-1931) The Lord bless you and keep you (à quatre voix)

Étant paroissiale – c’est-à-dire attachée à l’église St-Pierre-leJeune – la chorale a une tâche liturgique, dans l’esprit défini par s. Paul dans l’Épitre aux Éphésiens, chap. 5, versets 18-19 : « Soyez [...] remplis de l’Esprit ; entretenez-vous par des psaumes, par des hymnes, et par des cantiques spirituels, chantant et célébrant de tout votre cœur les louanges du Seigneur ; rendez continuellement grâce à Dieu le Père pour toutes choses, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ [...] ».

Son répertoire a cappella1 s’étend du XVIe siècle à aujourd’hui et est choisi en fonction de la liturgie du dimanche comme aussi des grandes fêtes religieuses ; les pièces sont de source œcuménique, c’est bien

1 A cappella signifie littéralement « dans le style de la chapelle », c’est-à-dire un chant pour voix seules, sans accompagnement instrumental.

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pourquoi la chorale chante en français, allemand, anglais, latin ou slavon2. L’hymne protestante Elle a son origine dans la Réforme du XVIe siècle, et plus particulièrement dans celle du Réformateur allemand Martin Luther (14831546) et du français Jean Calvin (1509-1564). Martin Luther construit son œuvre musicale dans la continuité des traditions existant dans l’Église (catholique) comme dans celles des pratiques musicales (profanes) de son pays : pour lui, il n’y a point de rupture radicale. Pour Luther, la musique est en effet l’art majeur : « Musica donum Dei se extendit omnia » (La musique est un don de Dieu qui dépasse toute chose), et c’est dans le chant communautaire que, selon lui, les fidèles peuvent au mieux exprimer une foi joyeuse3. Jean Calvin conçoit la musique d’église comme l’expression d’une oraison publique : pour lui, seuls les psaumes peuvent y trouver leur place afin de « nous occuper en ceste ioye spirituelle. Quand nous aurons bien circui [c’est-à-dire fait le tour] par tout pour cercher ça & là, nous ne trouverons meilleures chansons ne plus propres pour ce faire, que les Pseaumes de David : lesquelz le sainct Esprit lui a dictez & faitz »4. Après avoir dirigé l’« Église des français »5 à Strasbourg de 1538 à 1541, Calvin travaillera à Genève jusqu’à sa mort en 1564. Parmi les étrangers qui ont trouvé refuge dans cette ville pour cause de (guerre de) religion ou qui veulent y suivre l’enseignement du Réformateur, nous trouvons l’Écossais John Knox (v. 1513-1571). Celui-ci y dirige la communauté des réfugiés anglais et publie en 1551 une traduction anglaise du Psautier français sorti la même année6. Ces psaumes sont joints plus tard à « The forme of prayers and ministration of the 2 Le slavon est la langue cultuelle de l’Église orthodoxe. 3 Voir aussi la contribution de Matthieu Arnold, Les cantiques de Martin Luther (1524-

1543). 4 Préface de Calvin (Genève, 10 juin 1543) dans l’édition partielle du Psautier de 1543 ; celle-ci fait suite à la publication de « Aulcuns pseaulmes et cantiques mys en chant », Strasbourg, 1539 dont une édition en fac-similé a été publiée à Brasschaat (Belgique), Boekmakerij Gert-Jan Buitink, 2003. 5 Cette Église rassemblait des réfugiés « français » venus de Lorraine et des Pays-Bas pour des raisons d’appartenance religieuse, des Anglais (à partir de 1553) et une population flottante composée d’étrangers qui venaient à Strasbourg à l’occasion des Foires ou pour fréquenter le Gymnase. 6 Il s’agit des « Pseaumes octantetrois de David » ; nous en parlons plus loin.

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HYMNES CHANTÉES DANS LES ÉGLISES PROTESTANTES

Sacrament, etc. used in the English Congregation at Geneva : and approved by the famous and godly learned man, John Calvyn » (La manière de faire les prières et d’administrer les sacrements, etc. en usage dans la communauté anglaise de Genève : et approuvés par Jean Calvin, le réputé savant béni de Dieu) : il s’agit en fait d’une version quelque peu remaniée de « La manyere de fere prieres aux eglises françoyses » que Calvin avait rédigée en 1542 ainsi que de son Catéchisme de 1549. « The forme... » sera finalement adoptée par la Church of Scotland (l’Église d’Écosse) en 1560, alors qu’en 1564 celle-ci assurera la première édition du Scottish Psalter (Psautier écossais) qui complète l’édition anglaise publiée à Genève en 1551. De son côté, la Church of England (l’Église d’Angleterre) dispose dès 1562 de son premier Psautier dans la traduction réalisée à partir des paraphrases françaises par Thomas Sternhold et – après la mort de celui-ci, en 1549 – par John Hopkins : ce « Whole Book of Psalms, collected into English metre » (Le psautier complet, en métrique anglaise) propose à partir de l’édition de 1564 « A short Introduction into the Science of Musick, made for such as are desirous to have the knowledge thereof for the singing of the Psalmes » (Une brève introduction à la science de la musique destinée à ceux qui souhaitent en prendre connaissance pour chanter les psaumes). Mais l’Église d’Angleterre ne pouvait se satisfaire des seuls psaumes ; c’est ainsi que paraît en 1623 un premier recueil d’hymnes, « Hymns and Songs of the Church » (Hymnes et chants de l’Église), dans la tradition des Carols7 destinés à la dévotion personnelle. Au cours des siècles, ce recueil connaît de nombreuses revisions ; nous en parlons encore plus loin. Au début du XXe siècle, l’Américain Peter Lutkin adapte le dernier recueil anglais paru aux spécificités propres de l’Église épiscopale (américaine) dans une édition dont il assume la responsabilité musicale. Ainsi sont brièvement tracées quelques lignes historiques de l’hymne protestante dont ont témoigné les cinq pièces inscrites au programme.

7 Le Carol est un chant de Noël.

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Le Psautier de Calvin Alors qu’il est à la tête de l’« Église des français » de Strasbourg, Jean Calvin publie en 1539 les « Aulcuns pseaulmes et cantiques mys en chant » qui contiennent six paraphrases de psaumes de sa main et treize paraphrases réalisées par Clément Marot. Ce recueil strasbourgeois forme l’ébauche de son Psautier, une œuvre unique dans l’histoire du protestantisme ; à Strasbourg, ces « Aulcuns pseaulmes... » connaîtront encore trois nouvelles éditions (augmentées) : celle de 1542 sera réalisée sous la responsabilité de Pierre Brully, successeur de Calvin à la tête de la paroisse française8, alors que les éditions de 1545 et de 1553 seront assurées par le pasteur Jean Garnier9. Dès son retour à Genève en 1541, Calvin continue ce travail liturgique pour aboutir par étapes successives (en 1542, 1543 et 1551) à la publication en 1562 du Psautier complet : tous les 150 psaumes y sont alors paraphrasés en langue vernaculaire avec 49 textes de Clément Marot (1496-1544)10 et 101 textes de Théodore de Bèze (1519-1605). Les auteurs de la musique sont Guillaume Franc (v. 15151570), Loys Bourgeois (v. 1510-après1561) et Pierre Davantès (v.15251561)11. Ces psaumes sont écrits pour être chantés à une seule voix (« ung chascun [...] à chanter communément »)12 et a cappella : en effet, Calvin a bien précisé que « les oraisons publiques ne se doyvent faire [...qu’] en langage commun du pays [c’est-à-dire vernaculaire], qui se puisse entendre de tout l’assemblée »13, alors que « touchant de la melodie, il a semblé advis le meilleur qu’elle fust moderée, en la sorte que nous l’avons mise pour emporter poidz et maiesté convenable au subiect, et mesme pour estre propre à chanter en l’Église [...] »14. Quant aux instruments, en 1544 déjà Calvin disait 8 Voir notre L’« Église des Français » de Strasbourg (1538-1563) - Rayonnement européen de sa Liturgie et de ses Psautiers, Baden-Baden & Bouxwiller, Éditions Valentin Koerner, 2004, p. 67-68. 9 Weeda, L’« Église des Français »..., p. 107-108 ; pour un aperçu général des psaumes strasbourgeois, voir p. 146-151 (Annexe 2). 10 Les premiers textes de Calvin de 1539 y seront remplacés par de nouvelles versions écrites par Marot. 11 Voir notre Le Psautier de Calvin - L’histoire d’un livre populaire au XVIe siècle (15511598), Turnhout, Brepols, 2002. 12 Calvin le recommande déjà dans ses « Articles » du 16 janvier 1537 ; Weeda, Le Psautier..., p. 20. 13 L’« Institution de la Religion chrestienne » de Calvin (§ 32, rédigé en 1545) ; Weeda, Le Psautier.., p. 156. 14 « La forme des prières et chantz ecclésiastiques » de Calvin, « De Genève, ce 10 de Iuing M.D XLIII » ; Weeda, Le Psautier..., p. 160.

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HYMNES CHANTÉES DANS LES ÉGLISES PROTESTANTES

qu’« [...] il y en a qui pensent que Dieu doit estre honoré en cloches et en orgues et en autre moyens et que ce seroit un grand scandale à l’Église et que l’on en pourroit acquerir mauvais bruit de les mettre en avant [...] »15. Claude Le Jeune (v.1530-v.1600) - Vous qui sur la terre habitez Le texte de cette pièce renvoie au Psaume 100 de l’Ancien Testament16, un psaume de louange – un hymne. La version de Claude Le Jeune trouve son origine dans les « Pseaumes octantetrois de David », l’édition du Psautier publiée à Genève en 1551 comportant quatre-vingt-trois (« octantetrois ») paraphrases de psaumes en langue française : 49 y sont de la main de Clément Marot, et 34 de Théodore de Bèze parmi lesquelles l’on trouve ce « Vous qui sur la terre habitez » dont la mélodie a été écrite par Loys Bourgeois, mais pour une voix seulement. Dans sa musique, Bourgeois s’est inspiré du style vaudeville qui permettait au texte d’être clairement proclamé ; alors que la structure est essentiellement binaire (comme d’ailleurs pour l’ensemble du Psautier), le rythme de ce psaume rappelle néanmoins très brièvement une danse à trois temps dont témoigne le bref extrait du début de la pièce :

Loys Bourgeois se sent plutôt à l’étroit dans l’Église de Genève : selon lui, le culte y est stérile et la prédication trop sévère. Pour ce musicien, « voyans le grand discord qui se faisoit trop souvent en chantant les pseaumes, par ceux qui n’entendent rien en musique »17, ce n’est pas ainsi que vit l’homme et qu’il peut louer Dieu : Bourgeois veut que les psaumes profitent d’une plus grande diversité de musique, de voix et d’instruments. Or, ce sont toutes choses interdites par Calvin. Dans ces conditions, Bourgeois recherche sa liberté et fait 15 Weeda, Le Psautier.., p. 25. 16 Psaume 99 dans la Vulgate, version officielle de la Bible catholique (reconnue

authentique au Concile de Trente, 1546). 17 Extrait de l’« Avertissement » écrit par Bourgeois à la fin du recueil des « Pseaumes octantetrois de David » de 1551 ; cette constatation fait suite à ses initiatives prises à Genève dès 1546 « affin que nulz n’aye cause d’ignourance » ; Weeda, Le Psautier..., p. 123-124.

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imprimer à Lyon (en 1547) deux recueils de musique de sa main18, dont le « Premier livre des [24] Pseaumes de David » publié chez Godefroy et Marcellin Beringen. Dans sa préface à ce recueil, Bourgeois dit avoir mis ces vingtquatre psaumes « en diversité de Musique : à sçavoir, familière, ou vaudeville ; aultres, plus musicales ; & aultres à voix pareilles, bien convenables aux instrumentz » ; il pense d’ailleurs qu’ils seront encore « un peu mieulx en liberté », mais précise cependant que ces psaumes « respondent toutesfois (tant qu’il est possible) à la gravité de la chose saincte »19. Cette dernière remarque annonce indirectement que les mélodies de ces psaumes paraîtront dans le recueil des « Pseaumes octantetrois de David » : Bourgeois s’est donc d’abord exercé en toute liberté sur leur écriture à quatre voix, avant de les confier à l’unisson au Psautier de 1551. En parlant de « vaudeville », Bourgeois se réfère à un genre musical populaire du XVIe siècle qui est le plus généralement strophique. Le style en forme de « vaul de ville » ou « voix de ville » – c’est-à-dire une chanson que l’on danse et chante d’ordinaire en milieu urbain – convenait sans aucun doute fort bien aux aspirations des protestants ; en privilégiant la compréhension des paroles, ce genre permettait aux psaumes paraphrasés en français d’être chantés sans difficulté par le “petit peuple”. D’origine prophane, ce style de chanson utilisé pour les psaumes n’était point, selon Bourgeois, « deshonnête » ; tout au contraire, il permettait de faire entendre sa “voix” et de proclamer sa foi ! Voici la version originale de ce Psaume 100, telle que conçue par de Bèze et Bourgeois, avec ses quatre strophes20 : 18 La dédicace qui accompagne le second recueil, les « Pseaulmes cinquante de David roy [...] mis en musique [...] à quatre parties, à voix de contrepoint égal consonante au verbe », dit que Bourgeois « commençoye à avoir en desdaing ces chansons dissolues, desquelles on ne peut rapporter aulcun fruict pour le contentement de l’esprit [...]. Car [...] ceste musique [...] ne convient point à la majesté de ces affections sainctes et divines » ; c’est bien pour cette raison qu’il a composé ces psaumes à quatre voix en note-contre-note, en « suppliant tous amateurs d’honnesteté la bonne affection de l’un et l’autre » : en fait, il demande un accueil sympathique tout à la fois pour sa version originale à l’unisson - qui sortira à Genève en 1551 - comme pour celles qu’il a composées à quatre parties (quatre parties signifiant que chacune des quatre voix a son livret de musique individuel). 19 Cité d’après Francis M. Higman, « Chanter au Seigneur nouveau cantique : Le Psautier de Genève au XVIe siècle », dans Lire et découvrir - La circulation des idées au temps de la Réforme, Genève, Droz, 1998, p. 458. 20 Fac-similé de sa première édition (Genève, Michel Barnier, 1562) : Clément Marot et Théodore de Bèze, Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies, Genève, Droz, 1986, p. 330. Comme pour l’ensemble du Psautier, le texte original de Bèze a été revu une première

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Au seizième siècle, et comme nous venons de le voir, les Églises d’inspiration calviniste n’admettaient que le chant des psaumes, à l’unisson et sans accompagnement (de l’orgue ou de quelqu’autre instrument). En revanche, de par leur qualité et leur large diffusion, les mélodies du Psautier ont été utilisées par d’autres musiciens de cette époque – comme Claude Goudimel, Le Jeune ou le compositeur hollandais J. Pz. Sweelinck – pour les insérer dans des versions à quatre voix, soit homophones sinon en forme de motet ; mais alors... elles ne pouvaient se chanter qu’en dehors de l’église, c’est-à-dire ès maison. Depuis, les temps ont changé, et aujourd’hui ces versions se chantent également au culte. Dans cette pièce de Le Jeune, la mélodie d’origine est tenue par les ténors : héritée du Moyen Âge, cette tradition d’écriture musicale avait en effet été gardée à la Renaissance. Les trois autres voix fois par Valentin Conrart et publié en 1679, quatre ans après sa mort ; c’est cette version qui a été chantée par la chorale.

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s’accordent pas à pas au rythme de la mélodie originale, et c’est donc l’harmonie ainsi créée qui lui donne sa « valeur ajoutée ». Luther et la musique Pour Luther, la musique est le langage de l’âme : unie à la Parole – qui est au centre de la foi protestante – la musique a une extraordinaire puissance d’action. Mais, comme l’écrit Léon Wencelius, le Réformateur est aussi d’avis qu’« on ne peut pas faire trop entendre au commun la parole et les œuvres de Dieu ». D’après Luther, il convient donc de les « dire, de les chanter [...] tout en veillant à ce que Satan n’en empêche pas la compréhension en les falsifiant »21. Johann Walter (1496-1570) - Ein feste Burg ist unser Gott Martin Luther a probablement écrit le texte de ce cantique vers la fin de 1527 ; en tout cas, sa première publication date de 1528, dans un recueil de chants de Hans Weisz publié à Wittenberg. Ce Psaume 4622 « Dieu est pour nous une forteresse » est un psaume de confiance et de réconfort, « Der 46. Ain Trost Psalm. In seinen aignen Weisz ». Sous la plume de Luther, il s’agit effectivement d’une paraphrase, car on y retrouve peu de termes qui rappellent l’original de l’Ancien Testament : en effet, Luther en a fait un cantique de louange « exprimant la confiance en Dieu et en son règne »23, et c’est sous cette forme qu’il est depuis longtemps déjà le chant-symbole de la fête de la Réformation, le 31 octobre. La mélodie est d’origine populaire : Luther l’a choisie24 pour accompagner son texte parce qu’elle présente une structure claire avec trois parties distinctes, dans la forme (A) - (B) - (A’). Elle commence 21 Citations d’après Léon Wencelius, « Les réformateurs et l’art », dans Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français, 117e année, janvier-février-mars 1971, Paris, p. 22. 22 Psaume 45 dans la Vulgate (voir note 16). 23 Ernest Muller, « Les cantiques de Luther dans les recueils de langue française », dans Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français, tome CXXIX, janvier-mars 1983, Paris, p. 58. 24 Luther choisissait lui-même les mélodies qui devaient aaccompagner ses textes ; ce n’était pas le cas pour Calvin car, dans l’élaboration de son Psautier, les musiciens (Franc, Bourgeois et Davantès) ont opté, indépendamment du Réformateur, pour telle ou telle démarche musicale, y compris celle d’un retour éventuel à une source grégorienne ou profane.

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(A) dans le haut de la tessiture, ce qui lui donne une grande force d’expression musicale ; c’est d’ailleurs le propre du style de l’hymne religieuse (au contraire des hymnes nationaux qui, en général, partent du bas de la tessiture...)25. Luther utilise de préférence ce type de mélodie - avec une entrée sur une note haute - pour accompagner un texte qui exprime la proclamation de la confiance, comme le montre le début du cantus firmus (en abrégé : c.f.)26 que voici27 :

Nous trouvons ce même trait musical dans d’autres cantiques de Luther, écrits entre 1523 et 153528 : (Après 1523)

(Avant 1525 ?)

25 La symbolique musicale est tout à fait claire : venant du haut, quand il s’agit de Dieu - , et partant du bas, quand c’est l’expression du peuple ! 26 Littéralement : mélodie fixe. Le c.f. désigne généralement une mélodie préexistante servant de base à une nouvelle composition polyphonique. 27 Cet extrait est transposé d’une quarte vers le bas, et en valeurs de note réduites de moitié. 28 Pour faciliter leur lecture comparative, ces trois exemples sont transcrits dans la même tessiture que le précédent (voir notes 26 et 27).

