"Sortir au jour": Art égyptien de la Fondation Martin Bodmer
 9783110953589, 3110953587

Table of contents :
Avant-propos
Avant-propos
Les grandes étapes de l’histoire égyptienne ancienne
Au commencement était le Nil
Esquisses et tracé. Arts égyptiens, du collectionneur à la Fondation
Écritures de l’Égypte phraraonique
Une offrande que donne le roi
Les plus religieux des hommes
Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts
Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques de la Bibliotheca Bodmeriana
Le Livre des Morts d’Hor
Plaquette d’argent épigraphe provenant du dépôt de fondation d’un Sérapeum
L’Égypte grecque. À propos des papyrus grecs d’Égypte de la Fondation
Les manuscrits coptes de la Bibliothèque Bodmer
Liste des ɶuvres
Concordance
Abréviations bibliographiques

Citation preview

corona nova Bulletin de la Bibliotheca Bodmeriana Cologny Édité par Martin Bircher Sène 2 • Cahier 2

fig. 1: Martin Bodmer (cliché Jean Möhr)

Π ^ ÇN «Sortir au jour» Art égyptien de la Fondation Martin Bodmer Textes réunis et édités par Jean-Luc Chappaz et Sandrine Vuilleumier Avec des contributions de Susanne Bickel, Philippe Borgeaud, Irmtraut Munro, Paul Schubert, Michel Valloggia, Youri Volokhine et Gregor Wurst

Fondation Martin Bodmer Cologny K. G. Saur Verlag München

Jean-Luc Chappaz et Sandrine Vuilleumier (éditeurs)

«Sortir au jour» Art égyptien de la Fondation Martin Bodmer Cet ouvrage est publié par la Bibliotheca Bodmeriana en collaboration avec la Société d'Égyptologie, Genève les Musées d'art et d'histoire de la Ville de Genève les éditions Κ. G. Saur Verlag, Munich Cet ouvrage constitue le vol. 7 des Cahiers de la Société d'Égyptologie (CSÉG) et le Cahier 2 de la Corona nova, série 2 Les hiéroglyphes et la translittération sont produits à l'aide du logiciel GLYPH pour WINDOWS. Conception graphique et mise en page: Friedrich Pfäfflin

Die Deutsche Bibliothek - CIP-Einheitsaufnahme « Sortir au jour » : art égyptien de la Fondation Martin Bodmer Fondation Martin Bodmer Cologny. Textes réunis et éd. par Jean-Luc Chappaz et Sandrine Vuilleumier. Avec des contributions de Susanne Bickel... München : Saur, 2001 (Cahiers de la Société d'Egyptologie ; Vol. 7)

Imprimerie Guide-Druck, Tübingen © 2001: Fondation Martin Bodmer, Cologny; K. G. Saur Verlag G.m.b.H., München Société d'Égyptologie, Genève; Musée d'art et d'histoire, Genève ISBN 3-598-24271-9

Avant-propos Issu d'une famille de la grande bourgeoisie zurichoise, Martin Bodmer (18991971) fut un des plus grands collectionneurs et bibliophiles de son temps. Au début de la Seconde Guerre Mondiale, il se mit au service du Comité International de la Croix Rouge à Genève. A sa mort il fit don de son impressionnante collection sous forme de fondation de droit privé qu'il établit dans les bâtiments qu'il avait fait construire à côté de sa propre demeure à Cologny, près de Genève. La «Bibliotheca Bodmeriana» est constituée de livres, de manuscrits et de quelques objets d'art. Ce sont les chef-d'œuvres littéraires de toutes les époques et dans toutes les langues qui composent l'essentiel du fonds. Martin Bodmer, cependant, ne s'est pas seulement contenté de réunir des textes : il n'estimait digne de sa collection que les premières éditions et les plus anciens manuscrits, reflets fidèles de l'idée originale de l'auteur. Au cours du temps, sa bibliothèque s'enrichit au-delà du domaine littéraire. L'histoire, les sciences naturelles, la philosophie, la religion et les arts appartiennent également, dans sa conception, à Γ «écriture universelle» (Weltschriftum). De tels témoins peuvent exprimer quelque chose des secrets de la civilisation, de la culture et du génie créateur. Le collectionneur s'efforça inlassablement de préciser, dans ses publications, le contenu et les frontières des catégories qu'il avait constituées. Martin Bodmer était d'ailleurs tout à fait conscient du « caractère aléatoire» d'une telle démarche. C 'est pourquoi il insista souvent sur la dimension symbolique de chacun des objets qui constitue le fonds de sa bibliothèque. A ce titre, les hiéroglyphes et les objets d'art de l'Ancienne Egypte faisaient partie intégrante de la collection. En 1947 déjà, le bibliophile fait d'ailleurs mention, dans son livre intitulé «Eine Bibliothek der Weltliteratur », d'un certain nombre d'objets égyptiens. Plus tard, il eut à plusieurs reprises l'occasion de visiter l'Egypte dans le cadre de ses activités pour le Comité International de la Croix Rouge. Enfin, à l'âge de 56 ans, il fit, grâce à l'Égypte, une de ses plus spectaculaires acquisitions, à savoir l'ensemble inestimable des papyrus Bodmer en grec et en copte. Des livres du XVIIe au XXe siècle viennent compléter sa collection égyptienne. Les Aegyptiaca de la Bibliotheca Bodmeriana n'ont jamais été présentés au public dans leur intégralité. Pour la première fois aujourd'hui, l'ensemble des ces trésors égyptiens est exposé et un catalogue édité qui intéresseront aussi bien les spécialistes que le grand public. La Fondation Martin Bodmer saisit cette occasion pour remercier, en premier lieu, Monsieur Jean-Luc Chappaz, qui par le passé nous a déjà prodigué ses conseils et qui, avec l'aide des ses collaboratrices et collaborateurs, a œuvré pour la réalisation de ce catalogue et de cette expoAvant-propos

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sition. Nous voulons également adresser nos plus chaleureux remerciements à Monsieur Cäsar Menz, Directeur des Musées d'Art et d'Histoire de Genève. Notre collection égyptienne y a trouvé l'hospitalité, pendant les travaux d'agrandissement de notre propre musée, et ces trésors, des caves de la bibliothèque de Cologny, peuvent enfin « sortir au jour». M A R T I N BIRCHER Directeur de la Bibliotheca Bodmeriana

Parmi d'inestimables chefs-d'œuvre - fruits de l'inlassable quête de Martin Bodmer à rassembler les témoignages les plus prestigieux de l'histoire de la pensée et de la littérature - la Bibliotheca Bodmeriana conserve douze papyrus pharaoniques et une vingtaine d'objets archéologiques égyptiens. Les travaux de réaménagement, actuellement en cours à Cologny, impliquaient de pouvoir entreposer temporairement ces œuvres, à la fois fragiles et encombrantes (par leur poids ou par leur taille), dans un lieu adéquat à leur conservation. C'est ainsi qu'elles furent réunies dans les dépôts des Musées d'art et d'histoire de la Ville de Genève. Lors de cette opération, deux constats s'imposèrent. Cette collection d'antiquités égyptiennes, malgré sa qualité et son homogénéité, n'avait jamais été intégralement présentée au public (la Bibliotheca Bodmeriana n'envisage pas davantage de toutes les exposer dans ses futurs locaux). Par ailleurs, et même s'il est vrai que quelques documents avaient déjà fait l'objet d'études scientifiques méticuleuses, l'immense majorité des œuvres était encore inédite et inconnue des spécialistes, à plus forte raison des amateurs. C'est pourquoi nous nous réjouissons de la publication de ce volume qui, en marge de la présentation de cette collection au Musée d'art et d'histoire, commente et illustre près de 3500 ans d'art et de littérature égyptiens, à travers les choix de Martin Bodmer. Des premières inscriptions portées sur un vase protohistorique au portrait de momie de l'Égypte romaine, des longues copies du Livre des Morts aux extraits du Livre de la Demeure secrète (Amdouat), ce sont plusieurs millénaires de l'évolution de la pensée humaine, de sa traduction en formes, textes ou mots, qui sont ainsi offerts au regard des visiteurs. Que les auteurs des différentes contributions, spécialistes reconnus d'institutions suisses et allemandes, trouvent ici l'expression de notre gratitude: Susanne Bickel (Universités de Fribourg et Bâle), le Prof. Philippe Borgeaud (Université de Genève), Jean-Luc Chappaz (Musée d'art et d'histoire), Irmtraut Munro (Uni6

Avant-propos

versité de Bonn), le Prof. Paul Schubert (Université de Neuchâtel), le Prof. Michel Valloggia (Université de Genève), Youri Volokhine (Institut français d'Archéologie orientale, Le Caire), Sandrine Vuilleumier (Université de Genève) et Gregor Wurst (Münster). Leurs études permettent d'apporter des éclairages multiples et féconds sur cette collection. Dans le cadre plus spécifique de l'exposition présentée au Musée d'art et d'histoire, nous remercions plus particulièrement les commissaires de l'exposition, Jean-Luc Chappaz, assistant conservateur en charge de notre collection d'antiquités égyptiennes, et Sandrine Vuilleumier. Nous y associons David Meier, qui en a conçu la scénographie, et les équipes techniques du Musée. Notre reconnaissance va également à Patricia Abel et Sylvie Clément (promotion-communication) et à Nadia Keckeis (accueil du public). Cet ouvrage voit le jour grâce à une heureuse collaboration entre la Fondation Martin Bodmer - Bibliotheca Bodmeriana (Cologny), les éditions Saur (Munich), la Société d'Égyptologie, Genève et le Musée d'art et d'histoire. Que celles et ceux qui ont œuvré à sa réalisation trouvent ici l'expression de notre reconnaissance, en particulier le Dr h. c. Friedrich Pfäfflin (Schiller-Nationalmuseum, Marbach); M. Philippe Germond, président de la Société d'Égyptologie, et Mme Sandra Guarnori, secrétaire de cette association, qui a accepté la tâche ardue de relire les manuscrits et les épreuves. C'est aux talents de Bettina Jacot-Descombes et d'Andreia Gomes, photographes aux Musées d'art et d'histoire, que nous devons la majorité des illustrations de cet ouvrage. Enfin, nous avons le plaisir de saluer nos collègues et amis de la Fondation Martin Bodmer - Bibliotheca Bodmeriana pour leur engagement à la réalisation de ce projet. Que le Prof. Martin Bircher, directeur, Mme Elisabeth Macheret-Van Daele, vice-directrice, et Mme Emmanuelle Métry soient assurés de notre profonde reconnaissance. Avec eux, nous espérons montrer dans ce volume l'extraordinaire complémentarité des collections genevoises, tant il est vrai que les chefs-d'œuvre conservés à la Bibliotheca Bodmeriana et ceux des collections d'antiquités égyptiennes ou coptes des Musées d'art et d'histoire, les plus importantes de Suisse, s'enrichissent et s'éclairent mutuellement.

CÄSAR MENZ Directeur des Musées d'art et d'histoire

Avant-propos

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Kolumnentitel

Les grandes étapes de l'histoire égyptienne ancienne Par «empire», on désigne une période pendant laquelle la Haute et la BasseÉgypte sont unies sous le pouvoir d'un seul et même roi, d'origine égyptienne. On regroupe également les souverains par «dynasties» (ce terme n'implique pas toujours une succession familiale, mais plutôt une origine géographique ou une politique communes). Pour les périodes reculées, les dates restent approximatives.

4000-3000 avant J.-C.

Fin de la préhistoire (civilisations de Nagada) Plusieurs centres organisés en Haute et Basse-Égypte. Productions artisanales (palettes à fard; vases en pierre dure).

3000-2740 avant J.-C.

Protohistoire (époque protodynastique; lère - IIe dynasties) Unification légendaire (?) du pays par le roi Ménès/ Ν armer. Invention de l'écriture hiéroglyphique et urbanisation. Organisation de l'irrigation (creusement de canaux). Mise en place du pouvoir pharaonique et de la religion. Ancien Empire (IIIe - VIIIe dynasties)

2740-2161 avant J.-C.

Époque des grandes pyramides et des mastabas (nécropoles de Giza, Saqqarah, Dachour, etc.). Rédaction des premiers grands textes (biographiques

2161-2050 avant J.-C.

2050-1630 avant J.-C.

1630-1522 avant J.-C.

ou religieux [Textes des Pyramides]). Parmi les souverains: Djoser, Snéfrou, Khéops, Khéphren, Mykérinos, Pépi Ier. Première Période intermédiaire (IXe - XIe dynasties) Troubles intérieurs. L'Égypte est divisée en principautés. Moyen Empire (XIe - XIIIe dynasties) Conquêtes militaires (Afrique, Syro-Palestine): les richesses affluent. Âge d'or de la civilisation (art, langue, littérature, artisanat). Parmi les souverains: les Montouhotep, les Sésostris, les Amenemhat. Deuxième Période intermédiaire (XIVe - XVIIe dynasties) Les grandes étapes de l'histoire

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1522-1070 avant J. C.:

L'Égypte est divisée, puis tombe sous la domination d'un peuple d'origine asiatique (les Hyksôs). Ils apportent certains progrès techniques (armes, cheval, roue). Nouvel Empire (XVIIIe - XXe dynasties) Conquêtes militaires (Afrique, Moyen-Orient): l'Égypte dispose d'un empire «colonial». Grands temples égyptiens (Karnak, Louqsor, Deir elBahari). Tombes aménagées dans la Vallée des Rois, la Vallée des Reines, pour de riches particuliers (Louqsor ou Saqqarah) ou pour de plus modestes artisans (Deir el-Médina). Le Nouvel Empire s'achève par une période d'affaiblissement du pouvoir royal et de corruption (vols, grèves, scandales, etc.). Parmi les souverains: les Amenhotep, les Thoutmosis, la reine Hatchepsout, Akhénaton, Toutânkhamon, les Séthi, les Ramsès.

1070-664 avant J.-C.:

664-332 avant J.-C.:

Troisième Période intermédiaire (XXIe - XXVe dynasties) Plusieurs rois: l'Égypte est divisée. Importance de la ville de Tanis (au Nord) et des grands prêtres d'Amon à Louqsor (au Sud). Invasions étrangères (rois d'origine soudanaise). Basse Époque (XXVIe - XXXe dynasties) 1. Empire saïte (XXVIe dynastie; 664-525 avant J.-C.): les rois Psammétique chassent les envahisseurs. Imitation des monuments du passé (art archaïque). 2. Nouvelles invasions: l'Égypte est gouvernée par les souverains perses.

332-30 avant J.-C.:

Époque ptolémaïque Alexandre le G r a n d «libère[AFV]» l'Égypte des Perses. À sa mort, des rois d'origine macédoniennes s'installent sur le trône pharaonique: les Ptolémée (parmi les reines: Cléopâtre VII).

Ces souverains, bien que de culture et de tradition grecques, encouragent la construction de grands sanctuaires égyptiens (temples d'Edfou, de Dendara, d'Esna, de Philae, etc.) et maintiennent les cultes locaux.

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Les grandes étapes de l'histoire

30 avant J.-C. - 642 après J.-C.:

L'Égypte devient une province romaine. Les empereurs de Rome, puis de Byzance, sont les Pharaons. Dans un premier temps, ils poursuivent l'œuvre architecturale des Ptolémée. L'Égypte se convertit au christianisme (église copte). Le dernier temple égyptien (Philae) est fermé en 537 après J.-C.

642 après J.-C.:

Invasion arabe L'Égypte se convertit à l'islam.

Les grandes étapes de l'histoire

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Au commencement était le Nil JEAN-LUC

CHAPPAZ

Le voyageur qui parcourt les rives égyptiennes du Nil est saisi par un fabuleux contraste. Près du fleuve, une végétation luxuriante; au loin, à l'est comme à l'ouest, le désert qui s'étend à perte de vue. Il y a quelques décennies encore, le visiteur pouvait être le témoin du phénomène quasi miraculeux auquel le pays doit sa prospérité: la crue annuelle du Nil. Plus de deux millénaires avant lui, l'un de ses prédécesseurs, Hérodote d'Halicarnasse (Ve siècle avant J.-C.), était arrivé aux mêmes conclusions: l'Egypte est un don du Nil. Situé à l'extrémité nord-est de l'Afrique, à la frontière du continent asiatique, ce territoire constitue les confins orientaux du Sahara; au-delà des côtes de la Mer Rouge, puis du Golfe persique, ce désert se prolonge jusqu'en Extrême-Orient. Il n'abriterait plus aujourd'hui que quelques populations nomades, se déplaçant de puits en puits, d'oasis en oasis, si le fleuve - et surtout sa crue - n'était venu irriguer ses berges et n'y avait déposé, année après année, alluvions et limons qui transformèrent un sol aride en une terre riche et féconde. L'Égypte pharaonique, puis moderne, fut soumise au fleuve, à ses caprices parfois, mais profita surtout de ses bienfaits. Ce constat mérite pourtant d'être affiné. D'une part, la crue du Nil est un phénomène hydrologique récent à l'échelle du temps géologique. D'autre part, les hommes du paléolithique et du néolithique connurent des climats sans rapport aucun avec la situation actuelle. À ces époques en effet, le Sahara était verdoyant; une faune et une flore de type africain s'y développaient. Lorsque le mécanisme naturel de la crue se mit en place, ce flux devait avant tout représenter d'insurmontables dangers: dévastations torrentielles, marécages stagnants, faune nuisible associée à l'univers aquatique (crocodiles, hippopotames, serpents, insectes, etc.), sans sous-estimer la méconnaissance probable du calendrier qui ne permettait guère de prévoir son arrivée. Cette réalité explique le peuplement tardif de la vallée du Nil. Mais lorsque l'aridité envahit peu à peu le Sahara, les hommes furent contraints de se rapprocher des approvisionnements d'eau subsistants et beaucoup d'entre eux gagnèrent, au cours ou à la fin du néolithique, les bords du Nil qu'ils domestiquèrent progressivement. Toutefois, l'excellent rendement d'une économie basée sur la chasse ou la cueillette ralentit fortement le développement de l'élevage et de l'agriculture, qui ne s'imposèrent qu'au cours de l'Ancien Empire, à un moment où la conscience politique et historique des anciens Égyptiens avait déjà commencé à se forger. Plusieurs mythes pharaoniques transmettent des échos reculés de ces époques anciennes. Chappaz · Au commencement était le Nil

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fig. 2: Modèle de sculpteur représentant une tête de lionne en plâtre, inv. 16

Parmi ceux-ci, les péripéties de la déesse lointaine occupent une place de choix (voir l'étude de Sandrine Vuilleumier, infra). Le dieu Rê, soleil créateur, victime d'une conjuration ourdie par les humains, décida de les châtier. Il dépêcha son œil vengeur qui prit l'aspect d'une lionne (fig. 2) qui se mit à les exterminer. Revenu sur sa décision, le démiurge ne parvint pas dans un premier temps à calmer la fureur du fauve: il dut recourir à une ruse pour apaiser sa rage vengeresse, et métamorphosa ainsi la redoutable lionne en aimable chatte. D'un point de vue étiologique, ce récit illustre les relations délicates que l'être humain entretient avec le fleuve. À l'approche de l'été, alors que des vagues de chaleur s'abattent sur l'Égypte, le fleuve est à l'étiage, menace de se tarir. Les épidémies se développent, les rats pullulent dans les villages: la désertification menace. Sous divers noms, la lionne (Sekhmet, Pakhet, Tefnout, Méhyt, etc.) étend son emprise destructrice sur la création, l'abandonne, l'annihile, puis s'enfuit vers le sud, en se rapprochant des sources du fleuve qu'elle menace d'assécher. Il faut la convaincre, grâce à des rites efficients, de se conformer aux schémas mythiques: par la persuasion, par la ruse ou par la force (les traditions divergent), la déesse est apaisée et revient en Egypte en faisant gonfler les eaux du Nil. Dans les situations idéales, elle y retourne sous l'aspect d'une chatte (Bastet), forme aimable de la divinité. Elle est plus généralement Hathor, la déesse nourricière aux attributs bovins. Ce statut ne sera toutefois atteint qu'à partir de la décrue, car une inondation trop forte dévasterait villages, villes et champs et serait catastrophique; trop faible, elle n'irriguerait qu'insuffisamment le pays et provoquerait la disette. Ce mythe inspira de nombreuses réalisations aux artisans égyptiens: statuettes de lionnes, de chattes ou de vaches (sans compter d'autres images de cette déesse volontiers polymorphe) sont fréquentes dans les grandes collections et les œuvres conservées par la Bibliotheca Bodmeriana en proposent plusieurs illustrations (fig. 2 et 3). L'importance du Nil et de sa crue se refléta dans d'autres mythes ou dans d'autres figurations. Son retour saisonnier, promesse de régénération et de renouvellement, permit d'établir un lien privilégié entre Osiris, le dieu mort et ressuscité, et le débordement du fleuve, gage d'une vie nouvelle et de la renaissance de la nature qui triomphe de la mort. Plus souvent encore, le Nil est assimilé aux figures de fertilité. Il s'agit de la représentation d'êtres grassouillets qui incarnent les principales zones de production agricole du pays. Aux origines, il s'agissait de personnifications des domaines religieux, dispersés à travers l'ensemble de l'Égypte, disposées en longues théories où alternaient hommes et femmes sur les parois des temples ou des tombes. Elles représentaient des unités agricoles dont les bénéfices - en nature étaient réservés aux temples ou aux particuliers qui les avaient dotées dans le but d'assurer le bon déroulement des rites ou des offrandes funéraires, voire de l'entretien du clergé consacré. L'art égyptien proposa par la suite une synthèse Chappaz · Au commencement était le Nil

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fig. 3: Statue de chatte en bronze (vue de 3/4), inv. 17

de ces figures sous la forme d'êtres hermaphrodites. La tête généralement surmontée d'une plante ou d'une botte de fleurs (lotus ou papyrus, symboles respectivement de la Haute et de la Basse-Égypte), ces génies sont coiffés d'une longue perruque. Leur torse montre une longue mamelle tombante et leur taille est ceinte d'un ruban d'où pend un discret cache-sexe. Ils portent souvent devant eux un plateau (. . ) sur lequel sont disposées quelques offrandes concrètes ou symboliques (aliments, vases à libations, fleurs, sceptres-ouas - symboles de puissance). Parfois, les manches des sceptres ou les tiges des éléments floraux se prolongent sous le plateau et se terminent par des signes de vie ( ^ ) qui, plus que de longs discours, rappellent la fonction première de ces figurations1. La Bibliotheca Bodmeriana en possède un exemple exceptionnel (fig. 4). Il s'agit d'une plaque de bronze rectangulaire, ajourée et ciselée, représentant une personnification de la fécondité dont le corps est conforme à l'iconographie traditionnelle. Elle est coiffée d'une touffe de papyrus ( "W ). Devant elle, sont gravés les hiéroglyphes:

«Accorder toute nourriture et tout

aliment».

