Quelques aspects du platonisme de Plutarque: Philosopher en commun, tourner sa pensée vers Dieu 900441598X, 9789004415980

Françoise Frazier’s Quelques aspects du platonisme de Plutarque: Philosopher en commun, Tourner sa pensée vers Dieu incl

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Quelques aspects du platonisme de Plutarque: Philosopher en commun, tourner sa pensée vers Dieu
 900441598X, 9789004415980

Table of contents :
‎Table des Matières
‎Introduction
‎Remerciements
‎1. Chapitre 1
‎2. Chapitre 2
‎3. Chapitre 3
‎4. Chapitre 4
‎5. Chapitre 5
‎6. Chapitre 6
‎7. Chapitre 7
‎8. Chapitre 8
‎9. Chapitre 9
‎10. Chapitre 10
‎11. Chapitre 11
‎12. Chapitre 12
‎13. Chapitre 13
‎14. Chapitre 14
‎15. Chapitre 15
‎16. Chapitre 16
‎17. Chapitre 17
‎18. Chapitre 18
‎19. Chapitre 19
‎20. Chapitre 20
‎Abréviations
‎Avant-propos
‎1. Le dialogue philosophique dans l’œuvre de Plutarque
‎Première Partie. Un exemple de dialogue platonicien: repenser l’Éros platonicien dans l’Erotikos
‎Chapitre 1. Lecture d’ensemble (1): Un dialogue platonicien?
‎1. L’imbrication du logos et de la praxis et le modèle platonicien
‎2. La mise en place des thèmes dans les deux premiers débats
‎3. La nature d’Éros: de l’apologie à l’éloge
‎4. Puissance et bienfaits d’Éros: vers la figure platonicienne
‎5. Le bienfait suprême de l’Éros platonicien
‎6. L’épanouissment du thème conjugal et l’importance de la vie pratique
‎7. Une reconsidération platonicienne de l’amour vécu
‎Chapitre 2. Lecture d’ensemble (2): Theos ou pathos? De l’apologie à l’exaltation du Dieu Éros
‎1. Une unité problématique
‎2. Une discussion stratifiée
‎3. L’articulation de l’éloge central d’Éros et de l’apologie “périphérique” du mariage
‎4. La nature d’Éros: theos ou pathos
‎5. Le dieu de la tradition
‎6. Les bienfaits d’Éros (1): la lumière de l’amour
‎7. Les bienfaits d’Éros (2): l’épanouissement de la sôphrosynè
‎8. Les bienfaits d’Éros (3): les occurrences d’εὐμενής
‎9. La puissance universelle d’Éros
‎10. En guise de conclusion: la polyphonie d’Éros
‎Chapitre 3. L’apologie d’Éros: Éros dieu de la tradition
‎1. Forme et contenu de la réponse à Pemptidès
‎2. Arès et Aphrodite moins puissants qu’Éros (759D9-E10)
‎3. Éros et Arès
‎4. Éros et Aphrodite
‎5. Conclusion
‎6. Appendice: analyse de la réponse à Pemptidès (thèmes et forme dialogique)
‎Chapitre 4. L’apologie d’Éros: Éros doxastos
‎Chapitre 5. Au cœur du texte: l’Éros platonicien
‎1. L’exposé des chapitres 19-20: un kaléidoscope des dialogues de la maturité
‎2. La place des chapitres 19-20 dans l’ensemble du discours 13-20
‎3. Conclusion
‎Chapitre 6. L’Éros conjugal: amour vécu et usage des exempla
‎1. Le sacrifice de Camma dans la thématique et la structure du dialogue
‎2. Empona et les exempla comme facteur d’unification structurelle
‎3. Discours, Exempla, Images: l’Amour dans le temps et dans l’éternité
‎4. Conclusion
‎Chapitre 7. Une autre figure d’Éros: Poésie et parénèse dans le Περὶ ἔρωτος (fr. 136 Sandbach)
‎1. Les images poétiques de l’Amour et leurs interprétations
‎2. L’Amour-Sphinx: θηρίον καὶ αἴνιγμα
‎3. En guise de conclusion: les images poétiques au service de la morale
‎Chapitre 8. Éros θεός et Éros πάθος. L’Érotikos et les fragments du Περὶ ἔρωτος
‎1. Des fragments au dialogue: renversement de perspective et redéfinition d’Éros
‎2. Les deux interprétations divergentes de Ménandre: le fr. 134 et Amatorius 18
‎3. Les “noms” et définitions d’Éros: le fragment 135
‎4. En conclusion
‎Deuxième Partie. Écriture du dialogue et réécritures platoniciennes
‎Chapitre 9. Le De sera numinis vindicta, actualisation de la République. Un dialogue éthique et pythique
‎1. De la Justice platonicienne à la Providence plutarquienne
‎2. Analyse sommaire du “logos” (ch. 1-21)
‎3. Une introduction polyphonique: Justice, Providence et ordre divin (ch. 1-4)
‎4. La réponse de Plutarque: Providence et châtiment individuel (ch. 5-11)
‎5. La “troisième vague”: le châtiment des descendants (ch. 12-16 et 19-21)
‎6. L’immortalité de l’âme, introduction au mythe de Thespésios (ch. 17-18)
‎7. Analyse sommaire du mythe (ch. 22-32)
‎8. Thespésios et sa famille, illustration de l’argumentation
‎9. Le spectacle des châtiments: le moment de la vérité et du traitement des âmes
‎10. L’Hadès céleste et les relations entre hommes et dieux
‎11. Conclusion
‎Chapitre 10. Le De facie, en marge du Timée: De la physique à la métaphysique
‎1. Logos et mythos: les deux parties du texte
‎2. La discussion: une première partie critique (929A)
‎3. Le second temps de la discussion: arguments en faveur de l’Erdtheorie (929B-23)
‎4. En préambule à la partie mythique (24-25)
‎5. Le mythe de Sylla (26-30)
‎6. Quelques remarques en conclusion: le De defectu et le De facie
‎Chapitre 11. Un dialogue original: Delphes “personnage” du De Pythiae oraculis
‎1. Le début du De E: “Apollon n’est pas moins philosophe que devin…”
‎2. Le cadre narratif et matériel du De Pythiae
‎3. Les étapes de la périégèse: Delphes lieu exceptionnel
‎4. L’exposé de Théon: de l’apologétique à la célébration, l’apothéose de Delphes
‎Chapitre 12. Le “dialogue dramatique:” une notion pertinente? L’exemple de l’Érotikos
‎1. Les études antérieures et leurs présupposés
‎2. Le prologue de l’Érotikos: une mise en perspective “théâtrale”?
‎3. Une histoire qui “réclame un chœur:” l’importance du pathos
‎4. L’emploi de mythos
‎5. La métaphore théâtrale: une clé d’interprétation?
‎6. Le “dialogue dramatique” des Anciens
‎7. Quelques propositions sur le sens et la fonction de la prophasis dans l’Érotikos
‎8. Conclusion
‎Chapitre 13. La spécificité du mythe philosophique. Un état de la recherche
‎1. L’état de la recherche platonicienne
‎2. La recherche plutarquienne
‎Chapitre 14. Lire le mythe philosophique. L’exemple du mythe final du Phédon (107C-115A)
‎Appendice: analyse du mythe (thèmes et forme dialogique)
‎Chapitre 15. Le mythe de Thespésios: Quand Plutarque actualise le mythe d’Er
‎1. Le mythe de Thespesios, aboutissement de la discussion
‎2. Thespésios, un coupable qui s’amende
‎3. La manifestation de la vérité des âmes
‎4. La justice, traitement d’une âme malade
‎5. Monde des hommes, monde des dieux: la géographie céleste
‎6. Conclusion
‎Chapitre 16. Le mythe de Sylla. Un “essai” inspiré du Timée?
‎1. Le “préambule des Sélénites” (ch. 24-25): Cause finale, zétèsis et paidia
‎2. Analyse succincte du mythe (26-30)
‎3. La mystérieuse figure de l’Étranger (26)
‎4. “L’eikôs logos” de l’Étranger sur la lune et les âmes (27-30)
‎5. Conclusion
‎Troisième Partie. Entre Platon et néoplatonisme, la piété platonicienne de Plutarque
‎Chapitre 17. Y a-t-il une foi “dépassement de la raison” chez Plutarque? Les emplois de πίστις en contexte “religieux”
‎1. La notion de πίστις: un concept nouveau de “foi”?
‎2. Plutarque, la patrios pistis et le texte de l’Érotikos
‎3. Πάτριος πίστις, νόμος et νενομισμένα: le lien avec la tradition
‎4. L’apport de la tradition à la réflexion philosophique: une prééminence du religieux?
‎Chapitre 18. Les emplois de πίστις chez les Médioplatoniciens
‎1. La πίστις, mode de connaissance inférieur de l’ordre de la δόξα
‎2. Conviction et Assentiment: πίστις et εὐλάβεια à l’Académie
‎3. La πίστις dans le domaine “religieux” de la δόξα περὶ θεῶν
‎4. Bilan de l’enquête
‎Chapitre 19. Platonisme et piété chez Plutarque à la lumière des emplois de πίστις dans le néoplatonisme
‎1. Πίστις dans la hiérarchie platonicienne des niveaux de réalité
‎2. La piété ici-bas: autour de la tétrade πίστις, ἀλήθεια, ἔρως, ἐλπίς, un itinéraire?
‎3. Quelques conclusions et remarques méthodologiques
‎Chapitre 20. Avant la “synthèse plotinienne,” être au monde et quête de Dieu chez Plutarque et Épictète
‎1. Φυγή chez Plotin et chez Plutarque
‎2. La démarche spirituelle de Plutarque: se tourner vers le divin
‎3. Le Stoïcien n’est jamais seul: Épictète et le Dieu intérieur
‎4. Entretien 3.13.9-6: Paix extérieure, Paix intérieure, le Sage n’est jamais seul
‎5. Au terme de la syncrisis
‎Bibliographie
‎Index Nominum
‎Index Locorum

Citation preview

Quelques aspects du platonisme de Plutarque

Brill’s Plutarch Studies Editors Lautaro Roig Lanzillotta (University of Groningen) Delfim F. Leão (University of Coimbra)

Editorial Board Lucia Athanassaki Mark Beck Ewen L. Bowie Timothy Duff Rainer Hirsch-Luipold Judith Mossman Anastasios G. Nikolaidis Christopher Pelling Aurelio Pérez Jiménez Luc van der Stockt Frances B. Titchener Paola Volpe Cacciatore

volume 4

The titles published in this series are listed at brill.com/bps

Quelques aspects du platonisme de Plutarque Philosopher en commun, tourner sa pensée vers Dieu

par

Françoise Frazier† Edité par

Lautaro Roig Lanzillotta

LEIDEN | BOSTON

Library of Congress Cataloging-in-Publication Data Names: Frazier, Françoise, author. | Roig Lanzillotta, Lautaro, editor. Title: Quelques aspects du platonisme de Plutarque : philosopher en commun, tourner sa pensée vers dieu / par Françoise Frazier ; édité par Lautaro Roig Lanzillotta. Other titles: Brill's Plutarch studies ; v. 4. Description: Leiden ; Boston : Brill, 2019. | Series: Brill's Plutarch studies, 2451-8328 ; vol. 4 | Includes bibliographical references and index. Identifiers: LCCN 2019037993 (print) | LCCN 2019037994 (ebook) | ISBN 9789004415683 (hardback) | ISBN 9789004415980 (ebook) Subjects: LCSH: Plutarch. Moralia. Classification: LCC PA4384 .F73 2019 (print) | LCC PA4384 (ebook) | DDC 888/.01–dc23 LC record available at https://lccn.loc.gov/2019037993 LC ebook record available at https://lccn.loc.gov/2019037994

Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill‑typeface. ISSN 2451-8328 ISBN 978-90-04-41568-3 (hardback) ISBN 978-90-04-41598-0 (e-book) Copyright 2020 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands. Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Brill Hes & De Graaf, Brill Nijhoff, Brill Rodopi, Brill Sense, Hotei Publishing, mentis Verlag, Verlag Ferdinand Schöningh and Wilhelm Fink Verlag. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without prior written permission from the publisher. Authorization to photocopy items for internal or personal use is granted by Koninklijke Brill NV provided that the appropriate fees are paid directly to The Copyright Clearance Center, 222 Rosewood Drive, Suite 910, Danvers, MA 01923, USA. Fees are subject to change. This book is printed on acid-free paper and produced in a sustainable manner.

Table des Matières Introduction vii Remerciements x Abréviations xv Avant-propos: Le dialogue philosophique dans l’ œuvre de Plutarque 1

Première Partie Un exemple de dialogue platonicien : repenser l’ Éros platonicien dans l’Erotikos 1

Lecture d’ensemble (1): Un dialogue platonicien ? 17

2

Lecture d’ensemble (2): Theos ou pathos ? De l’ apologie à l’ exaltation du Dieu Éros 47

3

L’apologie d’Éros: Éros dieu de la tradition

4

L’apologie d’Éros: Éros doxastos

5

Au cœur du texte: l’Éros platonicien 116

6

L’Éros conjugal: amour vécu et usage des exempla

7

Une autre figure d’Éros: Poésie et parénèse dans le Περὶ ἔρωτος (fr. 136 Sandbach) 150

8

Éros θεός et Éros πάθος. L’Érotikos et les fragments du Περὶ ἔρωτος

85

105

133

Deuxième Partie Écriture du dialogue et réécritures platoniciennes 9

Le De sera numinis vindicta, actualisation de la République. Un dialogue éthique et pythique 187

165

vi

table des matières

10

Le De facie, en marge du Timée : De la physique à la métaphysique 223

11

Un dialogue original: Delphes “personnage” du De Pythiae oraculis 245

12

Le “dialogue dramatique:” une notion pertinente ? L’ exemple de l’Érotikos 273

13

La spécificité du mythe philosophique. Un état de la recherche 307

14

Lire le mythe philosophique. L’exemple du mythe final du Phédon (107C-115A) 328

15

Le mythe de Thespésios: Quand Plutarque actualise le mythe d’Er 346

16

Le mythe de Sylla: Un “essai” inspiré du Timée ?

366

Troisième Partie Entre Platon et néoplatonisme, la piété platonicienne de Plutarque 17

Y a-t-il une foi “dépassement de la raison” chez Plutarque ? Les emplois de πίστις en contexte “religieux” 397

18

Les emplois de πίστις chez les Médioplatoniciens 425

19

Platonisme et piété chez Plutarque à la lumière des emplois de πίστις dans le néoplatonisme 443

20

Avant la “synthèse plotinienne,” être au monde et quête de Dieu chez Plutarque et Épictète 472 Bibliographie 503 Index Nominum 517 Index Locorum 522

Introduction I first met Françoise Frazier in 2013. It was at the Plutarch Network Conference organized by our colleagues of the Koninkelijke Universiteit Leuven. The venue was the magnificent Groot Begijnhof of Leuven, and I still remember the amicable coffee breaks and chats outside the wonderful building. During these breaks I got to know some of our Leuven colleagues better and, of course, Françoise as well, who, I remember, improvised, as she used to do, some of her favorite opera arias (I think it was “Caro nome” from Verdi’s Rigoletto and “Una voce poco fa” from Rossini’s Barbiere). In the following years I had the honor of getting to know Françoise better. Throughout this time, the plan to develop a new series on Plutarch began to take shape slowly but steadily. Delfim Leão and I designed and promoted the new Brill’s Plutarch Studies (BPS) project among our European colleagues. Françoise was very enthusiastic about the new project and was the first to kindly accept our invitation to be a member of the Board of Editors for the series. She promised to consider our proposal for her to publish a book through the series as well. Her initial hesitation left later room for renewed enthusiasm, and during 2015 we regularly mailed about the project, which slowly matured in her mind, as she collected her “articles about Plutarch’s philosophical dialogues (esp. the Erotikos, but not only).” It was at the end of the same year, at the Plutarch Network meeting at the beautiful Salerno, that Françoise’s contribution to the Brill’s Plutarch Studies began to take definitive shape. The contents were never a problem, since the list of articles that would form the volume were clear to her from the beginning. Her doubts concerned the timeline, since besides her numerous projects and commitments (among others Amyot’s edition), the illness that finally stole her life began to advance. In this sense, we originally foresaw a long-term preparation for the volume. In fact, in an email from the beginning of 2016 she informed me that 2018 was the most feasible date of publication, but that 2019 might also be a workable possibility. When we met at the next Plutarch meeting organized by Françoise herself at the University Paris-Nanterre (September 2016), however, her plans had changed dramatically. Her illness was advancing rapidly, and she felt the urge to finalize her manuscript as soon as possible. She informed Delfim and me that she would try to finish her manuscript before the end of the year, which thanks to the help of one of her close colleagues might be a feasible plan. When on the 24th of December 2016 I received an email from Olivier Munnich, Professor of Greek Language and Literature at the University of Paris-Sorbonne, I was excited to open it, since I expected to find within its contents Françoise’s fin-

viii

introduction

ished manuscript. However, Socrates’ assertion in the Phaedo that pleasure and pain are intrinsically connected suddenly struck me. As I opened the email, I read the very sad news regarding Françoise’s untimely passing. In his email our colleague Munnich informed me about all the work and effort Françoise had put into the manuscript. In fact, by some miracle, she had managed to finish the manuscript only some days before passing away, on 14 December 2016. In the ensuing days, I had intense communication with two of Françoise’s close friends and colleagues, Olivier Guerrier and Olivier Munnich, along with several of our colleagues from the International Plutarch Society. Behind all these conversations and email contacts, there was a wide consensus that Françoise’s book should see the light as soon as possible. As to the former, they were obviously eager to see the fruit of their friend’s last efforts on paper; as to the latter, her colleagues of the IPS thought the upcoming IPS conference at Fribourg (2017) was the perfect venue to present such a book. Upon closer examination of the manuscript, however, it was evident that this plan was not feasible. Even if in a rather advanced stadium, the manuscript still required some attention from the point of view of both form and content. Most of the problems concerned, as is usually the case, numerous annoying trivial issues, which Françoise might have corrected herself in a later stadium, if she had the time and opportunity to do so. However, there were also some more substantial issues that required editorial attention, such as vacant quotations, the addition of internal cross-references, and the preparation of both a bibliography including all the works referred to in the book and the indexes. After some deliberation and more conversations, Delfim Leão and I, as Editorsin-Chief of the series Brill’s Plutarch Studies, took the difficult but necessary decision to delay the publication until the book was completely ready. On the one hand, there was moral obligation to the memory of Françoise Frazier and our will to let her book shine in all its splendour; on the other, the high standards that characterize the publications of Brill Academic Publishers. Now, I am sure this was the right option, since I am glad to say that thanks to the collaboration of several persons we managed to prepare the manuscript in the best possible way. I would therefore like to thank Olivier Munnich, Olivier Guerrier, Luisa Lesage Gárriga, Delfim Leão, and Ciro Arbós Moya for their constant help and thoroughness in the several revisions that we undertook during the last two years in order to complete the manuscript. Even though we were determined to polish the book as much as possible, there was a wide consensus among all persons involved in the decision-making related to the book that the copy-editing process should not affect Françoise’s text beyond the necessary material errors. As a result, the reader may now and then detect certain minor repetitions, which are mainly due to the fact that

introduction

ix

the chapters of this book originally appeared as articles in journals and edited volumes. A complete list including all the original publications is included after this introduction in the section “Remerciements.” Unfortunately, Françoise did not have the time needed either for homogenizing the separate articles, eliminating repetitions now that articles were published together in a coherent whole, or for an update of the bibliographic references. This was part of the laborious copy-edit process. All interventions in the manuscript that I felt were necessary are preceded by the sigla “EN” (Editor’s Note) and conveniently placed between brackets. These “editorial intrusions” mainly concern correction of some footnotes, additions, translations, and updated bibliographic references. Needless to say I tried to keep them to the minimum. Lastly, I would like to thank Brill for its unconditional support; and warm thanks are also due to the anonymous peer reviewers of the volume and their constructive feedback and suggestions. Dear Françoise, may your soul walk the paths known to Timarchus and Aridaeus; May it be granted some leisure at the lunar Elysian field, and then gently dissolve on the Moon, before releasing your intellect on its way to the Sun. Lautaro Roig Lanzillotta

Remerciements Presque tous les chapitres de ce recueil ont connu une première version, dans des Actes ou des Mélanges: que leurs éditeurs soient remerciés d’ en avoir permis la reprise. Deux des chapitres provenant de notice de la Collection des Classiques en poche, ma gratitude va aussi à Caroline Noirot, responsable de leur publication. Aucun des textes ne se présente exactement dans sa version originale. La plupart du temps, non seulement les introductions ont été modifiées pour entrer dans la ligne générale choisie pour le présent volume, mais les développements ont souvent été substantiellement allongés ; par ailleurs lorsque j’ exprime des avis un peu différents de la première version, c’ est évidemment la dernière, ici développée, qui fait autorité.

1

Chapitre 1

Introduction du Classique en Poche n.° 85, Plutarque, Érotikos. Dialogue sur l’ Amour (Paris, Les Belles Lettres, 2008): “Comment repenser l’ amour à l’ époque impériale.”

2

Chapitre 2

“L’Érotikos: un éloge du Dieu Éros? Une relecture du dialogue de Plutarque,” Ploutarchos n.s. 3 (2005/2006) 63-102.

3

Chapitre 3

“Éros, Arès et Aphrodite dans l’Érotikos. Une reconsidération de la réponse à Pemptidès (ch. 13-18),” in J. Ribeiro Ferreira, L. Van der Stockt, and M. Do Céu Fialho (eds.), Philosophy in Society Virtues and Values in Plutarch (Coimbra/Leuven: Imprensa da Universidade de Coimbra/ Katholieke Universiteit Leuven, 2008) 117-136.

remerciements

4

xi

Chapitre 4

“À propos d’Éros doxastos (Amat. 756D). Le préambule de la réponse à Pemptidès et le préambule du livre X des Lois,” in A. Bernabé & I. Alfageme (eds.), Φίλου σκιά. Studia philologiae in honorem Rosae Aguilar ab amicis et sodalibus dicata (Madrid: Universidad Complutense, 2007) 85-95.

5

Chapitre 5

“Platonisme et Patrios pistis dans le discours central de l’Érotikos (chs 13-20),” in A. Pérez Jiménez, J. García López & R.M. Aguilar (eds.), Plutarco, Platón y Aristóteles. Actas del V Congreso de la International Plutarch Society (MadridCuenca, 4-7 de Mayo de 1999) (Madrid: Ediciones Clásicas, 1999) 343-356.

6

Chapitre 6

“La “prouesse de Camma” et la fonction des exempla dans le Dialogue Sur l’ Amour,” in A. Pérez Jiménez & F. Titchener (eds.), Historical and Biographical Values of Plutarch’s Works. Studies Devoted to Professor Philip Stadter by the International Plutarch Society (Logan and Málaga, Universidad de Málaga; Utah State University, 2005) 197-212.

7

Chapitre 7

“Sed saevum atque ferum vipereumque malum… Poésie et parénèse dans le Περὶ ἔρωτος (fragment 136 Sandbach),” in A. Pérez Jiménez & F. Titchener (eds.), Valori letterari dell’Opere di Plutarco. Studi offerti al Professore Italo Gallo dall’International Plutarch Society (Logan and Málaga, Universidad de Málaga; Utah State University, 2005) 133-145.

8

Chapitre 8

“L’Érotikos et les fragments sur l’amour de Stobée,” in J. Ribeiro Ferreira et D.F. Leão (eds.), Os fragmentos de Plutarco e a recepção da sua obra (Coimbra : Coimbra University Press, 2003) 63-87.

xii 9

remerciements

Chapitre 9

Notice du Classique en poche n° 103, Plutarque, Sur les délais de la justice divine (Paris: Les Belles Lettres, 2010): Un dialogue éthique et pythique Justice et Providence, de la République de Platon aux Délais de Plutarque, grossi d’ éléments tirés de “Le De sera, dialogue pythique. Hasard et Providence, Philosophie et Religion dans la pensée de Plutarque,” in F. Frazier & D.F. Leão (eds.), Tychè et Pronoia. La marche du monde selon Plutarque, Coimbra, Humanitas Suppl. (Coimbra: Coimbra University Press, 2010) 69-91.

10

Chapitre 10

“De la physique à la métaphysique. Une lecture du De facie,” ΕΝ ΚΑΛΟΙΣ ΚΟΙΝΟΠΡΑΓΙΑ, Hommages à la mémoire de P.-L. Malosse et J. Bouffartigue, RET Suppl. 3 (2014) 243-264.

11

Chapitre 11

Reprise très remaniée de la communication présentée à la rencontre organisée par L. Van der Stockt à Leuven en 2001 “Interpreting Composition in Plutarch” et restée inédite “Delphes dans tout son éclat. Le De Pythiae oraculis couronnement des Dialogues Pythiques,” communication, grossie de quelques éléments de “Delphes dans les Dialogues Pythiques de Plutarque. Un ‘lieu inspiré’,” paru dans les Actes de la Rencontre Internationale Delphes et la littérature d’Homère à nos jours, organisée à Toulouse par J.-M. Luce (15-17 mai 2014) [EN : see now J.-M. Luce (ed.), Delphes et la littérature d’Homère à nos jours (Paris : Classiques Garnier, 2018) 209-233.]

12

Chapitre 12

Version augmentée de “À propos de l’influence de la comédie dans l’ Érotikos. Un réexamen de la notion de ‘dialogue dramatique’,” in A. Casanova (ed.), Plutarco e l’età ellenistica. Atti del Convegno Internazionale di Studi, Firenze, 2324 settembre 2004 (Firenze: Università degli studi di Firenze, Dipartimento di scienze dell’antichità “Giorgio Pasquali”, 2005) 173-205.

remerciements

13

xiii

Chapitre 13

Version traduite et très augmentée de “Il mito filosofico : un linguaggio immaginifico? Su alcuni studi recenti relativi ai miti platonici e plutarchei,” communication présentée à la rencontre du Réseau thématique Plutarque européen à Salerne en décembre 2015 [EN: “Incontro de la Red Europea Plutarco: Immagini letterarie e iconografia nelle opere di Plutarco. 3 e 4 dicembre 2015. Università degli studi di Salerno. Italy”. Published now in S. Amendola, G. Pace & P. Volpe Cacciatore (eds.), Immagini letterarie e iconografia nelle opere di Plutarco, Madrid, Università di Salerno/Red Temática Europea “Plutarco” (Madrid : Ediciones Clásicas, 2017) 45-54.]

14

Chapitre 14

“Une relecture du mythe final du Phédon. Le philosophe et son logos,” in S. David & E. Geny (eds.), Troïka. Parcours antiques, Mélanges offerts en hommage à M. Woronoff (Besançon: Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, 2007) 189-202.

15

Chapitre 15

“Quand Plutarque actualise le mythe d’Er. Delphes, la Justice et la Providence dans le mythe de Thespésios (De sera 22, 563 B-33, 568 A),” in L. Van der Stockt, F. Titchener, H.G. Ingenkamp & A. Pérez Jiménez (eds.), Gods, Daimones, Rituals, Myths and History of Religions in Plutarch’s Works. Studies Devoted to Pr F.E. Brenk by the I.P.S (Málaga and Logan, Universidad de Málaga; Utah State University, 2010) 193-210.

16

Chapitre 16

Chapitre inédit.

17

Chapitre 17

Version très remaniée de “Philosophie et religion dans la pensée de Plutarque. Quelques réflexions autour des emplois du mot πίστις”, Études platoniciennes V,

xiv

remerciements

2008, 41-61, grossie de quelques éléments tirés de “Göttlichkeit und Glaube. Persönliche Gottesbeziehung im Spätwerk Plutarchs,” in R. Hirsch-Luipold, Gott und die Götterbei Plutarch. Götterbilder – Gottesbilder – Weltbilder (Berlin-New York: De Gruyter, 2005) 111-137.

18

Chapitre 18

Article à paraître dans les Actes du colloque Conviction, croyance, foi : pistis et fides de Platon aux Pères organisé par C. Grellard, Ph. Hoffmann et L. Lavaud (Paris, 31 mai-2 juin 2012). [EN: see now F. Frazier, “Les emplois de πίστις chez les médioplatoniciens,” in Ch. Grellard, Ph. Hoffmann, & L. Lavaud (eds.), Genèses antiques et médiévales de la foi (Paris: Institut d’Études Augustiniennes, 2019) 47-63.]

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Chapitre 19

Version traduite et considérablement augmentée de “Returning to ‘Religious’ Pistis. Platonism and Piety in Plutarch and Neoplatonism,” à paraître dans les Actes de la rencontre Vicissitudes of Pistis. Saint Paul between Ancient Philosophy and Contemporary Thought (Nijmegen, 10-12 juin 2015) [EN : A. Cimino, G.J. Van der Heiden, G.H. Van Kooten, (eds.), Saint Paul and Philosophy: The Consonance of Ancient and Modern Thought (Berlin : De Gruyter, 2017) 189-208.]

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Chapitre 20

Refonte totale d’une contribution prévue pour un ouvrage collectif dirigé par M. Scopello, Cheminements del’étranger dans le Gnose, inédit. [EN: see now F. Frazier, “Exil, solitude et quête de soi avant Plotin. Plutarque et Épictète,” in M. Scopello (ed.), The Heavenly Stranger. Studies on a Theme in Gnostic and Manichaean Thought. Forthcoming in Brill’s Nag Hammadi and Manichaean Studies.]

Abréviations Acme

Annali della Facoltà di Lettere e filosofia dell’Università degli Studi di Milano. AESC Annales Économies, sociétés, civilisations. Cambridge University Press. AFLS Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università di Siena. AJPh The American Journal of Philology. The John Hopkins University Press. AncPhil Ancient Philosophy. Department of Philosophy at Duquesne University. AncW The Ancient world. Chicago, Ares Publishers. ANRW Aufstieg und Niedergang der römischen Welt. De Gruyter. ASNP Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. BAGB Bulletin de l’Association Guillaume Budé BICS Bulletin of the Institute of Classical Studies. University of London. Institute of Classical Studies. ClAnt Classical Antiquity. Berkeley, CA: University of California Press. CJ Classical Journal. Classical Association of the Middle West and South. CQ Classical Quarterly. Classical Association. Oxford University Press. CRAI Comptes rendus des séances de l’année (Académie des inscriptions et belles-lettres. DHA Dialogues d’histoire ancienne. Presses Universitaires de Franche-Comté. Dioniso Dioniso: bollettino dell’Istituto nazionale del dramma antico. Istituto nazionale del dramma antico; Fondazione INDA. Elenchos Elenchos: Journal of Studies on Ancient Thought. De Gruyter. GRBS Greek Roman and Byzantine Studies. Duke University. Historia Historia: Zeitschrift für Alte Geschichte. Franz Steiner Verlag. ICS Illinois Classical Studies. University of Illinois. Iride Iride. Journal of Philosophy and Public Debate. Società editrice il Mulino. JS Journal des savants. Paris. Klincksieck. Lexis Poetica, retorica e communicazione nella tradizione classica. Dipartimento di Studi Filosofici ed Epistemologici dell’Università di Roma La Sapienza. LSJ H.G. Liddell and R. Scott, Greek-English Lexicon. With a Revised Supplement (Oxford, Clarendon Press, 1996). MH Museum Helveticum: revue suisse pour l’étude de l’Antiquité classique. Basel, B. Schwabe. Philologus Zeitschrift für antike Literatur und ihre Rezeption / A Journal for Ancient Literature and its Reception. De Gruyter. Phronesis Journal for Ancient Philosophy. Brill. Ploutarchos Ploutarchos Scholarly Journal of the International Plutarch Society.

xvi Poétique QUCC RA RE REA REG

RhM RHR RMM RSF RPh RPhilos RSF Semitica SVF Topoi

abréviations Revue de théorie et analyse littéraires. Paris: Éditions du Seuil. Quaderni urbinati di cultura classica. Roma. Edizioni dell’Ateneo. Revue archéologique. Paris, Ernest Leroux. Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, Pauly–Wissowa. Revue des études anciennes. Paris. Societé d’Edition “Les belles lettres” Revue des études grecques: Publication semestrielle de l’Association pour l’encouragement des études grecques. Paris. Societé d’Edition “Les belles lettres”. Rheinisches Museum für Philologie. Bonn: E. Webe. Revue de l’histoire des religions. Paris. Presses Universitaires de France. Revue de métaphysique et de morale. Paris, Hachette et cie. Rivista critica di storia della filosofia. Firenze. La Nuova Italia. Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes. Paris. Éditions Klincksieck. Revue philosophique de la France et de l’étranger. Paris. Presses universitaires de France. Rivista critica di storia della filosofia. Firenze, La Nuova Italia. Revue publiée par l’Institut d’études sémitiques du Collège de France. Von Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta. Editio stereotypa editionis primae ed., S.n, 1964. Topoi orient-occident. Lyon: Topoi; Paris: De Boccard.

Avant-propos 1

Le dialogue philosophique dans l’œuvre de Plutarque

Les dix premières années de ma recherche, entamée il y a trente-cinq ans déjà, ont porté sur ce continent à l’intérieur du monde plutarquien que constituent les Vies. Consistant en deux travaux successifs, ce premier contact m’a déjà permis de mieux préciser mes intérêts textuels. L’amoureuse des lettres qu’ était la jeune agrégée de 1981 avait choisi de se concentrer sur ce que l’ on n’appelait déjà plus “l’art d’écrire,” expression jugée vieillotte et bien peu scientifique,1 en regardant de très près les “grandes scènes,” ces temps forts qui se détachent du tissu narratif et tout à la fois mettent en relief un moment et un trait de caractère importants et se gravent dans la mémoire du lecteur. Ce détachement, ou peut-être serait-il moins trompeur de parler de relief, ne fait pas de ces passages des aérolithes tombés dans la biographie pour montrer la virtuosité de l’ auteur. Contextualisation et réflexion sur leur fonction permettent seules de dégager leur sens: il ne s’agit pas seulement en forgeant de devenir forgeron, mais surtout de forger quelque chose. Le second travail élargissait encore cette première intuition en abordant la construction d’ ensemble et scrutant les rapports entre morale et histoire, à une époque où la qualité d’ œuvres morales, et non historiques, des Vies n’était pas fermement établie :2 scruter le projet et les intentions de l’auteur, ou plutôt leur mise en œuvre dans un text où fond et forme s’ajointent et se modifient, où l’œuvre achevée constitue une totalité autre que la simple addition des sources et matériaux variés m’ont lentement amenée à la notion d’“écriture” entendue justement comme l’ interaction de la pensée et de son expression, dans son mouvement créateur comme dans son résultat final, et, en l’espèce de l’écriture biographique. Toute idée doit mûrir et il me fallait aussi mieux connaître les Moralia : la confiance que fit alors Jean Irigoin à l’apprentie philologue pour achever le volume V-1 de Œuvres morales de la CUF me permit de découvrir deux conférences rhétoriques et, avec le Sur la Gloire des Athéniens en particulier, de me convaincre que, en dépit du caractère convenu de ce genre d’ écrit, Plutarque n’en restait pas moins fidèle à ses options platoniciennes – et aussi que les 1 Et si je suis plus que réservée sur l’ utilité pratique de la jargonnante syntaxe de Greimas, je reconnais très volontiers la dette que j’ ai contractée à l’égard des travaux de G. Genette. 2 Il est d’ ailleurs douteux que l’ idée soit définitivement admise en France: voir F. Frazier, Histoire et Morale dans les Vies Parallèles de Plutarque (Paris: Les Belles Lettres, 22016 [1996]) 8-9.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_002

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œuvres à dominante rhétorique n’étaient pas pour moi. Vint ensuite l’ édition des trois derniers livres des Propos de table, qui, outre le plaisir d’ associer mon nom à celui de mon maître, Jean Sirinelli, me fit découvrir le monde de lettrés et la culture de Plutarque et aussi la forme particulière, mélange original de banquet traditionnel (dont Plutarque se réclame lui-même), proche des mémorables, de problèmata et de miscellanées.3 C’ était la première approche d’une œuvre dialogique. Ou plutôt, quelques annnées plus tôt, en 1991, cette institution spécifiquement française, irremplaçable pour former les étudiants sans doute, mais aussi ouvrir les professeurs à des œuvres un peu en dehors de leur champ d’étude et enrichir leur réflexion, mit au programme une œuvre qui n’était certes pas hors de mon domaine, mais que les Vies ne m’ avaient pas encore donné l’occasion d’aborder, les Dialogues Pythiques. J’ étais encore plongée dans l’étude des biographies et je n’ai pas pu leur accorder toute l’ attention qu’ils méritaient. Heureusement ils ont donné lieu à toute une série d’excellentes études de D. Babut, qui m’ont montré à quel point une attention scrupuleuse permettait d’entrer dans un texte en scrutant la composition, comment la probité intellectuelle exigeait aussi que l’ on cherchât la fonction de tel ou tel élément, surtout si sa présence surprenait a priori, avant de le rejeter, lui et le grand maladroit qui l’avait introduit, dans les ténèbres de la pensée. L’ impulsion définitive vint enfin, toujours de l’ agrégation, grâce à la mise au programme en 1999 de l’Érotikos. L’étude du dialogue me donna d’abord l’occasion de réfléchir davantage à l’ ampleur et à la diversité de ce qui nous a été transmis sous le nom de Moralia, nom qui ne correspond qu’aux vingt et un premiers traités, regroupés dans l’ Antiquité. Sans doute les manuscrits permettaient-ils de voir dès cette époque se former des micro-corpus, et l’on peut supposer, vers le Xe s., l’ existence d’éditions partielles, mais il fallut attendre pour avoir des éditions complètes, en Orient la grande entreprise de Planude, et en Occident l’ édition princeps d’Alde Manuce (1509). N’y avait-il d’autre unité que celle de l’ auteur? C’ est sans doute la piste la plus fructueuse et il n’est pas étonnant qu’ elle ait été tentée par le biographe de Plutarque, Jean Sirinelli, qui évoque d’ abord le jeune et brillant intellectuel, qui “à côté de son activité de conférencier et d’écrivain, s’astreint à délivrer un enseignement de philosophie, c’ est-à-dire à respecter la transmission d’un certain nombre de connaissances ;”4 ainsi, 3 Voir F. Frazier, “Aimer, boire et chanter chez les grecques. La littérature au banquet, d’Homère à Athénée,” in P. Sauzeau et al. (eds.), Bacchanales. Actes des colloques 1996-1998 organisés à Montpellier par l’ association Dionysos (Montpellier : Université Paul Valéry-Montpellier 3, 2000) 65-105. 4 J. Sirinelli, Plutarque de Chéronée. Un philosophe dans le siècle (Paris: Fayard, 2000) 132.

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poursuit-il, “cette activité mêlée d’enseignement oral et de recherches personnelles explique beaucoup d’aspects de l’œuvre subsistante et peut-être aussi en partie le fonctionnement de son activité d’ écrivain. Plutarque n’est pas un auteur qui ressasse, c’est un auteur qui utilise des acquis.”5 Une autre expérience, celle d’auteur de conférences, publiques ou privées, destinées à un public adulte et cultivé, en dehors de Chéronée, affleure dans un certain nombre de textes, “qui paraissent avoir la forme de traités, voire d’ épîtres, (et) sont en réalité des textes de conférence plus ou moins réaménagés… Plutarque ne mène pas séparément trois activités, encore moins trois modes de vie distincts. Chacun d’eux nourrit les autres… Recueils de notes, cours, conférences, traités, lettres, tout cela ne fait qu’un en réalité.”6 Enfin viendrait une dernière grande mutation avec l’accession aux fonctions delphiennes, magistrature pour lui beaucoup plus spirituelle qu’il n’était usuel “en partie en raison des demandes émanant d’amis, de protecteurs ou d’ anciens élèves”7 et en plus grande partie encore, je crois, de sa personnalité et de son platonisme. Cela ne signifie pas qu’un classement soit ni facile ni peut-être même beaucoup plus qu’indicatif car il y a quelque différence entre un exégète tentant de pénétrer un texte et un entomologiste étiquetant des espèces,8 mais la tentative d’I. Gallo, qui nous ramène au dialogue, mérite d’ être prise en considération. Le classement établi par K. Ziegler pour son article fondamental de la RE en 1951 était majoritairement thématique – avec quelques divisions contestables comme la distinction entre “scientifico-philosophique” (wissenschaftlich-philosophisch), “physique,” et “théologique,” qui n’entre pas dans les divisions

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Ibid., 134. Ibid., 135-136. Ibid., 209. Pour établir un classement, ou du moins dégager quelques grandes lignes de force à l’intérieur du corpus plutarquien, il faudrait “croiser” plusieurs paramètres, certains intrinsèques, qui concernent le sujet ou domaine traité, mais aussi la destination – œuvres philosophiques stricto sensu, polémiques ou exégétiques, œuvres parénétiques envoyées à tel ou tel ami, conférences publiques par exemple – et la forme – dialogues, traités thérapeutiques, consolations, traditions des “problèmes” et, plus extrinsèque, l’état des textes, laissés inachevés par Plutarque, mutilés par la tradition, ou encore suspects d’inauthenticité. Il est vrai aussi qu’ il est sans doute vain d’ espérer arriver à une mise en ordre parfaite. On peut néanmoins essayer un autre principe de classement, qui prenne en compte la destination de l’œuvre et les diverses manières dont s’ exprime la culture et la philosophie de Plutarque à l’intérieur de la société de pepaideumenoi qui est la sienne, par ex., à titre de suggestion, en distinguant le conférencier et l’ homme dans son cercle d’ amis qui se détend dans un banquet, l’autorité qu’ on sollicite sur telle ou telle question morale (et qui peut alors retravailler une conférence), le philosophe engagé dans des problèmes de doctrine et de science (mais qui peut tout aussi bien traiter des problèmes éthiques plus théoriques).

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antiques, “physique, éthique, logique,” auxquels peut s’ adjoindre la métaphysique; de même la séparation entre “philosophie morale populaire”9 et “politiques” n’est pas antique; “rhétorico-épidictique” ne relève pas de la même perspective et “mêlés” (vermischt) ressemble plutôt à une solution du désespoir – R. Flacelière, qui reprend la typologie dans la notice des Œuvres morales de la CUF, traduit par “inclassables.” De fait ce classement, comme le rappelle I. Gallo, tout en prêtant le flanc à de graves réserves, a tendu à devenir canonique. Lui reprochant en particulier l’absence de toute prise en compte de la forme, qui amène à réunir des œuvres sans rapport entre elles sous cet angle et à en séparer au contraire de genre, structure ou destination plus ou moins analogues,10 le savant italien propose huit catégories,11 parmi lesquelles le dialogue figure en bonne place et regroupe seize œuvres sensiblement différentes elles aussi, soit, dans l’ordre choisi par I. Gallo: Gryllus ; De sollertia animalium ; Septem sapientium convivium; De tuenda sanitate praecepta; De genio; De cohibenda ira; Amatorius; De facie; De defectu oraculorum; De E apud Delphos ; De Pythiae oraculis; De sera numinis vindicta; De communibus notitiis ; Non posse suaviter vivi; Adversus Colotem; Quaestiones convivales. Même si on laisse de côté ce dernier ouvrage, très particulier, on retrouve néanmoins une grande diversité à l’intérieur du corpus déterminé par Gallo. Pour l’aborder, j’attirerai d’abord l’attention sur la nécessaire distinction entre dialogisme et dialogue. Le premier est un procédé utilisé en particulier dans la pratique oratoire, bien adapté à l’oralité et, qui à l’ intérieur d’ un traité, peut soutenir argumentation et réfutation. Il tient aussi une place importante dans la diatribe, dont il contribue à la véhémence et il peut n’intervenir qu’ en ouverture d’un texte: ce qui est le cas de plusieurs des textes indiqués par I. Gallo. Ainsi en est-il des deux traités parénétiques: le De cohibenda ira s’ ouvre sur un dialogue entre Sylla et Fundanus (1), où le second explique toutes les difficultés qu’il a eues à se soigner de cette passion funeste, avant de parler seul dans toute la suite du texte (2-16); dans le De tuenda sanitate, Zeuxippe interroge Moschion sur une conférence qui a traité la veille des rapports entre médecine et philosophie (1), et Moschion développe ensuite seul la question 9

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Sur cette notion-même, voir F. Frazier, “Autour du miroir. Les miroitements d’une image dans l’ œuvre de Plutarque,” in G. Roskam & L. Van der Stockt (eds.), Virtues for the People. Aspects of Plutarchan Ethics (Leuven : Leuven University Press, 2011) 300-302. I. Gallo, Parerga Plutarchea (Naples : M. D’Auria, 1999) 15. Ibid. : 1) déclamations ; 2) traités; 3) dialogues ; 4) consolations; 5) collections de récits et légendes ; 6) collections de mots et anecdotes; 7) problemata-literature ; 8) biographies littéraires ; mais là encore on aboutit à quelques cas gênants, comme la séparation du De Stoic. rep., rangé parmi les traités, du De comm. not., classé parmi les dialogues, ou le classement des Con. praec. parmi les collections de récits et légendes.

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(2-27). La même chose vaut à peu près pour deux des ouvrages polémiques : au début du De communibus notitiis un “compagnon” fait part à Diadouménos de sa juvénile indignation devant les grossières attaques auxquelles se sont livrés des Stoïciens et celui qui apparaît comme le maître s’ attache à y répondre, le jeune apprenti réapparaissant sporadiquement pour poser des questions ou articuler les deux parties de la réfutation, éthique, puis physique. Le début de l’Adversus Colotem est un peu plus travaillé, avec une dédicace, puis un dialogue entre Aristodème et Plutarque, rapporté sous forme narrative, avant que la parole soit monopolisée par Plutarque répondant aux accusations et calomnies du défunt Colotès. Le Non posse, dont l’ ouverture est de nouveau entièrement narrative (“raccord” avec la discussion contre Colotès,12 puis dialogue narré de Zeuxippe, Théon, et Aristodème), est plus animé et dialogique: tous les participants continuent d’intervenir dans la suite, et “lancent,” en quelque sorte, trois grands exposés successifs, de Plutarque, de Théon, puis d’Aristodème. On a là une forme qui n’est pas sans rappeler ce qu’ a pratiqué Cicéron. Après ce premier “tri,” regardons d’un peu plus près le dialogue stricto sensu tel que l’ont défini les spécialistes. Démétrios, auteur du premier traité important que nous ayons après la Rhétorique d’Aristote, Sur le Style, que P. Chiron, son brillant éditeur dans la CUF, situe vers le IIe s. ou au début du Ier av. J.C. et auquel il attribue “la libération de la rhétorique écartée de la philosophie, sa transformation en stylistique littéraire,”13 ne réserve une place que très limitée au διάλογος, qu’il intègre dans le développement sur le style épistolaire pour critiquer l’affirmation d’Artémon, éditeur des lettres d’ Aristote, selon lequel il faudrait rédiger de la même manière lettre et dialogue, “la lettre étant en quelque sorte une des deux parties du dialogue” (223), ce qui n’est pour Démétrios que partiellement vrai. Ses rectifications permettent de mettre en lumière quelques traits du dialogue: moins apprêté (ὑποκατεσκευάσθαι), “car il imite une parole improvisée,”14 admettant dans son style plus de disjonctions (λύσεις), qui deviennent obscures à l’écrit et inclinent vers l’ agôn (226). Tous deux se rejoignent par ailleurs pour donner une large place aux caractères (τὸ ἠθικόν, 227). Le dialogue n’est ici qu’un terme de comparaison et pour trouver un développement propre et plus substantiel, avec un historique intéressant,

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Non posse 1086CD : Κωλώτης ὁ Ἐπικούρου συνήθης βιβλίον ἐξέδωκεν ἐπιγράψας ‘Ὅτι κατὰ τὰ τῶν ἄλλων φιλοσόφων δόγματα οὐδὲ ζῆν ἔστιν’. ὅσα τοίνυν ἡμῖν ἐπῆλθεν εἰπεῖν πρὸ αὐτὸν ὑπὲρ τῶν φιλοσόφων, ἐγράφη πρότερον. ἐπεὶ δὲ καὶ τῆς σχολῆς διαλυθείσης ἐγένοντο ⟨λόγοι⟩ πλείονες ἐν τῷ περιπάτῳ πρὸς τὴν αἵρεσιν, ἔδοξέ μοι καὶ τούτους ἀναλαβεῖν… P. Chiron, Démétrios, Du Style (Paris : Les Belles Lettres, 1993) lxxviii. De eloc. 224 : ὁ μὲν γὰρ μιμεῖται αὐτοσχεδιάζοντα.

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il faut aller, dans l’examen général des πλάσματα λόγου, “le modelage du discours,” chercher du côté de la “forme socratique,” à laquelle est ainsi d’ emblée réservé une place particulière: Quant à ce qu’on appelle proprement la forme socratique (qu’ ont surtout cultivée, semble-t-il, Eschine et Platon), elle transformerait l’ idée énoncée plus haut en interrogatoire à peu près ainsi : “– Mon enfant, à combien se monte la fortune que t’a léguée ton père? C’ est une fortune importante et difficile à estimer, n’est-ce pas? – Oui, importante, Socrate. – Eh bien, t’a-t-il légué aussi la science de t’en servir ?” On a conduit l’ enfant à son insu dans une impasse, on lui a rappelé son ignorance et on lui a enjoint de s’instruire, tout cela avec un éthos modéré et amène15 et non pas certes, comme on dit, “à la manière Scythe.” Ces sortes de dialogues fleurirent aussitôt inventés: bien plus ils frappèrent le public par leur vertu imitative, leur évidence et leurs admonestations pleines de magnanimité.16 Demeure un certain caractère aporétique, mais qui est au service plutôt de la pédagogie et de l’enseignement moral, avec, du côté du locuteur un èthos plein de tact, qui est ressenti comme magnanimité du côté du public, imitation et enargeia soutenant l’efficacité de l’enseignement. On s’éloigne de fait de la philosophie, ce que confirment les définitions ultérieures, même si la recherche est réintroduite, l’ èthos passant du côté des personnages. Voici d’abord ce que l’ on trouve chez l’ auteur des Vies des philosophes, Diogène Laërce, à propos de Platon: “Le dialogue est un discours par questions et réponses sur quelque sujet philosophique et politique avec des paroles appropriées au caractère des interlocuteurs et en un style harmonieux.”17 Les éléments rhétoriques, l’èthopoiia et le style, s’ équilibrent en

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On n’ est pas encore dans la diatribe. De eloc. 297-298 : Τὸ δὲ ἰδίως καλούμενον εἶδος Σωκρατικόν, ὃ μάλιστα δοκοῦσιν ζηλῶσαι Αἰσχίνης καὶ Πλάτων, μεταρυθμίσει ἂν τοῦτο τὸ πρᾶγμα τὸ προειρημένον εἰς ἐρώτησιν, ὧδέ πως, οἷον· ὦ παῖ, πόσα σοιχρήματα ἀπέλιπεν ὁ πατήρ; ἦ πολλά τινα καὶ οὐκ εὐαρίθμητα; πολλά, ὦ Σώκρατες. ἆρα οὖν καὶ ἐπιστήμην ἀπέλιπέν σοι τὴν χρησομένην αὐτοῖς; ἅμα γὰρ καὶ εἰς ἀπορίαν ἔβαλεν τὸν παῖδα λεληθότως, καὶ ἠνέμνησεν ὅτι ἀνεπιστήμων ἐστί, καὶ παιδεύεσθαι προετρέψατο· ταῦτα πάντα ἠθικῶς [dans le lexique de fin de volume, P. Chiron suggère, à raison, je crois, ‘avec tact’] καὶ ἐμμελῶς, καὶ οὐχὶ δὴ τὸ λεγόμενον τοῦτο ἀπὸ Σκυθῶν. Εὐημέρησαν δ’ οἱ τοιοῦτοι λόγοι τότε ἐξευρεθέντες τὸ πρῶτον, μᾶλλον δὲ ἐξέπληξαν τῷ τε μιμητικῷ καὶ τῷ ἐναργεῖ καὶ τῷ μετὰ μεγαλοφροσύνης νουθετικῷ. D.L. 3.48 : ἔστι δὲ διάλογος ⟨λόγος⟩ ἐξ ἐρωτήσεως καὶ ἀποκρίσεως συγκείμενος περί τινος τῶν φιλοσοφουμένων καὶ πολιτικῶν μετὰ τῆς πρεπούσης ἠθοποιίας τῶν παραλαμβανομένων

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importance avec le sujet; c’est ce qu’on retrouve dans le traité rhétorique d’Hermogène, Sur la méthode de l’habileté: Le dialogue18 combine les propos éthiques et les propos spéculatifs. Mélangés à la spéculation, les propos éthiques y intercalent des moments de repos pour l’esprit; en revanche, lorsqu’ ils s’ arrêtent, la spéculation reprend comme se succèdent pour un instrument de musique la tension et le relâchement.19 Le genre, comme on le voit, est intégré parmi les formes qui intéressent le rhéteur et est aussi utilisé par lui. On en trouve deux exemples à nouveau chez Plutarque: d’abord, sorte d’ hapax dans le genre lucianesque, le Gryllos, écrit en marge de l’ Odyssée et de l’épisode de Circé,20 qui s’ ouvre sur un dialogue entre Ulysse et Circé et se poursuit par un plus long échange entre Ulysse et Gryllos; ensuite, plus complexe encore, et qui semble aussi refléter la vie de l’ école de Plutarque, le De sollertia animalium. Selon son dernier éditeur, Jean Bouffartigue, cette œuvre “pose de manière subtile le problème du rapport entre philosophie et rhétorique” à “une époque où la possibilité d’ une “rhétorique philosophante” tend à être reconnue de toute part.21 Or, loin de les confondre, Plutarque ouvre le dialogue sous le signe de la rhétorique en rappelant une conférence de la veille consacrée à un éloge de la chasse et annonce dès lors une seconde partie rhétorique, un agôn entre élèves, portant, comme souvent les conférences et exercices d’école, sur une alternative: qui, des animaux terrestres ou des animaux marins, sont les plus intelligents? Mais entre les deux, en ouverture, on a un dialogue philosophique entre Autoboulos et Soclaros, qui, partant de la question éthique de la valeur de la chasse, débouche sur la question physique de la raison des animaux, laquelle revient dans l’ ultime

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προσώπων καὶ τῆς κατὰ τὴν λέξιν κατασκευῆς. La même définition est reprise dans la Souda Δ 627. Il est distingué, à l’ intérieur des genres qui impliquent une combinaison (πλέκεται), et procèdent d’ une méthode double, la harangue, la comédie, la tragédie et les banquets socratiques. Meth. 36 : Διαλόγου πλοκὴ ἠθικοὶ λόγοι καὶ ζητητικοί. ὅταν ἀναμίξῃς προσδιαλεγόμενος καὶ ζητῶν, οἱ ἠθικοὶ παρεμβληθέντες λόγοι ἀναπαύουσι τὴν ψυχήν, ὅταν δ’ αὖ ἀναπαύσηται, ἐπάγεται ἡ ζήτησις, ὥσπερ ἐν ὀργάνῳ ἡ τάσις καὶ ἄνεσις γίνεται. (trad. M. Patillon). Chr. Bréchet, “La philosophie du Gryllos,” in J. Boulogne (ed.), Les Grecs de l’Antiquité et les animaux. Le cas remarquable de Plutarque (Villeneuve d’Ascq: Université Charles de Gaulle-Lille 3, 2005) 43-61. J. Bouffartigue, Plutarque, L’intelligence des animaux, in Œuvres morales, vol. 14.1 (Paris: Les Belles Lettres, 2012) vii.

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avertissement de Soclaros, à la fin de la joute: “Les arguments que vous vous êtes opposés, mettez-les donc en commun et, ensemble, vous mènerez côte à côte le bon combat contre ceux qui prétendent ôter aux animaux la raison et l’ intelligence.” Tous ces opuscules, plus ou moins originaux, faisant intervenir dialogue ou dialogisme, restent huit dialogues proprement philosophiques, dans l’ esprit platonicien, où tous les participants sont soit des personnages historiques, soit des amis du cercle de Plutarque.22 Comme pour l’ ensemble de l’ œuvre de Plutarque, on ne peut guère établir une chronologie que très approximative. Pour les présenter, je commencerai donc par prendre en compte la date dramatique, qui ne préjuge en rien de celle de la composition, mais imprime déjà une certaine tonalité au texte. On a donc: a) Dialogues historiques – Convivium septem sapientium (époque archaïque). b) De genio (IVe s. au moment de la libération de la Cadmée). c) Période de la jeunesse de Plutarque – De E (au temps des cours d’Ammonios). – Amatorius (après son mariage). d) Dialogues “contemporains” – De defectu oraculorum – De facie – De sera (où Plutarque a assez d’autorité pour être celui qui traite la question). – De Pythiae oraculis (où le fils d’un ami de Plutarque est à l’ âge des cours de philosophie). Si l’on détaille davantage la facture formelle, en prenant en compte l’ existence ou non d’une dédicace développée, le dialogue introducteur, dramatique ou narratif, le narrateur, puis le déroulement du dialogue, on obtient : – De sera numinis vindicta: – Dédicace [Quietus, simple apostrophe]: récit, stupéfaction après le départ d’Épicure. – Narrateur: Plutarque. – Dialogue narré: Patrocléas / Olympichos / Timon / Plutarque > choix du sujet. – Discussion avec comme intervenant majeur : Plutarque (4-33) : articulations par Timon (12) et Olympichos (560B). – Fin sur le mythe de Thespésios (22-33). 22

Seul le Stoïcien du De facie, Pharnace, n’ est pas connu par ailleurs, mais un argument ex silentio n’ est pas décisif.

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– De defectu oraculorum: – Dédicace [Terentius Priscus]: récit, arrivée à Delphes, de Cléombrote et Démétrios. – Narrateur: Lamprias (connu seulement en 413D). – Dialogue narré provoqué par Cléombrote: la lampe à huile (2-4) ; position du sujet du déclin des oracles (5) et arrivée à la Leschè des Cnidiens (6). – Discussion: a) Didyme (7) / b) Ammonios (8) sur la cause finale ; puis exposés explicatifs de Cléombrote (10-20, avec des interventions, suivi par le “mythe” du Barbare inspiré, 21, puis 22) et Lamprias (39-45 /objection d’Ammonios 46 / 47-51). – Fin sur une invitation à reprendre fréquemment le sujet. – De E – Dédicace [Sarapion] dans un style quasi épistolaire; les sollicitations des fils de Plutarque et d’étrangers en visite à propos de l’ Epsilon. – Narrateur: Plutarque > retour à une discussion de jeunesse dirigée par Ammonios. – Introduction par Ammonios (2). – Sept exposés successifs. – Septem sapientium convivium: – Ø. – Narrateur: Dioclès. – “Dialogue” dramatique réduit à une adresse de Dioclès à Nicarque rectifiant un récit inexact du banquet chez Périandre, puis récit des discussions sur le chemin (// De defectu oraculorum). – Discussion: Sagesse politique (4-11) / richesse et régime (12-16) / l’ histoire d’Arion (17-21). – Fin: “Voilà, Nicarque, quelle fut la fin de cette réunion.” – De genio: – Ø. – Narrateur: Caphisias. – Dialogue dramatique: Archédamos / Caphisias : comment écouter un récit pour le philokalos (1). – Récit de Caphisias: Intrication logos (sujet majeur, le démon de Socrate avec mythe de Timarque (21-22), après l’exposé de Simmias) / praxis (la libération de la Cadmée). – Amatorius: – Ø. – Narrateur: Autoboulos, fils de Plutarque. – Dialogue dramatique: Autoboulos / Flavianus > les logoi sur l’ Amour tenus à Thespies racontés par Plutarque à son fils.

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– Logos (dominant) / praxis (le mariage d’Isménodore et Bacchon : 749C / 10-13 / 26). – De Pythiae oraculis: – Ø. – Narrateur: Philinos. – Dialogue dramatique: Basiloclès / Philinos > la périégèse dans le sanctuaire avec le jeune Diogénianos. – Discussion pendant la périégèse (2-16) / Arrêt et exposé de Théon. – De facie: – Les éléments sont beaucoup plus difficiles à analyser puisque le début est mutilé et que le texte commence au milieu d’ un échange entre Sylla et Lamprias, qui a peu de chance d’être un dialogue introducteur. On peut seulement dégager: – Narrateur: Lamprias. – Discussion (1-23) / mythe de Sylla (24-30). – Fin: “Quant à vous, Lamprias, vous pouvez le prendre en telle part que bon vous semble.” La variété n’est pas totalement absente à l’intérieur même de cette catégorie, pourtant réduite, et le “modèle platonicien” – si tant est que le singulier se justifie – plus ou moins prégnant. Il y a évidemment eu quelque évolution avec les siècles et l’influence de l’Académie et si elle est assez bien connue, le début du Commentaire au Gorgias d’Olympiodore me semble aider à le mettre en lumière: “Il faut savoir que le dialogue comporte des personnages qui dialoguent. Et c’est pourquoi précisément les logoi de Platon sont appelés “dialogues” en raison de la présence de personnages.”23 La question, qui agite toujours les commentateurs modernes, se pose alors : pourquoi chasser tragiques et comiques dans la République et pratiquer lui-même l’ imitation en introduisant des personnages? C’est que, sans doute, des personnages sont introduits, mais ils ne restent pas à l’abri des critiques, comme chez les autres : ils sont critiqués et fustigés. Ainsi il blâme Gorgias, Polos, Calliclès et Thrasymaque pour leur impudence sans vergogne, tandis qu’il loue les gens de bien qui vivent selon la philosophie.24 23 24

In Gorgiam, 1.3-5 Westerink : Ἰστέον ὅτι ὁ διάλογος περιέχει διαλεγόμενα πρόσωπα, καὶ διὰ τοῦτο καὶ οἱ λόγοι Πλάτωνος διάλογοι προσαγορεύονται ὡς ἔχοντες πρόσωπα. In Gorgiam, 1.13-17: εἰσφέρονται μὲν πρόσωπα, οὐκ ἀνέλεγκτα δὲ ὡς παρ’ ἐκείνοις ἀλλ’ ἐλεγχόμενα καὶ ἐπιρραπιζόμενα. Μέμφεται γὰρ τῷ Γοργίᾳ καὶ τῷ Πώλῳ καὶ τῷ Καλλικλεῖ καὶ τῷ Θρασυμάχῳ ὡς ἀναιδεῖ καὶ μηδέποτε ἐρυθριῶντι, ἐπαινεῖ δὲ τοὺς χρηστοὺς καὶ ἐμφιλοσόφως ζῶντας.

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Le critère du dialogue est devenu à cette époque purement formel,25 et tient à la seule présence de personnages: l’on peut même se demander si les logoi platoniciens ne pourraient pas redevenir logoi moyennant une transposition diégétique comparable à celle que subit le début de l’Iliade au livre III de la République.26 La seule justification “de fond” à leur présence est éthique : elle permet de répartir louange et blâme. En d’autres termes, à cette époque où le commentaire règne en maître dans la pratique de la philosophie, l’ importance du “philosopher en commun,” de la pensée qui se développe de façon cohérente et au gré des accords successifs établis entre les interlocuteurs a disparu. Or c’est encore cette réflexion commune qui préside à l’ écriture du dialogue philosophique chez Plutarque. Sans doute y a-t-il des évolutions par rapport à Platon: l’élenctique a quasiment disparu, mais, chez le maître luimême, elle servait moins à établir une vérité qu’ à écarter des préjugés entravant sa recherche.27 L’Académie sceptique, celle qui insiste sur l’ examen et la recherche à reprendre sans cesse,28 est passée par là, et la méthode privilégiée est la confrontation de conceptions variées, qui peuvent représenter, ainsi que l’ a montré en particulier P.L. Donini,29 les diverses interprétations possibles du platonisme au début de notre ère. De là un dialogue plutôt “polyphonique” invitant le lecteur à la réflexion et qui exclut le jeu de massacre des interlocuteurs, les adversaires irréductibles étant le plus souvent écartés d’ entrée, tels “Épicure” dans le De sera numinis vindicta ou Didyme dans le De defectu oraculorum. Les meilleurs représentants de cette polyphonie, de cet éventail de solutions, sont sans doute le De defectu oraculorum, le De genio (sur la question majeure du démon de Socrate) ou encore le De E, aucun des intervenants ne détenant une vérité définitive. Ainsi, même si Plutarque n’ignore pas les autres formes de son “métier” de professeur, ni le commentaire – celui du Timée, mais, dit-il, ses fils ont dû insister pour qu’il le couche par écrit – ni les questions plus techniques, la pratique du dialogue, qu’il est un des derniers à adopter, garde à la philosophie son caractère de pensée vivante, où l’écriture prend une place prépondérante. De 25 26

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Ce qui n’ est évidemment pas le cas de l’ époque de l’Académie. E. Jouët-Pastre, “La transposition diégétique de l’Iliade ou le poète assassiné,” in E. JouëtPastre et R. Saetta-Cottone (eds.), Usages philosophiques de la poésie. Huit études sur le dialogue platonicien (Paris : De Boccard, 2018) 153-180. L. Mouze, “Réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon,” in L. Mouze (ed.), Rationnel et Irrationnel en philosophie ancienne (Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, 2005) 61-81 (Kairos 25 special issue). Voir, par ex., supra la conclusion du De def. or. et du De facie. P.L. Donini, Commentary and tradition: Aristotelianism, Platonism, and post-Hellenistic philosophy (Berlin / New York : De Gruyter, 2011).

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même que les Vies me semblent représenter un sommet de l’ écriture biographique, il me semble que le dialogue représente la forme la plus achevée de l’ écriture de la philosophie, celle qui lui garde à la fois sa vitalité et son implication existentielle. Il illustre, en quelque sorte, ce “label” si souvent appliqué à l’ époque, celui d’un temps où la philosophie est “maîtresse de vie,” que je ne me suis pas fait faute d’utiliser moi-même et sur lequel je voudrais apporter quelques précisions, car s’il contient une grande part de vérité, il peut aussi susciter deux graves malentendus. D’abord, dans la vision académique et dogmatique chère aux XIXe et XXe siècles, la formule sous-entend un certain abaissement de la plus haute discipline intellectuelle, qui négligerait physique et logique. Surtout, en mettant en avant la prépondérance de la morale, elle risque de faire oublier que la philosophie grecque implique “de naissance” une manière de vivre, comme en atteste déjà le Gorgias. Ce qui change en cinq siècles, c’ est la manière de vivre, les valeurs privilégiées, et le meilleur exemple est sans doute l’ amour: là où la réflexion de Platon porte sur le désir philosophe et les relations à l’intérieur de l’École, la forme la plus courante au temps de Plutarque est le mariage. Mais cela ne signifie en rien une vision étroitement limitée au quotidien; au contraire le comportement prôné est inséparable d’ une réflexion sur l’ être-dans-le-monde et le rapport avec le divin. À cet horizon métaphysique, que ne peut qu’esquisser la philosophie, aussi longtemps que l’ âme est incarnée, la forme ouverte du dialogue convient particulièrement bien et, à l’Érotikos près – au centre duquel rayonne cependant la figure mystagogique de l’ Éros platonicien –, tous les autres dialogues platoniciens abordent, sous un angle ou un autre, le problème crucial de la relation et de la communication entre l’ homme et la divinité. Parmi ces dialogues, les quelques remarques précédentes ont déjà suggéré l’ originalité et la richesse de l’Érotikos, dialogue hautement sophistiqué et littéraire, inscrivant la conjugalité dans un cadre cosmologique et métaphysique, dialogue à qui on a aussi fait dès longtemps un procès en infidélité à la pensée platonicienne. À sa richesse intrinsèque s’ajoute ainsi la question cruciale du platonisme de Plutarque, dont je pense au contraire qu’ il s’ exprime avec prédilection dans le dialogue. Une première partie de ce volume réunira donc une série de huit études consacrées à l’Érotikos: les deux premières s’ attachent à l’ensemble du dialogue et illustrent l’intrication intime de la pensée et de la structure littéraire, l’appui et l’enrichissement que les images apportent à l’ argumentation; le platonisme qui anime l’ensemble devrait en ressortir plus nettement; quatre études plus brèves s’efforcent d’ élucider des points délicats de l’argumentation ou de préciser l’importance des exempla; enfin les deux derniers chapitres esquissent une comparaison entre l’Érotikos, dialogue philo-

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sophique, exaltant le Dieu Éros, et les fragments d’ un traité parénétique transmis par Stobée, le Περὶ ἔρωτος, tout différent, où c’ est l’ amour passion néfaste qui est analysé. À partir de cet exemple, une deuxième partie approfondira l’ écriture du dialogue, qui est aussi réactualisation de la pensée platonicienne. Lointainement inspiré du Phédon, le De genio est sans aucun doute le plus difficile de tous les dialogues: il a bénéficié, dans la perspective de l’ histoire de la philosophie, de nombreuses études de P.L. Donini, et, pour une tentative d’ interprétation globale, tenant compte aussi de l’écriture, d’un article remarquable de D. Babut.30 Sans doute peut-on toujours nuancer ou ajouter d’ autres propositions, mais je n’ai pas eu le loisir d’y travailler assez pour suggérer mieux. Les trois premières études de cette seconde partie s’attacheront donc au De sera numinis vindicta, au De facie et au De Pythiae oraculis, qui présentent chacun une facture littéraire et philosophique très travaillée. Les suivantes comportent un retour à l’Érotikos et fourniront un autre problème littéraire – la possibilité de parler pour Plutarque de “dialogue dramatique” – qui amènera au premier plan les rapports entre littérature et philosophie, qui seront approfondis ensuite sur un point plus particulier, qui est aussi un de ceux sur lesquels Plutarque a suivi les traces de Platon: la création de mythes philosophiques. Tous évoquent le destin de l’âme et conduisent à la troisième et dernière partie (études 17-20), qui tentera de mieux cerner la “piété platonicienne” de Plutarque grâce à un élargissement de perspective, en situant sa pensée entre Platon et la relecture néoplatonicienne de l’Athénien. Cette confrontation permettra de montrer, je pense, que, en dépit d’inflexions inévitables au bout de cinq siècles et d’une “religiosité” sans doute plus forte au début de notre ère, Plutarque reste néanmoins plus proche de son maître que de ses successeurs. Elle espère aussi servir de mise en garde contre toutes les mécomptes auxquels on s’expose en plaquant sur les textes des Anciens des concepts modernes, comme la “foi” – dans un sens judéo-chrétien, la théologie, le religieux. La comparaison embrasse ici une période temporelle encore plus grande, mais elle est aussi, à sa manière, une manière de rendre hommage à la synkrisis, qui fut une des méthodes préférées du Sage de Chéronée, mon compagnon de tant d’années. Françoise Frazier Le 19 novembre 2016

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D. Babut, “Le dialogue de Plutarque ‘Sur le démon de Socrate’. Essai d’interprétation,” BAGB (1984) 51-76.

première partie Un exemple de dialogue platonicien : repenser l’Éros platonicien dans l’ Erotikos



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Lecture d’ensemble (1): Un dialogue platonicien ? Le Dialogue sur l’Amour, récit d’une conversation remontant à l’ époque où Plutarque était jeune marié qu’il met dans la bouche de son fils Autoboulos, fut probablement écrit dans la dernière décennie de la vie de Plutarque (entre 110 et 120 av. J.C.),1 et c’est, à n’en pas douter, une œuvre singulière, “la plus étrange et la plus sophistiquée des œuvres de Plutarque et pourtant la plus vivante aussi et par certains côtés la plus spontanée,” pour reprendre une des formules heureuses de Jean Sirinelli.2 Déroutante, à tout le moins, et ce peutêtre dès l’Antiquité, elle n’y est jamais citée et sa tradition textuelle est des plus maigres et souvent défectueuse: elle figure en effet parmi les derniers traités (70-77) du corpus planudéen, transmis par le Parisinus graecus 1672 (E), du XIVe siècle, l’unique manuscrit complet de Plutarque.3 Au XIXe siècle même, son authenticité a été mise en doute, et, s’il connaît depuis quelques années un regain de faveur, parler pour lui de “dialogue platonicien” ne va toujours pas de soi, que l’on considère le fond et l’exaltation de l’ éros conjugal, qui trahirait l’ éros platonicien, ou la forme, rapprochée du roman, de la comédie, des dialogues de Lucien, fruit en tout cas d’une “facture littéraire singulière.”4 Aborder ces questions épineuses exige d’avoir une claire idée du texte: j’ en proposerai donc d’abord une analyse sommaire,5 en mettant en évidence l’ imbrication de l’histoire d’amour-prétexte (partie narrative indiquée en italiques = πρᾶξις) avec la discussion qu’elle suscite (λόγος), et dont les étapes seront dégagées. La disposition du texte ainsi établie, il sera plus aisé de reprendre ses étapes pour éclairer la progression et la cohérence d’une démarche attachée à penser l’ amour dans toute sa complexité et toutes ses dimensions, éthique, religieuse et métaphysique. 1 Ou, à tout le moins, à une époque où Autoboulos était en âge d’avoir l’autorité du narrateur sollicité par des amis. 2 Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 412. 3 L’ autre source est le manuscrit B (Parisinus graecus 1675), un peu plus tardif, dont les relations avec E pour les traités 70-77 sont à la fois reconnues et discutées (descendance directe ou indirecte). Les études récentes semblent compliquer encore la question: voir, par ex., la notice des Quaestiones naturales due à F.M. Pontani à paraître dans la CUF. [EN: see now Filippomaria Pontani & Michiel Meeusen, Plutarque. Questions naturelles. Oeuvres Morales. Tome XIII, 1ère partie : Traite 59 (Paris : Les Belles Lettres, 2018)]. 4 S. Gotteland & E. Oudot, Plutarque. Dialogue sur l’ Amour (Paris: Flammarion, 2005) 68. 5 Je ne méconnais pas qu’ une telle analyse est déjà une interprétation, comme le met en évidence une comparaison avec les propositions des derniers éditeurs.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_003

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Analyse sommaire: Introduction Ch. 1: Dialogue introducteur entre Flavien et Autoboulos. Ch. 2-3. 750A: Début du récit. – 749BC: Plutarque et Timoxéna, jeunes mariés, sont venus faire un sacrifice à Éros aux Erotideia; présentation des amis présents aussi à Thespies et retraite sur l’Hélicon (λόγος). – 749C: Arrivée d’Anthémion et de Pisias en désaccord sur Bacchon (πρᾶξις). – 749DF: Explication par le narrateur des raisons de leur différend. – 750A: Différend soumis à l’arbitrage de Plutarque et de ses amis. I Partie Ch. 3-9 : Discussion (1): Bacchon doit-il épouser Isménodore ? – 3-5: Question générale: quel amour est l’ amour véritable ? = Antilogie Protogène (4: amour des garçons) / Daphnée (5 : amour conjugal). – 6: Intervention de Plutarque choqué par “l’ extrémisme” de Protogène (752C). – 7-9: Problème particulier: Isménodore ferait-elle une bonne épouse? = “Antilogie” Pisias-Protogène (7-8: hostiles à une femme plus riche, plus âgée, indécente) / Plutarque (9: “choreute de l’ amour conjugal” ; réfutation et première esquisse d’un idéal conjugal). Ch. 10-13: L’enlèvement de Bacchon et l’effervescence qu’ il a provoquée dans la cité. – 10: 754E4-6: Arrivée d’un premier messager de Thespies. – 10: 754E-755B: récit (par le narrateur) de l’ enlèvement de Bacchon par Isménodore. – 11: 755C: départ de Pisias, suivi par Protogène. – 11-13: 755C-756A: Anthémion n’explique la chose que par une “inspiration divine” (755E2-3), d’où la question réprobatrice de Pemptidès sur la nature d’Éros et cette divinisation d’ une passion coupable (755F6-756A4). – 13: 756A5-10: Arrivée d’un second messager de Thespies. – 13: 756D: Départ d’Anthémion appelé par Isménodore.

lecture d’ ensemble (1) : un dialogue platonicien ?

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II Partie Ch. 13-20 : Discussion (2) = “intervention centrale” de Plutarque sur la divinité et les bienfaits d’Éros avec adresse aux uns et aux autres. 13-18: “Réponse à Pemptidès”: apologie et éloge du dieu Éros – 13-16 : 759D: la divinité d’Éros, de l’apologie à l’ éloge a) Danger d’ébranler la patrios pistis. Ancienneté du dieu Éros (756B-757A): il ne faut pas effacer les dieux derrière les passions (757B-C) b) Nécessité d’un patronage divin pour l’ amour. Série d’activités humaines ainsi patronnées (et dont l’ amour est la plus belle forme) – chasse, culture, nécessités de la vie (naissance, maladie, mort), et fin sur la plus belle des quatre philiai (758C-D) c) La plus divine des maniai (758D-759D) avec introduction précautionneuse (758D8-9). Conclusion qui fond platonisme et religion traditionnelle : l’ amour comme enthousiasme patronné par le dieu célébré à Thespies (759D6-8). – 16: 759D-762A: Célébration de la puissance d’ Éros. a. Éros plus puissant qu’Aphrodite (759E-760D). b. Éros plus puissant qu’Arès (760D-761E) – exemple d’ Alceste, d’où c. Éros plus puissant qu’Hadès (761E-762A). Allusion au chemin qui permet aux erotikoi de remonter évoqué par les mythes et que “Platon est le premier au monde à avoir aperçu au moyen de la philosophie” et rupture (762A11). – 17: 762A-763B: Célébration des bienfaits d’ Éros. a. De la transformation morale de l’amant (762B-762E). b. au bouleversement amoureux (762F-763B). Référence au poème de Sappho: retour du thème de la mania et critique de Ménandre. 19-20: “Hieros logos” platonicien réclamé par Soclaros – 19: 764D-765D: Éros et le Soleil = deux “conversions” inverses a. Actions contrastées du Soleil et d’Éros (764D-765B) b. Peinture contrastée des bons et des mauvais amants (765BD)

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– 20: 765E-766B: Éros fils d’Iris a. Action d’Éros comme “réfraction de la mémoire” (765E-F) b. Sort des bons et des mauvais amants (765F-766B) et rupture (766B13-C1) 20: 766C-D-?: La vindicte du lieu méprisé Exemples par prétérition d’Euxynthétos et Leucocomas et de la Parakyptousa; histoire de Gorgo LACUNE III Partie Ch. 21-25 : Discussion (3) = Apologie et éloge de l’ amour conjugal en réponse à Zeuxippe. – 21: 766D-768D: Réfutation de l’impossibilité de l’ amour avec une femme. a) Une femme peut susciter l’amour (766D-767B). b) L’amour conjugal n’est pas ἐπιθυμία, mais union et σωφροσύνη πρὸς ἀλλήλους. Fin sur l’ histoire de Camma – 23: 768D-771C: Aphrodisia et “fusion” conjugale. a) L’amour physique comme germe de la philia (770C), culminant sur le modèle cosmique de l’hiérogamie du ciel et de la terre et rupture (770B4-5). b) Retour à la comparaison: durée et βεβαιότης de l’ amour féminin. Fin sur l’ histoire d’ Empona Fin du dialogue Ch. 26. Célébration des noces annoncées et invitation aux amis à se joindre au cortège, qui se rend πρὸς τὸν θεόν Et ultime mot de Plutarque: ἀλλ’ ἴωμεν, ναὶ μὰ Δία’… ἴωμεν, ὅπως ἐπεγγελάσωμεν τῷ ἀνδρὶ καὶ τὸν θεὸν προσκυνήσωμεν· δῆλος γάρ ἐστι χαίρων καὶ παρὼν εὐμενὴς τοῖς πραττομένοις.

lecture d’ ensemble (1) : un dialogue platonicien ?

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L’imbrication du logos et de la praxis et le modèle platonicien

Sous quelque angle qu’on l’aborde, thématique, littéraire, philosophique, l’ originalité de ce dialogue éclate et l’on est frappé par une association d’ éléments de prime abord disparates. D’abord, parmi les dialogues de Plutarque de type platonicien, il est le seul qui traite de philosophie pratique,6 mais sans éliminer la dimension métaphysique qui caractérise les autres dialogues, quelques réticences que l’auteur marque lui-même à introduire des éléments de théorie platonicienne dans ce qui n’est pas un cours.7 Cette “théologie platonicienne” s’ exprime en particulier dans les chapitres 19-20 : faut-il ne voir dans ce passage central qu’une simple concession à la tradition plaquée dans l’ exposé?8 Comment peut-on unir deux thèmes traditionnellement étrangers l’ un à l’ autre comme erôs, thème hautement platonicien, et gamos, thème social dont les philosophes ont surtout traité à partir de l’époque hellénistique pour se demander si le Sage pouvait se marier?9 Comment enfin faire naître une discussion sérieuse d’une histoire d’amour aussi insolite?10 Car, de même que ce dialogue platonicien de forme a pu apparaître peu platonicien sur le fond, l’ histoire, qui à première vue a des allures de roman,11 bafoue en réalité les conventions du roman, où jamais une veuve, sympathique ou non, ne conquiert le jeune homme, fidèle à sa jeune aimée: or ici la veuve se substitue à la “jeune

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C’ est ce qui a amené K. Ziegler à le classer parmi les popularphilosophische-ethischen Schriften, alors que les autres dialogues (Dialogues Pythiques, De sera num., De genio) sont rangés sous la rubrique des theologischen Schriften – à l’exception du De facie, dont le savant fait une naturwissenschaftliche Schrift, ignorant de façon regrettable la dimension métaphysique (voir infra ch. 10) qui unit, au bout du compte, tous les dialogues. Voir supra dans l’ analyse du texte les ruptures soulignées au cours du texte. C’ est l’ avis de L. Goessler dans Plutarchs Gedanken über die Ehe (Zürich: Buchdrückerei Berichthaus, 1962) 42, et, s’ il est moins catégorique, R. Flacelière n’attache pourtant pas au passage toute l’ importance qu’ il me semble mériter: pour une discussion détaillée, voir ch. suivant. Stoïciens et Épicuriens y apportaient tout naturellement des réponses opposées, les premiers insistant sur l’ accomplissement des devoirs sociaux, les seconds soucieux surtout de choisir la solution la moins nuisible à l’ ataraxie et donc à ne renoncer au célibat que s’ il devait créer plus de difficultés au sein de la société. Plutarque aborde la question in De soll. an. 6-7. Plutarque souligne lui-même ce caractère avec l’ emploi de l’adjectif παράδοξος en 749E. C’ est ce que met en relief S. Goldhill, Foucault’s Virginity. Ancient Erotic Fiction and the History of Sexuality (Cambridge : Cambridge University Press, 1995), qui interprète l’ exaltation de l’ idéal conjugal comme “la théorie pratique du roman;” mais c’est souligner là un trait “sociologique” de l’ époque plus qu’ une caractéristique littéraire – voir e. g. P. Veyne, “La famille et l’ amour dans le haut empire romain,” AESC 33 (1978) 35-63.

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première.” Si l’on ajoute à cela le caractère passionné du débat,12 la fougue de Daphnée, premier défenseur de l’amour conjugal “contaminé” par la propre ardeur du jeune marié Plutarque (752D), laquelle se manifesterait encore dans la réponse à Pemptidès que le spécialiste de rhétorique qu’ est D. Russell croit toujours plus marquée par la rhétorique que par la philosophie,13 le sérieux philosophique devient de plus en plus problématique, si bien que les commentateurs ont été tentés de privilégier des aspects “littéraires,” l’ éthopée rhétorique14 ou l’influence de la nouvelle comédie. À ce point, c’ est le genre même de l’œuvre qui est mis en question et l’on s’éloigne du dialogue philosophique pour se rapprocher de la fantaisie “lucianesque”15 ou pour insister sur le modèle “théâtral,” qui, à la limite, donnerait à Ménandre le pas sur Plato.16 Tous ces débats plongent leurs racines dans une sorte de “procès en platonisme,” qui repose à la fois sur une réduction drastique des textes de référence platoniciens – Plutarque ne devrait tenir compte que de l’ erôs-daimôn du Banquet et ignorer le dieu du Phèdre, s’en tenir à la pédérastie pédagogique de ces deux dialogues et ne faire aucun cas de la valeur accordée au mariage dans les Lois – et sur une certaine méconnaissance de la pratique antique de la philosophie. La tradition platonicienne est diverse et, dès les origines, ses tenants, comme ceux des autres écoles, à l’exception notable des Épicuriens,17

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Il a été fortement souligné par F.E. Brenk dans “All for love: the rhetoric of exaggeration in Plutarch’s Erotikos,” in L. Van der Stockt (ed.), Rhetorical Theory and Praxis in Plutarch. Acts of the IVth International Congress of the International Plutarch Society (Leuven, July 3-6, 1996) (Leuven / Namur : Peeters, 2000) 45-60. D.A. Russell, “Plutarch. Amatorius 13-18,” in J. Mossman (ed.), Plutarch and his Intellectual World (London : Duckworth / Swansea : The Classical Press of Wales, 1997) 99-111; opinion que je crois entièrement fausse (voir l’ analyse infra et les ch. 3-4 consacrés à cette réponse). La création de la figure du “jeune Plutarque” qui n’exprimerait pas tout à fait les opinions de l’ auteur a été suggérée par Russell pour les seuls chapitres 13-18 et élargie à l’ensemble du texte par H. Görgemanns. Seul le Gryllos semble relever de ce genre de fantaisie (cf. Bréchet, “La philosophie de Gryllos”), mais c’ est une sorte d’ hapax dans l’ œuvre de Plutarque. Que le débat initial opposant amour des garçons et amour des femmes soit aussi le sujet des Amours transmis dans le corpus de Lucien n’engage pas la nature philosophique de l’ensemble du texte – outre ma propre analyse infra, voir J.M. Rist, “Plutarch’s Amatorius : A commentary on Plato’s Theories of Love ?,” CQ 51 (2001) 557-575. Le meilleur représentant de cette tendance (et le plus radical) est G. Zanetto, “Plutarch’s Dialogues as ‘comic dramas’,” in L. Van der Stockt (ed.), Rhetorical Theory and Praxis in Plutarch (Leuven / Namur: Peeters, 2000) 533-541, qui en vient à proposer de lire les passages narratifs comme des épisodes et ne voit dans les discussions philosophiques qu’un équivalent des chants choraux : sur ce rapprochement hasardeux, voir infra ch. 12. La figure d’ Épicure est si forte que sa pensée semble intangible. [EN: there were, howe-

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se sont donné pour tâche d’expliquer, de défendre, voire de compléter la pensée du fondateur,18 et non de la répéter religieusement. Il s’ agit de dégager des textes du passé des réponses aux questions du présent, qui, à l’ évidence, ne se posent plus dans les mêmes termes. Plutarque ne peut pas, dans sa réflexion sur l’ amour, ignorer l’apport des écoles hellénistiques : la doctrine platonicienne doit se confronter avec elles. Il ne peut pas non plus faire comme s’ il était en train de fonder l’Académie et d’utiliser la figure d’ Éros pour exprimer le désir philosophe :19 il s’agit pour lui d’offrir “une évaluation “platonicienne” d’expériences humaines valables pour la majorité d’ entre nous, et non pas seulement pour les disciples de Diotime ou les amants philosophes et les rois de la République.”20 L’expérience est ici l’amour, et Plutarque, d’ entrée, insère un cas “réel,” mais extrême et improbable, et donc gros de discussions philosophiques, le mariage d’un éphèbe et d’une veuve, jeune, mais néanmoins de loin son aînée, dans un dialogue narratif dont l’ouverture se modèle sur celle du Banquet. Rappelant ainsi la tradition platonicienne qui est la sienne, il rejette dans le même temps une imitation trop ostensible et superficielle du Phèdre, avec son locus amœnus rebattu:21 marque immédiate que cette inspiration platonicienne ne saurait se confondre avec une pure répétition formelle, et que c’est un certain esprit qui va animer une réflexion vivante et originale. Praxis et logos, vie et philosophie, se nourrissent ainsi mutuellement, et le mouvement général du texte même n’est pas sans évoquer Platon. Après que les amis se sont retirés dans le Val des Muses pour y goûter le calme philosophique et fuir le concours de citharèdes,22 les arrivées des Thespiens permettent tout un jeu de rapprochement et de mise à distance de l’ action, qui va de pair avec une particularisation ou une généralisation du problème posé : la discussion est lancée, au chapitre 2, par la venue de Pisias et d’ Anthémion, pour lesquels la question du mariage n’a encore aucune urgence et qui sollicitent

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ver, also debates in the Epicurean school, as is shown by the work of Philodemus and by Cicero (notably in his De fin., on the discussions of friendship).] Sur l’ amour, le traité 50 de Plotin est un des exemples, ultérieur, mais éclatant, de cette recherche d’ unification. Voir P. Hadot, Plotin 3, 5 (Traité 50). “L’Amour-Éros est-il un Dieu, un démon ou un état de l’ âme ?” (Paris : Cerf, 1990). Sur la métaphore d’ Éros philosophe, voir en particulier M. Dixsaut, Le naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon (Paris : Vrin, 32001 [1985]) 125-186. Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 559 (ma traduction). 749A : Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 558 n. 8, rappelle la prééminence du Phèdre, “seminal Platonic dialogue,” à cette période, et renvoie à M. Trapp, “Plato’s Phaedrus in second century Greek literature,” in D.A. Russell (ed.), Antonine Literature (Oxford: Clarendon Press, 1990) 141-173. Jeu de lettrés qui transpose l’ expulsion de la flûtiste dans le Banquet ?

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un arbitrage pour éviter d’en venir à une discussion trop violente. Chacun trouve dans l’assemblée son avocat: Protogène et Daphnée défendent respectivement l’amour des garçons et l’amour conjugal, avant que l’ on en vienne à un examen plus précis des intentions d’Isménodore. Deux messagers successifs interviennent alors, au chapitre 10, puis au chapitre 13, dans un style plus dramatique et passionné, pour annoncer l’enlèvement de Bacchon et ramener en ville les personnages les plus impliqués, laissant ainsi à la réflexion sa sérénité. Entre les deux départs, Anthémion a pu redire combien Isménodore était une femme rangée, à l’abri de tout soupçon et de toute médisance, que seule pouvait avoir entraînée “une inspiration divine plus forte que la raison.”23 C’est précisément cette interprétation qui motive l’ intervention mi-ironique mi-indignée de Pemptidès, choqué par une divinisation dans laquelle il ne voit que complaisance à la passion, et plus choqué encore par la caution que lui apportent les philosophes – les deux plans, théorique et pratique, restent ainsi étroitement unis. La partie centrale, dominée par Plutarque et où il n’est plus question du couple thespien, s’attache donc à la nature de l’ Amour et se centre sur l’alternative: dieu ou passion, θεός ou πάθος. La lacune empêche malheureusement de savoir la teneur exacte des objections de Zeuxippe qui suivaient – même si certaines reprises de Plutarque permettent de s’ en faire une idée –, tout comme a disparu la raison pour laquelle les amis ont pris la route du retour vers Thespies. Plutarque en tout cas n’évoque pas le couple dans ses propos, et c’est après la fin du logos, signalée à travers le rappel de la double narration et la médiation du récit de Plutarque à son fils,24 qu’intervient un dernier émissaire, Diogène, venu à vive allure, comme les précédents, annoncer l’ heureux tour pris par les événements. Il les invite alors à venir prendre part au cortège nuptial: occasion pour Plutarque, auquel là aussi reste le dernier mot, d’ évoquer “la présence bienveillante du Dieu qui se réjouit de ce qui se fait (τοῖς πραττομένοις).” Après le logos, c’est la praxis qui se referme, et c’ est sur elle que l’ ensemble se clôt: de même que le Dieu semblait avoir joué un rôle essentiel dans le déclenchement de l’action en donnant à Isménodore son audace, de même il salue désormais le résultat heureux de l’ enlèvement. Sans doute ce dénouement et cette intervention divine ne sont-ils pas sans évoquer les comédies de Ménandre25 qu’affectionnait Plutarque et dont il

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755E1-2 : ἀλλ’ ἔοικε θεία τις ὄντως εἰληφέναι τὴν ἄνθρωπον ἐπίπνοια καὶ κρείττων ἀνθρωπίνου λογισμοῦ. 771D1-2 : Ἐνταῦθα μὲν ὁ πατὴρ ἔφη τὸν περὶ ἔρωτος αὐτοῖς τελευτῆσαι λόγον, τῶν Θεσπιῶν ἐγγὺς οὖσιν. Par exemple dans le Dyscolos, Pan, de même, suscite l’amour du jeune et riche Sostratos pour la fille de Cnémon et les esclaves obligent à la fin le dyscolos à s’associer au joyeux

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vante dans les Propos de Table le charme et le bon ton.26 Cependant, le mouvement d’ensemble du dialogue, qu’il semble hasardeux de séparer du sens qu’il prétend véhiculer, s’éclaire davantage si on le rapproche du Banquet et du Phèdre. Non seulement le premier fournit le modèle du dialogue initial, dont il reproduit, sous une forme un peu simplifiée,27 le mode narratif et le décalage des générations, mais les trois parties de la discussion de l’Érotikos peuvent aussi être rapprochées de la structure des deux dialogues platoniciens. Le premier temps en effet (ch. 3-9), que J.M. Rist propose avec raison de lire comme une première approche propédeutique,28 peut être mis en regard des premiers éloges non philosophiques d’Éros dans le Banquet ou des deux premiers discours du Phèdre ; l’intervention centrale de Plutarque (13-20) occupe la même place que l’intervention de Socrate dans le Banquet ou que sa palinodie dans le Phèdre ; elle se fait en deux temps,29 qui correspondent à deux niveaux de réalité, comme la contribution de Socrate au Banquet. Le patronage de la divinité, plus proche de la vie courante, est comparable aux “Petits Mystères” de Diotime, tandis que le hieros logos demandé par Soclaros a des affinités avec les “Grands Mystères” que le jeune Socrate n’est peut-être pas encore à même de comprendre (210A). Enfin le dernier temps marque le retour au problème pratique de la vie conjugale et se termine par le cômos nuptial auquel assiste Éros, ce qu’on peut rapprocher de l’ irruption d’ Alcibiade possédé par Dionysos et revenant lui aussi à une réalité plus concrète en donnant à l’Éros dessiné par le mythe le visage de Socrate. On pourrait ajouter que la tentation à laquelle il raconte avoir soumis cet amoureux extraordinaire a révélé une sôphrosynè hors du commun, laquelle est aussi une des vertus majeures mises en lumière par Plutarque. Mais il ne faut pas pousser le modèle à l’excès: on risquerait alors de surestimer l’ imitation littéraire et de perdre de vue l’objet principal du développement: la réfuta-

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cômos final et demandent aux spectateurs et à la déesse Victoire de manifester leur bienveillance. Quaest. conv. 7.8, 712CD. Au lieu d’ Apollodore racontant à un familier ce que lui a raconté Aristodème, Autoboulos raconte à Flavien ce que son père lui a raconté sans autre intermédiaire – ce qui pourrait correspondre plutôt aux vérifications auxquelles Apollodore dit avoir procédé directement auprès de Socrate (173B), lequel a confirmé le rapport de son admirateur éperdu. Rist, “Plutarch’s Amatorius : A Commentary on Plato’s Theories of Love?,” CQ 51 (2001) 557-575, p. 561 ; j’ y reviendrai dans l’ analyse détaillée des étapes de la discussion. Du moins dans l’ état de conservation du texte; l’ histoire de Gorgô ramène l’exposé au monde d’ ici-bas, qui amorce le retour à la réalité terrestre dès le discours central, ne me paraît pas infirmer l’ inspiration générale du Banquet.

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tion de l’idée, courante, qu’une amoureuse est une débauchée dont il faut se détourner avec horreur, idée exprimée d’emblée par Protogène (753B) et sans doute reprise par Zeuxippe dans la lacune. C’est plutôt un certain mouvement de réflexion qui ramène de considérations métaphysiques à l’ application dans la vie qui unit les deux textes, avec pour chaque auteur une “incarnation” particulière.30 Chez Platon, l’amour s’incarne dans la figure symbolique de Socrate philosophe, tandis que pour Plutarque, il se réalise dans le mariage, dont la valeur éminente se révèle peu à peu au cours de la discussion.

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La mise en place des thèmes dans les deux premiers débats

La première discussion se scinde en deux temps, soigneusement articulés (752E2-3), qui donnent progressivement la prééminence à Plutarque, simple intervenant indigné dans le premier (752CD) et auteur de la réponse à Pisias et Protogène dans le second (753B11-754E3); deux temps qui, surtout, posent, sans les résoudre encore, ni même sans vraiment les thématiser philosophiquement, tous les thèmes de la discussion. De fait, il n’est guère difficile de souligner un certain caractère rhétorique du “débat des deux amours” initial, dont le sujet est de soi un topos de conférences,31 et où les références philosophiques aux définitions des Stoïciens, défenseurs modernes de l’ amour pédagogique, faites par Protogène (750D7 et 751A932) ou à Platon par Daphnée (751E1) donnent tout juste une certaine coloration à une polémique où chacun tire aussi de son côté le Sage Solon. Sans doute n’est-il pas difficile non plus de dégager une certaine “rhétorique de l’exagération” dans la défense de l’ amour conjugal de Plutarque, particulièrement sensible dans la condamnation des viragos austères (753D), assez différente des propos plus mesurés qu’ il tient sur le même thème dans ses Préceptes conjugaux :33 le style confine là à la

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Dans le Phèdre, d’ une certaine manière, la réflexion finale aussi s’attache à un problème plus concret: l’ élaboration d’ une rhétorique philosophique, mais le modèle est à l’ évidence plus lointain. Outre les Amours, transmis dans le corpus de Lucien, déjà cités (supra n. 15), il est le sujet de la discussion sur le bateau à la fin du livre II du roman d’Achille Tatius, Leucippé et Clitophon. Voir D. Babut, Plutarque et le stoïcisme (Paris : Presses Universitaires de France, 1969) 108113. L’ époux d’ une femme austère se résigne en se disant, sur le modèle de la réponse de Phocion à Antipatros, excluant que le Macédonien trouve en lui à la fois un flatteur et un ami: “je ne peux pas trouver dans la même femme une épouse et une courtisane” (142B). La femme sôphrôn reprend toute sa valeur en 769D, mais elle est alors assistée par Éros.

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caricature, qu’avaient déjà employée Daphnée et Protogène dans la peinture d’Éros hantant lascivement les chambres des femmes (751A12-B) ou les gymnases (751F-752A), et que Protogène reprend encore pour croquer Isménodore en éraste soupirant à la porte de son aimé (753B). Mais, si le procédé est cher aux orateurs – qu’on pense aux portraits croisés d’ Eschine par Démosthène ou de Démosthène par Eschine, il n’est pas ignoré non plus de Platon, et l’ on pourrait évoquer le croquis incisif des philosophes discutaillant indéfiniment dans un coin dessiné par Calliclès au début aussi de son intervention dans le Gorgias, et la réplique de Socrate, non moins cinglante, qui, un peu plus loin, peint l’homme politique en domestique du dèmos.34 Ce ton, s’ il met bien en évidence la passion inhérente à l’amour, n’est ainsi pas si déplacé et insolite en préambule d’une discussion philosophique. En tout cas, il n’ exclut pas la pose de jalons importants pour la suite de la discussion et contribue, autant que l’histoire d’amour qui le suscite, à nouer erôs et gamos. Il apparaît en effet assez clairement que la première antilogie, plus théorique, annonce sur bien des points la réflexion centrale sur la nature d’ Éros, tandis que le second débat, plus pratique, qui examine les qualités et les défauts d’Isménodore, constitue une première esquisse de l’ idéal conjugal développé dans la troisième partie. Plus précisément, Plutarque renouvelle la syncrisis rhétorique des deux amours, d’abord en identifiant d’ entrée l’ amour des femmes avec l’amour conjugal – Daphnée s’ indignant avant même que Protogène n’entame son discours de la manière dont il flétrit “le mariage, l’ union de l’homme et de la femme” (γάμον καὶ σύνοδον ἀνδρὸς καὶ γυναικός, 750C135) – et soulignant le caractère sacré de l’amour, que ne conteste d’ ailleurs pas Protogène, mais qu’il réserve pour sa part au seul amour philosophique.36 Cette exclusivité est un autre point important : il ne s’ agit pas seulement d’établir une hiérarchie et de décider lequel des deux amours est supérieur,

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Pour plus de détails, voir F. Frazier, “Comment prendre l’adversaire au mot: l’argument du plaisir dans le Gorgias,” in P. Brillet & E. Parmentier (eds.), Φιλολογία. Mélanges offerts à Michel Casevitz (Lyon : Université Lumière Lyon 2, 2006) 161-170. Il conclut de même son propre discours en proclamant comme légitime τὸν γαμήλιον ἐκεῖνον (scil. ἔρωτα, 752Α2), et l’ intervention indignée de Plutarque, qui ponctue ce premier débat, est pour reprocher à Pisias la définition qu’ il applique τοῖς γάμοις, en en faisant une ἀνέραστον κοινωνίαν (752C11). À Protogène, qui se défend de mépriser l’ amour, en arguant qu’il se contente de dénoncer l’ intempérance αἰσχίστοις πράγμασι καὶ πάθεσιν εἰς τὰ κάλλιστα καὶ σεμνότατα τῶν ὀνομάτων εἰσβιαζομένην (750B10-12), Daphnée réplique en effet du tac au tac: αἴσχιστα δὲ καλεῖς, ἔφη, γάμον καὶ σύνοδον ἀνδρὸς καὶ γυναικός, ἧς οὐ γέγονεν οὐδ’ ἔστιν ἱερωτέρα κατάζευξις (750B12C2) ; dans son intervention, de même, Plutarque ajoute à l’adjectif ἀνέραστον cité à la note précédente καὶ ἄμοιρον ἐνθέου φιλίας (752C12).

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mais de déterminer lequel mérite vraiment le nom d’ amour, c’ est-à-dire de définir l’amour véritable, qui est nécessairement un.37 Ainsi Daphnée, d’ abord tout disposé à admettre que l’amour puisse s’attacher à l’ un ou l’ autre sexe, est poussé par l’intransigeance de Protogène à radicaliser sa position et à les poser comme exclusifs l’un de l’autre. Se dessine peu à peu, en filigrane, la question de la nature d’Éros, présenté régulièrement comme un pathos, mais tout aussi régulièrement exalté comme sacré – ce qui amènera Pemptidès à poser clairement l’alternative pathos ou theos, ou plutôt à flétrir une exaltation complaisante qui divinise, d’un côté comme de l’ autre, une passion intempérante (755EF). Par ailleurs, on ne peut définir l’amour sans définir la fin qu’ il se propose: pour l’un et l’autre, c’est la philia, ce mot si difficile à traduire que H. Görgemanns a choisi dans sa traduction de la translittérer. Appliqué à l’origine aux liens d’hospitalité, il s’est étendu aux liens entre membres de l’ oikos, puis à ce que nous appelons “amitié,”38 liaison intime qui ici va au-delà de la seule dimension charnelle pour unir les âmes, et que mettent en avant Protogène (750D739) comme Daphnée (751D240). Mais si, pour le premier, elle est liée à la vertu41 et exclut le plaisir féminin et efféminé,42 pour le second, l’ intimité physique, qu’il exprime par le mot χάρις, réservée à l’ amour féminin, mène à la philia et les aphrodisia, rejetés par Protogène (750E12), sont au contraire étroitement liés à Aphrodite par Daphnée et considérés comme indispensables, car, de toute éternité, il n’y a pas eu d’ Éros sans Aphrodite (752B4). Là encore ces questions seront reprises par Plutarque : dans la partie centrale consacrée à la nature de l’amour, il redéfinira les rapports d’ Éros et d’ Aphrodite et exaltera les bienfaits moraux du Dieu; puis, dans la troisième partie, il montrera comment le mariage permet l’éclosion de la philia et le progrès moral, accordant au plaisir une valeur d’adjuvant et complétant ainsi la peinture d’ un idéal déjà esquissé dans le second débat de la première partie. 37

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Cf. les occurrences de καλεῖν (750C1, 750D6, 750F4) ou d’ὄνομα (750B12); sur l’unité d’Éros, 751A4-5 (εἷς Ἔρως ὁ γνήσιος ὁ παιδικός ἐστιν) et 751E12-F2 (ἓν καὶ ταὐτόν ἐστι πρὸς παῖδας καὶ γυναῖκας πάθος τὸ τῶν Ἐρώτων). Voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots (Paris: Klincksieck, 1968), sv φίλος, et l’ étude classique de J.C. Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique (Paris : Vrin, 1974). Ἔρως γὰρ εὐφυοῦς καὶ νέας ψυχῆς ἁψάμενος εἰς ἀρετὴν διὰ φιλίας τελευτᾷ; le défenseur de l’ amour pédagogique reprend là une formulation stoïcienne: voir SVF 3.716-717 et D. Babut, “Les Stoïciens et l’ amour,” REG 76 (1963) 55-63. πολὺ μᾶλλον εἰκός ἐστι τὸν γυναικῶν ἢ ἀνδρῶν ἔρωτα τῇ φύσει χρώμενον εἰς φιλίαν διὰ χάριτος ἐξικνεῖσθαι. Outre 751D2 cité, voir 750D7, E5 et 751A10: ce que Daphnée réduit à un pur prétexte en 752A7. ἠδονή apparaît en 750E2 et 751B2 : là encore Daphnée dénonce l’hypocrisie en 752A5.

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Dans celui-ci en effet Pisias et Protogène mettent en avant la fortune et l’ âge d’Isménodore, puis l’inconvenance de sa passion : une honnête femme n’a rien à voir avec Érôs (753B7-8 et déjà 752C6-7). Ce dernier point reste un peu en suspens et ce n’est que dans la troisième partie que Plutarque soutiendra que les femmes peuvent être non seulement objets, mais aussi sujets amoureux.43 Mais le problème de l’autorité de l’homme dans le couple, prétendument menacée par la supériorité d’Isménodore, lui permet de donner une première idée de ce que doit être à ses yeux un mariage réussi. Derechef, l’ exagération polémique, qui l’amène à ridiculiser les réticences de ses adversaires et à leur prêter comme idéal l’union avec des épouses d’origine servile, ne doit pas cacher la teneur morale de l’exposé. Plutarque y met en avant la faiblesse de l’ homme qui se laisse mener et qui ne peut en rejeter la responsabilité sur la femme à laquelle il s’abandonne lâchement – ce thème de la faiblesse reviendra dans la partie centrale, lorsque Plutarque évoquera les faux erôtikoi incapables d’ accueillir le Dieu comme il faut (764C7-944). La bonne attitude, opposée à cet abandon, lui permet aussi de présenter le mariage comme une communauté qui a pour but d’ élever les deux époux ensemble, et non de rabaisser l’ un pour le soumettre à l’autre – cette élévation, jusqu’au degré suprême de l’ être, ne sera pas absente non plus de la partie centrale,45 même si l’ union conjugale et le bon “mélange” qu’elle doit réaliser46 ne réapparaîtront au premier plan que dans la troisième partie, où Plutarque développera aussi le “maintien” de l’ union, évoqué ici comme le fruit de l’amour (752C12-D2).

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La nature d’Éros: de l’apologie à l’éloge

Avant de montrer comment vivre l’amour, il faut savoir ce qu’ il est, préciser sa nature, et la partie centrale du dialogue s’ attache à cette redéfinition de l’amour, qui implique une affirmation très forte de l’ unité et de la divinité de cette nature, toutes choses qui ne vont pas de soi si l’ on regarde le traité parénétique Περὶ ἔρωτος qu’avait aussi écrit Plutarque.47 L’ amour y apprais43 44 45

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Et c’ est celui qui aime qui est habité par le Dieu. ἐξίσταται δ’ ὁμοίως ἑκάτερον καὶ νοσεῖ, τὴν τοῦ θεοῦ δύναμιν οὐ τὴν αὑτοῦ μεμφόμενον ἀσθένειαν. En regardant dans le détail des images, on pourrait encore opposer à l’époux mesquin qui rogne les ailes de l’ épouse (752F) le véritable amour qui rend ses ailes à l’âme (763F), au feu qui liquéfie Daphnée (752D) la chaleur érotique qui épanouit l’âme (765C). On peut opposer ici aussi la κρᾶσις οἴνου de Pisias (752E10) à la δι’ ὅλων κρᾶσις, le mélange intégral des Stoïciens dont Plutarque reprend l’ emploi métaphorique à Antipater de Tarse (769F5). Pour une comparaison plus systématique, voir infra ch. 8.

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sait, semble-t-il, comme une passion maladive de l’ âme qu’ il faut soigner, au même titre que la colère, la cupidité, le bavardage ou la curiosité:48 le fragment 135 atteste la multiplicité des définitions d’ érôs dans l’ Antiquité,49 et les critiques modernes se sont indûment focalisés, à mon sens, sur la qualité de theos accordée à l’amour pour y souligner un démenti opposé au Banquet. Mais les deux dialogues n’ont pas du tout le même objet : alors qu’ il s’ agit pour Platon de penser le metaxu, la médiation, et de définir le désir philosophe, Plutarque s’ attache à penser le rôle de l’amour, indissociable de sa nature, dans la vie humaine, et, singulièrement, dans la vie de l’âme. Dans ce cadre, l’ alternative se joue entre le terrestre, passionnel, et le divin, spirituel ; ce qui sera vrai aussi dans l’exégèse de Plotin, à ceci près que, dans la vision stratifiée que développe le néoplatonisme, au niveau supra-terrestre, la distinction entre daimôn et theos reprend une pertinence qu’elle n’a pas dans l’ analyse de Plutarque. Sans méconnaître le moins du monde l’horizon métaphysique de notre vie terrestre, le Sage de Chéronée s’attache d’abord à la vie humaine, comme on le voit aussi dans sa réponse à Pemptidès. Traitant de la nature de l’ amour, il nous semble si loin d’une réflexion philosophique et si proche de l’ éloge que, pour ce passage aussi, le modèle rhétorique a été privilégié,50 aux dépens, je crois, du fond. Or, dans sa forme déjà, l’exposé n’ est pas monologique, comme les éloges du Banquet, mais Plutarque sollicite ses auditeurs, dans un style qui n’est pas sans évoquer les entretiens philosophiques contemporains. Les trois parties dont il se compose correspondent sans doute, en gros, aux composantes traditionnelles d’un éloge (nature, pouvoir, bienfaits), mais l’ ensemble ne se réduit pas à un éloge. La première partie a une tonalité plus apologétique qu’encomiastique, si bien que l’ensemble passe d’ une défense de la divinité d’Éros, où est souligné le danger de sa mise en cause, à une exaltation de cette divinité qui patronne l’union amoureuse. Cette progression, de l’ apologétique à la célébration,51 se retrouvera encore dans la dernière partie, à propos du mariage.52 48 49

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Sur ces traités “thérapeutiques,” voir H.G. Ingenkamp, Plutarchs Schriften über die Heilung der Seele, Hypomnemata 34 (Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1971). Il est largement utilisé dans son analyse par J. Opsomer, “Eros in Plutarchs moralischer Psychologie,” in H. Görgemanns, Plutarch, Dialog über die Liebe (Tübingen: Mohr Siebeck, 2006) 208-235. Il serait essentiel selon H. Görgemanns, “Eros als Gott in Plutarchs Amatorius,” in R. HirschLuipold (ed.), Gott und die Götter bei Plutarch. Götterbilder – Gottesbilder – Weltbilder (Berlin / New York: De Gruyter, 2005) 169-195, qui précise ainsi le caractère rhétorique souligné par Russell (voir supra n. 13). Un même mouvement se retrouve dans le De Pythiae : voir infra, ch. 11. Les sous-titres choisis par R. Flacelière sont assez suggestifs: “Apologie de l’amour conjugal” pour le chapitre 21, puis “Grandeur du mariage” pour le chapitre 23.

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Apologétique, la première partie n’est pas sans rappeler aussi la défense d’Apollon et des oracles dans le De defectu oraculorum ou le De Pythiae oraculis ou encore de la justice divine dans le De sera numinis vindicta. Le rapprochement avec ces textes n’est pas fortuit, car établir la nature d’ Éros, c’ est l’ ancrer d’abord dans la tradition religieuse à laquelle est attaché le prêtre de Delphes qu’est Plutarque. L’exposé commence donc par rappeler l’ ancienneté du Dieu, comme Phèdre dans le Banquet, mais pour souligner que ce Dieu “n’est pas visible, mais objet de croyance parmi les dieux les plus anciens” (756D). Après quoi, une série de raisonnements a fortiori insiste sur le nécessaire patronage par la divinité de toutes les activités humaines, dont il serait “scandaleux et ingrat” de douter de la bonté: divinité bonne et outrecuidance des esprits forts, la thématique, sans aucun doute chère à Plutarque, n’ est pas sans évoquer le préambule du livre X des Lois qui fait la leçon aux jeunes athées.53 Contrairement à Platon, Plutarque ne développe pas ici d’ argumentation religieuse stricto sensu, mais son exposé se teinte de plus en plus de platonisme à mesure qu’il précise la nature d’Éros. Il se réfère en effet explicitement à la théorie des maniai, qui fait de l’amour un enthousiasme, et résout le dilemme posé par Pemptidès en voyant dans l’amour un ἐνθουσιαστικὸν πάθος (758E5), un affect de l’âme sans doute, mais inspiré et conduit par le Dieu,54 un Dieu – seconde synthèse – qui “tient les rênes,” comme les dieux de la procession céleste du Phèdre, et qui n’est autre que le Dieu fêté maintenant à Thespies.55 Cette fusion sera encore appuyée par la conclusion générale de la réponse (763B10-13), où Plutarque utilise, ainsi que l’a relevé D. Russell, un procédé rhétorique – la réparation d’un oubli et l’introduction d’un argument qu’ il aurait dû donner d’entrée – pour signaler un effet de Ringkomposition et achever un morceau commencé par la défense de la tradition sur un rappel de l’ unanimité de cette tradition, représentée par les poètes, les législateurs et les philosophes, sur la divinité d’Éros. Et, de nouveau, le Phèdre apparaît en filigrance avec l’ évocation des chars des amoureux et le trajet attribué au cortège d’ Éros, qui part de l’ Hélicon – où se trouvent aussi les interlocuteurs – pour gagner l’ Académie. Ce déplacement vers le platonisme vaut aussi pour l’ exposé et, de même, le développement de la puissance et des bienfaits d’ Éros le rend de plus en plus présent, préparant le hieros logos que réclamera Soclaros.

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Le rapprochement sera approfondi infra, ch. 4. Voir aussi 759D4-5: καὶ γὰρ ἐπὶ τὴν φιλίαν… καθάπερ ἐπὶ κύματος τοῦ πάθους ἅμα θεῷ φερομένη; le texte est corrompu, mais on y distingue en tout cas le mouvement de l’âme, dont le terme est la philia et pour lequel s’ associent Dieu et passion. 759D6-8 : λέγω δὴ κεφάλαιον, ὡς οὔτ’ ἀθείαστον ὁ τῶν ἐρώντων ἐνθουσιασμός ἐστιν οὔτ’ ἄλλον ἔχει θεὸν ἐπιστάτην καὶ ἡνίοχον ἢ τοῦτον, ᾧ νῦν ἑορτάζομεν καὶ θύομεν.

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chapitre 1

Puissance et bienfaits d’Éros: vers la figure platonicienne

La divinité d’Éros affirmée, Plutarque peut montrer sa prééminence sur tous les autres dieux en abordant les attributs divins traditionnels, qui sont des éléments obligés de l’éloge, et qu’a préparés la présentation des maniai, ellesmêmes hiérarchisées. Dieu le plus ancien, mania la plus forte, Éros l’ emporte désormais, et sur Aphrodite et sur Arès. Semblant d’ abord partir de deux grandes tendances de l’âme, l’appropriation du bien et la lutte contre le mal, de nouveau explicitement rapportées à Platon,56 l’ exposé s’ appuie sur une interprétation beaucoup plus traditionnelle des deux dieux : Aphrodite étant la déesse des aphrodisia, du plaisir amoureux, et Arès celui de l’ ardeur guerrière. Le renversement de la hiérarchie est désormais effectif et les plaisirs d’Aphrodite ne prennent de valeur que si Éros les accompagne. La démonstration en est faite par une série d’exemples, dont la logique a souvent été méconnue et où l’on a voulu voir un retour de la prééminence de la pédérastie, signe du caractère conventionnel et obligé de ce développement. Mais il n’en est rien: il s’agit simplement de mettre en lumière l’ infériorité d’ un amour réduit aux seuls aphrodisia, qui n’est en fait pas de l’ amour. Or les aphrodisia ne sont possibles en théorie qu’avec des femmes : ainsi l’ amour vénal des prostituées n’a d’autre valeur que le prix qu’on les paye, et donc aucune valeur du tout si l’on n’en a pas envie, mais il devient inestimable si l’ on tombe amoureux. De même des épouses, qui n’étaient pas aimées d’ amour, ont été prostituées par leur mari; tandis qu’au contraire, jamais un éraste, nécessairement lié à son éromène par l’amour et non par le plaisir, ne l’ a prostitué, mais tous ont été prêts à mourir pour les défendre contre les tyrans. L’amour se heurte pour la première fois à la puissance, et l’anecdote suivante aussitôt montre, en revenant à des exemples féminins,57 le puissant d’entre les puissants, Alexandre, s’ inclinant devant lui et s’abstenant, malgré qu’il en ait, de toucher aux aimées de ses compagnons, qu’Éros rend inviolables et sacrées, comme Plutarque l’ a dit plus haut des éromènes.

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759E8-9 donne un texte corrompu, ὥς που καὶ Πλάτων… τὰ εἴδη, qui rend difficile l’identification du texte platonicien auquel pense Plutarque. Il peut s’agir de Phèdre 246B (hypothèse d’ Opsomer, “Eros in Plutarchs moralischer Psychologie,” 229 et n. 103), Plutarque évoquant les deux tendances de l’ âme immergée dans le corps représentées par les deux chevaux, l’epithymia (Aphrodite) et le thymoeidés (Arès); pour une confirmation de cette bipartition, voir Alcinoos, Didaskalikos 178.39-46, et infra le ch. 3. Russell, dans “Plutarch. Amatorius 13-18,” 99-111, s’ en étonne bien à tort: dans cette partie, il est question de l’ amour comme unique et divin, et les distinctions de sexe ne sont pas pertinentes.

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Si déjà les érastes ont montré le courage que donne Éros dès la partie consacrée à Aphrodite, il n’est pas difficile à Plutarque, lorsqu’ il passe à sa supériorité sur Arès, de trouver maints exemples et de puiser en particulier dans les éloges de Phèdre – dont il a déjà adapté l’exposé sur la genesis du Dieu dans son propre développement sur l’ancienneté d’ Éros – et de Pausanias, qu’ il enrichit, selon un goût très propre à son époque, avec une anecdote moins connue, celle de Cléomaque de Pharsale, dont il cite même des variantes (760E761B). Prolongeant cette tonalité héroïque, qui substitue le délicat Éros à Arès lui-même comme source du plus grand courage (cf. 750D9-10), il en arrive à l’ exemple ultime, le dernier et le plus fort, cité aussi par Phèdre, celui d’ Alceste, une femme, “qui n’a rien de commun avec Arès” (761E), et dont le sacrifice suscite une nouvelle confrontation, où Éros, plus puissant qu’Arès, se mesure désormais à Hadès et l’emporte sur lui aussi (761E). Affleure ainsi le thème de l’ amour plus fort que la mort, qui s’épanouira dans la dernière partie du dialogue avec les exemples de Camma et d’Empona : plus fort parce que, à l’ instar de ces femmes, il ne la craint pas, plus fort aussi parce qu’ il ramène l’ âme délivrée du corps à l’Être – et l’on trouve alors le premier jalon vers l’ Éros platonicien. Mais Plutarque s’interrompt et reprend sur les bienfaits d’ Éros, nouveau développement dont le mouvement est des plus révélateurs. Dans l’ esprit qui était celui de la confrontation avec Aphrodite et Arès, il part de l’ action de l’ amour comme force motrice de la vie morale, à l’ origine de la métamorphose de l’amant,58 qui donne au lâche de la bravoure, au ladre de la générosité (762B), qui remplit l’âme basse de noblesse et d’ honneur (762E), puis il revient au bouleversement que produit chez l’amant la vision de l’ aimé – grand thème du Phèdre – en invitant Daphnée à réciter la célèbre ode de Sappho. Le lecteur moderne a quelque mal à y voir d’abord un bienfait, mais le commentaire de Plutarque est sans équivoque: cette sortie de soi signale la présence du Dieu et n’a rien d’une maladie, comme le pensait à tort Ménandre, dont Plutarque repousse ici la définition – qu’il approuve au contraire dans le Περὶ ἔρωτος.59 Dans l’Érotikos, tout vient du Dieu, qui s’empare de l’ un et néglige l’ autre (763B9). Cette action divine, figurée dans “l’apothéose du Dieu” déjà mentionnée, où Platon, l’Académie et les images platoniciennes s’ imposent, est encore prolongée dans le hieros logos demandé par Soclaros: elle va être alors replacée dans le cadre de la métaphysique platonicienne, avec pour corollaire une délimitation plus nette du vrai et du faux erôtikos, qui n’est pas sans rappeler

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C’ est l’ idée platonicienne (déjà rappelée supra n. 43) que le plus divin est celui qui aime. Fr. 134 et infra ch. 8.