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(1535)

Mais le texte de ce Psaume 46 exprime également le mouvement : d’abord (A) de Dieu vers l’homme ; dans la partie centrale (B), sa mélodie devient d’abord dansante (ce qui rappelle aussi son origine populaire), puis – dans un mouvement large – elle exprime la louange que l’homme adresse à Dieu. La pièce se conclut avec le retour de la fin de la mélodie initiale (A’). L’original le plus ancien de cette mélodie nous est préci-sément connu grâce à Johann Walter29. Celui-ci fut d’ailleurs un des premiers compositeurs à insérer une telle mélodie dans des pièces à plusieurs voix qui, au contraire des Églises inspirées de la Réforme de Calvin, étaient chantées dans les cultes en Allemagne par des chœurs de garçons ou d’étudiants (comme par exemple aujourd’hui encore par le Thomanerchor à Leipzig dans l’église St-Thomas – celle de J.S. Bach) : c’était en effet la tâche du chœur d’apprendre cette mélodie à l’assemblée..., en attendant qu’« eine gantze Christliche Gemein durchaus mit singen kann » (que toute une assemblée chrétienne puisse participer au chant)30. Dans sa version pour deux voix proposée par la chorale (et reprise ci-dessous), les hommes chantent la mélodie originale (le cantus firmus), alors que les femmes la colorent comme en (pré-) « écho », grâce à un jeu subtil d’imitation tout en délicatesse31 :

29 Partie de ténor dans son Geystliche Gesangk Buchleyn, 1530. 30 Préface du Choralbuch (Livre de chorals) de 1586 du compositeur Lukas Osiander

(1534-1604). 31 Ce cantique de Luther a fait l’objet de notre essai « De Friedrich Spitta à nos jours : la perception de la “Marseillaise” du XVIe siècle », dans Strasbourg 1900 - Naissance d’une capitale, Paris/Strasbourg, Éditions d’art Somogy/Musées de Strasbourg, 2000, p. 26-32.

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L’hymne dans l’œuvre d’un maître protestant Parmi les compositeurs protestants de musique sacrée, le cantor de Leipzig est à juste titre le plus réputé. Le choix du choral de J.S.Bach a été motivé par le fait que texte et musique sont tous deux d’origine strasbourgeoise...

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) - Herzlich lieb hab’ ich Dich, o Herr Le texte de cette prière pleine d’affection est de la main de Martin Schalling (1532-1608) qui, d’après ce que nous savons, aurait été membre de la paroisse de St-Pierre-le-Jeune de Strasbourg. La mélodie, quant à elle, a été écrite par Bernard Schmid le Vieux qui, à la même époque, était organiste de l’église St-Thomas dans la même ville : on la retrouve dans son Tabulaturbuch (Livre de tablatures32) de 1577, une édition qui a connu une large diffusion dès la fin du XVIe siècle. C’est ainsi qu’en 1729 Bach a pu utiliser texte et mélodie pour conclure sa cantate BWV 17433 destinée au lundi de Pentecôte : « Ich liebe den Höchsten von ganzem Gemüte » (J’aime le Très-Haut de toute mon âme). Cet emprunt n’est pas chose exceptionnelle chez le compositeur : il le fait régulièrement avec des mélodies d’origine profane qu’il utilise dans des œuvres sacrées, comme aussi avec celles qui ont déjà leur place dans l’église (comme « Ein feste Burg ist unser Gott » de Luther, qui résonne dans sa cantate BWV 80 de 1724). Dans ce choral, les sopranes portent le cantus firmus : cette mélodie est à la fois joyeuse et priante ; mais, chez Bach, elle ne compte plus seule. En effet, les trois autres voix apportent par moment leur propre contribution mélodique, chacune à son tour (nous retrouvons ces interventions dans la partition reprise plus loin) : les basses d’abord (b-1), puis les alti et ténors (a) et (t), puis de nouveau les basses (b-2), alors que les quatre voix ensemble enrichissent « Herr Jesu Christ, mein Gott und Herr, in Schanden lass mich nimmer mehr » (Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu et mon maître, ne me laisse plus jamais succomber à la honte), le texte de conclusion où la pièce s’intériorise en douceur.

32 La tablature est une notation musicale basée sur des chiffres, des lettres ou des symboles graphiques sous forme de tableaux au lieu ou en plus de la notation conventionelle en portée. La plupart des tablatures sont utilisées pour la musique en accords ou à plusieurs parties. 33 BWV est l’abréviation de Bachs Werke Verzeichnis (Relevé des œuvres de Bach).

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Tout, dans cette pièce, est axé sur l’expression du son. Il faut cependant reconnaître que, dans le chant a cappella de ce choral, manque la couleur des instruments que Bach a également prévus : les cordes, ainsi que les cors et les hautbois (dont un hautbois ancien, appelé taille de hautbois) donnent en effet une dimension supplémentaire à l’expression des voix.

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La traduction du texte se lit ainsi : « O Seigneur, je t’aime de tout mon cœur, n’éloigne pas de moi ta bonté et ta grâce ; le monde entier ne m’apporte aucune joie, je n’aspire pas au ciel ou à la terre, si seulement je puis t’avoir. Et si mon cœur se brise, tu es cependant mon assurance, mon lot et la consolation de mon cœur, toi qui m’as sauvé par ton sang. Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu et mon maître, ne me laisse plus jamais succomber à la honte ».

L’hymne dans les Églises anglo-américaines Après l’édition en 1623 de son premier livre d’hymnes, la Church of England a initié de nombreuses revisions. Ainsi paraît en 1861 le recueil « Hymns Ancient and Modern » (Hymnes anciens et modernes) qui comprend 273 hymns : parmi ceux-ci, un grand nombre étaient de la main du Father of English hymn-writing (le père de l’hymne anglais) Isaac Watts (1674-1748), alors que d’autres avaient été écrits par John Wesley (1703-1791) et son frère Charles Wesley (1707-1788) qui, en 1780, avaient initié le premier recueil de chants pour l’Église méthodiste, « A Collection of Hymns for the use of the People called Methodists » (Une collection d’hymnes à l’intention du peuple appelé les Méthodistes)34. Enfin, ce recueil de 1861 contient aussi des traductions nouvelles d’hymnes latins ou allemands ; mais l’ensemble donnait l’impression d’être destiné plutôt aux highchurchmen (l’élite ecclésiale). En 1906, cette collection d’hymnes a dès lors été remplacée par « The English Hymnal » (Le recueil d’hymnes anglais) dont le compositeur anglais Ralph Vaughan Williams (1872-1958) avait accepté d’assurer l’édition musicale : à cette fin, il a recherché d’anciennes mélodies populaires anglaises, s’est attaché la collaboration de collègues éminents pour l’écriture de nouvelles mélodies et a composé lui-même quatre très belles hymnes, dont précisément la pièce chantée par la chorale.

34 John Wesley avait d’ailleurs écrit l’année d’avant ses « Thoughts on the Power of Music » (Réflexions sur la force de la musique) dont l’essentiel rejoint de très près les idéesforce de Calvin ; voir Le Psautier..., p. 147-149.

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Ralph Vaughan Williams (1872-1958) - For all the saints Le texte de « For all the saints » (Pour tous les saints) a été écrit par l’évêque anglican William W. How (1823-1897) ; il est inspiré du dernier Livre de la Bible, l’Apocalypse35 de Jean, dans la cinquième partie (appelée aussi Le Jugement), chap.14, versets 12-13. En voici l’énoncé : « Et j’entends du ciel une voix qui disait : “Écris : Heureux dès à présent les morts qui meurent dans le Seigneur !” “Oui, dit l’Esprit, afin qu’ils se reposent de leurs travaux, car leurs œuvres les suivent” ».

La mélodie écrite par Vaughan Williams présente les mêmes caractéristiques que la mélodie du Psaume 46 de Luther : elle commence dans le haut... et est entraînante, comme le montrent les quelques mesures (à l’unisson) reprises ci-dessous ; elle n’a donc aucun caractère highchurch ou élitiste, bien au contraire !

C’est la coutume dans l’Église d’Angleterre de chanter les hymnes alternativement par l’assemblée à l’unisson et par la chorale à quatre voix. La chorale de St-Pierre-le-Jeune a voulu tenir les deux rôles, en chantant d’abord la 1ère strophe à l’unisson pour conclure avec la 6ème à quatre voix : (1) « For all the saints who from their labours rest, Who Thee by faith

before the world confessed, Thy Name, O Jesus, be for ever blest. Hallelujah ». (6) « The golden evening brightens in the west ; Soon, soon to faithful warriors cometh rest, Sweet is the calm of Paradise the blest. Hallelujah ».

Ensemble, ces deux strophes rendent fort bien le texte de l’Apocalypse repris plus haut.

35 Au sens premier, ce terme signifie « dévoilement ».

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Peter Lutkin (1858-1931) - The Lord bless you and keep you À l’occasion, cette pièce peut se chanter à la fin d’un office religieux qui est normalement marquée par la bénédiction de l’officiant. Elle est écrite par le compositeur américain Peter Lutkin qui a assuré pour l’Église anglicane américaine l’édition du recueil appelé « Episcopal Church Hymnal » (Recueil d’hymnes de l’Église épiscopale). Comme le montre l’extrait de la partition page suivante, l’œuvre se 36 termine par un « Amen » qui est chanté sept fois , allant du p au f et puis diminuant jusqu’à s’éteindre en douceur ; « sevenfold » est-il dit en effet en sous-titre de la partition : Voici le texte de ce chant de bénédiction37 dans sa version française: « Que le Seigneur te bénisse et te garde, qu’il porte son regard sur toi et te donne la paix. Que le Seigneur fasse briller sa face sur toi et qu’il soit plein de grâce à ton égard. Amen ». « Amen »...

était en effet le “mot de la fin” : la chorale signifiait ainsi son adhésion aux paroles et à la musique des cinq hymnes qu’elle venait de faire entendre.

36 Par les ténors et les basses ; six fois, par contre, par les alti, et cinq fois par les sopranes... 37 Il s’agit d’une version proche de la Bénédiction d’Aaron qui se trouve dans l’Ancien Testament, au Livre des Nombres, chap. 6, versets 24-26.

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HYMNES CHANTÉES DANS LES ÉGLISES PROTESTANTES

Du XVIe siècle à aujourd’hui, les compositeurs n’ont cessé de se laisser inspirer par les textes de louange et de prière : l’hymne protestante est en effet bien vivante, et le public répond avec ferveur à ce témoignage toujours renouvelé de la musique sacrée, que ce soit lors d’un office religieux ou à l’occasion d’un concert.

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Bibliographie Aulcuns pseaulmes et cantiques mys en chant, Strasbourg, 1539 ; une édition en fac-similé a été réalisée à Brasschaat (Belgique), Boekmakerij Gert-Jan Buitink, 2003. Higman F.M. , « Chanter au Seigneur nouveau cantique : Le Psautier de Genève au XVIe siècle », dans Lire et découvrir - La circulation des idées au temps de la Réforme, Genève, Droz, 1998. Marot C. et Bèze (de) T., Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies, Genève, Droz, 1986. Muller E., « Les cantiques de Luther dans les recueils de langue française », dans Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français, tome CXXIX, Paris, janvier-mars 1983. Weeda R., « De Friedrich Spitta à nos jours : la perception de la “Marseillaise” du XVIe siècle », dans Strasbourg 1900 - Naissance d’une capitale. Paris/Strasbourg, Éditions d’art Somogy/Musées de Strasbourg, 2000. - Le Psautier de Calvin - L’histoire d’un livre populaire au XVIe siècle (1551-1598), Turnhout, Brepols, 2002. - L’« Église des français » de Strasbourg (1538-1563) - Rayonnement européen de sa Liturgie et de ses Psautiers, Baden-Baden & Bouxwiller, Éditions Valentin Koerner, 2004. Wencelius L., « Les réformateurs et l’art », dans Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français, 117e année, Paris, janvier-février-mars 1971.

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MODERNITÉ DE L’ANTIQUE : « L’HYNNE DE MERCURE » DE RONSARD (1585)1 Edith Karagiannis-Mazeaud

Lorsqu’en 1585, l’année de sa mort, Ronsard compose son « Hynne de Mercure », il peut se vanter d’avoir donné ses lettres de noblesse à l’hymne « à l’antique », en français et en vers. En effet, c’est dans une large mesure grâce à Ronsard que ce genre connaît une faveur et un prestige immenses au temps de la Pléiade, où l’engouement pour l’antique est lié à la volonté de défendre et d’illustrer la langue française. Orthographié tantôt « hynne », comme il se prononce, tantôt « hymne », il peut, sous la plume de Ronsard puis de ses contemporains2, être consacré à une divinité ou à un personnage païens, à un roi ou à un Grand héroïsés, à un phénomène cosmologique ou encore à des allégories telles que la Justice, la Philosophie et l’Éternité. Il s’inscrit parfois dans un projet parodique ou paradoxal, une célébration de l’Or ou même de la Mort. L’Hymne de la Surdité de Du Bellay, publié en 1558, en constitue un autre exemple. À l’instar des Hymni naturales du grec Michel Marulle, ces hymnes en français s’inspirent, par delà les modèles néo-latins, de sources très diverses : aux hymnes orphiques et à ceux de Callimaque viennent s’ajouter les hymnes dits homériques, dont trois plus particulièrement offrent à la Pléiade des informations sur Hermès pratiquement inexploitées jusqu’alors dans la poésie française : L’Hymne homérique à Hermès (1), l’Hymne à Pan et l’Hymne à Aphrodite. Grâce aux éditions humanistes et aux exposés de mythographes ou d’antiquaires, la diversité des pièces qui reçoivent le nom d’hymne et 1 Désormais abrégé HM, dans Œuvres complètes, édition Jean Céard, Daniel Ménager, Michel Simonin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2 vol., t. II, 1994, p. 612-617. Toutes les références renvoient à cette édition. 2 Voir par exemple Guillaume Guéroult, Hymnes du temps et de ses parties, Lyon, Jean de Tournes, 1560.

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leurs modalités essentielles sont alors mieux connues. En 1545, par exemple, Giraldi, repris en français notamment par Jean Poldo d’Albenas3, énumère à la suite de Ménandre le rhéteur huit variétés d’hymnes4. Noël Conti, qui dédie à Charles IX l’édition de 1568 de ses Mythologiae, en signale certaines fonctions et modalités essentielles : épisodes du mythe illustrant la bienfaisance du numen, louange de l’action providentielle du dieu, importance de la prière finale5. Ronsard rappelle lui aussi les origines religieuses de l’hymne. Dans un poème composé en pleines guerres de religion et publié seulement après sa mort, il souligne que : Les Hynnes sont des Grecs invention premiere. Callimaque beaucoup leur donna de lumiere, De splendeur, d’ornement. Bons Dieux ! quelle douceur, Quel intime plaisir sent-on autour du cœur Quand on list sa Delos, ou quand sa lyre sonne Apollon et sa Sœur, les jumeaux de Latonne, Ou les Bains de Pallas, Ceres, ou Jupiter !6

C’est peu du point de vue de la définition du genre, puisque seule la fonction d’éloge est évoquée. Mais c’est aussi beaucoup : lorsque le poète réussit à marier, en une sublime harmonie, splendeur et douceur, lumière et mystères sacrés, ce grand genre permet d’atteindre l’excellence esthétique. Les vers suivants vont encore plus loin : l’hymne est considéré comme l’expression modèle d’un lyrisme capable, à toutes les époques, de modifier le réel. Il constitue en effet la manifestation d’une continuité d’esprit syncrétique entre l’aide 3 Jean Poldo d’Albenas offre un long exposé en français sur l’hymne, ses variétés, ses destinataires chez les Romains, divins puis humains, et le passage de l’hymne païen aux hymnes chrétiennes : « (…) En ceste pierre d’Aix est dit que Hadrian fit des hymnes pour Plotine, apres sa mort. Ilz appeloyent generalement hymnes les chants faictz aux louenges divines, Paeanes et Hymnes (…) Et par ainsi (…) les Romains adulateurs usurpoyent et translatoyent ceste louenge des Dieux aux grands personnaiges, leurs bienfacteurs, comme aussi ilz les referoyent au nombre des Dieux, leurs faisoyent honneurs divins, temples, autels, colleges et semblables hymnes (…) Et ainsi avoit fait Hadrian à Plotine, sa maistresse et amie, qui luy fit des hymnes apres sa mort, qui pouvoyent aussi estre tels, que les Grecz appellent Ûmnoi œpi nekro√j », funebres, et les Latins antiques aussi Naenies (…) De ceste antiquité a pris source la treslouable coustume de noz premiers Chretiens, chantans des hymnes de la vertu, et constance des Martirs, et autres gens de bien : dont il y en a qui sont bien, doctement et poetiquement faictz, et les autres, qui ne valent pas beaucoup (…) », Discours historial de l’antique et illustre cité de Nismes, Lyon, G. Rouille, 1560, p. 71-73. 4 Historiae poetarum, tam graecorumquam latinorum dialogi decem, Basilae, M. Isengrinum, 1545, p. 101 sq. 5 Voir N. Conti, Mythologie, cestadire explication des fables (…), traduction Montlyard, 1567. L’édition que nous avons consultée est celle de Lyon, 1606. 6 Ronsard, « Les Hynnes sont des Grecs inventions premiere (…) », v. 1-7, « Pièces ajoutées en 1587 », OC, op. cit., II, p. 611.

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MODERNITÉ DE L’ANTIQUE : « L’HYNNE DE MERCURE » DE RONSARD (1585)

demandée aux dieux antiques par les païens, la danse de David autour de l’Arche, et la protection demandée aux saints par les catholiques : Ah, les Chrestiens devroient les Gentils imiter À couvrir de beaux Lisz et de Roses leurs testes, Et chommer tous les ans à certains jours de festes La memoire et les faicts de nos Saincts immortels, Et chanter tout le jour autour de leurs autels7 : (…) Tout ainsi que David sautoit autour de l’Arche, Sauter devant l’Image (…) (…) L’âge d’or reviendroit : les vers et les Poëtes Chantans de leurs Patrons les louanges parfaites, (…) Lors le Ciel s’ouvriroit pour nous ouyr chanter. Eux voyans leur memoire ici renouvellée, Garderoient nos troupeaux de Tac et clavellée, Nous de peste et famine8 (…).

Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper : il s’agit là des regrets d’un doctus poeta fermement attaché à la religion de ses pères, contrairement à Marulle qui souhaitait une restauration du culte des dieux antiques. Car, même si, en fin de compte, le projet de Ronsard est bien, dans la plupart de ses propres hymnes « de louer celuy qui demeure là haut »9, ou si le succès de ses hymnes « à l’antique » rencontre celui des hymnes chrétiennes, ces deux types de poèmes ne doivent pas être confondus. Les hymnes au masculin servent un dessein essentiellement poétique et philosophique, voire politique. Divers travaux se sont attachés à l’étude de l’hymne à l’antique en français à l’époque de la Pléiade, notamment dans ses rapports à la rhétorique10. En effet, Ronsard n’a cessé tout au long de sa carrière d’en composer : depuis son premier poème publié, « l’Hymne de France », en 1549, en passant par les deux grands livres d’Hymnes 7 Ibid., v. 7-11. 8 Ibid., v. 12-27. 9 Voir J. Céard, « Louer celluy qui demeure là-haut : la forme de l’hymne ronsardien »,

Renaissance and Reformation, XXIII, I (février 1987), p. 1-14. 10 Voir notamment les travaux de Jacques Chomarat, de Daniel Ménager, Jean Céard, de François Cornillat ou de Michel Dassonville mentionnés ci-dessus et ci-après, ainsi que M. Dassonville, « Éléments pour une définition de l’hymne ronsardien », BHR XXIV, 1962, p. 67-76 ; Autour des « Hymnes » de Ronsard, études rassemblées par Madeleine Lazard, Paris, Champion, 1984, avec un « Guide bibliographique » établi par J. Céard ; « Les Hynnes. Notice », dans Ronsard, OC, op. cit., II, p. 1422-1425.

