SALIMBENE DE ADAM
 2503504140, 9782503504148

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SALIMBENE DE ADAM: UN CHRONIQUEUR FRANCISCAIN

TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE Collection dirigée par Pascale Bourgain

SALIMBENE DE ADAM: UN CHRONIQUEUR FRANCISCAIN

par

Olivier Guyotjeannin

BREPOLS

Couverture: Les marins d'Ancône sauvés par l'intervention de saint François se rendent en procession au tombeau du saint (milieu XIIIe siècle, église Santa Croce de Florence, chapelle Bardi; cliché Scala) © 1995 Brepols Tous les droits de traduction, d'adaptation et de reproduction (intégrales ou partielles) par tous procédés réservés pour tous pays.

D/19951009519 Dépot légal premier trimestre 1995 ISBN 2-503-50414-0

CHAPITRE

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Vie et œuvre

"En l'an du Seigneur 1221, mourut saint Dominique, le huit des ides d'août. Et moi, frère Salimbene de Adam, de la cité de Parme, je naquis la même année, au mois d'octobre, le 7 des ides d'octobre, en la fête des saints Denis et Donnino [9 octobre]. Messer Balien de Sidon, un grand baron de France, qui était venu d'outremer trouver l'empereur Frédéric II, me leva des fonts dans le baptistère de Parme, qui était à côté de ma maison. C'est ce que m'ont raconté plusieurs fois les miens; mais frère Andrea d'outremer, de la cité d'Acre, de l'ordre des frères mineurs, qui était avec le susdit seigneur et dans sa suite et l'accompagnait pendant son voyage, qui vit cela et qui s'en souvenait, me dit lui aussi la même chose" 1. "La même année [1222], à la Nativité de notre Seigneur Jésus Christ, il survint un très grand tremblement de terre dans la ville de Reggio, alors que messer Nicolà, évêque de Reggio, était en train de prêcher dans l'église cathédrale Santa Maria. Ce tremblement de terre survint dans toute la Lombardie et la Toscane. On l'appela spécialement 'le tremblement de terre de Brescia', parce qu'il y fut plus fort, à ce point que les Brescians, sortis de la ville, demeuraient à l'extérieur, sous des tentes, craignant de voir les constructions tomber sur eux. [ ... ] Ma mère me raconta souvent que lors de ce grand tremblement de terre, j'étais au berceau et qu'elle prit mes deux sœurs, une sous chaque bras (elles étaient en 1 Éd. Scalia, t. I, p. 47, 1. 22-32 [les références des ouvrages cités de façon abrégée sont développées dans la bibliographie en fin de volume].

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effet tout petites) et que, me laissant dans mon berceau, elle courut à la maison de ses père, mère et frères. Elle craignait en effet, comme elle le racontait, que le baptistère ne tombât sur elle (ma maison était juste à côté). Et cela obscurcissait mon amour pour elle, parce qu'elle aurait dû s'occuper de moi, un garçon, plutôt que des filles. Mais elle, elle disait qu'elles étaient plus faciles à porter, parce qu'elles étaient un rien grandes " 2 . Ces deux brefs passages sont les deux premiers où Salimbene, franciscain sexagénaire de la province de Bologne, se met en scène dans ce qu'il appelle lui-même une Chronique, la dernière de ses œuvres, la seule aussi qui nous soit parvenue. Transmise par un manuscrit autographe, amputé du début et de la fin, tardivement retrouvé, elle est depuis lors considérée comme l'un des textes les plus riches de l'historiographie du Moyen Âge central. La réputation n'est pas usurpée. Par ce qu'il connaît de la vie communale émi!ienne et de ses protagonistes, par ce qu'il a vécu de l'évolution de l'ordre franciscain, par ce qu'il a vu durant ses voyages et ses séjours en de nombreux couvents, en observateur attentif des hommes et des choses, Salimbene est un témoin privilégié du XIIIe siècle italien et religieux. Curieux d'histoire, pourfendeur des déviations de l'Église séculière et des mauvais imitateurs de !'Ordre, fin connaisseur des Écritures et critique pointilleux de la validité des prophéties, il aurait pu ne laisser qu'une encyclopédie ou une défense des frères mineurs. Il y a bien de cela dans la Chronique, mais la variété des motifs entrecroisés et la pratique débridée des digressions, insérées au fil de la plume dans la lourde trame de la chronologie et de la logique, ont métamorphosé le projet. Audelà de la chronique et en-deçà de l'autobiographie, cette œuvre inclassable, où il jette un long regard en arrière avant de noter les événements contemporains, peinant à tout ordonner et se résignant à ne pas tout comprendre, saisit très vite le lecteur par la liberté 2