L'originalité de l'œuvre conservée par la Fondation Bodmer réside dans son exécution. Sa petite taille et sa matière - comme les trous destinés à y enfoncer les clous de fixation - la désignent comme un élément d'incrustation, très certainement destiné à orner les lourds battants d'une porte monumentale, à rapprocher d'autres exemplaires datés de la XXVIe dynastie découverts près de Memphis2. Parallèlement à ces transpositions iconographiques ou mythologiques, le Nil imposa aux hommes l'organisation concrète de la gestion des eaux. Pour l'irrigation des cultures, leurs besoins quotidiens, le transport des marchandises, les Égyptiens creusèrent à partir du fleuve un réseau de canaux très dense à travers l'ensemble du pays. Il leur fallait bien sûr les entretenir et les développer, travaux qui n'avaient de sens qu'à grande échelle. Par ailleurs, les anciens remarquèrent que les bénéfices de la crue pouvaient être largement augmentés par des digues capables de la retenir quelques jours sur certaines étendues du terroir, avant de lui laisser poursuivre son cours plus en aval. Ce faisant, elle détruisait les bornes délimitant les champs et obligeait à redéfinir, annuellement, le cadastre. À l'évidence, les problèmes soulevés par une bonne gestion de l'inonda-

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Cf. J. Baines, Fecundity

Figures.

Pour quarante-deux appliques saïtes comparables découvertes en 1900-1901, voir W.K. Simp-

son & E. Brovarski, A Table of Offerings, pp. 70-71 et le catalogue de la vente des collections de Norbert Schimmel (Sotheby's N e w York, 16 décembre 1992, pp. 102-103, n° 103).

Chappaz · Au commencement était le N i l

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tion imposaient d'une part la meilleure entente possible entre les habitants; ils contribuèrent à rassembler les populations, à les rendre solidaires des autres occupants de la vallée du Nil. Ils favorisèrent d'autre part l'émergence d'une administration centrale dont l'autorité pût être reconnue par l'ensemble du pays et qui donna naissance au pouvoir pharaonique. Ces différents constats permettent d'expliquer plusieurs paradoxes liés aux origines de la civilisation égyptienne. Ainsi, on ne trouvera que rarement et qu'accidentellement des témoignages remontant à une préhistoire reculée. Les groupes humains qui peuplèrent les rives du Nil étaient porteurs de traditions et de savoir-faire développés: ils y trouvèrent de la nourriture et des ressources naturelles abondantes (argile, carrières, mines dans les déserts proches, et même diverses essences de bois dont leurs descendants furent privés à la suite de surexploitations). Le régime particulier du fleuve obligea ces populations à des échanges, au respect mutuel, et à déléguer la responsabilité de la gestion collective à quelques individus reconnus de tous (malgré quelques heurts repérables ici ou là). Cela entraîna deux conséquences majeures pour l'histoire du pays. D'une part, la volonté de fixer durablement et précisément des décisions, des engagements, des observations, une mémoire: la constitution du pouvoir monarchique égyptien est ainsi indissociable de l'invention de l'écriture, aux environs de 3200 avant J.-C. D'autre part, cette répartition des rôles et des tâches créait ou encourageait la spécialisation des activités humaines en favorisant l'apparition de métiers ou de fonctions particulières. Cette évolution imposa, sur un plan économique, ses contraintes, telles les premières taxations (embryon de la fiscalité), mais permit aussi l'épanouissement des premières relations commerciales, pratiquées toutefois à une échelle d'autant plus modeste que les Égyptiens procédaient par troc et ne connurent la monnaie qu'au contact des Grecs. Le poids des traditions sociales dut en revanche devenir rapidement assez lourd et, bien souvent, on constate une transmission héréditaire des situations et des titres, créant defacto des classes sociales peu perméables. Artistes et artisans (la langue égyptienne ne les différencie pas) bénéficièrent largement de ce système. Ils purent développer leur talent tout en bénéficiant de «salaires» de l'administration centrale, des temples ou de riches particuliers. Mais surtout, dans cette économie avant tout solidaire, ils n'étaient obnubilés ni par un besoin de rentabilité, ni par le souci de la réussite personnelle. Les artisans travaillaient en atelier, sous la responsabilité de contremaîtres qui se succédaient généralement de père en fils. Il n'est pas rare d'observer, sur une statue, un bas-relief ou une peinture, plusieurs styles qui se côtoient (l'achèvement de la tête et des membres d'une porteuse d'offrandes conservée par la Bibliotheca Bodmeriana relève de deux sculpteurs différents, cf. fig. 13). Les artistes plus expérimentés avaient certainement la responsabilité de traiter les parties les plus délicates, alors que d'autres exécutaient, parallèlement, des travaux plus gros18

Chappaz • Au commencement était le Nil

fig. 4: Applique en b r o n z e r e p r é s e n t a n t u n e p e r s o n n i f i c a t i o n de la fertilité, inv. 15

siers ou plus répétitifs. La coordination ne fut pas toujours parfaite, et il n'est pas exceptionnel de découvrir, sur les bas-reliefs ou les peintures, des personnages possédant deux mains gauches, deux mains droites ou, dans les processions, de dénombrer plus de têtes qu'il n'y a de paires de jambes (et réciproquement). Ainsi, la figure de Senedjemib (fig. 9), d'un style superbe au demeurant, dévoile-t-elle un homme pourvu de deux pieds gauches . . . Il est toujours délicat d'estimer le temps qui fut nécessaire à la réalisation des chefs-d'œuvre de l'art pharaonique. Hormis quelques cas particuliers (achèvement d'une tombe au décès du commanditaire), les artisans paraissent rarement avoir été contraints par des délais impératifs. C'est peut-être ce qui explique la qualité formelle atteinte bien souvent dans leurs réalisations. Utilisant des moyens traditionnels (polissage à l'aide de sable ou de pierres abrasives pour le bas-relief et la statuaire) hérités souvent des temps néolithiques, ils ne semblent pas avoir recherché ou développé assidûment de nouvelles techniques. Le fer n'apparut qu'à la fin du Nouvel Empire (vers 1100 avant J.-C.); auparavant, on se contenta de métaux mous et ductiles, tel le cuivre. Plus surprenant encore, de nombreux ateliers de débitage de silex furent identifiés près des grands sanctuaires du Nouvel Empire. Manifestement, c'est avec des outils d'une telle matière (disponible à profusion dans les veines de calcaire des montagnes bordant le Nil) que les sculpteurs inscrivirent et gravèrent les textes et scènes des grands temples égyptiens (la plupart sont en grès, matériau très facile à travailler de cette manière). Dans les vignettes des tombes, ce sont ces mêmes outils qu'on retrouve entre les mains des artisans chargés de la réalisation des statues. Contrairement aux Grecs ou aux Romains, les anciens Égyptiens ne paraissent pas avoir consigné d'écrits théoriques sur l'art ou l'esthétique. Pourtant, dans le domaine littéraire, Khâkhéperrêseneb désespère, au Moyen Empire, de ne pas posséder un style ou une langue nouvelle pour exprimer la profondeur de ses tourments, puisqu'il a le sentiment que tout a déjà été dit, redit et ressassé, dans l'indifférence générale. Ailleurs, c'est un pharaon qui se vantera, dans ses inscriptions, de la perfection de ses monuments, dont «on n'avait jamais vu de semblables depuis les origines». Au mieux, et au-delà de l'hyperbole, ce type de déclarations prouve que les anciens Égyptiens avaient conscience de normes artistiques. De même, les études métrologiques de l'architecture pharaonique 3 , des proportions de la statuaire ou de la disposition des personnages en deux dimensions (peintures ou bas-reliefs) 4 , montrent a posteriori que les travaux des artisans étaient régis par des règles impératives, codifiées ou empiriques, mais toujours respectées. 3

Par exemple J.-Fr. Carlotti, Cahiers de Karnak X (1995), pp. 65-125. Les travaux d'H. Schäfer restent irremplaçables. Au mieux a-t-on pu proposer des mises à jour, telle l'édition anglaise actualisée par E. Brunner-Traut (cf. H. Schäfer, Principles) ou des compléments portant sur quelques points particuliers. 4

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Chappaz · Au commencement était le Nil

Pour ne retenir que quelques principes qui dictèrent la représentation en deux dimensions de l'être humain, on mentionnera d'abord la latéralité, qui veut que tous les dialogues ou mises en relation des figures s'insèrent dans le champ même de la scène, ce qui conduit les personnages évoqués à se faire face. Le spectateur extérieur n'en est dès lors que le témoin, et les figurations frontales éventuelles 5 - qui s'adresseraient directement à l'observateur - traduisent dans ce contexte des moments particuliers de confidence, de dévotion intime, ou au contraire de crainte, de panique, etc. Un autre principe fondateur de l'art égyptien réside dans la vision aspective (par opposition à perspective) de la représentation. Plutôt que de tenter de recréer une illusion du réel par un point de fuite fictif que s'impose le dessinateur, les artisans préférèrent caractériser les éléments et les reproduire selon une vue analytique et non réaliste. Ils notèrent ainsi sur un même plan des caractéristiques qui n'étaient observables qu'à partir de plusieurs points de vue (l'exemple classique reste celui de la figure humaine représentée de profil, avec cependant l'œil, les épaules et certains vêtements [pagne] ou accessoires montrés de face). Les artistes tentèrent également de mettre en évidence les éléments hiérarchiques d'une composition: ils n'hésitèrent jamais à agrandir les acteurs ou les détails significatifs (à leurs yeux) d'une relation (et de son contexte) ou à en réduire les péripéties secondaires et anecdotiques qui ne relevaient pas du sens fondamental recherché. Ainsi, divinités et pharaons, voire le propriétaire d'une tombe, seront systématiquement figurés à une échelle plus grande que leurs serviteurs. De cette multiplicité des approches, de cette volonté de subordination hiérarchique des images, on aurait pu craindre l'émergence d'un art inorganisé, déséquilibré. Les Égyptiens suppléèrent à cet inconvénient par quelques principes simples, en usant et abusant par exemple de la symétrie (axiale ou transversale). Dans ce contexte, ils développèrent notamment la «loi» d'isocéphalie qui place les têtes des protagonistes d'une action ou d'un dialogue à un même niveau horizontal, qu'ils soient debout ou assis, ce qui entraîne une modification de la proportion des corps. Sur la stèle d'Iouy et Abeteni (fig. 20), les têtes de chaque intervenant se situent à une même hauteur; cependant Iouy est assis, alors qu'Abeteni est debout. Cette disposition traduit sans doute une certaine hiérarchie dans la préséance des partenaires en conférant plus d'importance à Iouy qu'à Abeteni, mais elle permet aussi, dans le contexte religieux de la stèle, de les placer l'un et l'autre à un niveau d'égalité pour recevoir «l'offrande que donne le roi». Ces quelques considérations - dont la liste pourrait facilement être allongée mettent l'accent sur une caractéristique essentielle de l'art égyptien. Quelle que soit la perfection formelle atteinte ou recherchée par l'artisan, les témoignages qui nous sont parvenus montrent que l'art n'était pas destiné à l'agrément, mais 5

Voir l'analyse pertinente développée par Y. Volokhine, La

frontalité.

Chappaz • Au commencement était le Nil

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avait au contraire une fonction religieuse (parfois politique), et que l'œuvre devait surtout et avant tout faire sens. Le but premier d'une statue n'était pas de reproduire fidèlement les traits d'un personnage ou d'un couple, même si les sculpteurs s'efforcèrent - avec plus ou moins de conviction selon les époques d'individualiser leurs modèles. Pour les anciens Égyptiens, la statue était nécessaire aux liturgies et aux cultes, elle était l'intermédiaire, le support ou le média qui permettait à l'officiant d'agir efficacement pour le commanditaire dans le temps et dans l'espace. À son achèvement, des rites semblables à ceux qu'on pratiquait sur les momies le jour des funérailles (Ouverture de la bouche) permettaient de l'animer magiquement. Déposée ou intégrée à la chapelle des tombes, c'est à la statue que s'adressait le culte funéraire. Édifiées dans l'enceinte des grands temples, proches des sanctuaires les plus respectés, d'autres rondesbosses, souvent pieusement consacrées lors d'un pèlerinage, étaient dotées d'une fondation assurant le revenu des offrandes et recevaient, jour après jour et pour l'éternité, la prébende du clergé chargé de leur «entretien». Elles perpétuaient ainsi la mémoire et le nom du commanditaire. D'autres pèlerins plus modestes se contentèrent d'une stèle appelant sur eux la bénédiction des passants ou, selon les époques, d'innombrables figurines en bronze (souvent inscrites au nom du dédicataire), voire de momies d'animaux sacrés témoignant de leur dévotion envers les grandes divinités du pays. Peintures et bas-reliefs procèdent d'un esprit comparable. Pour les particuliers, ils proviennent exclusivement des tombes. Notre vision moderne est toutefois faussée par le fait qu'ils furent découpés et détachés de l'ensemble initial, dans lequel ces représentations fonctionnaient de manière interdépendante. La décoration des parois des chapelles funéraires ou des caveaux répondait en effet à une économie très stricte, mettant en exergue d'abord la production des offrandes et leur apport vers l'image du défunt. Ainsi, par la magie de la représentation, la tombe pouvait-elle fonctionner en parfaite autarcie, comme un véritable microcosme, suppléant au besoin à l'interruption physique du culte funéraire. D'autres scènes, souvent adaptées des vignettes du Livre des Morts, montrent les pérégrinations du défunt dans l'au-delà ou évoquent sa mémoire par la représentation d'épisodes biographiques plus ou moins idéalisés. Cette fonctionnalité religieuse de l'art explique pourquoi les ateliers travaillaient de façon anonyme et notre ignorance du nom des grands maîtres de l'époque pharaonique 6 . Bien souvent, l'équipement de la tombe était dû à la Les fouilles archéologiques et les innombrables documents qui en sont issus permettent en revanche de bien connaître le développement du village de Deir el-Médina où résidèrent les artisans chargés du creusement et de la décoration des tombes de la Vallée des Rois (Nouvel Empire). Règne après règne, il est ainsi possible de recenser les graveurs et les peintres, mais non d'identifier leur travail ou de leur attribuer précisément la réalisation de certains détails des tombes royales. 6

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libéralité du roi qui offrait en récompense à ses dignitaires les plus méritants tout ou partie de leur sépulture et qui devait donc y déléguer les artisans nécessaires à sa bonne réalisation. Il serait naturel de se demander si les anciens Égyptiens possédaient, parallèlement à cet univers religieux voué à l'éternité, des formes d'art plus quotidiennes, plus laïques. La réponse est délicate. Les fouilles des centres urbains sont peu nombreuses et difficiles, puisque les cités anciennes sont bien souvent recouvertes par des constructions modernes. Il ne semble pas cependant que leurs résultats conduiraient à une vision très différente de l'art égyptien. Les rares fresques découvertes - dans les cités royales il est vrai - abordent des sujets religieux plus familiers (génies protecteurs) ou développent une idéologie «politique» (culte royal, supériorité du pharaon envers l'étranger, par exemple) qu'on retrouve également dans l'iconographie des temples et des tombes. Par ailleurs, le matériel artisanal exhumé est si proche des objets découverts parmi les éléments des trousseaux funéraires 7 qu'on peut en déduire que les Égyptiens les plus aisés possédaient un art de vivre raffiné et subtil, qu'ils encouragèrent la production d'objets quotidiens de qualité, mais qu'ils ne paraissent en aucun cas avoir attribué aux «Beaux-Arts» un statut autonome. Dans ces conditions, on comprend aisément l'impression de permanence et d'immuabilité qui se dégage des œuvres égyptiennes. Pourtant, les artisans ne cessèrent jamais d'innover et les spécialistes reconnaissent des styles, des écoles, des périodes caractéristiques, reflets de la longue évolution historique du pays. Aux premières réalisations parfois embarrassées, succédèrent des époques où les artistes gagnèrent en habileté, maîtrisèrent mieux les matières (durant l'Ancien Empire, la statuaire se dégagea ainsi peu à peu des contraintes imposées par les pierres ou les roches). Les crises économiques de la Première Période intermédiaire réduisirent les représentations humaines à des formes quasi impersonnelles, presque hiéroglyphiques. Il en ressortit, lors de la réunification du pays sous le Moyen Empire, un art puissant, aux formes fermes, d'individus athlétiques dans la plénitude de leurs moyens, savamment mis en scène dans des images à la lecture nette et univoque. À la fin de cette période, la statuaire fut cependant traversée par un courant réaliste, du moins en ce qui concerne la représentation des visages, dont on ne cacha ni les rides, ni les cernes, ni les traits dysharmonieux. Portraits réels ou psychologiques? Ce mode de figuration s'institutionnalisa à son tour pour devenir le visage commun et figé des débuts de la Deuxième Période intermédiaire. Le Nouvel Empire est une époque particulièrement féconde. Après un retour aux sources qui vit les premiers souverains s'inspirer du style ferme des débuts du Moyen Empire, les artistes laissèrent libre cours Au demeurant, les marques d'usure relevées sur les éléments de quelques mobiliers funéraires indiquent que ces derniers étaient pour partie constitués d'objets familiers que les défunts emportaient avec eux.

7

Chappaz · Au commencement était le Nil

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à leur créativité; l'évolution des modes vestimentaires ou capillaires permit des traitements nouveaux de la figure humaine et favorisa la représentation d'attitudes inédites, moins rigides. Ce mouvement atteignit son apogée sous le règne d'Akhénaton qui, cherchant à imposer - sans succès durable - une théologie nouvelle, encouragea les artistes à s'affranchir des traditions. Plusieurs innovations (bas-relief dans le creux, animation des scènes [batailles ou chasses par exemple]) furent perpétuées par ses successeurs. Les témoignages postérieurs (Troisième Période intermédiaire) sont moins grandiloquents, plus rares: l'Egypte ne dispose plus des mêmes richesses et son art se fait plus modeste, plus discret. Puis une vague de nostalgie paraît parcourir les ateliers: on s'intéresse aux grands modèles du passé, on recopie statues, peintures ou bas-reliefs des époques glorieuses (principalement du Moyen Empire) et, bien sûr, on les imite abondamment. Ce courant archaïque culmine avec la Basse Époque. Au contact des Grecs, puis des Romains, de grands travaux seront encore entrepris dans les temples: les techniques de construction témoignent d'une réflexion que les occupants ont peut-être stimulée8, mais les décors ou la statuaire ne subissent guère d'influences: au mieux relève-t-on des reliefs plus accentués, plus profonds, des formes plus rondes et généreuses. Quelques particuliers semblent avoir été plus perméables à ces rencontres culturelles: à la fin du IV e siècle déjà, un prêtre d'Hermopolis nommé Pétosiris faisait décorer une partie de son tombeau de scènes relevant d'une iconographie strictement pharaonique que les artistes traitèrent cependant dans le style grec le plus pur. D'autres réalisations témoignent, avec plus ou moins de bonheur, de la rencontre de traditions originaires d'horizons différents (Egypte - Grèce - Rome). Les portraits de momies de l'Egypte romaine - préfiguration de l'art byzantin - transcendent cependant toutes ces cultures, par l'émotion qu'elles procurent encore au spectateur moderne. Bibliographie: J. Baines, Fecundity Warminster, 1985.

Figures. Egyptian

Personification

and the Iconograpy

of a Genre,

J.-Fr. Carlotti, « Contribution à l'étude métrologique de quelques monuments du temple d'AmonRê à Karnak», Cahiers deKarnakx

(1995), pp. 65-125.

H. Schäfer, Principles of Egyptian Art, Oxford, 1986. W. K. Simpson & E. Brovarski, A Table of Offerings, Boston, 1987. Y.Volokhine, La frontalità dans l'iconographie

de l'Egypte ancienne (CSÉG 6), Genève, 2000.

P. Zignani, «Monolithisme et élasticité dans la construction égyptienne. Étude architecturale à Dendera», BIFAO 96 (1996), pp. 453-487. P. Zignani, « Étude architecturale et modélisation des structures au temple d'Hathor à Dendera », BIFAO 97 (1997), pp. 293-311. 8

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P. Zignani, BIFAO 96 (1996), pp. 453-487 et BIFAO 97 (1997), pp. 293-311. Chappaz · Au commencement était le Nil

Esquisses et tracé Arts égyptiens, du collectionneur à la Fondation SANDRINE VUILLEUMIER e t JEAN-LUC

CHAPPAZ

La collection d'oeuvres pharaoniques réunie par Martin Bodmer et actuellement conservée à la Bibliotheca Bodmeriana de Cologny 1 est quantitativement modeste: douze papyrus et vingt-et-un aegyptiaca,

comprenant un vase, cinq bas-

reliefs, un linteau, six statues et statuettes, deux stèles, un fragment de peinture murale, une plaquette de fondation, un bouchon de vase canope, une applique en bronze, un portrait de momie de l'Egypte romaine et un ostracon hiératique. Chronologiquement, la protohistoire y est représentée par un seul objet, l'Ancien Empire par quatre témoignages, le Moyen Empire par deux stèles, le Nouvel Empire par cinq documents; sept œuvres concernent la Basse Époque, deux l'Egypte grécoromaine. Les papyrus s'échelonnent de la XXIe dynastie à l'époque romaine. Cette modestie n'est qu'apparente, car plus de la moitié de ces témoignages comptent au nombre des œuvres les plus prestigieuses de leur époque ou de leur genre. Il vaut la peine de s'interroger sur la manière dont Martin Bodmer a réuni cette collection, qui ne représente qu'une infime partie des richesses rassemblées par un homme passionné, mais pour qui l'Egypte ancienne n'était pas le premier centre d'intérêt. A priori, on serait tenté de répondre que cette civilisation devait certainement représenter pour lui une étape importante dans son projet de retracer l'évolution de la pensée humaine et de la littérature mondiale 2 . Plusieurs pièces égyptiennes - parmi les plus importantes - font toutefois partie de ses dernières acquisitions. S'agissait-il de doter la Bibliotheca Bodmeriana de documents jusqu'alors négligés et de compléter grâce à eux son œuvre transculturel? Ces derniers achats reflètent-ils au contraire un intérêt ultime pour cette civilisation? La réponse est délicate et la question restera ouverte. Les choix de Martin Bodmer paraissent toujours avoir été sûrs: bien souvent et pour autant qu'il ait été possible d'en retrouver la trace dans les archives - ils se sont tournés vers des documents peu connus, mais attestés au XIXe siècle déjà ou au début du XXe. Cette histoire «moderne» des monuments semble avoir revêtu une certaine importance aux yeux de Martin Bodmer. Pour beaucoup d'entre eux, elle fut consignée sur les fiches de la Fondation, non sans hésitations parfois, signalées par des points d'interrogations qui témoignent, lorsqu'ils se rapportent au mode d'acquisition, que ces fiches furent rédigées tardivement. Lors de notre recherche, certaines ambiguïtés purent être levées, des compléments 1 D'autres œuvres égyptiennes, rassemblées par Martin Bodmer, auraient été léguées aux membres de sa famille et ne sont, de ce fait, pas conservées à la Fondation (information de Martin Bircher, que nous remercions). 2 Voir le large panorama dressé par B. Gagnebin, Genava n. s. 20 (1972), pp. 5-54.

