Rythme et pathologie organique 9782842542092

La vie est faite de rythmes, à commencer par les deux temps de la respiration, prototype même de tout vivant, lui-même p

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Rythme et pathologie organique
 9782842542092

Table of contents :
Présentation
Fondements de la chronobiologie
Rythme, identité et pathologie organique : à propos d’un cas de psoriasis
Rythme et identité : à propos du bégaiement
Rythme et rupture du rythme dans un cas de maladie de Crohn
Rêve, rite et rythme
Rythme et allergie
Temporalité, rythme et pathologie : à propos d’un cas d’obésité et de stérilité
L’anorexie comme une pathologie des rythmes
Rythme et temps dans la maladie de Parkinson
Bibliographie
Table des matières

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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE

Rythme et pathologie organique

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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE

Rythme et pathologie organique Sami-Ali Hubert Asselot Maurice Bensoussan Pierre Boquel Adèle Bucalo-Triglia Patrick Cady Sylvie Cady Michèle Chahbazian Jean-Marie Gauthier Laurent Schmitt

Centre International de Psychosomatique Collection Recherche en psychosomatique dirigée par Sylvie Cady Dans la même collection Le cancer – novembre 2000 La dépression – février 2001 La dermatologie – mars 2001 La clinique de l’impasse – octobre 2002 Identité et psychosomatique – octobre 2003 Rythme et pathologie organique – février 2004

Éditions E.D.K. 10, Villa d’Orléans 75014 PARIS Tél. : 01 53 91 06 06 © Éditions E.D.K., Paris, 2004

ISBN : 2-84254-095-6 Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

Recherche en psychosomatique. Rythme et pathologie organique.

Sami-Ali

Présentation1 Rien ne montre mieux la place centrale dévolue à la question du rythme en psychosomatique que la manière d’envisager l’activité onirique, dans le cadre de la théorie relationnelle, en dehors de toute référence au modèle freudien. Une remarque s’impose de prime abord. Au point de vue de la forme par laquelle le fonctionnement onirique se trouve régi, indépendamment du contenu particulier des rêves particuliers, il faut surtout souligner qu’un tel fonctionnement reste inséparable d’un rythme biologique spécifique. Rythme lié d’une part au cycle sommeil-veille, d’autre part à l’apparition du sommeil lent et du sommeil paradoxal, marquant périodiquement, à quatre ou cinq reprises au cours de la même nuit, le passage d’une activité mentale proche de la pensée rationnelle à une autre, radicalement en rupture avec cette même pensée. Rythme qui est à la naissance, avant la naissance, alors que l’ordre des phases du sommeil se trouve inversé, le sommeil paradoxal précédant, et non suivant, le sommeil lent, et que le sommeil paradoxal, par quoi débute le cycle du sommeil chez le nouveau-né, prend initialement la forme primitive d’un « sommeil sismique », avant de céder progressivement le pas à une activité proprement phasique2. Rythme enfin qui, pour prédéterminé qu’il soit, ne demeure pas moins, tant dans sa mise en place que dans son évolution, sous la dépendance étroite des « facteurs

1. Extrait de Sami-Ali, Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique, Paris, Dunod, 1997. 2. Jouvet, 1992, p. 166.

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d’environnement », dont on ne peut aucunement exclure le climat maternel. Que le rêve relève ainsi du sommeil paradoxal qui en ponctue régulièrement la production, cette donnée fondamentale, toute formelle qu’elle soit, impose déjà une limite à toute tentative de donner au rêve un statut uniquement psychologique, ce qui fut partiellement le cas de Freud, et entièrement celui d’un auteur comme Roheim, dont la conception, fondée sur le postulat d’un « rêve de base », se résume comme suit : « a. Dans le sommeil, nous retournons à la situation intra-utérine. « b. Le rêve comme tel est une tentative de rétablir le contact avec le milieu, de reconstruire le monde. Il est le parallèle normal de la schizophrénie, et non des états maniaco-dépressifs. « c. S’endormir est à la fois naissance à rebours et coït. « d. Le sommeil est une combinaison de régression et d’introversion. L’espace onirique est à la fois la matrice maternelle et le corps du rêveur. « e. Dans notre espèce fœtalisée, le conflit ou la bipolarité est présente dans le ça. La pulsion génitale et la régression sont toutes deux congénitales. « f. La régression intérieure est à la fois un désir et une angoisse. C’est une conclusion qui s’impose du fait que le nouveau-né dort et mange et qu’il doit abandonner le sein pour dormir. « g. L’image onirique est essentiellement génitale (phallique). L’image onirique est l’élément masculin, l’espace onirique l’élément féminin. « h. Le rêve de base est la libido génitale du corps qui vole ou descend, la tendance objectale luttant contre la régression utérine. La qualité visuelle du rêve tient aussi au fait qu’on est à demiéveillé, ce qui est une manière de riposte à la régression utérine. « i. De même que les mécanismes de défense nous sont familiers à un niveau d’organisation plus élevé, ce mécanisme de défense contient en fait ce dont il est censé nous préserver (...)3 ». Que le rêve soit une activité périodique, indépendante de tout contenu, permet déjà de comprendre que, contrairement à la théorie freudienne, ce n’est pas le désir qui met le rêve en mouvement, puisque ce mouvement est déterminé une fois pour toutes par un rythme biologique universel ne se limitant pas à l’espèce humaine, mais s’étendant également aux mammifères et en deçà4. En d’autres termes, la réalisation du désir peut rendre compte du rêve en tant qu’événement qui a déjà eu lieu, jamais du moment où l’événement a eu lieu. Cela, en tout état de cause, laisse au rêve d’autres fonctions 3. Roheim, 1973, p. 126-127. 4. Jouvet, 1968.

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que celle qui fut la première découverte par Freud et dont il fait l’unique moteur : « Le rêve, dit-il, est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé) ». En distinguant ainsi, à propos du rêve, le contenu et le rythme, le concept de fonctionnement onirique articule en même temps l’un à l’autre, tout en tenant compte de nouvelles possibilités qui se dessinent peu à peu. Or, si le rêve a partie liée avec le rythme, celui-ci régit non seulement l’alternance des phases du sommeil lent et du sommeil paradoxal, lesquelles, notons-le, sont avant tout des modalités de conscience, mais encore l’activité consciente en son ensemble, sans cesse oscillant entre rêve et vigilance, imaginaire et réel, projection et perception. Tout se passe alors comme si le même rythme scandait les différents moments du fonctionnement psychique, quelle que soit la forme transitoire qu’il assume, et que globalement polarise l’opposition fondamentale entre le sommeil et la veille. Le rythme ici n’est pas extérieur au fonctionnement, il fait un avec lui, ce qui ne va pas sans influer profondément sur la manière de concevoir la relation entre le contenu et le rythme dans le fonctionnement onirique à proprement parler. Le sommeil est rythmé et la veille est rythmée, de même que la conscience onirique implique la conscience vigile et la conscience vigile la conscience onirique. Double paradoxe de deux états de conscience qui, tout en s’excluant, s’impliquent mutuellement.

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Hubert Asselot

Fondements de la chronobiologie C’est à travers une anecdote historique que nous pouvons éclairer d’emblée le phénomène de rythme biologique. En 1896, un singe orang-outan est capturé à Java et fait le voyage vers Hambourg en bateau à voile. Au début, le singe qui vivait sur le pont, se réveillait au lever du soleil à 6 heures et se couchait vers 18 heures. Au cours du voyage vers l’Ouest, il gardait une durée de sommeil de 12 heures avec un décalage sur le temps local. Si bien qu’arrivé au sud de l’Afrique, au cap de Bonne Espérance, il se réveillait à 2 h du matin et se couchait à 14 h, continuant à vivre à l’heure de Java. Hélas, cette observation fut interrompue par la mort prématurée de l’orang-outan (qui avait vidé une bouteille de rhum). Cette courte expérience a le mérite d’évoquer deux principes de biologie : 1. Il existe chez les êtres vivants des rythmes spontanés et autonomes. 2. Ces rythmes peuvent subsister de façon désynchronisée par rapport à l’environnement.

La chronobiologie. Définition En renonçant au concept d’homéostasie cher à Claude Bernard, on sait désormais que la physiologie des fonctions vitales ne répond pas aux lois d’un état stabilisé et invariant où le retour à l’équilibre initial ferait obligatoirement suite à une perturbation. Ainsi connaît-on l’être humain doué d’adaptation à l’environnement, mais 5

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aussi capable d’autonomie. Celle dont il dispose se révèle en partie liée à la faculté de générer et de vivre ses rythmes propres, dont une observation attentive démontre que s’ils apparaissent indépendants, en réalité, ils sont étroitement en rapport avec l’environnement. Forte de ces constatations, la chronobiologie se propose d’explorer et de mesurer les rythmes itératifs des structures biologiques dans leur relation à la matière vivante. On définira ainsi un rythme biologique par une variation régulière et involontaire d’une fonction physiologique, d’un cycle métabolique, d’une activité cellulaire ou tissulaire, d’une tendance instinctive ou d’une fonction neuropsychique. Selon l’angle sous lequel on les regarde, on décrira des rythmes fréquentiels, ponctuels, épisodiques, qu’ils soient permanents ou transitoires. En fonction de leur susceptibilité de désynchronisation, on pourra aussi distinguer les rythmes labiles des rythmes stables. Enfin, vus sous l’aspect biologique, les rythmes peuvent désigner deux facettes importantes de l’activité vitale, l’aspect conservateur (rythmes métaboliques, cardio-vasculaires, mais aussi neuropsychiques) par opposition aux rythmes reproducteurs, relatifs à la sexualité et à la fertilité. Mais ces définitions n’ont pas un caractère uniquement descriptif. Ainsi, dans l’économie des fonctions vitales distingue-t-on des rythmes essentiels (rythme cardiaque, respiratoire, activité électrique cérébrale) dont la suppression conduit à la notion de mort physique ou clinique, confirmant, s’il en était besoin, que vie et rythmes agissent de manière connivente.

Rapports de dépendance et autonomie Dépendance certes quand on connaît les effets de l’alternance lumière/obscurité, jour/nuit sur les sécrétions épiphysaires de mélatonine induisant les rythmes nycthéméraux et influençant les oscillations rythmiques circadiennes, hebdomadaires, mensuelles et saisonnières aussi bien qu’annuelles. Autonomie, évoquée puis confirmée à la suite des désormais célèbres expériences de survie de longue durée « en dehors du temps » et en milieu plus ou moins hostile, révélant que de nombreux rythmes persistent dans le cas d’un isolement complet des cycles de l’environnement, ce qui a permis de considérer les rythmes naturels comme en dehors des cycles géophysiques : la matière vivante vit son propre temps, « le temps biologique ». 6

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La découverte d’une transmission génétique propre à certains rythmes en affirmant ainsi leur caractère hérité est venu conforter les résultats de ces expériences. Partie intégrante du patrimoine génétique, les oscillateurs rythmiques cellulaires peuvent, s’ils sont matures, entrer en action dès la naissance de la cellule. On connaît actuellement une soixantaine de réactions chimiques cellulaires susceptibles de produire des oscillations et l’on a démontré qu’une cellule isolée peut conserver in vitro certains cycles métaboliques. On comprend ainsi que les rythmes biologiques sont des événements naturels revenant périodiquement de façon endogène, sur un mode libre ou sur un mode conditionné par des facteurs cycliques de l’environnement agissant comme synchroniseurs. En résumé, les rythmes biologiques s’expriment sous l’effet d’une composante endogène stimulée par un entraînement exogène ; ils maintiennent un apparent équilibre et se produisent dans un ordre déterminé. Si l’on considère le temps comme une 4e dimension en biologie, on pourra dire qu’un chronome existe à l’intérieur du génome. On en vient ainsi théoriquement à supposer que la genèse périodique des signaux temporels prend son origine dans les spirales hélicoïdales de l’ADN où réside le chronome, la double hélice d’ADN agissant comme un métronome et générant une vibration dont la longueur (ou la durée) deviendrait la période de duplication ou clonation. Les périodicités biologiques existent selon une durée temporelle dont la programmation génétique, le chronome, en est le composant endogène et qui agit dans un spectre de fréquence allant de quelques millièmes de seconde à plusieurs années. Les rythmes biologiques se produisent comme des événements à mouvements libres et reflètent « le temps du corps » indépendant du temps mesuré par une horloge pour l’environnement, « le temps physique ». Ces rythmes à mouvements libres ramènent aux mécanismes endogènes de temporisation cyclique que certains ont appelé l’horloge biologique. Les rythmes endogènes étant le plus souvent « à mouvements libres », le temps du corps est masqué et les rythmes biologiques spontanés, stimulés par les cycles exogènes, ajustent leur période pour être en accord de phase. Cela signifie en clair que le temps biologique a la capacité de s’uniformiser avec le temps physique. Les fortes interférences (influences) sont issues des événements systématiques qui possèdent un caractère cyclique, tels que l’alternance jour/nuit, le temps de l’alimentation, les activités routinières sociales, les horaires de travail, les périodes de sommeil (avec l’émergence du sommeil paradoxal et du rêve) et constituent des agents entraînants déterminants. 7

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Notions de désynchronisation-resynchronisation On l’a décrit, certains facteurs d’environnement agissent de façon hiérarchique comme des agents de synchronisation des rythmes biologiques. Parmi les synchroniseurs connus, le plus puissant semble bien être l’alternance lumière/obscurité. Lorsqu’il est isolé du temps géophysique, l’être humain a tendance à prolonger son temps d’activité et à retarder ses temps de repos. Ce phénomène a été noté dans des conditions d’obscurité mais aussi de lumière constante. Parce que les rythmes indépendants (rythmes primaires) apparaissent en étroite relation avec les rythmes dépendants (rythmes secondaires ou guidés), la suppression de relation entre eux entraîne ce phénomène appelé désynchronisation interne. Un des meilleurs exemples (dé-synchronisation-re-synchronisation) réside sans doute dans le phénomène du décalage horaire. Dans les vols trans-méridiens, un changement rapide de zone temporelle donne naissance à une perturbation physique et psychique due à la désynchronisation entre le temps physique et le temps biologique. On estime que la re-synchronisation qui suit peut se produire avec un rattrapage de phase d’environ 90 minutes toutes les 24 heures. Toutefois, l’observation complète de ce phénomène indique également qu’on ne peut négliger le sens du déplacement géographique. En effet, lors des déplacements vers l’Ouest, on doit récupérer un temps égal à la différence temporelle entre les deux zones, tandis que lors des déplacements vers l’Est (surtout lorsqu’il s’agit de plusieurs méridiens), il faut théoriquement recaler 24 heures moins la différence de temps due à la différence de zone, c’est-à-dire le temps qui n’a pas été vécu dans cette zone. On sait que la re-synchronisation peut être influencée par de nombreux facteurs : des facteurs psychologiques, ainsi l’introversion retarderait son effet alors que l’extraversion l’accélérerait. Enfin, de nombreuses drogues (dont les barbituriques, les antidépresseurs tri-cycliques, le lithium, la mélatonine) peuvent être utilisées dans un but de re-synchronisation des rythmes lorsqu’ils sont perturbés par des interférences exogènes, ces drogues sont dites chronobiotiques.

En conclusion Le déroulement de la vie et les élans vitaux ne sont pas livrés aux aléas du hasard mais guidés par des rythmes qui conduisent à des 8

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activités cycliques. Ces rythmes optimisent les systèmes fonctionnels biologiques en organisant leurs activités en tâches successives et déterminées. Les systèmes étant reliés les uns aux autres, ils s’adaptent à un environnement lui-même structuré de façon naturellement cyclique. Ainsi, l’organisation rythmique temporelle des êtres vivants apparaît-elle désormais comme un fondement scientifique incontournable de la biologie entraînant une vision nouvelle de la médecine, de la psychologie et de la thérapeutique.

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Maurice Bensoussan

Rythme, identité et pathologie organique : à propos d’un cas de psoriasis

En 1999, nous organisions à Toulouse, avec le professeur L. Schmitt et le docteur A. Danan, en collaboration avec le CIPS, dans le cadre de l’enseignement du diplôme universitaire de psychosomatique, une journée de travail dont le thème était rythme, temps et médecine. L’argument consistait à confronter sur ce même thème la position d’un médecin somaticien à celle d’un psychologue. Ce préambule est destiné à prévenir quelques déceptions. Mon intervention suivait alors celle d’un cardiologue, spécialisé dans les troubles du rythme. Elle portait sur la prise en charge psychiatrique de deux patients atteints d’une maladie de Bouveret, tachycardie paroxystique bien particulière, qui bien sûr n’avait aucun lien avec le motif de leur consultation. Sans avoir eu l’occasion de parler avec mon interlocuteur, j’ai bien perçu sa déception au terme de ma présentation. Je n’apportai en effet aucun scoop, aucune technique particulière qui venait mettre en évidence le lien direct entre le fonctionnement psychologique et le trouble du rythme. Pourtant, j’avais une oreille favorable, un médecin curieux et intéressé, prêt à accepter comme beaucoup de cardiologues, cette intrication. Le temps passe et mon propos reste le même. S’il existe un lien, ce qui constitue une proposition de recherche, il s’opère dans la complexité et ne peut se réduire à une quelconque psychogenèse ou au modèle du stress par exemple. 11

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Prétendre aujourd’hui vous parler du psoriasis relève aussi du paradoxe, situation qui je le crains va servir de fil conducteur à cette réflexion. Ma compétence en ce domaine se limite à une possible évocation de ce diagnostic, si je suis amené à constater ce type de lésion. Ma pratique médicale est celle de la psychiatrie. Je ne possède pas non plus de talent de musicien, ce qui constitue une autre limite à mon approche du rythme. En la matière, le psychiatre se retrouve en communauté de difficultés avec le somaticien. Avec Claude Bernard au XIXe siècle, le principe de l’homéostasie va s’appliquer à plusieurs générations de chercheurs. Les rythmes, journaliers, mensuels, annuels, se produisaient sur une base organique stable, chaque fonction physiologique devant maintenir en équilibre constant le milieu intérieur. L’étonnement est grand, quand, à partir des années 1950, les chercheurs découvrent l’existence de variations spontanées et rythmiques de nombreuses fonctions physiologiques. Les rythmes sont une propriété fondamentale de la matière vivante, et sont relativement indépendants de l’environnement. Nous savons aussi que même la matière n’est pas inerte car il existe des particules et des vibrations. La médecine est encore déconcertée par ces découvertes, car elle garde l’homéostasie comme principe général, avec son corollaire que sont les constantes biologiques. Trop gênants, les rythmes biologiques ont été écartés de la pratique médicale, pour être confiés à la recherche et à la biologie. Certains soulignent la contradiction dans laquelle se trouve la médecine entre les rythmes d’un côté, et l’équilibre, l’homéostasie de l’autre. La question centrale est de savoir si l’organisation temporelle des êtres vivants n’est pas le fondement de la biologie, de la physiologie, de la médecine. Nous connaissons les notions de période en chimie, en biochimie ; la cellule, même isolée, a un rythme. Chez l’homme, les rythmes sont extrêmement variés et concernent les métabolismes cellulaires, les grandes fonctions vitales, le système nerveux et la motricité. Certains rythmes durent quelques minutes, d’autres quelques heures. Les rythmes de 24 heures, ou circadiens, sont synchronisés avec l’alternance jour et nuit, veille et sommeil ou activité et repos. Il est encore des rythmes qui durent plusieurs semaines, des mois ou des années. La pratique du médecin le conduit à oublier l’évident, à savoir que la vie est portée par un rythme. Citons quelques évidences : l’individu a un rythme de croissance, la puberté, la reproduction ; les organes vont du cycle alimentaire au cycle menstruel, à la grossesse en passant par le rythme cardiaque et respiratoire ; la marche est un mouvement naturel alternatif ; les exemples peuvent se multiplier jusqu’à noter que même la cellule myocardique mise en 12

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culture a un rythme spontané de contraction et que la mitose cellulaire connaît un pic nocturne chez l’homme. Alors, le psychiatre n’est pas en reste par rapport au médecin de son peu, non pas d’intérêt pour le rythme, mais de prise en compte de son rôle fondamental. La chronobiologie, la clinique, les études électrophysiologiques du sommeil, stimulent sa curiosité, mais cette stimulation a encore peu de place dans sa pratique, dans ses références théoriques et dans sa thérapeutique. Lors de mes études médicales, au-delà de l’auscultation cardiaque ou pulmonaire, ma première surprise concernant la complexité du rythme vient de la période où je m’intéresse à l’électroencéphalographie. L’EEG enregistre le rythme du cortex cérébral, rythme extrêmement sensible et facilement perturbé, pour des motifs physiologiques ou pathologiques. Mais, chose remarquable, quand ce trouble du rythme prend l’allure d’une régularité périodique, ces périodes deviennent des signes pathognomoniques d’affections neurologiques. En dehors des troubles du sommeil, mais là aussi souvent trop rarement abordés sous l’angle de l’évidence, à savoir une perturbation du rythme, le psychiatre a aussi sa maladie périodique : la psychose maniaco-dépressive, maladie cyclique caractérisée par une alternance de périodes d’excitation et de dépression, ou par la répétition sans alternance d’un trouble de l’humeur de même tonalité. Cette affection prototypique des troubles de l’humeur échappe à la réduction à la notion de réaction, puisque les accès peuvent survenir à distance de tout événement, au point qu’on leur a reconnu une dimension endogène et une dimension saisonnière indépendante de toute logique puisque les accès peuvent survenir indifféremment au printemps, en hiver... Comme par hasard, cette affection est aussi, du moins actuellement, la plus biologique, voire la plus génétique des maladies mentales. Freud a toujours eu conscience de l’importance du thème du temps et de l’espace, sans cependant le développer. L’inconscient est pour lui en dehors du temps, donc le temps appartient exclusivement au conscient. La temporalité est pour lui classiquement linéaire, et il a eu le génie de situer l’origine de la psychopathologie du sujet dans sa propre histoire. Cependant, Freud réduit la temporalité au passé et au présent, sans jamais tenir compte du futur. Il est difficile de ne pas reprendre avec D. Meltzer la temporalité qui organise la cure analytique. Celle-ci est dans une stricte adéquation avec ce temps matériel, social, qui s’applique une fois pour toute et pour tout le monde. Par extension, beaucoup de patients demandent actuellement une prise en charge en voulant définir une fréquence et une durée avant même la première rencontre. J.M. Gauthier considère que le rythme est un signifiant fondamental, et analyse le lien entre le rythme et l’émotion pour découvrir 13

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que la dermatite atopique est consécutive à une perturbation des rythmes de base du bébé. Ces découvertes sont possibles grâce à la théorisation de Sami-Ali qui développe comment la problématique du corps est indissociable de celle de l’espace et du temps. Il montre comment le corps propre est notre schéma de représentation, et permet de comprendre que l’espace se constitue par la projection du corps propre. Ainsi, l’identité, l’espace et le temps se construisent progressivement. Le temps, inscrit dans les rythmes corporels, permet ainsi d’approcher la dialectique qui oppose le corps réel au corps imaginaire, le banal à l’imaginaire. C’est ainsi que le rêve, même s’il peut être parfois en rapport avec le désir, ne peut avoir pour seule fonction celle de la réalisation d’un désir refoulé, car il est avant tout enraciné dans le somatique. En effet, c’est un phénomène de rythme, qui existe avant la naissance et qui se modifie après. C’est une introduction à la question du rêve et de l’affect, développée par Sami-Ali dans la théorie du somatique. C’est cette axe théorique qui guide notre recherche personnelle.

L’observation Claude Elle a 34 ans. Son thérapeute vient de « la laisser tomber » et de lui donner mes coordonnées. Elle a suivi, pendant une année, une thérapie en situation analytique. À la suite des vacances d’été, deux rendez-vous successifs sont manqués ou annulés, et son thérapeute lui propose d’interrompre sa prise en charge et de me consulter. Elle ne comprend pas, vit un abandon, et est convaincue d’avoir perdu son temps. Elle doit tout recommencer à zéro, et insiste à plusieurs reprises pour me répéter qu’elle souhaite avoir une femme comme thérapeute. Le hasard renforce la répétition de la séparation qui marque ce premier entretien, car c’est aussi le jour du jugement de son divorce. Spontanément, elle m’annonce qu’elle reproduit inconsciemment les problèmes de ses parents, eux aussi divorcés, avec deux enfants, comme elle. Sa psychothérapie doit l’aider à renoncer à chercher un père introuvable, et à changer de technique de vie pour être enfin adulte et accepter ce problème. Mais de toutes ses difficultés, la plus importante semble actuelle, la rupture avec son thérapeute et non la fin de son mariage. C’est son mari qui lui propose le divorce, seule solution pour mettre un terme à une relation devenue impossible, sans échange, où elle dominait et dirigeait 14

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toute la vie familiale, depuis le début de leur union. Son mari est son troisième enfant. Le divorce ne compte pas, rien ne change, car, malgré une relation de plus de 10 ans, son mari était depuis longtemps absent de par son travail en déplacement. En fait, leur relation n’a pas changé au fil du temps, elle a toujours été identique, c’est elle qui ne supporte plus de continuer à le dominer, et c’est lui qui la quitte. Son attitude, son impatience, perceptible dans sa logorrhée que le silence ne peut jamais interrompre ou dans sa motricité avec une incapacité à tenir en place sont tout à fait en phase avec sa demande. Il y a urgence, elle est pressée, elle veut une réponse à ses questions, et, de manière caricaturale, avant qu’elle ne les ait posées. D’ailleurs, quand elle s’installe dans son fauteuil, toujours le même, c’est toujours avec la même démarche, à toute vitesse, elle s’assoit, raccourcissant le temps entre la salle d’attente et mon bureau. Elle semble avoir peur de mon regard. Elle a 16 ans quand brutalement ses parents se séparent, et sans faire aucun lien avec ce qu’elle vient de me demander, d’une réponse à ses questions, elle me dit qu’elle n’a aucune idée du motif de leur séparation, car elle ne se pose pas ce type de questions. Son malaise est évident, tout comme l’authenticité de sa démarche, avec pourtant une demande étonnamment passive. Celle-ci marque dès le début son engagement analytique. C’est son père qui la met en relation avec un de ses amis, qui, au terme de leur premier entretien, lui laisse le choix entre un échange en face à face comme un dialogue et une parole plus personnelle si elle s’allonge sur le divan. Elle choisit la position allongée car elle trouve d’emblée son thérapeute trop bavard et trop enclin à parler de lui. Malgré son choix, elle va apprendre beaucoup de choses sur lui, au point de consciemment penser qu’il est un père idéal, celui qu’elle n’a pas eu, tant il se comporte de façon exemplaire avec ses propres filles. Notre rencontre s’inscrit dans cette filiation ; son père l’adresse à cet ami qui me l’adresse. C’est seulement pour cela qu’elle est là, alors que son désir est de consulter une femme. Je l’invite à le faire et lui donne l’adresse d’une collègue. Elle n’y tient absolument pas et je dois insister, voire exiger qu’elle réalise ce désir de façon à ce qu’elle puisse effectuer un choix. Malgré mon intention de m’inscrire dans la différence, je me demande si je ne suis pas en train de répéter là ce qui s’est passé lors de sa première rencontre psychothérapeutique. Avec la date du divorce de ses parents, du sien, l’essentiel de son histoire est ramassé en deux à trois phrases. Ses deux enfants ont 3 et 5 ans, l’aîné est un enfant miroir, c’est elle et elle a déjà consulté pour lui et demandé une évaluation psychométrique, dont elle n’a eu aucun retour (seule la demande compte ?). Elle fait des 15

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études universitaires, mais techniques par opposition à ses parents, qui eux se rencontrent à la faculté avant d’exercer le même métier. À sa naissance, ils sont encore étudiants, et elle a un frère plus jeune, avec lequel elle s’entend bien, mais qui n’entretient que fort peu de relations familiales. Voilà ce que j’arrive à savoir de sa biographie, ce qui place d’emblée notre relation dans une temporalité qui se limite au présent. Au terme de notre seconde entrevue, elle affirme son choix et nous convenons d’une thérapie à raison d’une séance par semaine. Sa demande reste authentique, mais elle ne me laisse aucun espace pour que je puisse intervenir. Exaltée, elle attend une aide massive, à l’image de sa logorrhée anxieuse et envahissante. Au tout début de sa thérapie, elle noue une relation sentimentale, ce qu’elle vit comme une répétition, car, dès que son compagnon lui montre ses sentiments, elle se détache de lui. Il en va ainsi de tous ses désirs, l’autre est choisi en référence à un idéal ou à une partie de lui qui est un idéal. À ma question sur ses rêves, elle me dit n’en avoir aucun souvenir, notamment depuis une thérapie sur le rêve programmé. Immédiatement, ses difficultés avec le temps apparaissent. Elle est toujours hyperactive, tout moment de repos est source d’angoisse qui la pousse à agir sans délai. Elle s’épuise dans la répétition de situations conflictuelles, que ce soit avec sa mère, dans son travail ou avec son ami. Elle souffre de toujours répéter les mêmes conflits avec sa mère, et nos entretiens se succèdent sur le même rythme, la même tonalité, et le récit récurrent d’une insatisfaction permanente, d’une détente impossible et d’une succession de conflits. Dès le 3e mois, elle remet en cause la thérapie, ça n’avance pas, elle tourne en rond, elle s’épuise dans la répétition. C’est le moment de la rupture avec son ami, mais ce qui la gêne c’est qu’elle souhaite maintenir des relations avec sa famille. Nos entretiens sont casés dans son planning, il ne faut pas que je la retarde, d’ailleurs elle arrive dans la salle d’attente avec son repas, viennoiserie, sandwich..., qu’elle range en pénétrant dans mon cabinet. Nos entretiens ont-ils le même destin de consommation que ses repas vite expédiés ? Au milieu de cette effervescence conflictuelle, elle livre une première projection : elle est convaincue que l’épouse de son père fait de la magie noire et plante des aiguilles dans une poupée contre elle. Elle va mal, se dévalorise et n’arrive pas à modifier sa logorrhée. Elle ne peut pas s’arrêter de parler, comme elle est incapable de se détendre. Nos entretiens sont répétitifs, un problème en chasse un autre dans une circularité épuisante. Elle comprend que sa dévalorisation concerne sa relation à son père : « il ne peut pas savoir à quel point je suis une fille bien ». Elle commence vers le 6e mois 16

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à manquer quelques rendez-vous. Elle souffre de l’absence de ses parents, elle en parle sans cesse et va mal. Son conflit avec son père s’aggrave, elle n’arrive pas à comprendre qu’il la menace d’entamer une procédure pour obtenir un droit de visite pour ses petits enfants. À ce moment-là, un an après notre première rencontre, elle m’apprend qu’elle a été élevée jusqu’à sa scolarisation par ses grands-parents, et qu’elle a le souvenir traumatique, au cours préparatoire, d’avoir cassé sa chaise en s’asseyant à cause de son poids. Quand elle va enfin vivre chez ses parents, c’est la naissance de son frère. Elle quitte le temps présent pour évoquer son histoire personnelle, mais cette prise de distance avec le présent est insuffisante à éviter l’épuisement. C’est aussi à ce moment-là qu’elle fait pour la première fois référence à son psoriasis : « vous savez, c’est un psoriasis en goutte, c’est très particulier, j’en ai toujours eu ». Malgré ma curiosité, il m’est impossible d’en savoir plus. Elle reparle d’interrompre sa thérapie, et va consulter une thérapeute formidable qui lui apporte beaucoup, qui est très différente de moi, mais qu’elle ne tarde pas à abandonner. À ce moment-là, un an et demi après le début, elle livre son premier rêve. Elle est dans sa maison, entourée des siens, en train de mourir, ce qui est un soulagement, mais elle doit se lever pour amener son fils à l’hôpital. L’été interrompt la régularité de nos entretiens et elle revient trois mois plus tard. Notre entretien s’engage différemment, elle peut parler, revenir sur son passé, sur ses relations avec son père alors qu’elle vient de subir une intervention chirurgicale sur son nez, pour le refaire à l’image de celui de son fils aîné. Une tonalité nouvelle apparaît et, au-delà de l’abandon du père, elle évoque sa filiation et sa découverte, quand elle a 20 ans, que son père est juif, alors qu’elle l’avait toujours pensé antijuif. Il lui faut 3 mois pour revenir me voir après cet entretien. Cette thérapie ne lui convient pas, et elle vient pourtant la reprendre. Le lien s’opère autour de son père qu’elle se désespère toujours de pouvoir intéresser, mais sa parole est plus ouverte ; elle s’exprime et commence à pouvoir trouver des mots pour sa souffrance, pour parler d’elle et non uniquement de ses conflits. Une nouvelle fois, elle évoque le besoin de me payer plus, car elle doit renforcer sa motivation, venir me voir ne lui coûte plus assez. Un an après le premier rêve, elle m’en raconte un second, dont elle a déjà parlé à son homéopathe. À la suite de ce récit, il trouve un remède miracle qui règle un temps tous ses problèmes, avec la bonne pilule. « L’aîné de ses enfants est kidnappé par le copain d’un ami allemand. Il le lui dit ; elle part à sa recherche et découvre dans la malle de la voiture un tas d’enfants et récupère son fils. Elle va ensuite à une soirée organisée par cet Allemand, avec ses enfants, puis y retrouve le kidnappeur, qui la poursuit. Elle dévale, 17