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encomiastiques et cosmologiques de 1555 et 1556, suivis des Quatre Saisons de l’an, en 1563 jusqu’à l’« Hynne de Mercure », composé l’année de sa mort, en 1585, en même temps d’ailleurs que l’« Hynne à des Peres de Famille, à Monsieur S. Blaise sur le chant « Te rogamus, audi nos » et l’« Hymne de Monsieur Sainct Roch ». Cet « Hymne de Mercure » a moins retenu l’attention. Après avoir évoqué les circonstances de sa composition et le public auquel il est destiné, nous nous interrogerons sur la pertinence et l’intérêt du choix de la formule de l’hymne à l’antique par Ronsard, la manière dont il s’inspire des modèles et les réinterprète librement. Nous tenterons en même temps de montrer la structure générale de cet hymne et la teneur des discours contenus dans le proème et l’exorde, les limites de cette communication ne permettant pas de rendre compte de toute sa richesse et de sa complexité sémantique. * * * Soulignons pour commencer que le titre indique bien un Hymne de Mercure (génitif ou ablatif), dédié à Claude Binet (datif) même si, en réalité, le proème (v. 1-24) et l’exorde (v. 192-204) encadrent un éloge de Mercure (v. 25-192) en deux parties : à une première partie où le dieu, objet du discours, est évoqué (v. 25-110), succède, du vers 111 au vers 194, un second hymne, cette fois à Mercure, où le dieu est invoqué et qui renforce le premier11. Deux questions se posent donc d’emblée : pourquoi prendre Mercure pour objet et dédier ce poème à quelqu’un qui n’est ni un héros, ni un roi, ni même un illustre personnage ? Surtout pourquoi, dans ces conditions, choisir de composer un hymne, qui est, avec ses 204 vers, le plus long des poèmes de la Pléiade célébrant le dieu et, précisons-le, chronologiquement le dernier12 ? Tout d’abord Hermès – ou Mercure –, dieu du logos et du commerce au sens large du terme convient doublement à la circonstance qui commande l’écriture du poème : Ronsard le dédie en effet à un lettré, spécialiste du discours, discrètement évoqué selon 11 Voir les vers 1-6 et 111-124. 12 Il dépasse en longueur toutes les œuvres de la Pléiade consacrées au dieu, à commencer

par celles de Ronsard lui-même : l’ode « A Mercure » de 1550 comportait quarante-huit vers, le Vœu à Mercure de 1571 dix-neuf, réduits à seize en 1578. Voir Ronsard, O.C., op. cit., I, p. 952 et 500. Voir aussi le placard consacré par Jean Dorat à Hermès, dans E. Karagiannis, « Procès et éloge d’un fripon modèle : le discours ΕΙΣ ΕΡΜΗΝ de Jean Dorat », BHR, t. LIX, 1997, p. 87-103.

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l’usage de l’hymne13, son ami et biographe, le juriste Claude Binet qui est aussi poète, « pour le remercier de ses services et en échange des vers qu’il lui a lui-même adressés »14. Or, faire cet honneur à Binet, c’était confier l’Hymne de Mercure à un admirateur incontestable qui, du fait de son milieu social, non seulement en assurerait la diffusion mais ne limiterait pas celle-ci à la Cour. C’était donc, à travers lui, s’adresser aussi à la postérité la plus large. Car, étant donné la date à laquelle il a été composé et l’état de santé du poète, on peut considérer ce long texte consacré au dieu toujours jeune, au domaine illimité, comme l’une des pièces majeures de son testament poétique : Ronsard y renoue avec une thématique et une forme qui marquent ses premières expériences et qui n’ont cessé de l’intéresser. En effet, depuis son premier recueil, les Odes de 155015, Ronsard représente Mercure comme son protecteur, patron du logos et en particulier du langage « facond » : Mercure signifie le principe actif qui donne à l’esprit de se mettre en mouvement pour créer ou recréer, pour lier le poète à la cité et aux hommes, en même temps qu’il garantit la hauteur de son dire et qu’il protège le poète contre la peur de voir sa source poétique se tarir16. C’est cette « faconde » et cette vivacité que Ronsard, alors alité et perclus de douleurs, décide de célébrer dans son Hynne de Mercure17. Or, Mercure est alors à la mode, mais non pas selon les vœux de Ronsard qui a toujours défendu une haute conception du dieu : en 1581, aux noces de Joyeuse, le fameux Balet comique de la Royne l’a présenté à tous en position d’infériorité, « vagabond, muable & insensé »18, vaincu par Circé et dépendant de Pallas. D’autre part, comme le relate Binet, « Ronsard sur ses derniers jours, (...) se plaignoit fort de certain stile dur et ferré qu’il voyait s’authoriser parmy nous »19. Son poème sera donc une ultime 13 Voir F. Cornilliat, « Aspects de la rhétorique dans l’hymne, le discours du monde », Cahiers Textuel, 34/44, no. 1, p. 64. Sur l’affinité entre dédicataire et argument de l’hymne, voir M. Dassonville, « Éléments pour une définition (...) », art. cit., p. 6. 14 D. Ménager, Ronsard. Le Roi, le Poète et les Hommes, Genève, Droz, 1979, p. 118. Voir HM, v. 199-202. 15 En 1550 et en 1571, Mercure, répète-t-il est son « amy », son « seul » guide. 16 Voir en particulier l’« Ode à Mercure » de 1550, op. cit. 17 Vers 5-10. 18 Baltasar de Beauioyeulx, Le Balet comique de la Royne, Paris, A. Le Roy, R. Ballart, M. Patisson, 1582, p. 26. 19 Claude Binet, Discours de la vie de Pierre de Ronsard, éd. P. Laumonier, Paris, Hachette, 1909, p. 39. Binet continue en citant Ronsard : “O, disoit-il, que nous sommes bien tost à nostre barbarie, que je plains nostre langue de voir si tost son Occident. Puis me parlant de tels auteurs qui s’ampoullent et font sans chois Mercure de tout bois : Ils ont, me disoit-il,

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tentative pour montrer de quel bois il faut faire Mercure, « dieu de souplesse »20. Il y déploiera, dans un style alerte, une réflexion chargée de remarques philosophiques, politiques et morales, les unes déjà formulées en des occasions diverses, les autres, celles « qu’une certaine conception de la philosophie et de la poésie ne lui avait pas permis d’exprimer »21, témoignant d’un regard nouveau sur le dieu et sur le monde. En effet, petit à petit, Mercure, dieu de l’activité humaine22, est aussi devenu pour le poète le « symbole même du monde où il écrit »23, celui « qu’exigeait une nouvelle anthropologie »24. Ce sera également une leçon d’écriture et un salut à l’« Orient » de la langue, la source grecque, et à l’expansion du dieu qui y représente, précisément, le logos et sa fertile ambiguïté. * * * À cette souplesse et à cette vigueur convient la plus ouverte des formes offertes par l’antiquité, l’hymne25, régi par une rhétorique qui combine les formules de la prière26 et celles du discours élogieux27 l’esprit plus turbulent que rassis, plus violent qu’aigu, lequel imite les torrens d’hyver, qui attrainent des montaignes autant de boüe que de claire eauë : voulant eviter le langage commun, ils s’embarrassent de mots et manieres de parler dures, fantastiques, et insolentes, lesquelles representent plustost des Chimeres, et venteuses impressions des nuës qu’une venerable Majesté Virgilienne : car c’est autre chose d’estre grave et majestueux, et autre chose d’enfler son stile et le faire crever (...) le chaud boüillon de la jeunesse de ces singes imitateurs, et l’impetuosité de leur esprit, conduit seulement de la facilité d’une nature dépravée, sans artifice laborieux, perdront leur naissante reputation” (ibid.). 20 HM, v. 95. 21 D. Ménager, Ronsard (…), op. cit., p. 118. 22 Ibid. Voir également les notes très complètes de Ronsard, OC, éd. cit., p. 1477-1479. 23 D. Ménager, Ronsard (…), op. cit., p. 120. 24 Ibid., p. 127. 25 Sur la difficulté de définir l’hymne, voir en dernier lieu F. Cornilliat, art. cit., p. 51-66. Voir également M. Simonin, « Sur le personnel du premier livre des Hymnes : À l’ombre de Dieu », Autour des « Hymnes » (…), op. cit., p. 145-147. 26 Comme le rappelle Guy Demerson, le chapitre de Hymnis Antiquorum de N. Conti indique que la structure traditionnelle de l’hymne correspond à une profonde intuition théologique, à la nécessité de rendre grâces à une Toute-Puissance : une première partie loue chez les dieux leur action providentielle « (...) [Puis] le mythologue (...) discerne une seconde partie, le mythe, (...) en accord avec l’anthropocentrisme de la louange : il illustre la bienfaisance du numen (...) ». Enfin, analysant les Hymnes Orphiques, Conti rappelle l’importance de la prière finale. « (...) Si l’hymne apparaît comme le recensement exhaustif des qualités et des défauts d’un être, c’est que, comme le blason, il est chargé de faire valoir son objet », La Mythologie classique dans l’œuvre lyrique de la Pléiade, Genève, Droz, 1972, p. 407. Ronsard connaît ces règles mais, comme le montre le plan selon lequel il construit cet « Hymne de Mercure », il n’en est pas l’esclave. 27 Voir F. Cornilliat, art. cit., p. 54-55.

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tout en permettant l’intégration du récit. Or, tous ces éléments sont réunis dans l’Hymne Homérique à Hermès (1)28 que Ronsard connaissait déjà en 1550 et qui apporte à la Pléiade des informations capitales et inédites sur le dieu. Il le relit. Avec ses 580 vers, c’est un poème long ; l’Hynne de Mercure le sera aussi. C’est un poème épique, qui contient les épisodes constituant l’essentiel du mythe canonique d’Hermès ; Ronsard y puise des motifs peu connus comme la naissance d’Hermès (v. 25-30) ou encore sa réconciliation avec son frère Apollon (v. 70-74). Il retravaille aussi deux épisodes de la geste du dieu qui l’avaient déjà inspiré dans l’ode « À Mercure » : le vol des bœufs d’Apollon (v. 65-69), auquel vient s’ajouter le rachat du corps d’Hector (v. 175-182), inspiré par le chant XXIV de l’Iliade. Selon une technique de réécriture imitée de celle pratiquée par les poètes antiques, Ronsard contracte le texte grec pour en extraire la substantifique moelle : par exemple, les huit vers de l’hymne antique racontant le vol des bœufs d’Apollon (HHH, v. 69-74 et 77-78) sont réduits à quatre : Il n’avoit pas trois jours qu’il desroba les beufs D’Apollon qui paissoient sur les replis herbeus D’Olympe flamboyant, les tirant par la queue Afin que de leurs pas la trace ne fust veue. (HM, v. 65-68).

Le poète n’est pas esclave du détail : peu attaché à la valeur pythagoricienne des chiffres, il stylise « le quatrième jour » de l’Hymne grec (HHH, v.19) en : « il n’avoit pas trois jours » ; ce qui met en valeur la précocité de l’enfant divin. Il remplace la Piérie (HHH, v. 70) par l’Olympe, plus majestueux, s’y sentant probablement autorisé par la proximité géographique des deux massifs. Surtout, cette liberté, la simplicité apparente du langage et l’humour correspondent parfaitement à l’esprit riche et ludique de l’hymne antique, à sa philosophie et à sa poétique. En effet, l’Hymne homérique à Hermès est dynamique et souple, clair, réaliste et burlesque, toutes qualités dont Ronsard reproche aux jeunes poètes de manquer. De plus, le poème antique raconte Mercure sans réellement porter de jugement de valeur sur les agissements du jeune dieu, effronté et énergique, profitant de toutes les aubaines, génial concepteur de la lyre et maître en l’art d’émouvoir : tous sont approuvés par Zeus et bénéficient même de sa complicité ; aucun, si l’on excepte les derniers vers probablement composés plus tardivement, n’est censuré ou moralisé.

28 Éd. princeps Chalcondyle, Florence, 1488, dorénavant abrégé HHH.

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Enfin, ce poème s’inscrit dans le contexte d’une société vivante. C’est parce qu’il en reflète le style qu’il est si « naturel ». Mais l’Hymne homérique à Hermès n’est pas la seule source d’inspiration de Ronsard. Il se tourne aussi vers l’hymne Mercurio du constantinopolitain Marulle (v. 1450-1500), qui, dans l’adversité, exilé en Italie et contraint de composer en latin, célèbre la puissance et l’actualité du dieu. Assez récente29, cette source est beaucoup moins connue : en dehors d’une brève allusion de Ronsard lui-même dans son ode À Mercure de 1550 et de l’« Épitaphe » qu’il lui a consacré en 155430, elle n’a encore été exploitée par personne. Puis bien d’autres discours sur le dieu reviennent à l’esprit du poète, antiques, médiévaux, modernes31. Certains ont déjà inspiré Du Bellay32, Peletier33 ou Dorat34 : en dehors de ses propres vers sur le dieu, Ronsard a en tête tous les textes sur Mercure composés par ses amis de la Pléiade, et c’est aussi une occasion de leur faire signe. * * * Plus que jamais, l’éloge de Mercure se veut donc riche, à la fois de mémoire et de nouveauté, mais cette copia est contrôlée. Tout d’abord, la dispositio de l’hymne est minutieusement réglée. Il est organisé en trois grands mouvements : - un proème (v. 1-24) composé de deux strophes d’exposition au style direct, l’une consacrée au poète (v. 1-10), l’autre au dieu (v. 1124) ; - l’éloge de Mercure (v. 24-192), où le récit mythique prend la forme d’un enchaînement de tableaux successifs incluant des interpellations du dieu au style direct et suivis de commentaires et de sentences. Cet éloge est aussi composé de deux volets sensiblement égaux : les « enfances Mercure » (v. 24-110) puis « les métiers de Mercure » (v. 111-192), l’évocation de sa puissance et de sa présence,

29 L’édition princeps date de 1497. Des éditions françaises sont publiées en 1529 et 1561. 30 OC, op. cit., I, p. 952 et II, p. 953. 31 Voir les indications fournies par les notes des OC, éd. cit., II, p. 1477. 32 Les v. 13-14 rappellent le Mercure offensif, « Porté sur le dos du vent », avec ses

attributs dorés, dans La Musagnoeomachie, v. 349-360, STFM IV, p. 19. 33 Les v. 73 et 109-110 évoquant les relations de Mercure au Soleil rappellent la cinquième strophe (v. 25-30) du poème de Peletier intitulé « Mercure », L’Amour des Amours, vers lyriques, Lyon, Jean de Tournes, 1555, éd. Pour la société des Médecins bibliophiles, 1926, p. 93-95. 34 Voir ci-dessus, note 12.

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bienfaisante ou malfaisante, dans le monde des hommes, la société civile. - L’hymne se termine par un exorde (v. 193-204), formé comme le proème de deux strophes : une prière au dieu (v. 193-197) et l’envoi au dédicataire (v. 199-204). À l’intérieur des grands mouvements du poème, cette structure est agencée à partir d’une superposition : d’une part, Ronsard construit un schéma rhétorique influencé par Quintilien et proche de celui qu’il avait utilisé pour son « Hinne de Bacchus »35, à savoir : 1° présentation du thème, description du domaine particulier du dieu, 2° circonstances de sa naissance, 3° inventions et 4° éducation, 5° puissance et bienfaits du dieu, 6° salutation finale. D’autre part, sur ce schéma viennent se greffer des jeux d’écho, de chevauchements savants et de glissements de ton destinés à créer une impression de foisonnement. Sous ses dehors simples, ludiques, libres, l’écriture extrêmement travaillée du poème, avec ses symétries, ses rappels, ses multiples voies d’interprétation sémantique se superposant les unes aux autres, ses inflexions calculées, exclut totalement que l’argument soit fourni par une transe extatique dont l’hymne serait la transcription. La manière dont Ronsard tient compte de son public le confirme aussi. Le poète lui offre le plaisir de reconnaître des topoi judicieusement disposés comme autant de points de repère. Il commence par le blason des attributs de Mercure, bien connus grâce aux textes poétiques et mythographiques et à l’iconographie, qui multiplie les images du dieu dans les gravures et les arts plastiques de cette époque : Je diray ses serpens, je diray sa houssine, Ses ailerons entez dessus sa capeline, Ses talonniers dorez qui le portent devant Les plus roides courriers des foudres et du vent36 (…). 35 Sur l’« Hinne de Bacchus », voir A.L. Gordon, Ronsard et la rhétorique, Genève, Droz, 1970, p. 57-58. 36 HM, v. 11-14. Sur les serpents, voir par exemple Cartari, « Pourquoy les serpens sont au caducée », Les images des dieux des Anciens contenans les idoles, coustumes, ceremonies & autres choses appartenans à la Religion des payens. Recueillies premierement & exposees en Italien par le Seigneur Vincent Cartari de Rhege, et maintenant traduites en François et

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Puis le poète rappelle ses fonctions fondamentales de messager de Jupiter (v. 13-19), de psychopompe (v. 39), et les épisodes du vol des bœufs d’Apollon (v. 65-70), d’Argus et Io (v. 151-161), bien connus grâce aux multiples éditions d’Ovide et à leurs illustrations, ou encore celui de l’invention de la lyre (v. 163-168)37. Mais il suscite aussi l’intérêt en créant la surprise : les références à des auteurs moins connus permettent de découvrir les ressources multiples de la prosopographie mythique dans une mise en scène nouvelle. Ainsi reprend-il l’agencement rationalisant proposé par la Bibliothèque d’Apollodore, dont l’édition princeps, publiée à Rome en 1555, ne sera pas éditée à Paris avant 1578. Apollodore y place l’épisode du vol des bœufs avant celui de l’invention de la lyre38, contrairement à la leçon de l’Hymne homérique à Hermès. Pourtant, au contraire des mythographes, Ronsard ne submerge pas le lecteur de détails. Par ailleurs, il entend user d’autant plus du droit poétique à la variation qu’il s’agit de célébrer le dieu du mouvement, qui ne se laisse enfermer dans aucune limite. Telles sont les données à partir desquelles Ronsard bâtit un hymne qu’il donne, comme l’ode de 1550, à la fois pour un chant (v. 4) et un dire (v. 5). Du chant toutefois, cet hymne n’a guère la forme. Quelques formules, certaines transposées de l’hymne Mercurio de Marulle dont l’attaque « Ergo retabat mihi » inspire directement le « Encore il me restoit (…) » du v. 1, lui prêtent en revanche un ton de prière personnelle : les « je diray », « c’est toy », « ce fut toy » dont la répétition évoque la litanie, les apostrophes au style direct, les impératifs de la prière finale : « donne » (v. 191, 198), « enten », « escoute » ( v. 196) : Donne moy que je puisse à mon aise dormir Les longues nuicts d’hyver, et pouvoir affermir Mes jambes et mes bras debiles par la goutte. Enten moy de ton Ciel et ma priere escoute (…) (HM, v. 193-196). augmentees par Antoine du Verdier (…), Lyon, E. Michel, 1581, p. 375-377. Pour les sandales d’or, les ailes et la baguette, voir notamment Virgile, Énéide, IV, v. 239-241. Le terme « capeline » traduit le galerus mentionné par Stace, Théb., I, 305 et se trouve déjà sous la plume de Jean Lemaire de Belges, Les Illustrations de Gaule et Singularitez de Troye, I, XXVIII, éd. Stécher, Louvain, 1882, t. I, l. I, chap. 28, p. 204. 37 Ces motifs renvoient respectivement à Virgile, Horace, l’Hymne Homérique à Hermès, Ovide, et à leurs commentateurs mais aussi à tous les textes qui, un siècle durant, les ont diffusés auprès du public. 38 Voir Bibliotheces (…), III, 10, 2. La première traduction en français est celle de Jean Passerat, Les trois livres de la Bibliotheque d’Apollodore ou de l’origine des dieus. Traduits de l’exemplaire grec, Paris, J. Gesselin, 1605.