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la classification des types d’âme du Phèdre. Il ne fait plus désormais de doute qu’Éros est un Dieu, une force unique et bonne, à la fois dieu des croyances traditionnelles et puissance d’extase platonicienne, et Plutarque peut examiner les aspects négatifs, dont l’homme est l’unique responsable.

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Le bienfait suprême de l’Éros platonicien

Préparé par tous ces jalons, mais en même temps longtemps – et indûment selon Soclaros – différé par Plutarque, l’exposé platonicien est à la fois le couronnement naturel de la référence platonicienne, l’ évocation du bienfait le plus haut d’Éros, et cependant le passage le plus mal raccordé à l’ ensemble. Les dérobades de Plutarque ont, d’une certaine manière, constitué des sortes de jalons, mais on ne peut manquer d’être étonné par le décalage flagrant entre la question de Soclaros, qui, selon une thématique philosophique bien attestée, celle de la symphônia, interroge son ami sur la concordance des mythes égyptiens et de Platon, et la réponse de Plutarque. Après un rappel rapide de la distinction établie par Pausanias entre Éros Céleste et Éros Pandémien, qui prévaut dans toute la tradition depuis le Banquet,60 Plutarque s’ attarde davantage sur une assimilation un peu plus rare entre Éros et le Soleil, mais les quelques points communs qu’il indique lui servent en fait de tremplin pour développer une opposition radicale entre le Soleil, qui éclaire le sensible, et l’ Amour, qui tourne vers l’intelligible. On a désormais changé de niveau, passant du doxaston de la réponse à Pemptidès et de la tradition au noèton platonicien. Mais si l’on évoque l’analogie du Soleil et de l’idée du Bien dans la République,61 la différence de perspective est frappante: au lieu de faire de l’ astre l’ image de la seconde, vers laquelle se retournent les philosophes, lorsqu’ ils échappent à la caverne, Plutarque développe l’idée d’une sorte de “conversion inverse,” inspirée du Phédon et de l’opposition entre l’âme engluée dans le sensible et celle qui, durant toute la période de son incarnation, s’ est attachée à la philosophie et a cherché à atteindre, autant que faire se peut, la noétique, la réalité pure.62 Cette atteinte, c’est la réminiscence éveillée par Éros qui permet à l’ âme de l’ obtenir:63 au Phédon s’ajoutent le Phèdre et le Banquet, et le premier dévelop-

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[EN : See Pl., Smp. 180D.] Pour ne citer que des auteurs d’époque impériale, on la retrouve chez Apulée, Alcinoos ou Maxime de Tyr. [EN : See, for example, Alcinous, Didask. 187.33188.8 ; Apuleius, Apol. 12.1 ff.] Plutarque s’ en sert dans le De def. or. 433DE. Voir Phd. 81AD. Sur l’ importance de la réminiscence chez Plutarque, voir infra ch. 20.

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pement montre Éros mystagogue – rappel des “Grands mystères” de Diotime (Smp. 210A) – ramenant l’âme à la “plaine de la Vérité,” seule citation littérale, tirée du Phèdre (248B), grâce à l’ingéniosité d’ Éros qui, à la manière des géomètres,64 mène l’esprit aux noèta à l’aide d’ images sensibles. Le participe μηχανώμενος qui décrit son action (765B3) n’est pas sans évoquer l’ ingénieux fils de Poros et de Penia,65 dont Plutarque, dans un second mouvement, qui est aussi une seconde évocation de l’ anodos, la remontée de l’ âme, permise par l’ anamnèsis, la réminiscence, modifie la filiation en s’ appuyant sur une citation d’Alcée. Devenu fils d’Iris, Éros voit son action à nouveau désignée comme ἐρωτικὸν μηχάνημα (765F3), interprétée en termes optiques, l’ anamnèsis étant comparée à l’ anaklasis, la réfraction de la lumière dans l’ arc-en-ciel :66 parallèlement chacune des deux parties peint les deux attitudes opposées face à l’ action d’Éros, de même que le Phèdre oppose dans sa grande description centrale du destin de l’âme incarnée le sort de “celui qui n’est pas fraîchement initié ou bien qui s’est laissé corrompre” (250E1-2) à “celui qui vient d’ être initié” (251A1). La première partie montre l’accueil ou le refus de cette impulsion divine, le rejet déraisonnable de ce pathos67 ou l’ épanouissement au contraire de l’âme qui a su utiliser les traces sensibles de la beauté pour “se retrouver dans un bon état sous le rapport de la mémoire” (765D7). La seconde partie, de même, aboutit au Beau véritable,68 atteint grâce à l’ aide que le beau terrestre apporte à la mémoire (766A9), mais Plutarque s’ y appesantit moins sur l’ état psychologique que sur le “rapport au monde” et le destin de l’ âme : exploitant le contexte créé par la comparaison de l’arc-en-ciel, il oppose les faux erôtikoi, qui tâtonnent dans un monde illusoire de nuage, de rêve et d’ ombre, jusqu’ à devenir, après leur mort, des fantômes qui hantent les chambres nuptiales, des “apparitions cauchemardesques,”69 au vrai erôtikos qui rejoint le cortège de son Dieu – à nouveau l’imagerie eschatologique du Phèdre est sollicitée. C’est alors que, de lui-même, sans qu’il y ait une intervention comme celle de Pemptidès, qui a lancé la réflexion sur la divinité d’ Éros, ou celle de Soclaros, qui a réclamé un développement plus métaphysique, Plutarque, à nouveau, 64 65 66

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La géométrie est aussi une matière chère aux platoniciens: cf. Quaest. conv. 8.2 et l’inscription, peut-être apocryphe, “Que nul n’ entre ici s’ il n’est géomètre.” Smp. 203BE. La comparaison est plus suggestive qu’ exacte, car la croyance que le soleil serait dans le nuage est une illusion, alors que le beau sensible renvoie réellement au Beau réel; Plutarque joue sans doute aussi sur l’ identité des préverbes ἀνάκλασις / ἁνάμνησις, d’où la confusion terminologique entre ἀνάκλασις (réflexion) et διάκλασις (réfraction) que signalent Gotteland & Oudot, Plutarque. Dialogue sur l’Amour, 199-200 n. 397. Il y a un paradoxe voulu à qualifier d’ἄλογον la lutte contre un πάθος (765Β7). Noter l’ écho entre 765D8-9 et 765F6-7.

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coupe et développe, d’une certaine manière, les conséquences fâcheuses auxquelles s’exposent ceux qui refusent l’amour et qu’ il a évoqués au chapitre 19 (765B), mais en revenant à des anecdotes de la vie courante et au Dieu vindicatif de la tradition – semblable à l’Aphrodite courroucée de l’Hippolyte d’ Euripide. Son intervention centrale, dont nous n’avons malheureusement pas la fin, si l’ on suppose que ce développement en était l’ ultime mouvement, est donc à son tour encadré dans son ensemble par la tradition, tout comme l’ était la réponse à Pemptidès. Ce retour constant au “concret,” à la vie terrestre, ne doit cependant pas amener à postuler une quelconque supériorité de la tradition sur le platonisme – les deux baignent dans une même religiosité, mais, s’ il fallait hiérarchiser, c’est le second qui est essentiel et donne un sens qui est à la fois recherche des causes et mouvement vers l’intelligible –, et encore moins à considérer le passage platonicien comme superfétatoire. À sa place, au cœur de l’exposé, il dessine l’horizon spirituel d’un amour qu’ il s’ agit de vivre et de vivre bien, en reconnaissant sa valeur divine, dont témoigne la religion traditionnelle, et sa puissance morale. C’est cette dimension morale, laissée en suspens depuis les débats initiaux et à peine réesquissée dans les bienfaits d’ Éros, que développe le dernier temps du dialogue, en réponse à des objections de Zeuxippe malheureusement disparues. La partie conservée de la réponse de Plutarque lui donne en tout cas l’occasion de préciser le lien de l’ amour et du mariage et la valeur spirituelle et morale de l’union conjugale.

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L’épanouissment du thème conjugal et l’ importance de la vie pratique

Le caractère un et divin d’Éros affirmé, le dialogue peut désormais affronter sans risque de se fourvoyer les définitions négatives de l’ amour, qui ne renvoient pas en réalité à la nature de l’amour, mais ne désignent qu’ une mauvaise manière de le vivre, indépendante du sexe de son objet et qu’ on ne saurait imputer au seul amour féminin. Consacré aux rapports des femmes et d’Éros, farouchement niés par Pisias et Protogène, et sans doute aussi par Zeuxippe, le passage va de l’apologie de l’amour féminin à une exaltation de l’ amour conjugal: tous sujets qui amènent Plutarque, attaché à montrer la capacité amoureuse des femmes, à revenir sur les diverses définitions de l’ amour qu’ il transmet lui-même dans son Περὶ ἔρωτος, en particulier les deux opposées, ἐπιθυμία et φιλία,69 alors qu’il s’en était tenu jusque là à l’ opposition de θεός

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Fr. 135: Οἱ μὲν γὰρ νόσον τὸν ἔρωτα οἱ δ’ ἐπιθυμίαν ⟨οἱ δὲ φιλίαν⟩ οἱ δὲ μανίαν οἱ δὲ θεῖόν τι κίνημα

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et πάθος, et à développer les effets de la puissance de l’ amour, seule garante de la pérennité de l’union de ceux qui s’aiment. Le texte reprend en effet, après la lacune, au moment où Plutarque affirme qu’aucune doctrine philosophique ne s’oppose à ce que les femmes suscitent l’ amour, pas plus la théorie épicurienne des effluves que l’ éveil platonicien de la réminiscence, non plus que la conception stoïcienne de la beauté comme fleur de la vertu. Après cette sorte de doxographie, il revient, en prenant à témoin son “allié” de la cause conjugale, Daphnée, à la définition de l’ amour donnée par Zeuxippe, une ἐπιθυμία ἀκατάστατος καὶ πρὸς τὸ ἀκόλαστον ἐκφέρουσα τὴν ψυχήν (767C4-6), formule où chaque mot pèse de tout son poids : ἐπιθυμία reprend une des définitions possibles de l’ amour, son point de départ selon le texte du Περὶ ἔρωτος, la forme mauvaise et purement hédoniste qu’ il prend lorsqu’il s’attache aux femmes selon les dires initiaux de Protogène (750D8 et E2); le participe, avec son préverbe, ἐκφέρουσα, tire ce désir du côté de la mania négative que dénonçait Pemptidès (755E6), la mania corporelle et maladive, que ne méconnaissait pas Platon, comme l’ a rappelé Plutarque en introduction à la théorie des maniai (758D9-E1), celle qui est apparue déjà fugitivement dans la partie platonicienne, à travers un adjectif, lorsque les bons erôtikoi ont été loués de leur aptitude à réduire le μανικόν du feu amoureux “par un sage raisonnement accompagné de pudeur;”70 cette dimension morale, soulignée par l’emploi du qualificatif σώφρων71 et du substantif αἰδώς, est encore accusée dans l’attaque de Zeuxippe, qui considère l’ amour comme un emportement vers l’intempérance, vers l’ ἀκόλαστον, troisième mot important ; reste enfin l’adjectif, ἀκατάστατος, qui peut avoir à la fois un sens actif, “qui ne laisse jamais en repos,” et un sens passif, “instable.”72 Le second en particulier préfigure un des thèmes majeurs du second temps de cette dernière partie, le maintien et la stabilité de l’union la vie durant. Le texte est en effet clairement articulé en deux temps, qui culminent chacun sur l’histoire héroïque d’épouses fidèles et aimantes jusqu’ à la mort, Camma d’abord, puis Empona. Le premier s’ouvre sur la réfutation de la définition de Zeuxippe, attribuée à des hommes dyskoloi et anerastoi qui ne voient

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τῆς ψυχῆς καὶ δαιμόνιον, οἱ δ’ ἄντικρυς θεὸν ἀναγορεύουσιν; νόσος n’est pas repris ici, mais cette définition a été utilisée plus haut, explicitement par Pemptidès, qui l’approuve (755E6) et par Ménandre, que critique Plutarque (763B7); Plutarque lui-même utilise l’adjectif νοσώδης pour qualifier la mauvaise mania selon Platon (758E1) et le verbe νοσεῖ pour peindre l’ état de l’ homme trop faible pour supporter la puissance de l’amour (764C8). 765B10-C1 : ὅσοι δὲ σώφρονι λογισμῷ μετ’ αἰδοῦς οἷον ἀτεχνῶς πυρὸς ἀφεῖλον τὸ μανικόν… Cet adjectif a aussi été appliqué à Éros un peu plus haut, en 764F9. Dans ses autres emplois chez Plutarque, il est associé à θορυβῶδες (Quaest. rom. 286C), ἐμπαθές (De def. or. 437D), ἐπισφαλῆ (Quaest. conv. 714E).

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dans le mariage que l’argent ou le moyen de s’assurer une descendance sans se soucier “d’aimer ni d’être aimés.” Peut-être faut-il voir derrière la périphrase les Épicuriens,73 mais le plus important, me semble-t-il, est la dénégation de toute relation avec erôs de tels gens: leur description s’ ouvre sur l’ adjectif ἀνεραστοί et s’achève sur les infinitifs [οὐκ] ἐρᾶν οὐδ’ ἐρᾶσθαι (767D6), jalon vers la seconde partie où, en bon platonicien, Plutarque affirmera qu’ il vaut mieux “aimer qu’être aimé”74 mais en précisant ἐν γάμῳ (769D11). Pour le moment, s’ étant, dans sa critique des inspirateurs de Zeuxippe, situé d’ emblée à l’ intérieur du mariage, il précise le cadre moral de celui-ci, d’abord en s’ appuyant sur le synonyme, sans ambiguïté, d’ ἐρᾶν, στέργειν – qui évoque socialement la vertu de φιλοστοργία, exaltée dans les inscriptions,75 et psychologiquement ce besoin d’aimer que Plutarque considère comme consubstantiel à l’ âme humaine –76 qu’il rapproche de στέγειν, “garder chez soi”: cette ressemblance phonique est signifiante et souligne l’importance fondamentale du temps et de l’ habitude pour assurer la fusion des époux. Alors, orchestrant largement l’ idée, juste effleurée en première partie, du maintien de l’union, qu’ il avait attribué alors à πειθώ et χάρις (752C12-D2), il le lie ici aux vertus morales de maîtrise de soi, de décence, de loyauté, qu’il subsume d’entrée sous une expression à peu près intraduisible, la σωφροσύνη πρὸς ἀλλήλους (767E4), chaste modération réciproque77 et l’illustre par deux anecdotes successives, touchant deux femmes parfaitement opposées: Laïs, la courtisane, exemple des métamorphoses morales de l’amour, qui, une fois atteinte par l’ amour du Thessalien Hippolochos, ne voulut plus voir d’autre amant, et y laissa la vie, massacrée par les femmes jalouses; puis, après l’affirmation générale que les plus humbles servantes ou serviteurs résistent à leurs maîtres ou maîtresses quand Éros “s’est installé en maître dans leur âme,”78 Camma, noble épouse de Sinat, convoitée par Sinorix et qui, elle aussi, laisse la vie, mais volontairement, pour venger son époux.79

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Ce problème d’ histoire de la philosophie sera repris infra. On a toujours en arrière-plan de l’ affirmation de Smp. 180B que l’amant est plus divin parce qu’habité par le Dieu. Voir C. Panagopoulos, “Vocabulaire et mentalité dans les Moralia de Plutarque,” DHA 3 (1977), 214 sq. (7. L’ esprit de famille). Voir 769C6 et surtout Per. 1.1 sur le στερκτικόν en nous; Sol. 7.3 désigne la même tendance par ἀγαπητικόν. Dans les deux passages ces liens affectifs et moraux s’opposent à la seule pression sociale (sur laquelle insiste Lg. 833AD). Inversion des exemples initiaux des esclaves asservissant leur maître? (753D-F). Étude détaillée de cet exemplum infra, ch. 6.

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Ce cadre moral posé et illustré par l’héroïque Galate, Plutarque revient à l’ union conjugale, exprimée par un autre mot important, la φιλία (768E3), que Zeuxippe, à l’instar de Protogène, a dû juger incompatible avec les aphrodisia. Il reprend alors sur un ton polémique pour stigmatiser là une injure à Aphrodite – comme l’était, au début de la réponse à Pemptidès (757A), le déni de la divinité d’Éros – et il oppose leur infamie dans la pédérastie à leur rôle dans le mariage comme ἀρχαὶ φιλίας (769A180): “partage de grands mystères,” ils ont vu eux aussi leur valeur reconnue par toute la tradition, puisque Plutarque peut citer à l’appui de son affirmation la dévotion delphienne, Homère et Solon (769A). Au contraire, l’objection de la mania, négative dans ce contexte non platonicien, est balayée, car elle n’est propre à aucun des deux sexes – écho du développement précédent – et n’est en tout état de cause pas de l’ amour, acquit définitif de la partie centrale. C’est le fruit de l’ amour vrai, la φιλία unique et étroite que favorise Éros, dont il faut désormais voir l’ éclosion. Car, comme à la vertu, les femmes ont part à la φιλία, dotées qu’ elles sont d’un στερκτικόν (769C) qui rappelle les considérations précédentes sur στέργειν et στέργεσθαι (767DE). Dans le couple récurrent de l’ actif et du passif, la lumière se porte désormais sur l’actif, ce qu’ont préparé les exempla de Laïs et de Camma, focalisés sur le personnage féminin. L’opposition entre vrai et faux erôtikos du discours central est alors transférée à la femme, l’ akolastos qui ne fait fond que sur le plaisir contrastant avec la sôphrôn qui s’ attache à la φιλία de son mari (769C11-D2). Plutarque, repartant d’ une critique de Zeuxippe, peut-être celle de la nuit de noces,81 peut développer sur un ton désormais encomiastique la fusion des époux qu’Éros réalise après les premiers troubles de la vie conjugale.82 L’amplification allant croissant, elle apparaît comme le fait de l’univers même où s’unissent Terre et Ciel, selon les cosmogonies,83 dieu et matière, si l’on dit les choses en termes plus philosophiques (770AB), et il ne semble pas excessif de voir une sorte d’équivalent de cette union sublime

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Platon dans les Lois (721A) parle plus banalement d’ ἀρχαὶ γενέσεως – idée sans doute en arrière-plan plus bas, en 769E. Ce me semble être l’ interprétation à donner à 769E3-4: Τὸ δ’ ἐμπαθὲς ἐν ἀρχῇ καὶ δάκνον, ὦ μακάριε Ζεύξιππε, μὴ φοβηθῇς ὡς ἕλκος ἢ ὀδαξησμόν, si l’on tient compte à la fois de l’ allusion à la grossesse qui suit et de Con. praec. 138E; contra Opsomer, dans “Eros in Plutarchs moralischer Psychologie,” 231 et n. 118, le rapproche de 754C et en donne une interprétation passionnelle. En examinant les “débuts,” quelle qu’en soit la nature, Plutarque se situe en tout cas dans la perspective temporelle qui domine tout ce passage. Là aussi il reprend et étoffe ce qu’ il avait dit des premiers heurts de jeunes époux en 754C. Elles ont déjà été invoquées dans la partie centrale pour la défense d’Éros (756D sq); sur ce thème, voir J. Rudhardt, Le rôle d’Éros et d’ Aphrodite dans les cosmogonies grecques (Paris: Presses Universitaires de France, 1986).

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au niveau humain dans l’exemple d’amour véritable, ferme et fidèle jusqu’ à la mort, que constitue le long amour clandestin d’ Empona et de Sabinus, son époux, compromis dans le soulèvement de Civilis et qui se fit passer pour mort. La narration des mois passés dans le souterrain “comme dans le royaume d’Hadès” (771A) inscrit son amour dans la durée, tandis que la scène de mort, face à Vespasien, fait culminer le thème de l’amour plus fort que tout pouvoir, puissance politique ou empire de la mort, qui a parcouru tout le texte. Il n’y manque même pas une touche religieuse, puisque, avant de laisser parler Empona, Plutarque note la réprobation des dieux encourue par Vespasien et le châtiment qui le frappa à travers l’extinction de sa race.84

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Une reconsidération platonicienne de l’ amour vécu

Avant d’introduire cette ultime belle histoire, Plutarque évoque l’ injustice qu’ il y aurait à ne pas reconnaître l’existence, plus rare, de couples pédérastiques durables et qu’il considère aussi comme “des amants véritables” (770C1-2). Dans notre vie terrestre, qui se déploie dans le temps, durée et fidélité sont les critères de la sincérité et de la profondeur des liens amoureux et les critiques ont sans doute tort, qui, pour souligner la nouveauté de l’ association d’erôs et gamos, oublient cette mention ou n’y voient qu’ une concession superficielle à la tradition platonicienne.85 Dans la vaste “reconsidération” à laquelle procède Plutarque – où s’associent accents apologétiques, polémiques et encomiastiques, éthique, religion et métaphysique, doctrines, images et “belles histoires” –, il faut, après avoir montré par une lecture au fil du texte la succession (ou plutôt l’orchestration) des thèmes, progressivement approfondis, essayer de reprendre une vision plus globale de la démarche de l’ auteur, de l’ inscription dans un texte littérairement travaillé d’ une réflexion philosophique pour constituer un dialogue philosophique. Car dans cette dernière expression, il importe au plus haut point de donner sa pleine signification à chacun des deux termes et de ne pas se focaliser sur le seul contenu sans prendre en compte l’apport de la forme littéraire du 84

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Exemples voisins in TG 21, 4, Cic. 49.3, Sert. 27, Pomp. 80.8, Brut. 33.6, où l’agent humain du châtiment est spécifié, et, sans spécification, Crass. 33.7, Dion 58.3 et 9, Eum. 19.3; on peut aussi penser, sur un plan théorique, à la réflexion du De sera num. La position de M. Foucault, Histoire de la Sexualité vol. 3 Le souci de soi (Paris: Gallimard, 1984) 224-261, est plus subtile, mais elle se situe dans une perspective d’histoire de la société et rejette au second plan l’ analyse de la pensée de Plutarque: quelles qu’aient été les intentions de celui-ci, sa redéfinition de l’ amour et la place accordée à l’amour physique entraîneraient de facto l’ infériorité et la dévalorisation de la pédérastie.

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dialogue, qui dépasse de loin la simple mise en forme dialogique d’ un traité polémique comme le De communibus notitiis. Si, ainsi que le dit très justement J.M. Rist, Plutarque repense la théorie platonicienne pour qu’ elle s’ applique à tous – du moins à tous les gens de son milieu et de sa culture –, en tenant compte des doctrines hellénistiques, il ne s’agit pas vraiment d’ une confrontation, encore moins d’une polémique, mais de l’exploitation dans la construction de sa propre pensée des éléments qu’elles ont apportés, pour les réfuter ou les intégrer.86 On est ainsi dans un esprit assez proche de celui du De Pythiae oraculis, où l’Épicurien Boéthos met en garde contre les excès de crédulité et l’ introduction de la divinité dans la matière, tandis que Sarapion le Stoïcien récuse l’abandon des oracles et de la tradition au profit de la tychè.87 Et, pas plus qu’il ne s’agit d’abord pour Plutarque de réfuter les autres écoles et de s’ engager dans une polémique, il ne fait un travail herméneutique et ne part, comme dans un commentaire, ou des questions, d’un ou plusieurs textes de Platon, ainsi que pourraient le faire croire la liste de questions qu’ établit Rist et les termes dans lesquels il les formule: “Quelle est la relation entre la φιλία du Lysis et l’ἔρως du Banquet? Socrate est-il un ami d’Alcibiade?”88 L’ objet explicite de la réflexion, de même, n’est pas gamos, mais erôs (748E), et il est hasardeux de décider dans quel sens s’est faite sa démarche, s’il est parti de l’ amour et s’ est avisé que sa forme privilégiée pour son public et lui était le mariage ou s’ il a voulu réfléchir sur le mariage et a compris qu’il ne prenait sa pleine valeur que grâce à l’ amour. À l’arrivée en tout cas, les deux s’unissent, et c’ est la notion platonicienne d’érôs qui reste le concept (et la réalité) englobant. Accorder de la valeur au mariage n’est pas de soi une trahison de Platon, contrairement à ce qui est suggéré, si l’on tient compte des Lois, mais il est vrai que la perspective du législateur platonicien ne suggérait aucun caractère privé et intime: pour lui le mariage auquel chacun doit prétendre est “celui qui sert la cité et non celui qui plaît le mieux” (733B) et s’ il aborde un aspect plus individuel, c’est pour insister soit sur le désir d’immortalité qui se réalise dans la génération, comme le fait Diotime dans son premier exposé, soit sur le victoire sur les plaisirs, qui se marque dans la fidélité.89 Cette valeur morale est évidemment reprise par Plutarque, mais elle est liée à l’ amour, qui en devient la source, de même que la dimension plus personnelle développée par les Stoï-

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[EN : Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 559.] Voir infra ch. 11. Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 560. Voir Lg. 840D – le modèle donné est celui où, à l’ âge requis, συνδυασθέντες ἄρρην θηλείᾳ κατὰ χάριν καὶ θήλεια ἄρρενι, τὸν λοιπὸν χρόνον ὁσίως καὶ δικαίως ζῶσιν, ἐμμένοντες βεβαίως ταῖς πρώταις τῆς φιλίας ὁμολογίαις.

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ciens, en particulier grâce à l’image du “mélange intégral”90 et au concept de koinônia,91 est aussi mise en relation avec l’amour.92 Dans cette perspective, l’amour socratique, développé complaisamment dans les conférences platonisantes comme celles d’ Apulée ou de Maxime de Tyr, n’apparaît que dans la première partie, défendu par Protogène au travers de formulations stoïciennes, dont les remarques de Plutarque dans le De communibus notitiis permettent de mieux cerner le sens. Si une telle relation n’a rien que de moralement élevé, l’emploi du mot “amour” distord les notions communes: “Car nul ne les empêche d’appeler “chasse” ou “liaison d’ une amitié” l’attachement des Sages aux jeunes gens, s’il est vrai qu’ il ne s’ y mêle pas de passion; mais le nom d’érôs ⟨devait⟩ être réservé à ce que tous et toutes conçoivent sous ce nom et désignent ainsi.”93 Ce que les Stoïciens développent n’est que théorie scolaire sans prise sur la réalité de la vie : l’ amour vécu doit faire sa place à l’amour physique, mais alors “l’adversaire” ou du moins la doctrine dont il faut se démarquer, est l’épicurisme, qui accentue l’ aspect physiologique des choses et écarte toute affectivité dommageable à la sérénité de l’ âme, définissant l’amour comme “un désir intense des aphrodisia, poignant et inquiet.”94 Cependant, si la description de la production de sperme en 765C, opposée au fruit réel de l’amour, qui concerne l’ âme, évoque sans ambiguïté les Épicuriens, de même que la critique en 767D de ceux qui se contentent de féconder le premier corps venu, il y aurait, je crois, beaucoup d’ exagération à faire des Épicuriens la cible du dialogue et à les voir partout. Ainsi l’ ἀκατάστατος ἐπιθυμία de Zeuxippe n’évoque guère la formule épicurienne, ou alors de très loin, et il faut un certain parti pris pour voir dans l’ adjectif un opposé de καταστηματικός, le qualificatif du meilleur plaisir épicurien, le plaisir en repos,95 alors que, si l’on voulait absolument “étiqueter” l’ expression, c’ est dans les textes stoïciens qu’on trouverait ἀκατάστατος et ἀκαταστασία.96 La même chose

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Elle a déjà été utilisée dans ce contexte par Antipater de Tarse (SVF 3.255, 15) et elle est reprise aussi dans les Con. praec. 142E-143A: cf. Babut, Plutarque et le stoïcisme, 109. Il est aussi utilisé par les Stoïciens: voir e.g. la diatribe de Musonius Rufus, le maître d’ Épictète, Βίου καὶ γενέσεως παίδων κοινωνίαν κεφάλαιον εἶναι γάμου. Ce qui n’ est pas le cas chez les Stoïciens : Babut, “Les Stoïciens et l’amour,” 62. 1093C4-8 : οὐδεὶς γὰρ ἦν ὁ κωλύων τὴν περὶ τοὺς νέους τῶν σοφῶν σπουδήν, εἰ πάθος αὐτῇ μὴ πρόσεστι, θήραν ἢ φιλοποιίαν προσαγορευομένην· ἔρωτα δ’ ἔδει καλεῖν ὃν πάντες ἄνθρωποι καὶ πᾶσαι νοοῦσι καὶ ὀνομάζουσιν (trad. D. Babut ; suivent Iliade 1.366 et 14.315-316). Fr. 483 Usener: σύντονος ὄρεξις ἀφροδισίων μετὰ οἴστρου καὶ ἀδημονίας. Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 569, semble le suggérer. Chrysippe définit ainsi l’ ignorance selon Stobée, Ecl. 2.68, 18 W (l. 4): ταύτην δὲ πρός τί πως ἔχουσαν ἀκαταστάτοις καὶ πτοιώδεις παρεχομένην τὰς ὁρμὰς μανίαν εἶναι ; voir aussi SVF 3.99.31 et 121.15.

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vaut, mutatis mutandis, pour les interlocuteurs de Plutarque: Zeuxippe montre dans les autres ouvrages où il intervient, le Non posse, traité anti-épicurien, et le De tuenda sanitate, une certaine connaissance de l’ épicurisme, mais Plutarque ne le présente jamais comme un adepte de cette philosophie et ici même ne signale que son goût pour Euripide (755B) et son horreur d’ Anytos, l’ accusateur de Socrate (762D). Quant à Pemptidès, c’est une pure pétition de principe que de vouloir en faire un Épicurien parce que son interrogation, selon Plutarque, remet en question la tradition religieuse. Ce n’était visiblement pas son but et il ne fait pas de difficulté à admettre qu’Arès est “le dieu qui discipline notre tendance au courage et à l’énergie” (757C): ce qui le gêne et qu’ il combat est la passion amoureuse97, et cette hostilité au pathos pourrait aussi bien être stoïcienne: là non plus la référence explicite à une école n’a pas semblé utile à Plutarque, qui ne se fait pas faute ailleurs de dire que Sarapion est stoïcien, Boéthos épicurien ou Favorinos adepte d’Aristote, fort prisé aussi de son frère Lamprias. Or l’alternative dieu ou passion n’est pas résolue par l’ élimination de la passion, chose impossible selon Plutarque et erreur majeure à ses yeux de l’ éthique stoïcienne:98 si Éros est un dieu, c’est un dieu qui patronne une passion et la transforme en force psychique, c’est un dieu qui, en utilisant notre nature passible et sensible d’ici-bas, loin de chercher à extirper la passion, éveille le désir du Beau grâce à de belles images et nous arrache au terrestre, au pesant, à la passion possessive qui nous enferme dans ce monde ou en nous-mêmes.99 Venu de l’ extérieur, il aide l’ erôtikos à retrouver la Beauté en pénétrant en lui, mais ces retrouvailles ne se font pleinement qu’après la mort. Dans l’Érotikos comme dans tous les textes de Plutarque,100 cet au-delà platonicien reste simple objet d’évocation, que le philosophe peut suggérer au travers d’ images101 – en se modelant ainsi sur l’action d’Éros: de fait la partie centrale platonicienne multiplie les images,102 mais elle est elle-même enserrée dans un texte tout tissu d’exempla et d’histoires. S’établit ainsi dans le texte tout un jeu de relations

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H. Görgemanns, Plutarch. Dialog über die Liebe, 15, suggère judicieusement que son erreur réside dans une tentative de sélectionner à l’ intérieur du panthéon au lieu d’accepter toute la tradition, telle qu’ elle est. Babut, Plutarque et le stoïcisme, 319-333. Ainsi Plutarque emploie pour les fautifs le participe ἀπαυθαδισαμένοις (766C6), dont la composition est signifiante: rejeter (ἀπ-) par infatuation (αὐθάδεια, complaisance à soimême, mot formé sur αὐτός). Détail dans le ch. 20. Cf. De Is. et Os. 382F et, d’ une manière générale, R. Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern (Tübingen : Mohr Siebeck, 2002). Voir chapitre suivant.

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complexes entre les fondements métaphysiques et spirituels de la conduite amoureuse – la théorie – et les amours vécues dans le temps – la pratique –, plus suggestif sans doute que logiquement articulé, parce qu’ il tient compte de nos limites humaines et qu’il n’est sans doute pas possible de faire autre chose que de rendre sensible un horizon inaccessible à l’ âme incarnée et plongée dans le sensible; parce que, aussi, le dialogue n’est pas le lieu d’ un exposé scolaire dogmatique. Il permet au contraire de réunir théorie et réalité de l’ amour, qui se matérialise dans une profusion de réalisations concrètes, diverses et inscrites dans le temps, où le littéraire et le philosophique s’épaulent l’ un l’ autre, l’ écriture permettant à la fois d’inscrire l’amour dans le temps, grâce à sa dimension narrative, et en même temps de doter d’une valeur paradigmatique et quasi mythique toutes ces histoires, qui s’étalent des premiers temps d’ Orphée et d’Alceste à l’époque contemporaine de Plutarque ou d’ Empona,103 et, témoignage de la puissance universelle d’Éros, concernent Grecs comme Barbares.104 La chose est assez nette pour l’histoire d’amour thespienne : au-delà de son rôle de “prétexte,” elle fonctionne comme une sorte de mythos, qui permet une figuration de la théorie amoureuse au sein du “monde réel” du dialogue, et utilise les prestiges de la littérature pour donner une certaine présence au dieu Éros, qui mène le jeu. Mais à ce monde “réel” appartiennent aussi le couple de jeunes mariés, Plutarque et Timoxéna, qui ont également dû affronter des difficultés et qu’évoque leur fils, Autoboulos, ou celui d’Empona et de Sabinus, dont le fils survivant est “venu tout récemment chez nous à Delphes.” La succession des générations montre le fruit de ces unions heureuses. Fruit à la fois physique et spirituel dans le cas d’Autoboulos, qui partage les intérêts philosophiques de son père et reprend le rôle de narrateur que celui-ci a dans le De E par exemple, où il raconte aussi un événement de sa jeunesse. Sans doute est-elle aussi source d’anachronismes – à moins qu’il ne soit plus juste de parler d’ intemporalité –, mais ils n’ont rien d’étonnant pour le lecteur de Platon et sont lourds de sens, car ils permettent à la fois de dégager du temps tous ces couples pour renvoyer à la puissance éternelle du dieu Éros et de les ancrer dans la vie de l’ auteur.

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Détail dans le ch. 6. Cet “universalisme” pourrait être un des traits communs des dernières œuvres de Plutarque (selon la chronologie proposée par Sirinelli dans Plutarque de Chéronée): ainsi le De Is. et Os. montre que les mythes égyptiens disent aussi la vérité platonicienne tandis que le De Pyth. or. évoque les offrandes de Grecs et de Barbares-là où Ammonios dans le De def. or. 435DE ne parle que des bienfaits dispensés aux Grecs: voir infra ch. 11.

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Plutarque prend en effet ici une figure tout à fait singulière, puisque le choix de son fils comme narrateur juxtapose de facto le jeune marié ardent et le père,105 tandis que le déroulement du dialogue lui-même lui confère une place dominante, celle du professeur-conférencier de philosophie, dont on vient chercher l’arbitrage et qu’interrogent Pemptidès, Soclaros et, sans doute, Zeuxippe. Cette superposition de figures, auxquelles il faut encore ajouter le prêtre de Delphes défenseur de la tradition, qu’ évoque fugitivement la mention de la visite de Sabinus, loin de constituer une faiblesse du texte, contribue pour beaucoup à son pouvoir de fascination, ajoutant à l’ entrelacement de l’ histoire et du dialogue un miroitement des temps qui fait de Plutarque la meilleure illustration de la théorie qu’il développe. C’ est sans doute là la plus grande rareté qu’on trouve dans le texte, le seul où Plutarque soit le héros d’ un récit dont il n’est pas l’auteur: sa figure, évoquée par son fils, prend une valeur qu’elle n’a nulle part ailleurs, et, mutatis mutandis, tient un peu le rôle paradigmatique que Platon confère à Socrate, même si c’ est avec plus de modestie. Présent tout en étant d’une certaine manière absent, absent tout en étant très fortement présent, il laisse sans doute ainsi la vedette à Éros, celui qui a tout mené, comme il le souligne lui-même en invitant à l’ adorer, mais en même temps il incarne un amour conjugal qui s’est inscrit dans la durée, qui a produit des fruits et qui est vu désormais sub specie aeternitatis grâce à l’ éternisation littéraire. Plutarque a ainsi réussi à évoquer à son lecteur toute une vie et même son audelà: combinant dans sa propre figure littéraire enthousiasme et expérience, il trouve dans la figure d’Éros, dont le roman, à la même époque, exploite la “polyphonie,”106 l’occasion tout ensemble de célébrer le bonheur du mariage, de défendre la religion ancestrale et, dans le prolongement de celle-ci, d’ évoquer le telos platonicien. Tout ce qui fait ainsi la texture de la vie, éthique, religion et métaphysique, se retrouve dans la contexture du dialogue à travers les jeux d’échos, la récurrence des thèmes et leurs variations, la place centrale réservée à l’éloge du Dieu et à ses bienfaits eschatologiques, le mélange d’ exposés et de narrations, d’exemples mythiques, historiques et contemporains. Plutarque rend par là sensibles la manière harmonieuse dont il vivait lui-même sa religion et sa philosophie sans avoir le sentiment qu’il existait entre les deux une solution de continuité, la volonté qui était la sienne que rites et théories ne fussent pas lettre morte, mais réalités vivantes continuant d’ inspirer la morale quoti-

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Il y a 22 occurrences du mot dans tout le dialogue, dont 18 dans la formule “dit mon père” qui rappelle la source du récit. Voir M. Fusillo, Il romanzo greco : polifonia ed eros (Venice: Marsilio, 1989).

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dienne et de nourrir les espoirs métaphysiques ouverts par le Phédon. En cela il s’ éloigne sans doute de ce que nous attendons d’ un texte philosophique, mais il donne peut-être la plus belle illustration d’une réflexion vivante qui se veut maîtresse de vie.

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Lecture d’ensemble (2): Theos ou pathos ? De l’apologie à l’exaltation du Dieu Éros Eh bien! par Zeus, allons! Allons nous moquer de notre homme et adorer le Dieu, car, manifestement, il se réjouit et assiste avec bienveillance à ce qui s’accomplit.1

∵ Ces paroles de Plutarque qui concluent l’Érotikos et son action par l’ évocation du cortège nuptial d’Isménodore et de Bacchon reflètent bien la tonalité particulière du texte, ou plutôt la multiplicité de ses tons: ton de moquerie légère à l’égard du rival malheureux d’Isménodore – qui s’ accorde avec le caractère paradoxal de la prophasis, traitée dans un style proche du théâtre –,2 grande révérence pour le Dieu présenté comme partie prenante dans l’ histoire après avoir été l’unique sujet des logoi.3 Les citer, c’est ainsi poser le problème, crucial pour l’interprétation du dialogue, de son unité, tenter de dépasser une apparente diversité, d’autant plus embarrassante que le Banquet de Platon, sans cesse invoqué comme modèle par les critiques même s’ ils reconnaissent que 1 771D12-E3 : ‘ἀλλ’ ἴωμεν, ναὶ μὰ Δία’… ἴωμεν, ὅπως ἐπεγγελάσωμεν τῷ ἀνδρὶ καὶ τὸν θεὸν προσκυνήσωμεν· δῆλος γάρ ἐστι χαίρων καὶ παρὼν εὐμενὴς τοῖς πραττομένοις. 2 Le texte est jalonné de remarques rapprochant l’ histoire d’Isménodore et de Bacchon du théâtre : ainsi d’ entrée le narrateur Autoboulos présente le “prétexte” de la conversation en soulignant son caractère intrinsèquement dramatique (χορὸν αἰτεῖ τῷ πάθει καὶ σκηνῆς δεῖται, τά τ’ ἄλλα δράματος οὐδὲν ἐλλείπει, 749A10-11); puis, le récit de l’enlèvement y insiste encore par les réactions, tant à Thespies, où l’ on déserte le théâtre pour s’attrouper devant la maison d’ Isménodore (ἦν δὲ λόγος οὐθεὶς τῶν ἀγωνιζομένων, ἀλλ’ ἀφέντες τὸ θέατρον ἐπὶ τῶν θυρῶν τῆς Ἰσμηνοδώρας ἐν λόγοις ἦσαν καὶ φιλονεικίαις πρὸς ἀλλήλους, 755B-4), que dans le commentaire amusé de Zeuxippe, qui, en amateur d’ Euripide, cite son auteur favori (755B8-10) ou indigné de Pisias, qui, bondissant, s’ enflamme sur un ton tragique (ὦ θεοί, τί πέρας ἔσται τῆς ἀνατρεπούσης τὴν πόλιν ἡμῶν ἐλευθερίας, 755B11-12) et, par une sorte d’anti-climax, finit plutôt dans le style d’ Aristophane (ἴωμεν ἡμεῖς, ἴωμεν, εἶπεν, ὅπως καὶ τὸ γυμνάσιον ταῖς γυναιξὶ παραδῶμεν καὶ τὸ βουλευτήριον, εἰ παντάπασιν ἡ πόλις ἐκνενεύρισται, 755C2-4); pour une étude plus détaillée du modèle dramatique, voir infra ch. 12. 3 Le dernier mot du texte est significativement (παρὼν) τοῖς πραττομένοις.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_004

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le Phèdre joue un rôle encore plus important, possède une forte unité, avec un discours de Diotime qui reprend et dépasse les éléments de vérité épars dans les éloges précédents et un discours d’Alcibiade qui suggère l’ identification entre cet amour philosophe et la figure atopos de Socrate.4 La recherche de l’ unité et du sens de l’œuvre se trouve ainsi liée à la question de la fidélité à Platon: on sait que R. Hirzel le trouvait à ce point trahi qu’ il refusait la paternité du dialogue à Plutarque;5 mais on sait aussi que Ziegler proclamait ne rien connaître de “plus authentiquement plutarquéen” que ce texte.6 Plus récemment, J.M. Rist a rappelé très justement les orientations propres à Plutarque et à son époque, où la philosophie se veut maîtresse de vie, et la nécessité d’une actualisation de Platon, qui suppose la confrontation avec les autres écoles.7 Mais, ces principes posés, le spécialiste de philosophie qu’ il est propose d’unifier le texte autour de la polémique anti-épicurienne et s’ en tient à un examen analytique des questions philosophiques que la tradition platonicienne lèguerait à Plutarque.8 Je voudrais pour ma part prendre en compte, dans un esprit qui me semble fidèle à la tradition platonicienne, à la fois la facture littéraire et le contenu philosophique pour mettre en lumière le sens de ce texte foisonnant: ce qui exige au préalable de définir nettement les composantes de l’œuvre et de déterminer où et en quoi leur unification semble problématique; ce n’est que dans un second temps qu’ on peut essayer de dépasser cette diversité, indéniable, pour dégager les grandes lignes de force qui réaffirment d’une partie à l’autre la divinité et la puissance bienfaisante d’Éros et, partant d’une position apologétique, finit en apothéose et exaltation du Dieu.

4 Je suis la remarquable analyse de D. Babut, “Peinture et dépassement de la réalité dans le Banquet de Platon,” REA 82 (1980) 5-29. 5 R. Hirzel, Der Dialog. Ein literarhistorischer Versuch vol. 2 (Leipzig: S. Hirzel, 1895), 233-234; même jugement chez D.A. Russell, Plutarch (London : Duckworth, 1973) 92, qui évoque “an anti-Platonic, almost anti-philosophical cause.” 6 K. Ziegler, “Ploutarchos of Chaironeia,”RE 21 (1951) col. 796: “Nichts echter Plutarchisches läßt sich erdenken als dieser Dialog.” 7 Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 559 : “The Amatorius, then, offers a ‘Platonic’ evaluation of human experiences available for most of us, not just for the self-concious followers of the Diotima of the Symposium or to the philosophical lovers and kings of the Republic.” 8 Voir le compte rendu de son article dans Ploutarchos 2 (2004/2005) 172.

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Une unité problématique

1.1 Les éléments formels: logoi et praxis Le premier élément évident de diversité, et le plus facile à réduire, réside dans l’ entrelacement de l’action et du discours. C’est un style cher à Plutarque et qu’il maîtrise bien: on le trouve dans le De Pythiae oraculis, où la conversation épouse la visite de Delphes du jeune Diogénianos,9 et plus encore dans le De genio, où des conversations philosophiques variées s’ insèrent dans le récit des dernières heures vécues par les conjurés avant la libération de la Cadmée sans qu’on réussisse d’emblée à démêler, dans ce jeu compliqué, quel est le rapport exact de l’action et de la discussion.10 Ici, au contraire, il existe une liaison intime bien visible, dont L. Goessler a dégagé les éléments essentiels :11 non seulement, selon les termes d’Autoboulos, l’ histoire est “l’ occasion dont a jailli la discussion”12 et, après avoir évoqué le petit groupe d’ amis qui s’ est retiré sur l’Hélicon pour philosopher à loisir (749BC), le narrateur introduit immédiatement Pisias et Anthémion, qui viennent “dès l’ aube” soumettre à l’ arbitrage de Plutarque et de ses amis le sort du jeune Bacchon, recherché en mariage par une jeune et riche veuve, Isménodore, amie de sa mère (749CF); mais encore, après les premiers échanges sur ce sujet, l’annonce de l’ enlèvement du jeune homme permet à la discussion de prendre toute son ampleur : les principaux intéressés s’en vont pour essayer d’infléchir, dans un sens ou dans l’ autre, les événements13 et le sérieux Pemptidès, qui n’avait rien dit jusque là, peut alors

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Sa composition est analysée en détail infra au ch. 11. Parmi les nombreuses tentatives, l’ analyse de Babut “Le dialogue de Plutarque ‘Sur le démon de Socrate’,” qu’ on accepte ou non son interprétation d’ensemble, jette une vive lumière sur les problèmes que pose la composition et la difficulté à dégager une unité; la multiplicité des interprétations proposées en est une autre marque éclatante. Goessler, Plutarchs Gedanken über die Ehe, ch. 1, 22-29 (“Kompositionsanalyse”). 749A9-10 : ἡ πρόφασις, ἐξ ἧς ὡρμήθησαν οἱ λόγοι… Les adversaires d’ Isménodore, Pisias et Protogène, s’en vont les premiers, d’eux-mêmes (755C), tandis qu’ un messager vient un peu plus tard chercher son partisan, Anthémion (756A). L’explication de Goessler dans Plutarchs Gedanken über die Ehe, pour qui ces départs permettent de ne plus avoir de participants partisans, est plus convaincante que celle de Flacelière, in R. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour, Œuvres morales X, (Paris : Les Belles Lettres, 1980) 35, qui n’y voit qu’une manière de rendre crédible le dénouement. On peut cependant relever que l’ avocat d’Anthémion dans la première partie, Daphnée, si épris de Lysandra, ne s’ en va pas, ce qui crée un déséquilibre léger en faveur de l’ amour conjugal. En outre, le décalage dans les départs permet à Anthémion de rester le temps de proposer l’ explication favorable à Isménodore (une femme aussi rangée ne peut avoir agi que sous l’ influence d’ une force divine, plus forte que la raison) qui va lancer le débat sur la nature de l’ amour.

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élargir la question et passer du cas particulier du couple à l’ Amour en général (755F). À nouveau, l’histoire est à l’origine de cet élargissement, puisque c’est l’interprétation de l’audace inouïe d’Isménodore comme le fruit d’ une “inspiration divine, plus forte que le raisonnement humain”14 qui le fait réagir et blâmer la divinisation indue d’une passion qu’ il faudrait plutôt chasser et réprimer; de là une longue intervention de Plutarque, qui occupe les chapitres 13 à 20 et dont la fin a disparu dans une lacune.15 Rien ensuite dans les chapitres 21-25, où il répond aux objections de Zeuxippe, elles aussi perdues, n’évoque le cas précis du couple thespien et c’ est seulement après la fin des conversations16 que le récit reprend avec le retour à Thespies : comme ils ignorent visiblement comment les choses ont tourné, on ne peut même pas affirmer qu’un messager était venu les chercher, liant ainsi leur retour à l’ action.17 Il ressort en tout cas du début du chapitre 26 que la dernière intervention de Plutarque s’est faite sur le chemin du retour et ce dernier chapitre consacre le triomphe de l’amour: l’Érotikos se conclut avec la formation du cortège nuptial ou, plutôt, le ralliement des participants au dialogue à une fête déjà commencée.18 Le texte se referme ainsi sur lui-même19 en une sorte de Ringskomposition,20 où la praxis forme comme un anneau enchâssant les logoi.

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755E2-3 : θεία τις… ἐπίπνοια καὶ κρείττων ἀνθρωπίνου λογισμοῦ. Sur cette lacune, voir Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour, 42. Cette fin est solennellement marquée par le rappel de la double narration: Ἐνταῦθα μὲν ὁ πατὴρ ἔφη τὸν περὶ Ἔρωτος αὐτοῖς τελευτῆσαι λόγον, τῶν Θεσπιῶν ἐγγὺς οὖσιν (771D1-2); on ne trouve ὁ πατὴρ ἔφη qu’ en trois autres occasions, à la première intervention de Plutarque (752C), pour annoncer l’ arrivée du premier messager (754E), et pour introduire la réaction de Zeuxippe à la nouvelle de l’ enlèvement (755B); dans les deux premiers cas, on a un moment important, pour la discussion ou pour l’action; dans le dernier, ce rappel sert peut-être à distancier un peu plus le fait, participant ainsi de la “dédramatisation” de l’ enlèvement. À l’ approche du messager, Soclaros l’ interroge dans le style du Phèdre : οὐ πόλεμόν γ’, ὦ Διόγενες, ἀπαγγέλλων (771D5-6) ; il ignore donc la “conversion” de Pisias; on peut imaginer qu’ on est venu les chercher en leur disant au contraire que tout allait mal, ce qui rendrait le retournement voulu et opéré par le Dieu encore plus spectaculaire, mais cette hypothèse est pure spéculation. Diogène répond en effet à Soclaros: οὐκ εὐφημήσετε… γάμων ὄντων καὶ προάξετε θᾶσσον, ὡς ὑμᾶς τῆς θυσίας περιμενούσης; (771D6-8). Du moins pour ce qui concerne son contenu dramatique; pour la présentation narrative, selon la technique de Platon, on ne voit pas réapparaître Autoboulos et son auditoire. Goessler, dans Plutarchs Gedanken über die Ehe, y insiste beaucoup dans son analyse.

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1.2 Les deux thèmes à articuler: mariage et amour Parfaitement intégrée dans l’architecture générale du dialogue, la praxis contribue aussi à lier les deux grands thèmes de la conversation, l’ amour et le mariage,21 qui, dans l’Antiquité, relèvent de deux problématiques philosophiques différentes et dont l’unification fait précisément aux yeux de M. Foucault toute l’ importance de notre texte.22 Pour les fondre, Plutarque doit assimiler mariage et amour des femmmes23 et l’histoire d’amour romanesque qu’ il a retenue l’ y aide: Isménodore est tout à la fois amoureuse et désireuse de concrétiser sa passion par une union légitime.24 Ce mariage, “le moins bon des mariages possibles,”25 celui qui, précisément, est impensable dans le genre dominé par l’ amour qu’est le roman,26 par l’accumulation même des paradoxes,27 constitue le meilleur aliment pour la réflexion philosophique, fille, comme on sait, de l’ étonnement. Comme le soulignent sa concurrence avec Pisias,28 les reproches

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Sur la tentative de G. Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος : l’Amatorius di Plutarco tra δρᾶμα e discorso,” Acme 50 (2) (1997) 209-220, d’ articuler les deux et, de mon point de vue, son échec, voir infra ch. 12. Foucault, Histoire de la Sexualité, 224-261. C’ est la remarque de Protogène, 753B7-10 : ἐρᾶν δὲ φάσκουσαν γυναῖκα φυγεῖν τις ἂν ἔχοι καὶ βδελυχθείη, μήτι γε λάβοι γάμου ποιησάμενος ἀρχὴν τὴν τοιαύτην ἀκρασίαν, qui provoque l’ intervention de Plutarque et lui fait prendre à témoin Anthémion de l’obligation d’ intervenir qui s’ impose ἡμῖν τοῖς οὐκ ἀρνουμένοις οὐδὲ φεύγουσι τοῦ περὶ γάμον Ἔρωτος εἶναι χορευταῖς (753C1-3). Pas plus qu’ il ne va de soi d’introduire érôs dans le mariage, il n’ est courant d’ assimiler amour des femmes et amour conjugal – ce qu’Anthémion a fait d’ entrée – comme en témoignent les débats des Amours transmis dans le corpus de Lucien et ceux du livre 2 du roman d’ Achille Tatius, Leucippé et Clitophon. 749D9-E1 : εἰς τὸ ἐρᾶν προήχθη καὶ διενοεῖτο μηθὲν ποιεῖν ἀγεννές, ἀλλὰ γημαμένη φανερῶς συγκαταζῆν τῷ Βάκχωνι. Foucault, Histoire de la Sexualité, 227. Les rapports de l’Érotikos avec le roman sont moins simples que pourrait le faire croire ce qu’ a pour nous de romanesque l’ improbable histoire d’amour; le texte se situe à peu près sûrement à la fin de la vie de Plutarque, c’ est-à-dire dans la période qui correspond en gros à la rédaction du roman de Chariton et où l’ on peut penser que se développe un goût pour les histoires d’ amour sensible aussi dans les Vies de Démétrios et d’Antoine, également tardives dans l’ œuvre de Plutarque. Mais on ne peut guère aller au-delà de ce climat d’ époque – qui va peut-être de pair avec la valorisation du mariage; dans le roman, en tout cas, l’ amour est réservé au couple juvénile et la veuve, même quand, cas rarissime, elle est sympathique, comme la Mélitè d’ Achille Tatius, ne réussit jamais à désunir le couple juvénile. 749E1 : παραδόξου δὲ τοῦ πράγματος αὐτοῦ φανέντος… Leurs présentations successives au chapitre 2 font le portrait de personnes l’une et l’autre éminemment respectables, mais en dehors de cette équivalence morale, qui permet au problème amoureux d’ être posé dans toute sa pureté (l’un et l’autre sont animés des meilleures intentions possibles : reste à savoir ce qui est le meilleur pour Bacchon), Plu-

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railleurs de Protogène (qui lui souffle la conduite à tenir),29 et l’ enlèvement drôlatique inventé par Plutarque,30 Isménodore tient le rôle d’ un éraste : elle est, comme un éraste, plus âgée que son aimé; elle est, comme un éraste, habitée et inspirée par le dieu; or, une honnête femme n’est pas censée avoir de rapport avec érôs.31 En elle s’incarnent ainsi les liens de l’ amour et du mariage et poser son cas c’est comprendre que la réflexion sur la valeur amoureuse du mariage passe par une réhabilitation de l’amour des femmes, c’ est-à-dire par l’ affirmation qu’elles peuvent être à la fois objets et sujets d’ amour. Cependant si Isménodore incarne avec une relative facilité32 cette unité, celle-ci a plus de mal à s’imposer dans la conversation. Sans doute, l’Érotikos, par opposition aux multiples questions que suscite la périégèse delphique du De Pythiae oraculis ou aux sujets divers abordés dans le De genio, ne traite-t-il que d’un seul sujet, clairement spécifié aux deux bouts du récit: on a débattu περὶ ἔρωτος33 et, après une sorte de prélude “joué” par Daphnée et Protogène, la discussion est dominée par Plutarque – indéniable facteur d’ unité, mais qui reste très formel, alors que le contenu même de la discussion, avec les différentes facettes d’Éros, paraît se développer par “tranches” successives,34 dont l’ articulation logique laisse souvent perplexe.

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tarque fait malicieusement remarquer à Pisias : οὐδενὸς γάρ, ἔφη, τῶν ἀντεραστῶν πρεσβυτέρα, οὐδ’ ἔχει πολιὰς ὥσπερ ἔνιοι τῶν Βάκχωνι προσαναχρωννυμένων (754C2-4). 753A12-B3 : Ἐρᾶται γὰρ αὐτοῦ νὴ Δία καὶ κάεται· τίς οὖν ὁ κωλύων ἐστὶ κωμάζειν ἐπὶ θύρας, ᾄδειν τὸ παρακλαυσίθυρον, ἀναδεῖν τὰ εἰκόνια, παγκρατιάζειν πρὸς τοὺς ἀντεραστάς ; On songe à la fois aux enlèvements de comédie (mais c’est le jeune homme qui sauve la jeune fille du leno) et aux enlèvements pédérastiques de Crète (cf. K. Dover, Homosexualité grecque (Grenoble : La Pensée Sauvage, 1982) 230 [trad. fçse. de Greek Homosexuality (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1978)]). Le style lui-même, qui montre “le joli garçon joliment roulé” ajoute au comique (754F4-6: οἱ δὲ φίλοι καλὸν καλῶς ἐν τῇ χλαμύδι καὶ τῇ διβολίᾳ συναρπάσαντες εἰς τὴν οἰκίαν παρήνεγκαν ἀθρόοι καὶ τὰς θύρας εὐθὺς ἀπέκλεισαν). Protogène reflète l’ opinion courante lorsqu’ il proclame en 752C5-6: ἐπεὶ ταῖς γε σώφροσιν οὔτ’ ἐρᾶν οὔτ’ ἐρᾶσθαι δήπου προσῆκόν ἐστιν. Relative, parce que son aventure est exceptionnelle, voire scandaleuse, d’où l’analyse de Goldhill, Foucault’s Virginity, 158-161, qui insiste sur la tension entre l’histoire et le dialogue et les ambiguïtés du désir féminin (mais, comme toujours dans les pas d’en faire une analyse clinique ou psychologique). 748E1-2 et 771D1; curieusement Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour, imprime dans le premier cas Ἔρωτος et dans le second ἔρωτος, hésitation qui me semble significative d’ un des enjeux majeurs du texte: il s’ agit pour Plutarque de montrer derrière la manifestation psychologique et humaine la puissance du Dieu qui en fait toute la valeur. On aura ainsi successivement 3-9 (à décomposer en 3-6 / 7-9); 12-20 (à décomposer en 12 / 13-18 / 19-20) ; 21-25 : voir supra l’ analyse sommaire donnée au ch. 1.

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Une discussion stratifiée

Si l’on examine donc chacune de ses tranches, qui se distinguent par leurs interlocuteurs et leur tonalité propres autant que par la différence des sujets, on trouve d’abord un premier débat, aux chapitres 3-6, dominé par Protogène et Daphnée, qui se font les avocats de Pisias et Anthémion, c’ est-à-dire les champions, le premier, de la pédérastie, et le second, de l’ amour féminin identifié avec l’amour conjugal. La discussion se situe sur un plan général, sans référence au couple thespien; mais, si le thème paraît a priori relever de la synkrisis rhétorique, Plutarque le traite sur un mode plus philosophique, axant la controverse non sur la valeur respective et la hiérarchie des deux amours, comme on l’ attend d’une synkrisis, mais sur la nature de l’ amour, ou, plus précisément, sur la définition du concept: à quoi donner véritablement le nom d’ érôs ?35 Et, du moment que les deux interlocuteurs s’accordent pour reconnaître que l’ amour est un, que recouvre cette unité? Le seul amour philosophique ou tout amour sincère, indépendamment du sexe de son objet ?36 Pour animé qu’ il soit et jalonné de caricatures incisives37 et de comparaisons piquantes,38 le texte thématise donc d’entrée le problème philosophique latent dans l’ histoire d’Isménodore et de Bacchon: cette tonalité philosophique est appuyée dans le premier débat par la coloration stoïcisante des définitions de Protogène39 et les références platoniciennes de Daphnée,40 tandis que la mise en question du mariage s’accuse ensuite dans les commentaires contraires de Pisias, qui rejette avec force tout lien entre les femmes et érôs,41 et de Plutarque, qui refuse au contraire qu’on exclue érôs42 du mariage. La fin de ce premier mouvement est bien marquée par la première intervention d’ Anthémion, qui invite l’ assemblée à “commencer à parler de notre sujet” (752E). 35 36 37

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On trouve ὀνόματα en 750Β12 ; Ἔρωτα καλοῦσιν en 750D6 et εἰ δ’ οὖν καὶ τοῦτο τὸ πάθος δεῖ καλεῖν Ἔρωτα dans la conclusion de 750F4. 751A4-5 : εἷς Ἔρως ὁ γνήσιος ὁ παιδικός ἐστιν; 751E12-F2: ἓν καὶ ταὐτόν ἐστι πρὸς παῖδας καὶ γυναῖκας πάθος τὸ τῶν Ἐρώτων. Voir l’ opposition du rude amour philosophe et du voluptueux amour des femmes en 751AB et la peinture parallèle de l’ Amour des garçons se glissant au gymnase et jouant au philosophe en 751F-752A. Elles sont surtout l’ apanage de Protogène qui veut réduire l’amour des femmes à un instinct naturel : voir 750C et l’ anecdote de Laïs en 750DE. Voir Babut, Plutarque et le stoïcisme, 110-111. 751E, où il se réfère successivement au Phèdre (l. 1) et aux Lois (l. 5): Platon est ainsi enrôlé d’ emblée du côté de l’ amour conjugal. 752C cité supra n. 36. 752C, où il dénonce les excès auxquels Pisias s’ est laissé aller τοῖς γάμοις ἀνέραστον ἐπάγων καὶ ἄμοιρον ἐνθέου φιλίας κοινωνίαν.

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Débute alors une seconde séquence (ch. 7-9), toute différente de la première, où, après que Pisias et Protogène ont exposé leurs objections aux prétentions d’Isménodore – rang social trop élevé et volonté de dominer pour le premier; âge trop élevé et conduite indécente pour le second –, Plutarque prend longuement la parole comme “choreute de l’amour conjugal,” chargé par Daphnée de défendre à la fois l’amour et la richesse.43 C’ est sur ce second point, plus concret, que Plutarque insiste:44 axant sa réfutation sur le point de savoir quel genre de femme il faudrait épouser si l’on rejetait en Isménodore amour, richesse, jeunesse, beauté et noblesse, il effleure à peine le scandale d’ une femme amoureuse pour caricaturer, à l’inverse, les femmes sages, transformées en viragos de comédie,45 et s’étend longuement sur le problème social, lié à la question de l’autorité dans le couple. On est passé d’ une discussion théorique sur l’être de l’amour à des considérations pratiques sur la conduite dans le mariage, qui relèvent plutôt de la parénétique, comme en témoignent les nombreux points de contact avec les Préceptes conjugaux,46 et prennent même des accents de diatribe, multipliant interrogations rhétoriques et anecdotes pour réduire par l’absurde les allégations adverses. Mêlant ainsi apologie et polémique, le texte ne laisse pas néanmoins de faire apparaître une première esquisse de l’idéal conjugal de Plutarque, qui refuse de considérer les avantages matériels comme un critère déterminant47 et insiste sur sa dimension morale. Seules ses vertus permettent à l’époux de diriger le couple et vouloir rabaisser sa femme pour la dominer plus sûrement est indigne : une certaine réciprocité se fait ainsi jour et le mariage apparaît comme le moyen de s’ élever ensemble. S’appuyant sur la situation paradoxale qu’ il s’ est donnée, Plutarque peut même, non sans quelque provocation, suggérer, au terme d’ une longue litanie des autorités successives auxquelles un homme est soumis au cours de 43

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753C3-5 : ἀμύνε διὰ πλειόνων νῦν αὐτοὺς ⟨τῷ⟩ ἐρᾶν, ἔτι δὲ τῷ πλούτῳ βοήθησον, ᾧ μάλιστα δεδίττεται Πεισίας ἡμᾶς – texte corrompu et conjectural, mais qui, de notre point de vue fait bien apparaître les deux points à traiter, ⟨τῷ⟩ ἐρᾶν, τῷ πλούτῳ. La discussion sur l’ amour s’ épanouira dans la dernière partie. 753C9-D1 : αἱ δὲ σώφρονες οὐ τὸ αὐστηρὸν καὶ κατεγρυπωμένον ἐπαχθὲς ⟨ὄνομα⟩ καὶ δυσκαρτέρητον ἔχουσι, καὶ Ποινὰς καλοῦσιν αὐτὰς καὶ τοῖς ἀνδράσιν ὀργιζομένας, ὅτι σωφρονοῦσιν; la sagesse encadre ce portrait au vitriol, très éloigné des réflexions de Con. praec. 142B sur le même sujet : Plutarque se laisse emporter visiblement par la polémique – ce que Brenk appelle la “rhétorique de l’ exagération” dans “All for love.” Outre le passage cité à la note précédente – et où il y a un décalage –, comparer par exemple 752E et Con. praec. 140F; 754A et 139B; 754D et 157D, qui sont écrits dans un esprit voisin. Pas plus dans un sens que dans l’ autre, comme le montre la belle formule de 754A10-12: πλοῦτον δὲ γυναικὸς αἱρεῖσθαι μὲν πρὸ ἀρετῆς ἢ γένους ἀφιλότιμον καὶ ἀνελεύθερον, ἀρετῇ δὲ καὶ γένει προσόντα φεύγειν ἀβέλτερον.

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sa vie,48 qu’il n’y aurait “rien de terrible” à voir Isménodore, supérieure en âge et en sagesse,49 “piloter la vie de son jeune mari”:50 il propose ainsi qu’ elle remplisse, dans le cadre du mariage, le rôle formateur de l’ éraste. Elle prend en effet la direction des opérations en enlevant Bacchon et, les acteurs du drame partis pour Thespies, la discussion revient à un plan général, mais sur un ton nouveau. La question posée par Pemptidès ressemble fort en effet à un thème philosophique qui serait proposé au professeur Plutarque : Je suis resté silencieux jusqu’à présent, parce que la discussion me paraissait porter sur des questions personnelles plutôt que sur des idées générales, mais maintenant que Pisias est éloigné, je vous entendrais volontiers expliquer quelle a été la pensée de ceux qui, les premiers, ont fait d’Éros un Dieu.51 C’est ce thème que Plutarque développe dans ce qui peut apparaître comme un long éloge52 du Dieu qui occupe les chapitres 13 à 18 : il établit d’ abord la divinité, ancienne et vénérable, d’Éros, chargé de patronner l’ amour et d’inspirer les amants (759D); puis il la célèbre sous les deux rubriques de la puissance (759D-762A) et de l’utilité (762B-763B); enfin il conclut en la réaffirmant, s’appuyant pour ce faire sur la célébration unanime de toute la tradition, poètes, législateurs et philosophes (763B-F). Ce premier ensemble se caractérise par un mélange constant de didactisme et d’ éloge; l’ exposé théologique

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754D1-4 : εἰ δ’ ἄρχει βρέφους μὲν ἡ τίτθη καὶ παιδὸς ὁ διδάσκαλος ἐφήβου δὲ γυμνασίαρχος ἐραστὴς δὲ μειρακίου γενομένου δ’ ἐν ἡλικίᾳ νόμος καὶ στρατηγὸς οὐδεὶς δ’ ἄναρκτος οὐδ’ αὐτοτελής, τί δεινόν… Mis sur le même plan par l’ emploi de deux comparatifs (πρεσβυτέρα… τῷ φρονεῖν μᾶλλον), l’ âge (pour lequel le comparatif est normal puisque sont mis en balance Isménodore et Bacchon) devient plus ou moins synonyme de sagesse et plutôt un avantage qu’un inconvénient. Plutarque remplace le ἄρχει de la protase – employé aussi par Pisias – par κυβερνήσει (754D5), peut-être plus doux, et qui prolonge l’ image des tempêtes conjugales provoquées par l’ égale jeunesse des époux. 755F6-756A4 : ἄρτι μὲν οὖν ἡσυχίαν ἦγον· ἐν γὰρ ἰδίοις μᾶλλον ἢ κοινοῖς ἑώρων τὴν ἀμφισβήτησιν οὖσαν· νυνὶ δ’ ἀπηλλαγμένος Πεισίου, ἡδέως ἂν ὑμῶν ἀκούσαιμι πρὸς τί βλέψαντες ἀπεφήναντο τὸν Ἔρωτα θεὸν οἱ πρῶτοι τοῦτο λέξαντες. Le terme est un peu délicat – je l’ avais employé dans l’article de Ploutarchos que reprend ce chapitre – et peut être source de malentendus s’ il amène à tirer le morceau vers la rhétorique, ce que les critiques peuvent faire s’ ils jugent la chose juste, mais que je crois pour ma part complètement faux ; il faut noter d’ abord que la première partie, sur la nature du Dieu, est adaptée au contexte, et apologétique avant d’être encomiastique; d’autre part, si l’ on évoque l’ éloge, c’ est plus au Banquet qu’ il faut se référer qu’ à Ménandre le rhéteur.

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initial (13-16) dénonce le danger des pratiques allégoriques et affirme la sollicitude divine; la partie centrale justifie par une introduction théorique la double division de l’exposé, entre puissance et bienfaits du dieu d’ abord,53 puis, en puissance supérieure à Aphrodite et puissance supérieure à Arès; enfin la conclusion est fondée sur la theologia tripertita.54 Ce développement ayant donné lieu à deux allusions à la vision métaphysique de l’amour développée par Platon,55 c’est au tour de Soclaros d’ intervenir et de demander au professeur Plutarque de “révéler et dévoiler l’ allusion qu’ (il) a faite à l’accord56 du mythe égyptien et de la doctrine platonicienne.” S’ ouvre alors une séquence (766B) à tonalité mystique, voire mystérique, qui développe, en s’appuyant sur l’opposition du Soleil et d’ Éros et en multipliant les images (nuages, opposition du rêve et de la veille, arc-en-ciel), l’ itinéraire de l’ âme amoureuse, guidée par Éros mystagogue jusqu’ à la beauté divine et intelligible. On atteint là le telos de la philosophie, cette partie que Platon et Aristote auraient appelée “époptique”57 et le lecteur aimerait, pour la satisfaction de son esprit logique, avoir atteint aussi le terme du discours. Mais Plutarque une nouvelle fois se dérobe et coupe: “Mais ces considérations dépassent le sujet de notre entretien” (766B13-C1) et il revient à la vie terrestre et au style anecdotique pour montrer comment le tout-puissant Éros se venge de ceux qui refusent de l’accueillir à travers l’exemple d’ amants méprisés – on ne sait s’ils se limitaient à l’histoire, inachevée dans notre texte, de Gorgo et d’Asandros. En tout cas, l’intervention perdue de Zeuxippe, qui apparaît ailleurs comme un bon connaisseur de l’épicurisme,58 ramène sur le tapis les questions laissées en suspens après l’enlèvement de Bacchon et singulièrement celle de l’ amour des femmes. Peuvent-elles séduire? Tel est le premier thème qui devait être traité; dans son état actuel, notre texte reprend au chapitre 21, à la fin de la

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Sur cette introduction obscure, voir infra chapitre suivant. Sur la theologia tripertita, voir G. Lieberg, “Die theologia tripertita in Forschung und Bezeugung,” ANRW 1.4 (1973) 63-115; on peut ajouer que l’ exposé des dissensions des trois traditions fait la part belle à la tradition philosophique (763CD). 762A6 (ἣν πρῶτος ἀνθρώπων διὰ φιλοσοφίας Πλάτων κατεῖδε, à propos d’Éros, seul vainqueur d’ Hadès, et du chemin qui permet de revenir du royaume des morts) et 763F7 (περὶ ὧν ἑτέροις εἴρηται βέλτιον, à propos du cortège d’ Érôs et des amoureux, porté par des ailes). Ce thème de la “concorde” ou de l’ accord est un thème exégétique familier aux philosophes platoniciens. De Is. et Os. 382D. Voir B. Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” ANRW 2.33.6 (1992) 4831-4893, sv Zeuxippos, 4891.

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démonstration, avec un ultime argument,59 qui, entre polémique et apologétique, multiplie les parataxes pour montrer l’absurdité qu’ il y a – quelque théorie que l’on adopte, épicurienne, platonicienne ou stoïcienne –,60 à refuser aux femmes le pouvoir de susciter l’amour. Après quoi il rappelle l’assimilation de l’amour à une passion débridée à laquelle Zeuxippe – comme nous l’avons déjà noté –,61 dans l’ esprit de Pemptidès au chapitre 12, mais aussi de Protogène au chapitre 4, aurait procédé62 et l’attribue aussitôt à des hommes dyskoloi et anerastoi qui, dans le mariage, ne verraient que l’argent ou le moyen de s’ assurer une descendance et ne se soucieraient “ni d’aimer ni d’être aimés” :63 en opposition, il développe sa propre conception du mariage, qui est fusion et fidélité, illustrée à nouveau par des exemples qui culminent avec l’ histoire de Camma (22). Ce cadre moral fermement dessiné, il peut revenir aux points litigieux en reprenant à nouveau des objections de ses adversaires et traiter de la place de l’amour physique et de l’aptitude des femmes à la philia :64 une première célébration enthousiaste de la beauté du mariage s’ exalte jusqu’ à évoquer une sorte d’hiérogamie du dieu et de la matière et est coupée d’ un “Mais pour ne pas avoir l’air de m’écarter trop loin ou de bavarder tout à fait à tort et à travers…;”65 on revient alors à la stabilité et fidélité des couples d’ amoureux véritables66 et à un nouveau récit, l’histoire d’Empona (25). Cette analyse, rapide, destinée d’abord à fixer le mouvement du texte et ses grandes parties, fait bien apparaître, en dépit du facteur d’ unification qu’ est

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766D12 : Ἔτι τοίνυν ἃς λέγουσιν αἰτίας καὶ γενέσεις Ἔρωτος… Les deux premières sont clairement identifiées à travers la mention des corpuscules ou des réminiscences, mais la troisième n’est pas moins présente à travers une citation (anonyme) de Chrysippe (la beauté comme ἄνθος ἀρετῆς) et la notion d’ ἔμφασιν εὐφυΐας πρὸς ἀρετήν (767B) : voir Babut, Plutarque et le stoïcisme, 111-112, et supra 42. Voir supra. 767C3-6 : πρὸς ἐκείνους μαχώμεθα τοὺς λόγους, οὓς ὁ Ζεύξιππος ἀρτίως διῆλθεν, ἐπιθυμίᾳ τὸν Ἔρωτα ταὐτὸ ποιῶν ἀκαταστάτῳ καὶ πρὸς τὸ ἀκόλαστον ἐκφερούσῃ τὴν ψυχήν. 767D6 : οὐ φροντίζουσιν οὐδ’ ἀξιοῦσιν ἐρᾶν οὐδ’ ἐρᾶσθαι, qui répond à 752C (appliqué aux femmes). 768E1 : τίς ⟨ἂν⟩ ἀνάσχοιτο τῶν τὴν Ἀφροδίτην λοιδορούντων…; 769B4-5: ἀλλὰ πολλὰ φαῦλα καὶ μανικὰ τῶν γυναικείων ἐρώτων; 769E3-4: Τὸ δ’ ἐμπαθὲς ἐν ἀρχῇ καὶ δάκνον, ὦ μακάριε Ζεύξιππε, μὴ φοβηθῇς… 770B4-5 : Ἀλλ’ ἵνα μὴ μακρὰν ἀποπλανᾶσθαι δοκῶμεν ἢ κομιδῇ φλυαρεῖν… On touche là à l’ infériorité majeure de la pédérastie: les “amants véritables” le restent toute leur vie, mais de tels amants sont rares.

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la prééminence de Plutarque, qui monopolise à peu près constamment la parole à partir du chapitre 9, le mélange permanent de théories discursives et d’illustrations narratives et la grande diversité des tons – tantôt rhétorique et tantôt plus philosophique, tantôt didactique et tantôt encomiastique, allant jusqu’au mysticisme – et la multiplicité aussi des points de vue adoptés pour considérer l’amour: ainsi, au dieu traditionnel des chapitres 13-18 succède la figure de l’Éros platonicien sans que l’articulation des deux soit très claire – on pourrait suggérer une sorte d’effet de “fondu,” qui reprendrait sur un autre plan, plus élevé, l’accord des poètes, des législateurs et des philosophes sur un Dieu en le faisant apparaître dans toute sa puissance ; mais si l’ articulation des deux parties du discours central peuvent susciter des interrogations, plus importante encore pour le sens général du dialogue est l’ interprétation du lien qui unit l’ensemble de ce développement central à l’ apologie du mariage, sujet des deux discussions qui l’entourent.

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L’articulation de l’éloge central d’Éros et de l’ apologie “périphérique” du mariage

Il est d’autant plus délicat de voir comment les deux thèmes pouvaient s’ articuler dans la pensée que nous ne voyons même plus comment matériellement on passait de l’un à l’autre dans le texte. À quelle occasion Zeuxippe intervenait-il? On peut supposer que les anecdotes finales du grand discours facilitaient le retour au thème du mariage, mais, quelle qu’ ait été la technique adoptée par Plutarque, il n’en reste pas moins que l’ état actuel du texte accentue encore la disparate entre les deux développements. Ceci a amené les critiques à isoler totalement l’éloge central, replacé dans la tradition de l’ erôs philosophique, de l’apologie périphérique du mariage, qui reflèterait davantage l’évolution des mœurs, puis, cette distinction opérée, à apprécier, en fonction de leurs préoccupations personnelles, l’importance de chaque développement. L’analyse de R. Flacelière est très représentative de cette manière de poser le problème:67 Les nombres de pages consacrées à chacun de ces deux sujets s’ équilibrent sensiblement,68 en sorte qu’il paraît difficile de savoir si Plutarque 67 68

Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, 20. Déjà peu probant en soi, l’ argument l’ est encore moins si l’on songe que notre texte souffre d’ une lacune, que les spécialistes estiment, les uns à un simple feuillet, les autres à un cahier entier, ce qui modifierait considérablement les équilibres.

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attachait plus d’importance à l’un ou à l’autre, et si l’ on doit considérer la partie centrale comme une digression, ou, au contraire comme l’ essentiel de l’ouvrage. Pas un instant il n’est envisagé que les deux aspects soient également importants; en conséquence de quoi, Flacelière affirme avec force la primauté de l’ apologie de l’amour conjugal au motif qu’il est le point sur lequel Plutarque achève le dialogue. Plutarque userait ici de la même technique que dans le De Pythiae oraculis, qui doit être à peu près contemporain : De même que, dans le dialogue Sur les oracles de la Pythie, toutes les idées auxquelles Plutarque tient visiblement le plus sont exposées par Théon à la fin de l’ouvrage,69 nous pouvons être sûrs qu’ il a écrit l’Éroticos surtout pour réfuter la thèse des partisans de la pédérastie, pour montrer la beauté et la grandeur de l’amour conjugal. Or il n’est pas sûr du tout que les deux buts ainsi assignés à Plutarque se recouvrent. De fait, c’est surtout la revendication d’ exclusivité de la pédérastie qui est réfutée afin que sa place légitime soit faite aussi à l’ amour conjugal;70 mais les deux ne semblent pas a priori s’exclure et le rapport ne tend à se renverser que tout à la fin, quand est envisagée la question de la fidélité:71 celle des pédérastes n’a pas grande réputation, mais, après avoir rapporté les railleries que suscite leur inconstance, Plutarque nuance aussitôt: “toutefois il n’est pas juste de faire ce reproche aux véritables amants” (γνησίων ἐραστῶν), citant le beau mot d’Euripide, fidèle à Agathon, avant de conclure que “si l’ on ne peut dénombrer que quelques couples pédérastiques, il y a des myriades de couples avec des femmes qui ont conservé jusqu’au bout, fidèlement et ardemment, la cohésion d’une fidélité absolue”72 (770C). La constatation est purement “historique”: tels sont les faits, mais les couples fidèles masculins ne sont ni moins possibles en théorie ni moins louables en pratique. Néanmoins, il est indéniable que réhabiliter avec éclat les aphrodisia, lorsqu’ ils vont de pair avec érôs, et faire de l’union charnelle un ciment de l’entente sentimentale, met néces-

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Cette affirmation aussi est contestable : voir infra ch. 11 l’étude du De Pyth. or. Même Daphnée, qui est plus virulent que Plutarque, rejette sur l’intransigeance de Protogène la condamnation sans appel de la pédérastie qu’il prononce (751F2: εἰ δὲ βούλοιο φιλονεικῶν διαιρεῖν…). Sur ce point voir supra ch. 1. 770B5-6 : οἶσθα τοὺς παιδικοὺς ἔρωτας ὡς ⟨εἰς⟩ ἀβεβαιότητα πολλὰ λέγουσι καὶ σκώπτουσι. 770C8-11 : καὶ συζυγίας ὀλίγας ἔστι παιδικῶν, μυρίας δὲ γυναικείων ἐρώτων καταριθμήσασθαι, πάσης πίστεως κοινωνίαν πιστῶς ἅμα καὶ προθύμως συνδιαφερούσας.

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sairement en situation d’infériorité l’amour pédérastique à qui ces pratiques sont interdites, et l’on comprend que, dans le traité antistoïcien De communibus notitiis, s’il n’impute aux Stoïciens et à leur amour philosophique aucune immoralité, il reproche aux premiers de mésuser des mots et au second de ne pas être de l’érôs.73 La chose n’est pas si claire dans l’Érotikos, mais si l’ on ne peut parler sans forcer le texte de condamnation de la pédérastie, on ne peut non plus nier le vibrant éloge du mariage qu’il contient. Cependant à trop l’ accentuer, on crée un nouveau déséquilibre: le discours central semble en porte-à-faux, simple digression, suggère Flacelière dans sa notice, pure concession à la tradition, estime Goessler,74 qui ne voient l’un comme l’autre dans ce texte qu’ une célébration de l’amour pédérastique. Or, à nouveau, une telle analyse simplifie à l’ excès les choses et il est très remarquable au contraire que, chaque fois que l’ on est dans un contexte fortement platonicien, qu’ il soit question des maniai (759A), des vestiges de beauté que l’amant aperçoit dans l’ aimé (765F), ou au contraire de ceux qui sont trop attachés aux corps (766B),75 Plutarque prend toujours grand soin d’associer dans ses définitions filles et garçons comme objets d’amour76 et qu’il puise ses exemples dans tous les cas de figures: amants rendus héroïques sur le champ de bataille par la présence de leur aimé

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1073C : “Eh ! Que sommes-nous donc en train de faire d’autre, mon excellent ami, sinon de convaincre leur école de disloquer les notions communes que nous détenons et de leur faire violence en s’ appuyant tant sur des faits qui ne sont pas plausibles que sur des expressions qui sont contraires au langage usuel ? Car nul ne les empêche d’appeler “chasse” ou “liaison d’ une amitié” (φιλοποιία) l’ attachement des Sages aux jeunes gens, s’il est vrai qu’ il ne s’ y mêle pas de passion ; mais le nom d’ amour (ἔρως) ⟨devait⟩ être réservé à ce que tous et toutes conçoivent sous ce nom et désignent ainsi: “⟨tous furent pris du désir⟩ d’ être au lit, ⟨auprès d’ elle⟩, ⟨et jamais encore pareil⟩ désir ⟨d’une déesse⟩ ni d’une femme / n’ a inondé et dompté ⟨mon cœur⟩ dans ma poitrine” (trad. D. Babut). Goessler, Plutarchs Gedanken über die Ehe, 42 : “Der Grund dieses Widerspruches liegt – so darf wohl mit Bestimmtheit gesagt werden – in einer liebenswürdigen Schwäche des Schriftstellers und des Menschen Plutarch. Er steht im Amatorius durchaus in der Tradition περὶ ἔρωτος, und in dieser halten, nicht bloß für ihn, Platon und somit auch der παιδικὸς ἔρως des Symposion und des Phaidros maßgebliche Geltung;” on trouve encore chez E. Cantarella, Selon la nature, l’ usage et la loi. La bisexualité dans le monde antique (Paris : La Découverte, 1991) 112 (trad. fçse. de Secondo natura. La bisessualità nel mondo antico [Roma : Editori Riuniti, 1988]) l’ idée, qui me semble peu défendable, que “l’amour le plus noble était l’ amour entre hommes.” Les deux premiers thèmes viennent du Phèdre et le dernier est une adaptation du Phédon. La seule exception n’est justement pas dans un contexte platonicien, mais dans une argumentation : Plutarque ayant expliqué que toutes les nécessités de la vie (naissance, maladie, mort) avaient un Dieu pour les patronner, affirme que rien n’est plus beau et saint que τὴν περὶ τοὺς καλοὺς καὶ ὡραίους ἐπιμέλειαν τῶν ἐρώντων καὶ δίωξιν (758B11).

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ou tyrannoctones, mais aussi compagnons d’Alexandre épris de musiciennes, Alceste éprise d’Admète ou Sappho chantant son aimée. La différence entre les deux développements ne tient donc pas au sexe de l’ objet aimé, mais bien plutôt au point de vue adopté. Le discours central est consacré à un exposé théologico-philosophique, qui insiste sur la nature et les effets spirituels de l’amour avec des accents religieux et mystiques, tandis que les développements sur l’amour conjugal réintroduisent la dimension charnelle et insistent sur la fusion et la fidélité des conjoints : on a entre les deux toute la distance qui peut séparer l’abstrait du concret, le théorique du pratique, le métaphysique de l’éthique, ce qui ne signifie pas qu’ ils soient étrangers l’un à l’autre, ni même étanches. Le discours central se nourrit d’exemples concrets77 et la célébration finale du mariage s’ exalte jusqu’ à évoquer l’hiérogamie du dieu et de la matière ou, pour le dire dans les termes de Flacelière, jusqu’à “s’égarer un instant, en 770B, dans des considérations de haute métaphysique sur le rôle que joue Éros dans la vie cosmique.” Et l’ éditeur de s’interroger: “Ces “égarements” sont-ils toujours involontaires? Plutarque n’entendait-il pas imiter la fantaisie des dialogues platoniciens par cette libre allure d’un entretien semé de digressions?”78 Mais pas plus que les “détours” platoniciens ne sont insignifiants – Victor Goldschmidt a pu au contraire les qualifier de “détours essentiels” –, ils ne sont chez Plutarque ni une simple imitation, l’élaboration d’un “à la manière de Platon,” ni le fruit d’ une composition nonchalante:79 chez le maître athénien comme chez son lointain disciple chéronéen, ils sont l’expression d’une pensée vivante, d’ une réflexion toujours en alerte et prête à se saisir des sujets qui se présentent.80 On retrouve cette même tendance dans les Propos de table, où Plutarque et ses amis peuvent prendre pour prétexte à discussion un poisson que l’ on sert à table, les arbres qui ombragent un jardin ou un bruit qui résonne du dehors ; on la voit à l’ œuvre aussi dans les Vies, où Plutarque s’attarde à expliquer la résurgence des sources ou à réunir, au fil de la plume et de ses souvenirs, tout ce qu’ il peut savoir d’Aspasie. Plus que d’une imitation superficielle, il s’ agit d’ une manière de réfléchir qui lui est propre et qui, dans le dialogue, ne l’ éloigne pas de son sujet, mais lui permet d’en explorer toutes les implications. 77 78 79

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Voir infra ch. 6. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, 34. Voir aussi pour la prétendue “digression sur la pluralité des mondes” du De def. or., D. Babut, “La composition des Dialogues Pythiques de Plutarque et le problème de leur unité,” JS 2 (1992) 187-234, en part. 224 sq. C’ est ce que suggère la célèbre “digression” du Théétète ; voir l’analyse de D. Babut, “Platon et Protagoras: l’ “apologie” du sophiste dans le Théétète et son rôle dans le dialogue,” REA 84 (1982) 49-86.

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Plus précisément, sa réflexion est animée sans cesse d’ un double mouvement, qu’a mis en évidence Babut:81 d’un côté, Plutarque a tendance à “s’échapper” vers des considérations métaphysiques et à dessiner un idéal ; de l’ autre, il revient sans cesse aux réalisations pratiques, à la vie courante dans laquelle il s’agit de “bien vivre” et de réaliser, autant que faire se peut, le telos défini par la philosophie. La chose est constante chez lui : elle est en accord avec l’ esprit même de la philosophie antique et, en premier lieu, de Platon, qui n’a jamais envisagé que le philosophe pût ne pas redescendre dans la caverne ; elle convient tout particulièrement à l’amour, qui est une réalité essentielle de la vie humaine, à l’origine de cette vie et sans cesse présente tout au long de son déroulement; là encore il peut s’autoriser de Platon et du discours d’ Alcibiade, que l’on peut lire comme une concrétisation du discours de Diotime, permettant à l’amour philosophe de s’incarner sur terre dans la personne de Socrate. Au lieu de considérer le discours central comme secondaire, parce qu’ il n’est pas le dernier mot de Plutarque, on peut ainsi noter tout au contraire qu’ il a été placé au cœur même du dialogue, dont il établit les fondements, et relever à quel point il est enserré dans l’évocation de l’ amour vécu: non seulement, il est entouré par deux discussions sur l’amour conjugal (3-9 et 21-25), mais lui-même, après l’exposé platonicien des chapitres 19-20, revient à des histoires d’amour, donc à des amours vécues, avec l’ histoire de Gorgo, c’ est-à-dire qu’il renoue avec un style qui était celui de la première intervention de Plutarque à propos de l’amour conjugal, au chapitre 9, où il évoquait l’ histoire de Ninos et de Sémiramis, mais aussi celui de la première partie du discours. Ces remarques, si elles ne doivent pas effacer la diversité des tons et des points de vue qui se succèdent au fil du texte, invitent à le reprendre dans son ensemble en étant attentif, non plus aux éléments de variété, mais d’ unité, à relever les thèmes, qui, par leur récurrence, construisent une certaine image d’ Éros propre à l’Érotikos: l’image d’un dieu, dont Plutarque célèbre la puissance et les bienfaits en intégrant tous les éléments de la tradition.

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La nature d’Éros: theos ou pathos

Un des points les plus discutés de l’Érotikos, sans qu’ on en mesure toujours toute l’importance, est la nature d’Éros: c’est le sujet de la première discussion qui oppose Protogène et Daphnée, une discussion dont la chaleur même est révélatrice et à laquelle Pemptidès fait allusion lorsqu’ il intervient :

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Babut, Plutarque et le stoïcisme, 354-355.

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Pemptidès sourit: “Il est vrai, dit-il, qu’il existe une maladie du corps que l’on appelle le mal sacré ; il n’y a donc rien d’ étonnant que la passion de l’âme la plus furieuse et la plus forte (ψυχῆς τὸ μανικώτατον πάθος καὶ μέγιστον) soit dénommée par quelques-uns sacrée et divine (ἱερὸν καὶ θεῖον). En Égypte, un jour, j’ai vu deux voisins se disputer au sujet d’ un serpent qui s’était avancé sur le chemin; tous les deux l’ appelaient un bon génie (ἀγαθὸν δαίμονα), mais chacun le revendiquait pour sien ; quand je vous ai vus pareillement tout à l’heure tirer Éros, les uns vers les lieux de réunion des hommes, les autres vers le gynécée, en le considérant tous comme un bien merveilleux et divin (ὑπερφυὲς καὶ θεῖον ἀγαθόν), je n’ai pas été surpris que cette passion (τὸ πάθος) jouisse d’une si grande puissance et de si grands honneurs, quand ceux qui devraient la chasser de toutes parts et tâcher de l’amoindrir la font croître et la célèbrent (αὐξανόμενον καὶ σεμνυνόμενον).” 755E4-F5

Ainsi est soulevée la question de la divinisation de l’ amour, qui marque le début de l’intervention centrale de Plutarque. On se trouve donc devant l’ alternative theos ou pathos : Plutarque ne reprend pas l’analyse du Banquet et la seule occurrence de daimôn qu’on trouve dans l’Érotikos est pour ce serpent égyptien évoqué par Pemptidès.82 Cette divergence est constamment relevée, sans commentaire parfois, le plus souvent avec quelque réprobation,83 comme si Platon n’avait parlé d’Éros que dans le Banquet, comme si, dans le Phèdre, il n’ était pas un Dieu, comme si Plutarque devait se rallier sans discussion à ce qui semble être la vulgate scolaire d’après les manuels d’Alcinoos ou d’ Apulée,84 comme si

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La vénération du serpent sous le nom d’ ἀγαθὸς δαίμων est une réalité de la religion égyptienne dont je dois la connaissance à mon collègue Christophe Chandezon. Pour être complet, il faut signaler un autre emploi de δαίμων au ch. 25, mais au pluriel, associé à θεοί pour désigner l’ ensemble du monde divin ulcéré par la cruauté de Vespasien. Même Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, qui défend la fidélité de Plutarque à Platon, écrit : “Il est juste cependant de faire à Hirzel une importante concession. On sait assez que dans le Banquet de Platon, Diotime, dont Socrate prétend rapporter les paroles, présente l’ Amour comme un être de nature intermédiaire, comme un Génie (δαίμων). Or, dans l’Éroticos, Éros apparaît toujours comme un dieu, et comme un dieu puissant; sa nature divine n’est jamais contestée par l’ auteur et les doutes de Pemptidès à cet égard sont énergiquement écartés.” Alcinoos, Didask. 183.74 sq : “Aussi faut-il représenter l’amour comme un démon plutôt que comme un dieu, puisqu’ il n’entre jamais dans un corps terrestre, mais qu’il transmet aux hommes ce qui vient des dieux et réciproquement;” de même Apulée, lorsqu’il évoque les démons qui n’ont jamais été incarnés, donne pour exemples Somnus et Amor (De Plat. I. 16. 154-155) ; mais, dans son développement sur l’amour (ibid. II. 14. 239sq.), les choses se compliquent et sont distinguées trois formes d’amour, l’amour ignoble qui est

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la tradition platonicienne n’était pas assez complexe pour que, plus tard, Plotin se demande, dans son traité 50 (Énnéades 3.5), si Éros est un Dieu ou un démon ou un état de l’âme85 et s’efforce de concilier ces trois interprétations. Or il faut noter que, pour examiner ces trois possibilités, il sépare son exposé en deux parties, distinguant l’amour-état de l’âme et l’ amour-être divin, lequel se subdivise à nouveau en daimôn et theos selon le niveau de réalité auquel on se situe: on retrouve, associés dans une vision stratifiée de la réalité, les deux aspects disjoints dans l’alternative de Plutarque. Cette subdivision, qui n’est donc pas philosophiquement infondée, est par ailleurs fidèle aux emplois traditionnels du mot érôs, qui peut désigner une passion furieuse comme l’ amour philosophique le plus éthéré – c’est-à-dire, si l’on veut théoriser l’ usage, présenter l’amour comme un simple phénomène psychologique : passion funeste le plus souvent –86 ou comme un sentiment sublime qui n’est tel que parce qu’il a derrière lui, ou au-dessus de lui, un Dieu. De cette tradition, le débat rhétorique des Amours conservé dans le corpus de Lucien donne un bon témoignage: L’Amour est un dieu double qui n’arrive pas toujours par la même voie et dont le souffle allume dans nos âmes des feux bien différents. Mais l’ un, selon moi, ne s’occupe que de puérilités; aucune raison ne peut guider ses sentiments; il se concentre avec une grande violence dans les âmes des insensés; c’est de lui que viennent surtout les désirs qui les entraînent vers les femmes. Cet amour accompagne toujours la fougue éphémère et précipite d’un élan invincible vers l’objet de la quête. Quant à l’ autre Amour, ancêtre de l’âge d’Ogygès, vision vénérable et spectacle tout à fait sacré, propagateur des saines passions, de son souffle il pénètre en douceur dans les âmes de chacun; et quand ce dieu nous est propice, nous goûtons la volupté mêlée à la vertu. Car, en vérité, l’ Amour, selon le mot du poète tragique, a deux souffles différents et sous un même nom,

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une maladie du corps, l’ amour divin qui pénètre dans les âmes humaines deorum munere beneficioque concessus, adspirante caelesti cupidine, et l’amour intermédiaire, résultant de la juxtaposition de l’ amour divin et de l’ amour terrestre. Περὶ ἔρωτος, πότερα θεός τις ἢ δαίμων ἢ πάθος τι τῆς ψυχῆς; Éros daimôn vient du Banquet, Éros theos et éros pathos viennent tous deux du Phèdre (respectivement 242E et 252B). Les commentateurs anciens (ce qui n’est pas étonnant) comme modernes (ce qui l’est plus) ne cherchent pas sur ce sujet à replacer les conceptions défendues par Platon dans le contexte propre à chaque dialogue : dans le Banquet la réflexion sur le metaxu et la peinture de l’ Amour comme philosophe excluent d’ en faire un Dieu; un Dieu serait sophos et on ne pourrait identifier Socrate à lui. D’ après les fragments, ce devait être l’ optique du περὶ ἔρωτος : voir infra ch. 7.

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il engendre des passions opposées. De même la Pudeur est une double divinité, tout à la fois utile et pernicieuse: Pudeur à l’ envi sert ou perd les hommes. Une seule lutte, n’en parlons point ! Ici-bas Il en est deux; l’une sera louée de qui la comprendra, Condamnons l’autre. Distance partage leur double cours. Ainsi, l’on ne doit pas s’étonner que l’on ait donné à la passion une dénomination qui ne convient qu à la vertu et que l’ on ait appelé Amour la volupté déréglée et la sage bienveillance.87 Cette différence se fait jour aussi dans les commentaires totalement opposés que Plutarque fait – dans les fragments du Περὶ ἔρωτος que nous a conservés Stobée et dans notre Érotikos – des mêmes vers de Ménandre: “L’amour est un kairos de l’âme…” Le premier texte, dans l’esprit des petits traités parénétiques, approuve cette vision des choses: C’est bien et justement dit. Il faut en effet qu’ il y ait rencontre entre le patient et l’agent et une certaine disposition réciproque, car la force active est incapable de réaliser sa fin sans une disposition passive (qui l’accueille). Et il s’agit de bien viser le moment critique qui met juste à point en contact le principe naturellement actif avec l’ élément passif prêt à le recevoir. Fr. 134 Sandbach

Le fragment s’interrompt là, mais on peut supposer que cette analyse amenait à déterminer dans quelles conditions on doit se trouver pour ne pas se laisser entraîner à une passion dont la cause est intérieure ; au contraire, dans l’Érotikos, Plutarque introduit la citation d’un “Non, je ne comprends ni ne conçois ce que Ménandre dit” et la rectifie aussitôt: “en réalité c’ est le Dieu qui est cause de tout, s’emparant de l’un et laissant l’ autre ;”88 la cause est extérieure et c’est comme enthousiasme que l’ amour prend toute sa valeur. L’ introduction de la théorie platonicienne89 de la mania illustre bien l’ effort de Plutarque pour magnifier l’amour et éviter sa réduction à une passion funeste: En ce qui concerne la mania, il en existe une forme qui vient du corps et se communique à l’âme et qui, produite par des humeurs malignes ou 87 88 89

Ch. 37, trad. de P. Maréchaux. 763Β9 : ἀλλ’ ὁ θεὸς αἴτιος τοῦ μὲν καθαψάμενος τὸν δ’ ἐάσας. Cf. Phdr. 265A, où sont distinguées deux formes de maniai – le développement de la forme pathologique peut aussi s’ inspirer de Ti. 86E-87A.

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par les effluves d’un fluide pernicieux et subtil, est une maladie grave et dangereuse; mais il en est aussi une seconde à laquelle la divinité n’est pas étrangère et qui ne vient pas de nous, une inspiration extérieure, qui dérange notre entendement et notre raison, dont l’ origine et le mouvement viennent d’une puissance supérieure: c’est ce qui porte le nom générique d’“enthousiasme.”90 Clair dans son énoncé, cet argument, qui constitue la réfutation la plus directe de l’attaque de Pemptidès, intervient cependant bien loin dans la réponse de Plutarque: c’est que la lumière s’est concentrée d’ abord sur ce qui est le point essentiel, la divinité, dont l’importance primordiale ressort du mouvement même de la discussion. Lorsqu’ils ont lancé le débat, Protogène et Daphnée se sont accordés pour poser l’unité de l’Amour, en le situant déjà dans une ambiance plus ou moins imprégnée de sacré: Protogène a parlé des “noms les plus beaux et les plus vénérables” (σεμνότατα, 750B11) et Daphnée a nié qu’ il y eût “d’union plus sacrée” (ἱερωτέρα, 750C2) que le mariage; pour tous deux, comme pour Plotin, comme aussi, d’après la fin du texte des Amours, pour Callicratidas, il n’est d’ Amour véritable que bon: la forme mauvaise, l’ epithymia qui ne vise que le plaisir, ne mérite pas le nom d’amour; c’est ce que conteste radicalement Pemptidès, qui réduit l’amour à un μανικώτατον πάθος indûment divinisé. Plutarque est ainsi invité par lui à une réflexion morale – comment a-t-on pu se laisser entraîner à cela? –, mais ce n’est pas du tout dans cet esprit qu’ il répond ; il ne parle pas d’abord de pathos, mais de theos, et voit dans la question de son ami une remise en cause de tout l’édifice religieux. Comme dans De Iside et Osiride, il souligne le danger d’“ébranler l’inébranlable,”91 récuse les interprétations allégoriques ou evhéméristes qui “effacent” les divinités,92 puis insiste sur la bonté divine et le patronage qu’apportent les dieux à chacune de nos activités et de nos tendances. Après avoir demandé à Pemptidès sur le rôle d’ Arès, et en avoir convenu qu’il ne se confondait pas avec le thymoeides en nous,93 mais le réglait, Plutarque peut lui présenter, en antithèse, la tendance patronnée 90

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758D9-E5 : μανία γὰρ ἡ μὲν ἀπὸ σώματος ἐπὶ ψυχὴν ἀνεσταλμένη δυσκρασίαις τισὶν ἢ συμμίξεσιν [ἢ] πνεύματος βλαβεροῦ περιφερομένου τραχεῖα καὶ χαλεπὴ καὶ νοσώδης· ἑτέρα δ’ ἐστὶν οὐκ ἀθείαστος οὐδ’ οἰκογενής, ἀλλ’ ἔπηλυς ἐπίπνοια καὶ παρατροπὴ τοῦ λογιζομένου καὶ φρονοῦντος ἀρχὴν κρείττονος δυνάμεως ἀρχὴν ἔχουσα καὶ κίνησιν, ἧς τὸ μὲν κοινὸν ἐνθουσιαστικὸν καλεῖται πάθος – tous les mots sont importants dans la seconde définition, qui débouche sur cette alliance de mots qu’ est ἐνθουσιαστικὸν πάθος, qui concilie θεός et πάθος. La même expression, τὰ ἀκίνητα κινεῖν, se lit en 756B et en De Is. et Os. 359E. À nouveau le même verbe (διαγράφειν) se lit en 757C et en De Is. et Os. 377D. Cette réponse cadre mal avec l’ étiquette d’ Épicurien qu’on a souvent voulu lui appliquer.

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par Éros comme τὸ φιλητικὸν καὶ κοινωνικὸν καὶ συνελευστικόν (757C11-12) ; les chapitres 14-16 se développent ensuite en une succession ininterrompue de raisonnements a fortiori, montrant que, si la chasse réelle est patronnée par une déesse, la chasse amoureuse doit l’être aussi; que, si la culture est protégée, le développement de l’être humain doit l’être aussi ; que, si un dieu s’ attache à toutes les nécessités de la vie, l’amour est celle qui le mérite le plus. Le chapitre 16 poursuit dans le même style que, si les trois autres formes de philiai ont un dieu, la philia érotique ne saurait en être privée94 avant d’ introduire solennellement la théorie platonicienne de la mania : en d’ autres termes, ce n’est qu’après avoir bien ancré l’idée que l’amour se développe sous l’ égide d’un dieu, en n’utilisant que les aspects positifs de l’ amour et son image de philia, que Plutarque aborde enfin son côté passionné, pour en faire, dans l’ esprit même du Phèdre, le signe de l’intervention divine. La conclusion s’ impose et réconcilie theos et pathos en montrant l’âme “comme portée sur un flot de passion en même temps que le dieu.”95 Le thème revient encore pour couronner l’évocation des bienfaits qu’ Éros apporte, non à l’aimé, car ils sont évidents, mais à l’ amant. L’exposé commence sur un plan moral, en évoquant la générosité, la bonté qu’ Éros développe chez l’amant (762B-E), mais il s’attache bientôt au bouleversement que produit chez l’amant la vision de l’aimé, illustré par la célèbre ode de Sappho que Plutarque invite Daphnée à réciter et qu’ il commente en ces termes sans équivoque: ⟨οὐ⟩ θεοληψία καταφανής; οὗτος οὐ δαιμόνιος σάλος τῆς ψυχῆς (763A7-8); commentaire qui prélude d’abord à la citation de Ménandre, puis à la conclusion grandiose qui célèbre l’accord exceptionnel de toute la tradition sur la divinité d’Éros: “il n’est qu’un dieu sur lequel leur accord est constant et unanimement l’élite des poètes, des législateurs et des philosophes inscrivent Éros au nombre des dieux,96 “d’une seule voix le célébrant hautement,” comme, selon Alcée, les Mytiléniens, quand ils choisissaient Pittacos pour tyran.”97

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Ce passage (758CD) est intéressant, car il emprunte déjà à l’enseignement platonicien, si l’ on en croit Diogène Laërce (3.81), mais en ajoutant à la liste “normale” des trois philiai, la forme “érotique” qui intéresse Plutarque. 759D5 : καθάπερ ἐπὶ κύματος τοῦ πάθους ἅμα θεῷ φερομένη. Cette inscription s’ oppose aux imputations de bâtardise de la première partie (750F et 751F, déjà rejetées en 756C). 763E5-10 : περὶ ἑνὸς βεβαίως ὁμογνωμονοῦσι καὶ κοινῇ τὸν Ἔρωτα συνεγγράφουσιν εἰς θεοὺς ποιητῶν οἱ κράτιστοι καὶ νομοθετῶν καὶ φιλοσόφων ‘ἀθρόᾳ φωνᾷ μέγ’ ἐπαινέοντες’ ὥσπερ ἔφη τὸν Πιττακὸν ὁ Ἀλκαῖος αἱρεῖσθαι τοὺς Μυτιληναίους τύραννον. Significativement, Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, choisit comme sous-titre pour ce passage “Apothéose de l’ Amour.”

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Cet ancrage dans la tradition se retrouve encore dans la dernière partie consacrée à l’amour conjugal, où, pour confirmer l’ importance de l’ amour charnel dans l’union des époux, Plutarque s’appuie sur le nom d’ “Harmonie” donné par les Delphiens à Aphrodite, sur l’emploi par Homère du mot philotès et sur la loi de Solon imposant aux époux de s’unir au moins trois fois par mois afin de “renouveler leur mariage en effaçant les griefs accumulés au fil des jours au moyen de cette marque d’affection” (769B1-2).98 On touche là un des points importants de la représentation d’Éros.

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Le dieu de la tradition

Conclue sur l’image triomphale d’Éros amené de l’ Hélicon à l’ Académie par Hésiode, Platon et Solon réunis, la réponse de Plutarque à Pemptidès avait commencé par une défense énergique de la patrios pistis99 menacée par la suspicion, et l’auteur semble attirer lui-même l’attention du lecteur sur cet encadrement par une introduction rhétorique insistante: “Ce qu’ il eût été plus à propos de dire au début, maintenant non plus “puisque cela me vient à l’ instant sur les lèvres,” selon l’expression d’Eschyle, il ne faut pas, je crois, le passer sous silence” (763B). Ainsi, non seulement la divinité d’ Éros est affirmée à chaque extrémité du développement, mais elle est en même temps solidement ancrée dans la tradition. Entre les deux, l’atmosphère sacrée, que préparaient les premières remarques de Protogène et Daphnée, s’ accuse : ce sont les érastes qui défendent leurs aimés “comme des sanctuaires inviolables et sacrés;”100 Alceste, femme privée du secours d’Arès, qui puise son héroïsme dans la “possession d’Éros”:101 son exemple montre qu’Éros peut triompher même d’ Hadès et les amants deviennent alors “les sectateurs et les initiés d’ Éros,”102 participant à des Mystères supérieurs encore aux Mystères d’ Éleusis. Cette atmosphère religieuse et mystique se prolonge et s’ accentue avec l’ évocation du cortège d’Éros célébré par la tradition et s’avançant au milieu de couples dont l’union “est comme portée par des ailes vers ce qui est le plus beau et

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Comme il a adapté la théorie platonicienne des philiai à son propos, Plutarque gauchit ici quelque peu la législation de Solon, car cette obligation n’était faite que pour les mariages avec des filles épiclères, sans doute pour mieux assurer la naissance d’héritiers (cf. Sol. 20.4). Sur cette notion délicate, voir infra ch. 17. 760C4-5 : ὥσπερ ἱεροῖς ἀσύλοις καὶ ἀθίκτοις. 761E9 : ἡ δ’ ἐξ Ἔρωτος κατοχή… 762A1 : τοῖς Ἔρωτος | ὀργιασταῖς καὶ μύσταις.

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divin.”103 Elle prépare le développement sur l’Éros platonicien, lui-même objet d’un “discours sacré,”104 Éros “chaste et divin,”105 qui montre dans les beaux objets d’amour des miroirs “mortels des choses divines”106 lorsque ceux-ci ont conservé “quelque trace du divin.”107 Alors – retour du thème suggéré à la fin du premier mouvement – il est possible de retrouver le beau absolu et divin108 et le passage s’achève sur une nouvelle vision du Phèdre, beaucoup plus développée, où le “véritable amoureux… porte des ailes et célèbre continuellement les mystères de son dieu qu’il escorte en dansant dans le ciel.”109 Ainsi poussée à son point le plus extrême dans ces ultimes chapitres du discours central,110 cette sacralité ne disparaît pas lorsque l’ on revient à l’ amour conjugal: dans le même esprit que Daphnée, Plutarque fait de l’ union charnelle, source de la philia, une “participation commune à de grands mystères”111 et de ceux qui aiment, les “hiérodules” du Dieu.112 C’ est que, après le discours central, aimer, ἐρᾶν, n’est pas autre chose qu’être habité par le Dieu ; de là l’ affirmation que “dans le mariage, aimer est un plus grand bien qu’ être aimé”113 et le conseil donné à la femme mariée de “sacrifier à Éros.”114

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763F6-7 : ὑποπτέρου φερομένης ἐπὶ τὰ κάλλιστα τῶν ὄντων καὶ θειότατα, à comparer à Phèdre 246A : δυνάμει ὑποπτέρου ζεύγους… ἡμῖν ὁ ἄρχων συνωρίδος ἡνιοχεῖ. Plus exactement, Soclaros reproche à Plutarque de se dérober, οὐ δικαίως χρεωκοπῶν, εἴ γε δεῖ τὸ φαινόμενον εἰπεῖν, ἱερὸν ὄντα τὸν λόγον (764A2-4) et comme il lui demande de parler de l’ accord des mythes égyptiens avec la doctrine platonicienne, c’est aussi bien les premiers qui pourraient être désignés comme “discours sacrés,” mais en réalité Plutarque ne va parler que de Platon. L’ âme est définitivement engluée dans le sensible ἂν μὴ τύχῃ θείου καὶ σώφρονος Ἔρωτος… (764F8-9). 765B1-2 : οὕτως ἡμῖν ὁ οὐράνιος Ἔρως ἔσοπτρα καλῶν καλά, θνητὰ μέντοι θείων… (δείκνυσι). 765D4-5 : ὅπου δ’ ἂν ἔχωσιν ἴχνος τι τοῦ θείου… 765F6-7 : εἰς τὸ θεῖον καὶ ἐράσμιον καὶ μακάριον ὡς ἀληθῶς ἐκεῖνο καὶ θαυμάσιον καλόν, et 766A7 : ἀνακλᾶται πρὸς τὸ θεῖον καὶ νοητὸν καλόν. 766B7-10 : ὁ γὰρ ὡς ἀληθῶς ἐρωτικὸς… ἐπτέρωται καὶ κατωργίασται καὶ διατελεῖ περὶ τὸν αὑτοῦ θεὸν ἄνω χορεύων καὶ συμπεριπολῶν. Ou, du moins, dans ce qui constitue pour nous les ultimes chapitres, puisque nous n’avons pas la fin du discours ; néanmoins l’ introduction qui nous est conservée montre que, si l’ on quittait les sommets platoniciens, l’ accent était toujours mis sur la puissance du Dieu (“Éros, à l’ instar des autres dieux, comme dit Euripide, “se plaît à recevoir les hommages des hommes” et s’ irrite dans le cas contraire…,” 766C). 769A1-2 : ὥσπερ ἱερῶν μεγάλων κοινωνήματα. 768B1 : καθάπερ ἱερόδουλοι; que cet élément ait joué ou non dans le choix de l’exemple, le fait que Camma soit une prêtresse d’ Artémis et que la scène de mort se joue près de l’autel s’ accorde bien avec cette atmosphère sacrée. 769D11 : τὸ γὰρ ἐρᾶν ἐν γάμῳ τοῦ ἐρᾶσθαι μεῖζον ἀγαθόν ἐστι, à comparer à Smp. 180B, sur la divinité supérieure de l’ amant, habité par le Dieu. 769D6 : τῷ Ἔρωτι θύειν.

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“Sacrifier à Éros”: le conseil, qui transpose la recommandation que Platon faisait au sombre Xénocrate de “sacrifier aux Grâces,” est ici pris au figuré. Mais le texte s’ouvre sur un sacrifice véritable: celui que la jeune épouse de Plutarque est venue faire avec lui à l’occasion des fêtes d’ Éros, les Érotideia, célébrées à Thespies, sans doute pour remercier le Dieu d’ avoir réconcilié leurs familles.115 Le Dieu dont il est question dans tout le texte n’est ainsi pas seulement le dieu d’Hésiode, de Solon et de Platon, mais le dieu d’ une tradition vivante. Rien n’est plus éclairant que la conclusion que tire Plutarque après s’ être évertué à prouver à Pemptidès la divinité d’ Éros : J’affirme donc en résumé que l’enthousiasme des amants n’est pas concevable sans un dieu, et qu’il n’a pas d’autre dieu comme protecteur et cocher que celui dont nous célébrons en ce moment la fête et à qui nous sacrifions.116 Située au cœur du discours le plus “théorique” de l’Érotikos, cette remarque invite à donner toute sa valeur à la mise en scène choisie par Plutarque. Lui qui cède si souvent la parole à son frère Lamprias, il a fait ici de son fils le narrateur du dialogue, c’est-à-dire du fruit d’une union avec Timoxéna qui, au temps du dialogue, en était encore à ses débuts et dont il est la preuve vivante de la pérennité. Le texte commence ainsi avec un jeune couple fraîchement marié, venu sacrifier à Éros, et s’achève sur le cortège nuptial d’ un autre couple, celui d’Isménodore et de Bacchon, qui s’en va vers le sanctuaire du Dieu sous la conduite de Pisias: dans les deux cas, le Dieu apparaît bien comme le protecteur de l’union, celui que remercie le couple déjà uni, celui qui mène les opérations pour faire aboutir l’union du second. Jeune marié, Plutarque, qui se fera le défenseur du dieu, est présenté par Pisias, non sans quelque ironie, comme “entièrement consumé et (assez) rempli de feu”117 (752D) pour contaminer Daphnée, en passe de fondre pour Lysandra: il serait tentant de penser qu’ainsi, à travers Plutarque, c’est Éros qui s’exprime, de même que, selon lui,

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749B : le texte n’est pas très clair et l’ on n’arrive pas à définir nettement ce qu’était “la” brouille (Plutarque emploie l’ article défini) survenue entre les deux familles et si elle concernait leur mariage, qui aurait, grâce au Dieu, triomphé de certains obstacles; l’ hypothèse est aussi séduisante qu’ invérifiable. En tout état de cause, il faut souligner le rôle important que Plutarque réserve à sa femme : καὶ γὰρ ἦν ἐκείνης ἡ εὐχὴ καὶ ἡ θυσία. 759D6-8 (le style rapelle celui de Phèdre concluant aussi son discours dans le Banquet): Λέγω δὴ κεφάλαιον, ὡς οὔτ’ ἀθείαστον ὁ τῶν ἐρώντων ἐνθουσιασμός ἐστιν οὔτ’ ἄλλον ἔχει θεὸν ἐπιστάτην καὶ ἡνίοχον ἢ τοῦτον, ᾧ νῦν ἑορτάζομεν καὶ θύομεν. 752D8-9 : συνδιακεκαυμένῳ καὶ γέμοντι πυρός.

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Platon n’a été que l’instrument des Muses.118 Or les Muses jouent aussi un rôle important dans notre texte, puisque le dialogue se déroule en dehors de la ville, “auprès des Muses,”119 loin de l’agitation et des querelles, dans un lieu propice à la philosophie et sans doute à Éros: son action n’est-elle pas présentée comme “diamétralement opposée” à celle d’ Arès?120 Et n’est-il pas au contraire le compagnon des Muses, comme des Grâces et d’ Aphrodite (758C)? Le cadre correspondrait assez bien à l’état d’esprit que Daphnée prête à Solon lorsqu’il écrivait “Maintenant je me plais aux travaux de Cypris, de Dionysos et des Muses, qui apportent aux hommes la joie”: loin des tempêtes juvéniles des amours pédérastiques, le Sage aurait alors trouvé refuge “dans la bonace du mariage et de la philosophie,”121 une association qui peut paraître paradoxale et qui correspond au propre choix de Plutarque. C’ est ainsi que, en l’ absence de dédicace explicite, on peut lire le texte aussi bien comme une contribution de Plutarque à la fête du Dieu que comme un hommage à Timoxéna:122 les deux ne sauraient s’exclure, puisqu’un mariage heureux est la manifestation concrète de la puissance et de la bonté du Dieu que Plutarque célèbre dans son discours central et qu’il montre à l’œuvre dans l’éloge final du mariage. Pour mieux les cerner, il faut revenir aux liens du Dieu avec le pathos amoureux et approfondir sa puissance, qui en fait le maître (δεσπότης) des amoureux, et sa bonté, qui en fait un maître (διδάσκαλος) de sôphrosynè.