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apportés, mais il ne nous a pas toujours été possible de vérifier certaines informations3. En considérant plus spécifiquement les vingt-neuf œuvres dont la date d'acquisition est précisément connue, on essayera de reconstituer la relation qu'entretint Martin Bodmer avec l'Égypte ancienne, de suivre la démarche et la pensée du collectionneur dans un domaine si particulier. Le premier achat bien documenté est un ensemble de neuf papyrus (Livres des Morts, Amdouat)

à

Amsterdam en 1937 (voir infra, l'étude de Michel Valloggia). En 1941, Martin Bodmer obtint auprès de la galerie Fischer à Lucerne (vente du 21 mai) l'applique en bronze figurant un génie de fertilité et deux bas-reliefs de Basse Époque (porteuse d'offrandes et génies funéraires). Pour l'anecdote, on signalera que ces trois lots sont les seules pièces égyptiennes du catalogue illustrées par des photographies. On joindra à ces douze documents l'ostracon de la Satire des Métiers, dont la date et le mode d'acquisition ne sont pas connus, mais qui fut publié une première fois par H. Brunner en 19444. Une dizaine d'années plus tard, en mai 1950, la statue de Sobekhotep fut adjugée à Martin Bodmer lors de la vente E. Brummer à New York. Dans cette même ville, il acquit en 1953 un bas-relief représentant une tête de femme auprès de J. Hirsch. À ce stade, la collection semble disparate. Certes, les documents écrits y occupent une place prédominante (papyrus, ostracon, statue de Sobekhotep, qui de surcroît était scribe royal), mais les bas-reliefs ou l'applique font figures de «pièces rapportées». Au début des années 60, de nouvelles œuvres enrichirent la collection. Ce fut d'abord un vase protodynastique (Ars Antiqua, Lucerne, vente du 14 mai 1960), qui retint l'attention du collectionneur, probablement en raison de la présence d'une brève inscription qui compte au nombre des premières manifestations de l'écriture hiéroglyphique.Trois papyrus, acquis auprès de P. Botte et de H. P. Kraus en 1961, permirent d'accroître cet ensemble de nouveaux exemplaires du Livre des Morts, dont deux s'avèrent particulièrement prestigieux, et paraissent montrer que les intérêts de Martin Bodmer se recentrèrent alors sur les documents écrits ou les manuscrits. Pourtant, en mars 1962, il se porta acquéreur de la superbe statue de chatte de l'ancienne collection Albert Stheeman que proposait Sotheby's à New York. L'année suivante, l'achat auprès de l'antiquaire H. P. Kraus d'une plaquette de fondation d'un Sérapeum, présenté alors comme celui d'Alexandrie, ne pouvait surprendre, d'autant plus que le vendeur sut flatter Martin Bodmer en établissant des parallèles entre la grande bibliothèque antique et celle que le collectionneur rêvait de créer5. À la frontière de plusieurs mondes et de plusieurs civilisations, cette tablette constituait un lien privilégié entre des horizons

3

Dans ces cas, nous conservons le point d'interrogation dans nos propos.

4

H. Brunner, Die Lehre des Cheti, pp. 155-168.

5

H. P. Kraus, A Rare Book Saga, pp. 275-277.

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culturels et géographiques différents, aptes à réunir les sagesses et traditions millénaires moyen-orientale, africaine et européenne. À partir de 1964, l'intérêt de Martin Bodmer pour l'Égypte ancienne prit une orientation différente, plus déterminée semble-t-il. Toutes ses acquisitions passèrent par un unique et même fournisseur, l'antiquaire Nicolas Koutoulakis, auprès duquel il procéda à des achats réguliers: une statuette en bois de l'Ancien Empire (1964), un portrait de momie de l'époque romaine (1965), la dyade de Khaout et Tanetimentet, un fragment de peinture murale représentant un couple suivi d'un scribe et une statuette en bronze d'une déesse à tête de lionne (1967), le linteau de Kaâper - qui lui fournissait l'occasion de compléter le dossier « écriture» d'hiéroglyphes classiques particulièrement soignés (1969) - , et le bas-relief de l'Ancien Empire au nom de Senedjemib (1970)6. Ces derniers enrichissements, complémentaires aux œuvres déjà réunies, focalisent notre attention autour de la représentation bidimensionnelle ou tridimensionnelle de l'être humain7: il semble ainsi qu'en dernière analyse, Martin Bodmer ait voulu doter la Fondation qu'il envisageait de créer de témoignages exemplaires, parce que choisis parcimonieusement mais avec une grande sensibilité, de toutes les grandes périodes de l'histoire de l'art pharaonique, en concentrant son attention sur son élément le plus fragile, le plus permanent et le plus semblable à nous-même, celui qui n'était ni dieu ni pharaon: l'homme. Dans les pages qui suivent, une sélection d'oeuvres est présentée chronologiquement. Elle est complétée infra par l'étude des stèles, des statues inscrites ou du linteau (cf. «Une offrande que donne le roi . . .»). Les autres documents sont illustrés en marge des études publiées dans ce volume. Le lecteur trouvera in fine une liste des œuvres classées chronologiquement, avec les indications bibliographiques et le renvoi aux figures, ainsi qu'une table de concordance basée sur les numéros d'inventaire 8 .

Une vingt-neuvième pièce égyptisante (sceau-cylindre, inv. 7) n'a pas été retenue dans cette présentation en l'attente d'études plus approfondies sur son authenticité. 7 On relativisera notre propos en soulignant qu'il ne porte que sur les œuvres dont nous avons pu établir indiscutablement le mode et la date d'acquisition. Les cinq documents restants (soit deux stèles, un fragment de titulature royale, un modèle de sculpteur figurant une tête de lionne et un bouchon de vase canope) ne devraient cependant guère en modifier les conclusions. 8 Jusqu'en juillet 2000, seuls les papyrus en étaient pourvus. Les numéros d'inventaire des aegyptiaca furent attribués lors de leur transport dans un dépôt des Musées d'art et d'histoire de la Ville de Genève où ils furent conservés en attendant la fin des travaux de transformation de la Fondation à Cologny. 6

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fig. 5: Vase protodynastique en calcite, inv. 2

Vase cylindrique de pierre Inventaire n° 2. Calcite. Hauteur: 24.8 cm. Diamètre: 8.5 - 8.8 cm (base) et 9.3 cm (col). Diamètre minimum: 7.6 cm. Provenance inconnue, peut-être Abydos (?). Époque thinite, Ière-IIIe dynastie, vers 3000-2760 avant J.-C. Bibliographie: Ars Antiqua, Antike Kunstwerke.

Auktion II (Samstag, den 14. Mai 1960),

Lucerne, 1960, p. 5 et pl. I.

La plus ancienne œuvre de la collection, un vase cylindrique élancé (fig. 5) à la panse concave, appartient à un type bien attesté9. Ce récipient, à la lèvre peu développée, est exécuté en calcite par forage et polissage. Son décor est constitué de deux lignes incisées à 0.8 cm et 1.4 cm du col et d'un double protome de lion gravé en léger relief sur la panse:

. Ce type de gravure est assez répandu sur

les vases de pierre, bien que ce motif particulier n'y soit pas attesté10. En revanche, des représentations similaires se retrouvent sur différents sceaux-cylindres provenant notamment d'Abydos et de Saqqarah11. Le signe hiéroglyphique JL'ISL a été régulièrement lu comme le nom du dieu chtonien Aker12, considéré comme le gardien de l'entrée et de la sortie de l'au-delà dès les Textes des Pyramides. La vaisselle de pierre est moins caractérisée par des formes distinctives que par l'usage d'une matière particulièrement résistante, symbolisant la durée et la stabilité. Elle constituait donc un trousseau régulièrement placé dans les tombes et assurait la conservation des produits précieux, garant de l'approvisionnement éternel des défunts. Ce type de vaisselle apparut dès l'époque préhistorique. Il gagna en élégance à partir de la période Nagada II et durant l'époque thinite, puis perdura au cours de l'Ancien Empire. La typologie et le décor de ce vase plaident en faveur d'une datation entre la lère et la IIIe dynastie13.

9

A. el-Khouli, Egyptian Stone Vessels, pp. 13-14 et pl. 6.

10

P. Kaplony, Steingefässe, pl. 13, n° 1, pl. 14, n° 2 et pl. 16, n° 5.

11

W . F. Petrie, Royal Tombs, pl. XIV, n° 104. W. B. Emery, Hor-Aha,

p. 30, n° 29 et Great Tombs,

p. 82, n° 40. 12

P. Kaplony, Inschriften,

p. 71, qui mentionne ce vase à la p. 732. C. de Wit, Le rôle et le sens du

lion, pp. 91 -106. H. Bonnet,RÄRG,pp. 11 - 1 3 . M. F. Bisson de la Roque,BIFAO 30 (1931 ), pp. 575-580. W. B. Emery, Hor-Aha, p. 89. Contra E. Hornung, LÄ I (1975), 114-115, qui préfère à ikr la lecture hns. 13

B. G. Aston, Stone Vessels, pp. 99-103.

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Tête d'une femme Inventaire n° 3. Calcaire. Bas-relief pour le décor, hiéroglyphes gravés en creux. Hauteur: 27.5 cm. Largeur: 37.2 cm. Épaisseur: 4 cm. Provenance inconnue, peut-être Dachour (?). Ancien Empire, IVe dynastie, vers 2670-2510 avant J.-C. Bibliographie: inédit.

Ce relief inséré dans une résine moderne (fig. 6) représente la tête d'une femme vue de profil. Celle-ci porte une perruque tripartite, aux longues mèches verticales, qui dégage une oreille fine au pavillon bien dessiné. Une boucle de cheveux garnit la tempe. Une paupière ourlée délimite un œil sans pupille et le sourcil est gravé selon un arc de cercle régulier. Le nez est fin avec des narines nettement modelées. Les lèvres et le menton sont malheureusement altérés. La femme porte un tour de cou et on distingue, sur les épaules, l'indication d'une bretelle avec la trace, encore visible à l'arrière, d'un large collier à trois ou quatre rangs de perles en forme de larmes. Le port simultané de ces deux parures est un critère de datation qui invite à attribuer ce relief à la IVe ou à la Ve dynastie14. Les vestiges d'un cartouche devenu presque entièrement illisible se devinent dans le dos de

Dans la partie supérieure du relief, on distingue plusieurs signes hiéroglyphiques disposés en colonnes:

Élf Ml ïP án IP 0ρ ] ¡1 il If Le titre de «prêtresse» se lit à trois reprises; l'indication des cultes qu'elle desservait devait figurer au-dessus de la découpe supérieure actuelle. Le nom de la femme n'est pas conservé. Malgré ces maigres informations, il est toutefois tentant de proposer un rapprochement avec la fausse-porte du prince Kanéfer découverte par J. de Morgan en 1895 sur le site de Dachour15. Ses montants extérieurs, conservés au Musée du

N. Cherpion, Mastabas et hypogées, p. 70, critère n° 46. J. de Morgan, Dachour II, p. 23 et pl. XXVI. Elle se trouvait sur le mur est du mastaba de Kanéfer situé dans le cimetière est de la pyramide nord de Snéfrou. 14 15

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fig. 6: Tête de femme en bas relief, inv. 2

Louvre16, ont fait l'objet d'études détaillées17. Le montant droit est en partie détruit alors que le gauche est sillonné de plusieurs cassures horizontales. Sur le retour intérieur, l'épouse du dignitaire est accompagnée de ses enfants. Elle revêt une robe moulante et porte une perruque longue identique à celle du fragment de Cologny. Le traitement du visage, bien que largement altéré, est comparable. Selon le dessin de J. de Morgan 18 , la femme portait également un tour de cou et un large collier. Au-dessus de son visage, cinq colonnes d'hiéroglyphes livrent ses titres et son nom: «La prêtresse d'Hathor

du Sycomore, la prêtresse

de Celle qui ouvre les chemins, Neith du Nord du mur, la prêtresse de la Maîtresse de Benderà dans toutes ses places, privilégiée

auprès du grand dieu, la connue

du roi Khouensou19 ». À l'arrière de sa tête, une inscription débutant par un car16

Louvre E.l 1286, PMIII2, p. 893, n° 28. Les montants intérieurs de la fausse-porte ainsi que la

table d'offrandes dédiée par son fils se trouvent aujourd'hui au British Museum (BM 1324 et 1345). 17

Chr. Ziegler, RdÉ 31 (1979), pp. 120-134, GM 51 (1981), pp. 139-150 et Catalogue

des stèles,

pp. 231-237, n° 42. 18

J. de Morgan, Dachour

19

Chr. Ziegler, RdÉ 31 (1979), p. 131.

il, p. 23.

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touche au nom de Snéfrou traite de son fils: «Le prêtre de Snéfrou, l'initié aux secrets, le connu du roi Kaouab20». En regard, sur le retour du montant droit, le buste et les titres de l'épouse sont perdus. C'est à cet endroit que le relief de la collection Bodmer pourrait s'insérer. La disposition des colonnes fournit un premier élément de comparaison. Les trois premières se terminent par le titre de «prêtresse» à l'instar des hiéroglyphes encore visibles sur le fragment de Cologny. La quatrième colonne en revanche s'achève différemment, indiquant que l'énoncé des titres devait varier légèrement dans sa composition. La cinquième, détruite, ne livre malheureusement pas le nom de la femme. Le seul 1 encore lisible dans le cartouche du fragment fournit un argument supplémentaire à ce rapprochement. Il convient parfaitement à la restitution du nom de Snéfrou, observable sur le montant du Louvre. La disposition générale de l'œuvre et des hiéroglyphes, ainsi que les similitudes stylistiques, constituent d'autres indices en faveur de l'hypothèse proposée. Malheureusement, les cassures ne sont pas jointives et l'attribution reste tributaire des confirmations que pourra apporter l'étude en cours. Un dernier argument milite en faveur de cette attribution. De nombreux fragments provenant des mastabas de la nécropole de Dachour furent mis en vente entre 1900 et 1920 suite aux pillages de la région21. Des mentions consignées dans les registres de la Fondation pourraient faire remonter à cette époque l'apparition du relief de Cologny sur le marché de l'art22, bien que son acquisition par Martin Bodmer n'eût lieu qu'en 1953, auprès de J. Hirsch à New York. Si cette hypothèse devait s'avérer exacte, nous serions en présence du visage à peu près intact de l'épouse de Kanéfer23, «fils royal de Snéfrou», dont la tombe est régulièrement attribuée à la IVe dynastie24.

20

Ibid., p. 132.

21

A. Barsanti, ASAÉ 3 (1902), pp. 198-205. L'acquisition des montants de la fausse-porte de

Kanéfer p a r le Louvre date de 1912. 22

Ce relief aurait été présenté à Genève par une maison de ventes suisse (Ars Classica, n° 517),

dont l'activité semble avoir cessé à la fin des années 20. 23

Sur ce dignitaire, cf. M. Baud, Famille royale, pp. 83-92.

24

Chr. Ziegler, fleté 31 (1979), p. 134 et Catalogue des stèles, p. 231. N. Cherpion, Mastabas et hy-

pogées, pp. 106-108. R. Stadelmann, MDAIK 36 (1980), p. 440, n. 3. H. G. Fischer, n. 440. E. Martin-Pardey, SAK 11 (1984), p. 233, n. 16. Contra N. Strudwick, pp. 152-153 et Y. Harpur, Decoration,

p. 248, n. 5 (Ve dynastie), ainsi que B. Schmitz,

pp. 145-149 (fin de l'Ancien Empire).

32

Vuilleumier/Chappaz • Esquisses et tracé

Orientation,

Administration, Königssohn,

Statue d'un homme

debout

Inventaire n° 5. Bois polychrome avec incrustations de bronze. Hauteur: 79 cm. Hauteur (y compris le socle): 88 cm. Largeur: 22 cm (aux épaules). Provenance inconnue. Ancien Empire, Ve dynastie, vers 2510-2350 avant J.-C. Bibliographie: inédit.

Cette sculpture en bois (fig. 7 et 8) appartient à un type statuaire répandu et trouve différents parallèles 25 . Elle représente un homme debout, le pied gauche en avant, dans l'attitude de la marche. Les mollets sont galbés et l'arrête des tibias indiquée. Les pieds nus sont figurés schématiquement avec de longs orteils. Le bras droit retombe le long du corps; la main est percée d'un trou destiné à recevoir un sceptre rapporté, aujourd'hui perdu. Le bras gauche est replié à angle droit, la main perforée de façon à accueillir un bâton sur lequel le personnage s'appuyait. Il revêt un court pagne blanc, plissé, retenu par une ceinture plate et ne porte aucun bijou. Le torse est athlétique et le ventre légèrement proéminent, la taille fine et les hanches étroites. La perruque courte et bouclée dégage la nuque 26 et dissimule les oreilles. Peintes en noir, les boucles sont disposées verticalement et divisées par des sillons. Le visage, arrondi, s'insère dans le plan parallèle formé par les retombées latérales de la coiffure27. Les détails des sourcils, à peine arqués, et des paupières sont incrustés de bronze. Le fond de l'œil est rendu à l'aide d'une pâte blanche et la pupille peinte en noir. Le nez, dont les ailes sont bien marquées, est petit et rond. Le pli naso-labial se prolonge jusqu'à la commissure des lèvres. La bouche, assez petite, laisse apparaître un léger sourire. L'état de conservation du bois et des pigments est étonnant 28 et confère à cette statue une esthétique fort équilibrée.

25

Par exemple, Chr. Ziegler, Catalogue des statues, pp. 183-185. Ce type de perruques se rencontre régulièrement à la Ve ou à la VIe dynastie, voir N. Cherpion, Critères de datation, pp. 103-104. 27 Celles-ci forment un angle avec la partie supérieure de la perruque. On rencontre ce type surtout à la Ve dynastie, cf. Ibid., p. 105. 28 II n'est pas possible d'exclure l'existence d'éventuels repeints. 26

Vuilleumier/Chappaz • Esquisses et tracé

33

fig. 7: Statuette d'un homme debout en bois polychrome (vue de % droit), inv. 5

fig. 8: S t a t u e t t e d ' u n h o m m e d e b o u t en bois p o l y c h r o m e (vue de face), inv. 5

fig. 9: Figure en pied de Senedjemib, inv. 4

Figure en pied de

Senedjemib

Inventaire η" 4. Calcaire. Bas relief. Hauteur: 85.5 cm. Largeur: 59 cm. Épaisseur: 4.5 - 5.5 cm. Provenance inconnue, probablement Saqqarah (?) ou Giza (?). Ancien Empire, VIe dynastie, règne de Pépi Ier, vers 2330-2280 avant J.-C. Bibliographie: PM III2, p. 762.

Ce relief représente un homme dans l'attitude de la marche, orienté vers la gauche (fig. 9). Il tient dans la main gauche un bâton-medou et dans la droite un sceptre-sekhem. Il porte un pagne triangulaire lisse maintenu par une ceinture munie d'un nœud, un bracelet à chaque poignet, un large collier et une perruque courte et bouclée, sans calotte, qui dégage les oreilles. L'œil est bordé d'une paupière ourlée finement gravée et le sourcil décrit un arc de cercle régulier. Le nez est petit et les narines sont bien modelées. La bouche esquisse un léger sourire et une courte barbe souligne le menton. Le nom du personnage, Senedjemib, est inscrit devant lui juste en dessous de la cassure supérieure 29 :

n

i l

m m

mrn

La perruque courte dégageant l'oreille et le type de sceptre-sekhem, avec ombelle de papyrus, constituent des critères de datation caractéristiques de la VIe dynastie, et plus particulièrement du règne de Pépi Ier30. Un relief, conservé au Musée de Copenhague 31 , représente un personnage homonyme dont la ressemblance est frappante, tant dans le style que dans les proportions. De l'orientation inverse du dignitaire on peut déduire que ces deux œuvres formaient peut-être un ensemble 32 . Seules deux différences, qui ne contredisent pourtant pas le rapprochement envisagé, sont remarquables: le sceptre est représenté derrière le pagne 33 et le tissu de celui-ci comporte des plis horizontaux. L'inscription, complète dans ce cas, nous livre les titres du personnage: «Le prêtre adjoint de la pyramide de Pépi Ier34, le juge attaché à Hiérakonpolis,

29

La base conservée d'un signe vertical nous indique la présence d'une inscription dans la partie détruite. La reconstitution est faite selon la disposition du parallèle mentionné ci-dessous. 30 N. Cherpion, Mastabas et hypogées, p. 58, critère n° 32 et p. 66, critère n° 42. 31 Copenhague n° 15002. PMIII2, p. 756. M.-L. Buhl, Mélanges Saint-Joseph XLV, pp. 197-201 et pl. 1 et Nationalmuseets Arbejdsmark,pj>. 163-168. 32 Peut-être les piédroits ou les tableaux intérieurs d'une porte, voire les piliers d'une tombe. 33 II n'est pas rare de rencontrer une telle disposition sur des figures symétriques. 34 Elle est appelée «Pépi est stable et parfait», cf. H. G. Fischer, Varia Nova, pp. 73-77. Vuilleumier/Chappaz • Esquisses et tracé

37

le supérieur du secret de l'écoute en solitaire, privilégié par le grand dieu, Senedjemib35y>. S'il est possible de rapprocher ces deux reliefs, le nom de leur propriétaire est, en revanche, trop répandu à l'Ancien Empire pour permettre l'attribution d'une identité précise et assurée à ce personnage 36 .

fig. 10: Fragment de peinture murale, inv. 11

Fragment

de peinture

murale

Inventaire n° 11. Peinture polychrome sur pisé. Longueur: 41 - 41.5 cm. Hauteur: 26.5 - 28.5 cm. Épaisseur: 5 - 6 cm. Provenance inconnue, peut-être Thèbes (?). Nouvel Empire, XXe dynastie (?), vers 1190-1070 avant J.-C. (?) Bibliographie: inédit. 35

D'après M.-L. Buhl, Mélanges Saint-Joseph

36

II appartenait peut-être à la famille de Sndm-jb

XLV, pp. 199-200. Inty et de son fils Sndm-jb Inty, tous deux

vizirs sous Djedkarê et Ounas. Sndm-jb Mhy est représenté dans sa tombe avec sa femme et ses enfants dont un Sndm-jb Saint-Joseph

si.f smsw mry.f, «son fils aîné qu'il aime», cf. M.-L. Buhl, Mélanges

XLV, pp. 197-201. On notera également l'existence d'une table d'offrandes dédiée

par un certain Sndm-jb, juge attaché à Hiérakonpolis, cf. P. Kaplony, MIO 14 (1968), pp. 202-203 et pl. 10, n° 17.