Éd. Scalia, t. 1, p. 47, l. 35-p. 48, l. 6 et l. 24-32. Sur ce très grave tremblement de terre, dont des répliques sont signalées jusqu'au 11 janvier 1223, M. Baratta, I terremoti d'Italia, Turin, 1901, n° 140, p. 30-40 (je n'ai malheureusement pu consulter D. Postpischl, Catalogue of italian earthquakes {rom 1000 up to 1980, Rome, 1984).

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du ton, par la vivacité du récit, par le chatoieme nt du style, qui juxtapose sans transition la savante constructi on scolastique et la causerie familière, la solennité de la Vulgate et les éclats de voix en langue vernaculai re. Le tissu serré des citations et des démonstrations, des souvenirs et des dialogues fait des quelque 950 pages imprimées de sa dernière édition une forêt luxuriante de notations, où les philologues, les historiens de l'ordre franciscain et de la spiritualité chrétienne , de la culture savante et de la civilisation communale émilienne ont déjà puisé à pleine main. Elle risque aussi d'engendre r quelques contresens si l'on néglige les partis-pris et les intentions de l'auteur, qu'une bibliograp hie aujourd'hu i nourrie permet de mieux approcher.

LA FAMILLE Rien en tout cas ne prédispos ait Salimbene à être, aux yeux de l'historien , plus que le très anodin témoin, fratre Salimbene de Parma, du seul document d'archives où l'on ait pu retrouver son nom: un acte ferrarais notifiant l'entrée en religion de Béatrice, 3 fille du marquis Azzo d'Este, en 1254 . Le séjour au couvent franciscain de Ferrare et les liens avec la puissante famille qui domine la ville expliquen t pour nous cette modeste présence, mais nous échappera ient même si la Chronique n'était là pour nous en informer. Cadet d'une famille parmesane aisée, prêtre et prédicateu r au sein d'un Ordre où il ne dit jamais avoir exercé quelque autre charge, entretenan t avec les études des rapports aussi ambigus qu'avec la hiérarchie, Salimbene est en effet le seul à nous faire connaître sa vie. Le récit, morcelé, n'est pas sans zone d'ombre ni imprécisions, mais apporte sur l'homme et son entourage familial une masse d'informat ions digne, pour l'époque, d'un prince du siècle ou de l'Église, auquel manquera ient encore l'inimitabl e présence du "je" et les aperçus fugaces sur les mouvemen ts de l'âme. Le document, célèbre, a été en dernier lieu édité par A. Samaritani, "Sulla data di professione della B. Beatrice II d'Este (ca. 1226-1264)' ', dans Benedictina, t. 19 (1972), p. 103-107, qui en a rectifié la date (27 mars 1254). Son hypothèse selon laquelle Salimbene aurait composé le texte de l'acte est sans fondement. 3

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Guido de Adam ép. (Il Gisia de Marsiliis (2) lnmelda de Cassio

Johannes Grenonifde Adam ép. Ermengarda

La famille paternelle de Salimbene d'après la Chronique et la documentation d'archives [Les noms· des individus non cités dans la Chronique sont entre crochets droits.]