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Néanmoins, par leur longueur et leur inégalité, les strophes se détachent du modèle hymnique et de tout possible rapprochement avec les révolutions planétaires. Elles indiquent un autre point de vue matriciel : notre monde et sa variété, exprimés dans un discours qui mime la prose. Plusieurs éléments contribuent en effet à rapprocher le poème du discours parlé : le vocabulaire, dont le lien très étroit aux sources qui l’inspirent est soigneusement dissimulé sous un tour résolument simple et parfois familier, à l’opposé de tout « langage fardé »39, et le choix des rimes plates et des alexandrins qui, de l’aveu même de Ronsard, « ont trop de caquet, s’ils ne sont bastis de la main d’un bon artisan »40. Enjambements et rejets ne manquent pas non plus. Ronsard ne néglige toutefois pas les ornements. Mais il les traite avec tant de « naturel » que l’hymne semble s’enrouler puis se dérouler au gré de la voix (HM, v. 22) d’un conteur, qui ne se limite ni dans le temps, ni dans l’espace, ni dans le ton, mais adopte diverses dominantes : récit, description, dialogue et prière, sentence. L’impression de liberté repose aussi sur la dynamique du jeu temporel : le poème se déploie à la fois dans le passé du mythe grec, dans le présent de la France de 1585 et dans la permanence des sentences. Ronsard ouvre même une fenêtre sur l’avenir : « je diray... » répète-t-il selon la formule consacrée et également, ici, en écho au Te canam d’Horace (Ode I, x, 5), comme dans sa propre ode À Mercure de 1550 et comme s’il cherchait à retrouver la voix de ses vingt-cinq ans. Futur proche de la parole qui dit le poème, ou futur hypothétique d’un homme âgé qui se raccroche à la très chère figure de Mercure, à la fois principe et objet du discours, qui lui permet d’affirmer qu’il continue et continuera à être ? * Tel est bien en effet le pouvoir que le proème et l’exorde, révélateurs de la philosophie nouvelle de cet hymne, attribuent à ce dieu. Dans le proème (v. 1-24), Ronsard annonce clairement son sujet : il va « chanter ja vieillard les mestiers de Mercure » (v. 4), pluriel qui renvoie plus spécifiquement au discours traditionnel sur les dieux planétaires et leurs « enfants », dont l’image est diffusée au XVIe siècle par des séries de gravures. Après avoir campé en une première et vigoureuse esquisse son propre portrait, le poète explique les raisons pour lesquelles il célèbre Mercure (v. 6-10). Il offre ensuite au lecteur 39 Ronsard, Caprice. Au Seigneur Simon Nicolas, v. 67, [1584], OC, II, p. 1147. 40 Preface sur La Franciade touchant le poëme heroïque. Au lecteur apprentif, ibid., I,

p. 1161.

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une prosopographie du dieu de la mythologie (v. 11-24). Si l’on considère la construction d’ensemble du poème, ce portrait fait pendant à l’effigie du poète en même temps qu’il s’y trouve enclavé. Après avoir énuméré les attributs de Mercure, ses armoiries, Ronsard le représente dans sa fonction de messager divin puis, élargissant encore son point de vue, dans son rapport aux éléments fondamentaux, « volant à fleur sur l’humide & le sec » (v. 11-17), comme dans l’Énéide (IV, 253-255). Enfin, il indique quel est pour lui le visage principal et toujours actuel du dieu (v. 18-24) : celui d’une figure allégorique, « feinte » par les hommes et pour eux, d’un Dieu à qui l’âge antique a doré tout le bec, Pour monstrer qu’aisément l’éloquente parole Persuadant l’esprit dedans le coeur s’en-vole. (HM, v. 18-20, p. 266).

Situer ainsi d’emblée Mercure, c’est souligner son statut d’image et le pouvoir des poètes sur la « fable », se placer dans la perspective d’un vraisemblable dont on peut jouer en atténuant ou en amplifiant les aspects merveilleux du dieu de manière à le rendre, à volonté, plus accessible ou plus terrible41. C’est aussi mettre discrètement ce dieu allégorique en rapport avec l’or, dont Ronsard a chanté l’ambiguïté. C’est enfin indiquer les voies de l’influence de Mercure sur l’homme : d’abord l’esprit, siège de la raison puis le cœur, siège des passions. Il s’agit de soulever l’integumentum de la fable pour mieux souligner la force et l’efficacité d’une forme qui, loin d’être un masque vide ou un personnage aimable mais faible comme dans Le Balet comique de la Roine, résume un très puissant contenu. Le recours au vocabulaire guerrier permet de justifier l’intérêt porté à cette figure et d’en rappeler le premier domaine d’utilité : celui des dissensions qui déchirent la cité, plus que jamais d’actualité en 1585. Ronsard écrit pour montrer (…) que rien n’est si fort qu’il ne soit combatu Par la voix dont le charme est d’extreme vertu, Et que par le cousteau de la langue emplumée On fait plus en un jour qu’en cent ans une armée. (HM, v. 21-24).

En effet, selon l’idée de l’hymne orphique XXVII, la « langue » peut se faire « cousteau », mais à condition d’être « emplumée » (v. 23). Or, ce poème de Ronsard constitue aussi une démonstration de la puissance de la rhétorique, cette main de fer dans un gant de velours. Le velours d’abord, le fer ensuite : le récit commence par séduire. 41 Aussi Ronsard ne fait-t-il allusion à l’interprétation « historique » du dieu, plus tardive, qu’à la fin de l’hymne (v. 162).

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Ronsard orne de motifs nouveaux, réalistes, bec et serres, un canevas mythique d’« arguments » que ses poèmes précédents ont appris à connaître. Puis, amplifiant ici, retranchant là, transmuant le trivial en sublime, il nous tend un miroir dans lequel nous pouvons reconnaître un monde grouillant, varié, multicolore, le sien, le nôtre. Le poète en profite pour nous mettre en garde et nous faire partager son expérience de la vie. Savoir manier la langue constitue alors une entreprise de salut public et permet d’économiser bien des vies humaines. Telle est l’ample stature humaniste que Ronsard donne à son Mercure. Le premier aspect du thème capable de mobiliser encore une fois cet homme accablé par la maladie est d’ordre à la fois poétique et politique au sens large, personnel et philosophique. Certes, Mercure n’a pas encore été célébré par un hymne (v. 1) mais, si le poète choisit de le chanter, c’est d’abord une question d’« honneur » (v. 9) : vaincre la faiblesse de son corps, réussir à bien dire la puissance du logos, de l’art et de la civilisation, à défendre ses propres armes de poète, leur supériorité sur la barbarie et les passions constituent le seul bien auquel aspire désormais ce vétéran. C’est l’occasion de retracer l’histoire de ses choix, de s’acquitter d’une dette, et, en même temps, à l’heure de la décadence et du marasme, de retourner se désaltérer aux sources de sa jeunesse. Le poète y revient dans l’envoi final : Mercure, tel qu’il le dit maintenant, constitue l’objet même de ce « commerce » qu’est la poésie : Au lieu de tes beaux vers, du trafic de nostre art, Des honneurs de Mercure icy je te fay part : Voila quel est le fruit de nostre marchandise, Qui au seul prix d’honneur se vend, s’eschange, & prise. (HM, 201-204).

En même temps qu’elle s’inscrit dans une continuité thématique, l’écriture de cet hymne constitue donc avant tout et plus que jamais l’enjeu d’une lutte à plusieurs niveaux entre les forces de la mort et celles de la vie. Mieux Ronsard célèbrera Mercure, mieux il combattra l’extinction de « la chaleur » de son sang et démontrera que son « cœur » (v. 6) vit au rythme d’un monde terrestre qui seul désormais semble l’intéresser. Le proème indique donc de plusieurs manières que dire, écrire, travailler, c’est le moyen civilisé d’agir, de lutter, de tenir la mort en échec en se nourrissant des forces vives offertes bien moins par la nature que par l’activité de l’intelligence humaine, dans tous ses états. Dans les deux parties du développement, les enfances puis les métiers de Mercure, Ronsard montre que si le dieu signifie parfois la ruse déloyale, la tromperie, le vol, armes des faibles, il représente

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aussi et avant tout l’arme absolue, celle qui assure la victoire et la domination sur autrui, quelles que soient les conditions de la lutte. L’image de la puissance d’un discours qui agit sur la raison et les sentiments, assurant à la Justice sa victoire sur la mort, est diamétralement opposée à celle des corbeaux de cour « deterrant » « le simple gentil-homme » (v. 56) et à celle d’Achille, le « Prince insolent & fier » (v. 177), image des Rois pleins d’hubris, Qui forcent la Justice & corrompent les lois Trop acharnez au sang, trop ardans aux batailles Pour gaigner d’un chasteau quelques froides murailles. (HM, v. 186-188).

Ces derniers encourent la colère du Ciel et alors annoncée par les très néfastes « comètes » réputées suivre la planète Mercure, comme celle apparue en novembre 1572 (en réalité une supernova), quelques mois après la Saint-Barthélémy : Une Comete rousse en feux prodigieux Suit tes talons de pres, espouvantail des yeux, Qui ses cheveux rebours en un trousseau retrousse, Signe que Jupiter au peuple se courrouce. (HM, v. 189-192).

Abandonnant le ton burlesque ou satirique, le poète retrouve ici la voix prophétique des Odes et des Hymnes, lourde de sous-entendus. Elle est le signe d’une indépendance de jugement qui n’est pas nouvelle. Mercure est donc à la fois le seigneur de ceux qui violent les lois et de ceux qui les protègent. S’adressant à Binet, secrétaire au Parquet de Paris, peut-être Ronsard veut-il ici exprimer une critique formulée par tout un milieu qui n’est pas celui des « Grands ». Mercure, l’ingenium, ne loge en effet pas dans une catégorie sociale ou un type humain particulier, pas plus qu’il ne réside dans des catégories morales héritées de la scolastique et figées : il se trouve dans l’activité, belle car féconde. Cette nouvelle morale s’éloigne des conceptions plus traditionnelles de Dorat et se rapproche de celles de Dolet42, puisqu’elle se fonde sur une dissociation des notions de probité et d’art du discours : ici, tout ce qui assure au poème plusvalue et surcroît de vie est bon. L’« Hynne de Mercure » profite ainsi de l’occasion que lui offrent ceux-là même qu’il dénonce, l’alchimiste ou encore : (…) ces corbeaux de Court, qui masquez d’impudence Pillent les biens d’autruy sans nulle conscience. (HM, v. 51-52).

42 Voir E. Dolet, L’Imitation de Cicéron, contre Érasme et pour Christophe de Longueil (1535), éd. E.V. Telle, Genève, Droz, 1974, p. 106.

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Avec éloquence et souplesse, il transforme cette boue en œuvre d’art : comme Mercure, ce genre s’adapte à tout, domine les caprices de la Fortune et l’anarchie apparente du monde humain. Par ailleurs, Ronsard envisage que la justice sociale puisse être rendue autrement que par le roi ou la justice humaine : la fable est réaliste, nous sommes à l’âge de Mercure et non plus à l’âge d’or. Quant à Dieu, il se contente de permettre, sans intervenir lui-même dans les affaires des hommes. Il est concurrencé par le « flot mondain » (v. 61), métaphore qui laisse l’initiative à la Nature, mais aussi par une troisième possibilité, exposée par Héraclite et reprise par Épicure et Lucrèce dont Ronsard est nourri : (…) quoy que le meschant face, Jamais le bien n’arrive à sa troisieme race, Soit que Dieu le permette, ou que le flot mondain Toute chose immortelle engloutisse en son sein, Soit que pour conserver toute espece eternelle La matiere tousjours cherche forme nouvelle. (HM, v. 59-64).

La matière pourrait donc ne pas être dirigée par Dieu. Le secret de son mouvement se trouverait alors en elle-même. Cependant, ce mouvement n’est pas simple agitation. Il est à la fois évolution, expansion historique, en même temps que répétition amplifiée et amoindrie du mythe : il y a maintenant « des » corbeaux de cour aux serres avides, « des » charlatans de tous ordres. En même temps qu’elles semblent enrichir Mercure, les énumérations en amoindrissent les actualisations en les diversifiant et en les multipliant. Ainsi Mercure est-il dans cet Hynne à la fois multiplicité mouvante et Un permanent. Il anime l’univers entier (v. 141-142) et relie les contraires, assumant aussi des enjeux modernes, culturels et en même temps politiques : foi en une éducation humaniste, translatio studiorum, réunification du corps social, solution des conflits liés aux passions par les voies du discours. Telle est la raison profonde de sa richesse et de son ampleur. Ici plus que jamais, « la brièveté poétique serait une injure à la richesse des choses »43. Mercure est passé, présent, avenir, sans fin. Il offre la possibilité au poète de dilater son monde à l’infini. Tout art doit être reconnu. En conclusion, Ronsard qui, lui aussi, a exécuté son numéro de poète avec une maîtrise parfaite, demande sa récompense. Là encore, il joue. Introduit par un double portrait, cet 43 D. Ménager, « Ronsard et les nombres », in Aspects de la poétique ronsardienne, op. cit., p. 20.

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hymne se clôt sur une double déprécation. Quand il sollicite de Mercure « bon esprit, richesse et santé » (v. 198), le poète fait mine de croire en un Mercure qui habiterait un ciel qui n’est pas le sien : le possessif « ton » (v. 196) le marque. De même, il demande à Claude Binet de le faire croire à des choses auxquelles il ne croit plus : guérison, gain de son procès (v. 200). Seule la « vive éloquence » (v. 199) de son ami existe, comme Mercure existe dans le monde. L’honneur que Ronsard demande en échange de son Hymne, c’est aussi celui de laisser un nom de « diseur », de « chanteur ». Car c’est dire, chanter Mercure qui fait le prix du poème. Il n’existe pas d’autre récompense. Mercure n’est plus réservé aux seuls hommes « cultivés », au contraire. Il est l’ami de tous. Cette manière d’envisager la société est nouvelle chez Ronsard. Une exception cependant : « le simple gentilhomme ». Ce partisan des traditions ne sait pas que les armes qu’il emploie sont dépassées, que Mercure a brouillé le jeu des valeurs, désormais dominé par l’apparence, l’argent, la parole. Il ignore qu’il s’agit avant tout de faire preuve de souplesse, dans quelque sens, technique, social, éthique, qu’on l’entende. Mercure est le Seigneur de ce monde car il le domine et le sauve à la fois : du « songe-creux,/Aux pieds tousjours au guet » (v. 137-138) à l’ambassadeur, sa rapidité et son sens de l’occasion lui sont vitaux. Ces types sociaux ne ressemblent pas à ceux de la galerie d’un La Bruyère, marqués de travers plus que de défauts, exceptions dans un monde juste. Ils ne se partagent pas en « bons » et « méchants », ni en « laids » et « beaux », et Mercure n’est plus celui qui guérit les fous par le moly, pas plus qu’il ne peut être immobilisé par la Circé du Balet Comique : le dieu admet tous les points de vue. Un seul principe, peut, peut-être, servir de morale : l’efficacité de l’art. * * * Avec cet Hymne de Mercure, Ronsard ne déçoit pas les lecteurs de ses grands Hymnes, désormais accoutumés à le considérer comme un poète-philosophe44 : ce poème représente un aboutissement de sa pensée. Cependant, une nouvelle fois, le poète étonne son public. À la fois éloge, récit, prière, discours à la fois lyrique et didactique, s’appuyant sur la satire et la sentence, comme si jamais une manière 44 Voir D. Ménager, « Ordre et variété dans les Hymnes mythologiques », Cahiers Textuel 34/44, loc. cit., p. 101.

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ne suffisait à Mercure, dieu sociable et justicier, cet hymne qui oscille entre l’humour et menace se pare aussi des séductions du conte, du blason et de la parade triomphale. Tout energeia, il réhabilite le travail poétique, défend le principe de la liberté et réitère une ligne politique d’opposition à la conception tyrannique de l’État et à la violence contraire à l’ordre divin, conforme d’ailleurs à l’esprit de Marulle. On retrouve ici deux motifs majeurs des autres éloges de Mercure par Ronsard, Du Bellay, Dorat : la relation du poète au dieu et l’ouverture de la poésie, mythos et logos, aux autres arts, musique et peinture notamment, à la science, auxquels s’ajoutent, dans cet hymne, les « métiers » urbains dignes de ceux que Gargantua observe en ville les jours de pluie45. Mercure permet de mettre en scène l’ensemble de la société civile et, autre nouveauté pour la poésie de la Pléiade, il patronne la persuasion, la tromperie, la fraude en tant que telles et non interprétées « à plus hault sens ». Dans cet hymne, Ronsard reconnaît en effet aussi la valeur créatrice de l’apaté. Il produit donc une œuvre moderne qui ne trahit pas l’esprit des sources grecques, en particulier celui de l’Hymne homérique à Hermès. Non seulement Mercure introduit à des sujets féconds mais il est lui-même sujet fécond. Le chanter, c’est chanter l’homme et son ambivalence : c’est pourquoi tout va par deux dans ce poème fondé sur des rapports d’analogie. Le langage de Mercure, foisonnant sous des apparences de simplicité et même de familiarité, fruit de l’expérience de Ronsard, permet de regarder le monde comme une splendeur mouvante et partout présente. Il suffit de savoir prendre le recul suffisant pour la discerner. C’est là le plaisir du poète et le don de Mercure. Cependant, si le poète s’assimile lui aussi à Mercure, Mercure ne prend en charge qu’une partie de Ronsard. Ce monde qu’il ne veut pas quitter est en même temps l’Enfer. Tous les hommes y luttent par désir de conquête ou de gain. Or, Ronsard est aussi le « simple gentilhomme » qui reste seul, figure du passé : sa critique de la Justice, son adresse aux Princes, le prouvent. Mais en même temps n’est-ce pas là que se trouve le véritable Enfer, celui de l’immobilité, de l’ennui, que même la structure du poème tente de conjurer. Car qu’est-ce que la mort ? Ce n’est plus, avec Mercure, le passage de la lumière à l’ombre ou vice versa : c’est l’arrêt de toute energeia, de tout mouvement.

45 Voir Rabelais, Gargantua, chap. 24.

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ANTIKE GESTALT UND NEUER GEHALT. BETRACHTUNGEN ZUR FORM DES HYMNUS BEI JAKOB BALDE Eckard Lefèvre

Jakob Balde greift in verschiedenen Werken immer wieder die Form des antiken Hymnus auf1. Zahlreiche Beispiele finden sich vor allem in den beiden Sammlungen von 1643, die ihn mit einem Schlag berühmt machen, den Lyrica und den Sylvae. Die letzten erscheinen in sieben Büchern, zu denen sich in der zweiten Auflage von 1646 zwei weitere gesellen. Balde schreibt in großer Zahl Hymnen auf Maria2, in denen sie entweder allein (wie Lyr. 2, 24), unter dem Kreuz (wie Epo. 13), bei der Auferstehung (wie Lyr. 3, 7) oder zusammen mit dem Jesuskind (wie Lyr. 2, 18; 4, 32) gefeiert wird. In den Lyrica und Sylvae gibt es 48 Marien-Gedichte3, die großenteils einen hymnischen Stil haben. Dagegen sind Hymnen auf Heilige wie Maria Aegyptiaca (Lyr. 2, 16), Genovefa (Lyr. 3, 4), Sebastian (Sylv. 8, 22)4 und weltliche Personen wie Maximilian I. (Lyr. 2, 35; 4, 16) oder Tilly (Sylv. 9, 18)7 in der Minderzahl. Zu ihnen gehören auch Gedichte wie der Aufruf an 1 Vielfältige Anregungen werden Eckart Schäfer verdankt.– Im folgenden handelt es sich um einen Lesetext, dem die Ausgaben von 1660 und 1729 zugrunde liegen. Die für den heutigen Leser oft verwirrende Interpunktion und Schreibweise werden (mit Ausnahme der Majuskeln) nicht wiedergegeben. 2 Zu Baldes Marienlyrik vgl. Westermayer 1868, 129-139; Henrich 1915, 98-108; Müller 1964, 84-122. 3 Henrich 1915, 99 (38 Gedichte in den Lyrica, 10 in den Sylvae). 4 Ed. 1660: 8, 21; Ed. 1729: 8, 22. Vgl. den Titel: Panegyricon Lyricum de laudibus gloriosi Martyris Sebastiani, Sedis Eberspergensis Patroni. 5 Balde nennt die Ode auf den Sieg bei Prag bezeichnenderweise Paean Boicus. Die Alkäische Strophe, das Versmaß der horazischen Römeroden, ist sicher mit tieferer Absicht gewählt. 6 “Panegyricus auf den Kurfürsten Maximilian” (Henrich 1915, 96). Vgl. Westermayer 1868, 83. Das Versmaß ist die Alkäische Strophe. 7 Das gilt für den letzten Teil ab V. 257 (o si rediret Tillius, aethere | delapsus alto! Vgl. 309-313: non obsolescat Gloria Tillii, | aeterna merces. Tillius, o Duces, | certetque verseturque vestros | ante oculos renovetque priscas | bene ominati Martis imagines). Das Versmaß ist die Alkäische Strophe.