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Les bienfaits d’Éros (1): la lumière de l’ amour

Patronnés par un Dieu, les symptômes de l’amour chantés par la poésie lyrique deviennent, comme dans le Phèdre, les signes mêmes de l’ enthousiasme, les germes d’une union profonde et durable. Les images traditionnelles de lumière et de chaleur permettent ainsi à Plutarque de “fondre” dans une même perspective psychologie de l’amant, désir platonicien et union conjugale. Daphnée évoque rapidement d’entrée l’Éros conjugal, qui “rallume par des naissances 118 119

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764A6-8 (dans les sollicitations de Soclaros qui ouvrent 19-20): τὰ μὲν οὖν ἀριζήλως εἰρημένα Πλάτωνι, μᾶλλον δὲ ταῖς θεαῖς ταύταις διὰ Πλάτωνος, ὦγαθέ, μηδ’ ἂν κελεύωμεν εἴπῃς. 749C8 : κατηυλίσαντο παρὰ ταῖς Μούσαις; c’ est aussi sur elles qu’a commencé le texte (cf. 748F3: Ἐν Ἑλικῶνι παρὰ ταῖς Μούσαις – précision apportée dès ses premiers mots par Autoboulous, alors que Flavien lui a simplement demandé Ἐν Ἑλικῶνι φής, ὦ Αὐτόβουλε, τοὺς περὶ Ἔρωτος λόγους γενέσθαι;) ; elles encadrent ainsi tout le “préambule.” Ce qui pourrait expliquer la récurrence des images guerrières pour évoquer ce qui se passe en ville (cf. 749C, 755B, 756A, 771D). 751E10-11 : ἔν τινι γαλήνῃ τῇ περὶ γάμον καὶ φιλοσοφίαν θέμενος τὸν βίον. C’ est une suggestion de Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour, 39.

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chapitre 2

notre nature qui s’éteint” (752A); à quoi peut répondre dans un élargissement cosmique, la célébration finale par Plutarque de “la nature (qui) montre que les dieux eux-mêmes ont besoin d’Éros”: ainsi “la Terre aime la pluie,” “le ciel la terre” et “le soleil la lune” (770A).123 Mais plus qu’ à la fécondité, c’ est aux effets sur l’âme que s’attache Plutarque tout au long du texte. L’amour apparaît d’abord comme une brûlure: il enflamme Isménodore, Plutarque et Daphnée (752D et 753A); il est “l’enthousiasme le plus chaud” (759A6, ἐνθουσιασμὸν πολὺ… θερμότατον), une “mania qui consume” (759B6, διακαύσασαν) et inscrit les images de l’aimé dans la mémoire “comme si elles étaient peintes à l’ encaustique et gravées avec du feu” (759C6, οἷον ἐν ἐγκαύμασι γραφόμεναι διὰ πυρός); mais c’est surtout dans la partie explicitement consacrée aux bienfaits qu’on le voit comme éclairer de l’intérieur l’amant grâce à une remarquable utilisation des citations. C’est d’abord un éclat extérieur qui se manifeste: “de même qu’il arrive que quand le feu est allumé, la maison est plus chère à voir, ainsi, semble-t-il, un homme devient plus rayonnant par la chaleur de l’ amour.”124 Cet éclat est mal apprécié par certains, dont l’ erreur permet à Plutarque d’intérioriser l’analyse: mais il arrive à la masse quelque chose qui défie la logique ; s’ ils voient de nuit une lueur dans une maison, ils pensent que c’ est divin et l’ admirent; mais quand ils voient une âme mesquine, basse et vile tout à coup s’emplir de sentiments nobles et élevés, d’ honneur, de générosité, ils ne se sentent pas obligés de dire comme Télémaque : Assurément il y a un Dieu à l’intérieur.125 Cette métamorphose de l’amour, qui trouve sa pleine mesure dans la description platonicienne des chapitres 19-20, est la comparaison-opposition avec le soleil. Un premier rapprochement, superficiel, reprend les éléments déjà indiqués : le Soleil comme Éros dispensent “rayonnement et chaleur,” l’ un au corps, 123 124 125

On peut à nouveau, dans ce jeu d’ échos entre la première et la troisième partie, voir un effet de structure embrassée. 762D6-8 : αἰθομένου γὰρ πυρὸς γεραρώτερον οἶκον ἰδέσθαι, ⟨συμβαίνει⟩ καὶ ἄνθρωπον ὡς ἔοικε φαιδρότερον ὑπὸ τῆς ἐρωτικῆς θερμότητος. 762D8-E4 : ἀλλ’ οἱ πολλοὶ παράλογόν τι πεπόνθασιν· ἂν μὲν ἐν οἰκίᾳ νύκτωρ σέλας ἴδωσι, θεῖον ἡγοῦνται καὶ θαυμάζουσι· ψυχὴν δὲ μικρὰν καὶ ταπεινὴν καὶ ἀγεννῆ ὁρῶντες ἐξαίφνης ὑποπιμπλαμένην φρονήματος ἐλευθερίας φιλοτιμίας χάριτος ἀφειδίας, οὐκ ἀναγκάζονται λέγειν ὡς ὁ Τηλέμαχος· ἦ μάλα τις θεὸς ἔνδον. Cette conclusion est corroborée par l’exemple de Sappho, qui elle aussi exhale dans ses vers sa chaleur intérieure (762F7, ἀναφέρει τὴν ἀπὸ τῆς καρδίας θερμότητα) et y dit φλέγεσθαι τὸ σῶμα (763A3).

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l’ autre à l’âme;126 mais le contraste s’accuse vite entre le monde physique et sensible d’un côté, le monde spirituel de l’intelligible de l’ autre. Éros n’est “lumière que des beaux objets” (764D1, μόνων τῶν καλῶν φέγγος)127 et cette lumière, s’intériorisant, se communique à la mémoire “enflammée” (765B5, ἀναφλεγομένην) en un phénomène de réminiscence que Plutarque, grâce à la comparaison de l’arc-en-ciel, interprète en termes d’ optique comme un phénomène de réfraction:128 l’amant “est réfracté vers la beauté divine et intelligible” et le contact de la beauté physique ne fait qu’ enflammer encore davantage son esprit (766Α10, ἐκφλέγεται τὴν διάνοιαν) ; c’ est lui-même, tout entier, qui “se rallume à la beauté” intelligible (765D7, ἀναλάμπουσι) et devant cette lumière s’emplit d’un désir dont Plutarque souligne l’ activité.129 Cet éclat extérieur de la beauté qui suscite l’ amour réapparaît dans la dernière partie consacrée à l’amour conjugal. S’attachant à démontrer qu’ on peut aussi éprouver de l’amour pour les femmes, Plutarque cite expressément deux théories philosophiques de la naissance de l’amour, la théorie épicurienne, qui ne fait l’objet d’aucun commentaire (766E), puis la théorie platonicienne avec ses “belles et saintes réminiscences qui nous rappellent à la véritable, divine et olympienne beauté de l’au-delà,” plus développée, qui lui permet d’évoquer “les traces d’une âme éclatante” (766F3-4, ἴχνη λαμπρᾶς ψυχῆς), qui transparaissent dans la beauté physique; mais il ajoute encore, sans la désigner nommément, la “manifestation (ἔμφασιν) des dispositions naturelles à la vertu” (767B4) chère à l’école stoïcienne et, pour soutenir qu’ elle existe aussi chez les femmes, utilise à nouveau judicieusement la poésie et les images lumineuses. Ayant approuvé les vers d’Eschyle: “En voyant l’œil plein de feu (φλέγων ὄφθαλμος) d’une jeune femme / Je sais bien qu’à l’amour d’ un homme elle a goûté,” il fait ressortir l’illogisme qu’il y a à penser que les marques d’ un caractère akolastos s’impriment sur le visage et à refuser que la lumière d’ un caractère sôphrôn s’y montre (κοσμίου καὶ σώφρονος φέγγος, 764B11). Mais il n’arrête pas là l’analyse; au contraire l’évocation des débuts de l’ amour lui sert de prétexte à en suivre le développement et l’épanouissement.

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764B11-13 : αὐ⟨γὴ⟩ δὲ καὶ θερμότης γλυκεῖα καὶ γόνιμος ἡ μὲν ἀπ’ ἐκείνου φερομένη σώματι παρέχει τροφὴν καὶ φῶς καὶ αὔξησιν, ἡ δ’ ἀπὸ τούτου ψυχαῖς. À comparer au privilège que le Phèdre accorde à la beauté d’être “ce qui se manifeste avec le plus d’ éclat et qui suscite le plus d’ amour” (250D). Il joue ainsi sur les mots ἀνάκλασις / ἀνάμηνσις. 766Α10-Β1 : (les erôtikoi) οὔτε μετὰ σωμάτων ὄντες ἐνταῦθα τουτὶ τὸ φῶς ἐπιποθοῦντες κάθηνται.

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chapitre 2

Les bienfaits d’Éros (2): l’épanouissement de la sôphrosynè

Ainsi, de même que dans la partie “mystique” centrale est dépeint à plusieurs reprises le mouvement d’ anodos de l’âme, annoncé en 762A comme la victoire d’Éros sur Hadès, repris dans l’évocation d’Éros mystagogue en 765A et détaillé à l’occasion des comparaisons avec l’“initiation” géométrique (765AB), puis avec l’arc-en-ciel (765F) ou, mieux encore, à l’intérieur des peintures contrastées des bons et des mauvais amants (765CD et 766AB), de même la lente fusion des époux revient avec insistance dans les derniers chapitres, reprenant et explicitant à la fois la remarque que Plutarque avait faite dès sa première intervention sur les difficultés qu’une union avait à se maintenir (μόλις συνεχομένην, 752D1) sans les liens d’Éros et qu’il avait complétée un peu plus loin en évoquant les orages qui secouaient dans les débuts les couples juvéniles, malgré, ou plutôt à cause d’Éros.130 Au commencement, explique-t-il ici, l’ amour physique est certes source de douleur, mais c’est pour permettre à la fois la conception d’enfants et l’union des époux: le texte parle de μῖξις (769E7), un “mélange,” qui, au fil du temps, après la décantation des premiers troubles,131 va gagner en stabilité et devenir “l’union intégrale” des physiciens, parvenant à une unité que seul Éros est susceptible de donner (769F). On a là une variation, plus appuyée et couronnée par le beau mot d’ ἑνότης (769F8), de l’ évolution déjà dessinée au chapitre 21, où Plutarque expliquait que d’abord celui que l’ amour a envahi conservera les principes du “mien” et du “non-mien” et que ne parviendront à la véritable communauté que “ceux qui, bien que séparés physiquement, de force, réunissent et fondent leurs âmes, ne voulant ni ne pensant plus être deux.”132 L’union ainsi scellée n’a pas qu’une dimension affective; elle a aussi une haute valeur morale. C’est pourquoi, après avoir évoqué cette fusion, gage de stabilité, Plutarque introduit aussitôt comme second point (ἔπειτα, 767E4) ce 130 131

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754C8-10 : ἐν ἀρχῇ δὲ κυμαίνει καὶ ζυγομαχεῖ, καὶ μᾶλλον ἂν Ἔρως ἐγγένηται [καὶ] καθάπερ πνεῦμα κυβερνήτου μὴ παρόντος ἐτάραξε καὶ συνέχεε τὸν γάμον. Ils sont évoqués par une double comparaison, avec les liquides, mais aussi avec les études (ταράττει δὲ καὶ μαθήματα παῖδας ἀρχομένους καὶ φιλοσοφία νέους, 769E8-9), qui n’est pas sans rappeler la comparaison centrale avec la géométrie (765A). 767E1-3 : οὐ γὰρ ἁπλῶς κοινὰ τὰ φίλων ἀλλ’ οἳ τοῖς σώμασιν ὁριζόμενοι τὰς ψυχὰς βίᾳ συνάγουσι καὶ συντήκουσι, μήτε βουλόμενοι δύ’ εἶναι μήτε νομίζοντες; le détail du texte est malheureusement rendu incertain par une lacune (Hubert édite οὐδὲ πάντων, Flacelière suit Pohlenz et choisit οὐδ’ ἐρώντων) ; G. Zuntz, “Notes on Plutarch’s Moralia,”RM 96 (1953) 234235, propose de corriger ὁριζόμενοι en ἑνίζόμενοι, ce qui donne à penser qu’il a rapproché les deux passages, mais il n’ explique pas pourquoi il veut introduire dès le premier passage cette notion d’ unité, déjà très présente dans les préverbes (συνάγουσι καὶ συντήκουσι) comme dans les participes conclusifs qui marquent, en une belle progression, la volonté, pis la conviction de ne plus faire qu’ un.

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que nous traduisons, faute de mieux, par “fidélité réciproque,” mais qui est exprimé en grec par le mot σωφροσύνη πρὸς ἀλλήλους (767E4). Ayant jeté le thème en tête de phrase, il en développe une première forme : celle qui résulte de la contrainte sociale (ἡ μὲν ἔξωθεν), et qui est évidemment une forme inférieure; on s’attendrait à trouver ensuite la définition d’ une seconde forme, supérieure.133 Or il rompt la construction, ou plutôt substitue directement à cette “autre” Éros, dans un second membre de phrase qui exalte sa haute valeur morale: Mais Éros a en partage tant de maîtrise de soi, de décence et de fidélité que, même si d’aventure il atteint une âme akolastos, il la détourne de ses autres amoureux et, détruisant son orgueil et brisant son insolence pour lui apporter pudeur, silence, calme et bonne tenue, ne la rend plus attentive qu’à un seul.134 Exclusivité de l’amour encore, mais aussi métamorphose, remarquable entre toutes, puisque chacune des qualités nouvelles s’ oppose au dérèglement initial; métamorphose qui rappelle et prolonge, dans son style même, les métamorphoses des chapitres de la partie centrale (17-18) consacrés aux bienfaits d’Éros: il y était question de générosité, de bonté données par l’ amour aux âmes les plus mesquines, mais l’évocation avait très vite quitté le plan éthique pour revenir au plan spirituel et évoquer la dépossession de soi, l’ arrachement au quotidien, comme preuve de la divinité d’Éros.135 On a donc ici une sorte de complément où est exaltée la plus belle des vertus morales qu’ Éros puisse donner, une vertu qui est précisément l’antithèse de la passion débridée à quoi ses adversaires voudraient le réduire.136 Quelle meilleure réponse que d’ en faire la source même de la sôphrosynè? Or ces rapports privilégiés avec la vertu si chère à Platon permettent aussi de tisser des liens plus étroits avec la partie centrale, où elle joue un rôle impor-

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Voir pour ce type de construction 758D9-E1: Μανία γὰρ ἡ μὲν ἀπὸ σώματος… ἑτέρα δ’ ἐστὶν…, ou 764B11-13 : αὐ⟨γὴ⟩ δὲ καὶ θερμότης… ἡ μὲν ἀπ’ ἐκείνου… ἡ δ’ ἀπὸ τούτου… 767E8-14 : Ἔρωτι δ’ ἐγκρατείας τοσοῦτον καὶ κόσμου καὶ πίστεως μέτεστιν, ὥστε, κἂν ἀκολάστου ποτὲ θίγῃ ψυχῆς, ἀπέστρεψε τῶν ἄλλων ἐραστῶν, ἐκκόψας δὲ τὸ θράσος καὶ κατακλάσας τὸ σοβαρὸν καὶ ἀνάγωγον, ἐμβαλὼν ⟨δ’⟩ αἰδῶ καὶ σιωπὴν καὶ ἡσυχίαν καὶ σχῆμα περιθεὶς κόσμιον, ἑνὸς ἐπήκοον ἐποίησεν. La rupture se produit en 762E5-6, avec une introduction sans équivoque: Ἐκεῖνο δ’ εἶπεν, ὦ Δαφναῖε, πρὸς Χαρίτων οὐ δαιμόνιον; μανικώτατον πάθος pour Pemptidès (755E6) et ἐπιθυμία ἀκαταστάτῳ καὶ πρὸς τὸ ἀκόλαστον ἐκφέρουσα τὴν ψυχήν pout Zeuxippe (767C4-6).

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tant;137 ainsi, au niveau métaphysique des retrouvailles avec le Beau comme au niveau éthique de l’union conjugale, l’accent est mis sur elle. Le mystagogue platonicien est un Éros “divin et sôphrôn” (764F9) et les véritables amants sont ceux qui, par le moyen d’un raisonnement sôphrôn accompagné de pudeur, absolument comme pour un feu, ont enlevé ce que cette passion pouvait avoir de furieux et n’ont conservé à l’âme que son éclat et sa lumière ainsi que sa chaleur.138 On voit bien ici comment s’articulent ardeur et sagesse: ayant établi désormais la divinité d’Éros et écarté le risque de le confondre avec une passion furieuse, Plutarque peut revenir à la forme négative de la mania, à laquelle pensait Pemptidès et que lui-même avait rapidement présentée en 758D pour ne traiter ensuite que des formes positives du Phèdre ; réapparaît alors l’ opposition traditionnelle entre bons et mauvais amants,139 ou, pour le dire comme lui, entre les polloi, qui, à l’instar d’Ixion, cherchent à empoigner un objet qui se dérobe et ne peuvent connaître qu’un plaisir mêlé de peine, et l’ amant euphyès et sôphrôn, qui y trouve l’occasion d’une élévation spirituelle et finit par rejoindre le cortège du Dieu (766A6). Cette opposition se retrouve dans la dernière partie : il n’est pas question de condamner en bloc la beauté ou l’amour des femmes en les associant systématiquement à une forme intempérante, et donc fausse, d’ amour – comme Protogène et sans doute Zeuxippe –, mais il faut, sur chacun de ces points, distinguer la femme akolastos de la femme sôphrôn. Ainsi la première utilise sa 137

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Au contraire, dans le feu de la polémique, Plutarque, dans son premier discours, à propos d’ Isménodore, a rejeté de la manière la plus expéditive les femmes sôphrones comme invivables (supra 54 et n. 45). 765B10-C2 : ὅσοι δὲ σώφρονι λογισμῷ μετ’ αἰδοῦς οἷον ἀτεχνῶς πυρὸς ἀφεῖλον τὸ μανικόν, αὐγὴν δὲ καὶ φῶς ἀπέλιπον τῇ ψυχῇ μετὰ θερμότητος. On ne la trouve pas encore à proprement parler dans le passage qui vient d’être cité, puisque à ceux qui ont su régler le feu de l’ amour s’opposent ceux qui “cherchent à éteindre de façon brutale et déraisonnable cette passion” – c’est une autre forme de mauvais erôtikoi, si l’ on veut, mais par défaut, par refus de l’amour; le heurt voulu entre πάθος et ἀλόγως, qui fait de la lutte contre la passion, et non de la passion, quelque chose de déraisonnable, a été relevé par Babut, Plutarque et le stoïcisme, 325, n. 4: faut-il voir les Stoïciens derrière ce groupe? La suite en tout cas incline davantage vers une réfutation de l’ épicurisme : au lieu d’ une douce chaleur, ils ne réussissent qu’à s’emplir de fumée et de trouble (Plutarque file l’ image avant de revenir à une notion plus psychologique, antithèse de l’ ataraxie) ou bien ils se ruent vers des plaisirs ténébreux et illégitimes (ce qui semble évoquer la Venus volgivaga de Lucrèce, qui doit soulager sans créer de liens amoureux durables, source de tourments : cf. De rerum nat. 4.1049-1076).

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beauté pour séduire et entraîner au seul plaisir, tandis que la seconde y voit un moyen de s’attacher son mari et de susciter de sa part les sentiments durables et profonds que sont l’ eunoia et la philia (769C). Aux deux cependant Éros peut accorder ses bienfaits et si, comme on l’a vu, il peut transformer même une âme dissolue,140 la femme chrèstè et sôphrôn se doit aussi de “sacrifier à Éros,” car “dans le mariage aimer vaut mieux que d’être aimé” (769D). Dans cet esprit, l’union charnelle cesse d’ être la marque définitive de l’ infériorité de l’amour des femmes, esclave du plaisir : il est important sans être l’essentiel de la relation conjugale et rien ne le dit mieux peut-être que la manière dont Plutarque, au long de son texte, redéfinit les rapports d’ Éros et d’Aphrodite. Ils sont inséparables, mais si Daphnée, suivant la vision la plus traditionnelle, fait d’Éros le serviteur d’Aphrodite,141 Plutarque tend à inverser les rapports; sans doute il souligne qu’on ne peut injurier Éros sans toucher à Aphrodite (756F), mais il explique aussi que la fécondité qui vaut à la déesse tant d’éloges “est ergon d’Aphrodite, mais parergon d’ Éros lorsqu’ il assiste Aphrodite” (756E): un préfixe fait toute la différence, et ce qui est œuvre essentielle d’Aphrodite n’est plus qu’œuvre secondaire pour Éros, qui apporte bien plus, la communion spirituelle qui fait tout le prix de l’ amour. Le discours central insiste ainsi sur la nécessaire présence d’ Éros pour donner de la valeur aux œuvres d’Aphrodite142 et utilise finalement les assimilations égyptiennes Isis-Aphrodite-Lune d’un côté, Osiris-Éros-Soleil de l’ autre, pour confirmer la supériorité du second.143 Après quoi, la hiérarchie établie, il peut reprendre la formulation de Daphnée et évoquer, dans ses réflexions sur le mariage, la nécessaire présence d’Aphrodite, en s’ indignant : “Qui supporterait de voir qu’on outrage Aphrodite en prétendant que, si elle se joint à l’amour et l’assiste, elle empêche la philia de naître?” (768E). L’union des époux est au contraire germe de philia, car – et le texte à nouveau s’ efforce, avec une belle image de germination, d’évoquer la communauté qui se crée – “si le plaisir est peu de chose,” essentielles sont “l’ estime, la complaisance, l’ affection réciproques et la fidélité qui s’épanouissent chaque jour à partir de ce germe.”144 Dans cette liste de nobles sentiments, un sort particulier doit être réservé d’abord à “la complaisance”: le beau mot de χάρις si malaisé à tra140 141 142 143 144

767E, cité supra 75 et n. 134 – et illustré par l’ example de Laïs. 752B1-3 : πῶς Ἔρως ἔστιν Ἀφροδίτης μὴ παρούσης, ἣν εἴληχε θεραπεύειν ἐκ θεῶν καὶ περιέπειν, τιμῆς τε μετέχειν καὶ δυνάμεως ὅσον ἐκείνη δίδωσιν; Outre 756E cité, voir 759E (conjectural mais dont le sens général paraît clair) et 759F. 764D7-9 : (la lune) ἀδρανὴς δὲ καθ’ ἑαυτὴν καὶ σκοτώδης ἡλίου μὴ προσλάμποντος, ὥσπερ Ἀφροδίτη μὴ παρόντος Ἔρωτος. 769A2-4 : καὶ τὸ τῆς ἡδονῆς μικρόν, ἡ δ’ ἀπὸ ταύτης ἀναβλαστάνουσα καθ’ ἡμέραν τιμὴ καὶ χάρις καὶ ἀγάπησις ἀλλήλων καὶ πίστις…

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duire sans l’affadir, avait été introduit par Daphnée comme l’ instrument de l’ union conjugale, mais défini, de façon limitée, comme “l’ acquiescement de la femme au désir de l’homme” (751D3-4) et repris sans commentaire par Plutarque comme le moyen, avec la πειθώ amoureuse, de cimenter la communauté des époux (752C13); en l’insérant dans cette liste et en le complétant par ἀλλήλων,145 il insiste bien sur l’idée de réciprocité inhérente à cette notion et si importante dans les relations amoureuses,146 lesquelles débouchent – second mot à relever147 – sur la πίστις. Attachement fidèle et indéfectible dont Empona sera l’exemple le plus éclatant,148 elle résume à elle seule toute la valeur morale d’un amour qui ne parvient à sa plénitude que par la durée.

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Les bienfaits d’Éros (3): les occurrences d’ εὐμενής

Tels sont les dons d’Éros, dont la bienveillance est soulignée par Plutarque dans chacun des types de développement qu’il lui consacre: l’ εὐμένεια apparaît pour articuler l’éloge central149 comme la forme que prend l’ attribut divin d’ὠφέλεια, en parfaite harmonie avec la tonalité de la première partie du discours où Plutarque soulignait, à l’intention de Pemptidès, la “monstrueuse ingratitude” qu’il y avait à mettre en doute ainsi la bonté divine ;150 la partie platonicienne prolonge cette idée en présentant Éros, sauveur et médecin, sous les traits d’un mystagogue bienveillant151 et on la retrouve encore dans l’ éloge du mariage, où Plutarque recommande à la femme sage de “sacrifier à Éros, afin que, installé au foyer, il veille avec bienveillance sur son mariage.”152 Enfin 145 146

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Il faut à l’ évidence faire porter le génitif sur les trois substantifs. Sur le problème posé par la réciprocité amoureuse aux penseurs de l’Antiquité, voir C. Calame, L’ eros dans la pensée grecque (Paris : Belin, 1997), en part. ch. 1, “L’Éros des poètes méliques,” 25-52, et, pour Platon, D. Halperin, “Plato and Erotic Reciprocity,” ClAnt 5 (1986) 60-80. On pourrait aussi s’ arrêter sur τίμη, car l’ estime dans le mariage est intervenue aussi dans le premier discours de Plutarque, qui répondait aux inquiétudes de Pisias de voir Bacchon réduit à un rôle secondaire par une épouse plus riche et plus âgée (voir 754A). Voir l’ insistance dans l’ introduction, qui présente des couples πάσης πίστεως κοινωνίαν πιστῶς ἅμα καὶ προθύμως συνδιαφερούσας (770C10-11). 762B1-2 : ἤδη τὴν πρὸς ἀνθρώπους εὐμένειαν καὶ χάριν ἐπισκοπῶ⟨μεν⟩. 758A4-6 : Ἢ καὶ τὸ λέγειν ταῦτα δεινόν ἐστι καὶ ἀχάριστον, ἀπολαύοντάς γε τοῦ θείου τοῦ φιλανθρώπου πανταχόσε νενεμημένου… ; on retrouve du côté humain – conformément à sa valeur de réciprocité – la notion de χάρις, présente dans l’ introduction des qualités du Dieu citée supra à la note précédente. 765A5 : εὐμενὴς οἷον ἐν τελετῇ παρέστη μυσταγωγός; les deux mots importants encadrent l’ expression et la présence secourable du Dieu est encore accentuée par le verbe. 769D6 : ὅπως εὐμενὴς συνοικουρῇ τῷ γάμῳ; on retrouve le préverbe qui, dans l’apologie de

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si l’on quitte la partie dialoguée pour considérer l’ action, là aussi, dans les dernières lignes, Éros apparaît comme celui qui a guidé avec bienveillance les événements;153 le metteur en scène, pour ainsi dire, du mariage d’ Isménodore et de Bacchon; le responsable, sans doute, de la conversion spectaculaire de Pisias, signe incontestable d’une puissance que Plutarque s’ en va adorer et qui est le second attribut essentiel de la divinité. C’est ainsi que, à la fin de son discours central, revenant après l’évocation du telos platonicien de l’ amour à des histoires concrètes, il introduit la punition de Gorgo en soulignant que, si Éros est “le plus bienveillant (des dieux) à qui l’accueille comme il convient, il pèse de tout son poids sur ceux qui, dans leur infatuation, le repoussent.”154 Particulièrement éclatante dans sa vengeance, cette puissance néanmoins irrigue tout le texte et mérite de conclure l’étude de cette célébration de la grandeur et des bienfaits d’Éros.

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La puissance universelle d’Éros

Cette puissance se manifeste d’abord par la manière dont Éros s’ empare des amants et, de même que l’adjectif εὐμενής revient dans tous les passages importants, de même on peut relever les occurrences des mots de la famille de λαμβάνειν. Dans l’histoire d’amour thespienne d’abord, Isménodore n’a pu agir que parce qu’une inspiration divine s’était emparée d’ elle (εἰληφέναι, 755E2): elle est la première illustration de la mania divine, qui va servir de preuve dans le discours central, d’abord de la divinité d’Éros, puis de sa puissance. Les vers de Sapho sont ainsi commentés comme marques d’ une θεοληψία évidente (763A7) et l’illogisme de l’amour qui fait que le même objet consume l’ un et laisse l’ autre de marbre est aussi le fait du Dieu qui choisit qui il veut toucher: εἴληπται δ’ εἷς ὁ ἐρωτικός (763B4); enfin le mariage, à son tour, ne peut que réussir, si le Dieu y met la main (ἐπιλαβόμενος, 770A1). Dieu qui s’empare de ceux qui lui sont voués,155 il se fait non seulement leur guide,156 celui qui “se met à leur tête pour les protéger,” si l’ on veut gloser un peu

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la divinité d’ Éros, dépeignait le patronage des dieux (συνεργός, 757D4; συνεπιθωΰσσει καὶ συνεξορμᾷ, 757D6 ; συνεφάπτεται, 757Ε2). Voir les dernières lignes du texte, citées n. 1. 766C5-6 : εὐμενέστατος γάρ ἐστι τοῖς δεχομένοις ἐμμελῶς αὐτὸν βαρὺς δὲ τοῖς ἀπαυθαδισαμένοις. Ce sens est suggéré par l’ emploi dans certains passages de ἐρωτικός plutôt que de ἐρῶντες: voir, en particulier, 766B – mais la chose n’ est pas sûre, ni même, peut-être, constante. À nouveau l’ idée apparaît d’ abord dans la démonstration initiale du discours central

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longuement ἐπιστάτης (758D2 et 759D7), mais aussi leur maître: le mot δεσπότης apparaît dans la réplique à Pemptidès, qui montre que la philia formatrice de l’amour des garçons “n’a pas comme guide et maître d’ autre dieu que le compagnon des Muses, des Grâces et d’Aphrodite, Éros” (758C4) et insiste sur l’ idée que la forme “érotique” de la philia ne saurait être ἀνόσιον ni ἀδέσποτον (758D4) avant de se conclure sur l’image triomphale d’ Éros proclamé unanimement par Hésiode, Platon et Solon “roi, archonte et harmoste” (763E11). Il revient surtout dans la célébration de l’indéfectible fidélité de ceux qu’ inspire Éros: “Nous savons aussi que d’humbles servantes fuient les embrassements de leurs maîtres et que de simples particuliers méprisent des reines, lorsqu’ ils ont installé Éros comme maître dans leur âme.”157 L’ opposition ainsi suggérée entre les maîtres temporels et le maître suprême qu’ est Éros se développe dans une comparaison avec le dictateur romain dont la nomination suspend toutes les autres archai : “De même, ceux en qui Éros s’est installé en maître, sont désormais libérés et affranchis des autres maîtres et gens qui les commandent, comme des hiérodules.”158 Les rapports de force dans le mariage qu’évoquait Pisias pour stigmatiser la volonté de puissance d’Isménodore159 avaient amené Plutarque à évoquer ironiquement les puissants qui s’étaient laissé subjuguer par d’ humbles esclaves, développant l’histoire de Sémiramis, présentée comme “la servant concubine d’un esclave né dans le palais” du “grand roi” Ninos, et qui, malgré une distance sociale si considérable,160 “réussit à le dominer et le méprisa au point de lui demander de la laisser un seul jour s’asseoir sur le trône ceinte du diadème et diriger les affaires.”161 Elle en profita alors pour le tuer et s’ emparer du pouvoir. La faiblesse de Ninos l’a fait succomber à la force d’ Éros,162 mais dans

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(ἡγεμών en 757D et 758C et ἀπευθύνει en 757E) et est reprise dans la seconde partie platonicienne avec ἀγωγὸς ἐπὶ τὴν ἀλήθειαν et μυσταγωγός (765A). 768Α6-8 : ἴσμεν δὲ καὶ θεραπαινίδια δεσποτῶν φεύγοντα συνουσίας καὶ βασιλίδων ὑπερορῶντας ἰδιώτας, ὅταν Ἔρωτα δεσπότην ἐν ψυχῇ κτήσωνται. 768A10-B1 : οὕτως οἷς ἂν Ἔρως κύριος ἐγγένηται, τῶν ἄλλων δεσποτῶν καὶ ἀρχόντων ἐλεύθεροι καὶ ἄφετοι καθάπερ ἱερόδουλοι διατελοῦσιν. 752E11-F1 : ταύτην δ’ ὁρῶμεν ἄρχειν καὶ κρατεῖν δοκοῦσαν. Tous les détails sont choisis pour abaisser l’ une et rehausser l’autre; les orgines habituelles de Sémiramis sont plus glorieuses : cf. Diodore 2.4. On retrouve les mêmes verbes pour Cléopâtre vis-à-vis d’Antoine (Ant. 26.1). Il illustre ainsi par avance ce que Plutarque note en 764C, parmi les ressemblances du Soleil et d’ Éros : “Enfin, pas plus qu’ un corps qui n’est pas exercé ne peut supporter sans dommage le soleil, une âme sans éducation ne peut supporter Éros; le corps comme l’âme sont pareillement troublés et malades et ils en accusent la puissance du Dieu au lieu de s’en prendre à leur propre faiblesse.”

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des âmes mieux trempées, cette force donne toute sa mesure. C’ est ainsi que, dans la comparaison de la puissance d’Éros et d’ Aphrodite, Plutarque montre d’abord comment Aphrodite privée d’Éros ne retient pas les époux de prostituer leurs épouses à plus puissant qu’eux pour servir leurs intérêts,163 puis, à l’inverse, comment Éros seul pousse les érastes à s’ opposer aux tyrans pour défendre leurs aimés, et donc à défier une puissance temporelle à laquelle ils n’osent rien rétorquer en toute autre circonstance.164 Et il couronne sa démonstration en évoquant Alexandre, le plus puissant des rois, qui s’ inclina devant Éros et laissa à ses compagnons, quel que fût son propre désir, les musiciennes dont ils étaient épris. Avec le passage du chapitre 21 dont cette analyse est partie, le thème atteint son akmè et Plutarque, après avoir évoqué les “hiérodules” d’Éros, enchaîne : “Une femme noble unie par Éros165 à un homme loyal supporterait plus facilement l’étreinte d’ours ou de serpents que le contact d’ un autre homme partageant son lit” (768B). Une telle préférence dit assez la violence des sentiments; elle indique aussi que la fidélité amène à affronter la mort. Puissance universelle, dieu dont la dimension cosmique apparaît bien dans les interventions de Plutarque (756EF et 770AB), Éros apparaît finalement comme plus fort que la mort, et sur ce point aussi l’ accord se fait entre le mythe, la théorie philosophique et la réalité historique. Le thème est introduit par l’exemple le plus célèbre qui soit: celui d’ Alceste (761F-762A);166 son sort, comme celui de Protésilas ou d’Eurydice, montre que seul Éros se fait obéir d’Hadès; que seuls les amants peuvent remonter à la lumière ; du registre mythologique, on passe alors au domaine de la philosophie, et c’ est, aux chapitres 19-20, l’évocation d’Éros mystagogue, où l’ accent est mis sur l’ anamnèsis et la remontée de l’âme, et qui s’achève par une opposition entre “les hommes et les femmes attachés au corps et au plaisir, qu’ on appelle indûment erôtikoi, qui, après la mort, reviennent hanter les chambres nuptiales”167 et “l’ amoureux véritable, (qui) une fois dans l’au-delà et ayant fréquenté la beauté, comme il est juste, porte des ailes, célèbre les mystères de son dieu et ne cesse plus de 163 164

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759F-760B : Gabba cède sa femme à Mécène et Phaÿllos envoie la sienne au roi Philippe. 760B10-13 : πόθεν γάρ, ὅπου καὶ τοῖς τυράννοις ἀντιλέγων μὲν οὐδεὶς οὔτ’ ἀντιπολιτευόμενός ἐστιν, ἀντερῶντες δὲ πολλοὶ καὶ φιλοτιμούμενοι περὶ τῶν καλῶν καὶ ὡραίων; – avec une remarquable abondance de préverbes ἀντι-. συγκραθεῖσα δι’ Ἔρωτος (768B2-3) évoque, plus précisément et plus fortement, l’idée de fusion. On la trouve dans le discours de Phèdre du Banquet comme dans les diatribes sur le mariage de Musonius Rufus (fr. 14). 766B2-6, inspiré de Phd. 81AB : voir infra ch. 5 pour plus de détail sur les emprunts platoniciens.

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danser autour de lui et de l’escorter là-haut jusqu’ au moment où il revient aux prairies de la Lune et d’Aphrodite et après s’y être endormi commence une nouvelle naissance” (766B7-12). À cette vision eschatologique168 succède, sur terre, l’ héroïsme de Camma et d’Empona, deux Galates qui montrent que la puissance d’ Éros s’ impose à tous, Grecs et barbares. La première, en butte aux avances de Sinorix, “un des chefs galates les plus puissants,” qui n’hésite pas à tuer Sinat, son époux, dans l’ espoir de l’obtenir, sacrifie sa vie pour venger ce dernier et le rejoindre en une scène pathétique et grandiose, où, devant l’ autel d’ Artémis dont elle est la prêtresse, et après avoir bu et fait boire à Sinorix un poison, elle invoque Sinat, et, comme un vivant, l’implore de la “prendre avec lui χαίρων”169 – “volontiers” si l’on donne à ce participe son sens le plus banal, “avec joie” si l’ on tient compte de sa valeur première, et cette joie s’ accorderait bien avec la résolution joyeuse que Camma elle-même montre face à la mort. L’histoire d’Empona, beaucoup plus longue à tous égards, par l’ étendue du récit comme par la durée des événements qu’il narre, tisse des liens encore plus complexes entre l’amour, le pouvoir et la mort: pour Sabinus – comme nous l’ avons déjà noté –,170 son époux compromis dans le soulèvement de Civilis et qui se fit passer pour mort, pendant plus de sept mois “elle vécut à peu de chose près comme dans le royaume d’Hadès” (771A), tenta par une équipée rocambolesque à Rome d’obtenir son pardon,171 mit au monde “deux lionceaux” avant d’ affronter la mort et Vespasien en une scène qui répond à celle de Camma, proclamant qu’“elle avait mené dans l’obscurité souterraine une vie plus douce que lui sur son trône” (771C). Si Éros au niveau métaphysique sauve les amoureux de l’ Hadès et leur permet de rejoindre la Beauté divine et absolue, sur terre, dans l’ histoire humaine, il transforme une vie comparable à l’ Hadès en vie heureuse et punit l’empereur qui, contrairement à Alexandre, n’a pas respecté les amoureux en anéantissant toute sa famille.172 On peut reconnaître là, concluant le mouvement final, une des formes de la némésis que Plutarque évoquait à la fin du discours central en introduisant l’histoire de Gorgo, avec, en plus, une 168 169 170 171 172

Qui associe le Phèdre au mythe d’ Er : voir aussi De facie 944C sq. 768D6-7 : Νῦν δὲ κόμισαί με χαίρων, impératif moyen auquel s’oppose le passif réservé à Sinorix ἐν φορείῳ κομιζόμενος (D9). Sur l’ histoire de Camma, voir infra ch. 6. Voir supra, ch. 1. Pour ce faire, elle le déguise, comme Phaÿllos avait déguisé sa femme, mais pour l’envoyer à Philippe. Plutarque ne dit pas explicitement que c’ est Éros qui sème la mort dans la dynastie flavienne – ce qui serait un avatar de la dernière partie, tronquée, du discours central, où Éros se venge de qui le méprise –, mais seulement que l’ empereur fut puni, selon un procédé courant dans le Vies.

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forte insistance sur l’historicité du fait et les relations de Plutarque avec le fils d’Empona, “Sabinus (qui) est venu tout récemment chez moi à Delphes” (771C).

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En guise de conclusion: la polyphonie d’ Éros

M. Fusillo, dans une intéressante étude sur le roman,173 a souligné ce qu’ il appelle “la polyphonie d’Éros,” attirant ainsi l’attention sur l’ utilisation de la tradition littéraire par les romanciers et sur l’importance dans leurs œuvres de l’ intertextualité. Ce dieu “polyphonique” rencontre ici un auteur philosophos et philologos qui lui-même donne volontiers à ses dialogues une forme polyphonique. Il en résulte une œuvre complexe, où Plutarque trouve l’ occasion à la fois de célébrer le bonheur du mariage, de défendre la religion ancestrale, et, dans le prolongement de celle-ci, d’évoquer le telos platonicien : de là probablement le rôle écrasant qu’il s’est donné dans le texte, en parfaite contradiction avec l’ âge qu’il était censé avoir à l’époque de la visite à Thespies. Tout ce qui pouvait compter pour lui, dans sa vie et dans sa pensée – éthique, religion et métaphysique –, se trouvait réuni par la figure d’Éros, non pas la passion funeste des Tragiques, ni l’enfant joueur de l’Anthologie grondé par Aphrodite, mais le Dieu fêté à Thespies et magnifié par Platon, le Dieu toujours présent dans la vie des hommes: dieu primordial πάντων προγενέστατος, Dieu qui confère aux couples leur durée, Dieu qui permet aussi de braver et dépasser la mort. La complexité d’Éros répond finalement à la complexité même de la vie, qui fait du même être l’époux de Timoxéna, le père d’Autoboulos, le prêtre d’ Apollon et un philosophe platonicien: une présentation est forcément analytique et ces “strates” ne peuvent s’effacer totalement dans la contexture du dialogue, mais à travers les jeux d’échos, la récurrence des thèmes et leurs variations, la place centrale réservée à l’éloge du Dieu et à ses bienfaits eschatologiques, qui apparaissent comme l’horizon de la fusion des époux, Plutarque – comme nous l’ avons déjà noté supra – rend sensibles la manière harmonieuse dont il vivait sa religion et sa philosophie sans avoir le sentiment qu’il existait entre les deux une solution de continuité, et la volonté qui était la sienne que rites et théories ne fussent pas lettre morte, mais réalités vivantes continuant d’ inspirer la morale quotidienne et les espoirs métaphysiques. La plus belle illustration en est peut-être, comme le suggère l’Érotikos, son union heureuse avec une femme qui écrivit,

173

Fusillo, Il romanzo greco.

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nous dit-il, un petit traité sur la parure174 et qu’il pouvait consoler de la perte de leur petite fille en lui rappelant qu’elle avait, pour ne pas confondre mort et anéantissement, “tant le patrios logos que les formules mystiques du culte de Dionysos dont nous autres initiés nous partageons la connaissance.”175 174 175

Con. praec. 145A. Cons. ad ux. 611D avec, à noter, l’ emploi de σύνισμεν.

chapitre 3

L’apologie d’Éros: Éros dieu de la tradition Dans ce dialogue un peu à part de Plutarque que constitue l’ Érotikos, qui a pour sujet une question de morale pratique et s’ancre ainsi dans la “réalité quotidienne,” psychologique et éthique, là où les autres dialogues privilégient des questions physiques et métaphysiques, s’interrogeant sur le fonctionnement des oracles, la place de la lune dans le cosmos, la nature et la justice divine,1 dans ce dialogue qui, formellement, entrelace une histoire d’ amour particulière et une discussion, les images, qui suggèrent l’élan spirituel vers la Beauté véritable et divine, les exemples de tous ordres, qui, par leur caractère très souvent narratif, montrent l’amour inscrit dans la durée de l’ existence humaine, bref, tout ce qui permet une “figuration” de la pensée, ancrant l’ amour dans la réalité vécue tout en suggérant aussi sa valeur spirituelle, prend une importance particulière. Ainsi, après une première discussion propédeutique, qui reprend le débat rhétorique traditionnel sur la hiérarchie des deus amours, celui des garçons et celui des femmes, et l’infléchit en faisant apparaître les deux thèmes majeurs de l’Érotikos, la nature d’Éros et l’amour conjugal,2 la discussion prend un nouveau tour avec l’enlèvement de Bacchon : seule une inspiration divine a pu amener une femme aussi rangée qu’Isménodore à un tel coup d’ audace, suggère Anthémion, amenant ainsi au premier plan l’ alternative sur la nature de cet Éros irrésistible: θεός ou πάθος. Et l’interrogation sur la divinité commence par une réflexion sur les dieux traditionnels, qui, sur le fond, unit les deux dimensions existentielles de l’éthique et du religieux et, formellement, prolonge et achève le passage du rhétorique au philosophique. Dans l’exposé, deux divinités majeures se détachent : Aphrodite, figure attendue, présente à la fois dans les passages périphériques consacrés au ma-

1 Ce qui lui valait d’ être classé par Ziegler, “Ploutarchos of Chaironeia,” cols. 636-637, dans la catégorie des popularphilosophisch-ethischen Schriften, alors que les autres dialogues ressortissaient aux theologischen Schriften – à l’ exception du De facie, rangé parmi les naturwissenschaftlichen Schriften, lequel est considéré par H.G. Ingenkamp, “Luciano e Plutarco: Due incontri con il divino,” AFLS 6 (1985) 37, comme tout aussi théologique que les autres. Je préfère personnellement le terme métaphysique: voir infra le ch. 10. L’Érotikos ne prétend pas à une réflexion théologique, mot qui n’a guère de sens pour Plutarque lui-même (voir mes remarques sur θεολογία, à la fin du ch. 19), mais l’ amour y étant considéré comme un dieu, le divin y a forcément une place qu’ on ne trouve pas dans les traités éthiques – cette alliance est un autre aspect, non négligeable, de sa singularité. 2 Voir supra ch. 1.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_005

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chapitre 3

riage3 et dans l’intervention centrale de Plutarque, aussi bien dans sa réponse à la question de Pemptidès sur la divinité d’Éros (ch. 13-18) que dans le couronnement platonicien de cette réponse suscité par Soclaros (ch. 19-20), mais aussi Arès, qui n’est présent que dans la réponse à Pemptidès – à quoi il faut ajouter, dans un registre un peu différent, une utilisation récurrente de métaphores guerrières auxquelles il ne saurait être totalement étranger.4 À cet intérêt de fond – mais non sans rapport avec lui – s’ajoute un problème formel : spécialiste de rhétorique, D.A. Russell a privilégié cet aspect dans la lecture qu’ il a proposée de ce passage il y a déjà plusieurs années5 mais cette interprétation a été reprise par H. Görgemanns, qui est beaucoup plus au fait des questions philosophiques, à la rencontre de Göttingen consacrée à “Dieu et Dieux chez Plutarque,” où il a appuyé l’étude de ce qu’il considère comme un éloge d’ Éros6 sur un rapprochement avec les prescriptions d’Alexandre fils de Numénius pour la composition des éloges des dieux.7 Or la prééminence du modèle rhétorique ainsi établie me semble grosse de malentendus, pouvant déboucher sur une remise en question du genre même du texte, amenant à tout le moins à minorer indûment l’influence du Banquet sur ce passage, et, plus largement, à privilégier une certaine forme littéraire par rapport au fond :8 c’ est ce que marque bien l’ explication ultime du passage retenue par Görgemanns, qui serait le désir de l’ auteur de se conformer à la personnalité juvénile du Plutarque.9 En jetant ainsi la lumière sur une éthopée elle-même contestable et dont il faudrait en tout état de cause chercher le sens, sauf à réduire le dialogue philosophique, où la personnalité intellectuelle des participants a un rôle, à un pur exercice littéraire, on rejette dans l’ombre l’apport du passage à l’ ensemble de la réflexion sur l’amour et les liens qu’il entretient avec les autres parties du dialogue. 3 Voir Daphnée en 751E [citation de Solon] et surtout 752B et Plutarque en 768E-769A. 4 Voir M. Valverde Sánchez, “Metáforas de la guerra en el Erótico de Plutarco,” Ploutarchos 2 (2004/2005) 123-140. 5 Russell, “Plutarch. Amatorius 13-18,” 99-111. 6 Cette dimension est indéniable mais se limiter à elle, c’est déjà méconnaître la dimension apologétique que comporte aussi le texte (cf. Gotteland & Oudot, Plutarque. Dialogue sur l’ Amour, 76, qui associent “Apologie et éloge du dieu Amour”). 7 Görgemanns, “Eros als Gott in Plutarchs Amatorius,” 193-195. 8 C’ est ce risque qui m’ a amenée à préférer “exaltation” dans mon chapitre 2 supra, alors que l’ article, remanié, sur lequel il est fondé s’ intitulait “L’Érotikos: un éloge du Dieu Éros? Une relecture du dialogue de Plutarque;” j’ entendais par là mettre en lumière une tonalité valable pour l’ ensemble du dialogue et non pas seulement la structure formelle d’un passage particulier. 9 Görgemanns, Plutarch. Dialog über die Liebe, 9, 26 et en part. 29: “Die Nähe zur Rhetorik fügt sich auch in das Charakterbild des jugendlichen Plutarch ein.” – voir supra dans l’avantpropos les définitions rhétoriques du διάλογος et l’ importance de l’ ἦθος.

l’ apologie d’ éros : éros dieu de la tradition

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Aussi me semble-t-il nécessaire de reprendre d’ abord une vision d’ ensemble des chapitres 13 à 18 qui propose une autre ligne de lecture et signale les rapprochements et les écarts avec les éloges du Banquet de Platon. De fait, il ne s’ agit pas de nier que ce texte ait des accents encomiastiques, mais de montrer et ce qu’ils doivent à Platon et surtout ce qu’en fait Plutarque. L’évocation de la puissance d’Éros est à l’évidence un thème d’éloge, mais pourquoi choisit-il, pour l’exalter, de le comparer à Arès et à Aphrodite et que faut-il en particulier penser de l’introduction de ce passage (759E3-10), qui n’a pas encore été suffisamment élucidée? L’étudier, c’est mettre en lumière la dimension éthique et psychologique de la réflexion, dominante dans la comparaison entre Arès et Éros, tandis que la relation est plus complexe avec Aphrodite et permet d’associer considérations éthiques et dimension cosmique.

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Forme et contenu de la réponse à Pemptidès

S’ il n’est pas faux de lire les chapitres 13 à 1810 comme un éloge, une telle lecture ne prend toutefois pas suffisamment en compte le mouvement du texte, son origine comme son développement. De fait, avant de prendre la forme d’ un éloge,11 cette longue intervention de Plutarque est d’ abord suscitée par une question de Pemptidès, qui, explicitement, déplace le débat d’ un problème particulier à un plan général, du mariage d’Isménodore et de Bacchon à la nature de l’amour12 – question d’ailleurs préparée par le premier débat contradictoire sur la valeur respective de l’amour des garçons et de l’ amour conjugal, où était déjà en jeu “ce qui mérite vraiment le nom d’ Amour” et qui prend donc forme dans la bouche de l’austère Pemptidès: “J’ aimerais entendre de vous ce qu’avaient en vue pour déclarer Éros Dieu les promoteurs de cette opinion”13 (756A). Une telle question ressemble fort à celles qu’ on pouvait poser au professeur-conférencier de philosophie et elle contribue à asseoir la figure dominante de Plutarque, qui s’affirmera encore lorsqu’ il sera pressé par Soclaros au chapitre 19 de développer l’accord avec la religion égyptienne. Sans doute est-ce là un anachronisme qui ne s’accorde pas avec la figure juvénile

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Et peut-être 13 à 20, si l’ on voit dans le développement platonicien l’exaltation du bienfait suprême d’ Éros et donc le couronnement de l’ éloge. À partir de 759D9, où sont introduits les attributs divins de δύναμις et ὠφέλεια. 755F6-756A1 (juste avant la question) : ἄρτι μὲν οὖν ἡσυχίαν ἦγον· ἐν γὰρ ἰδίοις μᾶλλον ἢ κοινοῖς ἑώρων τὴν ἀμφισβήτησιν οὖσαν. 756A2-4 : ἡδέως ἂν ὑμῶν ἀκούσαιμι πρὸς τί βλέψαντες ἀπεφήναντο τὸν Ἔρωτα θεὸν οἱ πρῶτοι τοῦτο λέξαντες.

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mise en avant par Görgemanns, mais outre qu’ il n’ a rien de très surprenant dans la tradition platonicienne, où l’on n’a que faire de la vraisemblance matérielle, cette superposition des figures – du jeune marié amoureux et du vieux philosophe heureux en ménage, père du narrateur –, loin d’ en constituer une faiblesse, l’enrichit et ajoute à l’entrelacement de l’ histoire et du dialogue un miroitement des temps qui fait de Plutarque la meilleure illustration de la théorie qu’il développe.14 Sans doute est-on de la sorte très loin du questionnement socratique, mais on ne l’est pas moins des éloges monologiques des cinq premiers intervenants du Banquet. Si l’on retrouve le ton poli qui est celui de la société amicale de Plutarque et qu’il évoque si bien dans les Propos de Table, son intervention n’en a pas moins une certaine saveur “diatribique,” avec un Plutarque qui se tourne vers ses interlocuteurs, Pemptidès d’abord, mais aussi Daphnée et Zeuxippe, pour solliciter leur avis, leur approbation, leur intervention, au cours des trois parties qu’il détache lui-même par des articulations très nettes.15 Je prendrai pour exemple la première, la plus complexe, qui mêle apologie, réfutation et éloge pour établir la divinité d’Éros (759D), et dont les affinités avec les prescriptions d’Alexandre ne me semblent pas le trait le plus frappant, ni surtout le plus éclairant. D’abord, indépendamment de l’origine, rhétorique ou non, de ses composantes, l’exposé se déroule en établissant avec les autres assistants une certaine forme de dialogue, ou de prise à partie, qui n’est pas sans évoquer les entretiens philosophiques contemporains; ensuite elle présente un certain nombre de points communs avec d’autres œuvres de Plutarque: son mouvement, qui conduit d’une position apologétique, où est défendue la divinité d’ Éros et souligné le danger de sa mise en cause, à une exaltation de cette divinité qui patronne l’union amoureuse, se retrouve dans la dernière partie, à propos du mariage, sans doute attaqué par Zeuxippe,16 mais anime aussi le De Pythiae Oraculis;17 quant au contenu et aux réflexions sur la nature et la fonction du dieu, ils peuvent être rapprochés de thèmes du De Iside et Osiride. Enfin, outre ces échos internes à l’œuvre de Plutarque, la ressemblance avec les éloges du

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La très belle analyse de Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 412, me semble à cet égard décisive. Voir en appendice l’ analyse de la réponse à Pemptidès, qui dégage à la fois la progression argumentative et la forme dialogique adoptée. Les sous-titres choisis dans son édition par Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour, sont assez suggestifs: “Apologie de l’ amour conjugal” pour le chapitre 21 (95), puis “Grandeur du mariage” pour le chapitre 23 (100). Voir infra ch. 11.

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Banquet est indéniable18 et cette première partie peut se lire comme une adaptation de la première partie que consacrent Phèdre à la genesis du dieu (178A sq) et Agathon à sa nature (195A), point qui est aussi le premier traité par Socrate et Diotime et leur permet d’établir qu’Éros est un daimôn et non pas un dieu (201E sq). Sans reprendre le procès en infidélité fait à Plutarque sur ce point par des générations de critiques, il faut souligner plutôt l’ alternative qu’ il choisit, non pas theos ou daimôn, qui met en lumière l’ intentionnalité de l’ amour et en fait la meilleure métaphore du désir philosophique, mais theos ou pathos, qui situe l’amour hic et nunc, et constitue peut-être une certaine manière, la sienne, de penser le metaxu, en se focalisant sur la dimension vécue, éthique et religieuse à la fois, où une puissance divine patronne et ordonne (κοσμεῖ) l’ élan de la passion et l’ouvre à un au-delà spirituel. De la même manière, l’ éloge en forme qui suit révèle un contenu sans doute plus riche et significatif si on le situe d’abord dans la pensée de son auteur avant de se référer à un modèle rhétorique et à un répertoire de thèmes. La divinité d’Éros affirmée, Plutarque choisit de développer deux attributs divins, δύναμις et ὠφέλεια (759D9), laissant de côté le troisième attribut divin cité dans la Vie d’Aristide (6) ou le De Stoicorum repugnantiis (1051F), l’ἀφθαρσία, l’ incorruptibilité, qui accuse l’écart ontologique entre divin et humain et n’a pas sa place ici.19 Les bienfaits divins correspondent sans doute à un thème d’éloge, développé par Phèdre, Agathon et Diotime,20 mais aussi à une conviction intime de Plutarque, qui a animé toute l’argumentation de la première partie fondée sur le patronage divin de toutes nos activités21 et qui couronne ainsi l’ ensemble de son intervention. Entre les deux, il s’ attarde sur la puissance du dieu, autre thème d’éloge assurément, que traitent Éryximaque, Aristophane et Diotime dans le Banquet:22 il choisit de la traiter sous la forme d’ une syncri18 19

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Voir Valverde Sánchez, “Metáforas de la guerra en el Erótico,” 80 n. 116: il ajoute à la référence à Agathon et au Banquet la disposition adoptée par Socrate in Phdr. 237CD. Plutarque ne reprend pas dans cette partie la forme d’immortalité que peut conférer l’ amour ; c’ est Daphnée qui a évoqué le flambeau des générations en 752A, et Plutarque y reviendra rapidement en 770AB, au niveau cosmique (passage commenté infra); le mouvement vers l’Être et le retour à la plaine de la vérité ne sont pas explicitement mis en relation avec l’ immortalité, mais inscrits dans le cycle des renaissances (766B). Smp. 178C3 (Phèdre): πρεσβύτατος δὲ ὢν μεγίστων ἀγαθῶν ἡμῖν αἴτιός ἐστιν; 195A3-5 (Agathon) : οὕτω δὴ τὸν Ἔρωτα καὶ ἡμᾶς δίκαιον ἐπαινέσαι πρῶτον αὐτὸν οἷός ἐστιν, ἔπειτα τὰς δόσεις ; 204C8 (question de Socrate à Diotime) : τοιοῦτος ὢν ὁ Ἔρως τίνα χρείαν ἔχει τοῖς ἀνθρώποις. Voir en particulier 758A4-6: Ἢ καὶ τὸ λέγειν ταῦτα δεινόν ἐστι καὶ ἀχάριστον, ἀπολαύοντάς γε τοῦ θείου τοῦ φιλανθρώπου πανταχόσε νενεμημένου… Smp. 188D3 (conclusion d’ Éryximaque) : Οὕτω πολλὴν καὶ μεγάλην, μᾶλλον δὲ πᾶσαν δύναμιν ἔχει συλλήβδην μὲν ὁ πᾶς Ἔρως ; 189C5-D3 (introduction d’Aristophane): ἐμοὶ γὰρ δοκοῦ-

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sis, procédé rhétorique dont les Vies parallèles montrent assez qu’ il lui est cher, mais qui n’est pas absent non plus de la partie de l’ éloge d’ Agathon consacrée à l’ arétè du dieu (196B-197B), où, comme chez Plutarque, la puissance d’ Éros prévaut sur tout autre pouvoir. Thème encomiastique bien à sa place à ce moment du texte, il est en outre loin de se limiter à ce passage: c’ est au contraire un thème qui parcourt tout le texte, qui se manifeste dans l’ histoire même, par l’ inspiration qui s’est emparée de la sage Isménodore,23 et qui a été repris et amplifié par l’introduction de la théorie des maniai, parmi lesquelles la passion amoureuse a été désignée comme la plus forte.24 Cette prise de possession, source de tous les héroïsmes, s’épanouira dans l’ ultime réponse à Zeuxippe, où sera exaltée la résistance à toute coercition de “ceux qui ont installé Éros comme maître dans leur âme.”25 Cette dimension psychologique prédomine aussi dans l’introduction de la partie consacrée à l’ exaltation de la puissance d’Éros, qui est précisément le passage très délicat où l’ on trouve ensemble Arès et Aphrodite.

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Arès et Aphrodite moins puissants qu’Éros (759D9-E10) Cependant puisque nous ⟨distinguons⟩ les dieux surtout par la puissance et l’utilité, de même que parmi les biens humains, ce sont la royauté et la vertu que nous pensons et disons les plus divins, il est temps de considérer d’abord si Éros le cède en puissance à quelque autre divinité. Or Grand est le pouvoir qui à Cypris assure la victoire comme le dit Sophocle (Trach. 497), grande aussi la force d’ Arès, et, d’ une

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σιν ἅνθρωποι παντάπασι τὴν τοῦ ἔρωτος δύναμιν οὐκ ᾐσθῆσθαι, ἐπεὶ αἰσθανόμενοί γε μέγιστ’ ἂν αὐτοῦ ἱερὰ κατασκευάσαι καὶ βωμούς, καὶ θυσίας ἂν ποιεῖν μεγίστας, οὐχ ὥσπερ νῦν τούτων οὐδὲν γίγνεται περὶ αὐτόν, δέον πάντων μάλιστα γίγνεσθαι. ἔστι γὰρ θεῶν φιλανθρωπότατος, ἐπίκουρός τε ὢν τῶν ἀνθρώπων καὶ ἰατρὸς τούτων ὧν ἰαθέντων μεγίστη εὐδαιμονία ἂν τῷ ἀνθρωπείῳ γένει εἴη ; 202E2 (question de Socrate à propos du rôle d’un daimôn): Τίνα, ἦν δ’ ἐγώ, δύναμιν ἔχον; Il est notable toutefois que le “pouvoir” sera davantage souligné dans l’éloge d’ Alcibiade, comme puissance de Socrate, qui est aussi ascendant de l’amour philosophe (216C8 et 218E2). 755E2-3 : ἀλλ’ ἔοικε θεία τις ὄντως εἰληφέναι τὴν ἄνθρωπον ἐπίπνοια καὶ κρείττων ἀνθρωπίνου λογισμοῦ. 759AB établit que toutes les autres passions s’ apaisent et leur oppose τὴν δ’ ἐρωτικὴν μανίαν τοῦ ἀνθρώπου καθαψαμένην ἀληθῶς καὶ διακαύσασαν οὐ μοῦσά τις οὐκ ‘ἐπῳδὴ θελκτήριος’ οὐ τόπου μεταβολὴ καθίστησιν (B5-7). 768A1-3 : ἴσμεν δὲ καὶ θεραπαινίδια δεσποτῶν φεύγοντα συνουσίας καὶ βασιλίδων ὑπερορῶντας ἰδιώτας, ὅταν Ἔρωτα δεσπότην ἐν ψυχῇ κτήσωνται.

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certaine manière, nous voyons que la puissance de tous les autres dieux est répartie entre eux deux: la puissance d’appropriation du beau de l’ une et la puissance de résistance au laid de l’autre sont inscrites dès l’ origine dans les âmes, comme Platon quelque part […] les formes.26 Le texte est ouvertement présenté comme platonicien, mais la référence est tronquée et le complément proposé par les savants modernes, qui renvoie à la distinction des parties de l’âme,27 ne permet d’établir de correspondance parfaite avec aucun texte platonicien conservé. Deux propositions ont été faites, dont les tenants reconnaissent eux-mêmes les imperfections : R. Flacelière met en avant le mythe de l’attelage ailé (Phdr. 246B) et identifie les deux tendances aux deux chevaux, c’est-à-dire à l’ ἐπιθυμία et au θυμοειδές,28 mais le désir incarné par Aphrodite dans notre dialogue n’a rien de négatif; A. Barigazzi préfère se reporter à la division des parties de l’ âme de la République (439E), mais si le thymoeides, bien orienté, correspond toujours, sans grande difficulté, à Arès, il faudrait identifier Aphrodite avec le νοῦς,29 ce qui ne laisse pas de surprendre. M. Valverde, pour sa part, renvoie aux deux textes, mais en s’arrêtant davantage sur le Phèdre et en signalant, sans explication, que les deux tendances ici sont bonnes;30 tandis que Görgemanns ne cite que la République, et si dans une première version discutée à Göttingen il estimait qu’il était difficile d’identifier l’ οἰκειωτική à aucune des deux autres parties de l’ âme, rationnelle ou désirante, et il s’est finalement rallié à l’ identification avec l’ ἐπιθυμητικόν.31

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759D9-E10 : Ὅμως δ’ ἐπεὶ δυνάμει καὶ ὠφελείᾳ μάλιστα θεοὺ⟨ς διακρίνομεν⟩, καθότι καὶ τῶν ἀνθρωπίνων ἀγαθῶν δύο ταῦτα, βασιλείαν καὶ ἀρετήν, θειότατα καὶ νομίζομεν καὶ ὀνομάζομεν, ὥρα σκοπεῖν πρότερον, εἴ τινι θεῶν ὁ Ἔρως ὑφίεται δυνάμεως. Καίτοι / ‘μέγα μὲν σθένος ἁ Κύπρις ἐκφέρεται νίκας’ / ὥς φησι καὶ Σοφοκλῆς, μεγάλη δ’ ἡ τοῦ Ἄρεος ἰσχύς· καὶ τρόπον τινὰ τῶν ἄλλων θεῶν νενεμημένην δίχα τὴν δύναμιν ἐν τούτοις ὁρῶμεν· ἡ μὲν γὰρ οἰκειωτικὴ πρὸς τὸ καλὸν ἡ δ’ ἀντιτακτικὴ πρὸς τὸ αἰσχρὸν ἀρχῆθεν ἐγγέγονε ταῖς ψυχαῖς, ὥς που καὶ Πλάτων… τὰ εἴδη. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, comme Görgemanns, Plutarch. Dialog über die Liebe, adoptent la conjecture de Wyttenbach ⟨διεῖλε τῆς ψυχῆς⟩; A. Barigazzi, “Note critiche ed esegetiche all’Eroticos di Plutarco,” Prometheus 12 (1986) 97-122, 115 et 245-266, propose ταῦτα διώρισε en se référant à R. 439E. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, 142 (= 76 n. 4). Barigazzi, “Note critiche ed esegetiche all’Eroticos di Plutarco,” 115. M. Valverde Sánchez, Plutarco, Obras morales y de costumbres, vol. 10 (Madrid: Gredos, 2003) 80 n. 118. Görgemanns, Plutarch. Dialog über die Liebe, 156 n. 203, qui renvoie à Opsomer, “Eros in Plutarchs moralischer Psychologie,” 229, lequel rapproche ce désir du Beau du désir attribué à Isis, identifiée à la matière, in De Is. et Os. 372EF (ἔχει δὲ σύμφυτον ἔρωτα τοῦ πρώτου

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La source platonicienne paraît donc difficile à saisir, mais avant de chercher (ou de renoncer) à la déterminer, avant même de conclure, avec Flacelière, que “Plutarque veut dire, je crois, qu’en limitant l’ examen à Aphrodite et Arès, on aura, en réalité, épuisé la question relative à la comparaison de la puissance d’Éros avec celle de tous les autres dieux,”32 il faut essayer de déterminer plus précisément la portée éthique et psychologique de cette division, et, pour ce faire, considérer de plus près le vocabulaire employé pour désigner ces deux grandes puissances. Les deux adjectifs mettent en valeur des mouvements opposés et complémentaires – d’appropriation d’ une part (οἰκειωτική), de résistance d’autre part (ἀντιτακτική) – qui transposent en quelque sorte dans l’ âme les deux grands principes cosmiques, φιλία et νεῖκος, qui animent tout l’ univers; du caractère moral de cette transposition témoignent assez les objets spécifiés, τὸ καλόν et τὸ αἰσχρόν. Sont ainsi mises en relief deux tendances dynamiques de l’âme, qui peut-être disent à la manière platonicienne le “système binaire, attraction-répulsion” sur lequel les Stoïciens construisaient leur propre système éthique,33 et le disent dans des termes suffisamment rares pour mériter eux aussi l’attention. La tendance la plus facile à cerner, la force d’ opposition et de résistance propre à Arès, est en effet désignée par un hapax, l’ adjectif ἀντιτακτική, dont on peut rapprocher l’action défensive et bénéfique attribuée à Arès dans les Daidala (fr. 157 Sandbach), ἀρήγων τοῖς κατὰ βίαν καὶ μάχην συμπτώμασιν, secours contre le mal qui se déploie là dans la cité alors que notre texte se situe dans une optique morale. De façon plus spécifique, l’ action d’ Arès a été définie un peu plus haut, au début du chapitre 14, comme la “mise en ordre de notre θυμοειδὲς καὶ ἀνδρῶδες” (757C8-9). L’interprétation est plus délicate pour l’ action d’Aphrodite, mais, pour rare qu’il soit, l’adjectif n’est pas un hapax et il existe un autre texte, le seul, à ma connaissance, où l’ on trouve ainsi désignée une tendance de l’âme: dans le Didaskalikos d’Alcinoos, c’ est-à-dire, dans un texte médioplatonicien. Il s’agit d’un développement situé à l’ intérieur de la partie morale de l’exposé et consacré à l’immortalité de l’ âme :34 L’âme des dieux possède elle aussi le discernement (τὸ κριτικόν) que l’on pourrait également appeler faculté de connaître, ainsi que la faculté

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καὶ κυριωτάτου πάντων, ὃ τἀγαθῷ ταὐτόν ἐστι, κἀκεῖνο ποθεῖ καὶ διώκει· τὴν δ’ ἐκ τοῦ κακοῦ φεύγει καὶ διωθεῖται μοῖραν…). La suite de mon exposé confirme ce choix. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, 142 (= 76 n. 3). Je reprends les termes de C. Lévy, Les philosophies hellénistiques (Paris: LGF, 1997) 160. Cet argument soulève implicitement le problème, débattu, de la mortalité ou de l’immortalité de la partie irrationnelle de l’ âme (voir infra n. 36).

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impulsive (τὸ ὁρμητικόν), c’est-à-dire, capable d’ excitation, et la faculté d’appropriation (τὸ οἰκειωτικόν): ces facultés se rencontrent également dans les âmes humaines, mais du fait de leur venue dans le corps, elles subissent un certain changement: à la faculté d’ appropriation correspond la partie concupiscible de l’âme, à la faculté impulsive, la partie irascible (οἷον μεταβολὴν λαμβάνουσιν, ἡ μὲν οἰκειωτικὴ εἰς τὸ ἐπιθυμητικόν, ἡ δὲ ὁρμητικὴ εἰς τὸ θυμοειδές35). 178, 39-46, trad. P. Louis

Ce passage confirme l’identification de l’ οἰκειωτικόν avec l’ ἐπιθυμητικόν, mais surtout il se situe au même niveau que l’introduction de Plutarque, au niveau divin, et il n’a pas moins intrigué les spécialistes du médioplatonisme36 que notre passage n’a déconcerté ses éditeurs. J. Dillon, commentant le texte d’Alcinoos, a suggéré d’y voir l’influence du Phèdre et des chariots divins, qui aurait amené les platoniciens à concevoir qu’ il “devait y avoir dans les âmes divines des archétypes équivalents aux parties irascible et concupiscible de l’âme humaine;”37 chaque cheval étant évidemment noble lorsqu’ il est attelé à un chariot divin, on comprend aisément pourquoi, à ce niveau, les deux tendances sont pleinement positives, chez Plutarque comme chez Alcinoos.38 Ces tendances concernent plus précisément la partie passionnelle de l’ âme, dont le De virtute morali souligne l’importance dans la vie morale: sans elle, la raison serait inerte, et l’on trouve à la fin de ce traité un passage où Plutarque distingue nettement l’excès de passion, à éviter, de la passion elle-même, dont les mouvements sont à la fois consubstantiels à l’ âme incarnée, et indispensables à son activité. C’est ce qu’ont compris les législateurs, qui encouragent l’ émulation dans le domaine politique et font jouer des airs excitants au com-

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J. Whittaker & P. Louis, Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon (Paris: Les Belles Lettres, 1990) n. 413, relèvent que c’ est le seul passage où Alcinoos emploie le terme platonicien, alors que partout ailleurs il préfère l’ aristotélicien θυμικόν. K. Alt, Gott, Götter und Seele bei Alkinoos (Stuttgart : F. Steiner / Mainz: Akademie der Wissenschaften und Literatur, 1996) 32 n. 125, ne pense pas cette théorie des âmes divines propre à Alcinoos, au contraire de J. Dillon, Alcinous. The Handbook of Platonism (Oxford: Clarendon Press, 21995 [1993]) 160 ; la perplexité vient en particulier de ce que l’affirmation d’ une préexistence de la partie irrationnelle de l’ âme ne s’accorde pas avec la mortalité que semble lui attribuer Alcinoos. J. Dillon, The Middle Platonists (Ithaca : Cornell University Press, 1977) 292. Whittaker & Louis, Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, 132 n. 410, signalent que Dillon n’a pas d’ autre témoin de cette théorie qu’Alcinoos: peut-être le texte de l’Érotikos peut-il être considéré comme un second témoignage.

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bat; ce qu’ont compris aussi les éducateurs, Stoïciens compris, qui manient l’ éloge et le blâme, et Plutarque conclut: Ainsi un pédagogue laconien n’avait pas tort, quand il disait qu’ il voulait amener l’enfant à jouir des bonnes actions et à souffrir des mauvaises, ce qui est bien le but le plus élevé et le plus beau que l’ on puisse assigner à l’éducation, telle qu’elle convient à un être libre.39 Ce dernier exemple, pédagogique, montre en quelque sorte l’ actualisation des δυνάμεις présentées dans l’Érotikos sur un plan très général grâce à une éducation qui apprend à se plaire au καλόν et à souffrir de l’ αἰσχρόν: engagées dans la vie pratique, ces tendances prennent ainsi une dimension affective et suscitent des sentiments moraux de plaisir et de déplaisir, mais elles se concrétisent aussi en vertus. Le traité insiste sur la justice et la sagesse,40 tandis que l’Érotikos sélectionne des situations où les mouvements d’ appropriation et de répulsion rattachés à Aphrodite et à Arès sont replacés dans les domaines traditionnels des deux divinités, l’amour et la guerre. Et l’on se retrouve ainsi aussi dans le monde des passions, où dominent ἐπιθυμία et ἡδονή avec la première, θυμός avec le second. Après cette “mise en perspective psychique” initiale, très générale et originale, le développement prend un caractère plus convenu qu’ on peut regretter, mais s’il réduit le champ d’application des tendances, il ne réduit pas l’ intérêt de l’introduction, et n’en perd pas pour autant lui-même tout intérêt.

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Éros et Arès

Convenue, la comparaison avec Arès, qui fait d’ Éros la source du plus grand des courages, prend cependant un peu plus de relief si on la replace dans l’ ensemble du texte et si, d’abord, l’on revient au passage du De virtute déjà évoqué;41 après y avoir rappelé l’utilisation des instruments de musique pour galvaniser les courages, Plutarque continue: 39

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452D8-12 : ὥστε μὴ κακῶς εἰπεῖν τὸν Λάκωνα παιδαγωγόν, ὅτι ποιήσει τὸν παῖδα τοῖς καλοῖς ἥδεσθαι καὶ ἄχθεσθαι τοῖς αἰσχροῖς, οὗ μεῖζον οὐδέν ἐστιν οὐδὲ κάλλιον ἀποφῆναι τέλος ἐλευθέρῳ προσηκούσης παιδείας. 452A8-Β1 : Διὸ καὶ περὶ τὰς ἡδονὰς τὴν ἄγαν ἀφαιρετέον ἐπιθυμίαν καὶ περὶ τὰς ἀμύνας τὴν ἄγαν μισοπονηρίαν [autre variation sur les deux tendances]. Οὕτω γὰρ ὁ μὲν οὐκ ἀνάλγητος ἀλλὰ σώφρων, ὁ δὲ δίκαιος, οὐκ ὠμὸς οὐδὲ πικρὸς ἔσται. La comparaison avec le raisonnement spécieux d’ Agathon (Smp. 196D) est aussi à son avantage : καὶ μὴν εἴς γε ἀνδρείαν Ἔρωτι οὐδ’ Ἄρης ἀνθίσταται. Οὐ γὰρ ἔχει Ἔρωτα Ἄρης, ἀλλ’ Ἔρως Ἄρη – Ἀφροδίτης, ὡς λόγος – κρείττων δὲ ὁ ἔχων τοῦ ἐχομένου· τοῦ δ’ ἀνδρειοτάτου τῶν ἄλλων κρατῶν πάντων ἂν ἀνδρειότατος εἴη.

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Car ce n’est pas seulement en poésie que, comme le dit Platon (Phaedr. 245A), le possédé des Muses et l’inspiré rendent ridicule le professionnel rompu à son métier, mais aussi bien dans les batailles, où l’ élan passionnel et la force d’enthousiasme sont irrésistibles et invincibles (τὸ παθητικὸν καὶ τὸ ἐνθουσιῶδες ἀνυπόστατόν ἐστι καὶ ἀήττητον). Cette force, selon Homère, les dieux la suscitent en l’homme: Il dit et au pasteur d’hommes il insuffle une grande fougue (O 262) et encore Ce n’est pas sans l’aide d’un dieu qu’il montre ici telle fureur (E 185), comme si la passion qu’ils adjoignent ainsi au raisonnement était pour celui-ci comme un tremplin et un véhicule (καθάπερ ὅρμημα τῷ λογισμῷ καὶ ὄχημα τὸ πάθος προστιθέντας). 452B4-C6, trad. D. Babut

Cette soudaine référence au Phèdre et à l’inspiration poétique a semblé mal raccordée à D. Babut, voire saugrenue;42 son insertion donne cependant à penser que ce thème psychologique importe à Plutarque et sa récurrence dans l’ Érotikos semble le confirmer; en outre, le passage du De virtute peut éclairer une particularité de l’exposé sur les maniai de notre dialogue que les savants se contentent en général de noter sans la commenter : l’ adjonction à la liste platonicienne de la mania guerrière (758F), la première dont il est noté ensuite, à travers une citation d’Homère (Z 121-122), qu’elle s’ éteint dès que le guerrier quitte les armes, alors que rien n’apaise l’amour (759A), de même qu’ elle a été la dernière citée avant l’introduction de la mania amoureuse. Ce rapprochement entre les deux domaines et les deux divinités, présent dès le début de la réponse à Pemptidès, où Arès, “ce dieu qui, comme sur un planisphère de bronze, est aux antipodes d’Éros,” était victime aussi des pires injures (757AB) avant que son patronage du θυμοειδές et des combats ne soit avancé comme indice de l’existence d’un dieu symétrique pour patronner le φιλητικόν (757CD), attire l’attention sur de puissants mouvements de l’ âme et culmine dans la syncrisis de la puissance d’Arès et d’ Éros, où elle prend une tonalité héroïque, préparée peut-être justement par l’ introduction de la mania martiale. Plutarque en tout cas peut puiser à pleines mains dans la tradition

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Babut, Plutarque et le stoïcisme, 41 : “Mais ce qui frappe surtout, c’est que ces matériaux qui, en définitive, constituent l’ essentiel du chapitre, ne se prêtent pas toujours à l’exploitation que veut en faire l’ auteur. C’ est le cas du mot de Diogène sur Platon (452D)… On en dira autant de l’ allusion à la théorie platonicienne de l’ inspiration poétique (452B), qui paraît presque saugrenue dans un tel contexte.”

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épique et rejoint sur bien des points l’éloge de Phèdre dans le Banquet43 pour affirmer la supériorité d’Éros. Il substitue ainsi à l’ Éros délicat des poètes un Éros courageux (760D), pour finalement le substituer à Arès lui-même :44 il est la plus grande source de courage et l’exemple ultime, cité aussi par Phèdre, en est Alceste, une femme, “qui n’a rien de commun avec Arès” (761E), et dont le sacrifice suscite une nouvelle confrontation, où Éros, plus puissant qu’Arès, se mesure désormais à Hadès et l’emporte sur lui aussi.45 Affleure ainsi le thème de l’amour plus fort que la mort, qui s’épanouira dans la dernière partie du dialogue avec les exemples de Camma et d’Empona, plus fort parce que, à l’ instar de ces femmes, il ne la craint pas, plus fort aussi – et c’ est ce que montrent les chapitres 19-20 platoniciens – parce qu’il ramène l’ âme à l’ Être. Peut-être enfin faut-il ajouter aux “victoires” d’ Éros le mariage d’ Isménodore et de Bacchon et l’on aurait alors une des explications possibles à l’ emploi insistant de la métaphore guerrière dans l’histoire: non seulement elle met l’ accent sur le caractère passionnel inhérent à l’amour, mais l’ apaisement final de la “guerre”46 et le triomphe de l’amour inscrivent aussi dans le récit la supériorité d’Éros sur Arès soutenue dans la discussion. Sur le plan psychologique en tout cas, celui sur lequel se situe l’introduction à l’ éloge de la puissance d’ Éros, la mise en parallèle avec Arès assoit la conception de l’ amour comme force motrice de la vie morale et sa puissance d’élévation sera confirmée dans la partie sur les bienfaits, où Plutarque met l’accent sur la métamorphose morale, qui donne au lâche de la bravoure, au ladre de la générosité (762B), qui remplit l’ âme basse de noblesse et d’honneur (762E), thème repris encore dans la dernière partie avec Laïs (ch. 21), la courtisane qu’Éros rend sôphrôn alors qu’ elle n’était jusqu’alors vouée qu’aux aphrodisia.47

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Éros et Aphrodite

Cette dimension éthique, qui associe Aphrodite et les aphrodisia, prédomine dans le passage consacré à la comparaison des deux puissances d’ Éros et d’Aphrodite – et l’on est assez loin alors de l’ οἰκειωτικὴ πρὸς τὸ καλόν mise 43

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Amatorius 760D, ardeur à défendre son aimé = Smp. 179A; 760E, ardeur au combat devant son aimé = 179A; 761B institution chalcidienne, panoplie et bataillon thébains // 178E (institution d’ une armée d’ aimés) ; peuples et héros d’ où Alceste (et Orphée) 761EF = 179BD. 760D9-10 : ἀνὴρ γὰρ ὑποπλησθεὶς Ἔρωτος οὐδὲν Ἄρεος δεῖται μαχόμενος πολεμίοις… 761F1 : μόνῳ θεῶν ὁ Ἅιδης Ἔρωτι ποιεῖ τὸ προσταττόμενον. Sur ce personnage, voir supra, ch. 1. Soclaros, en homme cultivé, demande des nouvelles au moyen d’un proverbe qui est aussi une citation du Phèdre (771D5-6 : Οὐ πόλεμόν γ’, ὦ Διόγενες, ἀπαγγέλλων = Phdr. 242B). Comme nous l’ avons déjà noté, supra.

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en exergue du passage. Son mouvement même a souvent déconcerté les commentateurs, qui y ont vu une critique de l’amour des femmes. La suite des arguments est pourtant assez claire, qui, de même que l’ exemple d’ Alceste montre ce que peut faire Éros sans Arès, s’applique à montrer le peu de prix d’unions où Aphrodite est privée d’Éros, les maris étant alors prêts à prostituer leur femme par ambition, et l’attachement sacré que suscite au contraire Éros – le dévouement des érastes est alors la meilleure preuve puisque justement Aphrodite n’a pas de part dans leurs relations; ce caractère sacré est enfin reconnu par Alexandre lui-même, qui s’abstient des aphrodisia avec des femmes qu’aiment ses compagnons, sacrifice qui est un hommage du plus puissant des rois à la puissance supérieure d’Éros.48 Si ce passage est plus délicat à suivre, c’est aussi qu’il est plus original et qu’on n’en trouverait aucun écho dans aucun des éloges du Banquet; il contredit même quelque peu l’ affirmation initiale de Daphnée, proclamant, pour s’opposer à Protogène, défenseur de la vision traditionnelle d’un amour des beaux garçons sans aphrodisia,49 que cette absence signe l’imperfection d’un tel amour (ἀτελές, 752B5) et qu’ “il ne peut y avoir d’Éros sans Aphrodite, elle qu’il a reçu pour lot des dieux d’ assister et d’escorter.”50 À la théorie classique de l’amour philosophique, Daphnée répond par la vision non moins traditionnelle d’ Éros desservant d’ Aphrodite, vision que conserve Platon lui-même lorsqu’il invente le mythe de la naissance d’Éros, expliquant “pourquoi Amour est le suivant d’ Aphrodite et son desservant: parce qu’il a été engendré pendant la fête de naissance de celle-ci et qu’ en même temps l’objet dont il est par nature épris, c’ est la beauté, et qu’Aphrodite est belle.”51 Aphrodite reste première chronologiquement, mais aussi ontologiquement, comme objet d’amour, c’est-à-dire comme ce dont l’ Amour est manque, parce qu’elle est liée à la beauté. Or Plutarque, lui, l’associe, selon le sens courant donné aux aphrodisia, au plaisir et à l’union charnelle et, dans la réponse à Pemptidès, s’ attache à ren-

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L’ étonnement de Russell, “Plutarch. Amatorius 13-18”, 106, devant le retour d’exemples féminins n’a ainsi pas lieu d’ être, puisque la comparaison n’est plus entre hommes et femmes, mais entre Éros et Aphrodite, sentiment amoureux et commerce amoureux; seule la présence du premier rend la relation et les aimés (ou aimées) inviolables et sacrés, indépendamment du sexe; le retour final à des exemples féminins, loin d’être étonnant, confirme qu’ il n’ est pas ici question de distinguer les sexes. Dans le même esprit, il dénie aussi la qualité d’ erotikos à qui ne vise que les aphrodisia avec une épouse désagréable (750E), et, sur ce point, l’ argumentation que je viens d’analyser lui donne raison. 752Β1-2 : πῶς Ἔρως ἔστιν Ἀφροδίτης μὴ παρούσης, ἣν εἴληχε θεραπεύειν ἐκ θεῶν καὶ περιέπειν; Smp. 203C1-4: Διὸ δὴ καὶ τῆς Ἀφροδίτης ἀκόλουθος καὶ θεράπων γέγονεν ὁ Ἔρως, γεννηθεὶς ἐν τοῖς ἐκείνης γενεθλίοις, καὶ ἅμα φύσει ἐραστὴς ὢν περὶ τὸ καλὸν καὶ τῆς Ἀφροδίτης καλῆς οὔσης.

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verser la hiérarchie traditionnelle. Si, montrant que l’ attaque contre Éros met en danger tous les autres dieux, il cite, immédiatement après Zeus, la puissante Aphrodite (756D), célébrée par Empédocle et Sophocle, il commence cependant aussitôt à inverser leur relation par une paronomase, rappelant que son œuvre de fécondité, ἔργον grand et admirable, n’est pourtant que πάρεργον, œuvre secondaire, simple “à-côté,” lorsqu’Éros est présent. Éros apporte quelque chose de plus et permet à l’amour de se distinguer d’ un simple appétit – ce à quoi le réduisait au contraire Protogène; et Aphrodite, qui reste encore sujet de la phrase, peut écarter la simple satiété du plaisir et établir des liens durables et intimes, φιλότητα καὶ σύγκρασιν, grâce à lui, qui n’apparaît cependant dans cette dernière phrase que sous la forme discrète d’ un datif instrumental, c’est-à-dire, dans un rôle d’adjuvant.52 De plus, la mania amoureuse est mise ensuite sous le patronage du seul Éros (759A453), là où Platon la confiait à Éros et Aphrodite (Phaedr. 265B), mais c’est dans la comparaison des puissances que l’inversion s’affirme clairement, avec un retournement frappant de l’ affirmation de Daphnée: il n’est plus question d’ un Éros qui n’est pas le vrai sans Aphrodite, mais d’une Aphrodite dont l’œuvre s’ achète une drachme si Éros n’est pas à ses côtés,54 et la même subordination se retrouve dans le hieros logos suscité par Soclaros, où Aphrodite est assimilée à la Lune, “par elle-même dénuée de force et pleine d’obscurité, quand le soleil ne vient pas l’ illuminer, comme Aphrodite quand Éros n’est pas à ses côtés.”55 Cette inversion n’implique nullement un rejet des aphrodisia et Plutarque, s’ il semble contredire Daphnée – voire se contredire lui-même, qui, dans sa polémique contre les Stoïciens, reproche à ses adversaires de ne pas “réserver le nom d’ éros à ce que tous et toutes conçoivent sous ce nom et désignent ainsi” –,56 se contente en fait d’établir sur un plan général une nouvelle hiérarchie, dont il précise et limite les conséquences pratiques dans la dernière partie, en réponse sans doute à une objection de Zeuxippe. Et de même que, dans la réponse à Pemptidès, il commençait par flétrir “les injures de l’ ignorance en injures féconde” contre les dieux (757A12), de même alors, renouant avec la problématique de Daphnée, mais en tenant compte de l’ inversion opérée dans le 52 53 54 55 56

756E9-11 : ἀλλ’ ἡ θεὸς Ἔρωτι τὸν κόρον ἀφαιροῦσα τῆς ἡδονῆς φιλότητα ποιεῖ καὶ σύγκρασιν. Plus précisément, Plutarque ne le nomme pas, mais utilise un vers tragique qui suggère un dieu et un seul : τί⟨ς καλλί⟩καρπον θύρσον ἀνασείει θεῶν; 759E11-14 : σκοπῶμεν οὖν εὐθύς, ὅτι τῆς Ἀφροδίτης τὸ ἔργον ἔρωτος ⟨μὴ παρόντος⟩ ὤνιόν ἐστι δραχμῆς, καὶ οὔτε πόνον οὐδεὶς οὔτε κίνδυνον ἀφροδισίων ἕνεκα μὴ ἐρῶν ὑπέμεινε. 764D7-9 : ἀδρανὴς δὲ καθ’ ἑαυτὴν καὶ σκοτώδης ἡλίου μὴ προσλάμποντος, ὥσπερ Ἀφροδίτη μὴ παρόντος Ἔρωτος. De comm. not. 1073C, et n. 411 ad loc. de D. Babut in D. Babut & M. Casevitz, Plutarque, Œuvres morales, vol. 15.2 (Paris : Les Belles Lettres, 2002).

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discours central, il se demande avec indignation “qui pourrait supporter que l’ on injurie Aphrodite en prétendant qu’elle empêche la philia de naître si elle s’ adjoint à Éros et se tient à ses côtés?”57 Si le telos de l’ amour ne se confond évidemment pas avec les aphrodisia – le texte indique lui-même que le but ultime, pour Plutarque comme pour Protogène, comme pour toute la tradition, demeure la philia, l’union spirituelle –, Aphrodite ne saurait être considérée comme une présence parasite, elle est un point de départ et un adjuvant, à partir duquel peut s’épanouir l’intimité conjugale. Plutarque ne va cependant pas jusqu’à affirmer, comme Daphnée, la nécessité de sa présence et il reconnaîtra un peu plus loin la possibilité pour l’amour des garçons de faire naître des couples durables, tout en en soulignant la rareté (770C). Mais Aphrodite, au rebours d’Arès, n’a pas qu’ une dimension éthique : elle entre aussi dans les considérations sur l’ancienneté d’ Éros, liée à sa dimension cosmique. Cette dimension est aussi au principe de l’ exposé : il faut donc revenir au début de la réponse à Pemptidès et reprendre la lecture après le passage, cité plus haut, qui, tout en réduisant l’ ἔργον d’ Aphrodite à un πάρεργον, continuait de donner grammaticalement au dieu la fonction d’ instrument de la déesse. Plutarque se réfère alors à Parménide et Hésiode, que cite aussi Phèdre dans le Banquet,58 et, de nouveau, il procède à une inversion, toujours dans le même dessein d’exalter l’importance d’Éros. Le texte de Parménide, cité en second par Phèdre, est donc avancé en premier, et Plutarque l’ introduit en expliquant que la Cosmogonie de cet auteur “montre en Éros la plus ancienne des œuvres d’Aphrodite” et il appuie son affirmation sur le vers “πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων” (756F1), faisant donc de la déesse le sujet non exprimé de μητίσατο. Il ne gauchit pas ainsi volontairement un texte d’ ailleurs obscur:59 il donne l’interprétation qui est la sienne, comme l’ atteste le De facie, où Lamprias énumère la philotès d’Empédocle, l’ Aphrodite de Parménide et l’Éros d’Hésiode comme autant de désignations de la force créatrice

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768E1-3 : τίς ⟨ἂν⟩ ἀνάσχοιτο τῶν τὴν Ἀφροδίτην λοιδορούντων, ὡς Ἔρωτι προσθεμένη καὶ παροῦσα κωλύει φιλίαν γενέσθαι ; Elles sont utilisées aussi par Aristote en Metaph. 984B23-30: voir l’étude détaillée de H. Martin Jr., “Amatorius 756E-F : Plutarch’s Citation of Parmenides and Hesiod,” AJPh 90 (1969) 183-200, dont je reprends les grandes lignes. Dans le passage précédent, Plutarque a cité un passage d’ Empédocle où il assimile φιλότης et ἔρως, donnant déjà à ce dernier le rôle primordial qui s’ affirme avec la citation d’ Hésiode: voir aussi H. Martin Jr., “Plutarch’s Citation of Empedocles at Amatorius 756D,” GRBS 10 (1969) 57-70. Les incertitudes sur le sujet – sans doute la divinité féminine primordiale si l’ on suit Simplicius – sont exposées par Martin Jr., “Amatorius 756E-F,” 189 (Simplicius), 190 (interprétation de Plutarque), 192 (Phèdre dans le Banquet) et 194 (Aristote).

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à l’œuvre dans la nature, qu’il désigne par τὸ ἱμερτόν.60 Mais, s’ il pense que Parménide accorde à Aphrodite la primauté, il lui fait succéder et lui préfère le point de vue φυσικώτερον d’Hésiode, dont il ne cite pas intégralement le texte, au rebours de Platon,61 ce qui a pour effet de faire disparaître toutes les autres divinités primordiales pour ne laisser qu’Éros, qualifié de πάντων προγενέστατον, “le premier né de tous les dieux – voire “de tout,” si l’ on interprète πάντων comme un neutre, ce qui accentuerait encore la progression par rapport à la citation précédente –,62 de sorte que tout grâce à lui participe à la génération” – formule qui n’est pas dépourvue d’une certaine couleur platonicienne. Si l’on poursuit la comparaison avec le Banquet, on se trouve alors plutôt dans la perspective d’un Eryximaque expliquant qu’Éros ἐπὶ πᾶν τείνει (186B2). Cet élargissement cosmique se retrouvera aussi dans l’ exaltation finale du mariage qui culmine avec l’évocation de l’hiérogamie, où sont associés poètes et physikoi : C’est ainsi que La terre a pour la pluie un amoureux désir, disent les poètes, et le Ciel pour la Terre; le soleil a pour la lune un amoureux désir, selon les spécialistes de la nature, et s’ unit à elle pour la féconder. Et puisque la Terre est la mère des hommes et l’ origine de tous les animaux et de toutes les plantes, n’est-il pas fatal qu’ elle périsse et s’ éteigne totalement, le jour où le puissant amour ou désir du dieu aura abandonné la matière et où elle aura cessé de désirer et de poursuivre le principe et le mouvement qui lui viennent de là?63 Aux poètes et physikoi s’ajoutent dans la question finale, qu’ il faut sans doute rapporter à Plutarque, un ἵμερος qui rappelle la force que Lamprias voit à

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De facie 926F2-927A2 : οὕτως εἶχον ὡς ἔχει πᾶν οὗ θεὸς ἄπεστι κατὰ Πλάτωνα (Ti. 53B), τουτέστιν, ὡς ἔχει τὰ σώματα νοῦ καὶ ψυχῆς ἀπολιπούσης, ἄχρις οὗ τὸ ἱμερτὸν ἧκεν ἐπὶ τὴν φύσιν ἐκ προνοίας, Φιλότητος ἐγγενομένης καὶ Ἀφροδίτης καὶ Ἔρωτος, | ὡς Ἐμπεδοκλῆς λέγει καὶ Παρμενίδης καὶ Ἡσίοδος… On lit en Smp. 178B4-7: Ἡσίοδος πρῶτον μὲν Χάος φησὶ γενέσθαι / αὐτὰρ ἔπειτα / Γαῖ’ εὐρύστερνος, πάντων ἕδος ἀσφαλὲς αἰεί, / ἠδ’ Ἔρος. Et aussi par rapport à la citation d’ Empédocle, qui permettait seulement de situer Éros ἐν τοῖς πάνυ παλαίοις (sc. θεοῖς). 770A9-B3 : οὕτω γὰρ /ἐρᾶν μὲν ὄμβρου γαῖαν / οἱ ποιηταὶ λέγουσι καὶ γῆς οὐρανόν, ἐρᾶν δ’ ἡλίου σελήνην οἱ φυσικοὶ καὶ συγγίνεσθαι καὶ κυεῖσθαι· καὶ γῆν δ’ ἀνθρώπων μητέρα καὶ ζῴων καὶ φυτῶν ἁπάντων γένεσιν οὐκ ἀναγκαῖον ἀπολέσθαι ποτὲ καὶ σβεσθῆναι παντάπασιν, ὅταν ὁ δεινὸς ἔρως καὶ ἵμερος τοῦ θεοῦ τὴν ὕλην ἀπολίπῃ καὶ παύσηται ποθοῦσα καὶ διώκουσα τὴν ἐκεῖθεν ἀρχὴν καὶ κίνησιν ;

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l’ œuvre dans le De facie pour apporter aux éléments désordonnés harmonia et koinônia, et une allusion au désir de la matière qui correspond à l’ interprétation de la quête d’Isis dans le De Iside et Osiride.64 Si notre passage n’est certainement pas au niveau philosophique de ces deux autres œuvres, pas plus que les références à Hésiode et Parménide ne sauraient se comparer en rien à l’ utilisation qu’Aristote fait des mêmes textes dans la Métaphysique pour réfléchir au principe premier,65 il apparaît cependant à Plutarque qu’ il s’ engage sur un terrain qui n’est plus tout à fait celui de l’Érotikos et il coupe d’ un “Mais je crains de paraître m’égarer trop loin ou même bavarder à tort et à travers” (770B4-5), qui fait écho aux autres ruptures à l’ intérieur de la réponse à Pemptidès, lorsqu’il abordait des questions philosophiques platoniciennes:66 ce fait nous ramène, en conclusion, au problème de la nature même de notre texte qu’a soulevé l’emploi des thèmes rhétoriques et des figures mythologiques.

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Conclusion

Si la réponse à Pemptidès ne se veut pas un exposé philosophique et correspondrait, mutatis mutandis, à la deuxième partie d’ un cours, celle où l’ on répond à des questions plus pratiques, plutôt qu’à la première, consacrée à l’ exégèse des grands textes, c’est ne pas en mesurer suffisamment la portée que de la réduire à un éloge en forme rhétorique et il faut, je crois, se fier à ce que dit Plutarque lui-même sans l’attribuer à un pur désir d’ auxèsis : l’ interrogation met en cause des éléments essentiels de notre vie sur terre, de notre relation au divin, de la part de divin qu’il y a dans cette vie et dont la patrios pistis,67 les croyances ancestrales, éveille en nous le sentiment. Cette défense de la patrios pistis est la première raison d’intégrer les dieux traditionnels, mais l’ ensemble du passage ne se limite pas à cela et donne une vision beaucoup plus complète de l’existence terrestre et du rôle qu’y tient l’amour, pour laquelle Plutarque puise abondamment dans les éloges du Banquet. En se centrant sur les deux puissances d’Arès et d’Aphrodite, il met l’accent d’ abord en introduction sur

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Voir le passage du De Is. et Os. cité à la note 31 et le commentaire de Görgemanns, Plutarch. Dialog über die Liebe, 185 n. 429. Voir supra n. 57. 762A11 et 763F7, qui entraînent les reproches de Soclaros en 764A1-4; Plutarque interrompra néanmoins aussi son hieros logos en 766B13-C1, et l’ on peut ajouter à la liste la prudente introduction de la théorie des maniai en 758D8-9. Cette notion est étudiée en détail au ch. 18.

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la dimension psychique, avant de développer les implications ethiques à travers toute une série d’illustrations, citations et anecdotes, qui culminent dans la confrontation d’Hadès et d’Éros.68 Se dessine ainsi la figure d’Éros dans le monde de la genesis, puissance cosmique de vie, puissance psychique qui donne tous les courages, comme le montre la confrontation avec Arès, et qui s’élève aussi bien au-dessus du simple désir charnel, comme le marque la nouvelle hiérarchie établie avec Aphrodite. En redistribuant ainsi les rôles d’Éros et d’Aphrodite, Plutarque n’a plus besoin de la distinction introduite dans le Banquet par Pausanias entre Aphrodite et Éros pandémiens d’une part, Aphrodite et Éros célestes de l’ autre:69 absence remarquable, tant les auteurs usent et abusent de ce topos, qu’ on trouve dans l’ aimable badinage des Amours du corpus de Lucien comme dans le profond traité 50 de Plotin (Enn. 3.5), dans le débat très leste d’ Achille Tatius comme dans les conférences sans génie, mais sérieuses de Maxime de Tyr. L’analyse ne se focalise pas, dans cette partie, sur l’opposition du corps et de l’ âme,70 mais envisage le double niveau, du monde et de l’ âme humaine. Dans les deux domaines, Éros exerce une force bienfaisante, qui est force de vie et d’ harmonie et se fait force d’élévation dans l’âme, ce que suggère déjà la réponse à Pemptidès bien qu’elle reste située au niveau terrestre et qu’ accentuera le hieros logos platonicien, le seul passage où l’on voie apparaître “l’ Éros céleste” (765B1), un Éros cependant qui n’est pas différent d’un autre Éros qui serait terrestre, mais qui exerce alors sa fonction la plus haute en réfractant la pensée des amants vers la Beauté véritable.

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Appendice: analyse de la réponse à Pemptidès (thèmes et forme dialogique) 1. Danger d’ébranler la patrios pistis et divinité d’ Éros (756B-759D) a. 756B1–2: réponse à Pemptidès: μεγάλου μοι δοκεῖς ἅπτεσθαι… ὦ Πεμπτίδη = atteinte à la tradition – Introduction du 1er ex.: ἀκούεις δὲ δήπου τὸν Εὐριπίδην (B12).

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D’ une certaine manière, la partie sur les bienfaits reprend les mêmes thèmes en chiasme: métamorphose morale due à l’ amour d’ abord (762B-762E), puis possession de l’âme ensuite (762F-763B), qui prépare la partie plus proprement platonicienne. Opposition qu’ il transpose à la poésie dans sa critique de la pantomime, QC IX 15, 748 D. La distinction structure au contraire la partie platonicienne, où l’influence du Phédon se fait sentir : voir infra ch. 5.

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a’.

b.

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– Idem pour le 2ème ex.: Ἀλλ’ ὅταν Ἐμπεδοκλέους ἀκούσῃς λέγοντος, ὦ ἑταῖρε… (D1) 756D7: Reprise des conséquences désastreuses de ses doutes: ὧν ἂν περὶ ἑκάστου τεκμήριον ἀπαιτῇς… – Développement sur Aphrodite: πόρρω γὰρ οὐκ ἄπειμι, τὴν δ’ Ἀφροδίτην οὐχ ὁρᾷς ὅση θεός ; … (D10–11). – Passage à Arès: σκόπει δὲ τὸν Ἄρην… (757A12). 757C4–10: dialogue entre Pemptidès et Plutarque établissant qu’ il ne faut pas confondre dieu et passion, avec utilisation de l’ exemple d’Arès et reprise de l’exposé par Plutarque: εἶτ’ ἔφη τὸ μὲν μαχητικόν, ὦ Πεμπτίδη… (C10) = série d’exemples a fortiori. – la guerre (interrogation); – la chasse (interrogation); – la plante-homme: Plutarque se tourne vers Daphnée (ὦ φίλε Δαφναῖε, E6), qui lui répond (E8); – les nécessités de la vie (introduction interrogative) : Plutarque se tourne vers Zeuxippe (ἢ πῶς ἔφη λέγομεν, ὦ Ζεύξιππε ; 758C8) ; – dialogue entre Zeuxippe et Plutarque (C9-D7), pour introduire l’exemple des philiai et souligner l’ illogisme de refuser un patron à la φιλία ἐρωτική; – les maniai: introduction de la théorie et énumération, avec, au moment d’arriver à Éros, prise à témoin de Daphnée (ὦ Δαφναῖε, 759A2) et question à Pemptidès (ὑπὲρ οὗ βούλομαι τουτονὶ Πεμπτίδην ἐρέσθαι, 759A3) suivie, au moment de hiérarchiser ces maniai, de ἢ γὰρ οὐχ ὁρᾷς… (A7).

Conclusion à la 1ère personne (λέγω δὴ κεφάλαιον) sur la divinité d’ Éros, qui unit le “cocher” platonicien et le dieu fêté à Thespies (ᾧ νῦν ἑορτάζομεν καὶ θύομεν). 2. La puissance d’Éros (759D9–762A10) Introduction de la division (759D9-E10) a. L’œuvre d’Aphrodite (759E11 [σκοπῶμεν… τῆς Ἀφροδίτης τὸ ἔργον] – 760D3). – absence de toute valeur d’Aphrodite sans Éros : vil prix des prostituées ou prostitution de leurs femmes par des époux qui ne les aiment pas (Ἔτι δὲ μᾶλλον κἀκεῖθεν ἂν συνίδοις, 759F8). – valeur d’Éros sans Aphrodite: les érastes prêts à affronter les tyrans (ἆρ’ οὖν… οἶσθ’…, 760B8). – valeur d’Éros reconnue par Alexandre lui-même.

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chapitre 3

b.

b’.

Les œuvres d’Arès (760D4 [Σκόπει τοίνυν αὖθις… τοῖς ἀρηίοις ἔργοις] – 761E7). – exemples de courage sur le champ de bataille, dont – Cléomaque (Κλεόμαχον δὲ… ἴστε, 760E4), avec réponse négative qui amène le récit. – les usages thébains avec adresse à Pemptidès (παρ’ ὑμῖν δ’, ὦ Πεμπτίδη, 761B6). – élargissement aux peuples et héros: ex. d’ Alceste (= Éros sans Arès; plus fort que la mort). Hadès dans le prolongement (761E8–762A10) et horizon platonicien

3. Les bienfaits d’Éros (762A11–763B9) Rupture du thème platoncien (Διὸ ταῦτα μὲν ἐῶμεν) et introduction des bienfaits pour l’amant (762A11-B4). a. La transformation morale de l’amant (762B-762E). – correction d’Euripide et de son affirmation “l’ Amour rend poète”. – exemple d’Anytos (ἴστε γὰρ δήπου…762C5) et intervention admirative de Zeuxippe. – reprise par Plutarque sur la philanthropia (interrogation), puis adresse à Daphnée (ὦ Δαφναῖε, 762E5) sur l’ ascendant d’ Éros dans l’âme, qui fait transition avec. b. Le bouleversement amoureux (762F-763B). – référence à Sapho et demande à Daphnée de réciter le poème (ὦ Δαφναῖε, 763A1). – retour en commentaire du thème de la mania (interrogation) et critique de Ménandre. Conclusion (763B-763F) Introduction qui renvoie au début de l’intervention: ce qui aurait dû être dit alors La theologia tripertita = accord exceptionnel de toute la tradition.

chapitre 4

L’apologie d’Éros: Éros doxastos En complément à l’étude d’ensemble des chapitres 13-18 du chapitre précédant, centrée sur la syncrisis entre Éros, Arès et Aphrodite, je voudrais revenir sur l’affirmation initiale de l’ancienneté du Dieu et sur l’ emploi curieux du qualificatif δοξαστός alors appliqué à Éros (756D5). Toujours selon la même méthode, j’aimerais à la fois reprendre l’ensemble du passage où figure cette expression pour tenter d’en expliciter les implications, en le resituant précisément dans son contexte, le préambule de la réponse à Pemptidès, et le confronter à un parallèle platonicien, non plus le Banquet, dont le modèle joue pour l’ensemble de la réponse, mais, de façon plus limitée, le préambule que Platon adresse aux athées au livre X des Lois. Les deux textes présentent bien des ressemblances, qui, par contraste, permettent une appréhension plus fine de ce qui les sépare, et donc des intentions propres de Plutarque. Après avoir dénoncé les dangers de l’attaque portée par Pemptidès contre Éros, lorsqu’il demande ce qu’avaient à l’esprit ceux qui l’ ont indûment divinisé, après avoir montré qu’elle atteint par contrecoup tous les dieux, Plutarque répond plus précisément en défendant l’ancienneté vénérable du dieu : il reprendra ensuite les citations de Parménide et d’ Hésiode faites par Phèdre dans le Banquet pour soutenir la même thèse1 mais il commence par une citation qui lui est propre: Mais lorsque, mon ami, tu lis chez Empédocle : Et l’Amitié est parmi eux égale en longueur et largeur C’est avec ton esprit qu’il la faut regarder, au lieu de rester là, les yeux écarquillés, il faut penser qu’il y est question d’ Éros: ce dieu en effet n’est pas visible, mais objet de notre croyance parmi les dieux les plus anciens.2 Identifiant Éros au principe de philotès dégagé par Empédocle, Plutarque glose ici le ἐν τοῖσιν qui, dans le poème, désigne les éléments, par ἐν τοῖς πάνυ παλαιοῖς replaçant Éros parmi les êtres (les dieux) les plus anciens ; il reprend ὄμμασιν 1 Voir chapitre précédent, 85-86 [Hésiode]. 2 756D1-6 : Ἀλλ’ ὅταν Ἐμπεδοκλέους ἀκούσῃς λέγοντος, ὦ ἑταῖρε, / καὶ Φιλότης ἐν τοῖσιν ἴση μῆκός τε πλάτος τε, / τὴν σὺ νόῳ δέρκου, μηδ’ ὄμμασιν ἧσο τεθηπώς / ταῦτ’ οἴεσθαι χρὴ λέγεσθαι ⟨καὶ⟩ περὶ Ἔρωτος· οὐ γάρ ἐστιν ὁρατός, ἀλλὰ δοξαστὸς ἡμῖν ὁ θεὸς οὗτος ἐν τοῖς πάνυ παλαιοῖς.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_006

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par l’adjectif ὁρατός, ce qui n’a rien que d’attendu, mais fait correspondre à νόῳ l’adjectif δοξαστός, dont le choix est doublement étonnant. D’ abord, on attendrait a priori νοητός, et ensuite, il en résulte une opposition inédite entre ὁρατός et δοξαστός, qui sont ordinairement l’un et l’ autre du côté du sensible, opposés à l’intelligible.3 Mieux même, dans sa polémique contre Colotès et les Épicuriens, Plutarque, faisant remonter à Parménide la découverte de la distinction entre le δοξαστόν et le νοητόν,4 non seulement donne une définition très négative du premier, dont il souligne “l’errance” et l’ instabilité, inhérentes à sa dépendance de la sensation,5 mais il insiste, au moyen d’ une citation textuelle de l’Éléate, sur l’incertitude des doxai des mortels, qui ne sauraient comporter de pistis :6 on ne saurait être plus loin de notre texte. Cependant, avant de tirer quelques conclusions que ce soit sur la pensée de Plutarque, ses insuffisances ou son orientation religieuse, il faut d’ abord, je crois, replacer l’expression dans son contexte. Or, il ne s’ agit pas dans ce passage, comme dans la polémique anti-épicurienne, d’ une réflexion nouant l’ épistémologique et l’ontologique,7 et l’incertitude de la connaissance sensible n’a pas de rôle à jouer, non plus que la gradation du sensible à l’ intelligible;8 il s’agit seulement de rappeler qu’Éros n’est pas un dieu visible (comme le serait un dieu astral) et que ce ne sont donc pas les yeux qui le saisissent, mais l’âme,9 dont la fonction essentielle est de doxazein.10 On reste ainsi en-

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Le premier prenant souvent la forme plus large de l’ αἰσθητόν: voir, en part., De an. procr. 1012D, 1017A, 1023F et 1024A, ainsi que De Is. et Os. 382D. Adv. Col. 1114C4-6 : καὶ Πλάτωνος καὶ Σωκράτους ἔτι πρότερος συνεῖδεν, ὡς ἔχει τι δοξαστὸν ἡ φύσις ἔχει δὲ καὶ νοητόν. Ibid. 1114C7-9 : ἔστι δὲ τὸ μὲν δοξαστὸν ἀβέβαιον καὶ πλανητὸν ἐν πάθεσι πολλοῖς καὶ μεταβολαῖς τῷ φθίνειν καὶ αὔξεσθαι καὶ πρὸς ἄλλον ἄλλως ἔχειν καὶ μηδ’ ἀεὶ πρὸς τὸν αὐτὸν ὡσαύτως τῇ αἰσθήσει. Ibid. 1114E2 : ἠδὲ βροτῶν δόξας αἷς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής (Parménide B1 29-30 DK) διὰ τὸ παντοδαπὰς μεταβολὰς καὶ πάθη καὶ ἀνομοιότητας δεχομένοις ὁμιλεῖν πράγμασι. Pour une démonstration du même genre, cf. Alcinoos, Didaskalikos 164.1-6 qui s’appuie sur Ti. 51DE pour établir, en se fondant sur la différence du νοῦς et de l’ ἀληθὴς δόξα, l’existence des premiers intelligibles: Ἀλλὰ μὴν καὶ εἰ νοῦς διαφέρει δόξης ἀληθοῦς, καὶ τὸ νοητὸν ἦν τοῦ δοξαστοῦ διαφέρον· εἰ δὲ τοῦτο, ἔστι νοητὰ ἕτερα τῶν δοξαστῶν· ὥστε εἴη ἂν καὶ πρῶτα νοητά, ὡς καὶ πρῶτα αἰσθητά· εἰ δὲ τοῦτο, εἰσὶν αἱ ἰδέαι· ἀλλὰ μὴν διαφέρει νοῦς δόξης ἀληθοῦς· ὥστε εἶεν ἂν αἱ ἰδέαι. Qu’ on trouvera dans la partie platonicienne (cf. 765B). Görgemanns, Plutarch. Dialog über die Liebe, 148 n. 131, après avoir rappelé le sens platonicien (“ ‘Gegenstand bloßen Meinens’ im Gegensatz zu νοητός ‘Gegenstand des Denkens’”), indique que l’ opposition avec le visible amène un emploi “im Sinne in geistiger Vorstellung erfaßbar.” Dans un esprit voisin, M. Bordt, “The typoi peri theologias and the Knowledge of the Good,” in A. Becker et al. (eds.), Ideal and Culture of Knowledge in Plato (Stuttgart: F. Steiner, 2003)

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deçà de tout effort de connaissance et d’intellection, en dehors du domaine de l’ intelligible, dans celui de la physis et de la religion traditionnelle, autrement dit de la δόξα περὶ θεῶν et de la πάτριος πίστις où Plutarque s’ est clairement situé depuis le début de sa réponse. Celle-ci s’ouvre en effet sur un passage célèbre posant comme base et pour ainsi dire, postulat limitant la réflexion, la nécessité de ne pas “ébranler l’ inébranlable dans la conception des dieux que nous avons” (τὰ ἀκίνητα κινεῖν τῆς περὶ θεῶν δόξης ἣν ἔχομεν, 756B2-3), affirmant que “l’ antique croyance de nos pères (ἡ πάτριος καὶ παλαιὰ πίστις), suffit et (qu’) on ne saurait trouver ou dire de preuve plus éclatante (τεκμήριον ἐναργέστερον) qu’ elle” (756B4-6). C’ est précisément de ce passage initial que S. Gotteland et E. Oudot rapprochent notre texte, pour noter que “l’on retrouve la même présentation surprenante d’ une doxa valorisée, mise sur le même plan que l’esprit (nous) et opposée aux données des sens.”11 Et la note d’H. Görgemanns, pour être moins précise, va dans le même sens, puisque le savant allemand souligne que notre texte renoue avec la δόξα mentionnée peu avant.12 Il peut aussi songer à un autre emploi, après ce préambule et avant la citation d’Empédocle, au moment où Plutarque entame la démonstration des dangers que fait courir à tout le panthéon la mise en cause d’Éros: “Que l’on mette en doute et jette dans l’ incertitude par le logos la croyance touchant Zeus, Athéna ou Éros, quelle différence ?”13 Ce que le français ne peut guère rendre ici que par “croyance,” c’ est δόξα une nouvelle fois. Tout ce début d’exposé se situe donc bien dans le domaine de la δόξα et le rapprochement en préambule de δόξα περὶ θεῶν et de πάτριος πίστις me semble un premier indice contre l’hypothèse de D. Babut qu’ émergerait un “concept nouveau, celui de foi (πίστις) qui prend un sens entièrement différent de celui qu’il avait normalement jusque là” et qui serait suprarationnel et donc sur un autre plan: j’inclinerais plutôt à penser que la πίστις ancestrale, ainsi qualifiée, désigne une réalité objective précise,14 l’ensemble des doxai et usages transmis

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76, explique par le contexte la différence de vocabulaire entre les livres II et III de la République, consacrés à une réflexion pédagogique et qui utilisent le concept traditionnel de “dieu,” et les livres VI et VII, dont la réflexion métaphysique fait intervenir l’idée de Bien. Gotteland & Oudot, Plutarque. Dialogue sur l’ Amour, 169 n. 179. Görgemanns, Plutarch. Dialog über die Liebe, 148 n. 131: “Damit knüpft er an den Gebrauch von δόξα kurz vorher an.” 756C5-6 : τί οὖν διαφέρει τὴν περὶ τοῦ Διὸς δόξαν ἢ τῆς Ἀθηνᾶς ἢ τοῦ Ἔρωτος εἰς ἀμφίβολον τῷ λόγῳ θέσθαι [ἢ] καὶ ἄδηλον; Pour des réticences voisines devant ce concept de “foi,” F. Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques (Paris : Flammarion, 2006) 73 et P. Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) (Paris : Albin Michel, 2007) 70.

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par la tradition,15 mais la chose n’est pas capitale pour l’ interprétation de δοξαστός, qui, à l’évidence est en rapport avec la δόξα περὶ θεῶν. Or, pour mieux cerner comment Plutarque conçoit la δόξα περὶ θεῶν, on peut se reporter à un passage d’un esprit assez proche tiré du De Iside et Osiride, d’autant plus intéressant que ce traité proclame, plus hautement qu’ aucun autre, la valeur éminente de la recherche de la vérité sur le divin.16 Or, au moment où il entreprend l’exégèse du mythe d’ Isis et d’ Osiris, voici l’ avertissement liminaire que Plutarque formule à l’adresse de Cléa après avoir donné quelques premiers courts exemples d’interprétations symboliques : Si donc tu interprètes ainsi ce que l’on raconte des dieux et reçois le mythe de ceux qui en donnent une interprétation conforme à la piété et à la philosophie, et si tu accomplis toujours et conserves les rites traditionnels, tout en pensant qu’il n’y a ni sacrifice ni acte qui agrée davantage aux dieux qu’une opinion vraie à leur propos, tu peux ainsi éviter un mal aussi grave que l’athéisme, la superstition.17 Dans ce texte, point d’opposition entre piété et philosophie, mais au contraire une liaison étroite, dans l’interprétation des mythes comme aussi, plus largement, dans la vie, où s’associent pratique religieuse et opinion vraie. Sans doute la suprématie est-elle accordée à cette dernière, comme on peut s’ y attendre dans un texte qui exalte la connaissance de dieu, mais il n’en est que plus remarquable que dans un tel contexte, il n’y ait référence qu’ à une opinion vraie18 et non à une connaissance (ἐπιστήμη ou γνῶσις) : c’ est que notre esprit ne peut à proprement parler connaître les dieux, atteindre la plénitude de l’ être. Partageant avec notre passage une même fonction liminaire et témoignant d’un même conservatisme religieux,19 ce texte s’ en distingue apparemment 15 16 17

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Cette hypothèse est discutée en détail infra, au ch. 17. 351C-352C. 355C7-D1 : οὕτω δὴ τὰ περὶ θεῶν ἀκούσασα καὶ δεχομένη παρὰ τῶν ἐξηγουμένων τὸν μῦθον ὁσίως καὶ φιλοσόφως καὶ δρῶσα μὲν ἀεὶ καὶ διαφυλάττουσα τῶν ἱερῶν τὰ νενομισμένα, τοῦ δ’ ἀληθῆ δόξαν ἔχειν περὶ θεῶν μηδὲν οἰομένη μᾶλλον αὐτοῖς μήτε θύσειν μήτε ποιήσειν [αὐτοῖς] κεχαρισμένον, οὐδὲν ἔλαττον ἀποφεύξῃ κακὸν ἀθεότητος δεισιδαιμονίαν. Cf. De tranq. an. 472E, De se ipsius laud. 545A, et, plus remarquable en raison de la prédominance de l’ enquête philosophique dans ce texte, De def. or. 418D7-8 (dans un préambule aussi) : “οὐδεὶς μέν,” ἔφη, “τῶν βεβήλων καὶ ἀμυήτων καὶ περὶ θεῶν δόξας ἀσυγκράτους ἡμῖν ἐχόντων πάρεστιν” et 418F1-3 : ἀλλ’ οὐκ ἔστι περὶ πραγμάτων μεγάλων μὴ μεγάλαις προσχρησάμενον ἀρχαῖς ἐπὶ τὸ εἰκὸς τῇ δόξῃ προελθεῖν. Sur cette attitude partagée par beaucoup de philosophes, D. Babut, La religion des philosophes grecs de Thalès aux Stoïciens (Paris : Presses Universitaires de France, 1974), et, pour les textes platoniciens, Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques, 70.