38

Vuilleumier/Chappaz • Esquisses et tracé

Sur ce fragment de peinture murale (fig. 10) provenant d'une tombe sont figurées une procession et une scène, peut-être rituelle. Au centre, trois personnages sont représentés dans l'attitude de la marche. À droite, un homme ouvre le cortège. Il est habillé d'un pagne blanc, légèrement bouffant, descendant jusqu'à mi-mollet et remontant dans le dos, qui est retenu par une ceinture formée d'un ruban orné de franges et de galons. Il est coiffé d'une perruque en forme de bourse découvrant ses oreilles. La femme, au centre, coiffée d'une longue perruque dont les mèches tressées retombent dans le dos, revêt une robe plissée aux amples manches, sans aucun bijou. Le scribe qui les suit porte un pagne rebondi, retenu par une bretelle sur l'épaule gauche. Il a le crâne rasé et tient dans la main droite une palette. Son bras gauche, orné d'un bracelet, est replié devant lui. Les plis des vêtements sont dessinés en rouge. Aucun personnage ne chausse de sandales. Selon les conventions de la représentation égyptienne, la carnation des hommes est plus foncée que celle des femmes. Dans le cas présent, elle est brune alors que celle de la femme est plutôt beige. Le contour des figures est indiqué par un trait noir pour les personnages masculins, ou rouge pour la femme. Le cou est délimité par une ligne de la même couleur. Le fond est jaune et le sol représenté, selon l'usage, par une ligne horizontale noire37. L'inscription qui figure au-dessus des personnages est très fragmentaire, mais on distingue encore, parmi les colonnes, quelques signes hiéroglyphiques exécutés hâtivement à la peinture noire:

Il est difficile d'estimer la hauteur initiale de ces colonnes, mais vraisemblablement seul un (ou peut-être deux) cadrat manque. En effet, on lit en tête de l'inscription « l'Osiris », terme générique désignant un défunt, et à la septième colonne «juste

de voix»

qui indique que celui-ci a été admis parmi les bienheureux au

terme de son jugement posthume. Entre ces deux groupes hiéroglyphiques devaient figurer les titres et le nom du premier personnage, aujourd'hui perdus. Les traces suivantes correspondraient bien à la désignation de son épouse38, puis à celle du scribe qui les suit39. Ce texte lacunaire servait de légende à la scène et sa disposition montre la volonté de l'artiste de bien préciser l'identité de chacun.

37

Sur les fonds jaunes, cf. N. Cherpion, GM 101 (1988), pp. 19-20.

38

L'hypothèse de lacunes restreintes permet d'envisager la reconstitution suivante «Sa

la maîtresse [de maison], la chanteuse 39

[sœur],

de [.. ./». Son nom n'est pas conservé.

D'après le texte subsistant, peut-être était-il « p r ê t r e pur»?

Son crâne rasé serait en faveur

de cette hypothèse.

Vuilleumier/Chappaz • Esquisses et tracé

39

À la suite de ce cortège restreint figure une stèle dont seule l'extrémité droite reste visible. En dessous d'une ligne de sol qui délimitait la représentation du cintre, on lit quelques signes restitués comme suit:

Sous la traditionnelle formule «Paroles à dire»40, on reconnaît une épithète courante d'Anubis, «Celui qui est dans les bandelettes», qui se rapporte à sa fonction et ses prérogatives d'embaumeur. À l'avant des trois personnages centraux, deux divinités, de plus petite taille se tiennent debout, orientées dans le même sens. Leurs cheveux sont verts. La déesse, à la peau jaune, est vêtue d'une longue robe rouge et parée d'un collier. Le dieu, barbu, porte un pagne court de couleur jaune et un collier. Ses chairs sont vertes et brunes. Le sol à leurs pieds est de couleur rouge. Au-dessous d'eux, surmontant un caisson rectangulaire noir juché sur un traîneau, se lisent quelques signes dont l'interprétation reste conjecturale41:

Il faut probablement rechercher l'origine de cette peinture dans l'une des nombreuses nécropoles thébaines42. Les vêtements et le traitement des couleurs sont typiques de l'époque ramesside. Il ne reste plus qu'à découvrir de quelle tombe ce fragment provient...

40

La lecture du signe j p n'est pas certaine. Seule la spirale de la couronne est encore visible.

41

La restitution du signe J est probable bien que non assurée. Étant donné la brièveté du

texte conservé, il est difficile de proposer une traduction et une interprétation de ce passage qui pourrait être en relation avec un rite particulier. 42 N. Cherpion et J.-P. Corteggiani, que nous remercions, ne pensent pas qu'il puisse s'agir de la nécropole de Deir el-Médina.

40

Vuilleumier/Chappaz · Esquisses et tracé

Statuette d'une déesse à tête de lionne Inventaire n° 13. Bronze, fonte creuse. Hauteur: 64cm. Largeur (coudes): 14.3 cm, (siège): 11.5 cm. Profondeur (pieds): 29 cm. Provenance inconnue. Basse Époque ou début de l'époque ptolémaïque, vers 400-200 avant J.-C. Bibliographie: J.-L. Chappaz, in: Animaux,

pp. 23 (fig. 4), 156-7, 200 (n° 78).

Assise sur un siège à dossier bas, la déesse (fig. 11) pose sa main droite à plat sur la cuisse et garde son poing gauche fermé (qui tenait peut-être originellement un objet) légèrement au-dessus de son genou. Elle revêt une longue robe-fuseau de mode archaïque qui laisse transparaître ses formes: poitrine, nombril, larges hanches et galbe des chevilles. Les pieds sont nus et les orteils détaillés. Sa tête est celle d'une lionne; une collerette, en forme de demi-lune, orne son menton. Elle est coiffée d'une perruque tripartite dont les mèches sont traitées en forme de petits cylindres (à la manière de tuiles). Un large collier se distingue entre les pans antérieurs de la perruque. Les oreilles se terminent en pointe, rappelant celles d'une chatte43. Sur le sommet du crâne, les cheveux sont presque ras, surmontés d'un modius décoré d'une frise d'urœi vues de face. Un autre cobra, plus gros et indépendant, se dresse à son front. Au-dessus du modius s'élève une paire de fines cornes (oryx?) qui encadrent à leur base un disque solaire. Ces ornements sont modelés devant deux hautes plumes. Sur les côtés du siège, on a ciselé l'image d'une femme à tête de lionne, coiffée du disque solaire, accroupie sur une fleur de lotus épanouie. À l'arrière du siège, un faucon aux ailes éployées, coiffé d'un disque solaire et flanqué de deux plumes d'autruche (signe de la déesse Maât, incarnation de la Justice et de la Solidarité) paraît prendre son envol. Au-dessous, un génie Heh (éternité) coiffé d'un disque solaire dans lequel est inséré une autre plume d'autruche est accroupi sur une corbeille (hiéroglyphe déterminant les fêtes ou la supériorité hiérarchique). Il tient en main deux nervures de palmier (symboles du temps). La synthèse des éléments iconographiques relevés sur cette œuvre constitue une excellente illustration de la multiplicité des approches d'un même phénomène divin. Sur le plan mythographique, ils rappellent bien sûr les métamorphoses de la déesse dangereuse, tour à tour lionne ou cobra, mais qui, apaisée par les rites, peut devenir l'aimable chatte Bastet44. Les décors du siège évoquent d'autres traditions: le lotus dont elle paraît issue (faces latérales) représente la fleur primordiale, celle qui donna naissance au premier soleil (dont la lionne est

43

Pour cette particularité observable sur la plupart des déesses-lionnes, voir É. Varin, BSÉG 14

(1990), pp. 81-87. 44

Sur le mythe de la déesse dangereuse, voir Ph. Germond, Sekhmet. Voir aussi L. Delvaux et

E. Warmenbol (éd.), Les divins

chats.

Vuilleumier/Chappaz • Esquisses et tracé

41

fig. 11 : Statuette en bronze d'une déesse à tête de lionne (vue de face), inv.

une manifestation aussi efficace qu'agressive, rappelant que si cet astre est source de vie, il n'en provoque pas moins sécheresse et insolation sur les déserts proches de l'Égypte). Les gravures de la face postérieure soulignent les liens de la déesse avec le dieu solaire hiéracocéphale Rê-Horakhty, Horus de l'Horizon (n'est-elle pas aussi Hathor, le «château d'Horus» ?), démiurge dont la fille Maât régente la création. Enfin, le génie Heh, l'une des personnifications du temps cyclique imaginé par les anciens Égyptiens, de même que les cornes d'oryx, associées à Satis - déesse nubienne qui préside aux sources du Nil - confirment que c'est bien au renouveau de l'année, dans cette période transitoire précédant l'arrivée de la crue, que la déesse, à l'affût du désordre que ces grands bouleversements pourraient engendrer, était la plus redoutable, mais aussi la plus efficace lorsqu'elle consentait à se montrer favorable et aimable envers l'humanité. Statuette de chatte Inventaire n° 17. Bronze, fonte creuse. Hauteur: 34cm. Largeur: 10cm. Profondeur: 18cm. Provenance inconnue. Basse Époque, XXVIe dynastie (?), VHe-Ve siècle avant J.-c. (?). Bibliographie: B. Gagnebin, Genava n. s. 20 (1972), p. 50; J.-L. Chappaz, in: Animaux, pp. 144-5 et 200 (n° 80).

Forme apaisée de la déesse dangereuse (la redoutable lionne enfin métamorphosée grâce à l'efficience des rites), la chatte est tout à la fois la conclusion heureuse et espérée des tribulations agressives de l'œil de Rê et l'incarnation des bienfaits que la puissance divine peut offrir à l'humanité: victoire de l'ordre civilisé sur le chaos sauvage, de l'amour et de la solidarité sur la haine et l'égoïsme, promesse de fertilité et d'abondance suite à une bénéfique crue du Nil (ni trop abondante, ni trop faible). Elle est plus particulièrement vénérée sous le nom de Bastet, dont la popularité ne cessera de croître dans la première moitié du premier millénaire avant notre ère, mais elle est aussi considérée comme l'image bienfaisante de toutes les déesses liées à ces mythèmes: Sekhmet, Hathor, Tefnout, Pakhet, Mout, Isis, etc. L'artisan qui réalisa l'œuvre de la Fondation Martin Bodmer (fig. 12) a merveilleusement rendu, par la pureté des lignes et la sobriété des volumes (traités par plans), la vitalité et la vivacité latente de l'animal: les omoplates forment une légère saillie et l'échiné, discrètement mais fermement modelée, suggèrent la souplesse, alors que son port altier, ses longues pattes antérieures stylisées lui confèrent la distance et la noblesse qui siéent à une déesse. Cette élégante statuette nous rappelle aussi que les artistes égyptiens étaient d'excellents animaliers, peut-être parce que le système particulier de leur écriture leur commandait la mise en exergue des caractéristiques essentielles de leurs réalisations, formant Vuilleumier/Chappaz · Esquisses et tracé

43

fig. 12: Statue de chatte en bronze (vue de face), inv. 17

une ossature obligée à partir de laquelle ils pouvaient tant épurer qu'enrichir leurs modèles. Sur d'autres exemplaires parallèles, une boucle d'oreille en or est fixée à son oreille, son cou s'orne d'un collier et elle porte un scarabée sur le front, accessoires qui rappellent les transformations de la déesse ou ses liens avec le démiurge solaire.

Porteuse

d'offrandes

Inventaire n° 19. Calcaire, bas-relief polychrome. Hauteur: 35.7 cm. Largeur: 15.6 cm. Profondeur: 3.5 cm (montée dans un cadre de 40.2 χ 15.8). Provenance inconnue, probablement Thèbes (TT 312) (?). Basse Époque, XXVIe dynastie (?), VIIe-VIe siècle avant J.-C. (?). Bibliographie: inédit.

Ce bas-relief représente une porteuse d'offrandes dans l'attitude de la marche, qui se dirige vers la gauche (fig. 13). Vêtue d'une robe archaïque retenue par des bretelles et dégageant les seins, dont le mamelon est bien modelé, elle a placé sur sa tête une corbeille trapézoïdale d'où émergent trois cônes difficilement identifiables; un bouquet de fleurs est suspendu à la saignée de son bras gauche (deux lotus épanouis et une fleur en bouton), dont la main saisit une corde qui se prolonge devant sa jambe. Elle devait ainsi conduire un jeune animal destiné aux offrandes funéraires. La femme porte plusieurs bijoux: bracelets à chaque poignet, large collier doublé d'un tour de cou. Son visage, harmonieusement sculpté, est coiffé d'une longue perruque tripartite striée qui dégage l'oreille; les cheveux restent visibles sous son aisselle. Le contraste est f r a p p a n t entre la qualité plastique et artistique du visage, de la perruque ou des fleurs, et la mollesse du traitement des membres: bras, jambes et mains sont sommairement modelés, les galbes du corps très schématiquement reproduits, sans forme définie et sans netteté. Ces détails démontrent l'intervention de deux artistes différents, qui n'avaient pas acquis la même pratique et la même expérience; ils nous rappellent que peintres et sculpteurs travaillaient collectivement en atelier. Son style permet d'attribuer ce fragment à l'époque saïte (XXVIe dynastie). Il évoque, à plus d'un égard (notamment par sa taille), les reliefs démantelés de la tombe du vizir Nespaqashouty, dont plusieurs «blocs» enrichissent aujourd'hui des musées anglais ou états-uniens 45 . Cette tombe thébaine, aménagée dans une ancienne sépulture du Moyen Empire, possédait des reliefs - pour partie inachevés - qui illustrent parfaitement le courant d'archaïsme et de nostalgie caractéristique de l'art saïte. Outre le traitement particulier de la sculpture (sur un champ peu prononcé, en relief à peine levé), le fragment de la Bibliotheca Vuilleumier/Chappaz · Esquisses et tracé

45

Bodmeriana retient également l'attention par deux autres particularités. La figure s'insérait dans une longue théorie de porteurs et porteuses d'offrandes, personnifiant les domaines funéraires, comme on en connaît à l'Ancien Empire: le «scribe des contours», chargé de la mise en place des éléments du décor, s'est très certainement inspiré d'un tel motif qu'il aura transposé à Thèbes. Par ailleurs, la disposition des bijoux (collier large combiné avec un tour de cou) qui parent cette femme, relèvent aussi de modes anciennes renvoyant aux époques les plus classiques de l'art égyptien. Portrait de momie de l'Egypte

romaine

Inventaire n° 23. Peinture sur bois. Hauteur: 35.3 cm. Largeur: 19.5 cm. Provenance inconnue, peut-être Hawara (?). Domination romaine, époque d'Hadrien (?), première moitié du IIe siècle après J.-C. Bibliographie: inédit.

Réalisé comme beaucoup d'autres exemples contemporains 46 en touches pointillistes, ce portrait à l'encaustique peint sur une planchette de bois représente un homme à la chevelure frisée et à la barbe fournie (fig. 14). Légèrement désaxé sur la droite, son visage allongé est caractérisé par un front haut, des sourcils parfaitement arqués, de petits yeux (que remplissent entièrement les pupilles, tournées vers la droite), un long nez régulier et un menton accentué, très volontaire. Sa tunique est ornée sur le côté droit d'un ruban (clavus) pourpre et un manteau blanc recouvre son épaule gauche à la manière d'une toge, vêtements qu'on retrouve sur maintes œuvres comparables. Chronologiquement, les portraits de momie de l'Egypte romaine se situent à la charnière de trois courants artistiques antiques: ils sont les derniers avatars des traditions égyptiennes (dont ils se démarquent par l'usage systématique de la frontalité) ou hellénistiques, et paraissent prendre leur essor avec le style impérial romain des Antonine pour décliner ensuite avec leurs successeurs. Culturellement, ils proposent la synthèse de cette triple rencontre: héritiers des masques funéraires dont on recouvrait les momies égyptiennes, ils durent encore bénéficier des rites funéraires traditionnels (Ouverture de la bouche), comme en témoigne la mise en exergue systématique des éléments du visage vers lequel

45

Pour partie inédits, voir PMI, 1, pp. 387-8 (TT 312). Pour une bonne illustration du style de ces reliefs, cf. R. A. Fazzini et alii, Ancient Egyptian Art, n° 73, malheureusement sans raccord direct avec le fragment de la Bibliotheca Bodmeriana. 46 Pour comparaisons: Kl. Parlasca & H. Seemann, Augenblicke; M.-Fr. Aubert & R. Cortopassi, Portraits-, S. Walker & M. Bierbrier, Ancient Faces. 46

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fig. 13: Porteuse d'offrandes en bas relief, inv. 19

fig. 14: Portrait de momie de l'Egypte romaine, inv. 23

les prêtres prêtaient alors leur attention (yeux, nez, oreilles, bouche). Mais les vêtements, les coiffures ou les barbes sont tributaires des modes de l'époque (occupation romaine) et ces peintures furent réalisées par des artistes égyptiens ou grecs pour toutes les couches de la population, dans des localités où de nombreux citoyens grecs s'étaient établis. Ils reflètent ainsi ce merveilleux foisonnement intellectuel et philosophique qui s'épanouit, notamment en Egypte, lors des premiers siècles de notre ère, au cours desquels les diverses thèses païennes et chrétiennes durent donner lieu à des débats qu'on suppose animés. Ces visages particuliers influencèrent très probablement l'art byzantin. La provenance du portrait de la Bibliotheca Bodmeriana est inconnue. Il serait toutefois difficile d'ignorer les ressemblances de ce visage avec celui exhumé par W. M. Fl. Petrie à Hawara (Musée du Caire CG 33259)47 qui, au-delà de l'attribution probable à un même peintre - quelles que soient les restaurations qu'ait subies le portait Bodmer - , paraît reproduire les traits d'un individu apparenté 48 .

47

Kl. Parlasca, in: A. Adriani, Repertorio, p. 78 (N° 188) et pl. B, 2. On relèvera par exemple les similitudes des traits des portraits de deux femmes - si ce n'était la largeur du visage - qui illustrèrent la couverture des catalogues de deux récentes expositions (British Museum: Ancient Faces [1997, S. Walker & M. Bierbrier, Ancient Faces]; Louvre: Portraits de l'Égypte romaine [1998, M.-Fr. Aubert & R. Cortopassi, Portraits]). Tous deux proviennent du Fayoum, mais de deux localités distinctes, bien que voisines, et semblent distants de deux générations. 48

Vuilleumier/Chappaz · Esquisses et tracé

49

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de

Arbejds-

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50

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Serie Β - Volume I,

und ägyptische Grabkunst aus römi-

W. F. Petrie, Royal Tombs of the First Dynasty, 2 volumes, Londres, 1900-1901. Β. Schmitz, Untersuchungen zum Titel S3-njswt «Königssohn », Bonn, 1976. R. Stadelmann, «Snofru und die Pyramiden von Meidum und Dahschur», MDAIK 36 (1980), p. 437-449. N. Strudwick, The Administration of Egypt in the Old Kingdom - The Highest Titles and their Holders, Londres, 1985. É. Varin, «À propos d'une figurine de bronze léontocéphale au Musée d'art et d'histoire de Genève », BSÉG 14 (1990), pp. 81-87. S. Walker & M. Bierbrier, Ancient Faces. Mummy Portraits from Roman Egypt, London, 1997. C. de Wit, Le rôle et le sens du lion, Leyde, 1951. Chr. Ziegler, «La fausse porte du prince Kanefer, fils de Snéfrou», RdÉ 31 (1979), pp. 120-134. Chr. Ziegler, «À propos de la reconstitution de monuments dispersés dans les musées: la fausse porte du prince Kanefer», GM 51 (1981), pp. 139-150. Chr. Ziegler, Catalogue des stèles, peintures et reliefs égyptiens de l'Ancien Empire et de la Première Période Intermédiaire vers 2686-2040 avant J. C., Paris, 1990. Chr. Ziegler, Catalogue des statues égyptiennes de l'Ancien Empire, Paris, 1997.

Vuilleumier/Chappaz • Esquisses et tracé

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Écritures de l'Egypte pharaonique JEAN-LUC

CHAPPAZ

Autant que possible, on devrait se garder de confondre la langue égyptienne ancienne et les différentes écritures qui la transcrivent. Pourtant, pendant des siècles, l'accès aux textes pharaoniques originaux fut occulté par l'oubli dans lequel les plus anciens témoignages étaient tombés et la clé de leur déchiffrement nécessitait une double approche: le décodage des systèmes de notation proprement dits (de nombreuses avancées furent proposées dès le XVIIIe siècle, puis dans les premières années du XIXe à la suite de la découverte de la pierre de Rosette 1 ) et une approche linguistique qui permettrait d'identifier - au-delà des symboles, signes ou phonèmes - des mots, des phrases, une syntaxe humaine.

Le

déchiffrement

De tous ceux qui abordèrent les documents égyptiens ou bilingues (telle la pierre de Rosette), seul Jean-François Champollion possédait une maîtrise quasi totale des systèmes de notation des différentes écritures historiques ou contemporaines (ne s'est-il pas intéressé au chinois, dont certains érudits prétendaient alors, au début du XIXe siècle, que les hiéroglyphes égyptiens lui étaient comparables ?) et des langues (lexique et syntaxe) anciennes ou modernes connues de l'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient: arabe, hébreu, syriaque, copte, etc. En affirmant le 27 septembre 1822, dans sa célèbre Lettre à M. Datier, que les anciens Égyptiens avaient été capables de transcrire à l'aide de leurs hiéroglyphes les noms des souverains macédoniens ou romains qui les gouvernèrent, Champollion ne faisait guère progresser la science. Il mettait tout au plus fin à une vieille querelle encore vivace en prouvant que, dans un contexte et à une époque donnés, l'écriture imagée des anciens Égyptiens comprenait aussi un système phonétique apte à enregistrer des anthroponymes, voire des sonorités, qui leur étaient étrangers (ne pousse-t-il pas la jouissance de sa découverte jusqu'à «signer» les planches de cet opuscule en hiéroglyphes ou en démotique?). Mais en réalité, Champollion avait déjà franchi une étape supplémentaire, bien plus importante, qui n'apparaît alors qu'en filigrane dans son étude. Il sait que le système phonétique qu'il propose peut s'appliquer à des textes plus anciens et que, ce faisant, il lui permet de lire d'autres anthroponymes (et quelques mots) largement antérieurs à l'époque lagide. Il identifie ainsi le nom des pharaons Ramsès 1 Découvert en août 1799 lors de l'Expédition d'Egypte, ce décret trilingue (hiéroglyphique, démotique et grec) retint notamment l'attention du physicien anglais Th. Young, qui se pencha longuement sur la partie hiéroglyphique - non sans résultats significatifs -, ou du diplomate et orientaliste suédois J. D. Âkerblad qui s'intéressa à l'inscription démotique.