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pour fuir avec ses enfants, les escaliers d’un immeuble tortueux, c’est une poursuite cauchemardesque ». Je peux reprendre ce rêve en continuant de souligner son rythme, en référence à notre relation, puisqu’elle l’évoque après avoir convenu d’une alternance entre une hyperactivité et une hypersomnie mais alors sans rêve. Le week-end, quand ses enfants sont avec leur père, elle connaît un total désœuvrement. Toutefois, audelà de la poursuite, qui, elle, part du présent, ce rêve établit des liens avec le passé. Son fils, c’est elle et ce rapt d’enfant c’est la séparation qui s’inscrit dans son histoire, mais aussi dans l’ambivalence identitaire du père. L’impasse se laisse entrevoir dans cette situation où l’étranger se confond avec le familier, le persécuteur avec l’ami ou le plaisir est associé au danger. Comme dans la réalité, la fuite est la seule solution. La séance suivante, elle est en pleine forme, exaltée. Elle vient d’éprouver un authentique plaisir lors d’une première représentation théâtrale. Pour la première fois, le jour du spectacle, elle arrive à être elle-même, car elle joue son propre rôle, et, comble du paradoxe, elle incarne un personnage qui est son opposé. Elle ne me laisse pas parler, elle n’accepte pas que j’intervienne et conclut notre rencontre, d’une tonalité inhabituellement positive, sur l’indifférence de son père à son égard. À la suite du théâtre, elle éprouve maintenant le besoin vital du regard des autres. Cette remarque fait penser à l’originalité permanente de sa tenue vestimentaire, étonnante, provocante, mais sans qu’aucune partie de son corps ne soit découverte, ou mise en valeur, comme si elle se défendait de sa féminité, malgré la recherche d’une évidente originalité. Son comportement est aussi dans l’évitement y compris et surtout de ce regard qu’elle ne supporte pas. Elle s’exprime différemment, fait référence au passé, me donne les motivations du choix de son prénom. Elle décide alors de tenter un nouveau sevrage de sa dépendance tabagique. Excitée, inquiète, elle éprouve les mêmes sensations d’angoisse que lors de son premier sevrage, qui va durer 4 ans, au moment de son mariage. Des liens apparaissent aussi avec son angoisse de la solitude, qui existe même quand elle est avec ses enfants, mais elle n’arrive toujours pas à livrer le moindre affect à propos de son divorce ou de son mariage. En revanche, elle se passionne d’une façon égale, sans faire de différence pour n’importe quelle situation conflictuelle, et se dit incapable de savoir ce qu’aimer signifie. Une nouvelle période d’excitation s’ensuit au sujet de son sevrage. Elle est tendue, peu abordable, avec la prévalence d’un fonctionnement caractériel. La prise en compte de son rythme de vie, incluant le tabagisme, lui rappelle l’angoisse de ses anniversaires, seule période où ses parents s’intéressent à elle. L’angoisse 18

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infiltre en permanence son mode de vie. Elle craint de rester sans activité, et a peur de n’avoir aucune tâche à accomplir. Ainsi, dans une ébauche de mouvement obsessionnel, elle est en permanence débordée. Elle organise son inactivité, de façon à remettre au dernier moment le travail qu’elle doit accomplir, qu’il soit domestique ou professionnel. Si elle doit ranger sa cuisine, elle va tout faire sauf cela, de façon à ce qu’elle ait toujours quelque chose à terminer. Il n’y a pas de place pour la détente. Il en est ainsi de son quotidien. Une agoraphobie apparaît à ce moment-là, et, à la séance suivante, dans un mouvement dirigé vers une figure parentale, elle insiste pour que je lui prenne la tension artérielle, me reprochant de négliger sa santé. Elle connaît une poussée de psoriasis, a des lésions de grattage. Parler de son corps, dans cette dimension hypocondriaque, l’aide à entrevoir une situation d’impasse affective, à mesure que d’autres solutions apparaissent au travers d’une variabilité symptomatique. Tout attachement, toute relation qui s’établit, renforce le risque d’un rejet sur le modèle de sa relation à sa mère. Elle la confie à ses parents de sa naissance à 4 ans, et, quand elle vient s’installer avec eux, c’est la naissance de son frère. Pour la première fois, elle pleure, elle s’effondre en larmes dans un état de détresse. Elle a peur de perdre, par son comportement, son nouvel ami, et pourtant elle cherche à le faire fuir. C’est une impasse qu’il est possible de nommer. Elle doit modifier l’heure de ses séances, et comme je la reçois en retard la première fois, elle me demande agressivement des comptes. L’imaginaire infiltre à nouveau son fonctionnement bien qu’elle reste tonique, tendue, véhémente. Elle me parle d’un guérisseur, déjà consulté au moment de son premier sevrage tabagique, qu’elle pense revoir pour qu’il l’aide encore, y compris pour son psoriasis qui s’aggrave. Elle détaille son intervention magique et mystérieuse car ses troubles s’estompent le jour prédit. Elle avait le choix de le payer ou non, elle l’a fait et elle me précise longuement qu’elle ne le regrette pas. Elle va le revoir tellement elle souffre. Tous les traitements du psoriasis sont inefficaces sauf la puvathérapie. Mais elle ne peut pas assumer cette thérapeutique car elle est incapable de rester immobile et debout. Elle consulte également son médecin homéopathe, et s’étonne qu’il lui prescrive un arrêt de travail de 15 jours. Or, le repos l’aide, elle va mieux, et note qu’elle n’a plus le même rapport au temps. Elle peut ne rien faire, reconnaître son angoisse et s’interroger sur une possible dépression. Mais elle réfute rapidement cette possibilité pour noter que son guérisseur avait prédit cette fatigue comme conséquence de son sevrage tabagique. D’ailleurs, elle a éprouvé 19

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exactement les mêmes sensations la dernière fois. Rien ne doit changer. Elle pleure, et pour n’importe quoi. C’est inhabituel. Elle peut pleurer à deux endroits uniquement, ici et chez son homéopathe. Ses grossesses sont la seule période de sa vie où elle a eu ces émotions, mais elle n’était ni déprimée, ni angoissée. Elle ne fait toujours pas de rêves, mais elle modifie son rythme de vie, prend du temps pour elle, même si elle doit organiser sa journée autour de contraintes. C’est dans ce mouvement évolutif qu’elle interrompt une nouvelle fois sa thérapie.

Commentaires Dès la première rencontre, dans l’urgence de sa demande, le problème du rythme se pose. Mais une autre difficulté est de dégager la relation qui peut exister entre le rythme et l’identité. Elle est dans une pathologie de l’adaptation, déjà dans la contrainte qu’elle éprouve en venant me voir, sur un conseil, moi en particulier, comme si elle n’avait pas le choix. Je dois satisfaire sa demande de psychothérapie, dont le but est de renoncer à chercher son père. Voilà immédiatement une situation paradoxale qui s’inscrit sur un fonctionnement caractériel durable, où les rêves n’existent plus, en raison d’un refoulement persistant de la fonction de l’imaginaire. Toute situation est conflictuelle, certaines prenant la forme d’un conflit sans issue, c’est-à-dire d’une impasse. Par exemple, si son père veut la voir, elle ne le veut pas car elle n’est jamais seule avec lui, et s’il veut voir ses enfants, c’est qu’il ne veut pas la voir et qu’il la sépare de ses enfants au moment où elle peut les voir. C’est une temporalité circulaire qui structure toute cette thérapie. Elle perçoit parfaitement la répétition de ses attitudes, sur laquelle elle n’a aucune prise. Tout ce qu’elle vit, et même tout ce qu’elle ressent, a déjà eu lieu, elle ne peut échapper à la répétition. Une des répétitions est aussi que la relation ne peut s’établir que dans la séparation. C’est la répétition du même qui empêche toute émergence de sa propre histoire. Elle n’a pas de mémoire, elle est dans une totale désorganisation. Ce fonctionnement mental est dominé par le banal, dont la fonction est de réduire toute différence, pour la ramener à l’identique. C’est une constante de notre relation thérapeutique, où les entretiens se succèdent identiques à eux-mêmes, et où elle va finir par me demander de soigner activement ses 20

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troubles physiques, les démangeaisons de son psoriasis. Je ne fais décidément rien pour l’aider. Mon intérêt pour l’imaginaire, mes remarques sur ses attitudes, sa posture, son rythme de vie créent les conditions d’un retour d’une activité onirique. Elle ne rapportera que deux rêves, mais qui modifient le rythme de la thérapie, par sa possibilité de retrouver sa mémoire et de suspendre la thérapie. Il est question de son fils, l’aîné, dans chacun de ses deux rêves. Son fils est son miroir, et la première fois qu’elle consulte un psychiatre, c’est pour lui, mais sans qu’elle éprouve le besoin de l’amener avec elle ! Ces deux rêves s’inscrivent dans le rythme. Le premier oppose l’apaisement de la mort, impossible à maintenir face aux contraintes de sa position maternelle, gardienne de tous les dangers. C’est aussi l’ébauche d’une différence entre elle et son fils. Le second pose encore plus clairement la question de l’identité, au-delà de notre commentaire de tout à l’heure. C’est la création d’un dedans et d’un dehors quand elle va sortir de la malle, son fils, qui est son double, reconnu au milieu d’un tas d’enfants. Il est différent des autres, c’est l’autre comme source de représentation de soi qui commence à être différent. Ce deuxième rêve renvoie à une temporalité, la recherche, la poursuite, qui permet de construire un sentiment d’identité. Elle retrouve également une relation avec ce père ambivalent. Nous devons également souligner comment sa sévère poussée de psoriasis suit son sevrage tabagique, à considérer comme une modification de son rythme corporel, et aussi comment des émotions apparaissent, avant une nouvelle rupture du rythme de notre relation thérapeutique. Éliminant tout excès d’optimisme, je ne pense pas qu’il s’agisse là d’un échec, mais plutôt de la création d’une nouvelle discontinuité dans la continuité thérapeutique. Cette même rupture pouvant se répéter avec le même thérapeute et ainsi aider à une construction de son identité, grâce à la répétition d’automatismes dans une relation où le rêve comme l’affect commencent à trouver leur place. Nous voyons donc comment cette approche, qui tend à retrouver, à partir d’une temporalité formelle, une temporalité subjective, permet d’établir des liens, là où il n’en existait pas, et de dépasser le clivage entre pathologie psychique et pathologie organique, même si, dans ce cas précis, les relations qui peuvent exister entre le rythme, l’identité, le psoriasis, en référence au statut de l’imaginaire et à l’impasse, sont simplement mis en évidence sans être totalement explicités.

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Recherche en psychosomatique. Rythme et pathologie organique.

Pierre Boquel

Rythme et identité : à propos du bégaiement Une dysrythmie générale M. A. est un homme de 40 ans, professeur de philosophie et écrivain. Il me consulte car il présente des migraines invalidantes accompagnées d’une très grande fatigue. Les migraines surviennent de manière systématique lorsqu’il se trouve dans des pièces fermées. Il souffre aussi de tensions dorsales inexpliquées qui l’ont amené à entreprendre, l’an dernier, une psychanalyse ; analyse qu’il n’a pu poursuivre à cause d’une aggravation de sa fatigue. Il attribue une grande part de son épuisement à des « éléments terrifiants » de son histoire qu’il refuse de voir. Il garde de ce travail analytique la notion d’un traumatisme sexuel inconscient qui serait à l’origine de ses troubles. Il est convaincu de cette étiologie sexuelle, même s’il n’en a aucune représentation. M. A. est handicapé dans son travail d’écrivain car, dit-il, il est fatigué par ses propres rêves qui l’épuisent même s’il n’en garde aucun souvenir. Il se rend responsable de l’oubli qu’il perçoit comme un phénomène actif. « Si les rêves me fuient, c’est parce que je ne veux pas les comprendre... ». M. A. présente des contractures musculaires, des douleurs lombaires et cervicales responsables d’une raideur vertébrale. Il est incapable de se détendre. 23

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Un symptôme prend cependant la première place dans sa souffrance : le bégaiement qu’il associe spontanément, et de manière empirique, à une éjaculation précoce. Il situe d’emblée ces deux troubles dans une dysrythmie corporelle et relationnelle. Il existe, dit-il, « une incontrôlabilité du flux séminal et verbal », deux symptômes liés à « se donner authentiquement à l’autre ». Il pense qu’il s’agit d’un refus de partager et de tenir l’autre dans sa différence propre. En reliant la différence à une difficulté dans le contrôle d’un flux qui touche la sexualité et le langage, il questionne le rythme corporel dans son ensemble et dans son rapport à l’identité. Il se demande s’il n’a pas une homosexualité cachée et conforte cette hypothèse par la pensée qu’il existe une part féminine importante en lui, même s’il passe son temps à la nier. Quant au bégaiement, il l’inscrit directement dans ses difficultés relationnelles et le reconnaît comme une défense. « Dans le bégaiement, je ne joue pas le jeu de la communicabilité... je vois derrière cette situation une extrême violence ». En effet, il pense que ses contractures reproduisent « une immobilisation, une situation dans laquelle la voix s’est coupée » et cette paralysie aurait été induite par une menace qu’il ne peut entrevoir. « Le souffle est coupé au moment où il aurait dû être disponible... ». Souffle et parole se trouvent pris dans une même problématique qu’il désire explorer tout en redoutant sa démarche. Au cours de la psychothérapie, je tombai par hasard, dans une librairie, sur un recueil de récits écrit par M. A., dont le personnage principal est un bègue. La postface de ce livre fait état de l’impuissance de cet homme à expliquer aux autres son état insupportable et sa difficulté d’exister dans une relation sans irriter son prochain. Il souligne la souffrance incontournable de parler sans pouvoir dire, ainsi que le refuge trouvé dans l’écriture. Dans le travail psychosomatique, il fera référence à son livre et fera le lien entre la structure commune des récits et ses difficultés corporelles. Lorsque M. A. écrit, le récit s’impose à lui et il ne fait que le retranscrire sur le papier.

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Anamnèse M. A. est né à l’étranger. Prématuré, l’accouchement fut long et difficile, nécessitant l’emploi de forceps. Sa mère crut qu’elle ne s’en sortirait pas. Son père, mécanicien, est décrit comme un homme juste et droit, avec une forte personnalité. Sa mère, une femme « naïve et omniprésente », ne travaille pas. M. A. pense avoir eu une enfance heureuse. Très tôt, dès l’âge de 3 ans, il apprend à lire et à écrire. Il mène une scolarité sans problème, gêné dans les épreuves orales, mais performant à l’écrit. Enfant, il reste dans une grande proximité à sa mère, il fait tout pour la garder auprès de lui, notamment pour s’endormir ; il pense qu’il abusait de sa gentillesse. Durant son travail analytique, il a cherché en vain si elle n’avait pas été complaisante. Sur le plan médical, il garde surtout trois souvenirs de son enfance. D’abord une intervention à l’âge de 4 ans d’une fracture du genou ; il se rappelle le masque d’éther et d’une sensation d’étouffement. Le deuxième souvenir est une hépatite virale qu’il attrape à 9 ans. Il doit rester un mois alité, ce qui n’entrave pas sa scolarité car il a déjà une classe d’avance sur les autres élèves. Dans le troisième souvenir, un an après l’hépatite, il est encore immobilisé par une primo-infection tuberculeuse : « cloué au lit », il occupe son temps à lire et à écrire. Le point commun de ces souvenirs est l’immobilité consécutive à ces différentes atteintes corporelles. Le couple activité/passivité se trouve au centre d’une problématique impliquant le rythme corporel, c’est-à-dire l’alternance du passage d’une position active à une position passive prolongée, compensée par un travail intellectuel intense. La passivité impliquée par les périodes d’immobilisation est mal vécue ; M. A. a toujours eu le besoin de se dépenser et se sent très bien dans le mouvement. Il se souvient aussi d’épisodes de convulsions survenus à plusieurs reprises et qui lui ont fait très peur. Aucune organicité n’est trouvée pour expliquer l’origine de ces états épileptoïdes. En revanche, durant ces crises, il est en proie à des mouvements corporels qui échappent à tout contrôle. Il est possible d’entrevoir ici la constitution d’un processus rythmique particulier, de type pulsionnel, formé par la transition brutale d’une immobilité contraignante à une activité non contrôlée. La pensée n’étant plus en mesure de compenser les effets de l’immobilité, l’activité psychique se désorganise tout comme le rythme corporel. Un autre type de désorganisation psychique, l’expérience d’une prise de drogue à 17 ans, est à l’origine d’un état de dépersonnalisation 25

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chez l’adolescent et redouble la peur d’une perte de contrôle de la pensée. « Drogué, je n’avais alors qu’un seul désir, celui de m’en sortir et de vivre... et une seule idée, celle de maintenir mon identité... ». Cette expérience très éprouvante traduit le mal-être et la fragilité de l’adolescent. M. A. trouve un refuge dans la lecture, mais il croit que celle-ci l’empêche aussi d’être dans une relation plus authentique aux autres. Pour M. A., les rêves sont inaccessibles, mais il a envie de rétablir « une relation plus véridique » avec son imaginaire. Il voudrait, en retrouvant les images du rêve, nourrir sa créativité d’écrivain. Il souhaite se servir de toutes ses forces mentales, dit-il, et pas seulement de ses capacités intellectuelles. « Je souffre que les images du rêve soient indisponibles, pourtant, dans le contenu réel du rêve, il n’y a que des choses embarrassantes que ma conscience refuse. Il y a aussi le fait que ce que je refuse, c’est moi... Je relie cela à cette tension sans laquelle je ne peux pas vivre et qui me tue en même temps, elle m’aide à continuer à mentir, à faire diversion... C’est pour cela que j’ai si peur, je ne sais pas sur quoi je pourrais compter pour la remplacer... ». Un conflit insoluble se révèle dans ce corps douloureux qui ne peut se détendre, quitter sa cuirasse musculaire sans risquer de se mettre en danger.

Du conflit à l’impasse M. A. se souvient des cauchemars de son enfance, liés à la fièvre, qui reviennent régulièrement. Ils reflètent aussi des perturbations du rythme corporel. Dans l’un d’eux, il est sur une route et il ne parvient pas à marcher « naturellement ». Contre son gré, sa marche est anormalement accélérée, et il a du mal à garder une stabilité. Il a l’impression « d’être jeté dans une accélération épouvantable qui l’entraîne à la mort, emporté par un flux incontrôlable ». L’accélération, le flux, sont pour lui associés à sa disparition. Le conflit entre l’activité et la passivité apparaît nettement, le patient ne peut ni rester immobile (l’immobilité renvoyant à la maladie et à la mort) ni être dans l’activité car, sur celle-ci, s’imprime un rythme qui devient très vite trop rapide et l’entraîne vers une perte 26

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de soi ; l’activité déterminée par l’extérieur est incontrôlable et l’emporte vers sa disparition. Tant qu’il peut trouver un compromis entre ces deux termes, le patient est dans une situation conflictuelle, mais celle-ci est susceptible de se transformer en impasse lorsque des circonstances, telles que les maladies de son enfance, le transportent à l’une des extrémités du différentiel formé, à l’un des pôles, par la passivité, et, à l’autre, par une activité dont il est dépossédé.

La relaxation Dans le but de diminuer sa tension corporelle douloureuse, nous convenons ensemble d’exercices d’étirements simples des bras selon la méthode de relaxation psychosomatique1. Cependant, en les réalisant, M. A. perd à plusieurs reprises le contrôle de sa respiration.

La perte du tonus musculaire équivaut à une perte de contrôle Le patient met en rapport cette perte de contrôle avec ses difficultés d’élocution, où chaque mot prononcé est contrôlé. En se concentrant sur les bras, dans l’exercice d’étirement, il perd la maîtrise respiratoire et se sent en danger. En fait, l’étirement, même modéré, provoque techniquement une diminution trop importante du tonus musculaire. Il ne peut maîtriser ce relâchement et toute l’activité de contrôle exercée habituellement sur son corps devient incertaine. Il se sent en péril car la désorganisation touchant le système tonique s’étend jusqu’au système respiratoire. Tout se passe comme si la respiration se perdait en même temps que le tonus. La fonction respiratoire est prise dans un fonctionnement adaptatif, régi par une instance autoritaire, constituant un surmoi corporel et imprimant à la respiration un rythme prothétique.

L’écueil de l’immobilité M. A. ne trouve pas de posture dans laquelle il soit bien. Il doit se mettre très rapidement en mouvement afin de ne pas rester immobile 1. S. Cady, 1998.

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et ne pas avoir l’impression d’être « cloué, rivé » au divan. Il a déjà connu ce malaise durant sa psychanalyse, le simple fait de rester immobile était très pénible pour lui, il ressentait alors le sentiment d’être pris en défaut et d’être vulnérable. Le patient emploie la même expression « cloué à » qu’il avait utilisée pour décrire les conséquences des pathologies de son enfance. La relaxation, par l’alternance de phases passives et actives, lui permet d’établir un lien avec son histoire tout en conservant un sentiment de sécurité. Il se souvient des moments où il était bloqué sur son lit et où il ressentait un mélange de solitude, d’angoisse et de culpabilité. Il pense que cette culpabilité est d’ordre sexuel car il voulait aller dans le lit de sa mère et elle se prêtait à ce jeu.

L’influence du modèle analytique antérieur conditionne la recherche d’un conflit interne Je cite ses propres mots : « À un moment le conflit œdipien a éclaté, je me souviens de ce contact, j’aimais être près de son corps, dans son lit. J’aimais le contact de son tissu... Il y a aussi quelque chose d’obscur, j’aurais été surpris en train de me masturber sur un lit comme l’a évoqué le psychanalyste... Aucune scène ne m’est remontée, mais il existe des éléments allant dans ce sens comme le risque d’être pris au dépourvu... ». M. A., englué totalement dans la pensée analytique, est à la recherche d’une scène sexuelle traumatique qui serait à l’origine de son bégaiement et de ses tensions corporelles. Il prend conscience qu’il a trouvé un refuge en privilégiant la pensée sur le ressenti du corps et s’aperçoit que penser lui permet de ne pas rester immobile. C’est la solution qu’il avait inventée dans son enfance lors des périodes d’immobilisation. « Penser, c’est ne jamais s’arrêter, c’est s’arracher à toute étape, c’est ne pouvoir être surpris par quelqu’un ; je suis en permanence dans une diversion perpétuelle... ».

Le refoulement des représentations Il remarque que sa pensée ne possède pas d’image visuelle. « Je suis incapable de me forger une image de moi... L’exercice m’oblige à cesser de penser ; si la pensée s’arrête, je suis dans le noir, j’ai peur... ». 28

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M. A. essaie de comprendre s’il existe un rapport entre les tensions corporelles et l’absence de toute image. « J’ai le pressentiment que les mouvements sensoriels et les images reviendront ensemble... Pour le déroulement des images mentales et des mouvements intérieurs, je suis inapte ». M. A. remarque qu’il y a en lui une « inhibition active des images ». Il identifie le refoulement de la fonction représentative. Le patient place le bégaiement, la raideur et l’hypertonie corporelle dans une corrélation négative avec l’imaginaire. Le refoulement de la représentation s’accompagne de la prévalence de la pensée rationnelle. « Certains ont des images, moi pas. Tous les mots, toute cette activité verbale, remplacent les images. Je pense que si j’ai tant investi dans les mots, c’est pour éviter la force terrifiante des images ; ils forment un écran de protection contre elles ». Quelle est cette force terrifiante que possède l’image si ce n’est son impact affectif ? Tout se passe comme si le patient, en refoulant l’image, refoulait en même temps l’affect qui lui est associé. Le mot, réduit à sa dimension littérale, forme « un écran de protection » vis-à-vis de la dimension affective. Écartant le « figuré », un fonctionnement adaptatif s’est organisé depuis longtemps et dans lequel prédomine le « neutre ». La dernière image qu’il a pu « re-évoquer », visualiser, remonte à son enfance. L’image d’une petite armoire dans laquelle il rangeait de petits objets, en ordre, dans leurs cases respectives. Pendant longtemps, il a pu la visualiser à loisir, puis il a eu de plus en plus de mal, et maintenant il en est incapable.

L’autre fonctionne comme miroir M. A. éprouve des difficultés dans les étirements qui entraînent toujours un blocage respiratoire et il ne sait pas ce qu’il faudrait faire pour dépasser cette difficulté. Il me dit qu’il serait peut-être plus facile d’effectuer les mouvements si je les lui montrais en me mettant face à lui. Dans cette position, il pourrait reproduire les gestes que je fais comme s’il était devant un miroir et ainsi se repérerait mieux. J’accepte ce travail en miroir, tout en prenant une position légèrement décalée, pour ne pas lui faire face totalement. J’introduis ainsi une petite différence qu’il supporte mal ; en effet, il trouve que les mouvements qu’il reproduit sont de la « dynamite ». 29

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À la séance suivante, il effectue difficilement des étirements simples. M. A. ressent une oppression thoracique, et fait alors des mouvements d’ouverture en mobilisant ses épaules vers l’arrière. Il a ensuite l’impression d’avoir « une plaque de marbre ou de plomb » pesant sur sa poitrine. Ce qu’il redoutait se réalise : le mouvement fait naître des sensations-images très pénibles et une impression d’étouffement. M. A. dessinera ce qu’il ressent :

Il dessine « un Christ en croix » et le commente ainsi : « Le Christ, c’est le Logos et la parole ». M. A. fait le lien avec l’impression de plaque de marbre et de plomb pesant sur sa poitrine ; il associe la parole et l’asphyxie. Il a la sensation physique d’avoir le thorax bloqué. « La croix est à la fois le lieu de l’asphyxie, du silence et du déploiement. Dans cette position, le personnage est accablé et baisse la tête ». Il remarque qu’il a adopté cette position face à moi depuis le début de la thérapie. « C’est aussi la position du fils qui baisse les yeux devant le père ». M. A. pense qu’il y a un lien très fort entre le bégaiement et « la voix du père ». « Le bégaiement peut être relié au fait qu’il fallait que je garde une voix baissée, comme s’il fallait boucher les trous, c’est quelque chose de terrifiant et sans condition... ». 30

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À la séance suivante, troublé, il évoquera à nouveau l’image de la crucifixion. « Il y a eu là quelque chose de plus qu’une métaphore, la formation d’une image globale. Dans cette image il y a trois éléments : - Le rapport au père. - Le rapport à l’air : il existe une telle difficulté dans la posture que le bégaiement ressemble à des asphyxies locales et répétitives. - L’idée d’une souffrance liée à une présomption ancienne, en rapport à mon histoire et ma personnalité ». Intuitivement, M. A. rapproche le fait d’être « cloué et rivé » à la croix et celui de rester immobile dans une position sur le divan où il se sent asphyxié. En effet, ses épaules serrent habituellement son thorax qui se trouve ainsi bloqué. La respiration libère la cage thoracique et, dans le déploiement, produit l’impression paradoxale d’étouffer, de disparaître. M. A. a besoin de « se crisper pour se protéger » ; d’ailleurs, il a souvent peur avant de s’endormir et se recroqueville. « Ce que j’éprouve, c’est une fragilisation, une impression d’être devant une cuirasse insurmontable, tout mon pseudoéquilibre repose sur cette cuirasse ». L’angoisse est à l’origine de la constitution d’une cuirasse musculaire nécessaire pour continuer à vivre mais celle-ci enserre le corps dans une rétraction douloureuse. M. A. se trouve placé devant le dilemme suivant : il est mal du fait des multiples contractions, mais s’il desserre son organisme douloureux, il se trouve confronté au déploiement, à la croix, et à l’asphyxie associée à un sentiment de culpabilité. Le corps exprime une impasse car il se coince de plus en plus, devenant « rigide et bouclé » ; les douleurs lombaires sont alors moins réversibles et sont déjà mises en rapport avec une pathologie discale, c’est-à-dire lésionnelle. M. A. a envie d’arrêter les séances qui sont trop pénibles. Il se rend compte qu’il a un mode de vie qui annule tout changement possible ; la fatigue s’aggravant fait en sorte que rien n’arrive. Il pense qu’il ne prend pas « le risque de la communication » en vivant sur un mode solitaire, simplement par l’écriture. Le patient ne se sent pas le courage d’affronter les dangers qu’il pressent malgré la réassurance donnée par la relation thérapeutique. « J’ai une formidable envie de comprendre, de bouger et, en même temps, je refuse... Pour avancer, même en allant très progressivement, j’ai tellement peur de perdre l’équilibre, de 31

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perdre les jalons essentiels. J’ai un bégaiement et des enfants... ». L’impasse se résume à la fois dans l’impossibilité d’avancer et de rester immobile. M. A. me dit que son équilibre ne se maintient qu’au prix d’une adaptation à une situation très restreinte. Le moindre changement le confronte rapidement à des difficultés respiratoires et au problème d’exister dans la relation à l’autre. M. A. pense qu’il aurait dû explorer la respiration sans parole car il a juste assez d’air pour parler. La respiration, pour lui, conditionne la parole en même temps que la souffrance. Il signale un lien entre le souffle, la parole et la douleur. Lorsque je lui demande de me décrire son ressenti, il introduit un temps de silence avant de répondre. Il pense que la verbalisation qu’il produit n’est pas appropriée. « Tout l’effort de respiration sert à parler avec difficulté, et toute ma personnalité s’est organisée autour de ce peu de souffle ». Le conflit est au cœur même du souffle et du langage dont les fonctionnements sont sous l’emprise d’un Autre autoritaire empêchant toute expression subjective. La communication thérapeutique, suscitant une parole subjective, est le lieu de cette projection.

L’impasse corporelle et thérapeutique L’impasse corporelle existe à plusieurs niveaux. Une attention portée à son corps fait perdre au patient le contrôle de sa respiration et le met en danger car si la respiration se désorganise, il s’asphyxie. De plus, toute immobilité le rend vulnérable et déclenche une angoisse associée à un sentiment de culpabilité. Le moindre mouvement fait aussi apparaître des images et des sensations qu’il redoute et s’efforce de refouler. M. A. est en difficulté lorsqu’il formule ce qu’il ressent, car cela le confronte à une parole subjective ; parole qui est, dès son origine, liée à la respiration (la respiration conditionne la parole en même temps que la souffrance...), elle-même « désubjectivisée ». L’ensemble de l’appareil respiratoire est pris dans un système contraignant, surmoïque. Tout se passe comme si le souffle était produit par une énorme machine respiratoire, dépossédant le sujet de sa respiration, le mettant en contradiction avec une parole personnelle. M. A. respire à l’aide d’un immense appareil orthopédique, prothétique, dans lequel toute expression subjective se trouve 32

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prisonnière de rouages dépersonnalisés. Le thérapeute, investi de cette dimension surmoïque par le patient, devient le maître de la machine à respirer et se trouve alors pris dans une situation insoluble dont il ne peut se déprendre. Invité à mettre des mots sur ce qu’il ressent, le patient considère cette proposition comme une tentative de ramener le peu de subjectivité qui lui reste aux règles de l’instance autoritaire. Le travail thérapeutique se trouve dans l’impasse, la parole portée renvoie à un corps crucifié ; exister dans la différence, comme le révèle la métaphore christique, équivaut à mourir ; ressentir, c’est s’asphyxier. La modification des termes de l’impasse se fera par une redéfinition du cadre thérapeutique.

Redéfinition du cadre thérapeutique, préalable à une non-reproduction de l’impasse Un remaniement radical du cadre du travail est indispensable pour la poursuite des séances afin d’intégrer les conditions définies par le patient et sortir de l’impasse thérapeutique. M. A. demande à ne pas formuler les sensations qu’il ressent, il souhaite garder le silence durant toute la séance. Si la langue maternelle est la langue de l’affect, pour le patient, elle est celle de la neutralité et d’une perte subjective. La parole, liée au souffle, ne peut porter l’identité. J’accepte l’espace relationnel qu’il souhaite, mais laisse disponible un espace de parole pour dire ce qu’il éprouve. Ce moment du travail thérapeutique est primordial car le patient redéfinit personnellement ses conditions d’existence en dehors de toute contrainte dont le langage serait le médiateur. Par le silence, il évite la croix, il peut exister dans « les trous laissés par la parole ». Dans le rythme, il choisit la pause, de la même manière qu’il maîtrise aussi l’intervalle d’un mois entre les séances. La prise d’une position active par le silence relationnel constitue une solution pour sortir de l’impasse thérapeutique qui correspondait à l’impasse initiale. En cela, il déjoue l’instance respiratoire qui exigeait une parole relationnelle neutre ou asphyxiante. En convenant de la fréquence des séances, il devient maître du rythme.