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den Adler des Römischen Reichs im Kampf gegen die Schweden (Lyr. 1, 38) oder die Lob- und Triumphgesänge auf die im Krieg gegen die Schweden standhaften bayerischen Mädchen (Lyr. 2, 17: Paean Parthenius Boicarum Virginum, quae pro defendenda Castitate contra Suecorum irruentium furias viriliter decertarunt; Lyr. 3, 26: Panegyricon rusticanae puellae Bavarae, miro strategemate8 Pudicitiam suam adversus Suecos defendentis). Schon die Genosbezeichnungen (Paean, Panegyricon) machen deutlich, daß auch diese Gedichte zu den Hymnen zu rechnen sind. Es ist überraschend, daß Balde mit der traditionellen Form spielt: In dem ersten Buch der Sylvae mit dem Titel De venatione begegnen verschiedene Hymnen auf die Jagd und das Leben der Jäger, die einen deutlich humorvollen, ja satirischen Ton aufweisen. Um die Spannbreite von Baldes Hymnik zu zeigen, werden zunächst drei Marien-Gedichte betrachtet, an denen die verschiedene Technik und der verschiedene Grad der Antikenachfolge zu zeigen sind, und sodann drei weltliche aus dem ersten Buch der Sylvae, bei denen es ebenfalls um die Antikenachfolge, jedoch vor allem um Baldes humorvolle bzw. satirische Art des Dichtens geht9. Marien-Hymnen In der Ode an Willibald Ehrenmann Lyr. 1, 42 kündigt Balde im Untertitel an, er werde künftig der Dichter und Enkomiast der Göttlichen Jungfrau sein, se deinceps D. Virginis vatem et encomiasten fore. Der zweite Vers erläutert das erste Prädikatsnomen vates: me suum Virgo iubet esse vatem. Das folgende Gedicht Lyr. 1, 43 ist insgesamt ein Beweis für das zweite Prädikatsnomen comiastes. Es leitet die Marien-Lyrik Baldes ein und zeigt gut, in welchem Maß der Neulateiner der antiken Form verpflichtet ist: AD DIVAM VIRGINEM. Delectari se eius Laudibus Canendis Quem, REGINA, tuo semel Afflaris Zephyro, non aliis velit 8 Ed. 1660: strategemato; Ed. 1729: strategemate. 9 Die drei Marien-Hymnen liegen sowohl in deutscher als auch in französischer Version

vor (Lyr. 1, 43: Schäfer 1976, 220; Thill 1981, 32. Lyr. 4, 40: Wehrli 1963, 101; Thill 1981, 34. Lyr. 3, 7: Wehrli 1963, 97 / 99; Thill 1981, 40). Deshalb werden sie hier nur im Originaltext zitiert. Die Gedichte aus dem ersten Buch der Sylvae werden hingegen übertragen, da für sie keine Übersetzung erreichbar ist.

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Ventis ille vehi super Undas Pegasei fontis, ubi sacram Venae laetitiam bibat Et facunda redux carmina temperet. Nec, cum Pieriam chelyn Arguto fidicen pollice moverit, Formosam Lalagen canet Vultumque ac niveae colla Licymniae Aut nigras Glycerae comas: Sed doteis potius, VIRGO, tuas lyra Emirabitur aurea. Et nunc sive caput sole serenius Seu lunae timidum iubar Subiectae pedibus dicet et igneas Zonae sidereae rosas; Nunc, ut virgeneo castus et integer Partu detumuit10 sinus, Matris non solitae nomen et oscula Laetis humida lacrymis Vagitumque Dei; tum liquidum melos Caeli et non rude gaudium; Nunc formam Pueri: sive nitentibus Gemmanteis oculis faces Infusumque diem crinibus ac genas, Mali fragmina punici, Et costi madidos unguine dactylos; Seu quae plurima serior Aetas bis geniti Numinis edidit, Narrabit fide Teïa Vates Partheniam vectus in Insulam. O ergo facilis veni, Nec te, DIVA, tuis subtrahe laudibus, Quas si dura mihi neges, Non opto lyricis vatibus inseri.

Der Hymnus auf Maria hat ein bekanntes Vorbild: Horaz, Carm. 4, 3, das vom Scholion des Parisinus 7900 als ymnus in paenis speciem bezeichnet wird. Es handelt sich um dasselbe Versmaß, das Asclepiadeum quartum (bei dem der Glyconeus und der kleine Asclepiadeus alternieren). Im folgenden werden nicht, wie in den modernen Editionen, Strophen abgeteilt. Man darf davon ausgehen, 10 Ed. 1660: detumui; Ed. 1729: detumuit.

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daß Balde in seinen Horazausgaben die Verse so vorfindet11, wie er sie nachgestaltet: Quem tu, Melpomene, semel nascentem placido lumine videris, illum non labor Isthmius clarabit pugilem, non equos inpiger curru ducet Achaico victorem, neque res bellica Deliis ornatum foliis ducem, quod regum tumidas contuderit minas, ostendet Capitolio: sed quae Tibur aquae fertile praefluunt et spissae nemorum comae fingent Aeolio carmine nobilem. Romae, principis urbium, dignatur suboles inter amabilis vatum ponere me choros, et iam dente minus mordeor invido. o testudinis aureae dulcem quae strepitum, Pieri, temperas, o mutis quoque piscibus donatura cycni, si libeat, sonum, totum muneris hoc tui est, quod monstror digito praetereuntium Romanae fidicen lyrae; quod spiro et placeo, si placeo, tuum est.

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Balde deutet in der Form der ‚Parodia Christiana‘12 die bekannte Horaz-Ode in einen Hymnus auf Maria um. Er folgt dabei der Poetik des Jesuiten Jacobus Pontanus (1542-1626) und der Praxis des Jesuiten Casimirus Sarbievius (1595-1640), an die Stelle der antiken Götter Heilige und besonders Maria treten zu lassen13. Auch für Balde ist die Wahl “dieses Lieblingsgedichtes der Humanisten” bezeichnend, “bei dessen Nachdichtung oder Parodia sie meistens auf die

11 So etwa in der Ausgabe von Lambinus 1577. 12 Der Begriff begegnet schon bei Sarbievius, z. B. Lyr. 2, 18 (In Virginem Matrem

Carmen Saeculare. Untertitel: Parodia ex Q. Horatio Flacco) und Balde, z. B. Lyr. 1, 12 (Ad Amphoram Cerevisiariam. Parodia et Palinodia. Untertitel: Ex Q. Horat. Flacc. Carm. L. 3. Od. 21). Zur ‚Parodia Christiana‘ bei Balde vgl. Müller 1964, 84-122 (dazu relativierend Schäfer 1976, 176). 13 Vgl. die eindringlichen Darlegungen von Schäfer 1976, 118-120, 220.

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heiligsten Überzeugungen ihres christlichen oder dichterischen Selbstverständnisses zu sprechen kommen”14. An die Stelle der horazischen Melpomene tritt bei Balde Maria: Sie ist seine Muse, und im Zusammenhang mit ihr ist von der ‚heidnischen‘ Hippokrene die Rede (undas Pegasei fontis, 4). Es geht um die carmina des Dichters (6), der aber nicht Lalage, Licymnia oder Glycera – wohlbekannte Geliebte des Venusiners – besingt, sondern Maria (7-13). Sie ist es, die er am Schluß um Inspiration bittet (3336). Der Anklang an Horaz, Carm. 1, 1, 35-36 quodsi me lyricis vatibus inseres, | sublimi feriam sidera vertice (die Gedichte umfassen jeweils 36 Verse) macht deutlich: So wie Horaz von Maecenas gefördert wurde, möchte Balde, der etwas bescheidener formuliert, von Maria gefördert werden. Ein anderes Beispiel ist die Ode Lyr. 4, 40, die am 1. Mai 1641 entsteht: AD VIRGINEM MATREM

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O quam te memorem, DEA, Vitae praesidium et dulce decus meae, Quae tandem niveo redux Lunae curriculo pristina languidae Menti gaudia sufficis. Iam, quae tarda pigro torpuerat gelu, Altum vena micans salit. Rursus tento LYRAM certaque mobileis Depectit radios manus Et carmen tremulum, VIRGO, tibi ferit. Nil gratum sine te meae Respondent Citharae: sed simul halitum Persensere tuum fides, Vernant Aoniis continuo rosis Et fontem prope limpidum Luctu deposito lenius insonant, Auritum nemus assilit. Sic o saepe veni, DIVA, decentium Mater blanda cupidinum, Et longas reseca Pieridum moras. Tecum vivere amem libens Et, si Fata vocant, non metuam mori.

14 Schäfer 1976, 220. Da die Ode dort S. 220-222 eingehend behandelt ist, wird sie hier nicht weiter betrachtet.

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In diesem Fall liegt der Ode nicht ein antikes Gedicht insgesamt zugrunde; es wird lediglich eine Reihe bekannter Wendungen zitiert – bekannter Wendungen, denn die Umdeutung der alten Prägungen soll auch bei diesem Vorgehen sinnfällig bleiben. Dieses Mal beginnt Balde mit einem Vergil-Zitat (o quam te memorem, Virgo, Aen. 1, 327), um aber sogleich Horaz zu Wort kommen zu lassen (o et praesidium et dulce decus meum, Carm. 1, 1, 2). Wie der Anfang ist der Schluß antikisch überhöht. In 19 soll man an Carm. 1, 19, 1 denken (Mater saeva Cupidinum), in 20 an Carm. 1, 11, 9 (spem longam reseces), in 21 in Carm. 3, 9, 24 (tecum vivere amem, tecum obeam lubens), in 22 an Carm. 3, 9, 11 (pro qua non metuam mori). Hinter den Zitaten stehen in 2 Maecenas, an allen anderen Stellen Venus bzw. eine Geliebte. Balde drückt mit antiker ‚Autorität‘ aus, daß Maria ihren Gefolgsmann schützt15 und daß zwischen ihm und ihr – wie im Hohelied zwischen der christlichen Seele und Christus – ein Verhältnis der Liebe besteht. Die Prädikation im zweiten Vers soll andeuten, daß Maria den Dichter so fördert, wie Maecenas Horaz förderte. “Mittels des Horazverses erscheint Balde in selbstironischer Pose als Nachfolger des römischen Dichters”16. Das Bild in 4, daß Maria auf Lunas Wagen fährt (Lunae curriculo), spielt auf die bei Balde öfter anzutreffende Gleichsetzung von Maria mit Diana an17. Der Vergleichspunkt ist die Jungfräulichkeit. Wenn in 21 die Worte des Liebhabers aus Carm. 3, 9, 24 tecum vivere amem, tecum obeam lubens zitiert werden, macht Balde “durch eine scheinbar geringfügige Abwandlung [sc. Fortlassen von tecum obeam] deutlich, daß seine Geliebte unsterblich ist.”18 Es ist also zu beachten, daß die Aufnahmen antiker Wendungen ganz bestimmte Bezüge herstellen, die wesentlich zu Baldes sowohl christlichem als auch dichterischem Horizont gehören. Andererseits gefällt sich der neuzeitliche Dichter darin, mit den antiken Vorstellungen zu spielen. Wenn in 19 Maria gebeten wird, oft zu kommen, heißt sie blanda, nicht saeva wie die antike Venus: Maria ist eine ‚sanfte‘ Diva. Sie möge, wie es in 20 heißt, Baldes Warten auf 15 Zum ersten Vers vgl. Müller 1964, 98: “Wenn Balde die Jungfrau mit fast den gleichen Worten anruft wie Aeneas seine Mutter Venus, gibt er sich durch das antike Zitat in verschlüsselter Form als Sohn der christlichen Maria zu erkennen. Durch die Verwendung der vergilischen Sentenz stilisiert er sein Verhältnis zur Muttergottes in formelhafter Weise. Gleichzeitig wird in spielerischer Art die Assoziation zwischen Roms Gründer und Balde als dem Vertreter der jesuitischen ‚nova Roma‘ wachgerufen.” 16 Müller 1964, 98. 17 Vgl. Schäfer 1976, 225-226; Lefèvre 2002, 245-252 (zu Lyr. 3, 2). 18 Schäfer 1976, 224.

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die Inspiration verkürzen, so wie Leuconoe Horaz’ Warten auf die Liebe verkürzen soll. Es ist alles andere als Mangel an Formulierungskunst, der Baldes Anspielungen bedingt – im Gegentum: Es eine großartige Fülle an Formulierungskunst, die ihn auszeichnet. Es ist schwierig, die Situation des Gedichts zu bestimmen. Herder nennt es ein ‚Danklied nach wiedererhaltener Gesundheit‘19. Dagegen ist nach Henrich Maria für Balde “die Spenderin alles Schönen: des Frühlings, der Dichtkunst; den Frühling bringt sie ihm zurück und gibt dem Dichter neue Lieder ein; sie ist seine Muse.”20 Ein drittes Beispiel der Marien-Lyrik ist geeignet zu zeigen, daß Balde weder von einem antiken Gedicht ausgeht noch eine Reihe von antiken Stellen anklingen läßt, sondern sich ganz im biblischchristlichen Vorstellungsbereich bewegt, diesen aber mit Hilfe antiker, besser: horazischer Sprache und Metrik gestaltet. Es handelt sich nicht um die Nachfolge antiker Inhalte, sondern um die Nachfolge antiker Formen. Die Ode Lyr. 3, 7 ist eine Reflexion über Cant. 8 quae est ista, quae ascendit de deserto, deliciis affluens, innixa super dilectum suum? Balde setzt diesen Text über das Gedicht21: AD D. VIRGINEM ASSUMPTAM. IN EIUS PERVIGILIO

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Quo die terris properans relictis Tota migrasti super astra VIRGO, Liliis22 stratum tibi tergus incurvavit Olympus. Dulce te visa gradiente coeli Carmen auditum resonare: ‚Qualis Ista per nigrae loca senta silvae et Horrida tesqua, Qualis ascendit Dea!23 tota pulcra Gaudiis gemmat liquidis suoque innixa DILECTO volucreis per auras Floribus halat! 19 So seine Überschrift: (1795) 1881, 81-82. 20 1915, 105. 21 Anfang und Ende des carmen sind durch einfache Anführungszeichen in 6 und 20

deutlich gemacht. 22 Ed. 1660: Floribus; Ed. 1729: Liliis. 23 Ed. 1660: Fragezeichen; Ed. 1729: Ausrufungszeichen.

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Talis in seram, sua regna, noctem Luna cum venit, tenuatur Arctos, Pallet Arcturus positoque ferro Languet Orion. Talis electi speciosus oris Phoebus Aurora lacrymante ridet, Quando cristatis avibus coruscum Mane precatur.‘ Inter has voceis magis elevata Brachiis NATI superas id omne, Quod DEUS non est, animumque toto Numine mergis. Merge: dum dulci maris e profundo, Quod superfusum bibis, una saltem Gutta distillet lacrymasque nostri Temperet Orbis.

Das antike Vokabular springt ebenso in die Augen wie die Verwendung der Sapphischen Strophe. Doch hat die Ode einen eigenen Duktus. Parodische Hymnen Nach der Erläuterung von Baldes Hymnen-Poetik im Bereich der Marien-Lyrik ist ein Blick auf seine weltlichen Hymnen angebracht. Hierzu eignet sich eine kurze Betrachtung des selten behandelten ersten Buchs der Sylvae mit dem Titel De venatione, das in überraschender Weise die humorvolle bzw. satirirsche Ader des Jesuiten erkennen läßt. Diese Sammlung verdient insofern besondere Aufmerksamkeit, als Balde mit den bukolischen Gedichten, wie öfter, in den Spuren des polnischen Jesuiten Kasimierz Sarbiewski wandeln könnte, der ebenfalls nach dem Ende seines ‚horazischen‘ Dichtens in den Lyrica (vier Bücher Oden) und im Liber Epodon mit bukolischer Dichtung fortfährt: den zehn Gedichten des sechsten Buchs der Carmina, das Silviludia Poetica überschrieben ist24. Ende Oktober 1637 wird Balde von der Universität Ingolstadt auf persönlichen Wunsch des Herzogs Albert VI., eines Bruders des Kurfürsten Maximilian, der Balde 1630 in Innsbruck kennengelernt hatte, als Professor der Rhetorik an das Münchener Gymnasium berufen, um sowohl die älteren Söhne Franz Karl und Max Heinrich 24 Es wird erst 1759 veröffentlicht (Henrich 1915, 161 Anm. 2), aber Balde kann aufgrund seiner Kontakte Abschriften kennen.

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als auch – besonders – den jüngsten Albrecht Sigismund zu unterrichten. Den ersten beiden ist das Buch zugeeignet. Balde bekleidet die Stelle nur wenige Monate bis zum Februar 1638 und übernimmt nach dem plötzlichen Tod des Hofpredigers Jeremias Drexel im April 1638 dessen Amt. Wie alle Bücher dieser Sammlung hat auch das erste eine Widmung bzw. Einführung. Sie macht deutlich, daß es Balde bei der Erziehung und Bildung der beiden jungen Männer um die Vereinigung von körperlicher und geistiger Tätigkeit geht: Ego autem summas inter dotes multo magis iucundissimam animorum studiorumque coniunctionem semper admiratus sum, pulcherrimo quippe invento, Dianam et Palladem, Deas utique dissidentes ac ferme nullo praeterquam virginitatis consensu amicas, reconciliastis25. Quae in Deorum Conciliis, propter diversam vivendi agendique rationem, feruntur olim mutuis abstinuisse conspectibus, intra limina domus vestrae familiariter pacem colunt. neutra alteram impedit: utraque vos iuvat. Venandi voluptas interposita cupiditatem sciendi non minuit. Haec corpus, ista animum exercet. In cornibus cervorum citharae pendent: venabula plectris sociantur calamique diversos in usus instructi. Ich habe unter euren höchsten Gaben immer die sehr erfreuliche Verbindung von Denken und Streben am meisten bewundert, da ihr den sehr schönen Einfall hattet, die einander besonders feindlichen Göttinnen Diana und Pallas, die fast nur in ihrem Bekenntnis zur Jungfräulichkeit Freundinnen sind, zu versöhnen. Sie, die sich in den Götterversammlungen wegen ihrer unterschiedlichen Lebens- und Handlungsweise einst gegenseitig keines Blicks würdigten, halten in eurem Haus freundschaftlich Frieden. Keine hindert die andere: Beide erfreuen euch. Wenn ihr Lust zur Jagd habt, mindert sie nicht die Wissensgier. Die eine übt den Körper, die andere den Geist. An den Hörnern der Hirsche hängen26 Leiern: Die Jagdspieße sind mit den Plektren vereint, und die Rohre dienen verschiedenem Gebrauch27.