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par l’association naturelle qui s’y fait entre religion et philosophie, alors que l’ articulation de la croyance et de la raison peut sembler plus problématique dans notre passage. Un regard plus attentif cependant découvre aisément que la raison critiquée par Plutarque n’est pas la raison du philosophe, chassant les fumées de la superstition, mais la ratiocination vétilleuse qui réclame des comptes aux dieux et ouvre sous nos pas le gouffre de l’athéisme, tous points qui ne sont pas sans évoquer le préambule du livre X des Lois, particulièrement long, qui réfute trois propositions impies:20 que les dieux n’existent pas, qu’ ils existent mais ne se soucient pas des hommes, qu’ils sont faciles à fléchir par des prières et des sacrifices (885B7-9). Le second point, qui met progressivement l’ ἐπιμέλεια au centre de l’exposé, n’est pas sans rapport avec la suite de la démonstration de Plutarque et le patronage des dieux qu’il met en avant pour repousser l’ identification entre dieu et passion,21 mais je me limiterai ici au “préambule du préambule,” une partie qui, ici comme dans les autres préambules des Lois, insiste sur la persuasion, πίστις désignant précisément la conviction qui résulte de la πειθώ,22 et qui présente de nombreuses concordances avec notre Érotikos. Ainsi l’Athénien commence par l’exposé des railleries des athées,23 dont il reproduit le discours, exigeant du législateur qu’ il entreprenne de πείθειν καὶ διδάσκειν (les deux associés) ὡς εἰσὶ θεοί, τεκμήρια λέγοντες ἱκανά (885D3) ; c’ est

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A. Laks, Médiation et coercition. Pour une lecture des Lois de Platon (Villeneuve d’Asq: Presses Universitaires du Septentrion, 2005) 152, signale aussi, comme un des traits remarquables de ce préambule, la prépondérance du dialogue sur l’exposé (trait qui se retrouve mutatis mutandis dans l’ ensemble de la réponse à Pemptidès, où Plutarque sollicite tour à tour Pemptidès, Daphnée et Zeuxippe) ; le recours à une forme d’argumentation relativement technique et démonstrative, associée à d’ autres modes, plus habituels dans les préambules, sépare en revanche Platon et Plutarque. Pour Platon, Laks, Médiation et coercition, 160 ; voir Amatorius 757C sq et en part. 758A47 : Ἢ καὶ τὸ λέγειν ταῦτα δεινόν ἐστι καὶ ἀχάριστον, ἀπολαύοντάς γε τοῦ θείου τοῦ φιλανθρώπου πανταχόσε νενεμημένου καὶ μηδαμοῦ προλείποντος ἐν χρείαις, ὧν ἀναγκαιότερον ἔνιαι τὸ τέλος ἢ κάλλιον ἔχουσιν ; Cf. Lg. 966 D (qui reprend notre passage) : Ἆρα οὖν ἴσμεν ὅτι δύ’ ἐστὸν τὼ περὶ θεῶν ἄγοντε εἰς πίστιν, ὅσα διήλθομεν ἐν τοῖς πρόσθεν; D. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison : Philosophie et foi religieuse chez Plutarque,” in Parerga. Choix d’articles de Daniel Babut (1974-1994) (Lyon : Université Lumière Lyon 2, 1994) 580 n. 169, voit là un des passages qui “préfigurent déjà en quelque façon l’ usage qui sera fait ultérieurement du mot,” mais seul ce regard rétrospectif autorise, me semble-t-il, à infléchir le sens ordinaire de “conviction,” “crédit” dans un sens religieux; il cite encore Grg. 524A8, où c’est Socrate, qui ouvre le mythe final sur πιστεύω ἀληθῆ εἶναι : rappel que le philosophe aussi se fonde à l’occasion sur des certitudes non entièrement démontrables et qu’il faut affiner l’analyse – voir Dixsaut, Le naturel philosophe, 157-186, et infra les remarques sur le Phédon. 885C2-3 : τῷ καταφρονεῖν ἡμῶν προσπαίζοντας; C5 : ἐρεσχηλοῦντες.

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aussi ce que réclament les esprits forts de Plutarque, qui ainsi se servent de la raison pour détruire la croyance aux dieux, usage impie et dévoyé : associée à la citation des Bacchantes (203) et aux subtilités (excessives) du σοφόν, cette exigence d’un τεκμήριον des dieux n’apparaît pas sous un jour très favorable, et cette réprobation s’accentue dans le reproche fait un peu plus loin (756D8) de soumettre tous les autels à une σοφιστικὴν πεῖραν,24 une “mise à l’ épreuve de sophiste,” qui ne laisse rien ἀσυκοφάντον (D9). Sophiste, sycophante, le tableau est accablant et exclut tout rapprochement avec le philosophe, ce que confirme “l’estocade” finale, qui flétrit l’“ignorance en outrages féconde” (τὴν εὐλοιδόρητον ἀμαθίαν, 757A12). Or, si l’on se reporte à nouveau aux Lois, les athées sont aussi stigmatisés et distingués du commun des citoyens, soucieux surtout de plaisir, en ce qu’ils sont mus par un autre mobile, plus grave, par “une ignorance très fâcheuse (ἀμαθία τις μάλα χαλεπή) qui passe pour la plus grande sagesse” (μεγίστη φρόνησις, 886B7-8). Ils s’appuient, pour conforter leur impiété, sur les théogonies des anciens, mais plus encore sur les contes funestes “des savants modernes” (τὰ δὲ τῶν νέων καὶ σοφῶν, 886D3), par lesquels ils se sont si bien laissé persuader (ὑπὸ τῶν σοφῶν τούτων ἀναπεπεισμένοι, 886D7-8) que les astres ne sont que terre et pierres incapables de se soucier des affaires humaines qu’ ils reprochent aux autres de leur présenter des théories qu’ ils ont bien fait dorer au four pour leur donner un aspect appétissant, c’ est-à-dire vraisemblable (εὖ πως εἰς τὸ πιθανὸν περιπεπεμμένα, 886E2-3). À l’inverse ils sont restés sourds aux mythes entendus pourtant dès l’enfance, et n’ont pas davantage été touchés par les prières et les sacrifices,25 c’est-à-dire par ce que Plutarque appellerait la πάτριος πίστις, si bien qu’une autre conviction, prétendument savante, s’ est substituée à elle. Celle-ci, dans les Lois comme dans l’Érotikos, est donc une base, mais il est incontestable que le législateur que fait parler Platon ne s’ en contente pas et que la tradition n’est pour lui qu’un premier moyen de persuasion – au niveau des livres II et III de la République –, qui ne remplace ni ne fonde les preuves raisonnées de l’existence et de la providence divines et qui demeure insuffisante pour le futur gardien des lois, lequel ne devait être admis dans ces hautes 24

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Seul Valverde Sánchez dans Plutarco, Obras morales (“comprobación sofística”) garde l’ image du sophiste, qu’ édulcorent les autres traductions (Gotteland & Oudot, Plutarque. Dialogue sur l’ Amour : “investigation subtile ;” Görgemanns, Plutarch, Dialog über die Liebe : “einer kritischen Prüfung”), tandis que Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour (“enquête philosophique”) va jusqu’ à substituer le philosophe au sophiste. 887D2-3 : οὐ πειθόμενοι τοῖς μύθοις οὓς ἐκ νέων παίδων ἔτι ἐν γάλαξι τρεφόμενοι τροφῶν τε ἤκουον καὶ μητέρων; 887E6: précise que Grecs et barbares, par leurs prières, οὐδαμῇ ὑποψίαν ἐνδιδόντων ὡς οὐκ εἰσὶν θεοί; inversement l’ attaque d’un seul dieu dans l’Érotikos rend tout l’ edifice de la religion ἐπισφαλὴς γίνεται πᾶσι καὶ ὕποπτος (756B10-11).

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fonctions qu’une fois qu’il a cherché πάσαν πίστιν, “toute preuve,” au sujet des dieux.26 Que penser de l’arrêt à cette première étape chez Plutarque? Peutêtre que, plus encore que Platon, il ne croit pas possible de dépasser sur la divinité l’ ἀληθὴς δόξα, mais le contexte là encore joue un rôle important et il faut prendre en compte le sujet et le public: Plutarque ne s’ attache pas à établir une législation, nécessairement appuyée sur une théologie que n’obère pas une cosmologie matérialiste,27 ni à mener une réflexion “théologique” de fond, comme dans les Dialogues Pythiques, même si la divinité et ses attributs ont quelque part dans l’exposé. Son objet est de montrer à des pepaideumenoi la part de divin que l’amour met dans leur vie et ainsi il “offre une évaluation platonicienne d’une expérience humaine qui concerne la plupart d’ entre nous,”28 et non pas seulement les philosophes. Les dérobades (762A, 763F), que lui reproche Soclaros (764A), marquent assez qu’il ne prétend pas faire un cours de philosophie et qu’une démonstration en forme n’a pas à ses yeux sa place ici.29 De même la πάτριος πίστις suffit: elle suffit d’ abord dans ce contexte où il n’est pas question de se lancer dans une longue discussion théorique et où l’ on reste au niveau de la vie courante. D’autres emplois du verbe dans des contextes proches pour se limiter à un seul exemple ou à un seul argument semblent confirmer cette interprétation:30 ici il souligne aussi le danger d’ une remise en question menacée d’impiété à laquelle il faut couper court et le mot même de πίστις n’est pas si mal venu pour remplir une fonction de τεκμήριον, puisque les deux mots relèvent du vocabulaire de la preuve.31 Mais s’en tenir là serait sans doute tomber d’un extrême dans l’ autre et l’ on peut tenter de préciser encore ce qui sépare Plutarque et Platon en confrontant un second texte platonicien, le Phédon, très présent dans les chapitres centraux de l’Érotikos.32 Le dialogue platonicien se développe aussi à partir d’ une δόξα, mais de la δόξα des philosophes et de la conviction de Socrate que l’ âme est

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966C7-8 : sera rejeté ὃς ἂν μὴ διαπονήσηται τὸ πᾶσαν πίστιν λαβεῖν τῶν οὐσῶν περὶ θεῶν; et D1, qui précise τὸν μὴ θεῖον καὶ διαπεπονηκότα πρὸς αὐτά. Sur ce lien consubstantiel entre théologie et législation, Laks, Médiation et coercition, 156 sq. Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 559 (c’ est moi qui souligne). Même la partie platonicienne est ainsi interrompue (766B). De Is. et Os. 365A et De vit. pud. 536 (une citation de Pindare suffit); De Stoic. rep. 1054E (une citation de Chrysippe) ; Quaest. conv. 3.1, 647C (exemples de plantes qui doivent leur nom à leurs propriétés); De def. or. 420A (établissement du principe de vraisemblance: “il suffit pour notre thèse de constater que rien ne la contredit et que rien n’empêche les choses d’ être ainsi”). Je reprends une remarque faite par Görgemanns à la rencontre de Göttingen. Voir chapitre suivant.

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immortelle, immortalité étroitement liée à l’existence du monde intelligible, avec lequel elle présente des affinités.33 La parenté dans la démarche accuse bien l’écart entre les deux δόξαι qui servent de fondement chez l’ un et l’ autre, mais la différence essentielle ne vient pas, comme il pourrait y paraître, de leurs tenants, les philosophes d’un côté, les πολλοί de l’ autre, car, au niveau où se place Plutarque, πολλοί et philosophes sont pareillement face à cette vérité fondamentale de l’existence des dieux. La différence tient surtout au sujet même de cette opinion fondamentale, l’existence des Idées chez Platon, qui déplace la pensée vers son lieu propre, l’ Intelligible, l’ existence de la divinité chez Plutarque, que la pensée ne peut atteindre dans sa plénitude, mais dont la réalité tient une part essentielle dans la conduite de l’ ensemble de la vie. Qu’il s’agisse là d’un a priori qui n’a pas à être démontré me semble confirmé par un passage du De communibus notitiis, où Plutarque, infléchissant le concept stoïcien d’ ἔννοια pour en faire une idée du divin éventuellement perfectible, assez proche ainsi, me semble-t-il, d’ une doxa, adresse aux Stoïciens ces reproches, voisins jusque dans le vocabulaire de ceux de notre Érotikos: Mais eux, c’est en commençant en quelque sorte par le foyer lui-même qu’ils s’en prennent aux institutions et coutumes ancestrales, en ne laissant subsister dans son intégrité et sans adultération aucune notion, pour ainsi dire, de notre croyance touchant les dieux. Quel homme, en effet, aujourd’hui ou dans le passé, a jamais conçu la Divinité autrement que comme impérissable et éternelle? … Et peut-être pourrait-on trouver des peuplades barbares et sauvages qui n’auraient pas l’ idée de Dieu ; mais il n’y a jamais eu personne qui, ayant l’idée de Dieu, n’ait pas aussi l’ idée d’un être impérissable et éternel. trad. D. Babut34 Les barbares supposés comme cas extrême sont probablement privés de toute πάτριος πίστις et ne conçoivent pas le divin. Mais, pour les Grecs, celle-ci fonctionne comme un garant de la conception des dieux : ce que confirme aussi dans l’Érotikos l’utilisation de la theologia tripertita en conclusion de la réponse à Pemptidès (763B-F). Cette référence aux traditions religieuses n’a rien pour surprendre à une époque où “plus une doctrine philosophique ou religieuse est 33

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Phd. 66B2 : Οὐκοῦν ἀνάγκη, ἔφη, ἐκ πάντων τούτων παρίστασθαι δόξαν τοιάνδε τινα τοῖς γνησίως φιλοσόφοις, repris en conclusion en 67B2-4: τοιαῦτα οἶμαι, ὦ Σιμμία, ἀναγκαῖον εἶναι πρὸς ἀλλήλους λέγειν τε καὶ δοξάζειν πάντας τοὺς ὀρθῶς φιλομαθεῖς. [EN : See Plu., De communibus notitiis 1074F-1075A.]

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ancienne et plus elle est proche de l’état primitif de l’ humanité, dans lequel la Raison était encore présente dans toute sa pureté, plus elle est vraie et vénérable.”35 Mais de cette description, dans laquelle P. Hadot pense en particulier aux Néoplatoniciens, on ne saurait tirer l’dée que, pour Plutarque, la πάτριος πίστις serait “plus vraie” que le platonisme et l’emporterait sur lui. Elle est, lorsque le sujet traité le permet,36 une des marques concrètes et tangibles de l’ existence de la divinité les plus évidentes, suffisante dans une partie qui s’ intéresse à la vie humaine quotidienne, non sans esquisser toutefois, comme en pointillé, un horizon platonicien: l’évocation de l’accord des poètes, législateurs et philosophes ne s’achève-t-elle pas sur l’image du cortège d’ Éros passant de l’Hélicon à l’Académie suivi par des couples d’ amants tout droit venus du Phèdre et s’élançant vers ce qu’il y a de plus beau et de plus divin ?37 Et n’estil pas significatif que cette référence à la δόξα περὶ θεῶν et à la πάτριος πίστις se trouve dans la première partie d’un exposé dont la seconde – qui en est aussi le couronnement – est constituée par l’évocation de l’ Éros céleste ramenant les erotikoi véritables à la plaine de la Vérité, emprunt au Phèdre qui se substitue en quelque sorte comme vérité démontrée à ce qui, dans les Lois,38 prend la forme d’une démonstration de la vérité? L’existence de ces deux temps n’est pas synonyme de séparation absolue entre ce qui relèverait de la religion traditionnelle d’ un côté, et ce qui appartient à la philosophie de l’autre: toute la démarche du De Iside et Osiride au contraire est de montrer que la première s’accorde avec la seconde et, sous une autre forme, ne dit néanmoins pas autre chose. De même l’ opposition entre “foi” et “raison” ne me semble pas opérante et que la πάτριος πίστις ne soit qu’un argument possible, me semble trouver une confirmation dans le De genio qui contient, avec la déclaration liminaire de Galaxidoros, une des défenses les plus vigoureuses du λόγος. D. Babut, après avoir noté que “Plutarque ne peut qu’approuver l’idée de purger la philosophie de tout obscurantisme,” porte cependant au débit du personnage le fait “qu’il invoque uniquement la raison (λόγος), et n’accorde son assentiment qu’ à la démonstration (ἀπόδειξις), sans reconnaître aucune spécificité à la croyance proprement religieuse” et il utilise notre texte et le reproche fait à Pemptidès pour ajouter aux seuls critères reconnus par Galaxidoros “la valeur de la foi (πίστις) comme 35 36 37 38

P. Hadot, Qu’ est-ce que la philosophie antique ? (Paris: Gallimard, 1995) 236. Voir infra mes remarques sur le De genio. Amatorius 763F1-7 et chapitre suivant. Mais, dans le Banquet, la révélation des “Grands Mystères” par Diotime n’est guère plus argumentée.

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chapitre 4

source spécifique de la croyance religieuse.”39 Or, si Galaxidoros n’envisage en effet pas la πίστις – mais ne la critique pas non plus –, aucun des interlocuteurs ne montre plus d’intérêt pour la question et il n’y a pas une seule occurrence de πίστις ou de πιστεύειν dans tout le texte, parce que la question qui est posée, celle de la nature du démon de Socrate, est par essence une question de philosophe, qui n’a pas de rapport direct avec la πάτριος πίστις, laquelle ne peut intervenir que lorsqu’un dieu comme Éros ou les oracles d’ Apollon sont mis en cause, et par là même l’existence de la divinité suspectée. Aussi, s’il fallait réfléchir dans notre texte à un problème “d’articulation,” se situerait-il moins, me semble-t-il, entre rationnel et supra-rationnel, si l’ on glose ainsi raison et foi, qu’entre monde terrestre de la doxa et monde intelligible, philosophie inscrite dans la vie et telos de la philosophie. C’ est-à-dire entre première partie (ch. 13-18) et deuxième partie (ch. 19-20) de l’ intervention centrale de Plutarque, dont les dérobades sont suscitées sans doute par le refus de faire un exposé “technique” ou professoral, mais peut-être aussi par une certaine difficulté à établir une continuité de l’un à l’ autre, à nouer fermement le lien entre le dieu de la tradition et la mystagogue platonicien,40 ou, pour le dire en termes plus psychologiques, à montrer le passage entre ce que peut saisir l’âme immergée dans le corps et ce qui pourrait être accessible au νοῦς libéré du corps. Dans cette perspective, on pourrait suggérer, à titre de pure hypothèse et avec la plus extrême prudence, que son appartenance au δοξαστόν permet d’une certaine manière à Éros de jouer un rôle médiateur. Si l’ on se reporte en effet au commentaire que Plutarque donne de la procréation de l’ âme dans le Timée, il y explique que dans la nature précosmique se trouvent à la fois “la faculté d’intelligence et la faculté d’ opinion” et que c’ est la rencontre avec le principe meilleur qui élève ce δοξαστικόν à un rang supérieur où il peut jouer le rôle d’intermédiaire; tenant “de la matière par sa sensibilité et des Intelligibles par sa capacité de juger” (1024B), il emploie “comme instruments et comme intermédiaires, les représentations de l’ imagination et les souvenirs,” qui sont entrelacements d’opinion et de sensation. Si donc l’ on tente de préciser l’action d’Éros dans le monde de la δόξα, on peut suggérer que le dieu, δοξαστός lui-même dans son premier contact avec nous, lorsqu’ il doit

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Babut, Plutarque et le stoïcisme, 515. Le problème est peut-être déjà en germe chez Platon: Bordt, “The typoi peri theologias,” 7377, en part. 74-75, – généralisant les remarques citées supra, n. 10 – relève que “Dieu” est utilisé lorsqu’ il est question d’ éducation, de comportement civique ou de cosmologie (ce qui s’ inscrit dans la tradition inaugurée par Hésiode), tandis que l’Idée de Bien appartient aux réflexions métaphysiques du philosophe – ce sont, mutatis mutandis, aussi les deux degrés de notre discours central.

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toucher l’âme “à travers le corps,” agit aussi d’abord par la δόξα et l’ imagination, imposant sans cesse à l’esprit de l’amoureux l’image de l’ aimé, toujours présente et échappant en quelque sorte au temps (758C), avant que se réveille la mémoire de ce qui est vraiment en dehors du temps et du devenir, dans l’ être véritable (765B). Mais force est de constater que cette tentative d’ exégèse fait à nouveau plutôt ressortir l’hiatus entre les deux parties de l’ intervention centrale, car Plutarque n’établit aucun lien explicite entre ces deux descriptions et utilise l’obsession de la mémoire dans la première partie comme signe de la force de l’amour et non comme première étape dans le retour à l’ éternité, n’introduisant la réminiscence que dans la seconde, comme si les modalités de l’action importaient moins que l’éveil de la mémoire et la nostalgie de l’ audelà.41 Ainsi si le rôle d’Éros reste substantiellement un rôle médiateur, Plutarque préfère l’image du “guide,” qui suggère un chemin sans détailler un trajet, et il n’accorde pas de place véritable dans sa réflexion à l’ intermédiaire, au metaxu. Dans la partie platonicienne, toute référence à la δόξα disparaît donc pour laisser place à l’opposition plus familière du sensible et de l’ intelligible, les deux bouts du voyage: c’est là que se trouve l’expression des convictions les plus intimes de Plutarque, mais, même si philosophie et religiosité s’ interpénètrent, “conviction” me paraît préférable à “foi” et se centrer sur une opposition entre elles ne tient pas compte du contexte et obscurcit le mouvement de la réflexion spécifique de Plutarque. Tout juste peut-on suggérer que se trouve en germe dans son texte le problème auquel sera confronté le néoplatonisme, non point la prise d’autonomie du religieux, mais plutôt l’ intégration des divers niveaux de réalité dans une démarche intellectuelle et spirituelle unifiée et unifiante. 41

On n’a rien ici qui corresponde à la description des effets de l’amour sur l’âme dans le Phèdre 251A-252C.

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Au cœur du texte: l’Éros platonicien Plutarque, dans l’Érotikos, ne se contente pas de réhabiliter l’ amour conjugal – point important certes, mais sur lequel les critiques ont eu tendance à se focaliser, soit pour stigmatiser l’infidélité à Platon, soit pour la mettre en relation avec la sociologie de l’époque: il inscrit cette réhabilitation dans une ample méditation sur l’amour, qui, loin de trahir Platon, offre au contraire un exemple éclatant de l’imprégnation platonicienne de Plutarque, qui trouve chez le philosophe athénien l’aliment d’un style et d’une pensée personnels. La chose est d’autant plus frappante que les références explicites sont relativement rares et l’on peut aller, je crois, jusqu’à employer l’expression d’ “innutrition platonicienne.” En témoigne la seconde partie du grand exposé central de Plutarque (ch. 19-20), la plus évidemment platonicienne, où, précisément, on n’a aucune référence explicite à Platon, qui est pourtant partout.1 Requis par Soclaros de “dévoiler et révéler l’allusion qu’(il) a faite aux mythes égyptiens et à leur accord avec la doctrine de Platon sur le sujet de l’ Amour,”2 Plutarque y exploite ce thème de la “concorde,” familier aux commentateurs platoniciens, pour composer un très beau passage sur le telos de la philosophie, la contemplation du Beau à laquelle accède le sectateur d’ Éros, tout tissu d’ images et de réminiscences platoniciennes. “Révélation” et non exposé discursif, comme le laisse pressentir l’introduction de Soclaros, sa pensée se développe souplement grâce au jeu des images et l’on voit se dessiner une sorte “d’imaginaire platonicien” tout à fait fascinant, mais qui, en dépit de ce style particulier, ne fait pas de ce passage un morceau isolé à l’intérieur de l’ intervention de Plutarque. L’ensemble des chapitres 13-20 possède une unité qu’ on peut dégager, un mouvement ascendant, mais où les deux temps – inégaux –3 ne se situent pas au même niveau ni de réflexion ni de réalité: occasion de revenir dans ce chapitre sur les relations de l’Éros doxastos étudié au précédent chapitre et de la figure platonicienne. 1 On peut reconnaître sans peine dans la “plaine de la Vérité” où Éros conduit ses initiés (765A2) une expression du Phèdre, mais rien ne la signale et cet “anonymat” des références, qui peut venir tantôt de ce que Plutarque les juge évidentes, tantôt de ce qu’elles sont à ce point intégrées à sa pensée qu’ il ne les en distingue plus, ne facilite pas la tâche du lecteur auquel une allusion peut toujours échapper. 2 764A8-B2 : ᾗ δ’ ὑπῃνίξω τὸν Αἰγυπτίων μῦθον εἰς ταὐτὰ τοῖς Πλατωνικοῖς συμφέρεσθαι περὶ Ἔρωτος, οὐκ ἔστι σοι μὴ διακαλύψαι μηδὲ διαφῆναι πρὸς ἡμᾶς. 3 Sur la troisième partie de cette longue intervention centrale que la transmission a fait disparaître, voir infra.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_007

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L’exposé des chapitres 19-20: un kaléidoscope des dialogues de la maturité

1.1 Le cadre conceptual Pour construire son exposé, Plutarque ne se contente pas d’ utiliser les deux grands dialogues traitant de l’amour, le Banquet et le Phèdre – qui, contrairement au premier, n’a pas l’amour comme sujet unique, mais n’en a pas moins une part plus importante dans l’Érotikos si l’on veut faire une comparaison – :4 il y associe encore des éléments tirés de la République et du Phédon en un véritable kaléidoscope des dialogues de la maturité. Censé initialement exposer l’accord de la mythologie égyptienne et de la philosophie platonicienne, Plutarque, après avoir rapidement attribué aux Égyptiens aussi la distinction grecque entre Amour céleste et Amour vulgaire – qui, à partir du discours de Pausanias dans le Banquet, était devenu une sorte de vulgate –,5 introduit l’assimilation qui l’intéresse, celle du Soleil et d’ Éros;6 il puise, à l’évidence, son inspiration dans l’analogie entre soleil intelligible et soleil sensible développée dans le livre VI de la République, mais il renonce au procédé lui-même7 pour s’en tenir à un simple examen des ressemblances et des différences,8 qui lui permet de progresser de l’ apparence à l’ être, d’ un niveau superficiel où, dans l’ensemble, Soleil et Éros paraissent se ressembler,9 au niveau ontologique, où ils s’opposent, cause pour les esprits humains de 4 La plupart des commentateurs ne se lassent pas de souligner qu’Éros n’a pas le statut de daimôn dans l’Érotikos sans paraître se soucier le moins du monde du contenu du Phèdre ni remarquer son importance dans l’ ensemble du texte; en dehors de ces éléments textuels, fondamentaux, le rayonnement du Phèdre dans la culture d’époque impériale est aussi un fait bien connu : Trapp, “Plato’s Phaedrus,” 141-173. 5 J. Hani, Plutarque et la religion égyptienne (Paris : Les Belles Lettres, 1976) 320. 6 Elle est bien attestée: Hani, Plutarque et la religion égyptienne, 313, et De Is. et Os. 374C; Plutarque cite aussi en parallèle l’ assimilation d’ Aphrodite-Isis à la Lune, ce qui lui permet d’ asseoir la supériorité d’ Éros (764D et le commentaire supra, ch. 3, 98 [drachme]). 7 Il le célèbre cependant dans le De def. or. (433DE) : “La plupart des hommes d’autrefois croyaient qu’Apollon et le soleil sont un seul et même dieu. Mais ceux qui connaissaient et révéraient le beau et savant principe de l’ analogie conjecturaient que la relation du corps à l’âme, de l’ œil à l’ intelligence, de la lumière à la vérité est aussi celle qui existe entre l’essence du soleil et la nature d’Apollon et ils montraient que l’ astre est une émanation et un fruit que le Dieu produit sans cesse.” 8 Elles viennent presque toutes de Platon: tous deux apportent chaleur, nourriture, croissance – cf. pour le soleil R. 509B ; pour Éros, Phdr. 251B ; tous deux s’allument et s’éteignent – pour le soleil, théorie d’ Héraclite citée in R. 498B ; pour l’ amour Smp. 203E. 9 On trouve déjà une première différence qui prépare l’ opposition ontologique en 764C10-D1: πλὴν ἐκείνῃ γε δόξειαν ἂν διαφέρειν, ᾗ δείκνυσιν ἥλιος μὲν ἐπίσης τὰ καλὰ καὶ τὰ αἰσχρὰ τοῖς ὁρῶσιν, Ἔρως δὲ μόνων τῶν καλῶν φέγγος ἐστί (sur cette notion, voir Phdr. 250B).

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deux “conversions” opposées.10 Ce changement de plan est bien marqué dans la transition que ménage Plutarque: “Il est donc probable que la lune ressemble à Aphrodite et le soleil à Éros plus qu’aux autres dieux, mais ils ne sont en aucun cas totalement identiques.”11 Et la dissemblance s’ accentue en franche opposition, conséquence probable de l’abandon et de l’ analogie entre le soleil et l’idée du Bien: l’astre, coupé de tout rapport avec le divin, n’ en est plus l’ émanation dans le sensible, mais fait vivre l’homme dans un monde illusoire de lumière aveuglante, comme dans le De Pythiae Oraculis, où il est accusé de faire “que presque tous les hommes méconnaissent Apollon, car il détourne leur esprit, par la perception sensible, de la réalité vers l’ apparence.”12 Ainsi le rôle de “reflet et miroir lumineux de la bonté et de la félicité du Dieu” que le De E (393D8-10), plus indulgent, lui concédait, Théon s’ y contentant d’ exhorter ceux qui confondent Apollon et le soleil à “monter plus haut pour avoir de la divinité une vision réelle et contempler son essence” (D5-6), n’appartient plus dans l’Érotikos qu’aux objets d’amour qu’Éros nous présente13 et le monde sensible cesse d’être “le plus beau des songes.” Plutarque se situe dans l’ optique résolument dualiste du Phédon en expliquant ainsi la séparation qu’ il a opérée entre le plan de l’apparence et de l’être: “car l’âme et le corps sont deux réalités, non pas semblables, mais différentes, de même que le soleil est visible aux yeux, tandis que l’amour est perceptible à l’esprit.”14 Et c’ est encore au Phédon qu’ il emprunte aussitôt la description des effets funestes du soleil sur l’ âme fascinée, semblable à l’âme engluée dans le sensible que le philosophe athénien peignait comme “ensorcelée par lui (sc. le corps), ses désirs et ses joies au point de ne rien tenir pour vrai que ce qui a figure de corps.”15 Les mêmes éléments, ensorcellement, attachement exclusif au corporel,16 sont repris par Plutarque, qui explique que le Soleil “semble frapper de paralysie notre mémoire et fasci10

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L’ image de la conversion, inspirée de l’ allégorie de la caverne, se trouve, pour Éros en 764D2 (πρὸς ταῦτα μόνα [sc. τὰ καλά] τοὺς ἐρῶντας ἀναπείθει βλέπειν καὶ στρέφεσθαι) et pour le soleil en 764E1-2 (ἀποστρέφει γὰρ ἀπὸ τῶν νοητῶν ἐπὶ τὰ αἰσθητὰ τὴν διάνοιαν). 764D10-12 : ἐοικέναι μὲν οὖν Ἀφροδίτῃ σελήνην ἥλιον δ’ Ἔρωτι τῶν ἄλλων θεῶν μᾶλλον εἰκός ἐστιν, οὐ μὴν εἶναί γε παντάπασι τοὺς αὐτούς. De Pyth. or. 400D6-9 : ὁ δ’ ἥλιος ὁμοῦ τι πάντας ἀγνοεῖν τὸν Ἀπόλλωνα πεποίηκεν ἀποστρέφων τῇ αἰσθήσει τὴν διάνοιαν ἀπὸ τοῦ ὄντος ἐπὶ τὸ φαινόμενον. Un net décalage est cependant marqué par une série d’alliances de mots en 765B1-3: ἔσοπτρα καλῶν καλά, θνητὰ μέντοι θείων ⟨καὶ ἀπαθῶν⟩ παθητὰ καὶ νοητῶν αἰσθητά. 764D12-13 : οὐ γὰρ ψυχῇ σῶμα ταὐτὸν ἀλλ’ ἕτερον, ὥσπερ ἥλιον μὲν ὁρατὸν Ἔρωτα δὲ νοητόν (trad. de R. Flacelière). Phd. 81B3-5 : γοητευομένη ὑπ’ αὐτοῦ ὑπό τε τῶν ἐπιθυμιῶν καὶ ἡδονῶν, ὥστε μηδὲν ἄλλο δοκεῖν εἶναι ἀληθὲς ἀλλ’ ἢ τὸ σωματοειδές. 764E2-4 : χάριτι καὶ λαμπρότητι τῆς ὄψεως γοητεύων καὶ ἀναπείθων ἐν ἑαυτῷ καὶ περὶ αὑτὸν αἰτεῖσθαι τά τ’ ἄλλα καὶ τὴν ἀλήθειαν, ἑτέρωθι δὲ μηθέν.

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ner notre esprit en lui faisant oublier les choses de là-bas sous l’ effet du plaisir et de l’admiration,”17 et l’âme alors “se persuade que ce mode-ci contient toute beauté et toute valeur.”18 Enfin le même Phédon inspire encore la description finale du sort posthume de ces faux erôtikoi, en réalité philèdonoi et philosômatoi qui reviennent hanter les chambres des jeunes mariés, incapables qu’ ils sont de se détacher de l’amour physique: “après la mort ils viennent et ici-bas et s’ évadent pour rôder comme des esclaves en fuite devant les portes et les chambres des jeunes mariés.”19 Plutarque ici transpose dans le domaine amoureux qui l’ intéresse ce que Platon dit dans le Phédon du sort de l’âme trop attachée au corps et au monde visible pour pouvoir cesser de lui appartenir, et qui vient hanter les cimetières: “une telle âme est alourdie et attirée de nouveau vers le lieu visible… rôdant parmi les monuments funéraires et les tombes,”20 et jusque dans cette conclusion, il poursuit le jeu de contraste qui structure l’ ensemble de son exposé, opposant à ces faux amoureux l’alèthôs erôtikos21 (qui) parvenu là-bas et ayant fréquenté les beaux objets, comme il est juste, porte des ailes et célèbre continuellement les mystères de son dieu, qu’ il escorte là-haut en dansant, jusqu’au moment où il revient aux prairies de la Lune et d’Aphrodite pour s’y endormir en attendant une nouvelle naissance.22 Si la seconde naissance à laquelle on s’éveille après s’ être endormi dans un leimôn évoque le mythe d’Er,23 le cortège du Dieu que rejoint l’ erôtikos vient tout

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764F2-4 : ἐκπλήττειν ἔοικε τὴν μνήμην καὶ φαρμάττειν τὴν διάνοιαν ὁ ἥλιος, ὑφ’ ἡδονῆς καὶ θαύματος ἐκλανθανομένων ἐκείνων. 764F7 : πᾶν ἐνταῦθα πειθομένῃ τὸ καλὸν εἶναι καὶ τίμιον. 766B2-4 : μετὰ τὴν τελευτὴν δεῦρο πάλιν στρεφόμενοι καὶ δραπετεύοντες ἐν θύραις νεογάμων καὶ δωματίοις κυλινδοῦνται. Phd. 81C7-D2 : ἡ τοιαύτη ψυχὴ βαρύνεταί τε καὶ ἕλκεται πάλιν εἰς τὸν ὁρατὸν τόπον… περὶ τὰ μνήματά τε καὶ τοὺς τάφους κυλινδουμένη. La manière même dont “l’ amoureux” est désigné, comme un type, l’ ἐρωτικός, (et non par ἐρῶν) peut aussi rappeler Phdr. 248D. 766B7-12 : ὁ γὰρ ὡς ἀληθῶς ἐρωτικὸς ἐκεῖ γενόμενος καὶ τοῖς καλοῖς ὁμιλήσας, ᾗ θέμις, ἐπτέρωται καὶ κατωργίασται καὶ διατελεῖ περὶ τὸν αὑτοῦ θεὸν ἄνω χορεύων καὶ συμπεριπολῶν, ἄχρις οὗ πάλιν εἰς τοὺς Σελήνης καὶ Ἀφροδίτης λειμῶνας ἐλθὼν καὶ καταδαρθὼν ἑτέρας ἄρχηται γενέσεως. Sur le déplacement d’ Hadès dans la lune – que l’ on trouve aussi dans le De facie ou le mythe de Timarque: Ch. Schoppe, Plutarchs Interpretation der Ideenlehre Platons (Münster : LIT, 1994) et, plus récemment, A. Mihai, L’ Hadès céleste. Histoire du Purgatoire dans l’ Antiquité (Paris : Classiques Garnier, 2015).

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droit du Phèdre,24 troisième composante essentielle de cet exposé central qui, insistant sur la fonction mystagogique d’Éros, revient sans cesse sur l’ envol de l’ âme vers la beauté idéale et la fonction de la réminiscence dans ce parcours initiatique.25 Bâti sur les grandes oppositions de l’être et de l’ apparence, du sensible et de l’intelligible, le texte se développe en mettant en contraste l’ enfoncement provoqué par l’éclat du soleil terrestre et l’ascension à laquelle Éros donne le branle. Il suffit pour s’en convaincre de relever les références à la mémoire et les évocations du telos de ce mouvement. On a vu comment l’ exposé commençait par l’évocation de la fascination de la mémoire par le soleil qui provoque ainsi λήθην ὧν ὁ ἔρως ἀνάμνησίς ἐστιν (19.764Ε9). L’âme se retrouve ainsi engluée dans le sensible, “à moins qu’elle ne rencontre l’ Éros chaste et divin comme médecin et sauveur… qui l’enlève à l’Hadès, pour l’ élever et le faire remonter à la Plaine de la vérité, où réside la beauté complète, pure et sans fard.”26 Au mouvement ascensionnel marqué par les préverbes ἀνα- (à quoi le double préverbe ἐξανα- du premier participe, ἐξαναφέρων, ajoute l’ idée d’ arrachement), à la description du Beau transcendant s’ajoute, pour cette première évocation, une citation littérale du Phèdre (248B) – la seule de tout le passage.27 Plutarque développe alors l’action d’Éros par une comparaison avec l’ enseignement de la géométrie, expliquant comment les “miroirs” que nous présente Éros, tout comme les figures en trois dimensions permettent aux enfants d’ appréhender l’ espace, vont “ébranler la mémoire peu à peu enflammée par eux.”28 S’ en suit (ὅθεν) une opposition entre la mauvaise attitude de ceux qui se ferment à Éros et la bonne attitude de ceux qui, dépassant l’apparence, savent retrouver dans l’ aimé quelque trace et émanation du divin, une ressemblance troublante avec lui: alors, sous l’effet du plaisir et de l’admiration pleins du dieu et aux

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Voir Phdr. 246D-247C. Plutarque est ainsi un des derniers platoniciens à accorder à la réminiscence une telle importance ; je remercie Ph. Hoffmann, à qui je dois cette indication; cet envol est étudié de plus près infra, au ch. 20. 764F8-765A5 : ἂν μὴ τύχῃ θείου καὶ σώφρονος Ἔρωτος ἰατροῦ καὶ σωτῆρος… ἐξ Ἅιδου δ’ εἰς ‘τὸ ἀληθείας πεδίον’, οὗ τὸ πολὺ καὶ καθαρὸν καὶ ἀψευδὲς ἵδρυται κάλλος… ἐξαναφέρων καὶ ἀναπέμπων. On peut peut-être aussi rapprocher cette “rencontre” de l’Éros salvateur et la rencontre de l’ enseignement adapté que pourrait épanouir le naturel philosophe dans la République (492A1-3) : Ἣν τοίνυν ἔθεμεν τοῦ φιλοσόφου φύσιν, ἂν μὲν οἶμαι μαθήσεως προσηκούσης τύχῃ, εἰς πᾶσαν ἀρετὴν ἀνάγκη αὐξανομένην ἀφικνεῖσθαι… 765B4-5 : … κινεῖ τὴν μνήμην ἀτρέμα διὰ τούτων ἀναφλεγομένην τὸ πρῶτον.

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petits soins, ils sont dans un état de mémoire bienheureux et s’ enflamment de nouveau pour l’objet d’amour véritable et bienheureux de là-bas, cher et aimé de tous.29 Le chapitre suivant reprend le double thème de la réminiscence et du Beau absolu, en s’appuyant cette fois sur une exégèse des vers d’ Alcée qui font d’Éros le fils de Zéphyr et d’Iris. Le rapprochement avec l’ arc-en-ciel introduit une interprétation optique du phénomène de la réminiscence, qui fait de l’ anamnèsis une forme d’ anaklasis; son but reste toujours le même, le “beau véritablement divin de là-bas,”30 le “beau divin et intelligible,”31 rappelé encore au début de l’ultime description contrastée des polloi attachés à la chair et du noble erôtikos, qui débouche sur la grande évocation finale du cortège du Dieu déjà citée (766B), la plus complète puisqu’ elle élargit le destin de l’ âme en évoquant une seconde incarnation. Telle est la charpente platonicienne que Plutarque donne à son exposé en contaminant et adaptant République, Phèdre et Phédon : dans le détail, la mise en œuvre n’est pas moins imprégnée de Platon.32 1.2 Le jeu des images Si l’analyse parvient à dégager sans peine les grandes structures que nous venons de voir, force est de constater que le texte frappe surtout par une accumulation d’images, qui, contaminant et fondant les textes platoniciens, oppose, d’un côté, le monde du rêve, du nuageux, de l’ inconsistant, de l’ impur éclairé par le soleil terrestre, de l’autre, le monde pur et lumineux d’ Éros. La description des effets néfastes du soleil prend donc pour point de départ une première combinaison entre l’ensorcellement du Phédon et l’ oubli néfaste de la République et du Phèdre ; de là l’idée que le soleil paralyse la mémoire, inscrite à l’intérieur d’une première comparaison: de même que, lorsqu’ on

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765D4-9 : (ὅπου δ’ ἂν ἔχωσιν) ἴχνος τι τοῦ θείου καὶ ἀπορροὴν καὶ ὁμοιότητα σαίνουσαν, ὑφ’ ἡδονῆς καὶ θαύματος ἐνθουσιῶντες καὶ περιέποντες, εὐπαθοῦσι τῇ μνήμῃ καὶ ἀναλάμπουσι πρὸς ἐκεῖνο τὸ ἐράσμιον ἀληθῶς καὶ μακάριον καὶ φίλιον ἅπασι καὶ ἀγαπητόν. 765F6-7 : τὸ θεῖον καὶ ἐράσμιον καὶ μακάριον ὡς ἀληθῶς ἐκεῖνο καὶ θαυμάσιον καλόν. 766A7 : ἐκεῖ γὰρ ἀνακλᾶται πρὸς τὸ θεῖον καὶ νοητὸν καλόν. On pourrait encore suggérer une influence du Phèdre sur les oppositions, jusque là totalement absentes d’ une célébration univoque de la puissance du Dieu, entre ceux qui utilisent bien et ceux qui utilisent mal Éros (765B-D et 765F-766B): si elles s’inscrivent parfaitement dans le cadre dualiste du Phédon, elles peuvent évoquer aussi le contraste de Phdr. 250E1 (ὁ μὲν οὖν μὴ νεοτελὴς ἢ διεφθαρμένος…) et 251A1 (ὁ δὲ ἀρτιτελής…). On peut encore ajouter qu’ on ne peut lire une généalogie d’ Éros, fût-elle empruntée à Alcée, sans évoquer le Banquet.

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s’ éveille à une lumière forte et éclatante, c’en est fait des visions de l’ âme apparues dans le sommeil: les voilà enfuies.33 Les images, prédominantes, de lumière s’enrichissent ici d’une référence au monde du rêve, qui se révèle à l’ examen quelque peu curieuse, car si l’on a bien de part et d’ autre la disparition de quelque chose à la lumière, dans un cas, ce sont les visions de la nuit (illusoires) qui disparaissent, dans l’autre au contraire c’ est de la réalité que nous détourne le soleil en faisant de nous des amoureux malheureux (δυσέρωτες, tiré de l’Hippolyte d’Euripide) de l’éclat de ce monde. Tout se passe ainsi comme si Plutarque privilégiait la force des images sur la stricte cohérence logique du développement, ce qui peut se justifier si l’ on songe à l’ importance des images pour son sujet: avec le soleil, on s’enfonce dans l’ apparence sensible, dans le monde fallacieux des images inconsistantes, tandis qu’ avec Éros, on accède à la “partie époptique” de la philosophie – selon la dénomination que Plutarque attribue à Platon et Aristote dans le De Iside et Osiride (382D) –, à une forme de révélation, ou du moins au dévoilement de vérités supérieures.34 La référence au rêve introduit une opposition entre veille et sommeil qui culmine dans cette belle expression: “l’éveil de l’ âme, c’ est là-bas, parmi les réalités de là-bas, qu’il se trouve véritablement” (καίτοι τό γ’ ὕπαρ ὡς ἀληθῶς ἐκεῖ καὶ περὶ ἐκεῖνα τῆς ψυχῆς ἐστι, 764F4-5). L’idée a ses lettres de noblesse platoniciennes et on la trouve assez souvent dans la République, par exemple, en 476C, où, sur le sujet du Beau précisément, Socrate interroge : Si un homme reconnaît qu’il y a de belles choses, mais ne croit pas à l’existence de la Beauté en soi et se montre incapable de suivre celui qui voudrait lui en donner la connaissance, crois-tu qu’ il vive éveillé ou comme en rêve (ὄναρ ἢ ὕπαρ δοκεῖ σοι ζῆν;) ? Prends garde à ce que c’ est que rêver. N’est-ce pas, soit dans le sommeil, soit éveillé, prendre l’ objet semblable à un autre non pour semblable (ὅμοιον) mais pour identique (αὐτόν) à l’objet auquel il ressemble?35 Mais c’est plus encore le monde de la caverne (τὰ σκοτεινά, qui insiste sur l’ obscurité) qui s’impose à l’esprit, ce monde où les philosophes sont invités à redescendre: 33 34

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764E10-F1 : ὥσπερ γὰρ εἰς φῶς πολὺ καὶ λαμπρὸν ἀνεγρομένων ἐξοίχεται πάντα τῆς ψυχῆς τὰ καθ’ ὕπνους φανέντα καὶ διαπέφευγεν… Ce trait peut expliquer en partie (en dehors du genre) les réticences de Plutarque (762A, 763F et 766B) et le vocabulaire employé par Soclaros (ἱερὸν ὄντα τὸν λόγον, 764A3-4; διακαλῦψαι (καὶ) διαφῆναι, 764B1). Pour d’ autres occurrences de l’ alternative, voir R. 382E; 574DE; Tht. 158BD; Phdr. 277D (apparemment expresion toute faite) ; Ti. 71E ; Plt. 277D.

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car une fois habitués, vous y verrez mille fois mieux que les autres, et vous reconnaîtrez chaque image (ἕκαστα εἴδωλα) et ce qu’ elle représente, parce que vous avez vu les véritables exemplaires du beau, du juste et du bien. Ainsi notre cité sera administrée, pour vous et nous ὕπαρ καὶ οὐκ ὄναρ, comme c’ est le cas actuellement de la plupart, qui sont administrées par des gens qui se battent pour des ombres (σκιαμαχοῦντες) et se disputent le pouvoir, persuadés que c’est un grand bien. 520C

Plutarque emploie la même image dans le Non posse (1105D) pour évoquer l’ insatisfaction de amants de la vérité et de la contemplation de l’ être, dont “ici-bas aucun n’a réussi à se rassassier à suffisance, car il n’usait qu’ à travers le brouillard nuageux du corps d’une raison confuse et troublée”36 et ne pouvait que “à la manière d’un oiseau regard(er) vers le haut pour s’ envoler hors du corps vers quelque immensité lumineuse;”37 mais contrairement aux Épicuriens, ils nourrissent les espoirs les plus doux et attendent la mort, “persuadés que c’est là-bas que l’âme vivra la vraie vie, quand, à présent, loin de vivre éveillée, elle n’éprouve que semblances de rêves.”38 C’est dans ce monde de rêve que le soleil nous plonge et pour décrire ses sortilèges, Plutarque, qui a déjà évoqué son éclat fallacieux par des vers d’Euripide, cite un bel hexamètre dont nous ignorons l’ auteur : “ἀμφὶ δέ οἱ δολόεντα φιλόφρονα χεῦεν ὄνειρα” (“Autour d’elle il répandait de tendres rêves trompeurs”) (764F7).39 Cette atmosphère brumeuse, ce monde de nuage suggéré dans le Non posse, s’épanouit dans notre texte grâce à la généalogie d’ Alcée, occasion d’une nouvelle comparaison problématique, entre l’ effet du Dieu et le phénomène de l’arc-en-ciel cette fois: tandis que le comparant insiste sur l’impression illusoire (ὅταν… δόξαν ἡμῖν ἐνεργάσηται, 765F2) qui fait croire

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Non posse 1105D1 : οὐδεὶς ἐνταῦθα (τῶν ἐρώντων) ἐνέπλησεν ἑαυτὸν ἱκανῶς, οἷον δι’ ὁμίχλης ἢ νέφους τοῦ σώματος ὑγρῷ καὶ ταραττομένῳ τῷ λογισμῷ χρώμενος. Ibid. 1105D4-5 : ἀλλ’ ὄρνιθος δίκην ἄνω βλέποντες ὡς ἐκπτησόμενοι τοῦ σώματος εἰς μέγα τι καὶ λαμπρόν – c’ est toujours le Phèdre qui inspire cette description: voir infra, ch. 20. Ibid. 1105D9-10 : ὡς βίον ἀληθῆ βιωσομένην ἐκεῖ τὴν ψυχήν, οὐχ ὕπαρ νῦν ζῶσαν ἀλλ’ ὀνείρασιν ὅμοια πάσχουσαν. Pour s’ opposer à ces ὀνείρατα trompeurs Plutarque semble, dans le jeu d’oppositions systématiques qui caractérise l’Érotikos, préférer changer de mot et utiliser ἐνύπνια – mot employé aussi avec une valeur plutôt positive dans le De E 393D3-4 (νῦν ἐν τῷ καλλίστῳ τῶν ἐνυπνίων τὸν θεὸν ὀνειροπολοῦντας) – qui ici-bas permettraient d’entrevoir le réel, mais le texte (δευρὶ δὲ ⟨ἐλθοῦσα διὰ⟩ τῶν ἐνυπνίων ἀσπάζεται καὶ τέθηπε τὸ κάλλιστον καὶ θειότατον, 764F5-6) est trop incertain pour qu’ on puisse en tirer des conclusions assurées.

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au spectateur de l’arc-en-ciel que la lumière est dans le nuage40 le comparé insiste sur le phénomène d’ anaklasis qui renvoie la mémoire, comme le rayon visuel, vers autre chose.41 Du nuage n’est conservée qu’ une idée de vacuité et d’inconsistance et l’ultime opposition entre les polloi et le véritable erôtikos multiplie à l’envi les superpositions et les contrastes: les premiers, qui ne dépassent pas l’ εἴδωλον φανταζόμενον de la beauté, “ne peuvent en retirer rien de plus solide qu’un plaisir mêlé de peine.”42 À nouveau l’ expression rappelle Platon et ces hommes qui, dans la République, faute d’ avoir jamais “levé les yeux, ni dirigé leurs pas vers le haut véritable, n’ont jamais été réellement remplis de l’ être et n’ont jamais goûté de plaisir solide et pur,” réduits à ces plaisirs mêlés de peines, fantômes du véritable plaisir, des ébauches qui ne prennent de couleur que si on juxtapose les plaisirs et les peines pour les renforcer tous deux, (d’où) viennent les amours furieuses que les insensés conçoivent les uns pour les autres et pour lesquelles ils se battent, comme on se battait sous Troie, au dire de Stésichore, pour le fantôme d’Hélène, faute de savoir la vérité.43 À l’exemple d’Hélène, Plutarque préfère d’abord celui de “l’ égarement et du vertige d’Ixion” qui “poursuivait dans des nuages comme dans des ombres (les deux s’ajoutent et se renforcent) l’objet de son désir”44 puis y ajoute celui des enfants qui essaient d’attraper l’arc-en-ciel, ἑλκόμενοι πρὸς τὸ φαινόμενον (766A5): le verbe fait penser à l’enfoncement du cheval noir du Phèdre ou à l’ âme alourdie du Phédon,45 lequel inspire le dernier avatar, posthume, de ces

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On trouve un passage comparable dans le De Is. et Os. 358F, où l’arc-en-ciel est mis en parallèle avec le mythe: “Et de même que, selon les savants, l’arc-en-ciel est une image du soleil qui doit d’ être diaprée à ce que le rayon visuel est réfracté et revient se fixer sur le nuage, de même le mythe est, dans le cas qui nous occupe, l’image de quelque logos qui réfracte notre pensée vers des réalités d’ un autre ordre.” C’ est ce que disent en effet et les “savants” du De Is. et Os. et la définition aristotélicienne: ἀνάκλασις ἡ ἶρις τῆς ὄψεως πρὸς τὸν ἥλιόν ἐστι (Meteor. 373B33). 766A1-2 : οὐδὲν ἡδονῆς μεμιγμένης λύπῃ δύνανται λαβεῖν βεβαιότερον. Ibid. 586B7-C4 : Ἆρ’ οὖν οὐκ ἀνάγκη καὶ ἡδοναῖς συνεῖναι μεμειγμέναις λύπαις, εἰδώλοις τῆς ἀληθοῦς ἡδονῆς καὶ ἐσκιαγραφημέναις, ὑπὸ τῆς παρ’ ἀλλήλας θέσεως ἀποχραινομέναις, ὥστε σφοδροὺς ἑκατέρας φαίνεσθαι, καὶ ἔρωτας ἑαυτῶν λυττῶντας τοῖς ἄφροσιν ἐντίκτειν καὶ περιμαχήτους εἶναι, ὥσπερ τὸ τῆς Ἑλένης εἴδωλον ὑπὸ τῶν ἐν Τροίᾳ Στησίχορός φησι γενέσθαι περιμάχητον ἀγνοίᾳ τοῦ ἀληθοῦς; 766A3-4 : ἐν νέφεσι κενὸν ὥσπερ σκιαῖς θηρωμένου τὸ ποθούμενον. Les participes qui dépeignent l’ action du cheval noir pour entraîner le cheval blanc et le cocher à aborder le bien-aimé sont ἀναμιμνῄσκων, βιαζόμενος, χρεμετίζων, ἕλκων (Phdr. 254D4-5) ; pour le Phédon, voir supra.

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amants insensés, qui reviennent hanter les chambres nuptiales, devenus euxmêmes non des ψυχῶν σκιοειδῆ φαντάσματα comme chez Platon (81D2-3), mais des δυσόνειρα φαντάσματα (766B4), changement d’ adjectif qui permet à Plutarque d’intégrer l’image à son propre réseau: “tel qu’ en lui-même enfin…,” l’ homme trop attaché au songe de ce monde devient lui même apparence cauchemardesque. À ces images ombreuses et inconsistantes s’ opposent la lumière d’ Éros et l’ élévation de l’ erôtikos, images du Phèdre qui s’inscrivent dans une vision sotériologique et eschatologique, où Éros se fait médecin et mystagogue. Le Phèdre (252B) explique en effet que “non contente de vénérer l’ être qui possède la beauté, en lui seul (l’âme) a trouvé un médecin des peines les plus grandes” et Aristophane, dans le Banquet (189D), entame son éloge en promettant de montrer que le dieu est “le plus grand ami des hommes, venant au secours de l’ humanité et se faisant médecin des maux dont la guérison est pour l’ espèce humaine la plus grande des félicités.” Plutarque en fait aussi un guide – comme le sont les dieux pour chaque cortège du Phèdre ? – et commence sa longue phrase en le présentant comme ἀγωγὸς ἐπὶ τὴν ἀλήθειαν (765A) : l’ amour a aussi, comme dans le Phèdre et le Banquet, valeur initiatique et, pour en expliquer les modalités, Plutarque esquisse, en l’adaptant au réseau d’ images qu’ il a choisi, une figure qui rappelle l’ingénieux fils de Poros et de Pénia: tel le professeur façonnant sphères et cubes, Éros est présenté ἔσοπτρα… μηχανώμενος (765B) ; tel l’arc-en-ciel, il provoque une “réfraction” de l’ esprit vers le Beau qualifiée d’ἐρωτικὸν μηχάνημα καὶ σόφισμα περὶ τὰς εὐφυεῖς καὶ φιλοκάλους ψυχάς (765F34). Cette dernière occurrence s’inscrit dans une refonte de la généalogie du Dieu, qui, parallèlement à l’interprétation en termes optiques de la réminiscence, devient lui-même fils d’Iris. Le développement se nourrit ainsi d’ un jeu vertigineux46 et quasi baroque de reflets et de miroirs, où tout se dédouble : il y a les miroirs d’Éros qui nous renvoient au réel (765B) et les miroirs que les insensés prennent pour le réel (765F), les rêves qui nous enfoncent dans le sensible et ceux qui permettent d’entrevoir le réel (764F). Par là transparaît la haute valeur mystique conférée à Éros, souvenir des “grands Mystères” de Diotime, dont il faut préciser la place dans l’ensemble du discours de Plutarque.

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Plutarque emploie le mot pour Ixion (ἴλιγγος, 766A3).

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La place des chapitres 19-20 dans l’ensemble du discours 13-20

2.1 L’accomplissement de la référence platonicienne47 Parler du discours qui couvre les chapitres 13 à 20 est déjà une manière de prendre parti et de considérer le développement platonicien provoqué par la demande de Soclaros comme autre chose qu’un “appendice” mal raccordé où Plutarque “se laisserait aller” avant de se rendre compte qu’ il a dérivé.48 Formellement d’abord, on ne peut qu’être frappé par la manière dont la vision du Phèdre se précise de plus en plus dans la première partie de l’ exposé. Il suffit pour s’en convaincre de suivre le développement: répondant à Pemptidès, qui s’est étonné de la divinisation indue du μανικώτατον πάθος qu’ est l’ amour, Plutarque s’attache tout à la fois à dénoncer une attaque pernicieuse contre la πάτριος πίστις et à montrer en Éros un dieu ancien et vénérable. Cette défense et illustration du panthéon grec en général et de la divinité d’ Éros en particulier utilise comme ultime argument la théorie des maniai du Phèdre, en invoquant explicitement l’autorité de Platon49 pour ce qui constitue la meilleure des réponses à Pemptidès, puisqu’elle permet de montrer dans la “folie amoureuse” non une passion débridée mais une possession divine. L’ensemble de ce premier mouvement se conclut alors sur une phrase très remarquable qui mérite d’être citée in extenso en grec: Λέγω δὴ κεφάλαιον, ὡς οὔτ’ ἀθείαστον ὁ τῶν ἐρώντων ἐνθουσιασμός ἐστιν οὔτ’ ἄλλον ἔχει θεὸν ἐπιστάτην καὶ ἡνίοχον ἢ τοῦτον, ᾧ νῦν ἑορτάζομεν καὶ θύομεν.50 759D6-8

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J’ emprunte l’ expression à mon ami Olivier Munnich et à l’exposé (resté inédit) qu’il a fait à la journée Plutarque du 14 mars 1998 organisée à l’Université de Nice-Sophia Antipolis sur “la divinité d’ Éros d’ après le discours central de Plutarque.” Telle est la teneur générale de l’ analyse de Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour, 6, dont je reprends quelques passages significatifs : “Soclaros, au chapitre 19, le presse d’ expliciter sa pensée à ce sujet, ce qui donne l’ occasion au “père du dialogue” d’ajouter un appendice à son éloge de l’ Amour… Et Plutarque se laisse aller à rappeler plusieurs traits de la théorie du Phèdre, mais, au chapitre 20, en 766B, il s’arrête en remarquant que de telles considérations “dépassent le cadre de cet entretien.”” 758D8-9 : Ἀλλὰ μήν, ὁ πατὴρ ἔφη, τά γε τοῦ Πλάτωνος ἐπιλάβοιτ’ ἂν τοῦ λόγου καὶ παρεξίοντος (corr. Winckelmann ex R. VI.503 : -ιόντα codd.). Les difficultés posées par le participe n’ont pas d’ incidence directe sur notre analyse : pour les détails, voir H. Görgemanns, Plutarch, Dialog über die Liebe, 159 (22011). À comparer à la fin du discours de Phèdre (Smp. 180B)?: Οὕτω δὴ ἔγωγέ φημι Ἔρωτα θεῶν καὶ πρεσβύτατον καὶ τιμιώτατον καὶ κυριώτατον εἶναι εἰς ἀρετῆς καὶ εὐδαιμονίας κτῆσιν ἀνθρώποις καὶ ζῶσι καὶ τελευτήσασιν.

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Pour me résumer, j’affirme donc que l’enthousiasme de ceux qui s’ aiment n’est pas sans inspiration divine et qu’il n’a d’ autre Dieu pour le diriger et en tenir les rênes que celui à qui nous offrons la fête et les sacrifices d’aujourd’hui. Au dieu de Thespies auquel Plutarque et Timoxéna sont venus sacrifier se superpose, à travers l’image du cocher, la divinité du Phèdre, première note qui va s’amplifier dans la suite du développement. La divinité d’Éros ainsi établie, Plutarque célèbre ensuite sa puissance et ses bienfaits.51 La première ressort d’une comparaison, d’ abord avec le pouvoir d’Aphrodite, qui montre la supériorité du sentiment amoureux sur la simple relation physique, puis avec celui d’Arès, qui permet d’ exalter le courage exceptionnel que donne l’amour. Comme Phèdre, qui, dans le Banquet, traite abondamment ce thème, Plutarque met en avant le célèbre exemple d’ Alceste et l’ intègre d’abord parfaitement dans le cadre de sa comparaison: “C’est fort à propos qu’Alceste m’est venue à la mémoire, car une femme n’a absolument rien de commun avec Arès et c’est la possession d’Éros qui la pousse, contre sa nature, à montrer de l’audace et à affronter la mort.”52 Mais il ne tarde pas à s’en écarter pour voir dans son cas le signe “qu’ Éros est le seul dieu dont Hadès suit les ordres” et les amants les seuls pour lesquels le dieu des Enfers “n’est pas inflexible et implacable.” L’image du dieu-mystagogue se précise avec la remarque qui suit: “aussi, mon ami, s’il est bon d’ avoir part à l’ initiation d’Éleusis, je vois pour ma part que les sectateurs et mystes d’Éros ont un meilleur sort dans l’Hadès.”53 Plutarque invoque les mythes qui touchent quelque vérité “en disant que les amoureux (erôtikoi) peuvent remonter du royaume d’ Hadès à la lumière du jour,” sans pouvoir préciser par où ni comment “manquant l’ espèce de sentier que Platon est le premier au monde à avoir entrevu par le moyen de la philosophie” (762A5-7). Dès son introduction, le thème “initiatique” est ainsi lié à Platon, mais Plutarque, ayant posé ce premier jalon, coupe et aborde le second thème de l’éloge, celui des bienfaits d’ Éros. Sur ce thème, il reprend d’abord les arguments d’ Agathon, soulignant qu’Éros fait d’un rustre un poète, et les étoffe: un avare devient généreux, un grognon se transforme en charmant compagnon ; mais à nouveau il dérive, apparemment, et passe de la métamorphose morale opérée par le Dieu au

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Sur la structure de ce mouvement, voir supra l’ appendice du ch. 3, 102-104. 761E8-10 : Εὖ δέ πως ἐπὶ μνήμην ἦλθεν ἡμῖν Ἄλκηστις. Ἄρεος γὰρ οὐ πάνυ μέτεστι γυναικί, ἡ δ’ ἐξ Ἔρωτος κατοχὴ προάγεταί τι τολμᾶν παρὰ φύσιν καὶ ἀποθνήσκειν. 761F6-762A1 : ἐγὼ δ’ ὁρῶ τοῖς Ἔρωτος | ὀργιασταῖς καὶ μύσταις ἐν Ἅιδου βελτίονα μοῖραν οὖσαν.

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bouleversement de tout l’être qu’il produit, illustré par le célèbre poème de Sappho, dont le commentaire ramène au premier plan le thème platonicien de la possession divine: “Les transports de la Pythie sont-ils aussi grands quand elle touche le trépied? Quel possédé est à ce point mis hors de lui-même par la flûte, le tambourin et les chants en l’honneur de la Mère des dieux ?”54 C’ est une même comparaison entre les maniai qui permettait déjà au chapitre 16 d’établir la supériorité de la mania amoureuse.55 S’ ébauche une sorte de composition circulaire, qui s’affirme dans la conclusion générale de cette première partie (l’apothéose finale d’Éros), où Plutarque revient sur le thème initial de sa divinité. Pour ce faire, il utilise la theologia tripertita qui montre en Éros le seul Dieu sur lequel s’accorde toute la tradition, philosophes, poètes et législateurs.56 S’ esquisse alors le cortège triomphal du Dieu qui ⟨proclamé⟩ roi, archonte et harmoste par Hésiode, Platon et Solon, descend couronné de l’ Hélicon à l’ Académie57 et s’avance paré “avec de nombreux couples qu’ unit une communauté d’amitié […] qui à tire d’aile se porte vers le divin et les plus beaux des êtres, dont d’autres ont mieux parlé.”58 Derrière le ἑτέροις, on reconnaît évidemment Platon et le cortège aérien ainsi suggéré rappelle le Phèdre jusque dans le détail des mots: même substantif, συνωρίδες, même adjectif ὑπόπτερος, même destination vers les hauteurs.59 Mais cette nouvelle dérobade qui suscite l’intervention de Soclaros, qui précisément rappelle à Plutarque que c’ est la deuxième fois qu’il passe outre60 et provoque la seconde partie de l’ exposé. L’exposé platonicien a ainsi été amplement préparé et l’ unité des deux passages est encore renforcée par la tonalité semblable de leurs conclusions, qui, toutes deux, évoquent le cortège du Phèdre : à la descente triomphale du

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763A8-B2 : τί τοσοῦτον ἡ Πυθία πέπονθεν ἁψαμένη τοῦ τρίποδος; τίνα τῶν ἐνθεαζομένων οὕτως ὁ αὐλὸς καὶ τὰ μητρῷα καὶ τὸ τύμπανον ἐξίστησιν; Ce point a bien été mis en lumière par Russell, “Plutarch. Amatorius 13-18,” 104. L’ introduction attire l’ attention sur la composition circulaire: “Ce qu’il eût été plus à propos de dire au début, maintenant non plus “Puisque à l’instant cela m’est venu sur les lèvres,” selon l’ expresion d’ Eschyle, je ne crois devoir le passer sous silence.” (763B10-13). Qui est donc sa destination finale. 763F2 et 6-7 : πολλαῖς συνωρίσι φιλίας καὶ κοινωνίας… ὑποπτέρου φερομένης ἐπὶ τὰ κάλλιστα τῶν ὄντων καὶ θειότατα, περὶ ὧν ἑτέροις εἴρηται βέλτιον. Phdr. 246A6-7: ἔοικέ τῳ δὴ συμφύτῳ δυνάμει ὑποπτέρου ζεύγους τε καὶ ἡνιόχου; B1-2: καὶ πρῶτον μὲν ἡμῶν ὁ ἄρχων συνωρίδος ἡνιοχεῖ; D1-2 : Πέφυκεν ἡ πτεροῦ δύναμις τὸ ἐμβριθὲς ἄγειν ἄνω μετεωρίζουσα ᾗ τὸ τῶν θεῶν γένος οἰκεῖ. 764A4-5 : καὶ γὰρ ἄρτι τοῦ Πλάτωνος ἅμα καὶ τῶν Αἰγυπτίων ὥσπερ ἄκων ἁψάμενος παρῆλθες καὶ νῦν ταὐτὰ ποιεῖς.

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Dieu vers l’Académie du chapitre 18, avec son escorte d’ amants ailés, répond la participation de l’ alèthôs erôtikos au chœur de son Dieu au chapitre 20. En outre, les deux passages réservent une large place à l’ image du feu et de la lumière, dont la valeur mystique va s’accentuant : l’ on passe ainsi de la mania amoureuse, par laquelle les “images des aimés sont comme peintes à l’ encaustique avec du feu et laissent dans la mémoire des eidôla dotés de mouvement, de vie et de voix, qui y demeurent à tout jamais,”61 à l’ image d’ une lumière intérieure, qui, telle la lampe d’Athèna, révèle une présence divine,62 puis à l’embrasement de la mémoire sous l’effet de la réminiscence (τὴν μνήμην… ἀναφλεγομένην, 765B5) et enfin à l’illumination de l’ esprit tout entier au contact de la beauté.63 Ainsi tout se passe, dans l’ élaboration même du texte, comme si, de même que l’eschatologie platonicienne parachève la peinture de l’ Amour, de même que, de tous les bienfaits d’Éros, le plus grand est sans doute le salut de l’âme qui retrouve le Beau, cette seconde partie amenait à leur point ultime d’épanouissement les images en germe dans la première. Il y a ainsi dans l’ensemble des chapitres 13 à 20 une indéniable unité de pensée, voire de style – même si les images se font plus nombreuses pour traiter de la partie “époptique” de la philosophie: elle ne doit cependant pas amener à éluder le problème délicat de la cœxistence entre le dieu de la religion traditionnelle et le dieu platonicien. 2.2 Éros doxastos et Éros noètos On a vu que, dès sa première démonstration, Plutarque en fondant dans sa conclusion le dieu de célébré à Thespies et le “cocher” platonicien a opéré, par le jeu des images, un rapprochement entre tradition et philosophie, rapprochement auquel il faut ajouter un troisième terme, introduit celui-là d’ entrée et qui a fait l’objet du chapitre précédent: l’Éros doxastos, qui se confond avec le dieu primordial de la tradition. Il faut maintenant revenir sur la relation entre Éros doxastos et Éros noètos, en prenant comme point focal, non plus l’ Éros “objet de notre croyance,” mais l’Éros en relation avec l’ intelligible. Dans ce réexamen, toutes les réticences que marque Plutarque à développer l’ enseignement platonicien me semblent constituer un premier indice : une fois faite la part possible de “coquetterie littéraire,” on voit qu’ elles sont liées au caractère initiatique, mystérique de son sujet; le traiter, c’ est évoquer le telos de 61

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759C5-8 : αἱ δὲ τῶν ἐρωμένων εἰκόνες ὑπ’ αὐτῆς οἷον ἐν ἐγκαύμασι γραφόμεναι διὰ πυρὸς εἴδωλα ταῖς μνήμαις ἐναπολείπουσι κινούμενα καὶ ζῶντα καὶ φθεγγόμενα καὶ παραμένοντα τὸν ἄλλον χρόνον. Ce qu’ indique un vers de Télémaque (Od. 19.40 = 762E4): ἦ μάλα τις θεὸς ἔνδον. 766A8-9 : συνὼν καὶ γεγηθὼς ἔτι μᾶλλον ἐκφλέγεται τὴν διάνοιαν.

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la philosophie,64 c’est passer à un autre niveau de réflexion comme de réalité. Or toute la réponse à Pemptidès65 se situe résolument au niveau de la δόξα περὶ θεῶν et de la πάτριος πίστις, entendue comme ensemble des croyances ancestrales, au niveau donc de la vie courante hic et nunc où chacune de nos activités et passions bénéficient du patronage d’un dieu. En témoigne encore l’ usage fait de la cosmologie d’Empédocle pour asseoir l’ancienneté d’ Éros, identifiant à lui le principe de φιλότης, en opposant dieu visible, ὁρατός, comme les astres par exemple, et dieu objet de croyance / opinion, δοξαστός, comme l’ est Éros,66 alors que l’opposition attendue, et qu’on trouve, serait soit entre ὁρατός et ἀόρατος soit entre δοξαστός et νοητός. C’est à peu près ce qu’ on lit dans un traité aussi peu philosophique que les Quaestiones romanae: “Zeus et Héra règnent sur les dieux invisibles et intelligibles (ἀοράτων καὶ νοητῶν), tandis que le Soleil et la Lune jouent le même rôle vis-à-vis des dieux visibles (ὁρατῶν)” (282C). Sans revenir sur l’analyse détaillée menée au chapitre précédent, on peut ajouter, dans ce chapitre où le Phèdre a tant de fois dû être invoqué, que, chez Platon, une fois déchue, l’âme écartée de la contemplation de l’ Être doit se contenter d’une τροφὴ δοξαστή (248B). Celle-ci est donc étroitement liée à notre monde ici-bas et tout élément relevant du δοξαστόν, comparé au νοητόν, ne peut, dans cette perspective, qu’être dévalorisé. Son assimilation à une δόξα ἀληθής, notion que développe en particulier le Théétète67 et que recommande le De Iside et Osiride comme ce qui agrée le plus à la divinité (355C), permettrait déjà de le rehausser quelque peu, mais le point essentiel me semble qu’ ici, il n’est pas question d’établir une hiérarchie ni de se situer ipso facto dans un cadre philosophique et épistémologique: ce que Plutarque veut, c’ est intégrer Éros “parmi les dieux de la plus haute antiquité,”68 dans la tradition, à un niveau où ce qui est opérant est la distinction entre dieux visibles et invisibles, c’ est-à-dire plus “abstraits,” Éros en l’espèce, pour lequel Plutarque choisit le qualificatif δοξαστός. Les choses redeviennent plus simples dans la partie platonicienne et l’ exégèse qui oppose le Soleil à Éros nous ramène en terrain plus familier : le premier est ὁρατός et “détourne la pensée des νοητά vers les αἰσθητά” (764DE), tandis que le second est νοητός, se sert des corps pour conduire à l’ ἀλήθεια

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Sur cette conception initiatique de la philosophie, cf. P. Hadot, “Les divisions des parties de la philosophie dans l’ Antiquité,” MH 36 (1979) 201-223. Avec peut-être l’ exception de la référence aux maniai: le chose peut se discuter. Encore le culte d’ Éros est-il en réalité relativement rare, mais bien attesté à Thespies. Tht. 202B sq. La référence à Hésiode, après Empédocle, lui permettra même de le faire πάντων προγενέστατον (756F3).

au cœur du texte : l’ éros platonicien

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(765A) et offre aux regards des miroirs sensibles des intelligibles (ἔσοπτρα… νοητῶν αἰσθητά, 765B). Le but est désormais l’“au-delà,” le retour “là-bas”69 dans le monde “véritable” et la mémoire se réfracte des “phénomènes” au “Beau véritable”:70 on est ici au cœur de l’eschatologie platonicienne qui constitue, pour ainsi dire, l’horizon métaphysique de la réflexion de Plutarque, le fondement ontologique de son développement. Mais cela ne signifie pas dévalorisation de l’Éros de la tradition, l’Éros δοξαστός par lequel nous entrons d’ abord en contact avec sa divinité et pouvons éviter l’erreur qui consisterait à rejeter la puissance spirituelle et divine de l’amour en le réduisant à une passion intempérante. En un sens il fonctionne mutatis mutandis comme le Soleil dans le De Ε, qui doit inviter à monter plus haut, à aller au-delà jusqu’ à l’ Intelligible, ou, si l’on veut une autre référence platonicienne, il évoque un peu un de ces dieux secondaires du Timée chargés de prendre soin de notre monde. Mais d’ un itinéraire précis qui l’intégrerait dans la remontée de l’ âme, rien n’est dit : Plutarque se tient au plus près des images platoniciennes et le dieu de la tradition disparaît derrière le dieu mystagogue, avant de réapparaître dans l’ ultime partie de l’intervention centrale, perdue par la tradition, et dont nous n’avons que le début. En effet aussitôt après l’ultime évocation de l’érôtikos dansant dans le chœur de son dieu, une nouvelle citation d’Euripide, tirée d’Hippolyte, ramène à une figure plus traditionnelle du dieu Éros, dieu redoutable à qui le repousse et qui prend ici – comme dans notre texte – le premier rôle et se substitue à l’ Aphrodite du tragique athénien. Cette némésis était illustrée au moins par l’ histoire de la Crétoise Gorgo – ramenant aussi un style qui va prévaloir dans la partie suivante et qui sera l’objet de notre prochain chapitre.

3

Conclusion

On ne peut préjuger de la longueur de cette lacune, que les spécialistes ont estimée entre un feuillet et un cahier, mais l’existence de cette troisième partie fait que le développement platonicien se trouvait pour ainsi dire au cœur du dialogue, placé non seulement à l’intérieur de la grande intervention centrale, mais encore au centre de celle-ci. On ne saurait mieux enserrer la théorie dans la réalité tout en suggérant qu’il existe un au-delà de cette réalité et cette structure n’est pas sans rappeler les grands dialogues platoniciens sur l’ Amour, 69 70

Occurrences de ἐκεῖ en 764F4, 766A6, B2 et 7, à quoi on peut ajouter ἐκεῖνο τὸ ἐράσμιον en 765D8 ; voir aussi 765F7, cité à la note suivante. 765F5-7 : ἀνάκλασιν ποιεῖ τῆς μνήμης ἀπὸ τῶν ἐνταῦθα φαινομένων καὶ προσαγορευομένων καλῶν εἰς τὸ θεῖον καὶ ἐράσμιον καὶ μακάριον ὡς ἀληθῶς ἐκεῖνο καὶ θαυμάσιον καλόν.

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chapitre 5

Phèdre comme Banquet, où une même place centrale et une même tonalité initiatique sont réservées aux révélations sur l’ Amour.71 On pourrait n’y voir qu’une imitation gratuite: comme ces descriptions creuses inspirées du Phèdre rejetées dès le dialogue introducteur,72 elle illustre surtout le souci de Plutarque de lier réflexion ontologique et conduite de la vie courante, c’ est-à-dire ici les deux bienfaits d’Éros, qui, d’une part, sur terre, patronne un amour aux vertus formatrices et, d’autre part, dès cette vie, mais surtout par-delà cette vie, permet à l’âme de retrouver la Beauté absolue. Dans les deux cas, sa bienveillance, pour peu qu’on ne le repousse pas, se prodigue généreusement aux hommes, c’est-à-dire que, à quelque niveau de réflexion qu’ il se situe, la conception de la divinité de Plutarque est fondamentalement la même : sans doute peut-on constater une sorte d’hiatus entre les deux parties, l’ une dominée par la δόξα et l’autre par le νοητόν et y voir un des problèmes qu’ auront à résoudre les Néoplatoniciens, mais l’important pour Plutarque me semble être à la fois cette conception très ferme et une de la divinité et le double effort qu’ elle induit de bien vivre ici-bas et de tenir toujours présent à l’esprit l’ horizon métaphysique de là-bas, qui doit orienter notre conduite. 71

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Sans prétendre davantage que Plutarque ait consciemment démarqué la composition, on peut esquisser un rapprochement plus précis avec le mouvement d’ensemble de deux dialogues ; dans le Phèdre d’ abord, on peut mettre en parallèle: a) les discours de Lysias et Socrate se demandant quel amant il faut choisir et les premières discussions des chs 39 sur le choix que doit faire Bacchon – se marier ou non, et avec quel genre de femme; b) la palinodie de Socrate et le discours central sur Éros des chs 13-20; c) la réflexion sur la rhétorique philosophique, fondée sur la connaissance de l’âme et donc sur l’exposé central, et l’ éloge de la concrétisation de l’ amour dans le mariage des chs 21-25; à quoi correspondraient dans le Banquet, au centre l’ intervention de Socrate et les révélations de Diotime, et de part et d’ autre, pour la concrétisation ultérieure, le discours d’Alcibiade tendant à identifier Socrate à l’ Amour philosophe – ce qui est, sur le fond, plus proche de notre texte –, et pour la phase préparatoire, lcs cinq premiers éloges – qui, eux, sont un peu plus éloignés du sujet des premières discussions de l’Érotikos. 749A2-7.

chapitre 6

L’Éros conjugal: amour vécu et usage des exempla L’ intervention de Pemptidès, après l’annonce de l’ enlèvement de Bacchon par Isménodore, fait explicitement passer la discussion d’ un problème particulier, le mariage, souhaitable ou non, de ceux-ci, au problème général de la nature d’Éros1 qui conditionne son caractère bénéfique ou nuisible pour les hommes. Celui-ci y était déjà abordé en filigrane,2 mais c’ est l’ opposition entre amour des garçons et amour des femmes qui y occupait le premier plan, avec là aussi une inflexion notable, puisque, dès les premiers mots de Daphnée, le second prenait la forme de l’amour conjugal ;3 après quoi la discussion sur les qualités attendues d’une bonne épouse respectable, tout opposées à celles d’Isménodore, trop vieille, trop riche et trop haut placée dans la société, trop belle et trop amoureuse (753C7-9), permettait à Plutarque, en répondant surtout aux premiers reproches,4 qui mettent en question le problème de l’ autorité dans le couple, d’esquisser un premier idéal du mariage où aucun ne doit écraser l’autre, et toute une série d’exemples illustrait son propos. La troisième partie permet de revenir et de se concentrer sur le refus ordinaire

1 755F6-756A4 : ἄρτι μὲν οὖν ἡσυχίαν ἦγον· ἐν γὰρ ἰδίοις μᾶλλον ἢ κοινοῖς ἑώρων τὴν ἀμφισβήτησιν οὖσαν· νυνὶ δ’ ἀπηλλαγμένος Πεισίου, ἡδέως ἂν ὑμῶν ἀκούσαιμι πρὸς τί βλέψαντες ἀπεφήναντο τὸν Ἔρωτα θεὸν οἱ πρῶτοι τοῦτο λέξαντες ; 2 Sur le “véritable amour,” 750C5; ce qui mérite ou usurpe le nom d’“amour,” 750D5-7; 750F4 sq, ou encore, pour Daphnée, l’ idée qu’ il n’y a qu’ un Amour – que seule l’intransigeance de Protogène le fait réduire à celui des femmes, 751E12-F5. Voir supra, ch. 1. 3 750B12-C2 : αἴσχιστα δὲ καλεῖς, ἔφη, γάμον καὶ σύνοδον ἀνδρὸς καὶ γυναικός, ἧς οὐ γέγονεν οὐδ’ ἔστιν ἱερωτέρα κατάζευξις; même chose pour l’ intervention de Plutarque au début du second débat de cette première partie en 753B11-C3 : ‘ὁρᾷς’ εἶπεν ὁ ⟨πατήρ⟩, ‘ὦ Ἀνθεμίων, ὅτι πάλιν κοινὴν ποιοῦσι τὴν ὑπόθεσιν καὶ τὸν λόγον ἀναγκαῖον ἡμῖν τοῖς οὐκ ἀρνουμένοις οὐδὲ φεύγουσι τοῦ περὶ γάμον Ἔρωτος εἶναι χορευταῖς’. 4 L’ état du texte rend difficile de savoir à quoi l’ invite exactement Daphnée; on restitue pour la première phrase (753C3-4): ἀμύνει (ἄμυνε Wytt.) […] ⟨τῷ⟩ (add. Hub.) ἐρᾶν; la seconde, fautive aussi dans la tradition, paraît néanmoins plus claire (753C4-5): εἰ (ἔτι Wytt.) δὲ τῷ πλούτῳ βοηθήσων (βοήθησον, Wytt.) ᾧ μάλιστα δεδίττεται Πεισίας ἡμᾶς. En tout cas, les conclusions de Plutarque portent 1) sur la richesse en 754A10-12: πλοῦτον δὲ γυναικὸς αἱρεῖσθαι μὲν πρὸ ἀρετῆς ἢ γένους ἀφιλότιμον καὶ ἀνελεύθερον, ἀρετῇ δὲ καὶ γένει προσόντα φεύγειν ἀβέλτερον; 2) sur l’âge et la maturité, 754D4-6 : τί δεινὸν εἰ γυνὴ νοῦν ἔχουσα πρεσβυτέρα κυβερνήσει νέου βίον ἀνδρός, ὠφέλιμος μὲν οὖσα τῷ φρονεῖν μᾶλλον ἡδεῖα δὲ τῷ φιλεῖν καὶ προσηνής; il est à noter qu’ici Plutarque évite d’ entrer dans les problèmes posés par l’ éros féminin – il a évoqué en C9 l’éros bouillant de deux jeunes gens, source d’ orages – et qu’ il s’en tient à φιλεῖν.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_008

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chapitre 6

d’associer femme et ἔρως dont Protogène s’était fait l’ écho dans la première partie5 et qu’a sans doute rappelé Zeuxippe. Un nouvel exposé va montrer qu’elles peuvent être objets, mais plus encore sujets amoureux et, pour ponctuer chacun des deux mouvements de cet exposé, Plutarque raconte longuement les histoires de ces héroïnes de l’amour, modernes émules d’ Alceste, que furent Camma et Empona. Or la première figure aussi dans le Mulierum virtutes et une confrontation des deux versions6 éclaire la fonction de cet exemplum à l’ intérieur du dialogue et donne les bases pour élargir à l’ ensemble des exempla. Disséminés dans tout le dialogue, ils en constituent un des facteurs d’ unification. Sans doute le dialogue est-il doté d’une thématique unique, l’ amour – là où le De genio ou le De Pythiae oraculis semblent s’ éparpiller davantage –, et dominé par la figure de Plutarque, qui, après le débat préliminaire de Daphnée et Protogène (3-6), répond aux questions et objections des uns et des autres et expose ses propres conceptions. Mais en dépit de ces facteurs d’ unité, il est tout aussi aisé de dégager, pour ainsi dire, des “tranches” successives, dont la première est consacrée au mariage d’Isménodore et Bacchon (3-9), tandis que la seconde, suscitée par Pemptidès, défend la divinité d’ Éros puis, à la demande de Soclaros, exalte les bienfaits “platoniciens” de l’ Éros mystagogue (13-20), avant que la troisième (21-25), après une intervention perdue de Zeuxippe, revienne à l’amour des femmes et s’ épanouisse en célébration de l’ amour conjugal. Une telle “stratification” me semble appeller une réflexion plus attentive sur les facteurs d’unification du texte. Or s’ attacher à l’ ensemble des exempla – ce qui ne va pas sans l’examen de l’ emploi, conjoint ou concurrent, de l’argumentation et des images – permet d’ éclairer d’ autres aspects, moins immédiatement évidents, de la composition et révèle que, loin de se limiter à la seule insertion de discours dans et à propos d’ une affabulation plus ou moins paradoxale, l’intrication des logoi et des pragmata constitue la texture même de l’œuvre et la matière de la réflexion.

5 752C5-6 : ἐπεὶ ταῖς γε σώφροσιν οὔτ’ ἐρᾶν οὔτ’ ἐρᾶσθαι δήπου προσῆκόν ἐστιν et 753B7-8: ἐρᾶν δὲ φάσκουσαν γυναῖκα φυγεῖν τις ἂν ἔχοι καὶ βδελυχθείη, μήτι γε λάβοι γάμου ποιησάμενος ἀρχὴν τὴν τοιαύτην ἀκρασίαν. 6 Elle a été esquissée dans l’ ouvrage fondamental de P.A. Stadter, Plutarch’s Historical Methods. An Analysis of the Mulierum Virtutes (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1965); ce chapitre reprend et adapte ma contribution aux Mélanges qui lui ont été offerts par l’IPS et me donne l’ ocasion de lui redire toute mon amitié.

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Le sacrifice de Camma dans la thématique et la structure du dialogue

L’ exemple de Camma, solennellement introduit dans le texte comme paradeigma digne de mention,7 marque le point culminant du premier temps de l’ apologie finale de l’amour conjugal suscitée par les objections de Zeuxippe, malheureusement perdues. Dans le texte conservé, la première question à laquelle répond Plutarque est de savoir si les femmes peuvent susciter l’ amour. Le début de sa réponse est perdu aussi, mais ce qui nous en reste s’ attache à montrer, à grand renfort de parataxes, l’absurdité qu’ il y aurait à refuser aux femmes ce pouvoir, quelque théorie qu’on adopte pour définir l’ amour et ses origines, épicurienne, platonicienne ou stoïcienne (766E-767B). Le second point, clairement articulé,8 traite de l’assimilation de l’ amour à une passion débridée à laquelle Zeuxippe – comme nous l’avons déjà noté –,9 dans l’ esprit de Pemptidès au chapitre 12, mais aussi de Protogène au chapitre 4, doit avoir procédé, et Plutarque attribue aussitôt cette théorie non à Zeuxippe, mais à des hommes dyskoloi et anerastoi qui, dans le mariage, ne verraient que l’ argent ou le moyen de s’assurer une descendance et ne se soucieraient “ni d’ aimer ni d’être aimés,” association de l’actif et du passif remarquable qui à la fois souligne la réciprocité et confère aux femmes la double qualité d’ objets et de sujets amoureux. Il développe alors, en rapprochant στέργειν et στέγειν, sa propre conception du mariage, qui, avec le temps et l’ habitude, assure la fusion des époux et, loin d’être synonyme d’ ἀκολασία, se caractérise par la σωφροσύνη πρὸς ἀλλήλους (767E):10 Laïs – comme nous l’avons déjà noté –,11 courtisane qui, après avoir “embrasé de désir” les deux continents, une fois atteinte par l’ amour du Thessalien Hippolochos, ne voulut plus voir d’ autre amant, est le premier exemple de ces effets moraux de l’amour (767F1-768A5), tandis que Camma, épouse de Sinat convoitée par Sinorix, en constitue l’ exemple suprême. Couronnement de ce premier développement, le récit de son sacrifice culmine avec sa belle prière finale12 et il faut regarder de plus près la version origi7 8

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768B5-7 : ἀφθονίας δὲ παραδειγμάτων οὔσης πρός γ’ ὑμᾶς τοὺς ὁμοχώρους τοῦ θεοῦ καὶ θιασώτας, ὅμως τὸ περὶ Κάμμαν οὐκ ἄξιόν ἐστι τὴν Γαλατικὴν παρελθεῖν. 767C1-3 : Ἀλλὰ κοινῶς ὥσπερ δέδεικται τοῖς γένεσι πάντων ὑπαρχόντων, ὥσπερ κοινοῦ συστάντος ⟨αὐτοῖς τοῦ ἀγῶνος⟩, ὦ Δαφναῖε, πρὸς ἐκείνους μαχώμεθα τοὺς λόγους, οὓς ὁ Ζεύξιππος ἀρτίως διῆλθεν… Voir supra, chapitres 1 et 3. Cette chaste fidélité est le fruit de la volonté et non de lois extérieures: Plutarque reprend et amplifie un thème introduit dès la première partie (752C12-D2). Voir supra. Sur ce point, Stadter, Plutarch’s Historical Methods, 105.

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nale grecque pour bien apprécier ressemblances et différences – sont indiqués en caractères gras les éléments communs: Mulierum Virtutes 258B6-C4 ὡς δ’ εἶδε πεπωκότα, λαμπρὸν ἀνωλόλυξε καὶ τὴν θεὸν προσκυνήσασα· Μαρτύρομαί σε, εἶπεν, ὦ πολυτίμητε δαῖμον, ὅτι ταύτης ἕνεκα τῆς ἡμέρας ἐπέζησα τῷ Σινάτου φόνῳ, χρόνον τοσοῦτον οὐδὲν ἀπολαύουσα τοῦ βίου χρηστὸν ἀλλ’ ἢ τὴν ἐλπίδα τῆς δίκης, ἣν ἔχουσα καταβαίνω πρὸς τὸν ἐμὸν ἄνδρα. Σοὶ δ’, ὦ πάντων ἀνοσιώτατε ἀνθρώπων, τάφον ἀντὶ θαλάμου καὶ γάμου παρασκευαζέτωσαν οἱ προσήκοντες.13 Amatorius 768D5-11: ὡς δ’ εἶδεν ἐκπεπωκότα, λαμπρὸν ἀνωλόλυξε καὶ φθεγξαμένη τοὔνομα τοῦ τεθνεῶτος· Ταύτην, εἶπεν, ἐγὼ τὴν ἡμέραν, ὦ φίλτατ’ ἄνερ, προσμένουσα σοῦ χωρὶς ἔζων ἀνιαρῶς· νῦν δὲ κόμισαί με χαίρων· ἠμυνάμην γὰρ ὑπὲρ σοῦ τὸν κάκιστον ἀνθρώπων, σοὶ μὲν βίου τούτῳ δὲ θανάτου κοινωνὸς ἡδέως γενομένη.14 Si la mise en scène, des plus rapides, est identique, au préverbe près – coupe bue, cri de triomphe éclatant –, si, dans l’une et l’ autre prière, Camma souligne n’avoir vécu que dans l’attente de ce jour de vengeance, où elle va enfin quitter la vie, sa tâche accomplie, les détails de ses propos et ceux auxquels elle s’ adresse sont significativement différents d’un texte à l’ autre. Là où la prêtresse du traité se prosterne devant sa déesse et la prend à témoin (μαρτύρομαί σε) avant de se tourner vers le criminel (Σοὶ δ[ὲ]) pour une ultime invective vengeresse soulignant ce que lui a valu son crime – la tombe au lieu des noces espérées –, l’amoureuse du dialogue prononce immédiatement “le nom du défunt” et ne s’adresse qu’à lui dans des phrases qui, toutes, réunissent la 1e et la 2e personnes (ce que marquent les italiques). Grâce à ce martèlement des secondes

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“Quand elle vit qu’ il avait bu, elle poussa un grand cri de joie et se prosternant devant la déesse : ‘Je te prends à témoin, Déesse très honorée, que c’est pour ce jour que j’ai survécu au meurtre de Sinorix, sans rien de bon dans cette vie que l’espoir de la vengeance: maintenant je l’ ai accomplie et je descends rejoindre mon mari. Quant à toi, le plus impie de tous les hommes, c’ est une tombe, au lieu d’ une chambre nuptiale et de noces que doivent te préparer tes parents’. ” “Quand elle vit qu’ il avait tout bu, elle poussa un grand cri de joie, et prononçant le nom du défunt : ‘C’est dans l’ attente de ce jour, mon époux chéri, que j’ai vécu jusqu’ici sans toi, dans l’ affliction. Aujourd’hui, accueille-moi le cœur en joie: je t’ai vengé du pire scélérat, et si j’ ai eu plaisir à partager ta vie, j’ en ai aussi à partager sa mort’. ”

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personnes, la présence de Sinat s’impose peu à peu, d’ une manière qui évoque irrésistiblement l’invocation poignante de Cléopâtre sur la tombe d’ Antoine, pleurant comme le pire malheur le “temps que sans toi j’ ai vécu” et l’ implorant, à l’impératif, de “l’ensevelir avec lui.”15 Ici, de même, on trouve un impératif qui souligne leurs liens: elle l’a vengé (ἠμυνάμην), il doit l’ emmener avec lui (κόμισαι), afin qu’à la vie dans l’affliction (ἀνιαρῶς) succède la mort joyeuse (ἡδέως), couronnement d’une scène qui a été construite autour de Camma et des grands thèmes du chapitre précédent (21). C’est ce que l’on peut voir si l’on remonte dans le texte, pour comparer la préparation de cette prière dans les deux œuvres. La présentation, beaucoup plus brève dans le dialogue, met bien en valeur dans sa concision même la continuité avec le développement précédent, dont elle reprend les thèmes majeurs en une sorte d’épure: Mulierum virtutes 257E6-F6 Ἦσαν ἐν Γαλατίᾳ δυνατώτατοι τῶν τετραρχῶν καί τι καὶ κατὰ γένος προσήκοντες ἀλλήλοις Σινάτος τε καὶ Σινόριξ. ὧν ὁ Σινάτος γυναῖκα παρθένον ἔσχε Κάμμαν ὄνομα, περίβλεπτον μὲν ἰδέᾳ σώματος καὶ ὥρᾳ, θαυμαζομένην δὲ μᾶλλον δι’ ἀρετήν· οὐ γὰρ μόνον σώφρων καὶ φίλανδρος, ἀλλὰ καὶ συνετὴ καὶ μεγαλόφρων καὶ ποθεινὴ τοῖς ὑπηκόοις ἦν διαφερόντως ὑπ’ εὐμενείας καὶ χρηστότητος· ἐπιφανεστέραν δ’ αὐτὴν ἐποίει καὶ τὸ τῆς Ἀρτέμιδος ἱέρειαν εἶναι, ἣν μάλιστα Γαλάται σέβουσι, περί τε πομπὰς ἀεὶ καὶ θυσίας κεκοσμημένην ὁρᾶσθαι μεγαλοπρεπῶς. ἐρασθεὶς οὖν αὐτῆς ὁ Σινόριξ, καὶ μήτε πεῖσαι μήτε βιάσασθαι ζῶντος τοῦ ἀνδρὸς δυνατὸς ὤν, ἔργον εἰργάσατο δεινόν· ἀπέκτεινε γὰρ δόλῳ τὸν Σινάτον.16

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Ant. 84.4-7, et, pour quelques échos, les dernières lignes: ἀλλ’ ἐνταῦθά με κρύψον μετὰ σεαυτοῦ καὶ σύνθαψον, ὡς ἐμοὶ μυρίων κακῶν ὄντων οὐδὲν οὕτω μέγα καὶ δεινόν ἐστιν, ὡς ὁ βραχὺς οὗτος χρόνος ὃν σοῦ χωρὶς ἔζηκα. “Les plus puissants des tétrarques de Galatie, vaguement apparentés, étaient Sinat et Sinorix. Or l’ un d’ eux, Sinat, avait épousé une jeune fille qui s’appelait Camma, d’une beauté et d’ une grâce remarquables, et d’ une vertu encore plus admirable: non seulement elle était réservée et elle aimait son mari, mais encore elle était intelligente, avait l’âme généreuse et se faisait adorer de ses serviteurs par sa bienveillance et sa bonté. Son illustration était aussi augmentée par ses fonctions de prêtresse d’Artémis, particulièrement vénérée des Galates, et par les parures magnifiques dans lesquelles on la voyait chaque fois lors des processions et des sacrifices. S’ étant donc épris d’ elle et faute de pouvoir ni la séduire ni la violenter tant que vivait son mari, Sinorix perprétra un terrible forfait: il assassina par ruse Sinat.”

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Amatorius 768B7 ταύτης γὰρ ἐκπρεπεστάτης τὴν ὄψιν γενομένης, Σινάτῳ δὲ τῷ τετράρχῃ γαμηθείσης, Σινόριξ ἐρασθεὶς δυνατώτατος Γαλατῶν ἀπέκτεινε τὸν Σινάτον, ὡς οὔτε βιάσασθαι δυνάμενος οὔτε πεῖσαι τὴν ἄνθρωπον ἐκείνου ζῶντος.17 Non seulement Camma, même si elle n’est encore que la cause involontaire de l’action, est citée la première, ce qui amorce la focalisation du récit sur elle, mais surtout la mention de sa seule beauté, là où le traité, conformément à son titre, décrit longuement ses vertus, reprend le thème de la beauté qui enflamme la passion (développé au chapitre 21). Si l’on ajoute qu’ est soulignée la puissance du seul Sinorix, quand le traité présentait les deux hommes comme “les plus puissants des tétrarques,” on voit apparaître le second thème majeur : celui de la puissance impuissante contre l’amour. S’ imaginant donc qu’ il pourra mieux réussir s’il se débarrasse du mari (le texte du dialogue introduit la particule ὡς, suggérant déjà l’erreur du tétrarque, là où l’ introduction emphatique du traité de “son terrible forfait” prépare le thème de la justice), Sinorix tue Sinat. La suite, concentrée sur Camma et son amour, donne le minimum de détails – la différence de longueur avec le traité est remarquable – pour rejoindre au plus vite la scène ultime, mais là encore ces détails ne sont pas sans résonance dans le reste de l’œuvre: Mulierum virtutes 257F6-258B1 καὶ χρόνον οὐ πολὺν διαλιπὼν ἐμνᾶτο τὴν Κάμμαν (a) ἐν τῷ ἱερῷ ποιουμένην τὰς διατριβὰς (b) καὶ φέρουσαν οὐκ οἰκτρῶς καὶ ταπεινῶς ἀλλὰ θυμῷ νοῦν ἔχοντι καὶ καιρὸν περιμένοντι τὴν τοῦ Σινόριγος παρανομίαν. ὁ δὲ λιπαρὴς ἦν περὶ τὰς δεήσεις, καὶ λόγων ἐδόκει μὴ παντάπασιν ἀπορεῖν εὐπρέπειαν ἐχόντων, ὡς τὰ μὲν ἄλλα Σινάτου βελτίονα παρεσχηκὼς ἑαυτὸν ἀνελὼν δ’ ἐκεῖνον ἔρωτι τῆς Κάμμας, μὴ δι’ ἑτέραν τινὰ πονηρίαν (c). ἦσαν οὖν τὸ πρῶτον ἀρνήσεις οὐκ ἄγαν ἀπηνεῖς τῆς γυναικός, εἶτα κατὰ μικρὸν ἐδόκει μαλάσσεσθαι· καὶ γὰρ οἰκεῖοι καὶ φίλοι προσέκειντο θεραπείᾳ καὶ χάριτι τοῦ Σινόριγος μέγιστον δυναμένου, πείθοντες αὐτὴν καὶ καταβιαζόμενοι.18

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“C’ était une femme d’ une remarquable beauté, épouse du tétrarque Sinat; Sinorix, un des plus puissants des Galates, s’ en éprit, assassina Sinat, voyant qu’il ne pouvait ni la violenter ni la séduire tant que vivait son mari.” “Et peu après il rechercha en mariage Camma, qui séjournait souvent dans le sanctuaire et supportait le crime de Sinorix, non dans un abattement pitoyable, mais avec courage et en attendant intelligemment son heure. Il était pressant et paraissait ne pas manquer

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Amatorius 768C1-8 ἦν δὲ τῇ Κάμμῃ καταφυγὴ καὶ παραμυθία τοῦ πάθους ἱερωσύνη πατρῷος Ἀρτέμιδος· καὶ τὰ πολλὰ παρὰ τῇ θεῷ διέτριβεν (b), οὐδένα προσιεμένη, μνωμένων πολλῶν βασιλέων καὶ δυναστῶν αὐτήν. Τοῦ μέντοι Σινόριγος τολμήσαντος ἐντυχεῖν περὶ γάμου (a), τὴν πεῖραν οὐκ ἔφυγεν οὐδ’ ἐμέμψατο περὶ τῶν γεγονότων, ὡς δι’ εὔνοιαν αὐτῆς καὶ πόθον οὐκ ἄλλῃ τινὶ μοχθηρίᾳ προαχθέντος τοῦ Σινόριγος (c).19 Dans le traité, c’est Sinorix qui mène le jeu et Camma n’ apparaît que comme complément du verbe, attendant son heure, ce qui entraîne une redistribution des quelques éléments communs, qui n’apparaissent pas du tout dans le même ordre (ce qu’indiquent les lettres entre parenthèses). Sans se préoccuper des efforts de Sinorix, longuement détaillés dans le traité, Plutarque dans l’ Érotikos évoque tout de suite la douleur de Camma, qui ne trouve d’ adoucissement que dans l’accomplissement de sa fonction de prêtresse, note qui suscite autour de l’amour douloureux le climat de sacralité propre au Dieu qui n’a cessé d’être souligné depuis le tout premier débat entre Daphnée et Protogène. Elle “n’admet personne” en dépit des soupirants qui se pressent et ce détail, absent du Mulierum Virtutes, permet à Plutarque d’ insister sur la σωφροσύνη πρὸς ἀλλήλους: même innocent du crime, aucun prétendant ne peut remplacer son époux et aucune puissance, aucun prestige social n’y peuvent rien ; c’est alors seulement qu’apparaît Sinorix et son offre de mariage, en position secondaire, dans un génitif absolu, quand il ouvrait le texte du traité. Toute la lumière est ainsi jetée sur Camma, dont la ruse, au lieu de s’ étirer dans le temps, est immédiate: elle semble si bien aller dans le sens de son prétendant que les excuses que Sinorix employait dans le traité pour se disculper se retrouve dans sa bouche, comme si elle s’inclinait devant la puissance d’ un

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du tout d’ arguments spécieux pour prétendre qu’ il s’était par ailleurs montré supérieur à Sinat et que, s’ il l’ avait tué, c’ était par amour pour Camma, non pour quelque raison qui tiendrait de la scélératesse. Au début, les refus de la femme n’étaient donc pas trop rudes, puis peu à peu elle paraissait s’ adoucir. De fait ses proches et ses amis, afin de servir Sinorix et de lui complaire, car sa puissance était très grande, la poursuivaient de leurs instances en employant la persuasion et la contrainte.” “Camma trouva alors un refuge et une diversion à sa douleur dans l’exercice de ses fonctions de prêtresse d’ Artémis, héréditaires dans sa famille. Elle passait la plus grande partie de son temps auprès de la déesse sans admettre aucun homme auprès d’elle bien qu’elle fût recherchée en mariage par plusieurs rois ou princes. Sinorix lui-même eut l’audace de lui demander une entrevue pour tâcher d’ obtenir sa main; elle ne se déroba pas à cette démarche et n’adressa à Sinorix aucun reproche au sujet de ce qui s’était passé, comme si ce n’étaient que son affection et sa passion et non quelque scélératesse qui avait poussé Sinorix.”

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amour qui, en l’espèce, n’est que passion criminelle.20 Le véritable amour, le sien, va ainsi obtenir vengeance, et, la chose faite, après sa prière, où Sinorix a déjà cessé d’exister, Plutarque peut sceller le destin des deux protagonistes dans un ultime contraste, là où le traité s’ étend davantage sur le personnage peu reluisant de Sinorix qui espère jusqu’ au dernier moment sauver sa vie: Mulierum virtutes 258C5-11 Ταῦτα δ’ ἀκούσας ὁ Γαλάτης καὶ τοῦ φαρμάκου δρῶντος ἤδη καὶ διακινοῦντος τὸ σῶμα συναισθόμενος ἐπέβη μὲν ὀχήματος ὡς σάλῳ καὶ τιναγμῷ χρησόμενος, ἐξέστη δὲ παραχρῆμα καὶ μεταβὰς εἰς φορεῖον ἑσπέρας ἀπέθανεν. ἡ δὲ Κάμμα διενεγκοῦσα τὴν νύκτα καὶ πυθομένη τέλος ἔχειν ἐκεῖνον, εὐθύμως καὶ ἱλαρῶς κατέστρεψεν.21 Amatorius 768D9-11 ὁ μὲν οὖν Σινόριξ ἐν φορείῳ κομιζόμενος μετὰ μικρὸν ἐτελεύτησεν, ἡ δὲ Κάμμα τὴν ἡμέραν ἐπιβιώσασα καὶ τὴν νύκτα λέγεται μάλ’ εὐθαρσῶς καὶ ἱλαρῶς ἀποθανεῖν.22 Écartant très vite le meurtrier du temple, qui est le lieu de Camma, pour le faire mourir “peu après,” Plutarque fait s’éteindre Camma avec la même “joyeuse confiance” que dans le traité, en y ajoutant tout juste une touche de résolution – εὐθαρσῶς au lieu de εὐθυμῶς. Mais dans le dialogue, il ponctue sa conclusion d’un λέγεται qui fait entrer cet exemple quasi contemporain dans la série des belles histoires d’amour qui ont illustré au cours du texte les discussions sur Éros: chez les barbares comme chez les Grecs,23 dans les temps mythiques comme “de nos jours,” partout l’Amour règne en maître. Ainsi cette première partie, paradoxale, sur la σωφροσύνη d’Éros culmine dans une atmosphère quasi sacrée, dans une alliance d’amour et de mort qui rappelle le sacri-

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Là encore, on peut mettre en parallèle la comédie que Cléopâtre joue à Antoine pour qu’il ne la suspecte pas de vouloir se suicider (Ant. 83). “À ces mots, le Galate, qui sentait déjà le poison agir et troubler son corps, sauta dans un char dans l’ espoir que les cahots et les secousses lui seraient salutaires, mais il quitta aussitôt pour passer dans une litière, où il mourut le soir? Quant à Camma, elle vécut toute la nuit et ayant été informée de son trépas, elle expira dans la joie et la sérénité.” “On emporta Sinorix sur une civière et il mourut peu après; Camma, elle, vécut encore ce jour-là et la nuit suivante, puis elle mourut, dit-on, avec une joyeuse assurance.” Cette universalité est soulignée au début du développement suivant, 768D12-E1: Πολλῶν δὲ τοιούτων γεγονότων καὶ παρ’ ἡμῖν καὶ παρὰ τοῖς βαρβάροις…

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fice d’Alceste, de même que la grande prière de Camma unit des harmoniques à la fois religieuses et tragiques.24 L’amour métamorphose la vie quotidienne et conduit au sublime: d’une certaine manière, Camma, sommet de ce premier développement, prépare aussi l’ exemplum ultime d’ Empona, histoire contemporaine25 beaucoup plus longue, dans la narration comme dans la réalité narrée, et qui tisse des liens encore plus complexes entre l’ amour, le pouvoir et la mort.

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Empona et les exempla comme facteur d’ unification structurelle

Si cet ultime exemplum peut se lire comme une sorte d’ amplification de la “prouesse de Camma,” c’est aussi que tout le développement qui l’ a précédé et préparé reprend et amplifie les thèmes du premier mouvement, et fait passer l’ exposé d’une perspective apologétique, où la σωφροσύνη illustrée par Camma s’ oppose au reproche ordinaire d’ ἀκολασία, à une célébration de la βεβαιότης καὶ πίστις, de cette fidélité inébranlable à travers le temps qui fait la valeur morale de l’amour véritable. S’appuyant en effet sur le sacrifice de Camma, Plutarque repart de l’ insulte faite à Aphrodite par qui veut l’écarter de l’amour (768E) :26 si les aphrodisia sont proscrits des relations homosexuelles, ils sont au contraire “les prémisses de l’attachement mutuel” (ἀρχαὶ φιλίας, 769A1) entre époux, et les femmes, auxquelles il n’est pas question de contester la vertu,27 ne sauraient être écartées de la φιλία, dotées qu’elles sont d’une capacité de tendresse, στερκτικόν (769C6), qui rappelle les considérations précédentes sur στέργειν et στέργεσθαι (21.767DE). Dans le couple récurrent de l’actif et du passif, la lumière se porte désormais sur l’actif, ce qu’ont préparé les exempla de Laïs et Camma,

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Camma est devenue une héroïne de tragédie dans le théâtre classique: voir Ch. Mazouer, “Les Mulierum Virtutes de Plutarque et la tragédie française du XVIIe siècle,” in O. Guerrier (ed.), Plutarque de l’ Âge classique au XIXe siècle. Présences, interférences et dynamique. Actes du Colloque international de Toulouse (13-15 mai 2009) (Grenoble: J. Million, 2012) 4554. Stadter, Plutarch’s Historical Methods, 106, le situe dans le premier quart du Ie s. av. J.C. Ces thèmes étaient déjà présents en 750D sq (Protogène) et 751C sq (Daphnée) = (partie I : mise en question des aphrodisia), ainsi qu’ en 752A (= partie II: injure à la divinité). 769B11-C3 : Ἄτοπον οὖν τὸ γυναιξὶν ἀρετῆς φάναι μηδαμῇ μετεῖναι· τί δὲ δεῖ λέγειν περὶ σωφροσύνης καὶ συνέσεως αὐτῶν, ἔτι δὲ πίστεως καὶ δικαιοσύνης, ὅπου καὶ τὸ ἀνδρεῖον καὶ τὸ θαρραλέον καὶ τὸ μεγαλόψυχον ἐν πολλαῖς ἐπιφανὲς γέγονε; la liste n’est pas sans rappeler la liste des vertus de Camma dans le Mul. virt.

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focalisés sur le personnage féminin: τὸ γὰρ ἐρᾶν ἐν γάμῳ τοῦ ἐρᾶσθαι μεῖζον ἀγαθόν ἐστιν (769D11). Plutarque alors, après avoir évoqué une première fois les ἀρχαὶ φιλίας, repart de la nuit de noces, qu’a dû critiquer Zeuxippe,28 pour reprendre avec plus de détails la fusion des époux qu’ Éros réalise après les premiers troubles de la vie conjugale: “puis, avec le temps, il (sc. l’ amour) se calme, se décante et présente la plus grande stabilité.”29 L’ amplification allant croissant, cette fusion amoureuse apparaît comme le fait de l’ univers même où s’unissent Terre et Ciel, selon les cosmogonies,30 dieu et matière, si l’ on dit les choses en termes plus philosophiques (770AB), et il ne semble pas excessif de voir une sorte d’équivalent de cette union sublime au niveau humain dans l’exemple d’amour véritable, ferme et fidèle jusqu’ à la mort, que constitue, comme nous l’avons vu,31 le long amour clandestin d’ Empona et de Sabinus, son époux, compromis dans le soulèvement de Civilis et qui se fit passer pour mort: alors, pendant plus de sept mois, “elle vécut avec son mari à peu de chose près comme dans le royaume d’Hadès”32 (771A), tenta par une équipée rocambolesque à Rome d’obtenir le pardon de son époux,33 mit au monde “deux lionceaux” avant d’affronter la mort et Vespasien en une scène qu’on peut comparer à la belle prière de Camma. L’héroïne y proclame non sans provocation qu’elle “a vécu dans l’obscurité et sous terre plus agréablement que lui (Vespasien) sur le trône”:34 l’amour, où qu’ il soit, même en un séjour souterrain, même dans une vie qui est une sorte de mort, est source de félicité. Ainsi culmine le thème de l’amour plus fort que tout pouvoir, puissance politique ou empire de la mort, qui parcourt tout le texte. Il n’y manque même pas une touche religieuse,35 puisque, avant de laisser parler Empona,

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769E3 : Τὸ δ’ ἐμπαθὲς ἐν ἀρχῇ καὶ δάκνον, ὦ μακάριε Ζεύξιππε, μὴ φοβηθῇς ὡς ἕλκος ἢ ὀδαξησμόν ; pour une interprétation psychologique et non physique du passage, Opsomer, “Eros in Plutarchs moralischer Psychologie,” 240-241 (22011). 769F3-4 : εἶτα χρόνῳ καταστὰς καὶ καθαρθεὶς τὴν βεβαιοτάτην διάθεσιν παρέσχεν ; le thème du temps, qui prend toute son ampleur dans cette dernière partie, était déjà esquissé dans la première (cf. 754C). Elles ont déjà été invoquées dans la partie II, pour la défense de la divinité et de l’ancienneté d’ Éros (756D sq). Voir supra, chapitres 1 et 2. Cette notation n’est pas sans rappeler la supériorité d’Éros sur Hadès dans la partie II (761E10 sq.). Pour ce faire elle le déguise, comme Phaÿllos avait déguisé sa femme, mais pour l’envoyer séduire Philippe en 760B : même action mais avec des intentions et une valeur opposées. 771C10-11 : βεβιωκέναι γὰρ ὑπὸ σκότῳ καὶ κατὰ γῆς ἥδιον ἢ βασιλεύων ἐκεῖνος – avec un parfait qui fait déjà de sa mort un fait accompli. Cette tonalité sous-tendait aussi l’ évocation de l’ hiérogamie évoquée en 770AB.

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Plutarque note la réprobation des dieux encourue par Vespasien et le châtiment qui le frappa à travers l’extinction de sa race.36 Cette dernière partie reprend ainsi non seulement les questions posées par la première partie sur l’amour des femmes et l’opportunité d’ une union entre Isménodore et Bacchon, mais on y trouve aussi la tonalité religieuse qui domine l’ apologie centrale d’Éros et l’idée de vengeance divine qui s’ esquisse à la fin de celle-ci, à travers l’histoire, incomplète dans nos manuscrits, de Gorgo. La dimension “concrète” de l’amour et sa réalité éthique ne sont jamais ni oubliées ni coupées du cadre religieux qui est celui de la vie humaine, car la divinité ne saurait se désintéresser de notre sort et préside à toutes les activités et nécessités humaines, mais, à son tour, cette dimension religieuse et la puissance d’Éros nous rappellent qu’il y a aussi un au-delà, un monde intelligible que l’amour, dans la meilleure tradition platonicienne, aide à retrouver. De cette nature complexe de l’amour, qui se concrétise dans le temps hic et nunc, les exempla témoignent37 à chaque étape du texte, mais comme l’ amour fait aussi entrevoir et a pour horizon des réalités métaphysiques plus hautes, théories et images platoniciennes viennent s’entrelacer à eux, si bien que regarder les passages où les exempla dominent et ceux où ils s’ associent à d’ autres modes d’expression, voire s’effacent devant eux, permet de mieux mesurer l’ importance de l’amour dans la destinée humaine. Il n’est guère étonnant que Plutarque recoure à des exempla dans les discussions “périphériques” consacrées à la réflexion pratique sur le mariage et l’ on peut noter qu’ils se répondent plus ou moins d’ une partie à l’ autre: ainsi dans la première partie, Plutarque, ironisant sur la femme qu’ il faudrait épouser pour conserver l’autorité dans le mariage, proposait une esclave et évoquait les cas historiques38 de souverains devenus les jouets de celles qui a priori étaient les plus dépourvues de tout pouvoir, Sémiramis “servante et concubine

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La δίκη (771C6-7) intervient, comme dans le Mul. virt., mais en l’absence d’agent humain, c’ est la divinité qui est (prudemment) invoquée (εἰκὸς ἦν καὶ θεοὺς καὶ δαίμονας ὄψιν ἀποστραφῆναι). Dans un esprit voisin, voir TG 21.4, Cic. 49.3, Sert. 27, Pomp. 80.8, Brut. 33.1, où l’ agent humain est spécifié et, sans spécification, Crass. 33.7, Dion 58.3 et 9, Eum. 19.3; on peut aussi penser au De sera num. Outre la remarque de Stadter, Plutarch’s Historical Methods, 11, à propos du Mul. virt., mais valable ici aussi, que “The proposition that the virtue of men and women is the same is to be proved not by argument, but by the clear testimony of history,” voir R. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour (Eroticos) (Paris : Les Belles Lettres, 1952) 32-33, et K. Stierle, “L’ Histoire comme Exemple, l’ Exemple comme Histoire,” Poétique 9 (1972) 175-198. On trouve la première occurrence d’ un type d’ introduction récurrent en 753D4: ἀλλὰ καὶ ταύταις ἴσμεν οὐκ ὀλίγους αἴσχιστα δουλεύσαντας.

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d’un esclave né dans le palais du roi Ninos”39 et qui détrôna celui-ci, ou Bélestiché, “esclave d’origine barbare” qui obtint de Ptolémée II Philadelphe des sanctuaires et des temples (753E), deux cas où c’ est la faiblesse de l’ homme qui inverse le rapport de force, auxquels on peut opposer dans la dernière partie Laïs, qui cessa son métier de courtisane par amour (767F-768A), et, plus encore, les “humbles servantes qui repoussent les embrassements de leurs maîtres et les sujets qui dédaignent leurs souveraines, quand ils ont l’ Amour installé en maître dans leur âme.”40 Femmes libres, Camma et Empona couronnent cette série et ne sont pas sans évoquer Cléomaque41 ou Alceste: on quitte alors la première partie, et les échos se font avec le discours central, où apparaît le thème de l’amour et de la mort. Or cette apologie centrale d’Éros, qui tourne à l’ éloge de sa puissance et de sa bienfaisance (ch. 13-2042), une fois établie la vraie nature d’ Éros, θεός et non πάθος, s’ancre elle aussi d’abord dans la réalité pratique, grâce à des exempla, mais, en y associant images et références platoniciennes, elle recouvre finalement les trois registres, éthique, religieux et métaphysique. Là aussi, si l’ on part du plus attendu, on relève sans surprise la présence d’ exempla lorsqu’ il s’ agit de comparer la puissance d’Éros dans le monde humain, d’ abord avec celle d’Aphrodite,43 puis avec celle d’Arès; dans celle-ci, Plutarque, après l’ histoire de Cléomaque et l’évocation des peuples les plus belliqueux comme les plus adonnés à éros, ajoute quelques palaioi : Méléagre, Achille, Aristomène, Cimon, Épaminondas, et enfin Héraclès, amoureux d’Admète, dont la mention amène celle d’Alceste, et une nouvelle série d’ exempla:

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Les origines de Sémiramis sont d’ ordinaire plus glorieuses: voir D.S. 2.4. On retrouve le même type d’ introducction: 767F1 : ἴστε δήπουθεν ἀκοῇ Λαϊδα…; 768AA6: ἴσμεν δὴ καὶ θεραπαινίδια… 760E5-8 : Κλεόμαχον δὲ τὸν Φαρσάλιον ἴστε δήπουθεν ἐξ ἧς αἰτίας ἐτελεύτησεν ἀγωνιζόμενος. Οὐχ ἡμεῖς γοῦν, οἱ περὶ Πεμπτίδην ἔφασαν, ἀλλ’ ἡδέως ἂν πυθοίμεθα. Καὶ γὰρ ἄξιον, ἔφη ὁ πατήρ – à rapprocher de 768B6-7 cité supra n. 7. Un même mouvement se retrouve dans la dernière partie sur l’amour conjugal, et se lit également dans le De Pyth. or., probablement de la même époque. Sur l’éloge, qui peut s’ inspirer du Banquet – dont on trouve maints échos dans l’argumentaion de 13-18: voir chapitre précédent –, Foucault, Histoire de la Sexualité, 234, et le ch. 2 supra. On trouve: 1) les hommes qui, réduisant le mariage aux aphrodisia et ignorant Éros, n’ont pas hésité à prostituer leur femme à plus puissant qu’eux [759F8: ἔτι δὲ μᾶλλον κἀκεῖθεν ἂν συνίδοις : ex. de Gabba (760A) et Nicostratos (760AB)]; 2) en opposition, le dévouement absolu des érastes, mus par le seul Éros [760B8-10 et 13: ἆρ’ οὖν, ἐραστῶν τοσούτων γεγονότων καὶ ὄντων, οἶσθ’ ἐπὶ ταῖς τοῦ Διὸς τιμαῖς προαγωγὸν ἐρωμένου γενόμενον; et simple énumération d’ exemples]; 3) l’ ultime exemple d’ Alexandre, roi s’inclinant devant Éros et réfrénant son désir pour une musicienne (on revient à un amour féminin) aimée d’un de ces compagnons [760C6 : λέγεται καὶ Ἀλέξανδρος…].