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VIE ET ŒUVRE

Salimbene a pris grand soin de nous parler de sa famille, ou plutôt de son "casale": plus que maisonnée et moins que lignage, le terme est aussi lourd de sens que flou dans ses contours. En une époque cruciale pour la naissance de !'anthroponymi e moderne, il en est arrivé à se confondre, dans les villes de l'Italie septentriona4 le, avec sa manifestation sociale, le patronyme . Salimbene, donc, ci-congénéalogique (tableau "Adam" des est né dans le "casale" tre). Le nom, fixé quand il naît - c'est lui-même qui se dit "Salimbene de Adam"-, s'est très normalement formé sur la fin du XIIe siècle pour mieux individualiser un rameau dérivé du lignage des "Grenoni" dont est sorti le bisaïeul de Salimbene, '.'Adam de Grenonis". Quand Salimbene parle de sa famille, il y a, parfois avouée, toujours évidente, la conscience d'appartenir à une élite d'hommes Dans le domaine de la parenté, Salimbene utilise un vocabulaire somme toute aussi riche et aussi imprécis que le nôtre. Dans les textes traduits, on a laissé parente/a dans son sens vague de "parenté". Le terme domus, par référence à l'habitation matérielle, a été rendu par "maison": lorsqu'il désigne la famille, c'est en effet avec le sens de "personnes de la même famille vivant sous le même toit", volontiers élargi du reste aux serviteurs. Lui aussi tiré du vocabulaire de l'habitat (casa), le terme de casale a, dans les sources médiévales comme en italien contemporain, une multitude de sens (maison rurale, maison détruite, groupe de maisons formant hameau). Le passage que Salimbene consacre à sa généalogie (ci-dessous, texte n° 1) permet de constater qu'avec quelques flottements, le casa le est plus large que la domus. Il désigne en effet un groupe familial élargi, l'ensemble des parents qui ont conscience de descendre d'une même souche, et qui se reconnaissent au port du même patronyme: il y a un casale des Grenoni, un casa le des Stefani, un casale des Baratti (et même deux casalia, Baratti Neri et Baratti Bianchi), qui se fragmentent progressivement et se différencient en adoptant d'autres patronymes. Un "casale" peut donc englober plusieurs domus. Salimbene rapporte ainsi que, d'après la Bible, "la domus [d'Achor] a été détruite au sein de son casale" (éd. Scalia, t. I, p. 81, 1. 25-26). Dans le même passage, il établit une équivalence intéressante entre tribus juives et communes italiennes: dans les deux cas, le groupe (gens biblique, société urbaine) est lu comme un ensemble juxtaposé de casalia, eux-mêmes composés de plusieurs domus. En d'autres régions d'Italie on trouve des appellations équivalentes au "casale", comme "schiatta" (attesté entre autres chez Dante) ou "casa ta" (par exemple dans la région de Bénévent, où les anthropologues ont relevé la même équivalence entre "casata" et patronyme: B. Palumbo, "Le même sang, le même nom, la même terre: théories traditionnelles de l'identité sociale dans un village du Sannio", dans Mélanges de !'École française de Rome, Italie et Méditerranée, t. 104 [1992], p. 643-693).