Dépassement de l’impasse thérapeutique M. A. manifeste un intérêt pour les rêves. Il pense qu’il y a peut-être une possibilité pour que les images des rêves reviennent. Sans aucune demande de ma part, à la fin de la séance, il met des mots 33

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sur son ressenti. Il se rend compte de l’opposition qu’il mène contre les images. « Il existe une opacité intérieure que les images du rêve ne peuvent percer ». Dans sa jeunesse, il avait de longues périodes où il gardait le souvenir des rêves, puis il a perdu la faculté d’induire des représentations. Il a compensé cette perte avec des mots, ce qui explique, dit-il, « l’hypertrophie verbale » qu’il entretient. « Penser, c’est me parler. J’ai réduit les rêves au langage intérieur et au bégaiement ». Depuis très longtemps, il pense que les mots le guident dans le noir produit par l’absence d’image. Nous convenons ensemble d’un travail corporel sur les points d’appui de son corps avec le divan. Il s’aperçoit qu’il manque de points de contact ; il ne les a, dit-il, que « mentalement et non corporellement ». M. A. choisit une position en tailleur, son dos maintenu contre le dossier du divan. Grâce à ce maintien, il éprouve un soulagement de ses douleurs lombaires mais, dans cette posture, il est gêné par une sensation de fermeture corporelle. Il recherche d’autres positions pour faire naître des images. Trouvant une position confortable, le patient se relie à son imaginaire. Par cette possibilité donnée par la relation, il récupère une activité onirique. Les images du rêve « se dérobent moins » mais s’accompagnent d’une forte émotivité. M. A. se sent bouleversé et se retrouve, à plusieurs reprises, avec les larmes aux yeux. Il ressent « une disponibilité affective » qui le fragilise, « pour le meilleur et pour le pire ». Les manifestations corporelles d’un affect dépressif apparaissent sans que le patient ne puisse s’en faire une représentation. M. A. remarque des changements dans ses relations. Il est plus attentif, plus accueillant vis-à-vis des personnes qui l’entourent. Il pense qu’il était dans un système d’interprétation clos, de protection dans lequel chaque chose devait avoir une place. La posture fonctionne comme « support relationnel ». À travers elle, se projette la relation thérapeutique. L’appui corporel coïncide avec l’appui relationnel, mais la prise de conscience du besoin de cet appui est difficile. Il révèle en négatif un état dépressif que les larmes ont commencé à faire apparaître. « Avoir besoin de cet appui, c’est ne pas assumer, redevenir enfant... c’est manquer de cette colonne vertébrale qu’est Dieu pour un croyant, mais moi, je ne crois pas... ». 34

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Assis en tailleur et prolongeant cette posture, M. A. ressent une douleur, un tiraillement dans le bas du dos. Il prend alors une position qui consiste à incliner son dos en faisant une légère torsion latérale. Il se penche sur le côté en étirant le bas de sa colonne vertébrale. M. A. prend de plus en plus conscience de son besoin d’appuyer son dos contre un support. Il se sert du dossier vertical du divan et celui-ci « lui permet de ne pas s’écrouler et de soulager la douleur ». Son langage s’accélère brusquement. « La tension douloureuse apparaît dans le redressement, quelque chose s’étire et souffre... ». M. A. croit qu’il existe « un achoppement » dans sa construction, car c’est quand il s’écroule et se relâche qu’il n’a plus mal. Nous convenons ensemble d’un mouvement alternant entre une flexion-torsion de la colonne vertébrale et un redressement. Il s’agit là, par l’intermédiaire du tonus, d’une modulation active de l’effondrement corporel et psychique ; effondrement maintenu jusque-là grâce à une hypertonie douloureuse. Il y a passage d’une position passive, contenue par la posture tonique, elle-même transposition du soutien relationnel, à une position plus active. Cette plus grande autonomie se retrouve dans diverses activités de sa vie quotidienne.

Prise de conscience de la force de refoulement de l’imaginaire M. A. ressent une joie de vivre, il est optimiste et il a envie de comprendre et de se dépasser. Cependant, avant de s’endormir, il est de plus en plus préoccupé par ce qu’il appelle « sa cécité », son incapacité à produire une image visuelle. Il vit cette cécité comme un véritable handicap. M. A. se rend compte de la force terrible qui refoule son imaginaire. « Je suis dans le noir depuis longtemps, je suis infirme d’une partie de l’imaginaire... il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, une interdiction de voir à l’intérieur. Mais voir à volonté, à quoi ça sert ? ». Le patient est de plus en plus affecté par cette interdiction de voir, une contrainte dont il ne peut saisir le sens ni l’origine, mais qu’il identifie comme un mécanisme adaptatif. « Est-ce vraiment un handicap ? C’est ce qui m’oblige depuis toujours à trouver autre chose. On m’a laissé penser pour ne pas voir ; j’ai les idées, mais surtout pas d’image. Je sens 35

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que ça pourrait revenir mais j’ai du mal à penser que ce n’est pas irrémédiable ». M. A. est convaincu de l’existence d’un lien entre l’impossibilité d’évoquer des images mentales et la perte du souvenir des rêves. Il met son incapacité en corrélation avec la problématique du rythme corporel. « Il est probable que cette interdiction était liée au départ à une interdiction de faire un mouvement ».

Un travail corporel symétrique M. A. a la conviction que sa difficulté part du corps, « tout s’est inscrit à partir du corps... Le corps altéré n’a pu servir de support aux images ». Du fait de cette élaboration, le tonus musculaire s’harmonise, son dos est moins bloqué. Le patient reprend en séance de relaxation des exercices sollicitant l’axe corporel. Il ressent, durant ce travail de la colonne vertébrale, un impératif de symétrie. « Il y a en moi une volonté de rétablir le haut et le bas pour que le haut et le bas soient à l’aplomb l’un de l’autre, qu’ils se ré-articulent ». M. A. fait un lien entre « articuler le haut et le bas » et l’articulé au sens vocal, avec les sons qu’il n’arrive pas à mettre ensemble. « Le bégaiement correspond à un son de trop, à quelque chose de surnuméraire ». « Dans la torsion du corps, il y a un emboîtement ; en effectuant un travail symétrique, il m’est possible d’articuler le haut et le bas... ». M. A. pense qu’il y a, dans son besoin de symétrie, un phénomène similaire à sa façon d’écrire dans son enfance : il savait écrire aussi bien de gauche à droite que de droite à gauche. Sa mère lui a appris à écrire très tôt et il a eu longtemps une écriture en miroir. M. A. se rend compte qu’il a toujours besoin de faire les mouvements en symétrie, « de s’assurer » des deux côtés. Le travail corporel fonctionne comme « effet miroir » mais s’en dégage aussi. En effet, les mouvements de balancement de côté ne sont pas ici un signe de différenciation car ils renvoient, au dire du patient, à un « emboîtement », donc à un espace imaginaire d’inclusion réciproque2. Cependant, la symétrie existe par rapport à un axe vertical, 2. Sami-Ali, 1974.

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« qui articule le haut et le bas ». Pour qu’il y ait latéralisation, il faudrait que l’impératif du balancement symétrique cesse et que le patient puisse choisir et rester sur un des côtés. Or, pour l’instant, c’est en se positionnant sur l’axe que le patient arrive à ne pas être pris dans le reflet et que le corps, se reliant sur une verticalité, acquiert une densité, une ligne subjective sur laquelle se différencie l’être de l’image. La verticalité constitue aussi un premier support s’opposant à une perte de tonus et à un dépassement de la dépression. Il est aussi possible de comparer l’alternance du passage d’un côté à l’autre avec le mouvement d’inspiration et d’expiration et le rôle joué par la pause respiratoire dans ce rythme chez la personne bègue. Nous verrons qu’il prend pour M. A. une importance existentielle.

Représentation du surmoi maternel M. A. se rend compte qu’il a appris à écrire pour faire plaisir à ses parents. « Comme si j’avais été un porte-plume dont l’autre se sert ! ». Il se rappelle que sa mère savait à peine écrire. Le soir, elle lui racontait des histoires tristes pour le faire pleurer. Il sait qu’il existait des deuils qu’elle n’avait pas pu surmonter. « Comme si j’avais porté la plume pour que j’écrive à l’envers les choses de la mort... Mais l’écriture n’est qu’un symptôme, il existe dans le bégaiement quelque chose de plus terrible qui n’est pas réductible au fait que je porte la plume pour un autre pour écrire son deuil... ». Il serait faux, ici, de penser que « l’envers des choses de la mort » soit la vie, il est plus juste d’y voir la mort écrite à l’envers comme dans un miroir. Il s’agit plus encore d’un reflet que d’une négation. La position limite et singulière du patient se révèle aussi dans le fait qu’il soit à la fois le porte-plume et l’écriture. La relaxation poursuit le mouvement de différenciation du sujet par un exercice de toucher différentiel. M. A. ressent sa main droite qui touche son autre main plus « gauche ». Malgré la difficulté à se défaire du double, la différence apparaît progressivement. Il remarque que sa main gauche accepte la caresse et se laisse faire tandis que la droite est plus fonctionnelle. Quand il touche sa main droite, c’est comme s’il caressait un gant. 37

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Le corps devient un espace différencié sur lequel la dimension adaptative, en se desserrant, laisse s’exprimer une expérience subjective.

En se différenciant, M. A. s’approche de la situation d’impasse initiale L’impasse corporelle L’impasse se révèle dans un corps qui se bloque de plus en plus. Des migraines apparaissent sans raison. M. A. pense que leur origine est clairement psychologique et il les rattache à la représentation de « circulation du sang bloquée ». Cette représentation est associée à la sensation d’un resserrement de sa gorge. « Ce que je vis dans la gorge lorsque les sons ne sortent plus ». La situation d’impasse est transposée dans le corps sur différents plans : - par un blocage dans l’émission vocale ; - par une tension musculaire importante à ce niveau ; - par une migraine, un blocage de la pensée signifiant que le conflit se déroule aussi sur le plan psychique. M. A. ressent une sensation de « temps bloqué le matin » lorsque son corps est encore endormi. « Il y a comme un retard, une distorsion, une désynchronisation, le corps et l’âme ne sont pas à la même heure... ». Le décalage, la dysrythmie, ne touchent pas que le langage mais se diffusent à l’ensemble de l’organisation du sujet et accentuent l’altération du flux verbal. En effet, M. A. a de plus grandes difficultés à parler, au point d’avoir du mal à faire cours, mais, loin de se décourager, cette difficulté fait naître en lui « une énergie féroce », dit-il. L’impasse se dévoile dans le rêve M. A. se souvient d’images de rêves mais celles-ci portent des « choses terrifiantes ». Un cauchemar transcrit la situation d’impasse. M. A. se retrouve dans un couloir de la maison de son enfance dans lequel il a vécu un tremblement de terre. Dans le rêve, la terre ne tremblait pas mais les choses se figeaient, comme si les objets s’engluaient, se paralysaient. M. A. compare cet engluement au découpage d’un film en multiples photos. 38

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M. A. éprouve cette paralysie et sent qu’il va mourir. Dans le rêve, il se dit : « Il faut que je m’en sorte, que je desserre... ». Puis, par un effort de volonté, « une reprise intégrale de luimême », il arrive à se délivrer de ce carcan et sort du rêve. « Comme s’il fallait que je bande tous mes muscles pour que je me retrouve de l’autre côté, pour que je sorte du rêve ». Tout se passe comme si M. A. était conscient, à l’intérieur du rêve, du drame qui s’y joue. Une solution est néanmoins trouvée : sortir de l’engluement mortel en sortant du rêve. Ce rêve fait écho à diverses expériences de son histoire, à la prise d’acide à l’âge de 17 ans, où il avait dû maintenir sa propre identité en dépit de l’effet destructurant de la drogue. Il se pourrait que la prise de LSD ait fait basculer l’équilibre adaptatif de M. A. vers un espace imaginaire envahissant qu’il maîtrisait jusque-là, lui demandant un effort extrême pour maintenir son identité. M. A. évoque aussi sa naissance, le couloir lui fait penser « au muscle qui ne pousse plus, au couloir où l’air manque, il faut se débloquer, passer... ». Sa mère lui a dit un jour « J’ai eu du mal à t’avoir » et M. A. enchaîne : « Moi, j’ai du mal à être... ». Ce rêve montre aussi que, pour ne pas être figé, le patient doit se défendre, s’exclure de son imaginaire. Les éléments du rêve sont repris et transposés en relaxation. Je lui propose de refaire le mouvement de torsion dans lequel il avait ressenti un soulagement. En le faisant, il interprète celui-ci comme un mouvement de dégagement pour sortir du « couloir dans lequel il est resté bloqué ». En poursuivant le mouvement, il rétablit une dynamique de sortie, il reprend symboliquement « en main » sa naissance en ayant une position active. Dans la poursuite du travail de différenciation, je lui demande de reprendre le balancement et d’introduire une différence d’un côté afin qu’il se sente mieux. Il lèvera alors un seul bras en prononçant la phrase suivante : « Lever le bras est un geste que je n’ai jamais pu faire étant élève, cela aurait voulu dire que j’existe, que je puisse dire mon nom... ». Par la suite, M. A. a deux épisodes de migraine ophtalmique, la douleur se situe autour des yeux et en particulier de l’œil gauche. Il se demande s’il a mal à la tête parce qu’il lit trop et s’interroge sur le sens de cet excès. Il interroge alors toute la fonction visuelle. « Comme s’il fallait que mon œil passe par un intermédiaire, comme s’il fallait me protéger de quelque chose en ne lisant que des signes. La première chose que la migraine arrête, 39

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c’est la possibilité de regarder : les yeux se ferment, comme si la vision était interrompue avant que les choses n’apparaissent... La migraine provoque une absence d’image et un appétit de signes, comme si je compensais la perte de l’un par l’excès de l’autre... ». M. A. croit que le texte sert à une neutralisation de l’image, à annuler les images gênantes à l’aide de mots qui n’engagent personne et qui sont interchangeables. Mais l’activité onirique amène des images, mettant au premier plan la question de son identité. Rêve entre adaptation et confusion Dans un bâtiment étrange et obscur, il fallait qu’il trouve un casier pour y mettre ses vêtements. Il y en avait un qu’il n’arrivait pas à remplir. Poursuivant le récit du rêve, M. A. a du mal à discerner « ce qui est casier et ce qui ne l’est pas » dans une pièce très encombrée. Il a le sentiment qu’il doit trouver très vite ce qu’il cherche. « C’est comme un labyrinthe dans lequel il faut avancer et où rien n’est franchement en vue ». Le patient ressent l’angoisse de quitter le fonctionnement adaptatif dans lequel il était. La difficulté est de sombrer dans un espace confusionnel, proche du délire dans lequel la différence n’existe pas. Il me fait part alors de ses réticences car « cela touche son existence-même ». « Comme si cela me renvoyait à un instant de moi-même où tout n’était pas en place, à un état volcanique où le sol est meuble et dans lequel on n’est pas encore durci. Je n’ai aucune prise sur cet état, ça me désarçonne et me fait peur... ». Poursuivant le balancement différencié à droite et à gauche, je lui propose d’introduire un geste pour prolonger le mouvement. Comment prolongerait-il le mouvement d’un côté ? M. A. pense alors à un exercice d’Aïkido. Ce geste consiste en un mouvement de rotation de sorte que le corps se retrouve face à lui-même. M. A. a encore besoin de faire l’exercice des deux côtés, en symétrie, mais celle-ci s’accompagne d’une élaboration : dans la symétrie, les mouvements sont équivalents et identiques, comme s’il avait besoin de « couper ce qui dépasse ». Progressivement, il se sentira mieux dans le mouvement du côté gauche. 40

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Élaboration de la problématique du double, de la problématique maternelle À la suite de la dernière séance, M. A. s’est mis à écrire pendant cinq jours sans discontinuer ; un effort, dit-il, qui s’est imposé à lui. Cela lui arrive une à fois par an. Le texte qu’il a écrit s’intitule « à rêve » (comme on dit « à vélo » me précise-t-il), il a réécrit les rêves précédents et « tente avec honnêteté de s’affronter à ce qu’ils indiquent ». M. A. pense faire face avec des mots aux souvenirs des rêves qui s’imposent à lui. L’écriture apparaît comme un médiateur entre lui et l’image du rêve, susceptible de maîtriser la charge affective onirique. Le travail de différenciation, entrepris lors des séances précédentes, fait apparaître la mère. M. A. tente de considérer « objectivement » sa mère. Il se demande qui elle est en dehors du fait qu’elle soit « une mère ». « Jusque-là, je n’ai jamais vu ce qu’elle est vraiment, je ne la saisissais que par rapport à moi ». M. A. n’a jamais rêvé d’elle, mais il s’aperçoit que tous ses rêves sont liés à sa mère. « Car je sens que c’est en elle que je rêve, à chaque fois que je m’endors, je me “ré-enroule”, je me “re-pelotonne” en elle, je reviens en elle. Je ne me suis jamais assez délivré d’elle, je ne l’ai jamais assez individualisée pour qu’elle apparaisse en rêve jusqu’à ce jour... ». M. A. emploie des expressions assez fortes pour me signifier son inclusion imaginaire en elle. Je lui demande alors ce qu’il veut dire par « individualiser ». « Individualiser quelqu’un, c’est voir ce qu’il est, c’est ne pas réfléchir... ». Il prend conscience que son activité philosophique a été comme une espèce de détour pour voir d’une certaine façon. Un autre rêve va prolonger le travail d’individualisation entrepris. Rêve du regard maternel Dans ce rêve, sa mère est une petite fille au bord d’une plage. Il suppose qu’il a fait ce rêve d’après une photo qui la représente ainsi. Elle regarde une dune et il n’arrive pas à capter son regard. Il aurait voulu « intercepter » son regard. Concernant celui-ci, il dira : « Je ne connais pas son regard, je le connais comme la source du visible en moi. J’ai appris à vouloir voir dans ses yeux... 41

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Dans le rêve, je la vois enfin comme quelqu’un qui a un regard à elle et qui regarde autre part... ». Il ne peut pas mieux décrire l’espace imaginaire d’inclusion réciproque qui organisait jusqu’à présent l’expérience de la réalité et dans lequel la vision prend une place particulière3. M. A. regardait sa mère qui était à la fois objet de perception et condition de toute visibilité, toute distance se trouvant ainsi anéantie. Il confirmera l’existence de cet espace particulier lorsque je lui demanderai ce qui serait arrivé s’il avait pu entrer dans le champ du regard maternel. « J’aurais eu alors une grave difficulté, au sens d’une pure et simple reproduction d’une fusion archaïque analogue à une psychose. Si les deux regards se rencontraient, il n’y aurait plus d’écriture, plus rien du tout... avec une confusion du passé et du présent, de la temporalité ». Dans la confusion temporelle, le rythme disparaît aussi ou plutôt ne laisse subsister qu’une seule forme rythmique possible : le rythme de « l’objet unique », le rythme maternel. Pour la première fois, M. A. voit sa mère dans un rêve mais celle-ci apparaît de profil, le libérant du même coup de l’espace spéculaire du double. La différenciation représentée par l’activité onirique est source d’angoisse. Le problème de l’espace bi-dimensionnel est aussi élaboré en relaxation, dans un premier temps, par une actualisation d’une sensation particulière. M. A. a l’impression d’avoir « un corps tronqué, d’avoir les pieds sous le menton, comme s’il était complètement réduit ». Il a connu ce sentiment, il a déjà hanté ses rêves. Il le rapporte à l’idée de platitude, d’une surface à deux dimensions. « J’ai peur dans mon corps d’être seulement réduit à deux dimensions, qu’il y ait une perte du relief. Le regard de ma mère est un regard à deux dimensions ». M. A. avait déjà eu, intuitivement, la sensation du double ; il avait même tenté d’en faire une élaboration dans un récit justement intitulé : « Le double » dans lequel un penseur répond à une question sur le thème de la conscience : « Si l’on ne se dédouble pas, on est inconscient. Si l’on se dédouble, on est fou... Comment se débrouiller de cela ? ». Le penseur « ... sait, lui, comment il s’en débrouille. Par l’intermédiaire, justement, de la “chose”, cette présence indescriptible qu’il porte avec ou sur lui... visage-tronc, qui 3. Sami-Ali, 2001.

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est ce compagnon éprouvant, cet épouvantable démon personnel qu’il ne peut rejeter à la rue, à l’égout... ce monstre est vraiment la présence inévitable et insoutenable ». À la réponse attendue, le penseur finira par dire : « On verra après mourir ». C’est-à-dire en dégageant un temps après la mort, une mort libératrice d’une conscience subjective indéfiniment emprisonnée. L’impasse est ainsi formulée, mourir pour exister avec l’espoir que, par cette solution, il soit débarrassé de cet être envahissant et étouffant, en l’occurrence de la « chose ». Dans cet espace particulier du double, M. A. indiquera le rôle de la parole : « La parole est une espèce de troisième dimension que je me suis faite sur mesure, c’est la parole blessée qui fait ça ; quand je regarde les choses, je ne peux le faire sans mot. Là où il ne fallait pas voir, la voix a tenté de prendre le relais, de réintroduire en force ». Qu’est-ce qui peut essayer de forcer la voix sinon la création d’une distance dans un espace qui n’en tolère aucune ? Le langage troublé semble s’inscrire comme une tentative de mise à distance par la profondeur de la blessure, le relief des syncopes répétées. L’hypothèse mettant en jeu la distance est aussi évoquée par Ajuriaguerrra et Marcelli dans Psychopathologie de l’enfant. Elle correspond à l’orientation de certaines recherches récentes : « L’attention actuelle se porte plus sur l’interaction mère-enfant, le bégaiement étant compris comme l’incapacité initiale d’introduire la distance que la communication langagière permet normalement entre deux individus. Ceci serait dû, chez l’enfant, à l’angoisse excessive devant toute distance dans sa relation à la mère, avec, pour corollaire l’incapacité de la dévaloriser ou de l’agresser, et, chez la mère, à l’ambivalence extrême avec laquelle elle accueille cette prise de distance (G. Wyatt). Le père n’intervient que comme personnage idéalisé, mais en fait irréel, sans rapport avec la personne réelle qui existe4 ». Mais, pour M.A, c’est la « parole blessée » qui donne accès à un semblant de distance, à l’illusion d’une troisième dimension. Le décès soudain d’un proche accentue le bégaiement au point de rendre les cours très difficiles. Le patient pense qu’il y a quelque chose de régressif dans l’intensité du bégaiement.

4. J. De Ajuriaguerra, D. Marcelli, Psychopathologie de l’enfant, Paris, Masson, 1982.

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« Ou il n’y a rien ou il retourne à une communication immédiate, en fusion, à un état primitif... Le retour en force du bégaiement signifie revenir à une communication plus primitive avec la mère, au moment où les sons sont impossibles, c’est une asphyxie, je ne peux prononcer les phonèmes. Il existe une telle désynchronisation entre le son, la voix, le souffle, que c’est une asphyxie... ». M. A. fait le lien entre la distance à la mère, l’asphyxie et le bégaiement. Une trop grande proximité entraîne asphyxie et bégaiement, de même que la parole utilisée pour créer une distance échoue et devient bègue. Le système n’a aucune issue car tout éloignement est aussi impossible. M. A. se rappelle que, dans son enfance, lorsque sa mère était absente, il hurlait pendant des heures et s’étouffait de peur et de colère. M. A. pense que des exercices de relaxation faisant intervenir la respiration lui permettront d’aller plus loin dans son travail. Il choisit des mouvements qu’il appelle « compensations symétriques » car il a l’impression d’un lien « obscur » entre ces mouvements et le bégaiement. Dans le bégaiement, « Ça ne passe pas, c’est coincé dans un canal dans lequel les choses devraient couler, elles ne coulent pas... Ce que je cherche, c’est un peu une manière de me faufiler là où tout droit ça ne passe pas. Dans le bégaiement, c’est comme si la porte des cordes vocales ne pouvait pas s’ouvrir et qu’il faille des espèces de techniques pour la faire s’ouvrir ». M. A. voit dans les mouvements effectués de part et d’autre du corps une manière de se faufiler, une manière de contourner une situation bloquée. Les mouvements corporels, investis d’imaginaire, deviennent une solution pour sortir de l’impasse relationnelle. « Et si on mettait des sons avec ? En disant ça, j’ai peur ; ça me renvoie à un truc très archaïque, les sons et le balancement ». Je suis surpris de la confrontation que M. A. propose de faire. Néanmoins, je respecte son choix tout en le rassurant. Très ému, M. A. ne peut faire les mouvements sans exprimer une souffrance corporelle, il se tient des parties du corps comme si elles étaient le siège de tensions, de douleur, mais ne prononce aucun mot, il fait simplement des grimaces. Les larmes aux yeux, il s’arrête, prêt à renoncer. 44

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« J’accepte la participation du corps juste du bout des lèvres », me dit-il. M. A. prend conscience de son incapacité à moduler les sons, il a eu envie de prononcer les phonèmes « ma-pa », il éprouve une difficulté « à sculpter » les sons. « Le bégaiement, c’est justement ne pas sculpter, c’est parler liquide ». Il voudrait arriver à sculpter la matière sonore ; pour cela, il pense qu’il lui faut revenir à l’état de pré-articulation, de « lallation » dans lequel on répète les syllabes comme dans le bégaiement. Je lui demande de préciser ce qu’il entend par les relations qu’il établit entre les sons, la sculpture et le liquide. « Le liquide, c’est chaud, c’est lié à la mère ; la sculpture c’est froid, c’est lié au père, avec des aspérités ».

L’impasse relationnelle Il en viendra à parler de sa mère, de sa présence étouffante : tout était là avant même de demander, dit-il. Elle précédait la demande, et, en même temps, elle rendait impossible sa formulation. Elle formait une « surprésence » qui rendait le retour à la parole superflu. « Il est probable que j’aie dû continuer à crier là où j’étais en âge de formuler ». Par la suite, M. A. s’est « abreuvé » de grandes pensées s’entourant de grandes théories qui lui évitaient de choisir et de prendre position. Comme s’il avait prolongé cette présence qui devance, tout en demandant à la pensée d’être une mère de substitution ! Il parlera ensuite de son père et de la situation dans laquelle il était pris : « Mon père entre à ce moment en ligne de compte, je lui ai laissé le monopole de cette articulation, de cette initiative des mots ». Dans le rapport à ma mère, il y avait : « Ce n’est pas la peine de parler », « ça va sans dire ». Dans le rapport au père, celui-ci disait que ce n’était pas à lui de parler... Son père se situait au-delà de la parole. Je fais remarquer à M. A. que cette situation est une situation fermée dans laquelle il n’a pu trouver un espace de parole, le père renvoyant à la mère qui n’en permet pas la constitution. 45

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M. A. se demande si, par la relaxation, il peut venir à bout de ses difficultés sans devenir fou. Je lui répondrai que la folie, c’est la fusion dans l’autre et aussi l’opposé du travail entrepris ici. La relaxation accompagne la prise de conscience de la situation d’impasse. Une difficulté se précise dans tout travail respiratoire car précisément la respiration est cette fonction intimement reliée à la phonation qui échoue dans la différenciation, dans la mise à distance.

Surmoi corporel et identité M. A. a l’impression d’être « un orgue alimenté par une soufflerie extérieure à lui ». Il a l’impression de ne pas être à l’origine de l’air, « comme si mes poumons ne pouvaient pas dire “je” ». « Pour ne pas bégayer, il suffit que la respiration et la phonation soient synchronisées ; pour cela, il faudrait que j’en sois propriétaire et non pas allocataire ». En dissociant dans un exercice la phonation de la respiration, cette difficulté majeure est contournée. En effet, en faisant passer l’air par les narines, les lèvres ne sont plus « le lieu de l’articulation défaillante ». Par la respiration nasale, M. A. réalise une expérience du corps subjectif échappant à l’instance autoritaire. La semaine suivante, M. A. fera la présentation de son dernier livre dans une librairie. Cette épreuve s’est mieux passée qu’il ne le redoutait, d’autant plus que le journaliste qui devait l’interroger était absent et qu’il a dû alors cumuler les deux rôles. C’est la première fois que M. A. se présente comme bègue ; ce qui correspond à une reprise de contact avec lui-même et avec son vrai pouvoir, dira-t-il, à l’opposé de son besoin de reconnaissance. La deuxième partie de la présentation consistait à lire un certain nombre de ses textes. Il aurait pu bégayer mais estime avoir bien parlé et y avoir même pris du plaisir. Il n’était alors plus attentif à sa propre condition, ne se surveillait pas et les mots venaient tout seuls, ce qui n’était jamais arrivé. Il pense s’être approprié ce jour-là « la fonction du père » prenant la parole et dire enfin « c’est moi qui articule ». M. A. perçoit encore toute cette prestation comme artificielle ; ce qui devient le plus important est le travail qu’il fait ici car il est en contact avec lui-même et avec ce qu’il appelle son « vrai pouvoir ». En relaxation, il fait l’expérience d’un rythme respiratoire qui consiste à inspirer par la bouche et à expirer par le nez afin d’éviter la difficulté du blocage des sons ; il ressent à ce moment une 46

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oppression analogue à celle qu’il aurait ressentie s’il avait été sous l’eau, immergé dans la mer. Il relie mer et mère, et la pression sur son thorax lui fait penser à une main, une présence qui appuie pour qu’il souffle et se retire ensuite. Je lui demande s’il existe dans cette respiration un moment qui lui appartient. M. A. se sent en danger dans toutes les phases de la respiration mais il investit le moment de l’apnée qui suit l’inspiration et précède l’expiration. Dans ce moment plus stable, il maîtrise les choses, c’est le moment où il se sent le mieux. « Cette apnée avant l’expiration, c’est comme s’il fallait que je repasse au-dessus de mes propres poumons ». « Sur le plan de la phonation, c’est un moment de maîtrise, de suspense ; c’est le moment où va se jouer la production de son ou pas. On est en amont du son à produire ». Je lui demanderai d’explorer ce moment dans lequel il est le mieux. Des mots viendront à lui, entre deux tensions : liberté, mort, ou « plutôt arrêt sous tension plutôt que néant ; ce n’est pas la mort, c’est l’impression de flotter, non pas revenir à un état antérieur à la vie mais à un état antérieur à la respiration, c’est-à-dire un moment où la respiration était amenée, au temps où l’air était donné ». M. A. pense à sa naissance : on lui a dit qu’il a eu les épaules coincées pendant cinq à dix minutes où il n’y avait que la tête qui était passée... Il me demandera comment le fœtus respire... À partir de ce premier recul réalisé par rapport à l’emprise surmoïque, M.A, à l’aide de la relaxation, pourra réinvestir subjectivement la respiration et repartir du « temps où l’air était donné » afin de faire l’expérience d’un rythme sur lequel puisse s’étayer un sentiment d’identité.

Conclusion Cette observation montre comment un rythme corporel, essentiellement régi par le système nerveux neurovégétatif, indépendant de la volonté, se trouve profondément investi par la relation maternelle. Celle-ci imprime sur la respiration une pression permanente où se mêlent envahissement et contrainte, deux composantes d’une impasse relationnelle précoce. La phonation, intimement liée au souffle, se trouve prise dans cette tension. Tout se passe comme si 47

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l’appareil respiratoire était extérieur au sujet, gouverné dans ses phases inspiratoire et expiratoire par une instance autoritaire. Il n’est pas étonnant que M. A... trouve dans la pause, entre les deux mouvements respiratoires, la seule phase du rythme qu’il puisse investir subjectivement. Une difficulté se profile alors si le maintien de ce temps se prolonge, aboutissant à l’asphyxie. L’impasse corporelle fait en sorte que toute expérience personnelle se trouve exclue en même temps que l’expression affective et les images du rêve. Les autres rythmes corporels se trouvent aussi impliqués dans ce conflit qui risque à tout moment de se clore, notamment le rythme activité-passivité engageant le tonus musculaire. Le patient est confronté à une double impossibilité. L’immobilité est insupportable car elle fait naître des sensations trop difficiles et une impression d’étouffement, mais avancer est tout aussi impossible. M.A se sent entraîné dans un rythme incontrôlable qui le mène à sa perte. Pour M.A, les syncopes répétées de la parole bègue cassent le rythme donné par l’autre et sont le signe d’efforts désespérés afin de ne pas coïncider avec la figure maternelle, essayant de définir une identité toujours remise en question.