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C’est fort à propos que le nom d’Admète m’est venu en mémoire, car une femme n’a rien en commun avec Arès, mais quand Éros la possède, il la pousse, contre sa nature, à oser et mourir. Si les mythes ont quelque utilité quand il s’agit de convaincre, ce qu’on dit d’ Alceste, de Protésilas, de l’Euriydice d’Orphée montre qu’Éros est le seul Dieu dont Hadès exécute les ordres.44 Le traitement différent réservé à Méléagre et Achille, héros épiques rangés sans hésitation parmi les palaioi historiques – ce qui n’a rien que de banal – d’ une part, et à Alceste, Protésilas ou Orphée, dont les légendes sont explicitement situées dans le domaine mythique d’autre part, mérite d’ être relevé. Sans doute ces derniers exemples suscitent-ils quelque réserve philosophique, de même que, plus loin (765D10-13), il sera rappelé que les poètes débitent bien des sornettes sur l’amour, mais de même que Plutarque utilisera alors un des rares passages où ils ont “touché” la vérité, la généalogie d’ Alcée (765E), de même il profite ici de cette mention pour quitter insensiblement la réalité historique et s’ engager dans la voie d’une réalité plus haute, celle qu’ ont pressentie aussi les mythes égyptiens et que seul a vraiment vue Platon (762A). Ainsi non seulement les exempla apportent dans chaque développement leur caution, qui est ordinairement celle de la réalité et de la tradition, mais ici c’est la nature de l’ exemplum, historique ou mythique, qui permet de glisser vers un autre registre, variation qui joue ailleurs plus souvent entre exemplum et image. Il en résulte que l’ensemble du mouvement encomiastique consacré à la puissance d’Éros culmine avec une référence platonicienne.

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Discours, Exempla, Images: l’Amour dans le temps et dans l’éternité

Or, si ce mouvement est particulièrement net dans ce passage, on peut l’ observer dans les trois parties du discours central. Plutarque, défendant contre Pemptidès la divinité d’Éros, s’appuie d’abord, sur l’ autorité des cosmogonies, poétiques ou philosophiques,45 expression de la patrios pistis (ch. 13). Mais une fois que celui-ci est convenu de la nécessité de ne pas réduire les dieux aux 44

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761E8-F1 : Ἄρεος γὰρ οὐ πάνυ μέτεστι γυναικί, ἡ δ’ ἐξ Ἔρωτος κατοχὴ προάγεταί τι τολμᾶν παρὰ φύσιν καὶ ἀποθνήσκειν. Εἰ δή πού τι καὶ μύθων πρὸς πίστιν ὄφελός ἐστι, δηλοῖ τὰ περὶ Ἄλκηστιν καὶ Πρωτεσίλεων καὶ Εὐρυδίκην τὴν Ὀρφέως, ὅτι μόνῳ θεῶν ὁ Ἅιδης Ἔρωτι ποιεῖ τὸ προσταττόμενον. Empédocle (756D), Parménide (756E), Hésiode (757A) et les fragments des Tragiques.

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passions, la démonstration – qui s’adresse tantôt à lui, tantôt à Daphnée, et tantôt à Zeuxippe – montre l’application de cette puissance divine sur terre, où rien ne se fait sans patronage divin, à travers une série d’ exemples concrets, insérés dans des raisonnements a fortiori tous bâtis sur le même modèle : si telle chose est patronnée par un dieu, comment l’amour, qui lui est bien supérieur, ne le serait-il pas? On part donc de l’antonyme de l’ amour, la guerre, mais les activités suivantes sont aussi des métaphores de l’ amour pédagogique traditionnel: si la chasse est patronnée par Artémis, comment la chasse amoureuse serait-elle livrée à elle-même? Même chose pour la croissance des plantes et le développement de la “plante homme;” puis, de toutes les nécessités de la vie humaine, accouchement, maladie, mort, les plus laides opposées à la plus douce qu’est l’amour, on passe aux diverses φιλίαι. On est revenu du métaphorique à une réalité appuyée à nouveau sur l’autorité des anciens46 et corroborée par les épiclèses de Zeus; mais si l’on songe que les “anciens” en question sont, selon Diogène Laërce,47 les Platoniciens, on voit s’ amorcer une confluence du religieux et du philosophique, alors que jusqu’à présent le religieux innervait la vie quotidienne. Le philosophique prévaut enfin avec la référence explicite à Platon (758D9-10)48 et à la théorie des maniai : mania positive, l’ amour est “enthousiasme,” contact avec le divin, non plus seulement dans le culte ou la vie courante, mais possession intérieure de la personne, et il l’ emporte sur toutes les autres formes, prophétique ou belliqueuse, grâce à une durée supérieure (759B), ce qui amorce déjà un thème majeur de la troisième partie. La conclusion réunit savamment tous les éléments: “Pour me résumer, j’ affirme donc que l’ enthousiasme de ceux qui s’aiment n’est pas sans inspiration divine et qu’ il n’a d’autre Dieu pour le diriger et en tenir les rênes que celui à qui nous offrons la fête et les sacrifices d’aujourd’hui.”49 Le dieu “épistate” de l’ amour rappelle la longue série de raisonnements a fortiori sur le patronage des activités humaines et s’associe au “cocher” platonicien du Phèdre pour se confondre finalement avec le dieu de la patrios pistis célébré en ce jour à la fête des Érotideia.

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758C12 : ὥσπερ οἱ παλαιοὶ διώρισαν. D.L. 3.81 ; d’ après le doxographe, il n’y a que trois formes, et c’est Plutarque, selon toute vraisemblance, qui ajoute la φιλία ἐρωτική. Il n’y a pas cette fois d’ intervention d’ un interlocuteur, mais le rappel en incise, fort rare, de l’ intervention de Plutarque: Ἀλλὰ μήν, ὁ πατὴρ ἔφη, τά γε τοῦ Πλάτωνος ἐπιλάβοιτ’ ἂν τοῦ λόγου καὶ παρεξιόντος la remplace pour marquer une nouvelle étape, voulue par le seul Plutarque. 759D6-8 : λέγω δὴ κεφάλαιον, ὡς οὔτ’ ἀθείαστον ὁ τῶν ἐρώντων ἐνθουσιασμός ἐστιν οὔτ’ ἄλλον ἔχει θεὸν ἐπιστάτην καὶ ἡνίοχον ἢ τοῦτον, ᾧ νῦν ἑορτάζομεν καὶ θύομεν.

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On retrouve encore un même mélange et un même glissement dans la partie consacrée à la bienfaisance d’Éros. On part de bienfaits moraux, qui s’ appuient sur des exempla, en particulier celui d’Anytos, et l’ on glisse à la dépossession de soi, illustrée par des témoignages littéraires contrastés: à celui de Sappho, qui exprime véritablement la chaleur de l’amour et la θεοληψία, s’ oppose la froide analyse “clinique” de Ménandre, précieuse dans la parénétique morale,50 mais qui n’est pas de mise ici, parce qu’elle méconnaît la présence du Dieu. Et celui-ci s’installe pour ainsi dire dans le texte, l’image du “protecteur et cocher” s’ épanouissant en spectacle du Dieu descendant de l’ Hélicon à l’ Académie, du domaine des poètes à celui des philosophes,51 accompagné de couples qui évoquent la procession du Phèdre ; à nouveau, l’ image poétique prépare le dépassement métaphysique: … Il s’avance avec de nombreux couples qu’ unit une communauté d’amitié, non de celle qu’Euripide dit Être maintenue sous le joug par des chaînes sans airain, enserrant celle-là dans une contrainte froide et pesante à l’ usage imposée par la honte, mais celle que des ailes portent vers les plus beaux et les plus divins des êtres.52 Pour conclure sur l’ascension du Phèdre, dont le terme rare συνωρίσι est une première réminiscence,53 Plutarque “dématérialise” doublement son expression, d’abord en employant des abstraits, φιλίας καὶ κοινωνίας, plutôt que φίλων καὶ κοινώνων, ensuite en se servant de l’image d’Euripide, qui évoque un joug54 ἀχάλκευτο(ν), pour en rectifier l’interprétation: il ne s’ agit pas de la froide nécessité imposée par la honte, déjà condamnée par Plutarque dans la pre-

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Le Περὶ ἔρωτος s’ y rallie : voir infra ch. 8. Plutarque spatialise ici un mouvement qui est aussi celui de son texte – et qu’il considère peut-être également comme un discours historique, Platon représentant un tournant. 763F1-7 : … εἰσελαύνει πολλαῖς συνωρίσι φιλίας καὶ κοινωνίας, οὐχ οἵαν Εὐριπίδης φησὶν / ἀχαλκεύτοισιν ἐζεῦχθαι πέδαις /, ψυχρὰν οὗτός γε καὶ βαρεῖαν ἐν χρείᾳ περιβαλὼν ὑπ’ αἰσχύνης ἀνάγκην, ἀλλ’ ὑποπτέρου φερομένης ἐπὶ τὰ κάλλιστα τῶν ὄντων καὶ θειότατα. Phdr. 246A6-7 et B2 : ἐοικέτω (sc. ἡ ψυχή) δὴ συμφύτῳ δυνάμει ὑποπτέρου ζεύγους τε καὶ ἡνιόχου… καὶ πρῶτον μὲν ἡμῶν ὁ ἄρχων συνωρίδος ἡνιοχεῖ; Plutarque, en dehors de ce texte, n’ emploie le mot que quatre fois, dont deux dans un commentaire au Phèdre (Quaest. Plat. 1008C et 1009D). Le verbe du vers fait écho au ζεύγους du Phèdre: c’ est sans doute ce point commun qui a amené la citation, soumise à l’ épanorthose, selon un procédé recommandé dans le De aud. poet.

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mière partie comme un ciment insuffisant pour un mariage réussi,55 mais d’ un envol des âmes, qui apparaît ainsi comme l’aboutissement de l’ union amoureuse. Le style imagé s’impose ensuite dans tout le développement platonicien, pour évoquer les effets de l’Éros mystagogue,56 et les exempla n’ ont plus leur place dans ce développement: l’image y est non seulement mode d’ expression du locuteur pour opposer l’obscurité où s’enfoncent les mauvais amants et la pure lumière à laquelle amène le véritable Éros, mais aussi moyen pédagogique d’Éros lui-même, qui utilise la beauté des images pour renvoyer à la Beauté suprême.57 Dans ces mèchanèmata de l’ Éros plutarquéen, héritier de l’astucieux fils de Poros et Pénia,58 on peut noter l’ emploi, peu étonnant chez qui se réclame de l’Académie, du modèle des professeurs de géométrie se servant de formes sensibles pour faire comprendre à leurs élèves des notions intellectuelles (765A); mais, ce qui est plus remarquable, c’ est que, jusque dans la troisième partie, pour évoquer les débuts orageux du mariage, avant l’approfondissement des liens qui amènera à “l’ union intégrale,” Plutarque recourt à une comparaison avec l’enseignement des mathématiques ou de la philosophie59 et l’on peut supposer que le trouble initial n’est pas le seul élément commun, mais qu’il y a, dans les trois cas, à partir du sensible, dépassement de celui-ci, envol vers des réalités plus hautes.

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Conclusion

Ainsi images poétiques ou philosophiques, exempla mythiques ou historiques, auxquels on pourrait ajouter l’exemplum fictif que forme le couple d’ Isménodore et Bacchon, prophasis du dialogue, et l’exemplum réel que constituent Plutarque et Timoxéna venus à Thespies sacrifier à Éros, ne font pas qu’ illustrer le propos: ils sont la matière même des logoi, et, au-delà des questions de style, permettent de penser l’amour dans toute sa plénitude. Si, selon la conception 55

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752C12-D2, avec un vocabulaire voisin pour la définition du mariage donnée par Pisias et récusée par Plutarque: (φιλίας κοινωνίαν) ἣν τῆς ἐρωτικῆς πειθοῦς καὶ χάριτος ἀπολιπούσης μονονοὺ ζυγοῖς καὶ χαλινοῖς ὑπ’ αἰσχύνης καὶ φόβου μάλα μόλις συνεχομένην ὁρῶμεν. Sur les images de lumière, voir en particulier le ch. 2. Sur l’ emploi platonicien de l’ image, voir M.L. Desclos, “Idoles, icônes et phantasmes dans les dialogues de Platon,” RMM 105 (2000) 301-327, et, chez Plutarque, Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern. Mais, de façon symptomatique, Plutarque préfère la généalogie d’Alcée, qui lui permet, grâce au personnage d’ Iris, d’ insister sur lumière et réfraction vers un domaine plus haut. 769E8-F1 : Ταράττει δὲ καὶ μαθήματα παῖδας ἀρχομένους καὶ φιλοσοφία νέους.

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antique de la philosophie comme bios, il faut, à tout moment de la vie, mettre en pratique les principes philosophiques, lorsqu’ il s’ agit de l’ amour, la conjonction du vécu et du philosophique est sans doute plus aisée dans le cadre de l’ école, pour l’amour philosophique, alors qu’il ne va pas de soi de transposer l’ idéal platonicien à l’intérieur du mariage, d’offrir un au-delà métaphysique à une koinônia que reconnaît aussi un Stoïcien comme Musonius Rufus,60 de montrer comment une union dans le temps peut déboucher sur l’ éternité: il appartient aux exempla et aux images qui appuient l’ argumentation de le faire sentir, de faire voir jusqu’où peut aller l’amour,61 et percevoir, à travers lui, la présence du divin dans la vie des hommes. 60

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Voir les diatribes XIII A et B (Τί κεφάλαιον γάμου) in A.J. Festugière, Deux prédicateurs dans l’ Antiquité, Télès et Musonius (Paris : Vrin, 1978), et, pour le commentaire, Babut, “Les Stoïciens et l’ amour,” 55-63. De même que les images reportent au telos de l’amour, les exempla sont souvent “extrêmes,” ce qui peut expliquer ai moins pour partie le décalage, souvent noté, entre Amatorius et Con. praec.

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Une autre figure d’Éros: Poésie et parénèse dans le Περὶ ἔρωτος (fr. 136 Sandbach) Nec speres generum mortali stirpe creatum sed saevum atque ferum vipereumque malum Quod pennis volitans super aethera cuncta fatigat flammaque et ferro singula debilitat Quod tremit ipse Jovis quo numina terrificantur fluminaque horrescunt et Stygiae tenebrae.1

∵ Lorsqu’Apulée s’amuse à faire présenter par Apollon l’ époux futur de Psyché à son malheureux père, le portrait horrifique qu’il en trace utilise les images traditionnelles, et négatives, qui font reconnaître à tout lecteur cultivé des Métamorphoses la figure d’Éros. C’est aussi sur quoi Plutarque le moraliste peut faire fond pour mettre en garde les destinataires non moins cultivés de ses traités parénétiques contre les ravages de cette passion et que, précisément, n’emploie pas l’auteur de l’Érotikos – ou qu’il place sous une lumière favorable pour exalter une puissance tout aussi bénéfique qu’ irrésistible. Or il semble que les fragments traitant de l’amour que nous a conservés Stobée relèvent bien de la mise en garde contre une passion funeste et offrent ainsi avec le dialogue un contraste révélateur. Même le caractère énigmatique – lié chez le poète latin au style oraculaire, tandis que Plutarque l’ applique à la psychologie de l’amoureux – se retrouve dans le deuxième des trois extraits de Plutarque cités par Stobée (fr. 136) pour illustrer le ψόγος Ἀφροδίτης.2 Selon l’ excerpteur, il

1 Apul., Metam. 4.33 : “N’ espère pas un gendre né d’ une souche humaine, mais un monstre cruel, féroce et vipérin qui vole sur des ailes, plus haut que l’éther, et qui bouleverse tout, s’ en prend à un chacun, par la flamme et le fer, fait trembler Jupiter, terrifie tous les dieux et frappe de terreur les fleuves et les ténèbres du Styx.” (trad. de Grimal, légèrement modifiée). 2 Il s’ agit de la seconde partie du chapitre 4.20 Περὶ Ἀφροδίτης Πανδήμου προσεχούσης τὴν αἰτίαν τῆς γενέσεως τοῖς ἀνθρώποις καὶ περὶ ἔρωτος τῶν κατὰ σῶμα ἡδονῶν; les références exactes sont 4, 67-69 = fr. 135-137 Sandbach.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_009

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proviendrait, comme le premier, d’un Ὅτι οὐ κρίσις ὁ ἔρως inconnu par ailleurs, et que l’on s’accorde, en général, à tenir pour identique au Περὶ ἔρωτος, d’ où est tiré le troisième fragment.3 S’ils viennent de traités différents, ou si, appartenant tous deux au Περὶ ἔρωτος, ils ne s’y suivaient pas de près, les fragments 136 et 137 sont du moins proches par leur thème :4 les affres de la maladie d’amour, mais le fragment 136 se distingue par sa longueur5 et, dans une certaine mesure, par son style. Le recours aux images n’a rien que d’ habituel, mais leur densité comme leur exploitation confèrent au texte un caractère à la fois original et néanmoins représentatif d’un certain style de “prédication morale,” dont il pousse les traits à leur paroxysme. Aussi le fragment mérite-t-il un commentaire détaillé, pour lequel il faut définir en préambule les éléments offerts par la tradition poétique et les emplois susceptibles d’ en être faits par Plutarque avant de s’attacher à leur mise en œuvre et de comparer les éventuels parallèles avec l’Érotikos. Je proposerai enfin, en conclusion, quelques remarques sur les liens qui peuvent unir ce passage au fragment 137 et la confirmation que celui-ci apporte aux remarques précédentes sur l’ interprétation différente des images traditionnelles de l’amour que donnent le Περὶ ἔρωτος et l’Érotikos.

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Les images poétiques de l’Amour et leurs interprétations

Si le titre de l’œuvre auquel appartenait le fragment 136 est incertain, il est vraisemblable qu’il s’agissait d’un traité de Seelenheilung, proches de ceux qu’ a étudiés H.G. Ingenkamp,6 et qu’il est extrait de la partie consacrée à la κρίσις, même si le savant allemand ne formule cette hypothèse qu’ avec réserve.7 “L’ouverture” du texte, introduction à la partie la plus imagée qui constituera 3 Pour plus de détails sur les cinq fragments conservés, voir chapitre suivant. 4 Aussi est-il tentant de penser que Stobée les a extraits en suivant le mouvement du texte. Sur cette hypothèse, R.M. Piccione, “Plutarco nell’ Anthologion di Giovanni Stobeo,” in I. Gallo (ed.), L’eredità culturale di Plutarco dall’ Antichità al Rinascimento. Atti del Vll Convegno plutarcheo Milano-Gargnano (28-30 maggio 1997) (Naples : M. D’Auria, 1998) 177-178. 5 Une page et demie in P. Volpe, Plutarco, Frammenti (Naples: M. D’Auria, 2007) contre une quinzaine de lignes seulement pour le 137. 6 De coh. ira, De gar., De cur., De vit. pud., De se ipsum laud. 7 Ingenkamp, Plutarchs Schriften über die Heilung der Seele, 7 n. l: “Auch [le De cup. div. vient d’ être évoqué] kann eine Seelenheilungsschrift mit Krisis und Askesis gewesen sein; doch scheint mir, im Unterschied mit Ziegler 147/785, daß sich dies nicht aus den erhaltenen Fragmenten ergibt. Fr. 136 Sandb., worauf er verweist, gleicht den einleitenden Untersuchungen von c.i [sc. De coh. ira], wo es um die Heilungsbedingungen geht, weit mehr ais einer methodischen Übungsanleitung.” C’ est moi qui souligne les notes dubitatives; s’il me semble tout à fait juste

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l’ objet principal de mon analyse, présente en tout cas des éléments qui ont des échos dans le corpus défini par Ingenkamp, à commencer par une longue comparaison très travaillée qui met en parallèle l’ attitude contrastée que l’ on adopte selon que ses amis sont en pleine santé – auquel cas on n’hésite pas à montrer leurs erreurs – ou qu’ils sont en proie à une crise de folie – et alors, on ne va surtout pas les contrarier –, et la conduite différente à tenir s’ ils sont passionnés – colère et cupidité exigeant une rude franchise –, tandis qu’il faut avoir des ménagements pour les amoureux comme avec des malades,8 c’est-à-dire comme avec les fous du comparant.9 La principale – le comparé –, construite sur un contraste entre ὀργή et πλεονεξία d’ un côté, et ἔρως de l’autre, exploite aussi un procédé courant des traités de Seelenheilung,10 qui entraîne d’une œuvre à l’autre des contradictions que le critique moderne a beau jeu de souligner, puisque c’ est à chaque fois la passion objet de l’ouvrage qui est la plus grave. Ces variations, comme celles qu’offrent souvent les dialogues platoniciens, dont l’ auteur se voit de loin en loin taxé aussi d’inconséquence, mettent en relief un élément essentiel, la valeur protreptique ou parénétique que les auteurs souhaitent donner à leur texte et leur effort pour convaincre à chaque fois le lecteur à s’ engager dans la bonne voie, celle de la philosophie ou de la réforme morale, selon les cas. Ici en effet Plutarque, si l’on voulait presser trop le parallèle, semblerait mettre sur le même plan les gens en parfaite santé et ceux qui sont poussés par la colère ou la cupidité! Il n’en est évidemment rien, mais il s’ agit surtout d’établir le caractère pathologique de l’amour, qui entraîne l’ objurgation pressante par laquelle Plutarque se tourne aussitôt vers celui qui s’ est laissé

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de ne pas voir dans notre passage l’ amorce de l’ askèsis, cela n’exclut nullement l’hypothèse de la krisis. Ὥσπερ γὰρ τοὺς φίλους ὑγιαίνοντας μέν, ἂν πλημμελῶσιν, ἐξελέγχειν καὶ νουθετεῖν κράτιστόν ἐστιν, ἐν δὲ ταῖς παρακοπαῖς καὶ τοῖς φρενιτισμοῖς εἰώθαμεν μὴ διαμάχεσθαι μηδ’ ἀντιτείνειν ἀλλὰ καὶ συμπεριφέρεσθαι καὶ συνεπινεύειν· οὕτω τοὺς δι’ ὀργὴν ἢ πλεονεξίαν ἁμαρτάνοντας ἀνακόπτειν τῇ παρρησίᾳ δεῖ καὶ κωλύειν, τοῖς δ’ ἐρῶσιν ὥσπερ νοσοῦσι συγγνώμην ἔχειν. La “folie ordinaire” de la première partie est sans doute de celles que soignent les médecins; on aurait dans ce cas une sorte de parallèle entre malades du corps et malades de l’âme qui donnerait des harmoniques platoniciennes (voir par ex., Pl., Grg. 463E-465E; 477C478E ; 504A-505B; 511E-512A ; 517C-519B) au thème de la passion-maladie; on peut avoir des réserves sur l’ appréciation de F. Fuhrmann, Les images de Plutarque (Paris: Klincksieck, 1964) 149, qui le présente comme “banal, mais typiquement stoïcien;” son passage dans la “vulgate philosophique” permet à un Platonicien de l’employer sans difficulté. Et précisément le fragment s’ achèvera sur l’ idée que l’amour est une mania (négative) – de celles dont ne s’ occupe pas le Phèdre (265A = Amat. 758D9-E1). Voir par ex. De cup. div., 525AB, De coh. ira, 455BC ou encore le fr. 137.

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prendre: “Aussi le mieux est-il dès le principe de ne pas accueillir le germe et principe d’une telle passion; mais si elle s’est implantée, va auprès des autels des dieux tutélaires, selon le conseil de Platon [Leg. 845B], va fréquenter les sages…”11 Ce premier thème de la maladie est à peine une image, tant il est banal et exploité pour à peu près tous les vices et passions par le moralistemédecin de l’âme.12 Cependant il n’est pas, lorsqu’ on touche au sujet de l’ amour, sans écho littéraire, ou, plus précisément, c’ est un sujet sur lequel se rejoignent aisément littérature et médecine, du corps comme de l’ âme. Plutarque en témoigne lui-même lorsqu’il conte ailleurs (Demetr. 38) la belle histoire d’amour d’Antiochos, amoureux de sa belle-mère Stratonice et résolu à se laisser mourir plutôt que d’avouer même cette passion coupable. Il y inaugure en effet “une symptomatologie médico-poétique qui demeurera inchangée jusqu’à la fin de la Renaissance,”13 en utilisant le célèbre poème de Sappho pour expliquer comment le médecin Érasistrate réussit à découvrir l’ objet de l’ amour du jeune homme. Observant ses réactions physiques à l’ approche des uns et des autres, il vit qu’en présence de Stratonice “apparaissaient sur lui tous les symptômes décrits par Sappho.”14 Or, à côté de cette utilisation “physiologique” de la poésie amoureuse, on trouve dans l’Érotikos une exploitation métaphysique et spirituelle. Plutarque non seulement y recourt au même poème de Sappho (762F-763A), mais, au cœur même de son discours central (765E15), fait encore référence à Alcée, dont il cite les vers relatifs à la naissance d’Éros: Le plus terrible des Dieux Que mit au monde Iris aux belles sandales s’étant unie à Zéphyr aux cheveux d’or

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Διὸ κράτιστον μὲν ἐξ ἀρχῆς τοιούτου πάθους σπέρμα μὴ παραδέχεσθαι μηδ’ ἀρχήν· ἂν δ’ ἐγγένηται, ἴθι ἐπὶ ἀποτροπαίων βωμοὺς θεῶν κατὰ τὸν Πλάτωνα ἴθι ἐπὶ τὰς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν συνουσίας… Liste d’ exemples in Fuhrmann, Les images de Plutarque, 149-156. Conclusion tirée par M. Ciavolella, La “Malattia d’Amor” dall’Antichità al Mediœvo (Roma: Bulzoni, 1976) 25, après qu’ il a confronté le récit de Plutarque à celui de Valère Maxime (5.7, ext. 1), où seule l’ accélération du pouls est relevée; Galien ensuite, en médecin, ne retient plus de l’ anecdote que l’ aspect scientifique d’établissement d’un diagnostic (Gal., 630-633). Demetr. 38.4: … ἐγίνετο τὰ τῆς Σαπφοῦς ἐκεῖνα περὶ αὐτὸν πάντα, φωνῆς ἐπίσχεσις, ἐρύθημα πυρῶδες, ὄψεων ὑπολείψεις, ἱδρῶτες ὀξεῖς, ἀταξία καὶ θόρυβος ἐν τοῖς σφυγμοῖς, τέλος δὲ τῆς ψυχῆς κατὰ κράτος ἡττημένης ἀπορία καὶ θάμβος καὶ ὠχρίασις. C’ est-à-dire dans la partie la plus platonicienne, étudiée en détail supra ch. 5.

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Mais peut-être vous êtes-vous laissé convaincre par les professeurs de littérature, qui mettent cette image en rapport avec la variété infinie et la diaprure fleurie de cette passion.16 Comme pour Sappho – dont le célèbre poème, loin de fournir des symptômes physiologiques, confirme la dimension divine de l’ Amour –,17 l’ interprétation d’Alcée que Plutarque substitue à celle des grammatikoi a une valeur métaphysique, voire mystique, et permet de traduire le phénomène de la réminiscence en termes optiques de réfraction, le fils d’Iris ramenant l’ âme par degrés à la contemplation de la Beauté réelle en la renvoyant à autre chose qu’ au sensible. Or ce qu’il rejette ici, le ποικίλον καὶ ἀνθηρόν de la passion amoureuse, se retrouve au contraire dans notre fragment, où sont employés pour décrire la séduction amoureuse le même adjectif ἀνθηρός et le substantif ποίκιλμα : c’ est qu’il s’agit alors de psychologie et d’effort moral à engager hic et nunc. Ni dépassement spirituel ni retentissement physique ne sont envisagés: Plutarque s’ attache aux ravages intérieurs d’une passion délétère, qui livre l’ âme aux sentiments les plus contraires, écartèlement que nul n’ a sans doute exprimé avec plus de douloureuse concision que le latin Catulle, héritier d’ une longue tradition grecque, dans le célèbre distique 85: “Odi et amo. Quare id faciam, fartasse requiris. / Nescio, sed fieri sentio et excrucior.”18 Ces déchirements intérieurs sont le fruit de la duplicité d’Éros, le “doux-amer,” selon l’ heureuse création de Sappho, que connaît Plutarque.19 Car si l’amoureux se laisse prendre, c’ est qu’ il ne voit d’abord que la séduction, inhérente à l’amour et présente dès l’Iliade dans la ceinture d’Aphrodite, avant même qu’Éros apparaisse comme une divinité autonome.20 Cet aspect charmant, les Alexandrins l’ ont ensuite incarné sous 16

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Amatorius 765E2-7 = δεινότατον θέων / ⟨τὸν⟩ γέννατ’ εὐπέδιλλος Ἶρις / χρυσοκόμᾳ Ζεφύρῳ μίγεισα·/ εἰ μή τι καὶ ὑμᾶς ἀναπεπείκασιν οἱ γραμματικοί, λέγοντες πρὸς τὸ ποικίλον τοῦ πάθους καὶ τὸ ἀνθηρὸν γεγονέναι τὴν εἰκασίαν. 18.763AB, où après avoir invité Daphnée à réciter l’ode où Sappho dit qu’ à la vue de l’ aimée, τήν τε φωνὴν ἴσχεσθαι καὶ φλέγεσθαι τὸ σῶμα καὶ καταλαμβάνειν ὠχρότητα καὶ πλάνον αὐτὴν καὶ ἴλιγγον, Plutarque commente: ⟨οὐ⟩ θεοληψία καταφανής; οὗτος οὐ δαιμόνιος σάλος τῆς ψυχῆς ; “Je hais et j’ aime. Peut-être te demandes-tu pourquoi je le fais? Je ne sais; mais je le sens que cela se fait et j’ en suis torturé.” Il cite l’ adjectif (et non le vers complet d’ où il est tiré) en Quaest. conv. 5.7 (681B) – même chose in Max. Tyr. 18.9 ; sur ces déchirements, voir A. Carson, Eros the Bittersweet. An Essay (Princeton : Princeton University Press, 1986). Il. 14. 214-217: c’ est la ceinture qui est ici ποικίλον (215) et dans les θελκτήρια qu’elle contient ἵμερος “synonyme” d’ ἔρως. Éros ne prend figure individuelle que dans la Théogonie ; sur sa double mention, avant (116-122) et après l’ établissement de la reproduction sexuée (201206), voir Rudhardt, Le rôle d’ Éros et d’ Aphrodite.

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les traits d’un bambin, enjôleur, mais cruel.21 L’image se banalisant, non seulement on la trouve un peu partout dans les épigrammes de l’Anthologie, mais c’est aussi tout naturellement que s’y réfèrent, dans une pièce rhétorique, les adversaires des Amours22 et que le partisan de la pédérastie y oppose au bambin licencieux épris des femmes “l’autre Amour, ancêtre de l’ âge d’ Ogygès, vision vénérable et spectacle tout à fait sacré, intendant des sages passions” (Am. 37). Parmi les avatars du bambin facétieux, celui qu’ évoque Bion, et dont nous devons la conservation toujours au même chapitre de Stobée (4.20.57), permet d’ajouter aux images une situation exploitable aussi par le moraliste. Éros, posé sur une haute branche, y est pris pour un oiseau par un tout jeune oiseleur, qui, n’ayant pas encore l’âge de l’amour, essaie en vain de l’ attraper. Marri de son échec, il vient s’en plaindre à un sage vieillard23 qui le met en garde: Abstiens-toi de cette chasse et ne t’attaque plus à cet oiseau. Fuis au loin. C’est une méchante bête. Tu ne seras heureux Qu’aussi longtemps que tu ne l’auras pas pris ; et si tu parviens à l’ âge d’homme, Celui-là qui te fuit maintenant et s’écarte d’ un bond, lui-même, de son chef, Viendra soudain se poser sur ta tête.24

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Voir le portrait “signalétique” qu’ en donne Aphrodite dans l’Éros échappé de Moschos (Mosch. 1.8-11) : … κακαὶ φρένες, ἁδὺ λάλημα· / οὐ γὰρ ἴσον νοέει καὶ φθέγγεται· ὡς μέλι φωνά, / ὡς δὲ χολὰ νόος ἐστίν· ἀνάμερος, ἠπεροπευτάς, / οὐδὲν ἀλαθεύων, δόλιον βρέφος, ἄγρια παίσδων. Voir aussi les fragments bucoliques cités au même chapitre que notre fragment: Stobée 4.20.7.1 (Ταὶ Μοῖσαι τὸν Ἔρωτα τὸν ἄγριον οὐ φοβέονται) et 4.20.58, vv. 4-5, où l’auteur reproche à Aphrodite d’ être si hostile ταλίκον ὡς παντέσσι κακὸν τὸν Ἔρωτα τεκέσθαι, / ἄγριον, ἄστοργον, μορφᾷ νόν οὐδὲν ὅμοιον. Attribués à tort à Lucien ; peut-être du début du IVe s. ap. J.C. Il est tentant de le rapprocher du Philétas de Longus et de ses leçons à Daphnis et Chloé (2.3-8) ; lui aussi a aperçu l’ enfant dans son jardin et lui a demandé de venir dans ses bras; puis, après un bref discours, celui-ci s’ est envolé “comme un petit rossignol,” mais la définition de Philétas est, elle, des plus positives: “Éros, mes enfants, est un dieu, jeune, beau et ailé ; c’ est pour cela qu’ il aime la jeunesse, qu’ il poursuit la beauté et qu’il donne des ailes aux âmes… :” c’ est l’ éros de l’Érotikos et non du Περὶ ἔρωτος. vv. 14-18 : φείδεο τᾶς θήρας μηδ’ ἐς τόδε τὤρνεον ἔρχευ. / Φεῦγε μακράν· κακόν ἐντι τὸ θηρίον· ὄλβιος ἔσσῃ, / εἰσόκε μή νιν ἕλῃς· ἢν δ’ ἀνέρος ἐς μέτρον ἔλθῃς / οὗτος ὁ νῦν φεύγων καὶ ἀπάλμενος αὐτὸς ἀφ’ αὑτῶ / ἐλθὼν ἐξαπίνας κεφαλὰν ἔπι σεῖο καθιξεῖ.

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L’Amour-Sphinx: θηρίον καὶ αἴνιγμα

Or, si l’on revient à notre fragment, on voit que, après avoir invité le malade d’amour à se réfugier auprès des sages – mouvement comparable à celui du jeune oiseleur du poème –, Plutarque ajoute un troisième impératif, où, faute d’en être au moment où la fuite est possible, l’amoureux est pressé de rejeter un amour encore à son commencement;25 mais la chose est dite par images et non dans les termes psychologiques dans lesquelles je les ai traduites: “Chasse loin de toi cette bête féroce avant qu’il ne lui ait poussé griffes et dents. Sinon, tu combattras un fléau achevé, avec ce petit enfant dans les bras. Que sont donc les griffes et dents de l’amour? Le soupçon, la jalousie.”26 L’ amour est présenté directement, sans terme de comparaison, sous les deux aspects contradictoires d’une bête féroce (θηρίον, la réalité qu’il cache et que Plutarque dévoile d’emblée27) et d’un petit enfant qu’on prend dans ses bras,28 comme Didon cajolant celui qu’elle prend pour Iule et qui lui verse à longs traits l’ amour qui lui sera fatal.29 Cette double juxtaposition, de θηρίον et de παιδίον d’ une phrase à l’autre, puis à l’intérieur de la même phrase, de τελείῳ κακῷ et de παιδίον – à un moment où l’irrémédiable est accompli et le mal parvenu à son comble –, réussit à superposer de façon saisissante les deux aspects d’ Éros sans supprimer pour autant la dimension temporelle, si importante autant pour l’ analyse

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Le fr. 137 évoque la lenteur des débuts de l’ amour qui “fond peu à peu” en l’aimé – apparemment le coup de foudre du roman n’est pas encore entré dans les mœurs – mais qui en contrepartie s’ inscrit profondément dans l’ âme et ne la quitte plus. ἐξέλασον αὑτοῦ τὸ θηρίον πρὶν ὄνυχας φῦσαι καὶ ὀδόντας· εἰ δὲ μή, μαχέσῃ τελείῳ κακῷ, τὸ παιδίον τοῦτο καὶ νήπιον ἐναγκαλιζόμενος. Τίνες δ’ εἰσὶν οἱ τοῦ ἔρωτος ὄνυχες καὶ ὀδόντες; ὑποψία, ζηλοτυπία. Voir, par exemple, les plaintes du pauvre chevrier, Theoc. 3.15-16: Nῦν ἔγνων τὸν Ἔρωτα· βαρὺς θεός· ἦ ῥα λεαίνας / μαζὸν ἐθήλαζεν, δρυμῷ τέ νιν ἔτραφε μάτηρ. La métamorphose peut être facilitée par l’ habitude antique d’apprivoiser louveteaux et lionceaux, voir De coh. ira 462E – où l’ usage réel permet de glisser à la comparaison de la colère “lâchée” contre les proches ὥσπερ θηρίον; le cliché poétique ici est entièrement sur un plan métaphorique. Énéide 1.709-722 ; une des plus riches interprétations du thème se trouve dans Les aventures de Télémaque de Fénelon (VIème livre) : “D’ abord rien ne paraissait plus innocent, plus doux, plus aimable, plus ingénu et plus gracieux que cet enfant. À le voir enjoué, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu’ il ne pouvait donner que du plaisir: mais à peine s’ était-on fié à ses caresses, qu’ on y sentait je ne sais quoi d’empoisonné. L’enfant malin et trompeur ne caressait que pour trahir et il ne riait jamais que des maux cruels qu’il avait faits ou qu’ il voulait faire… Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec les Nymphes, fut surpris de sa douceur et de sa beauté. Il l’embrasse; il le prend tantôt sur ses genoux, tantôt dans ses bras; il sent en lui-même une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus il se trouble et s’amollit.”

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psychologique que pour la parénétique: dès l’origine, la bête féroce est là – et le terme se veut plus dévoilement du réel que métaphore – mais il n’atteint pas la plénitude de sa nocivité avant la deuxième phrase. Entre les deux il y a un laps de temps où la délivrance est encore possible; après, on est livré à ses “griffes” et ses “dents,” images que Plutarque cette fois explicite en termes psychologiques, car, s’il s’appuie sur les emplois métaphoriques courants de δάκνω en particulier pour exprimer les tourments, les équivalences ne vont pas de soi, comme c’était le cas pour θηρίον ou παιδίον que le pepaideumenos identifie immédiatement. Ces quelques lignes donnent un premier aperçu de la situation de l’ amoureux, fruit douloureux de la séduction de l’enfant. Mais comment résister à un mal si charmant? Cette difficulté est soulignée par l’ irruption d’ une phrase d’objection, qui s’inscrit facilement dans la sorte de dialogue déjà suggérée par les impératifs comme par la question rhétorique qui précèdent, et qui n’est pas sans évoquer les interlocuteurs fictifs d’Épictète.30 La description du “combat” contre le fléau tourne court et la victime est prête à céder devant son charme : ἀλλ’ ἔχει τι πιθανὸν καὶ ἀνθηρόν, “mais il a quelque chose de persuasif, de diapré” – les sortilèges mêmes de la ceinture d’Aphrodite. Pour lutter contre cette fascination, fondant en quelque sorte les deux images jusque là superposées, mais distinctes, de la bête féroce et de l’enfant charmeur, Plutarque suscite alors l’ image unique de la Sphinx, sans aucun terme de comparaison à nouveau,31 parallèle implicite, sinon énigmatique, entre la belle ravisseuse et Éros,32 dont la tradition ne nous a, à ma connaissance, transmis aucun parallèle33 – hormis un rapprochement, mais d’une tonalité très sensiblement différente, dû à l’ auteur comique du IVe s. Anaxilas, entre les hétaïres, la gent la plus déréglée qui soit, et les monstres mythologiques féminins. Dans le passage cité par Athénée,34 le poète exploite les énigmes de la Sphinx pour introduire dans son texte une série de suggestions égrillardes, qui partent des positions amoureuses évo-

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Les traités parénétiques ont souvent un caractère diatribique. Fuhrmann, Les images de Plutarque, 33, parle de “parataxe des termes, avec, normalement, antéposition du terme de comparaison, le rapport pouvant être marqué par les adverbes οὕτως (οὕτω καὶ), ὁμοίως (καὶ ὁμοίως), αὐτίκα ou par des pronoms-adjectifs démonstratifs et leurs équivalents.” Belle chanteuse, ravisseuse, poseuse d’ énigmes : tels sont les constituants essentiels de l’ image de la Sphinx dégagés par J.M. Moret, Œdipe, la Sphinx et les Thébains. Essai de mythologie iconographique vol. 1 (Geneva : Institut Suisse de Rome, 1984), en part. 1-29. Ma connaissance s’ appuie sur les occurrences du mot “Sphinx” répertoriées dans le TLG et le TLL. Ath. 558A = PCG II, fr. 22 ; l’ extrait comporte 31 vers.

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quées par les deux, trois ou quatre pattes de l’énigme, pour aboutir au septième ciel où sera ravi celui qui n’a pas eu la prudence de fuir.35 Ces équivoques lestes conviennent aussi peu que possible au moraliste, qui, pour évoquer la séduction du monstre, s’appuie au contraire sur quelques vers tragiques, empruntés à l’Œdipe d’Euripide:36 Assurément plein de séduction était aussi le chatoiement des ailes de la Sphinx, et aux rayons du soleil, brillait comme or Le dos de l’animal, mais sous les nuages, À la façon d’un arc-en-ciel, il réfléchissait une sombre lueur ; de même l’amour a quelque chose de gracieux, à quoi les Muses ne sont pas étrangères, quelque chose qui est plein de séduction et de charme.37 Plutarque a choisi à dessein le point commun le plus visible d’ Éros et de la Sphinx: leurs ailes,38 qu’il mentionne dans l’introduction de la citation39 et qu’il décrit d’une manière propre à répondre à l’ objection. Le chatoiement des couleurs, à travers le substantif τὸ ποίκιλμα, peut rappeler ἀνθηρόν, tandis que le pouvoir d’attraction, à travers l’attribut ἐπαγωγόν, reprend plutôt πιθανόν, en lui ajoutant des tonalités négatives. De même la diversité présente dans ποικιλός est, pour un Platonicien, une des caractéristiques trompeuses du sensible et peut aussi suggérer la “variété” des ruses de l’Amour. Mais, dans ce mot si riche d’harmoniques, le sens littéral suffit déjà à préparer la description poétique. Car les vers d’Euripide, non seulement comportent le mot-noyau de la comparaison, θήρ, mais surtout offrent tout un jeu inquiétant de lumière et d’ ombre, dont la sombre lueur finale prolonge la menace cachée derrière le bel éclat doré initial.40 35

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vv. 22-24: Σφίγγα Θηβαίαν δὲ πάσας ἔστι τὰς πόρνας καλεῖν, / αἳ λαλοῦσ’ ἁπλῶς μὲν οὐδέν, ἀλλ’ ἐν αἰνιγμοῖς τισιν, / ὡς ἐρῶσι καὶ φιλοῦσι καὶ σύνεισιν ἡδέως et 29-30 (par opposition à qui s’ est sauvé) οἳ δ’ ἐρᾶσθαι προσδοκῶντες εὐθύς εἰσιν ἠρμένοι / καὶ φέρονθ’ ὑψοῦ πρὸς αἴθραν… Le texte, fort endommagé, est transmis un peu plus longuement par POxy. 2459. ἀμέλει καὶ ⟨ἡ⟩ Σφὶγξ εἶχεν ἐπαγωγὸν τὸ ποίκιλμα τοῦ πτεροῦ, καὶ / εἰ μὲν πρὸς αὐγὰς ἡλίου, χρυσωπὸν ἦν / νώτισμα θηρός· εἰ δὲ πρὸς νέφη βάλοι, / κυανωπὸν ὥς τις Ἶρις ἀντηύγει σέλας. / Οὕτω δὴ καὶ ὁ ἔρως ἔχει τι χάριεν καὶ οὐκ ἄμουσον ἀλλ’ αἱμύλον καὶ ἐπιτερπές. Le côté léonin évoqué aux vv. 1-2 (“la crinière frisée, la queue enroulée sous ses pattes de lion”), a été écarté. Le papyrus montre qu’ elles figuraient dans le vers précédant la citation, et dont on n’a que la fin : προσβάληι τ’ αὐγαῖς πτερόν ; Plutarque a, volontairement ou non, transposé le αὐγαῖς dans sa citation, le papyrus portant à cet endroit ἵππους allusion à l’attelage d’Hélios, comme en Ion 1148. Le vers suivant n’est pas lisible dans le papyrus, mais il semble avoir comporté le mot

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On revient alors, en parallèle (οὕτω δή), à la séduction d’ Éros, à ce “quelque chose” d’attirant qu’il ne faut pas moins de quatre adjectifs pour cerner ; les deux premiers rappellent ses rapports traditionnels avec les Grâces et les Muses41 tandis que, pour les deux suivants, αἱμύλος reprend une épithète qu’ on trouve chez Platon42 et ἐπιτερπές évoque la τέρψις qui figure dans le nom de Terpsichore, plaisir exquis lui aussi associé aux Muses et à la poésie. Mais la description se poursuit et ressurgissent aussitôt, après la partie douce, la contrepartie amère, les ravages évoqués avant l’objection : “Mais il emporte vies, maisons, mariages et pouvoirs.”43 Le verbe employé (ἁρπάζει) file le parallèle entre Éros et la Sphinx ravisseuse, tout comme les participes apposés qui suivent; avec eux apparaît l’élément le plus fréquemment associé à la Sphinx, l’ énigme, où se distinguent cette fois Sphinx et Éros: “Non qu’il propose des énigmes ; il est lui-même énigme insoluble, impossible à résoudre, si l’ on s’ avisait de poser la question: qu’est-ce qui aime et déteste, qui fuit et poursuit, qui menace et supplie, qui, par le même objet, est à l’extrême réjoui et affligé…”44 C’ est la forme même qu’à l’énigme de la Sphinx dans le récit très résumé que donne Diodore de Sicile (4.64.3-4: ἦν δὲ τὸ προτεθὲν ὑπὸ τῆς σφιγγός, τί ἐστι τὸ αὐτὸ δίπουν, τρίπουν, τετράπουν);45 sur ce modèle Plutarque invente une “énigme de l’amour,” remplaçant les adjectifs descriptifs par des verbes, qui ont cet

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νεκρῶν, ce qui confère à cette sombre lueur une aura plus sinistre encore, que Plutarque avait peut-être à l’ esprit. Voir Quaest. conv. 1.5 : Comment on a pu dire : “C’ est Éros qui rend poète.” Avec cette nuance qu’ elle y est pour le moins ambiguë (Phdr. 237B; Leg. 823E); mais force est de reconnaître les attestations contemporaines de Plutarque sont positives: voir Favorinus. fr. 21 Garzia (84 M), justement pour le bel amoureux, dont, associé à λεκτικός, il peint les charmes de l’ esprit ou D. Chr., 72.13 (à propos d’Ésope) – joue-t-il à aussi de l’ ambiguïté ? ἁρπάζει δὲ καὶ βίους καὶ οἴκους καὶ γάμους καὶ ἡγεμονίας. οὐκ αἰνίγματα προβάλλων ἀλλ’ αὐτὸς αἴνιγμα δυσεύρετον ὢν καὶ δύσλυτον, εἰ βούλοιτό τις προτείνειν τί μισεῖ καὶ φιλεῖ, τί φεύγει καὶ διώκει, τί ἀπειλεῖ καὶ ἱκετεύει, τί ὀργίζεται καὶ ἐλεεῖ, ⟨τί⟩ βούλεται παύσασθαι καὶ οὐ βούλεται, τί χαίρει τῷ αὐτῷ μάλιστα… suit un syntagme marqué d’ une crux par Sandbach † τοῦτο λῦσαι καὶ θεραπεῦσαι, qui est à l’évidence corrompu et ne se construit pas ; Kronemberg, approuvé par Sandbach dans son apparat critique, a supposé une ultime interrogation, τί τὸ αὐτὸ λυπεῖ καὶ θεραπεύει, (“qu’est-ce qui au même objet dispense déplaisir et attentions?”) ; Scannapieco (in Volpe, Plutarco, Frammenti) indique que les manuscrits donnent τοῦτο λύσαι καὶ θεραπεύσαι et fait de ces optatifs l’apodose de εἰ – qui serait alors en asyndète (si bien que la traduction doit ajouter une conjonction: “ma se uno lo proponesse…”) – et traduit comme s’il y avait ἄν (“potrebbe scoglierlo e sanarlo”). Éros ne se serait donc plus insoluble, ce qui ne me paraît pas s’accorder avec le contexte – il faudrait supposer une annonce de la partie thérapeutique? –, non plus qu’ avec la syntaxe, où il est plus naturel de faire de εἰ κτλ la protase du second participe. Il apparaît ainsi que la crux est largement justifiée ! Pour sa forme longue, poétique et assertive, voir les arguments de Sophocle (OT) et Euri-

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intérêt d’esquisser la psychologie de l’amoureux et de mettre en valeur, dans un style lui-même énigmatique, fait d’associations systématiques des contraires46 l’ incohérence qu’introduit l’amour dans son âme et dans son comportement. Une fois séduit, une fois ses biens extérieurs consumés, c’ est à lui-même qu’ il devient opaque, et là où le poète concentrait le discord intime autour des deux pulsions essentielles, odi et amo, le moraliste multiplie jusqu’ au vertige les couples d’opposés, qui brouillent l’être même autant qu’ ils le définissent, ou plutôt qui le définissent comme contradiction incarnée. Plutarque reprend alors le parallèle, toujours en parataxe, et adaptant en quelque sorte à son dessein moral la tradition de l’ énigme, apporte après l’ énoncé une explication. Mais si l’on trouve bien mention, dans la première proposition, consacrée à la Sphinx, du vieillard à trois pieds et du bébé à quatre pattes, et dans la seconde, revenant à l’ amoureux, de toute une série d’équivalents de la première liste de verbes,47 l’essentiel n’est pas là et l’ explication majeure ne concerne pas la teneur des énigmes en soi, mais l’ opposition établie à leur propos par Plutarque, entre proposer une énigme et être une énigme: De fait, dans l’énigme de la Sphinx, la plupart des éléments sont inventés : le vieillard n’a pas vraiment trois pieds, pour avoir adjoint un secours à ses pieds, pas plus que le bébé n’en a quatre du fait qu’ il soutient de ses mains la faiblesse défaillante de ses membres; au contraire les passions des amants sont vraies: ils chérissent, ils haïssent ; le même objet, ils le désirent, absent, ils tremblent en sa présence; ils le flattent, ils l’ injurient, ils meurent pour lui, ils l’assassinent, ils prient pour ne pas aimer et refusent de cesser d’aimer; ils sont sages et séducteurs, ils forment et corrompent, ils veulent commander et endurent d’ être asservis.48

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pide (Ph.), ainsi que l’Anthologie palatine [Asclep.] 14.64 et Athénée 456B; en voici le début : Ἔστι δίπουν ἐπὶ γῆς καὶ τετράπον, οὗ μία φωνή / καὶ τρίπον… Même procédé dans l’ énigme inventée par Antiphane (Athénée 10.448-449): (il faut) εἰπεῖν ἐφεξῆς ὅ τι φέρων τις μὴ φέρει. Il semble, d’ après les exemples d’Athénée, que relèvent de l’ énigme tant les devinettes qu’ un certain style obscur fait de périphrases et métaphores. Pour s’ en tenir au plus évident τί μισεῖ καὶ φιλεῖ est glosé en chiasme par στέργουσι, ἐχθραίνουσι. Τῆς μὲν γὰρ Σφιγγὸς τὸ αἴνιγμα τὰ πλεῖστα καὶ πεπλασμένα ἔχει· οὔτε γὰρ τρίπους ὁ γέρων ἀληθῶς, εἴ προσείληφε τοῖς ποσὶ βοηθεί⟨α⟩ν (Scannapieco cum Wyttenbach; εἰ ⟨τι⟩ προσείληφε τοῖς ποσὶ βοηθεῖν Gaisford), οὔτε τετράπους ὁ νήπιος, ἐπεὶ ταῖς χερσὶν ὑπερείδει τὴν τῶν βάσεων ὑγρότητα καὶ ἀσθένειαν. τὰ δὲ τῶν ἐρώντων πάθη ἀληθῆ· στέργουσιν, ἐχθραίνουσι· τὸν αὐτὸν ποθοῦσιν ἀπόντα, τρέμουσι παρόντος· κολακεύουσι, λοιδοροῦσι, προαποθνῄσκουσι, φονεύουσιν,

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“Proposer” relève du langage, du πεπλασμένον verbal, de la fiction, du jeu sur les sens figurés et les métaphores – un bâton ou deux bras ne sont pas vraiment des pieds; “être” renvoie à une vérité, qui n’est pas la réalité métaphysique de l’Érotikos, mais le vécu douloureux de l’amoureux, dont la description emploie tous les mots dans leur sens propre. Ce n’est pas le signifiant qui est énigmatique, c’est le signifié: livré à des contradictions que Plutarque multiplie à plaisir, pour la moitié en asyndète, ajoutant même des éléments qui n’ ont pas d’équivalent dans la phrase précédente,49 l’amoureux n’est qu’ incohérence, énigme insoluble et incurable, et l’analyse atteint son climax avec le “diagnostic” de folie: “Voilà la raison essentielle qui a fait considérer cette passion comme une folie: J’aimais: c’est donc être fou que l’ amour pour les hommes dit le connaisseur de l’amour qu’était Euripide.”50 C’ est sur ce vers d’ Euripide, tiré de l’Antigone, et qu’il cite aussi plus haut (4.20.38), que Stobée, judicieusement, a choisi d’achever sa citation, ultime utilisation d’ une référence poétique qui permet, sinon de résoudre une énigme, du moins dans la forme même des réponses aux énigmes, de préciser ce qu’est l’ amour : ἔρως = τὸ μαίνεσθαι, l’ amour, c’est être fou.

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En guise de conclusion: les images poétiques au service de la morale

La manière dont Plutarque a réussi ici à cristalliser sa peinture des dangers et tourments de l’amour autour de l’image de la Sphinx peu à peu explicitée me semble tout à fait remarquable. À un moindre degré, on trouve aussi dans le fragment 137, beaucoup plus rapidement, une variation sur le θηρίον qu’est l’amour, autour du thème, voisin, de la durée de l’ amour, lent à s’ allumer comme à s’éteindre. Comme cette permanence existe aussi dans l’ Érotikos, mentionnée précisément dans le passage où Plutarque introduit les maniai platoniciennes (758D8sq.), la comparaison mérite d’ être esquissée. Une fois écartée la mania d’origine physique et pathologique (νοσώδης), d’ entre celles qu’inspire la divinité, la mania guerrière s’éteint, l’ armure quittée, la mania télestique et les danses des Bacchantes et des Corybantes aussi, quand cesse

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εὔχονται μὴ φιλεῖν, καὶ παύσασθαι φιλοῦντες οὐ θέλουσι· σωφρονίζουσι καὶ πειρῶσι, παιδεύουσι καὶ διαφθείρουσιν, ἄρχειν θέλουσι καὶ δουλεύειν ὑπομένουσι. C’ est le cas de προαποθνῄσκουσι, φονεύουσι, dans la partie en asyndète, puis des trois derniers groupes coordonnés: la phrase s’ achève ainsi sur le thème poétique de la servitude d’ amour, ultime déchéance pour un homme libre. Τοῦτ’ αἴτιον γέγονε μάλιστα τοῦ μανίαν ὑποληφθῆναι τὸ πάθος· / ἤρων· τὸ μαίνεσθαι δ’ ἄρ’ ἦν ἔρως βροτοῖς / ἐρωτικὸς ἀνὴρ Εὐριπίδης φησίν.

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la musique, la mania prophétique de même quand la Pythie s’ éloigne du trépied et du pneuma ; seule l’amoureuse est sans conteste “de beaucoup la plus poignante et la plus ardente” (πολὺ δριμύτατον καὶ θερμότατον, 759A6). Au contraire quand la mania amoureuse s’ empare véritablement d’ un être humain, et le consume, il n’est ni musique ni “incantation magique,” ni changement de lieu qui l’apaise. L’être aimé présent, on est la proie de l’amour, absent, celle des regrets; le jour on le poursuit, la nuit on campe à sa porte; à jeun on appelle le bel objet de son amour, en buvant, on le chante.51 Tout le texte joue aussi des thèmes de la poésie lyrique, mais dans un esprit positif, pour exalter une puissance supérieure de l’ amour dont la suite montrera à quel point elle est bénéfique.52 Manque dans cette première série la mania poétique, manque aussitôt comblé, mais par l’ évocation des représentations, des φαντασίαι poétiques et de leur “évidence,” leur ἐνάργεια (759C1), mais elles aussi doivent le céder aux images de l’ être aimé, peintes comme à l’ encaustique et gravées par le feu, restant à jamais dans la mémoire où elles sont comme douées de vie, de mouvement et de voix (759C6-8): aux sources poétiques s’ajoutent en arrière-plan des souvenirs du Phèdre (en particulier 251DE) et des tourments de l’amant qui, à travers ses affres, sent les ailes de son âme se dégager peu à peu.53 Le fragment 137 ne voit, lui, que douleur parfaitement improductive et qui dépossède l’être de lui-même sans cette contrepartie positive que sont l’ arrachement au matériel et le retour à la Beaué supérieure. Construit sur une opposition, comme l’Érotikos, mais plus simple et limitée à θυμός et ἔρως, le texte utilise à la fois l’image banale du feu de l’ amour – image valable aussi pour la colère, et que l’Érotikos réinterprète si joliment dans l’ image de la peinture à l’encaustique – et celle de “la bête féroce,” qui ressurgit dans les dernières lignes, où les longs effets de la douleur sont ainsi dépeints : “mais les morsures 51

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Amatorius 759B5-10 : τὴν δ’ ἐρωτικὴν μανίαν τοῦ ἀνθρώπου καθαψαμένην ἀληθῶς καὶ διακαύσασαν οὐ μοῦσά τις οὐκ ἐπῳδὴ θελκτήριος οὐ τόπου μεταβολὴ καθίστησιν· ἀλλὰ καὶ παρόντες ἐρῶσι καὶ ἀπόντες ποθοῦσι καὶ μεθ’ ἡμέραν διώκουσι καὶ νύκτωρ θυραυλοῦσι καὶ νήφοντες καλοῦσι τοὺς καλοὺς καὶ πίνοντες ᾄδουσι. Sur la construction du texte, puissance, puis bienfaits de l’amour, voir l’analyse du ch. 1. Autre utilisation de l’ image des ailes, qui n’ont plus rien de la séduction trompeuse de la Sphinge et d’ Éros (supra n. 37) et à propos desquelles Platon aussi cite des vers, qu’il attribue aux Homérides, en 252B8-9 : τὸν δ’ ἤτοι θνητοὶ μὲν Ἔρωτα καλοῦσι ποτηνόν, / ἀθάνατοι δὲ Πτέρωτα, διὰ πτεροφύτορ’ ἀνάγκην (“Et lui, en vérité, les mortels l’appellent Éros qui vole / mais les Immortels le disent Ailé, parce qu’ il fait pousser des ailes”).

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de l’amour, même si la bête s’est retirée, ne relâchent pas leur venin et les plaies internes enflent, sans qu’on sache ce que c’était, comment cela c’ est formé, d’où cela a envahi l’âme.”54 Morsures et blessure d’ amour se superposent grâce à l’adjonction d’une épithète alors que la métaphore du θηρίον se suffit à ellemême, “bête féroce” qui se révèle, par la mention du venin, moins fauve griffu que serpent, comme l’est peut-être déjà l’amour dans le célèbre vers de Sappho γλυκύπικρον ἀμάχαρον ὅρπετον (fr. 130 LP), tel que le présente aussi l’ oracle d’Apulée; ses effets réunissent à nouveau l’image médicale d’ une blessure intérieure, lacération des crochets qui provoque un œdème, d’ un côté, et traduction psychologique de l’autre, évoquant, avec un passif qui efface encore plus le sujet blessé, l’ignorance d’une âme désorientée qui ne sait pas ce qui lui arrive, qui devient énigme à elle-même, si l’on reprend le thème du fragment 136 pour le transposer de l’amour à l’amoureux. S’il ne faisait pas écho au texte précédent au cours d’ une même œuvre, le fragment 137 témoigne ainsi d’une vision tout à fait concordante de l’ amour et d’une même tendance au style imagé, caractéristique de la “prédication morale” et présent aussi, mais dans un registre plus familier, chez Épictète, où il paraît participer davantage du “style parlé.”55 Constitutive d’ un certain effort de conviction, parlant à la sensibilité en sollicitant imagination et émotion, l’ image peut en effet relever aussi bien de la spontanéité familière (réelle ou apparente) que de la réminiscence littéraire la plus recherchée.56 La part littéraire semble dominer le plus souvent chez Plutarque, avec éventuellement une sorte de second degré, puisque Platon déjà réinterprète dans un sens philosophique les images poétiques. Mais même dans des contextes plus simples que le dialogue platonicien, ici des fragments de traité, l’ image s’ impose aussi parce que Plutarque est un pepaideumenos,57 qui s’ adresse à des pepaideumenoi, et qu’ainsi auteur comme lecteurs partagent tout naturellement un univers de références communes: elle est évidente pour la Sphinx. Il faut ajouter que, dans le cas particulier de l’amour, l’ingéniosité peut être aussi un moyen de répliquer à l’industrieux Éros, les images une réponse au mode d’ attaque privilégié de l’amour, qui est la vue, une manière de montrer de manière saisissante ses ravages, mais Plutarque semble aussi considérer que sur ce point

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Τὰ δ’ ἐρωτικὰ δήγματα, κἂν ἀποστῇ τὸ θηρίον, οὐκ ἐξανίησι τὸν ἰόν, ἀλλ’ ἐνοιδεῖ τὰ ἐντὸς σπαράγματα, καὶ ἀγνοεῖται τί ἦν, πῶς συνέστη, πόθεν εἰς τὴν ψυχὴν ἐνέπεσεν. Voir V. Zangrando, “L’espressione colloquiale nelle “Diatribe” di Epitteto. Contatti con lo stile della predicazione diatribico,” QUCC 59 (1998) 81-108. Voir sur l’ emploi des images Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern. Ainsi Quaest. conv. 7.8, 711D semble témoigner de son admiration pour Sappho et Anacréon.

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la peinture poétique de l’amour donne une représentation fidèle à la réalité de l’ expérience amoureuse et qu’elle peut être exploitée par le “praticien” de la médecine du corps, si l’on songe à l’épisode d’Érasistrate, comme de la médecine de l’âme, à laquelle s’attachent ses propres traités.

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Éros θεός et Éros πάθος. L’Érotikos et les fragments du Περὶ ἔρωτος Une majorité des fragments du Περὶ ἔρωτος transmis par Stobée – trois sur cinq – comme on l’a vu au chapitre précédent,1 illustre le ψόγος Ἀφροδίτης et donne l’image du πάθος funeste dénoncé par Pemptidès et Zeuxippe, que Plutarque refuse dans l’Érotikos. Ou, plus exactement, il choisit d’ y insister sur la figure divine qui régule ce πάθος et en fait une force positive, agent de progrès moral et spirituel, comme le suggère la belle image de l’ âme “voguant vers l’amitié sur les flots de la passion en compagnie du Dieu,”2 mais il n’ en méconnaît pas pour autant les mésusages de cette passion, préférant seulement incriminer les mauvais erôtikoi, ceux qui ne voient que l’ aspect physique, ou l’intérêt social, ou refusent et étouffent purement et simplement les bienfaits du dieu. Une comparaison entre le dialogue, centré sur la figure divine, et les fragments du Περὶ ἔρωτος peut aider à préciser l’ originalité du dialogue. S’ il ne confronte pas les trois possibilités utilisées par Platon, πάθος, δαίμων, θεός, et se contente d’une opposition plus simple en apparence, plus orientée vers la vie pratique en tout cas, là où Plotin plus tard s’ attache à concilier ces différentes natures en les assignant à des niveaux de réalité différents, Plutarque n’en propose pas moins dans son dialogue une synthèse personnelle. Cette méditation sur l’amour passe par une (re)définition du véritable amour, qui, contrairement à ce que l’on croit souvent, ne se confond pas avec l’ amour conjugal, mais que l’amour conjugal semble simplement le mieux à même d’atteindre.3 Pour mieux la cerner, la confrontation avec la tradition philoso-

1 Pour plus de détails sur l’ ensemble, voir infra. 2 759D5 : ἐπὶ τὴν φιλίαν… καθάπερ ἐπὶ κύματος τοῦ πάθους ἅμα θεῷ φερομένη. 3 L’ amour véritable s’ inscrit dans la durée; or c’ est, de manière proverbiale, une des grandes faiblesses de l’ amour des garçons; Plutarque cependant, après avoir rappelé la façon crue dont Bion interprétait le mot selon lequel un poil suffit à couper cette liaison en deux comme un œuf, en disant que “les poils des beaux garçons sont autant d’Harmodios et d’Aristogiton qui, en grandissant, délivrent les amants d’ une belle tyrannie,” nuance aussitôt: Ταῦτα μὲν οὐ δικαίως κατηγορεῖται τῶν γνησίων ἐραστῶν· τὰ δ’ ὑπ’ Εὐριπίδου ῥηθέντ’ ἐστὶ κομψά· ἔφη γὰρ Ἀγάθωνα τὸν καλὸν ἤδη γενειῶντα περιβάλλων καὶ κατασπαζόμενος, ὅτι τῶν καλῶν καὶ τὸ μετόπωρον ⟨καλόν⟩ (770C1-5). Mais la comparaison est néanmoins en faveur de l’amour féminin, et on lit, après une phrase très mutilée sur laquelle nous reviendrons car elle présente des

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phique et poétique4 ou encore avec les textes philosophiques contemporains ou postérieurs, en particulier ceux des platoniciens,5 s’ impose, mais une comparaison “interne” à l’œuvre de Plutarque peut aussi apporter quelques fruits. Or c’est ce que permettent les fragments, dans lesquels on entrevoit une autre manière d’utiliser la tradition et donc de considérer l’ amour, d’ autant plus intéressante qu’il y a des jeux d’échos entre les deux textes, soulignés par R. Flacelière dès sa première édition de l’Érotikos. Une présentation plus précise de ces fragments (= 134-138 Sandbach) apparaît donc indispensable en préambule et permet de dégager les points de contact à approfondir, qui concernent essentiellement les interprétations divergentes d’un même passage de Ménandre, cité dans l’Érotikos (ch. 18) et dans le fragment 134, et les noms et définitions d’Éros, réunis dans le fragment 135, et sujet important qui irrigue tout le dialogue.

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Des fragments au dialogue: renversement de perspective et redéfinition d’Éros

Stobée a conservé cinq fragments traitant de l’amour, qui portent dans l’ édition Sandbach les numéros 134 à 138,6 et sont tirés de deux chapitres du Florilège: le premier, consacré à Aphrodite Pandémienne et à l’ éros des plaisirs du corps7 fournit 134 à 137, tandis que l’autre, traitant de la beauté,8 transmet le dernier. Seul le premier fragment figure dans la première partie du chapitre auquel il appartient, c’est-à-dire dans la partie élogieuse Περὶ ἔρωτος – ou du moins, dans

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échos avec l’ un des fragments : καὶ συζυγίας… συνδιαφερούσας (C8-11), phrase qui constitue l’ introduction à l’histoire d’ Empona. Plutarque lui-même nous y invite en soulignant l’ accord exceptionnel des philosophes, poètes et législateurs qui s’ est fait sur Éros (763C-F): Τῆς δ’ οὖν περὶ θεῶν δόξης καὶ παντάπασιν ἡγεμόνες καὶ διδάσκαλοι γεγόνασιν ἡμῖν οἵ τε ποιηταὶ καὶ οἱ νομοθέται καὶ τρίτον οἱ φιλόσοφοι κτλ. Pour les conférences, on peut regarder les Dialexeis 18-21 sur l’érotique socratique, de Maxime de Tyr, à quoi s’ ajoute, dans le genre rhétorique, à comparer avec le “débat des deux amours” entre Daphnée et Protogène, [Lucien], Amours et Achille Tatius, Le roman de Leucippé et Clitophon, 2.35-38. Du côté des néoplatoniciens, outre le traité 50 (= Énnéades 3.5) de Plotin, on a quelques commentaires plus tardifs comme le In Plat. Phaedrum de Syrianus et les In Alcibiadem de Proclus ou Olympiodore. La numérotation est conservée dans la récente édition de Volpe, Plutarco, Frammenti. Stobée 4.20 : Περὶ Ἀφροδίτης Πανδημίου προσεχούσης τὴν αἰτίαν τῆς γενέσεως τοῖς ἀνθρώποις καὶ περὶ ἔρωτος τῶν κατὰ σῶμα ἡδονῶν – cette perspective n’est évidemment pas celle de l’Érotikos, qui, comme Platon, flétrit ceux qui ne s’ attachent qu’au corps (cf. 764B5-6: φιληδόνων καὶ φιλοσωμάτων ἀνδρῶν καὶ γυναικῶν οὐ δικαίως ἐρωτικῶν προσαγορευομένων). 4.21 : Κατὰ κάλλους.

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ce cas, neutre –, tandis que tous les autres se trouvent dans la seconde partie, critique,9 ce qui les met “dans le ton” de Zeuxippe et explique la suggestion de Flacelière d’y voir peut-être des restes de la lacune du début de la troisième partie, puisque, aussi bien, l’existence d’un Περὶ ἔρωτος n’ est attestée que par Stobée.10 Si l’on regarde de plus près, le long fragment 13411 est un commentaire de huit vers de Ménandre sur l’origine et la nature de l’ amour, dont les deux derniers sont précisément les vers opposés à ceux de Sappho et critiqués par Plutarque à la fin du chapitre 18 (763B) de notre dialogue. Même s’ il ne s’ agit que de deux vers, cette présence rend improbable une reprise dans la dernière partie et Flacelière reconnaît lui-même que la redite ainsi produite affaiblit son hypothèse,12 tandis que le fragment 137, plus bref,13 développe une intéressante comparaison entre colère (θυμός) et amour, soulignant la durée supérieure de cette dernière passion, qui s’enflamme lentement, mais a tout autant de mal à s’éteindre, qui paraît à nouveau rappeler, ainsi que l’ a relevé Flacelière, un endroit corrompu de l’Érotikos, en 770C5-8, au moment où est abordé le problème de la durée de l’amour. Le fragment porte: “οὐδ’ ἐν γηρῶ-

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Et sous-titrée, pour le ch. 20 : Ψόγος Ἀφροδίτης καὶ ὅτι φαῦλος ὁ ἔρως καὶ πόσον εἴη κακῶν γεγονὼς αἴτιος ; pour 21, voir note précédente. R. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour (Eroticos), 36 n. 1: “Si l’on croit que tout un cahier a pu sauter dans le texte de l’Amatorius à cet endroit (scil. 766D), l’on se demandera naturellement si le fragment (sic – ce singulier malencontreux tient peut-être à la présentation continue adoptée par Bernardakis alors que Sandbach sépare bien les cinq fragments) du traité de Plutarque Περὶ ἔρωτος conservé par Stobée dans son Florilège (LXIII, 34 cf. l’ édition Bernardakis des Moralia, vol. 7, 130-135) n’aurait pas figuré primitivement à cet endroit dans l’Éroticos. En effet, le catalogue de Lamprias ne contient aucun traité intitulé Περὶ ἔρωτος, et Stobée aurait bien pu donner sous ce titre le fragment de l’Éroticos.” En réalité, Stobée donne un titre différent pour les fragments 135 (4.20.67: ἐκ τῶν Πλουτάρχου Ὅτι οὐ κρίσις ὁ ἔρως) alors qu’ on revient pour le 136, qui suit (4.20.69), à τοῦ αὐτοῦ Περὶ ἔρωτος. La dernière étude des fragments de Plutarque conservés par Stobée (Piccione, “Plutarco nell’ Anthologion”), si longue et détaillée qu’elle soit, n’a pas un mot sur cette différence et attribue sans discussion les cinq fragments au Περὶ ἔρωτος (voir en part. 165, avec le tableau) ; or la forme de titre attribuée au fr. 135 existe: nous conservons le Ὅτι οὐδὲ ζῆν ἐστιν ἡδέως κατ’ Ἐπίκουρον et le Ὅτι παραδοξώτερα οἱ Στωϊκοὶ τῶν ποιητῶν λέγουσι, lequel figure dans le catalogue de Lamprias (n° 79; la même conjonctive se retrouve pour les n° 82, 143, 146, 226, perdus); faut-il penser qu’ ici Stobée aurait résumé un argument du traité ? ou qu’ il s’ agit d’ un doublet du titre ? Volpe, Plutarco, Frammenti, 155-159 (traduction incluse, soit un peu moins de 2 pages de texte grec). La citation de la note 10 se poursuit ainsi : “Dans ce texte donné comme provenant du Περὶ ἔρωτος, on lit une citation de huit vers de Ménandre, dont les deux derniers figurent aussi dans l’Éroticos, en 763 B (mais il serait assez surprenant que Plutarque, en deux endroits du même ouvrage, eût cité également ces deux vers).” Volpe, Plutarco, Frammenti, 162-163 (traduction incluse: 15 lignes de grec).

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σιν ἐνίοις ἀναπαυόμενος ἀλλ’ ἐν πολιαῖς ἀκμάζων ἔτι πρόσφατος καὶ νεαρός.” (l. 5-6) [(lent à s’allumer, l’amour, une fois enflammé dure) sans cesser chez certains même dans la vieillesse, et toujours dans la force de la nouveauté les cheveux blancs venus.]. Or l’on trouve, dans le dialogue, après l’ évocation de la fidélité, rare, d’Euripide à Agathon et le rappel de son mot que “des beaux même l’ automne est belle” une phrase en lambeaux dont il ne reste que : “ἐκδέχεται μόνον [lac. 13 litt. B nulla in E] οὐδὲν πολιῶσα ἀκμάζων καὶ ῥυτίσιν, ἀλλ’ ἄχρι τάφων καὶ μνημάτων παραμένει.” Flacelière, s’inspirant de Wyttenbach et de Bernardakis, s’efforce de restituer le premier membre de phrase et propose: “⟨ὁ δ’ οὖν τῶν γυναικῶν τῶν σωφρόνων ἔρως οὐ⟩ μόνον ἐνδέχεται ⟨μετόπωρον⟩ οὐδέν, ⟨καὶ ἐν⟩ πολιαῖς ἀκμάζων καὶ ῥυτίσιν;”14 tandis que H. Görgemanns choisit pour sa part: “ἐκδέχεται μὲν οὖν ⟨καὶ σωφρόνων γυναικῶν τὸ γῆρας ὁ ἔρως, οὐ παυόμενος⟩ οὐδ’ ἐν πολιαῖς ἀκμάζων καὶ ῥυτίσιν,”15 où l’emprunt au fragment est assez net.16 Ce qui ressort néanmoins, c’est que, au-delà d’ un thème commun, la durée de l’amour, qui dans les deux cas se réfère aux cheveux blancs, le texte du fragment rappelle davantage la mania inextinguible du chapitre 16 (759A7 sq.), où sont soulignées toutefois intensité et obsession, sans qu’ il soit question de vieillesse, et pour celle-ci, comme dans l’appréciation de Ménandre, les deux textes adoptent un point de vue diamétralement opposé : là où, dans le dialogue, Plutarque exalte la fidélité infrangible de l’amour, l’ analyse du fragment souligne un des caractères les plus pénibles de la maladie d’ amour. Ce renversement se confirme dans les autres fragments, lors même qu’ on ne trouve pas d’échos verbaux frappants; ainsi le long fragment 136,17 construit autour d’une jolie comparaison avec la séduction de la Sphinge,18 développant les difficultés rencontrées pour soigner cette passion, débouche sur sa caractérisation comme mania – appuyée par une citation d’ Euripide –,19 mania qui 14

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Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour (Eroticos): “Ce qu’il y a de sûr c’est que l’amour des femmes honnêtes non seulement ne connaît pas d’automne et conserve toujours sa vigueur même parmi les cheveux blancs et les rides.” Görgemanns, Plutarch, Dialog über die Liebe: “Die Liebe zu einer ehrbaren Frau indessen läßt sich sogar vom Greisenalter nicht beirren ; sie hört nicht einmal unter grauen Haaren und Runzeln aufzublühen.” Quant à Gotteland & Oudot, Plutarque. Dialogue sur l’Amour, qui ne donnent qu’une traduction, elles s’ en tiennent au texte lacunaire des manuscrits (cf. 83 n.) et écrivent “(… lac) reçoit seulement (… lac.), atteignant sa plénitude même dans les rides” – ce qui a l’ inconvénient de ne pas traduire du tout οὐδὲν πολιῶσα, qui est dans le texte transmis – et pour lequel ἐν πολιαῖς est paléographiquement très vraisemblable. Volpe, Plutarco, Frammenti, 159-163 (soit un peu moins d’une page et demie de texte). Etudiée au chapitre précédent. Τοῦτ’ αἴτιον γέγονε μάλιστα τοῦ μανίαν ὑποληφθῆναι τὸ πάθος· / ἤρων· τὸ μαίνεσθαι δ’ ἄρ’ ἦν ἔρως βρότοις /ῤωτικὸς ἀνὴρ Εὐριπίδης φησίν.

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ressemble au μανικώτατον πάθος dénoncé par le grave Pemptidès20 et non à la divine mania platonicienne évoquée par Plutarque dans son discours central. Dans le même esprit enfin, on pourrait peut-être opposer le rappel du rôle de la vue dans la naissance de l’amour que contient le très bref fragment 138,21 et sa dernière phrase ἡ γὰρ ὄψις λαβὴ τοῦ πάθους ἐστί, à la caractérisation de la mania, dans le commentaire de Sappho qui précède la citation de Ménandre, comme θεοληψία (763A7): dans les deux cas, il y a bien “prise,” “attaque,” mais, si l’ une se déploie dans le sensible, la seconde touche au divin. Si ténu que soit ici le point de contact, il confirme la différence de nature des analyses. Ainsi, il ne s’agit pas seulement, comme le pensait Flacelière, d’ un exposé “plus abstrait” dans les fragments:22 on voit en fait se creuser tout l’ écart qui sépare un écrit voisin des traités de Seelenheilung étudiés par H.G. Ingenkamp23 d’un dialogue qui replace la norme éthique dans une perspective métaphysique, s’affirmer la différence entre une analyse quasi clinique d’ une maladie de l’âme et un éloge de la divinité de l’Amour. De ce renversement de perspective et de son sens, une comparaison détaillée des deux commentaires de Ménandre permet de se faire l’idée la plus précise et c’ est le premier point qu’il faudra développer. Cependant cette étude même montre que, au-delà de ce renversement, c’est à une véritable “redéfinition” d’ éros que procède Plutarque, et, pour la préciser, c’est cette fois le fragment 135,24 qui peut nous aider. Relativement bref, il réunit en peu de lignes les diverses définitions qui ont été données de l’amour et essaie de les concilier en y voyant des aspects variés pris par cette passion. La tentative est de soi intéressante, mais en outre ces 20 21 22

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755E4-7 : ἀμέλει καὶ σώματός τις, ἔφη, νόσος ἐστίν, ἣν ἱερὰν καλοῦσιν· οὐδὲν οὖν ἄτοπον, εἰ καὶ ψυχῆς τὸ μανικώτατον πάθος καὶ μέγιστον ἱερὸν καὶ θεῖον ἔνιοι προσαγορεύουσιν. Volpe, Plutarco, Frammenti, 162-163 (5 lignes de grec). Il concluait en effet ainsi la note dont le début a été cité supra (n. 10 et 12): “Mais le ton du fragment, conservé par Stobée, est très différent de celui de l’Éroticos ; il est beaucoup plus doctoral et abstrait.” Or non seulement ce caractère peut avoir été accentué par le choix de l’ excerpteur, mais il pourrait aussi définir le début de la réponse de Plutarque sur la capacité des femmes à susciter l’ amour, où il sollicite tour à tour la théorie épicurienne des eidôla (766E), la théorie platonicienne de la réminiscence (766EF), puis la définition stoïcienne de la beauté comme “fleur de la vertu” (767B); il faut donc chercher une différence plus probante. Ingenkamp, Plutarchs Schriften über die Heilung der Seele, 7 n. 1: “Auch Περὶ ἔρωτος kann eine Seelenheilungsschrift mit Krisis und Askesis gewesen sein;” suivent quelques réserves et divergences avec Ziegler, qui ne nous intéressent pas directement ici: “doch scheint mir, im Unterschied mit Ziegler 147/785, daß sich dies nicht aus den erhaltenen Fragmenten ergibt. Fr. 136 Sandb., worauf er verweist, gleicht der einleitenden Untersuchungen von c.i. [De coh. ira], wo es um die Heilungsbedingungen geht, weit mehr als einer methodischen Übungsanleitung.” Volpe, Plutarco, Frammenti, 158-159 (9 lignes de grec).

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définitions, très traditionnelles, affleurent aussi dans le dialogue, où Plutarque les redistribue au fil de sa réflexion, et la comparaison permet de préciser la manière dont il procède, les points majeurs de sa définition tout comme le mouvement même de sa réflexion.25

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Les deux interprétations divergentes de Ménandre: le fr. 134 et Amatorius 18

Le fragment se présente comme un long commentaire, qui reprend point par point huit vers de Ménandre26 introduits par une phrase élogieuse sur la connaissance de l’amour d’un auteur qui en a fait l’ élément majeur de ses constructions dramatiques et mérite “comme membre du thiase du dieu et initié à ses mystères” d’être associé à une recherche à laquelle il peut apporter quelques réflexions “assez philosophiques,”27 nées de l’ étonnement; il s’ interroge en effet en ces termes:28 τίνι δεδούλωνταί ποτε ; ὄψει ; φλύαρος· τῆς γὰρ αὐτῆς πάντες ἂν ἤρων· κρίσιν γὰρ τὸ βλέπειν ἴσην ἔχει. ἀλλ’ ἡδονή τις τοὺς ἐρῶντας ἐπάγεται συνουσίας ; πῶς οὖν ἕτερος ταύτην ἔχων

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Sandbach, sans s’ en expliquer, marque le n° 135 de l’astérisque des fragments douteux; dans les autres cas, il renvoie à un article où l’ inauthenticité a été soutenue, sinon établie: par ex, pour le κατ’ ἡδονῆς (fr. 116-120) : “Wil. Hermes 58, 1923, 84. Plutarcho recte abjudicat.” Piccione, “Plutarco nell’ Anthologion,” n. 16, n’en dit mot. La différence de titre n’est guère un argument, puisque le fr. 136, qui est admis sans discussion, porte ἐν ταὐτῷ, et, pour le premier texte d’ une série de trois citations de Plutarque, on ne voit pas pourquoi Stobée se serait trompé. En tout état de cause, ce passage, qu’il soit de Plutarque ou non – et la chose est d’ autant moins importante que la conciliation même, si elle est approuvée par l’ auteur, n’est pas présentée par lui comme sienne (ὅθεν ἐνίοις ὀρθῶς ἔδοξε…) – donne un parfait résumé des diverses définitions de l’ amour, qu’il est intéressant de comparer avec l’ usage qu’ en fait Plutarque dans l’Érotikos. Fr. 568 Körte = 541 KA ; le commentaire de Gomme & Sandbach n’est guère prolixe à son sujet. ὄντ’ οὖν μάλιστα θιασώτην τοῦ θεοῦ καὶ ὀργιαστὴν τὸν ἄνδρα συμπαραλαμβάνομεν εἰς τὴν ζήτησιν, ἐπεὶ καὶ λελάληκε περὶ τοῦ πάθους φιλοσοφώτερον. Je ne reprends ici que les éléments sûrs du texte, dont un morceau est corrompu (ἄξιον γὰρ εἶναι θαύματος φήσας τὸ περὶ τοὺς ἐρῶντας, ὥσπερ ἔστιν, † ἅμα λαλεῖ (ἀμέλει R. Scannapieco in Volpe, Plutarco, Frammenti), εἶτ’ ἀπορεῖ καὶ ζητεῖ πρὸς ἑαυτόν).

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οὐδὲν πέπονθεν, ἀλλ’ ἀπῆλθε καταγελῶν, ἕτερος ⟨δ’⟩ ἀπόλωλε; καιρός ἐστιν ἡ νόσος ψυχῆς· ὁ πληγεὶς δ’ † εἴσω δὴ29 τιτρώσκεται. … Par quoi sont-ils donc asservis? Par la vision? sottise; la même alors de tous Serait aimée, car le jugement des yeux est égal pour tous. Alors, c’est un certain plaisir qui séduit les amants Quand ils sont en compagnie de l’aimée? mais comment se peut-il que l’un Y reste insensible et s’en retourne en se moquant Tandis que c’en est fait de l’autre? Cette maladie est une crise de l’âme30 et c’est à l’intérieur qu’est blessé celui qu’elle frappe. Après un examen critique des solutions rejetées par Ménandre qui ne nous intéresse pas directement, Plutarque en vient aux deux derniers vers, en italique dans la traduction: Ἀλλὰ ταῦτα μὲν ἐάσωμεν, τὰ δ’ ἐφεξῆς, ἐν οἷς ἤδη τὴν αὑτοῦ δόξαν ἀποφαίνεται, σκοπῶμεν. ‘καιρός ἐστιν ἡ νόσος ψυχῆς.’ Εὖ καὶ ὀρθῶς. Δεῖ γὰρ ἅμα τοῦ πάσχοντος εἰς ταὐτὸ καὶ τοῦ ποιοῦντος ἀπάντησιν γενέσθαι, πρὸς ἄλληλά πως ἐχόντων· ὡς ἄκυρον εἰς τὴν τοῦ τέλους ἀπεργασίαν ἡ δραστικὴ δύναμις, ἂν μὴ παθητικὴ διάθεσις ᾖ. Τοῦτο δ’ εὐστοχίας31 ἐστὶ καιροῦ τῷ παθεῖν ἑτοίμῳ συνάπτοντος ἐν ἀκμῇ τὸ ποιεῖν πεφυκός. Mais laissons cela et examinons la suite, où c’ est désormais son opinion personnelle qu’il exprime: “Cette maladie est une crise de l’ âme.” C’ est

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L’ adverbe ne figure pas dans les manuscrits (EB) de l’Érotikos, où les copistes ont laissé un blanc de 6-7 lettres; pour le fragment de nombreuses corrections ont été proposées, par ex. ὡς ἔδει Grotius, εἰς ἀκμὴν Sandbach (adopée par R. Scannapieco: on a alors une sorte d’ exégèse de καιρός), εἰσβολῇ Bentley (seule proposition mentionnée dans l’adition des fragments de Kassel-Austin), ἔνδοθεν Dorville, qui resterait plus près du texte; l’opposition entre intérieur et extérieur peut tout à fait se justifier dans ce diagnostic qui met l’accent sur la réceptivité de l’ âme : voir infra n. 38. Je reviendrai plus bas sur cette expression, pour laquelle je reprends ici la traduction (le calque ?) de Flacelière; Sandbach traduit dans la Loeb (ou glose?): “No, this disease / Comes when the heart is ready” et R. Scannapieco (Volpe, Plutarco, Frammenti) “Fatale è questa malattia dell’anima.” εὐστοχία τις prop. Edmonds.

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bien et justement dit. Il faut en effet qu’il y ait rencontre entre le patient et l’agent, et une certaine disposition réciproque, car la force active est incapable de réaliser sa fin sans disposition passive. Et il s’ agit de bien viser le moment critique qui met juste à point en contact le principe naturellement actif avec l’élément passif prêt à le recevoir. C’est cette “opinion personnelle” que retient seule le dialogue ; les vers de Sappho, vient d’affirmer Plutarque, montrent bien en l’ amour une possession divine, et il poursuit: Ajoutons que si beaucoup voient la même personne et la même beauté, seul est pris l’erotikos: pour quelle raison? Non, nous ne pouvons comprendre ni concevoir ces vers de Ménandre : Cette maladie est une crise de l’âme et c’est à l’intérieur qu’est blessé celui qu’ elle frappe, c’est le dieu le responsable, qui s’empare de l’ un et laisse l’autre.32 Il est intéressant de noter que ce sont les premiers vers, non cités, qui fournissent la matière de l’introduction, paraphrasés en une phrase où la vision identique pour tous est marquée avec insistance par la répétition de τὸ αὐτό; mais surtout cette concentration permet, d’abord d’ écarter la question initiale et l’accent sur la servitude de l’amour (τίνι δεδούλωνταί ποτε) et de la remplacer par une expression plus vague (διὰ τίν’ αἰτίαν) – à laquelle répondra, presque mot pour mot, ὁ θεὸς αἴτιος –,33 puis de substituer au vague πάντες du v. 2, développé aux vv. 5-7 par un non moins neutre ἕτερος / ἕτερος ⟨δὲ⟩, une opposition plus marquée πολλοί / εἷς ὁ ἐρωτικός, où se détache de la masse le personnage “porté à l’amour” et ainsi prêt à s’ouvrir au dieu. C’ est lui dont s’ empare le dieu (nouvelle occurrence de la famille λαμβάνειν) et si l’ on compare l’interprétation d’ensemble des deux textes, on retrouve ainsi, là encore, une certaine convergence des interprétations, mais avec une inversion des valeurs. De fait est établie dans les deux cas une particulière vulnérabilité de l’ amoureux à cette passion, mais le fragment insiste sur un certain état de l’ âme et 32

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763B3-9 : Καὶ μὴν τὸ αὐτὸ σῶμα πολλοὶ καὶ τὸ αὐτὸ κάλλος ὁρῶσιν, εἴληπται δ’ εἷς ὁ ἐρωτικός· διὰ τίν’ αἰτίαν ; οὐ γὰρ μανθάνομέν γέ που τοῦ Μενάνδρου λέγοντος οὐδὲ συνίεμεν, / καιρός ἐστιν ἡ νόσος / ψυχῆς, ὁ πληγεὶς δ’ ε⟨ἴσω δὴ⟩ (suppl. Xyl e Stob.) τιτρώσκεται·/ ἀλλ’ ὁ θεὸς αἴτιος τοῦ μὲν καθαψάμενος τὸν δ’ ἐάσας. Qui ne laisse pas d’ évoquer, a contrario, la proclamation du mythe d’Er (617E).

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glose le καιρός34 de Ménandre par “la rencontre du patient et de l’ agent,” τοῦ πάσχοντος εἰς ταὐτό καὶ τοῦ ποιοῦντος ἀπάντησιν ;35 en outre, si le passage adopte un ton relativement neutre, il paraît peu douteux que cette réceptivité soit une faiblesse et ce diagnostic devait préluder à des conseils pour se fortifier contre l’attaque de la passion.36 Dans l’Érotikos en revanche, cette disposition apparaît sous une lumière favorable: elle est accueil du dieu, ou plutôt, choix du dieu qui reconnaît en quelque sorte le “sien,” l’ ἐρωτικός, et “laisse” l’ autre;37 à travers cette action divine, c’est la nature même de la mania amoureuse qui est bien mise en valeur, passion divine et extérieure, contrairement à ce que dit Ménandre,38 qui permet l’indispensable sortie de soi-même et du matériel symbolisée par exemple par les extases de Socrate dans le Banquet. Cette interprétation est immédiatement confirmée au début du chapitre suivant, qui constitue aussi le début de la deuxième section du discours central, le hieros logos platonicien, où Plutarque confronte “vrais” et “faux” amoureux,39 ce qui permet de préciser quelque peu la figure de l’ ἐρωτικός : la “maladie

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Le mot rend un son médical, à cette réserve près que je n’ai pas trouvé de texte définissant la maladie comme telle – voir aussi le chapitre réservé à la médecine par M. Trédé, Kairos, l’ occasion et l’ à-propos : le mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe s. av. J.-C., (Paris: Klincksieck, 1992): la notion intervient soit pour l’ attaque de la maladie soit pour sa thérapeutique ; il est probable qu’ ici Ménandre étend à la maladie ce qui vaut pour son début – c’ est ainsi en tout cas que l’ interprète Plutarque, qui insiste ici sur les conditions de possibilité initiales, mais qui a aussi rejeté antérieurement comme causes de l’asservissement amoureux la puissance de la vue ou le charme de la compagnie en mettant en avant la force et l’ enracinement de l’ amour, que ni l’ une ni l’autre ne suffisent à expliquer (ἀρχαὶ γὰρ αὗταί τινες ἴσως, ἡ δ’ ἰσχὺς καὶ ῥίζωσις τοῦ πάθους ἐν ἑτέροις); la disposition psychique au contraire justifie naissance comme développement de l’amour. L’ idée de “rencontre” est encore reprise par le mot εὐστοχία dans lequel on peut voir une réinterprétation psychologique de l’ image poétique traditionnelle de l’arc et des flèches d’ Éros. Dans le même esprit, le fr. 136 souligne que “le mieux est de ne pas accueillir dès son principe le germe d’ une telle passion.” Le choix par Flacelière du verbe “épargner” pour rendre ἐάσας est des plus malencontreux puisqu’ il donne une nuance favorable à ce qui est abandon d’un être fermé à l’Amour. Quoi qu’ il en soit de la leçon εἴσω δή (supra n. 29), l’ amour est pour Ménandre une maladie de l’ âme et les facteurs extérieurs sont secondaires, tandis que l’Érotikos insiste sur l’ extériorité de la possession divine (758E1, définition de la mania érotique, sous l’égide de Platon, comme οὐκ ἀθείαστος οὐδ’ οἰκογενής ἀλλ̓ ἔπηλυς ἐπιπνοία, et reprise en 762E4 – dans le développement qui s’ achève avec la citation de Ménandre – du vers de Télémaque: ἦ μάλα τις θεός ἔνδον [Od. 19.40]). Ce qui s’ inscrit dans une perspective d’ opposition beaucoup plus systématique entre le sensible et l’ intelligible : voir supra ch. 5.

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d’amour”40 y apparaît comme propre à une âme apaideutos, incapable de supporter Éros: malade, elle accuse le Dieu au lieu d’ accuser sa propre faiblesse.41 Et Plutarque de détailler, au chapitre suivant, l’ activité d’ Éros, qui déploie son habileté pour tirer du sensible τὰς εὐφυεῖς καὶ φιλοκάλους ψυχάς (765F4); suit une description contrastée du comportement adopté par οἱ πολλοί et du “caractère tout autre” de l’ εὐφυοῦς ἐραστοῦ καὶ σώφρονος (765F-766A) : les premiers sont stigmatisés comme φιληδόνων καὶ φιλοσωμάτων καὶ γυναικῶν οὐ δικαίως ἐρωτικῶν προσαγορευομένων, tandis que seul le second est ὁ ὡς ἀληθῶς ἐρωτικός (766B7).42 L’opposition se prolonge, sous une forme un peu différente, plus éthique et moins métaphysique, au début de la troisième section, lorsque Plutarque revient du mystagogue platonicien au dieu plus traditionnel ulcéré de voir qu’on lui résiste: ceux qui rejettent le dieu sont présentés comme pleins d’eux-mêmes et de présomption, ἀπαυθαδισαμένοις (766C6) – et le Dieu est pour eux βαρύς –, tandis que pour les autres, qui l’ accueillent comme il convient, δεχομένοις ἐμμελῶς αὐτόν, il se montre εὐμενέστατος (766C5-6). Si l’ idée d’accueil contenue dans le participe δεχομένοις est dans la droite ligne de l’ interprétation que j’ai proposée du commentaire de Ménandre, l’ autre participe qui lui est opposé, ἀπαυθαδισαμένοις, permet d’ affiner encore l’ analyse et de souligner une nouvelle fois la spécificité de la perspective adoptée dans l’Érotikos. En effet, si l’on se reporte aux traités thérapeutiques de l’ âme qui

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Pour une étude de cette notion, voir Ciavolella, La “Malattia d’Amor,” en part. le ch. 1 pour l’ Antiquité. 764C8-9 : νοσεῖ, τὴν τοῦ θεοῦ δύναμιν οὐ τὴν αὑτοῦ μεμφόμενον ἀσθένειαν. On peut ainsi poser une différence, sinon constante, du moins fréquente et significative dans notre dialogue entre les emplois de ἐρωτικός et ceux du participe; si le premier peut désigner de façon relativement banale l’ auteur, ou le législateur, qui connaît les choses de l’ amour (761B pour Pamménès “inventeur” du bataillon sacré, 762B pour Euripide, à rapprocher de Quaest. conv. 3.6, 654D pour Ménandre et 4.5, 671B pour Phanoclès), il semble plus spécifiquement qualifier celui qui sait aimer et profiter des bienfaits du dieu (aux exemples cités, ajouter 762A et 762E; le cas de Solon, à la fois législateur et amoureux, est ambigu en 751B; dans cette première partie “propédeutique” de la discussion, le sens n’ est peut-être pas encore aussi marqué, remarque qui vaut aussi pour 750E); l’emploi du participe en revanche insiste sur l’ action d’ aimer et le développement d’un amour particulier (par ex., dans le passage montrant comment un dieu patronne toutes les activités humaines, 758B, où Éros préside à τὴν περὶ καλοὺς καὶ ὠραίους ἐπιμέλειαν τῶν ἐρώντων καὶ δίωξιν; voir aussi 759C et D) ; il faut encore noter que, dans la troisième partie, où Plutarque évoque la réalité de l’ amour conjugal et la supériorité de ἐρᾶν sur ἐρᾶσθαι (769D11: Τὸ γὰρ ἐρᾶν ἐν γάμῳ τοῦ ἐρᾶσθαι μεῖζον ἀγαθόν ἐστι), c’ est le participe qu’il emploie (769F). Cet emploi positif de l’ adjectif ἐρωτικός doit peut-être au Phèdre (248D, qui définit la première catégorie dans laquelle vient s’ incarner l’ âme : εἰς γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου ἢ φιλοκάκου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ) – à opposer aux emplois péjoratifs de Demetr. 1.8, Quaest. conv. 1.2, 619A et 5.7 682C.

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nous sont parvenus, et si l’on suit les remarques de H.G. Ingenkamp,43 il semblerait que la φιλαυτία, qu’on peut considérer comme une sorte d’ antonyme de la φιλανθρωπία, dont l’importance morale avait été déjà soulignée par Hirzel,44 y apparaisse comme une des racines majeures des passions étudiées.45 C’ est elle qui, en exaltant l’importance du moi, amène le sujet à s’ abandonner à la passion. Or ici, par un nouveau renversement, le repli, l’ enfermement sur soi, la complaisance à soi-même qu’est l’ αὐθάδεια, conduit aussi à un comportement fautif, mais qui, au lieu d’être abandon à la passion, est refus et clôture: alors qu’il faut lutter contre la colère, la curiosité, le bavardage, la fausse honte – ou la passion amoureuse selon le Περὶ ἔρωτος –, il faut dans l’Érotikos savoir accueillir l’amour, qui n’est pas un simple πάθος, mais, comme le souligne Plutarque, associant en quelque sorte dans sa réfutation de Pemptidès les deux éléments de l’alternative – Éros est-il θεός ou πάθος? –, un ἐνθουσιαστικὸν πάθος (758E5). La simple confrontation des deux commentaires de Ménandre permet ainsi de mettre en lumière l’importance capitale pour le dialogue de la divinité d’Éros, que les commentateurs n’ont relevée en général que pour s’ étonner qu’Éros soit un dieu et non un daimon, comme dans le Banquet.46 Or c’ est elle qui impose une perspective positive et l’exclusion de l’ amour véritable de tout élément mauvais; l’amour-maladie de l’âme, passion sensuelle et intempérante, n’est pas de l’amour, mais un dévoiement, une perversion dont la faiblesse humaine est seule responsable,47 affirmation qui découle tout naturellement de la conviction exprimée par Socrate en prélude à sa palinodie –

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Ingenkamp, Plutarchs Schriften über die Heilung der Seele, n. 23: les pages 131-144 sont consacrées à la recherche des racines de ces passions. R. Hirzel, Plutarch (Leipzig : Erbe der Alten, 1912) 25-26, cité par Ingenkamp, Plutarchs Schriften über die Heilung der Seele, 131. Ingenkamp, Plutarchs Schriften über die Heilung der Seele, 131: “Man müsse lernen, das Gute mehr zu ehren als das Verwandte und Eigene. Die Untersuchung, welches Grundleiden in den Seelenheilungsschriften bekämpft wird, führt zu einer Einengung der φιλαυτία” – et 132 qui suggère de voir dans la φιλοδοξία une forme de la φιλαυτία. Caractéristiques sont les remarques de Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’Amour, 29-30; F.E. Brenk, “The Boiotia of Plutarch’s Erotikos beyond the shadow of Athens,” in A. Christopoulou (ed.), Proceedings of the 2nd Meeting of the Society of Boeotian Studies (Livadia, September 6-10, 1992) vol. 2 (Athens: Annual of the Society of Boeotian Studies, 1995) 1115, se contente de détacher un des effets de cette divinisation: “Ploutarchos’ setting… frames an Eros restored to divinity. For Diotima in the Symposion had demoted him to the rank of daimon. In Ploutarchos’ exaltation of married love, the god leads spouses to the hightest mysteries.” Sur le choix du Phèdre et de la divinité d’ Éros, voir supra ch. 2 et Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 572. À 764C cité supra n. 41, ajouter 769B, qui sera commenté infra.

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et partagée par Plutarque – qu’ “Éros, s’il est, comme il l’ est réellement, un dieu ou quelque chose de divin, ne saurait être quelque chose de mauvais.”48 C’est ainsi la question de la nature même d’Éros, liée aux problèmes de définition et de vocabulaire, qui est au cœur du dialogue, et ce dès la première discussion entre Protogène et Daphnée sur l’amour des garçons et l’ amour des femmes.49 À quoi appliquer le nom d’ ἔρως et que recouvre ce nom ? La question est suggérée d’entrée par Protogène, qui, après avoir dénié au gynécée toute participation à l’amour véritable,50 soutient que le désir pour les femmes est indûment appelé ainsi,51 avant de lui concéder ce nom du bout des lèvres et en spécifiant bien qu’il s’agit alors d’un “amour bâtard et efféminé ;”52 on voit s’esquisser la distinction établie par Pausanias dans le Banquet entre les deux amours, mais Protogène lui-même ne la maintient pas vraiment et conclut sur l’affirmation qu’“il n’y a qu’un seul Éros légitime, celui des garçons.”53 Cette unité est reprise par Daphnée: d’ abord sans exclusive – et toujours au nom de la vérité –, il refuse de distinguer deux πάθη dont la nature serait déterminée par leur objet et affirme vigoureusement l’ unité du sentiment amoureux;54 ce n’est que dans un second temps, face à l’ intransigeance de son adversaire, qu’il inverse sa perspective en l’ accusant de chasser, avec l’ amour des femmes, τὸν γνήσιον Ἔρωτα καὶ πρεσβύτερον, au profit d’ un bâtard né après lui (751F). Toute la dispute est ensuite plaisamment satirisée par

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Phdr. 242E2-3 : εἰ δ’ ἔστιν, ὥσπερ οὖν ἔστι, θεὸς ἤ τι θεῖον ὁ Ἔρως, οὐδὲν ἂν κακὸν εἴη, réserve, à travers θεῖόν τι, la possibilité aussi de l’ analyse comme δαίμων, l’essentiel étant ici l’ appartenance à la sphère divine – alors que la fonction d’ intermédiaire est essentielle à la démonstration du Banquet. La répartition opérée par Plotin (Traité 50 = Énnéades 3.5.1) va dans le même sens : “L’amour est-il un dieu ou un démon ou un état de l’âme? Ou plutôt, ne faut-il pas dire que, d’ une part, il y a un amour qui est un dieu ou un démon, d’autre part, il y a un autre amour, et qui est seulement un état de l’âme, et alors: quelle sorte de dieu ou de démon, ou bien d’ état de l’ âme, chacun d’eux représente-t-il?” L’alternative retenue par Plutarque (passion mauvaise qu’ on prétend divine et sacrée, selon Pemptidès, ou dieu vénérable appartenant à la patrios pistis selon Plutarque) s’inscrit dans un même mouvement de pensée. Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 561, en souligne avec justesse le caractère introductif: “In a sense Plutarch is Platonic in allowing his more basic and philosophical concerns only gradually to be revealed.” 750C5-6 : ἀληθινοῦ δ’ Ἔρωτος οὐδ’ ὁτιοῦν τῇ γυναικωνίτιδι μέτεστιν. 750D4-6 : τὴν δ’ ἐπὶ τοῦτο (sc. τὴν ἡδονήν) κινοῦσαν ὁρμὴν… οὐ προσηκόντως Ἔρωτα καλοῦσιν. 750F4-5 : Εἰ δ’ οὖν καὶ τοῦτο τὸ πάθος δεῖ καλεῖν Ἔρωτα, θῆλυν καὶ νόθον… 751A4-5 : εἷς Ἔρως ὁ γνήσιος ὁ παιδικός ἐστιν. 751E12-F2 : Εἰ μὲν οὖν τὸ ἀληθὲς σκοποῦμεν, ὦ Πρωτόγενες, ἓν καὶ ταὐτόν ἐστι πρὸς παῖδας καὶ γυναῖκας πάθος τὸ τῶν Ἐρώτων.

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Pemptidès comme un effort pour attirer Éros, pour les uns dans la salle des hommes, pour les autres au gynécée,55 et diviniser cette passion au lieu de la combattre:56 l’alternative qui se fait alors jour à travers ses critiques – ἔρως ou πάθος – n’admet pas plus que les précédents intervenants la conception d’un dieu double.57 Ainsi, dans cette deuxième partie, tandis que Pemptidès refuse qu’on fasse ἔρως un dieu, Plutarque, à l’inverse, va insister sur sa nature divine. Un et divin, l’Amour doit être redéfini et le remaniement de la tradition apparaît mieux si l’on confronte le mouvement de l’Érotikos avec le fragment 135.

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Les “noms” et définitions d’Éros: le fragment 135

Ce fragment, bref, se présente sous une forme simple. Sont d’ abord énumérées les diverses définitions de l’amour qui ont été données, puis est introduite avec éloge l’interprétation de “certains” qui permet de les conserver toutes,58 chacune représentant une phase ou un aspect de cette passion ; une confirmation est ensuite cherchée dans les représentations artistiques. Voici le texte, dans lequel j’ai détaché typographiquement les trois temps : Οἱ μὲν γὰρ νόσον τὸν ἔρωτα οἱ δ’ ἐπιθυμίαν ⟨οἱ δὲ φιλίαν59⟩ οἱ δὲ μανίαν οἱ δὲ θεῖόν τι κίνημα τῆς ψυχῆς καὶ δαιμόνιον, οἱ δ’ ἄντικρυς θεὸν ἀναγορεύουσιν. ὅθεν ὀρθῶς ἐνίοις ἔδοξε τὸ μὲν ἀρχόμενον ἐπιθυμίαν εἶναι τὸ δ’ ὑπερβάλλον μανίαν τὸ δ’ ἀντίστροφον φιλίαν τὸ δὲ ταπεινότερον ἀρρωστίαν τὸ δ’ εὐημεροῦν ἐνθουσιασμόν. 55 56

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755F1-2 : τοὺς μὲν εἰς τὴν ἀνδρωνῖτιν ἕλκοντας τὸν Ἔρωτα τοὺς δ’ εἰς τὴν γυναικωνῖτιν, ⟨ὡς⟩ ὑπερφυὲς καὶ θεῖον ἀγαθόν, – à nouveau il n’ y a plus qu’ un Éros, une chacun tire à soi. La divinisation passant elle aussi par l’ application d’un faux nom en 755E4-7: ἀμέλει καὶ σώματός τις, ἔφη, νόσος ἔστιν, ἣν ἱερὰν καλοῦσιν· οὐδὲν οὖν ἄτοπον, εἰ καὶ ψυχῆς τὸ μανικώτατον πάθος καὶ μέγιστον ἱερὸν καὶ θεῖον ἔνιοι προσαγορεύουσιν et surtout 756A2-4: ἡδέως ἂν ὑμῶν ἀκούσαιμι πρὸς τί βλέψαντες ἀπεφήναντο τὸν Ἔρωτα θεὸν οἱ πρῶτοι τοῦτο λέξαντες. Établie par Pausanias distinguant Aphrodite ouranienne et Aphrodite pandémienne, et bien accordée à la sensibilité grecque à l’ ambiguïté des choses, qu’illustre par exemple la distinction des deux eris dans les Travaux, elle est reprise aussi bien dans le dialogue plaisant des Amours, transmis dans le corpus de Lucien, que dans le Traité 50 de Plotin. S’ il se limite aux définitions platoniciennes (pathos, daimon, theos), Plotin ne fait cependant guère autre chose. Add. Sandbach, d’ après la phrase suivante – il est regrettable que l’ajout ne soit pas signalé dans Volpe, Plutarco, Frammenti; en l’ absence d’ indications dans l’apparat stipulant qu’il y aurait une lacune à cet endroit, je ne vois pas pourquoi Sandbach n’a pas suivi l’ordre de la phrase suivante, où φιλία suit μανία, et inséré son ajout avant μανία.

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Διὸ καὶ πυρφόρον αὐτὸν οἵ τε ποιηταὶ λέγουσιν οἵ τε πλάσται καὶ γραφεῖς δημιουργοῦσιν, ὅτι καὶ τοῦ πυρὸς τὸ μὲν λαμπρὸν ἥδιστόν ἐστιν τὸ δὲ καυστικὸν ἀλγεινότατον. Les uns déclarent que l’amour est une maladie, d’ autres un désir, ⟨d’ autres de l’amitié⟩, d’autres une folie, d’autres un mouvement divin et surnaturel de l’âme, d’autres carrément un dieu. De là ce qu’ont pensé certains, à juste titre, qu’ il est, quand il commence, désir; quand il déborde, folie; quand il est réciproque, amitié ; quand il s’humilie, faiblesse; quand il prospère, transport divin. C’est pourquoi aussi les poètes le disent “porte-feu” et les sculpteurs et les peintres le représentent ainsi, parce que du feu aussi l’ éclat est des plus doux et la brûlure des plus douloureuses. Le fragment se conclut sur un rappel de l’ambivalence de l’ amour, qui glose le “doux-amer” des poètes par des représentations plastiques, et ce passage final mériterait assurément un examen particulier dans le cadre d’ une étude de l’utilisation des images poétiques d’Éros,60 mais je m’en tiendrai ici à la liste de définitions et à leur interprétation subséquente. On trouve, à chaque extrémité de la première phrase, plus ou moins, les deux natures opposées prêtées à l’amour, νόσος et θεός, dont il est notable qu’ elles ne sont pas reprises telles quelles dans la phrase suivante, comme si elles étaient trop générales; on y retrouve successivement en effet ἐπιθυμία, premier temps de l’amour, qui laisse attendre d’abord une sorte d’ itinéraire amoureux, puis μανία, frénésie d’un amour débordant totalement détachée de toute dimension divine, et qui peut à la limite être en continuité avec le désir initial ; mais φιλία ensuite, caractérisée par la réciprocité,61 n’ a guère comme rapport que de suggérer un développement de l’amour et un aboutissement, ce que l’ on retrouve aussi dans les deux termes suivants, reflets peut-être des termes plus généraux éliminés. Le “peut-être” est superflu pour ἐνθουσιασμός, qui équivaut à l’ évidence au θεῖόν τι κίνημα τῆς ψυχῆς de la première phrase, lequel n’était que l’ expression plus psychologique et moins radicale de la divinité d’ Éros, mais

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Les fragments à eux seuls fournissent une matière abondante et là aussi la confrontation avec l’Érotikos serait révélatrice. Ce qui est en effet l’ élément essentiel de cette famille de mots dès Homère (cf. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, sv Φίλος et les références aux études de Benveniste), bien souligné dans les analyses du Lysis comme de l’Éthique à Nicomaque ; voir aussi l’ idéal conjugal, exprimé avec le même adjectif, in Con. praec. 140E: ἑκατέρου τὴν εὔνοιαν ἀντίστροφον ἀποδίδοντος ἡ κοινωνία σῴζηται δι’ ἀμφοῖν.

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l’ on peut se demander si “peut-être” ἀρρωστίαν ne représenterait pas un des effets concrets de la νόσος62 – comme ἐνθουσιασμός est produit par le θεός. En tout cas l’amour est faiblesse et asservissement quand on n’obtient pas la réciprocité et la φιλία, tandis que lorsqu’il est heureux, il devient transport divin. Rien n’indique cependant, il faut le souligner, qu’ il faille vraiment penser dans ce cas à la présence d’un dieu; peut-être n’est-ce qu’ une manière de peindre l’exaltation de l’amour heureux dans un passage où l’ attention se concentre sur l’état de l’âme, alors que, dans l’Érotikos, derrière ἔρως il y a nécessairement Ἔρως,63 ce que montre bien la conclusion du passage sur la mania, où les deux degrés apparaissent nettement, chacun dans un membre de phrase: οὔτ’ ἀθείαστον ὁ τῶν ἐρώντων ἐνθουσιασμός ἐστιν οὔτ’ ἄλλον ἔχει θεὸν ἐπιστάτην καὶ ἡνίοχον ἢ τοῦτον, ᾧ νῦν ἑορτάζομεν καὶ θύομεν (759D6-8). D’ un côté le pathos divin dans l’âme des amants, de l’autre le dieu qui les patronne et les guide, et la disjonction permet de conjurer le risque de confusion entre πάθος et θεός dénoncé par Pemptidès. Mais en même temps, si les plans sont différents, il n’ y a pas de solution de continuité entre les deux: l’amour se manifeste dans l’ âme humaine comme ἐνθουσιασμός, parce qu’il est inspiré par un θεός. Parmi ces définitions, la faiblesse n’apparaît pas au cours de la discussion de l’Érotikos; par contre, ἐπιθυμία, μανία et φιλία y tiennent chacune leur place, et l’endroit même où elles interviennent n’est pas dénué d’ importance. Particulièrement intéressante est la μανία, qui peut s’ inscrire aussi bien dans la perspective métaphysique insistant sur la divinité de l’ amour que dans la perspective éthique analysant comment l’homme vit (ou doit vivre) cette passion. Les fragments – celui qui est ici considéré tout comme le suivant – nous montrent son aspect négatif: c’est à cette valeur frénétique et pathologique que songe Pemptidès lorsqu’il s’indigne de la divinisation du μανικώτατον πάθος, et Plutarque lui-même n’est pas sans exploiter cette ambivalence de la μανία pour repenser la traditionnelle “duplicité” de l’Amour, qu’ il refuse. Ainsi, dans la plus parfaite orthodoxie platonicienne, et sous l’ égide de Platon, il introduit solennellement la théorie du Phèdre en rappelant les deux formes de mania distinguées par le maître, une forme d’origine corporelle, pénible et morbide, et une seconde, d’origine divine, qui dépasse la raison et porte le nom

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Ce qui peut expliquer son absence de l’Érotikos où l’amour n’est pas maladie; l’idée de faiblesse n’y est pourtant pas totalement absente, mais évidemment du côté du “faux” amour, des gens qui ne savent pas aimer ; outre l’ âme apaideutos du ch. 19 déjà citée, voir aussi dès la première partie, l’ abaissement de Ninos ou Ptolémée interprété par Plutarque comme causé δι’ ἀσθένεαιν ἑαυτῶν καὶ μαλακίαν (753F4). Au point qu’ un des problèmes délicats posés à l’ éditeur est de savoir où mettre la majuscule et où conserver la minuscule.

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d’enthousiasme:64 c’est naturellement au second type qu’ appartient l’ amour, et c’est uniquement en la prenant dans cette acception positive qu’ on peut utiliser la μανία comme définition de l’amour. Cependant, dans la description morale plus “courante,” elle peut aussi désigner la frénésie de l’ amour mal vécu: ainsi, déjà dans le discours central, après qu’ a bien été établie la nature divine de la μανία amoureuse, Plutarque évoque, en opposition aux insensés qui veulent étouffer l’amour, ceux qui savent jouir de ses bienfaits, de son éclat et de sa chaleur, après avoir enlevé, pour ainsi dire, grâce à leur sage raisonnement et leur pudeur, πυρὸς… τὸ μανικόν.65 Deux éléments sont à souligner ici : d’abord Plutarque n’emploie pas le substantif, mais l’ adjectif substantivé ; en second lieu, les adversaires visés sont les Épicuriens, qui, inspirateurs principaux des objections perdues de Zeuxippe, sont aussi ses adversaires privilégiés dans la dernière partie66 – et ainsi, la deuxième partie prépare déjà la troisième. Ce sont eux qui en 769B inspirent sans doute cette objection contre les femmes rapportée par Plutarque: Ἀλλὰ πολλὰ φαῦλα καὶ μανία τῶν γυναικείων ἐρώτων, à quoi il réplique en créant un substantif, et peut-être deux, si on admet la restitution, probable, de Bernardakis: Ἀλλ’ ὥσπερ τοῦτο παιδομανία, ⟨οὕτως ἐκεῖνο γυναικομανία⟩ τὸ πάθος, οὐδέτερον δ’ Ἔρως ἐστίν – on revient inlassablement à la même conclusion, que tous les débordements ne sont qu’ une perversion d’Éros et ne relèvent pas de lui. Cette objection particulière s’ inscrit dans une conception plus générale de l’amour qu’ a soutenue Zeuxippe, ἐπιθυμίᾳ τὸν Ἔρωτα ταὐτὸ ποιῶν ἀκαταστάτῳ καὶ πρὸς τὸ ἀκόλαστον ἐκφερούσῃ τὴν ψυχήν (767C4-6), et dont Plutarque souligne l’origine épicurienne. La “sortie” du bon sens et du droit chemin n’est plus inspiration divine mais emportement (ce que marque bien le préverbe ἐκφερούσῃ) et perte de toute stabilité et maî-

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758D10-E5 : Μανία γὰρ ἡ μὲν ἀπὸ σώματος ἐπὶ ψυχὴν ἀνεσταλμένη δυσκρασίαις τισὶν ἢ συμμίξεσιν [ἢ] πνεύματος βλαβεροῦ περιφερομένου τραχεῖα καὶ χαλεπὴ καὶ νοσώδης· ἑτέρα δ’ ἐστὶν οὐκ ἀθείαστος οὐδ’ οἰκογενής, ἀλλ’ ἔπηλυς ἐπίπνοια καὶ παρατροπὴ τοῦ λογιζομένου καὶ φρονοῦντος ἀρχὴν κρείττονος δυνάμεως ἀρχὴν ἔχουσα καὶ κίνησιν, ἧς τὸ μὲν κοινὸν ἐνθουσιαστικὸν καλεῖται πάθος; à comparer à Phdr. 265A9-11 Μανίας δέ γε εἴδη δύο, τὴν μὲν ὑπὸ νοσημάτων ἀνθρωπίνων, τὴν δὲ ὑπὸ θείας ἐξαλλαγῆς τῶν εἰωθότων νομίμων γιγνομένην. La phrase complète est : ὅσοι δὲ σώφρονι λογισμῷ μετ’ αἰδοῦς οἷον ἀτεχνῶς πυρὸς ἀφεῖλον τὸ μανικόν… οὐκ ἂν εἴη πολὺς χρόνος, ἐν ᾧ τό τε σῶμα τὸ τῶν ἐρωμένων παρελθόντες ἔσω φέρονται καὶ ἅπτονται τοῦ ἤθους… (765B10-C1 et C7-9). C’ est un point sur lequel insiste beaucoup Rist dans “Plutarch’s Amatorius” au point d’ étendre cette polémique à l’ ensemble du dialogue et de négliger totalement les rapprochements possibles entre les objections que Daphnée fait à Protogène et ce que Plutarque reproche à l’ amour pédagogique stoïcien dans le De comm. not. – voir infra 181.