Chappaz · Écritures de l'Égypte pharaonique

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et Thoutmosis. Mieux encore, il décompose les éléments constitutifs de chacun et les traduit: Râ-mes-sou

/ Thot-mes-sou,

«(le dieu) Rê l'a enfanté» / «(le dieu)

Thot l'a enfanté». Cette traduction n'est ni conjecturale, ni le fruit du hasard: Champollion s'est aperçu que ses translitérations phonétiques des hiéroglyphes correspondaient à des mots coptes (langue des chrétiens de la vallée du Nil), et que ces deux langues (égyptien pharaonique et copte) étaient les mêmes, compte tenu de leurs évolutions respectives et de leurs systèmes de notation. Fort de cette vérité, le déchiffreur progressa rapidement dans l'élaboration d'une grammaire et d'un lexique de l'égyptien pharaonique.

La langue

égyptienne

On admet aujourd'hui que la langue égyptienne ancienne est apparentée à plusieurs groupes linguistiques. On y décèle de fortes influences sémitiques, tchadiques (africaines), berbères et les spécialistes qualifient de «substrats indigènes » les minimes détails syntaxiques ou lexicaux qu'ils ne parviennent pas à attribuer à ces familles linguistiques. Nous toucherions là aux origines du peuplement de l'Egypte si la syntaxe, les lexiques ou les champs sémantiques de quelques activités humaines typées relevaient de groupes précis. Cela permettrait alors d'affirmer que la civilisation pharaonique serait née de la rencontre, en un même sol, de spécialistes divers (chasseurs, cultivateurs, guerriers, artisans, etc.) provenant d'horizons ethniques ou linguistiques variés, dont chacun aurait influencé la langue devenue commune - au fil des siècles ou des millénaires - de son expérience originelle lointaine. En réalité, il n'en est rien, et les lexiques relevant de domaines d'activités spécialisées, par exemple, utilisent des termes empruntés à l'ensemble de ces groupes linguistiques! C'est pourquoi d'autres chercheurs proposent une hypothèse plus hardie: l'égyptien ancien serait le dernier avatar d'un ancêtre commun (d'origine nilotique) aux langues sémitiques, tchadiques ou berbères, qui ne se seraient différenciées que plus tard. Quoi qu'il en soit de ces spéculations, les témoignages écrits prouvent que la langue égyptienne ancienne fut transcrite de l'époque protodynastique (vers 3200 avant J.-C.) à l'extinction de la langue copte (XVIIIe siècle de notre ère), soit pendant 5000 ans (un record?). Cette langue connaît plusieurs stades et évolutions, qui se décomposent en deux phases majeures: l'égyptien classique et le néoégyptien. L'égyptien classique comprend les premiers textes protohistoriques (aux lectures parfois incertaines, cf. vase fig. 5), la langue archaïque de l'Ancien Empire et la langue proprement classique du Moyen Empire. Dès la fin de cette époque (env. 1800 avant J.-C.), on peut observer une rupture manifeste entre les textes d'obédience officielle, qui s'efforcent de respecter des traditions de plus en plus désuètes, et la langue parlée qui transparaît au détour de quelques ex-

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Chappaz • Écritures de l'Égypte pharaonique

pressions ou d'orthographes originales, principalement sur les documents quotidiens. Il faudra pourtant attendre la fin de la XVIIIe dynastie pour qu'Akhénaton (vers 1350 avant notre ère), souverain révolutionnaire s'il en fut 2 , ne proclame ses conceptions personnelles de la divinité en néo-égyptien. Akhénaton ne faisait pourtant qu'afficher officiellement, dans les documents royaux, un état de langue qui s'était depuis longtemps imposé. Si ses successeurs rejetèrent violemment certaines de ses « r é f o r m e s » , aucun ne mit en doute la nécessité d'employer désormais une langue plus proche de tous dans leurs inscriptions. Le néo-égyptien permettait en effet une expression plus précise grâce à un système syntaxique plus complet (articles définis, auxiliaires verbaux précisant les modes, les temps ou la subordination des propositions, etc.) qui faisait défaut à l'égyptien classique. À son tour le néo-égyptien évolua au f i l des siècles, tant dans ses habitudes graphiques que syntaxiques, et il ne fut plus en mesure de transcrire (vers 750 avant J.-C.) toutes les nuances de la langue parlée. Cela entraîna une adaptation linguistique: le démotique (à la fois état de la langue et écriture) dans lequel furent consignés la littérature tardive et les documents administratifs de la Basse Époque ou de l'Egypte ptolémaïque et romaine. Toutefois, l'égyptien de tradition (grammaire et lexique classiques, écriture « t a r d i v e » ) survécut, principalement dans le domaine religieux et fut encore noté en hiéroglyphes ou en hiératique jusque sous les empereurs romains. À l'arrivée du christianisme, la langue démotique, transposée en caractères grecs, donna naissance au copte. Dans le contexte intellectuellement vivace de l'ancienne Egypte, les premiers adeptes de la foi nouvelle ne pouvaient sans doute pas admettre de transcrire leurs textes sacrés dans une écriture qui avait si souvent servi à la vénération de figures païennes désormais honnies. Mais d'un point de vue lexical ou grammatical, il serait inexact de séparer la langue des Ramsès de celle des pères de l'Église.

Quatre écritures À ces différentes phases linguistiques correspondent tour à tour et parfois simultanément, quatre écritures différentes: les hiéroglyphes, le hiératique, le démotique et le copte. Les hiéroglyphes, utilisés de l'aube de l'histoire à la f i n du paganisme?, sont caractérisés par les dessins de signes-mots, de rébus ou de Pour imposer sa réforme religieuse tendant à un certain monothéisme, ce pharaon encouragea maintes ruptures sur les plans artistique ou, présentement, linguistique. 3 L'ultime inscription hiéroglyphique dont la date est connue fut inscrite le 24 août 391 de notre ère, au temple de Philae. La dernière inscription «officielle» (une stèle dédiée au taureau Boukhis) est datée du 4 novembre 340 de notre ère (règne de Constance II), mais porte les cartouches apocryphes de Dioclétien pour des raisons religieuses aisément compréhensibles dans le contexte de l'époque: Constance II était chrétien, ce qui n'avait pas été le cas de Dioclétien. 2

Chappaz · Écritures de l'Égypte pharaonique

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déterminatifs. Pratiquement contemporain, le hiératique est une simplification graphique de ce système, permettant essentiellement une notation plus rapide des mêmes mots, des mêmes textes. Cette schématisation dut paraître encore trop lourde aux scribes égyptiens qui, dès la fin de la Troisième Période intermédiaire, introduisirent le démotique, une écriture qui peut être caractérisée comme un tracé abrégé du hiératique. Coexistèrent alors, selon le type de documents, deux états de langues, notés par trois écritures différentes: la langue classique traditionnelle (notée en hiéroglyphes ou en hiératique), avant tout destinée aux textes religieux ou politiquement « fondateurs », et le démotique (langue et écriture) réservé aux textes quotidiens ou administratifs. Mais les exceptions sont si nombreuses (textes religieux démotiques; plus rarement textes administratifs en hiératique) qu'il convient de se méfier de généralisations trop simplificatrices. En revanche, le copte (alphabet ou langue) n'est utilisé que dans un contexte chrétien et nous est principalement connu par les traductions de textes bibliques (cf. l'étude de Gregor Wurst, infra). L'écriture copte marque une nette rupture, d'une part parce qu'elle est alphabétique et d'autre part parce qu'elle emprunte à l'occupant son système d'écriture (lettres grecques majuscules), même s'il dut être affiné par l'insertion de quelques signes autochtones. L'ancienneté et la rareté de plusieurs codices coptes ont largement contribué à la réputation internationale de la Bibliotheca Bodmeriana, mais les hiéroglyphes et l'écriture hiératique y sont aussi largement représentés. En revanche, la fondation colognote ne possède aucun document démotique. Les hiéroglyphes En théorie, le système hiéroglyphique est très simple. Procédant de dessins - tous figuratifs - il suffit au scribe de représenter l'objet qu'il veut nommer. Ces signes-mots sont également dénommés idéogrammes ou sémiogrammes. La formule d'offrandes traditionnelle en fournit quelques bons exemples (cf. stèles de Sehetepib ou Iouy, infra) puisque, immédiatement après l'invocation (magique) de l'acte rituel, sont dessinés quatre aliments ^Q M ^ : un pain, une cruche de bière, une tête de boviné et celle d'un oiseau de basse-cour (ces deux derniers éléments sont à comprendre - par synecdoque - comme «viande» et «volaille»). Au-delà de la standardisation du dessin ou des habitudes graphiques, ce système peut être porteur d'informations plus amples: le choix de reproduire une forme originale de l'objet, ou ses couleurs éventuelles, précise ce que le scribe ou le commanditaire avaient en tête plus que de longs commentaires. Non sans intérêt, on relève sur la stèle d'Iouy et Abeteni (fig. 20) que, dans la première invocation d'offrandes, le signe de la tête de boviné est pourvu de cornes ( y^y ), alors que le

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Chappaz • Écritures de l'Égypte pharaonique

même mot, dans l'inscription du registre inférieur, n'en possède pas (

). Négli-

gence du graveur, ou choix gastronomique du bénéficiaire, voire du scribe, qui aurait préféré la viande de veau au bœuf? Le principal défaut d'un tel système est son impossibilité à noter des termes abstraits, de loin les plus nombreux dans une langue évoluée (sentiments, concepts philosophiques, etc.) ou de donner un sens précis et univoque aux verbes, aux adjectifs, aux adverbes, etc. Les anciens imaginèrent de recourir aux mêmes signes figuratifs, mais en exploitant alors leur valeur phonétique (phonogrammes). Dans le même exemple, juste avant la mention des produits de base de l'offrande (pain, bière, viande et volaille), on lit le terme «invocation» (littéralement: «sortie de voix»

jj ^ ), qu'aucune image concrète ne pourrait reproduire. Sachant que le verbe

«sortir» (per) est homophone du mot «maison» (per), l'égyptien peut alors exprimer cette action à l'aide du dessin d'une construction vue en plan (L J ), qu'il combine avec une rame (kherou j j ), elle-même homophone du mot «voix» (kherou). Par un procédé proche des rébus, l'apparente «maison de la rame» devient - par jeu de mots - une «sortie de voix», une «invocation». Deux facteurs contribuèrent largement à la diffusion et à la pérennité de ce système. D'une part, la langue égyptienne ancienne, comme la plupart des langues sémitiques, ne note que le squelette consonantique des mots et non les voyelles4. Cela limitait le nombre de signes à utiliser. D'autre part, le système hiéroglyphique fut très rapidement standardisé et donc figé, n'admettant qu'avec parcimonie les phonogrammes nouveaux (qui, de ce fait, ne dépassent guère la centaine au total). Ce procédé d'écriture par rébus, pour ingénieux qu'il fût, n'entraînait pas moins de nombreuses ambiguïtés. Comment distinguer aisément les nuances de mots issus d'une même racine ou de racines homophones, relevant de champs sémantiques différents et - en fin de compte - incompatibles ? Le même phonogramme per («sortie») peut ainsi être la base consonantique de mots divers exprimant, dans leur contexte respectif, toute sorte d'actions liées à l'idée de « quitter un état initial» (germination, processions, crises, bénéfices, etc.). Pour pallier cette imprécision, les scribes égyptiens eurent l'idée d'utiliser une troisième catégorie de signes: les déterminatifs (d'autres grammairiens les qualifient de sémiogrammes). À la fin de la plupart des mots, ils ajoutèrent un ou plusieurs signes sans valeur phonétique, mais qui désignent la catégorie sémantique à laquelle se ratOn ne saurait mieux décrire les limites de ce système qu'en le comparant à la langue française. Le même phonogramme (p + r) écrirait alors des mots aussi éloignés que «par», «pair», «père», «pire», «pore», «pour», «pur», auxquels on peut ajouter «épure», «apuré», «Épire», «paré», etc.

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Chappaz • Écritures de l'Egypte pharaonique

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tache le terme. Dans l'exemple évoqué, la germination sera caractérisée par des graines, une charrue, un boisseau rempli d'une récolte abondante, voire par un phallus éjaculant, la procession par une paire de jambes en marche, la crise par l'image d'un animal malfaisant ou hybride, et les bénéfices par l'hiéroglyphe de l'abstraction (un rouleau de papyrus scellé . ..). La stèle d'Iouy et Abeteni en fournit une bonne illustration. À la deuxième ligne, il est question des bienfaits o _ η j=E qu'apporte «la crue du Nil « « ) », notion essentielle impossible à transcrire tant par le dessin que par une transposition phonétique univoque. Le rédacteur du document ajouta, aux hiéroglyphes qui notaient le nom de la crue (à lire h, r et ρ = Hâp[i]), deux groupes de déterminatifs. Le premier ( Ε Ξ Ε ) représente un canal, un plan d'eau maîtrisé par l'activité humaine. Le second ( χ««"* ) évoque un débit d'eau plus naturel, plus «sauvage», échappant au contrôle de l'homme (mais non des divinités). Ils expriment ainsi la complexité de l'inondation annuelle, par nature capricieuse, mais dont une longue expérience avait appris aux hommes à tirer les plus grands bénéfices (digues, retenues d'eau, etc.). Paradoxalement, ces signes qu'on qualifierait volontiers de superfétatoires - sur un plan phonétique - sont une aide précieuse à la traduction des textes. Ils permettent non seulement de lever quelques ambiguïtés, mais autorisent aussi, lorsqu'un scribe emploie un mot rare, d'entrevoir rapidement à quelle catégorie sémantique appartient ce terme et d'approcher plus rapidement la compréhension globale d'un texte, à défaut de toujours le comprendre dans sa littéralité. Ces signes sont de loin les plus nombreux, et plusieurs d'entre eux fonctionnent à la fois - selon les mots - comme idéogramme, comme phonogramme ou comme déterminatif (la «maison» évoquée précédemment est ainsi souvent ajoutée aux termes désignant un espace clos). On estime que l'écriture classique recourt à environ 650 hiéroglyphes. Aux époques grecque et romaine, tant pour des raisons magiques et religieuses qu'à la suite d'une réflexion et de spéculations sur le système même de leur écriture, les hiérogrammates démultiplièrent les signes à l'envi. Il s'agissait pour eux soit de masquer le sens profond d'un texte en inventant des graphies nouvelles pour l'écrire, soit d'enrichir ou de commenter quelques termes par un choix graphique judicieux et souvent porteur d'un sens nouveau (noter par exemple le nom d'une divinité à l'aide de ses symboles ou de représentations de ses animaux sacrés). Cette écriture «figurative» (appelée aussi «ptolémaïque») comprend plusieurs milliers de signes, et continue à transcrire une langue classique (égyptien de tradition) bien éloignée du parler quotidien. L'exécution des différentes images hiéroglyphiques reste très variable et dépend de l'habileté du scribe ou du graveur en charge du document. Dans tous les cas, elle n'en nécessitait pas moins une extrême précision. Ainsi, plus d'une cinquantaine d'oiseaux interviennent dans la notation classique, comme idéogrammes, phonogrammes ou déterminatifs. Les scribes s'entraînaient donc à être 58

Chappaz • Écritures de l'Égypte pharaonique

attentifs tant à la morphologie générale qu'à quelques détails particuliers qui caractérisaient - compte tenu de leur système de représentation aspectif - les éléments pertinents à l'identification des signes. Cette obligation fit des sculpteurs ou des peintres égyptiens d'excellents observateurs 5 : on relèvera - non sans intérêt - que les ichtyologues identifient sans hésitation le poisson (= par phonogramme: «administrateur») qui précède le nom de Kaâper (fig. 15 a) comme un

fig. 15a: Hiéroglyphe représentant un poisson (détail du linteau de Kaâper), inv. 6

mugil cephalus. Les signes les plus fréquents montrent cependant une tendance à une stylisation, parfois outrancière. La représentation naturaliste du céraste sur ce même linteau (fig. 15 b) contraste avec celle qui fut gravée un millénaire

fig. 15b: Hiéroglyphe représentant un céraste (détail du linteau de Kaâper), inv. 6

plus tard sur la statue du généralissime Sobekhotep: les protubérances «cornues» du serpent y deviennent alors presque aériennes (fig. 15 c). Sur ce dernier document, on relèvera par contre le réalisme de l'idéogramme du guerrier, prêt à bander son arc, tenant de nombreuses flèches en réserve sous le bras, et coiffé de plumes (fig. 15 d). L'étude détaillée des signes et des graphies - qui n'en est qu'à ses débuts - offre d'intéressantes perspectives; on entrevoit déjà l'aide qu'elle pourra, progressivement, apporter à la datation de monuments ou à l'établissement de provenances, si ce n'est à l'identification d'ateliers de peintres ou de sculpteurs. 5

En témoignent également certaines représentations plastiques, telles les statuettes en bronze ou en plâtre conservées par la Bibliotheca Bodmeriana (chatte; lionnes). Chappaz · Écritures de l'Egypte pharaonique

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fig. 15c: Hiéroglyphe représentant un céraste (détail de la statue de Sobekhotep), inv. 9

fig. 15d: Hiéroglyphe représentant un soldat (détail de la statue de Sobekhotep), inv. 9

La mise en espace L'écriture imagée de l'ancienne Egypte est inséparable du contexte dans lequel elle s'inscrit, puisque l'art pharaonique lui emprunte de nombreuses caractéristiques et que, réciproquement, les hiéroglyphes sont tracés selon les canons qui lui sont propres. Avant tout appelés à légender ou commenter des scènes ou des objets religieux (rituel divin, vignettes funéraires, stèles, statues), peintres et sculpteurs ont toujours lié organiquement inscriptions et figurations. Dès lors, on estime par exemple redondant de doubler, en hiéroglyphes, une image déjà présente sur le champ principal de l'objet ou de l'image. Ainsi, nous savons que les noms des individus (ou des divinités) sont, dans l'écriture ordinaire, déterminés par un personnage généralement pour les femmes), signes qu'on cherchera en vain sur les deux stèles de la Bibliotheca Bodmeriana par exemple. Ils sont defacto devenus totalement inutiles, car - en taille «héroïque» par rapport au texte - est gravée une représentation de chaque personnage mentionné dans les différentes scènes illustrées des deux stèles. Ailleurs, ce sont les pronoms ou les adjectifs personnels de la première personne qui paraissent manquer. En réalité, c'est la figure peinte ou gravée qui en tient lieu et il est de ce fait impossible de comprendre la majorité des textes sans prendre en considération leur environnement ou leur contexte. Cette symbiose entre représentation et texte a une conséquence immédiate. Puisque dans un dialogue ou dans une action, les intervenants se font souvent face, les hiéroglyphes sont alors orientés conformément à la personne qu'ils désignent, commentent ou dont ils rapportent les dires. Ils peuvent ainsi être notés tant de gauche à droite que de droite à gauche! Leur disposition - en lignes ou en colonnes - est en revanche tributaire de l'espace disponible ou du type de monument. Cette liberté a pour corollaire l'observation de deux règles strictes. D'une part, la proportion des hiéroglyphes entre eux est constante et invariable, ce qui permet également de les regrouper en quadrats réguliers, élégants et esthétiques. D'autre part, tous les hiéroglyphes qui se rapportent à un même personnage doivent avoir la même orientation que lui (en règle générale, on lit les textes en allant à la rencontre des signes). Il n'est ainsi pas nécessaire de préciser quel est l'interlocuteur qui tient le propos. Mise en abîme Le fragment de titulature royale (fig. 16) que possède la Bibliotheca Bodmeriana est caractéristique des difficultés qu'on éprouve souvent à définir clairement les limites entre l'art et l'écriture. Sur la gauche, un cobra redressé, le cou dilaté et prêt à cracher son venin, est coiffé de la couronne rouge de Basse-Égypte ( J j ). Chappaz • Écritures de l'Egypte pharaonique

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fig. 16: Titulature royale, inv. 18

Une légende - trois signes disposés dans son dos ( Q jj ) - précise son identité, il s'agit d'Ouadjyt, déesse tutélaire du Delta. Installée sur une corbeille, hiéroglyphe signalant une supériorité hiérarchique, la déesse-serpent paraît présenter devant elle un sceptre-ouas et un anneau-s/ierc, hiéroglyphes signifiant « puissance et universalité ». En vis-à-vis, orientés face à la déesse-cobra, se lisent - au lieu de la figure humaine, divine ou animale attendue - les éléments d'une titulature royale classique tronquée par la cassure du fragment:

m O

/

«Le roi de Haute et Basse-Égypte, le seigneur des terre», titres qui introduisent le nom d'un pharaon aujourd'hui disparu. Le style et l'épigraphie rattachent ce fragment à l'époque saïte 6 . Il est donc manifeste que le cobra, figure autonome de la déesse, s'adresse ici au roi personnifié textuellement (et non iconographiquement) par une partie de sa titulature. L'affrontement de l'orientation des hiéroglyphes ( ) suffit à établir cette relation. Dans ce contexte, il faut admettre que l'image égyptienne peut s'intégrer au texte au point de faire corps avec ce dernier. Mais on peut aussi estimer que ce reptile fonctionne également - et simultanément - comme un signe hiéroglyphique disproportionné, puisque l'urœus est l'un des déterminatifs possible du nom d'Ouadjyt ( ( j l j )'· m a i s il devrait alors plus classiquement suivre - et non précéder - le nom de la déesse. Cette entorse aux règles de l'écriture est cependant volontaire et c'est intentionnellement que le scribe chargé de cette inscription a introduit cette apparente confusion, que seules les spécificités iconographiques de l'écriture pharaonique autorisent. Le cobra est à la fois l'image active et métaphorique d'une déesse offrant puissance et universalité au souverain, à la fois un banal signe d'écriture signalant la relation privilégiée qui unit le roi à Ouadjyt. Des documents parallèles plus complets permettent d'imaginer l'environnement du fragment qui répond à une iconographie qu'on rencontre fréquemment sur les monuments soignés du Moyen et du Nouvel Empire. Au centre est figuré, disproportionné, le signe de l'union (smJ), autour duquel s'enroulent et s'entre6

De prime abord, l'exécution soignée des hiéroglyphes (écailles du cobra, fibres de la corbeille) évoquent les périodes les plus classiques de l'art égyptien, tels la XII e dynastie ou les débuts de la XVIII e . Mais on décèle, au-delà d'une certaine application à rendre la finesse de ces détails, un manque de spontanéité ou même l'incompréhension de la nature d'un signe ( Ω ) de la titulature royale (en réalité un pain, ici recouvert de fibres végétales!). On pensera donc plutôt à une œuvre réalisée dans la mouvance des courants archaïques que connut tout particulièrement la XXVI e dynastie (saïte). Chappaz · Écritures de l'Egypte pharaonique

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croisent les deux plantes symboliques de la Haute (lotus) et Basse-Égypte (papyrus). Les divinités tutélaires de ces deux entités, respectivement Nekhbet (sous la forme d'un vautour) et Ouadjyt (sous la forme d'un cobra) s'élèvent au-dessus des ombelles ou des fleurs et offrent différents symboles (hiéroglyphes-mots telles «vie», «stabilité», «puissance» ou «universalité») aux cartouches royaux disposés symétriquement, de part et d'autre des plantes. Ailleurs, c'est le déterminatif divin (le faucon Horus ou Amon anthropomorphe) qui fait face à la titolature du roi régnant et lui dispense ses bienfaits. Forme et fond L'importance que l'Égyptien accorde à la mise en place des éléments hiéroglyphiques n'est pas toujours aussi respectueuse du sens profond des textes. La délicate statuette de Khaout etTanetimentet étonne par sa fraîcheur, son inspiration et la qualité de son exécution (fig. 22-24). La disposition des inscriptions contribue à sa qualité formelle. Une élégante colonne de texte est notée au centre du long pagne de l'homme et la base de la statue est inscrite de formules qui encadrent ce socle (deux colonnes et une ligne, avec changement d'orientation des signes dans un mouvement concentrique). Au centre, point d'aboutissement de la double lecture imposée par l'orientation des formules, se trouve le nom du «boulanger du temple de Maât Khaout», mis en évidence par cette habile disposition. Une troisième colonne, gravée entre les pieds de chaque personnage, concerne son épouse, dont le nom se dirige ainsi vers son partenaire. A priori, la disposition de ces inscriptions relève des meilleures écoles, et pourrait se traduire par le schéma suivant . Pourtant, la traduction des textes n'est guère facile. Faute de place, le rédacteur a abrégé des termes, ou utilisé des expressions copiées à partir d'un original corrompu. Les formulaires parallèles permettent heureusement d'en reconstituer l'essentiel et il est possible d'obtenir un sens satisfaisant pour les textes inscrits sur le socle de cette œuvre. Ils invitent à une lecture parallèle, à opérer simultanément en commençant par les colonnes de droite (1) et de gauche (2), implorant respectivement deux divinités (Amon-Rê à droite; Sokar-OsirisKhentyimentiou à gauche) d'accorder quelque bénéfice à Khaout (nommé au centre), en conclusion (ligne unique 3a et 3b): « (1) Une offrande que donne le roi à Amon-Rê à "" celui qui agit selon sa volonté (3a) et une vieillesse à celui qui l'a placé dans son cœur... V «(2) Une offrande que donne le roi à SokarOsiris Khentyimentiou (3b) pour qu'il accorde toute chose .. . 64

Chappaz • Écritures de l'Égypte pharaonique

(3a) pour le ka du boulanger du temple de Maât Khaout».