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Adèle Bucalo-Triglia

Rythme et rupture du rythme dans un cas de maladie de Crohn

Il est démontré que les Maladies Inflammatoires Chroniques de l’Intestin (MICI) constituent un terrain d’intérêt particulier, dès les premières observations cliniques (Crohn, 1936). Plusieurs recherches récentes reportent, chez ces patients, une certaine incidence de trouble du sommeil, une fréquence de consultations psychiatriques, une donnée importante concernant la consommation de psychotropes et un problème fréquent et concomitant à la maladie d’impuissance sexuelle. On doit rappeler en outre un nombre élevé d’événement de vie, de perte ou de séparation précédant l’arrivée de la maladie inflammatoire. Les caractéristiques cliniques typiques de la maladie : symptomatologie variable et subjective souvent sans coïncidence avec l’activité humorale et l’aggravation des lésions auto-immunes, l’allure à poussées caractérisée par des latences silencieuses et des réapparitions soudaines, le rythme quotidien du patient marqué par l’alternance de la douleur abdominale, de la diarrhée ou de la constipation, avec des temps fortement influencés par le transit intestinal, constituent souvent, en plus d’une réelle difficulté de surveillance de la maladie par la thérapie médicale, des facteurs qui s’accompagnent de l’instauration d’une pathologie d’adaptation et d’un renforcement d’une ultérieure scission entre le corps réel et le corps imaginaire. 49

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Le cas clinique ici rapporté concerne un patient souffrant de maladie de Crohn, dépression et impuissance sexuelle, patient que j’ai suivi pour un an en psychothérapie psychosomatique. J’essaierai de mettre en évidence comment, pour ce patient, le rêve et l’affect s’alternent et se déploient par rapport à la possibilité d’affronter, de représenter et de dévoiler l’impasse à l’intérieur de la relation thérapeutique. Benedetto est un bel homme de 39 ans ; il a un diplôme en sociologie. Il travaille dans une banque, il est marié et il a deux petits enfants. Il souffre d’une maladie de Crohn de la partie terminale du côlon depuis 1979. Il est suivi à la Clinique Médicale de l’Université de Palerme (H. Cervello), avec laquelle je collabore depuis des années à une recherche sur les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin. La maladie a été diagnostiquée selon les critères de l’OMS et par une biopsie endoscopique. La maladie se déroule avec une évolution surtout chronique. Le cadre qui précède l’arrivée de la maladie de Crohn, il y a de nombreuses années, dix-neuf ans pour être précis, est celle d’un adolescent avec une relation très étroite à sa mère, avec beaucoup de difficultes relationnelles. La maladie de Crohn est apparue au moment du baccalauréat et de l’inscription à l’université. Comme de nombreux patients atteints de maladie de Crohn, le début coïncide avec une phase de séparation-identification potentielle. La première fois que je le vis remonte à il y a six ans, dans un service public de psychiatrie où je travaillais. Il demandait une consultation psychiatrique à cause d’un problème dépressif. Le patient était signalé par la clinique médicale qui l’avait en charge pour la maladie de Crohn. Après deux rencontres, à ce moment-là, je l’avais confié à un psychologue ; je lui avais prescrit un antidépresseur et je lui avais conseillé de faire du Tai-Chi « pour se sentir plus près de son corps ». Il me dira plus tard qu’il fit tout cela avec un bénéfice discret et que la thérapie dura deux ans. Quatre ans et demi après notre première rencontre, le patient me croise dans la rue, m’arrête et me demande sans préambule une « thérapie psychosomatique ». Je le reçois dans mon cabinet de psychosomatique. Il est déprimé, il souffre d’impuissance sexuelle et l’idée d’une maladie de Crohn « psychosomatique » l’inquiète beaucoup. Son père et sa sœur, de trois ans plus jeune que lui, souffrent de la même maladie inflammatoire. Il est très contrôlé, il essaie d’apparaître neutre : il me semble que dans son récit il exprime l’échec du « contrôle des émotions » (ce sont ses mots). Ceci semble être l’objectif principal de tous ses traitements psychologiques. 50

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Il est exaspéré quand je lui demande des nouvelles de son sommeil. Il a l’impression de ne jamais dormir. Je l’écoute, mais de temps en temps je lui pose des questions. Il me dit : « Je suis presque toujours en état de veille, je ne dors pas, ou peut-être ai-je l’impression de me réveiller continuellement. Je ne me souviens jamais de mes rêves. Je vous dirais que je ne rêve jamais parce que je ne dors jamais, je ne me repose jamais. Cela dure depuis des années, je suis toujours fatigué... Je ne m’amuse pas. Me détendre ? Non, je ne sais pas ce que ça veut dire. Avant, je jouais de la guitare... Je vous dis que je suis très inquiet... Non, je ne suis pas religieux ».

Notes de l’anamnèse Benedetto est né en 1960, dans une famille originaire de la Sicile profonde (à l’intérieur des terres). Le père émigre en Belgique alors qu’il est âgé de 4 ans et revient quand il fête ses 10 ans. « Père absent et mère déprimée » comme décrit le patient. Il entretient avec son père un rapport étrange et empreint de méfiance, il me dira qu’il ne lui parle jamais, qu’il est convaincu de ne pas lui plaire et de ne pas du tout l’intéresser. Il semble en avoir peur. Il considère la mère comme une victime innocente du père, et il lui reproche aussi bien son absence que sa présence, toutes deux sources de souffrance familiale, surtout maternelle. Avec sa sœur, ils défendent toujours la mère victime (le récit, qui répond à mes questions, utilise la tonalité de l’évidence, du peu intéressant, du normal). Il souffre de dépression depuis l’âge de l’adolescence ; à ce moment-là, il s’isolait et restait enfermé des semaines entières dans sa chambre, sans parler à personne, surtout pas à sa famille. Le psychiatre de sa mère - déprimée elle aussi et traitée par des psychotropes - le définit « autistique » et ce souvenir continue à l’inquiéter énormément. Enfermé dans sa chambre, il écoutait de la musique, il étudiait et cultivait des rêves politiques juvéniles. Il ne partageait même pas ces rêves, ou rarement, avec très peu d’amis intimes, malgré l’époque de contestation collective. La maladie organique est arrivée à 19 ans, trois ans après le début de la dépression... Depuis ce moment-là, il en souffre peu, avec des poussées de diarrhée et des douleurs abdominales. Le traitement pharmacologique à base d’Asacol® (5ASA) est continu et ne doit jamais être interrompu. De temps à autre, il doit être augmenté. Encore aujourd’hui, il éprouve une grande difficulté à parler avec les autres. Et pourtant, me dit-il, il a déjà fait trois psychothérapies, 51

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deux dans le privé et une dans un service public, chacune de deux ans. Avant de me consulter, dans la dernière période, l’anxiété est devenue intolérable à cause de quelques épisodes d’« impuissance sexuelle » qui se sont vérifiés lors de rencontres intimes avec sa maîtresse et qui ressemblent essentiellement à des épisodes d’« anxiété de prestation ». Maintenant, il est résigné et déçu de lui-même ; il considère sa routine comme inéluctable, il est très angoissé à l’idée de ne pas savoir nouer des relations et de ne pas satisfaire l’autre. Il s’adresse à moi et s’excuse chaque fois qu’il échoue dans la tentative d’être rationnel. Il évite ou il est ennuyé par tout ce qui lui procure des émotions. En effet, pendant les séances, il faudra une longue période de réchauffement avant de commencer à connaître quelque chose de lui. Pour le moment, il considère comme important ce qui a été l’occasion d’échanges dans les thérapies précédentes. Nous sommes à la fin de la première rencontre, j’ai l’impression qu’en parlant il est devenu de plus en plus petit et qu’il se sent encore plus seul et perdu sur son fauteuil en face de moi. Je lui demande : « Pourquoi êtes-vous si triste ? ». Peu à peu, il commence à parler de la douleur de se sentir horrible, un véritable monstre quand il regarde sa fille. La petite, qui selon lui est déçue de son père, lui a dit en haussant les épaules, le visage triste : « Je sais bien que tu ne changeras jamais... tu seras toujours comme ça... ». Le patient semble dévoiler à lui-même une peine qu’il a longtemps conservée et tout doucement et lentement il commence à pleurer. Il me dit qu’il est désolé de ne pas avoir su dire quelque chose, même pas un mot pour répliquer à sa fille. « J’aurais voulu lui dire que ce n’est pas comme ça, au moins pour lui donner cette illusion... elle a vraiment raison, je ne changerai jamais ». Je lui réponds immédiatement, je lui dis que « si sa fille lui parle comme ça, cela veut dire qu’elle pense que lui parler est encore important et sert à quelque chose ». Je dis aussi : « C’est pour cela que vous pleurez, et aussi c’est l’amour que vous avez pour votre fille qui vous a conduit ici chez moi ». Je sais que je dois lui répondre sur un seul niveau, celui de l’affect et de la réalité en même temps. Je ne sais pas encore dans quels termes, mais je considère que le silence et la difficulté de communiquer est le problème principal qu’il vient de me signaler. Quand nous nous saluons, je lui dis qu’il peut rêver quand il veut. À partir de la souffrance qu’il m’a racontée à propos du fait d’avoir regardé le visage de sa fille, alors qu’elle le grondait, et de sa gêne dans son fauteuil, assis devant moi, je commence à penser que Benedetto vit une profonde honte, un problème d’identité du 52

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visage. La séance m’a donné un sentiment de gêne, il me sollicite continuellement avec une impression d’inadéquation quant à l’identité sexuelle, qui ressemble plus à l’indéfinition qu’à l’impuissance. Déjà, dès les premières répliques, la relation duelle est mise en évidence, ainsi que l’incertitude par rapport à l’identité. L’incapacité de distinguer soi-même de l’autre et ce qui est différent me frappe. Tout le monde le perçoit d’une façon identique. Lui, en revanche, le vit comme s’il était enveloppé dans le brouillard, ou pas exactement comme cela devrait être. L’espace est saturé d’un sur-moi corporel qui le fait taire. Autour de la maladie de Crohn, un fonctionnement adaptatif s’est mis en place, après une phase de dépression, de cauchemars et d’insomnies résistant à tout traitement médicamenteux. Le dualisme adaptatif du patient est total pour tout ce qui est de son rapport avec la maladie de Crohn, mais aussi de son rapport avec la dépression et l’impuissance. C’est comme si, au lieu de récupérer l’affect et le conflit sousjacents, les psychothérapies avaient fonctionné pour geler toute la situation. En effet, le patient est habitué à se revoir devant le thérapeute dans une sorte d’examen, « comme il devrait être et ce qu’il n’est pas ». Il semble qu’il s’attende à rester en silence et à être rassuré par moi ; il semble qu’il s’attende à s’ennuyer comme il en a l’habitude. Le patient a développé un problème d’adaptation au traitement précédent. À travers les différents traitements, qui n’ont pas tenu compte de la situation d’impasse, la formation caractérielle s’est renforcée en augmentant la rigidité caractérielle. Le travail consiste maintenant à modifier cette rigidité et à tenter de retrouver un rythme plus personnel. Le fait de retrouver, chez un patient atteint de maladie de Crohn, un problème d’identité du nom et du visage coïncide avec ce qui a déjà été signalé par d’autres auteurs, comme Sami-Ali et J. Gorot, comme problème de fond chez les patients souffrant d’une maladie chronique inflammatoire de l’intestin. Deuxième rencontre : il entre et me dit d’emblée : « J’ai fait un rêve ! ». Il est émerveillé par le fait qu’il s’est remis à rêver d’un coup.

Premier rêve « J’étais avec ma mère et nous cherchions à aller quelque part, nous ne savions même pas où nous devions aller. 53

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Maintenant que j’y pense, nous étions au village SainteRosalie (quartier de Palerme, mais aussi Sainte protectrice de la ville dont le pèlerinage fait des guérisons miraculeuses). Nous cherchions une route, nous ne savions pas quelle route prendre. À l’arrêt de bus Roccella Montegrappa, il y avait des jeunes qui attendaient. Ils nous regardaient et riaient entre eux... Il y avait aussi mes camarades de lycée... Je n’arrivais pas à dire un mot. Ma mère, comme toujours, ne parlait pas. Nous étions comme perdus... Je voudrais en parler, mais je n’y arrive pas. Il y avait un étrange bureau de renseignements. La porte est en verre et devait s’ouvrir automatiquement, à l’intérieur il y avait des graçons et des filles qui s’amusaient. Je n’arrivais pas à l’ouvrir... Je n’arrivais pas à trouver l’entrée. Ensuite, j’étais seul et perdu, je me sentais perdu dans l’espace. À la fin du rêve, je me demandais “Suis-je à Milan ou à Palerme ?”. Je disais : “Mais j’habite Rue San Martino, que fais-je ici ?...” ». Je cherche avec lui des petits liens entre le rêve et la pensée consciente. Nous n’en trouvons pas beaucoup, mais il semble stupéfait de lui-même d’avoir rêvé et de se rappeler avec plaisir d’avoir vécu à Milan une dimension ludique de la vie, qu’il avait totalement oubliée. Il l’associe avec une aventure sexuelle heureuse qu’il a eue à Milan. Ce fractionnement et cet espace et ce temps indéfinis, en plus du silence du rêve, m’indiquent que j’ai affaire à un patient dont le fonctionnement adaptif a été renforcé. Il me semble pouvoir reconnaître dans le rêve un signe assez clair de l’impasse, en pensant que certainement cela a à voir avec le silence partagé par lui et sa mère dans le premier rêve. Son silence ainsi que celui de sa mère, me reportent à son chagrin, à l’unique expression forte qu’il m’a transmise lors de notre première rencontre, quand il m’a parlé de son incapacité à répondre à sa fille et à lui dire quelque chose. Le silence de sa mère ainsi que le sien à demander la route me semblent le même. À partir de la moquerie des jeunes gens dans son rêve, le patient me parle de son sentiment d’étrangeté qu’il a toujours éprouvé, les rares fois où il pense à lui-même. L’incapacité de s’orienter dans l’espace du premier rêve résume tout le problème de l’impuissance du patient. Les aspects psychonévrotiques doivent être reliés à ce qui est arrivé dans les traitements précédents. Le rêve signale le risque d’actualiser l’impasse à l’intérieur de la situation thérapeutique. Dans le rêve, le patient et la mère 54

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« cherchent le miracle, la guérison, l’orientation ». Dans un certain sens, le patient me dit : « Je suis dépressif, et je suis incapable d’exprimer ma dépression : voici la raison de ma présence ici. Mais, vu qu’en thérapie je dois parler, je vous avertis du fait que je ne sais pas parler, donc je ne peux pas faire la thérapie. D’un autre côté, je ne peux pas ne pas la faire, parce que je suis dépressif ». L’impasse empêche aussi bien les relations significatives du patient que l’accès à la mémoire de l’affect, jusqu’à ce qu’elle soit réactualisée à l’intérieur de la relation thérapeutique, où elle doit être élaborée autrement. En même temps, elle le met dans une position de culpabilité et de lien, qui ne fait qu’accentuer son sens d’incapacité. Mais ce sera à partir des premiers rêves donc, qui réapparaissent en nombre déjà à partir de la deuxième rencontre, qu’il sera possible pour le patient de retrouver des fragments de mémoire totalement perdus et ensuite des souvenirs forts mais totalement exclus de la conscience. Le premier rêve sert à me faire comprendre que, dans la première phase de la thérapie, le risque du traitement est de renforcer la formation caractérielle du patient et la répétition de ce qui est déjà arrivé dans les psychothérapies précédentes.

Deuxième et troisième rêves Troisième rencontre : elle comporte le récit du deuxième et du troisième rêve. Le deuxième rêve est un rêve récurrent. Le patient me raconte que ce rêve l’a poursuivi pendant son adolescence, quand, avant le début de sa maladie intestinale, il commença à vivre isolé et qu’il arrêta de communiquer avec presque tout le monde. Même ce rêve concerne le silence. « Je suis dans une maison qui n’est pas la mienne, avec des personnes plus jeunes que moi qui rient, qui parlent et qui s’amusent. J’essaie de m’insérer et de participer, mais je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à parler : c’est comme si j’étais invisible, je me réveille en sursaut en pleurant... ». Il me raconte ce rêve presque d’un trait, et puis, rapidement, il passe à l’autre, tout aussi angoissant, plus préoccupant de son point de vue. 55

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Voici son troisième rêve : « Je fais l’amour avec une femme que je ne connais pas. Nous sommes encore aux préliminaires, le véritable acte sexuel a lieu comme s’il se déroulait en dehors de moi, qui regarde la femme faire l’amour avec un autre en simulant, comme une poupée ou comme un film soft ou hard core ». Le patient me raconte le rêve précédent très préoccupé, je lui fais remarquer qu’il se regarde lui-même dans le rêve plutôt que de participer. « Au cours des années, j’ai appris à me forcer à communiquer, me dit-il, mais je ne peux pas m’habituer à l’impuissance, vu que j’ai depuis quelque temps une relation secrète avec une de mes collègues de bureau ». En effet, depuis quelques mois, il partage son bureau avec un homme et une femme. Il vit sous les yeux du collègue - qu’il décrit comme « insupportable bon vivant » - une relation sexuelle avec sa collègue. Le patient n’est pas vraiment intéressé par l’histoire en elle-même, mais plutôt le fait qu’il a été choisi pour occuper le bureau avec sa collègue. L’idée de « rivaliser avec ce collègue qui semble incarner tout ce qu’il n’a pas voulu être » constitue pour lui la chose la plus importante. À partir de l’introduction de l’affect acté pendant la première séance, donc, le patient a recommencé à rêver : et même dans le deuxième rêve, l’affect se révèle dans le rêve, jusqu’à l’interrompre et à le réveiller. À la séance suivante, le patient me demande de lui prescrire le médicament contre l’impuissance, qu’il demande quelquefois à son médecin de famille. Je pense que sa demande pourrait être interprétée comme un passage à l’acte, au même titre que sa demande d’autres médicaments anti-inflammatoires. Je décide de l’aider et je pense que si je le lui refusais (ou si je tentais une interprétation), je ne ferais que renforcer le cercle vicieux de la dépression et de l’impuissance. Il vivrait ce refus comme une énième faute, vu qu’il continue à me transmettre un sentiment d’indignité et d’insuffisance sexuelle envahissant la relation. Il me semble évident que l’impuissance et la dépression s’alimentent dans un cercle vicieux et que le silence et l’impossibilité de communiquer font partie d’un registre d’adaptation stabilisé. Le patient dévoile lentement et avec une extraordinaire continuité, toujours peu à peu, la même modalité de fonctionnement. 56

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On pourrait dire, pour résumer, que, chez ce patient, la relation de causalité circulaire entre les éléments psychosomatiques se représente ainsi : t impasse dépressive (renforcée) conduit à t impuissance t incapacité de dire l’impasse t renforcement de l’impasse dépressive t pathologie d’adaptation t impasse dépressive. L’attitude adaptative du patient se répète de la même façon, aussi bien dans son rapport avec la maladie dépressive et son traitement, que dans son rapport avec la maladie organique et son traitement, et également dans celui de l’impuissance sexuelle. La demande de Viagra® comme celle du neuroleptique et de l’anti-inflammatoire est la même : le patient ne s’aperçoit plus de sa maladie et de sa tristesse ou de son impuissance. Il met en acte mécaniquement des remèdes officiellement efficaces. La perte de la subjectivité se révèle alors dans la demande de Viagra®, avec le même caractère prévisible que dans la demande de neuroleptiques et d’anti-inflammatoires.

Quatrième rêve À la séance suivante, il me raconte le quatrième rêve : « J’ai rêvé de faire l’amour avec ma femme et de faire semblant, comme d’habitude, et puis, pendant le rêve, je m’apercevais que je le faisais vraiment avec plaisir et que je jouissais, c’était vrai. Au réveil, j’étais content et satisfait ». Je pense que ma prescription, ajoutée au fait que je ne le culpabilise pas et surtout à ma volonté de tout faire pour une tentative relationnelle, ont rassuré le patient et le font se sentir comme présent à lui-même, potentiellement lui-même. Dans le rêve, c’est le patient en personne qui remarque le changement, de « avant je faisais semblant de faire l’amour » à « je le faisais vraiment ». Désormais, le patient commencera à expérimenter un changement de la relation, à l’intérieur duquel l’affect éprouvé pour sa famille, en particulier pour ses enfants et sa femme, peut finalement être reconnu et partagé. Il acquiert pour lui une nouvelle valeur. Son sens d’incapacité à gérer les distances relationnelles sera clair après le rêve qui suit, et ouvrira à la relation thérapeutique un tableau de souvenirs passés très significatifs. Le rêve introduit des époques précédentes de la vie sexuelle du patient qu’il n’a jamais 57

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explorées, en permettant de distinguer l’hostilité et le désir à l’égard des parents. Il me raconte, deux séances plus tard, un rêve particulièrement important dans la thérapie.

Cinquième rêve Ce rêve fait le lien fondamental avec le passé, la situation actuelle et l’impasse relationnelle. « Ce rêve m’a beaucoup troublé ou, mieux, embarrassé. J’étais au lit avec mes enfants et avec ma maîtresse actuelle. La chambre était celle de mon enfance, celle où je dormais avec la sœur cadette de ma mère, chaque été, jusqu’à l’âge adulte... Le lit était grand... comme si nous étions nombreux ». Le rêve l’amène au souvenir d’avoir dormi dans cette pièce pendant des années durant l’été avec une jeune tante, une sœur de sa mère, très provocante et excitante. Il révèle ensuite la situation actuelle : le patient dort avec ses enfants et sa femme dans le même lit à cause d’une grosse difficulté de sa part, ainsi que de sa femme, de se séparer physiquement de ses enfants pendant la nuit. Sa femme semble souffrir d’une véritable angoisse de séparation et de mort. Le patient, lui, ne se différencie jamais de l’autre, mais fonctionne comme un miroir identificateur pour tout ce qui est de la gestion de l’angoisse, aussi bien avec sa femme qu’avec sa mère. D’un autre côté, il lui apparaît qu’il peut être devant ses enfants « dépressif comme ma mère ou absent comme mon père » et, dans cette impossibilité de choix, il est conscient d’« adopter des comportements » et de vivre avec un grande sensation de culpabilité n’importe quelle règle imposée à ses enfants. La grande angoisse du patient de nuire à ses enfants émerge et se fait entendre. Surtout par rapport à sa petite fille de 5 ans, qui dort seulement si elle peut caresser le visage de son père ou celui de sa mère, le doigt dans la bouche en se caressant les cheveux. Le patient me raconte qu’il ne dort pas et qu’il n’a plus de moment intime avec sa femme, surtout depuis que son deuxième enfant est né, un petit garçon de 2 ans. Je l’aide à faire la distinction entre sa préoccupation anxieuse et le fait de ne pas être un bon père, de celle de sa femme, qui semble avoir à son égard un rapport maternel. Cette dernière souffre d’une 58

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dépression, depuis qu’elle a perdu son premier enfant à cause d’une interruption de grossesse. Il s’aperçoit ainsi qu’il voudrait être, pour sa petite fille, un abri pour la protéger de la dépression et de l’agressivité maternelles. Il commence à délimiter une relation récurrente et peu différenciée qui privilégie l’autre féminin, par rapport auquel le patient vit le silence comme impuissance. À cet autre féminin, il demande de l’aider pour une souffrance sans nom qui le met dans une position incertaine et inadaptée. Le patient s’aperçoit qu’il ne réussit plus à s’imaginer comme homme et père acceptable, car il considère l’homme et le père comme équivalents à l’être absent. Être comme la mère est ce qu’il a toujours fait, introduisant, du même coup, dépression et silence dans la relation. La première tranche de thérapie éclaire les aspects les plus angoissants de la relation du patient avec ses enfants et avec moi, et tente de rétablir la distance nécessaire à une position paternelle et à une réorganisation du réel et de l’imaginaire. Il est alors possible de mettre petit à petit les enfants dans leurs lits et sentir son propre corps seul dans son lit. Mais le rêve du grand lit marque aussi un lien avec la mémoire passée (oubliée) et montre qu’un pas décisif dans la thérapie a été fait. Le patient rappelle et parle pour la première fois avec quelqu’un du fait que le père et la mère ont une histoire étrange, histoire qu’il considère comme une honte indélébile. Le père du patient a été marié une première fois avec la sœur aînée de sa mère, et celle-ci est morte 10 ans plus tard. Elle a été remplacée par la mère du patient, malgré la différence d’âge et sans vraiment l’accord de cette dernière. La mère du patient a épousé son père dans une sorte d’obéissance silencieuse et absolue, en accord avec les familles. La mère du patient occupe ainsi la place de la sœur et, à sa place, elle a 2 enfants. En même temps, le rêve du grand lit ouvre au patient la possibilité d’éprouver un sentiment de déception et de regret par rapport au père. L’excitation sexuelle pour la tante rappelée à travers le rêve lui permet de se sentir comme le père. Le patient dévoile sa conviction secrète que le père a eu une autre famille (« meilleure que la nôtre »), une autre femme, des enfants imaginaires meilleurs. À partir de ce rêve, il sera possible pour lui de vivre un désir d’estime et de considération à l’égard de son père, de trouver un petit espace d’alliance potentielle et d’identification avec un autre homme, jusque-là considéré comme impossible. 59

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Il s’aperçoit tout à coup qu’il a accepté, sans le savoir, le ressentiment maternel. Il s’en détache et, peu à peu, séance après séance, il assume le rôle de guide de la famille actuelle. À partir de là, on constate un changement du rythme de la production onirique où s’alternent des périodes de grande fécondité et d’absence plus ou moins prolongée. En effet, à cette cascade de rêves et d’associations avec le passé et le vécu quotidien, s’ensuit une période de thérapie - où le patient est possédé par un ennui mortel - durant laquelle il se sent porteur de vide, d’apathie, accompagné par l’absence de rêve. Dans un certain nombre de séances, quand il parle, il fait un effort, tout en exprimant un grand ennui, un manque d’intérêt et une gêne envers lui-même et les autres. Je dirais qu’il est accompagné, en revanche, par la tentative de montrer que le silence peut être vaincu par les mots, par une attitude passive, répétitive, insupportable. Il s’inquiète beaucoup de l’arrivée de la pause de l’été. Lorsque le patient est silencieux, il a peur et veut s’en aller. Il lui arrive la même chose dans son rapport amoureux avec la femme qu’il aime. Dans la relation de transfert, c’est cela que le patient met en jeu, jusqu’à me faire sentir « victime et destructeur dans une paralysie totale relationnelle ». S’identifier comme un miroir à sa mère muette, ou au père étranger et méchant, c’est son impasse. Maintenant, l’angoisse peut commencer à se montrer. Lors d’une de ces séances où je le vois « faire des efforts pour parler », je lui propose de faire des exercices de relaxation, et je fais en sorte qu’il prenne l’initiative. Je lui indique seulement de sentir son corps avec l’auto-massage en suivant son rythme personnel. Nous décidons de commencer avec un exercice actif ; à la fin de l’exercice, il s’aperçoit ainsi tout à coup qu’il a adopté une attitude active contre l’angoisse dépressive qui tenaille sa famille au moment d’aller se coucher. À la fin de la séance, il dira : « Je suis plus reposé et bien plus tranquille, c’est étrange ». La relaxation a permis de relâcher la tension causée par la réactualisation de l’impasse. L’incapacité à tenir la distance relationnelle avec le thérapeute ne peut pas être encore verbalisée et le patient se rend coupable de son silence, vécu comme une énième impuissance. À travers la proposition de relaxation, je me réserve, au contraire, la place de gardien de l’espace imaginaire et je lui permets de centrer l’attention sur lui, sans pour cela faire un effort pour parler. 60

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La relaxation nous aidera dans la phase d’impasse de la thérapie. Le patient traversera des phases de production onirique alternées avec des phases où il se dédiera plus à la découverte de son sentiment de fatigue ou de tension physique. Nous interrompons les séances durant presque 40 jours en raison des vacances. Au retour des vacances, je m’étonne pour sa communicabilité. Quand il arrive, il semble ému ; il entre dans la pièce mais en ressort presque aussitôt pour aller aux toilettes. Je pense que le patient éprouve une grande émotion et je m’étonne. Je pensais qu’après les dernières séances, je n’étais pas capable de l’aider et j’avais la sensation que pendant la dernière période il continuait à venir plus pour l’embarras et pour le sens du devoir. Au contraire, il me dit qu’il a été « actif pendant cette période de séparation » et qu’il « a récupéré le plaisir de ne plus se sentir dans l’obligation de faire ou d’être ce qu’il fait ». Il me parle du plaisir retrouvé de faire du bricolage, d’aller au théâtre, de reprendre les sorties avec sa femme et ses amis, de jouer avec les enfants s’il en a envie et non par devoir ou par sentiment de culpabilité comme cela était le cas jusqu’à présent. Il s’aperçoit qu’il est actif. Je m’aperçois qu’il a commencé à se rendre compte de cela à l’occasion de la relaxation, quand il cherchait son rythme personnel. Sans trop de difficultés, il me dit qu’il n’a pas fait l’exercice à la maison, mais qu’il s’est senti rassuré par l’idée de pouvoir le faire. Il attend une réprimande de ma part, qui n’arrive pas. Soulagé, il commence à parler de la transgression, de sa maîtresse qu’il a recommencé à revoir de nouveau... Mais sa distance relationnelle est tout à fait différente : il passe à parler de sa colère. Il me dit : « Je m’appelle Benedetto, Maria, Concetto, Salvatore. Concetto comme ma tante, ma mère fantôme, la première femme de mon père, même en cela il semble que mon père n’ait pas désiré ma mère mais sa sœur et qu’il ait désiré un autre enfant et non moi de sa première femme ». C’est la première fois qu’il exprime une déception par rapport à son père « ... et je ne serai jamais comme lui me veut ». Extraordinairement, le double imaginaire, le nom et le rythme apparaissent ensemble. Puis, dans le discours, le père apparaît de nouveau. « Mon père ne me parlait jamais, il se fâchait toujours pour n’importe quoi, et lui parler, selon nous, était inutile, surtout pour ma mère... et puis, je ne savais même pas où il était, et ce qu’il faisait. Nous n’avions pas de ses nouvelles. Je ne savais pas ce qu’il faisait... qui il était... Quand il était en Belgique, alors oui, je savais qu’il 61

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faisait le gardien d’un garage, mais il n’avait pas d’uniforme... Il avait, par contre, une belle voiture si luisante ! ». Il s’aperçoit que le père lui plaisait, mais il ne pouvait pas le lui dire. « Comme il était grand ce garage ! ». Lentement, une possiblité de relation s’articule et de duelle, dépressive et en impasse, elle devient triadique, conflictuelle et plus franchement sentimentale. Le fonctionnement devient mixte, avec des zones d’adaptation qui alternent avec des zones de relation affective intense, à des tentatives de jeu et de plaisir jusque-là inconnus. À travers un rêve vécu par lui comme émouvant, il retrouve le fil des sentiments éprouvés pour le père et l’angoisse de ne pas avoir été un bon père pour son petit enfant.

Sixième rêve « J’ai mon père dans les bras, il est très malade. Étrangement, j’arrive à le porter malgré tout son poids. Il sourit doucement et petit à petit, en silence, tandis qu’il me regarde le visage, lentement, il rajeunit et son visage se transforme jusqu’à devenir celui d’un enfant. À la fin, il a le visage lumineux, illuminé comme quelqu’un qui est arrivé dans l’au-delà... Comme un enfant innocent... Je me réveille déconcerté ». Un oncle maternel est mort à l’improviste, foudroyé par un infarctus ; le patient l’a assisté. La grand-mère maternelle est morte cet été ; depuis 2 ans, elle était tétraplégique et ne bougeait qu’une main. Il me raconte ce rêve et il se rend compte d’être et d’avoir un père pour la première fois dans sa vie et contemporainement. Depuis quelque temps, il est devenu un père solide pour ses enfants. Et, depuis quelque temps, il s’aperçoit qu’il regarde son père affectueusement. L’idée de la mort du père le bouleverse maintenant. Il s’est occupé de l’hospitalisation de son père avec mon appui. Il exprime la gratitude de se sentir adulte et tranquille. À travers des phases alternées de thérapie, récit des rêves et relaxation centrée sur la mise à distance, le patient récupère son espace et son rythme. Il devient petit à petit plus autonome et plus actif. Deux rêves encore en tracent rapidement le parcours. 62

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Septième rêve « Ma mère et ma sœur chassent mon père hors de la maison, il s’en va tout seul... Puis, elles s’adressent à moi et me disent : “Eh bien, maintenant c’est toi qui vas prendre la place du père”. Je les gronde en disant : “Faites attention, il vaut mieux que vous le rappeliez” ». Dans les séances qui suivent, les rêves se succèdent et sont tous sur le père, dans lesquels le patient cherche son père ; il le voit malade et le secourt. Chaque fois que la thérapie rencontre l’impasse du silence, un exercice de relaxation l’aidera dans la gestion de l’angoisse. Il se rend compte qu’il a changé quand il me raconte un rêve qui marque son temps et son rythme et, après le récit, il me demande d’espacer les séances.