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trise de soi, soulignée par les adjectifs à préfixe privatif. Instable et incontrôlé, l’ amour est confondu avec une ἐπιθυμία, alors que Protogène prenait soin de distinguer ἔρως et ταῖς… πρὸς γυναῖκας ἐπιθυμίαις (750D6 sq.) – et que le fragment 135 essaie de circonscrire le désir au point de départ de l’ amour. Cette conception épicurienne est évidemment fausse, mais, après l’ affirmation de la nature divine d’Éros et le discours central plus métaphysique, elle ramène à une perspective plus morale et plus proche de la vie courante qui s’ esquissait déjà dans l’affrontement de Daphnée et Protogène et qui s’ épanouit donc dans la dernière partie. Lorsqu’il évoquait en effet “les désirs pour les femmes,” Protogène posait nettement ce qui était à ses yeux le critère discriminant entre amour vrai et simple désir: celui-ci ne cherche pas plus loin que le plaisir, tandis que celui-là prétend établir une philia fondée sur la vertu;67 les deux termes antonymes seraient ainsi φιλία et ἡδονή, ce que récusait Daphnée, qui, sans remettre en question la recherche ultime de cette liaison intime qu’est la φιλία, affirmait à la fois la possibilité de l’atteindre avec une femme par la charis, c’ est-à-dire par l’ union charnelle,68 et la difficulté de considérer comme amour véritable un amour pédérastique répudiant Aphrodite.69 Cette nécessité de ne pas dissocier Éros et Aphrodite est encore amplifiée par Plutarque dans sa réponse à Zeuxippe où il va jusqu’à flétrir ceux qui “insultent Aphrodite” sous prétexte que “en s’ adjoignant à Éros et par sa présence, elle empêche la philia de naître.”70 Sur ce point, Plutarque reste donc parfaitement fidèle à la tradition et ne propose pas à l’amour d’autre fin que la philia, mais il entend montrer le lien étroit entre ἔρως et φιλία, sans faire disparaître le premier dans la seconde. Il est très symptomatique qu’il justifie sa toute première intervention par l’ indignation que fait naître en lui Pisias τοῖς γάμοις ἀνέραστον ἐπάγων καὶ ἄμοιρον ἐνθέου φιλίας71 κοινωνίαν (752C10-11), associant ainsi étroitement eros et philia tout en soulignant la dimension divine de ces relations. On retrouve là l’ esprit même de ses objections aux Stoïciens dans le De communibus notitiis, où, sans méconnaître la haute valeur morale de la liaison spirituelle qu’ ils cherchent avec les beaux

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750E2-6 : Τέλος γὰρ ἐπιθυμίας ἡδονὴ καὶ ἀπόλαυσις· Ἔρως δὲ προσδοκίαν φιλίας ἀποβαλὼν οὐκ ἐθέλει παραμένειν οὐδὲ θεραπεύειν ἐφ’ ὥρᾳ τὸ λιπαρὸν καὶ ἀκμάζον, εἰ καρπὸν ἤθους οἰκεῖον εἰς φιλίαν καὶ ἀρετὴν οὐκ ἀποδίδωσιν. 571D1-3 : πολὺ μᾶλλον εἰκός ἐστι τὸν γυναικῶν ἢ ἀνδρῶν ἔρωτα τῇ φύσει χρώμενον εἰς φιλίαν διὰ χάριτος ἐξικνεῖσθαι. 752B3-6 : Εἰ δ’ ἔστι τις Ἔρως χωρὶς Ἀφροδίτης, ὥσπερ μέθη χωρὶς οἴνου πρὸς σύκινον πόμα καὶ κρίθινον, ἄκαρπον αὐτοῦ καὶ ἀτελὲς τὸ ταρακτικόν ἐστι καὶ πλήσμιον καὶ ἁψίκορον. 768E2-3 : Ἔρωτι προσθεμένη καὶ παροῦσα κωλύει φιλίαν γενέσθαι. Phdr. 255B oppose aussi à tous les autres τὸν ἔνθεον φίλον.

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jeunes gens doués – héritière de l’amour socratique – ni les taxer d’ hypocrisie, comme Daphnée le fait face à Protogène,72 il dénie à leur philia toute nature érotique: Car nul le les empêchait d’appeler “chasse” ou “liaison d’une amitié” l’ attachement du Sage aux jeunes gens, s’il est vrai qu’ il ne s’ y mêle pas de passion, mais le nom d’amour ⟨devait⟩ être réservé à ce que tous et toutes chez les hommes conçoivent sous ce nom et désignent ainsi: ⟨tous furent pris du désir⟩ d’être au lit ⟨auprès d’ elle⟩ ⟨et jamais encore pareil⟩ désir ⟨d’une déesse⟩ ni d’ une femme n’a à tel point inondé et dompté ⟨mon cœur⟩ dans ma poitrine.73 Au-delà de la polémique ou du gauchissement dans ce passage du concept de “notion commune,” confondu indûment avec le sens commun,74 la volonté affichée de penser l’amour dans sa réalité courante et de se référer à l’ expérience et au vocabulaire communs me paraît tout à fait conforme aux préoccupations morales constantes de Plutarque75 comme à l’accent plus particulier qu’ il met dans l’Érotikos sur le juste emploi du nom ἔρως. Or dans la vie courante il y a une place pour l’ ἡδονή et Plutarque, rétorquant aux Épicuriens dans l’Érotikos comme aux Stoïciens dans le De communibus notitiis, refuse une conception de l’amour qui exclurait toute dimension physique; sa réponse à ceux qui insultent Aphrodite est ainsi sans ambiguïté: Mais avec une épouse, ce sont là (scil. les aphrodisia) les débuts de la philia, comme la participation commune à de grands mystères. Et si l’ instant 72 73

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752A5-7 : Οὗτος δ’ ἀρνεῖται τὴν ἡδονήν; αἰσχύνεται γὰρ καὶ φοβεῖται· δεῖ δέ τινος εὐπρεπείας ἁπτομένῳ καλῶν καὶ ὡραίων· πρόφασις οὖν φιλία καὶ ἀρετή… De comm. not. 1073C4-12: Οὐδεὶς γὰρ ἦν ὁ κωλύων τὴν περὶ τοὺς νέους τῶν σοφῶν σπουδήν, εἰ πάθος αὐτῇ μὴ πρόσεστι, θήραν ἢ φιλοποιίαν προσαγορευομένην. ἔρωτα ⟨δ’ ἔδει⟩ καλεῖν ὃν πάντες ἄνθρωποι καὶ πᾶσαι νοοῦσι καὶ ὀνομάζουσιν, / ⟨πάντες δ’ ἠρήσαντο παραὶ⟩ λεχέεσσι κλιθῆναι· / ⟨καί / οὐ γὰρ πώποτέ μ’ ὧδε θεᾶς⟩ ἔρος οὐδὲ γυναικὸς / ⟨θυμὸν⟩ ἐνὶ στήθεσσι περιπροχυθεὶς ἐδάμασσεν. (trad. de D. Babut) Sur la focalisation sur le vocabulaire ici, Babut & Casevitz, Plutarque, Œuvres morales, 249-251 n. 408-412 ; sur le glissement des “notions communes” au “sens commun” dans ce développement, ibid. 24-27. Très justement soulignées pour l’Érotikos par Rist, “Plutarch’s Amatorius,” 559: “The Amatorius, then, offers a “Platonic” evaluation of human experiences available to most of us, not just to the self-conscious followers of the Diotima of the Symposium or to the philosophical lovers and kings of the Republic.”

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du plaisir est bref, l’estime, la complaisance, l’ affection et la confiance mutuelles qui s’épanouissent chaque jour à partir de ce germe montrent bien que les Delphiens ne s’égarent pas en appelant Aphrodite “Harmonie,” pas plus qu’Homère en appliquant le mot philotès à une telle union.76 Comme dans le fragment, désir et plaisir se retrouvent à l’ origine de l’ amour, mais ils aboutissent à une union durable, se renforçant au fil du temps, et non à une maladie; après les usages delphiens et Homère, Solon est encore invoqué, qui prescrivait de s’unir à son épouse trois fois par mois οὐχ ἡδονῆς ἕνεκα, mais pour renouveler le mariage et effacer les différends ἐν τῇ τοιαύτῃ φιλοφροσύνῃ (769B3): s’exprime ici la même conviction que dans les Coniugalia praecepta, où les aphrodisia sont l’occasion de la réconciliation dans les premiers temps, un peu agités, du mariage où les jeunes caractères s’ affrontent. Le plaisir s’efface pour permettre l’éclosion du sentiment, tout comme, dans la poésie, le plaisir amène insensiblement les jeunes gens à la réflexion philosophique, et, dans la biographie, le plaisir du récit à l’ émulation pour les modèles. Dans tous les cas, il s’agit de donner forme hic et nunc aux idéaux philosophiques, de réussir cette liaison amoureuse dont le développement central montre les implications métaphysiques.

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En conclusion

On voit ainsi s’esquisser, à travers la simple comparaison avec les deux premiers fragments conservés par Stobée, les contours de la synthèse nouvelle que propose Plutarque des éléments traditionnels de la réflexion sur l’ amour. Cessant de considérer la “maladie d’amour” qui peut l’intéresser dans des traités parénétiques, mais qui ne représente qu’une perversion de l’ amour, pour exalter la nature divine d’Éros, il redistribue les éléments, et esquisse d’ entrée les deux thématiques, inséparables, de la nature d’Éros et de son telos: il insiste d’ abord, à travers le discours central, sur la nature, qui met en jeu les concepts de μανία et d’ ἐνθουσιασμός, puis il souligne la morale pratique en dernière partie, en déplaçant la lumière vers les rapports délicats de φιλία et d’ ἡδονή, but de l’ ἐπιθυμία. Certains éléments de cette synthèse restent à préciser, et il faudrait encore examiner de plus près la manière dont s’articulent dans le texte éros et philia 76

769A1-7 : ἀλλὰ γυναιξί γε ⟨καὶ⟩ γαμέταις ἀρχαὶ ταῦτα φιλίας, ὥσπερ ἱερῶν μεγάλων κοινωνήματα. Καὶ τὸ τῆς ἡδονῆς μικρόν, ἡ δ’ ἀπὸ ταύτης ἀναβλαστάνουσα καθ’ ἡμέραν τιμὴ καὶ χάρις καὶ ἀγάπησις ἀλλήλων καὶ πίστις οὔτε Δελφοὺς ἐλέγχει ληροῦντας, ὅτι τὴν Ἀφροδίτην ‘Ἄρμα’ καλοῦσιν, οὔθ’ Ὅμηρον ‘φιλότητα’ τὴν τοιαύτην προσαγορεύοντα συνουσίαν.

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chapitre 8

d’une part, philia erotikè et mariage de l’autre. Néanmoins il me semble que la confrontation avec le fragment 135 fait bien voir comment, sans chercher à “étiqueter” en clinicien tel ou tel aspect de l’amour, Plutarque philosophe essaie de réconcilier dans un même Erlebnis spirituel plaisir, amitié et élévation divine, conduite morale et horizon métaphysique qui lui donne sens, tandis que la comparaison avec le fragment 134 met en lumière le changement radical de perspective qui commande toute la reconstruction et n’ est pas, mutatis mutandis, sans rappeler le Phèdre : de même que l’éromène de la palinodie découvre la différence radicale de l’ ἔνθεος φίλος, de même Plutarque tranfigure les images de l’Amour proposées par ses interlocuteurs en montrant comme seul véritable le Dieu, et en tirant toutes les conséquences de cette nature unique et divine.

deuxième partie Écriture du dialogue et réécritures platoniciennes



chapitre 9

Le De sera numinis vindicta, actualisation de la République. Un dialogue éthique et pythique Régulièrement présenté comme un des chefs d’œuvre de Plutarque, comme un monument de la pensée religieuse de l’Antiquité,1 le De sera numinis vindicta n’a cependant pas suscité beaucoup d’études dans les dernières années. C’ est pourtant un dialogue qui mérite attention, où éthique et réflexion sur la Providence s’associent étroitement. De cette complexité, la tradition antique ellemême semble témoigner, si l’on s’en remet aux incertitudes qui ont marqué le classement de l’œuvre. Trois des manuscrits les plus anciens, datant de la fin du Xe s.,2 le rapprochent d’un ou deux de nos dialogues pythiques: il précède le De defectu oraculorum dans G (Vaticanus Barb. gr. 182), où l’ on ne trouve pas le De E, et il suit immédiatement le groupe De E / De defectu oraculorum dans X (Marcianus gr. 250 [coll. 580]), ordre qu’une note en marge des ff° 33 v° et 137 r° invite à rétablir aussi dans F (Parisinus gr. 1957). Mais, par ailleurs, lorsque se constitue le groupe des 21 ἠθικά qui vont donner à l’ ensemble du corpus son nom de Moralia, le De sera y est inséré au quatrième rang, entre le De profectibus in virtute et le De capienda ex inimicis utilitate.3 Il est, par ailleurs, dans notre tradition moderne, le seul dialogue situé à Delphes qu’Henri Estienne ait laissé en dehors du groupe des Dialogues Pythiques qu’ il constitua dans sa grande édition princeps de 1572. Le De sera n’a de ce fait pas profité du regain d’intérêt qu’ont connu dans les années récentes les trois autres dialogues, dont témoignent tant l’étude fondamentale de la composition de D. Babut que les traductions récentes et abondamment commentées, de l’ ensemble des dialogues par F. Ildefonse, ou encore de l’Epsilon seul par une équipe de spécialistes de Plutarque et de l’histoire de la philosophie.4 Quelques études thématiques, présentées à la faveur des rencontres internationales, ont sans doute eu 1 Voir infra n. 7. 2 Voir l’ introduction de J. Irigoin dans P. Philippon & J. Sirinelli, Plutarque, Œuvres morales, vol. 1 (Paris : Les Belles Lettres, 1987) ccxliii-cclxv. 3 Sur ce groupe, cf. Irigoin esquissant un classement des manuscrits antérieurs au XIIIe s., CCLV: “On entrevoit ici et là des collections d’ ampleur variable qui témoignent d’un effort ancien pour rassembler cette partie de l’ œuvre de Plutarque. La plus nette et mieux caractérisée est celle qui, dans quelques manuscrits, est intitulée Τὰ ἠθικά….” 4 Voir Babut, “La composition des Dialogues Pythiques ;” Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques ; et, pour le volume sur le De E, en particulier la contribution de J. Opsomer, “Éléments

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_011

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à considérer cette œuvre, mais, si importants que soient ces thèmes, comme la défense de la Providence ou le mal et la Providence,5 ils n’ont pas donné lieu à une réflexion d’ensemble sur la construction du dialogue et la conduite de la réflexion. La seule étude à s’attacher à cet aspect – qui est aussi la plus récente – a été elle aussi suscitée par une rencontre internationale, celle de Barcelone, en 2003, mais le résultat est des plus décevants, C. Helmig6 relevant surtout des faiblesses sans faire, me semble-t-il, un véritable effort de compréhension de l’ensemble. Sans doute la valorisation du dialogue depuis la Renaissance comme un des chefs d’œuvre religieux de l’ Antiquité7 a-t-elle eu pour conséquence inverse une dévalorisation de sa teneur philosophique et Hel-

stoïciens dans le De E apud Delphos de Plutarque,” in J. Boulogne, M. Broze & L. Couloubaritsis (eds.), Les platonismes des premiers siècles. Plutarque, E de Delphes (Brussels: Ousia, 2006) 147-170. 5 M. Baldassari, “La difesa della Providenza nello scritto plutarcheo de sera numinis vindicta,” AncW 25 (1994) 147-158, et G. del Cerro Calderón, “El problema del mal y la providencia en Plutarco y en la Biblia,” in M. García Valdés (ed.), Estudios sobre Plutarco: Ideas religiosas. Actas del III Simposio Internacional sobre Plutarco (Oviedo 30 de abril a 2 de mayo de 1992) (Madrid: Ediciones Clásicas, 1994) 223-234. L. Torraca, “Linguaggio del reale e linguaggio dell’imaginario nel De sera,” in I. Gallo (ed.), Strutture formali dei Moralia, (Naples: M. D’Auria, 1991) 91-120, donne un commentaire minutieux et utile du texte, mais, pour ce qui concerne la construction, se concentre surtout sur le double recours au logos et au mythos. 6 C. Helmig, “A jumble of disordered remarks? Structure and Argument of Plutarch’s De sera numinis vindicta,” in M. Jufresa et al. (eds.), Plutarc a la seva época: paideia e societat. Actas del VIII Simposio Español sobre Plutarco, Barcelona (Málaga: Universidad de Málaga, 2005) 323-332. 7 Le premier traducteur français – qui traduit la traduction latine de W. Pirkheimer [Nürnberg, 1513 = BNF, R8262] –, Jean de Marconville [1563 = BNF, E*-2664 (4)], souligne que “par la lecture de ses livres on le [scil. Plutarque] jugerait avoir puisé sa philosophie de la claire fontaine de la vérité de Dieu, et non des fangeux bourbiers des cisternes des idolastres” et il relève soigneusement tous les lieux de l’ Écriture où l’on trouve des idées similaires. Plus près de nous, D. Wyttenbach, au moment d’ entreprendre sa grande édition, le choisit comme “prototype” (premier essai publié à Leyde en 1772). La traduction-adaptation de Joseph de Maistre de 1816 témoigne aussi de cette lecture “christianisée” [voir F. Frazier, “Le ‘dialogue’ de Joseph de Maistre et de Plutarque. Quelques remarques textuelles sur la version maistrienne des Délais de la justice divine,” in O. Guerrier (ed.), Plutarque de l’Âge classique au XIXe siècle. Présences, interférences et dynamique (Grenoble : J. Millon, 2012) 289-305, et J.M. Rohrbasser, “La théodicée noire de Joseph De Maistre: Plutarque contre Leibniz,” in ibid., 275-288]. G. Méautis, “L’apologétique de Delphes dans un traité de Plutarque,” Mélanges O. Navarre (Toulouse : Édouard Privat, 1935) 305-311, ne dit pas autre chose dans l’introduction de sa traduction, et H. Görgemanns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften (Düsseldorf / Zürich : Artemis & Winkeler, 2003) 318, affirme que “der Dialog Über die späte Strafe der Gottheit ist unter den religionsphilosophischen Werken Plutarchs vielleicht das bedeutendste,” rappelant encore en note les avis concordants de Ziegler, Lacy et Klauck.

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mig s’inscrit dans cette tradition.8 Encouragé dans ce sens, lui semble-t-il, par la forme choisie, celle du dialogue – mais depuis quand le dialogue platonicien n’est-il pas philosophique? –, il insiste en tout cas sur le caractère “nonphilosophe” du public.9 Cependant, même si, à l’ évidence, l’ ouvrage n’ est pas un commentaire “technique” comme le De animae procreatione in Timaeo, fruit des cours de Plutarque, on peut douter que les lecteurs en soient très différents, et moins encore en déduire que la pensée serait dispensée de suivre une démarche cohérente. Or, dans sa propre analyse, Helmig se réfère très souvent à un papier antérieur de T.J. Saunders,10 savant qui s’ intéresse à la “peinologie”11 et s’est efforcé de chercher dans le De sera les grandes lignes d’ une législation humaine, après l’avoir fait, de façon beaucoup plus légitime, dans les Lois. Helmig marque bien la difficulté d’une telle perspective, qui oblige à croire que Plutarque s’intéresserait aux peines humaines à établir ici-bas,12 alors que toute 8

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Il conclut en tout cas en insistant sur une “tension” entre la philosophie et la “foi populaire,” dans laquelle je n’approuve rien, ni la notion de “tension” qui est à la littérature d’ idées ce qu’est l’ ambiguïté à la tragédie, une manière de contourner le problème, ni l’ annexion de la Providence à la “foi populaire.” La distinction entre philosophes et non-philosophes apparaît dès la note 2 (323): “By a non-philosophical audience we mean an audience which does not consist of what might be termed “professional” philosophers. Such philosophers are, for instance, to be found in De E apud Delphos (e.g Ammonius and Lamprias)” et il renvoie, pour les dramatis personae, à Y. Vernière, Symboles et mythes dans la pensée de Plutarque (Paris: Les Belles Lettres, 1977). Je comprends mal ce qui est désigné ici par “audience:” les lecteurs ou les dramatis personae ? L’exemple d’ Ammonius et de Lamprias semble aller dans le second sens, mais en quoi Lamprias est-il plus philosophe que Plutarque, protagoniste du De sera? En outre, comme le signale Vernière, Patrocléas et Timon étaient aussi les interlocuteurs d’un Sur l’ âme, dont nous n’ avons plus que des fragments (177-178 Sandbach), mais qui traitait du sujet éminemment philosophique de l’ immortalité de l’âme, preuve que la philosophie devait les intéresser. Enfin, n’est-ce pas du sujet et du genre que l’on peut tirer des conclusions plutôt que des personnages ? Il est cité aux notes 13 (“For an analysis of Plutarch’s arguments, cf. Saunders [1993]”), 14, 15, 16, 18, 22 (“For a criticism of the argument”), 24, 25 (“Also Saunders has difficulties with his argument”) – l’ article comporte au total 28 notes. Ce n’est pas le domaine de Helmig : historien de la philosophie, il marque bien la différence d’ orientation de leurs études dès la première note où est cité Saunders (326-327, n. 13), mais la conclusion qu’ il en tire (voir note 13 infra) ne l’amène pas du tout à remettre en cause les remarques de Saunders sur la structure ni ses critiques. On est ainsi fort étonné de lire un peu plus loin, sous la plume d’ un spécialiste de philosophie, que “It is… not clear why a concealment of a crime in our world can say something about the severity of the criminal’s vice” (330) ; il me semblait pourtant que la référence au Gorgias était aussi évidente qu’ éclairante. T.J. Saunders, “Plutarch’s De Sera Numinis Vindicta in the Tradition of Greek Penology,” in O. Diliberto (ed.), Il Problema della pena criminale tra filosofia greca e diritto romano (Naples : E. Jovene, 1993) 73: “Consequently, I suggest, when Plutarch discusses the justi-

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la réflexion est menée, autant que faire se peut pour un esprit humain, dans la perspective de la Providence. Il ne remet cependant pas en cause l’ analyse de l’argumentation très générale donnée par Saunders, ne cherche pas une cohérence de la démarche, que ce dernier n’avait pas de raison d’ étudier, et donne même l’impression d’y avoir renoncé d’ emblée, influencé sans doute par la piètre estime dans laquelle il semble tenir le public comme le genre du De sera.13 Peut-être l’analyse, précise, qu’a donnée H. Görgemanns,14 l’ aurait-elle amené à prendre plus au sérieux la réflexion de Plutarque, mais elle n’a été publiée qu’après le congrès de Barcelone. Le mouvement du texte y est fermement dessiné;15 seul un point, mineur dans l’ exposé du savant allemand, mais important pour l’interprétation du texte, me semble devoir être écarté.

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fication and purposes of divine punishments he is in effect discussing the justification and purposes of human punishments. For divine punishments are not a separate set, distinct from those of ordinary life.” Sans dire nettement que cette affirmation est totalement fausse, Helmig, “A jumble of disordered remarks?,” 327, n. 13, relève néanmoins qu’ elle n’ est pas tenable et que Saunders lui-même est obligé d’en convenir à plusieurs reprises. Sa conception du dialogue semble devoir être trouvée dans la conclusion de la note 13 (327) : “Contrary to Saunders, it is our concern to show that due to the character of the dialogue most of Plutarch’s arguments should be taken with a pinch of salt. They are employed for the sake of the argument and do not represent the philosophical tenets of the author.” C’ est moi qui souligne le point qui me semble le plus contestable: le sujet n’est pas de ceux qu’ un Plutarque traiterait cum grano salis et un tel parti-pris traduit une double méconnaissance, et des techniques de la polémique (laquelle accepte provisoirement la position de l’ adversaire pour mieux la réfuter et en souligner les absurdités) et de la cohérence des dialogues de Plutarque. Dans les deux cas, la lecture de Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” et D. Babut, “Polémique et Philosophie dans deux écrits antistoïciens de Plutarque,”REA 100 (1998) 11-42 (savant totalement absent de la bibliographie de Helmig), me paraît un préalable nécessaire à toute réflexion sur la composition d’un dialogue de Plutarque. Görgemanns, Plutarch. Drei Religionsphilosophische Schriften, 329-330. Il y a aussi, dans le cadre de l’ édition intégrale des Obras morales y de costumbres, aujourd’hui achevée, une traduction récente en espagnol, par R.Mª. Aguilar, Plutarco, Obras morales y de costumbres, vol. 8 (Madrid : Gredos, 1996), mais le principe de l’ édition est de privilégier le texte et de s’ en tenir à des introductions très brèves. Le texte est encore à paraître dans le CPM italien. L’ introduction de Vernière, Symboles et mythes, dans la CUF traite de “la doctrine” (102118) et réduit la construction du texte à une “mise en œuvre,” qui se subdivise en “art du dialogue” (118-122) et “poésie du mythe” (122-124): les intertitres mêmes témoignent d’une tendance regrettable à séparer forme et fond ; or, plus qu’ailleurs encore, ils sont étroitement solidaires dans un dialogue philosophique où le mouvement du texte est aussi mouvement de la pensée, effort en commun pour réfléchir à une question philosophique. L’ analyse présentée infra ne diffère de la Gliederung de Görgemanns que par un effort non seulement pour définir le contenu des passages, mais aussi pour préciser leur fonction.

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Il reprend en effet, en l’estimant “possible,” l’hypothèse soutenue il y a plus d’un demi-siècle par Ph. de Lacy, selon laquelle l’ attaque contre les Épicuriens masquerait en réalité une critique dirigée contre l’ Académie:16 or toute la recherche récente a à la fois réfuté le prétendu “athéisme” de l’ Académie17 et insisté sur la continuité dans la pensée de Plutarque entre Platon et l’ Académie. L’ introduction “polyphonique” de ce dialogue, où sont nettement opposées Tychè épicurienne et Pronoia platonicienne, en est la parfaite illustration, mais avant de l’étudier de près, il faut préciser la tradition philosophique dans laquelle s’inscrit Plutarque. Insister sur “l’actualisation” des réflexions platoniciennes sur la justice, replacées dans le cadre de la Providence, devenue un thème majeur de la Weltanschauung et des polémiques hellénistiques, c’ est aussi inviter à reconsidérer la cohérence et la qualité philosophiques de la réflexion, sans en négliger les inflexions religieuses, mais sans s’ y limiter non plus.

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De la Justice platonicienne à la Providence plutarquienne

Ainsi que les scholiastes l’ont noté dès l’Antiquité, le mythe final de Thespesios s’ inspire ostensiblement du mythe d’Er18 et l’on n’aurait pas de mal à enrichir la liste des “échos” – depuis le lien fermement établi entre Providence et immortalité de l’âme en préambule au mythe (560B-F), qu’ on trouve aussi avant le mythe d’Er –,19 jusqu’au choix des personnages: le frère (cadet) de Plutarque,

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Ph.H. de Lacy, “Plutarch and the Academic sceptics,” CJ 49 (1953/1954) 84, cité par Görgemanns, Plutarch. Drei Religionsphilosophische Schriften, 321 n. 14. Voir, entre autres, J. Opsomer, In Search of the Truth. Academic Tendencies in Middle Platonism (Brussels : Verhandelingen van de Koninklijke Academie Voor Wetenschappen, 1998), cité aussi par Helmig, “A jumble of disordered remarks?,” 324 n. 7, qui n’a, pour sa part, pas de doute sur le caractère anti-épicurien du texte, mais absent de la bibliographie de Görgemanns, Plutarch. Drei Religionsphilosophische Schriften, et déjà J. Opsomer, “Divination and Academic ‘Scepticism’ according to Plutarque,” in L. Van der Stockt (ed.), Plutarchea Lovaniensia (Leuven : Peeters, 1996) 165-194. Sur les scholies, voir M. Taufer, “Er e Tespesio. Plutarco interprete di Platone,”Lexis 17 (1999) 303-304 – qui suggère aussi en fin d’ article une plus riche “ascendance” où il faudrait tenir compte (par ordre d’ importance selon lui) de Phédon, Phèdre, Gorgias et Timée ; voir pour plus de détails, infra ch. 15. R. 608C-612A et le commentaire de D. Babut, “L’unité du livre X de la République et sa fonction dans le dialogue,” Bulletin de l’ Association Guillaume Budé 42 (1983) 38-39 (“On ne peut donc parler de la sanction ultime de la justice sans évoquer la nature véritable de l’ âme, définie par sa “parenté avec ce qui est divin et éternel” [611E2-3] et sans rappeler par conséquent que cette âme est immortelle.”).

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Timon, et son parent par alliance,20 Patrocléas, qui suscitent les questions,21 ne sont pas sans rappeler le rôle des frères de Platon, interlocuteurs de Socrate à partir du livre II de la République, après le départ du virulent Thrasymaque – qui a pu aussi inspirer la brutale sortie d’“Épicure.” Pour le dire plus précisément encore, Plutarque met ses pas dans ceux de Platon pour composer une actualisation et une réécriture du livre X de la République,22 enrichi en particulier des réflexions du Gorgias sur le malheur du coupable et les stigmates gardés par son âme, mais aussi de la lecture des Lois, en particulier du livre X contre les athées, sans parler du Timée, pourvoyeur d’un cadre cosmologique qui n’est pas des plus courants sur cette thématique. “Épicure,” selon les manuscrits, “l’Épicurien,” selon la correction reçue depuis Fabricius (l’humaniste Georg Goldschmied, 1516-1571) – nom propre ou nom générique donc –, l’adversaire qui quitte la scène, est doublement révélateur, sur le fond comme sur la forme, de l’ adaptation par Plutarque de son modèle platonicien. La Justice, essentielle dans l’ âme comme dans la cité, apparaît ici comme une des manifestations, dans le monde humain, de cette Providence que l’on voit s’esquisser au livre X des Lois.23 Une des opinions fausses chère aux esprits forts qui y est dénoncée veut que les dieux ne se soucient pas des hommes:24 le mot πρόνοια n’est pas employé,25 mais tout le développement s’attache à réfuter une négligence incompatible avec la bonté divine pour souligner au contraire l’ ἐπιμέλεια divine.26 C’ est à l’ époque hellénistique que la notion se constitue et, prenant une place majeure dans la conception de l’ordre du monde, devient un sujet de polémique, opposant surtout les Épicuriens, qui insistent sur la tychè, les rencontres fortuites des atomes, à l’intérieur d’une physique de la composition et de la dissolution, et

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Il est difficile de préciser davantage le sens de γάμβρος qu’emploie Plutarque en Quaest. conv. 7.2, 700E: le sens le plus courant, “gendre,” est exclu, puisque la seule fille de Plutarque est morte en bas âge. On penche généralement pour un neveu par alliance, mais on a parfois pensé aussi à un beau-frère ou à un petit-fils par alliance. La “troisième vague” de Timon est une expression venue de R. 472A. Voir sur ce point les suggestions de Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 406-410. Voir en part. 904B4-905B7. 885B7-9 : les deux autres propositions réfutées par Platon sont que les dieux n’existent pas et qu’ on peut les fléchir par des prières et des sacrifices (donc qu’ils sont corruptibles). On le trouve, mais avec un accent sur la raison qui prévoit dans la description de l’action du démiurge dans le Timée (30C, 44C). La notion scande tout le développement, 900C, 901C, 902C et E, 903E, 905D et 907B; sur tout ce qui peut séparer cette bonté divine, qui est satisfaction du bon artisan devant la belle ordonnance de son œuvre, et l’ amour du Dieu de la Bible, voir V. Goldschmidt, La religion de Platon (Paris : Presses Universitaires de France, 1949) 54-56.

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les Stoïciens, qui affirment la bienfaisance divine,27 comme Plutarque, mais qui conçoivent son action comme celle d’une Raison immanente, à laquelle le Platonicien Plutarque ne saurait souscrire.28 Il se concentre ici sur les attaques épicuriennes et circonscrit le débat à un point très précis et limité: les délais dans la punition des méchants, qui ne sont eux-mêmes qu’un des aspects du “thème moral” qui met en balance, le plus souvent, le malheur des bons et le bonheur des méchants,29 comme le montre l’espèce de répertoire des attaques contre la Providence que constituent les traités Sur la Providence de Philon, où abondent aussi les objections physiques touchant à la destructibilité du monde, aux catastrophes naturelles ou au fatalisme astral.30 Cette objection cependant, ce n’est pas l’ Épicurien lui-même qui l’exprime: le texte s’ouvre sur sa sortie physique,31 si bien que sa sortie verbale ne nous est présentée qu’à travers l’ ébahissement des assistants et la description peu amène qu’en fait Plutarque.32 Restés seuls, ce sont les interlocuteurs eux-mêmes qui détermineront le sujet le plus sensible à leurs yeux. Se dessinent ainsi deux caractéristiques du dialogue plutarquien, dialogue polyphonique, où les interlocuteurs sont souvent “entre soi” et proposent diverses interprétations toutes platonisantes ou compatibles avec le platonisme;33 dialogue aussi où, si l’on ne retrouve plus grand chose de l’ élenktique et de l’interrogation socratiques, la réflexion demeure échange et la polémique mise en évidence des inconséquences de la thèse adverse. L’échange ici peut paraître fort réduit au vu du rôle écrasant de Plutarque:34 il domine cependant 27

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Plutarque se fait l’ écho des attaques stoïciennes dans ses traités antistoïciens, De Stoic. rep. 1051DE et la note 458 de D. Babut dans Babut & Casevitz, Plutarque, Œuvres morales, vol. 15.1, et De comm. not. 1075E-1076A avec les notes 485-487 de Babut dans ibid., vol. 15.2. Sur l’ opposition fondamentale entre transcendance platonicienne et immanence stoïcienne, voir Babut, Plutarque et le stoïcisme, 462-463. À l’ inverse, Sénèque, qui se concentre aussi sur un seul aspect, choisit le prétendu malheur du Sage. Voir l’ analyse détaillée de M. Hadas-Label dans l’ édition du Cerf (1973). Ce qui a longtemps suscité l’ hypothèse, aujourd’ hui abandonnée, d’un début tronqué. 548C4-8, où, avec quelque malice sans doute, il insiste sur le désordre et le déversement colérique de qui est normalement partisan de l’ ataraxie. C’ est en particulier le cas dans le De genio et dans le De def. or. Cette confrontation, qui s’ accorde bien avec l’ esprit de l’ Académie, est sensiblement différente du dissertare in utramque partem, académique aussi, adopté par Cicéron – voir, par ex., le De natura deorum. Au point que Joseph de Maistre, auteur pourtant de Soirées de Saint Petersbourg divisées en entretiens, la supprime dans sa traduction-adaptation de 1816 en expliquant: “J’ai fait disparaître la forme du Dialogue qui marque peu dans ce Traité et qui me gênait en pure perte ; car je ne vois pas que cette forme, quelquefois très-avantageuse, produise ici aucune espèce de beauté, ou de mérite réel.”

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dans l’introduction, où chacun fait entendre sa voix et qui mérite à ce titre une attention particulière; plus sporadiques ensuite, les quelques interventions des auditeurs de Plutarque maintiennent une forme dialogique, qui n’est pas de pure forme, et contribue à articuler la réflexion. Une comparaison, ponctuelle et rapide, avec les Dix Problèmes concernant la Providence de Proclus, dont les Problèmes VIII et IX reprennent les deux thèmes et en grande partie les réponses de Plutarque,35 peut permettre de mieux mettre en lumière la spécificité de la démarche dialogique du Sage de Chéronée. Mais il faut d’abord procéder à une analyse sommaire de la partie argumentative (le logos), base indispensable à la présentation du texte ou j’ essaierai de mettre en lumière à la fois thèmes et interventions.

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Analyse sommaire du “logos” (ch. 1-21) 1-4. Mise en place du thème et de ses enjeux 1. “Épicure”: s’en va. “Nous”: silence, puis interventions de Patrocléas, Timon, Plutarque. 2. Patrocléas: sélectionne le thème, considéré comme μάλιστα δεινόν (548C11) et accusant la ῥᾳθυμία divine. – réf. à Thuc. III 38 (548D8) prônant un châtiment immédiat ; série d’ex. – accent sur la portée morale, avec encadrement par des réf. à Euripide (Or. 420 en 548D3 et fr. 979 en 549A7-10). – conclusion = un encouragement aux méchants. 3. Olympichos: souligne la mise en cause de la πίστι(ς) τῆς προνοίας (549B). – rupture du lien de cause à effet entre faute et châtiment et disparition de toute valeur éducative. – précise la portée métaphysique, avec reprise du fr. 979 d’ Euripide : une justice qui semble livrée à la Tychè. Timon: annonce un “couronnement” (549E1) – qui n’apparaîtra qu’en 12. 4-5. Plutarque: transition, qui à la fois conclut le préambule et pose les principes de réponse. – référence à l’ eulabeia de l’Académie et appui sur les vraisemblances (549E).

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Ces questions ne sont conservées que dans la traduction latine du XIIIe s. de G. de Moerbeke ; on dispose toutefois d’ un abrégé en grec d’ Isaac Comnène.

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– comparaison du médecin et de Dieu (qui seul connaît le καιρός) et définition de la justice comme ἡ περὶ ψυχὴν ἰατρεία (549F-550B). – série d’ex. D’obscurité des lois humaines. → Conclusion = difficultés à percer la cause [finale] d’ un châtiment tantôt tardif, tantôt immédiat. 5-11 Premier développement de Plutarque: le châtiment des individus coupables A. La justification des délais (ch. 5-8) 5. Ἀλλὰ σκοπεῖτε πρῶτον – dieu comme paradigme moral selon Platon (550D1) – avec correction de la citation de Thucydide et série d’ exemples 6. Δεύτερον τοίνυν τοῦτο διανοηθῶμεν – différence entre châtiments humains et divins →utilité morale du délai vue par dieu σκόπει δ’ ὅσαι μεταϐολαὶ…: série d’exemples et développement sur les “grandes natures” conclusion = permet à la nature de “rendre son fruit propre” (552D23) 7. Ταῦτα μὲν οὖν ταύτῃ. Poursuite de la démonstration à partir d’ une loi humaine – nouvelle série d’exemples où le délai a été utile, non plus seulement au coupable, mais aux autres (sujets ou descendants) 8. Première redéfinition du châtiment : substitution à la rapidité de la notion de καιρός (553D1-2: question adressée à Patrocléas en D3 et D9) – nouvelle série d’exemples. B. “Palinodie”: il n’y a pas de délai et le coupable subit immédiatement un châtiment “intérieur”, invisible à l’opinion (ch. 9-11) 9. Ἀλλὰ ταῦτα μέν, ἔφην, ἡμεῖς λέγομεν, ὥσπερ ἠξίωται, γίγνεσθαί τινα τῆς τιμωρίας ἀναϐολὴν ὑποθέμενοι τοῖς πονηροῖς (553F2-4) – première description des effets de la méchanceté (par comparaison, 554A) – réfutation de l’admiration extérieure de ceux qui béent, comme des enfants, devant le bonheur matériel des criminels et ex. du médecin Hérodicos (554B-C) – Λέγω δὲ πρὸς ἡμᾶς τὸν πολὺν χρόνον: rappel de la différence d’échelle temporelle entre hommes et dieu (554D)

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10. Καίτοι τί κωλύει… ; Seconde redéfinition du châtiment : il ne se confond pas avec le moment de l’exécution – approfondissement de l’analyse psychologique et des affres du coupable: chute dans la deisidaimonia (555A3) avec nouvelle série d’exemples. 11. Ὥστ’, εἰ μηδὲν ἔστι τῇ ψυχῇ μετὰ τὴν τελευτήν, … : conséquence paradoxale (et réfutant l’accusation de Patrocléas) que, si l’ âme est mortelle, c’est le châtiment immédiat qui marque de la ῥᾳθυμία divine (555D4). – Καὶ γὰρ εἰ μηδὲν ἄλλο…: reprise et amplification : même sans malheur extérieur, le coupable est tourmenté par les remords et la méchanceté le ronge: série d’exemples (555D-556D) Conclusion paradoxale à la 1ère personne : “En ce qui me concerne, s’ il m’est permis d’exprimer ma pensée, je ne crois pas qu’ il soit besoin de justicier, ni divin ni humain, pour les sacrilèges: leur vie y suffit, tout entière détruite et bouleversée par le vice comme elle l’ est.” (556D59) 12-21. Second développement de Plutarque: le châtiment reporté sur les descendants A. La “troisième vague” de Timon (ch. 12-16) 12. Timon introduit le grief le plus grave, le châtiment reporté sur les descendants, qui met en cause la justice même de la divinité (556E910) – avec nouvelle ouverture sur une citation d’ Euripide (fr. 980) et longue série d’exemples débouchant sur une question indignée : Ποῦ δὴ ταῦτα τὸ εὔλογον ἴσχει καὶ τὸ δίκαιον ; conclusion = la divinité se conduit encore plus mal que l’ homme (557E) 13. Plutarque réduit le problème: si la gloire se transmet, on ne peut en toute logique s’opposer à ce que la culpabilité et la peine fassent de même. 14. = Καὶ ταῦτα μέν, ἔφην, ὥσπερ ἀντιφράγματά σοι κείσθω πρὸς τοὺς ἄγαν πικροὺς καὶ κατηγορικοὺς ἐκείνους (558D4-5). – reprise de la question à nouveau sous l’ égide de l’ εὐλάϐεια (558D 6-11): exemples d’actions à distance dans l’ espace = possible aussi dans le temps. 15. Οὐ μὴν ἀλλὰ τά γε δημοσία…: responsabilité collective des cités, découlant de leur identité dans le temps.

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16. Εἰ δ’ἐστί τι πόλις ἓν πρᾶγμα καὶ συνεχές, ἔστι δήπου καὶ γένος… : au niveau de la famille, le germe de la méchanceté se transmet – reprise de la comparaison médicale : dénoncer une justice qui prévient le mal, c’est ne pas réussir à dépasser la perception (559F-560A). B. Intervention d’Olympichos: l’immortalité de l’ âme comme présupposé fondamental (ch. 17-18) 17. Olympichos intervient: Ἔοικας, ἔφη, τῷ λόγῳ μεγάλην ὑπόθεσιν ὑποτίθεσθαι, τὴν ἐπιμονὴν τῆς ψυχῆς (560B1-2) Plutarque confirme en s’appuyant sur la réalité cultuelle et les oracles de Delphes (560C-E). 18. = Εἷς οὖν ἐστι λόγος, ἔφην, ὁ τοῦ θεοῦ τὴν πρόνοιαν ἅμα καὶ τὴν διαμονὴν τῆς ἀνθρωπίνης ψυχῆς βεβαιῶν… (560F3-4) – Distinction entre les châtiments visibles ici-bas et dissuasifs, et la peine des coupables qui, dans l’au-delà, voient leurs descendants souffrir à cause d’eux (561A-B). – Annnonce du mythe: ἔχω μέν τινα καὶ λόγον εἰπεῖν ἔναγχος ἀκηκοώς, ὀκνῶ δὲ μὴ φανῇ μῦθος ὑμῖν· μόνῳ οὖν χρῶμαι τῷ εἰκότι (561B68). C. Reprise de l’argumentation (ch. 19-21) 19. Plutarque repart d’une comparaison de Bion entre Dieu et un médecin qui soignerait les descendants et réexamine la question médicale – sollicitation des auditeurs en 561E4 – et transfert du physique au moral (561F3 sq). 20. Puis, par une comparaison entre les conseils d’ Hésiode et la sagesse de Dieu, il revient sur le discernement divin – Dieu seul peut discerner l’état réel de l’ âme, alors que le criminel ne l’est pour nous que lorsqu’ il commet son crime (562BC). – Dieu intervient quand il faut ἰατρείας ἕνεκα (562D6-7). 21. Ἡμεῖς δὲ…: dénonciation de l’inconséquence qui consiste à blâmer à la fois quand Dieu intervient tard et quand il prévient l’ action – Atténuation : le descendant vertueux n’est jamais frappé, avec reprise du fr. 980 d’Euripide (562E9 sq) – mais intervention lorsque “la nature, à travers d’ autres rejetons, fait refleurir et restitue la tendance propre [du genos] au vice ou à la vertu” (563B4-6).

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Une introduction polyphonique: Justice, Providence et ordre divin (ch. 1-4)

Le dialogue commence sur un départ, celui donc d’ un tenant d’ Épicure, qui voit son appartenance philosophique soulignée, mais à qui la parole est refusée.36 Ce départ évoque à n’en pas douter – et la chose a déjà été maintes fois soulignée – le départ de Planétiade le Cynique dans le De defectu oraculorum ou encore, si l’on remonte au modèle platonicien, celui de Thrasymaque dans la République. Mais alors que l’un comme l’autre se sont exprimés, et que le Cynique a permis de rappeler d’emblée les attributs divins essentiels, la bonté, pour Lamprias,37 et la puissance, pour Ammonios, ici on ne l’ entend pas et c’ est entre eux que les amis vont définir le sujet, après un premier temps de silence et de stupéfaction. Cette indication de mise en scène, remarquable, car il ne va pas de soi de commencer sur un silence et une sortie, souligne le retentissement “affectif” de ces attaques, les problèmes existentiels qu’ elles soulèvent. Ainsi, par opposition à un “problème” philosophique, le dialogue pose tout autre chose qu’une question purement théorique relevant du savoir et il revient à Plutarque de le préciser. Voici sa question: “Quel est donc, dis-je, celui de ses propos qui vous a le plus émus? Car enfin il charriait en bloc et sans aucun ordre une foule d’arguments puisés à droite et à gauche, dans une sorte de débordement convulsif de colère et d’injures contre la Providence.”38 Le premier verbe (κεκίνηκε), confirme l’émotion suscitée, tandis que le dernier (κατεφόρει) définit clairement la cible de l’Épicurien: la Providence. Mais l’ attaquant lui-même devient cible et le “résumé” qui est donné de ses propos tient de la caricature: bloc (ἀθρόα) marqué par le plus grand désordre (κατὰ τάξιν οὐδέν) et la plus grande hétérogénéité (ἄλλο δ’ ἀλλαχόθεν), son propos est à l’ image de sa conception du monde, comme l’est aussi son attitude. Là aussi le sentiment se glisse, et sa haine convulsive lui inspire un comportement aux antipodes de l’ ataraxie chère au Jardin. L’Épicurien en énergumène vociférant à l’ instar du Cynique du De defectu oraculorum: on a ici à l’œuvre, mais sur le mode descriptif, la mise en contradiction qui est une des armes majeures de la polémique philosophique.

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Sauf à supposer qu’ il nous manque le début du dialogue, mais l’hypothèse me semble gratuite : le texte est parfaitement clair ainsi et l’ eût peut-être été moins s’il avait commencé par toute une série d’ attaques en vrac. 413C, où l’ on retrouve notre Providence, présentée comme “une mère bienveillante et dévouée, qui produit et conserve tout pour nous.” 548C4-8 : Τί οὖν, ἔφην ἐγώ, μάλιστα κεκίνηκεν ὑμᾶς τῶν εἰρημένων; ἀθρόα γὰρ πολλὰ καὶ κατὰ τάξιν οὐδέν, ἄλλο δ’ ἀλλαχόθεν ἅνθρωπος ὥσπερ ὀργῇ τινι καὶ λοιδορίᾳ σπαράττων ἅμα κατεφόρει τῆς προνοίας. (toutes les traductions du De sera sont miennes).

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Le sujet demandé par Plutarque, ce qui annonce d’ entrée sa prééminence dans le dialogue, est défini en deux temps par Patrocléas et Olympichos. Le premier choisit un thème lié à la justice, dont les retards sont, du côté de la divinité, signe de “nonchalance,” cette ῥᾳθυμία qui, d’ après les Lois (901E4-6), ne saurait appartenir aux dieux, tandis que, du côté humain, une telle justice perd toute utilité, pour la victime comme pour le coupable. Patrocléas se situe ainsi au plus près de la faute, dans une optique d’ utilité immédiate, et encadre son intervention par deux références euripidéennes. Il cite d’ abord un vers de l’ Oreste (420), qui met l’atermoiement dans la nature divine, et finit sur un plus long fragment de quatre vers (979 Kannicht), où il dénonce la “bizarrerie” d’Euripide:39 Justice ne viendra pas vers toi – ne tremble pas – Pour te frapper au foie, ni vers aucun des autres Injustes: en silence, à pas lents, elle avance Et prendra les méchants quand cela se trouvera.40 L’ étonnement “moderne” pour ce qui, à l’époque archaïque, aurait été consolation, certitude que la Justice, tôt ou tard, serait rétablie, n’a rien que d’ attendu: l’ essentiel réside dans le syntagme final, hellénisme courant aussi,41 mais qui fait affleurer la notion de tychè, une “coïncidence,” un impact dans un point quelconque du temps, qui devient ici antonyme implicite de la Providence. C’est sur ce point que “rebondit” Olympichos,42 auquel il appartient de donner à ce reproche toute sa portée et de mettre en lumière une “bizarrerie” de bien plus de conséquence: Et l’importante conséquence, Patrocléas, qu’ impliquent délais et atermoiements du divin en cette matière, tout à fait étrange, c’ est que cette

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549A5 : ὅθεν Εὐριπίδης ἄτοπος εἰς ἀποτροπὴν κακίας τούτοις χρώμενος ; le substantif définissait déjà l’ Épicurien (548B3 ; voir aussi C2) ; on le retrouve au début de l’intervention d’ Olympichos (549B8) et encore au commencement de la seconde partie, pour qualifier les exemples de Timon (557C8). 549A7-10 : οὔτοι προσελθοῦσ’ ἡ Δίκη σε, μὴ τρέσῃς, / παίσει πρὸς ἧπαρ οὐδὲ τῶν ἄλλων βροτῶν / τὸν ἄδικον, ἀλλὰ σῖγα καὶ βραδεῖ ποδὶ / στείχουσα μάρψει τοὺς κακούς, ὅταν τύχῃ. Il faut évidemment comprendre ὅταν τύχῃ (μάρπτουσα): sur ce tour, voir Kühner-Gerth, II 284. Il est probablement de la génération de Plutarque et on lui attribue aussi des fonctions à Delphes (membre du Conseil des Amphictions ?), en s’appuyant sur la réponse de Plutarque, qui lui parle de “notre dieu” (560C): voir Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” 4864.

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lenteur détruit la confiance en la Providence et que, comme le malheur, au lieu de frapper les méchants après chaque faute, ne survient que plus tard, ils n’y voient qu’ infortune, et, le nommant malheur au lieu de châtiment, ils n’en tirent aucun profit.43 Le danger est envisagé du point de vue des hommes, sur qui pèse la menace d’un des périls majeurs dénoncés par Plutarque dans ses dialogues : détourner sa pensée de Dieu.44 L’écart entre acte et sanction, en supprimant le sens de cette dernière, autant que son utilité,45 la fait apparaître comme un simple atychèma (549C), non comme une rétribution. Le mot choisi n’ est pas innocent et s’inscrit toujours dans la même série,46 si bien qu’Olympichos peut passer, de cet aveuglement initial du coupable, à une réinterprétation plus large de la Justice lente d’Euripide: “Mais la Justice qui, tranquillement, vient s’abattre sur les méchants “à pas lents,” comme dit Euripide, et “quand cela se trouve” a un caractère erratique, tardif et désordonné qui ressemble plus au hasard qu’à la Providence.”47 Se dessine ainsi un monde “épicurien,” abandonné au hasard (τῷ αὐτομάτῳ) plutôt que régi par la Providence (549D4). On a donc à la fois insistance sur l’utilité morale du châtiment, qui peut expliquer le classement du texte par les Anciens parmi les Ethica, mais en même temps, à travers l’emploi d’Euripide et la récurrence de mots de la famille de tychè, inscription de la Justice dans une Weltanschauung plus vaste, qu’il va revenir à Plutarque d’expliciter après la simple annonce par Timon d’un autre point (549D11-E2), qui devrait mettre le comble à leur perplexité et qui prépare le second mouvement du texte, à partir du chapitre 12. Mais, sériant méthodiquement les questions, Plutarque s’attaque d’ abord au premier grief et pose les principes qui vont guider sa réponse dans un long préambule où

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549B7-C3 : ἐκεῖνο δ’, εἶπεν, ὦ Πατροκλέα, πηλίκον αἱ περὶ ταῦτα τοῦ θείου διατριϐαὶ καὶ μελλήσεις ἄτοπον ἔχουσιν, ὅτι τὴν πίστιν ἀφαιρεῖ τῆς προνοίας, καὶ τὸ μὴ παρ’ ἕκαστον ἀδίκημα τοῖς πονηροῖς ἐπακολουθοῦν κακὸν ἀλλ̓ ὕστερον εἰς ἀτυχήματος χώραν τιθέμενοι καὶ συμφορὰν οὐ τιμωρίαν ὀνομάζοντες οὐθέν. Voir De Pyth. or. 409D, De def. or. 435A, Amatorius 764D et infra, ch. 17. 549C1-3 : ὕστερον εἰς ἀτυχήματος χώραν τιθέμενοι καὶ συμφορὰν οὐ τιμωρίαν ὀνομάζοντες οὐθὲν ὠφελοῦνται, et encore dans la conclusion, en D7 : ὥστ’ οὐχ ὁρῶ, τί χρήσιμον ἔνεστι… Pour comparaison, Proclus emploie ici un synonyme, symptomata (Decem dub. 49) que G. de Moerbeke se contente de translittérer; le sens est le même, mais la récurrence du thème et la perspective anti-épicurienne (qu’ ignore en effet Proclus) s’effacent. 549D3-6 : ἡ δ’ ἀτρέμα καὶ “βραδεῖ ποδὶ” κατ’ Εὐριπίδην καὶ ὡς ἔτυχεν ἐπιπίπτουσα Δίκη τοῖς πονηροῖς τῷ αὐτομάτῳ μᾶλλον ἢ κατὰ πρόνοιαν ὅμοιον ἔχει τὸ πεπλανημένον καὶ ὑπερήμερον καὶ ἄτακτον.

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il se met d’emblée sous l’égide de l’Académie et multiplie les références platoniciennes.48 La “précaution” académicienne, l’ eulabeia, rappelant le gouffre qui sépare l’humain du divin et les limites de la connaissance humaine, permet d’asseoir, sur ces bases “ontologico-épistémologiques,” une méthode fondée sur probabilités et vraisemblances, grâce à laquelle Plutarque va traquer les incohérences, multiplier les raisonnements a fortiori et les parataxes, bref raisonner autant qu’il est possible à l’homme dans une matière où il ne peut atteindre de certitude. Traiter de cette question – qui est, avec le caractère philosophique imprimé à la démarche, le second point essentiel – c’ est tenter de se placer du point de vue divin, c’est donc considérer, non pas seulement les causes matérielles, mais la cause finale, que, par essence, nous ne pouvons pleinement pénétrer.49 La dimension éthique qu’a dans ce cas de figure la Providence amène Plutarque à mettre en parallèle l’action du médecin et celle de Dieu (549F-550A), prélude à une définition de la justice, considérée sous ses deux aspects de punition-réparation (δίκη) et de vertu cardinale (δικαιοσύνη), comme la médecine de l’âme, ἡ περὶ ψυχὴν ἰατρεία (550A3). Ce thème de la “thérapeutique,” tout plein de réminiscences platoniciennes,50 n’est pas sans rappeler non plus les traités de Seelenheilung de Plutarque, normalement composés en deux temps, d’un diagnostic (κρίσις), puis d’une thérapeutique (le plus souvent sous forme d’ ἐθισμός) de la passion traitée,51 mais leur perspective ici s’ élargit. De même l’ accent mis sur le kairos, s’il file pour une part la métaphore médicale, puisque la médecine est un des domaines où ce concept joue un rôle important,52 induit aussi une vision du temps un peu différente, qui va s’ affirmer de plus en plus, jusqu’au mythe final. Mais avant cela Plutarque doit répondre aux griefs de Patrocléas et Olympichos, en reprenant d’ abord les choses de plus haut.

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Preuve en quelque sorte “en acte” que les deux ne se séparent pas dans l’esprit de Plutarque : voir sur ce point D. Babut, “L’unité de l’ Académie selon Plutarque. Notes en marge d’ un débat ancien et toujours actuel,” in M. Bonazzi et al. (eds.), A Platonic Pythagoras. Platonism and Pythagorism in the Imperial Age (Turnhout: Brepols, 2007) 63-98. On peut comparer ce préambule avec Philon, De prov. 1.60. On songe en premier lieu aux nombreux parallèles entre médecine et justice du Gorgias ; les images médicales du De sera sont étudiées en détail par Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern. L’ étude fondamentale sur ce point reste celle de Ingenkamp, Plutarchs Schriften über die Heilung der Seele. Voir Trédé, Kairos, l’ occasion et l’ à-propos, 147-188 (ch. 3. Le kairos dans l’art médical).

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La réponse de Plutarque: Providence et châtiment individuel (ch. 5-11)

Après ce préambule général, où s’unissent méthode philosophique et conceptions métaphysiques – la première découlant des secondes –, la réponse s’ ouvre sur une nouvelle référence platonicienne et du point de vue divin (550 C12-D1). Adaptant à son sujet la réflexion platonicienne sur le paradigme divin dans la constitution du monde, Plutarque présente la divinité comme le modèle de tout bien,53 en une sorte de renversement de la célébrissime formule du Théétète: là où, dans le texte platonicien, l’ âme est invitée à “fuir la méchanceté et poursuivre la vertu” et la fuite définie comme “assimilation à Dieu, autant qu’il est possible” (φυγὴ δὲ ὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν, 176B), c’est Dieu lui-même qui se donne ici à imiter aux hommes, et cette perspective, plus rare,54 permet à Plutarque de replacer aisément ces considérations éthiques à l’intérieur d’une plus large vision cosmologique. L’ ordre apporté à la matière désordonnée55 et le don de la vue grâce à laquelle l’ homme peut contempler l’ordre régulier de l’univers56 débouchent sur une réinterprétation de la “fuite” du Théétète, qui devient fuite du hasardeux,57 entendu comme source de tout vice et antithèse de l’ aretè : fuite donc non pas hors de ce monde, mais, à l’intérieur de ce monde, de tout principe mauvais de désordre, exprimé en une ultime réécriture du vers d’Euripide, τὸ ὡς ἔτυχεν faisant écho au dernier ὅταν τύχῃ.58 Dans ce cadre, le délai divin lui-même prend valeur d’ exemple:59 toute sauvagerie et impulsivité bannies,60 la victime se doit d’imiter sa douceur et ses

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Noter l’ encadrement du passage, qui s’ ouvre sur πάντων καλῶν ὁ θεὸς… παράδειγμα (550D12) et s’ achève sur μιμήσει καὶ διώξει τῶν ἐν ἐκείνῳ καλῶν καὶ ἀγαθῶν (550E4). Le livre IV des Lois, qui donne Dieu pour mesure de toute chose et pose que “la conduite qui plaît à Dieu et lui fait cortège,” c’ est que l’ on cherche à se rendre semblable à lui (716C) en donne peut-être une première esquisse. Comparer Ti. 28A. Timée 47AB pour le don de la vue ; voir aussi Epinomis 986C, pour la contemplation du monde, chez Plutarque, De tranq. an. 477C et infra. ch. 19. 550D8-E1 : ὅπως ὑπὸ θέας τῶν ἐν οὐρανῷ φερομένων καὶ θαύματος ἀσπάζεσθαι καὶ ἀγαπᾶν ἐθιζομένη τὸ εὔσχημον ἡ ψυχὴ καὶ τεταγμένον ἀπεχθάνηται τοῖς ἀναρμόστοις καὶ πλανητοῖς πάθεσι καὶ φεύγῃ τὸ εἰκῆ καὶ ὡς ἔτυχεν, ὡς κακίας καὶ πλημμελείας ἁπάσης γένεσιν. Pour Proclus en revanche (52), la seule véritable guérison est l’ apallagè, qui “apporte avec elle la purification du mal véritable et de la maladie véritablement redoutable,” qui est l’ incarnation de l’ âme : l’ invitation du Théétète est reformulée dans les termes du Phédon pour une fuite hors du monde. L’ articulation logique est bien marquée par διό, 550E5. Les termes désignant colère, emportement et sauvagerie se multiplient: θυμός, 550E10,

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atermoiements. La μέλλησις, ainsi associée à la πραότης, cette vertu qu’Aristote définit comme médiété entre absence de colère et irritabilité,61 prend une couleur positive: elle participe d’une rétribution qui se fait “avec ordre et mesure” (ἐν τάξει καὶ μετ’ ἐμμελείας, 550F2), à l’image de ce monde dont vient d’ être rappelée la constitution. Pour l’homme, le temps se mue alors en “conseiller propre à éviter le remords” (τὸν ἥκιστα μετανοίᾳ προσοισόμενον σύμβουλον, 550F23) et permet au raisonnement de s’imposer sur l’ emportement furieux.62 En témoigne un mot (inconnu) de Socrate, qui permet une première réfutation de Patrocléas, lequel avait argué d’une maxime de Thucydide pour affirmer la supériorité d’“une vengeance immédiate:” à tort, car ce n’est pas la plus proche, mais la plus éloignée qui peut recevoir son dû. Il y faut en effet une distance qu’illustrent, après Socrate, Platon et Archytas, supports d’ une nouvelle argumentation a fortiori: si ces exemples humains ont déjà quelque efficace, à plus forte raison est-il vraisemblable (εἰκός, 551B8) que le spectacle de Dieu nous rende prudents et nous engage à une douceur qui est partie de la vertu,63 d’autant que, bien souvent cette lenteur est aussi synonyme d’ utilité (τῷ δὲ βραδέως πολλοὺς ὠφελοῦσαν, 551C5). Ainsi revient au premier plan, et du côté des coupables, la notion mise en avant par Patrocléas et Olympichos. Il s’agit maintenant de creuser l’ écart entre le châtiment humain, qui ne voit pas plus loin que la contrepartie du tort subi, et le châtiment divin, qui se veut curatif. À nouveau, Plutarque s’ appuie sur la vraisemblance (εἰκός, 551C11) pour souligner la compétence divine en ce domaine. Pour Dieu, le coupable n’est pas, comme pour les hommes, “l’ auteur de l’action” (τὸν δεδρακότα, 551C8) ou “l’auteur de la faute” (τοῖς ἡμαρτηκόσι, 551C9), mais une “âme malade” (ψυχῆς νοσούσης, 550C12), à qui il faut laisser le temps de s’amender si cela est possible.64 Seuls les incurables, pour lesquels tout délai serait dommage, pour les autres comme pour eux-mêmes65 (550E1-

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551A5, 8 ; ὀργή, 550E9, 551A1, 8, B6, 8 et passim 550E7 (τὸ θηριῶδες καὶ λάϐρον), 551Α2 (μανίας). EN 1107A. Sur cette grande valeur de l’ hellénisme, voir, outre l’étude générale de J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque (Paris : Les Belles Lettres, 1979); H. Martin Jr., “The concept of praotès in Plutarch’s Lives,” GRBS 3 (1960) 55-70; et Frazier, Histoire et Morale dans les Vies, 312-315, qui insiste sur la praotès comme disposition intérieure. Sur cette antonymie du λογισμός et du θυμός, voir aussi De coh. ira 453B, où, signe des progrès de Fundanus dans la maîtrise de soi, Sylla voit τὸ [δὲ] σφοδρὸν ἐκεῖνο καὶ διάπυρον πρὸς ὀργὴν… πρᾶον οὕτως καὶ χειρόηθες τῷ λογισμῷ γεγενημένον. Celle qui était proposée à l’ imitation humaine sur un plan plus général au chapitre précédent et qui se précise dans ce passage. καὶ χρόνον γε, fortement appuyé en 550D1. Comparer avec le législateur des Lois 862C : “Il sait que de telles gens [sc. les incurables] n’ ont plus, pour eux-mêmes, rien à gagner à vivre, et qu’ils seraient doublement utiles aux

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2), doivent être aussitôt retranchés, mais aux autres doit être donné “le temps de changer” (μεταβαλέσθαι χρόνον, 551E4). Suit un long développement éthique sur le changement, inscrit dans le “caractère” même de l’ homme, qui est τρόπος, “tour,” qui peut toujours tourner, ἦθος, mœurs, façonnées par l’ ἔθος, habitude (551E7-9). Changer, ce sera, pour qui n’était pas incurable, produire le fruit dont son naturel était capable et le développement est à nouveau encadré par ce qui en est le thème essentiel. S’ouvrant sur l’idée que l’ âme laisse fleurir le vice par l’ effet d’une mauvaise éducation et de mauvaises fréquentations (ἐξανθεῖ δὲ τὴν κακίαν παρὰ φύσιν, 551D666), il se conclut avec les fruits que “le juge supérieur” laisse produire au bon naturel un moment égaré.67 Du moment immédiat de la faute, qui devait être celui du châtiment selon Patrocléas, on est passé à une perspective plus large, à l’échelle d’une vie, où les exemples n’ont pas seulement montré l’amendement des coupables eux-mêmes, mais les bienfaits qui pouvaient en découler pour les autres: variation sur le thème de l’ utilité, qui ne vaut donc plus seulement pour les acteurs directs. Cet élargissement temporel se confirme dans le développement suivant, qui prend pour point de départ une loi humaine – le délai accordé à une femme enceinte condamnée jusqu’à l’accouchement – et se conclut sur le retour de la comparaison agricole: il ne faut voir nulle “étrangeté” dans la patience divine qui “n’arrache pas la racine mauvaise et âpre d’une race illustre et royale, avant qu’en soit sorti le fruit approprié (τὸν προσήκοντα καρπόν, 553C6-8),” avant que soient nés des descendants grandement utiles (μεγαλωφελεῖς, 553C12). La conti-

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autres en quittant la vie, soit parce que leur exemple détournera les autres de l’injustice, soit parce que leur disparition videra la cité des méchants qui l’habitent; aussi le législateur doit-il nécessairement, en ce qui les concerne, choisir la mort pour punir leurs fautes, à l’ exclusion de toute autre forme de châtiment.” Première allusion probable à l’ illustrissime passage de R. 491E sur la corruption du naturel philosophe, qui sera encore plus présent à la fin du chapitre, en 552C avec la référence aux “grandes natures;” ce passage est aussi utilisé par Plutarque dans les Vies (Demetr. 1.7, où il joue un rôle essentiel dans la justification du choix de personnages qui sont des antimodèles, et T.E. Duff, “Plutarch, Plato and ‘Great Natures’,” in A. Pérez Jiménez et al. (eds.), Plutarco, Platón y Aristóteles. Actas del V Congreso Internacional de la I.P.S. (Madrid: Ediciones Clásicas, 1999) 313-332, Nic. 9.1 et Cor., 1.3) ; le Sur le sublime (II 2) paraît en confirmer la célébrité. Dans le détail, le développement repose sur une comparaison complexe: le comparant oppose l’ agriculteur novice (ὁ γεωργίας ἄπειρος) et l’agriculteur consommé (τῷ μεμαθηκότι), qui sait, derrière une apparence rebutante, voir le bon terrain, le comparé revient au terrain moral et nous oppose nous, qui nous arrêtons aux premières floraisons bizarres des grandes natures (ἄτοπα πολλὰ καὶ φαῦλα προεξανθοῦσιν, 552C8-9), et Dieu, qui voit la noblesse intérieure et la laisse fructifier (τὸν οἰκεῖον ἡ φύσις καρπὸν ἀποδίδωσι, 552D2-3). Sur cette métaphore agricole, voir aussi De vit. pud. 529CD, ainsi que Cor., 1.3, Arat. 10.5, et le commentaire de Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 251-252.

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nuité du raisonnement est appuyée par la récurrence de la métaphore végétale,68 associée en conclusion avec le thème de l’ utilité, qui a jalonné tout ce chapitre 7: utilité du délai pour la reconstruction des cités, utilité même pour leur châtiment dont le coupable se fait l’instrument69 jusqu’ à cette utilité finale à l’intérieur d’une lignée. Il apparaît ainsi avec évidence que le délai, replacé dans la suite des temps, est utile et ne saurait constituer un critère pour juger du châtiment. Quel est donc le “bon châtiment”? Plutarque peut alors suggérer sa propre définition, déjà en germe dans l’unique connaissance “sûre” reconnue à l’ homme au chapitre 4 (549F), celle que la divinité seule connaît le kairos et sait ce qu’il faut dans chaque cas.70 Il choisit pour cette perspective nouvelle une question mi-rhétorique, mi-pédagogique à la seconde personne, qui renverse totalement les revendications de Patrocléas: “Que les châtiments se produisent au moment et de la manière qui conviennent (ἐν καιρῷ καὶ τρόπῳ τῷ προσήκοντι), cela n’est-il pas préférable, selon toi, à une exécution rapide et immédiate?” (553D1-3). Suit une série d’exemples, les deux premiers qui montrent Callippos et Mitys punis par où ils ont péché, les deux suivants un peu moins nets, mais qui confirment que, replacé dans ce que nous pouvons supposer de l’ économie de la divine Providence, le meilleur châtiment n’est pas le plus rapide et que justice est toujours faite quand il se doit et non pas “quand cela se trouve.” Après avoir ainsi adopté et réfuté la thèse de l’ adversaire, dans la meilleure tradition polémique, Plutarque peut adopter le point de vue opposé et montrer, au contraire, que c’est le châtiment immédiat qui serait marque de cette mollesse, ῥᾳθυμία, dont Patrocléas a accusé les dieux (555D1-5). Sans doute Dieu seul sait comment il est bon d’administrer le châtiment, mais si l’ on en revient au seul coupable humain,71 sans plus se replacer dans le plan provi-

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S’ y ajoute la récurrence de la naissance humaine, qui encadre le développement, de l’ enfant qu’ attend la condamnée à ces descendants illustres. χρησιμόν se trouve en 552E1 dans un texte très difficile, étudié par S. Amendola à la Rencontre du Réseau thématique européen Plutarque de Toulouse, en 2014 (Éditions, Traductions, Paratextes), dont les Actes sont à paraître [EN: see now S. Amendola, “Su due passi del De sera numinis vindicta : traduzioni umanistische, ecdotica ed esegesi moderne,” in O. Guerrier & F. Frazier (eds.), Plutarque. Éditions, Traductions, Paratextes (Coimbra: Coimbra University Press, 2016) 139-150, esp. 145-150]; l’adjectif se trouve encore en 553A2. Ce qui peut justifier intellectuellement la multiplication des exemples, qui nous paraît souvent un défaut de conceptualisation. C’ est ce que faisait aussi Patrocléas; d’ une certaine manière, Plutarque, pour le réfuter, a distingué deux points dans ses revendications: d’ abord la valeur du délai, qu’un regard “myope” sur les conséquences immédiates empêchait de voir, puis la focalisation sur cet humain immédiat, où ce n’est pas le délai qui est à considérer, mais les affres du coupable.

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dentiel,72 on voit aisément que nul méchant n’échappe au châtiment. C’ est la perspective du Gorgias – la déchéance morale de l’ âme qui n’a pas le bonheur de pouvoir s’amender grâce au châtiment et qui se perd dans un faux bonheur matériel –, mais enrichie par des siècles de réflexions éthico-psychologiques, qui reprennent et amplifient les affres du tyran “classique,” en proie à tous les désirs et à toutes les craintes ou encore les cauchemars rapidement évoqués dans les Lois.73 Car le fruit aussitôt engendré par la méchanceté, c’ est le tourment qui la châtie (τὸ λυποῦν ἑαυτῇ καὶ κολάζον, 554A7) et, loin du modèle d’harmonie cosmique évoqué initialement, les coupables s’ enfoncent dans le trouble et la dysharmonie.74 Dans ce mouvement original, dont on ne trouve aucun parallèle dans les ouvrages voisins de Cicéron ou de Philon, le ton prend une âpreté proche de la diatribe, multipliant exemples frappants, questions, paradoxes. Ce qui, au bout du compte, se trouve remis en cause, c’ est la définition même du châtiment, indûment confondu avec l’ exécution du coupable et, selon un procédé déjà observé, la dénonciation de cette confusion encadre le développement. Après avoir affirmé la naissance immédiate des tourments du coupable, Plutarque en effet ridiculise (554B) l’aveuglement puéril de ceux qui se fient à la prospérité matérielle pour croire heureux les méchants, comme les enfants prennent pour des rois les condamnés que les Romains font monter costumés sur scène avant de les mettre à mort, exécution “qu’on ne peut pas qualifier de “châtiment,” mais de “terme et achèvement du châtiment” ” (554C3-4). Et, après l’exemple du médecin Hérodicos de Sélymbria – dont le traitement, aux yeux mêmes de Platon, n’était que “prolongement de la mort” –, il reprend le thème en une question provocante: “Or, qu’est-ce qui empêche de soutenir que les détenus condamnés à mort ne sont pas non plus punis avant qu’ on leur ait coupé le cou?” (554D11-E2), et amplifie encore l’ absurdité de la chose en les comparant au poisson, qui ne serait pas pris avant d’ avoir été cuit et découpé par les cuisiniers (554E5). Dès lors, la cause entendue, il peut multiplier les songes terribles, marque de la terreur de ces âmes devant “tout ce qui passe 72

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Qui apparaît fugitivement, pour rappeler le gouffre entre l’humain et le divin, à propos du “long temps” souffert par le coupable : il n’est évidemment qu’insignifiance pour la divinité (554D1-2). Lg. 904C5-D4, avec l’ affirmation, très proche de notre texte et, pour le début, des plaintes de Patrocléas, en 905B1-7 : “Il t’ en faut dire autant de ceux que tu voyais, de petits devenir grands à force de scélératesses et autres malfaisances; tu les croyais alors, de misérables, devenus bienheureux, et dans leur actes tu pensais avoir vu, comme en des miroirs, l’ universelle insouciance des dieux (τὴν πάντων ἀμέλειαν θεῶν), parce que tu ne savais pas comment s’ ajuste leur contribution à l’ ensemble.” ταραχάς, 554B3, συντεταραγμένον, 556D7 – qui sera le dernier mot de ce développement.

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pour manifester la volonté divine” (555A). De telles souffrances il conclut au paradoxe que, s’il n’y a rien après la mort, alors la mort est le châtiment le plus doux75 (555D1-5). Car, ultime raffinement psychologique, même sans malheur qui frappe jamais le coupable au cours de sa vie, la conscience des conséquences honteuses de son acte suffit à le bouleverser; ce n’est plus seulement son rapport avec les dieux qui est marqué par la crainte, mais tout plonge son âme fragile et instable dans le trouble et la terreur, il se prend lui-même en haine et le temps tout entier n’est plus que souvenirs pénibles, appréhensions face à l’avenir, et défiance face au présent (556A1-2). Sa vie est devenue un enfer et, en prenant le contrepied total cette fois de Patrocléas, Plutarque peut mettre comme entre parenthèses l’intervention divine : “En ce qui me concerne, s’ il m’est permis d’exprimer ma pensée, je ne crois pas qu’ il soit besoin de justicier, ni divin ni humain, pour les sacrilèges: leur vie y suffit, tout entière détruite et bouleversée par le vice comme elle l’est” (556D5-9).

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La “troisième vague”: le châtiment des descendants (ch. 12-16 et 19-21)

La difficulté annoncée par Timon dès le chapitre 4 et laissée alors en suspens va de nouveau élargir la vision et revenir au gouvernement du monde par la Providence en passant du sort personnel et existentiel du coupable à l’ ensemble des générations. La théodicée devient encore plus urgente, car, partant de nouveau d’une citation d’Euripide, c’est une véritable accusation que Timon porte désormais contre la divinité.76 Le châtiment des descendants – qui, à l’ époque archaïque, était vu comme le signe de la vigilance divine qui, tôt ou tard, frappait –77 semble rationnellement injustifiable. C’ est au moins ce que prétend montrer l’alternative développée par le frère de Plutarque: soit le coupable a été puni et il ne faut pas de second châtiment sur un autre, puisque, aussi bien, on ne punit pas deux fois les responsables eux-mêmes, soit il ne l’ a pas été et la ῥᾳθυμία dénoncée en permière partie se mue désormais en injustice, si, pour la compenser, les dieux s’en prennent à des innocents.78 Le grief est

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Ce type de raisonnement se trouve dans le Phédon (107B10-D5) et dans la République (610D5-7). 556E3 : ἐγκαλεῖ et E5 : αἰτιᾶσθαι, que Plutarque reprend en 558D5, pour mettre en garde contre τοὺς ἄγαν πικροὺς καὶ κατηγορικούς. Par ex. Hésiode, Trav. 263-273, et Solon, fr. 4 (dit Eunomie). On retrouve ῥᾳθυμία en 556E9 et la condamnation suit: οὐκ εὖ τῷ ἀδίκως τὸ βραδέως ἀναλαμϐάνουσιν (E11).

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ensuite appuyé, comme l’avait fait Patrocléas en son temps, mais avec plus d’abondance, par une série d’exemples croissants, qui part d’ Ésope à Delphes et arrive jusqu’au Dieu de Delphes lui-même (557C3). Enfin, Timon, après s’ être (faussement) interrogé sur la logique (εὔλογον, 557D4) et la justice d’ un tel comportement, utilise à son tour le parallèle entre homme et Dieu pour souligner l’ extrême gravité de ces résurgences de colère divine, dont la cause lui échappe. On retrouve la question τίνι λόγῳ (557E4), dont Plutarque soulignait la difficulté dans son préambule du chapitre 4 (550C7). Ce parallèle dans l’interrogation attire l’attention sur la similitude méthodologique des deux réponses de Plutarque. Intervenant au plus vite pour éviter plus de bizarreries encore – et le substantif ἀτοπία (557E8) fait écho à la dénonciation des ἄτοπα de l’Épicurien (548B3 et C3, 549B8) –, il s’ attache d’ abord à délimiter le problème: dans le déferlement il y a sans doute bien des “mythes et fictions”79 et, quoi qu’en dise Timon, la quantité n’est pas sans retentir sur la question. Il faut donc de nouveau éliminer l’ excès d’ agressivité80 en exerçant sa raison. Or, en toute logique (εὐλόγως, 558C2), on ne peut se réjouir des honneurs conservés aux anciennes familles – point particulièrement important à une l’époque où l’eugeneia et les revendications ancestrales tiennent une grande place dans l’identité des notables –81 et condamner la persistance, symétrique, des peines: si la gloire se transmet, l’ opprobre aussi. Tout comme le rappel initial de l’obscurité des raisons divines au chapitre 4 avait permis de ménager au logos un refuge dans le recours à la vraisemblance (550C912), cette relativisation débouche à son tour sur une invitation à ne s’ engager qu’“avec circonspection” (μετ’ εὐλαβείας) pour aller “vers des conclusions vraisemblables et plausibles.” Et, de même que l’obscurité des principes de certaines lois humaines au début de la première discussion justifiait a fortiori celle des décisions divines, de même est mise en avant la bizarrerie apparente de certaines de nos pratiques médicales destinées à prévenir la contagion. Elles reposent sur l’observation d’une propagation dans l’ espace, qui devrait nous ôter tout étonnement devant la diffusion dans le temps. Plutarque de nouveau s’appuie sur un raisonnement analogique et part d’ une perspective 79 80 81

Que contrebalancera son propre mythe final ? Aux occurrences relevées à la note 78, il faut ajouter l’invitation de Plutarque à son interlocuteur en 557B7-8 : ἄφες οὖν… τὸ σφοδρὸν τοῦτο τῆς κατηγορίας. Chr. Chandezon dans sa thèse d’ habilitation Plutarque en sa terre, non encore publiée, parle de “mode” (140 sq.): voir, pour εὐγένεια dans les inscriptions, Panagopoulos, “Vocabulaire et mentalité dans les Moralia,” 203-204, et, plus largement, pour la tendance à se rattacher à de grands hommes de l’ époque classique (dont témoignent Them. 32.6 et Arat. 1), Y. Lafond, La mémoire des cités dans le Péloponnèse d’époque romaine (Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2006).

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temporelle très large avant de se focaliser sur les deux formes de “solidarités” dans le temps qui existent dans le monde humain et qui rendent les cités (ch. 15) comme les lignées (ch. 16) responsables des crimes passés. L’hérédité des peines est ainsi justifiée par la continuité et l’ identité d’ une cité dans le temps,82 appuyée sur un usage inhabituel de l’héraclitisme. C’ est qu’ il ne s’ agit pas, comme dans le De E, de mettre en lumière les fragilités et les changements de l’être engagé dans le devenir par opposition à la plénitude ontologique du divin : il n’est question ici que de justice dans le monde humain et de responsabilité. Ouvert sur l’affirmation que c’est à juste titre qu’ une cité conserve culpabilité ou droit à la reconnaissance (559Α5-6), le développement se referme sur la conclusion qu’elle doit en effet “être exposée à l’ opprobre encouru par ses ancêtres, en vertu du même droit qui lui donne part à leur puissance et à leur gloire” (559C4-6). Le même raisonnement vaut pour les lignées, où les descendants conservent “une partie” de leurs ancêtres. Le grec met la logique et la probabilité d’ un tel raisonnement mieux en valeur encore que toute traduction moderne : oὐθὲν δεινὸν οὐδ’ ἄτοπον ἂν ἐκείνων ὄντες ἔχωσι τὰ ἐκείνων (559E6-7). “Ces choses d’ eux” que “issus d’eux,” ils conservent, ce sont aussi bien leurs traits, leurs qualités et leurs tares que leurs honneurs ou leurs peines. Et Plutarque reprend la comparaison médicale, où le soin n’est pas estimé injuste parce qu’ il se concentre sur une autre partie que celle qui souffre. L’essentiel, réaffirmé, c’ est la guérison du vice – la thématique des premiers chapitres revient au premier plan, liée à la faiblesse humaine, “incapable de dépasser la simple perception” (560A1). Et, un peu plus loin, Plutarque poursuit son argumentation en partant d’ un mot du cynique Bion, qui “trouve Dieu plus ridicule lorsqu’ il punit les enfants des méchants que le médecin qui donne un remède au fils ou au petit-fils pour la maladie du père ou de l’aïeul” (561C). Contrairement au traitement médical, l’application de la justice a valeur dissuasive pour les autres:83 on retrouve une des objections majeures de Patrocléas, qui voyait dans les délais un encouragement au vice. Ce qui est vrai pour les autres est vrai aussi pour le descendant, qui peut avoir cachée en lui la même maladie morale, et l’ on revient (au ch. 20) à la clairvoyance divine, posée en principe dès le chapitre 4, et opposée aux limites de notre perception. Dieu seul sait discerner la tendance au crime quand, pour nous, le criminel ne le devient qu’ au moment de

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La logique d’ une telle conception est soulignée d’ entrée: τὸν τοῦ δικαίου λόγον ἔχει πρόχειρον (559A1) ; elle sert ensuite de point d’ appui pour affirmer la même chose d’une lignée (559C10-D1). 561C8-9 : δίκης κατὰ λόγον περαινομένης ἔργον ἐστὶν ἑτέρους δι’ ἑτέρων κολαζομένων ἐπισχεῖν.

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l’ acte,84 et il n’agit qu’ en vue de soigner (ἰατρείας ἕνεκα), non pour se venger.85 Plutarque peut donc en conclure à l’inconséquence totale de nos attaques, c’est-à-dire des attaques de Patrocléas (“nous nous indignions tout à l’ heure de voir les méchants payer tard et lentement le prix de la justice,” 562D10-11) et de Timon conjuguées (“voici qu’à présent, parce que Dieu brime, avant toute mauvaise action, le tempérament et les dispositions de certains, nous l’ accusons encore,” 562D11-E1). Déjà réfutés séparément, les griefs sont aussi incompatibles et renvoient à un même enfermement de l’ homme dans ses perspectives humaines. Ayant ainsi ruiné la thèse de ses adversaires, Plutarque peut, comme dans le premier mouvement, mais plus rapidement, nuancer l’ idée que les descendants seraient punis. Reprenant la citation d’ Euripide utilisée par Timon (556E4-5 et 562E9-10), il souligne que tous ne sont pas frappés et que les vertueux n’ont rien à souffrir: il faut seulement prendre garde que “la nature, à travers d’autres rejetons, fait refleurir et restitue la tendance propre au vice ou à la vertu” (563B4-6). On retrouve l’image végétale qui a parcouru l’ examen des délais accordés à chacun pour donner son fruit propre, c’ est-à-dire, cette vaste perspective temporelle que l’intervention d’Olympichos a encore élargie.

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L’immortalité de l’âme, introduction au mythe de Thespésios (ch. 17-18)

En effet, avant la critique de Bion, il y a eu une interruption d’ Olympichos, qui, comme l’avait déjà fait sa première intervention, a permis de donner à la discussion toute sa portée métaphysique. Il a ainsi mis en lumière le présupposé sur lequel repose l’idée que le châtiment du descendant pourrait avoir valeur curative et le processus de guérison se transmettre (560A): l’ immortalité de l’ âme. Et Plutarque de renchérir: loin de sous-tendre ce seul argument, elle soutient toute la discussion et, plus largement, “c’est un seul et même argument qui fonde à la fois la Providence de Dieu et la survie de l’ âme humaine, et l’ on ne saurait garder l’une en supprimant l’autre” (560F). Entre l’ objection et cette affirmation, il s’est appuyé principalement sur le Dieu de Delphes pour asseoir

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C’ est un peu le même type de raisonnement que pour le châtiment, qui ne devient réel à nos yeux qu’ au moment de l’ exécution, mais qui n’y préexiste pas moins pour autant. Voir ici 562B1-2, qui attribue à Dieu seul τὸ διορᾶν καὶ διαισθάνεσθαι τὰς ὁμοπαθείας καὶ τὰς διαφοράς et la fin du chapitre – toujours avec le même effet d’encadrement – 562C10: ἀλλ̓ ὁ θεὸς οὐτ’ ἀγνοεῖ… On retrouve aussi l’ opposition entre justice humaine et justice divine du ch. 6.

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sa conviction:86 jamais le Dieu ne prescrirait les rites qu’ il ordonne d’ effectuer pour les âmes des défunts si elles n’étaient plus rien, “trompant et abusant ainsi ceux qui se fient à lui” (560D2). Πιστεύοντας ici, πίστιν dans la première intervention d’Olympichos (549B): le lien intime du religieux, entendu comme confiance en la divinité, et du philosophique affleure nettement dans ce qui va être le préambule au mythe par lequel Plutarque choisit de couronner son dialogue, à l’instar de Platon dans le Gorgias, le Phédon ou la République. Il poursuit en effet en opposant ce qui se passe ici-bas, où nous n’avons aucune perception des salaires distribués dans l’autre monde et où il n’y a que les punitions bien visibles (ἐμφανεῖς τοῖς δεῦρο γενόμεναι) – exercées sur les descendants, qui puissent constituer une leçon –, et le sort du coupable dans l’ au-delà, pour qui rien n’est pire que de voir sa race souffrir par sa faute (561AB). Comme dans le Gorgias, il annonce alors connaître une histoire, récemment entendue, qui pourrait conforter ses dires, mais à laquelle il renonce provisoirement pour achever l’argumentation, le logos, avant d’être invité par le même Olympichos à s’acquitter aussi du mythe. Le lien établi préalablement avec l’immortalité de l’ âme, non seulement fait écho au livre X de la République où l’on a le même préambule (608C),87 mais il n’est pas sans évoquer non plus le Phédon, où Socrate attire l’ attention sur l’ aubaine que ce serait “pour les méchants, une fois morts, en même temps qu’ils sont détachés de leur corps, de l’être aussi de leur âme et de cette méchanceté qui est la leur” (107C). Dans le Phédon comme dans le Gorgias, les rétributions dans l’au-delà sont le moment de vérité : ainsi, si le mythe de Thespésios, resté trois jours inanimé, rappelle ostensiblement le mythe d’ Er, c’est de tous les mythes eschatologiques platoniciens, sans oublier le mythe central du Phèdre, que Plutarque se souvient pour créer sa propre figuration du sort des âmes après la mort.88 Couronnement d’ un dialogue qui s’ est ouvert sur l’évocation de Dieu dans l’univers (ch. 4) et qui se termine sur le grandiose spectacle offert à Thespésios dont une analyse sommaire préalable permettra, comme pour le logos qui l’a précédé, de se faire une meilleure idée avant d’ en dégager les points essentiels.

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Ammonios use d’ un argument comparable dans le De def. or. (435DE). Voir Babut, “L’unité du livre X de la République,” 126 (21985). Lg. 904B4-905B7 (déjà cité supra n. 23 et n. 75) montre aussi comment on peut utiliser la position dans le cosmos pour figurer la valeur morale de l’âme – ce que fait très nettement le Phédon : voir infra ch. 14.

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Analyse sommaire du mythe (ch. 22-32) 22.

Longue présentation de Thespésios = une métamorphose morale qui suscite les questions de ses amis οὐκ ἀπὸ τοῦ τυχόντος οἰομένους γεγονέναι διακόσμησιν εἰς ἦθος τοσαύτην (563E2-3). 23. Libération de la partie pensante et début du voyage. – 563Ε9-11 ἔδοξεν ἀναπνεῖν ὅλος καὶ περιορᾶν πανταχόθεν. Ἑώρα δὲ… première vision d’ensemble des astres. – 563F4: Τὰ δὲ πλεῖστα τῶν θεαμάτων… = première vision des âmes qui arrivent – différence dans leurs mouvements. – mention de “deux ou trois âmes connues” (564A8-9). 24 Ἐνταῦθα μίαν ἔφη…: apparition du guide (564B12). – il l’invite à regarder autour de lui pour constater qu’ il n’est pas encore mort (564C) et lui apprend son changement de nom d’Ardiée en Thespésios. – καὶ διαϐλέψας εἶδεν = deuxième vision des âmes, translucides ou meurtries (564D). 25-26 Ἔλεγεν οὖν ἕκαστα φράζων…: les divinités chargées des châtiments. – Adrastée et ses trois justicières (564E1-6): καὶ τῶν πονηρῶν οὔτε μέγας οὕτως οὐδεὶς οὔτε μικρὸς γέγονεν ὥστ’ ἢ λαθὼν διαφυγεῖν ἢ βιασάμενος. – énumération: Poinè (564E6-8, pour ceux qui ont été punis sur terre); Dikè (564E8-F2, pour ceux qui ont besoin d’ une περὶ τὴν κακίαν ἰατρεία); Erinys (564F2-565A1, pour les incurables précipités dans l’ἀόρατον). – 565A1-2: Τῶν δ’ἄλλων, ἔφη… = reprise détaillée de la description des châtiments: – par Poinè (565A2-8) = προς δόξαν αἱ πολλαὶ καὶ πρὸς αἴσθησιν αὐτῶν εἰσιν. – par Dikè (565A9-B9) = révélation du vice caché aux autres et expiation (καταφανῆ [Α10], πανταχόθεν καὶ ὑπὸ πάντων καὶ πάντα καθορώμενον [Β2-3], ἐπιδὼν ἐκείνους καὶ ὀφθεὶς δικαιοῦται [Β5-6]). – 565B11: Ὅρα, δ’εἶπε, τὰ ποικίλα ταῦτα… = troisième vision des âmes: diversité du résultat du traitement, sens des diverses couleurs et rechute dans un corps de certaines. 27-29 Ταῦτα δ’ εἰπών, ἦγεν: géographie céleste – le gouffre du Léthé (565E-566A – καὶ τὰς ἄλλας [ψυχὰς] ἑώρα…, E7-8).

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– le cratère des songes (566A11-C9). – 566A11: Ἄλλην οὖν τοσαύτην διελθὼν ὁδὸν ἔδοξεν ἀφορᾶν… – 566B8: Ἑώρα δὲ… les trois démons. – 566B10: Ἔλεγεν οὖν ὁ τοῦ Θ. ψυχοπομπός = rectification d’Orphée et distinction de l’ oracle de Nuit et de l’ oracle d’Apollon. – l’oracle d’Apollon (566C10-D6): προθυμούμενος δ’ ἰδεῖν οὐκ εἶδεν… (D5-6). – l’oracle de la Sibylle (566D6-E6) : ἀλλ̓ ἤκουε… (D6)… Ἔλεγε δ’ ὁ δαίμων… (D8). 30-31 Μετὰ δὲ ταῦτα πρὸς τὴν θέαν τῶν κολαζομένων ἐτρέποντο (566E7). – les familiers et le père de Thespésios (566E8-567A2: τέλος δὲ τὸν πατέρα τὸν ἑαυτοῦ κατεῖδεν… E13). Disparition du guide : ὑποστρέψαι δὲ καὶ φυγεῖν βουλόμενος οὐκέτι τὸν πρᾶον ἑώρα καὶ οἰκεῖον ξεναγόν (567A2-4). – Souffrances de ceux qui n’ont pas expié sur terre (567A6: ἐθεᾶτο…) = quatrième vision des âmes. – rappel rapide de la distinction entre les âmes qui ont payé et les autres, que des bourreaux obligent ἐκτρέπεσθαι τὰ ἐντὸς ἔξω τῆς ψυχῆς (567 A6 [τῶν μὲν…] – B7). – ἄλλας δ’ ἔφη ψυχὰς ἰδεῖν… (567B7): les âmes entrelacées comme des vipères. – εἶναι δὲ καὶ λίμνας… (567B10): les cupides, plongées dans les lacs de métal et refaçonnées (τὰ εἴδη μετέϐαλλον, C11). – πάντων δὲ πάσχειν ἔλεγεν οἰκτρότατα… (567D3): les âmes dont les descendants ont souffert des crimes. – ἐνίαις δὲ… (567E1): descendants agglutinés autour de certaines. – Ἔσχατα δ’ ὁρῶντος αὐτοῦ τὰς ἐπὶ δευτέραν γένεσιν… (567E7): le travail des ouvriers (μετασχηματιζομένας). – ἐν ταύταις φανῆναι τὴν Νέρωνος… (567E10-F1): la transformation de Néron (μεταϐαλεῖν, F6). 32 Μέχρι μὲν οὖν τούτων εἶναι θεατής (568A3) Apparition des deux femmes et retour sur terre.

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Thespésios et sa famille, illustration de l’ argumentation

Dans ce très long récit, on est d’abord frappé par la longueur de la présentation de Thespésios, dont toute la vie est retracée dans le chapitre d’ ouverture,

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dessinant un itinéraire moral parfaitement adapté au dialogue : ayant passé la plus grande partie de sa vie à s’enfoncer dans le vice, ce qui lui avait à juste titre valu la pire des réputations, aggravée encore par l’ oracle qu’ il avait consulté, il devient tout au contraire, après son réveil, un modèle de vertu dont l’ amendement spectaculaire, s’il prouve qu’il n’ était pas un incurable, ne peut que frapper et avoir cette valeur exemplaire chère à Plutarque comme à Platon. L’ oracle, qui lui avait annoncé en termes énigmatiques “qu’il serait plus heureux lorsqu’il serait mort” (563D2-3), donne aussi une plus grande publicité à la chose et renforce l’impression qu’une telle “remise en ordre” (διακόσμησιν, 563E3) ne peut être fortuite (ἀπὸ τοῦ τυχόντος, 563E2). C’ est le grand thème de la Providence, présent dès le préambule polyphonique du dialogue, qui revient aussi en préambule du mythe. On peut poursuivre plus loin le parallélisme: comme dans l’ argumentation, on s’attache d’abord au sort individuel du héros, qui apprend de son cousin la transformation qu’il va connaître, et que signale le nouveau nom dont il le salue, Thespésios (“le divin”), venu μοίρᾳ τινὶ θεῶν (564C), alors qu’ il s’ appelait jusque là “Aridée,” selon les manuscrits, “Ardiée” si l’ on corrige le texte d’ après la République.89 Puis, dans le dernier temps de son voyage, il retrouve sa propre lignée,90 “amis, familiers, parents qui, contre son attente, subissaient des peines terribles,” et enfin son père, criminel comme lui – l’ hérédité, sans doute… –, mais dont la vilenie sur terre avait échappé à tous91 et qui désormais est contraint d’avouer, obligé donc de manifester lui-même la vérité. Enfin, par un ultime élargissement, de sa lignée à l’ensemble des lignées, il découvre le sort des coupables dont seuls les descendants ont pâti, en butte au sort le plus cruel et assaillis par leurs victimes furieuses (567DE): on atteint alors l’ apothéose de la révélation de la vérité, le moment ultime où les bourreaux obligent les âmes à révéler leur noirceur intérieure (567B).

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Le spectacle des châtiments: le moment de la vérité et du traitement des âmes

Au fil des descriptions en effet des âmes et de leurs châtiments, ce sont les grands thèmes du Gorgias, l’apparition de l’âme dans toute sa nudité, le châ89 90 91

Que le nom soit exactement le même ou non, il évoque nécessairement le mythe d’Er et le modèle platonicien. Peut-être le lien de parenté qui l’ unit à son guide participe-t-il aussi de cette thématique. 566E5 : ἐκεῖ [sur terre] διαλαθὼν ἅπαντας – on retrouve le verbe utilisé en première partie pour Aristocratès (548E) ou Bessos (553E).

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timent comme thérapeutique, d’autant plus sévère qu’ il n’ a pas eu lieu sur terre, que “revisite” Plutarque, en les enrichissant pour ainsi dire de l’ argument d’affinité du Phédon: de même que, chez Platon, l’ âme est en danger de perdre son affinité avec l’invisible si l’attrait du plaisir la “cloue” au sensible et que, incapable de se détacher de ce monde, elle revient après la mort hanter les cimetières,92 de même ici, les âmes manifestent dans leur mouvement (ch. 23), leur transparence ou leurs meurtrissures (ch. 24), leurs couleurs (ch. 26) et la forme même de leur châtiment (ch. 30-31) ce qu’ elles sont vraiment. À travers ces visions successives, la diversité, qui est aussi au cœur du mythe du Phédon, ne cesse de s’enrichir. On part de la simple opposition, à l’ arrivée, entre l’ascension droite de celles qui s’élancent légères vers le haut et la course pénible et désordonnée des autres, qui fuient toute vue et tout contact,93 tandis que chez les pures règnent une parfaite cordialité et des échanges agréables.94 Un peu plus tard, un regard plus attentif permet de distinguer translucidité des unes et défauts des autres, qui se diversifient en meurtrissures, bigarrures et cicatrices que Thespésios ne sait pas encore interpréter (564D). Il lui faut les explications de son cousin, qui l’invite à jeter un nouveau regard et, en conclusion du passage sur les justicières, lie l’ apparence des âmes aux progrès du châtiment, attirant son attention sur la plus ou moins grande persistance des stigmates des passions (565B9-11). Chaque vice est alors associé à une teinte,95 sombre et sale pour la bassesse et la cupidité, rouge sang pour la cruauté, verdâtre pour l’intempérance, violet malsain pour la malveillance jalouse, tandis que leur disparition permet à l’âme de retrouver éclat et teinte uniforme (565C). Ce symbolisme atteint enfin son sommet dans le grand spectacle final, où chaque vice sécrète pour ainsi dire son châtiment.96 Ainsi les malveillants se retrouvent entrelacés comme des vipères et s’ entre-dévorent, 92 93

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Phd. 80E-81E et 83CD – de même, dans l’Érotikos, les âmes de ceux qui ont été trop attachés à l’ amour physique hantent les chambres des jeunes mariés. L’ opposition des âmes pures et impures se trouve dans le Phédon (108AC); l’absence de sociabilité des âmes mauvaises n’ est pas sans évoquer la “quarantaine” de l’âme coupable dans le même passage (108B3-9), à ceci près que, chez Platon, ce sont les autres qui fuient le criminel, alors qu’ ici ce sont les coupables qui se dérobent en proie à une terreur qui prolonge d’ une certaine manière leurs affaires terrestres (voir 554A10-B4, 555A6-B1 et 555F6-556A3). La description peut s’ inspirer des salutations décrites dans la République au moment du retour des âmes bienheureuses (614E). On trouve aussi un éventail des vices dans le Phédon (81E-82A), puis, “en fonction des similitudes avec leurs pratiques,” une mise en relation avec les réincarnations animales (82B). Le symbolisme des couleurs, qui remplace ici le symbolisme animal, permet de visualiser le processus de bout en bout, de l’ apparition du vice à sa répression. On a aussi une grande diversification à la fin du mythe du Phédon (113D1-114C6).

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“poussés par la rancune ou la malveillance qu’avait suscitées le mal fait ou subi au cours de leur vie” (567B9-10), tandis que les cupides sont plongés d’ abord dans un lac d’or bouillant, puis jetés dans du plomb glacé – le total opposé du métal pour lequel ils brûlaient de désir? –97 et enfin trempés dans un étang de fer, avant de changer de forme. De fait, ce changement que le délai divin leur a en vain laissé le temps d’opérer en cette vie98 leur est maintenant imposé dans la douleur et la description s’achève sur le spectacle du travail des ouvriers par lesquels les âmes sont “refaçonnées” (567E6) pour une seconde naissance, et sur l’évocation de Néron, le matricide, d’abord modelé en vipère et qui doit finalement “changer en une espèce plus paisible” (567F6). Dans ces visions saisissantes, que les lecteurs modernes ont souvent comparées à l’Enfer de Dante, il n’y a pas qu’imagination poétique : l’ image du mythe manifeste le rapport étroit qui unit attitude sur terre et rétribution céleste et donne à voir ce qui échappe à notre sensibilité terrestre. Le texte est ainsi sous-tendu par une conception philosophique de la nature de l’ âme et de ses rapports avec le corps. La chose est claire dès la libération du φρονοῦν de Thespésios, qui suppose une partie de l’âme, la plus liée au corps, restée comme à l’ancre dans celui-ci, et qui l’empêche de discerner l’ oracle d’ Apollon,99 et une autre, celle qui se dégage aussi dans le mythe de Timarque,100 faite pour la contemplation, pour peu qu’elle sache se garder de l’ influence du corps et de ces plaisirs. C’est ce que, sur un plan plus général, indique clairement le guide quand il explique l’origine des couleurs malsaines des âmes : “C’est là-bas 97

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On trouve cette antithèse entre or et plomb dans les Nuées (912-913); dans l’interprétation des rêves d’ Artémidore (1.31, 40 Pack), les dents de plomb signifient honte et déshonneur. L’ opposition du froid et du chaud se trouve dans le Phédon (113AC), à propos du Styx et du Pyriphlégéthon. Ch. 551E4 et tout le développement à partir de E6. 566D1-3 où la tension vers le corps et son nécessaire relâchement (οὐδὲ χαλᾷ) ont rarement été bien compris et rendus par les traducteurs. Autre réécriture du mythe d’ Er, que l’ on trouve dans le De genio (591D sq., trad. de J. Hani): “Toute âme participe à l’ Esprit (Νοῦς), aucune n’est privée de raison ni d’intelligence (ἄλογος δὲ καὶ ἄνους οὐκ ἔστιν), mais la partie de l’ âme qui est mêlée à la chair et aux passions, sous l’ effet des plaisirs et des souffrances, subit une altération et devient irrationnelle… la partie de l’ être immergée dans le corps, qui l’ entraîne, s’appelle âme, la partie inaccessible à la corruption est appelée esprit (νοῦς) par le commun des hommes qui croient que cet élément se trouve à l’ intérieur d’ eux-mêmes… mais les gens qui pensent juste sentent qu’ il est extérieur à l’ homme et l’ appellent daimôn.” Sur cette conception de l’âme, voir aussi F. Alesse, “La tripartizione dell’ uomo nel mito di Tespesio: la sua origine “socratica” e alcuni suoi effetti sulla filosofia del II sec D.C.,” in A. Pérez Jiménez (ed.), Estudios sobre Plutarco : Misticismo y religiones mistéricas en la obra de Plutarco. Actas del VII Simposio Español sobre Plutarco (Palma de Mallorca, 2-4 de noviembre de 2000) (Madrid: Ediciones Clásicas, 2001) 45-55.

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[sur terre] que la perversité de l’âme, bouleversée par les passions, et bouleversant à son tour le corps, produit ces couleurs” (565C7-9). Se retrouvent ainsi imprimées dans l’âme “la violence de l’ignorance et la trace de la luxure,” fruits d’une négligence coupable de la partie supérieure de l’ être (565D6-7). Voilà pourquoi il est si grave de ne pas être châtié sur terre: alors que dans l’ âme de ceux qui ont été réprimés, le mal n’a pas dépassé “la partie irrationnelle et passionnelle de l’âme” (567A), ceux où il s’est invétéré ont désormais jusqu’ à la partie supérieure et raisonnante de l’âme contaminée (567B). C’ est ce qui les condamne à une nouvelle réincarnation, vers laquelle les attirent soit un goût excessif de l’action, soit l’attrait du plaisir : au lieu d’ une vie contemplative, désormais possible à leur nous libéré, elles partiront revivre une vie pratique, consacrée à l’action, ou apolaustique, dédiée au plaisir, classification d’origine aristotélicienne qui inspire la fin du chapitre 26 et qu’ on peut lire comme une sorte de variation personnelle à partir des catégories d’ âmes du Phèdre.

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L’Hadès céleste et les relations entre hommes et dieux

Pour moins présente qu’elle semble a priori par rapport à la République, au Gorgias ou au Phédon, la référence au Phèdre ne doit pas être négligée dans ce mythe et elle constitue un bon point de départ pour apprécier les éléments de l’univers retenus par Plutarque. D’emblée, il est notable que la première vision “large” qui est donnée par le cousin101 est centrée sur l’ exécution des châtiments et non sur le système des planètes, comme dans la République, ou la géographie de la “grande terre,” comme dans le Phédon. Et la figure qui préside aux rétributions, Adrastée fille de Nécessité, pour prédestinée qu’ elle semble être à ce rôle par son nom qui en fait est “celle à qui l’ on ne peut échapper,” n’est pas sans évoquer aussi le Phèdre, où c’est par le décret d’ Adrastée que les âmes vont s’incarner (248C102). Leur destin est moins largement évoqué ici, mais cependant le travail des justicières débouche bien sur la réincarnation des âmes, incapables de se détacher du sensible, et l’ on pense d’ autant plus à l’ âme “gorgée d’ oubli et de vice, (qui) s’alourdit et, alourdie, perd ses ailes et tombe

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Si on laisse de côté l’ évocation liminaire du cadre astral et des espaces infinis où se meut désormais la pensée de Thespésios (563E) atteignant l’Hadès céleste. C’ est une autre fille de Nécessité, laquelle est présente au cœur de l’univers par son fuseau (R. 616D), Lachesis – dont le nom évoque précisément le lot – qui préside au choix des destinées dans le mythe d’ Er (ibid. 617D).

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sur terre” du Phèdre103 que Plutarque, toujours par les soins de l’ obligeant cousin, emmène aussitôt son héros aux bords du gouffre du Léthé, première étape d’une visite céleste dont la place centrale peut aussi s’ inspirer de la structure du Phèdre. Le lieu d’oubli est ici figuré par un vaste gouffre104 où sont réunis tous les prestiges du sensible qui font oublier à l’âme l’Intelligible. Plutarque s’ attache donc à peindre une sorte de locus amoenus superlatif, qu’ il compare aux grottes bachiques, lieu d’amollissement et d’ivresse. Il retrouve avec l’ ivresse une image platonicienne, que Platon employait dans le Phédon pour décrire l’ état de l’âme trop attachée au sensible105 et que Macrobe, un peu plus tard, utilise dans son Commentaire au Songe de Scipion lorsqu’ il évoque la descente de l’ âme à travers les sphères.106 L’exégète latin évoque alors les deux portes, porte des hommes, par où se fait la descente ici-bas, et porte des dieux, par où passent les âmes pour regagner le séjour de leur immortalité et les rangs des dieux : c’est ce qu’Homère a figuré dans son antre d’Ithaque, l’ antre des Nymphes (Od. 13.109-112), objet d’une monographie exégétique de Porphyre. Il est fort possible que Plutarque ait songé à cette interprétation pythagoricienne d’ Homère, possible aussi que “l’humidité” et l’ivresse associées à Dionysos l’ aient porté à penser plutôt à la réalité des antres bachiques qu’ au mythique antre des Nymphes. La dévalorisation du sensible qui leur est associée n’atteint cependant pas la figure même de Dionysos,107 dont Plutarque évoque la remontée dans le monde des dieux, ainsi que celle de sa mère Sémélé (566A1-3). Un tel

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247C7-9 : ὅταν δὲ… λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ, βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ – voir déjà en 247B la description du cheval rétif, ἐπὶ τὴν γῆν ῥέπων τε καὶ βαρύνων. Les gouffres ne manquent pas dans les mythes platoniciens: ouvertures d’où viennent et où repartent les âmes dans la République (614CD) ou encore gouffres souterrains du Phédon (111C), dont le plus grand est le Tartare des poètes (111E-112A); dans le De genio, Plutarque se contente de transposer dans le ciel un gouffre de l’Hadès assez banal (590F), tandis que, ici, au contraire, il repense la figure dans une perspective tout autre, comme l’ abîme de l’ incarnation. Phd. 79C: αὐτὴ πλανᾶται καὶ ταράττεται καὶ εἰλιγγιᾷ ὥσπερ μεθύουσα, ἅτε τοιούτων ἐφαπτομένη. 1.12.7 : “Lorsque donc l’ âme est entraînée vers le corps, elle commence dans cette première prolongation d’ elle-même à éprouver le désordre de la matière, c’est-à-dire l’afflux en elle de la ὕλη. C’ est cela que Platon a relevé dans le Phédon en disant que l’âme entraînée vers le corps vacille sous l’ effet d’ une ivresse inconnue (nova); il entendait par là qu’elle boit pour la première fois le flot de la matière dont elle est imprégnée et alourdie au cours de sa descente.” (trad. de M. Armisen-Marchetti). Comme beaucoup l’ ont pensé – dont, en dernier lieu, Görgemanns, Plutarch. Drei Religionsphilosophische Schriften, note ad loc.

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détail souligne la fonction de passage dévolue à ce lieu, sa situation intermédiaire entre les hauteurs intelligibles et l’ici-bas sensible. On reste toujours sur le même plan à l’étape suivante, lorsque, “après avoir parcouru une autre route aussi longue,” Thespésios aperçoit un mystérieux cratère, où trois non moins mystérieux démons mêlent des courants, blancs ou colorés (566B). On est dans le lieu du mélange et ce qui est ainsi préparé n’est autre que la matière des songes, où “simplicité et vérité se mêlent à tromperie et bigarrure” (565C8108). Il n’est ainsi plus question seulement du passage des âmes, mais d’un autre élément crucial dans les relations entre hommes et dieux, qui n’est pas sans accointance avec prévoyance et providence: la communication oraculaire. Trois sources, de valeur inégale, sont citées dans le texte, les songes, qui relèvent de la Nuit et de la Lune,109 l’ oracle d’ Apollon, que sa splendeur même rend invisible à l’âme du héros, l’ oracle de la Sibylle, qu’ il peut entendre – et qui elle-même tournoie à la surface de la Lune. Ainsi la description cosmique recule en arrière-plan pour laisser sur le devant de la scène cette manifestation de la Providence que sont les oracles et affirmer l’ absolue prééminence du Dieu de Delphes, celui-là même que Plutarque a choisi comme garant de l’immortalité de l’âme au cours de son argumentation. C’est en des lieux comme Delphes que la divinité, dont la perfection échappe à notre finitude, peut se faire sentir aux mortels, comme le suggère le dialogue, peut-être un peu plus tardif, des Oracles de la Pythie.110 Au-delà du sort des âmes, lié à leur conduite morale, s’esquisse ici une sorte de structure du monde, où l’on retrouve des réalités delphiques. Ainsi en est-il de Sémélé et Dionysos: Plutarque nous apprend lui-même ailleurs que l’ ascension de Sémélé était l’objet de fêtes secrètes à Delphes auxquelles présidaient les Thyiades111 et l’importance de Dionysos, second dieu après Apollon, occupant l’ un des deux frontons du temple et maître du sanctuaire pendant les trois mois d’hiver où Apollon s’en retirait, n’est plus à démontrer. Dans l’Epsilon cependant, où le jeune Plutarque la souligne (388E-389C), son maître Ammonios distingue fermement le Dieu lumineux qui a la plénitude de l’ être et ne connaît nulle dégénérescence et “l’autre dieu, ou plutôt le démon ayant pour domaine 108 109 110 111

Si l’ on voulait poursuivre avec les interprétations métaphysiques de l’ Odyssée, on pourrait penser au domaine des Songes, qui suit les Portes du Soleil (24.12). La lune tient précisément une place intermédiaire dans la cosmologie de Plutarque: voir sur ce point le mythe du De genio et le De facie. Voir infra ch. 11. Quaest. graec. 12, 293CD ; sur les Thyiades – dont la dédicataire du Sur Isis, Cléa, fut l’ archèis –, voir la mise au point prudente de M.C. Villanueva Puig, “À propos des thyiades de Delphes,” in L’ association dionysiaque dans les sociétés anciennes (Rome: École française de Rome, 1986) 31-51.

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la nature où se succèdent naissance et mort,” marqué par l’ obscurité, l’ Oubli, le Silence, “Prince de la Nuit sombre et du calme Sommeil” (394A6-10). C’ est aussi ce que fait ici le guide, en niant la commune appartenance de l’ oracle à Apollon et à la Nuit qu’a professée Orphée.112 Et, pour essayer de faire entrevoir à Thespésios l’oracle éblouissant du Dieu, il lui montre alors la colonne de lumière qui “à travers le sein de Thémis, rayonne sur le Parnasse” (566D). À ce paysage delphique, il faut ajouter la mention de la Sibylle, qui y avait aussi son rocher, quatrième étape de la périégèse du De Pythiae,113 dont les oracles constituent un autre lien avec la réalité contemporaine de Plutarque.

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Conclusion

Comme l’Érotikos, actualisation de la réflexion platonicienne sur l’ amour, cette actualisation de la réflexion sur la justice, intégrée à l’ intérieur de la problématique “hellénistique” plus large de la Providence, non seulement puise à toute la source platonicienne, indice d’une innutrition et d’ une réflexion personnelles qui ne sont pas que réécriture et mimèsis littéraires, mais elle ne se limite pas non plus à une discussion théorique entre philosophes. En témoignent le choix d’un dialogue plutôt que d’un traité polémique de “spécialiste” comme le sujet et sa définition – le point le plus scandaleux, qui ébranle le plus et met en cause la pistis, croyance / confiance en la Providence. La réflexion philosophique prend en compte aussi le retentissement affectif et existentiel de la question et les amis réfléchissent ensemble, sous la houlette de Plutarque, tout auréolé de son prestige de prêtre de Delphes, mais qui n’en oublie pas pour autant qu’ il est philosophe. On ne saurait réduire en effet le texte à une simple profession de foi pour non-philosophes: il y a une réfutation méthodique114 qui traque les contradictions de l’adversaire et en dénonce les inconséquences au nom de la vraisemblance, parfois avec une véhémence qui n’est pas sans rappel-

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Méautis, “L’apologétique de Delphes,” 310 souligne la portée de cette opposition entre la mantique de Delphes “expression de la vérité absolue,” et “la mantique que Plutarque attribue à la Sibylle et que nous avons appelée lunaire, ⟨laquelle⟩ avait quelque chose d’ équivoque et de trouble. Le souci trop grand apporté aux songes, au vol des oiseaux, à la consultation des entrailles des victimes, avait comme conséquence inéluctable une augmentation de la superstition. Plutarque en écrivant comme il fit, travailla, en fait, à une spiritualisation de la religion antique.” De Pyth. or. 398CE : on y retrouve les mêmes oracles qu’ici sur l’éruption du Vésuve. Sur les méthodes de réfutation, voir Babut, “Polémique et Philosophie dans deux écrits antistoïciens.”

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ler la diatribe,115 mais un Épictète ne montre-t-il pas avec évidence que de tels accents ont toute leur place dans l’arsenal d’une philosophie maîtresse de vie ? De même que le mythe d’Er implique, en même temps qu’ une conception de l’ ordre de l’univers et de la liberté humaine, une exhortation à pratiquer la philosophie, de même le De sera, tout en s’attachant à la cause finale, parle aussi de notre vie ici-bas: d’où la large part des analyses morales qui lui a valu d’ être rangé parmi les Ethica. Mais la conduite humaine, les affres du coupable sont, comme la justice, replacés dans une perspective plus large où Providence et immortalité de l’âme apparaissent comme des vérités fondamentales : vérités philosophiques ou religieuses? Le “ou” est ici inclusif : Platon comme Apollon, la pensée comme la tradition, vont dans le même sens et Plutarque aurait sans doute été surpris qu’on le suspectât de renoncer à la raison platonicienne pour l’irrationel des cultes. Il faut prendre très au sérieux la référence initiale à l’Académie et au maître: il ne s’agit pas de masquer une attaque qui, derrière le paravent des Épicuriens, s’en prendrait en réalité au scepticisme de l’ Académie,116 lequel n’est nullement synonyme d’ irréligion,117 il ne s’ agit pas non plus véritablement d’ utiliser la critique de notre faiblesse pour laisser la place à la tradition. Les deux s’épaulent mutuellement pour nous permettre d’approcher une divinité dont même le mythe, manifestation éclatante de la vérité des âmes, préserve l’inaccessibilité et qui néanmoins joue un rôle essentiel dans notre vie. Conduite humaine et direction divine sont inséparables et la communication entre hommes et dieux reste au cœur de la pensée du philosophe comme de la vie du prêtre, au point de s’inscrire “à l’ horizon du mythe,” dans la géographie céleste, au même titre que l’incarnation de l’ âme. Ainsi Plutarque, qui s’est donné ici le premier rôle, compose un dialogue complexe, où il réussit à intégrer, dans la partie “logique” comme dans la partie “mythique,” les deux dimensions, éthique et métaphysique, le cadre “large” de la Providence et 115 116 117

Vraisemblance et véhémence ne s’ excluent pas et les abondantes parataxes me semblent exercer une sorte de “contrainte logique” qui les associe assez bien. Voir supra n. 17. Sur ce point, voir Opsomer, “Divination and Academic ‘Scepticism’.” La même question s’ est posée pour Cicéron – Görgemanns, Plutarch. Drei Religionsphilosophische Schriften, 321 et n. 13, qui cite le Cotta du De natura Deorum, et C. Lévy, Cicero Academicus (Rome: École Française de Rome, 1992) 580 : “… il n’y a pas de contradiction entre les propos du philosophe et sa situation de pontife. La part accordée à une tradition particulière, l’ humilité à l’ égard du monde des dieux, la conscience de l’imperfection de la raison humaine sont en effet autant de points où s’ accorde en Cotta le Platonicien et le dignitaire de la religion romaine.” Sans doute la religion romaine et la “religiosité” de Cicéron sont-elles sensiblement différentes du culte d’ Apollon et de la profondeur des convictions religieuses de Plutarque, mais l’ attitude philosophique me semble fondamentalement la même.