L'emplacement du nom de son épouse (colonne centrale: «la maîtresse de maison Tanetimentet»), bien que détaché de l'inscription principale, ne surprend pas; iconographiquement, il serait difficile de trouver une meilleure coordination compte tenu de l'espace disponible: les désignations des deux partenaires sont disposées en « T » inversé. Toutefois, le texte conservé sur le pagne de Khaout reste incompréhensible. Il donne l'impression de commencer au milieu d'une phrase et de se poursuivre ensuite normalement: «[dans] chaque temple sur la table d'offrandes d'Amon pour le ka du boulanger du temple de Maât Khaout»7. Pourtant, son sens serait parfaitement satisfaisant à celui qui enchaînerait la lecture de ces propos au texte gravé sur la partie gauche du socle (2 et 3b), et on obtiendrait alors la dédicace suivante: « Une offrande que donne le roi à Sokar-Osiris-Khentyimentiou (3b) pour qu'il accorde toute chose [dans] chaque temple sur la table d'offrandes d'Amon pour le ka du boulanger du temple de Maât Khaout». Incontestablement, le scribe avait plus à dire qu'il ne disposait de place pour l'écrire. Plutôt que de rompre la symétrie de l'inscription, il a préféré décomposer l'une des formules en deux segments distincts et abréger la seconde. Au premier regard et en une première lecture rapide, les inscriptions paraissent conformes aux meilleures répartitions possibles. Ce n'est qu'en scrutant le texte de plus près qu'on se rend compte que - faute de place suffisante - le rédacteur a dû «éclater» son texte en plusieurs fractions pour qu'il puisse être entièrement contenu sur ce document. Forme sans fond À l'opposé de la solution graphique ingénieuse exploitée par le sculpteur de cette statuette, il faut évoquer la production quasi industrielle de certains papyrus hiéroglyphiques (ou hiératiques), recopiés en abondance et presque mécaniquement par les scribes attachés aux «maisons de vie», à la fois écoles, bibliothèques et scriptorium. Plusieurs exemplaires du Livre des Morts conservés par la Bibliotheca Bodmeriana sont inscrits en hiéroglyphes cursifs (cf. l'étude de Michel Valloggia, infra). Sur de tels supports, les copistes adoptent généralement un ductus rapide, souvent élégant (fig. 32, 38, 46, etc.), qui amplifie les contours extérieurs des signes sans les simplifier trop abstraitement, comme le ferait le hiératique. Le papyrus Bodmer 100 (fig. 32 et 39) fait partie de ce lot et est inscrit, pour des raisons magiques et religieuses (comme de nombreux autres documents similaires) en écriture rétrograde. Nonobstant l'orientation intrinsèque des hiéroglyphes, il faut ainsi opérer une double lecture. Celle des différents chapitres qui composent ce volume, qui progressent de droite à gauche; et celle de chaque Une traduction « Que tout ce qui sort sur l'autel d'Amon (sorte) pour le ka du boulanger du temple de Maât Khaout!» (cf. supra: « Une offrande que donne le r o i . . . » ) nécessiterait d'émender fortement le texte. 7

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chapitre considéré individuellement qu'il convient de lire dans le détail en parcourant les colonnes de gauche à droite, contrairement à ce que suggérerait l'orientation des signes. Pour compliquée qu'elle paraisse à première vue, cette opération n'est pas insurmontable: les titres des formules successives sont inscrits à l'encre rouge et le lecteur les repère aisément. En revanche, et non sans étonnement, on remarque que plusieurs d'entre elles débutent au milieu d'une colonne de texte, sans la moindre interruption (espace laissé vide). La copie des différents chapitres s'est effectuée en continu, mais le lecteur est obligé de porter son attention, s'il veut prendre connaissance du texte suivi, aux colonnes tracées bien avant sur l'espace physique du document. Il n'est guère vraisemblable que le scribe ait pu prévoir - pratiquement au millimètre près - où allait se terminer et commencer les textes qu'il transcrivait, quelles que soient son habileté et son expérience ! Cela implique donc une seule et unique conclusion: le document f u t recopié à l'envers, soit que le scribe ait, chapitre après chapitre, calligraphié chacun d'eux de la fin à leur début, soit qu'il ait recopié l'ensemble du papyrus en commençant par les derniers mots 8 ! Ce cas n'est pas unique et on connaît d'autres exemples similaires, jusque dans la Vallée des Rois. Le hiératique L'écriture hiératique découle des hiéroglyphes. Elle est avant tout plus rapide. C'est un système de notation qui ne retient, de chacun d'eux, que les contours les plus caractéristiques, tout en offrant un trait continu. Elle transcrit donc les mêmes signes, les mêmes mots, peut s'adapter aux mêmes phrases et aux mêmes textes. Le hiératique est toujours inscrit de droite à gauche, en colonnes dans les exemples les plus anciens (ou les plus traditionnels: textes religieux), en lignes dès le Moyen Empire. Quelques exemples peuvent illustrer cette simplification. Un vautour percnoptère (phonogramme « a ») est noté dans le système hiéroglyphique par le signe

; en hiératique, les scribes retiennent l'aspect des ser-

res, du maintien et de la tête de l'oiseau et en proposent l'image suivante: ^

·

Un autre vautour écrit le phono gramme «m(ou)t» ( { f j ^ ); le hiératique met en évidence le bec, les serres et la «bosse» caractéristiques et le transcrit

• La

chouette ( /2Ì ) - phonogramme «m», très fréquent dans les textes - peut être

8

L'insertion des vignettes illustrées posaient un problème comparable. Soit les scribes furent réduits à inscrire les textes autour de ces dernières (ou de l'espace qui leur était réservé), soit les illustrateurs durent adapter leurs dessins au travail des copistes. 66

Chappaz · Écritures de l'Egypte pharaonique

transposée de deux façons: ^

, où l'on paraît insister sur les serres, la tenue

et surtout la tête fascinante du rapace, ou J J , où l'accent se porte sur la tête et l'aile. Outre de nombreux papyrus funéraires, l'écriture hiératique est représentée à la Bibliotheca Bodmeriana par un ostracon (fig. 17 et 18), texte scolaire, qui reproduit un extrait d'un texte littéraire très apprécié de l'ancienne Egypte, recopié sur les deux faces d'un éclat de calcaire. Les deux lignes reproduites ci-dessous sont accompagnées de leur transposition hiéroglyphique, qui permet d'apprécier les avantages (rapidité) que procure l'écriture hiératique à la notation précise d'un texte développé:

fig. 17: Ostracon hiératique reproduisant un extrait de la Satire des Métiers, face A, inv. 12

Chappaz · Écritures de l'Egypte pharaonique

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Chappaz · Écritures de l'Egypte pharaonique

Il est alors aisé de translitérer le texte hiéroglyphique obtenu, puis de le traduire: nn hsf=fr s.t=f(= si.t=fl wrs=f Ιΐί S rd=f η (= m) jsy.wt bw.t=f sw (= pw) hbs.w=f «[Le .. ., ses doigts sont fétides; son odeur est comme celle des cadavres.] Il ne se débarrasse pas de ses résidus. Il passe sa journée à couper des roseaux; ses vêtements sont son abomination. » Au passage, le chercheur aura reconnu l'origine de l'extrait recopié dans ces lignes (la Satire des Métiers), ce qui lui permet de confronter cet ostracon à d'autres leçons identifiées du même texte et de procéder aux émendations indispensables à sa traduction, voire à l'amélioration de la compréhension globale de l'œuvre originale. L'auteur y raille tour à tour les occupations manuelles (dans le présent cas, un probable fournisseur de combustible chargé d'alimenter les fours des boulangers ou des potiers) pour vanter les avantages de la profession de scribe, qui contrôle toutes ces activités sans en subir les inconvénients, et pour encourager son pupille à l'étude. Ce document est une excellente illustration des pratiques pédagogiques de l'ancienne Egypte. Contrairement aux étudiants de notre époque, les anciens Égyptiens n'apprenaient pas à lire et écrire leur langue en décortiquant le système hiéroglyphique 9 , mais directement par l'intermédiaire du hiératique, écriture de l'administration. À cet effet, ils devaient surtout recopier les grands textes littéraires, les mémoriser et les réciter. Les fautes commises par les élèves sont révélatrices de ces pratiques et montrent que ces derniers devaient tant calligraphier un modèle fourni par leur maître (erreurs de copie visuelle) que noter de mémoire ou sous dictée des extraits de grandes compositions (fautes d'audition). En raison du «prix» élevé du papyrus ou du parchemin, les élèves utilisaient des tablettes de La transposition des inscriptions hiératiques en hiéroglyphes relevait d'artisans spécialisés, les «scribes des contours», peintres ou sculpteurs.

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Chappaz · Écritures de l'Égypte pharaonique

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bois ou des ostraca10 (tessons de poterie ou éclats de calcaire) en guise de cahier. Des milliers d'entre eux furent retrouvés dans une fosse qui servait de décharge, près du village de Deir el-Médina (en face de Louqsor) où habitèrent les ouvriers chargés du creusement et de la décoration des tombes royales du Nouvel Empire. L'ostracon de la Bibliotheca Bodmeriana en provient certainement. Quelles que soient l'efficacité et les contraintes de ce système pédagogique (le verbe «enseigner» n'est-il pas déterminé par un homme brandissant un bâton?), on n'en reste pas moins frappé par un décalage invraisemblable. Le texte de la Satire des Métiers,

dont l'ostracon Bodmer reproduit trois strophes (XVI -

XVII - XVIII), fut composé en langue classique au début du Moyen Empire (circa 2000 avant J.-C.), mais cette copie (deuxième moitié du Nouvel Empire, circa 1350 - 1150 avant J.-C.) est le reflet du travail d'un élève dont la langue était le néo-égyptien, bien éloigné de celle du texte qu'il rabâchait. Curieux paradoxe que cette civilisation, l'une des plus anciennes à maîtriser l'écriture, qui n'imagina pas de la transmettre et de l'enseigner à l'aide de textes immédiatement accessibles à ses contemporains.

Bibliographie : J.-L. Chappaz, Écriture égyptienne (Images du Musée d'art et d'histoire 28), Genève, 1993. H. G. Fischer, Egyptian Studies, vol. 1-3, New York, 1976, 1977 et 1996. P. Grandet & B. Mathieu, Cours d'égyptien hiéroglyphique, Paris, 19972. S. Sauneron, L'écriture figurative

dans les textes d'Esna (Esna 8), Le Caire, 1982.

É. Van Essche, « Dieux et rois face à face dans les inscriptions monumentales ramessides », BSÉG 21 (1997), pp. 63-79. P. Vernus, «Les 'espaces de l'écrit' dans l'Égypte pharaonique», BSFÉ 119 (1990), pp. 35-56.

10 Mot grec (au singulier: ostracon). À l'origine «coquille d'huître», qui désigne des supports bon marché de l'écriture (tessons de céramique ou éclats de calcaire). Dans la démocratie athénienne, de tels supports servaient aussi de bulletin de vote, par exemple lorsqu'on décidait d'exclure un citoyen de la cité et ce mot est ainsi à l'origine du terme français «ostracisme».

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Chappaz • Écritures de l'Égypte pharaonique

SANDRINE

Une offrande que donne le r o i . . . V U I L L E U M I E R etJEAN-Juc C H A P P A Z , Genève

Ψ & ft έ fe II È Ê fe t Ρ It -«α». •VItA. \L -cO -cm. V if Γί TL Γί f t Γί Γί Γί Γί Η. Flu r t ffît f t TL TL Γί Γί ρ ν V Γ ι A / ί £ / /*/C iC ilfr 7F (*- 'Ä UÍX)Λ F=> Ο 7t ι s c i*· Ζ έ ή J •τ' Hi S 3 E 7 · K ä c Ί lP=> rj/> m η! •«=2?· Ml 9 ι « » I Ci Ô l i « 3 ? V3P· w»«« t χ il Ê Ê è i ι Ê I 1 t t L fr Ê. t ft—

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fig. 38: Extraits des chapitres 141/142 du Livre des Morts: litanie des noms d'Osiris (pBodmer 105)

en tous ses noms», figure une longue liste de dieux et de groupes de divinités suivie d'une énumération de 88 noms d'Osiris disposée en quatre registres de petites colonnes (papyrus Bodmer 105, chapitres 141/142, fig. 38). Il est probable qu'une personne consciencieuse apprenait de son vivant à nommer tous les êtres et endroits qu'elle s'attendait à rencontrer. Certaines formules étaient sûrement récitées lors des funérailles dans le cadre d'un rituel élaboré qui visait à fournir au défunt les pouvoirs nécessaires. Le papyrus déposé près du mort était destiné à servir d'aide-mémoire dans la vie future. Les textes sont régulièrement accompagnés d'indications sur la façon de les utiliser: «à réciter 126

Bickel • Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

sur une image peinte sur un papyrus neuf avec de la poudre de glaçure verte mélangée à de l'eau de myrrhe» (chapitre 100). Ailleurs on précise: « Tu dois utiliser ce rouleau de papyrus sans le faire voir à quiconque. Il fait que les mouvements du défunt soient libres au ciel, sur terre et dans l'au-delà, car il est plus utile pour le défunt que tout ce qui est fait pour lui chaque jour. C'est un véritable remède, prouvé un million défais» (chapitre 144). Rituel concret, récitation magique ou emploi virtuel, plusieurs niveaux d'utilisation se mélangent dans les formules du Livre des Morts. MYTHOLOGIE: devenir un dieu parmi les dieux Parvenir au plus profond de l'au-delà pour y être ressuscité auprès d'Osiris était un des espoirs que les textes funéraires devaient aider à réaliser. L'autre attente du défunt visait le ciel, la région lumineuse où navigue le soleil dans sa barque. Tout vivant souhaitait un jour pouvoir y prendre place, accompagner le dieu Rê et s'assurer ainsi une renaissance quotidienne. Ces deux aspirations, souterraine et céleste, étaient étroitement liées, car le soleil lui-même traversait chaque nuit les ténèbres de l'au-delà pour y être régénéré à travers une mystérieuse union avec Osiris. L'homme espérait s'inscrire dans ce cycle. De nombreuses formules du Livre des Morts concernent la destinée céleste du défunt et lui fournissent les moyens d'accéder auprès du dieu solaire et de s'intégrer dans son entourage. Une série de textes devait permettre à la personnalité immatérielle du défunt de changer de forme, de se transformer pour «prendre tous les aspects que l'on peut désirer prendre». Sur le papyrus Bodmer 105, une succession de chapitres propose ainsi de «prendre l'aspect d'un faucon d'or», de se transformer en un serpent qui s'appelle «fils de la terre», ou de devenir une hirondelle, fille de Rê. On peut aussi chercher à prendre l'aspect d'un héron, d'un crocodile, d'une fleur de lotus ou du dieu Ptah. Ces transformations expriment la liberté acquise par le ba du défunt, la possibilité de franchir toutes les barrières d'espace et de forme d'existence, de fusionner avec différents types d'êtres, animaux et dieux. Ces changements d'aspect prouvent l'acquisition de capacités divines et montrent que le défunt est désormais prêt à rejoindre la barque de Rê. Plusieurs formules sont regroupées sous le titre «Livre de glorifier le bienheureux et de faire qu'il descende dans la barque de Rê et de sa suite» (chapitre 100 et suivants). Le nouveau venu s'y installe, devient un coéquipier qui dirige la navigation en compagnie d'autres divinités et des étoiles. Son destin est ainsi lié à celui du dieu suprême: «je me suis joint à toi, comme bienheureux éminent, dans ton équipage, quand tu es florissant, je suis florissant». Cette place dans l'équipage de Rê est certes un privilège et une garantie de survie, mais aussi une responsabilité. Le mort est maintenant intégré dans le cycle journalier qui assure la marche de l'univers, il doit acclamer et servir Rê, le soutenir dans son périple et surtout Bickel • Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

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fig. 39: Détail de la vignette du chapitre 17 du Livre des Morts·. Rê sous l'aspect d'un chat anéantit le serpent Apopis (pBodmer 100)

le défendre contre son ennemi éternel Apophis, le serpent géant qui attaque chaque nuit, cherchant à anéantir Rê et l'ensemble de la création. De la victoire de Rê et de son équipage dépend le maintien de l'univers. Ce combat existentiel entre Rê et Apophis est représenté dans la vignette d'un des chapitres les plus fréquemment reproduits, le chapitre 17. Cette longue formule figure au début des papyrus Bodmer 101 et 102 (après la scène d'offrandes) et suit le chapitre 1 consacré à l'ensevelissement dans les papyrus Bodmer 100 et 104. Dans toutes les vignettes, on remarque un grand chat trancher d'un coup de couteau la tête d'un serpent (fig. 39). Ce félin représente Rê «la nuit, quand sont anéantis les ennemis du maître de l'univers». Cette image exceptionnelle du dieu solaire sous l'aspect d'un chat est expliquée par un jeu de mots, procédé très prisé des Égyptiens pour donner un sens à des ressemblances phonétiques: « Ce grand chat, c'est Rê lui-même. Il fut appelé chat (miou) quand Sia dit à son sujet: 'y a-t-il un semblable (miouj à lui dans ce qu'il a fait?'; c'est ainsi qu'advint son nom de chat)>. De nombreux passages de ce chapitre 17 se rapportent à la création du monde et à sa répétition quotidienne lors du lever du soleil. Le jeune dieu solaire est figuré à proximité du chat, assis dans une barque sous la forme 128

Bickel · Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

d'une figure humaine portant un scarabée à la place de la tête, cet insecte étant le signe du devenir, de la nouvelle éclosion de l'existence. D'autres formes de Rê sont représentées dans certains exemplaires de cette vignette, le soleil à son zénith figuré comme un faucon ou le vieillard soutenu par une déesse. Ce long et difficile chapitre 17 est précédé sur le papyrus Bodmer 104 de différents hymnes solaires (chapitre 15) accompagnés d'une image qui s'étend sur toute la hauteur du document (fig. 40). Au registre inférieur, le défunt Ousirour est assis devant une table d'offrandes bénéficiant de fumigations et de libations de son fils ou d'un prêtre. Les trois autres registres forment une unité et constituent une véritable description cosmographique du lever du soleil. Au centre du deuxième registre se trouve le buste d'un dieu qui soulève de ses bras le disque solaire en le poussant vers l'horizon du ciel. Des oiseaux à tête humaine, une plume dans les griffes, indiquent qu'il s'agit du ba de Shou, dieu de l'espace aérien à travers lequel se produit le lever du soleil. Huit babouins se dressent et lèvent leurs pattes antérieures pour «adorer Rê». Au-dessus, les déesses de l'est et de l'ouest entourent d'un geste protecteur l'astre brillant, l'hiéroglyphe signifiant ces régions est figuré derrière chacune d'elles. Deux signes de vie qualifient l'acBickel • Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

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fig. 40: Vignette du chapitre 15 (16) du Livre des Morts illustrant le lever du soleil (pBodmer 104)

tion bénéfique des rayons solaires. Au registre supérieur apparaît une barque dans laquelle a pris place Ousirour, qui réalise ici son ambition suprême de rejoindre Rê. Ce dernier est représenté sous ses trois formes caractéristiques: RêHorakhty faucon coiffé du disque solaire, Atoum l'astre vieillissant et Khépri le soleil renaissant qui porte un scarabée sur la tête. Cette image est l'expression concise de l'intégration du défunt dans le cycle solaire qui lui garantit une existence éternelle. La destinée funéraire n'est pas un parcours rectiligne. En pensant à sa mort, l'Égyptien nourrit plusieurs aspirations complémentaires. Il souhaite rester en contact avec le pays des vivants et y revenir quotidiennement. Il espère accéder 130

Bickel · Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

aux régions de l'au-delà où règne le bonheur et y rencontrer Osiris afin d'être régénéré tout en échappant, grâce à son savoir et à ses pouvoirs magiques, aux innombrables dangers. Il aspire finalement à prendre place dans la barque de Rê, à être inclus dans le cycle journalier et à renaître avec le soleil à une nouvelle vie. À la richesse conceptuelle s'ajoute la diversité des genres littéraires: récitations rituelles, textes mythologiques ou théologiques, formules magiques, compositions hymniques, encyclopédiques ou cosmographiques se mêlent parfois à l'intérieur d'un même chapitre. Les textes reflètent la diversité des attentes du vivant envers la vie après la mort, les différents chemins et moyens qui pouvaient permettre d'atteindre ces objectifs ainsi que le grand nombre d'obstacles susceptibles de se dresser à tout moment. L'étendue et la complexité des conceptions funéraires expliquent la variété des formules consignées dans le Livre des Morts.