Das Ende der Widmung deutet den Aufbau des Buchs an: alternis utrique Divae litavi. Caeterum non in omnem venationis ambitum diffusus, sed ex aliquot partibus pauca dumtaxat complexus sum. Antitheses morosorum hominum fastidiis metiendae sunt: sub finem Dithyrambus, meo sensu. Abwechselnd opferte ich den Göttinnen. Im übrigen habe ich nicht den ganzen Kreis der Jagd ausgeschritten, sondern nur weniges aus einigen 25 Ed. 1660: reconciliatus; Ed. 1729: reconciliastis. 26 Die dreifache c-Alliteration in cornibus cervorum citharae pendent wird mit der

Wiederholung des h-Lauts wiederzugeben versucht. 27 calamus = Rohr als Stange (wohl zum Abgrenzen des Jagdgebiets) und als Schreibgerät.

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Teilgebieten behandelt. Die Antithesen sind der Tadelsucht grämlicher Menschen zuzumessen; am Ende steht ein Dithyrambus – nach meinem Geschmack.

Den Hauptteil bilden 15 Gedichte, deren jedem eine Antithesis folgt. Aus der Wendung alternis utrique Divae litavi ist zu schließen, daß gewissermaßen die ‚These‘ – dem Thema des Buchs gemäß – jeweils Diana, die Antithesis Pallas gewidmet ist. Hierauf weisen auch Dianas Worte in 16, 1-2 hin: cur, age, mutuis | nos verbis, Soror, et nostra lacessimus? Danach sind die Göttinnen wohl als RollenSprecherinnen zu denken. Diese Rechnung geht freilich nicht immer auf. Das 16. Gedicht bringt die Versöhnung: Dianae et Palladis Dialogus ac Reconciliatio, während das 17. der von Balde als meo sensu verfaßte Dithyrambus Venatorius ist. Da dieser 1642 entsteht, Franz Carl aber schon 1640 stirbt, kann sich die Widmung nur auf die Gedichte 1-15 oder 1-16 beziehen. Nicht nur der abschließende Dithyrambus Venatorius stellt einen Hymnus dar, sondern auch die jeweilige ‚These‘ der ersten 15 Gedichte. Das ergibt sich schon aus dem Umstand, daß Sigismund, wie es in der Widmung heißt, von Balde erbeten hat Dianae sacra versibus celebrari. Ein Beispiel für diesen Hymnencharakter ist die 10. ‚These‘: Recordatio praeteritorum laborum Venatori iucunda Salve LATONAE Soboles, Regina triformis, Tresque gerens facies; Mihi sed unâ carior: Qua nemora et monteis et amica negotia curas. 5 Cum pharetrata tuum Fratrem relinquis aetheri Te moderante manum, certos intendimus arcus: Certaque sulphureae Mandata glandes deferunt. 10 Te duce tres canos, nigranteis quattuor Ursos In nive Sarmatica Stravi volucri plumbea. Unus in his, postquam praeclusit caespite vulnus, Verberis impatiens

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In me bipes surrexerat. Dum voveo pellem, geminato turbidus ictu Concidit ante pedes, Polumque versus Arcticum. Auspice te scopulos vicinaque scandimus astris Saxa, licet saliens Nos capricornus impetat. Tres nuper capreas deieci vertice rupis. Ardua meta quidem, Sed est voluptas utilis. His ego vestitus virgatam rideo byssum Tinctaque Sidonio Contemno rore vellera.

Erinnerung an vergangene Mühen, die dem Jäger angenehm ist Sei gegrüßt, Tochter Latonas, dreigestaltige Königin, die du drei Erscheinungsformen hast: in der einen bist du mir lieber (als in den beiden anderen): in der, in der du über Haine, Berge und das mir liebe Tun wachst. 5 Wenn du mit dem Köcher deinen Bruder im Himmel verläßt und unsere Hand lenkst, spannen wir sichertreffende Bogen: schwefliche Kugeln führen Aufträge sicher aus. 10 Unter deinem Geleit streckte ich drei weiße und vier schwarze Bären im Schnee Sarmatiens mit dem fliegenden Blei hin. Nachdem einer von ihnen seine Wunde mit Rasen verbunden hatte, erhob er sich, weil er den Treffer nicht hinnehmen wollte, 15 gegen mich auf den Hinterbeinen. Während ich noch sein Fell (dir) gelobte, stürzte er nach einem zweiten Schuß ungestüm vor meine Füße, nach Norden ausgestreckt. Unter deinem Schutz steigen wir auf Berggipfel und Felsen, 20 die den Sternen nahe sind, mag uns auch ein springender Bock angreifen. Kürzlich warf ich drei Gemsen von der Spitze einer Klippe. Das ist zwar ein höchst beschwerliches Ziel, aber die Leidenschaft ist nützlich. 25 Mit diesen (Fellen) bekleidet, lache ich über gestreiftes Leinen und verachte mit sidonischem Saft (Purpur) gefärbte Wolle.

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Die schwungvollen Verse werden von einem Aufschneider vorgetragen, der Jägerlatein zum besten gibt. Erst die Antithesis setzt das Maß entgegen. Die ‚These‘ ist wie ein Hymnus in dreimal neun Verse gegliedert. Der Sprecher beginnt mit einem traditionellen Preis Dianas, an dem auch ein Pallas-Verehrer nichts aussetzen könnte. Der Anfang Salve Latonae Soboles, Regina triformis umschreibt geradezu das christliche Salve, Regina. Es werden die Erscheinungsformen der Göttin und die Hervorhebung ihrer Hilfe für die Menschen genannt (1-9). Die beiden folgenden Einheiten von je neun Versen (10-18, 19-27) sind in herkömmlicher Weise eingeleitet mit dem die Gottheit vertretenden Personalpronomen: te duce (10) und auspice te (19), womit die Anrufung te moderante manum (7) aus dem ersten Teil aufgenommen wird. Sieht der Leser, daß der zehnte Vers mit te duce beginnt, erwartet er folgerecht die Fortführung des Hymnus. Aber der Gedankengang nimmt eine überraschende Wendung. Nun prahlt der Sprecher, er habe mit Dianas Hilfe sieben Bären im Schnee und drei Gemsen auf Felsspitzen erlegt. Die Ursi des fernen eisigen Lands am Schwarzen Meer brechen so hyperbolisch in das kultivierte bayerische Jagdrevier herein, daß der humorvolle Ton zutage liegt. Dieser wird noch gefördert durch das Bild des einen Bären, der von den Bleikugeln des Jägers (sulphureae glandes; volucris plumbea) getroffen, seine Wunde wie ein Mensch versorgt (mit einem Rasenstück) und sodann den Jäger als bipes angreift28. Dieselbe Wirkung erzielt, wenn man an das vornehme und oft höfische Ambiente von Ebersberg denkt, das Bekenntnis des Weidmanns, er trage lieber die drei erbeuteten Ziegenfelle als gestreiftes Leinen29 und Purpurwolle: Das ist affektierte Bescheidenheit. Mit einem Wort: Es handelt sich um ‚Jägerlatein‘ – in Latein! Die traditionelle Form des Hymnus steht mit dem renommistischen Inhalt in einem wirkungsvollen Spannungsverhältnis. Ein anderes Beispiel ist das 15. Gedicht, welches die ‚These‘ aufstellt, daß die Jägerei die Gesundheit fördere: 28 Zu Vers 18 polumque versus Arcticum, in dem die Editionen von 1660 und 1729 polum Arcticum kursiv drucken (was auf ein Zitat deutet), vgl. Hygin. De astr. 3, 29 arcticum polum spectans (vgl. daselbst 3, 1-2 von den beiden Arcti, die polo boreo stehen). 29 Vielleicht ist mitzuhören, daß das Leinen mit Gold durchwirkt ist: Vgl. Verg. Aen. 8, 659-660 über die Gallier, deren Gewand golden ist (aurea vestis) und die mit ihren gestreiften Kriegsmänteln leuchten (virgatis lucent sagulis).

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Optimum venatorem optimum sui corporis esse medicum Non ego Philyriden tumidumve Machaona supplex Ac tremulo sermone lacessam, Ut iuvet et morbis vireis instauret abactis Hippocrates. procul este tyranni! 5 Felix, qui numquam crudelibus indiget herbis Aut tristis libamine succi! Sanus ego, corpus patulis exerceo campis Nec patior mala semina mortis Crescere, funeream poscentia denique falcem. 10 Me proles Epidauria curet? Ludendo melius medicas eludimus arteis. Non vincit LIBITINA DIANAM. Qui studiis intra pallent ergastula clausi, Inferiis debentur et umbris. 15 Collapsae facies atque intestina putrescunt, Liberior quia deficit aura. Integra Venatus servat vitalia motu Et pravis humoribus obstat, Ne bellum moveant ANIMAE, ne moenia, CORPUS 20 Expugnent ac PECTORIS arcem. Venatu floret sanguis, mensuraque venae Laetitia spirante movetur. Frugalem preciosa penum commendat orexis; Hausta sapit de flumine lympha. 25 O nemus! o liquidis rorantia fontibus antra! O gelidi formosa Lycaei! Me procul in virideis sepostum ferte recessus, Me vestris abscondite silvis. Der beste Jäger ist der beste Arzt für seinen Körper Nicht will ich Philyras Sohn oder den stolzen Machaon demütig und mit zitternder Rede auffordern, daß er helfe und daß Hippokrates die Krankheiten vertreibe und die Kräfte wiederherstelle. Bleibt fern, ihr Rechthaber! 5 Glücklich, wer niemals widerlicher Kräuter bedarf oder des Gusses eines herben Safts! Gesund bin ich, übe den Körper auf weiten Feldern und dulde nicht, daß die schlimmen Samen des Tods wachsen, welche schließlich nach der Sichel rufen, die das Ende bedeutet. 10 Mich sollten Asklepios’ Nachkommen behandeln? Das Jagdspiel pflegend, spotte ich besser der ärztlichen Künste. Nicht besiegt Libitina Diana. Wer sich über den Studien im Arbeitszimmer einschließt, ist dem Totenopfer und den Schatten verfallen.

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Das Gesicht ist eingefallen, und die Eingeweide werden morsch, weil die frische Luft fehlt. Die Jagd erhält durch Bewegung die lebenerhaltenden Kräfte des Körpers und widersteht den schlechten Säften, damit die Winde keinen Aufstand machen und nicht die Mauern, das heißt: den Körper, und die Burg der Brust erobern. Durch die Jagd gedeiht das Blut, und der Puls der Ader wird, wenn Freude strömt, bewegt. Sehr guter Appetit macht frugales Essen angenehm; es schmeckt das Wasser, das aus dem Fluß geschöpft wird. O Hain! O Grotten, die ihr von klaren Quellen feucht seid! O schöne Gegend des kühlen Lykaion! Bringt mich fern entrückt in die grüne Abgeschiedenheit, Verbergt mich in den abgelegenen Wäldern.

Hier wird die Jagd in frischer Luft und freier Bewegung als gesund für den Körper gepriesen. In den vier mittleren Versen sind den Jägern die Gelehrten als Stubenhocker entgegengesetzt, die mit eingefallenen Gesichtern und schlaffen Körpern dem Tod geweiht sind, weil ihnen die liberior aura fehlt (13-16). Das ist wohl zutreffend, doch sind die hyperbolischen Formulierungen ein Zeichen für den Humor der Aussage. Dieser ist um so mehr zu würdigen, als Balde selbst zu diesen Gestalten gehört, die ihr Dasein zu einem wesentlichen Teil auf diese Weise fristen. Deutlich ist eine horazische Selbstironie zu spüren. Dem übersteigerten Ton entsprechend werden im ersten Teil (112) mit dem Asklepios-Sohn Machaon und mit Cheiron, dem Sohn der Nymphe Philyra, mythische Ärzte und mit Hippokrates der größte Arzt der historischen Vergangenheit30 bemüht. Demgegenüber dürfte Epidauria proles (10) die Ärzteschaft der Gegenwart bedeuten. Die Metapher ist sehr hoch gegriffen. Auch das kecke Wortspiel ludendo melius medicas eludimus arteis (11) läßt an dem Übermut des Sprechers keinen Zweifel. Dazu paßt die zugespitzte Formulierung non vincit Libitina Dianam (12), die zwischen Mythologie und Metonymie verführerisch schwankt. In den letzten 12 Versen (17-28) wird die in den ersten 12 Versen behauptete Gesundheit des Sprechers ‚bewiesen‘: Sie ist eine Folge des Jagens. Anders als der Schreib30 In den Editionen von 1660 und 1729 steht am Ende von 3 ein Doppelpunkt und nach Hippocrates in 4 keine Interpunktion. Wenn Hippocrates Plural sein sollte, sagte Balde ‚bleibt fern ihr Hippokratesse‘ (nämlich Cheiron und Machaon). Es könnte auch eine Verschreibung für den Genetiv Hippocratis sein. Dann hieße es ‚bleibt fern, ihr rechthaberischen Jünger des Hippokrates‘ (vgl. proles Epidaurea in 10).

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tischarbeiter hält der Jäger den Körper durch Bewegung gesund. Keinen Spielraum läßt er den feindlichen Winden. Da mit animae offensichtlich die Winde im Körper gemeint sind, die ihn zerrütten, gerät das Lob des Jagdlebens zu einer Satire gegen die ‚sitzende‘ Lebensweise, die auch Balde pflegt. Das Lob des frugalen Essens (frugalis penus, 23) ist dem Dichter, dem Vegetarier und Vorsitzenden der Sodalitas macilentorum, aus dem Herzen gesprochen. So muß man annehmen, daß der abschließende Hymnus auf die Natur (o nemus, o liquidis rorantia fontibus antra! | o gelidi formosa Lycaei!), die den Sprecher in ihrer Abgeschiedenheit empfangen soll, wiederum auf den Jesuiten gemünzt ist. Jedenfalls hat er selbstironisch auch die eigene Person im Auge. Aber er ist kein Jäger. Was gegen die Jägerei einzuwenden ist, sagt die folgende Antithesis. Der das erste Buch der Sylvae abschließende Dithyrambus Venatorius gehört schon von der Überschrift her zu den Hymnen. In 234 Versen werden die Freuden des Jagdlebens gepriesen. Die erste Hälfte (1126) sei etwas genauer betrachtet. DITHYRAMBUS VENATORIUS, Feriis Augustalibus cantatus Eberspergae, Anno M. DC. XLII. ODE. Musa, siquid otiaris Nec molesta Martis urget Lucta31 Teutonumque caedes; Hoc agamus. Innocentis Arma non damnosa belli 6 Concinamus et triumphos Virginis LATONIAE. Ex DEABUS nulla maior Digniorque Multiformi: Elegantiore vestros Aemulatur nulla vultus, Phocidos novem Puellis 12 Ore, vita, voce, forma, moribusque concolor. Si feras nemusque tota Montis ab radice vulsum, Thracius sonante chorda Creditur traxisse Vates ORPHEUS, famosus ORPHEUS;

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31 Ed. 1660: urgent | iussa; Ed. 1729: urget | lucta.

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Gaudeant nunc et POETAE iure venatorio. Ipse PHOEBUS noster arcum Gestat, et leveis sagittas Imbuit cruore damae. Doctus32 et maiore ferri In trucem Pythona telo, Cum peremit putre monstrum, liberavit patriam. Foederatas iunge cara Cum Lycaste, iunge vires, Osculo Thalia rapto. Cedat omnis corde livor! Estis, io, vos sorores. CYNTHIAM quaecumque laudat, laudat et TRITONIAM. Nempe non amica tantum Dulcis est AURORA Musis. Mane summo vix madentem Propulit corusca bigam; Iam vigil sopore pulso Frigidam VENATOR haurit inque silvis militat. Ille delectatus Aethra Humidas vibrante flammas, Floridaeque lucis ostro; Arborum frondosa lustrat: Laelapisque suspicaci Sedulus ferina naso tendit in vestigia. Ungue viso, belluosi Arbitratur signa Saltus Et latenteis inquilinos. Hac eundum, fune tracto Per fruteta, per vepreta Vis odora callidorum certa suadet augurum. Praevium secutus omen GLAUCUS instat et plagarum Explicari terminantum Vecta curat involucra. Mox amoeno castra clivo Figit accubatque subter fraxino vel ilice. Huc sodales convenire Multiplex invitat umbra. Promitur senex in herba Caseus Ceresque mollis Et rubentis feta Bacchi

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32 Ed. 1660: ductus; Ed. 1729: doctus.

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Siqua densis tecta ramis intepescit amphora. Sermo salsus et lepores Rus olentes usitatam Condiunt quietis horam. Artis est heic absque naevo Verba fari lubricaeque Legis observare flexus nec rotari turbine. Indicant imaginosas Somniorum mille formas; Phantaso diurna miris Facta confundente monstris. Primus infit: Mi videbar Aliger volare cervus hinc adusque sidera. Alter: Ibam pileatus Mellis explorator ursus: Veneramque pervetustae Ad foramen grande quercus: Iamque rostro moliebar, Cum repente suscitatus memet ipsum rideo. Tertius: Me tristis, inquit, Morpheus succendit ira Miscuitque caede somnum. Hinnulum fixurus erro: Rebar occidisse Natum. Funus una, luctus una noxque tetra vanuit. Rupe, Quartus, ex acuta Forte contemplabar arva. Praeter hostis ibat agmen. Inde Suecos tot peremi, Quot33 superne saxa ieci, Obtulique devorandas plumbeas acanthides. Talibus se feriati Provocant falluntque tempus. Ante viva, viva pone, Viva iuxta manat unda; Limpidique per lapillos Perque gramen ore fontes murmurant argenteo. Inter haec plumis superbae Alites cantare pergunt. Magna caesim, parva punctim Verberant decenter auram; Cuius ictus et querelas

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33 Ed. 1660: quod; 1729: quot.

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Oscinum iucunda mater temperat Symphonia. Inter haec et flabra ludunt Mollium Favoniorum; Excitantque ventilando Arbores garrire doctas. Fabulantur ac vicissim Nescio quid de suismet blatterant cunabilis. Quae loquantur, nemo novit Praeter illos, queis APOLLO Mysticus secreta pandit. Pinus, ulmus, robur, alnus Aesculique populique Improbas NASONIS arteis exsecrantur Itali. Haec susurrat se fuisse Feminam, nunc esse fagum. Ista narrat, ut procantem Fugerit conversa caprum. Sola BAUCIS cum marito Exuisse laeta rugas obstrepit rixantibus. Otio satis repensi Sunt labores. Surge tandem, Pigra venantum Corona. Surge; se propinquus infert IMPERATOR, cuius aeri Imputas amoena Pacis arma, lusum, proelia.