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l’ exercice particulier de sa justice, la destinée des âmes et le vécu des hommes, le Dieu modèle platonicien et la divinité delphique. Le dialogue et l’ écriture du dialogue se font alors moyen de combler, autant que faire se peut, la distance entre hommes et dieux, ou plutôt de la reconnaître tout en essayant d’approcher au plus près le divin avec les moyens que nous donnent raison et imagination.

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Le De facie, en marge du Timée : De la physique à la métaphysique Parmi les dialogues philosophiques de Plutarque, le De facie quae in orbe lunae apparet est le seul qui prenne pour point de départ un phénomène physique, les taches qui apparaissent dans la lune et y dessinent un visage. Poser à son propos la question du passage “de la physique à la métaphysique,” c’ est ainsi non seulement prendre acte de la présence de deux parties dans le texte, comme l’ont fait tous ses lecteurs, mais aussi refuser une lecture analytique qui considère isolément physique, puis métaphysique,1 pour s’ attacher à l’ articulation des deux, et suivre à travers elle le développement de la réflexion, selon une méthode que j’ai déjà éprouvée pour d’autres dialogues philosophique comme l’ Érotikos ou De sera numinis vindicta.2 Il ne s’agit évidemment pas de chercher à “raccorder” à tout prix deux parties que Plutarque lui-même distingue formellement, mais de poser comme postulat de départ que, à ses yeux, ce qu’ il rédige constitue un essai cohérent sur le sujet, une totalité qui se déploie dans le mouvement même de la pensée. Il ne s’agit pas non plus de chercher l’ unité en quelque sorte “conceptuelle” du texte, comme ont pu le faire excellemment les spécialistes de philosophie que sont P.L. Donini3 et J. Opsomer,4 après H. Görge-

1 Particulièrement représentatif de cette tendance est le texte de la quatrième de couverture de A. Lernould (ed.), Plutarque. Le visage qui apparaît dans le disque de la Lune (Villeneuve d’ Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2013): “Le traité de Plutarque Sur le visage qui apparaît dans le disque de la lune (communément désigné par son titre latin en abrégé: De facie) comprend deux parties, une discussion sur la nature du visage que donne à voir la lune et un mythe final. La première partie est d’ un intérêt considérable pour l’histoire de l’ astronomie, de la cosmologie, de la géographie et de la catoptrique. Le fait que Képler a traduit et annoté ce traité atteste de la haute valeur scientifique de ce dernier. Quant au mythe final il constitue un document important pour notre connaissance de la démonologie et des théories de l’ âme dans la tradition platonicienne.” 2 Voir en part. ch. 1 et 9. 3 Le texte l’ a occupé de 1988 à 2011, date de la parution du volume du CPM : pour le détail, voir la bibliographie infra. 4 J. Opsomer ; je dois à l’ amitié de l’ auteur d’ avoir pu lire le texte avant publication; à défaut des pages, je renverrai aux intertitres. [EN : see J. Opsomer, “Why Doesn’t the Moon Crash into the Earth ? Different Brands of Teleology in Plutarch’s On the Face of the Moon,” in J. Rocca (ed.), Essays on the Teleological Tradition in Antiquity. Philosophical and Medical Approaches (Cambridge : Cambridge University Press, 2017) 76-91].

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_012

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manns, qui, il y a quarante ans déjà, soulignait l’ importance de la perspective téléologique,5 mais d’utiliser le cadre philosophique général par eux dégagé pour éclairer cette actualisation unique et particulière qu’ est le texte du De facie. Il me paraît donc nécessaire de poser en préambule ce qui est acquis après leurs travaux et ce qui suscite encore la discussion avant d’ entreprendre une lecture minutieuse, attentive aux articulations, narratives et argumentatives, du texte. Il est acquis que c’est la théorie de la double causalité6 qui constitue un des ferments essentiels d’unité: ce qui se présente comme une sorte de monographie sur la lune ne saurait être complet sans que soient pris en considération les deux grands types de causes, matérielles et finales,7 ce que le Timée appelle causes nécessaires et divines.8 À cette ample réflexion, le genre du dialogue offre un cadre favorable: la comparaison avec les Quaestiones convivales, où surgissent du contexte9 nombre de problèmes physiques ou physiologiques comparables au visage de la lune, le marque bien. Les convives s’ en tiennent alors le plus souvent aux causes les plus proches,10 avec, éventuelle-

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H. Görgemanns, Untersuchungen zu Plutarchs Dialog De facie in orbe lunae (Heidelberg: C. Winter, 1970) 78-82. Sur son importance, voir De def. or. 435E-436E ; Nic. 23.5; Per. 6; Quaest. conv. 8.3, 720D12E9 (infra n. 10) et, sur ses sources platoniciennes, Ti. 68E-69A (infra n. 8) et Phd. 97E, où Socrate attend qu’Anaxagore φράσειν πρῶτον μὲν πότερον ἡ γῆ πλατεῖά ἐστιν ἢ στρογγύλη, ἐπειδὴ δὲ φράσειεν, ἐπεκδιηγήσεσθαι τὴν αἰτίαν καὶ τὴν ἀνάγκην, λέγοντα τὸ ἄμεινον καὶ ὅτι αὐτὴν ἄμεινον ἦν τοιαύτην εἶναι· καὶ εἰ ἐν μέσῳ φαίη εἶναι αὐτήν, ἐπεκδιηγήσεσθαι ὡς ἄμεινον ἦν αὐτὴν ἐν μέσῳ εἶναι ; et le commentaire d’ Opsomer dans “Why Doesn’t the Moon Crash.” P.L. Donini, “I Fondamenti della Fisica e la teoria delle cause in Plutarco,” in I. Gallo (ed.) Plutarco e le scienze. Atti del IV Convegno plutarcheo (Genova – Bocca di Magra, 22-25 aprile 1991) (Geneva : Sagep, 1992) 99-120. Ti. 68E-69A : “Voilà bien pourquoi il faut distinguer deux espèces de causes: la nécessaire et la divine (τὸ μὲν ἀναγκαῖον, τὸ δὲ θεῖον). Et c’ est l’ espèce divine qu’il faut rechercher en toutes choses si on souhaite acquérir une vie de bonheur, dans la mesure où notre nature l’ admet ; quant à l’ espèce nécessaire, c’ est en vue des causes divines qu’il faut la chercher, en considérant que, sans causes nécessaires, il n’est possible ni d’appréhender les causes divines elles-mêmes, qui constituent les seuls objets de nos préoccupations ni ensuite de les comprendre ou d’ y avoir part en quelque façon” (traduction L. Brisson). Pour une liste (non exhaustive) de ces réactions à des événements extérieurs, S.T. Teodorsson, A Commentary on Plutarch’s Table Talks vol. 3 (Gothenburg: Acta Universitatis Gothoburgensis, 1996) 182, et, pour une réflexion sur les causes dans les Quaest. conv., Donini, “I Fondamenti della Fisica,” 107-113. La Question 8.3 (Pourquoi la nuit est plus sonore que le jour) constitue une exception remarquable, d’ autant plus que c’ est le maître de Plutarque, Ammonios, qui y évoque la cause finale, avant d’inviter les convives à examiner les causes physiques dans un style très caractéristique : “Pour moi, poursuivit-il, je pense que la Providence a bien fait les choses en ménageant à l’ ouïe une si grande acuité au moment où la vue ne nous sert plus à rien,

le “de facie”, en marge du “timée”

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ment, une recherche de l’ingéniosité et de la citation rare qui font de l’ exercice une manière de jeu de lettrés. Mais ici, la discussion, qui s’ appuie à la fois sur une conférence récente et sur le récit de Sylla, aborde la question dans toute son ampleur. C’est que, pour Plutarque, contrairement à nous, une démarche “scientifique,” comme le rappelle Donini, ne saurait se limiter à la réflexion physique: sans l’examen des causes finales il n’y a pas de véritable connaissance des fondements ultimes d’un phénomène, donc pas d’ épistèmè, autant qu’ il est possible à l’homme d’en avoir. Cependant, au cours du dialogue, les deux ordres ne sont pas étanches, et Opsomer, après Görgemanns, a souligné la présence de la téléologie dès le début de la discussion. Ce thème constitue sans conteste un précieux fil d’Ariane,11 mais où conduit-il? Pour essayer de cerner l’intention gnérale de Plutarque, qui ne peut être bien comprise qu’ en le situant dans sa conception du platonisme et dans le platonisme de son époque, Donini, poussant plus loin la réflexion sur les deux causes, a repris un rapprochement avec le De defectu oraculorum que D. Babut avait esquissé, mais sur le seul thème de la démonologie,12 et, l’enrichissant de quelques jeux d’ échos supplémentaires,13 a proposé surtout de mettre en regard les deux démarches pour lire en diptyque deux dialogues qui insisteraient tous deux sur le nécessaire équilibre à garder entre causes matérielles et causes finales. Ainsi le “problème réel” sous-tendant le De facie porterait sur les limites et les méthodes de la connaissance humaine lorsqu’elle s’applique à des objets complexes qui réclament de prendre en considération les deux niveaux, physique et métaphysique:14 il serait abordé ici à travers l’exemple de la lune, quand le De defectu

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ou à très peu de choses. De fait tout ce que l’ air, quand il s’obscurcit, “au cœur de la nuit solitaire et aveugle,” selon l’ expression d’ Empédocle, enlève à nos yeux leur perception, il nous le rend par les oreilles. Mais puisqu’il faut aussi découvrir les causes qui se réalisent par la nécessité naturelle et qu’il revient à qui étudie la nature d’examiner les principes matériels et organiques, qui de vous, dit-il, peut commencer et proposer une théorie plausible?” L’ordre du monde est aussi abordé en 2.3 (Lequel, de la poule ou l’œuf, a existé le premier), et en 8.9 (S’ il est possible que se forment de nouvelles maladies et par quelles causes). Voir déjà Babut, Plutarque et le stoïcisme, 120-131. Babut, Plutarque et le stoïcisme, 423-430, auquel renvoie Donini, Commentary and tradition, 102 n. 216. Donini, Commentary and Tradition, 93, sur les Îles des Bienheureux (De facie, 945D et De def. or. 419F-420A), et 97, sur les conclusions “non conclusives” des deux textes (De facie, 945D12-E1 et De def. orac. 438D) – point particulièrement important qui dénote un certain état d’ esprit commun, fortement marqué par la prudence de l’Académie, même s’il n’est pas de dialogue où prévale véritablement le dogmatisme: pour l’E, où une lecture dogmatique de l’ exposé final a parfois été proposée, voir la réfutation de M. Bonazzi, “L’offerta di Plutarco. Teologia e filosofia nel De E apud Delphos (capitoli 1-2),” Philologus 152 (2008) 205-211. Donini, Commentary and tradition, 90 : “A questo punto, i problemi relativi alla luna, alla

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oraculorum le fait à travers le phénomène de disparition des oracles. Plus précisément encore, il y aurait, entre la mise au point finale de Lamprias dans le De defectu oraculorum et le mythe de Sylla dans le De facie, un rééquilibrage inversé, la discussion ayant mis l’accent dans le premier sur la cause divine, tandis qu’au contraire, dans le second, la réflexion s’ est focalisée sur l’ aspect physique.15 Cette remarque souligne l’importance du mouvement d’ ensemble du dialogue, qu’il faut suivre pas à pas grâce à une lecture attentive à ce que la mise en œuvre littéraire – c’est-à-dire, le choix des interlocuteurs, les éléments de mise en scène, l’utilisation des souvenirs de la conférence récente ou encore, à l’intersection du littéraire et du philosophique, les références sporadiques au Timée, hypotexte majeur du dialogue –16 apporte au développement des thèmes et aux articulations de la pensée, à ce qu’ elle met en relief, aux détours qu’elle semble ménager, car lors même qu’il nous semble s’ écarter du sujet, peut-être Plutarque ne fait-il que le déployer dans toute son ampleur. Il paraît ainsi à propos de s’attacher particulièrement aux passages qui paraissent les plus difficiles à insérer dans la démarche générale avant de proposer quelques premières conclusions sur l’ensemble du texte et sa situation dans l’ œuvre de Plutarque.

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Logos et mythos : les deux parties du texte

Le début du dialogue est malheureusement perdu, mais au point où il commence, avec la mention, par Sylla, de (son) mythe17 qui ne sera plus mentionné avant le chapitre 24, on voit nettement se dessiner deux parties, inégales : une

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sua natura e alle sue funzioni, perdono la centralità che apparentemente hanno in una lettura che non sia assistita dal riferimento continuo ai caratteri generali e alle convinzioni basilari tipici del platonismo di Plutarco: il problema reale sotteso al de facie è invece quello dei limiti e dei metodi della conoscenza umana in casi che, legati a una base di questioni che interessano la fisicità, anche riviano a premesse di ordine metafisico;” voir aussi 96, sur l’ équilibre à maintenir “tra la fisicità e la materialità di questo mondo e dei suoi oggetti e l’ intelligibilità dei princìpi e delle cause divine che in ultima analisi questo mondo governano.” Donini, Commentary and tradition, 94-95 ; un autre élément du diptyque résiderait dans le traitement complémentaire de l’ aristotélisme (103-106). Son importance pour le mythe a été mis en lumière par W. Hamilton, “The Myth in Plutarch’s De Facie,” CQ 28 (1934) 24-30. Le texte est mal établi ; le ms E donne : Ὀαυνοσύλλας [ὀ μὲν οὖν Σύλλας B] ταῦτα εἶπε τῷ γὰρ ἐμῷ μύθῳ προσήκει κἀκεῖθέν ἐστι ; il suffit ici pour mon propos qu’il y ait une mention du mythe raconté à la fin du dialogue.

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première partie (2-23), que je dirais “argumentative,” et une seconde (24-30), “mythique,” plutôt que “physique” et “métaphysique,” à la fois pour transcrire plus fidèlement les termes grecs employés, logos et mythos; parce que, comme on l’a dit, les parties ne sont pas étanches et que l’ on trouve des éléments physiques ou métaphysiques en dehors de la partie qui leur est plus particulièrement consacrée;18 et parce que, aussi, ce choix tient compte de la différence dans la démarche cognitive qui se traduit par l’ emploi d’ énoncés différents. Le partage des deux parties se fait donc nettement au ch. 24 par la bouche de Lamprias, le narrateur: Pour nous, dis-je, nous avons rapporté tout ce qu’ a retenu notre mémoire de ce qui fut dit là-bas. Il est temps d’inviter aussi Sylla, ou plutôt de lui réclamer son récit, puisque, aussi bien c’est à cette condition qu’ il a été notre auditeur; aussi, si vous voulez bien, cessons notre promenade et installons-nous sur ces bancs pour lui offrir un auditoire assis.19 Le rappel de la conférence, qui a puisé dans la mémoire de Lucius et de Lamprias, est désormais parvenu à son terme, comme le marque bien l’ emploi du parfait (ἀπηγγέλκαμεν), et le passage au mythe de Sylla est présenté comme le prix de l’audition qu’il s’était engagé à payer, engagement qui a disparu du début, mutilé, de notre texte. Quelque mal établie que soit la première phrase, le passage apparaît clairement comme une sorte de palier après la présentation initiale,20 occasion à la fois d’annoncer le mythe, qui ne sera raconté qu’à partir du ch. 26, et d’introduire quelques considérations méthodologiques. Ces deux traits méritent commentaire. L’anticipation du mythe d’ abord est très remarquable et sans équivalent. Le seul texte où le récit ne suive pas immédiatement la mention d’un mythe, le De sera numinis vindicta, ne fait que mieux le souligner, puisque Plutarque, en réponse à une interruption

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Je préfère éviter aussi l’ opposition entre “science” et “mythe” qui apparaît dans le titre de P.L. Donini, “Il volto della luna : scienza e mito in Plutarco di Cheronea,” RSF 65 (2010) 391-422, même si le savant italien a très nettement posé ce qui sépare la science selon Plutarque de notre science, comme indiqué supra. 937C10-D4 : Ἡμεῖς μὲν οὖν, ἔφην, ὅσα μὴ διαπέφευγε τὴν μνήμην τῶν ἐκεῖ λεχθέντων, ἀπηγγέλκαμεν· ὥρα δὲ καὶ Σύλλαν παρακαλεῖν μᾶλλον δ’ ἀπαιτεῖν τὴν διήγησιν, οἷον ἐπὶ ῥητοῖς ἀκροατὴν γεγενημένον· ὥστε, εἰ δοκεῖ, καταπαύσαντες τὸν περίπατον καὶ καθίσαντες ἐπὶ τῶν βάθρων ἑδραῖον αὐτῷ παράσχωμεν ἀκροατήριον (toutes les traductions sont miennes et élaborées en vue de l’ édition dans la CUF). On pourrait peut-être y comparer l’ intervention d’ Olympichos dans le De sera (549B-D), qui met en lumière la portée et l’ enjeu du thème choisi par Patrocléas.

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d’Olympichos, y annonce dès le chapitre 18 qu’ il dispose, sur la question de l’ immortalité de l’âme, d’un logos qui peut être semblera mythos aux auditeurs,21 mais voulant d’abord “donner à son logos tout ce qu’ autorise la vraisemblance,”22 il ne commence le récit du mythe qu’au chapitre 22, sur les instances d’Olympichos:23 avec un délai de quatre chapitres, on est loin du “grand écart” de notre texte, où le mythe mentionné au chapitre 1 ne revient au devant de la scène qu’au chapitre 24. On entre alors dans un nouveau temps du dialogue, mais cette nette séparation s’accompagne aussi de traits parallèles très remarquables: formellement d’abord, là où la première partie s’ appuie sur une conférence récente, l’installation prônée par Lamprias transforme le récit de Sylla en une sorte de conférence faite devant un akroatèrion assis et attentif,24 mais surtout, dans les deux cas, l’intervention auprès de Lamprias, de Sylla au chapitre 1 pour savoir si la conférence a évoqué “ces opinions courantes que chacun a à la bouche à propos du visage de la lune,” de Théon au chapitre 24 à propos de l’existence d’habitants de la lune, retarde à chaque fois l’ entrée dans le sujet par une sorte de question préalable25 qui donne au frère de Plutarque l’occasion d’une rapide mise au point méthodologique. De nouveau, au-delà des difficultés de détail que présente l’identification des “opinions courantes,” des “théories plus insolites” ou des “dits des anciens” par lesquels se

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De sera num., 561B: ἔχω μέν τινα καὶ λόγον εἰπεῖν ἔναγχος ἀκηκοώς, ὀκνῶ δὲ μὴ φανῇ μῦθος ὑμῖν; ce type de déclaration a ses lettres de noblesse platonicienne: voir, par ex., Grg. 523A; même réticence de Simmias dans le De genio, après qu’il a fini sa propre démonstration (589F : ἃ δὲ Τιμάρχου τοῦ Χαιρωνέως ἠκούσαμεν ὑπὲρ τούτων διεξιόντος, οὐκ οἶδα μὴ μύθοις ⟨ὁμοιότερ’ ἢ⟩ λόγοις ὄντα σιωπᾶν ἄμεινον) ; Cléombrote dans le De defectu or. ajoute aussi en épilogue à son hypothèse démonologique les enseignements du Sage de la Mer Érythrée (420F : ἐπεὶ δὲ μύθων καὶ λόγων ἀναμεμιγμένων κρατὴρ ἐν μέσῳ πρόκειται καὶ ποῦ τις ἂν εὐμενεστέροις ἀκροαταῖς ἐπιτυχὼν ὥσπερ νομίσματα ξενικὰ τούτους δοκιμάσειε τοὺς λόγους;), οὐκ ὀκνῶ χαρίζεσθαι βαρβάρου διήγησιν ἀνδρός. De sera, 561B: ἐάσατ’, εἶπον, ἀποδοῦναί με τῷ λόγῳ τὸ εἰκός· ὕστερον δὲ τὸν μῦθον, ἐὰν δόξῃ, κινήσομεν, εἴ γε δὴ μῦθός ἐστιν. De sera num., 563B: Ἐπεὶ δὲ ταῦτ’ εἰπὼν ἐσιώπησα, διαμειδιάσας ὁ Ὀλύμπιχος· οὐκ ἐπαινοῦμέν σ’, εἶπεν, ὅπως μὴ δόξωμεν ἀφιέναι τὸν μῦθον ὡς τοῦ λόγου πρὸς ἀπόδειξιν ἱκανῶς ἔχοντος, ἀλλὰ τότε δώσομεν τὴν ἀπόφασιν, ὅταν κἀκεῖνον ἀκούσωμεν. Il y a une même installation sur la terrasse du sanctuaire de Delphes qui suspend la périégèse pour répondre à la question majeure de la (prétendue) disparition d’oracles en vers (De Pyth. or., 402BC), elle aussi différée (397E) ; on rapprochera encore de la présentation de l’ ultime intervention de Lamprias (De def. or., 431D), qui n’a pas pu développer ses idées comme il le souhaitait précédemment: Ἀλλὰ νῦν, ὁ Ἀμμώνιος ἔφη, καὶ σχολὴν ἄγοντας ἀκροατὰς ἔχεις καὶ προθύμους τὰ μὲν ζητεῖν, τὰ δὲ μανθάνειν… De facie, 920B : πρῶτον ἡδέως ἄν μοι δοκῶ πυθέσθαι / 937D: πρότερον δ’ ἂν ἡδέως ἀκούσαιμι…

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laisser enchanter quand les premières ne sont pas convaincantes,26 est affirmée nettement et fortement, au seuil de la discussion, la nécessité de “tout mettre en œuvre pour établir la vérité;”27 de même, la réponse du chapitre 24 s’ attache, avant de soutenir l’hypothèse d’habitants de la lune, à définir l’ équilibre qu’ il convient de garder en ces matières incertaines, entre dogmatisme rigide et incrédulité agressive:28 “Car véritablement il n’y a aucune différence entre ceux qui ont des convictions absolues en de telles matières et ceux qui leur vouent une hostilité et une défiance tout aussi absolues, et refusent d’ examiner posément ce qui est possible et envisageable.”29 Enfin on peut relever un dernier parallèle dans la structure des deux parties qui, elles-mêmes, se développent en deux temps: critique des théories des autres (929A), puis arguments en faveur de la nature terreuse de la lune (929B-23) – que, par commodité, je désignerai désormais, comme H. Görgemanns, par le synthétique Erdtheorie – dans la première partie, préambule sur les habitants de la lune (ch. 24-25), puis récit du mythe (ch. 26-30) dans la seconde.30

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La discussion: une première partie critique (929A)

Le premier temps de la partie argumentative, dominé par Lamprias, auquel vient sporadiquement s’adjoindre Lucius, se présente, grâce à la demande de Sylla, comme une sorte de doxographie, dans laquelle se succèdent une hypothèse non identifiée qui ferait de l’apparition d’ un visage dans la lune une illusion d’optique (ch. 2), puis la théorie de Cléarque de Soles, Péripatéticien hétérodoxe, qui introduit les problèmes de réflexion (ch. 3-4), la théorie stoïcienne qui met au premier plan la question de la substance de la lune (ch. 5-15),

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Longues discussions de Görgemanns, Untersuchungen zu Plutarchs Dialog De facie, 34-38, et Donini, Commentary and tradition, 13 et 19, ainsi que les notes ad loc. 250-252. 920C : διὰ πάντων τὴν ἀλήθειαν ἐξελέγχειν. Sur l’ importance d’ un équilibre à trouver dans le De Pyth. or. (entre le “rationalisme sceptique de l’ Épicurien Boéthos et la foi aveugle du Stoïcien Sarapion” dans ce texte), Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 202-212. 938C : Καὶ γὰρ ὡς ἀληθῶς τῶν σφόδρα πεπεισμένων τὰ τοιαῦτα διαφέρουσιν ⟨οὐδὲν⟩ οἱ σφόδρα δυσκολαίνοντες αὐτοῖς καὶ διαπιστοῦντες ἀλλὰ μὴ πράως τὸ δυνατὸν καὶ τὸ ἐνδεχόμενον ἐθέλοντες ἐπισκοπεῖν [οὐδὲν add. Dübner ; on pourrait aussi envisager τί διαφέρουσι…; mais le sens ne change pas]. Görgemanns, Untersuchungen zu Plutarchs Dialog De facie, 149-156, distingue A (= ch. 1), B (= 2-23, avec subdivisions, I [2-16a] et II [16b-23]), C (= 24-25) et D (= 26-30, avec subdivisions, I [26] et II [27-20]) ; nous sommes donc entièrement d’accord sur l’articulation, mais l’ enchaînement me paraît pouvoir être précisé.

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laquelle est aussi soulevée dans la théorie aristotélicienne (ch. 16), chacune de ces théories visant à l’explication des taches lunaires qui composent à nos yeux un visage. Quantitativement l’importance attachée à la réfutation de la théorie stoïcienne saute aux yeux, mais la forme littéraire la souligne encore, puisque Lamprias, après avoir rapporté les arguments opposés par “le compagnon,” auteur de la conférence, à la théorie de Cléarque31 se tourne vers Lucius pour l’engager à entamer l’exposé “positif” de “nos arguments”32 exposé qui ne commencera au bout du compte qu’en 929B. C’ est que, au lieu de s’ exécuter, Lucius réclame d’abord l’examen de la théorie stoïcienne “pour ne pas avoir l’ air d’offenser gravement Pharnace,”33 lequel riposte vertement à l’ attaque du compagnon que rapporte aussitôt Lamprias34 soulevant une question qui dépasse de loin les simples taches de la lune: le bouleversement de l’ ordre du monde dont se rendraient responsables les gens de l’ Académie, qu’ il somme de se défendre au lieu de s’en prendre aux autres pour mieux se dérober,35 ce qui n’empêche pas Lucius de se défendre en effet en retournant contre lui l’ accusation.36 Pour développer l’argumentation, il introduit alors les questions philosophiques du lieu et du mouvement naturels, repris d’ Aristote par le stoïcisme,37 et, au-delà, ou plutôt, à travers elles, c’ est l’ ordre du monde qui passe au premier plan: Lamprias, prenant la parole, y consacre un long exposé couvrant les chapitres 7 à 16, de nouveau justifié et souligné par la mise en scène. Il intervient en effet au chapitre 7, afin de laisser à Lucius le temps de réunir ses souvenirs pour répliquer à Pharnace, qui a maintenu sa théorie,38 et, lorsqu’il se tait, au chapitre 16, le texte indique de nouveau qu’ il se dispose à

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En réponse à la question d’ Apollonidès, 921B : ἀλλὰ πῆ τὸν ἔλεγχον αὐτῷ προσῆγε (sc. ὁ ἑταῖρος) ; l’ imparfait marque nettement que l’ on se reporte à la conférence passée. 921E : ἀλλ’ ⟨ἐάσωμεν ταῦτα, καὶ σὺ⟩ [add. Adler] πρὸς τὸν Λεύκιον ἔφην ἀποβλέψας, ‘ὃ πρῶτον ἐλέχθη τῶν ἡμετέρων’ ὑπόμνησον. 921EF : Καὶ ὁ Λεύκιος· ἀλλὰ μὴ δόξωμεν, ἔφη, κομιδῇ προπηλακίζειν τὸν Φαρνάκην, οὕτω τὴν Στωικὴν δόξαν ἀπροσαύδητον ὑπερβαίνοντες, εἰπὲ δή τι πρὸς τὸν ἄνδρα… 921F : ‘χρηστῶς γ’ ’, εἶπον, ὦ Λεύκιε, τὴν ἀτοπίαν εὐφήμοις περιαμπέχεις ὀνόμασιν· οὐχ οὕτω δ’ ὁ ἑταῖρος ἡμῶν… 922F : Καὶ ὁ Φαρνάκης ἔτι μου λέγοντος· τοῦτ’ ἐκεῖνο πάλιν, εἶπεν, ἐφ’ ἡμᾶς ἀφῖκται τὸ περίακτον ἐκ τῆς Ἀκαδημείας… ἐμὲ δ’ οὖν οὐκ ἐξάξεσθε τήμερον εἰς τὸ διδόναι λόγον ὧν ἐπικαλεῖτε τοῖς Στωικοῖς, πρὶν εὐθύνας λαβεῖν παρ’ ὑμῶν ἄνω τὰ κάτω τοῦ κόσμου ποιούντων. 923A : Καὶ ὁ Λεύκιος γελάσας… οἱ δὲ γῆν ὑποτιθέμενοι τὴν σελήνην, ὦ βέλτιστε, τί μᾶλλον ὑμῶν ἄνω τὰ κάτω ποιοῦσι τὴν γῆν ἱδρυόντων ἐνταῦθα μετέωρον ἐν τῷ ἀέρι… [EN : J. Opsomer, “Is Plutarch Really Hostile to the Stoics?,” in T. Engberg-Pedersen (ed.), From Stoicism to Platonism: The Development of Philosophy, 100 BCE – 100 CE (Cambridge: Cambridge University Press, 2017) 296-321.] 923F : πρὸς τοῦτ’ ἐγὼ τῷ Λευκίῳ χρόνον ἐγγενέσθαι βουλόμενος ἀναμιμνησκομένῳ…

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passer la parole à Lucius pour développer la partie positive,39 mais de nouveau celle-ci est différée par l’intervention d’Aristote, dont le nom dit assez les choix philosophiques et qui réclame l’examen de la théorie péripatéticienne qui attribue à la lune mouvement circulaire et nature éthérée (928E). Ces deux retards successifs forment un ensemble qui mérite un examen plus détaillé. L’intervention de Lamprias, où le thème particulier du visage de la lune s’ efface au profit de l’ordre de monde,40 tandis que disparaît aussi toute référence à la conférence du compagnon,41 constitue la première mention de la cause finale et de la nécessaire intervention de la Providence – qui n’aurait rien à faire si tout était naturellement à sa place. Elle seule peut faire prévaloir le principe du meilleur, en vertu duquel un élément peut se trouver là où la nature ne le mettrait pas, parce que c’est le meilleur endroit dans l’ intérêt du tout: on reconnaît le principe du meilleur mis en avant dans le Phédon ou le Timée.42 Aussi n’est-il guère étonnant qu’on y rencontre la première citation du Timée, pour qualifier le chaos auquel risquent de ramener les théories stoïciennes, comme au temps où toutes choses “étaient dans l’ état où se trouve tout ce dont la divinité est absente, selon l’expression de Platon.”43 Cette vision large, qui inscrit le problème de la substance de la lune dans une conception d’ensemble du cosmos, amène aussi, au-delà de l’ apparence offerte par la lune, à envisager pour la première fois sa fonction – c’ est-à-dire la fin pour laquelle elle a été formée – et Lamprias recourt alors à une analogie avec le microcosme que constitue le corps humain: Et la lune, située entre soleil et terre, comme entre cœur et intestins le foie ou quelque autre viscère mou, répartit ici la chaleur solaire d’en haut et renvoie les exhalaisons d’ici-bas qu’elle a subtilisées à son niveau par une forme de digestion et de purification. Quant à l’ existence d’ autres fins que sa matière terreuse et solide pourrait aussi servir, nous n’en sommes pas sûrs, mais en tout c’est le meilleur qui prédomine sur le nécessaire.44

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928D : Λεχθέντων δὲ τούτων κἀμοῦ τῷ Λευκίῳ τὸν λόγον παραδιδόντος ἐπὶ τὰς ἀποδείξεις βαδίζοντα τοῦ δόγματος, Ἀριστοτέλης μειδιάσας… Il ne reapparaît pas avant la réponse à Aristote (928F): ἀλλ’ ἵνα τὰς ἄλλας ἀνωμαλίας καὶ διαφορὰς ἀφῶμεν, αὐτὸ τοῦτο τὸ διαφαινόμενον πρόσωπον πάθει τινὶ τῆς οὐσίας ἢ ἀναμίξει πως ἑτέρας ἐπιγέγονε. Elle réapparaît avec la théorie aristotélicienne, dans la question posée par Aristote (16. 928E) : εἰ δ’ ἔστι τις ὁ λέγων κύκλῳ τε κινεῖσθαι κατὰ φύσιν τὰ ἄστρα καὶ πολὺ παρηλλαγμένης οὐσίας εἶναι τῶν τεττάρων, οὐδ’ ἀπὸ τύχης ἦλθεν ἐπὶ μνήμην ὑμῖν; Voir supra n. 6 et n. 8. 926F (= Ti. 53B). 928C : σελήνη δ’ ἡλίου μεταξὺ καὶ γῆς ὥσπερ καρδίας καὶ κοιλίας ἧπαρ ἤ τι μαλθακὸν ἄλλο

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Conformément au contexte, Lamprias s’en tient à une fonction cosmique, mais il laisse ouvertes d’autres possibilités et se contente pour l’ instant de réaffirmer le principe platonicien de prédominance du meilleur sur le nécessaire.45 On a là, à n’en pas douter, un jalon qui prépare la seconde partie, où s’ épanouira la réflexion sur la fonction de la lune,46 mais on aurait tort de n’y rien voir de plus: c’st la portée même de la discussion qui est mise en lumière, l’ enjeu ultime de ce qui initialement n’est qu’un phénomène curieux et limité, celui des taches lunaires. Plus qu’un jalon, Plutarque donne ici l’ élément fondamental de toute démarche philosophique, qui se doit de mesurer les enjeux d’une question et de la replacer dans un cadre plus large :47 à quelle condition puis-je dire cela? quelles conséquences a mon affirmation ? Et, en l’ espèce ici, est-elle compatible avec l’ordre du monde – tel que le voient les Platoniciens, s’entend? C’est dans l’horizon plus large ainsi dessiné que se place l’ intervention d’Aristote, qui prend acte de la réfutation de la théorie stoïcienne,48 mais demande l’examen de celle d’Aristote. Lucius, refusant d’ entrer dans une discussion plus large, se recentre sur la question du visage de la lune et rejette l’hypothèse d’une nature éthérée parce qu’ une lune “tachée” ne pourrait être faite que d’un éther dégradé, d’où il conclut, en pesant et opposant les hypothèses et leurs conséquences:

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σπλάγχνον ἐγκειμένη τήν τ’ ἄνωθεν ἀλέαν ἐνταῦθα διαπέμπει καὶ τὰς ἐντεῦθεν ἀναθυμιάσεις πέψει τινὶ καὶ καθάρσει λεπτύνουσα περὶ ἑαυτὴν ἀναδίδωσιν. εἰ δὲ καὶ πρὸς ἄλλα τὸ γεῶδες αὐτῆς καὶ στερέμνιον ἔχει τινὰ πρόσφορον χρείαν, ἄδηλον ἡμῖν. ἐν παντὶ δὲ κρατεῖ τὸ βέλτιον τοῦ κατηναγκασμένου. Dans le détail, on peut noter que la formule finale ἐν παντὶ δὲ κρατεῖ τὸ βέλτιον τοῦ κατηναγκασμένου fond en quelque sorte les deux grands appuis platoniciens, Phédon 97E pour l’ affirmation du principe du meilleur et Ti. 69A (supra n. 8) pour la nécessité. Et c’ est par la fonction cosmique que, de nouveau, l’ on commence (938E) avant de déboucher, dans le mythe, sur la fonction ontologique. C’ est à quoi Plutarque est attentif dans ses dialogues; dans le De sera num., le lien entre délais de la justice divine et mise en cause de la Providence est immédiatement souligné par Olympichos après que Patrocléas a proposé de traiter des délais de la justice divine (549B), cadre large que confirme la référence au paradigme divin au début de la réponse de Plutarque (550DE) ; dans l’Érotikos, Plutarque indique à Pemptidès, au début de sa réponse, le danger “d’ébranler les fondements inébranlables de notre conception des dieux” (Αmatorius, 756B) et conséquemment, comme le montrera la suite, de ruiner le rôle médiateur de l’ amour mystagogue (764E-765A); enfin dans le De Pyth. or. et le De def. or., il faut, à propos de la piètre qualité poétique des oracles ou de leur disparition, bien distinguer ce qui relève du dieu et ce qui tient aux causes secondes, car l’affirmation d’un déclin risque de supprimer la divinité de l’ ordre des causes (De def. or., 413D et 435DE, De Pyth. or. 402E). 928DE : Μαρτύρομαι, εἶπεν, ὅτι τὴν πᾶσαν ἀντιλογίαν πεποίησαι [nouveau parfait] πρὸς τοὺς αὐτὴν μὲν ἡμίπυρον εἶναι τὴν σελήνην ὑποτιθεμένους, κοινῇ δὲ τῶν σωμάτων τὰ μὲν ἄνω τὰ δὲ κάτω ῥέπειν ἐξ ἑαυτῶν φάσκοντας.

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En somme, mon cher Aristote, si, en tant que terre elle apparaît comme une chose très belle, vénérable et parfaitement ordonnée, comme astre ou lumière ou quelque corps divin et céleste, je crains qu’ elle ne soit informe, laide et ne souille sa noble dénomination.49 Cette mise en concurrence de deux solutions accentue un autre point important, la divinité des astres et de la lune, qui ne saurait être négligée dans l’ examen d’un problème physique touchant à ce vivant parfait qu’ est l’ univers. Ainsi si l’on synthétise tout le chemin de ce premier moment de la discussion, on est parti du plus limité, une illusion d’optique, pour finir par inscrire la question dans sa dimension la plus large, à l’intérieur du cosmos, avec la lune comme élément divin.

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Le second temps de la discussion: arguments en faveur de l’Erdtheorie (929B-23)

Dans le second temps, la démonstration “positive” de l’ Erdtheorie, qui est aussi beaucoup plus “technique,” fondée sur les effets de la lumière solaire, de la réflexion ou le phénomène des éclipses,50 la parole se partage entre Lucius (16-19), qui reprend des objections faites durant la conférence, et Lamprias, qui répond à des objections nouvelles de Pharnace et d’ Apollonidès51 (21-22) avant de soulever lui-même celle qu’il estime la plus importante – la raison pour laquelle le soleil ne se reflète pas dans la lune, alors que, normalement, ceux qui se tiennent dans la zone des rayons réfléchis réussissent à voir non seulement l’objet éclairé, mais aussi la source de la lumière (23). Sans entrer dans le détail du contenu de la discussion,52 on peut relever que Lucius, entre deux mentions de la conférence, aux chapitres 17 et 20,53 développe lui-même, selon

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929A : ὅλως γάρ, ὦ φίλε Ἀριστότελες, γῆ μὲν οὖσα πάγκαλόν τι χρῆμα καὶ σεμνὸν ἀναφαίνεται καὶ κεκοσμημένον, ὡς δ’ ἄστρον ἢ φῶς ἤ τι σῶμα θεῖον καὶ οὐράνιον δέδια μὴ ἄμορφος ᾖ καὶ ἀπρεπὴς καὶ καταισχύνουσα τὴν καλὴν ἐπωνυμίαν… La référence au Timée concerne alors la catoptrique et les miroirs (46B cité en 930BC: ὧν τῆς γενέσεως τὴν αἰτίαν Πλάτων ἀποδίδωσιν. Εἴρηκε κτλ.). 933F : Εἰπόντος δὲ τοῦτο τοῦ Λευκίου συνεξέδραμον ἅμα πως τῷ ⟨λέγειν⟩ ὅ τε Φαρνάκης καὶ ὁ Ἀπολλωνίδης. Görgemanns, Untersuchungen zu Plutarchs Dialog De facie, 149-156, pour un résumé du contenu. En 929E, Sylla introduit l’ objection par ὃ δ’ ἰσχυρότατόν ἐστι τῶν ἀντιπιπτόντων, πότερον ἔτυχέ τινος παραμυθίας ἢ παρῆλθεν ἡμῶν τὸν ἑταῖρον; puis en 932D, le développement sur les éclipses est lancé par une question de Lucius à Lamprias, Ἀλλὰ τί δή, ἔφη, μετὰ τοῦτο

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un procédé cher aux Platoniciens, des analogies montrant que terre et lune se comportent de manière semblable comme “patientes” de la lumière solaire,54 et comme agents,55 ce qui l’amène à rapprocher ce que produisent l’ ombre de la terre (la nuit) et l’ombre de la lune (l’éclipse de soleil). C’ est sur l’ éclipse qu’il s’étend ensuite, d’où il tire une conclusion qui va ranimer la combativité du stoïcien Pharnace: Il faudrait donc (sc. dans l’hypothèse des adversaires) que la lune se montrât éclatante dans l’ombre à de tels intervalles; mais au contraire, dans l’ombre, elle s’éclipse et perd sa lumière, pour la retrouver une fois sortie de l’ombre et l’on peut ajouter qu’elle se montre souvent de jour, en corps qui est tout, plutôt qu’igné et semblable aux astres.56 La protestation de Pharnace amène alors des objections omises dans la conférence, et, à la suite de P.L. Donini,57 je soulignerais l’ importance du chapitre 21, qui commence le chemin vers le mythe final. Pour réfuter que le halo coloré qui apparaît même dans l’éclipse soit, comme le soutient Pharnace, une preuve de la nature ignée de la lune, dont on verrait là la couleur unique et propre, Lamprias se réfère explicitement au mythe du Phédon: la lune n’a pas qu’ une couleur, mais elle ressemble plutôt à la vraie terre pleine de couleurs qu’ évoque Socrate, peut-être en songeant à elle.58 En tout cas l’Erdtheorie ne contrevient nullement à la divinité de la lune et Lamprias le redit, faisant écho aux propos que Lucius tenait à Aristote en conclusion de la première partie, en y ajoutant un léger “coup de griffe” aux Stoïciens: “… la lune ne perd certes pas le

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τῶν τεκμηρίων ἐλέχθη; deux autres références permettent d’économiser un exposé, déjà fait durant la conférence (929B : ὁ μὲν οὖν ἑταῖρος ἐν τῇ διατριβῇ τοῦτο δὴ τὸ Ἀναξαγόρειον ἀποδεικνύς, ὡς ἥλιος ἐντίθησι τῇ σελήνῃ τὸ λαμπρόν, ηὐδοκίμησεν· ἐγὼ δὲ ταῦτα μὲν οὐκ ἐρῶ, ἃ παρ’ ὑμῶν ἢ μεθ’ ὑμῶν ἔμαθον, ἔχων δὲ τοῦτο πρὸς τὰ λοιπὰ βαδιοῦμαι, et 933C, παρίημι δ’ ὅσα χωρὶς ἰδίᾳ πρὸς τὰς βάσεις καὶ ⟨τὰς⟩ διαφορήσεις ἐλέχθη). 931CD : Δότε δή μοι γεωμετρικῶς εἰπεῖν πρὸς ἀναλογίαν ὡς, εἰ τριῶν ὄντων οἷς τὸ ἀφ’ ἡλίου φῶς πλησιάζει, γῆς σελήνης ἀέρος, ὁρῶμεν οὐχ ὡς ὁ ἀὴρ μᾶλλον ἢ ὡς ἡ γῆ φωτιζομένην τὴν σελήνην, ἀνάγκη φύσιν ἔχειν ὁμοίαν ἃ τὰ αὐτὰ πάσχειν ὑπὸ τοῦ αὐτοῦ πέφυκεν – analogie dont Lamprias attribue la paternité à Lucius (931C : καλῷ λόγῳ καλὴν ἀναλογίαν προσέθηκας). 931C : οὐκοῦν, ἔφη, καὶ δεύτερον ἀναλογίᾳ προσχρηστέον, ὅπως μὴ ⟨τῷ⟩ τὰ αὐτὰ πάσχειν ὑπὸ τοῦ αὐτοῦ μόνον ἀλλὰ καὶ τῷ ταὐτὰ ποιεῖν ταὐτὸν ἀποδείξωμεν τῇ γῇ τὴν σελήνην προσεοικυῖαν. 933EF : ἔδει τοίνυν διὰ τοσούτων χρόνων φαίνεσθαι τὴν σελήνην ἐν τῇ σκιᾷ λαμπρυνομένην· ἡ δ’ ἐν ⟨τῇ σκιᾷ⟩ μὲν ἐκλείπει καὶ ἀπόλλυσι τὸ φῶς, ἀναλαμβάνει δ’ αὖθις, ὅταν ἐκφύγῃ τὴν σκιάν, καὶ φαίνεταί γε πολλάκις ἡμέρας, ὡς πάντα μᾶλλον ἢ πύρινον οὖσα σῶμα καὶ ἀστεροειδές. Donini, “Il volto della luna.” 934F : Τὴν δὲ σελήνην οὐκ εἰκὸς ὥσπερ τὴν θάλασσαν μίαν ἔχειν ἐπιφάνειαν, ἀλλ’ ἐοικέναι μάλιστα τῇ γῇ τὴν φύσιν, ἣν ἐμυθολόγει Σωκράτης ὁ παλαιός (= Phd. 110B).

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prix attaché à sa réputation ni son caractère divin, pour être considérée par les hommes comme une terre ⟨céleste et⟩ sacrée plutôt que comme un feu trouble, comme le disent les Stoïciens, et plein de dépôt.”59 Et il s’ appuie alors sur les rites opposés des Grecs et des Barbares pour affirmer la meilleure reconnaissance de la divinité de la lune induite par l’Erdtheorie : Sans doute le feu reçoit des honneurs barbares chez les Mèdes et les Assyriens… mais c’est le nom de la terre qui est cher à tout Grec et a pour lui du prix, et c’est pour nous une tradition ancestrale de la vénérer comme tout autre dieu. Et loin s’en faut que nous, hommes, nous imaginions que la lune, qui est une terre céleste, soit un corps inanimé, privé d’intelligence et sans part à ce qu’il convient d’offrir en prémices aux dieux.60 Reste à en tirer les conséquences pour le problème particulier du visage de la lune, ce qui donne l’occasion d’une première esquisse du paysage lunaire: “aussi n’imaginons pas commettre une faute en posant qu’ elle est une terre et que, pour ce visage qu’elle montre, de même que notre terre a de grandes golfes, de même elle est fendue de gouffres et de failles profondes…,”61 esquisse qui va se préciser dans la partie mythique, où l’Erdtheorie permet d’ effectuer la transition.

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En préambule à la partie mythique (24-25)

L’Erdtheorie risque en effet d’être remise en question si la lune ne peut être habitée: c’est du moins ce que suggère Théon le professeur de littérature62 dans l’ échange, inattendu, qui sert de préambule à la partie mythique et retarde 59 60

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935B : … τό γε μὴν τίμιον οὐκ ἀπόλλυσι τῆς δόξης οὐδὲ τὸ θεῖον ἡ σελήνη, γῆ τις ⟨ὀλυμπία καὶ⟩ ἱερὰ πρὸς ἀνθρώπων νομιζομένη μᾶλλον ἢ πῦρ θολερόν, ὥσπερ οἱ Στωικοὶ λέγουσι, καὶ τρυγῶδες. 935BC : Πῦρ μέν γε παρὰ Μήδοις καὶ Ἀσσυρίοις βαρβαρικὰς ἔχει τιμάς… τὸ δὲ γῆς ὄνομα παντί που φίλον Ἕλληνι καὶ τίμιον, καὶ πατρῷον ἡμῖν ὥσπερ ἄλλον τινὰ θεῶν σέβεσθαι. Πολλοῦ δὲ δέομεν ἄνθρωποι τὴν σελήνην, γῆν οὖσαν ὀλυμπίαν, ἄψυχον ἡγεῖσθαι σῶμα καὶ ἄνουν καὶ ἄμοιρον ὧν θεοῖς ἀπάρχεσθαι προσήκει. 935C : … ὥστε μηδὲν οἰώμεθα πλημμελεῖν γῆν αὐτὴν θέμενοι, τὸ δὲ φαινόμενον τουτὶ πρόσωπον αὐτῆς, ὥσπερ ἡ παρ’ ἡμῖν ἔχει γῆ κόλπους τινὰς μεγάλους, οὕτως ἐκείνην ἀνεπτύχθαι βάθεσι μεγάλοις καὶ ῥήξεσιν… Son intervention est en parfait accord avec sa spécialité et l’on voit mal pourquoi, contre les habitudes mêmes de Plutarque qui n’a pas pour usage de travestir ses personnages, J. Delattre, “À propos du contenu astronomique des parties dialoguées du De facie de Plutarque,” in A. Lernould (ed.), Plutarque. Le visage qui apparaît, 103-115, veut absolument y voir un masque de l’ astronome Théon de Smyrne.

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le récit en demandant que soit traitée la question non de l’ existence d’ habitants de la lune, mais de la possibilité d’y habiter,63 qu’ il rattache aussitôt à l’Erdtheorie: Car si ce n’est pas possible, il n’y a pas non plus de raison que la lune soit une terre; elle semblera en effet avoir été faite sans but et en vain, ne produisant pas de fruit et ne fournissant à des hommes ni séjour, ni naissance ni nourriture: ce pourquoi nous disons que la nôtre a été constituée, selon les termes de Platon (= Tim 40B), pour être “notre nourrice et du jour et de la nuit l’exacte gardienne et ouvrière.”64 Après la césure du mythe, on a là un élément qui établit une certaine continuité, en renouant avec le thème majeur, mais qui induit aussi une modification sensible des priorités et met au premier plan la cause finale : la lune ne saurait avoir été faite “en vain,” sans fin, c’est-à-dire sans fonction, et c’ est bien aussi le premier point que reprendra Lamprias.65 Ce changement de focalisation s’accompagne aussi d’ une modification de la forme et du registre dans lequel puise la réflexion, comme le suggère la dernière phrase de l’introduction: “Tu vois que l’on dit bien des choses sur le mode plaisant comme sur le mode sérieux à leur sujet.”66 Plus encore que l’ identification des propos “pour rire” ou sérieux tenus sur le sujet, ouvrages romanesques comme les Merveilles d’au-delà de Thulé pour les premiers, théories pythagoriciennes pour les seconds,67 plus encore que la coquetterie littéraire qui sied à un grammatikos, c’est l’association du “plaisant” et du “sérieux” qui doit ici retenir l’attention. C’est sur elle que Lamprias ouvre sa réponse : “C’est de la plus belle manière, dis-je, oui, de la meilleure, que tu as défroncé nos sourcils par ce propos plaisant, nous donnant par là l’audace de répondre, sans envisager d’être soumis à un examen trop âpre et rigoureux.”68 Il recourt ainsi à

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937D : ἐγώ τοι, ὦ Λαμπρία, εἶπεν, ἐπιθυμῶ μὲν οὐδενὸς ἧττον ὑμῶν ἀκοῦσαι τὰ λεχθησόμενα, πρότερον δ’ ἂν ἡδέως ἀκούσαιμι περὶ τῶν οἰκεῖν λεγομένων ἐπὶ τῆς σελήνης, οὐκ εἰ κατοικοῦσί τινες ἀλλ’ εἰ δυνατὸν ἐκεῖ κατοικεῖν. 937DE : Εἰ γὰρ οὐ δυνατόν, ἄλογον καὶ τὸ γῆν εἶναι τὴν σελήνην. Δόξει γὰρ πρὸς οὐθὲν ἀλλὰ μάτην γεγονέναι μήτε καρποὺς ἐκφέρουσα μήτ’ ἀνθρώποις τισὶν ἕδραν παρέχουσα καὶ γένεσιν καὶ δίαιταν· ὧν ἕνεκα καὶ ταύτην γεγονέναι φαμὲν κατὰ Πλάτωνα ‘τροφὸν ἡμετέραν ἡμέρας τε καὶ νυκτὸς ἀτρεκῆ φύλακα καὶ δημιουργόν’. 938D : Εὐθὺς οὖν τὸ πρῶτον οὐκ ἀναγκαῖόν ἐστιν, εἰ μὴ κατοικοῦσιν ἄνθρωποι τὴν σελήνην, μάτην γεγονέναι καὶ πρὸς μηθέν. 937E : ὁρᾷς δ’ ὅτι πολλὰ λέγεται καὶ σὺν γέλωτι καὶ μετὰ σπουδῆς περὶ τούτων. Plac. Phil. 892A. 938C : Ταῦτα τοῦ Θέωνος εἰπόντος ⟨‘κάλλιστά⟩ γε’ ἔφην ‘καὶ ἄριστα τῇ παιδιᾷ τοῦ λόγου τὰς

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une notion, la paidia, qui n’est pas sans lien avec le mythe platonicien, comme le montre, en particulier, le Timée où l’on lit, à propos des mythes vraisemblables: ce type de récit donne à tout homme, qui, par manière de relâche, laissant de côté les discours relatifs aux réalités qui toujours sont et considérant le vraisemblable qui s’attache au devenir, goûte un plaisir sans remords, la possibilité de mettre dans sa vie un moment de récréation modérée et raisonnable.69 On quitte ainsi insensiblement le domaine de la démonstration physique pour s’ engager sur un autre terrain, plus incertain, où il s’ agit de tracer un chemin entre dogmatisme absolu et scepticisme intégral. Lamprias continue à y faire grand usage du possible – qui est l’objet même de la question –70 et du vraisemblable71 ou encore à dénoncer les inconséquences des adversaires,72 mais sans plus pouvoir appuyer ses hypothèses sur l’observation,73 comme c’ était le cas pour les théories physiques touchant lumière, phases de la lune et éclipses.74

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ὀφρῦς ⟨ἡμῶν καθῆκας· δι’⟩ ἃ καὶ θάρσος ἡμῖν ἐγγίνεται πρὸς τὴν ἀπόκρισιν, μὴ πάνυ πικρὰν μηδ’ αὐστηρὰν εὐθύνην προσδοκῶσι.’ Ti. 59D : ἣν (sc. τὴν τῶν εἰκότων μύθων ἰδέαν) ὅταν τις ἀναπαύσεως ἕνεκα τοὺς περὶ τῶν ὄντων ἀεὶ καταθέμενος λόγους, τοὺς γενέσεως πέρι διαθεώμενος εἰκότας ἀμεταμέλητον ἡδονὴν κτᾶται, μέτριον ἂν ἐν τῷ βίῳ παιδιὰν καὶ φρόνιμον ποιοῖτο (trad. de L. Brisson); voir aussi Plt. 268DE, préambule à un mythe où précisément intervient Cronos, dont le rôle n’est pas négligeable non plus dans le mythe de Sylla, engageant à prendre une “autre voie… en y versant quelque chose qui tient du jeu” (σχεδὸν παιδιὰν ἐγκερασαμένους), ce qui revient à “ajouter un bon morceau d’ un grand mythe” (συχνῷ… μέρει… μεγάλου μύθου προσχρήσασθαι). Sur jeu et mythe, L. Brisson, Platon, les mots et les mythes (Paris: Maspero, 1982) 94-96 et 103-105. 937D : εἰ δυνατὸν ἐκεῖ κατοικεῖν avec la conséquence εἰ γὰρ οὐ δυνατόν… et 938C: πράως τὸ δυνατὸν καὶ τὸ ἐνδεχόμενον… ἐπισκοπεῖν; on trouve ensuite 938E: οὐδὲν οὖν κωλύει; 938F: τῶν γ’ εἰρημένων οὐδέν, ὦ φίλε Θέων, ἀδύνατον δείκνυσι τὴν λεγομένην ἐπ’ αὐτῆς οἴκησιν; à comparer en 1e partie à 922C et D, 924B, 930A, C et D, 932C, 935D et E, 936E et 937A. εἰκός : 938A dans la question, 939B et E ; la notion est très importante dans la discussion: 921D et E, 923D, 924F, 926B, 928A et C, 929C et D, 930D, 934F, 936F. 940B : οἵ τε τοῖς ἐκεῖ ζῴοις ὅσα τοῖς ἐνταῦθα πρὸς γένεσιν καὶ τροφὴν καὶ δίαιταν ἀξιοῦντες ὑπάρχειν ἐοίκασιν ἀθεάτοις τῶν περὶ τὴν φύσιν ἀνωμαλιῶν… C’ est un des points que souligne Brisson, Platon, les mots et les mythes, 164, à propos des modèles, cosmologique du Timée et politique des Lois: “les référents respectifs de ces deux types de discours, tout en ne relevant pas du monde des formes intelligibles, ne sont pas susceptibles d’ être appréhendés par les sens.” Cela tient, dans les cas qu’il évoque, à l’ éloignement temporel, mais l’ éloignement spatial a dans notre texte le même effet. On trouve en particulier deux passages importants au ch. 933A: ταῦτα γὰρ ἰδεῖν τε παρέχει

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Il commence même à recourir aux légendes et aux traditions, avec la palaia phémè qui assimile la lune à Artémis (938F), pour conclure sur une esquisse “plausible” (πιθανόν, 940C)75 de ce que pourraient être les Sélénites. Dans cette esquisse, on retrouve d’une certaine manière “le point de vue du mythe du Phédon,”76 les erreurs que la situation géographique amène à commettre, que nous commettons à propos des Sélénites et qu’ils commettraient sans doute à notre égard, tentés qu’ils seraient d’identifier notre terre à l’ Hadès d’ Homère. C’est cette mention qui amène l’intervention de Sylla, entamée toujours dans la même tonalité de paidia puisqu’il arrête Lamprias, avant qu’ il ne “fracasse son mythe contre la terre”: façon plaisante d’annoncer que lui-même le situe ailleurs, sur la lune.77

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Le mythe de Sylla (26-30)78

Le mythe introduit alors un dernier type d’énoncé, plus “dogmatique” peutêtre, dépourvu en tout cas de toute tentative de démonstration et qui, s’ il permet une vision plus vaste et globale, n’est au bout du compte qu’ un élément soumis aux auditeurs, sans plus de garantie.79 Pour justifier une connaissance échappant aux hommes ordinaires, le voyage dans l’ au-delà, repris du mythe d’Er pour les mythes de Thespésios ou de Timarque, est remplacé par un séjour aux confins occidentaux du monde,80 qui rappelle plutôt, mutatis mutandis, le

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τῇ αἰσθήσει τὰ φαινόμενα κἀκ λόγων οὐ πάνυ τι μακρῶν μαθεῖν ἔστιν, et 933C, ἀλλ’ ἐπανάγω πρὸς τὸν ὑποκείμενον λόγον ἀρχὴν ἔχοντα τὴν αἴσθησιν, commenté par Donini, Commentary and tradition, 308 n. 238: “Questa è una proposizione a cui non si è mai data sufficiente importanza : Lucio e Lampria fundano la loro argomentazione in favore della natura terrestre della luna prima di tutto sulla sensazione e i suoi dati – tanto poco le loro riserve “scettiche” hanno a che fare con l’ Academia nuova e con Arcesilao. La medesima fiducia nei dati della percezione sensibile già traspariva sopra in 933A. Evidentemente il cosidetto “scetticismo” del de facie nasce da tutt’ altra origine, da Platone e dal Timeo.” Emplois en 1e partie : 921C, 929B. Phd. 109BC en part. la comparaison ὥσπερ ἂν εἴ τις ἐν μέσῳ τῷ πυθμένι τοῦ πελάγους οἰκῶν οἴοιτό τε ἐπὶ τῆς θαλάττης οἰκεῖν καὶ διὰ τοῦ ὕδατος ὁρῶν τὸν ἥλιον καὶ τὰ ἄλλα ἄστρα τὴν θάλατταν ἡγοῖτο οὐρανὸν εἶναι… à rapprocher de 940D-F : ὥσπερ οὖν εἰ τῇ θαλάττῃ μὴ δυναμένων ἡμῶν προσελθεῖν μηδ’ ἅψασθαι κτλ. Pour une étude plus générale de l’ Hadès céleste, voir Mihai, L’Hadès céleste. Pour une étude plus détaillée, voir infra ch. 16. D’ où la phrase finale (945E), ὑμῖν δ’, ὦ Λαμπρία, χρῆσθαι τῷ λόγῳ πάρεστιν ᾗ βούλεσθε. Ces confins avaient été explorés dans la réalité par Démétrios de Tarse (qui en revient dans le De def. or.) et avaient suscité un vif intérêt des milieux cultivés: Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” 4844-4845, où il est suggéré que Démétrios a pu inspirer la figure de l’ étranger.

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voyage de Solon en Égypte du Timée,81 dans un ailleurs géographique, auquel la présence de Cronos donne une dimension mythique, l’ évocation rapide de ses rapports avec Zeus pouvant même suggérer un certain cadre ontologique.82 C’est dans ce cadre que s’inscrit la figure de l’étranger, atopos comme les théories auxquelles l’introduction invitait à recourir dans les matières incertaines, même si l’adjectif n’est pas utilisé. Ayant séjourné dans ces confins mythiques, mais aussi suivi un programme d’enseignement que ne renierait pas un Platonicien,83 il s’engage dans un voyage d’études à la découverte de notre monde qui le mène à Carthage, la patrie de Sylla où l’on vénère Cronos, et ce choix, joint à son intérêt pour de mystérieux manuscrits sacrés (942C) et au conseil qu’il donne d’honorer “les dieux visibles” – une expression venue du Timée –,84 amène au premier plan la divinité de la lune et accuse la dimension théologique de la réflexion. C’est en effet cette incitation à “honorer particulièrement Séléné comme la souveraine de notre vie” qui déclenche le mythe, ancré ainsi dans une pratique cultuelle humaine, là où les deux autres mythes prennent appui sur une vision et une expérience psychique de sortie du corps. Il déclenche en effet deux questions successives, la première posée immédiatement par Sylla, étonné de la prééminence donnée à la Lune,85 la seconde anticipée par l’ étranger que sa réponse a amené à évoquer “la seconde mort.”86 Dans chacun de ces cas, il rectifie des erreurs couramment commises, procédé qui appuie encore le caractère dogmatique de son propos: d’abord à propos des dieux, il propose une interprétation spatiale des figures de Déméter et Corè,87 à qui sont attribuées 81

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La chaîne des narrateurs rapproche aussi les deux textes: Sylla répète ce qu’il tient de l’ étranger qui lui-même l’ avait appris des serviteurs de Cronos, tandis que Critias rapporte les propos de son grand-père Critias l’ Ancien qui les tenait lui-même de son père Dropide, à qui Solon avait raconté ce que lui avaient dit les Égyptiens. 942A : ὅσα γὰρ ὁ Ζεὺς προδιανοεῖται, ταῦτ’ ὀνειροπολεῖν τὸν Κρόνον; sur les relations établies entre Zeus et Cronos, Donini, “Il De facie di Plutarco e la teologia medioplatonica,” in S. Gersh & C. Kannengiesser (eds.), Platonism in late Antiquity (Indiana: Notre Dame University Press, 1992) 103-113. 942AB : Ἐνταῦθα δὴ κομισθείς, ὡς ἔλεγεν, ὁ ξένος καὶ θεραπεύων τὸν θεὸν ἐπὶ σχολῆς, ἀστρολογίας μὲν ἐφ’ ὅσον γεωμετρήσαντι πορρωτάτω προελθεῖν δυνατόν ἐστιν ἐμπειρίαν ἔσχε, φιλοσοφίας δὲ τῆς ἄλλης τῷ φυσικῷ χρώμενος, et Donini, “Science and Metaphysics. Platonism, Aristotelianism and Stoicism in Plutarch’s On the Face of the Moon,” in J.M. Dillon & A.A. Long (eds.), The Question of Eclecticism. Studies in Later Greek Philosophy (Berkeley, Los Angeles & London : University of California Press, 1988) 132. Ti. 40D, en conclusion de l’ exposé cosmologique qui leur est consacré; c’est la dernière occurrence de φαίνομαι dans notre texte. 942D : Θαυμάζοντος δέ μου ταῦτα καὶ δεομένου σαφέστερον ἀκοῦσαι. 942F : Τίς δ’ οὗτός ἐστιν, ὦ Σύλλα; μὴ περὶ τούτων ἔρῃ, μέλλω γὰρ αὐτὸς διηγεῖσθαι. 942D : πολλά, εἶπεν, ὦ Σύλλα, περὶ θεῶν οὐ πάντα δὲ καλῶς λέγεται παρ’ Ἕλλησιν. Οἷον εὐθὺς

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respectivement la terre et la lune; la conjonction de la terre et de la lune figure alors les embrassements de la déesse et de sa fille et c’ est par erreur qu’ on les a dites réunies durant six mois, au lieu de tous les six mois. Corè, limite de l’ Hadès, ne saurait quitter ce lieu où “les bons seuls, transportés après leur mort, mènent une vie très facile, mais non pas bienheureuse ni divine, jusqu’ à la seconde mort” (942F). Cette notion obscure induit une nouvelle rectification, anthropologique cette fois,88 qui affirme en l’homme la présence de trois éléments, corps, âme et esprit,89 et esquisse une première évocation de la remontée des âmes, qui les mène jusqu’aux aériennes Prairies d’ Hadès. S’appuyant sur la vision que prennent alors ces âmes de la lune,90 puis sur le mouvement des daimones quittant la lune pour exercer des fonctions terrestres91 – celles que détaille Cléombrote dans le De defectu oraculorum – avant, pour certaines, les meilleures, d’obtenir “le meilleur changement” (944E), Plutarque reprend alors, dans les deux derniers chapitres, tous les thèmes qui ont été développés dans la discussion à partir du phénomène du visage de la lune : on retrouve ainsi la valeur récapitulative du mythe philosophique que Joachim Dalfen a mise en lumière à propos des mythes platoniciens,92 avec cette particularité remarquable que, en dépit de l’emploi du verbe ἐφορῶσι, la synthèse que propose ici le mythe n’est guère visuelle – là où, au contraire, le mythe du De sera numinis vindicta fait éclater à la vue les crimes restés cachés icibas et montre leur punition.93 Tout juste peut-on souligner que la destinée des âmes s’inscrit dans des “lieux dits” lunaires. Le chapitre 29 reprend donc tous les points qui concernent la lune elle-même, substance, dimensions, fonction, en un grand tableau statique, où l’on voit revenir le visage de la lune,

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ὀρθῶς Δήμητραν καὶ Κόρην ὀνομάζοντες οὐκ ὀρθῶς ὁμοῦ καὶ περὶ τὸν αὐτὸν ἀμφοτέρας εἶναι τόπον νομίζουσιν. 943A : Τὸν ἄνθρωπον οἱ πολλοὶ σύνθετον μὲν ὀρθῶς, ἐκ δυοῖν δὲ μόνων σύνθετον οὐκ ὀρθῶς ἡγοῦνται. Cette doctrine de l’ étranger est en parfait accord avec De virt. mor. 441D: “Mais il semble que tous les hommes ne voient pas en quel sens on peut vraiment dire que chacun de nous est un être double et composite. Car ils n’ont pas aperçu la seconde division…” (trad. de D. Babut). 943E : Ἐφορῶσι δὲ πρῶτον μὲν αὐτῆς σελήνης τὸ μέγεθος καὶ τὸ κάλλος καὶ τὴν φύσιν οὐχ ἁπλῆν οὐδ’ ἄμικτον, ἀλλ’ οἷον ἄστρου σύγκραμα καὶ γῆς οὖσαν. 944C : Οὐκ ἀεὶ δὲ διατρίβουσιν ἐπ’ αὐτὴν οἱ δαίμονες, ἀλλὰ χρηστηρίων δεῦρο κατίασιν ἐπιμελησόμενοι… J. Dalfen, “Platons Jenseitsmythen: Eine “neue Mythologie”?,” in M. Janka & C. Schafer (eds.), Platon als Mythologe. Neue Interpretationen zu den Mythen in Platons Dialogen (Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2002) 214-230; l’auteur y développe l’ exemple du Gorgias ; tentative similaire sur le Phédon infra, ch. 14. Infra ch. 15.

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mal interprété par les âmes mauvaises qu’il remplit d’ effroi,94 à l’ intérieur d’un ultime grand paysage cosmique qui permet d’ identifier la Gorge d’ Hécate, les Portes, les Champs Elysées et la Maison de Perséphone; le tableau se fait ensuite plus dynamique avec le départ des daimones, dont le mouvement vient s’ inscrire à l’intérieur d’une peinture plus vaste de la mort et de la renaissance des âmes – et de nouveau, on touche à une originalité du mythe, liée à la fonction de la lune: la mention non pas seulement du sort des âmes après la (les) mort(s), mais aussi de leur renaissance sur laquelle se referme un exposé ouvert sur la double mort. Dans cette ultime mise en place des éléments posés dans les deux premiers chapitres du mythe – de même que, dans la discussion initiale, une place importante était déjà réservée aux causes finales –, la philosophie reste une référence du mythe et l’étranger, qui associe en sa personne enseignement philosophique et révélations par les serviteurs de Cronos,95 mentionne la convergence de son exposé avec les intuitions de Xénocrate, inspirées de Platon,96 et plus précisément de ce que Platon dit dans le Timée (31B) du cosmos en général et que l’étranger applique à la lune.97 Le critique se trouve alors confronté à cette alternative: insister sur la violence faite au texte ainsi forcé, voire faussé,98 ou y voir simplement une interprétation de Plutarque, qui a sa légitimité et sa cohérence.99 Cette référence philosophique est suivie (944A) d’ une rectification des calculs des géomètres sur la taille de la lune: on reste sans doute dans l’ esprit de la première partie du mythe, mais il s’agissait alors de rectifier l’ opinion courante au lieu qu’on a ici une discordance explicite avec la partie argumentative, la seconde si l’on considère déjà comme telle l’affirmation que la lune est un composé de terre et de matière astrale sur laquelle s’ est ouvert le chapitre 29,100 94 95 96 97

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944B : ἐκφοβεῖ δ’ αὐτὰς καὶ τὸ καλούμενον πρόσωπον, ὅταν ἐγγὺς γένωνται, βλοσυρόν τι καὶ φρικῶδες ὁρώμενον. ἔστι δ’ οὐ τοιοῦτον… Voir supra n. 83. 943F : Ταῦτα δὲ καὶ Ξενοκράτης ἔοικεν ἐννοῆσαι θείῳ τινὶ λογισμῷ, τὴν ἀρχὴν λαβὼν παρὰ Πλάτωνος. 943F : Πλάτων γάρ ἐστιν ὁ καὶ τῶν ἀστέρων ἕκαστον ἐκ γῆς καὶ πυρὸς συνηρμόσθαι διὰ τῶν ⟨δυοῖν⟩ μεταξὺ φύσεων ἀναλογίᾳ δεθεισῶν ἀποφηνάμενος· οὐδὲν γὰρ εἰς αἴσθησιν ἐξικνεῖσθαι, ᾧ μή τι γῆς ἐμμέμικται καὶ φωτός. Donini, Commentary and tradition, 354 n. 303, renvoyant à Görgemanns, Untersuchungen zu Plutarchs Dialog De facie, 34-35 et n. 52. C’ est l’ esprit dans lequel le commentaire du Timée de Plutarque est lu par J. Opsomer, “Plutarch’s De animae procreatione in Timaeo: Manipulation or Search for Consistency?,” in P. Adamson, H. Baltussen & M.W.F. Stone (eds.), Philosophy, Science and Exegesis in Greek, Arabic and Latin Commentaries (London : University of London, 2004) 137-162. Supra n. 90.

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là où l’argumentation n’avait évoqué que la terre. Ce mélange s’ accorde avec le passage du Timée invoqué et l’on pourrait penser que le mythe ici complète la démonstration, focalisée sur la seule substance terreuse, et donne une représentation plus exacte de la vérité. Mais on ne peut guère en dire autant des calculs de dimension, obscurs et menacés de paralogisme:101 rappel que la science n’est pas infaillible, ou, à l’inverse, mise en garde contre une confiance absolue dans les révélations de l’étranger, ces difficultés du texte mettent en tout cas en lumière les limites de la connaissance humaine, comme le souligne fortement Donini, et l’on voit ainsi, dans l’une et l’autre partie du texte, dominer cette prudence de l’Académie essentielle à toute démarche de connaissance. Toute synthèse garde un certain caractère hypothétique et il n’est pas de révélation qu’on doive croire aveuglément. Cela n’empêche pas Sylla de soumettre à ses auditeurs une interprétation de la fonction de la lune qui la replace dans le cadre du cosmos et plus précisément dans celui de la destinée de l’ âme, avant la naissance et après la mort, et de la formation de l’ être humain : perspective qui est bien celle du Timée102 et qui débouche sur une ultime mise en relation de l’âme et de la lune à l’intérieur du cosmos: “Quant à l’ âme c’ est un élément mixte et moyen, de même que la lune a été formée par la divinité comme un mélange et un intermédiaire, ayant avec le soleil le même rapport que la terre a avec la lune.”103 Cette formulation rappelle de façon frappante les équivalences suggérées par Cléombrote dans son exposé démonologique du De defectu oraculorum104 et ramène au rapprochement proposé par Donini entre les deux dialogues, à partir duquel je voudrais proposer quelques conclusions sur le sens global du dialogue.105

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Donini, Commentary and tradition, 72 et n. 153, qui renvoie à H. Cherniss, “Notes on Plutarch’s De facie in orbe,” CPh 46 (1951) 152-153. Cette continuité est soulignée aussi par Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 227: “le dialogue Sur le visage qui est dans la lune… prolonge et complète de manière significative le commentaire du Timée.” 945D : μικτὸν δὲ καὶ μέσον ἡ ψυχὴ καθάπερ ἡ σελήνη τῶν ἄνω καὶ κάτω σύμμιγμα καὶ μετακέρασμα ὑπὸ τοῦ θεοῦ γέγονε, τοῦτον ἄρα πρὸς ἥλιον ἔχουσα τὸν λόγον ὃν ἔχει γῆ πρὸς σελήνην. De def. or. 416C-417A, en part. 416E : Mικτὸν δὲ σῶμα καὶ μίμημα δαιμόνιον ὄντως τὴν σελήνην, τῷ τῇ τούτου τοῦ γένους συνᾴδειν περιφορᾷ φθίσεις φαινομένας δεχομένην καὶ αὐξήσεις καὶ μεταβολὰς ⟨ἃς⟩ [Flacelière] ὁρῶντες οἱ μὲν ἄστρον γεῶδες οἱ δ’ ὀλυμπίαν γῆν οἱ δὲ χθονίας ὁμοῦ καὶ οὐρανίας κλῆρον Ἑκάτης προσεῖπον. Les diverses propositions sont commodément résumées par Donini, “Il volto della luna,” 392 et n. 4.

le “de facie”, en marge du “timée”

6

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Quelques remarques en conclusion: le De defectu et le De facie

Complémentaires peut-être, les analyses du De defectu oraculorum et du De facie, dominées l’une et l’autre par la prudence de l’ Académie, procèdent en tout cas, pour ainsi dire, en sens inverse: dans le premier, où l’ explication du déclin des oracles est d’emblée soumise à la nécessité de ne pas écarter la divinité de leur création, on descend en quelque sorte des causes finales opposées que proposent Planétiade le Cynique (la divinité écœurée par nous s’ en est allée et la seule chose étonnante est qu’elle ne l’ ait pas fait plus tôt), puis Ammonios (conserver tous les oracles dans une Grèce dépeuplée aurait été inutile et ne faisait qu’accuser cette désolation), à l’ hypothèse démonologique de Cléombrote, qui assure à la fois la liaison entre monde humain et monde divin et conserve la transcendance de Dieu, avant d’ arriver, un cran en dessous encore, à l’explication physique de Lamprias, qui met en avant le pneuma, nécessaire, même si l’on admet la médiation des daimones, pour expliquer le fonctionnement hic et nunc.106 Inversement notre dialogue part du niveau physique, des taches par nous perçues dans la lune, pour remonter à des phénomènes plus généraux (phases, éclipses) et poser, à travers la substance de la lune, le problème de l’ ordre du monde, à l’intérieur duquel vient s’inscrire la destinée de l’ âme, où la lune joue un rôle médiateur, ce qui, me semble-t-il, constitue le point essentiel aux yeux de Plutarque. Lors même que le sujet abordé lui permet, ou plutôt lui impose de tenir compte des conditions de la connaissance humaine, la lune n’en est pas pour autant réduite à un simple case study, elle est l’ objet de la discussion, sur lequel il réunit toute une série de “discours” touchant sa substances, les taches, les éclipses, ses phases, et mettant en jeu optique, catoptrique, astronomie, mais aussi récits imaginaires, allant de l’hypothèse, qui rappelle le roman, de l’existence d’habitants de la lune, au mythe de type platonicien, évoquant le Phédon. C’est que la lune, qu’il évoque plusieurs fois dans le reste de son œuvre,107 est “zone essentielle de la médiation et de la transition,” selon les termes de J. Dillon,108 et lui permet de penser le μεταξύ, pour le dire dans les termes du Banquet, de réfléchir au niveau ontologique qui fait le lien entre le divin et l’humain, le transcendant et l’immanent, et l’ on rejoint cette fois, plon-

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Le dernier degré serait l’ effet de l’ inspiration prophétique, pneuma ou daimones, sur l’âme de la Pythie : il est suggéré par Ammonios (De def. or. 431C) et développé dans le De Pyth. or. 404B-405D. Outre De def. or. cité n. 104, De gen. Socr. 591BC, De sera 566D, De Pyth. or. 404D, De Is. et Os. 367CD, 368C et 372D ; Quaest. conv. 9.14, 745B. Dillon, Alcinous, The Handbook of Platonism, 217.

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geant toujours ses racines chez Platon, la distinction du Timée entre démiurge et jeunes dieux, une thématique qui s’affirme dans le médioplatonisme et prendra toute sa dimension dans le néoplatonisme.

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Un dialogue original: Delphes “personnage” du De Pythiae oraculis Le De Pythiae oraculis ne paraît pas, à première vue, pouvoir être intégré aux novellistischen Dialoge originaux que constituent le De genio et l’Érotikos. Pourtant ni son originalité à l’intérieur des Dialogues Pythiques ni son élaboration littéraire ne sont moindres et il peut n’être pas totalement hors de propos de rapprocher les praxeis de ceux-ci avec la périégèse de celui-là, car si la visite de Delphes peut sembler d’abord n’être qu’un cadre littéraire et un prétexte, un examen plus attentif a tôt fait de révéler l’insuffisance d’ un tel jugement et la présence exceptionnelle conférée à Delphes, qui fait du De Pythiae un dialogue un peu à part. Cette position particulière est déjà d’une certaine manière suggérée par la tradition manuscrite elle-même: certes, dans le catalogue de Lamprias, il figure bien aux côtés du De E (n° 116 et 117), tandis que le De defectu oraculorum est isolé (n° 88), encadré par deux traités éthiques, le De profectibus in virtute (n° 5 Estienne) et le De adulatore et amico (n° 4 Estienne), mais dans les siècles suivants, il disparaît des manuscrits médiévaux pour ne réapparaître qu’ au milieu du XIVe s. dans l’ultime manuscrit planudéen, le Parisinus gr.1672, le seul à comporter l’intégralité de l’œuvre conservée de Plutarque et le groupe des traités 70-77, au nombre desquels figure le De Pythiae.1 Ainsi, dans tous les manuscrits médiévaux, on trouve ensemble seulement le De E et le De defectu, parfois associés au De sera numinis vindicta (n° 41 Estienne).2 L’ édition princeps Aldine (1509) inverse l’ordre et édite la suite de De defectu, De E (n° 20-21), isolée du De sera numinis vindicta (n° 32) comme du De Pythiae (n° 71). C’ est seulement avec

1 Sur le groupe des traités 70-77, M. Manfredini, “La tradizione manoscritta dei Moralia 70-77 di Plutarco,” ASNP 6, 2 (1976) 453-485. En dehors du Parisinus gr. 1672 (= E, ca. 1350-1380), acheté à Constantinople par l’ ambassadeur Girardin en 1687, on les trouve aussi dans un manuscrit composite, le Parisinus gr. 1675 (= B), copié par Isidore de Kiev dans les années 1430 et acheté à Venise par G. Pellicier en 1540. 2 Parmi les manuscrits de la fin du Xe s., seuls X [Marcianus gr. 250 (coll. 580)] et F [Parisinus gr. 1957] conservent les trois œuvres: le premier a bien la suite De E, De def. or., De sera num., et le second, qui porte De E, De def. or. indique par une note qu’il faut transposer le De sera num. après le De def. or., mais G [Vaticanus Barberinianus gr. 182] ne porte que De sera num., De def. or. dans cet ordre et, au siècle suivant, D [Parisinus gr. 1956] a De E, De def. or. dans cet ordre.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_013

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l’ édition de 1572 d’Henri Estienne que naît le groupe des Dialogues Pythiques réunissant De E (n° 24), De Pythiae (n° 25) et De defectu (n° 26),3 groupe ainsi nommé d’après l’expression πυθικοὶ λόγοι, qui figure dans la dédicace du De E où l’humaniste a cru reconnaître un titre générique.4 C’est certainement une interprétation abusive, sur laquelle il y aura lieu de revenir,5 mais le regroupement et plus encore l’ordre adopté ne sont pas moins sujets à caution. On voit bien pourquoi le De E est placé en tête: c’ est parce qu’il contient la dédicace à Sarapion, mais il est impossible que le De defectu, dédié à Terentius Priscus, fasse partie d’une livraison promise à l’ Athénien. Bien plus, le groupement avec le De E est loin d’être assuré,6 même si Sarapion est un des personnages du De Pythiae et si les deux textes, qui apparaissent ensemble dans le catalogue de Lamprias, semblent aussi assez proches dans le temps. C’est du moins ce qu’a suggéré de façon convaincante J. Sirinelli dans sa biographie intellectuelle de Plutarque, où il rapproche le De defectu du De facie7 et du De genio et les situe dans les dernières années du Ier siècle, lorsque Plutarque, devenu prêtre de Delphes, s’ interroge sur la démonologie et plus largement sur la communication entre Dieu et les hommes,8 tandis

3 Le De sera num. a été laissé parmi les Ethica: le sujet n’apparaît en effet pas en relation directe avec Delphes, mais n’en a pas moins une dimension métaphysique qui fait intervenir Delphes : sur sa lecture comme “dialogue pythique,” voir supra ch. 9. 4 La conclusion de Babut dans “La composition des Dialogues Pythiques,” qui croit voir dans l’ unité d’ inspiration qu’ il a brillamment mise en lumière l’occasion de “comprendre du même coup pourquoi Plutarque les a réunis sous l’ appellation de Πυθικοὶ λόγοι” (233), est sur ce point inexacte. 5 Infra p. 187. 6 Ziegler, comme le rappelle Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 201 n. 58, proposait pour sa part de voir dans le Περὶ τοῦ γνῶθι σαυτὸν καὶ εἰ ἀθάνατος ἡ ψυχή (Sur le “connais-toi toi-même” et si l’ âme est immortelle, Lamprias n°177) le second volet, perdu, d’un diptyque dont le De E serait le premier élément. 7 De façon indépendante et dans une optique philosophique, ce rapprochement a été repris et approfondi par P.L. Donini dans l’ introduction à son édition du De facie, Il volto della Luna (Naples : M. D’Auria, 2011) 91 sq.; je l’ ai commenté dans “Le platonisme de Plutarque dans le De facie : à propos de la nouvelle édition de P.L. Donini,” pour préciser ma propre approche par rapport à celle d’ un historien de la philosophie – commentaire consultable en ligne: http:// ephrem.hypotheses.org/73. 8 Sirinelli, Plutarque de Chéronée, ch. V, “Le prêtre de Delphes,” en part. 222-254, avec un paragraphe intitulé “Les méditations de Delphes,” 225-227: “Autant qu’on en puisse juger, les réflexions de Plutarque sur les démons et sur l’ âme humaine se sont exprimées dans trois dialogues successifs : Le déclin des oracles, Sur le visage qui est dans la lune, Sur le démon de Socrate. Les trois dialogues, semble-t-il, ont été composés au cours d’une période de cinq ou six années, qui doit se situer entre le deuxième retour à Chéronée et la fin du Ier siècle. L’ordre de composition est loin d’ être sûr mais la parenté des ouvrages est assez claire” (226).

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qu’il place les deux autres à la fin de sa vie.9 Sur un plan purement thématique en tout cas, lire le De Pythiae comme une sorte d’ apothéose des thèmes “delphiques,” où le vieux prêtre philosophe reprend et fond l’ apologétique du De defectu et la méditation théologique du De E afin de glorifier un lieu imprégné par le divin, me semble une perspective qui mérite d’ être mise à l’ épreuve. Cette hypothèse heuristique nous ramène, en conclusion de cette longue introduction, au problème de la composition propre au genre dialogique, où la pensée se construit à travers l’échange, la confrontation des opinions, où, comme le faisait déjà Platon, la recherche en commun de la vérité ne s’ appuie pas seulement sur des concepts, mais utilise aussi des images et des mythes,10 et ici sur le cadre delphique, dont il faut regarder le rôle de plus près. La question n’est certes pas totalement neuve: ainsi, R. Hirsch-Luipold11 a montré comment, dans cette périégèse, bien différente en cela d’ une ekphrasis artistique ou du parcours d’un Pausanias, chaque monument appelait l’ exégèse philosophique; F. Graf12 s’est concentré sur l’usage des statues, tandis que D. Jaillard a souligné l’union de l’enquête philosophique et de la pratique rituelle dans ce qu’il nomme, en une formule heureuse, la “dynamique spéculative” de Plutarque,13 mais toutes ces études, si elles éclairent la façon dont Plutarque exploite les données du monde sensible pour nourrir sa réflexion, n’en restent pas moins sur un plan très général. Seul D. Babut s’ est attaché à 9

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Sirinelli, Plutarque de Chéronée, ch. IX, en particulier (avec de très beaux intertitres), “La paix du soir : Plutarque et Delphes” (417-422 pour le De Pyth. or.) et “L’illumination de Delphes : l’ E de la divinité” (422-427 pour le De E). Sur l’identification de l’ hégémôn de la restauration de Delphes (De Pyth. or. 409C) avec Hadrien proposée par R. Flacelière, “Hadrien et Delphes,” CRAI 115 (1971) 168-185, et les discussions qu’elle a suscitées, voir S. Swain, “Plutarch, Hadrian and Delphi,”Historia 40 (1991) 318-330; B. Puech, “Prosopographie et chronologie delphique sous le Haut Empire. L’apport de Plutarque et de l’histoire littéraire,” Topoi 8 (1998) 261-266 ; et F. Frazier, “L’importance de la tradition manuscrite dans l’ exploitation historique des textes littéraires. L’exemple de Plutarque, De Pythiae oraculis 409B-C,” Ploutarchos 1 (2003/2004) 35-50. Ce thème général a été remis au premier plan par R. Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern. R. Hirsch-Luipold, “Aesthetic as Religious Hermeneutics in Plutarch,” in A. Pérez Jiménez & F. Titchener (eds.), Valori letterari delle opere di Plutarco. Studi offerti al Pr. Italo Gallo dall’ International Plutarch Society, (Malaga: Universidad de Málaga / Logan: Utah State University, 2005) 207-214. F. Graf, “Plutarch und die Götterbilder,” in R. Hirsch-Luipold (ed.), Gott und die Götter bei Plutarch. Götterbilder – Gottesbilder – Weltbilder (Berlin / New York: De Gruyter, 2005) 251266. D. Jaillard, “Plutarque et la divination : la piété d’ un prêtre philosophe,” RHR 224 (2007) 149.

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une étude précise des textes et de leur composition et a brillamment dégagé de la périégèse un itinéraire intellectuel concerté préparant l’ intervention finale de Théon. Mais il s’agissait pour lui avant tout – comme le marque le titre de son étude –14 de réfuter les critiques prévalant jusqu’ à là et de mettre en lumière la cohérence et l’unité des textes. Aussi son analyse, très “conceptuelle,” se centre-t-elle à raison sur la confrontation des écoles philosophiques, mais tend à réduire la visite à un simple “prétexte” dont “le choix des étapes est déterminé par les nécessités de la discussion sur le thème retenu,”15 ce qui me paraît réducteur. Delphes dans le De Pythiae n’ est pas qu’ un lieu de discussion ou un cadre adapté au sujet et la comparaison avec De defectu est sur ce point éclairante: dans le De defectu les amis se retrouvent à la leschè des Cnidiens, lieu profane bien en accord avec la réflexion physique sur le fonctionnement de l’oracle, tandis que dans le De Pythiae c’ est aux abords du temple, auxquels conviennent des méditations plus métaphysiques, que se tiennent les interlocuteurs pour écouter Théon,16 mais cette installation suit une première partie entièrement consacrée à la visite de Delphes et le sanctuaire joue encore un rôle important dans l’exposé de Théon.17 C’ est ainsi du début à la fin que Delphes joue un rôle central jusqu’à devenir un quasi-personnage du dialogue. Ce rôle, que mettra en lumière une analyse détaillée du De Pythiae, est pour ainsi dire expliqué et justifié18 dans la dédicace du De E, le premier texte à considérer pour mesurer l’importance de Delphes dans la pensée et l’ œuvre de Plutarque.

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Le début du De E: “Apollon n’est pas moins philosophe que devin…”

Le De E s’ouvre sur une dédicace à l’ami athénien de Plutarque, Sarapion, poète et stoïcien, dont le contenu philosophique a fait l’ objet d’ une excel-

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Babut, “La composition des Dialogues Pythiques de Plutarque et le problème de leur unité” (c’ est moi qui souligne). Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 207. Même chose dans le De E (385A10, καθίσας παρὰ τὸν νέων). Ce n’est pas le cas dans le De def. or., où l’ on a trois allusions à ce que disent les Delphiens (417F – qui dénonce une grave erreur des theologoi, prêtant aux dieux ce qui ne convient qu’ aux daimones et en contradiction avec les rites delphiques –, 433C et 435D); tout juste peut-on noter le cas que le Sage de la Mer Érythrée est censé faire grand cas de Delphes (421B). Cette analyse préliminaire n’a aucune implication chronologique: elle postule seulement qu’ un même esprit anime les ouvrages où apparaît Delphes.

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lente étude de M. Bonazzi;19 sa construction littéraire n’est pas moins riche d’enseignement. Plutarque raconte à son ami Sarapion comment ses fils ont tant insisté qu’ils l’ont amené à traiter, pour eux et leurs amis de passage, le sujet du sens de l’Epsilon de Delphes, qu’il avait toujours éludé jusque là. Une fois installé avec eux sur les gradins du temple “le lieu comme les propos euxmêmes”20 lui ont rappelé une même réflexion menée par son maître Ammonios au temps de ses propres études de philosophie. Il en résulte donc, dans l’ esprit de Platon et du Banquet, par exemple, un mélange des strates temporelles qui “nous situe dans un temps difficile à déterminer et qui annonce des propos intemporels” – selon les termes de J. Sirinelli –21 ou, plus exactement peut-être, souligne moins l’intemporalité que la permanence de la recherche de génération en génération.22 Cette superposition des temps se traduit littérairement par une introduction en deux temps: Plutarque parle en son nom dans le premier chapitre, puis rapporte dans le second le préambule d’ Ammonios. Parlant en son nom et s’adressant à Sarapion, il commence par évoquer l’ envoi “en manière de prémices de quelques-uns de (ses) propos pythiques” à ses amis athéniens et s’étend sur ses espoirs d’ un retour plus riche de la part de gens qui habitent un aussi grand centre culturel,23 sans préciser davantage ce qu’il entend par “propos” (λόγων) ou “prémices” (ἀπαρχάς) : les premiers ont été interprétés comme renvoyant à plusieurs traités ou écrits, mais ils peuvent très bien ne désigner que les paroles des conversations, c’ est-à-dire non pas le résultat rédigé mais ce que la rédaction est censée consigner ; quant aux seconds, rien ne dit qu’il faille presser beaucoup le terme pour imaginer plusieurs envois plutôt que le mettre au compte du style un peu relevé propre à une dédicace, dont témoigne aussi l’envoi à Trajan des Apophtegmes des Rois et des Généraux.24 19

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Bonazzi, “L’offerta di Plutarco;” le De E est le dialogue de loin le plus étudié par les historiens de la philosophie : pour son importance, voir en particulier F. Ferrari, “La construction du platonisme dans le De E apud Delphos de Plutarque,” in X. Brouillette & A. Giavatto (eds.), Dialogues platoniciens chez Plutarque. Stratégies et méthodes exégétiques (Leuven: Leuven University Press, 2010) 47-62. 385B1-2 : ὑπὸ τοῦ τόπου καὶ τῶν λόγων αὐτῶν ⟨ἀνεμνήσθην⟩. Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 423. Cette permanence s’ incarne dans le De Pyth. or. dans le personnage du jeune Diogénianos. 384E5-10 : ἐγὼ γοῦν πρὸς σὲ καὶ διὰ σοῦ τοῖς αὐτόθι φίλοις τῶν Πυθικῶν λόγων ἐνίους ὥσπερ ἀπαρχὰς ἀποστέλλων ὁμολογῶ προσδοκᾶν ἑτέρους καὶ πλείονας καὶ βελτίονας παρ’ ὑμῶν, ἅτε δὴ καὶ πόλει χρωμένων μεγάλῃ καὶ σχολῆς μᾶλλον ἐν βιβλίοις πολλοῖς καὶ παντοδαπαῖς διατριβαῖς εὐπορούντων. 172C3-4 : κἀμοῦ λιτά σοι δῶρα καὶ ξένια καὶ κοινὰς ἀπαρχὰς προσφέροντος ἀπὸ φιλοσοφίας; l’ image est peut-être empruntée au Protagoras de Platon, qui l’applique aux maximes delphiques offertes par les Sept Sages à Apollon (343A8-B1, ἀπαρχὴν τῆς σοφίας ἀνέθεσαν τῷ

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Si cette phrase reste dans le vague, c’est que l’ essentiel est ailleurs, dans la suite, où Apollon domine tant dans les propos de Plutarque que dans l’ introduction d’Ammonios, prééminence propre, me semble-t-il, à éclairer le sens de l’ adjectif πυθικός. C’est Plutarque qui commence : Nous voyons le dieu qui nous est cher, Apollon, quand il s’agit de la conduite de la vie, remédier à nos embarras et leur apporter une solution en rendant ses oracles aux consultants ; en revanche, lorsqu’ il s’agit de difficultés d’ordre intellectuel, c’est plutôt lui-même qui les suscite et les propose au naturel philosophe, en lui inspirant un appétit de l’ âme qui conduit à la vérité, comme on peut le voir par maint exemple et en particulier par l’E consacré.25 Le Dieu intervient donc ainsi auprès des hommes dans les deux domaines, pratique et théorique, pour guider leur genre de vie, et pour les conduire à la vérité spéculative, et Ammonios le confirme dès les premiers mots de son intervention: “le Dieu n’est pas moins philosophe que devin” (385B6), avant de dessiner, à travers ses épiclèses, tout un itinéraire philosophique : de la recherche qu’implique le “Pythien” (rapproché de πυνθάνομαι, “s’ informer”), aux éclaircissements, que suggèrent le “Délien” et le “Phanéen” (mis en relation avec δηλοῦται καὶ ὑποφαίνεται, “devient claire et commence à se montrer [une partie de la vérité]”), puis au savoir de l’“Isménien” (ici, comme pour Isis dans le De Iside et Osiride (352A), le mot est rattaché à οἶδα) et enfin aux discussions philosophiques du “Leschénorien” (“protecteur des leschai,” lieux de réunion où l’on bavarde, comme la leschè des Cnidiens, cadre du De defectu). Il est très remarquable que cet itinéraire décrit par le vieux maître s’ achève non sur la vérité, mais sur le dialogue philosophique mis en œuvre en commun pour la chercher,26 répondant en quelque sorte et développant l’ évocation initiale par

25

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Ἀπόλλωνι) ; plus loin dans le De E, Eustrophe invite encore Plutarque à “offrir au dieu les prémices de la science mathématique qui nous est chère” (387E6-7: ἀπάρξασθαι τῷ θεῷ τῆς φίλης μαθηματικῆς). À chaque fois il est indiqué sur quoi se fait le prélèvement (la sagesse, la philosophie, les mathématiques), alors qu’ ici l’ idée de prélèvement semble être portée par le seul ἐνίους, “quelques-uns,” et reste dans le vague; en tout cas l’envoi étant fait à Sarapion, on peut douter que Plutarque ait à l’ esprit une “offerta al dio,” comme en 387 E, ainsi que le suggère Bonazzi, “L’offerta di Plutarco,” 209. 384E5-F4 : ὁ δ’ οὖν φίλος Ἀπόλλων ἔοικε τὰς μὲν περὶ τὸν βίον ἀπορίας ἰᾶσθαι καὶ διαλύειν θεμιστεύων τοῖς χρωμένοις, τὰς δὲ περὶ τὸν λόγον αὐτὸς ἐνιέναι καὶ προβάλλειν τῷ φύσει φιλοσόφῳ τῆς ψυχῆς ὄρεξιν ἐμποιῶν ἀγωγὸν ἐπὶ τὴν ἀλήθειαν, ὡς ἄλλοις τε πολλοῖς δῆλόν ἐστι καὶ τῇ [περὶ] τοῦ εἶ καθιερώσει. 385C1-2 : χρώμενοι τῷ διαλέγεσθαι καὶ φιλοσοφεῖν πρὸς ἀλλήλους.

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Plutarque de l’éveil du désir philosophique. Ammonios poursuit en effet en précisant les modalités de cet éveil, la multiplication d’ obscurités du Dieu qui sont autant de sujets d’étonnement – l’aiguillon philosophique par excellence, souligné dans le Théétète (115D) et repris par Aristote (Metaph. 982B11). Parmi les questions ainsi suggérées, les inscriptions “Connais-toi toi-même” et “Rien de trop” et, plus encore, le sens de l’Epsilon se sont révélés “féconds en logoi” (385D5). Et ce sont bien encore des réalités delphiques qui nourrissent ensuite les explications de l’Epsilon proposées par les uns et les autres: le prêtre Nicandre ainsi met en avant l’ εἰ, interrogatif ou optatif, “caractéristique de tout entretien avec le Dieu” (386C1) et qui tantôt l’interroge comme prophète et tantôt le prie comme dieu (386C8-9); Théon lui réplique en défendant l’ εἰ dialectique, qui convient particulièrement à “Apollon, le dialecticien par excellence” (386E2); Plutarque, après avoir développé une interprétation numérologique qui fait d’ ε la notation du chiffre cinq, évoque la question du “rapport de tout cela avec Apollon” et y répond “que Dionysos est aussi intéressé à la chose, lui qui n’a pas moins de part à Delphes qu’Apollon” (388E7-9), avant de revenir en conclusion à une “affinité entre le Dieu et le nombre cinq” (389C11). Ammonios, enfin, dans son explication ontologique qui fait d’ εἶ la forme verbale “tu es” reconnaissant que la plénitude de l’être n’appartient qu’à la divinité, s’ appuie, comme dans l’itinéraire humain du préambule, sur des épiclèses du Dieu, “Apollon,” qui “exclut la multiplicité” (par la décomposition du nom en ἀ- πολλῶν), “Iéios” qui signifierait “un et seul” (par le rapprochement avec ἴος27), “Phoibos” enfin, dont la “brillance” est interprétée en termes de pureté et de sainteté, attributs propres à ce qui est sans mélange (393B10-C10). Sont enfin reprises en conclusion les inscriptions citées en exemple au début de l’ entretien pour établir une sorte de dialogue entre l’homme et Dieu dans ce lieu de rencontre qu’ est Delphes: En tout cas, si l’injonction “Connais-toi toi-même” semble plus ou moins s’opposer au “Tu es,” d’une certaine manière, elle paraît aussi, inversement, s’y accorder (συνᾴδειν): celui-ci en effet, plein de crainte et de vénération, est proclamé à l’adresse du Dieu comme à l’ être qui est éternellement, tandis que la première est pour le mortel rappel de sa nature et faiblesse. 394C5-9

27

H. Obsieger, Plutarch : De E apud Delphos. Über das Epsilon am Apoll-tempel in Delphi (Stuttgart : F. Steiner, 2013) 353. Le sens réel de l’ épiclèse est “pour qui l’on pousse le cri Iè” – comme Dionysos est le dieu de l’ évoé.

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chapitre 11

De cette analyse succincte, il ressort, me semble-t-il, qu’ évoquer des “propos pythiques,” ce n’est pas seulement renvoyer à des conversations tenues à Delphes, c’est suggérer en même temps qu’ils sont aussi inspirés par le Dieu, tournent vers lui la pensée et se nourrissent des énigmes diverses qu’ il pose aux naturels philosophes et plus largement de toutes les réalités delphiques, épiclèses, culte, ex voto. Dans ce cadre privilégié, qui est aussi pour une part leur objet, ils se développent sous le double signe de la fécondité et de la rencontre avec le divin: c’est ce dont témoigne mieux encore le De Pythiae en mettant en scène la visite de Diogénianos, dont les étonnements ou les indignations28 permettent, autant que la marche dans Delphes, la progression de la discussion.

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Le cadre narratif et matériel du De Pythiae

Conçu, à la manière de Platon, comme un dialogue narratif,29 le De Pythiae s’ ouvre sur un premier échange entre Basiloclès, l’ interrogateur curieux, et Philinos, le futur narrateur, qui arrive tardivement d’ une visite guidée organisée en l’ honneur du jeune Diogénianos, le fils d’un ami pergaménien de Plutarque.30 Les premières répliques, qui posent le thème, donnent en même temps le ton du dialogue: BASILOCLÈS: Vous avez fait se prolonger la soirée en promenant l’étranger à travers les ex-voto du sanctuaire et c’ est ainsi que moi, j’ ai renoncé à vous attendre. PHILINOS: C’est que nous cheminions lentement, Basiloclès, semant et moissonnant aussitôt, dans l’ardeur de la polémique, des propos gros de controverses, qui, tels les Spartes, germaient et s’épanouissaient sous nos pas tout au long du chemin.31

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(1) 395B2, ἐθαύμαζε ; (2) 396 10, ἔφη θαυμάσαι; (3) 397E8, ἐθαύμασε; (5) 399F1-2, θαῦμα τῷ Διογενιανῷ παρεῖχον ; (6) 400F7, δυσχεράνας. C’ est aussi le cas de l’Érotikos, où, de manière symbolique, Plutarque confie au fruit de son mariage, son fils Autoboulos, le soin de narrer une discussion sur l’amour datant du début de ce mariage. Le père, ἀνδρῶν ἄριστος loué avec chaleur en 395A, apparaît en Quaest. conv. 7.7 et 8 (la scène est à Chéronée et l’ on discute des akroamata appropriés au banquet), 8.1 et 2 (il participe aux banquets célébrant l’ anniversaire de Socrate, puis le lendemain, de Platon), 9 (discussion médicale dont le lieu n’ est pas précisé): ses centres d’intérêt l’intègrent ainsi parfaitement au cercle des philologoi amis de Plutarque; pour plus de détails, voir Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” 4846. 394D3-E5 : {Β.} Ἑσπέραν ἐποιήσατε βαθεῖαν, ὦ Φιλῖνε, διὰ τῶν ἀναθημάτων παραπέμποντες τὸν

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Philinos, dans un style imagé cher à Plutarque, esquisse ici le cadre du dialogue, qui associe périégèse et discussions philosophiques,32 et son retard même est, avant toute explication, le signe des échanges passionnés qu’ a suscités la promenade dans Delphes, mais le plus curieux est sans doute l’ image des Spartes, dont sont exploités les deux aspects, biologique et guerrier. Le premier est développé par les deux groupes de verbes: σπείρειν et θερίζειν pour les interlocuteurs, auxquels correspondent βλασταίνειν et ὑποφύεσθαι pour les logoi, dotés ainsi d’une sorte de vitalité intrinsèque, qu’ ils puisent peutêtre dans le sol même de Delphes, où presque tout ce qui concerne le dieu, comme le dit Ammonios dans le De E, apparaît “comme une sorte d’ appâts pour inviter (les hommes tant soit peu doués de raison et de sens) à les examiner quelque peu, écouter et discuter à leur sujet.”33 Et ces ἀναθήματα qui jalonnent leur route, ces offrandes au Dieu des hommes reconnaissants, rappellent d’entrée, en une note encore discrète, que ce lieu est, plus qu’ un simple espace, le cadre d’une rencontre entre le divin et l’ humain, qu’ il appartient au discours d’expliciter. Quant à l’élément “belliqueux,” que permet d’ introduire l’ assimilation des “discours semés” aux Spartes, “les hommes semés” par Cadmos, il renvoie à la chaleur polémique de la discussion, qui, bien loin d’ une guerre stérile où chacun essaierait de faire triompher son avis à tout prix, est à l’ image du jeune hôte alors présenté. Pour ce faire, Philinos choisit soigneusement ses qualificatifs, substituant au couple proposé par Basiloclès, φιλοθεάμων καὶ φιλήκοος, les adjectifs φιλόλογος καὶ φιλομαθής: l’opposition n’est pas sans évoquer un passage de la République, où, Socrate et Glaucon s’ efforçent de distinguer le

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ξένον· ἐγὼ γὰρ ὑμᾶς ἀναμένων ἀπηγόρευσα. {Φ.} Βραδέως γὰρ ὡδεύομεν, ὦ Βασιλόκλεις, σπείροντες λόγους καὶ θερίζοντες εὐθὺς μετὰ μάχης ὑπούλους καὶ πολεμικούς, ὥσπερ οἱ Σπαρτοί, βλαστάνοντας ἡμῖν καὶ ὑποφυομένους κατὰ τὴν ὁδόν. L’ association entre une discussion et une promenade a ses lettres de noblesse platoniciennes, avec le grand modèle du Phèdre; elle peut aussi avoir une certaine réalité à l’ époque de Plutarque si l’ on en juge par la manière dont il présente les journées passées chez Florus (Quaest. conv. 8.10) – sauf à n’y voir que réminiscence littéraire; dans ses dialogues, on la retrouve en ouverture de ses deux dialogues “historiques,” Sept. sap. conv. 146D-148B et De genio 576B-578C, et aussi, dans les Dialogues Pythiques, au début du De def. or. 410A-412D, mais dans aucun de ces textes la promenade ne prend une telle extension ni ne joue de rôle particulier dans le choix du sujet qui est alors discuté. C’est dans le De E que le lien entre cadre et sujet est le plus fort, mais la scène est alors statique. De E 385C11-D1 : τοῖς μὴ παντάπασιν ἀλόγοις καὶ ἀψύχοις ὑφειμένα δελεάζει (sur l’image forte de l’ appât, voir Platon, Sph. 222E6 et Ti. 69D1, qui évoquent l’ attrait du plaisir, transformé ici en provocation à la philosophie) καὶ παρακαλεῖ πρὸς τὸ σκοπεῖν τι καὶ ἀκούειν καὶ διαλέγεσθαι περὶ αὐτῶν (l’ ensemble des trois verbes constituant toutes les possibilités de traitement philosophique, réflexion, conférence, dialogue).

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simple curieux du vrai philosophe, le second soulignant la difficulté d’ assimiler les φιλοθεάμονες et les φιλήκοοι, toujours en chasse de quelque curiosité, avec les philosophes;34 de même ici, on peut voir dans la rectification de Philinos le rejet de l’attitude superficielle de l’amateur de spectacles, qui se contente de voir et d’écouter, pour une attitude plus active,35 celle de l’ amateur de logos / logoi et avide d’apprendre.36 À quoi Philinos ajoute immédiatement deux traits où l’on peut reconnaître les qualités indispensables à un échange philosophique fructueux: l’absence d’agressivité, qui permet de garder face à l’ interlocuteur grâce et pondération,37 mais aussi une intelligence combative et apte à s’interroger qui, pour exclure l’agressivité et l’ aigreur, n’en est pas moins en quête de la vérité.38 Tel est donc le jeune homme dont la venue à Delphes permet à Plutarque de fondre en quelque sorte la rapide promenade initiale des protagonistes du De defectu jusqu’à la Leschè de Cnide et les remarques initiales d’Ammonios dans le De E pour développer une longue périégèse qui n’occupe pas moins de quinze chapitres (2-16), soit environ la moitié du dialogue. Dans cet itinéraire διὰ τῶν ἀναθημάτων, se succèdent les étapes suivantes: (1) le monument des Navarques (ch. 2-4), (2) l’hémicycle des rois d’ Argos (ch. 57), (3) la statue d’Hiéron (ch. 8), (4) le rocher de la Sibylle près du Bouleutèrion (ch. 9-11), (5) le trésor des Corinthiens (ch. 12-13), (6) les broches de Rhodopis, non loin de la statue de Phryné (ch. 14-16), et enfin (7) face au sanctuaire de la Terre, les degrés sud du temple, sur lesquels les amis s’ asseyent pour écou34

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R. 475D1-: “À t’entendre, il y a beaucoup de gens et des gens bien singuliers qui répondent à ce modèle (sc. τὸν… εὐχερῶς ἐθέλοντα παντὸς μαθήματος γεύεσθαι καὶ ἁσμένως ἐπὶ τὸ μανθάνειν ἰόντα καὶ ἀπλήστως ἔχοντα, ainsi que Socrate a défini le philosophe en 475C7-8); il me semble en effet que tous les coureurs de spectacles (οἵ τε φιλοθεάμονες πάντες) sont de ceux-là par le plaisir qu’ ils ont d’ apprendre (τῷ καταμανθάνειν); et il y a aussi les coureurs d’ auditions (οἵ τε φιλήκοοι) qu’ il serait étrange de ranger parmi les philosophes…;” à quoi Socrate répond en précisant l’ objet de la curiosité des véritables philosophes, définis comme τοὺς τῆς ἀληθείας φιλοθεάμονας (475E5). Cette opposition entre passivité et activité – qu’ on retrouve, mutatis mutandis, dans le contraste entre la parole figée des guides et la vivacité de l’interrogation philosophique – se double d’ une opposition entre le sensible (voir/entendre) et l’intelligible (raisonner/comprendre), bien mise en évidence par les adjectifs, comme me l’avait fait remarquer J. Opsomer à la rencontre de Leuven. On retrouve un mot de la famille de μανθάνω, famille omniprésente dans le texte de Platon cité n. 34. 394F6-7 : πραότης τε πολλὴν χάριν ἔχουσα; si l’ interprétation de πραότης ne pose aucune difficulté – Diogénianos garde son calme et ne se met pas en colère –, χάρις est un mot plus délicat et marque à la fois la conversation de bon ton et l’ouverture aux autres. 394F7-395A2 : καὶ τὸ μάχιμον καὶ διαπορητικὸν ὑπὸ συνέσεως, οὔτε δύσκολον οὔτ’ ἀντίτυπον πρὸς τὰς ἀποκρίσεις.

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ter l’exposé de Théon (ch. 17-30). Si cette périégèse, dont chacune des étapes est l’occasion de la vive confrontation des doctrines qu’ annonçait le prologue, dessine bien, selon l’analyse de D. Babut,39 le cadre intellectuel de l’ exposé final, Delphes ne s’en trouve pas pour autant réduit à un simple décor : au fil de la marche, comme l’a bien dit Philinos, tout le long de la Voie Sacrée, Delphes se fait à la fois source et objet des discussions, si bien que ce qui pourrait n’être qu’une visite un peu académique dans une “ville-musée” se mue en un itinéraire philosophique des plus vivants. Cette vivacité, qui émane d’abord de la personnalité de Diogénianos, de ses réactions spontanées, est encore mise en valeur par le contraste entre cet esprit toujours en éveil et le discours figé des guides: nouvelle démonstration de l’ art de la mise en scène déployé ici par Plutarque, il n’est jusqu’à cet élément obligé qui ne prenne un sens. Le “réalisme” exige en effet la présence de guides pour cette sorte de visite “touristique” à laquelle ses hôtes convient Diogénianos avant de l’ emmener vers d’autres hauts lieux, l’antre Corcyrien et Lycorée (394F), mais Plutarque en profite pour peindre avec une indulgence amusée la manière dont ces pauvres diables, sans cesse interrompus par la curiosité de Diogénianos, s’ évertuent à débiter leurs commentaires40 avec une constance qui suscite la pitié de Théon et justifie la remise à plus tard de la discussion sur la forme des oracles, question essentielle laissée ainsi pour la fin.41 Mais Diogénianos ne tient pas bien longtemps malgré sa bonne volonté et un nouveau détail curieux cité par les guides, la chute de la colonne d’Hiéron le jour même de sa mort, amène une nouvelle interruption (397E); c’est qu’ il n’est pas un simple touriste et ne saurait se satisfaire d’une leçon toute faite, consciencieusement débitée par des professionnels, incapables de s’ écarter de leur commentaire préfabriqué. Ainsi, arrivés devant le Trésor des Corinthiens, ils sont incapables d’expliquer à Sarapion pourquoi ce Trésor ne porte plus le nom de Cypsélos, qui l’a dédié, et obligent Philinos à intervenir. Il les excuse en souriant de ne plus rien “concevoir ni se rappeler, abasourdis qu’ ils sont par vos disser-

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Babut, “La composition des Dialogues Pythiques.” Cf. 395A10-12, où un décalage comique est créé entre leur zèle indiscret et les tentatives des visiteurs de leur faire abréger leur récitation : Ἐπέραινον οἱ περιηγηταὶ τὰ συντεταγμένα μηδὲν ἡμῶν φροντίσαντες δεηθέντων ἐπιτεμεῖν τὰς ῥήσεις καὶ τὰ πολλὰ τῶν ἐπιγραμμάτων ou encore 396C7-8 : Ἐκ τούτου γενομένης σιωπῆς πάλιν οἱ περιηγηταὶ προεχειρίζοντο τὰς ῥήσεις… (ils profitent du moindre silence pour reprendre). 397D10-E2 : ἀλλὰ καὶ νῦν, εἶπεν, ὦ παῖ, δοκοῦμεν ἐπηρείᾳ τινὶ τοὺς περιηγητὰς ἀφαιρεῖσθαι τὸ οἰκεῖον ἔργον. ἔασον οὖν γενέσθαι τὸ τούτων πρότερον, εἶτα περὶ ὧν βούλει καθ’ ἡσυχίαν διαπορήσεις.

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tations sur la comète”42 (ἐκπεπληγμένους παντάπασιν ἡμῶν μετεωρολεσχούντων, 400E), mais il n’en est pas moins persuadé par-devers lui de leur incapacité à réfléchir et improviser: ce qu’il dit dans son récit à Basiloclès,43 mais met aussi en lumière implicitement par sa seule explication, qui ne fait guère que s’ appuyer sur les dires précédents des guides (400E) : tant il y a d’ écart entre leur discours figé et la réflexion vivante des visiteurs, en quête de la vérité, distance un peu comparable à celle qui sépare les lettres mortes de l’ écrit de l’ oral fécond dans le Phèdre et qui se répercute sur l’ image même de Delphes. Là aussi il y a deux manières de regarder le sanctuaire, comme le conservatoire d’un passé à jamais révolu, objet de récits immuables, ou comme un lieu auguste sans doute et vénérable, mais toujours au cœur des débats et controverses. Contribue enfin aussi à la vigueur et à l’animation de la discussion l’ exceptionnelle diversité des interlocuteurs soulignée déjà par Babut, qui permet une large confrontation doctrinale, mais montre aussi que tous se retrouvent à Delphes et sont intéressés par la discussion. Par comparaison, le De defectu ne met en présence que des personnages qui partagent tous une même conception des dieux, et qui essaient ensemble d’élaborer une explication satisfaisante au déclin des oracles sans contrevenir à la majesté divine ni faire disparaître la Providence.44 Ici, au contraire, sont réunis des représentants de toutes les écoles philosophiques, qui sont aussi des amis de longue date:45 outre Sarapion,46 Théon est “l’ami le plus constamment présent dans les Moralia,”47 Philinos, le narrateur, fait partie du cercle d’ amis des Propos de Table, où l’on voit qu’il inclinait vers le pythagorisme – ou un platonisme pythagorisant, tout comme appartient à ce même groupe Boéthos, un condisciple “passé” à l’épicurisme.48 Cette amitié explique sans doute qu’ il ne soit pas question d’éclats, comme le départ tonitruant d’“Épicure” au début du De sera numi-

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400E1-3 : τί δ’ εἶπον ἔτι τούτους οἰόμεθα γιγνώσκειν ἢ μνημονεύειν ἐκπεπληγμένους παντάπασιν ἡμῶν μετεωρολεσχούντων; 400D12-E1 : ἀπορίᾳ δ’ αἰτίας ἐμοὶ γοῦν δοκεῖ σιωπώντων ἐκείνων ἐπιγελάσας ἐγὼ… εἶπον… C’ est ce que fait remarquer Héracléon (418D7-8) : οὐδεὶς μέν, ἔφη, τῶν βεβήλων καὶ ἀμυήτων καὶ περὶ θεῶν δόξας ἀσυγκράτους ἡμῖν ἐχόντων πάρεστιν. Sur chacun d’ entre eux, voir Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque.” Sa personne et son rôle sont étudiés par D. Babut, “Stoïciens et stoïcisme dans les Dialogues Pythiques de Plutarque,” ICS 18 (1993) 203-227. Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” 4886. On le trouve ainsi à la table d’ Ammonios en Quaest. conv. 8.3, tandis qu’en 5.1, il est l’hôte du banquet ; pour plus de détails, J. Boulogne, Plutarque dans le miroir d’Épicure: analyse d’ une critique systématique de l’ épicurisme (Villeneuve d’Ascq: Presses Universitaires du Septentrion, 2003).

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nis vindicta, ou d’agressivité sarcastique, comme celle de Lamprias dans le De facie face à Pharnace, Stoïcien si caricatural que les critiques inclinent à y voir un personnage fictif,49 mais elle permet aussi une mise en question générale de l’oracle où tous les points de vue s’affrontent, mais où tous aussi se ressoudent autour de Théon pour écouter la défense et illustration de Delphes50 et cet unisson final fournit l’ambiance idéale à l’ exposé de Théon, qui culmine sur la célébration de Delphes. Mais il faut auparavant regarder de plus près la préparation que constitue la périégèse.

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Les étapes de la périégèse: Delphes lieu exceptionnel

Lorsque, à l’instar de D. Babut, on lit la périégèse comme une mise en place intellectuelle de la question essentielle de l’oracle de la Pythie, certaines étapes apparaissent plus importantes et aussi plus faciles à expliquer que d’ autres. C’est ainsi à la seconde étape, devant l’hémicycle des Rois d’ Argos, que la récitation de piètres oracles par les guides introduit la question majeure et suscite un premier débat des plus vifs autour de la médiocrité des oracles, où s’affrontent en particulier Sarapion, le Stoïcien et Boéthos, l’ Épicurien et où Théon déjà, intervenant en arbitre, “prend une position qui est intermédiaire entre celles des deux adversaires.”51 La même recherche d’ une solution médiane, par Philinos cette fois, intervient à l’étape suivante, près de la statue d’Hiéron: la chute d’une colonne qu’il avait offerte le jour de sa mort porte la lumière sur l’origine divine des oracles et la possibilité de l’ intervention des dieux dans le monde matériel “oppose de nouveau de façon caractéristique un certain rationalisme, représenté derechef par Boéthos, à une acceptation sans réserve, au nom de la foi religieuse, de croyances irrationnelles ou suprarationnelles”52 et Philinos s’attache à sortir de l’alternative entre l’ immanentisme d’un dieu mêlé à la matière soutenu par le stoïcisme, et son absence, synonyme d’une totale incapacité à donner le point de départ d’ un mouvement sans se fondre avec lui.53 Enfin Théon reprend la parole pour arbitrer la discus49 50

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Babut, Plutarque et le stoïcisme, 249-250 ; Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” 4868. Voir les interventions successives de Boéthos, Sarapion et Philinos, qui s’approuvent les uns les autres avant de céder la parole à Théon en 402C-403A, en particulier les remarques de Sarapion, 402D12-E1 (ἐπιεικέστερα ταῦτ’ εἶπεν, ὦ Βόηθε, καὶ μουσικώτερα), puis de Philinos, 402E5 (ὀρθῶς, ἔφην ἐγώ, λέγεις, ἄριστε Σαραπίων). Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 203. Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 207. Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques, 274 n. 92.