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"nobles" qu'un style de vie, une culture, des idéaux mettent au-dessus des vils "populaires" méchamment typés tout au long de l'œuvre; une élite aussi dont l'élévation ne rend que plus méritoire la voie de la mendicité, volontaire et salvatrice, mais socialement honteuse, qu'il a choisie. Il y a surtout la volonté de muer la généalogie et l'histoire collective du lignage en une "histoire exemplaire", exemplum dans le vocabulaire technique de la prédication 5 • Il y a aussi, comme dans toute la Chronique, une réélaboration et une sélection des informations, qui ont pu donner naissance aux interprétations les plus diverses, d'autant moins nuancées quand elles cherchaient à plaquer des vues anachroniques sur les clivages sociaux au sein des villes italiennes. Selon les cas en effet, l'on hésitait à voir en Salimbene le produit de la "bourgeoisie montante" ou de la "noblesse gibeline", en son père un "noble déchu" ou un manieur de deniers en voie d'assimilation à l'élite citadine. La documentation parmesane, il est vrai, ne facilite pas les choses. Les institutions communales, qui n'ont brillé guère par leur précocité et par leur originalité - encore sont-elles bien greffées quand naît Salimbene - , n'ont, de l'époque, ni laissé subsister de fonds d'archives consistant, ni promu la rédaction de grand œuvre historiographique. Il y a donc peu de recours pour compléter ce que Salimbene veut bien dire, avec ses partis-pris multiples et une mémoire généalogique arrêtée à l'horizon du patronyme, c'est-àdire à trois générations en arrière et aux plus proches collatéraux, dans une structure profondément agnatique qui fait relever le seul résultat des alliances matrimoniales les plus proches et les plus illustres: il faut glaner dans les fonds d'archives subsistants les traces ponctuelles des points de contact entre les activités de la famille et les grands patrimoines ecclésiastiques. Les recherches méticuleuses de Ferdinando Bernini n'ont pu réunir qu'un maigre corpus, auquel deux ou trois pièces seulement peuvent être ajoutées pour

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Voir ci-dessous texte n° 1.

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compléter nos connaissances, sans apporter au reste de révélations6. Pour faire bref, la seule gloire civile du lignage est Bernardo di Oliviero, cousin germain du père de Salimbene, qui vit en juriste et meurt en chevalier. Il est en 1201 ingrossator de la commune: bien en dessous donc des consuls ou des podestats, magistrats suprêmes, et même des "avocats" de la commune, assistants judiciaires des premiers, toutes charges dont la détention depuis les années 1160-1170 précise les contours du milieu fermé des élites du pouvoir communal. La charge d'ingrossator est en effet confiée à des praticiens, chargés par la commune de prononcer en justice des échanges forcés de terre au bénéfice des propriétaires qui souhaitent procéder à un remembrement de possessions trop morcelées: l'enjeu est de taille dans les communes d'alors, mais la charge modeste. La consécration vient pourtant pour Bernardo, attesté en 1216 et en 1219 comme avocat de la commune. Ses fils versent pour l'une de leurs trois sœurs, en 1241, une dot de 75 livres impériales: un montant élevé, qui se situe un échelon en dessous des montants consentis par les grandes familles de l'aristocratie con-

F. Bernini, "Il parentado ... ", complété par "Nuovi documenti ... ".-Documents ignorés de Bernini: un acte de 1203 apprend que les filii quondam Ade de Grenonis possèdent une maison derrière laquelle coule un canal de l'abbaye San Paolo (Archivio di Stato Parma [désormais: ASPr], Diplomatico, Atti privati, tiroir 14, n° 865, du 25 décembre 1204 [a. st.]). Un acte de 1209 a pour témoins Uliverius Ade et son fils Bernardus Uliverii Ade (Archivio di Stato Milano, Pergamene Fonda di religione, busta 208, n° 176). Un acte de 1217 montre Guido, le père de Salimbene, contraint de restituer un pré sis à Terenum (ASPr, Ospizi civili, busta 26, n° 25).- Un acte de 1211 cite comme témoin un Rainerius de Adamis qui semble ne pas être du lignage de Salimbene (Archivio di Stato Milano, Pergamene Fonda di religione, busta 208, 11° 166). Il existe à Parme un lignage de Oliveriis, mieux et plus anciennement documenté, qui, comme l'a déjà vu Bernini, ne peut être confondu avec les descendants d'O/iuerius Ade.