Dernier rêve « Je conduis, je suis au volant d’une voiture ; il s’agit de la Renault 4 de ma femme. Ma femme est à côté de moi. Nous parcourons une route défoncée (je sens le rythme et les coups), je n’arrive plus à passer les vitesses. Je ne trouve plus la pédale d’embrayage, c’est ma femme qui la trouve. Nous croisons une procession qui vient vers nous. Il y a la fanfare qui joue une sorte de concert gai. Nous doublons les gens, à gauche il y a un paysage, à droite il y a un kiosque à musique avec un orchestre qui joue. Nous sommes très contents et nous sommes ensemble, il est inutile de parler. Puis, la voiture arrive et s’arrête. C’est dans cette rue que se trouve votre cabinet. Nous n’arrivons pas à tourner l’angle. Nous nous arrêtons devant ». Il associe avec le problème de sexe et d’intimité perdue avec sa femme et désormais presque complètement reconquise. La symptomatologie intestinale a presque disparu, mais il n’a pas encore le courage d’arrêter totalement la thérapie anti-inflammatoire. En revanche, il n’a plus de problèmes d’impuissance, aussi l’humeur est bonne. Le patient gère ses relations familiales avec une assurance jusque-là méconnue. Il s’est retrouvé à raconter des histoires à ses enfants avec un réel plaisir. Petit à petit, la dépression lâche prise et l’impuissance disparaît. 63

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Ensuite, une période où il décide de reprendre la pause déjeuner se met en place. Il est moins rituel, il s’ennuie moins, il recommence à jouer de la guitare. Il a tendance à sauter les séances. À la fin d’une année de thérapie hebdomadaire, il commence à reconnaître la tension physique et à la séparer de l’angoisse. Il semble moins emprisonné par l’impasse : « changer = être actif = être loin de la maison = ne pas changer » ou bien la présence physique correspond à l’absence1. Il me dit : « Maintenant, je ressens une douleur abdominale quand le conflit entre séduire ma maîtresse et rester fidèle à ma femme survient en moi ». Il exprime ainsi la crainte de souffrir dans le corps et dans la pensée simultanément. Je l’aide en pensant à la victoire de l’avoir remis en communication avec son ventre et au fait que le rapport fonctionnel avec le corps imaginaire est ouvert. Le problème d’impuissance est presque résolu, et il conclut la séance en disant : « Je m’aperçois d’avoir voulu ressembler à un collègue de travail fanfaron et insupportable que je n’aime pas du tout. À partir d’aujourd’hui, je veux ressembler à moi-même, même si je ne me résigne pas encore à suivre mon temps ». Il me propose de passer à un rythme de quinze jours. Ainsi, ce sera à la thérapie psychosomatique de créer la possibilité d’accéder à l’imaginaire sans retomber dans l’impasse, en insérant plutôt, par petits pas, dans la problématique du soi/non-soi et le troisième terme de la relation, l’espace imaginaire du double et du différent, et en recueillant dans les rêves un double oublié, en restituant les termes propres de la structuration nécessaire à l’identité sexuelle. Tout le travail thérapeutique se fondera sur les rêves. Leur récit sera toujours plus attentif et le passage à la réactualisation de l’affect éprouvé plus aisé. La relation thérapeutique profitera de la vaste production onirique et elle utilisera le rêve et son récit comme la langue capable de rouvrir l’espace imaginaire du corps, la possibilité de représenter le conflit, la capacité de distinguer la douleur physique de la souffrance mentale.

1. Voir Sami-Ali, Le rêve et affect.

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Patrick Cady

Rêve, rite et rythme Que notre congrès bénéficie de l’hospitalité de l’Unesco, lieu hautement symbolique d’une alliance entre les cultures, ne peut manquer de nous toucher au cœur même de notre pensée. Une telle présence me pousse à me demander si la prise en compte dans notre travail des relations entre le rêve, le rite et le rythme, trois éléments fondamentaux présents au cœur de toute culture, ne pourrait pas aider à une rencontre entre deux êtres de cultures différentes, et même promouvoir dans notre pratique clinique et notre théorisation un métissage culturel pour peu que nous maintenions notre désir de nous laisser enseigner par nos patients l’insu de notre propre théorie. Ne nous faut-il pas, pour cela, reconnaître, comme je vous le disais l’année dernière, que toute théorie est un équivalent de rêve, mais aussi qu’une ritualité est à l’œuvre dans nos pratiques thérapeutiques, pour peu qu’elles soient axées sur la prise en compte du transfert, qu’il s’agisse d’analyse, de relaxation, de thérapie corporelle ou d’art-thérapie, les inscrivant ainsi dans une continuité avec les pratiques chamaniques qu’on retrouve dans toute l’histoire de l’humanité ?

Continuité entre activité onirique et pratique rituelle Selon de récentes hypothèses, la fonction des peintures rupestres aurait été de constituer une mémoire de la chasse. La grotte aurait 65

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été pour les hommes du paléolithique une projection de la cavité crânienne, et les peintures les images mentales. Le but ultime aurait été de faire de la grotte une machine à rêver. La silhouette couchée d’homme en érection qu’on croyait être celle d’un mort serait en fait celle d’un rêveur1. Le choix d’un lieu privé de lumière et difficile d’accès me paraît conforter une telle hypothèse, l’activité onirique ne pouvant se développer et se complexifier qu’avec une protection accrue du sommeil. Mais les animaux représentés sont du gros gibier qui pouvait difficilement être chassé par un homme seul. Les scènes de chasse représentent d’ailleurs des groupes de chasseurs. Si peindre ce gibier et ces scènes de chasse servait à influer sur les rêves, il s’agissait donc d’influer sur une activité onirique collective. Longtemps avant qu’elles ne servent de lieu d’isolement pour les chamans et les ermites en recherche de visions, les grottes ont peut-être été des machines à rêver en groupe. Cette conception de l’activité onirique comme entretien des frayages phylogénétiques, conception qui n’est pas incompatible avec des élaborations psychanalytiques récentes, implique la reconnaissance d’une autre fonction du rêve, celle d’une communication inconsciente entre les rêveurs. Dans son individualisation du rituel, sa formalisation et son évacuation du sens, le névrosé obsessionnel manifeste une rupture avec ce rêver-penser ensemble. J’avance ici que la pathologie du banal, telle que définie par Sami-Ali, avec les refoulements culturels qu’elle entraîne collectivement, prend sa source en amont de toute rupture de continuité entre conscience vigile et conscience onirique, là où toute rupture de cet ordre s’origine dans la rupture avec ce rêver-ensemble originel, rupture qui se maintient, soit en bloquant la formation de tout équivalent de cette activité onirique collective, soit en maintenant un tel équivalent sous le coup du refoulement ; or, plus que toute autre formation de l’inconscient, le rituel, malgré son caractère répétitif et son évolution lente qui contrastent avec la créativité sans cesse à l’œuvre dans le rêve, est par excellence cet équivalent de rêve collectif. Il est même celui qui est, tout autant que le rêve, caractérisé par le rythme et, dans sa dimension collective, il est tout autant essentiel à l’homme. Il met en œuvre comme le rêve une répétition fonctionnelle qui donne au moi un contrôle sur la compulsion de répétition. Dans le rituel, l’inhibition motrice nécessaire à l’activité onirique trouve son équivalent dans la codification des postures corporelles. Comme le rêve, le rituel exerce une fonction de défense contre l’angoisse. Les événements anxiogènes de la vie éveillée augmentent la durée des premiers 1. Jean Charles, Les chamanes de la préhistoire. Transes et magies dans les grottes ornées, Paris, Seuil, 1996.

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rêves de la nuit ; et, dans la névrose obsessionnelle, le moindre manquement aux rituels peut être générateur d’angoisse. Pour passer des chamans du paléolithique aux psychanalystes, il m’a paru nécessaire de faire une halte entre le XVIe et le XVIIe siècle, auprès des Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent et des Grands Lacs canadiens. Quand les premiers Jésuites missionnaires les rencontrèrent et tentèrent de les christianiser, les Hurons avaient développé depuis longtemps une « science des rêves » dans laquelle l’interprétation articulait la vie onirique à une réalisation symbolique rituelle des désirs que, selon eux, cette vie exprimait. La fonction de cohésion culturelle et sociale du rêve, de son récit et des pratiques rituelles auxquelles son interprétation donnait lieu était indissociable de l’intuition amérindienne d’un fonctionnement psychosomatique de l’être humain et du rôle central qu’y joue le rêve. Le père Ragueneau notait dans ses Relations : « Outre les désirs que nous avons communément, qui nous sont libres, ou au moins volontaires, qui proviennent d’une connaissance précédente de quelque bonté qu’on ait conçu être dans la chose désirée, les Hurons croient que nos âmes ont d’autres désirs comme naturels et cachés ; lesquels ils disent provenir du fond de l’âme, non par voie de connaissance, mais par un certain transport aveugle de l’âme à certains objets. Or, ils croient que notre âme donne à connaître ces désirs naturels par les songes, comme par sa parole, en sorte que ces désirs étant effectués, elle est contente : mais, au contraire, si on ne lui accorde pas ce qu’elle désire, elle s’indigne, non seulement ne procurant pas à son corps le bien et le bonheur qu’elle voulait lui procurer, mais souvent même se révoltant contre lui, lui causant diverses maladies et la mort même2 ». Ce qui frappe les missionnaires de la Nouvelle-France, c’est à quel point le récit et l’interprétation des rêves est l’affaire de la collectivité. Chez les Hurons, le travail interprétatif respecte un principe de continuité psychique entre pensée vigile et pensée onirique - continuité un peu trop vite ramenée à la pensée magique par l’anthropologie -, mais aussi un principe de continuité entre le rêve individuel et l’équivalent de rêve collectif qu’est le mythe. Le mythe et le rêve individuel se construisent alors dans un jeu de références réciproques. Les rêves s’institutionnalisent en rites qui déterminent à leur tour le contenu des rêves individuels. Certains rêves répètent d’une manière évidente des actes fondateurs de la cosmogonie : rencontre d’une divinité, d’un animal totémique. Ce qui du rêve exprime un désir de l’âme du rêveur doit être réalisé, réalisation déplacée sur un plan symbolique quand le désir 2. In Relations des Jésuites, Montréal, Éditions Du Jour, 1972, 6 vol., pour le texte de Ragueneau, tome 4, ch. 12, p. 70.

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va à l’encontre des tabous et des alliances : un guerrier ayant rêvé qu’il était capturé par l’ennemi sera un peu torturé par ses compagnons, mais c’est un chien qui sera massacré et mangé à sa place. Non seulement la réalisation d’un désir dicté par le rêve doit être ritualisée, mais elle est l’affaire de tout le groupe. Masud Khan, dans une note clinique sur la capacité de rêver, désigne la capacité à appréhender son expérience du rêve comme le déploiement d’un espace du rêve, équivalent psychique interne de l’espace transitionnel, dont la carence se signale par un sens très pauvre de la réalité vécue du rêve. Masud Khan remarque qu’en l’absence d’espace de rêve, l’espace social et les relations d’objet sont utilisés pour agir les rêves. En soutenant culturellement pour chacun le sens très vif de la réalité vécue dans ses rêves et en accueillant collectivement les effets du rêve dans une ritualisation qui en assurait la reprise vigile, les Amérindiens s’assuraient d’une continuité entre l’espace du rêve et l’espace social3. Continuité dans les aller-retours entre la conscience vigile et l’activité onirique, continuité entre la vie psychique individuelle et la vie psychique collective, ce principe de double continuité, déterminant dans les cultures huronnes et iroquoises, n’était pas étranger à la culture des Jésuites du XVIIe siècle. La fête rituelle iroquoise dite « feste particulière du démon des songes » ou « feste du tournoiement de teste » (Ononharoia) leur évoque la « feste des fous », le « Carnaval des mauvais Chrétiens » qui se célèbre en Europe depuis le Moyen Âge. J’ignore si des historiens ont mis en évidence les carnavals comme reprises collectives des manifestations oniriques individuelles, mais un tel rapport est mis en lumière dans certaines peintures comme celles de Jérôme Bosch. Des indices philologiques soutiennent l’hypothèse d’une telle continuité : « la resverie » pouvait, dans le vocabulaire médiéval, renvoyer au fait de courir par les rues en déguisement de carnaval. Enfin, dans un registre plus intellectuel et plus actuel pour les Jésuites du XVIIe siècle, c’est tout le théâtre baroque qui se joue sur ce principe d’une double continuité4. La logique de cette réversibilité entre conscience vigile et activité onirique nous conduit à nous demander si chacune des deux consciences ne reverse pas dans l’autre le trop plein, l’inélaborable de son expérience vécue, dans un échange de restes, restes diurnes bien sûr, mais aussi restes nocturnes, ce qui nous revient au réveil de notre production onirique et dont on peut se demander s’ils ne 3. Masud Khan, De la bonne et de la mauvaise utilisation des rêves dans l’espace psychique, in Le soi caché, Paris, Gallimard, 1976. 4. Normand Doiron, Songes sauvages - de l’interprétation jésuite des songes amérindiens au XVIIe siècle, in L’esprit créateur, vol. XXX, no 3, 1990.

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seraient pas ce que la conscience onirique n’aurait pu assimiler comme Ferenczi le pensait des restes diurnes retrouvés dans les rêves, restes où il retrouvait les traces d’un traumatisme. Chez SamiAli, cette continuité réversible et sa valeur d’organisation psychosomatique est au cœur de la théorie et de la pratique qu’il promeut par la place centrale qu’il donne à l’affect comme équivalent de rêve et au relationnel comme premier. « Ainsi l’affect est une relation à l’autre qui passe simultanément par une conscience onirique commune, par une langue maternelle partagée et par le corps propre qui est à la fois expression gestuelle et processus organique, donc corps imaginaire et corps réel5 ». Cette continuité est d’abord celle de l’activité onirique ellemême ; elle se traduit, de rêve en rêve, par une continuité narrative qui parfois se déploie sur des années d’une cure. Soutenir le lien de l’activité onirique avec la conscience vigile nous engage cliniquement à faire contrepoids à l’idéalisation d’une démarche de déconstruction visant, à l’enseigne de la dissection comme métaphore de l’analyse, le corps du récit. C’est toujours par la constitution et la transmission d’un récit que des hommes ont pu se donner une cohésion psychique et sociale et on peut supposer que la continuité narrative de l’activité onirique, non seulement renforce la parenté du rêve avec le rituel qui lui aussi répète une histoire, mais manifeste directement la continuité avec la conscience vigile dans sa dimension collective.

Rêve, rite et rythme dans le processus analytique J’ai déjà montré dans d’autres textes qu’une ritualité refoulée faisait retour dans la pratique de la cure analytique, ritualité sous-tendue comme toutes les autres par une règle d’abstinence et mettant en place un interdit du regard, de la représentation, et une codification de la parole et de l’écoute. Mais un rituel mis en place par un seul et observé à deux peut-il être l’équivalent d’un rêver ensemble au même titre qu’un rituel collectif ? Par la multiplicité des figures que le thérapeute et le patient réincarnent l’un pour l’autre dans leurs transferts, toute pratique qui tient compte fondamentalement du phénomène transférentiel s’inscrit fantasmatiquement sur un fond de pratique collective. La communication inconsciente dans la névrose de transfert est repérable d’abord d’après le modèle de celle que produit la foule. Ce qu’il avait d’abord repéré dans le 5. Sami-Ali, Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique, Paris, Gallimard, 1974.

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comportement des foules ou dans le phénomène dit de la télépathie, notamment entre la mère et l’enfant, Freud finit par en reconnaître la présence au cœur même de la cure analytique. Ce qui semble tendre dans la cure à rouvrir « la voie originelle, archaïque, de la compréhension entre individus », c’est, outre une disposition particulière chez l’analyste et le patient, à recréer en eux un état somatopsychique proche de celui du rêve, d’appréhender la ritualité du cadre et de la méthode analytiques et de la laisser réactiver en eux la part phylogénétique de la fonction de l’imaginaire sans chercher à la refouler en technicisant ce cadre et cette méthode. Toute pratique analytique, qu’il s’agisse de cure type, de psychodrame ou de relaxation, dans la mesure où elle suscite l’équivalent d’une activité onirique partagée, peut être reconnue comme l’héritière de ces machines à rêver ensemble qu’étaient les grottes peintes du paléolithique. Derrière la double injonction d’un dire et d’une écoute se soumettant aux impulsions associatives se cache une nécessité qui semble bien loin de ce qui peut relever d’une technique, plutôt d’un art de la méditation, celle de se mettre dans un état psychique proche de celui du rêve. Difficile bien sûr de prendre des notes en séance sans empêcher l’instauration d’un tel état ou sans le briser, difficile aussi de théoriser en séance pour soutenir une élaboration interprétative, à moins de trouver un art de penser qui puisse ne pas être en rupture avec l’activité onirique et de donner à l’interprétation une efficacité poétique qui relance le penser du rêve. Plus une interprétation se fait explicative, application d’une théorie, plus elle sert de mécanisme de défense contre un retour à une communication archaïque entre inconscients, plus l’interprétation passe par la métaphore, l’élaboration poétique, plus elle se rapproche au contraire d’un équivalent de rêve et cherche à recreuser les frayages de l’ancien mode de communication. « Chaque rêve a au moins un endroit où il est insondable, en quelque sorte un nombril par lequel il se rattache à l’Inconnu », disait Freud6. Renoncer à toute interprétation sacraliserait le rêve en en faisant un objet tabou, une sacralisation qui étendrait à l’ensemble du rêve un interdit d’interprétation déjà implicitement posé dans cette notion d’un ombilic ininterprétable du rêve. Dans la mesure où on constate en clinique que l’espace du rêve peut être empêché ou menacé par l’interprétation, on peut supposer que l’existence d’une zone du rêve interdite à toute pénétration interprétative est ce par quoi un espace du rêve se déploie et se maintient jusque dans une continuité avec la conscience vigile. On peut alors supposer que l’appropriation subjective de l’équivalent 6. Freud, Die Traumdeuntung, Paris, PUF, 1900.

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de rêve qu’est la séance d’analyse ne peut paradoxalement avoir lieu que par le maintien d’un ininterprétable du transfert du patient et de l’analyste sur le cadre, cet ininterprétable étant lié à la part phylogénétique du transfert, réactivée par le retour à cette communication des inconscients et par la mémoire en acte qu’est la ritualité de la séance. Cette mémoire est porteuse d’un héritage judaïque et chrétien, mais elle est d’abord la mémoire d’un archaïque sacrificiel, sacrifice visant l’enfant tout-puissant bien sûr, mais aussi sacrifice de l’enfant attaché à une souffrance et surtout à une immaturité, au nom d’une maturation fantasmée comme l’issue du traitement. À la base même du cadre du traitement et pouvant se trouver intégré dans un processus de ritualisation, il y a bien sûr la fréquence des séances ; le rythme quasi quotidien auquel se succédaient les séances dans les débuts de la psychanalyse était un élément de technique d’immersion indissociable d’une intégration de la cure dans le rythme circadien. Plus on se rapproche au contraire d’une fréquence bihebdomadaire ou hebdomadaire, plus le traitement s’inscrit défensivement dans une périodicité sociale. Cela ne veut pas dire qu’une telle fréquence cantonne à coup sûr le processus dans un renforcement du moi propre à la psychothérapie de soutien, mais on ne peut négliger le handicap à surmonter qu’il crée au départ. Cela peut paraître folklorique, mais il serait plus pertinent de repérer la succession des séances dans le cycle des différentes phases de la lune. Maintes fois constatée dans les urgences des hôpitaux et les commissariats de police, la recrudescence des épisodes délirants et des passages à l’acte lors des phases de pleine lune montre assez que ce rythme n’exerce pas son influence seulement sur les masses océanes. Sans être délirant, nous avons tous un noyau psychotique et nous sommes tous psychosomatiquement influencés par les rythmes lunaires et saisonniers, comme par exemple dans nos besoins et nos capacités de sommeil. Prendre en compte la question du rythme des séances nous fait réfléchir autrement sur la régularité des séances et l’absentéisme de certains patients ; cela nous permet de préciser que, s’il s’agit d’une résistance, elle vise peut-être à empêcher l’intégration du rythme des séances dans le rythme circadien sur lequel s’étaye le rythme de l’activité onirique et donc à entraver ainsi la capacité de la cure à relancer la fonction onirique. D’une manière plus globale encore, en maintenant une irrégularité dans la succession des séances, l’absentéisme s’oppose à leur inscription dans une temporalité circulaire, qu’elle soit celle des rythmes circadien, lunaire ou saisonnier. Cette forme de résistance peut parfois être l’expression d’un refoulement actif chez le patient d’une fonction maternante fondamentale repérée par Sami-Ali comme étant celle 71

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d’une synchronisation des rythmes7. Vouloir forcer le respect d’une régularité des séances, ne serait-ce que virtuellement en faisant payer les séances manquées, risque d’entraîner chez un tel patient un retournement sur son corps de ce mécanisme de dérégulation pouvant aller de troubles du sommeil à des troubles cardiaques. Dans la mesure de sa disponibilité, le thérapeute doit s’efforcer pour ces patients de maintenir une précarité des horaires, précarité paradoxalement vitale quand une trop grande synchronicité de tous les rythmes de la vie psychosomatique renvoie à une toute-puissance maternelle meurtrière. L’absentéisme d’un patient n’est donc pas forcément le signe d’un désinvestissement de la thérapie ; il peut tout au contraire être le signe d’un investissement très intense du thérapeute dans un fantasme de grand synchronisateur des rythmes, celui des séances étant appréhendé comme un équivalent de rythme vital sur lequel le patient n’aurait aucun contrôle. La dépendance transférentielle menace alors de réactiver une expérience très précoce de détresse où les rythmes vitaux, ceux du sommeil et de l’alimentation notamment, ont pu être gravement perturbés. Le recentrage de la psychosomatique sur la question du rythme par Sami-Ali apporte aussi un nouvel éclairage sur la névrose obsessionnelle par rapport à la conception freudienne traditionnelle. La ritualisation d’actes quotidiens peut être mise en place dans certains cas, moins pour parer à un sentiment de culpabilité inconscient que pour créer un équivalent de rythme psychosomatique vital dont le sujet aurait la pleine maîtrise ; dans son oscillation constante d’amour et de haine, l’ambivalence affective peut se révéler comme l’utilisation de l’affect pour parvenir à cette maîtrise rythmique. Mais c’est dans le déroulement de la séance elle-même que la question du rythme touche pour tous à l’essentiel du processus analytique. Bien sûr, il y a les modalités introductives, celles du patient qui peuvent avoir lieu sur la route dans une mise en retard ou dans la salle d’attente en arrivant en avance, temps introductif dont les variations ne doivent pas être effacées par des fluctuations horaires de la part du thérapeute. Il y a aussi un premier temps de la séance qui se raccourcit quand se renforce la continuité entre les séances. Ce peut être un temps de résistance, mais aussi un temps nécessaire au patient pour retrouver sa place, refaire l’enveloppe protectrice du cadre projeté sur l’environnement qu’il inspecte à la recherche d’éventuels changements. Temps nécessaire aussi pour décrocher de l’actualité ou s’en servir comme de restes diurnes pour s’engager dans un mode de parole proche de celui de la production onirique. 7. Sami-Ali, Le rêve et l’affect, op. cit.

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Chaque patient met plus ou moins de temps à établir son rythme interne de séance, mais finit toujours par en suivre un. Ce rythme peut être complexe, pas forcément limité au temps d’une séance mais étalé sur une série de séances. Les éléments sur lesquels joue ce rythme sont des alternances de parole et de silence, la parole alternant elle-même le narratif et l’associatif. Entre, notamment, les silences de résistance et les silences de régression induits par une mise en état de rêve, les alternances à l’œuvre sont plus difficiles à saisir. Paradoxalement, le récit de rêve est presque toujours ce qui éloigne le plus de l’état de rêve. À l’analyste de se mettre, lui, dans une écoute qui ne soit pas enregistreuse, d’être attentif aux alternances dans son écoute, notamment celle de sa mise en images du récit du patient et de sa remise en mots, une telle alternance étant révélatrice de passages des processus primaires aux processus secondaires, passages à l’intérieur desquels peuvent se capter des bribes de la communication inconsciente. La question du rythme interne à la séance ne doit pas être considérée comme étant uniquement celle du rythme du patient. La communication psychosomatique inconsciente entre le patient et son thérapeute - communication de mots mais plus encore d’affects et de sensations corporelles - se manifeste par la conjonction de leurs rythmes internes de séance. De même que le thérapeute ne peut se faire pur récepteur de l’inconscient de son patient, de même il ne peut se défaire de son propre rythme psychosomatique d’alternance des modes de conscience vigile et onirique pour se soumettre entièrement au rythme de son patient. Les manifestations de la communication inconsciente sont, comme les rêves, des surgissements sporadiques d’une vie psychique continue. Rester sur le mode interprétatif, voire théorisant pendant une séance, c’est comme rester en apnée pour ne rien avaler de l’inconscient du patient. L’utilisation abusive de la scansion lacanienne est elle aussi une forme de résistance au rythme comme vecteur psychosomatique de la communication inconsciente. En effet, cette technique interprétative issue des techniques dites « actives » de Ferenczi, par laquelle l’analyste met fin abruptement avant son terme à une séance pour souligner un signifiant-clé, attaque systématiquement une durée stable des séances sur laquelle se rejoue fantasmatiquement des rapports à certains rythmes vitaux, ce qui peut susciter des troubles psychosomatiques importants. La pulsation des passages entre les états de conscience vigile et onirique dans l’écoute de l’analyste s’inscrit sur un fond de continuité, celle d’une distraction. Freud avait compris que les techniques qu’utilisait une voyante servaient « à détourner ses propres forces psychiques en leur donnant une occupation anodine, de sorte que, réceptive et perméable aux pensées de l’autre qui agissent sur 73

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elle, elle puisse devenir un véritable médium ». Peut-être le rituel de la conférence vous aura-t-il suffisamment distrait pour que la conscience vigile qui en a assuré la cohérence formelle n’ait pas empêché le rêve qui a donné naissance à ma pensée de rejoindre le vôtre.

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Sylvie Cady

Rythme et allergie Mademoiselle F. est âgée de 36 ans, pianiste et professeur au conservatoire, elle vient consulter pour un eczéma généralisé qui atteint également ses mains, l’invalidant dans son métier. Les traitements médicaux qui l’ont aidée jusque-là dans ses difficultés somatiques, ne sont plus efficaces. Autour de cette situation, une dépression se déclare, ce qui intensifie l’eczéma et pose un problème de souplesse de la main. Par la suite, un rythme corporel en tension, sans possibilité de détente, bloque l’exercice du piano. Mlle F. n’a aucun ressenti de la tension et tente d’expliquer le problème sur le plan médical. Étant donnée la cascade d’accidents liés à sa difficulté à gérer le tonus depuis quelques temps, une relaxation est indiquée par son médecin pour Mlle F. Elle est considérée comme une médication. « Je ne sais pas ce que représente le rythme » explique Mlle F. à cette époque, « je ne sais pas ce que représente mon corps ». Aussi, dans ce premier temps de la psychothérapie, des entretiens sont proposés à notre patiente afin de situer ses difficultés.

Le cadre du banal : un espace sans souvenir de rêve au rythme corporel perturbé Au départ, les entretiens prennent un aspect répétitif. Les problèmes quotidiens sont abordés, ceux qui touchent l’administration, les achats, parfois une allusion à l’abandon de son ami peut apparaître, mais elle le fait toujours d’une manière furtive, sans possibilité 75

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d’élaboration. Il est difficile de percevoir dans son discours quelque allusion à sa vie antérieure. Le temps et l’espace se sont structurés dans une réalité répétitive, qui ne lui permet plus de se situer personnellement. Son identité fait référence à un corps banal, sur lequel vient s’appuyer un fonctionnement médical où la patiente livre longuement tous les traitements et interventions multiples dans ce domaine. On est dans le fonctionnement adaptatif de l’allergie. La patiente parle maintenant « d’une difficulté temporelle coincée dans le factuel, pour que le temps personnel n’existe pas ». Pour sortir de cette difficulté (traduite en tant qu’impasse), et redonner à la patiente sa place de sujet, une élaboration de son histoire avec l’aide de la thérapeute est proposée et acceptée. C’est grâce à une analyse du rythme présence-absence qui renvoie à la perte identitaire dans la relation, que ce premier élément de l’impasse voit le jour. Il est lié à la temporalité.

L’anamnèse : situation de l’impasse temporelle. Elle correspond à 8 mois de psychothérapie Mlle F. est née en France d’une mère d’origine brésilienne. Son père est Brésilien, il est resté au Brésil ; il ne peut surmonter son désarroi face au départ brutal de sa femme, et se suicide peu de temps avant la naissance de sa fille. Depuis l’annonce par sa mère de cet événement, lorsqu’elle a huit ans, une question la hante : « je ne peux comprendre comment on peut quitter sa famille comme ça... ». Ici le père est assimilé à la mère. Effectivement, « à partir de là », dit Mlle F., « la peur de perdre a figé momentanément le temps. Pour débloquer cela, je me colle à ma mère, n’engageant aucune relation vraie en dehors d’elle ». La patiente décrit ici le fonctionnement de la personnalité allergique mis en place au moment du deuil paternel. « Reprendre le temps maternel est une manière de ne pas être dans la perte du temps qui passe » explique-t-elle. « Pendant cette période heureuse, mon royaume de la maison était emprunt de toute une temporalité imaginaire très liée à la présence de ma mère. Je pouvais rêver au temps qui passe, parce que le temps ne m’appartenait pas. Lorsque ma mère me laissait seule, le temps, l’imagination se figeaient ». Une tension importante, ou perturbation du rythme corporel, se traduisait alors autour d’une somatisation allergique : des crises d’asthme. Elles se précisent autour des situations de perte. La tension et les crises sont plus importantes autour du deuil maternel et de la rupture avec son ami. 76

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La problématique rythmique En fait, la situation tonique de Mlle F. a été dépendante de sa mère jusqu’à la perte de son ami. À cette époque, elle a fonctionné sur le modèle de la relation miroir, où toute personne représente la mère. Elle explique son attitude : « Prendre le tonus de l’autre, comme avec ma mère, me maintenait dans cette relation privilégiée ». Une latéralité à gauche en miroir, par rapport à sa mère, n’était pas faite pour donner au tonus un rythme personnel. Lors du deuil maternel, lorsque Mlle F. est âgée de 18 ans, un vide tonique et une dépression importante se manifestent par un eczéma géant. À ce moment, un refoulement de la fonction de l’imaginaire avec absence de souvenir, constitue une manière de faire face à l’impasse identitaire, qui se précise autour de cette situation de deuil. La latéralité à gauche se perd, Mlle F. devient ambidextre. Elle est gênée dans l’espace, ce qui ne va pas sans poser des problèmes pour la lecture des notes de musique. Sa décision de prendre pour ami l’amant de sa mère a reproduit cette situation de double. Elle permet la récupération identitaire tonique, tout comme celle de la dimension onirique. L’abandon de cet ami qui la quitte, la ramène à une difficulté rythmique, car elle est sans identité depuis cette perte. On est dans un imaginaire appauvri, sans représentation de l’angoisse, parce que tout se trouve déjà refoulé. Dans cet espace vide, une réponse corporelle directe se met en place : et c’est la tension qui perturbe la rythmicité corporelle, et qui bloque le temps. La patiente la met en rapport avec le rythme propre à la fréquence du rêve. Mlle F. analyse maintenant chez sa mère une même difficulté face au temps. Elle a fonctionné dans une coupure temporelle autour de ses racines, avec une absence du passé et l’emploi unique de la langue française : une vie au rythme réglé par le travail empêchant toute expression de soi. Pour notre patiente, son fonctionnement actuel est une autre manière d’être dans le double maternel, « une manière de garder ma mère tout en étant dans un deuil permanent », dit-elle. « C’est pourquoi mon corps est figé. Et ceci d’autant plus que je ne pouvais plus exercer mon métier de pianiste, comme ma mère, qui elle aussi est pianiste. Avec le deuil de mon ami (deuil est mis pour perte), je suis devenue sans identité. Avec le temps, mon corps se fige en tension ». C’est à cette époque que l’allergie prend de l’ampleur en s’étendant aux mains. Autour de cette représentation de la situation bloquée dans l’impasse autour du temps, de l’identité et du rythme corporel, une relaxation psychosomatique, en tant qu’élaboration autour de la 77

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prise de conscience du corps est acceptée. En correspondant au rythme d’élaboration de la patiente, elle est destinée à dégager un rythme temporel bloqué.