LES PAPYRUS DE

L'AMDOUAT

Quatre papyrus de la Bibliotheca Bodmeriana comportent des extraits d'un autre livre funéraire connu sous le nom d'Amdouat (fig. 41 et 42). Contrairement au Livre des Morts qui est un recueil de formules, l'Amdouat est une composition cohérente dans laquelle texte et image sont intimement liés. Ce livre est attesté dès le début du Nouvel Empire et représenté pour la première fois dans son intégralité sur les parois de la tombe de Thoutmosis III. Alors que le Livre des Morts circulait dès l'origine dans la sphère des particuliers et ne fut adopté que ponctuellement par les rois, YAmdouat semble avoir été réservé à l'usage du roi jusqu'à la XXIe dynastie. Le thème de cette composition est le voyage nocturne du soleil depuis sa disparition à l'ouest jusqu'à sa réapparition matinale à l'horizon oriental. Divisé en douze unités qui représentent les heures de la nuit, YAmdouat décrit en détail le périple du dieu Rê sur les chemins tortueux qui traversent le monde souterrain. Les principaux sujets abordés sont sa rencontre avec les dieux et les morts de l'au-delà, son combat contre le serpent Apophis qui cherche à entraver la progression du soleil, et son union avec Osiris, fusion mystérieuse des deux êtres divins échangeant force de vie et capacité de régénérescence. Le point culminant de la composition est la sortie du dieu, redevenu enfant, qui quitte le monde souterrain pour entamer sa course diurne et dispenser la vie sur terre. C'est cette dernière division de YAmdouat qui a été le plus souvent reprise sur les papyrus de particuliers, pour qui l'évocation de la renaissance du soleil exprimait leurs propres espoirs de survie. En effet, un passage de la version originale de la douzième heure précise que les défunts sont intégrés à ce processus: « ils sont ainsi: ils tirent ce grand dieu à travers le dos du serpent (qui s'appelle) 'Vie des dieux'. Les vénérables de Rê qui sont derrière et devant lui sont remis au monde chaque jour à l'intérieur de la terre, après la naissance de ce grand Bickel • Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

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fig. 41: Livre de VAmdouat (pBodmer 110)

dieu à l'est du ciel. Ils pénètrent dans l'image secrète de 'Vie des dieux' en tant que vénérables, et ils en ressortent étant rajeunis par Rê jour après jour». Dans la reprise sur papyrus de cette douzième heure de VAmdouat, de nombreuses modifications et simplifications sont intervenues par rapport à l'original. Les quatre exemplaires de VAmdouat conservés à la Bibliotheca Bodmeriana ont réduit la disposition traditionnelle de trois à deux registres. Sur le papyrus Bodmer 107 apparaissent, dans sa partie supérieure, des images qui appartiennent plutôt au Livre des Morts (réminiscence du chapitre 17), tandis que les papyrus 108 et 109 intercalent une ligne comportant le nom et la titulature du dédicataire entre les deux registres. L'élément caractéristique de cette dernière division de VAmdouat est son extrémité arrondie en ovale; c'est le ciel sous lequel le dieu Shou étend ses bras pour soutenir le soleil naissant qui s'avance sous la forme d'un scarabée. Appuyée au bord de l'au-delà reste une dépouille, «l'image de la chair». C'est la momie d'Osiris que Rê doit laisser dans le monde souterrain; le défunt s'identifie à cette image en lui donnant des traits tantôt féminins tantôt masculins en fonction du propriétaire du papyrus. Cette représentation de la renaissance du soleil, et avec lui celle de toute l'existence, est précédée d'une longue théorie de divinités qui tirent la barque du soleil nocturne, souvent figuré comme un homme à tête de bélier. Sur le papyrus Bodmer 108, cette dernière traversée est l'occasion de rap132

Bickel · Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

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peler la victoire sur l'ennemi de la création, le serpent Apophis, que l'on voit transpercé de plusieurs couteaux. Le registre supérieur représente d'autres divinités qui acclament le lever du soleil; plus en arrière, des déesses portent sur leurs épaules des serpents dont émane une flamme sensée éclairer la voie pour les bienheureux. Dans la partie gauche de ce registre apparaissent des éléments empruntés à la onzième heure du livre de l'Amdouat. On y reconnaît le dieu Atoum qui écarte les ailes d'un serpent ailé à pattes, un être malveillant d'une extrême mobilité qui cherche à dévorer les ombres des morts. À droite de cette image, le papyrus Bodmer 110 fait figurer un autre serpent «qui enlève les heures»; une personnification du temps est assise sur son dos. Les papyrus 108 et 109 intègrent ici l'image de deux déesses crachant du feu sur un chaudron dans lequel cuisent ceux qui sont condamnés à la destruction définitive. Dans une grande fresque qui décrit les lieux et les êtres des profondeurs du monde invisible, l'Amdouat présente, comme le Livre des Morts, à la fois les aspects menaçants et les sources d'espoir qui expriment les appréhensions et les attentes des Égyptiens face à leur existence éternelle.

Bickel • Entre angoisse et espoir: le Livre des Morts

133

, k m A *v M />> J fig. 42: Livre de YAmdouat

(début du pBodmer 108)

Bibliographie : P. Barguet, Le Livre des Morts des anciens Égyptiens, Paris, 1967. E. Hornung, Das Totenbuch E. Hornung, Ägyptische

der Ägypter, Zürich-München, 1979.

Unterweltsbücher,

Zürich-München, 1972.

Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques de la Bibliotheca Bodmeriana MICHEL VALLOGGIA Séduit par le projet «d'embrasser l'aventure humaine dans sa totalité» 1 , Martin Bodmer a, sans doute, été conquis par la richesse du patrimoine culturel oriental, dont s'est nourrie la pensée moderne. Ceci pourrait expliquer l'intérêt du collectionneur pour ces premiers témoignages écrits, inscrits en cunéiformes dans l'argile du pays de Sumer, ou en hiéroglyphes sur les papyrus d'Égypte. Parmi ceux-ci, douze manuscrits, inventoriés pBodmer 100 à 111, complètent un fonds égyptologique réunissant, outre un ostracon littéraire2, des statues, des reliefs et quelques stèles funéraires. La présence de ces papyrus à Cologny n'a pas échappé à l'acribie de savants, tels que Georges Nagel, qui avait entrepris une vaste enquête sur le Livre des Morts des anciens Égyptiens3, ou Henri Wild, qui caressait l'idée de réunir en une publication tous les monuments égyptiens conservés en Suisse4. Malheureusement, ces entreprises ont été interrompues par la disparition de leurs initiateurs. Seules quelques notes rédigées par G. Nagel et complétées par H. Wild, en 1962, m'ont permis d'établir que ces manuscrits avaient été acquis entre 1937 et 1961. Un catalogue de vente et quelques extraits de correspondance, obligeamment mis à ma disposition par le Dr Hans Braun, Directeur honoraire de la Fondation, m'ont livré quelques informations utiles, pour tenter de retracer l'histoire moderne de ces papyrus5. Il apparaît aujourd'hui que cette collection fut constituée de plusieurs achats auprès des antiquaires Mensing et fils (Amsterdam), H. P. Kraus (New York) et P. Botte (Paris). Un premier fonds de neuf manuscrits (les pBodmer 100 à 103 et 107 à 111) fut acquis par Martin Bodmer, lors de la vente aux enchères de la Collection W. M. Mensing, à Amsterdam, en novembre 1937. Le descriptif du catalogue de cette vente6 rapporte que tous les papyrus provenaient de l'ancienne collection de la baronne Zouche de Haryngworth. Or, l'aïeul de cette Lady, Robert Curzon, qua1

Cf. B. Gagnebin, Genava, n. s. 20 (1972), pp. 5 et 49.

2

II s'agit d'un bref passage de la Satire des métiers; cf. H. Brunner, Die Lehre des Cheti, Glück-

stadt, 1944, pp. 155-68 et W. Helck, Die Lehre des Dwi-Htjj 3

Champoüion, 4

(KÄT) Wiesbaden, 1970, pp. 93-104.

Cf. P. Barguet, in: Textes et langages de l'Egypte pharaonique

III. Hommage

à

Jean-François

Le Caire, 1974, p. 49.

Le manuscrit inédit de H. Wild, Stèles et bas-reliefs égyptiens appartenant

à des collections

publiques et privées de Suisse, est en préparation: cf. E. Hornung & E. Staehelin, BSÉG 9-10 (Volume dédié à la mémoire 5

de Henri Wild) (1984-85), pp. 119-24.

C'est l'occasion ici de lui renouveler l'expression de mes remerciements pour sa disponibi-

lité et son efficacité. 6

Antiquités.

Objets d'art. Collection defeuM.-Ant.

W. M. Mensing. Mensing et fils, Amsterdam,

1937, pp. 11-12; nos 80-85.

Valloggia · Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

135

torzième baron Zouche (1810-1873) fut un collectionneur connu pour ses achats au Proche-Orient7. Dans la préface de son livre, Visits to the Monasteries in the Levant8, Curzon évoque le projet de réunir une collection de manuscrits susceptibles d'illustrer une «Histoire de l'art d'écrire». À cette fin, il se rendit à trois reprises en Egypte, entre 1833 et 1838. Lors de son dernier voyage, il séjourna à Louqsor et fit, probablement à cette occasion, des acquisitions de papyrus. L'origine thébaine des documents considérés ici est, effectivement, assurée par les titres sacerdotaux des premiers destinataires de ces volumes, tous rattachés au clergé d'Amon de Thèbes. Quelques années plus tard, en 1849, Curzon publia un Catalogue of Materials for Writing, Early Writings on Tablets and Stones. Rolled and other Manuscripts and Oriental Manuscript Books, in the Library of the Hon. Robert Curzon at Parham in the County of Sussex9. Dans les prolégomènes à son ambitieux projet, le baron Zouche présentait alors, dans son édition limitée à cinquante exemplaires, une série d'instruments de travail des scribes de l'Antiquité et du monde arabe, avant de décrire sa collection de manuscrits orientaux et grecs. Les papyrus égyptiens ont été réunis dans la section Rolled Manuscripts, and some others, not in the form of Books (pp. 7-11); l'auteur mentionnait, pour chaque manuscrit, le genre d'écriture, l'éventuelle présence de vignettes et les dimensions générales du volume. Ces caractéristiques étaient suffisantes pour permettre l'identification des neuf pBodmer. Après la mort de Curzon, en 1873, la collection demeura à Parham jusqu'en 1919, date à laquelle une partie des manuscrits fut léguée par la famille au British Museum. Quelques années plus tard, la dix-septième baronne Zouche de Haryngworth, qui avait épousé le baronnet Frederick Frankland, confia le solde de la collection réunie par R. Curzon à Sotheby's pour une vente publique. À cette époque, Howard Carter, l'inventeur de la tombe de Toutânkhamon, fut sollicité à plusieurs reprises par les commissairespriseurs de la galerie londonienne pour évaluer des objets égyptiens. Or, une trace de l'examen de ces papyrus par l'archéologue anglais s'est conservée sur son journal intime, en date du 8 mai 1922, sous la forme d'une laconique mention des «Sir FrederickFrankland'spapyri»10. Conseiller de Sotheby's, ce fut donc, très certainement, H. Carter qui rédigea les notices d'une trentaine de lots, offerts aux enchères, à Bond Street, le 2 novembre 192211. Les neuf pBodmer s'y trouvaient

7

Cf. W. R. Dawson, E. P. Uphill and M. L. Bierbrier, Who Was Who in Egyptology, London, 19953,

p. 113. 8

Publié à Londres, en 1865 (cf. p. VIII sq.).

9

Un exemplaire de cette publication rare est conservé au Département des Manuscrits Orien-

taux de la Bibliothèque Nationale à Paris. 10

Cf. T. G. H. James, Howard

Carter. The Path to Tutankhamun.

London and N e w York, 1992,

p. 209. 11

Cette vente eut lieu, en fait, deux jours avant le dégagement de la volée de marches condui-

sant à l'entrée du tombeau de Toutânkhamon !

136

Valloggia · Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

groupés, avec d'autres manuscrits, sous la rubrique «Egyptian Antiquities, collected in Egypt by Lord Zouche» et constituaient les lots 350-351 et 355 d'une remarquable série de papyrus hiéroglyphiques, hiératiques et démotiques 12 . En 1937, lors de la vente de la collection W. M. Mensing, le libellé des notices du catalogue (pp. 11-12, n° 80-85)13 reprenait non seulement le descriptif complet, précédemment établi par Sotheby's, en traduction française, mais également le regroupement, en un lot, des pBodmer 107 à 110 (= Sotheby's, n° 350 = Mensing, n° 85). Il est donc assuré que les manuscrits de R. Curzon furent acquis à Londres par W. M. Mensing, avant d'entrer dans la Bibliotheca Bodmeriana. Dans l'intervalle, deux égyptologues s'intéressèrent, en 1928, au pBodmer 100. Friedrich W. von Bissing 14 en identifia le propriétaire et l'essentiel du contenu textuel. Il proposa, en outre, avec réserves, de dater cette rédaction de la XVIIIe dynastie (1543-1292 avant J. C.). Dans la livraison suivante de la même revue, Wilhelm Spiegelberg 15 montra, avec de sérieux arguments paléographiques, que ce manuscrit était plutôt à situer sous la XXIe dynastie (env. 1070-945 avant J.-C.)16. À l'appui de sa démonstration, il signalait l'existence, au British Museum, d'un sarcophage (BM 29591) et d'un coffre à shaouabtis signalé dans un manuscrit de Robert Hay (MSS BM 29844 A), tous deux inscrits aux mêmes noms et titres que le propriétaire du pBodmer 100. Or, sachant que ces objets étaient issus d'une cachette, située à l'entrée du Bab el-Gasous à l'est de Deir el-Bahari, aménagée pour y enterrer le personnel du clergé d'Amon-Rê de la XXIe dynastie, il est tentant de supposer que l'origine du pBodmer 100 soit identique. L'hypothèse paraît d'autant plus séduisante que les pBodmer 101 et 102 peuvent également être rapprochés des cercueils et cartonnages de Ânkhef(en)khonsou (Musée du Caire, CG 6193-4; 6208-10) et de ceux de la dame Tanetounemetherib (CG 6182-4; 6213-14)17. Une incertitude de dates demeure toutefois, entre le moment de l'acquisition des pBodmer 100 à 102, situé en 1838, et celui de la «découverte officielle» de la cachette, par E. Grébaut et G. Daressy, en 1891. Rappelons, cependant, que l'emplacement de ce dépôt avait été indiqué aux égyptologues du Service des Antiquités par le célèbre Muhammad

12

Cf. Sotheby's, Sale Catalogue 1-2 Nov. 1922, pp. 43-46. Cf. supra, n. 6. 14 Cf. «Totenpapyros eines Gottesvaters des Amon», ZÄS 63 (1928), pp. 37-39. 15 Cf. «Die Datierung des Totenbuches des Priesters En-pehef-nachte», ZÄS 63 (1928), pp. 152-153. 16 Cette datation est également acceptée par A. Niwinski, Studies on the Illustrated Theban Funerary Papyri of the 11th and 10th Centuries B. C. (OSO 86), Fribourg, 1989, p. 308. Auparavant, elle n'a pas non plus été mise en doute par J. von Beckerath, lors de l'exposition du manuscrit au Kunsthaus de Zurich (cf. H. W. Müller, 5000 Jahre Aegyptische Kunst, Zürich, 1961, p. 87, n° 328). 17 Cf. Β. Porter-R. Moss, Topographical Bibliography I2, Oxford, 1964, pp. 633 et 638. 13

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Abd el-Rassoul, pilleur de tombes repenti 18 , qui avait précédemment «exploité», pour son compte, la cachette royale de Deir el-Bahari, installée dans la tombe de l'épouse du roi Amosis (TT 320). Dans ces conditions, il n'est pas interdit de penser que le pillage de la seconde cachette de Deir el-Bahari ait commencé plusieurs décennies avant son ouverture officielle . . . Concernant, enfin, l'origine des pBodmer 103 et 107 à 111, également issus de l'ancienne collection Curzon, rappelons ici que les données intrinsèques de ces manuscrits, rédigés pour le personnel du clergé d'Amon, nous assurent de leur provenance thébaine, sans pour autant permettre une localisation précise de leur lieu de découverte 19 . La deuxième acquisition de papyrus résulte de l'offre, en 1961, d'un remarquable exemplaire hiéroglyphique de Livre des Morts, présenté à Martin Bodmer par le marchand Hans P. Kraus. Les pérégrinations modernes de ce volume demeurent, actuellement, imparfaitement connues. Toutefois, ce manuscrit, provenant de la collection M. A. Mansour, fut mis en vente en 1952, par la Galerie new-yorkaise Parke Bernet et acheté par le Dr Otto Fisher de Détroit. Incomplet, ce papyrus fut déroulé par le conservateur du Kelsey Museum of Archaeology de l'Université du Michigan, où il fut exposé de 1953 à I96020. Acquis à cette date par H. P. Kraus, ce Livre des Morts fut, ensuite, proposé à la vente, par ce marchand, en tête de liste de son Catalogue n° 95, de 1961. N'ayant pas trouvé acquéreur, son vendeur s'adressa alors à Martin Bodmer, après avoir relevé la présence du pBodmer 100, temporairement exposé au Kunsthaus de Zurich, dans le cadre de l'exposition 5000Jahre Aegyptische Kunst21. La qualité de cette copie, jointe à la finesse d'exécution des vignettes qui ornent ce document funéraire, décidèrent de son entrée dans la Bibliotheca Bodmeriana, où il est désormais inventorié pBodmer 105 (fig. 43). On signalera, ici, que les parties manquantes du manuscrit, récemment repérées par

18

Cf. P. Montet, Isis ou à la recherche de l'Égypte ensevelie, Paris, 1956, pp. 147-148. On trouvera la publication de quelques-uns de ces documents par M. Valloggia, « Le papyrus Bodmer 107 ou les reflets tardifs d'une conception de l'éternité», RdÉ 40 (1989), pp. 131-144; Idem, «Le papyrus Bodmer 103: un abrégé du Livre des Morts de la Troisième Période Intermédiaire», CRIPÉL 13 (1991), pp. 129-136 et Idem, «Le papyrus Bodmer 108: un 'passeport d'éternité' du début de la Troisième Période Intermédiaire », in: Egyptian Religion: the Last Thousand Years (OLA 84), Leuven, 1998, pp. 441-453. Une publication de l'ensemble des papyrus Bodmer est en cours d'élaboration. 20 Cf. The Fisher Papyrus of the Egyptian Book of the Dead. A Loan Exhibit. The University of Michigan Kelsey Museum of Archaeology, 1953. 21 Les circonstances de la vente ont été décrites par H. P. Kraus, dans son autobiographie, A Rare Book Saga, New York, 1978, pp. 332-33. Je dois une photocopie du passage concerné à l'amabilité de M. J.-L. Chappaz, queje remercie ici. Sur l'exposition du Kunsthaus de Zurich, cf. supra, note 16. Auparavant, cette exposition fut présentée à la villa Hügel, à Essen. Cf. H. W. Müller, Κ. Wessel und J. von Beckerath, 5000 Jahre Aegyptische Kunst, Essen, 1961, p. 130, n° 213. 19

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Valloggia · Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

fig. 43: Vignette du chapitre 125 du Livre des Morts (pBodmer 105)

le Dr Irmtraut Munro, sont actuellement conservées dans les collections américaines des Musées de Denver et de Cincinnati22. Le troisième volet des acquisitions de manuscrits égyptiens concerne les pBodmer 104 et 106, achetés chez l'antiquaire parisien Paul Botte, en 1961, vraisemblablement, d'après les notes de H. Wild, datées de 1962. Le pBodmer 104 renferme un exemplaire complet du Livre des Morts, rédigé en hiératique de Basse Époque. Au nombre des quelques papiers concernant ce manuscrit figure une étiquette portant le texte suivant: « Grand Papyrus raire de l'époque saïte, très bien conservé et absolument

complet; de

funé-

nombreux

dessins, très finement exécutés ornent le texte, ainsi que trois tableaux

peints

en rouge et noir. Les papyrus complets du Livre des morts sont très rares. - Collé sur toile et monté sur un rouleau de bois - Long. 7,75 m.; H. 0,34 m.». Ce descriptif est accompagné d'une note manuscrite indiquant: «En écriture qui suivit l'écriture

hiéroglyphique.

duit par Champollion». tique (sic) pas

Collection de M. le Chevalier M..

démotique .A été tra-

Le verso de ce billet porte un correctif précisant: « iéra-

démotique».

De surcroît, une autre mention manuscrite, tracée au verso d'une photographie du papyrus, indique: «Papyrus funéraire rier, Conseiller d'Etat honoraire,

en possession de M. Louis Edmond

42, quai Edmond-Perrier,

Tulle (Corrèze)».

PerCe

document était accompagné d'une lettre de L. E. Perrier, adressée par M. Maurice Coutot à M. Paul Botte, en date du 22 août 1956. On y relève l'indication suivante: « [...] Quant à la mention en avait fait la traduction, 22

apposée sur la toile du papyrus que

qui remonte certainement

Champollion

à l'époque où le précédent

Cf. la contribution du Dr I. Munro, dans le présent volume. Valloggia • Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

139

possesseur de la pièce de qui Jean Masson l'avait acquise, elle n'a jamais accompagnée de la traduction elle-même [. . .] ».