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sulaire 7 • Mais dans les quelques listes nominales des membres du Conseil de la commune, qui nous restent des années 1180-1220, jamais n'apparaît un représentant des "Grenoni" ou des "Adam" 8 • Quant aux alliances matrimoniales avec quelques fleurons de l'aristocratie urbaine, complaisamment citées par Salimbene, elles traduisent sans doute moins l'élévation de la famille que le réseau d'alliances ("amitiés") tissé profond dans le corps social par les élites du pouvoir. Car les renseignements sont plus cohérents, qui montrent chez les Adam des citadins aisés, au patrimoine bien typé. En vis-à-vis du palais épiscopal et tout près de la cathédrale, le centre du pouvoir au siècle précédent, la demeure primitive des "Grenoni" peut être précisément localisée, puisqu'elle a fait place au nouveau baptistère, dont Salimbene se plaît plusieurs fois à souligner la proximité avec la maison paternelle. Et surtout, les "Adam" sont possessionnés, hors de la ville, dans des finages que privilégient les investissements fonciers de l'époque: à proximité de la cité, à Vigorculum, un lieu non identifié dont on sait qu'il est riche en vignes et que son église dépend de la grande paroisse ("pieve") de la cathédrale; plus loin, dans une zone bien précise de la "Bassa" (basse plaine au nord de la ville, à proximité du Pô) qui, longtemps répulsive, attire alors de grands efforts de mise en valeur intensi-

~ À titre de comparaison, une Baratti apporte en dot à un Rossi une dot de 1 OO

!. i., dont seules du reste 22 !. i. sont payées quand celui-ci fait son testament en 1214 (ASPr, Ospizi Civili, busta 26, n° 15; busta 24, n° 1). Même montant de 100

!. i. pour une Canossa qui a épousé un San Vitale (ASPr, Diplomatico, Atti privati, tiroir 18, n° 1117 du 29 avril 1218). Mais il faut tenir compte de l'inflation de la dot: en 124 7, le fils des précédents époux prévoit par testament une dot de 200 !. i. pour chacune de ses quatre filles (document édité par F. Bernini, "Vicende ignorate d'un parmigiano prigioniero nel campo imperiale di Vittoria'', dans Aurea Parma, 1939, fasc. II, p. 42-44). 8 Comme dans les autres communes, les plus riches de ces listes sont fournies à l'occasion de serments prêtés lors de la conclusion d'une paix avec une autre ville; pour Parme, les listes explicites de membres du Conseil, ou de jureurs (notables représentant chaque quartier), sont de 1182, 1218, 1221, 1228.

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ve 9 . Les propriétés familiales semblent à ce point denses autour de la localité de Gainago que Salimbene en oubliera un moment l'idéal 10 de pauvreté franciscaine pour dire que c'est "son" village • De son père Guido, les rares actes conservés laissent au moins le témoignage d'actives transactions menées, sinon à Gainago même, du moins aux alentours, à Pizzolese et à Cortile San Martino. D'autres parents interviennent dans la même zone, à Vicofertile, à Terenum, à Scola 11 . Quant au père de Salimbene, par chance, les attestations ne s'arrêtent pas là. Par voisinage, il est un familier de l'évêque de 2 Parme; par lien féodal, il est un obligé du chapitre cathédral1 • L'idéal chevaleresque de la famille se traduit par sa participation à la IVe croisade, où son destrier fait merveille, si l'on écoute Salimbene, et dont le profit a dû améliorer son quotidien après le pillage de Constantino ple, si l'on suit une intéressante supposition d'Antonio Carile. Car les espèces sonnantes et trébuchantes , sublimées dans l'œuvre en considératio n sociale et en mode de vie courtois, se trouvent ailleurs dans la carrière de Guido de Adam. Il a prêté une fois de l'argent, avec un certain Sucius Amiçi, au chapitre cathédral, son seigneur féodal; la somme n'est pas négligeable, car ce sont 54 livres impériales et dépens que les chanoines doivent rembourser aux héritiers de Guido en 1245. L'acte a cet autre mérite de nous donner le terminus ad quem de la mort de Ainsi par une politique de "bonifica ",mise en culture par drainage et assèchement, dont les résultats sont encore incertains et les techniques mal maîtrisées (texte n° 19). 10 À deux reprises, il écrit à propos de Gainago: "village du 'contado' de Parme où moi, frère Salimbene, j'avais de nombreuses possessions" (éd. Scalia, t. II, p. 744, 1. 14-15); "[village] qui avait été aussi jadis mon village, parce que j'y avais de nombreuses propriétés, et qu'on appelait Gainago" (éd. Scalia, t. II, p. 760, 1. 14-15 =texte n° 19). 11 Des localités où sont attestées des transactions de la famille, seule Rusia ne peut être identifiée ou localisée au moins approximativem ent. 12 On peut pousser encore plus loin le raisonnement de F. Bernini: que Guido de Adam assiste en 1203 à une prestation de serment d'Oldevrando da Cornazzano le montre lié aux chanoines de la cathédrale plus encore qu'aux da Cornazzano, un grand lignage de l'aristocratie parmesane, sur lequel du reste Salimbene est pour le moins peu disert.