La relaxation psychosomatique La différenciation La situation allongée est choisie par Mlle F. Or elle renvoie à la perte de la relation. La patiente répète une situation d’abandon dans une relation qui ne l’abandonne pas. Ceci permet une ouverture de l’impasse relationnelle. De ce fait, toute une représentation corporelle devient possible, elle prend conscience de sa difficulté autour de la différenciation. Actuellement, elle tente de se différencier, de sortir d’un rythme binaire, sans possibilité de maîtrise personnelle. Cette situation renvoie à l’abandon. Pour récupérer la relation, elle s’appuie sur le rythme de la thérapeute. On est dans un rythme harmonisé par l’autre. Cette construction identitaire et corporelle du rythme est incluse dans une situation spatiale et temporelle qui dépendent de l’autre, comme auparavant, dans la relation maternelle, à l’époque de la personnalité allergique. « Si l’autre est tendu, je suis tendue » exprime-t-elle maintenant, « mon repérage dans l’espace dépend de la personne située en face ». De toute évidence, le repère est maternel, toute autre personne étant son équivalent. « Actuellement, pour retrouver ma mère, je me surprends à écrire des notes musicales et à les jouer en miroir. C’est une manière de donner une présence à ma mère, qui serait en face, comme cela le temps ne passe plus ». Dans cette récupération de la relation de double antérieur qui renvoie à l’allergie, l’imaginaire reprend sa place, l’eczéma régresse, mais des crises importantes existent encore, liées à la différence. Une question se pose alors pour Mlle F. : « qu’est-ce que c’est que le rythme : le tien ou le mien ? je ne vois pas la différence. C’est peut-être pour ça qu’il y a encore l’eczéma. Avec la différence, c’est le temps qui pose problème, il se met à exister et passer. Pour empêcher le temps de passer, je bloque la différence. Il va falloir que je me construise autrement ».

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La structuration d’un temps personnel C’est à partir de la résolution de la problématique du rythme tertiaire, ou élaboration d’un troisième temps, qui correspond à soi, qu’une légère différenciation d’identité, support de la représentativité imaginaire apparaît en relaxation. La patiente retrouve un rêve de jadis, décrit comme un cauchemar, celui « d’un visage vide, figé comme le temps ». Elle se rappelle que ce cauchemar coïncide avec la perte à la fois de sa mère et de son ami. Il ne s’agit pas ici d’un rêve en tant « qu’accomplissement hallucinatoire du désir » mais d’un rêve d’impasse reproduisant la réalité affective et identitaire de la situation d’abandon. Pour notre patiente, un imaginaire corporel lié à la perte de sa mère, correspond à la perte identitaire de soi-même. Le temps figé règle la situation. « Puisqu’il n’y a pas de temps qui passe, il n’y a pas de perte » conclut Mlle F. À partir de la compréhension de cette impasse temporelle, les rêves se rétablissent mais leur fréquence n’est pas stable. Une autre partie de l’impasse n’est pas résolue, elle réside dans la difficulté de différenciation parce qu’elle renvoie à l’abandon. Avec l’aide des mouvements de relaxation psychosomatique qui évoluent dans le domaine de la différence, tels que ressentir l’intérieur du corps, se situer face à l’extérieur, la reconnaissance d’un corps personnel va pouvoir se faire. La rythmique tonique y est l’occasion d’une élaboration précieuse. Cette individualisation corporelle du mouvement, sous-tendu par celle du psychique, permet à Mlle F. de réinvestir un temps personnel. « Cela bouge à l’intérieur, cela harmonise le temps, le rythme à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur. Je peux me remettre au piano, mais différemment. J’ai retrouvé le rythme, je suis en rythme. La relation avec l’ami de ma mère était impossible. Il était là pour tenir le rythme de ma mère. Ce n’était pas une véritable relation affectueuse, c’était une image, j’en avais besoin pour ne pas penser au décès de ma mère. C’était comme un vase corporel communiquant avec le temps de ma mère. Il était comme elle, il me communiquait son rythme, son temps, il jouait au piano comme elle. Il était pianiste, le saviez-vous ?... mon père aussi... tous les trois m’ont abandonnée. Le temps s’est figé trois fois. Maintenant, le rythme, j’ai compris ce que c’est, il a été bloqué par le temps ». L’élaboration de cette situation d’impasse autour de l’abandon, qui prend appui sur une impasse temporelle à partir de l’annonce de la mort du père, permet la réhabilitation d’un tonus harmonisé par le rêve. Le deuil dépassé s’inscrit dans une temporalité sans rupture ; ceci interfère sur le processus somatique allergique qui y trouve une issue positive. 79

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Théorisation La problématique rythmique et identitaire On a affaire ici à un fonctionnement d’une personnalité allergique construite dans le double relationnel maternel et dans un imaginaire projectif qui donne une identité au sujet. Il évolue vers une pathologie de l’adaptation, dont le point de départ est la perte de l’ami de Mlle F. Cette situation reproduit le deuil paternel. Elle fonctionne en tant qu’impasse, déterminant le refoulement de la fonction de l’imaginaire, qui renvoie à un fonctionnement analogue chez sa mère. La perte y devient permanente, elle pose à la patiente un problème d’identité, et la nécessité de se constituer comme différente. Avec cette différenciation dépersonnalisante permanente, la situation dépressive se transforme en angoisse, sans représentation de cette dernière. À la place, une tension corporelle différencie l’identification maternelle avec l’impossibilité de jouer du piano comme elle. Autour de cet enchaînement de situations de perte, le temps s’est figé. Le temps renvoie ici au temps qui passe. Si le temps passe, la perte a eu lieu. S’il n’y a pas de temps, il n’y a pas de perte. Le temps pris de ce fait dans la situation d’impasse, exprime l’impasse. C’est dans les débuts de sa vie psychique, avec les premières relations objectales, que le corps accède à une identification narcissique. La relation est structurante. Ici, elle procure une identité à Mlle F., ce qui évite la confrontation à l’allergie. Le corps qui accède à cette identification narcissique, en vient à y structurer son rythme ; il émane de la relation maternelle. Ceci renvoie à la personnalité allergique, et à son identité rythmique. Le rythme, le temps personnel n’existe pas. Pour notre patiente, cette structuration narcissique est une manière de sortir d’une temporalité figée par l’impasse dès l’annonce du suicide de son père. Vivre dans le temps maternel est une manière de se dégager de cette impasse, tout comme de répondre momentanément au problème de la perte. Cette impasse est présente à chaque moment de son évolution psychique et corporelle jusqu’au départ de son ami. Mlle F. l’explique : « la relation à ma mère, tout comme la relation avec mon ami furent passionnelles, fusionnelles. Elles m’ont donné de l’identité, du tonus, du temps. Tout cela reste comme en dehors de moi. Avec mon ami, j’étais sans distance corporelle, sans distance psychique. Avec sa perte, je suis tombée dans le vide, car cette situation a détruit ma personnalité dépendante. Il s’ensuit un phénomène que j’appellerai maintenant de l’angoisse, avec une tension 80

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liée à une difficulté de me situer corporellement après cette séparation. C’est une situation dramatique pour soi, la perte temporelle c’est l’équivalent d’un deuil ».

Le rythme onirique Le comportement rythmique corporel et temporel est en corrélation avec la difficulté de sommeil et de rêve. Dans un premier temps, notre patiente revit la perte affective dans ses rêves, l’aspect difficile de la situation en font des cauchemars, qui se répètent. La répétition les situe dans le temps qui passe. Ceci se traduit par un climat de tension corporelle importante, l’accès au sommeil ne devient plus possible. Cette perturbation rythmique excessive facilite le refoulement du souvenir des rêves. Petit à petit, la tonicité au rythme bloqué inhibe tout retour du refoulé pour ne pas laisser émerger le temps. Le refoulement de la fonction de l’imaginaire supprime la répétition onirique, qui crée une situation de perte et ramène à la perte de soi ingérable.

Le rythme corporel Le rythme corporel perturbé est lié à la situation d’impasse relationnelle et temporelle. Initialement, un tonus dysrythmé par la tension détermine une somatisation allergique importante, parce qu’il signifie une situation bloquée, l’impasse. Au cours de la psychothérapie, un début d’élaboration de l’impasse donne accès à un rythme corporel moins tendu et la somatisation régresse. Enfin, avec l’élaboration de l’impasse, un rythme corporel réharmonisé par la potentialité imaginative permet la résolution de la symptomatologie organique. Mais, surtout, le fait qu’il existe un temps pour la contraction puis un temps pour la détente, suscite chez la patiente la perte temporelle d’un état pour accéder à l’autre et renvoie au deuil. En définitive, pour notre patiente, avec l’élaboration psychothérapique, il devient possible de situer sa problématique autour du rythme temporel et corporel. La relaxation psychosomatique lui a permis de contenir ses tensions, de comprendre leur contenu, lié à la problématique temporelle. L’élaboration d’une autre partie de l’impasse, portant sur la différenciation, permet de dégager le temps ainsi que cette rythmique corporelle, en les ouvrant vers l’extérieur. La vie onirique paraît alors en corrélation avec cette restructuration 81

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rythmique corporelle. Elle tient compte du rythme d’élaboration de la patiente. « Je ne sais pas ce que représente le rythme, le temps non plus » disait Mlle F., en terme de pathologie de l’adaptation. « Qu’est-ce que c’est que le rythme, le tien ou le mien » ?, s’interrogeait-elle encore, dans cet espace relationnel du double projectif, qui renvoie à la personnalité allergique. « Maintenant le rythme, j’ai compris ce que c’est, il a été bloqué par le temps ». C’est à partir de cette impasse que s’est structuré le fonctionnement adaptatif. Le temps qui passe y est l’équivalent d’un deuil.

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Michèle Chahbazian

Temporalité, rythme et pathologie : à propos d’un cas d’obésité et de stérilité

Obésité et stérilité sont des pathologies du rythme corporel. Dans la stérilité sans cause organique, l’implication du rythme corporel va de soi, puisque le cycle féminin est lui-même un rythme. Un blocage rythmique peut donc être une cause suffisante de perturbation de la fonction reproductrice. Dans l’obésité, c’est en lien direct au fonctionnement que le rythme corporel est concerné. Dans les problématiques de double par exemple, et la réduction à l’identique qu’elles impliquent - puisque dans le double nous sommes dans le même - le rythme corporel est profondément perturbé, entravé. Ce blocage est perceptible dans la relation et il correspond à une nécessité pour ce type de fonctionnement. En effet, le rythme corporel est le temps du corps, le temps dans le corps, et le temps pose problème dans ces organisations, où nous sommes dans le miroir, et donc dans la disparition ou l’effacement de la polarité : polarité réel-imaginaire et polarité temporelle. Le double est dans le même, là où la polarité réveille la différence. Le temps, par son écoulement et son accrochage fondamental au réel, renvoie à cette polarité et à la différence. Dans le fonctionnement de double, le rythme corporel est altéré, comme dans une tentative de refouler le temps, d’effacer la temporalité. 83

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S’il existe un rythme propre, il sera un support à la différence entre intérieur et extérieur. Dans la grande obésité et la boulimie qui va de pair, il y a comme une tentative permanente d’introjecter le monde extérieur pour annuler la différence entre le dedans et le dehors. Mais quand, comme dans les cas d’impasse relationnelle, le double est problématique, l’effacement de la différence dedansdehors participe à l’entretien des conflits. De plus, le corps obèse et encombrant, issu d’une tentative d’effacer le réel, le fait paradoxalement apparaître de façon encore plus marquante. Et nous nous retrouvons dans un emboîtement des problématiques, dont la complexité est l’écho des intrications infinies de conflits et d’impasses, qui émaillent le déroulement d’une vie. Ici nous percevons combien l’enseignement de M. Sami-Ali, qui nous encourage à dépasser tout repérage théorique pour être dans la plus grande mobilité possible, autour des fluctuations vécues dans une prise en charge, est important. Être dans la relation, et suivre le cheminement et le rythme du patient, sont des conditions essentielles au bon déroulement d’une thérapie. C’est en retrouvant son rythme propre, et à son rythme, que le patient va retrouver son équilibre. Pour expliciter mon propos, je vais évoquer ici l’histoire de Mme S. Il s’agit d’une jeune femme de 30 ans, qui présente des problèmes cutanés avec abcès importants et répétitifs, une obésité depuis de nombreuses années et une stérilité. Elle vient consulter afin que je l’aide à perdre du poids car elle aimerait faire pratiquer une fécondation in vitro - FIV - mais les médecins exigent pour cela qu’elle passe au-dessous du seuil des 100 kg qu’elle dépasse largement, alors qu’elle est de petite taille.

L’anamnèse Mme S. est la dernière d’une fratrie de 3, dans une famille où la génération des grands-parents a dû fuir son pays d’origine à la suite de massacres. Elle a une sœur âgée de 15 ans de plus qu’elle, et un frère âgé de 8 ans de plus qu’elle. La mère aurait fait deux fausses couches dont l’une peu avant sa naissance. Elle apprendra vers 16-17 ans, que sa mère a mal vécu cette troisième grossesse alors qu’elle se trouvait trop âgée à 38 ans. La 84

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grand-mère maternelle de Mme S. aurait elle-même été enceinte de son dernier enfant quand la mère de ma patiente avait 16 ans, et on peut penser à la réactivation d’une problématique œdipienne chez cette femme, dans une famille où la sexualité était taboue. Pendant la petite enfance, la famille vivait dans la maison des grands-parents maternels, avec un oncle et une tante sans enfant qui ont beaucoup choyé ma patiente. Dès l’école maternelle, elle se décrit comme une enfant très isolée. On apprendra plus tard qu’à l’âge de deux ans sa mère a été hospitalisée pendant 3 semaines. Vers 4-5 ans, il y a un déménagement et l’éloignement de la sphère oncle-tante-grands-parents. C’est le début de la prise de poids. Ce déménagement est un déchirement pour Mme S., car si froideur et indifférence la caractérisent quand elle évoque sa mère, elle parle de son oncle et de sa tante avec une grande tendresse et beaucoup d’affection. Les quitter a été terrible. Et après, alors qu’ils passaient encore tous les dimanches ensemble, c’était un choix impossible qu’on lui soumettait le soir au moment de partir, quand ses parents lui demandaient chaque fois si elle préférait rester avec eux. Il semble ne pas avoir existé de véritable relation affective avec les parents malgré une grande proximité physique : jusqu’à l’âge de 6 ans, elle a dormi dans leur chambre. Elle décrit ses parents comme soucieux qu’il ne manque rien à leurs enfants, mais elle trouve sa mère particulièrement inaffective, a l’impression qu’elle n’a pas de sentiments, qu’elle ne ressent rien. Quant au père, il n’a jamais pris de vacances et elle n’a aucun souvenir de sorties dans l’enfance. Il ne laisse aucune place aux loisirs et au plaisir. Elle sait qu’il a effectué un séjour de plusieurs mois en sanatorium quand son frère n’avait que 3 ans. Jusqu’à 7 ans c’est sa tante qu’elle appelait maman. Elle a 11 ans, quand sa sœur accouche d’une fille dont elle-même s’occupe volontiers, comme une petite maman. L’adolescence est très difficile : elle a honte de son surpoids, se sent très complexée et commence à développer des problèmes cutanés. Elle se réfugie auprès de sa famille car l’extérieur lui semble dangereux et agressif. Puis son frère se marie avec une femme dont elle se voudrait proche mais qu’elle ressent très vite froide et distante. Quelques années plus tard, à 22 ans, Mme S. débute une relation avec le frère de l’épouse de son frère, qui a 15 ans de plus qu’elle. 85

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Son frère, très proche d’elle jusque-là, le vit très mal et se détourne d’elle. À partir de là, elle a le sentiment qu’il la « considère comme une étrangère ». À 23 ans, c’est le mariage avec le beau-frère de 38 ans, qui, compte tenu de son âge, voudrait un enfant rapidement. Elle arrête donc la pilule contraceptive, ce qui exacerbe ses problèmes cutanés : après des poussées de purpura des membres inférieurs, elle présente des abcès importants. C’est à 25 ans, alors qu’elle est suivie en médecine interne pour ses problèmes de peau que l’on diagnostique une maladie de Verneuil : de gros abcès douloureux et difficiles à traiter apparaissent sur tout le corps. À cette époque, elle commence à être prise en charge dans un centre pour la stérilité. On ne lui trouve aucune étiologie précise. Vers 27 ans, elle fait un an de psychothérapie dans ce centre sans y trouver de bénéfice. À 29 ans, après 6 ans d’infertilité, elle souhaiterait bénéficier d’une fécondation in vitro qui est cependant contre-indiquée à cause de son obésité : elle mesure environ 1 m 50 et devrait descendre au-dessous de 100 kg pour l’envisager ; or, elle n’arrive absolument pas à perdre de poids. C’est dans ce but qu’elle vient me consulter.

La prise en charge D’emblée, la patiente m’apparaît dans une très grande souffrance psychique qui la déborde de tous côtés. Son rythme corporel est tantôt passif, tantôt tendu et défensif. Dès qu’elle veut parler, elle est submergée de larmes et en est très gênée, comme culpabilisée. Les premiers entretiens lui permettent de s’autoriser à vivre affectivement les choses dans la relation thérapeutique. Ses pleurs apportent un relâchement de la tension interne en lui permettant de reconnaître sa souffrance que jusque-là elle cherchait à refouler ou à maîtriser. Elle évoque sa grande difficulté relationnelle, son sentiment de solitude, sa peur des autres : peur d’un jugement négatif et grande dépendance au regard d’autrui. Elle dit avoir grandi dans une bulle, la bulle familiale qui la protégeait mais ne lui a pas appris à affronter le monde. Ce monde qui, d’emblée, est perçu comme dangereux. On pense ici à la problématique de l’étranger et du monde extérieur destructeur, fréquente dans ces familles immigrées qui ont fui la mort 86

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collective pour venir affronter la difficulté de l’intégration au risque de la perte des origines. Dans la relation, elle apparaît comme une personnalité très sensitive, qui a toujours besoin de se justifier et devance sans cesse d’éventuelles accusations inépuisables. Assez rapidement, elle évoque sa difficulté dans la relation maternelle, reconnaissant enfin qu’elle en a souffert. Car, au début, elle disait ne pas en souffrir, se positionnant comme étant à l’origine de la distance affective avec cette mère qu’elle méprisait un peu, et qui, bien qu’ayant toujours tout fait pour elle matériellement, ne méritait pas un quelconque attachement. La chose la plus terrible pour elle est le rejet ou l’exclusion, et elle en arrive parfois à s’exclure d’emblée pour éviter le rejet ! On lui a toujours appris à ne pas se faire remarquer, et, en n’opposant pas de résistance, on évite plus aisément le rejet. L’attitude parentale a toujours tendu à tout aplanir : pour son père, rien ne pose jamais problème, il a même pu dire qu’il est bien quand il est mal ; quant à sa mère, elle a toujours tout neutralisé, comme si elle n’avait aucun ressenti. Même quand, pendant l’adolescence, Mme S. a pu parfois être très agressive avec sa mère, puis que, culpabilisée, elle a voulu en reparler, sa mère avait déjà tout effacé de sa mémoire : « mais de quoi parles-tu ? ». Tout en ne supportant pas la différence, Mme S. s’est toujours sentie profondément différente, de sa mère notamment, mais aussi des autres. Dans un tel contexte relationnel, il était impossible d’exister à son rythme et à sa propre place, et, aidée par le contexte familial, Mme S. s’est construite dans le double. Elle dit très clairement : « la relation à trois a toujours été difficile » et « dès qu’on est plus de deux, j’ai le sentiment de ne pas avoir de place ». Elle a épousé le frère de l’épouse de son frère, reproduisant ici l’exemple parental. En effet, sa tante bien-aimée est la sœur de sa mère qui a épousé l’« oncle », élevé comme le frère de son père, mais en réalité le jeune oncle de ce père que celui-ci avait toujours jalousé dans l’amour maternel. Et ce double est très problématique : double impossible avec la mère dans un rythme corporel bloqué, et double possible avec la tante bien-aimée, mais dans un rythme corporel perturbé par le clivage et la culpabilité, compte tenu des enjeux complexes de rivalité dans la famille, et d’un probable attachement précoce à la mère avant que cette dernière ne soit hospitalisée quand ma patiente n’avait que deux ans. Cette situation semble sans issue. 87

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Mme S. a besoin d’une relation favorable pour exister, mais, après son hospitalisation, la mère a neutralisé toute relation affective. Pour éviter le sentiment de rejet alors vécu, Mme S. se positionne comme étant elle-même à l’origine de la distance affective. Mais, ce faisant, tentant de se soustraire au rejet, elle devient elle-même auteur du rejet et s’assimile donc à un instrument de destruction, d’où la culpabilité et l’entretien du clivage et de la perturbation du rythme corporel. Afin de se protéger, la patiente a tenté elle aussi, mais en vain, de neutraliser les affects, d’effacer tout manque et tout besoin dans une illusion d’autosuffisance commune à nombre de patients ayant des problèmes alimentaires. Mais le fonctionnement dans la maîtrise est insuffisant chez cette patiente prise dans des problématiques trop contradictoires. Après plusieurs mois de suivi, Mme S. perçoit sa mère autrement. Elle a enfin réussi à échanger un peu avec elle, et, pour la première fois, l’a entendue exprimer vaguement un sentiment. Elle a cru comprendre qu’en fait, sa mère souffrait depuis longtemps, mais en silence, supportant tout sans jamais se plaindre alors qu’auparavant elle la croyait insensible. C’est le début d’un changement chez Mme S. avec un déblocage partiel du rythme corporel. Elle en vient même à s’interroger sur des liens possibles entre sa relation à sa mère et le fait de ne pouvoir être elle-même mère. Elle associe alors surreproduire quelque chose de sa mère, envisageant pour la première fois que son besoin profond serait peutêtre de se rapprocher de sa mère. Et comme si l’impasse s’était alors dénouée, elle rapporte la fois suivante un rêve : « C’est la panique à la maison, comme une fête de Noël où tout est mélangé... les autres font les choses à ma place ». Puis, elle se retrouve en haut d’un grand immeuble, et il y a de l’eau jusqu’au 20e étage. Elle associe sur sa peur de l’eau, sa peur du fond quand elle nage seule et n’a pas pied... car, dans l’eau, elle se sent comme seule au monde... et elle parle de l’abandon. Je pense alors à l’abandon de la mère : car on peut imaginer que cette mère déprimée, culpabilisée par ses sentiments négatifs à propos de cette 3e grossesse non désirée, a certainement lors de son retour de l’hôpital, renoncé quasi totalement à la relation à son enfant, en en faisant d’une certaine façon don à sa sœur, elle-même sans enfant et à laquelle ma patiente s’était déjà attachée pendant l’absence de sa mère. Mme S. évoque souvent chez elle un mélange d’envie et de peur. Envie de satisfaire, peur de mal faire, et de risquer d’être abandonnée. 88

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Et elle associe encore à sa mère qu’il était impossible de satisfaire puisqu’elle n’avait jamais d’envie, de ressenti, de besoin. C’est peu après qu’elle m’annonce avec bonheur qu’elle est enceinte. Sa mère en est heureuse, ce qui la ravit encore plus. Elle envisage même de se rapprocher du domicile des parents, mais hésite car elle a compris que la prise de distance avait été bénéfique (elle vit avec son mari à une cinquantaine de km de chez ses parents). Plus tard, alors qu’elle évoque le fait que les relations sexuelles se sont améliorées dans le couple, elle associe son corps et le relationnel. Elle relie à présent clairement sa prise de poids et le déménagement à l’âge de quatre ans. Et elle rajoute concernant la nourriture, qu’à partir de quatre ans donc, elle s’est mise à manger double : elle mangeait normalement chez ses parents, puis remangeait autant chez sa tante. C’est dans les semaines suivantes qu’elle commence à évoquer toute une symptomatologie névrotique d’aspect obsessionnel, qui existe cependant depuis longtemps. Dans sa profession, elle doit retranscrire des écrits et en est paniquée. Elle a toujours peur de se tromper, n’arrive jamais à exprimer ce qu’elle pense et hésite toujours pour tout. Elle présente une grande inhibition dans de nombreux domaines : elle a du mal à se mettre en route le matin, du mal à faire sa toilette même. Petite aussi, la toilette était difficile. Mais, avec ses abcès, elle a dû en prendre l’habitude. Peu à peu, alléguant de longs déplacements pour venir me voir, qui deviennent difficiles en raison de sa grossesse, elle interrompt la prise en charge. Nous pouvons donc retenir comme analyse probable des difficultés de cette patiente : Une souffrance relationnelle précoce avec une mère déprimée, dans un contexte de bébé pas attendu et de grossesse « honteuse » chez une femme très refoulée affectivement. Souffrance qui est certainement devenue une véritable impasse après l’hospitalisation de cette mère. L’abandon de la mère s’est traduit par une rupture dans le rythme corporel. De plus, quand la mère est déprimée, le rythme mèreenfant ne peut pas s’inscrire, et la dépression de la mère est ellemême un équivalent d’abandon. La construction de l’enfant a toutefois pu se produire dans la récupération d’une relation affective à la tante, au sein d’une famille où tout le monde vivait ensemble. 89

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La rupture de cette relation lors du déménagement a réactivé l’impasse, et la prise de poids a commencé avec tentative permanente de réduction à l’identique pour revenir dans un double idéalisé, et blocage concomitant du rythme corporel. Une rivalité sous-jacente entre les deux couples, et le problème de choix régulièrement posé par les parents, n’ont fait qu’accentuer la problématique, avec installation d’un clivage de plus en plus profond et d’une culpabilité massive intériorisée. À l’âge adulte, alors qu’elle peut récupérer son affectivité et son rythme corporel à travers une relation amoureuse qui renvoie en partie au double - puisqu’il s’agit du frère de l’épouse de son frère, elle affronte un nouveau rejet : celui de ce frère avec lequel existait quand même une bonne relation ; il se détourne d’elle et la « considère comme une étrangère ». On retombe encore dans le rejet, la différence, la culpabilité. Et quand elle tente à travers une éventuelle maternité de « retrouver la mère », elle est stérile et redevient une mauvaise mère potentielle. En essayant de fuir l’impasse, elle ne fait qu’y retomber. La symptomatologie relationnelle du début, avec fonctionnement sensitif à la limite des interprétations, est à mettre en rapport avec l’impasse relationnelle précoce. La maladie de Verneuil aussi, est en lien avec cette impasse, réactivée par la perte de la relation au frère. Cette impasse s’est dénouée autour de la récupération d’une relation non clivée à la mère. Le rythme corporel s’est aussi récupéré en partie, et une grossesse a pu se produire. Mais même si un espace-temps d’existence propre s’aménage peu à peu, à la faveur de la relation thérapeutique, de nombreuses difficultés restent en place. Dès le début de la grossesse, des problèmes cutanés réapparaissent, avec cette fois une intolérance aux laitages. C’est à cette époque qu’elle souligne le côté fusionnel de la relation à son mari, sa difficulté à se retrouver à trois, le fait que son frère s’est éloigné d’elle quand elle a connu son mari... la grossesse tant désirée représente donc aussi un tiers problématique, d’où la réapparition de problèmes cutanés. Deux ans après l’interruption de cette thérapie qui avait duré presque un an, Mme S. reprend contact avec moi. Elle a eu deux enfants coup sur coup, une fille puis un garçon. Mais elle est paralysée par l’angoisse de risquer de faire des différences entre ses deux enfants. Elle souhaite me rencontrer seulement tous les 15 jours car elle a un énorme problème avec le temps : elle « ne trouve pas le temps ». En fait, elle est dans un fonctionnement psychasthénique qui la culpabilise beaucoup. 90

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Malgré l’interruption de son activité professionnelle, et la présence d’une aide à domicile, les enfants fréquentant la crèche, elle ne parvient pas à s’organiser. Dès les premiers entretiens, elle évoque sa difficulté terrible face à l’agressivité : elle la perçoit très douloureusement, et se sent incapable de l’utiliser. L’agressivité renvoie très certainement pour elle à la problématique de l’abandon. Elle souhaite travailler sur la différence et l’agressivité car elle en perçoit l’importance pour l’éducation de ses enfants. Envisageant son sentiment permanent de culpabilité, elle évoque encore l’hospitalisation de sa mère, alors qu’elle-même n’avait que deux ans. C’est lors de cette absence qu’elle a parlé et prononcé ses premiers mots : il s’agissait d’une courte phrase de deux mots accolés - l’un en français, l’autre dans la langue d’origine - comme si le double émergeait aussi dans l’acquisition du langage, soustendu par la problématique de l’origine et en lien à la langue maternelle. Et ces premiers mots, qui correspondent à un début d’existence, sont apparus en situation d’abandon, et dans un double venant comme pour le compenser, mais un double qui serait dans la différence puisqu’il y a un mot français, un mot étranger. Au cours de la première partie de la thérapie, elle s’était inscrite dans une chorale liée à son pays d’origine et en avait ressenti beaucoup de plaisir. Elle en a saisi l’importance quand, pour des raisons matérielles, elle n’a plus pu y aller et que son mari lui suggérant de chanter dans un autre chœur, elle n’y a trouvé aucun intérêt : tout le plaisir venait de l’emploi de la langue maternelle dans le chant qui mettait en jeu le rythme corporel tout en l’articulant à la mère. Jusque-là, dans la famille, on tentait de s’éloigner des origines ; pour le frère et la sœur qui s’en éloignaient dans l’adaptation, une phrase résumait leur position : « on est français, un point c’est tout ». Quant aux parents, l’impératif du père a toujours été d’effacer la différence : « surtout ne pas se faire remarquer » et « il faut être pareil pour ne pas être remarqué ». Nous en viendrons ensuite à explorer des troubles phobo-obsessionnels qui existent depuis longtemps, mais arrivent à présent à l’avant de la scène. Elle a une sorte de phobie du mélange sale-mouillé, une des tâches les plus répugnantes pour elle consistant à essuyer la table avec une éponge. La question de l’eau, reprise dans cette phobie, évoque la difficulté d’existence personnelle de Mme S., déjà traduite dans le rêve d’eau, qui renvoyait à l’abandon. On peut même faire l’hypothèse d’un vécu de morcellement très précoce lors de l’abandon, dont l’horreur des « miettes mouillées » serait un écho. 91

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Les difficultés lors de sa toilette sont très importantes ; petite déjà, elle hurlait quand on la lavait. Puis, elle réalise que sa mère avait un peu le même problème qu’elle quant à la saleté. Elle retrouve le souvenir de seaux d’eau sale qui restaient plusieurs jours derrière la porte, jusqu’à ce que ce soit son père qui les jette. C’est un nouvel éclairage de la relation mère-enfant, avec la distance liée à la question du contact chez une mère si phobique, mais aussi la proximité dans l’identité des symptômes. On est encore dans l’emboîtement relationnel autour d’une relation projective à la mère. Peu à peu, nous revenons à l’alimentation qui constituait pour elle, enfant, le lieu du plaisir : pour exprimer sa satisfaction, on mangeait, et le plaisir des réunions familiales était toujours concrétisé par des repas. C’est en soulignant ce lien alimentation-plaisir, qu’elle aborde son souci permanent de tenter de mettre « le corps d’un côté, l’esprit de l’autre », comme celui de « disjoindre totalement les rêves du corps » quand elle évoque par exemple des rêves difficiles autour de situations conflictuelles au travail. Mais en exprimant cette volonté de mise à distance, elle pleure, ce qui met en place une ré-articulation de son corps, du rythme corporel et de ses affects. Ré-articulation qui doit toujours rester au cœur du projet de la thérapie. Entre les deux périodes de thérapie, la problématique semble différente. Pourtant, les symptômes qui préoccupent aujourd’hui la patiente étaient déjà présents antérieurement ; mais au second plan derrière une souffrance bien plus lourde en lien à la situation d’impasse. À présent, Mme S. apprécie beaucoup sa capacité nouvelle à mettre de la distance dans ses relations aux autres, et elle se réjouit de la stabilisation de sa maladie cutanée. Une ré-harmonisation du temps et du rythme corporel s’est produite, mais le problème n’est pas entièrement réglé, car l’articulation dedans-dehors, qui permet le passage à la différence, n’est pas totalement souple. La patiente est encore dans un mouvement d’évolution. Le problème dedans-dehors, qui persiste, détermine une difficulté à la mise en acte du rythme corporel, avec entrave du passage de l’intention à l’action et comme corollaire un fonctionnement intra-psychique épuisant. La temporalité reste en cause mais, à présent, dans le registre du conflit. 92

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Jean-Marie Gauthier

L’anorexie comme une pathologie des rythmes Trop souvent encore, le traitement des patientes anorexiques se concentre sur les aspects alimentaires de cette pathologie ; dimension, par ailleurs, essentielle et très alarmante de ce point de vue mais dont la seule prise en compte ne saurait rendre compte de l’étio-pathogénie d’une affection aux dimensions complexes. Nous voudrions montrer ici qu’il est tout aussi important de s’interroger sur les rapports qu’entretiennent ces patientes avec leur corps. L’anorexie de ce point de vue est non seulement un trouble de la fonction alimentaire mais aussi la manifestation d’une perturbation globale de la patiente à son corps. L’anorexie ne serait que l’aboutissement, le moment catastrophique d’une longue perturbation des rapports que ces patientes entretiennent vis-à-vis de leur corps. La relation au corps, la constitution d’une image du corps, la place du corps biologique comme facteur de développement et la dialectique entre corps réel et corps imaginaire constituent autant de questions fondamentales. Sur un plan clinique, le caractère anorexique, fait d’une « oblativité » excessive, prend une importance capitale puisqu’il nous autorise à explorer les soubassements et l’organisation caractérielle globale de ces patientes ; il donne donc accès à toutes ces dimensions qui ne sont pas strictement liées à la fonction alimentaire. J’aborderai ce problème à partir de quelques situations d’anorexie mentale rencontrées récemment. Quelques hypothèses, tout d’abord, même si les quelques patientes que j’ai rencontrées ne nous permettent pas de pouvoir proposer une théorie globale de l’anorexie. On ne sait d’ailleurs si 93

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ce type de prétention possède encore quelque sens, l’essentiel du travail clinique résidant non pas dans la définition a priori de profils de personnalité ou de prédispositions psychologiques à certaines affections, mais dans l’utilisation de concepts qui nous permettent de décrire chaque patient dans ses particularités, que celles-ci soient biologiques ou historiques. La généralisation de type scientifique devrait en effet, en psychologie, se situer du côté de la conceptualisation et des échanges que cela peut susciter, plutôt que dans une recherche avide d’étio-pathogénie comme seul critère potentiel de validation de nos recherches. Les théories psychanalytiques se sont engouffrées dans la conception étio-pathogénique et « alimentaire » de l’anorexie en croyant pouvoir suivre le droit fil des pulsions orales. Selon nous, cette approche est basée sur un imaginaire du corps que nous pourrions appeler le « corps imaginaire de la psychanalyse ». Nous avons déjà démontré1 que l’hystérie constitue l’horizon épistémologique de la psychanalyse si du moins celle-ci tente, envers et contre tout, de maintenir intacte et surtout intangible la théorie de son « père fondateur », position dont on ne peut d’ailleurs que fort difficilement comprendre la raison profonde. Dans cette perspective classique, l’anorexie ne peut être que la forme émergente de conflits sous-jacents et inconscients liés à la pulsion orale. Désirs cannibaliques inhibés mais fort actifs, culpabilité, honte, agressivité, désir d’incorporation et à la fois d’expulsion seraient ainsi les acteurs constitutifs d’une pathologie multiforme quant aux fantasmes qu’elle nous laisse entrevoir ou que nous ne pouvons nous empêcher d’y projeter. S’y associent inévitablement quelques considérations sur les liens troubles quoiqu’inévitables entre ces désirs et ceux liés à la sexualité puisqu’il est bien certain que cette affection survient à l’adolescence. Sur le plan de la structure de personnalité, les hypothèses analytiques oscillent entre névrose, psychose et perversion ce qui, de toute évidence, signe une difficulté à aborder ces questions aussi longtemps qu’elle n’interrogera pas cet imaginaire hystérique du corps que la psychanalyse a hérité de Freud. Comment pourrait-elle rendre compte d’un corps réel qui est pourtant omniprésent dans l’anorexie mentale, sans abandonner cette théorie qui la conduit inévitablement et inexorablement à ne voir dans le corps que l’expression de désirs refoulés, donc comme un corps imaginaire. Comment rendre compte d’un corps bien réel (et inquiétant) dans ses manifestations alors qu’on ne dispose que d’une théorie du corps imaginaire ? Que ce type d’hypothèse repose sur un imaginaire du corps est attesté par le fait que la faim et l’alimentation en tant que besoin corporel, et les multiples variables 1. J.M. Gauthier, 1993.