été

Cette correspondance montre que le papyrus passa de mains anonymes à M. Masson; puis, L. E. Perrier, M. Coutot et P. Botte, qui le vendit à Martin Bodmer. En amont des propriétaires récents, la découverte d'un Catalogue des Antiquités Egyptiennes, Assyriennes, Grecques et Romaines composant la collection de M. le Chevalier M., dont la vente parisienne eut lieu à l'Hôtel Drouot, les 2 et 3 juin 1896, permet de retrouver, en page 12, sous le n° 83, l'exacte contrepartie de la description du manuscrit contenue sur l'étiquette qui accompagnait le pBodmer 104. Enfin, derrière la mention de M. le Chevalier M. se cachait, très probablement, V. Maunier, un marchand d'antiquités qui fut également agent consulaire de France à Louqsor, entre 1840 et 187523. Aujourd'hui, son nom demeure attaché à la découverte, dans l'Assassif, en 1850, d'une cachette abritant une soixantaine de sarcophages24. Il n'est pas impossible que le pBodmer 104 ait fait partie de l'équipement funéraire de l'une de ces momies . . . Concernant, enfin, le pBodmer 106, également acquis chez l'antiquaire P. Botte, aucune information complémentaire ne laisse deviner sa provenance, hormis son contenu, qui lui assigne, sans conteste, une origine thébaine. Au terme des arcanes qui jalonnent l'itinéraire moderne de ces écrits, il est temps de s'arrêter sur le contenu de ces papyrus. Rédigés dans les «Maisons de Vie» des grands centres religieux d'Égypte, ces manuscrits renferment tous des guides de l'Au-delà, qui témoignent de la conviction d'une vie posthume éternelle et traduisent, pour nous, l'appréhension des gens de la vallée du Nil, confrontés à l'idée du trépas. Ces documents magiques, destinés à procurer à leurs détenteurs un accès à l'éternité, véhiculent autant l'expression de croyances liées aux conditions matérielles d'une survie que le postulat d'un jugement post mortem, susceptible de valider des qualités morales. Ces compilations religieuses amalgament des messages très anciens, extraits des Textes des Pyramides ou du corpus des Textes des Sarcophages, pour être insérés dans des versions du Livre des Morts. Huit manuscrits appartiennent à cette famille: ce sont les pBodmer 100 à 106 et 111. Dans ce groupe, six volumes se rattachent à la phase ancienne du Livre des Morts, commodément appelée «recension thébaine » . I l s'agit des pBodmer 100 à 103; 106 et 111. Ces copies sont à situer, chronologiquement, entre la X X I e et la X X V I e dynastie (vers 1070-650 avant J.-C.). Les compilations des pBodmer 100 et 103 peuvent être considérées comme des abrégés complets du Livre des Morts. Les pBodmer 101 et 102 sont,

23

Sur le personnage, cf. Who Was Who (supra, η. 7), p. 281; sur son identification au Chevalier

M . . . , cf. J. F. Aubert, CdÉ 56/111 (1981), p. 18. 24

Cf. E. T h o m a s , The Royal Necropoleis

of Thebes, Princeton, 1966, p. 176 (qui renvoie à A. W i e -

demann, PSBA 11 [1889], pp. 69-75).

140

V a l l o g g i a · Les m a n u s c r i t s hiératiques et hiéroglyphiques

en revanche, incomplets, tandis que les pBodmer 106 et 111 ne conservent que trois pages de manuscrits fragmentaires. Dans la même série de Livres des Morts, les versions des pBodmer 104 et 105 sont plus tardives; les formules suivent l'ordre canonique, qualifié de « recension saïte». Si le papyrus hiéroglyphique pBodmer 105 peut être daté de la XXXe dynastie - début de l'époque ptolémaïque (env. IVe-IIIe siècle avant J. C.), le volume hiératique du pBodmer 104 appartient plutôt à la fin de l'époque ptolémaïque, voire au début de l'époque romaine (env. Ier siècle avant J.-C.-IP siècle après J. C.). À côté du Livre des Morts, d'autres compositions funéraires eurent les faveurs des sacerdotes thébains, attachés au culte d'Amon-Rê de Karnak. Ces documents, appelés Amdouat, c'est-à-dire «Livre de la Demeure secrète», mêlent prières et conjurations aux éléments d'une cosmographie funéraire pour conduire le défunt vers son identification au soleil, autrement dit, vers sa « solarisation». Cette catégorie est représentée, dans la Bibliotheca Bodmeriana, par quatre manuscrits (pBodmer 107 à 110), chronologiquement échelonnés de la XXIe à la XXVe dynastie (env. 1070-664 avant J.-C.). Seul le pBodmer 107 présente l'aspect d'un petit volume complet (fig. 44); tandis que le pBodmer 110, anonyme, ne comporte qu'un tableau de la section finale de Y Amdouat. L'ensemble des données de ce volumineux dossier de papyrus dépasse, évidemment, très largement les limites imparties à cette présentation; il sied, toutefois, dans la perspective de rapprocher d'éventuels documents conservés ailleurs, de mentionner les principales informations recueillies, à savoir: les renseignements prosopographiques des propriétaires anciens et l'organisation textuelle des manuscrits. Ces contenus sont les suivants: pBodmer 100: H. 22 cm; 1. 205 cm et 173 cm (en deux cadres). Le manuscrit est complet et date de la XXIe dynastie. Il est au nom de Inpehefnakht, «père divin d'Amon-Rê, roi des dieux, chef des nautoniers du domaine d'Amon». Ce Livre des Morts hiéroglyphique contient les chapitres 1; 17; 130; 81 A; 77; (quelques phrases détachées des chapitres 71; 146 et 100); 125 et 110. Les vignettes sont polychromes. pBodmer 101: H. 23 cm; 1. 117 cm. Le manuscrit est incomplet et date de la XXIe dynastie. Il est au nom de Ânkhef(en)khonsou, «père divin d'Amon-Rê, roi des dieux, fils de Ânkhef(en)maât, père divin d'Amon-Rê, roi des dieux». Ce Livre des Morts hiéroglyphique contient des phrases détachées du chap. 17. Une vignette du défunt, en adoration devant Osiris, polychrome en pleine page, précède le texte surmonté de vignettes mythologiques au trait. Commentaire: La vignette principale montre un traitement très semblable au pCaire 122: cf. Abdel-Aziz Fahmy Sadek, Contribution à l'étude de l'Amdouat, (OBO 65), p. 118 et pl. 16, C. (Ce document provient de la seconde cachette de Deir el-Bahari). Valloggia · Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

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pBodmer 102: H. 24 cm; 1. 120 cm. Le manuscrit est incomplet et date de la XXIe dynastie. Il est au nom de Tanetounemetherib

(?), «maîtresse de maison et chan-

teuse d'Amon, fille du prêtre d'Amon-Rê, roi des dieux, Iouef(en)khonsou».

Ce

Livre des Morts hiéroglyphique contient également des phrases détachées du chap. 17. Une vignette de la défunte, en adoration devant Osiris, polychrome, en pleine page, précède le texte surmonté de scènes mythologiques au trait. Commentaire:

Idem supra, pBodmer 101.

pBodmer 103: H. 24 cm; 1. 100,2 cm. Le manuscrit est complet et date des XXIeXXIIe dynasties. Il est au nom de Nebnetjerou,

«père divin d'Amon, fils de Ânkh-

efenmout ». Cet abrégé du Livre des Morts, rédigé en hiératique, contient le chap. 23; une formule de glorification; les chap. 25 (avec emprunts du 26); 6; 162 (titre et hymne solaire); une formule

pour se déplacer à son gré et le chap. 61. Une

vignette, au trait, du défunt en adoration devant Rê-Horakhty-Atoum, précède le texte disposé sur quatre pages. Commentaire:

bibliographie, cf. supra, note 19.

pBodmer 104: H. 33.5 cm; 1. 784 cm. Le manuscrit est complet, la dernière page est opisthographe, avec une suscription du propriétaire sur trois lignes. Date: époque gréco-romaine. La formule généalogique du document indique qu'il est au nom d O u s i r o u r , «père divin, prêtre d'Amon-Rê, roi des dieux, supérieur des mystères, purificateur du dieu, qui pénètre l'horizon et qui voit ce qui s'y trouve, le prêtre de Khonsou-qui-réalise-les-desseins-dans-Thèbes, le prêtre de Minqui-massacre-ses-ennemis, le fils du père divin, du prêtre d'Amon-Rê, roi des dieux, prêtre de Min-qui-massacre-ses-ennemis, Ânfcfte/ercfchorisou, qu'a mis au monde la maîtresse de maison, la joueuse de sistre d'Amon-Rê, Tapihy». Ce Livre des Morts, rédigé en hiératique, contient les chap. 1; 2; 3; 4; 5; 6; 7; 8; 9; 10; 11; 12; 13; 14; 15; 15 f; y; h; i; 16; 17; 18 a; 18 c; e; g; i; b; d; h; f; k; 19; 20; 21; 23; 24; 25; 26; 27; 28; 29; 30; 64; 66; 33; 34; 35; 36; 38; 42; 44; 45; 46; 47; 11; 50; 51; 52; 53; 54; 56; 57; 60; 58; 68; 74; 75; 76; 79; 89; 90; 91; 100; 110; 110 a; 117; 118; 119; 124; 125 a-c, fin; 155; 156; 157; 158; 159; 160; 161 et 162. Les vignettes, au trait, correspondent aux contenus des chapitres; leur disposition sur le papyrus suggère que la mise en place des dessins précédait la rédaction des chapitres correspondants, comme l'indique parfois le déplacement d'un chapitre à la page suivante. Commentaire: Le dieuKhonsou-qui-réalise-les-desseins-dans-Thèbes était un dieu médecin, comme l'a montré G. Posener, Annuaire du Collège de France 70 (1970-71), p. 396. Sur les prêtres de Min-qui-massacre-ses-ennemis, cf. M. Coenen, in: Egyptian Religion. The Last Thousand Years, Part II, Leuven, 1998, pp. 1103-1115 et Idem, CdÉ 74/148 (1999), pp. 257-260.

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Valloggia · Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

pBodmer 105: H. 34 cm; 1. 996 cm. Le manuscrit est incomplet et date de la XXXe dynastie - début de l'époque ptolémaïque. La formule généalogique courante du document indique qu'il est au nom à'Hor, «père divin, prêtre d'Horus, prêtre d'Amon-Rê, roi des dieux, prêtre de Min-Horus-Isis à Coptos, le fils du père divin, prêtre d'Amon-Rê, roi des dieux, prêtre de Min-Horus-Isis à Coptos, Ousirour, qu'a mis au monde la maîtresse de maison, joueuse de sistre d'Amon-Rê, Taougesh». Cette formule, également inscrite à la fin du chapitre 100, ajoute, pour le père d'Horus, Ousirour, les titres suivants: «prêtre stoliste de Coptos et scribe des offrandes divines d'Amon-Rê». La partie conservée de ce Livre des Morts, rédigé en hiéroglyphes, contient les chapitres 72; 74; 75; 77; 87; 79; 89; 86; 91; 92; 93; 94; 95; 100; 96; 104; 105; 110; 101; 102; 103; 104; 106; 105; 106; 107; 125; 126; 127; 128; 129; 140; 141; 143; 141; 142; 144 a-g; 145 a-v; 146 a-e; f-m; n; 147 a-c; eg; 148; 149 a-e; g-i; k; m; 1; n; o; 150; 152; 151 a-e; 154; 155; 156; 157; 158; 159; 160; 161 c; 161 a-b; 163; 164; 165 et 162. Toutes les vignettes sont polychromes et d'excellente exécution (fig. 43). Commentaire: Sur la théologie tardive de Min-Horus et Isis (plutôt que Min, Horus et Isis), cf. Cl. Traunecker, Coptos. Hommes et dieux sur le parvis de Geb, (OLA 43), Leuven, 1992, pp. 333-335 et M. Gabolde, «Le temple de Min et Isis», in: Coptos, L'Égypte antique aux portes du désert, Lyon, Musée des Beaux-Arts, 3 fév.-7 mai 2000, pp. 74-78. À propos de Min-Horus-Isis, H. De Meulenaere (BIFAO 88 [1988], p. 47) a suggéré l'hypothèse d'un «dieu unique en trois personnes, une espèce de trinité» dont le nom se prononçait Menarès ou Menarètis (cf. G.Wagner, in: Livre du Centenaire de l'IFAO, 1880-1980, Le Caire, 1980, pp. 330 et 332-33). Je dois ces deux références à l'amitié de Didier Devauchelle que je remercie ici. Sur le nom de la mère dOusirour, Taougesh, écrit soit Ti-wgs, soit Ti-wks, cf. M. Valloggia, «Le papyrus Lausanne n° 3391 », in:Hommages à la mémoire de S. Sauneron I, Le Caire, 1979, pp. 288-290. pBodmer 106: H. 26.5 cm; 1. 60 cm. Le manuscrit compte trois pages de texte en hiératique, sans vignette. Date probable: XXIe-XXIIe dynastie. Il est au nom de Nesperneb, «père divin d'Amon-Rê, roi des dieux, fils du père divin d'Amon-Rê, roi des dieux, Mehimenhat». La formule généalogique, qui accompagne le chapitre 162, précise que le personnage était «père divin aimé du dieu, qui ouvre les portes du ciel (= le saint des saints) dans Karnak». Le texte appartient au Livre des Morts et contient les chapitres 26; 162 et quelques phrases détachées. Commentaire: Un cartonnage du Fitzwilliam Museum (E. 64.1896) à Cambridge, provenant des fouilles de J. Quibell au Ramesséum, qui appartenait à «l'Osiris, le père divin aimé du dieu, qui ouvre les portes du ciel à Karnak, Nakhtefmout, justifié, fils de Nesperneb, justifié, qui portait les mêmes titres, petit-fils de Mehimenhat, justifié, qui portait les mêmes titres», etc. ... pourrait éventuellement être rapproché du propriétaire du pBodmer 106. Valloggia · Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

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pBodmer 107: H. 24 cm; 1.100 cm. Le manuscrit compte une vignette, au trait, du propriétaire en adoration devant Rê-Horakhty-Atoum-Osiris; la rédaction hiératique d'un hymne solaire et une section de la XIIe division de 1 'Amdouat (fig. 44). Date probable: XXVe dynastie. Il est au nom de Paenpe, «gardien de la porte du domaine de Mout (à Karnak) ». La section hymnique paraît directement inspirée de la variante du chapitre 15 du Livre des Morts, relevée sur la statue d'Amenhotep, fils de Hapou (Musée du Caire, CG 583). Commentaire: bibliographie, cf. supra, note 19. pBodmer 108: H. 27 cm; 1. 127.7 cm. Tel qu'il se présente actuellement, le manuscrit contient un tableau de YAmdouat (XIIe division), deux feuillets vierges et une page de texte, rédigé en hiératique. Date probable: XXI e -XXII e dynastie. Il est au nom de la «maîtresse de maison et chanteuse d'Amon, Djedmaâtiouesânkh, justifiée, fille de la dame Ânân». Le texte appartient au Livre des Morts et contient les chapitres 30 A; 30 Β et 15 (variante B.III). Commentaire: bibliographie, cf. supra, note 19. pBodmer 109: H. 26 cm; 1. 62 cm. Ce fragment conserve un tableau de la XII e division de YAmdouat. Date probable: XXI 8 -XXII e dynastie. La bande médiane, qui sépare les deux registres de la scène, conserve le nom et le titre de la propriétaire qui se nommait Djeddjehoutyiouesânkh et qui était «chanteuse d'Amon». pBodmer 110: H. 26 cm; 1. 82 cm. Ce fragment conserve, sur deux registres, des tableaux des XI e et XII e divisions de YAmdouat. Date probable: XXP-XXII 8 dynastie. Le document contient les noms des divinités du monde inférieur et s'achève sur la représentation du nouveau soleil s'élevant vers Shou. La momie régénérée est ici celle d'un homme, dont l'anonymat est lié à l'absence de vignette, généralement placée en tête de volume. pBodmer 111: H. 23 cm; 1. 107 cm. Le manuscrit compte trois pages, rédigées en hiératique. Son contenu suggère une datation proche de l'époque saïte, éventuellement XXV e -XXVI e dynastie. Il est au nom de la dame Sasa, «chanteuse d'Amon». Ce fragment de Livre des Morts contient les chapitres 136 B; 136 A; 77; 86 et 85. Commentaire: La graphie du nom désigne ici un hypocoristique de Basse Époque, conforme aux observations réunies par H. De Meulenaere, Kêmi 16 (1962), pp. 28-29. En conclusion, l'information générale, issue des papyrus égyptiens de la Bibliotheca Bodmeriana, révèle une origine thébaine commune de tous les manuscrits, dont les détenteurs relevaient de la hiérarchie sacerdotale d'Amon. Ce personnel de «pères divins» et de «chanteuses d'Amon» appartenait, de toute évidence, à 144

Valloggia • Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

une bourgeoisie moyenne, caractérisée par des prêtrises de second rang. Une exception pourrait être faite pour le «gardien de la porte du domaine de Mout», à Karnak, qui s'était singularisé dans l'imitation des choix d'un grand Thébain divinisé, Amenhotep, fils de Hapou . . . Cette homogénéité de provenance des manuscrits, centrée sur des sacerdotes de la métropole du Sud, pourrait, enfin, se trouver simplement liée à la période « d'exploitation commerciale » des sépultures collectives de Basse Époque, qui ont approvisionné, durant le XIXe siècle, les collections égyptologiques du monde entier.

fig. 44 (dépliant): Papyrus Bodmer 107, avec son étiquette (à droite), sa section hymnique et le tableau de la XII e division de

YAmdouat

fig. 45 (verso du dépliant): Papyrus Bodmer 103, avec son étiquette (à droite), et un extrait du Livre des Morts

Valloggia • Les manuscrits hiératiques et hiéroglyphiques

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fig. 46: Détail du papyrus Bodmer 105

Le Livre des Morts d'Hor (à propos du papyrus Bodmer 105) IRMTRAUT

MUNRO

Le papyrus Bodmer 105 - un Livre des Morts, écrit en hiéroglyphes - fut réalisé pour un certain Hor (nommé d'après le dieu du ciel Horus), prêtre d'Amon-Rê, dont le temple principal se trouvait à Karnak. Il était également prêtre d'Osiris, de Min, d'Horus et d'Isis, dont le centre religieux se situait à Coptos, à quelque 40 km au nord de Louqsor. Ces divinités jouaient assurément un rôle important comme dieux hôtes à Karnak. Selon un usage répandu dans l'ancienne Egypte, Hor avait hérité ses fonctions sacerdotales de son père Ousirour (littéralement: «Osiris est grand»), dont il mentionne le nom, ainsi que tous les titres, à la suite de son propre nom. Suit encore le nom de sa mère, Taoukesch (littéralement: « l a Nubienne»), qui porte les titres de «maîtresse de maison» et de «musicienne d'Amon-Rê». La provenance de ce rouleau du Livre des Morts est inconnue - comme pour la plupart des papyrus. Cependant, la fonction de prêtre exercée par Hor à Thèbes laisse vraisemblablement penser que ce papyrus fut réalisé dans un atelier de cette ville. Une comparaison du style et de la coloration des vignettes avec des papyrus dont la provenance thébaine est assurée plaide également en faveur d'une origine thébaine du papyrus Bodmer 105. Il est malheureusement encore difficile de situer précisément la famille d'Hor dans le temps. La comparaison avec des papyrus du Musée du Louvre, dont la datation ne pose aucun problème, permet toutefois de proposer une fourchette allant de la XXXe dynastie au début de l'époque ptolémaïque (IVe-IIIe siècle avant J.-C.): leur polychromie comme le style des vignettes montrent de grandes similitudes avec le papyrus Bodmer 105, de même que le choix des formules, ce qui ressortira d'une étude plus approfondie actuellement en cours. Le prêtre Horn'apas choisi pour Livre des Morts un papyrus dont le texte aurait déjà été préparé anonymement par avance et dans lequel il n'y aurait plus eu qu'à ajouter son nom dans des espaces laissés «blancs» à cet effet. Nous pouvons au contraire supposer qu'il a commandé son propre Livre des Morts à un atelier: en effet, à chaque occurrence, son titre et son nom - ainsi que ceux de ses parents sont intégrés dans le cours du texte, et cela non seulement à chaque début de formule, mais également dans leur développement, là où les scribes auraient fort bien pu négliger l'espace prévu pour l'ajout d'un nom. L'exemplaire du Livre des Morts d'Hor (8 panneaux totalisant 9.96 m) contient 61 formules (chapitres), dont certaines sont même répétées à deux reprises. Presque chacune d'entre elles est illustrée de vignettes très colorées, qui se trouvent dans la marge supérieure du texte ou qui occupent en grand format toute la Munro · Le Livre des Morts d'Hor

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hauteur du papyrus. Il est intéressant de relever que les formules ne présentent pas l'ordre canonique que l'on serait en droit d'attendre en présence d'un Livre des Morts de l'époque post-saïte (dès 660 avant J.-C. environ). En effet, les rédacteurs du Livre des Morts de l'ancienne Egypte ont tenté, depuis l'époque saïte, de remplacer un choix de formules jusqu'alors aléatoire par des séquences plus ou moins obligatoires. Rappelons que notre division moderne du Livre des Morts en une suite numérotée de chapitres ou formules n'est pas due aux anciens Égyptiens eux-mêmes, mais est calquée sur un Livre des Morts de l'époque ptolémaïque publié par Richard Lepsius en 1842. Le rouleau du Livre des Morts d'Hor ne nous est pas parvenu dans son intégralité. Il débute avec le chapitre 72; suivent alors les formules 73, 75 (première version), 75 (deuxième version), 77,87,79,89 et 86. On remarque une rupture entre ce chapitre et le suivant (91). Il n'est pas possible de déterminer s'il ne s'agit ici que d'une restauration moderne de deux parties qui ne se suivaient pas directement sur le papyrus ou si cette interruption figurait bien sur la version originale. Le fait que le document montre à cet endroit l'intervention de deux scribes différents, qui ont même écrit le texte dans des directions opposées, parle néanmoins en faveur d'une «rupture» présente sur l'original: le premier scribe (sous l'hirondelle) écrit le texte de droite à gauche, le second (sous le cercueil avec l'oiseau-òa s'envolant) de gauche à droite (fig. 46). Au moins deux scribes étaient donc occupés à inscrire les textes sur un même papyrus; deux scribes qui maîtrisaient certes l'un comme l'autre parfaitement les hiéroglyphes, de manière professionnelle et routinière, mais dont les différences se dévoilent dans le détail. À notre connaissance, ceci n'a rien d'exceptionnel. Ainsi, cette longue tâche, qui dut nécessiter bien du temps pour l'achèvement d'un si grand rouleau (et qui devait l'être encore plus à l'origine), put être divisée en deux. Le présent Livre des Morts ne nous est parvenu complet qu'à partir du chapitre 72 (le texte commence au milieu de la formule et le support est déchiré à cet endroit). Nous pouvons en déduire que les chapitres 1 à 72 existaient à l'origine et qu'il doit donc manquer les deux cinquièmes de la totalité du document présenté dans ces lignes. Qu'un rouleau de papyrus complet se retrouve dans une seule collection tiendrait presque du miracle. En effet, dans de nombreux cas, les très longs papyrus de la Basse Époque, qui comportaient idéalement 165 chapitres avec vignettes et pouvaient mesurer jusqu'à 25 mètres, n'ont pas été intégralement conservés, de même que leurs vignettes colorées de grand format. Comme la plupart des papyrus proviennent de fouilles clandestines, ils furent en effet soit partagés en différents morceaux par les pillards juste après leur découverte, soit découpés par les marchands au moment de leur vente. On estimait, par exemple, que quatre morceaux d'un papyrus d'une longueur de 2 mètres rapporteraient plus d'argent 148

Munro • Le Livre des Morts d'Hor

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