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Guido de Adam, qui était encore en vie en 1241. Or c'est un autre Amiçi que Salimbene, jeune novice, rencontre à Fano. D'une expression contournée, décalquée de la Vulgate, on peut supposer que l'homme allait marchander en Italie du sud 13 . Mais l'habile placement de liquidités ne saurait faire de Guido de Adam un usurier, ni les limites de la mémoire généaologique orale, un parvenu. Et l'on sait bien que, dans l'Italie communale, la "bourgeoisie" est une légende. Avec une part d'hypothèse, on peut penser que les ancêtres proches de Salimbene, gravitant autour de l'aristocratie consulaire sans en faire partie, ont appartenu au milieu des citadins aisés qui, à l'époque dite du "primo Comune'', ont innervé l'essor des communes sans appartenir au milieu des grands seigneurs qui en ont capté la direction. La judicature chez Bernardo di Oliviero, la pratique des armes chez lui comme chez Guido de Adam, chez tous le style de vie chevaleresque et une authentique culture sont les maigres traces d'idéaux qui ont si fort marqué Salimbene, on y reviendra. Il reste un problème difficile à résoudre, obscurci par les nondits et les préjugés sociaux dont Salimbene est prodigue. Aristocratique jusqu'au bout des ongles, contempteur des "populaires" - un terme ambigu, qui flotte entre "populace" et "popolo" 14 - , Salimbene dit incidemment qu'Oliviero dei Grenoni a fondé le consorcium Sancte Marie. Or, comme l'a fait remarquer André Vauchez, un consorcium Sancte Marie populi est bien attesté en 1253, comme fer de lance de la revendication "populaire" (au sens politique) d'une remise en ordre du gouvernement communal1 5 • Il n'est pas certain qu'il s'agisse là de la fondation d'Oliviero, ni que la fondation ait été faite dans ce but. Il n'est pourtant pas exclu 13

Ci-dessous, texte n° 2, notes 23 et 24. Ce dernier terme recouvre au milieu du XIII' siècle, entre autres sens possibles, les milieux aisés et actifs qui cherchent à forcer les portes de l'oligarchie en place (voir ci-dessous texte n° 14, note 4 et texte n° 21, note 12). 15 A. Vauchez, "Une campagne de pacification ... ", p. 549, n. 2. Il est vrai que la fondation initiale pouvait avoir un simple but de dévotion, ou de regroupement militaire. Il ne semble pas en tout cas qu'elle ait à voir avec le consorcium beatae Mariae virginis et sancti Francisci qui est attesté de son côté en 1257 (A. Carile, Salimbene .. ., p. 20). 14