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biologiques qui s’y rattachent, sont réduites à la seule oralité ; réduction qui démontre bien l’imaginaire qui sous-tend ce type d’hypothèse, puisque la faim, ce n’est pas que la bouche mais aussi par exemple la glycémie et le métabolisme général du corps. Se poset-on en ce cas suffisamment la question de savoir comment et par quel organe le corps est-il engagé en cette pathologie ? L’hypothèse que je propose suppose que l’anorexie soit avant tout un trouble des rythmes biologiques de base. Ce que la thérapie doit éclairer et traiter éventuellement est de savoir comment, en fonction du passé des patientes, ce déséquilibre fondamental du corps réel s’est construit. Ce qui m’a frappé à plusieurs reprises, c’est que ces jeunes filles, outre leur hyperactivité, étaient aussi des insomniaques assez graves et depuis parfois fort longtemps. De plus, l’insomnie restait non traitée et passait quasi inaperçue parce qu’elle semblait ne pas poser problème, ce qui renvoyait évidemment à une autre caractéristique qui fait que ces patientes sont par ailleurs fort bien adaptées. Il est possible, donc, que les rythmes de l’alternance activité/passivité (l’hyperactivité clinique de ces patientes) comme ceux de l’alternance veille/sommeil posent question chez ces jeunes filles depuis longtemps et bien avant la survenue de l’anorexie. Nous pouvons dès lors faire un pas de plus et établir un lien entre les troubles du sommeil, de l’appétit, des alternances rythmiques activité/passivité et les rythmes de la fonction sexuelle toujours perturbés eux aussi. Il n’est pas banal que l’anorexie se passe à l’adolescence au moment où les menstruations se mettent en place et que celles-ci soient supprimées par l’anorexie. Ne pourrait-on considérer que l’anorexie est un trouble des rythmes fondamentaux des cycles vitaux que sont l’alternance veille/sommeil, l’appétit, la sexualité, l’alternance activité/passivité ? Il serait alors utile de penser que ce trouble s’est installé très tôt dans la vie tout en restant plus ou moins bien compensé et que la puberté et les menstruations, comme surcharges biologiques, viendraient faire basculer du côté du déséquilibre et de la pathologie. Si l’anorexie est un trouble des rythmes de base, rappelons simplement que la sécrétion des gonadotrophines est rythmée par des cycles très précis. La symptomatologie clinique de l’anorexie semble dominée par des troubles de fonctions biologiques dont une des caractéristiques principales est d’être organisées sur un mode rythmique. Notre hypothèse aurait dès lors l’avantage de regrouper le maximum des manifestations pathologiques de l’anorexie.

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Illustration clinique Ces hypothèses, je me les suis construites lorsque, entre autres jeunes patientes, j’ai eu à rencontrer Sylvie. Sylvie est l’aînée d’une famille de quatre enfants ; elle devrait, dans l’année où débute notre travail commun, terminer ses études secondaires. Lors de notre première rencontre, elle était entourée de ses parents, tous deux avocats. Ils ont tenu à me rencontrer au moins une fois avant nos départs en vacances : nous sommes au début du mois de juillet. Il importe de préciser que cette première rencontre se déroule dans un climat assez particulier puisque, dans un rapport de force avec des médecins hospitaliers, ils ont décidé de faire sortir leur fille de l’hôpital où elle séjournait depuis un an. Les parents estiment que leur fille a perdu un an de scolarité en raison de son hospitalisation et tout ceci pour fort peu de résultats à leurs yeux. Le traitement était fondé sur des « contrats » qui donnaient autorisation de visite, coups de téléphone ou même sortie, à leur fille, en fonction d’une augmentation de poids prévue par ce même règlement. Sylvie n’a repris qu’un seul kilo en un an et ils l’ont ainsi fort peu vue et même entendue depuis un an. Ils semblent excédés par ce qu’ils ressentent comme une violence intolérable, qui les a tenus éloignés et en quelque sorte déresponsabilisés. Ils se sentent assez forts aujourd’hui pour reprendre leur fille contre l’avis des médecins hospitaliers. Ils viennent me voir avant l’été, avant les vacances parce qu’ils ont décidé d’emmener leur fille en vacances en Toscane et ils veulent être sûrs que je serai là, à la rentrée, pour pouvoir travailler avec Sylvie. Il convient sans doute d’exposer, d’abord, comment j’ai construit ce travail. Le problème du poids et de son contrôle a occupé le premier rang de mes préoccupations. Sylvie refusait d’en parler avec qui que ce soit et surtout pas avec moi, que ce soit ou non en présence de ses parents. En septembre, les vacances se sont bien passées mais la question du poids et de la santé physique de Sylvie restent au premier plan des préoccupations des parents. Nous allons consacrer nos trois premiers entretiens à tenter de mettre en place un cadre qui à la fois assure un surveillance efficace, qui ne fasse donc pas courir de risque somatique à Sylvie, qui nous rassure moi et ses parents, et, surtout, qui laisse la possibilité d’élaborer ensemble les questions difficiles qui hantent cette question de l’anorexie de Sylvie. Nous avons donc besoin de temps et en même temps la pâleur et la maigreur de Sylvie nous mettent à tout instant en alerte. J’ai demandé à un médecin généraliste, avec qui je collabore assez souvent, de surveiller les constantes biologiques, de faire une prise de sang une fois par mois et de surveiller le poids 96

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de Sylvie. Il ne doit m’alerter que si le poids de Sylvie descend de un kilo au-dessous de son poids actuel. Nous pourrions tous ensemble décider en ce cas de ce qu’il conviendrait de faire. Mon objectif en créant ce dispositif était de pouvoir prendre en compte cette donnée biologique essentielle sans pour autant qu’elle n’envahisse tout l’espace thérapeutique comme cela semblait se dessiner lors de ces premiers entretiens. Nous risquions, dans le cas contraire, de sombrer dans une impasse : cette question nous angoissait tous, mais Sylvie refusait obstinément d’en parler. Durant tout le traitement qui dure depuis maintenant plus de quatre ans, ce confrère n’eut à me signaler aucune nouvelle difficulté de poids chez Sylvie. Elle l’a vu régulièrement une fois par mois ; parfois, il me donnait quelques nouvelles de la prise de sang mais je n’aurai jamais connu le poids de Sylvie. Ce passage de la question du poids à un collègue a eu l’immense avantage de nous libérer d’une question qui hantait nos premières rencontres sans que nous puissions en parler sinon à forcer Sylvie, ce que je me refusais à faire puisque je souhaitais installer un espace de parole où chacun pourrait trouver à s’expliquer librement. De mon côté, je m’engageais à recevoir Sylvie avec ses parents une fois par semaine, ou plutôt Sylvie accompagnée en alternance par son père ou sa mère, de façon à tenir compte de leur réalités professionnelles et familiales. Il est important de signaler qu’ils habitent à plus de cent kilomètres de chez moi, ce qui explique que le travail thérapeutique avec Sylvie ait nécessité une adaptation familiale importante non seulement pour se rendre à mes consultations mais, de plus, la mise en route de nos rencontres a aussi nécessité quelques changements d’établissements scolaires pour plusieurs enfants en raison des contraintes nouvelles que ce traitement imposait inévitablement. J’adresse aussi Sylvie à une psychothérapeute analytique, que je connais bien, pour un travail plus individuel. Ce travail ne se fera pas, il va s’arrêter rapidement en raison du fait que ma collègue, pour des raisons familiales, doit déménager quelques mois après la prise en charge de Sylvie. Le courant était bien passé et Sylvie très déçue refusera de tenter une nouvelle expérience et je n’insisterai pas. Je lui demande aussi d’avoir une activité physique dans le but de se détendre. Cette demande entraîne quelque difficulté car le sport et surtout la crainte d’excès, en ce domaine, angoisse beaucoup les parents ; durant les mois qui avaient précédé l’apparition de l’anorexie, Sylvie avait eu une activité sportive extrêmement intense : elle voulait apparemment concurrencer ses frères et, en vacances, s’épuisait dans des matches de tennis contre eux. Ses parents ne sont pas persuadés que ma demande ne va pas conduire Sylvie vers une nouvelle rechute. C’est la maman qui tente une 97

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issue : « j’ai repensé à ce que vous m’avez dit la séance précédente, moi je fais du yoga depuis des années et peut-être que Sylvie pourrait en faire ». C’est ainsi que Sylvie va s’initier au yoga même si je n’aurai jamais l’impression qu’elle y accroche vraiment. Elle exécute, en fille sage et docile, ce qu’elle a reçu comme une prescription. Sur un plan pratique, Sylvie a dû changer d’internat scolaire ; elle va loger chez des amis de la famille, dans un système de chambre d’étudiant. Elle devra donc organiser seule son alimentation. Notre cadre peut ainsi à la fois sembler quasi pléthorique et dans le même temps fort risqué et « poreux ».

De l’insomnie à l’anorexie Durant les six premiers mois du travail thérapeutique, je me suis efforcé de nouer le dialogue entre Sylvie et ses parents. Il y avait, dans les échanges que nous avions ensemble, un affect que je n’arrivais pas à décrire et pourtant toujours immédiatement présent, qui semblait lié au fait que dès que quelqu’un commençait à s’exprimer, tout la monde devait se confronter à un risque de séparation. La parole restait difficile et les messages implicites nombreux comme si à tout moment nous devions affronter et éviter, dans le même temps, une explosion. Sylvie disait souvent « vous ne me comprenez jamais, vous ne m’entendez pas, je ne veux plus parler, je m’arrête de parler ». C’est dire que nous avons sans cesse évolué sur un chemin incertain ; on ressentait fortement la présence d’affects sans pouvoir les saisir. Je ressentais une forte colère de Sylvie vis-à-vis de ses parents et en particulier de son père. Les entretiens avec celui-ci étaient les plus difficiles. Il me laissait le plus souvent l’impression « de l’éléphant dans un magasin de porcelaine » ; en reprochant à Sylvie bien des choses, j’avais peur qu’il ne la « casse » en même temps que mes tentatives thérapeutiques. Il était, en fait, à tout moment comme barré dans son expression par des contradictions et il niait quasi instantanément toute chose qu’il pouvait communiquer. La conversation s’arrêtait alors comme en chemin, sur une sorte de modus vivendi où la paix n’arrivait pas à se faire clairement. Les relations avec la maman étaient marquées par sa volonté de contrôle et une forte ambivalence associée : contrôler ou pas la nourriture, le sucre, ou le poids. Je ressentais bien ses angoisses mais, à toutes ses questions, n’avais aucune réponse. Sylvie se plaignait beaucoup de ces attitudes hyper-protectrices de sa mère mais, en même temps, reconnaissait sa compétence sur 98

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le plan diététique. Si je peux résumer ces premiers mois, je dirais qu’ils apprirent aux parents à se taire, à laisser du champ libre à Sylvie. La sécurité du côté corporel m’a permis de me contenter de dédramatiser et de créer et agrandir un espace libre à la discussion. Nous avons tous appris à quitter le monde de l’urgence. J’ai eu aussi à connaître certaines des réalités de l’histoire de Sylvie. Elle naît à un moment particulier de cette famille. Ses parents viennent de déménager, ils habitent une région de Belgique qu’ils connaissent mal, loin de leurs familles auxquelles ils semblent fort attachés. Ils connaissent aussi une situation financière difficile. Au moment de l’accouchement, les choses vont mal se passer, la mère se dispute avec son gynécologue, le travail n’en finit pas, tant et si bien que le père reprendra son épouse pour l’emmener en voiture accoucher dans un autre hôpital fort distant de ce premier. Sylvie ne connaissait pas ces détails de sa naissance ; très intéressée, elle demandera à sa mère bien des précisions. De sa fille enfant, le père dira qu’elle fut une énigme sur le plan émotionnel : « quand je la voyais rentrer à la maison je ne savais pas comment je devais me comporter si je devais l’embrasser ou non ; si j’allais ouvrir la porte, je ne savais pas si je devais sourire, l’embrasser, la laisser passer, lui dire bonjour, je ne sais pas... ». La communication émotionnelle avec Sylvie aurait toujours été extrêmement problématique bien que, par ailleurs, comme par une sorte de paradoxe, en fait cette fille n’a jamais posé de problème : Sylvie aurait toujours été parfaitement adaptée. Ses notes scolaires varient entre 19 et 20 ; toujours gaie et volontiers boute-en-train, elle a toujours eu des amis, fait le bonheur de tous ses enseignants et de ses parents. Le seul problème, qui est quand même assez fondamental, c’est qu’on ne sait comment se comporter avec elle. Le père le dira d’ailleurs dans un moment d’émotion assez intense : « je ne sais pas si je dois t’embrasser ou si je dois me retirer, je ne sais pas ce qui te fait plaisir ». Sylvie ne sait que répondre et pleure le plus souvent ou parfois se met un rage mais pour très peu de temps. Le point le plus important de cette sorte d’anamnèse fut de comprendre qu’elle était insomniaque depuis l’âge de 27 mois. La sœur qui la suivait immédiatement, a quitté, à ce moment, le berceau et Sylvie qui occupait jusqu’alors un lit à barreaux qu’elle ne pouvait donc quitter, fut placée dans un lit normal. À partir de ce moment-là, Sylvie se réveillera fréquemment mais comme elle ne fait pas de bruit, comme elle ne dérange pas, les parents ne s’en soucient pas et on retrouve Sylvie le matin assise dans le salon endormie, un livre à ses côtés. Cette insomnie ne sera jamais traitée ; ce symptôme, que je tiens pour majeur, persiste encore actuellement puisque Sylvie a de graves problèmes pour s’endormir. Je retrouvais là, dans 99

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le contexte de l’alternance veille/sommeil, cette difficulté caractérielle des anorexiques d’organiser l’alternance entre hyperactivité/ passivité. Un EEG demandé dans un laboratoire de sommeil a montré qu’effectivement l’architecture de son sommeil était tout à fait perturbée et notamment dans les phases de sommeil lent. Son sommeil débute par des phases de sommeil rapide, comme si son sommeil était resté un sommeil de bébé : au lieu d’entrer dans le sommeil par des phases lentes, elle y plonge par des phases rapides. Le confrère psychiatre consulté pour faire cet examen a suggéré la prise d’un inducteur de sommeil. Après des négociations non pas lourdes mais répétées, sans que jamais une décision claire ne soit prise, cette prise de médicament soulevant chez Sylvie des angoisses un rien paranoïdes, en fin de compte, il s’avère que Sylvie n’aura pas pris un seul de ces comprimés malgré mon insistance. J’ai toujours eu comme politique de ne rien imposer mais de tenir compte des avis de ma patiente et de ses parents. Sur le plan du sommeil, il faut souligner aussi que Sylvie n’a aucune mémoire de son activité onirique.

L’anorexie comme trouble du rythme C’est au moment où j’apprends cette insomnie rebelle que je construis mon hypothèse de l’anorexie mentale comme une forme de somatisation par épuisement. Loin de constituer une crise dont l’origine serait à rechercher du côté de l’adolescence, l’anorexie est un déséquilibre psychique et somatique qui se constitue à bas bruit durant de longues années et qui serait lié à des troubles du rythme. On pourrait ainsi faire l’hypothèse que le basculement vers la forme pathologique, comme une forme d’épuisement, serait dû à la conjonction des surcharges physiologiques venant de la croissance et des menstruations, venant s’ajouter à ces déséquilibres rythmiques qui ont pris auparavant une forme caractérielle. On sait que l’hormone de croissance présente un pic de sécrétion durant le sommeil. Sur le plan des hormones sexuelles, la sécrétion par l’hypophyse de la FSH et de la LH possède une rythmicité tout à fait importante. Le lien entre l’hypothalamus et l’hypophyse grâce à la sécrétion des releasing hormones (RH) est essentiellement rythmique. Si on tente de stimuler les sécrétions ovariennes en perfusant de manière continue ces RH ou à des doses très fortes, cela inhibe le développement ovarien ; il faut que les sécrétions soient strictement intermittentes. Dans la première phase du cycle menstruel, ces cycles sont de 70 à 90 minutes, alors que, dans la deuxième 100

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phase, les écarts sont de 180 à 240 minutes. La sécrétion hormonale est un phénomène périodique extrêmement subtil et il serait ainsi peu surprenant que des troubles généralisés des rythmes biologiques de base n’aient pas quelque influence sur ces rythmes menstruels dont la suspension constitue un autre signe majeur de la pathologie anorexique. Ne peut-on dès lors faire l’hypothèse que l’anorexie alimentaire est elle-même le résultat d’un trouble des rythmes alimentaires et biologiques de base tels que veille/sommeil, menstruations, activité/passivité : il n’y aurait plus d’appétit, de la même manière qu’il n’y a plus de cycle menstruel et comme il y a des problèmes de sommeil. L’anorexie n’aurait rien à voir avec une lutte contre l’oralité et l’alimentation et il serait absurde de centrer l’approche thérapeutique sur ce seul symptôme. La question serait alors de savoir comment permettre à nos patientes de retrouver ces rythmes de bases, et les rendre mieux attentives à leur corps. On est là aux antipodes d’une prise en charge basée sur des contrats qui ne concernent que le poids, l’attention que l’anorexique porte à sa nourriture ne constituant que la caricature d’un intérêt qu’elle ne peut paradoxalement porter à son corps propre, en raison d’une impasse existentielle qui s’est constituée peu à peu. Les hypothèses éthologiques développées par notre collègue, le docteur A. Demaret2, pourraient ici s’avérer précieuses. Selon cet auteur, il est utile d’interroger la pathologie mentale comme la manifestation de conduites dont l’origine est à rechercher du côté de la phylogenèse. Ces comportements auraient eu une valeur adaptative en ce qu’ils auraient assuré une meilleure chance de survie pour le groupe d’appartenance de l’animal qui les manifestait. Il a démontré qu’il existe des modèles animaux de comportement anorexique chez les primates et en particulier chez les chimpanzés. Ces modèles sont associés à la concurrence entre les femmes dans le soin à apporter aux nouveau-nés ; il expliquent donc fort bien la prédisposition féminine à l’anorexie. Chez les singes, il est fréquent que les mères confient leurs petits pour un temps à des « tantes » généralement assez proches et qui, la plupart du temps sont, elles, sans progéniture. Ce comportement conduit à ce que la priorité soit donnée par ces « tantes » à l’alimentation des petits plutôt qu’à la leur. Pour l’ensemble du groupe, ce type de comportement a un avantage de survie évident puisqu’il dégage des mères éventuellement surchargées, socialise les petits et favorise l’apprentissage des « tantes » sans enfant. On retrouve bien sûr là les attitudes caractérielles oblatives et l’hyperactivité des anorexiques. En poussant encore cette hypothèse, on pourrait expliquer la persistance de ce comportement par le fait que le refus alimentaire maintiendrait la 2. A. Demaret, 1979.

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jeune fille anorexique dans un corps d’enfant, sorte de leurre perceptif qui conduirait la mère à accroître et intensifier ses attitudes et comportements de maternage. Il est très intéressant ainsi de constater que les hypothèses d’A. Demaret supposent la constitution d’un cercle vicieux que cliniquement nous devons affronter sans cesse dans la pathologie de l’anorexie ; selon Sami-Ali, le cercle vicieux est une forme de l’impasse. Nous faisons l’hypothèse que les troubles précoces de la relation au corps propre et la mise en route de troubles des rythmes vitaux constitueraient le socle de la prédisposition individuelle à l’anorexie que la puberté et la mise en route des cycles hormonaux féminins viendraient précipiter dans l’impasse et la régression vers des comportements innés selon des mécanismes hormonaux et biologiques qu’il reste à préciser. Il importe de montrer la valeur heuristique de ces hypothèses. Elles rendent compte du corps réel aussi bien dans ses aspects d’héritage phylogénétique des comportements que dans les aspects physiopathogéniques du développement de l’anorexie ; elles permettent aussi d’intégrer les difficultés spécifiques liées à la biologie d’un corps en développement. Associées à une perspective qui rende compte de l’histoire de la relation de ces sujets à leur entourage et de la relation qui les unit au thérapeute, elles permettent d’organiser les dialectiques au cœur du processus thérapeutique : entre corps réel et imaginaire, entre biologie et histoire fantasmatique du sujet, entre individuation et appartenance. À la suite de Sami-Ali, nous pensons qu’il s’agit là d’un modèle particulièrement adéquat pour comprendre toute forme de manifestation du corps puisqu’il permet de dépasser cet ancien clivage du corps et de l’esprit.

À la découverte du corps propre Au cours du premier hiver, Sylvie développera une bronchite mais à aucun moment elle ne manquera l’école malgré nos inquiétudes et insistances. Nous sommes tous très inquiets ; nous redoutons une hypothermie et plusieurs fois je propose un certificat, mais Sylvie se fâche. Heureusement que veille ce collègue généraliste et nous pourrons dépasser ce premier hiver avec quand même énormément de difficultés à contenir une angoisse extrêmement importante. Sylvie se déplaçait à l’école à pied et devait parcourir tous les matins un kilomètre et demi. Entre-temps, la structure familiale se détend un peu. C’est à ce moment que Sylvie va connaître deux expériences de représentation théâtrale. La première dans le collège où elle se trouve ; Sylvie 102

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s’intègre très bien dans le groupe, elle est très contente de faire du théâtre, les parents vont la voir et sont très surpris et émus de la voir très à l’aise et même comique sur scène. Elle participe aussi à une représentation théâtrale dans son village pour la plus grande joie de sa famille et des proches qui ont connu de près son problème. Au retour de vacances, après le yoga qu’elle n’a jamais beaucoup investi, Sylvie décide de découvrir le massage. Bien que je ne sache pas comment lui est venue cette idée, je lui communique des noms et adresses de personnes qui pourraient l’aider dans ce sens. Ce sera une véritable découverte ; elle est tout à coup fascinée par ces expériences de massage où elle peut se détendre pour la première fois. Elle est très étonnée d’avoir subitement envie de s’endormir lorsqu’elle s’y trouve. Elle découvre aussi combien elle est hypertonique, qu’il y a bien des mouvements qu’elle ne peut faire et affronte peu à peu la limitation corporelle due à son hypertonicité. Si elle prend ainsi la mesure de son incapacité antérieure, mieux, elle trouve du plaisir « à se laisser aller ». Ce qui la fascine le plus c’est qu’elle puisse s’endormir sous la main de quelqu’un, ce qui constitue une expérience tout à fait extraordinaire pour elle parce qu’elle découvre qu’on peut être avec quelqu’un et se détendre en même temps. C’est sans doute dans ce même mouvement qu’après un apaisement, les conflits familiaux ressurgissent. On va alors, enfin, pouvoir tenter d’élaborer tout ce qui jusqu’alors était là en train de se nouer mais n’arrivait pas à se dénouer. Quand Sylvie rentre chez elle, ses parents la trouvent de « mauvaise humeur » et ne savent comment lui adresser la parole ! Je vais valoriser ce que je ressens comme une volonté d’autonomisation en train de naître chez Sylvie. On est à l’aube de ce travail où Sylvie pourrait cesser d’être une énigme pour elle-même et pour les autres ; le moment où elle pourrait commencer à exister dans ses affects, les partager ou du moins les faire reconnaître mais il est bien difficile de faire entendre à des parents terrorisés par l’anorexie, la tristesse et la rage nécessaires à l’individuation. Pour eux, la situation somatique de Sylvie s’améliore, et ils sont avant tout occupés à préserver ce qu’ils considèrent comme un acquis précieux mais encore trop fragile ; tout va d’autant mieux qu’ils redoutent la reprise d’une symptomatologie dont ils ont pu mesurer à quel point elle pouvait les persécuter et culpabiliser. Tout ce chemin thérapeutique n’est pas facile car les impasses ne manquent pas. Sylvie est prise dans le discours suivant : « Je suis triste mais je ne peux pas dire aux parents que je suis triste parce que je dois les protéger. » Sylvie a toujours protégé ses parents et en particulier sa mère à laquelle elle s’est donnée corps et âme, ce qui rejoint les hypothèses éthologiques de A. Demaret : son corps est totalement attribué à sa mère. De plus, un cercle vicieux s’est 103

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installé : « j’ai d’autant moins le droit de parler après ce que je leur ai fait subir avec ma maladie » ou « j’ai encore moins le droit de pouvoir parler à cause de la maladie que je leur ai fait subir, je leur ai fait des dommages irréparables, comment est-ce possible d’avoir une fille anorexique » ? Honte, culpabilité et agressivité, sont des affects étroitement partagés mais en secret par ces trois partenaires, affects d’autant plus redoutables qu’ils ne peuvent en aucun cas être échangés. Comme l’ont montré B. Rerhalha3 et Sami-Ali, l’impasse ne peut être dépassée que dans la mesure où le thérapeute, lui-même, mesure les difficultés qui lui interdisent de dénouer facilement ces situations très serrées. L’essentiel de notre travail fut dès lors de poursuivre les entretiens que nous avions en famille. Le corps est ainsi, on le voit, au centre de la problématique de Sylvie, que ce soit au niveau de la pratique thérapeutique ou des représentations théoriques et des conceptions que nous nous en donnons. C’est pourquoi, avant de conclure, il importe sans doute de revenir sur toutes ces questions que nous posent le corps et sa représentation dans la pratique thérapeutique en général mais dont nous avons tenté de montrer l’importance dans le cadre particulier de l’anorexie mentale.

Vers une issue possible Voilà près de quatre ans que le travail avec Sylvie a commencé. Il s’est déroulé finalement sans encombre majeur. Sylvie a continué à évoluer de manière positive tant au plan de son insertion sociale, de son insertion familiale que de l’évolution de sa santé physique et physiologique. Elle donne aujourd’hui l’apparence d’une jeune fille souriante, assez détendue et bien qu’on remarque encore chez elle l’importance des traits émaciés, on peut cependant dire que son visage est aujourd’hui celui d’une jeune fille dont la coiffure s’est faite plus recherchée et qui accorde quelque importance au maquillage qui, bien que discret, est devenu néanmoins présent dans sa présentation au quotidien. Sylvie a entrepris depuis lors des études universitaires qu’elle réussit brillamment. Sur un plan familial, ce qui fut le plus simple à réduire, fut l’attitude agressive qu’elle développait vis-à-vis de son père. De son côté, celui-ci s’est aussi considérablement détendu dans sa relation à sa fille, si bien que cette relation s’est relativement normalisée et qu’on peut dire qu’aujourd’hui, elle entretient des relations affectives normales avec son père. Ce qui fut beaucoup plus difficile à réduire, fut cette hyperactivité de maternage qu’elle développait en parallèle ou en 3. B. Rerhalha, 1999.