JAGD-DITHYRAMBUS, in den Ferien im August gesungen in Ebersberg 1642. ODE. Muse, wenn du etwas Muße hast und nicht das schlimme Ringen des Mars drängt und das Hinschlachten der Deutschen: Laß uns folgendes tun. Eines unschuldigen Kriegs nicht verderbliche Waffen 6 wollen wir besingen und der Jungfrau Diana Triumphe. Von den Göttinnen ist keine größer und würdiger als die Vielgestaltige: Mit schönerem Gesicht macht keine euren Mienen Konkurrenz, den neun Mädchen in Phokis 12 an Antlitz, Leben, Stimme, Gestalt und Sitten gleich. Wenn die Tiere und den Berghain, der bis zu den Wurzeln ausgerissen ist,

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der thrakische Sänger durch das Erklingen der Saite mit sich geführt haben soll, Orpheus, der berühmte Orpheus, Mögen nun auch die Dichter sich des Jagdrechts freuen. Phoebus selbst, der Unsere, handhabt den Bogen, und leichte Pfeile benetzt er mit dem Blut der Hindin. Geschickt, auch mit größerer Waffe gegen den finsteren Pythondrachen zu stürmen, befreite er, als er das Monstrum erschlaffen ließ, das Land. Verbinde die Kräfte vereint mit der teuren Lycaste, Thalia, nach dem Raub des Kusses. Schwinde jeglicher Neid aus dem Herzen. Ihr seid, io, Schwestern. Welche Cynthia lobt, lobt auch Tritonia. Wahrlich nicht allein den Musen ist die liebliche Aurora Freundin. Am frühesten Morgen treibt sie mit Mühe das (von Tau) tropfende Zweigespann an. Schon schüttelt der Jäger munter den Schlaf von sich, schöpft die frische Luft und kämpft in den Wäldern. Er freut sich über Aethra (den reinen Himmel), die feuchtes Glitzern zittern läßt, und über den Purpur des blühenden Lichts; er geht durch den Laubwald, und eifrig verfolgt er mit Laelaps’ Spürnase die Fährten des Wilds. Der sieht eine Spur und erspäht die Anzeichen eines tierreichen Waldstücks und die verborgenen Bewohner. Hier lang! Es ziehen an der Leine durch Sträucher und Dornenhecken die schlauen Hellseher mit ihrem scharfen Geruchssinn und raten sicher. Glaukos, der dem vorausgehenden ‚Omen‘ folgt, drängt nach und läßt die mitgebrachten Hüllen der das Jagdgebiet begrenzenden Netze öffnen. Bald schlägt er auf einem lieblichen Hügel das Lager auf und legt sich unter eine Esche oder Eiche. Hier zusammenzukommen lädt die Gefährten vielfältiger Schatten ein.

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Hervorgeholt wird auf der Wiese alter Käse und weiches Brot und, unter den dichten Zweigen verborgen, ein temperierter Krug mit rotem Wein. Das witzige Gespräch und die ländlich-derben (XI) Scherze würzen den Müßigen die ihnen nichts bedeutende Zeit. Es ist Kunst, hier makellos Worte zu setzen und des schwerfaßbaren Gesetzes Windungen zu beachten und nicht in Unordnung aus dem Gleichgewicht gebracht zu werden. Sie erzählen tausend Gestalten (XII) bildreicher Träume; Phantasos mischt die Geschehnisse des Tags mit wunderbaren Erdichtungen. Der erste beginnt: Ich glaubte, als geflügelter Hirsch von hier zu den Sternen zu fliegen. Der zweite: Mit einer Imkerkappe ging ich (XIII) als honigsuchender Bär: Ich war zu dem großen Loch einer uralten Eiche gekommen, und schon wühlte ich mit der Schnauze, als ich plötzlich erwache und über mich selbst lache. Der dritte: Mich ließ der strenge (XIV) Morpheus im Zorn rasen, und er mischte den Schlaf mit Mord. Im Begriff, ein Hirschkalb zu treffen, irre ich umher: Ich glaubte, den Sohn getötet zu haben. Begräbnis und Trauer kamen zusammen, und die abscheuliche Nacht verblich. Der vierte: Von einem vorspringenden Fels (XV) blickte ich gerade auf die Gefilde hinunter. Vorbei marschierte ein Zug Feinde. Da tötete ich so viele Schweden, wie ich von oben Felsbrocken warf, und ich schickte ihnen Bleidisteln zum Fraß. Mit solchen Reden fordern sie einander in der Muße (XVI) gegenseitig heraus und vertreiben sich die Zeit. Lebhaft vor ihnen, lebhaft hinter ihnen, lebhaft neben ihnen fließt Wasser; klare Quellen murmeln mit silbernem Mund durch Kiesel und Gras. Stolz auf ihre Federn singen unentwegt (XVII) dazwischen Vögel.

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Der große versetzt hiebweise, der kleine stichweise geschickt die Luft in Schwingungen. Deren Takte und Klagen moderiert Symphonia, die liebliche Mutter der Vögel. Unterdessen spielt das Wehen (XVIII) des lauen Westwinds, und es weckt fächelnd die Bäume, die plaudern können. Sie erzählen und schwatzen abwechselnd etwas über ihre Entstehung. Was sie sprechen, versteht keiner (XIX) außer jenen, denen der mystische Apollo die Geheimnisse offenbart. Pinie, Ulme, Steineiche, Erle, Wintereichen und Pappeln verfluchen die lose Kunst des Römers Naso. Diese flüstert, sie sei (XX) eine Frau gewesen, nun sei sie eine Buche. Jene erzählt, wie sie einem lüsternen Bock entkam, indem sie sich verwandelte. Nur Baucis mit ihrem Gemahl ist froh, die Runzeln abgelegt zu haben, und sie widerspricht den Streitenden. Durch Muße sind die Mühen genug aufgewogen. (XXI) Erhebe dich endlich, säumige Jägerschar. Erhebe dich; es naht sich der Herrscher, dessen Erz du des Friedens angenehme Waffen, Spiel und Kämpfe verdankst.

Der trochäische Septenar ist in spätantiken Hymnen ein beliebtes Versmaß, etwa bei Hilarius von Poitiers oder Venantius Fortunatus34. Auch sie gebrauchen ihn regelmäßig, das heißt: ohne Auflösungen und mit wenigen Elisionen. Balde verwendet die Strophenform35 des Dithyrambus Venatorius nur an besonderen Stellen der Sylvae: am Ende des ersten und des siebten Buchs (dieses beschließt die erste Sammlung) sowie am Ende des neunten Buchs, das zusammen mit dem achten 1646 veröffentlicht wird. In den beiden letzten Fällen handelt es sich um herausgehobene Gedichte: 7, 19 ist der Hymnus 34 Gerick 1996, 58-72. 35 Zu den acht Dithyramben Baldes “mit freier – also nichtstrophischer – Versfolge” vgl.

Schäfer 1976, 188-193 und Heider 1999, 88, zu dem in demselben Jahr (1642) wie der Dithyrambus Venatorius entstandenen Dithyrambus Parthenius (Sylv. 2, Parth. 6) Heider 1999, 145-180.

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aspirantis ad Caelestem Patriam, ein “Hymnus […], der die Herrlichkeiten des Himmelreiches und die Wonnen des ewigen Lebens preist”36, 9, 35 der Cygnus Lauretanus, eine “Paraphrase des größten Preisgesanges, den mittelalterliche Frömmigkeit und mystisch-schwärmerische Innigkeit geschaffen hat: der lauretanischen Litanei”37. Ansonsten begegnet diese Strophenform weder in den Sylvae noch in den Lyrica. Man darf daraus schließen, daß der Dithyrambus Venatorius für Balde besondere Bedeutung hat und keineswegs aus Gefälligkeit gegenüber den Söhnen des Herzogs entsteht. Hierzu fügt sich das Bekenntnis, er sei meo sensu geschrieben. Der Rhythmus ist genosgemäß feierlich einfach. Jede Strophe bildet eine syntaktische Einheit; die Abgeschlossenheit wird auch durch das Druckbild betont. Zu einem Hymnus gehört Evidenz. Wie in der Widmung angedeutet und durch den Titel der 16. Ode Dianae et Palladis Dialogus ac Reconciliatio in Erinnerung gerufen, geht es Balde um die Verbindung von Körper und Geist, von Diana und Pallas. Die Jagdszenen sind locker, humorvoll, poetisch. Bei der Jagd kommen Redner und Dichter nicht zu kurz. Ein Anruf an die Muse eröffnet den Dithyrambus. Sie möge zulassen, daß inmitten der Kämpfe des Dreißigjährigen Kriegs friedliche Waffen besungen werden (I. Strophe). Das erinnert an Vergils neunte Ekloge, in der der Hirt Moeris gegenüber dem Hirten Lycidas klagt, ihre Lieder gälten im Krieg soviel (gemeint: sowenig) wie die Tauben von Dodona, wenn – so sage man – der Adler komme38. Es folgt ein Preis Dianas (II). Es fällt auf, daß die Göttin der Jagd hinsichtlich der Schönheit, der Stimme und der Lebensführung mit den Musen verglichen wird, womit zum erstenmal die Verbindung von Diana und Pallas (als Göttin der Dichtung) indirekt in den Blick kommt (12). In den Strophen III-V gibt Balde eine mythologische Begründung: Orpheus habe die wilden Tiere und Bäume bezaubert, der Vates (16) sozusagen das Revier; demzufolge könnten die Dichter heute das Jagdrecht genießen (III). Der Orpheus-Mythos ist in der Antike oft behandelt worden. Vielleicht ist aber an dieser Stelle, wie im folgenden öfter, an Ovids Gestaltung in den Metamorphoses zu denken. Phoebus selbst – Phoebus noster, der Gott der Dichter – trage (wie Diana) Pfeil und Bogen, er habe Rehe und sogar den Pythondrachen erlegt (IV). Für beide Aussagen wird geschickt Ovid 36 Henrich 1915, 96. 37 Henrich 1915, 107. 38 sed carmina tantum | nostra valent, Lycida, tela inter Martia, quantum | Chaonias

dicunt aquila veniente columbas (Verg. Buc. 9, 11-13).

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nutzbar gemacht39. Eine weitere mythologische Geschichte belegt die Verbindung von Jagen und Dichten. Lycaste, eine Gefährtin Dianas40, und Thalia, eine der Musen, mögen ihre Kräfte vereinen: Wer Cynthia lobe, lobe auch Tritonia (V). Soweit handelt es sich, möchte man sagen, um den theoretischen Vorspann. Mit der sechsten Strophe beginnt in aller Frühe der Jagdtag – nicht ohne den Hinweis darauf, daß Aurora nicht nur den Musen Freundin ist (31-32). Der Jäger zieht mit dem ovidischen Hund Laelaps41 in das Revier. Andere Hunde kommen hinzu. Sie sind aufgrund ihres ausgeprägten Spürsinns ‚Auguren‘ und wissen, wo das Wild aufzustöbern ist42. Glaucus, wohl nach dem – wieder von Ovid geschilderten – Seher43 benannt, bestimmt, wo die Netze aufgestellt werden. Schließlich sucht er einen Rastplatz für die Gefährten aus, wo es Schatten, alten Käse, weiches Brot und einen Krug mit rotem Wein gibt (VI-X). Wichtiger, so scheint es, als das Jagen ist das Gespräch. Daran wird Balde, darf man vermuten, gern teilgenommen haben – wenn auch mit Zurückhaltung beim Jägerlatein. Das witzige Gespräch (sermo salsus) und der ländlich-derbe Scherz (lepores rus olentes) sind wichtig; kunstvoll (artis est) muß die Rede sein, und ihre schwierigen und komplizierten Regeln (lubricae legis flexus) sind zu beachten (XI). An munteres Drauflosschwatzen ist nicht zu denken. Hier ist man in Pallas’ Bereich. Die Teilnehmer erzählen ihre Träume, wobei der aus Ovid entlehnte Phantasus44 sie nicht genau zwischen Dichtung und Wahrheit unterscheiden läßt (XIIa). Vier Jäger geben abenteuerliche Träume zum besten (XIIb-XV). Die ersten beiden tragen Lustiges vor (78: suscitatus memet ipsum rideo), die letzten beiden Düsteres (79-80: tristis Morpheus). Die Fabel des dritten, der ein Hirschkalb zu verfolgen und den eigenen Sohn zu töten glaubt, erinnert an Ovid45. So verbringen Dianas und Pallas’ Jünger die Zeit (XVI). 39 hunc [sc. Pythona] deus arquitenens et numquam talibus armis | ante nisi in dammis capreisque fugacibus usus | mille gravem telis exhausta paene pharetra | perdidit (Met. 1, 441-444). 40 Claud. De cons. Stil. 3, 252, 276, 292; Balde, Sylv. 1, 5. 41 Laelaps ist der Hund des Jägers Cephalus (Ov. Met. 7, 771) und einer der Hunde des Jägers Actaeon (Ov. Met. 3, 211). 42 hac eundum (46) wird durch Kursivdruck als Zitat bezeichnet. Die Phrase begegnet in Macrobius’ Kommentar zum Somnium 2, 4, 12 und in neuerer Literatur (Dante, Daniel Heinsius). 43 Met. 13, 904-14, 39. 44 Met. 11, 790. 45 Die Konstellation ist der Callisto-Geschichte im zweiten Buch der Metamorphoses vergleichbar.

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In dieser lieblichen Idylle singen die Vögel vielfältig (XVII) und erzählen die Bäume ihren Ursprung (XVIII-XX)46. Die letzten kann nur verstehen, wen Apollo, der Gott der Dichter, in die mystischen Geheimnisse der Dichtkunst eingeweiht hat (queis Apollo mysticus secreta pandit, 110-111). Damit ist Balde erneut bei seinem Thema. Die Bäume berufen sich auf den alten Erzähler Ovid und verfluchen seine lose Kunst, hat er doch die Verwandlung zahlreicher Götter und Menschen in Bäume geschildert. Mit einer ebenso überraschenden wie zarten Arabeske schließt dieser Passus und zugleich das angeregte Gespräch der Jagdgesellschaft: Nur Baucis und ihr Gemahl Philemon klagen nicht, sie haben ihr langes Leben gern aufgegeben und genießen es, nunmehr Bäume zu sein, eine Linde und eine Eiche – wie Ovid in einer seiner anmutigsten Geschichten erzählt47. Was Balde vermitteln möchte, wird hinter allem Scherz klar: Der Dichter ist es, der ein vertieftes Verständnis der Natur hat. Der Dithyrambus venatorius wird zu einem Hymnus auf die Einheit von Natur und Dichtertum – wie sie bei Balde selbst zu beobachten ist.48 Literatur Ausgaben sind mit einem Sternchen (*) versehen. Bach J., Jakob Balde. Ein religiös-patriotischer Dichter aus dem Elsaß, Straßburger Theologische Studien 6, 3/4, Freiburg, 1904. Jacobi Balde è Societate Iesu Tomus I. Complectens Lyricorum Libros IV. Epodon Lib. unum, & Silvarum Libros IX, Coloniae Ubiorum, 1660. *R. P. Jacobi Balde è Societate Jesu Opera Poëtica Omnia, Tomus I-VIII, Monachij 1729, Neudruck hrsg. und eingeleitet v. W. Kühlmann/H. Wiegand, Frankfurt a. M., 1990. Gerick Th., Der versus quadratus bei Plautus und seine volkstümliche Tradition, ScriptOralia 85, Reihe A: Altertumswiss. Reihe 21, Tübingen, 1996. Henrich A., Die lyrischen Dichtungen Jakob Baldes, Quellen und Forschungen zur Sprachund Culturgeschichte der Germanischen Völker 122, Straßburg, 1915. *Herder J.G., Terpsichore, I / II: Lübeck 1795, III: Lübeck 1796, in: Herders Sämmtliche Werke, hrsg. v. B. Suphan, XXVII: Herders Poetische Werke, hrsg. v. C. Redlich, III, Berlin, 1881. Lefèvre E., ‚Diana in Ettal (Jakob Balde lyr. 3, 2 und Horaz carm. 3, 22)‘, in: Alvarium, Festschr. Chr. Gnilka, Jb. für Antike und Christentum, Ergänzungsband 33, Münster, 2002, 245-252. 46 Vielleicht denkt Balde an den Katalog der Bäume Ov. Met. 10, 90-108. 47 Met. 7, 620. Balde verwendet den Baucis-Mythos auch in der idyllischen Erzählung

vom Ursprung der Linde vor dem Heiligtum in Altötting (Epode 7); vgl. dazu Schäfer 1986. 48 Vgl. Westermayer 1868, 99, 115-116; Henrich 1915, 152-170; Lefèvre 2003, 68-73.

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- « Dichter und Zeisig (Jakob Balde, Lyr. 3, 27) », in: Altera Ratio. Klassische Philologie zwischen Subjektivität und Wissenschaft, Festschr. W. Suerbaum, hrsg. v. M. Schauer/G. Thome, Stuttgart, 2003, 68-73. Müller M.M., ‚Parodia Christiana‘. Studien zu Jacob Baldes Odendichtung, Diss. Zürich, 1964. Schäfer E., Deutscher Horaz. Conrad Celtis, Georg Fabricius, Paul Melissus, Jacob Balde. Die Nachwirkung des Horaz in der neulateinischen Dichtung Deutschlands, Wiesbaden, 1976. Schäfer E., ‚‚Die Verwandlung‘ Jacob Baldes. Ovidische Metamorphose und christliche Allegorie‘, in: J.-M. Valentin (Hrsg.), Jacob Balde und seine Zeit, Jahrbuch für Internationale Germanistik, Reihe A, Band 16, Bern/Frankfurt a. M./New York, 1986, 127-156. *Thill A., Jacob Balde, Choix de Poèmes lyriques, trad., Université de Haut Alsace, Centre de Recherches et d’Études rhénanes, Mulhouse, 1981. *Wehrli M., Jacob Balde, Dichtungen, Lateinisch und Deutsch, in Auswahl hrsg. und übers., Köln/Olten, 1963. Westermayer G., Jacobus Balde, sein Leben und seine Werke. Eine literärhistorische Skizze, München, 1868, neu hrsg. von H. Pörnbacher/W. Stroh, Amsterdam/Maarssen, 1998.