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que les "Adam", à tout le moins dans cette branche collatérale, aient joué (les San Vitale mènent alors le jeu) un rôle dans la revendication d'une partie du pouvoir face aux très vieilles élites de l'aristocratie consulaire, aux marges desquelles elle avait évolué sans jamais y être agrégée. Si cette hypothèse valait, elle concorderait avec le schéma bien étayé d'une adhésion totale des élites du "popolo" aux idéaux aristocratiqu es et chevaleresques et montrerait dans l'acharneme nt anti-"popula ire" de Salimbene (texte n° 13) moins la morgue aristocratiqu e que le souci familial d'une honorabilité citadine âprement défendue contre les manœuvres des parvenus et les emportemen ts des "bouchers", parangons de la violence et de la subversion sociale. Elle montrerait aussi que, jusque dans l'origine sociale, Salimbene était prédestiné à imiter saint François (texte n° 2). Il est une dernière constante, à peine déguisée par Salimbene, de l'histoire familiale: la fidélité à l'empereur Staufen, dont la domination peine alors à se maintenir en Italie du nord. Ici encore, rien que de très normal dans la Parme d'avant la rébellion anti-impériale de 124 7, dramatique césure pour la ville, les familles et Salimbene lui-même. En ce sens plaide jusqu'à l'identificati on du propre parrain de Salimbene, Balien de Sidon (Balianus de Sagitta), dont la personne n'a guère retenu les commentate urs de la Chronique. Fils de Renaud, seigneur de Sidon (près de la Tyr antique), et d'Helvis (issue du grand lignage des Ibelin, elle a transmis à son fils un nom souvent porté chez ceux-ci), Balien s'est fait remarquer lors de laye croisade et a joué un rôle politique notable dans le royaume de Jérusalem, dont il a été régent en 1228-1229 avant l'arrivée 16 de Frédéric II, puis bailli jusqu'à sa propre mort en 1239 • Parti-

16 Voir en dernier lieu J. Riley-Smith, The feudal nobility and the Kingdom of ]erusalem, 1174-1277, Londres, 1973, passim. On sait que Balien a accompagné en Italie la reine Yolande/Isabelle de Brienne lorsqu'elle est allée épouser Frédéric à Brindes (novembre 1225), mais le baptême de Salimbene (né à la fin de 1221) a nécessairement pris place lors d'un voyage antérieur.

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san de Frédéric II, Balien était aussi un légiste réputé 17 . Tous traits qui concordent avec le double idéal politique (pro-impérialisme) et social (alliance de la judicature et de la chevalerie) que l'on pressent dans la famille de Salimbene. SALIMBENE FRANCISCAIN

Salimbene n'est pas moins prodigue d'anecdotes sur sa propre vie. Car, s'il se met lui-même en scène comme sujet de quelques histoires exemplaires, comme témoin et garant d'autres, il ne maîtrise pas toujours l'intrusion du "je" dans le récit, qui en arrive à donner aux souvenirs personnels leur propre justification. Encore les périodes sont-elles très inégalement traitées. Sertis dans la généalogie familiale, les souvenirs de jeunesse, amenant au récit dramatique de l'entrée dans l'ordre franciscain et de l'année de noviciat (Salimbene a alors 16-17 ans), sont exceptionnellement riches (textes n° 1-2). Après la période de résidence en Toscane, dont les souvenirs sont déjà morcelés entre de multiples passages, les années 124 7-1250 (retour en Italie padane, séjours à Lyon, en Provence, à Gênes, voyages en France) retrouvent une cohérence d'exposé et une densité d'information, qui disent entre les lignes le bonheur et l'insouciance des années de formation dans un vaste monde (textes n° 4, 18). Par contraste, ouvertes par un dur rappel à l'ordre de la hiérarchie, les décennies suivantes, presque toujours cantonnées en Émilie-Romagne, ne suscitent plus que des allusions incidentes, éclatées, qui, dans le complexe mouvement de passage d'un couvent à l'autre, laissent subsister plusieurs zones d'ombre 18 • 17 "Le seignor de Saieste, qui moult fut sages et courtois et soutil