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compétition par rapport à sa mère. La relation entre Sylvie et sa mère est devenue ainsi progressivement éminemment conflictuelle. Chacune reprochant à l’autre de ne pas faire attention ni à ses propres desiderata ni à ses réalités à la fois matérielles et psychologiques. Le conflit s’est considérablement aggravé ; il est devenu pratiquement impossible au bout d’un certain temps que chacune des deux puisse exprimer la moindre émotion. C’est l’élaboration de ce conflit qui occupe actuellement le plus clair du temps de nos séances thérapeutiques. C’est pourquoi j’ai choisi de travailler la relation entre fille et mère dès la naissance de Sylvie. C’est dans cette perspective que nous avons peu à peu communiqué à Sylvie et à ses parents toutes les hypothèses que nous soulevons dans ce texte. Il nous a semblé qu’il s’agissait là de la meilleure manière pour nous amener à rediscuter de ce qui s’était passé autour de la naissance de Sylvie : difficultés de l’accouchement, des difficultés que la maman avait connues à la suite d’un traitement médicamenteux inadéquat qu’elle avait reçu et d’indiquer à Sylvie combien ceci avait sans doute perturbé la relation qui avait pu exister entre elle et sa mère dès le début de leur relation. Il importait aussi de montrer combien ces difficultés avaient d’emblée impliqué le corps sur un mode sans aucun doute très inconscient pour chacune des deux. Sylvie s’est montrée extrêmement intéressée par ce travail, de même que sa mère qui a ainsi pu de plus en plus évoquer une série d’affects dont elle nous a dit qu’elle n’avait jamais parlé depuis la naissance de Sylvie. Nous avons tenté, grâce à ce que nous savions des compétences corporelles primaires du nourrisson et de celles de sa mère, de montrer comment des relations qui ont pu se nouer entre Sylvie et celle-ci avaient pu être perturbées de manière extrêmement précoce. Dans un deuxième temps, nous avons tenté de montrer également combien ces perturbations hypothétiques pouvaient fournir à la fois la matrice et le modèle métaphorique de toute une série de difficultés de communication et d’échange qui continuaient à exister entre elles deux. Nous avons donc tenté de prendre le corps non pas seulement sur son versant métaphorique qui conduirait par exemple à réduire le corps à n’être qu’un équivalent de la bouche ; il fallait montrer l’importance de ces compétences corporelles dans la qualité du lien qui avait pu se nouer dès les premiers instants de leur relation. Nous poursuivons actuellement ce travail ardu mais qui se montre propice à développer et permettre le développement de nouvelles relations entre Sylvie et sa mère. Nous pensons vraiment que le moment crucial de l’évolution thérapeutique de Sylvie fut le moment où elle put découvrir le plaisir de se laisser masser, de se détendre et d’investir une certaine forme de passivité. Il faut insister encore sur le fait que Sylvie avait choisi 105

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elle-même cette activité thérapeutique, sans que ni ses parents ni moi-même ne le lui ayons conseillée ; tant il est vrai qu’il est bien difficile de fournir un corps propre à quelqu’un à moins qu’il ne décide de le faire exister. Elle a pu d’abord vivre un corps pour progressivement se l’approprier non plus sur le mode de l’hypertonie et de l’hyperactivité mais sur celui d’une passivité de mieux en mieux tolérée. Le corps dans cette perspective n’est pas seulement le médiateur de fantasmes. Il est à la fois l’organisateur et l’organisé d’une relation dont, en raison de prédispositions biologiques qui sont les siennes, il donne le cadre sur lequel cette relation peut se fonder. C’est ce que nous avons appelé le corps relationnel4. Ce corps relationnel se situe entre le corps réel et le corps imaginaire, c’est-à-dire le corps tel qu’il est représenté, fantasmé par chacun de nous. Le corps relationnel est ce corps biologique qui est travaillé rapidement par la mère en fonction bien sûr de ses fantasmes mais aussi de son propre corps et de l’héritage dont il est porteur quant aux valeurs et aux normes qui lui ont été inculquées très tôt par sa propre mère en ce qui concerne les soins qu’il convient de donner aux nourrissons et aux enfants de manière plus générale. Le corps relationnel est ainsi le corps qui sera le fondement de notre propre identité, ce corps que nous nous approprierons et qui sera le socle de ce que nous appellerons notre propre Moi mais qui en réalité fut dès les premiers instants construits par notre mère et par l’environnement socioculturel auquel celle-ci participe. Le corps biologique est d’emblée organisé pour l’échange et la communication puisque nous apprenons avec de plus en plus d’évidence à reconnaître aujourd’hui les compétences du nouveau-né en matière d’interactions dont le cadre général reste celui de l’émotion partagée. Ce qui montre bien les ambiguïtés d’une conception d’une biologie du corps qui ne passerait pas par la relation à l’autre et à la mère en particulier. Si notre dispositif corporel nous rend apte à lancer des messages à notre environnement, il met aussi notre corps sous la responsabilité de la pensée et des affects de cet Autre qui est surtout la mère. Qu’y a-t-il de plus personnel qu’une émotion vécue et qu’il y a-t-il aussi de plus communicatif et de plus interactionnel que ces émotions qui avec tout le cortège de manifestations corporelles qu’elles entraînent, peuvent se communiquer à notre environnement avec une facilité et une rapidité dont on sousestime le plus souvent l’importance ? Notre corps est donc à la fois ce qui nous appartient en propre mais aussi ce qui nous permet de communiquer extrêmement rapidement de façon fort efficace avec nos semblables. Le modèle, pour définir ce corps relationnel, est le corps du bébé dont les pleurs ou les rires induisent en chacun de 4. J.M. Gauthier, 1999.

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nous à la fois des attitudes corporelles et fantasmatiques extrêmement puissantes, en ce sens qu’il est difficile, voire pathologique, de tenter d’y résister. L’interaction que nous pouvons développer avec le bébé est ainsi une interaction marquée à la fois par des manifestations corporelles autant que psychiques, c’est-à-dire fantasmatiques et émotionnelles, ces trois aspects étant indissolublement liés dans une relation qui ne prend sens que par le lien extrêmement solide qui unit ces trois vecteurs les uns aux autres et les deux partenaires entre eux ; source d’une relation qui permet à ces interactions de se déployer et de faire entrer le nourrisson dans le monde culturel organisé par les adultes autour de lui. Nous pensons que, grâce à ce travail, Sylvie et sa mère sont devenues peu à peu capables d’échanger des émotions profondes et de se dire à la fois combien elles pouvaient être attachées à l’autre mais combien dès le début leur relation avait été insatisfaisante pour chacune d’elles. Sylvie a ainsi réaffirmé combien elle pensait que sa mère ne pouvait pas la comprendre et celle-ci a pu exprimer combien l’éducation de Sylvie avait été d’une grande difficulté et constitué la source d’une frustration intense car ses difficultés d’interpréter les réactions de Sylvie ne lui permettaient pas de se situer quant à la manière dont elle devait agir avec cette fille aînée. Nous pensons ainsi avoir montré très clairement combien il est illusoire de vouloir réduire la question de l’anorexie mentale à une pathologie du côté de la sphère orale. Il est bien entendu que cette sphère orale est impliquée dans la pathologie de l’anorexie mais ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de réduction, c’est que nous pensons qu’il est indispensable que ce soit l’entièreté et la globalité du corps qui puissent être pensées par le thérapeute dans ce cadre de l’anorexie mentale. Ce n’est pas seulement d’un désir de nourriture, de son inhibition ou de l’agressivité qui est liée à ce désir dont a souffert Sylvie. Mais cette pathologie de l’alimentation s’inscrit dans une pathologie corporelle beaucoup plus globale. Il est indispensable de tenir compte non seulement de l’oralité et des aspects liés à l’alimentation mais de l’ensemble des fonctions biologiques telles qu’elles sont organisées très précocement par l’interaction mère/bébé. On voit bien entendu combien cette théorie du stade oral qui constitue en quelque sorte l’imaginaire de la théorie analytique peut ici jouer le rôle d’un obstacle majeur à prendre en compte les dimensions corporelles dont nous avons montré par ailleurs l’importance.

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Corps et espace thérapeutique Le corps réel est omniprésent dans le traitement des patientes anorexiques. Il l’est bien sûr dans l’immédiat puisque nous sommes sans cesse menacés et de manière extrêmement insidieuse et omniprésente par les risques corporels auxquels nous nous confrontons dans ce cas. Mais le corps est aussi omniprésent depuis la plus tendre enfance de ces patientes comme pour Sylvie et sa maman. Le grand avantage de la théorie que nous proposons à partir du corps relationnel et du lien qui existe de manière très précoce entre le corps biologique, le corps relationnel et le corps imaginaire, c’est d’autoriser la dialectique subtile entre ces trois dimensions du corps qui nous permette de tenir compte non seulement des représentations du corps que se donne le patient mais aussi de tenir compte des aspects biologiques. C’est le grand avantage de cette théorie par rapport aux perspectives plus strictement psychanalytiques qui, il faut bien le dire, ne tiennent jamais compte que d’une représentation du corps, qui est celle d’un corps imaginaire. Comme nous l’avons déjà montré5, notre perspective, qui met toute somatisation en dialectique entre un corps réel et un corps imaginaire, permet d’échapper à une perspective de la psychosomatique qui conduit toujours le psychothérapeute à ne penser la maladie et la somatisation que comme la conséquence d’un trouble psychique que la maladie vient à manifester sur un plan somatique ; notre conception permet de résister à cette sorte de pente irrésistible de la psychanalyse qui retourne inexorablement du côté de l’hystérie où le corps n’est jamais que l’expression d’un conflit psychique, un mode d’expression, ce qui conduit la plupart du temps à négliger sa dimension biologique. Cette conception hystérique a le très net désavantage de mettre automatiquement en compétition les psychiatres avec les médecins somaticiens qui eux pensent, bien entendu, que les pathologies auxquelles ils sont confrontés ont une origine organique. Dans la perspective qui est la nôtre, il n’y a aucune opposition entre une approche psychodynamique des maladies et une approche biologique, puisque le corps doit être considéré dans ses trois dimensions, à la fois de corps réel biologique, de corps imaginaire (tel que le patient se le représente) et de corps relationnel (tel qu’il a été façonné dès nos premières interactions avec notre environnement dans toutes les dimensions à la fois biologiques et relationnelles). La perspective que nous proposons est évidemment un modèle où le thérapeute peut intervenir quelle que soit l’étiologie supposée ou avérée d’une pathologie, ce qui permet de distinguer la description des troubles d’une recherche étio-pathogénique de leur origine. 5. J.M. Gauthier, 1993.

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Laurent Schmitt

Rythme et temps dans la maladie de Parkinson

En 1817 apparaissait, sous la plume de James Parkinson, un essai sur la paralysie agitante. Dans les premières lignes décrivant le tremblement involontaire... localisé aux régions au repos... la propension à incliner le tronc vers l’avant... vient l’énonciation que les sens et le psychisme sont intacts. La maladie de Parkinson représente une des maladies neurodégénératives les plus fréquentes et les plus connues. En terme de fréquence, elle touche une personne pour 1 000 et, au-delà de 65 ans, plus d’une personne sur 100 ; elle est provoquée par une perte des neurones dopaminergiques au niveau de la substance noire et dans d’autres régions du mésencéphale. Cette disparition neuronale a été attribuée à différents mécanismes : des phénomènes autoimmuns, l’influence du stress oxydatif produisant des radicaux libres toxiques, l’apoptose (suicide cellulaire programmé pour des raisons encore inconnues). Le diagnostic d’une maladie de Parkinson est évoqué devant trois signes que sont le tremblement, l’akinésie, la rigidité. Les deux premiers se voient, le dernier se recherche. • Les tremblements se manifestent au repos ; ils se décèlent au niveau des mains ; ils sont augmentés par l’émotion, le fait d’être observé ou une activité intellectuelle. • L’akinésie fige l’individu : les mouvements sont rares, le faciès est figé, la mimique est pauvre, le dialogue tonique comme les attitudes sont globalement réduits. 109

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• La rigidité se recherche et provoque un phénomène où elle cède par à-coups, d’où l’expression du phénomène de la roue dentée. Le début de cette maladie se déclare après 60 ans ; elle évolue progressivement sur des durées de 10 à 20 ans ; ce début peut être unilatéral et atteindre un hémi-corps droit ou gauche avec prédominance soit d’un tremblement, soit de l’akinésie. La disparition des neurones dopaminergiques peut être partiellement améliorée ou corrigée par un apport de dopamine exogène ou par des agonistes dopaminergiques. Cette compensation a représenté l’un des premiers traitements d’une maladie neurodégénérative ; elle a été un modèle dans les recherches ; les traitements actuels d’une autre maladie, la maladie d’Alzheimer, en utilisant des produits renforçant d’acétylcholine, dérivent des recherches initiées à partir du modèle de la maladie de Parkinson. À ce modèle, extrêmement pharmacologique et médical, sont venues s’ajouter, avec l’amélioration de la longévité de la durée de vie de ces patients, d’autres perspectives de recherche invitant à s’interroger sur les dimensions psychosomatiques et sur les notions de rythme et de temporalité. On doit à un psychanalyste britannique frappé par cette maladie, Cecil Todes, les premiers articles donnant les impressions et les vécus d’un patient touché par cette affection. Dans un premier article du Lancet du 30 avril 1983, intitulé À l’intérieur de la maladie de Parkinson... l’expérience personnelle d’une psychiatre, Todes décrit l’évolution de sa maladie et un certain nombre de vécus et de considérations personnelles : « Douze ans avec cette maladie n’ont pas réduit ma fascination envers elle, quand je suis dans des périodes on. Il n’existe aucun autre état où le corps peut être aussi rapidement et totalement transformé comme si les dieux lui insufflaient le feu. Le contraste avec l’état de off et la déliquescence du corps et de l’esprit rappellent en permanence l’intensité de son propre déclin. C’est en éprouvant une existence hachée en deux temps dans sa propre vie, que je me sens comme le Roi Lear qui, dans ses réminiscences, disait : “Nous ne sommes plus nous-mêmes quand la nature, sous l’effet d’une contrainte, impose à l’âme de souffrir avec le corps” ». Cecil Todes, psychiatre-psychothérapeute, débuta à l’âge de 39 ans une maladie de Parkinson idiopathique. Il avait déjà entamé une carrière de psychanalyste et de consultant en psychiatrie de l’enfant. L’apparition d’un tremblement unilatéral du bras gauche lui fit d’abord imaginer l’existence d’une tumeur cérébrale d’évolution rapide. Dans un premier temps, le diagnostic de maladie de 110

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Parkinson idiopathique qui fut porté lui paru plus rassurant. Mais, à un âge encore jeune, il fut confronté à une image de lui-même proche de celle des vieillards paralysés et trémulants. Cecil Todes mentionne le décès brutal de sa mère quant il avait sept ans. Il eut des difficultés à exprimer de la tristesse lors du deuil de sa mère et il signale une restriction de son affectivité en général, ainsi qu’une distanciation des liens émotionnels et affectifs avec son environnement comme des liens entre une situation et des émotions. Todes évoque « une super-adaptation à la réalité », l’abrasion de son imaginaire, la réduction des sentiments dans le but de supprimer la douleur. Il s’exprime ainsi : « C’est mon opinion, en fonction des expériences de ma vie, qu’un groupe de Parkinsoniens se caractérise selon une perspective psychosomatique. Dans cette perspective joue l’existence de deuil précoce et d’anomalie du développement émotionnel ». Un certain nombre d’éléments liés au temps et au rythme apparaissent assez spécifiques de cette maladie. Cet article attire l’attention sur un certain nombre de rythmes : « Je suis bien plus alerte après une sieste ou un sommeil, et je peux identifier quatre périodes (8 heures du matin, 1 heure de l’après-midi, 6 heures de l’après-midi et 11 heures du soir) dans un cycle d’éveil de 16 heures où je perçois une meilleure concentration en lien avec un pic de dopamine : entre ces moments, les phases de concentration diminuent ».

Pour le temps, trois aspects peuvent se retrouver L’image de la vieillesse Dans la plupart des cas, cette maladie débute au-delà de 65 ans, mais il existe une augmentation exponentielle de la prévalence après 50 ans. La maladie de Parkinson, et ceci d’autant plus qu’elle touche le sujet précocement, renvoie l’individu à une image de vieillissement accéléré. En effet, beaucoup de sujets ont des représentations, des souvenirs de personnes âgées trémulantes, handicapées sur le plan fonctionnel et invalides. Dans les premières phases de la maladie, un déni intervient, fortement encouragé par l’idée que les symptômes initiaux, d’autant qu’ils peuvent être partiels ou 111

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inconstants, risquent de régresser. Lorsqu’un tremblement des extrémités, une raideur, une maladresse apparaissent et disparaissent durant quelques minutes, l’illusion d’une diminution possible survient. On a souvent décrit les sujets parkinsoniens comme scrupuleux, perfectionnistes, rigides, conformistes. Cette description, sans doute un peu plaquée, peut expliquer que plusieurs sujets ont réalisé des vies professionnelles de qualité, témoignant d’un fonctionnement adaptatif réussi. La brèche que représente la survenue de l’affection, avec l’imaginaire d’un vieillissement anticipé et accéléré, introduit un bouleversement dans l’existence de ces sujets.

Il existe différents temps évolutifs dans la maladie de Parkinson • Le temps initial des formes de début. Les possibilités physiques restent importantes, les traitements exercent leur meilleure efficacité, les stratégies thérapeutiques utilisent des agonistes dopaminergiques plus que de la L-Dopa ou des combinaisons de ces deux produits. L’idée thérapeutique actuelle consiste à retarder les prescriptions de Dopa au profit des médicaments agonistes dopaminergiques. • Le temps de la maladie constituée survient après 3 à 5 ans d’évolution d’une maladie de Parkinson. Dans cette période, la gêne fonctionnelle devient plus importante. L’image du corps tend à se modifier, la relation aux autres devient plus complexe. Cette complexité enchevêtre la peur d’être observé, l’anticipation des pensées d’autrui concernant les tremblements, des relations de dépendance, parfois des mécanismes de projection et d’interprétations. • Le temps des troubles moteurs tardifs achève la lune de miel du Parkinsonien avec la dopathérapie. Au bout de quelques années, soit du fait d’un épuisement du traitement, soit du fait de réactions paradoxales, apparaissent différents troubles. Les premiers troubles à apparaître sont l’akinésie du petit matin, sous la forme d’un tremblement et d’une difficulté de motricité liée à l’absence d’imprégnation en Dopa durant la nuit. Puis l’akinésie de fin de dose se manifeste ; on peut voir également des dyskinésies de pic de dose ; il s’agit de mouvements anormaux spectaculaires du visage ou des bras, ressemblant à des mouvements choréiques ou choréo-athétosiques. Enfin, surviennent les effets on-off ; il s’agit du passage en quelques minutes, voire en quelques secondes, d’un état normal on à un état parkinsonien figé et trémulant off. Ce phénomène est rapide, voire brutal, et a été comparé aux conséquences de l’action d’un interrupteur sur un circuit électrique. Il existe 112

Rythme et pathologie organique

d’autres signes tardifs tels que les dystonies du petit matin, l’acathisie, le freezing, qui est la brusque impossibilité pour un Parkinsonien de poursuivre sa marche ; le patient a les pieds collés au sol et cet « enrayage » cinétique expose fréquemment à des chutes. Liés à ces temps évolutifs de la maladie, l’équilibre du soin se déplace progressivement. Au début, le soin se résume à des consultations ambulatoires espacées, puis apparaissent des temps d’hospitalisation plus importants, des mesures de kinésithérapie pour aboutir à des séquences de soin complexes du fait de l’intrication des symptômes physiques mais également psychiques.

Les rythmes dans la maladie de Parkinson Les effets on-off La fréquence de ces effets est de 15 %. À l’origine, les effets on-off ont été décrits sur le volet purement moteur, mais ces fluctuations peuvent être aussi végétatives, sensitives et source de douleurs ou de paresthésies. Un des troubles les plus connus représente les hallucinations liées aux périodes d’akinésie du petit matin ou au sevrage médicamenteux représenté par 6 à 8 heures sans Dopa durant la nuit. Ces hallucinations de la période off peuvent s’expliquer par un niveau différent de stimulation dopaminergique comme s’en expliquent les dystonies. Cecil Todes signale l’importance de la qualité de vie en période on. Elle peut rassurer sur la crainte de voir apparaître un déficit intellectuel qui annoncerait une démence. Au début de la maladie, les périodes off représentent un défaut, une zone de fragilité au sein de l’armure. Bien plus tard dans l’évolution de la maladie, les périodes on seront reçues comme des cadeaux du destin, joyeusement acceptés.

Les akinésies de fin de dose Dans les premiers temps de la maladie, la Dopa fait disparaître au bout d’une demi-heure, et pour une durée de 4 à 6 heures, les signes parkinsoniens. Trois à quatre prises suffisent dans une journée. Au bout de quelques années d’évolution, l’effet de la Dopa ne dure que 2 à 3 heures, nécessitant de fragmenter les prises et de les répéter. Chez certains patients, à la fin de la durée d’action de la Dopa, et 113

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parfois de manière brutale, apparaît un ralentissement moteur progressif évoquant un coup de frein sur la motricité. Mais des conséquences psychiques peuvent l’accompagner : diminution de la flexibilité intellectuelle, lenteur idéatoire. Peuvent apparaître des pensées moroses concernant le corps et ses limitations. De plus, des variations d’humeur cycliques accompagnent les baisses de tonus et d’agilité motrice. De façon analogue, les dyskinésies ou les dystonies sont vécues comme autant de phénomènes qui échappent au contrôle et séparent les capacités motrices des phénomènes intellectuels.

Rythme interne et rythme externe Comme on l’a vu, progressivement, le sujet devient dépendant des propriétés de durée d’action d’un produit médicamenteux ; l’une des conséquences les plus communes de l’évolution de la maladie de Parkinson est représentée par la distribution fractionnée au fil des heures des traitements pour éviter des périodes d’akinésie ou les fluctuations motrices. Ainsi, aux limitations internes provoquées par la maladie : effet on-off, akinésie de fin de dose, dyskinésie de milieu de dose ou de pic de dose, dystonie en période off, vient s’ajouter un cadre externe pharmacologique destiné à ajuster les prises au fil du nycthémère pour « couvrir l’ensemble de la journée ». Pour certains, un nouveau cadre temporel se substitue à celui ordinaire du temps ; ce cadre, hors du temps social, fixe de nouvelles limites et de nouvelles contraintes s’ajoutant à celles propres des effets de la maladie en vue de la réduire. Ce surmoi qui organise le temps dévoile ainsi, selon Sami-Ali, un double enracinement corporel. L’image du corps n’existe qu’au travers de repères spatio-temporels. Grâce à ces repères, le corps propre peut exister et se manifester. Mais, en l’absence du carcan médicamenteux, le corps propre se dissout pour laisser parfois des restes d’un corps imaginaire au travers de souvenirs de mobilité ou de rêveries cinétiques et vivantes. La temporalité devient synonyme d’actes qui se répètent selon un schéma établi et invariable représenté par les prises médicamenteuses. La liberté physique s’obtient par un carcan de règles thérapeutiques strictes excluant toute liberté ; une prise non observée, ou une règle non suivie, peuvent entraîner une aggravation de l’incapacité motrice ou des mouvements anormaux. Apparaissent alors des éléments de l’impasse : vouloir être autonome face à l’autorité, c’est-à-dire ne pas observer les règles de traitement, revient à perdre la liberté physique. Être observant devant les règles médicamenteuses libère le corps mais asservit le sujet face aux multiples contraintes imposées au fil de 114

Rythme et pathologie organique

la journée. Vis-à-vis de l’autorité, le travail psychique revient à s’arrêter aux différentes modalités de la relation aux autres, mais devra s’intéresser aux figures parentales et aux situations d’impasse précoce. Bien des descriptions concernant la personnalité du Parkinsonien, figé, scrupuleux, conforme, ne traduisent en fait que la conséquence de longues périodes d’asservissement à des traitements. Comme l’évoque Sami-Ali, ce qui paraît étroitement lié à cette symptomatologie, se plaçant à la lisière de l’organique et du psychique, est une dépression caractérielle marquant une situation d’enlisement qui perdure. Un des buts du travail psychothérapeutique consiste à tisser de nouveaux liens entre le psychique et l’organique et à relâcher l’emprise de la culpabilité interne. Le refoulement qui a touché une large partie de l’imaginaire en arrive à réduire ou à limiter le sujet à son surmoi corporel. Durant longtemps, un sujet parkinsonien, ancien professeur d’éducation physique, a tenté de combattre sa maladie en maintenant une activité physique soutenue. Cette activité physique était d’ailleurs encouragée par son médecin neurologue qui y voyait une manière de lutter et de s’adapter à l’évolution de la maladie. Cette stratégie d’adaptation eut comme effet progressif de participer à l’épuisement physique associé à une plainte psychique d’incapacité chez ce patient.

Les formes de la relation dans la maladie de Parkinson Le faciès figé, l’hésitation dans les mouvements Ces symptômes installent un décalage relationnel avec les sujets parkinsoniens. On leur attribue un air un peu distant, froid, ou bien une retenue dans le dialogue tonique ou dans les mouvements traduisant la participation et l’intérêt dans une conversation. De façon similaire, le sujet parkinsonien redoute que son tremblement se manifeste ou que la gêne de sa motricité soit décelée. Le regard un peu appuyé sur son corps ou son attitude sont perçus douloureusement. Dans les formes plus évoluées, apparaissent des vécus assimilables à ceux d’une phobie sociale : peur d’aller dans un restaurant, peur d’effectuer ses courses ou ses activités quotidiennes, gêne à réaliser une démarche administrative ou bancaire. 115

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Les modifications des relations familiales L’équilibre du couple des sujets parkinsoniens tend à se modifier au fil du temps. Au début, le conjoint du sujet parkinsonien peut rassurer, remettre les symptômes dans leur réelle intensité, contribuer à maintenir des relations familiales ou sociales de qualité. Ultérieurement, il arrive que le conjoint du parkinsonien devienne « un conjoint contrôleur ». L’affect et les émotions tendent à s’effacer, la relation de couple évolue vers une forme d’observation, de surveillance des possibilités physiques voire d’attention exacerbée devant tout symptôme. À la règle médicamenteuse s’ajoutent le contrôle, l’observation des proches vis-à-vis des capacités motrices, l’estompement des relations affectives ou sentimentales pour des relations dominées par le temps et la chronologie. La relation de couple qui pourrait représenter une ouverture vers d’autres questionnements, d’autres pensées ou un autre imaginaire, aboutit à une stérilisation centrée sur les questions de prise de médicaments, les horaires, les adaptations du traitement. Le surmoi corporel n’est plus uniquement constitué par le cadre temporel rigide des horaires des prises médicamenteuses, il s’y ajoute le contrôle régulier et autoritaire des prises médicamenteuses par le conjoint ou le proche, asséchant toute activité de la relation. L’angoisse spécifique d’être autonome à l’autorité, qui pouvait faire évoquer des situations d’impasse précoce liées à la relation mère-enfant, peut trouver des similitudes dans la relation nouée avec le conjoint.

La difficulté à élaborer un temps imaginaire Le sujet parkinsonien se trouve confronté à différents temps. Le temps social est celui lié au temps défini par le monde extérieur. Ce temps lui impose des contraintes du lever, de repas, du coucher. Mais ce temps social est très différent du temps imposé par la maladie. Un des symptômes les plus habituels, 9 fois sur 10, est représenté par les troubles du sommeil. Les nuits sont raccourcies et fragmentées du fait d’une insomnie initiale, de multiples éveils et d’un réveil matinal précoce. Une somnolence diurne peut s’installer, amenant progressivement à une tendance à se coucher précocement. Bien des patients parkinsoniens redoutent le crépuscule ou l’apparition de la nuit et le manifestent par des états anxieux, une désorientation, voire des hallucinations (sundowing des AngloSaxons). Le sommeil peut également être troublé par des phénomènes de jambes sans repos. 116

Rythme et pathologie organique

Une autre modalité du temps est la confrontation des rythmes propres avec le strict horaire des prises du traitement anti-parkinsonien toutes les 2 ou 3 heures, dans le but d’établir une continuité, là où n’existent que le discontinu, l’akinésie, la paralysie. Dans les premiers temps d’une maladie de Parkinson, l’arrivée de la dopamine apportée par le médicament révèle une claire démarcation entre les périodes où le mouvement est impossible et celles où il réapparaît, suscitées par le traitement. Au fil de l’évolution, cette distinction nette tend à s’estomper et à devenir plus floue, se révélant être des périodes d’éclaircie dans un climat de grisaille, de rigidité et d’akinésie. Mais cet imaginaire bute sur l’incertitude de la qualité et de la durée de cette possibilité. Au début de la maladie, 8 à 12 heures représentent l’accumulation de l’ensemble des effets bénéfiques de la Dopa ; une dizaine d’années après, 4 heures quotidiennes, voire même 2 heures, résument les seuls bénéfices. Le dernier temps définit le temps interne, celui de la liberté d’action, du mouvement, de la capacité à penser et à réfléchir. Ce temps reste souvent aléatoire, dépendant des prises médicamenteuses et fait buter un rythme artificiel contre un rythme propre, personnel. L’élaboration d’un imaginaire n’est réellement possible que dans des périodes contrôlées.

Le rôle de l’affect Certes, dépression et anxiété figurent parmi les symptômes psychiques courants de la maladie de Parkinson. Elles ont été interprétées de façon différente : conséquence de la maladie, symptômes annonciateurs de la maladie, intrication biologique. Dans le travail psychothérapeutique, la réintégration de l’affect doit concerner les dimensions des rythmes du temps pour ne pas limiter la perspective à la seule limitation de la motricité et de l’activité psychique. Dans le quotidien, il est de constatation commune que, lors d’une consultation à l’hôpital ou dans le contexte d’une visite hospitalière à laquelle assistent plusieurs médecins et étudiants, la plupart des sujets parkinsoniens augmentent leur déficit, leur dyskinésie et leur invalidité. À l’inverse, Todes relève : « c’est une forme de mystère pour moi de comprendre comment lorsque retentit la sonnette de la porte, quand un patient arrive, se ravivent mes capacités ». Cependant, l’imaginaire peut se manifester au travers des phénomènes hallucinatoires. Un tiers des Parkinsoniens sont victimes d’hallucinations. Classiquement, il s’agit d’hallucinations visuelles de personnages, d’animaux, ayant un caractère d’hallucinose, c’està-dire critiquées par le patient. Leur prédominance est vespérale et 117

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nocturne, parfois matinale. Elles sont attribuées médicalement à une stimulation excessive des récepteurs dopaminergiques des régions limbiques ou corticales, ou à une hyperactivité sérotoninergique induite par les interactions entre la dopamine et le métabolisme de la sérotonine. Un type d’hallucinations spécifiques concerne des hallucinations de présence, représentant la sensation ou la conviction de la présence d’un personnage comme un sosie du mari, ou une personne un peu familière mais mal identifiée. Ces hallucinations peuvent être comprises comme un retour des fonctions de l’imaginaire chez les sujets parkinsoniens. Dans bien des cas, la liberté dont font preuve les personnages : déplacements à travers la pièce, mobilité dans le champ visuel, accompagnement des mouvements d’un tiers, expression sous une forme auditive ou vocale, s’inscrit en opposition avec la restriction physique dont souffrent les parkinsoniens. À côté de la lecture pharmacologique, ces phénomènes hallucinatoires obéissent à des rythmes de début et de fin de journée. Il s’agit des moments où l’initiation du mouvement ou bien de la perte de toute action imposée par le rythme social du fait du coucher, prennent une importance particulière. Pourtant, singulièrement, ces hallucinations ne sont pas vécues avec effroi ou terreur ; elles peuvent être entendues comme la persistance d’un fonctionnement imaginaire dans les cadres extrêmement rigides dus à la maladie et aux traitements. La prise en charge de ces hallucinations reste au demeurant complexes puisque les traitement spécifiques des hallucinations relèvent des neuroleptiques dont on connaît les effets aggravants sur les troubles moteurs. L’épisode confusionnel, comme le phénomène hallucinatoire, imposent une double lecture, à la fois médicale, mais également comme forme émergente d’un imaginaire réprimé. La chirurgie stéréotaxique de la maladie de Parkinson se développe. Les indications essentielles concernent des formes akinétorigides ou des formes à fortes dyskinésies induites par les traitements. Elle aboutit à l’implantation d’un neuro-stimulateur, soit au niveau du thalamus, soit au niveau de cibles sous-thalamiques pallidales. Après l’intervention, dont le vécu diffère beaucoup d’un patient à un autre, peuvent émerger des affects souvent en lien avec des situations affectives de l’enfance. Cette émergence peut d’autant plus surprendre les neurologues que l’exploration des aspects psychiatriques, ou de personnalité de ces patients avant l’intervention, n’a été faite qu’en surface sur la simple recherche d’un trouble de l’humeur avéré ou d’éléments psychotiques. Ce qui apparaît comme une complication imprévue peut aussi être entendue comme une soupape imaginaire dans un contexte de contraintes, voire de contrôles extérieurs. 118

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Conclusion Une affection comme la maladie de Parkinson dont l’étiologie est éminemment organique - rôle du stress oxydatif dans la mort des neurones dopaminergiques, atteinte des neurones noradrénergiques du locus coeruleus de la medulla oblongata et des neurones cholinergiques du faisceau de Meynert - peut aussi être abordée comme une affection psychosomatique. Dans la genèse des modalités psychosomatiques interviennent : - des situations d’impasse ; - des fonctionnements adaptatifs dans le but de réduire ou d’amoindrir le jeu et l’intensité des phénomènes émotionnels. Avec la perte de la mobilité, de la liberté de se déplacer, se construisent des références au temps différentes avec la coexistence de plusieurs temps différents : - sociaux ; - induits par la maladie ; - provoqués par les rythmes thérapeutiques. Cette relation fige l’imaginaire comme la liberté émotionnelle ; l’imaginaire par rapport aux prises de traitement ; la liberté émotionnelle en ce qu’elle a de liée au corps.

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Recherche en psychosomatique. Rythme et pathologie organique.

Table des matières

Sami-Ali Présentation..............................................................................

1

Hubert Asselot Fondements de la chronobiologie ...........................................

5

Maurice Bensoussan Rythme, identité et pathologie organique : à propos d’un cas de psoriasis ..............................................................................

11

Pierre Boquel Rythme et identité : à propos du bégaiement.........................

23

Adèle Bucalo-Triglia Rythme et rupture du rythme dans un cas de maladie de Crohn ..................................................................................

49

Patrick Cady Rêve, rite et rythme.................................................................

65

125

Recherche en psychosomatique

Sylvie Cady Rythme et allergie ...................................................................

75

Michèle Chahbazian Temporalité, rythme et pathologie : à propos d’un cas d’obésité et de stérilité ............................................................

83

Jean-Marie Gauthier L’anorexie comme une pathologie des rythmes.....................

93

Laurent Schmitt Rythme et temps dans la maladie de Parkinson ....................

109

Bibliographie ..........................................................................

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Achevé d’imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A. 14110 Condé-sur-Noireau o N d’Imprimeur : 74013 - Dépôt légal : février 2004 Imprimé en France

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