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Index Cette table alphabétique (de sujets traités, de noms cités, de mots-clés et de rubriques) ressortit aux choix respectifs des différents contributeurs. A A cappella, 653 accent grec aigu, 88, 89 accent grec circonflexe, 88, 89 accent grec d’intensité, 89 accent grec de hauteur, 82, 83, 86, 89 acrostiche, 91 action de grâces, 451, 452, 457, 458, 461, 462 Aelius Aristide, 170-186 Agiades, 72, 73 agonothète, 227, 231, 235 Akanthos, 65 Alarico, 616 Alcman, 75 Alessandro Numenio, 611 Alkaménès, 72 allégorie, 252 allégorisme, 251 Ampheia, 66, 67 Androklès, 69 année liturgique, 644 Antiochos, 69 Apharée, 76 Aphrodite, 194 Apollon, 68, 69, 71, 75-78, 180, 184, 185, 189, 191, 192, 195, 196, 198, 441, 444, 448 Apollon, Œkat£boloj, 75 Apollon, K£rneioj, 75 Apollon, Phébus, 75 ¢post£seij, 66 Appel à la louange, 21, 23, 26 appostrofe, 426 Apulée, 507, 510-517, 519 archéologie du carmen, 418 Archiloque, 68

aretai, 508, 514, 519 arétalogie, 232, 508, 510, 516 Arion, 68 aristocratie, 68, 69, 72 arvales (frères), 439, 440, 442, 443, 445 Athéna, 191, 197 auctoritas, 428, 430, 434 Auguste, 480, 481, 483-488 Autel (de la Victoire), 532, 533, 535 autorité, 479, 488

B Bakkhiades, 70, 71 barbitos, 77 basileia, 70 Bible, 639, 648 bienfaits (du dieu), 230, 232, 233 Bienveillance, 23, 24 Bitte, bitten, 645 Boezio, 615 BWV, 664

C Callisthène, 66 cantique d’assemblée, 648 cantique de Moïse (Exode 15), 642 cantique de victoire, 639 cantique hagiographique, 641 cantiques sacrés, 648 cantiques spirituels, 642 cantus firmus, 661 caricature, 451 carmen du culte, 418, 419, 426 Carmen, carmina, 399-401, 403-406, 417, 418, 420, 421, 423, 439-449, 458-460, 465-469, 472, 475

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Index

Carmina Conuiualia, 419-424 carmina Saliaria, 419 Carol, 655 catastérisme, 527, 528 chant nouveau, 22 Chant séculaire, 468, 470, 472 chœur, 439, 442 chœurs (lyriques ou dramatiques), 83, 84 chrétien, 533, 534 christianisme, 576, 578, 580, 591 Chroniste, 26, 27 Chronologie des Hymnes de Synésios de Cyrène, 314 Cicéron, 171, 172, 183 cieux, 293 circonstances de composition, 190201 circonstances de prononciation, 190202 cités grecques d’Asie mineure, 161163 citharède, 68, 70, 73, 74, 77 citharédie, 73, 76 clarté, 178, 182, 186 Claudien, 521, 522, 525-536, 538 Clément d’Alexandrie, 70 composition strophique, 83 consolation, 535 contemplation, 247 contexte, 522 convivialité, 74, 76, 77 Corinthe, 69, 71 couronne, 527, 528 crétique, 86, 87 culte impérial, 524 culte officiel, 524 culte védique, 13-16 culte, 26, 27, 207-211, 217, 243-245, 248, 249, 254, 255, 647 culture générale, 429 culture religieuse, 423 culture romaine, 420, 422, 424, 431

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D Dakùiõà (récompense octroyée aux poètes), 14 danse, 442, 443 Dea Dia, 440, 442, 443, 445 décadence, 183, 185 Décalogue, 647 Déesse Victoire (Victoria), 522-524, 527, 528, 532, 533, 535, 536 Deixis, 4 Délos, 69, 71 Delphes, 68, 70, 71, 73, 75, 77, 78 Déméter et Perséphone, 205-207, 210, 211, 216, 217, 220 destin, 528, 537 devin, 212 dévotion, 221 diable, 645 Diane, 441, 444, 448 dignitas, 434 digramme, 86 dimension sociale de l’hymne, célébration collective, 221 Dionysos, 96-101, 194 Dioscures (Castor et Pollux), 76, 77 diphtongue, 86, 88 dithyrambe (nouveau), 82-84, 89 dithyrambe, 95-107 divination, divination, 231, 237 divinités chtoniennes, 207, 209-212, 215, 220, 221 dolichos, 65 Doriens, 75, 76 Douze Tables, 424 dunamis, 233, 237, 241 Du-Stil, 426, 427, 430 dyarchie, 68, 72 dynamis, 426

E e≥kosaet¾j pÒlemoj, 66 échange des biens dans le processus sacrificiel, 9, 14 œgkèmion, enkômion, enkômia, 225, 231, 241

Index

ekphrasis, 479, 482 éloge des dieux, 205, 221 éloge, 31, 36, 48, 153-155, 157, 159163, 190-202, 225, 226, 227, 230233, 235-237, 241, 242, 248, 417, 421, 424, 425, 428-432, 434, 453459, 461, 522, 535, 537, 538 encyclique, 243 entendre, 294 enthousiasme, 247 Éphore, 66 épiclèse, 526 œp∂deixij, 189, 199, 203 épidictique, 521, 533, 538 epiklesi, 426 épiphanie, 477, 479, 480, 482, 483, 485-489 époque impériale, 153 Ermogene di Tarzo, 611 Er-Stil, 426 esthétique de l’hymne, 525, 526 ethos, 422 eÙcˇ, 225 euche, 427 Euephnos, 69 Eumélos, 70 Eunomie, 75 Eurypontides, 71-73 Eusèbe, 70 exarchon, 97 exégèse, 250-252 exorde, 227, 230, 232, 233

F Figures rhétoriques dans les Hymnes de Synésios de Cyrène, 342 et s. filosofe√n, 247, 254 foi, 647, 649, 650 Fonction de la rhétorique dans les Hymnes de Synésios de Cyrène, 342 et s. fonctions de l’hymne, 29, 30 Fortuna Augusto e il culto della dea, 502 e il culto della dea, 491 e la propaganda augustea, 493

epiteti di, 491 il culto di, 496 TÚch ellenistica, 494-496

G genos, 426 gerousia, 67, 69, 73 gloire, 35, 36, 38, 39, 42, 43, 45, 48 gloria, gloire, 422, 428 grâces (action de), 645

H héliolâtrie, 248 Hellénisme, 248, 253 Héraclès, 190-202 Héraclides, 71 héros, 536, 538 homotonie, 92 Horace, 441, 443, 445 hymne (définition, différence entre hymne et prière), 478 hymne abécédaire, 579 hymne en prose, 153, 154, 157, 158, 159, 160, 161, 166 hymne littéraire, 202 hymne rhétorique, 233 hymne(s), 65, 68, 74, 78, 243-246, 248-250, 252-255, 509-516, 521, 522, 524, 531, 533, 535, 537, 538 hymnes anciennes, 644 hymnes chaldaïques, 246 hymnes médiévales, 644 hymnes néoplatoniciens, 246 hymnique, 406, 413, 415 hymnographie, 399 hymnologie, 298 hymnus, hymni, 414, 415

I Ida, 76 Idéologie (création collective), 478, 480 idéologie augustéenne, 465, 471, 473 idéologie officielle, 196

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Index

Illythie, 445 images dans les Hymnes de Synésios de Cyrène, 348, 350, 352-357, 365 imitation, 201 infaillibilité, 215 inspiration poétique, 538 inspiration, 191, 195, 239, 245, 248 instruments à cordes, 642 invocation, 230, 232, 525 Isidôros, 509, 511-515 Isis, 507-519 isosyllabie, 92

J Jeux séculaires, 439, 441, 445 joie, 20, 22

K kathêgemôn, 233-235 kontakion, 92 Kymè, 509-511, 514, 516-518

L Lacédémoniens, 67 Laconie, 76 Lares, 441, 446, 447 Latone, 78 laudabile, 422 laudatio, 417, 429 laudationes funebres, 424, 425 laus, 421, 424, 426 laus deorum, 399, 413, 416, 417, 434 laus hominum, 417 laus maiorum, 424 Lèda, 76 légitimité de la prière, 530 Lévites, 26-28 littéralité, 251 littérature, 173, 174, 180, 181 Liturgie angélique, 28 liturgie, 248, 250, 253, 255 Logos, lÒgoj, 31-39, 41-49, 225, 226, 241 louange, 229, 233, 640-647

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louange : Dank, 645 Ehre, 645 Lob, 645 Lucius Verus, 191, 196-198 luth, 639 Lydiens, 77 Lyncée, 76 lyre, 78

M magistrat(s), 67, 69, 73 maiestas naturae diuinae, uis, inuenta, acta, 434 manteutoi, 225 Marc Aurèle, 191, 196, 197 Maronée, 508, 515 Mars, 441, 442, 446, 447 Mater Larum, 443, 445 médisance, 214 mémoire, 192, 200 Menandro retore e l’elogio delle città, 611 Mère des dieux, 191, 193, 194 Merkaba, 294 messe, 642 Messénie, 66, 67, 70, 72, 73, 76, 77 messénienne(s), guerre(s), 66, 69, 7174 Messéniens, 66, 67, 69, 70, 71, 73, 77 métaphore(s), 177, 182, 186, 236 mètre, 443 métrique grecque, 81 passim mito della fenice, 616 mnÁma, 200 Mnémosyne, 76 modernes, 186 Moïse, 292 mort, 645 m◊tron, 176, 179 Muse Uranie, 434 Muse(s), 75-78, 424, 433 musique, 174, 184, 186, 642, 647 musique, 247 musique d’Église, 641 musique grecque, 82, 86, 88

Index

Musique instrumentale, 20, 23, 26 musique savante, 641 mystère littéraire, 298 mythe(s), 178, 186, 212-215

N narration versifiée, 578, 580, 582584, 589, 591 Niké, 524 nomos Orthios, 75 nourrir, 297

O oligarchie, 70 Olympiade(s), 65, 66 omniscience, 215 Ómoioi, 73, 77 omophagia, 101 oracle, 180-185 Orazio : e gli auctores, 502 e il suo pubblico, 492, 503 e l’inno, 492 oreibasia, 101 otium, 434 ouvrir, 294

P paganisme, païen, 530, 531-535, 538 paide∂a, 245 paix, 537, 538 Panathénées, 99 panégyrique, 521, 522, 528, 529, 531, 533, 535, 536 Pape, papauté, 643, 646, 649 parodie, 451, 457, 460, 462 Parole de Dieu, 642, 644, 647 Parole du Christ, 646 pars epica, 526 patriotisme, 465, 467, 468, 470, 471 Pausanias, 66, 69, 72-74 péan, 175, 184 péché, 645 pektis, 77

Péloponnèse, 66, 68, 70, 77 péon, 86, 87 performance, 199, 201 performance, 245 péroraison, 231, 232 personnification, 528, 531 peste, 191, 197, 198, 204 philanthropie, 248 Philodème, 72, 77 philosophie, 422, 424, 428-430, 432, 434, 435 philosophique, 423, 432 Phinta, 69, 70 Photius, 77 phyle, 98, 106 piété, 231, 244 Platon, 170, 174, 185 Plaute, 451, 460, 461, 462 Plutarque, 180-186 poèmes, 225, 229 poésie, 169-179, 181-186 poésie chrétienne, 575, 576, 579, 590 poésie élogieuse, 215 polémique, 643, 646 pÒlemoj ¢kˇruktoj, 67 politique, 424, 432, 435 Polycharès, 69 Polydore, 72, 73 pouvoir (impérial ou divin), 478, 480, 482, 484-487, 489 pragmatique, 192, 202, 203 precatio, 427, 445 Prefettura di Roma, 618, 619 Première Guerre mondiale, 649 Pré-philosophie du langage, 16 prèth kat£kthsij, 66 prêtre, prêtrise, 207, 212, 215, 218, 221, 243, 244, 246, 440, 442, 443, 447 prière(s), 225, 228, 230-233, 238, 239, 245, 246, 249, 250, 253-255, 439, 444-446, 507, 508, 513-518, 525, 529 processus consulaire, 522, 530 proemium, 426, 433

719

Index

prononcer le nom de la divinité, nommer la divinité, références aux divinités, 210, 211, 212, 214, 215, 216, 220, 221 propositio, 433 prose, 169-186 prosÒdion, 69, 71 protection divine, bénéficiaire de la protection et des dons divins, 206, 207, 209, 215- 221 protection, 526 protocoles, 439, 440, 442, 443, 446 prutanis, 70 psaume, 575, 578, 580, 584, 591 public (assistant à la déclamation de l’hymne), 477, 478, 488 public, 521, 538 puissance divine, 528, 529 pureté, 248 pythagorisme, 422, 423

Q qualités divines, 23-26 quindécemvirs, 445, 448

R realia dans les Hymnes de Synésios de Cyrène, 351 Recueil de cantiques, 642 religion civique, 161, 166 représentation (littéraire), 477, 478, 481, 487 représentation figurée, 525, 527, 528 requête, 526 responsion, 85, 88 rêve, 191, 197, 201 rhétorique, 153, 155, 158, 169-173, 179, 185, 422, 424, 429, 432, 435, 525, 535 rhétorique dans les Hymnes de Synésios de Cyrène, 342 et s. roi(s), 67, 69, 72 Roma, aeternitas, 616 Roma, deificazione, 609, 610, 614, 615

720

Royaume (des cieux), 646 Rutilio Namaziano : e Claudiano, 610, 613-615 e concetto di patria, 609 e i suoi sodales, 617 e la Gallia, 617, 618 e la manualistica epidittica, 611 e luogo di origine, 618 e Orazio, 612 e Properzio, 610 e Sidonio Apollinare, 612, 618, 620 e Simmaco, 610, 619 e Virgilio, 609 rythme, 89

S sacrifice, 245, 440, 442-445, 448 salut, 647 sanctuaire, 210, 523, 529 Sarapis, 175, 179, 185 sauveur, 228, 233, 236, 237, 241 scolia, 76 Semones, 441, 442, 447 sénat, sénateur(s), 531-533, 535, 538 sentiment religieux, 531 Septante, 20-22 Septime Sévère, 441 Sicile, 205-211, 216-220 Sitz im Leben, 199 skoli¦ m◊lh, 76, 77 solennité, 531 sôtêr, 233, 235 Sparte, 65-75, 77, 78 Spartiates, 65-67, 69, 70, 73, 75, 77, 78 st£sij, 68, 72, 78 statue, 532, 533, 534 strophe (antistrophe, épode, triade), 83-85, 88 sussitia, 77 Synésios de Cyrène (absence d’), 308 Synésios de Cyrène et Lamartine, 366

Index

T

U

tablature, 664 tarac, 68, 69 taracˇ, 72, 78 Technites dionysiaques, 85 Teone, 611 Terpandre, 65, 68-78 Thalètas de Gortyne, 68 Thargelies, 98, 104 théologie (de la Victoire), 537 théophanie, 235 Théopompe, 72, 73 théurgie, 249, 254 topos, topoi, 233, 235, 237, 241 tradition, 525, 529, 532, 533 Traité sur l’éloquence épidictique, 153-155, 157, 159, 161, 166 Triomphe, triomphal, 524, 529, 530 tripudium, tripodiare, 442, 443 Tyrtée, 71, 72, 74, 75

uituperatio, 417, 424 Ûmnoj, 169 union, 247, 254 utilisation liturgique des Hymnes de

V valeurs morales, 469, 470, 472, 473 vérité, 173, 174, 178, 182, 185, 186 vertus impériales, 479, 485, 486 Vierge Marie, 575, 576, 582, 583, 589 Visions d’Ézéchiel, 295 Vulgate, 657, 660

Z Zeus, 71, 76, 77 ¡gˇtwr, 76, 77

721

Table des matières

Table des matières Préface

I

Avant-propos

III

PREMIÈRE PARTIE LA NAISSANCE DE L’HYMNE DANS LE MONDE ANTIQUE La Deixis et l’inter-locution dans les hymnes védiques Boris Oguibénine, Université de Strasbourg II Formes et fonctions de l’hymne dans la Bible hébraïque Alfred Marx, Université de Strasbourg II Éloge et célébration du Logos : étude des versets en « nous » dans le prologue du quatrième évangile (Jn 1, 14-18) Michèle Morgen, Université de Strasbourg II

3 19

31

DEUXIÈME PARTIE L’HYMNE GREC, DES ORIGINES À L’ANTIQUITÉ TARDIVE L’Hymne à Déméter, Solon, les mystères et la cité Paolo Scarpi, Università di Padova

53

Les fragments de Terpandre et l’hymne dans la Sparte archaïque Luana Quattrocelli, Università di Chieti

65

Apparition de nouvelles formes poétiques dans l’hymnologie grecque Jean Irigoin (†), Institut de France

81

723

Table des matières

Le chant de la cité. Le dithyrambe attique comme forme hymnique Bernhard Zimmermann, Albert-Ludwig-Universität, Freiburg im Breisgau

95

L’hymne chez Sophocle Jacques Jouanna, Institut de France

109

Lauscherszene e forme inniche Paola Cassella, Università di Napoli « Federico II »

133

Si le public est déjà convaincu, pourquoi la rhétorique ? Luigi Spina, Università di Napoli « Federico II »

143

L’hymne et son public dans les traités rhétoriques de Ménandros de Laodicée Anne-Marie Favreau-Linder, Université de Strasbourg II

153

Hymne en vers ou hymne en prose ? L’usage de la prose dans l’hymnographie grecque Laurent Pernot, Université de Strasbourg II

169

Pourquoi furent composés les hymnes en prose d’Aelius Aristide ? Johann Goeken, Université de Strasbourg II

189

L’éloge des dieux, de la terre et des hommes dans les odes siciliennes de Pindare : le cas de Déméter et Perséphone Ekaterini Vassilaki, Université de Strasbourg II

205

À la découverte d’un nouvel hymne en prose en l’honneur d’Asclépios chez Aelius Aristide Jean-Luc Vix, Université de Strasbourg II

225

Sur une possible destination de l’hymne aux dieux chez l’Empereur Julien Daniela Borrelli, Università di Napoli « Federico II »

243

724

Table des matières

La présence de l’hymne dans le roman grec antique et son public Gioia Rispoli, Università di Napoli « Federico II » L’hymne hermétique : une propédeutique du silence Jean-Pierre Mahé, Institut de France

259 275

L’Hymnodie secrète du Corpus Hermeticum (13, 17) et le Cantique de Moïse (Deutéronome 33) Marc Philonenko, Institut de France

291

Les Hymnes de Synésios de Cyrène : chronologie, rhétorique et réalité Denis Roques, Université de Metz

301

La technique de composition dans les Hymnes de Syméon le Nouveau Théologien Fabrizio Conca, Università di Milano

371

TROISIÈME PARTIE L’HYMNE DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE ET CHRÉTIENNE Hymnique tragique et lyrique à Rome : l’épidictique mis en scène Jacqueline Dangel, Université de Paris IV

381

La laus deorum dans l’hymnographie latine païenne Yves Lehmann, Université de Strasbourg II

399

Théorie et pratique de l’hymne romain chez Cicéron Hélène Karamalengou, Université d’Athènes

417

Carmen et prière. Les hymnes dans le culte public de Rome John Scheid, Collège de France

439

725

Table des matières

Caricature et parodie dans les hymnes du théâtre de Plaute Gérard Freyburger, Université de Strasbourg II

451

L’hymne patriotique et l’idéologie augustéenne Jean-Marie André, Université Paris IV

465

Le Chant séculaire d’Horace et son public : des louanges des dieux à l’épiphanie du prince Maud Pfaff, Université de Strasbourg II

477

Coloni, marinai e tiranni: tutti ai piedi della dea Fortuna (Hor., carm. 1, 35) Romilda Ucciero, Università di Napoli « Federico II »

491

Le discours d’Isis et la deuxième prière de Lucius dans les Métamorphoses d’Apulée : deux hymnes d’inspiration arétalogique Stéphanie Jacques, Université de Strasbourg II

507

Les métamorphoses de l’hymne dans les Panégyriques de Claudien : de l’hymne à la Victoire à l’éloge du héros (Stil. 3, 205-222) 521 Marie-France Gineste, Université de Haute Alsace-Mulhouse Le public complice d’une fiction. La prière au dieu Mars dans l’In Rufinum de Claudien Antonella Prenner, Università di Napoli « Federico II » L’innografia cristiana latina Antonio V. Nazzaro, Università di Napoli « Federico II » Le Psalmus responsorius : une hymne à la Vierge Marie dans le Codex barcinonensis Martina Atzori, Université de Haute Alsace-Mulhouse Prudence et sa domus de la haute Vallée de l’Èbre, vers 400 François Heim, Université de Strasbourg II

726

541 555

575 597

Table des matières

Un pubblico in preghiera: l’inno a Roma di Rutilio Namaziano Marisa Squillante, Università di Napoli « Federico II » Inni senza pubblico: la produzione di Ennodio di Pavia Daniele Di Rienzo, Università di Napoli « Federico II »

609 623

QUATRIÈME PARTIE PRÉSENCE DE L’HYMNE ANTIQUE DANS LES LETTRES ET LES ARTS AUX TEMPS MODERNES

Les cantiques de Martin Luther (1524-1543) Matthieu Arnold, Université de Strasbourg II

639

Hymnes chantées dans les églises protestantes Robert Weeda, Église Saint-Pierre-le-Jeune, Strasbourg

653

Modernité de l’antique : « L’Hynne de Mercure » de Ronsard (1585) Edith Karagiannis-Mazeaud, Université de Strasbourg II Antike Gestalt und neuer Gehalt. Betrachtungen zur Form des Hymnus bei Jakob Balde Eckard Lefèvre, Albert-Ludwig-Universität, Freiburg im Breisgau

671

689

Index

715

Table des matières

723

727