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sion qui s’est engagée sur la validité des signes et des oracles devant le Rocher de la Sibylle, et il contrecarre cette fois la vision épicurienne d’ un monde livré au hasard. Il s’agit donc bien tout au long pour les platoniciens que sont Philinos et Théon de dessiner la voie médiane entre les excès des autres écoles, mais pour autant cette mise en perspective philosophique ne doit pas éclipser totalement ce que ces discussions disent aussi de Delphes et de ce que le lieu a d’exceptionnel. Tel me paraît être le sens de la première étape, que les critiques, se focalisant sur le thème des oracles, ont toujours eu du mal à intégrer à l’ ensemble.54 Diogénianos s’y étonne de la belle patine bleue prise ici par les statues des navarques et veut en connaître la cause:55 l’adverbe ἐνταῦθα, que j’ ai souligné, est important, car il attire l’attention sur une particularité de Delphes, qui va être expliquée par Théon, dont les propos joueront le rôle de “les linéaments de la théorie de l’inspiration,” comme l’a suggéré J. Pouilloux, un des rares à avoir tenté d’intégrer cette première étape. Le savant propose en effet une analogie entre les deux explications qu’il résume par deux équations parallèles : bronze + air de Delphes = patine merveilleuses des statues ; Pythie + pneuma delphique = prophétie véridique de l’oracle.56 L’éditeur le plus récent du texte, S. Schröder,57 a rejeté l’hypothèse sans discussion, ce qui est sans doute excessif; Babut l’ a prise en compte et tout en en soulignant le point faible – “à cette hypothèse séduisante, on pourrait être tenté d’objecter que le pneuma delphique n’est pas mentionné dans l’exposé de Théon a minimisé la force de cet argument e silentio sans souligner suffisamment dans les deux cas une même utilisation de la nature, nature de l’air ou nature de la Pythie,58 qui me paraît en effet le point capital. S’il paraît douteux en effet de faire intervenir ici un pneuma dont Plutarque ne souffle mot, il ressort avec évidence que cette théorie met en valeur le caractère exceptionnel de Delphes et, au seuil d’une visite qui pourrait n’être que touristique, déplace l’attention de la beauté des œuvres d’ art à la nature du lieu. Tout le texte est de fait construit sur une opposition entre technè et physis posée d’entrée:

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Prenant acte de cette difficulté, Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 213, l’ étudie en dernier : “Reste cependant une dernière section dont nous n’avons encore rien dit, parce qu’ elle paraît difficilement intégrable dans la construction de l’ensemble.” 395D3-4 : Τίν’ οὖν αἰτίαν… οἴει τῆς ἐνταῦθα τοῦ χαλκοῦ χρόας γεγονέναι; J. Pouilloux, “L’ air de Delphes et la patine du bronze,” REA 67 (1965) 61-68. S. Schröder, Plutarchs Schrift De Pythiae oraculis (Stuttgart: Teubner, 1990) 3 n. 1. Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 214-215.

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Quant à l’étranger, l’aspect et la facture artistique des statues ne le séduisaient que médiocrement, en homme qui avait déjà contemplé apparemment nombre de chefs-d’œuvre, mais il s’étonnait que la patine du bronze ne ressemblât pas à de la crasse ou à du vert-de-gris, mais à une teinture d’un bleu sombre et brillant…59 On a ainsi, d’un côté, les produits de l’art, d’un intérêt médiocre pour le jeune homme – les statues n’offrent pas une facture (τὸ τεχνικόν) qui le retienne et qui surpasse les œuvres humaines (ἔργων) qu’il a déjà vues – ; de l’ autre, cette sorte d’efflorescence qui s’est formée sur le métal et lui donne un beau bleu brillant, qui, elle, retient son attention. Peut-être dans cette opposition avec l’ art, l’adjectif ἀνθηρόν, courant pour désigner le brillant du métal,60 reprend-il même un peu de son sens premier pour appuyer l’ idée d’ une production naturelle, qui ne ressemble à aucune autre altération des métaux. C’est en tout cas bien une particularité delphique qui est ici en jeu et les hypothèses successives, qui évoquent un secret de fabrication connu des “artistes d’autrefois” (τῶν πάλαι τεχνιτῶν, 395B7-8) ou s’ appuient sur la comparaison avec le célèbre bronze de Corinthe, dont la découverte est l’ objet de diverses légendes: fruit du hasard (συντυχίᾳ, 395B11, grand principe d’ explication cher aux Épicuriens, mis plus loin en avant par Boéthos (398F-399A) à propos des oracles) ou d’un savoir-faire technique (μῖξις καὶ ἄρτυσις, 395C11), elles sont rejetées au profit d’une explication naturelle. Théon, sous l’ égide d’Aristote, élabore une explication physique qui met en jeu les deux qualités de densité et de ténuité, toutes deux possédées par l’ air de Delphes. L’objection de Diogénianos, sur l’incompatibilité ordinaire de ces deux qualités, loin de disqualifier l’explication, permet au contraire de mettre en relief une association qui n’a certes rien d’impossible – on la trouve aussi dans les étoffes de lin et de soie –, mais dont la rareté met en lumière d’entrée le caractère exceptionnel de Delphes. Celui-ci se précise encore à la troisième étape, au cœur même de la discussion philosophique sur les oracles et prodiges, preuve que les deux coexistent. Philinos ancre en effet son analyse philosophique sur la possibilité pour le Dieu de fournir “l’impulsion du mouvement et la cause d’ un affect” (398C1) dans la réalité de Delphes, dans la particularité d’un lieu qu’ elle a – autre énigme du Dieu? – à expliquer: 59

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395A12-B4 : τὸν δὲ ξένον ἡ μὲν ἰδέα καὶ τὸ τεχνικὸν τῶν ἀνδριάντων μετρίως προσήγετο πολλῶν καὶ καλῶν ἔργων ὡς ἔοικε θεατὴν γεγενημένον· ἐθαύμαζε δὲ τοῦ χαλκοῦ τὸ ἀνθηρὸν ὡς οὐ πίνῳ προσεοικὸς οὐδ’ ἰῷ, βαφῇ δὲ κυάνου στίλβοντος… Voir Chantraine, Dictionnaire étymologique, sv ἄνθος.

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Comme Aristote disait qu’Homère seul insufflait aux mots le mouvement de la vie par sa puissance créatrice, je soutiendrais volontiers pour ma part que les offrandes d’ici, plus qu’aucune autre, ont leur mouvement et leur capacité à signifier étroitement liés à la prescience du Dieu et que, loin qu’aucune de leurs parties soit vide ou insensible, tout est plein d’un caractère divin.61 À travers les verbes, tous deux préfixés par συν-, συγκινεῖσθαι et συνεπισημαίνειν, les offrandes apparaissent comme les instruments utilisés par le Dieu, à l’ image de ce que sera plus loin l’âme de la Pythie, mais l’ important réside surtout dans la dernière phrase, dans cette θειότης partout présente.62 Démarquant la formule de Thalès, pour lequel “tout est plein de dieux,” Philinos a garde d’enfermer si peu que ce soit le Dieu dans la matière, mais il constate qu’ un “caractère divin” flotte dans l’air de Delphes, en anime les monuments, que ce lieu est le lieu du Dieu, comme vont le préciser les étapes qui suivent la mise en place du problème des oracles et de la manifestation de la divinité. L’arrivée au Trésor des Corinthiens marque en effet un changement de point de vue. Sans doute l’exégèse de la présence de grenouilles sur sa base, proposée par Sarapion, est-elle de nouveau l’occasion pour Philinos de rejeter des vues stoïciennes, l’enfermement du Dieu dans la matière, déjà critiqué, et l’assimilation d’Apollon avec le Soleil. Vue sous cet angle, l’ étape, dans le prolongement des précédentes, “annonce et prépare l’ exposé qui donnera au dialogue son couronnement puisque la transcendance de la divinité et l’ impossibilité de la mêler aux choses humaines sera un des points forts du discours de Théon.”63 En même temps, alors que les étapes précédentes envisageaient la manière dont la divinité se manifeste aux hommes, on voit apparaître ici le mouvement inverse, de l’homme au Dieu, à travers la consécration du Trésor et sa signification. Est ainsi dénoncée avec l’ assimilation d’ Apollon et du Soleil une conception qui porte atteinte à la divinité et en détourne les hommes,64 comme le seront, à l’étape suivante, certains comportements. Ce 61

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398A3-8 : Ἀριστοτέλης μὲν οὖν μόνον Ὅμηρον ἔλεγε κινούμενα ποιεῖν ὀνόματα διὰ τὴν ἐνέργειαν, ἐγὼ δὲ φαίην ἂν καὶ τῶν ἀναθημάτων τὰ ἐνταυθοῖ μάλιστα συγκινεῖσθαι καὶ συνεπισημαίνειν τῇ τοῦ θεοῦ προνοίᾳ, καὶ τούτων μέρος μηδὲν εἶναι κενὸν μηδ’ ἀναίσθητον, ἀλλὰ πεπλῆσθαι πάντα θειότητος. Commentaire détaillé du passage: F. Frazier, “Göttlichkeit und Glaube. Persönliche Gottesbeziehung im Spätwerk Plutarchs,” in R. Hirsch-Luipold (ed.), Gott und die Götter bei Plutarch. Götterbilder – Gottesbilder – Weltbilder (Berlin / New York: De Gruyter, 2005) 118121. Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 209. 400D6-9 ; sur ce thème, voir, e.g., les ch. 5 et 17.

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sont en effet des offrandes qu’il juge immorales, les broches de fer ou la statue en or de prostituées, qui suscitent alors l’indignation de Diogénianos. Babut suggère de mettre ce nouveau passage difficile à intégrer au thème des oracles en rapport avec “l’utilisation souvent dépourvue de sagesse qu’ en font ou qu’ en ont faite dans le passé les consultants,” dénoncée plus loin dans son exposé par Théon,65 mais cela ressemble un peu à une solution du désespoir et n’emporte pas vraiment la conviction. Au contraire, si l’on cesse de vouloir tout rapporter au thème des oracles et si l’on considère aussi l’importance du cadre delphique comme lieu de rencontre entre homme et dieu, dont l’ oracle est certes un élément très important, mais qui s’inscrit dans une relation plus large, où les deux côtés doivent être envisagés, le passage s’inscrit beaucoup plus aisément dans le mouvement de la périégèse, qui fait succéder aux signes envoyés par le Dieu les offrandes à lui offertes par les hommes. Ainsi, à partir de la condamnation de Phryné par le jeune et vertueux Diogénianos, qui s’indigne de la présence d’offrandes des grandes courtisanes du passé, “trophée,” selon le mot de Cratès, “de la luxure des Grecs,”66 Théon, pressé par Sarapion de “réfuter l’accusation dont Phryné est le prétexte,” flétrit alors les offrandes bien plus indignes et immorales qui entourent le dieu, “prémices et dîmes qui sont le fruit de meurtres, de guerres et de pillages, les dépouilles et les butins faits sur des Grecs” (401C5-8), sans parler des inscriptions honteuses qui célèbrent la victoire d’un Grec sur un autre Grec. Ce rappel amer des déchirements qui entachent toute l’Histoire grecque fait écho aux critiques de Platon contre les déplorables discordes helléniques et “le sacrilège qu’ il y a à parer nos temples de dépouilles enlevées à des parents”67 et l’ on en trouverait maints échos dans les Vies:68 jamais Plutarque n’a, sur ce point, idéalisé le passé de son pays, mais cette lucidité lui permet ici de définir des exigences morales universelles et éternelles. Le Dieu n’attend pas qu’on lui offre ces offrandes indignes, d’ autant que l’ or et le faste vont souvent de pair avec une vie honteuse: ce qu’ il faut offrir au Dieu ce sont “des offrandes de justice, de sagesse et de magnanimité” (δικαιοσύνης ἀναθήματα καὶ σωφροσύνης καὶ μεγαλονοίας, 401D8-9). Telles sont les valeurs éternelles, qu’illustre la consécration par Crésus d’ une statue en or de sa boulangère: la munificence disparaît derrière la loyauté de cette femme simple, qui refusa d’empoisonner le roi et dénonça la tentative, et la juste gratitude du souverain, qui “voulut prendre en quelque sorte le Dieu à témoin de sa recon65 66 67 68

Babut, “La composition des Dialogues Pythiques,” 211. 401A5-6 : ἣν Κράτης εἶπε τῆς τῶν Ἑλλήνων ἀκρασίας ἀνακεῖσθαι τρόπαιον. R. 470A. Voir, entre autres, Ages. 15. 1-4.

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naissance envers cette femme.”69 Avec le roi lydien, le jugement ne porte plus seulement sur les Grecs, les exigences sont universelles et concernent toute l’ humanité, et l’on revient au niveau des relations entre hommes et dieux : louable est l’offrande au Dieu des prémices des moissons, en or, ou mieux encore naturelles, qui reconnaissent en lui “le dispensateur de tout fruit (καρπῶν δοτῆρα), le dieu de nos pères (πατρῶον), qui préside à la naissance (γενέσιον), l’ami de l’humanité (φιλάνθρωπον),” mais condamnable et inconvenant l’ Apollon porteur de lance offert par les Mégariens. À cette image d’ un Apollon guerrier, Théon oppose aussitôt l’image du dieu porteur du plectre, harmonisateur de l’univers célébré par des vers de Skythinos sur la lyre qu’ accorde “le fils de Zeus, le bel Apollon, qui tout commencement et toute fin rassemble; il a pour plectre la lumière radieuse du soleil” (402A10-B1), vers qui sont aussi le dernier mot de cette première partie. À leur lumière on peut faire une ultime relecture de l’ensemble de la périégèse, où non seulement le lieu luimême apparaît dans sa réalité exceptionnelle, mais où une juste image du Dieu du lieu s’est aussi peu à peu dessinée, dieu qui ne saurait s’ incorporer à la matière – l’un après l’autre, Théon (397C = étape 2) et Philinos (398B = étape 3) l’ont affirmé –, dieu qui ne doit pas non plus être confondu avec le Soleil (400CD = étape 5), dieu enfin non pas guerrier, mais harmonisateur de l’univers et ami des hommes (402A = étape 6). Ces deux dernières étapes montrent en outre comment leurs offrandes donnent aux hommes l’ occasion de manifester une piété qui est reconnaissance de la nature et des exigences du dieu, comment conceptions et pratiques religieuses ne se séparent pas; il en résulte que les conceptions développées dans la discussion, s’ appuyant sur ces hommages rendus au cours des siècles à la divinité, ne sont pas seulement des spéculations philosophiques, mais prennent aussi sens dans la vie des hommes, autrement dit que vie et philosophie, logoi et bios, vont de pair.

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L’exposé de Théon: de l’apologétique à la célébration, l’ apothéose de Delphes

C’est donc sur l’image du Dieu que s’engage la seconde partie, à la demande de Diogénianos qui souligne immédiatement l’enjeu du débat :

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401F2-3 : τὸν Κροῖσον οἷον ἐπὶ μάρτυρι τῷ θεῷ τὴν χάριν ἀμείψασθαι τῆς γυναικὸς εὖ γε ποιοῦντ’ ἐκεῖνον.

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Si vous le voulez bien, remettons à plus tard le reste de la visite et asseyons-nous ici pour entendre traiter de cette question. Car c’ est là le raisonnement qui s’oppose le plus à la confiance en l’ oracle: poser l’alternative que soit la Pythie ne s’approche pas du lieu où est le divin soit le souffle s’est éteint et sa puissance a disparu.70 Là encore, à travers la notion délicate de pistis,71 c’ est la relation entre homme et dieu qui est en cause et tous les interlocuteurs se retrouvent à l’ unisson pour écouter Théon sur cet important sujet. Il n’ est jusqu’ à Boéthos qui ne reconnaisse que le lieu même, où se trouvait naguère un sanctuaire des Muses, semble “s’accorder avec l’étranger pour suggérer (συνεπιλαμβάνεται) ce problème” (402C4-5), et Sarapion, après l’avoir félicité de ces paroles, précise la voie médiane que doit trouver la philosophie: “Il ne faut pas s’ en prendre au Dieu, ni proscrire, en même temps que l’oracle, sa prescience et sa divinité, mais il convient de rechercher la solution des contradictions sous-jacentes sans abandonner la pieuse croyance de nos pères.”72 En d’ autres termes, concilier la démarche philosophique, qui cherche des solutions logiques, et la piété, sans se transformer en theomachos qui utilise la raison contre la divinité. C’ est ce que confirme Philinos qui, tout en affirmant la légitimité de chercher les causes,73 s’ en prend aux auteurs de l’alternative, du λόγος, évoqué par Diogénianos, ces ratiocineurs qui critiquent l’oracle sans prendre garde que la philosophie ellemême ou l’astronomie ont évolué et abandonné la forme versifiée et que personne pour autant ne les dirait moribondes. Cette position rappelle trait pour trait la mise en garde initiale d’Ammonios dans le De defectu: “Prends garde à ce que nous faisons, Lamprias, dit-il, et veille aux paroles que nous prononçons, de peur que nous ne réduisions à rien le rôle du Dieu !”74 Il faut ainsi tout à la fois satisfaire aux exigences de la connaissance et défendre Delphes et le

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402B8-C1 : ὥστ’, εἰ δοκεῖ, τὰ λειπόμενα τῆς θέας ὑπερθέμενοι περὶ τούτων ἀκούσωμεν ἐνταῦθα καθίσαντες. Οὗτος γάρ ἐστιν ὁ μάλιστα πρὸς τὴν τοῦ χρηστηρίου πίστιν ἀντιβαίνων λόγος, ὡς δυεῖν θάτερον, ἢ τῆς Πυθίας τῷ χωρίῳ μὴ πελαζούσης ἐν ᾧ τὸ θεῖόν ἐστιν, ἢ τοῦ πνεύματος παντάπασιν ἀπεσβεσμένου καὶ τῆς δυνάμεως ἐκλελοιπυίας. Sur les difficultés d’ interprétation précise de ce terme, voir infra ch. 17. 402E3-5 : δεῖ γὰρ μὴ μάχεσθαι πρὸς τὸν θεὸν μηδ’ ἀναιρεῖν μετὰ τῆς μαντικῆς ἅμα τὴν πρόνοιαν καὶ τὸ θεῖον, ἀλλὰ τῶν ὑπεναντιοῦσθαι δοκούντων λύσεις ἐπιζητεῖν τὴν δ’ εὐσεβῆ καὶ πάτριον μὴ προΐεσθαι πίστιν; la même interprétation pieuse est recommandée au “vrai Isiaque” dans le De Is. et Os. 352C3-5. 403A5-6 : οὐδὲν γάρ ἐστι δεινὸν οὐδ’ ἄτοπον αἰτίας ζητεῖν τῶν τοιούτων μεταβολῶν; sur la catégorie du “zététique,” voir Opsomer, In Search of the Truth, 27sq. De def. 413D8-10: ὅρα τί ποιοῦμεν, εἶπεν, ὦ Λαμπρία, καὶ πρόσεχε τῷ λόγῳ τὴν διάνοιαν, ὅπως μὴ τὸν θεὸν ἀναίτιον ποιοῦμεν ; voir aussi De sera num. 549B et Amatorius 756B.

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Dieu contre les attaques: à quoi s’attache Théon dans un exposé d’ une remarquable longueur, où l’on peut, à l’instar de la périégèse, distinguer deux temps complémentaires, le premier plus centré sur le fonctionnement de l’ oracle dans le monde, le second sur le point de vue divin. De l’ un à l’ autre la tonalité change aussi sensiblement, passant de l’apologétique à la célébration dans un mouvement plus passionné, qui n’exclut pas la démonstration, mais qui lui ajoute une dimension supplémentaire, étroitement liée à la particularité de Delphes. Ces deux tonalités sont présentes dès le début de l’ intervention de Théon, même si la seconde est encore en mineur. En effet, tout en approuvant les considérations de Philinos sur les changements historiques, qui n’ont pas atteint que l’ expression oraculaire, il en montre aussitôt les limites lorsqu’ on réfléchit “aux oracles d’ici,” mettant Delphes à part dès ses premiers mots, un peu comme dans la périégèse, la première discussion sur la patine de Delphes montrait déjà comment comment la patine et l’air d’ici se distinguaient,75 avant de développer une réfutation en forme des attaques contre l’ oracle, qui est aussi une sorte de discours de la méthode. Soutenir, pour en conclure au déclin de l’ oracle, qu’autrefois tous les oracles étaient rendus en vers et qu’ aujourd’hui tous sont en prose, c’est partir de prémisses fausses, car de nombreux exemples – et Théon alors intègre à sa réflexion le type d’“historiettes” que pouvaient raconter les guides – montrent que de tous temps, on a trouvé les deux modes d’expression et que la vision binaire d’un noble passé poétique et d’ une moderne décadence prosaïque ne correspond pas à la réalité historique. Il ne s’ agit pas d’éluder par là la question, mais de la déplacer et de la formuler autrement, d’une manière plus juste et qui exclut l’ idée de déclin, puisque les deux formes sont contemporaines. Et quand bien même, renchérit-il, on aurait aujourd’hui uniquement des oracles en vers, il n’en faudrait que s’ interroger davantage sur le mélange passé des modes d’expression (404A): c’ est une sorte de première leçon implicite, ou de première “pique,” aux critiques qui usent sans les vérifier d’arguments contestables et font ainsi de mauvais procès à l’ oracle et au Dieu. En réalité – et l’on voit revenir l’ association majeure par laquelle a été défini en préambule l’esprit dans lequel il faut philosopher – “aucun de ces deux modes d’expression ne contrevient à la raison, pour peu que nous ayons sur le Dieu des opinions pieuses et pures.”76 Une de ces opi75

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403A9-11 : ἀλλὰ ταῦτα μέν, εἶπε, μεγάλας ἔσχηκε τῷ ὄντι παραλλαγὰς καὶ καινοτομίας· τῶν δ’ ἐνταῦθα… ; à comparer à 395D : τῆς ἐνταῦθα τοῦ χαλκοῦ χρόας-, 396A: τὸν ἀέρα τὸν ἐν Δελφοῖς –, les “choses d’ ici” se distinguent des autres. 404B2-3 : ἔστι δ’ οὐδέτερον, ὦ παῖ, παράλογον, μόνον ἂν ⟨εὐσεβεῖς⟩ καὶ καθαρὰς περὶ τοῦ θεοῦ δόξας ἔχωμεν.

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nions pures, c’est de ne pas incorporer le Dieu à la matière et de ne pas en faire une sorte d’auteur de théâtre qui dicterait son texte à la Pythie.77 Le Dieu n’est pas l’auteur des énoncés humains: il se sert de la Pythie comme instrument; or tout instrument mêle inévitablement à la pensée conceptrice des éléments qui lui sont propres et empêchent celle-ci de se manifester dans toute sa pureté.78 La médiocrité de l’expression ne saurait donc être imputée au Dieu et les critiques proférées contre lui traduisent seulement une mauvaise conception de la divinité contre laquelle s’élève Théon, qui ironise de nouveau sur les exigences exorbitantes imposées à la pauvre Pythie, censée, comme au théâtre, associer “rythme, ampleur, modulations, métaphores et accompagnement de flûte,” comme si l’on demandait aux oiseaux messagers des dieux de s’ exprimer λογικῶς καὶ σοφῶς (405C13)! Si la forme verbale prise par l’ oracle dépend donc de la Pythie, entrent en jeu son langage, sa culture, et encore l’ époque dans laquelle elle vit et sous cet éclairage, en chiasme en quelque sorte, Théon peut reprendre des exemples historiques et évoquer, à l’ appui de sa théorie, les Pythies d’autrefois.79 Il conjugue alors sa propre explication, qui insiste sur la physis de la prophétesse80 en expliquant que les âmes des anciens étaient naturellement portées à la poésie par la moindre émotion, inspiration divine ou amour, ce qui permit la floraison de la poésie lyrique, et la perspective historique de Philinos, soulignant la predominance actuelle de la prose. Et, pour la troisième fois, d’ironiser sur la conclusion absurde (ἄτοπον, 406A3) à laquelle on aboutirait si la disparition de la poésie amoureuse signifie celle d’Éros:81 alors non seulement il n’y a plus d’amoureux aujourd’hui, mais déjà l’ Académie a ignoré l’amour et, au bout du compte, il ne resterait plus que Sappho à avoir été versée en ce domaine! 77

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La théorie était annoncée en 397C ; elle concorde avec ce que dit Lamprias dans le De def. or. 414E : “Il est tout à fait naïf et puéril de croire que le Dieu lui-même, comme dans le cas des ventriloques, appelés jadis des “Euryclès” et maintenant des “Pythons,” se glisse dans le corps des prophètes pour se faire entendre, en se servant de leur bouche et de leur voix en guise d’ instruments. En effet mêler la divinité aux fonctions propres de l’homme, c’est porter atteinte à sa majesté et compromettre sa dignité et la grandeur de son arétè.” Suit une série d’ exemples de déformations : miroir, réfraction de la lumière solaire par la lune, mouvement de chute des corps. 405D6 : Τί οὖν φήσομεν περὶ τῶν παλαιῶν; le thème a été posé en 404A: οὐ μὴν ἀλλὰ δοὺς ἄν τις, ὡς οὐδὲν ἄνευ μέτρου θεσπίζεται καθ’ ἡμᾶς, μᾶλλον διαπορήσειε περὶ τῶν παλαιῶν ποτὲ μὲν ⟨ἐν⟩ μέτροις ποτὲ δ’ ἄνευ μέτρων διδόντων τὰς ἀποκρίσεις. Voir déjà sa première intervention en 397C1 : ὡς ἑκάστη πέφυκε κινεῖσθαι τῶν προφητίδων; il conclut ici de même, 406B4-5 : (ὁ ἐνθουσιασμὸς) κινεῖ τῶν δεξαμένων ἕκαστον καθ’ ὃ πέφυκεν. Philinos avait déjà dénoncé cette disparition / suppression comme injuste, mais sur un ton moins sarcastique (403A6-8: ἀναιρεῖν δὲ τὰς τέχνας καὶ τὰς δυνάμεις, ἄν τι κινηθῇ καὶ παραλλάξῃ τῶν κατὰ ταύτας, οὐ δίκαιον).

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À ce point, le problème semble être résolu et l’ exposé de l’ Organontheorie, qui en donne la solution, achevé, ce qui a fait écrire à J. Holzhausen dans son étude de la théorie de l’inspiration, que l’exposé semblait s’ égarer.82 J’ y verrais au contraire à la fois la marque que Plutarque ne s’ en contente pas et veut l’inscrire dans une perspective plus vaste – tout comme déjà, dans la périégèse, cette question n’avait pas été seule à être soulevée – et un passage à la contre-offensive, préparé par les piques relevées au cours de cette partie apologétique et préparant l’exaltation finale de Delphes. À partir en effet du chapitre 24 et jusqu’au dernier chapitre (30), la perspective change : il ne s’ agit plus de montrer que le Dieu continue à inspirer l’ oracle malgré tout, mais d’affirmer que cette modification était la meilleure possible “en considérant ce qui relève du Dieu et de sa Providence.”83 On songe à Ammonios, rappelant au début du De defectu que “les œuvres accomplies par les dieux ont pour caractère d’être à la fois mesurées et complètes, d’ exclure toute superfluité et de se suffire parfaitement à elles-mêmes”84 et proposant une première explication par la cause finale (l’intention du Dieu) avant que Cléombrote, puis Lamprias réfléchissent à ce qui fait fonctionner matériellement l’ oracle.85 Il est notable qu’ici Théon procède en sens inverse, ajoutant à l’ explication par la cause matérielle que représente la Pythie la cause finale, essentielle, celle qui vient du Dieu, et imprimant ainsi à son exposé un mouvement d’ élargissement à des considérations plus théologiques. Considérant donc la situation historique – à l’instar du maître de Plutarque, qui expliquait dans le De defectu que c’est “la dépopulation générale, produite sur toute l’ étendue de la terre habitée par les guerres civiles et étrangères des époques antérieures à la nôtre” qui a amené le Dieu à faire disparaître des oracles, car “en laisser subsister un grand nombre équivalait pour le Dieu à accuser l’état désertique dans lequel était la Grèce” (413E-414C) –, Théon soulignait les progrès de la simplicité, marqués dans le domaine du langage par le développement de la prose, et du goût de la clarté: le Dieu, prenant en compte cette évolution et le discrédit jeté sur le style poétique par les charlatans qui grouillent autour des sanctuaires, a disposé la Pythie à parler sans vers, sans mots rares, ni périphrases ou obs-

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J. Holzhausen, “Die Inspirationslehre Plutarchs in De Pythiae oraculis,”Philologus 137 (1993) 72-91. 406B6-8 : Οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ τὸ τοῦ θεοῦ καὶ τῆς προνοίας σκοποῦντες ὀψόμεθα πρὸς τὸ βέλτιον γεγενημένην τὴν μεταβολήν. De def. or. 413E12-F1: τοῦ δὲ μετρίου καὶ ἱκανοῦ καὶ μηδαμῆ περιττοῦ πανταχῆ δ’ αὐτάρκους μάλιστα τοῖς θείοις πρέποντος ἔργοις. Sur les deux causes et leur hiérarchie, De def.or. 435E-437A.

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curité “pour atteindre intelligibilité et crédibilité” (πρὸς τὸ συνετὸν καὶ πιθανόν). Et, dans cet effort, apparaît de nouveau l’ importance du contact entre le Dieu et les hommes, qui le fait se soucier de trouver la meilleure manière de se faire entendre d’eux: lors même qu’est envisagé le point de vue divin, l’ homme est toujours pris en compte, signe de la relation nécessaire entre les deux. Cette sollicitude divine ne touche pas seulement les consultants, mais l’ obscurité d’autrefois est interprétée comme une manière de protéger ses ministres contre la colère des puissants, mécontents des réponses, tandis que la versification apportait aussi quelque aide à la mémoire. Aujourd’hui en revanche la situation est paisible, et les consultants de simples particuliers qui n’ont en vue que de petits problèmes personnels : le Dieu s’ adapte à leurs besoins et ce qui était dénoncé par le virulent Cynique du De defectu suggérant de se demander plutôt pourquoi Apollon n’avait pas encore enlevé le trépied delphique “tout souillé par tant de questions honteuses et impies que l’ on pose au Dieu, les uns le mettant à l’épreuve comme un sophiste, les autres l’ interrogeant sur des dépôts d’argent, sur des héritages, sur des unions illégitimes”86 se métamorphose non seulement en argument en faveur du Dieu, mais même en arme contre ses adversaires. Utiliser un “grand” style pour de “petites affaires” serait une dysharmonie indigne du dieu de la musique, une affectation prétentieuse qui le ravalerait au rang d’un sophiste “enjolivant pour la gloire” (καλλωπίζοντος ἐπὶ δόξῃ, 408C10), quand ce souci est étranger même à la Pythie, qui n’a que faire “ni de gloire, ni d’éloges ou de blâmes humains” (δόξης καὶ ἀνθρώπων ἐπαινούντων ἢ ψεγόντων, 408C13-14). Et voici l’ humble Pythie, la servante du Dieu, dont on nous a dit plus haut qu’ elle était totalement ignorante (405C), promue désormais, de façon quelque peu paradoxale, au rang de modèle pour l’assemblée cultivée qui écoute Théon : Il nous faudrait sans doute avoir, nous aussi, le même état d’ esprit. Mais non! Comme si nous étions tourmentés par la crainte de voir ce lieu perdre une gloire vieille de mille ans et certaines gens déserter l’ oracle avec mépris comme l’on quitte l’école d’un sophiste, nous en faisons l’ apologie et nous forgeons des arguments et des raisons en des matières que nous ne connaissons pas et qu’il ne nous appartient pas de connaître, tâchant d’apaiser et de convaincre le détracteur de l’ oracle au lieu de l’ envoyer promener, car 86

413B1-4 : τὸν τρίποδα καταπιμπλάμενον αἰσχρῶν καὶ ἀθέων ἐρωτημάτων, ἃ τῷ θεῷ προβάλλουσιν οἱ μὲν ὡς σοφιστοῦ διάπειραν λαμβάνοντες οἱ δὲ περὶ θησαυρῶν ἢ κληρονομιῶν ἢ γάμων παρανόμων διερωτῶντες.

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C’est à lui d’abord qu’il en cuira le plus d’avoir une telle opinion du Dieu.87 La fin de l’ Organontheorie ironisait sur “nous,” qui “réclamons que la voix et la parole de la Pythie se présentent comme les tirades tragiques déclamées depuis l’ autel de Dionysos” (405D1-2), la justification du changement se concluait sur la dénonciation, à la troisième personne, de la simplicité du sycophante détracteur du Dieu faute de le comprendre.88 Désormais les deux personnes sont à la fois bien distinctes – il y a nous, les défenseurs du Dieu, et son détracteur – et paradoxalement réunies dans une même réprobation générale, qui flétrit l’apologie même, signe de la méconnaissance du gouffre qui sépare le Dieu de l’homme:89 défendre la gloire millénaire de Delphes contre une vaine opinion, c’est la confondre avec la vaine gloriole sophistique et lui prêter la même fragilité. Théon se condamne donc implicitement, lui et ses amis, pour être tombé dans le piège de la polémique et, par un jeu subtil, fait du refus de l’apologétique le sommet de celle-ci; défendant l’ oracle tout en se défendant de le défendre, il discrédite encore un peu plus ceux qui l’ ont forcé à le faire. Un dernier argument polémique souligne alors une ultime contradiction et introduit, argument suprême, ce que j’appellerais la “preuve par Delphes.” Admirateurs des maximes concises des Sages, les détracteurs de l’ oracle flétrissent au contraire la concision des oracles sans y déceler de contradiction ni remarquer la variété des interprétations et la longueur des commentaires suscitées par les premières quand, au contraire, le langage de la Pythie va droit à la vérité et, bien qu’exposé à perdre sa crédibilité et soumis à l’épreuve des faits, n’a jusqu’à présent donné aucune occasion de le réfuter, mais a rempli d’offrandes et de présents, tant barbares que grecs, le sanctuaire prophétique et l’a paré de la splendeur des bâtiments et des aménagements amphictyoniques. Vous voyez bien vous-mêmes l’ abon87

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408D1-9 : Ἔδει δ’ ἴσως καὶ ἡμᾶς ἔχειν οὕτως· νῦν δ’ ὥσπερ ἀγωνιῶντες καὶ δεδιότες, μὴ χιλίων ἐτῶν ἀποβάλῃ δόξαν ὁ τόπος καὶ τοῦ χρηστηρίου καθάπερ σοφιστοῦ διατριβῆς ἀποφοιτήσωσιν ἔνιοι καταφρονήσαντες, ἀπολογούμεθα καὶ πλάσσομεν αἰτίας καὶ λόγους ὑπὲρ ὧν οὔτ’ ἴσμεν οὔτ’ εἰδέναι προσῆκον ἡμῖν ἐστι, παραμυθούμενοι τὸν ἐγκαλοῦντα καὶ πείθοντες, οὐ χαίρειν ἐῶντες· αὐτῷ γάρ οἱ πρῶτον ἀνιηρέστερον ἔσται τοιαύτην ἔχοντι περὶ τοῦ θεοῦ δόξαν. 407E11-F2 : εὐηθέστατός ἐστιν ὁ… ἐγκαλῶν καὶ συκοφαντῶν. Elle amène les apologètes “à parler des choses divines comme s’ils savaient;” on trouve le même reproche in De sera num. 549EF, et la condamnation de cette outrecuidance sera aussi le dernier mot du texte (409D6-8 infra).

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dance des monuments élevés, qui n’existaient pas avant, l’ abondance de ceux qui, ruinés et détruits, ont été restaurés.90 Et ce spectacle prend forme sous les yeux du lecteur à travers une belle comparaison végétale qui fait de la renaissance du sanctuaire une sorte de couronnement de la gloire millénaire évoquée plus haut et comme un nouveau commencement: Et tout comme à côté des arbres florissants d’ autres se développent, ainsi verdoie et grandit du même élan que Delphes la Pylée : grâce aux ressources venues d’ici, elle prend forme et figure, elle se pare – monuments sacrés, salles de séances, eaux – comme elle ne l’ avait point fait dans les mille années qui précèdent.91 Ces images de germination (παραβλαστάνει), de floraison (εὐθαλέσι), qui donnent une nouvelle jeunesse à Delphes (συνηβᾷ), rappellent l’ évocation initiale de la visite par Philinos, où, de même, les propos germaient sous les pas des amis (βλαστάνοντας ἡμῖν, 394E4-5), si bien que, aux deux bouts du texte, se répondent en quelque sorte la vigueur des logoi éclos dans l’ espace delphique, au gré de la marche, et la floraison du site même et de ses monuments : le lieu en apparaît doublement vivant, comme source vive de débats philosophiques et dans sa réalité matérielle. Dans cet épanouissement exceptionnel, c’est le Dieu lui-même qui finit par apparaître au détour d’une nouvelle comparaison évoquant de nouveau, comme en relais, une production naturelle et vitale, le lait auquel Galaxion doit jusqu’à son nom: Ceux qui habitent près de Galaxion en Béotie reconnurent la manifestation de la divinité à une surabondance extraordinaire de lait… mais à nous ce sont des signes plus magnifiques, plus forts et plus clairs que ceux90

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408F6-409A4 : εὐθεῖα πρὸς τὴν ἀλήθειαν οὖσα πρὸς δὲ πίστιν ἐπισφαλὴς καὶ ὑπεύθυνος οὐδένα καθ’ αὑτῆς ἔλεγχον ἄχρι νῦν παραδέδωκεν, ἀναθημάτων δὲ καὶ δώρων ἐμπέπληκε βαρβαρικῶν καὶ Ἑλληνικῶν τὸ χρηστήριον, | οἰκοδομημάτων δὲ ⟨κατακεκόσμηκε⟩ κάλλεσι καὶ κατασκευαῖς Ἀμφικτυονικαῖς. ὁρᾶτε δήπουθεν αὐτοὶ πολλὰ μὲν ἐπεκτισμένα τῶν πρότερον οὐκ ὄντων, πολλὰ δ’ ἀνειλημμένα τῶν συγκεχυμένων καὶ διεφθαρμένων. 409A4-9 : ὡς δὲ τοῖς εὐθαλέσι τῶν δένδρων ἕτερα παραβλαστάνει, καὶ τοῖς Δελφοῖς ἡ Πυλαία συνηβᾷ καὶ συναναβόσκεται διὰ τὰς ἐντεῦθεν εὐπορίας σχῆμα λαμβάνουσα καὶ μορφὴν καὶ κόσμον ἱερῶν καὶ συνεδρίων καὶ ὑδάτων οἷον ἐν χιλίοις ἔτεσι τοῖς πρότερον οὐκ ἔλαβεν (trad. de G. Daux, “Plutarque, Moralia 409A-B et le prétendu faubourg delphique de ‘Pylaia’,” RA 11 [1938] 34).

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là qu’il prodigue, en produisant à partir de cette sorte de dessèchement qu’étaient la solitude et la pauvreté antérieures abondance, splendeur et gloire.92 La situation pitoyable de la Béotie était peinte par Démétrios dans le De defectu au moyen de la même image de sécheresse désolée ;93 le De Pythiae se mue ainsi en une sorte d’anti De defectu: la vie éclate dans l’ espace delphique et le spectacle de sa splendeur se transforme en preuve de la présence du Dieu, comme à Galaxion. C’est sous cette lumière, celle du Dieu, qu’ il faut lire la fin si controversée de ce chapitre, évoquant les promoteurs de la restauration : Et certes, je m’applaudis des occasions où j’ ai servi avec zèle ces entreprises en compagnie de Polycratès et de Pétraios et j’ applaudis celui qui a été notre guide dans la conduite de ces affaires, qui en médite et prépare la plus grande partie, ⟨…⟩. Mais il n’est pas possible qu’ un changement aussi grand, aussi complet, ait eu lieu en si peu de temps par le soin des hommes seuls, sans que le Dieu soit présent ici et apporte à l’ oracle son autorité divine.94 J’ ai à dessein laissé en blanc la lacune sans chercher à nommer un initiateur humain,95 parce que l’essentiel est ailleurs. Comme le dit le texte même, audelà des agents humains et indispensable à l’efficience de l’ action – sur ce plan aussi, comme pour la connaissance, les hommes doivent s’ incliner devant la puissance divine –, le Dieu est là et donne sa caution divine au travers d’ un ultime verbe préfixé par συν-, συνεπιθειάζειν. La vue du sanctuaire, la spendeur de Delphes, se mue ainsi en preuve de la présence du Dieu pour Théon, comme Ammonios, dans le Defectu, ancre dans “tous les biens dont cet oracle a été

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409A10-B1 et 7-9 : Οἱ μὲν οὖν περὶ τὸ Γαλάξιον τῆς Βοιωτίας κατοικοῦντες ᾔσθοντο τοῦ θεοῦ τὴν ἐπιφάνειαν ἀφθονίᾳ καὶ περιουσίᾳ γάλακτος… ἡμῖν δὲ λαμπρότερα καὶ κρείττονα καὶ σαφέστερα σημεῖα τούτων ἀναδίδωσιν, ὥσπερ ἐξ αὐχμοῦ τῆς πρόσθεν ἐρημίας καὶ πενίας εὐπορίαν καὶ λαμπρότητα καὶ τιμὴν πεποιηκώς. De def. or. : 411E8-9 : πολὺς ἐπέσχηκε μαντικῆς αὐχμὸς τὴν χώραν. 409B10-C6 : καίτοι φιλῶ μὲν ἐμαυτὸν ἐφ’ οἷς ἐγενόμην εἰς τὰ πράγματα ταῦτα πρόθυμος καὶ χρήσιμος μετὰ Πολυκράτους καὶ Πετραίου, φιλῶ δὲ τὸν καθηγεμόνα ταύτης τῆς πολιτείας γενόμενον ἡμῖν καὶ τὰ πλεῖστα τούτων ἐκφροντίζοντα καὶ παρασκευάζοντα… ἀλλ’ οὐκ ἔστιν [ἄλλως ὅτι] τηλικαύτην καὶ τοσαύτην μεταβολὴν ἐν ὀλίγῳ χρόνῳ γενέσθαι δι’ ἀνθρωπίνης ἐπιμελείας, μὴ θεοῦ παρόντος ἐνταῦθα καὶ συνεπιθειάζοντος τὸ χρηστήριον. Sur l’ empereur Hadrien et l’ hypothèse de Flacelière, voir supra n. 9; Schröder, Plutarchs Schrift De Pythiae oraculis, note ad loc. 215 n. 57 relève très justement que la lacune peut avoir fait disparaître autre chose qu’ un nom.

un dialogue original

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cause pour les Grecs” sa conviction que le Dieu en est aussi l’ origine,96 mais la dimension sensible est ici infiniment supérieure. Cette réalité éclatante – le texte est jalonné de mots marquant l’ éclat et la splendeur –, il faut être bien aveugle et sot pour la méconnaître et Théon se tourne une dernière fois vers les adversaires du Dieu pour porter une condamnation définitive: C’est là un état d’esprit tout à fait puéril et sot : les enfants en effet, en voyant des arcs-en-ciel, des halos, des comètes, éprouvent plus de plaisir et de joie qu’à voir la lune et le soleil, et ceux-là, de même, regrettent les énigmes, les allégories, les métaphores de l’ oracle, qui n’étaient que des réfractions appropriées à la nature de nos esprits mortels et avides d’images. Et s’ils ne parviennent pas à connaître suffisamment la cause du changement, ils s’éloignent du Dieu et le condamnent au lieu de nous condamner nous et eux-mêmes, incapables que nous sommes d’atteindre par l’ exercice de la raison la pensée du Dieu.97 La première et la troisième personne sont à nouveau réunies pour affirmer la faiblesse humaine face à la grandeur transcendante du Dieu. Le texte se rapproche ainsi de l’esprit qui prévaut dans le De E et de l’ abîme ontologique que creuse Ammonios entre l’humain et le divin en juxtaposant la formule de salutation adressée aux hommes par le Dieu, γνῶθι σεαυτόν, qui les invite à prendre conscience de leur faiblesse, et l’epsilon offert par les hommes au Dieu, interprété comme un εἶ, “tu es,” par lequel ils reconnaissent à lui seul la plénitude de l’être, tout pleins de “saisissement et de vénération” (ἔκπληξις καὶ σεβασμός, 394A). Là où s’interrompt Ammonios, qui en reste à la réflexion sur les formules, Théon poursuit et concrétise en peignant l’ enfermement dans l’ apparence et l’illusoire des détracteurs de l’oracle, comme il a utilisé le spectacle de Delphes pour suggérer la présence et la puissance du Dieu. Les controverses philosophiques qui nourrissent la périégèse sont ainsi dépassées au terme du De Pythiae, texte que l’on dirait plutôt “symphonique” 96

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De def. 435D8-E2 : “Quand je considère touts les biens dont cet oracle a été cause pour les Grecs, lors des guerres et des fondations de cités, des épidémies et des mauvaises récoltes, je trouve scandaleux d’ en refuser l’ origine et l’ établissement à dieu et la providence pour la rapporter à la fortune et au hasard;” voir aussi De sera num. 560C9 où Plutarque luimême invoque les rites demandés par “le Dieu d’ ici, qui est le nôtre” (τὸν ἐνταυθοῖ τὸν ἡμέτερον) comme preuves de l’ immortalité de l’ âme. 409C10-D8 ; la dernière phrase est particulièrement importante (D5-9): κἂν τὴν αἰτίαν μὴ ἱκανῶς πύθωνται τῆς μεταβολῆς, ἀπίασι τοῦ θεοῦ καταγνόντες, οὐχ ἡμῶν οὐδ’ αὑτῶν ὡς ἀδυνάτων ὄντων ἐξικνεῖσθαι τῷ λογισμῷ πρὸς τὴν τοῦ θεοῦ διάνοιαν.

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que “polyphonique,” comme le sont ordinairement les dialogues de Plutarque, et qui orchestre les thèmes majeurs du De defectu et du De E. Vaste mise en question réunissant des interlocuteurs aux opinions philosophiques les plus variées, malgré la chaleur de la discussion, signe de l’ importance capitale du sujet, il respire la certitude et la sérénité. Plutarque a réussi à exprimer l’essentiel de ses convictions de philosophe et de prêtre de Delphes en l’ inscrivant dans le cadre religieux qui avait tant compté dans l’ histoire grecque comme dans sa vie personnelle et sa périégèse delphique constitue une réussite éclatante: aucun des deux autres traités n’avait à ce point mêlé le lieu et les idées et donné un tel rôle à Delphes. Delphes apparaît ici par les yeux admiratifs du jeune Diogénianos, dans la splendeur d’une beauté qui se fait signe de la puissance divine et gage de sa pérennité, mais surtout la “présence” que lui confère le talent littéraire de Plutarque est lourde de sens : elle est présence de la divinité, présence d’une divinité à la fois lointaine par sa nature transcendante et proche par sa bonté. Mieux que le Soleil, Delphes donne ainsi une image sensible de la divinité dans ce qui semble rendre une grande importance à l’ époque de Plutarque: son rapport avec l’homme. Lieu consacré au dieu devin et philosophe emblématique de ce double mouvement, de Dieu vers l’ homme et de l’ homme vers Dieu, où Dieu se sert du sensible pour faire signe, où l’ homme, pour sa réflexion philosophique comme pour sa vie morale, s’ appuie sur le sensible pour se tourner vers le divin, Delphes apparaît ainsi comme le lieu d’ une expérience spirituelle, source de cette joie religieuse, qui naît du sentiment de la présence du Dieu, comme le dit ailleurs Plutarque,98 et qu’ il a réussi de façon très remarquable à rendre sensible dans son ultime “testament delphique.” 98

Voir Non posse 1101E et De tranq. an. 477C-F commentés infra ch. 19.

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Le “dialogue dramatique:” une notion pertinente ? L’exemple de l’Érotikos Lorsqu’on veut tenter de caractériser le dialogue philosophique de Plutarque, et ce qu’ont modifié au modèle platonicien, lui-même loin d’ être un genre monolithique,1 les siècles écoulés, deux adjectifs reviennent le plus souvent et l’ on en souligne, selon les études et selon les spécialités des critiques, le caractère polyphonique ou la construction dramatique, deux qualités qui ne sont pas exactement sur le même plan. Or ce décalage est révélateur d’ une certaine difficulté à articuler, pour dire les choses de façon très schématique, “philosophie” et “littérature,” difficulté que connaissent aussi les études platoniciennes.2 La polyphonie, nette dans le De genio, le De E ou encore, à un moindre degré, dans le De defectu, a été rapprochée, de façon convaincante, du scepticisme de l’ Académie qui invite à la confrontation des opinions, et elle intéresse particulièrement les historiens de la philosophie. En revanche l’ intrication étroite entre une intrigue et la discussion, entre logoi et pragmata, selon l’ expression parlante utilisée dans le De genio, qui est aussi une des plus belles illustrations de cette forme, témoignerait au mieux pour ces spécialistes de la prédilection de l’époque pour la philosophie maîtresse de vie et de ce que Ziegler a étiqueté “Popularphilosophie” aux dépens d’une réflexion plus académique et conceptuelle3 et ils laissent cet aspect aux spécialistes de littérature, qui ont proposé la notion de “dialogue dramatique,” appliquée en particulier au De genio, mais

1 En dehors de la longueur de la vie de Platon, qui implique nécessairement une évolution et une maturation de la pensée et de la personnalité intellectuelle se reflétant dans l’œuvre, la plasticité me semble consubstantielle à un genre comme le dialogue, qui est réflexion vivante et en commun où doivent être pris en compte les exigences et enjeux de chaque sujet, autant que les options et caractères des interlocuteurs. 2 Voir le chapitre suivant. 3 Je suis très réservée sur cette vision : d’ abord parce que, dès l’origine, il ne saurait être question pour Platon de séparer réflexion conceptuelle et vie, la première doit se concrétiser dans la conduite de la seconde ; ensuite parce qu’ il s’ agit ainsi, sans le dire, de confondre la vision moderne de la philosophie, académique, volontiers systématique avec ce qui serait l’essence de la philosophie. Un des enseignements inestimables de la philosophie antique me semble au contraire de nous montrer qu’ il n’ y a pas une manière de philosopher unique et que celle que notre époque préfère n’ est pas la forme insurpassable de la pensée, enfin atteinte par nos glorieux temps de progrès.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_014

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aussi à l’Érotikos, voire au De Pythiae.4 Une telle répartition s’ oppose déjà radicalement à la notion d’“écriture philosophique” mise en avant dans ce volume, dans laquelle fond et forme, pensée et expression de la pensée par le matériau linguistique, loin de se séparer, se conditionnent l’ un et l’ autre. Mais il ne suffit pas ici d’opposer des principes et conceptions différents du dialogue antique, lorsque précisément on s’intéresse à la réalisation concrète d’ un texte et au façonnement de la pensée dans et par l’écriture : pour examiner la pertinence de la notion de “dialogue dramatique,” on s’ appuiera en particulier sur l’ exemple de l’Érotikos. L’affabulation qui fournit l’occasion et la matière des logoi sur l’ Amour, les amours d’Isménodore et de Bacchon, présentée par Plutarque lui-même comme ayant toutes les caractéristiques d’un drame,5 évoque en particulier la nea, et cette impression de “théâtre” se confirme dans le happy ending final, où le cortège nuptial traverse la ville. On peut encore y ajouter l’ intervention réitérée de messagers qui apportent des “nouvelles” de l’ affaire à Plutarque et à ses amis retirés loin de l’agitation des concours de la ville pour discuter paisiblement dans le Val des Muses. Il est cependant permis de se demander si ces éléments justifient toutes les tentatives pour trouver dans l’Érotikos une structure dramatique et la multiplication des modèles théâtraux: cette inflation, de soi suspecte et qui finit par prendre le pas sur la question du sens de ces emprunts, ne va même pas sans quelque confusion entre le dramatique et le théâtral. Or, lorsque l’on étudie ce que j’appellerai, pour faire court, la “métaphore théâtrale,”6 on s’aperçoit que les critiques modernes ont eu tendance à la surinterpréter et que le “dramatique” prolifère dans les analyses des dialogues comme des Vies, ce qui rend nécessaire la clarification d’ une notion qui perd en précision à mesure qu’elle gagne en extension. C’ est pourquoi, après avoir rappelé les études antérieures qui ont recouru à la notion de “dialogue dramatique” et mis en lumière leurs présupposés, je reprendrai en détail les éléments majeurs de leur analyse: dans le texte de l’Érotikos, le prologue, où apparaît la métaphore et que sa place même semble prédestiner à avoir une valeur programmatique, puis, plus largement, dans l’œuvre de Plutarque, les emplois et le sens de la métaphore théâtrale. Après quoi, tentant, “à l’ ombre des philologues alexandrins,” d’expliquer Plutarque par Plutarque, j’ essaierai de définir les modèles les plus pertinents pour penser la construction de l’Érotikos, inséparable du sens global du dialogue. 4 Un peu différent pour De sera num. et De facie étudiés supra; la discussion prédomine de même dans le De def. or. 5 749A, qui fera l’ objet d’ un commentaire détaillé infra. 6 C’ est-à-dire les emplois de δρᾶμα et de δραματικός – et subsidiairement ici de τραγῳδία et τραγικός.

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Les études antérieures et leurs présupposés

1.1 L’article fondamental d’A. Barigazzi C’est R. Hirzel qui, dans son ample étude du dialogue, avait suggéré, au détour d’une comparaison entre le De genio et le Phédon, un commun caractère dramatique des deux textes,7 évoquant rapidement, pour Platon, le mélange de plaisir et de peine consubstantiel au tragique selon le Philèbe (48A), et mettant en avant pour Plutarque la conduite du récit dont les parties sont comparées à des épisodes (596D8), mais l’article fondamental est celui d’ A. Barigazzi, écrit presqu’un siècle plus tard,9 qui attire l’attention sur “la préparation rhétorique de Plutarque pour aider à mieux comprendre la structure de ses écrits” et applique la notion de “dialogue dramatique” à la fois au De genio et à l’Érotikos. Pour ce dernier, il insiste sur le caractère dramatique de l’ histoire, souligné dans le prologue, et sur le rôle des messagers successifs, procédé ostensiblement emprunté à la tragédie, qui permettrait de lire le texte comme une suite d’épisodes,10 très courts puisque l’histoire apparaît au chapitre 2, dans la présentation narrative d’Autoboulos, puis, à l’intérieur du récit, aux chapitres 10-11, où un premier messager, indigné, vient annoncer l’ enlèvement de Bacchon, qui a suscité l’effervescence par toute la ville et provoque le départ précipité de Pisias et Protogène, adversaires du mariage. Le chapitre 13 ensuite voit l’arrivée d’un second messager, envoyé cette fois par Isménodore pour ramener celui qui la soutient, Anthémion; la lacune à la fin du chapitre 20 ne permet pas de savoir pourquoi les amis s’étaient mis en route,11 mais, au dernier chapitre (26), à nouveau, un ami de Thespies vient à leur rencontre pour les inviter à rejoindre la noce. À partir de ces points d’ articulation, Barigazzi propose de faire correspondre à de longs commentaires choraux les discus-

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Hirzel, Der Dialog, 151. Passage sur lequel je reviendrai infra. Hirzel, Der Dialog, ibid., n. 3, signalait aussi l’abondance des σημεῖα καὶ μαντεύματα. A. Barigazzi, “Plutarco e il dialogo ‘drammatico’,” Prometheus 14 (1988) 141-163 (repris comme “Una forma d’ arte matura: il dialogo “drammatico”,” in Studi su Plutarco [Florence : Università degli Studi, 1994] 185-211). Pour une proposition de plan du dialogue, voir supra ch. 1, 18-20. Barigazzi, dans “Una forma d’ arte matura,” suppose qu’un nouveau messager était arrivé; ce qui est possible, mais le chapitre 26 et la question de Soclaros demandant à Diogène – avec un tour proverbial utilisé aussi dans le Phèdre – s’il vient annoncer la guerre, laisse supposer que les nouvelles éventuellement apportées ne devaient pas présager d’une heureuse fin – ce qui rendrait l’ intervention d’ Éros encore plus frappante. Avaient-elle suscité l’ intervention de Zeuxippe et ramené au premier plan la question de l’amour conjugal? En tout cas, la dernière partie ne fait aucune allusion au couple thespien.

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sions suscitées par ces événements, les chapitres 3 à 9 commentant la présentation du chapitre 2, et les chapitres 11-20 l’ enlèvement.12 L’ assimilation des interlocuteurs du dialogue à un chœur tragique serait corroborée par le titre que se confère Plutarque de “choreute de l’ Éros conjugal” (753C2-3) et dans les chapitres 3-9, le chœur se scinderait en quelque sorte en deux demichœurs qui s’affrontent, tandis que le happy ending rapide serait à rapprocher de Ménandre. Avant tout commentaire plus approfondi, on peut déjà noter que, si la force d’une telle analyse est de bien souligner l’unité organique de l’ histoire et du dialogue, on voit moins bien ce que l’on gagne à considérer les logoi d’ un dialogue philosophique comme des chœurs dramatiques. Et l’ on ne peut guère s’ appuyer sur le titre de “choreute de l’Éros conjugal” que se confère Plutarque, si l’on prend en considération l’usage métaphorique de χορευτής, attesté dans tous les dictionnaires, pour désigner le dévôt d’ un dieu13 et utilisé en particulier dans le Phèdre (252D), lorsque Platon évoque les cortèges antérieurs à l’ incarnation des âmes.14 Si le Phèdre peut inspirer ce passage, l’ introduction du discours sur l’Amour de Socrate dans le Banquet de Xénophon est aussi dans le même ton, qui invite les auditeurs à “ne pas oublier que nous sommes tous membres de son thiase” (8.1, θιασῶται). Ces emplois n’excluent pas sans appel une rematérialisation de la métaphore, mais ne laissent pas de la rendre plus problématique, d’autant que le modèle du Phèdre semble s’ imposer plus naturellement quand on lit l’Érotikos.15 En tout état de cause, il faudrait plus d’indices pour orienter le lecteur: or dans les études qui ont prolongé cette lecture “dramatique” des dialogues de Plutarque, on voit pareillement le sens théâtral systématiquement privilégié, même lorsqu’ il peut y en avoir un autre, parti-pris de lecture qui me semble affaiblir sensiblement la thèse qu’ il prétend soutenir.

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Barigazzi, “Una forma d’ arte matura,” 203: “È chiaramente visibile nella prima parte la piena corrispondenza dei primi discorsi (cc. 3-9) alla prima fase dei fatti (749D-F), come un commento ad un episodio in un dramma, e nello stesso tempo si manifesta la coerenza col pensiero esposto in seguito nel dialogo, ciò che contribuisce alla sua unità. Molto più longo e profondo è il commento al secondo atto dei avvenimenti….” Voir, par ex. LSJ, sv χορευτής : metaph. [θεοῦ] c. the devoted follower of a god; le mot s’ emploie ensuite aussi pour les adeptes d’ un philosophe (exemples de Julien et de Libanios). Ce passage inspire aussi dans notre texte la description du véritable erôtikos après sa mort: περὶ τὸν αὑτοῦ θεὸν ἄνω χορεύων (766B9). Sur l’ importance du Phèdre dans le texte, voir supra ch. 5.

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1.2 G. Zanetto et le modèle d’Aristophane Le premier prolongement a été donné lors du Congrès International de Leuven de 1996 consacré à la rhétorique: G. Zanetto a cherché à spécifier un modèle théâtral en insistant sur l’aspect comique qui ferait partie intégrante de la “dramaturgie polyphonique” des textes16 et en mettant en avant Aristophane, qui nourrirait la mémoire littéraire de Plutarque. Dans cet esprit, le repli initial sur l’Hélicon se lirait comme un prologue comique où la scène est occupée par le chœur et le commentaire “choral” des chapitres 3-9 deviendrait un agôn comique; le fait que les débatteurs ne sont pas directement impliqués, puisque Protogène se fait l’avocat de Pisias et Daphnée celui d’ Anthémion,17 aurait son précédent dans les Nuées, et la division du “chœur” qui écoute imiterait Lysistrata; en outre, de même que dans la comédie d’ Aristophane, le débat peut opposer deux genres de vie, et concerne toute la cité, l’ attroupement décrit par le messager au chapitre 10 et les discussions autour de la porte d’ Isménodora des Thespiens, qui ont quitté les théâtres aux dépens du spectacle des citharèdes, marqueraient le même type d’intérêt.18 Enfin, si la noce finale rappelle une exodos comique, il faudrait là aussi plutôt songer à un finale aristophanesque, et l’intervention de Diogène, l’ami de Pisias qui vient chercher Plutarque et ses amis sur le chemin du retour, aurait son parallèle dans l’Assemblée des femmes, où un serviteur de Praxagora vient presser Blépyros de rejoindre la fête, tandis que les festivités qui font traverser toute la ville au cortège, signe que le mariage a enfin été accepté par toute la population, manifesteraient avec éclat un triomphe du “monde renversé,” comparable aux finales de l’ Ancienne Comédie. Sans doute le mariage d’une jeune veuve et d’ un éphèbe n’est-il pas, autant que nous sachions, l’idéal courant, mais il me semble permis de trouver ces noces, si inhabituelles qu’elles soient, plus proches néanmoins de la nea que de l’ utopie de la palaia. Surtout Zanetto lui-même est obligé de concéder qu’Aris-

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Zanetto, “Plutarch’s Dialogues as ‘comic dramas’,” 534: “Barigazzi’s analysis can be largely accepted, but it is possible to show that this dialogue form invented by Plutarch is a kind of polyphonic dramaturgy, in which also comic elements merge” – le critique n’a pas l’air de s’ aviser que la polyphonie dont on parle ordinairement pour le dialogue de Plutarque relève d’ une certaine conception philosophique, pas de l’art théâtral. 750A5-6 : καὶ τῶν ἄλλων φίλων οἷον ἐκ παρασκευῆς τῷ μὲν ὁ Δαφναῖος παρῆν τῷ δ’ ὁ Πρωτογένης – le οἷον ἐκ παρασκευῆς a tout d’ une touche d’ humour de l’ auteur, qui a évidemment voulu et “préparé” la chose, mais humour et genre comique sont deux choses différentes. 755B1-4 : ἦν δὲ λόγος οὐθεὶς τῶν ἀγωνιζομένων, ἀλλ’ ἀφέντες τὸ θέατρον ἐπὶ τῶν θυρῶν τῆς Ἰσμηνοδώρας ἐν λόγοις ἦσαν καὶ φιλονεικίαις πρὸς ἀλλήλους. Le passage est certes un passage drôle, mais peut-on le mettre sur le même plan que le débat préliminaire entre Daphnée et Protogène et même en tirer quelque conclusion “sérieuse” que ce soit?

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tophane n’était pas un auteur fort apprécié de Plutarque et qu’ il convient ici de dissocier le jugement moral du modèle artistique.19 La réalisation littéraire serait ainsi très largement indépendante du fond, et Zanetto reconnaît qu’on ne saurait aller jusqu’à affirmer que Plutarque s’ est proposé une imitation d’Aristophane. Mettre ainsi l’accent sur le point de vue artistique et le souvenir littéraire plus ou moins conscient, c’est reléguer au second plan la réflexion philosophique et la construction d’une pensée qui devraient être premières dans une œuvre explicitement présentée comme la relation de λόγοι περὶ Ἔρωτος (748E2). En revanche l’attention me semble attirée à juste titre sur la valeur sociale du problème et l’intérêt de la cité à la question du mariage, mais elle n’est nullement propre à la comédie et intéresse aussi le philosophe.20 1.3 Entre drame et dialogue: l’analyse de G. Pasqual Cette séparation du fond et de la forme au seul profit de la seconde est, au moins en intention, atténuée dans l’étude d’un an postérieure à la précédente, mais publiée avant les Actes du congrès de Leuven, due à G. Pasqual, qui s’attache aux grands thèmes du dialogue πάθος, ἔρως, γάμος, en proposant d’utiliser les deux notions de δρᾶμα et de discours pour analyser le texte.21 Cependant, comme le jeune Socrate du Phédon lisant Anaxagore, le lecteur déchante dès les premières pages, qui font précéder l’ analyse, de ce qui se veut un rappel de la composition du texte. Or d’emblée la partie la plus platonicienne, les chapitres 19-20, y est présentée comme une “digression” et étiquetée “Éros dans la religion égyptienne et chez Platon”22 et cette marginalisation de Platon se confirme un peu plus loin,23 lorsque le même jugement frappe le passage sur les maniai (ch. 16). On ne peut qu’être gêné de voir ainsi exclure a 19

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Zanetto, “Plutarch’s Dialogues as ‘comic dramas’,” 535: “It’s well known that Plutarch dislikes Aristophanes and explicitly banishes Old Comedy from the sympotic entertainments ; but the reasons for that are moral, not artistic, and it is by no means impossible that a model is exploited at the same time that it is blamed. I daren’t say that Aristophanic imitation is part of Plutarch’s programme in his “dramatic dialogues,” but there is no denying the fact that an Aristophanic presence can be detected in the literary texture of these works.” On peut aussi le dire pour Platon et le Banquet: cf. S. Robinson, “The Contest of Wisdom between Socrates and Agathon in Plato’s Symposium,” AncPhil 24 (2004) 81-100, qui montre, par exemple, comment le premier discours de Diotima prend en compte l’amour courant. Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος.” Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 209 ; sur l’ unité organique des chapitres 13-20, voir supra, ch. 5. Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 217.

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priori de tels éléments dans un dialogue sur l’amour écrit par un platonicien et, sans même considérer leur nature philosophique, de voir exclure d’ emblée quelque élément que ce soit dans une étude qui prétend éclairer l’ unité du texte:24 or au terme de l’étude cette unité reste plus affirmée que démontrée, tandis que la nature même des exclusions, qui apparaît comme une sorte de dénégation du genre du dialogue philosophique, se poursuit dans l’ examen du δρᾶμα. En effet la construction même de l’article paraît trahir la difficulté de l’ auteur à trouver véritablement une articulation entre les deux éléments, puisqu’il se contente de traiter successivement, dans une première partie, le δρᾶμα, et dans une seconde, le “discorso,”25 pour conclure à l’ existence de deux parcours moraux similaires que l’on peut suivre aussi bien à travers “la trame intertextuelle créée par la structure dramatique” que “dans la ligne métaphorico-conceptuelle à laquelle est confié le message moral.”26 C’ est cette voie parallèle attribuée aux deux lignes sans qu’ il y ait jamais jonction qui explique peut-être que, après avoir posé en préambule que la métaphore théâtrale serait une clé d’unification du texte,27 il soit amené à la rejeter au second plan dans l’étude du “discorso” et à lui substituer la métaphore musicale suggérée par L. Goessler.28 En outre, on retrouve dans ce préambule toute une série d’éléments systématiquement interprétés dans un sens théâtral, alors qu’ils pourraient recevoir un autre sens. Ainsi l’ auteur note lui-même la disproportion, tout à fait anormale au théâtre, entre “chœurs” et épisodes,29 mais cette dissemblance ne l’amène pas à remettre en cause

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L’ étude magistrale de D. Babut sur la composition des Dialogues Pythiques part naturellement du principe inverse, celui de tenter de tout intégrer: voir le chapitre précédent, en part. 258 et note 54. Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 210 : 1). Il δρᾶμα racconto e teatro nelle imprese di Ismenodora ; 214 : 2) Il “discorso” : la parabola dell’eros tra corpo e anima, turbamento e quiete. Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 220: “Sia sondando la trama intertestuale creata dalla struttura drammatica, sia seguendo la linea metaforico-concettuale a cui è affidato il messaggio morale dell’opera, si evidenziano due percorsi simili.” Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 210 : “È evidente che l’ opera si muove su due registri: quello narrativo e quello dialogico. Il modello esplicitamente invocato per risolvere in unità questa duplicità, è quello teatrale.” Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 214 : “Se la chiave interpretativa costituita dalla metafora teatrale è data dallo stesso Plutarco, una studiosa, L. Goessler, ha suggerito l’utilità ermeneutica della metafora musicale, sinfonica, assimilando a una ouverture l’“agone” di Dafneo e Protogene….” Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 210 : “Il risalto dato in sede proemiale alla metafora teatrale autorizza forse a tentare un’analogia con la relazzione che, nel opera teatrale, lega gli episodi ai canti del coro. Innanzitutto, dal breve riassunto che si è dato risulta evidente

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la pertinence du modèle théâtral; au contraire, il voit dans la généralisation opérée par les commentaires comme dans la polyphonie des voix des éléments de la “théâtralité”30 du texte, sans s’aviser que ce sont aussi des caractères du dialogue philosophique,31 et plus largement de la discussion savante des amis de Plutarque telle que nous la montrent les Quaestiones convivales. Enfin, toujours dans sa présentation, il rapproche lui aussi la première discussion (ch. 3-9) d’un agôn comique,32 sans tenir compte du caractère rhétorique que peut avoir un tel débat, qui a inspiré aussi bien les Amours transmis dans le corpus de Lucien que le débat du livre II du roman d’ Achille Tatius. C’est cette constatation qui a amené J.M. Rist,33 un spécialiste de philosophie, à lire le passage comme la première étape de la discussion, provisoirement posée à un stade non encore philosophique, pour préparer l’ approfondissement philosophique suivant. Une telle lecture peut en outre s’ appuyer sur une comparaison aussi bien avec les premiers éloges du Banquet, qui offrent des éléments de la conception de l’amour auxquels Socrate, par la voix de Diotime, donnera forme philosophique,34 qu’avec le Phèdre, où la première paire de discours est dépassée par la palinodie de Socrate “inspiré,” où apparaît précisément la figure platonicienne d’Éros rappelée dans la prétendue digression des chapitres 19-20. Cette analyse montre bien l’enjeu du débat et les deux conceptions qui s’ affrontent: d’un côté est privilégié l’aspect littéraire en une sorte de forme d’art pour l’art et l’Érotikos lu d’après un modèle théâtral;35 de l’ autre il est

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l’ assoluta sproporzione tra le poche “scaglie” narrative (“gli episodi”) e la preponderante struttura dialogica (i “canti del coro”)” – c’ est moi qui souligne ce qui de facto invalide l’ hypothèse herméneutique du modèle théâtral. Le texte cité à la note précédente continue ainsi : “D’altre parte, si noti che, proprio come avviene in un’opera teatrale, la meditazione “corale” dei dialoghi prende spunto dall’evolversi della situazione. Come spesso accade nel teatro, il coro ha qui la funzione di ampliare a dimenzioni universali il significato della singola vicenda, suggerendo un’interpretazione attraverso il ricordo di eventi simili e il ricorso a commenti gnomici. La teatralità della vicenda è ottenuta sopratutto attraverso la polifonia delle voci del coro : la storia di Baccone e Ismenodora introduce il debattitto anche dentro il gruppo dei dialoganti.” C’ est d’ ailleurs une des questions débattues, et reprochées à Platon – toujours en se tenant à la surface des choses – que de condamner le théâtre et d’en adopter la forme. C’ est la dernière phrase du texte cité aux notes précédentes: “Ne nasce un vero e proprio “agone,” che, per la struttura e per la vivacità linguistica e stilistica, richiami schemi comici.” Rist, “Plutarch’s Amatorius.” Voir Babut, “Peinture et dépassement de la réalité dans le Banquet.” Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 214 n. 17, ne dissimule pas qu’il trouve la lecture philosophique problématique: “In particolare, la discussione sulla posizione filosofica di Pro-

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traité comme un dialogue philosophique de type platonicien, mais avec l’ évolution des siècles, l’apport du scepticisme académicien, des nouvelles problématiques hellénistiques soulevées par Stoïciens et Épicuriens, l’ importance, héritée de Platon, mais peut-être accentuée chez Plutarque, de la dimension pratique et de l’application dans la vie des réflexions philosophiques, qui dessinent l’horizon métaphysique de l’existence. En tout état de cause, quoi qu’ on pense de la valeur philosophique du texte, c’est-à-dire de la réussite de Plutarque dans son dessein, le choix par lui d’un modèle théâtral n’en reste pas moins triplement problématique: d’abord, il laisse de côté toute une série de passages et ne réalise une unification qu’a minima ; en second lieu, précisément, on ne voit guère pourquoi Plutarque, qui n’a pas une jeunesse d’ auteur poétique comme Platon, aurait adopté ce modèle36 et s’ il est légitime de lui donner la préférence sur le dialogue philosophique, alors que l’ auteur annonce dès la première ligne, comme on l’a déjà rappelé, à une place donc qui souvent énonce ce qui tient lieu de nos titres modernes, le récit de λόγοι περὶ Ἔρωτος (748E), et n’introduit qu’un peu plus loin l’histoire, présentée comme la πρόφασις, l’occasion des discours (749A), au rebours de ce qu’ il fait dans le De genio, où Archédamos insiste sur son désir d’entendre le récit à la fois des λόγοι et des πράγματα et les met à égalité;37 enfin, en dépit des efforts de G. Pasqual, il semble que, si cette analyse peut éventuellement éclairer forme et ton de la prophasis, elle ne lui donne pas vraiment sens, voire confond structure théâtrale et tension dramatique. C’est ce qu’on peut voir en reprenant de plus près le dialogue d’Autoboulos et de Flavien qui introduit le récit et qui frappe dès les premières lignes par sa tonalité et ses emprunts platoniciens: Flavien y rappelle les questions qu’Autoboulos a posées à son père, tel le jeune Apollodore vérifiant auprès de Socrate les dires d’Aristodème dans le Banquet (173B), et insère cette mention dans une alternative plus complète “soit que tu les aies mises par écrits, soit que tu les conserves gravées dans ta mémoire pour avoir souvent interrogé ton père à leur sujet,” qui ressemble au début du Théétète (143A).

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togene è sintomo della difficoltà di sottoporre l’ Amatorius a un’ analisi filosofica,” mais il choisit précisément de mettre en avant un des protagonistes du débat signalé comme propédeutique et préphilosophe par Rist, “Plutarch’s Amatorius,” et n’a pas un mot pour la figure, dominante, de Plutarque. Même Zanetto, dans “Plutarch’s Dialogues as ‘comic dramas’,” (supra n. 19) n’ose pas l’ affirmer. De genio 575D2-4 : … δίελθέ τε τὴν πρᾶξιν ἡμῖν ἀπ’ ἀρχῆς ὡς ἐπράχθη καὶ τοῦ λόγου ⟨μετάδος ὃν ἀκούομεν⟩ γενέσθαι ⟨τότε σοῦ⟩ παρόντος. À quoi Caphisias répond (575E6-8): ἀλλ’ ὅρα τοὺς παρόντας, εἰ πρὸς ἀκρόασιν ἅμα πράξεων καὶ λόγων τοσούτων εὐκαίρως ἔχουσιν.

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chapitre 12

Le prologue de l’Érotikos: une mise en perspective “théâtrale” ?

Le passage a paru programmatique à tous les tenants de la lecture “dramatique” de l’Érotikos, mais ils s’en sont généralement tenus à la réponse d’ Autoboulos sans regarder la question de Flavien.38 Or il me paraît important de considérer l’ échange dans son ensemble :39 Fl. Enlève de ton propos pour cette fois les prairies et les ombrages des poètes, et aussi leurs entrelacs de lierre et de liseron, enfin toutes ces descriptions de paysage par lesquelles les auteurs s’ efforcent, avec plus de zèle que de bonheur, de s’approprier l’Ilissos de Platon, son fameux gattilier et ce gazon qui pousse sur une pente doucement inclinée. Aut. Quel besoin pour mon récit de tels préambules, excellent Flavien? D’emblée l’occasion dont est née la discussion réclame un chœur par son pathos et demande une scène; et la suite ne manque d’aucun des éléments d’un drame. Prions donc seulement la mère des Muses de nous assister favorablement et de nous aider à sauvegarder ce mythos.40 La demande de Flavien présente ce double intérêt, qu’ elle explicite un certain modèle platonicien, mais pour le récuser. La référence semble en effet inévitable pour qui veut parler d’éros et peindre un locus amœnus amoureux, mais en même temps il est mis sur le même plan que les joliesses poétiques, dont il est peu probable qu’un platonicien les mette en avant, et par ailleurs, on sait que le refus de Flavien porte sur un paysage, vidé de toute substance, qui, tout issu du Phèdre qu’il est, était devenu un lieu commun des rhéteurs. Y voir un refus du modèle intégral du Phèdre41 et non le simple rejet d’ une imitation superficielle, limitée à un joli décor, c’ est étendre abusivement la

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Voir, par exemple, le résumé qu’ en donne Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 210: “Flaviano chiede ad Autoboulo di rinunciare alle divagazioni descrittive divenute ormai topiche, tanto in prosa quanto in poesia.” Rien n’ est dit de Platon. Je me contente de translittérer les termes délicats à analyser de plus près. 749A2-B2 : {Φ.} Ἄφελε τοῦ λόγου τὸ νῦν ἔχον ἐποποιῶν τε λειμῶνας καὶ σκιὰς καὶ ἅμα κιττοῦ τε καὶ σμιλάκων διαδρομὰς καὶ ὅσ’ ἄλλα τοιούτων τόπων ἐπιλαβόμενοι γλίχονται τὸν Πλάτωνος Ἰλισσὸν καὶ τὸν ἄγνον ἐκεῖνον καὶ τὴν ἠρέμα προσάντη πόαν πεφυκυῖαν προθυμότερον ἢ κάλλιον ἐπιγράφεσθαι. {ΑΥ.} Τί δὲ δεῖται τοιούτων, ὦ ἄριστε Φλαουιανέ, προοιμίων ἡ διήγησις; εὐθὺς ἡ πρόφασις, ἐξ ἧς ὡρμήθησαν οἱ λόγοι, χορὸν αἰτεῖ τῷ πάθει καὶ σκηνῆς δεῖται, τά τ’ ἄλλα δράματος οὐδὲν ἐλλείπει· μόνον εὐχώμεθα τῇ μητρὶ τῶν Μουσῶν ἵλεω παρεῖναι καὶ συνανασῴζειν τὸν μῦθον. Le texte est rempli de réminiscences du Phèdre, et comme nourri par lui, en particulier dans sa partie centrale : voir supra ch. 5.

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demande de Flavien. S’il est possible éventuellement d’ en tirer une atmosphère, de donner aux éléments valeur symbolique, Plutarque préfère néanmoins partir d’un drama qui lui sert de tremplin, de prétexte, à la discussion, substituant ainsi une narration à une description, une action dynamique à un cadre inerte.

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Une histoire qui “réclame un chœur:” l’ importance du pathos

Ce mouvement, cette vie, sont encore accusés par le caractère dramatique que souligne Autoboulos: l’action est de celle qu’ on montre au théâtre, elle “réclame un chœur et demande une scène.” Les expressions sont claires, mais la demande d’un chœur ainsi évoquée n’exige nullement de transformer les interlocuteurs pris pour arbitres en chœur théâtral: c’ était la démarche normale d’un auteur qui voulait être joué, elle signifie d’ abord le désir de voir sa pièce montée et ici, le caractère théâtral, extraordinaire de l’ intrigue amoureuse. C’est une métaphore, que file la mention de la scène qu’ exigerait cette aventure, mais personne ne s’est avisé pour autant, à ma connaissance, de chercher dans le texte une skènè! Ce qui en revanche me paraît important est l’élément qui justifie ce caractère théâtral: le pathos, que R. Flacelière42 traduit par “caractère pathétique,” V. Longoni43 par “drammaticità” et H. Görgemanns44 par “Leidenschaft.” Le terme est particulièrement délicat à rendre, parce qu’il appartient à la fois au vocabulaire critique du théâtre – ce que rendent chacun à sa manière le traducteur français et la traductrice italienne – et au vocabulaire moral qui permet de penser la nature de l’ amour – ce que choisit le traducteur allemand. C’est ainsi un terme qui relie l’ intrigue-prétexte et la réflexion, ce que confirmera le déroulement des événements, puisque c’est précisément l’acte d’audace d’Isménodore, impensable a priori chez une femme aussi rangée, et preuve selon Anthémion, qui la connaît bien, qu’ est intervenue “quelque inspiration divine plus forte que la raison humaine,”45 qui suscite l’indignation de Pemptidès et amène l’interrogation fondamentale sur la nature d’Éros, θεός ou πάθος.46

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Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour. V. Longoni, Plutarco, Sull’amore (Milano : Adelphi, 1986). Görgemanns, Plutarch, Dialog über die Liebe. 755E2-3 : ἀλλ’ ἔοικε θεία τις ὄντως εἰληφέναι τὴν ἄνθρωπον ἐπίπνοια καὶ κρείττων ἀνθρωπίνου λογισμοῦ. 755E6-7 : οὐδὲν οὖν ἄτοπον, εἰ καὶ ψυχῆς τὸ μανικώτατον πάθος καὶ μέγιστον ἱερὸν καὶ θεῖον ἔνιοι προσαγορεύουσιν ; d’ où la question, un peu plus loin, au même chapitre, 756A2-4: ἡδέως

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Ainsi la passion “innerve” aussi bien l’histoire-prétexte que la discussion : car si la nature de la première discussion, agôn comique ou rhétorique, ne fait pas l’unanimité, tous les critiques s’accordent en revanche à reconnaître le ton passionné de Daphnis et Protogène, lors même qu’ ils ne sont pas engagés personnellement dans l’affaire.47 C’est que le cadre propre à Éros n’est pas la campagne fleurie et autres mignardises: il lui faut un cadre passionné, qui fait clairement apparaître sa nature de Dieu suscitant une passion divine.48 On comprend dans cet esprit pourquoi Autoboulos insiste autant sur le caractère dramatique qui a marqué aussi bien le début (εὐθύς) que la suite (τἄλλα) de l’histoire d’amour d’Isménodore et Bacchon, qui ressemble à une pièce de théâtre, caractérisée par la passion et mêle inextricablement vie quotidienne et affabulation, un peu à la manière d’une pièce de Ménandre. Mais de ce caractère dramatique de l’histoire-prétexte, on ne saurait conclure à une écriture théâtrale de l’ensemble du texte qui va suivre: ce sont des plans différents et rien ne me semble autoriser à en déduire que le dialogue va être structuré selon un schéma de tragédie ou comédie anciennes, vieilles de cinq siècles à l’ époque de Plutarque, avec prologue, pas de parodos, une alternance de chorikon et d’épisode – le premier des chorika étant éventuellement transformé en agôn – et exodos.

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L’emploi de mythos

De la même manière il y a quelque abus à tirer argument du mot μῦθος qu’ utilise Autoboulos dans sa prière à Mnémosyne, mot par lequel il semble désigner plutôt l’ensemble de ce qu’il va raconter, c’est-à-dire à la fois la prophasis et les logoi, que la seule histoire d’Isménodore et Bacchon.49 Les tenants de l’ analyse théâtrale n’ont en effet pas toujours résisté à la tentation d’ arguer

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ἂν ὑμῶν ἀκούσαιμι πρὸς τί βλέψαντες ἀπεφήναντο τὸν Ἔρωτα θεὸν οἱ πρῶτοι τοῦτο λέξαντες, et, après le premier exposé de Plutarque, plus clairement encore (757C4-6): ‘Ὁρῶ’, εἶπεν ὁ ⟨Πεμπτίδης⟩ ‘ἀλλ’ οὔτε πάθη τοὺς θεοὺς ποιεῖν ὅσιον οὔτ’ αὖ πάλιν τὰ πάθη θεοὺς νομίζειν’. Sur ce ton passionné, voir Brenk “All for love,” plus attentif cependant aux procédés qu’au rapport entre le ton et le sujet. Voir, même si la phrase est mutilée, le membre de phrase révélateur qu’on lit dans la première conclusion du ch. 16 (759D5): [ἡ ψυχή ut vid.] καθάπερ ἐπὶ κύματος τοῦ πάθους ἅμα θεῷ φερομένη. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, traduit par “ce récit;” Longoni, Plutarco, Sull’amore, par “il racconto;” Görgemanns, Plutarch, Dialog über die Liebe, se contente de translittérer.

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ici du concept aristotélicien de mythos, essentiel à la construction des pièces dans la Poétique, pour accréditer leur analyse. Deux obstacles me semblent pourtant s’opposer à leur argumentation. D’abord le sens aristotélicien, très spécifique et très “conceptuel,” qui fait du μῦθος la concrétisation même de la tragédie, celle-ci étant définie comme μίμησις πράξεως (49B24) et celui-là comme τῆς πράξεως ἡ μίμησις (50A4), ou, de façon un peu plus précise, comme σύνθεσις τῶν πραγμάτων (50A5), ne se trouve pas en dehors de la Poétique et l’ étude du vocabulaire des scolies par R. Meijering a montré que les critiques ultérieurs avaient préféré le terme d’ ὑπόθεσις, sans doute en raison même de l’ambiguïté du mot μῦθος.50 On le trouve en revanche dans la réflexion sur la narration où les critiques distinguaient récit véridique (ἱστορία), récit inventé, mais vraisemblable (πλᾶσμα), récit mensonger (μῦθος).51 C’ est bien plutôt cette distinction que Plutarque utilise dans le De audiendis poetis, à ceci près qu’il se situe dans une opposition beaucoup plus simple du vrai philosophique et du faux poétique et associe alors πλᾶσμα (ou πλάττειν) et μῦθος, pour montrer ce que l’on peut tirer de la mimèsis poétique et comment en faire une propédeutique à la philosophie.52 En second lieu, il ne faut pas oublier qu’Aristote distingue soigneusement analyse qualitative et analyse quantitative: le μῦθος est la partie qualitative essentielle, un schéma très abstrait qui intègre reconnaissance, péripétie et pathos (ch. 11), tandis qu’ épisodes et chorika sont des éléments quantitatifs, d’étendue (ch. 12). Ainsi non seulement l’ existence d’un sens théâtral de μῦθος à l’époque de Plutarque apparaît fort douteuse, mais, quand bien même il aurait voulu reprendre exceptionnellement le concept de la Poétique, celui-ci n’implique nullement une structure théâtrale ni même la présence d’un chœur. Il semble ainsi plus probable, si 50

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R. Meijering, Literary and rhetorical theories in Greek scholia (Groningen: E. Forsten, 1987) 99 (introduction du ch. 3. The Poet at play; Idea and Ideal in Fiction): “The term μῦθος… after him (scil. Aristoteles) returned to its traditional meaning of “unlikely story,” “myth.” In this chapter I intend to examine the new term which came to be used for the plot, ὑπόθεσις.” En outre, l’ argument (ὑπόθεσις) n’est pas tout à fait le μῦθος. Simple résumé, il se rapproche davantage du logos à partir duquel doit travailler le poète d’après le chapitre 17 de la Poétique, lequel est néanmoins encore plus schématique et pensé à partir des situations définies comme typiques de la tragédie dans les chapitres 13-14. Le μῦθος, qui permet à Aristote de penser la tragédie, ne paraît en fait guère plus utilisable pour le critique littéraire que pour l’ auteur: c’ est un concept philosophique, et non pas un outil technique. Sur la spécificité du mythos aristotélicien, F. Frazier, “La spécificité du concept aristotélicien de mythos. Une relecture de la Poétique,” in Atti dell’Accademia Pontaniana, Supplemento 60 (Naples : Gianinni, 2011) 103-124. Cf. S.E., M. I 1.263-264. Pour une étude détaillée, Chr. Bréchet, “Le De audiendis poetis de Plutarque et le procès platonicien de la poésie,” RPh 73 (1999) 209-244.

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l’ on veut déterminer un genre littéraire, que le mot μῦθος, comme l’ ont compris les traducteurs de l’Érotikos, oriente vers la narration plutôt que vers le drame. Son emploi néanmoins, plutôt que la reprise de διήγησις, mot utilisé par Autoboulos au début de sa réplique, n’est pas indifférent : sans doute évitet-il une répétition, mais les Anciens y étaient moins sensibles que nous et, dans le De genio, Plutarque n’a aucun scrupule à faire commencer et finir la réponse que fait le narrateur Caphisias aux questions d’ Archédamos par le mot διήγησις, non plus qu’à le faire reprendre une fois encore par le même interlocuteur curieux, Archédamos.53 On peut penser que μῦθος ne convenait pas pour le récit de la très historique libération de Thèbes, et que, peut-être, au contraire, au moment d’inventer l’histoire d’ Isménodore et de Bacchon, Plutarque exploite la notion de fiction inhérente à la notion de μῦθος pour faire un clin d’œil à son lecteur.54 Mais surtout, le μῦθος permet d’ englober les deux éléments, λόγοι et πρόφασις, dans une tonalité qui s’ accorde bien avec la mère des Muses, conférant une sorte d’aura supplémentaire à un récit assez important pour qu’Autoboulos invoque Mnémosynè dans une prière. En outre, comme le reconnaît G. Pasqual, mais en note, le mot pouvait avoir une légère saveur platonicienne55 – et, de toute façon, se rapporter à la narration. Il insiste néanmoins dans son texte sur ce qui serait un glissement de la sphère narrative (avec προοίμιον, διήγησις, πρόφασις) à la sphère dramatique (χορός, σκηνή, δρᾶμα) et, s’appuyant, non sur le terme ambigu μῦθος, mais sur celui de πάθος, approuve la traduction de V. Longoni (“drammacità”) parce qu’ il rapproche du sens technique d’“œuvre théâtrale” la valeur figurée d’ “événement plein d’émotion et de pathos”56 et il rappelle à la suite d’ A. Barigazzi la diffusion 53

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De genio 575D10 : (ἔδει) τὸ δεῦρ’ ἐλθεῖν ἐπὶ τὴν διήγησιν et E8-9 (en conclusion): οὐ γὰρ βραχὺ μῆκός ἐστι τῆς διηγήσεως, ἐπεὶ σὺ καὶ τοὺς λόγους προσπεριβαλέσθαι κελεύεις; F6-7 (assurances d’ Archédamos): ὥστε σοι θέατρον [l’ auditoire de l’ ἀκρόασις ἅμα πράξεων καὶ λόγων (E7) et non d’ une pièce de théâtre] εὔνουν καὶ οἰκεῖον ἔχειν τὴν διήγησιν. Il existe cependant un passage où le verbe composé est employé pour des faits réels, lorsque Cléomène interroge son éraste sur ce qui est arrivé à Agis; Plutarque écrit (Cleom. 3, 3) : ὁ δὲ Ξενάρης τὸ μὲν πρῶτον οὐκ ἀηδῶς ἐμέμνητο τῶν πραγμάτων ἐκείνων, ὡς ἐπράχθη καθ’ ἕκαστα μυθολογῶν καὶ διηγούμενος. Peut-être Xénarès n’y voit-il plus qu’une belle histoire à raconter pour complaire à son aimé, mais ce n’est en tout cas pas une fiction. Pasqual, “Πάθος, ἔρως, γάμος,” 210 n. 1 : “Il termine μῦθος può adattarsi sia a un contesto narrativo che a uno teatrale: è l’ ἀρχὴ μὲν οὖν καὶ οἷον ψυχή – τῆς τραγῳδίας secondo Arist. Poet. 50A38-39. Tuttavia qui il γάρ epesegetico che segue immediamente ricorda movenze tipicamente narrative, come quella in Pl., Prot. 320C, dove è introdotto il μῦθος di Prometeo ed Epimeteo.” Ibid. : “… l’ interpretazione di πάθος come “drammaticità” accosta, a mio parere opportu-

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du roman à l’époque de Plutarque et l’emploi de τὸ δραματικόν pour désigner la matière romanesque. Curieusement, lors même qu’ il indique les deux acceptions possibles du δραματικόν et son introduction dans un genre narratif, il ne se demande pas si la recherche d’une structure et d’ éléments du genre théâtral n’est pas inappropriée.57 La confusion qui règne ainsi dans l’ usage du terme par les critiques modernes invite à réexaminer ce que les Anciens eux-mêmes mettaient sous l’adjectif δραματικόν ou l’ emploi métaphorique de δρᾶμα.

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La métaphore théâtrale: une clé d’interprétation?

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La métaphore morale et la lecture “tragique” des Vies de Démétrios et d’Antoine Pris dans un sens métaphorique, le “drame” ou le “dramatique” met en lumière le spectaculaire ou le pathétique, ou les deux, d’ un événement, avec souvent une nuance réprobratrice, car la métaphore s’ inscrit volontiers dans un contexte moral:58 c’est à peu près ce qu’a aussi pu conclure A.M. Tagliasacchi de son étude des mots τραγῳδία et τραγικόν.59 Un bon exemple se trouve dans la description de l’ostentation du riche dans le De cupiditate divitiarum: la félicité de la richesse réclame des spectateurs et des témoins, et si personne ne la voit, elle devient tuphlos et sans éclat (528A); c’est pourquoi, alors que le deipnon familial est simple et sans apprêt, tout change s’il s’ agit d’ organiser un sundeipnon, et une citation homérique vient même donner plus d’ ampleur à la mise en scène:

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namente, all’ eccezione tecnica di δρᾶμα “opera teatrale” quella figurata di “evento emozionante, pieno di πάθος.” Même chose pour Zanetto, “Plutarch’s Dialogues as ‘comic dramas’,” 533 n. 5, qui signale l’ emploi dans le roman et n’en tire aucune conséquence: “Greek novelists adopt theatrical terms in two main directions: in relation to the story, to emphasize the strageness of situations and facts ; in relation to themselves and their work, to suggest a continuity between the traditional genres of tragedy and comedy and the new genre of romance.” Seul cas positif, le mot d’ Iphicrate (Praec. ger. reip. 801F), qui oppose son δρᾶμα, le fond réel, au jeu de son adversaire. A.M. Tagliasacchi, “Plutarco e la tragedia greca,” Dioniso 34 (1960) 124-142. Les traits communs n’ont rien d’ étonnant si l’ on songe que δρᾶμα est utilisé à la fois comme terme générique, recouvrant comédie et tragédie (Bellone an pace 348B), et pour désigner une pièce particulière sans distinction de genre (tragédie: Quaest. conv. 7.10 (715E); Amatorius 756C ; [Dec. or. vit.] 837E; comédie: Demetr. 4.6 ; Ant. 70.1; Quaest. conv. 7.8 (712C); Comp. Arist. et Ca. Ma. 853F ; fr. 134 Sandbach).

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chapitre 12

Mais lorsqu’il s’agit de monter60 un grand dîner, c’ est-à-dire une pompe spectaculaire (τουτέστι πομπὴ καὶ θέατρον), et de mettre en scène la comédie de la richesse (δρᾶμα πλουσιακὸν εἰσάγηται), alors Des navires, il apportait et chaudrons et trépieds [Il. 23.259], on dispose les candélabres, on change les coupes, les vêtements des échansons, on met tout en mouvement, or, argent, vaisselle sertie de pierrerie, aveu que c’est pour les autres qu’on est riche (528 B) À côté de mises en scène ponctuelles comme celles-ci, la métaphore est aussi employée plus largement, pour prendre une vue d’ ensemble de toute une vie et les Vies de Démétrios et d’Antoine, où l’on trouve aussi un emploi particulièrement abondant de τραγῳδία et τραγικόν,61 même si elles n’appartiennent pas au genre du dialogue, méritent néanmoins un examen un peu plus long, parce qu’elles sont révélatrices de la tentation constante des critiques modernes d’appliquer un peu partout le modèle théâtral, et singulièrement le modèle tragique. Plutarque, en effet, utilise le mot “drame” pour résumer les deux vies dans la formule de transition placée à la fin de la Vie de Démétrios (“Le drame macédonien joué, il est temps de mettre en scène le drame romain”62), ce qu’ on peut rapprocher d’une autre formule de transition, celle qui, à l’ intérieur de la Vie de Démétrios, a permis, après l’exposé de ses succès et de ses frasques avec Lamia, de revenir aux épisodes sérieux et dramatiques de son existence et d’introduire la bataille d’Ipsos: “Notre récit est maintenant ramené, pour ainsi dire, de la scène comique à la scène tragique par les vicissitudes et les actions de l’ homme que nous racontons.”63 On retrouve ici, dans la vie, un contraste qui a été souligné d’entrée, au chapitre 2, dans la peinture de son physique et de son caractère, conclue en ces termes: “Aussi était-ce entre tous les dieux Dionysos qu’il se proposait surtout comme modèle, comme étant le plus redoutable à la guerre et aussi le plus apte à faire succéder aux combats la joie et les plaisirs de la paix” (2.3). Avec Dionysos, c’est aussi le théâtral qui domine la vie de

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Συγκρότηται, qui marque l’ organisation d’ une réunion, se dit en particulier pour la formation d’ un chœur (Demetr. 21.17) pour une répétition (Smp. 8.1 – mal traduit dans la CUF ; voir aussi Pomp. 48.12) ; de même εἰσάγειν appartient au vocabulaire du spectacle. L’ idée de mise en scène est prédominante dans les “drames” d’Égérie, qu’ utilise Numa pour impressionner les Romains (Num. 8, 10), de Marta, la devineresse de Marius qui, elle aussi, “arrange” son aspect extérieur et son costume (Mari. 17.5), ou de Lysandre – qui monte une conspiration (Lys. 26.6). Demetr. 18.5, 25.9, 28.1, 41.6, 44.9, 53.1 ; Ant. 29.4, 54.5. Demetr. 53.10 : Διηγωνισμένου δὲ τοῦ Μακεδονικοῦ δράματος, ὥρα τὸ Ῥωμαϊκὸν ἐπεισαγαγεῖν. Demetr. 28.1 : Τὴν δὲ διήγησιν ὥσπερ ἐκ κωμικῆς σκηνῆς πάλιν εἰς τραγικὴν μετάγουσιν αἱ τύχαι καὶ αἱ πράξεις τοῦ ἀνδρὸς ὃν διηγούμεθα.

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Démétrios: la comédie est représentée par Lamia, à laquelle est consacré le chapitre précédent, Lamia la courtisane dont la place est sur la scène de la nea,64 tandis qu’avec l’action militaire revient la tragédie, c’ est-à-dire le sérieux, le grave – et éventuellement le malheur; la même opposition se retrouve dans la Vie d’Antoine, où les Alexandrins, riant de ses frasques et de ses bouffonneries, disaient qu’il “jouait un rôle tragique avec les Romains et avec eux un rôle comique.”65 Mais ce “sérieux” des grands personnages tragiques est aussi hauteur et arrogance, et Plutarque, lorsqu’il évoque le “tragique,” insiste surtout sur le faste dont s’entourent les rois hellénistiques, à qui ce titre tourne la tête;66 à quoi répond, dans la Vie d’Antoine (54.5), le jugement très sévère que portent les Romains sur le partage d’Alexandrie, qui apparaît à leurs yeux comme τραγικός, ὑπερήφανος et même μισορώμαιος – qui est un hapax. Fastes et débauches, ostentation, succès et échecs éclatants, tous ces éléments justifient la présentation de ces deux Vies comme des “drames” et la présence particulièrement forte de la métaphore théâtrale participe de la réprobation morale qui entoure les personnages: la vie n’est pas une pièce de théâtre, mais rien de tout cela, me semble-t-il, n’autorise à chercher une structure dramatique dans le texte. Pourtant A.M. Tagliasachi, après avoir bien séparé métaphore tragique et genre littéraire quand il s’agit de jugement moral et montré que la condamnation de Plutarque porte sur l’introduction indue d’éléments théâtraux dans la vie réelle,67 n’en cherche pas moins à transférer à la forme du texte ces notations théâtrales. Elle suggère ainsi de voir dans les commentaires du biographe, passages caractéristiques de la biographie68 que les spécialistes appellent “eidologiques” et

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Ce dont joue le trait lancé contre Démétrios par Lysimaque en 25.9: “il disait qu’il voyait pour la première fois une prostituée paraître sur la scène tragique.” Ant. 29.4 : λέγοντες ὡς τῷ τραγικῷ πρὸς τοὺς Ῥωμαίους χρῆται προσώπῳ, τῷ δὲ κωμικῷ πρὸς αὐτούς. C’ est dans ce sens que sont employées la plupart des occurrences de τραγῳδία et τραγικόν : 18.5, 41.6 et 44.9 pour le costume royal; 53.1 pour les funérailles du héros (à comparer aux funérailles de Denys, objet d’ un commentaire encore plus sévère en Pel. 34.1). À l’idée de faste s’ ajoute l’ idée de pompe creuse en Pomp. 31.6 et Arat. 15.3. Tagliasacchi, “Plutarco e la tragedia greca,” 129 : “Tale giudicio negativo non si riferisce alla tragedia come forma letteraria, ma all’ uso dei motivi caratteristici della rappresentazione tragica nella vita comune.” Voir, par exemple, A. Weizsäcker, Untersuchungen über Plutarchs biographische Technik (Berlin : Weidmann, 1931); la biographie chronologique de Plutarque – par opposition à la biographie per species de Suétone – se caractérise par de longues séquences narratives, coupées de commentaires souvent descriptifs. J’ ai fait quelques remarques sur ce qui me semble un élément constitutif du genre moral qu’ est le bios dans ma thèse: Frazier, Histoire et Morale dans les Vies Parallèles, 70-74.

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opposent aux passages narratifs chronologiques, comme des traces du chœur antique,69 mais surtout elle affirme avec force “une véritable volonté de la construction tragique” que ressentirait immédiatement le lecteur.70 La notion d’impression, qui peut à la limite avoir sa valeur dans la critique poétique, n’est guère à sa place pour une biographie, c’est-à-dire une œuvre morale, et il est permis de n’être guère convaincu par les rapprochements avec la Poétique d’Aristote que tente ensuite l’auteur pour voir dans la biographie une œuvre qui a aussi un milieu, un début et une fin, qui possède une unité, de la grandeur et débouche sur une catastrophe où l’ hamartia des héros a sa part, l’ensemble de l’analyse tendant à mettre au jour “un sentiment tragique bien vivant en lui [Plutarque]” (141). Ainsi il réussirait, sans en être pleinement conscient lui-même – autre notion quelque peu suspecte –, grâce à sa sensibilité, à approcher de la moderne notion de tragique que n’ont pas connue les Anciens: l’enjeu de la discussion n’est plus seulement artistique, comme dans l’ analyse de G. Zanetto, mais métaphysique.71 Ce n’est pas ici le lieu de discuter en détail cette thèse, puisque mon propos se limite à montrer l’extension abusive de la métaphore théâtrale à l’ analyse de l’ensemble d’une œuvre, vie ou dialogue, mais il faut néanmoins relever que l’ on passe ainsi de la structure, encore un peu évoquée, à la Weltanschauung et

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Tagliasacchi, “Plutarco e la tragedia greca,” 135-136: “Tutto l’andamento del racconto plutarcheo mantiene cosí una notevole affinità con l’azione drammatica di una tragedia greca, né manca, si potrebbe persino rilevare in certe vite, una traccia dell’antico coro, specie in talune parti finali delle biografie, in cui si dà come una scorsa della vita appena narrata analizzandone le sviluppo in una specie di bilancio morale à mostrando in un veloce excursus le conseguenze o gli ultimi echi dei fatti avvenuti.” Tagliasacchi, “Plutarco e la tragedia greca,” 132: (Plutarque construit) “staccandosi dal genere puramente storico-narrativo [auquel n’appartient pas la biographie selon Plutarque, qui ne prétend pas faire de l’ histoire, mais de la morale] per avvicinarsi alla rappresentazione drammatica di una vita umana. E’questa infatti l’impressione immediata che riceve chi legga tali biografie che sembrano essere state costruite su di uno schema essenzialmente drammatico e svolgersi lungo una linea di sviluppo non lontana da quella di una tragedia greca.” Tagliasacchi, “Plutarco e la tragedia greca,” 141 : “Si è sempre notato, infatti, come i Greci abbiano avuto una granda tragedia, ma non siano arrivati alla conoscenza teoretica del problema del tragico; anche Aristotele, nella sua Poetica, considera solamente il fenomeno letterario della tragedia, ma non arriva mai ad affrontare il problema del tragico in se stesso, considerato come categoria metafisica nel senso moderno. Ora, senza dubio, neanche in Plutarco troviamo il problema decisamente affrontato, nè tantomeno risolto, poichè in lui quando il tragico diventa definizione categoriale si svuota di ogni carattere problematico per divenire superficiale affermazione, come accade proprio allo stesso Aristotele ; nonostante questo la concezione tragica delle Vite fa supporre nel moralista una sensibilità particolare per l’aspetto tragico dell’esistenza umana.”

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que cette multiplication des sens possibles a de quoi rendre sceptique : comment ce qui, à première lecture, apparaît comme une manière de présenter une vie pleine de vicissitudes et d’ostentation, pour Démétrios, ou une aventure passionnée, pour les amours d’Isménodore et de Bacchon, a-t-il de telles répercussions sur toute une œuvre? Et tout auteur moderne ne peut-il écrire le mot “drame” sans en tirer des conséquences pour la construction de son texte ou suggérer par là une métaphysique? Non seulement l’ idée d’ une vision tragique du monde s’accorde mal avec le platonisme de Plutarque,72 mais surtout, de même que, dans l’analyse de l’Érotikos, les références explicites à Platon sont négligées au profit d’un hypothétique modèle théâtral, de même ici la déclaration liminaire de Plutarque sur ses personnages n’est pas suffisamment prise en compte. Après avoir longuement démontré la nécessité de connaître aussi les mauvais exemples pour choisir le bien en toute connaissance de cause, il poursuit: “Ce livre contiendra donc la biographie de Démétrios et celle d’ Antoine l’ imperator, deux hommes qui ont spécialement confirmé cette maxime de Platon, que les grandes natures produisent de grands vices comme de grandes vertus.”73 S’ ils sont capables de se distinguer “dans les deux sens,” comme le souligne D. Babut en analysant l’ambivalence des passions,74 “c’ est évidemment parce que la force qui les pousse s’oriente vers le bien ou le mal selon qu’ elle est contrôlée par la raison.” Grandeur et passion sont ainsi mises en avant d’ entrée et se concrétisent dans la vie par “de grands succès et de grands revers” (1.8) : tout cela est aisément rendu par la métaphore théâtrale, qui insiste en outre sur l’ ostentation et les tentations de l’apparence, mais, si on la surestime, on risque de méconnaître les intentions de Plutarque et les thèmes moraux, platoniciens, qui sont essentiels pour lui dans les Vies de Démétrios et d’ Antoine. Exemple négatif de héros emportés par leurs passions, la “vie dramatique” devient exemplaire lorsqu’elle est celle d’Arétaphila. Voici comment Plutarque, au moment de conclure la vie mouvementée et héroïque de cette femme admirable, résume ses longues années d’ efforts et d’ intrigues pour débarrasser Cyrène de la tyrannie de Nicocratès, qui avait assassiné son époux afin de l’épouser : “Mais elle, après avoir pour ainsi dire joué un drame mouve72

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Voir sur ce point V. Goldschmidt, “Le problème de la tragédie d’après Platon,”REG 61 (1948) 19-63, et aussi De comm. not. 1065E, qui refuse de faire du monde “un grand drame plein d’ intrigues et de passions” (δρᾶμα μέγα καὶ ποικίλον καὶ πολυπαθές), avec le commentaire ad loc. de Babut dans Babut & Casevitz, Plutarque, Œuvres morales, vol. 15.2, 176 n. 198. Demetr. 1.7 : Περιέξει δὴ τοῦτο τὸ βιβλίον τὸν Δημητρίου τοῦ Πολιορκητοῦ βίον καὶ τὸν Ἀντωνίου τοῦ αὐτοκράτορος, ἀνδρῶν μάλιστα δὴ τῷ Πλάτωνι μαρτυρησάντων, ὅτι καὶ κακίας μεγάλας ὥσπερ ἀρετὰς αἱ μεγάλαι φύσεις ἐκφέρουσι – passage commenté en détail par Duff, “Plutarch, Plato and ‘Great Natures’.” Babut, Plutarque et le stoïcisme, 326-327.

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menté et en plusieurs parties jusqu’au moment où lui fut attribuée la couronne, dès qu’elle vit la cité libre, se retira dans le gynécée.”75 Le mot souligne ici la grandeur des périls auxquels s’est exposée l’héroïne et la notion de “jeu” est d’autant mieux venue qu’elle a dû composer un rôle pour parvenir à ses fins. Qu’il s’agisse de Démétrios, d’Antoine ou d’Arétaphila, le terme est employé pour faire ressortir une certaine qualité morale de leur action,76 à laquelle s’ ajoutent passions et émotions: dans un cas les héros s’ y sont abandonnés, dans l’autre l’héroïne a affronté sans trembler les pires dangers, mais dans les deux cas, le “dramatique,” aux yeux de Plutarque, appartient à leur vie même, et ne relève pas d’un artifice d’ écriture,77 au contraire de ce qu’ on voit chez certains historiens d’Alexandre. Recherchant eux aussi la grandeur, ils ont brodé autour de sa mort, croyant nécessaire d’écrire “en inventant comme pour un grand drame un dénouement tragique et pathétique :”78 la “surcharge” des auteurs se traduit dans le style même de leur censeur, dont chaque mot évoque théâtre, fiction et recherche de l’ émotion. Elle s’accorde avec la stature exceptionnelle de celui qu’ ils veulent célébrer, mais elle participe aussi de cette écriture particulière de l’ histoire que semble avoir affectionnée l’époque hellénistique, et que nous appelons “histoire tragique” et elle nous amène à un emploi plus technique du vocabulaire théâtral.

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Le “dialogue dramatique” des Anciens

Avant de considérer l’histoire et ce qu’on y met, le premier usage technique du terme δραματικός qu’atteste Plutarque, concerne l’ énonciation, et s’ inscrit dans le cadre de la théorie platonicienne développée au livre III de la République (394BC), qui distingue mode mimétique, mode diégétique et mode mixte.79

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Mul. virt. 257D9-E1: ἡ δ’ ὡς ποικίλον τι δρᾶμα καὶ πολυμερὲς ἀγωνισαμένη μέχρι στεφάνου διαδόσεως, ὡς ἐπεῖδε τὴν πόλιν ἐλευθέραν, εὐθὺς εἰς τὴν γυναικωνῖτιν ἐνεδύετο. Ce qui paraît correspondre au sens spécifique souligné par Chantraine, Dictionnaire étymologique, sv δράω : “plus proche de πράττειν, exprime l’idée d’“agir” chez Homère… en attique avec la spécification de la responsabilité prise plutôt que celle de la réalisation d’un acte,” et pour δρᾶμα, “acte chargé de conséquences… mais le mot s’est spécialisé pour désigner le drame, la tragédie.” Cela ne signifie pas que l’ écriture s’ interdit de le rendre et que l’hypothèse critique qui cherche une traduction de ce jugement dans la composition est à exclure a priori, mais que Plutarque prétend restituer une vérité et non faire de la littérature pour la littérature. Alex. 75.5 : ὥσπερ δράματος μεγάλου τραγικὸν ἐξόδιον καὶ περιπαθὲς πλάσαντες. Sur ce livre III, E. Jouët-Pastré, “La transposition diégétique de l’Iliade ou le poète assas-

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L’ adjectif “dramatique” est ultérieurement utilisé comme synonyme de mimétique, ainsi que le montre entre autres le commentaire de Proclus,80 et appliqué en particulier aux dialogues de Platon: Plutarque lui-même en témoigne, qui écrit dans les Quaestiones convivales, alors que les convives réfléchissent aux divertissements auxquels on peut recourir au banquet : Vous savez, disait-il, que certains dialogues de Platon sont narratifs (διηγηματικοί), d’autres dramatiques (δραματικοί). Parmi les dramatiques, des esclaves étudient les plus faciles jusqu’à les réciter par cœur. Il s’ y ajoute une interprétation appropriée au caractère des personnages évoqués dans le texte et des inflexions de voix, une attitude et une mise en scène qui s’adapte aux paroles. 711C

Mais cette nouveauté à succès, qui s’appuie sur le style direct pour “théâtraliser” les dialogues de Platon, fait justement l’ objet d’ une critique acerbe de Plutarque et de ses amis, ulcérés de voir le Maître transformé en passetemps de banquet qu’on écoute d’une oreille distraite. Cette distinction entre dialogues narratifs (comme le Banquet) et dialogues dramatiques (comme le Phèdre81) est confirmée par Diogène Laërce (3.50), mais elle se retrouve pour

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siné,” dans E. Jouët-Pastré et R. Saetta-Cottone (eds.), Usages philosophiques de la poésie. Huit études sur les dialogues platoniciens (Paris : De Boccard, 2018) 153-180; la distinction est reprise par Arist., Po. 48A19-24, avec un vocabulaire un peu différent: on peut représenter en faisant un récit (ἀπαγγέλλοντα) ou en imitant des personnages agissant en acte (ὡς πράττοντας καὶ ἐνεργοῦντας – le texte est délicat dans le détail, mais le sens général de fait pas de doute); ce dernier mode est repris quelques lignes plus bas comme le point commun qui peut unir Aristophane et Sophocle (alors que l’objet de la représentation, des personnages nobles, rapproche Homère de Sophocle) et l’on peut voir dans ce passage les prodromes de l’ emploi de δραματικός, au ch. 4, pour désigner le mode mimétique: πράττοντας γὰρ μιμοῦνται καὶ δρῶντας ἄμφω. Ὅθεν καὶ δράματα καλεῖσθαί τινες αὐτά φασιν, ὅτι μιμοῦνται δρῶντας (48A27-29). En 48B35, Aristote, dans son historique de la formation progressive de la tragédie, indique comme étape majeure les μιμήσεις δραματικαί d’Homère. In Platonis rem publicam commentarii, 1.14 : τοῦτο δὲ οὐ πολλῶν οἶμαι δεήσεσθαί μοι λόγων ἀλλὰ ναμνῆσαι χρῆναι μόνον ὅτι καὶ αὐτὸς ἐν τῷδε τῷ γράμματι [392D ss.] τρία φησὶν εἴδη λέξεως ὑπάρχειν, τὸ μὲν δραματικὸν καὶ μιμητικὸν μόνως τῆς κωμῳδίας λέγων καὶ τραγῳδίας· τὸ δὲ ἀφηγηματικὸν καὶ ἀμίμητον, οἷον καὶ οἱ τοὺς διθυράμβους γράφοντες καὶ οἱ τὰς ἱστορίας τῶν γεγονότων ἄνευ προσωποποιίας μετέρχονται· τρίτον δὲ τὸ μικτὸν ἐξ ἀμφοτέρων, οἵαν καὶ τὴν Ὁμήρου ποίησιν εἶναι, τὰ μὲν ταῖς τῶν πραγμάτων ἀφηγήσεσι, τὰ δὲ ταῖς τῶν προσώπων μιμήσεσι πεποικιλμένην. Particulièrement intéressant est le Théétète, qui commence comme un dialogue narratif, avant qu’Euclide donne forme dramatique à la narration qui lui est demandée en supprimant tous les “dit-il,” “il en convint” et formules de cet ordre (143BC).

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bien d’autres œuvres: pensée d’abord pour la poésie, elle figure dans les scholies à Hésiode82 ou à Théocrite.83 D. d’Halicarnasse l’ emploie en étudiant Thucydide et désigne comme “dramatique” la partie du dialogue des Méliens où, comme dans le Théétète, les formules introductives sont supprimées pour ne laisser qu’une succession de répliques.84 Ainsi, si l’on applique à l’Érotikos les concepts critiques de l’ Antiquité, seul le prologue est dramatique, tandis que la suite est une narration, ponctuée de loin en loin par le rappel “disait mon père;” quant à l’ histoire d’ Isménodore et de Bacchon, elle est purement narrative, et sa présentation au chapitre 2 tout comme le récit coloré de l’enlèvement au chapitre 10 sont pris à son compte par le narrateur.85 Sans doute Plutarque lui-même utilise-t-il δρᾶμα – mais non δραματικός – à propos du Banquet, dialogue narratif, mais le passage ne fait qu’accuser tout ce qui le sépare des critiques modernes, puisque c’ est un élément isolé du dialogue, l’entrée d’Alcibiade, qu’ il présente comme un δρᾶμα τῶν ποικιλωτάτων – tandis que le discours d’Aristophane est une κωμῳδία,86 terme on ne peut plus approprié au morceau de bravoure du grand auteur comique; quant au kômos d’Alcibiade, c’est bien une action, et une action spectaculaire. Bien adapté, ce terme met aussi en lumière, avec la ποικιλία, un des

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Par ex. Scholia in Hesiodum (scholia vetera, Prolegomenon-scholion prol proc, pageverse 5) : Ἰστέον ὅτι πᾶσα ποίησις τρεῖς ἔχει χαρακτῆρας· διηγηματικὸν, δραματικὸν, καὶ μικτόν. Prolegomena D : Πᾶσα ποίησις τρεῖς ἔχει ⟨χαρακτῆρας,⟩ διηγηματικόν, δραματικὸν καὶ μικτόν. Τὸ δὲ βουκολικὸν ποίημα μῖγμά ἐστι παντὸς εἴδους καθάπερ συγκεκραμένον· διὸ καὶ χαριέστερον τῇ ποικιλίᾳ τῆς κράσεως, ποτὲ μὲν συγκείμενον ἐκ διηγηματικοῦ, ποτὲ δὲ ἐκ δραματικοῦ, ποτὲ δὲ ἐκ μικτοῦ, ἤγουν διηγηματικοῦ καὶ δραματικοῦ, ὁτὲ δὲ ὡς ἂν τύχῃ. Th. 38.1: καὶ μετὰ τοῦτο [Th. 5.87, qui a été introduit au ch. 86 par οἱ δὲ τῶν Μηλίων σύνεδροι ἀπεκρίναντο], ἀποστρέψας τοῦ διηγήματος τὸν διάλογον ἐπὶ τὸ δραματικὸν ταῦτα τὸν Ἀθηναῖον ἀποκρινόμενον ποιεῖ [cit. de 88, sans formule introductrice] – sur les erreurs que comportent ce commentaire, voir la note ad loc. de G. Aujac dans G. Aujac & M. Lebel, Denys d'Halicarnasse, La composition stylistique, Opuscules rhétoriques, vol. 3 (Paris: Les Belles Lettres, 1981). Dans le premier cas, il n’y a personne d’ autre encore pour le raconter, mais dans le second cas, où il y a un messager, Plutarque indique d’ abord la substance (πρᾶγμα θαυμαστὸν ἀπαγγέλλοντα τετολμημένον, 754E6) et raconte ensuite, sans faire parler le messager: ἡ γὰρ Ἰσμηνοδώρα… (754E7), parfaitement parallèle au ἦν γὰρ ἐν Θεσπιαῖς Ἰσμηνοδώρα… de 749D1. Quaest. conv. 7.7, 710C : Πλάτων δὲ τόν τ’ Ἀριστοφάνους λόγον περὶ τοῦ ἔρωτος ὡς κωμῳδίαν ἐμβέβληκεν εἰς τὸ Συμπόσιον, καὶ τελευτῶν ἔξωθεν ἀναπετάσας τὴν αὔλειον ἐπάγει δρᾶμα τῶν ποικιλωτάτων, μεθύοντα καὶ κώμῳ χρώμενον ἐστεφανωμένον Ἀλκιβιάδην. Εἶθ’ οἱ πρὸς Σωκράτην διαπληκτισμοὶ περὶ Ἀγάθωνος καὶ ⟨τὸ⟩ Σωκράτους ἐγκώμιον. Le LSJ donne comme sens métaphorique “stage-effect of any kind,” et J. Sirinelli, dans F. Frazier & J. Sirinelli, Plutarque, Œuvres morales, vol. 9.3 (Paris: Les Belles Lettres, 1972), traduit par “le plus coloré des spectacles.”

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caractères essentiels du banquet, son spoudogeloion, et permet de prouver aux participants que le divertissement et les akroamata ont leur place au banquet. C’est dire que, même s’il est fait référence à un texte, c’ est l’ optique de morale pratique qui domine: Platon montre ce qu’on peut admettre dans un banquet, et il n’est pas question de critique littéraire, qui autoriserait à chercher dans les emplois de κωμῳδία ou de δρᾶμα la moindre implication structurelle pour l’ analyse du Banquet. Si donc l’on veut parler pour l’Érotikos – ou le De genio, qui a la même structure – de “dialogue dramatique,” il faut avoir conscience que c’ est dans un sens totalement différent des Anciens: la chose là encore n’est pas forcément rédhibitoire, mais elle ne laisse pas d’être gênante et nécessite une définition préalable de l’expression. Or on en trouve en réalité deux chez A. Barigazzi, la première qui se réfère à R. Hirzel, et qu’on peut penser provisoire, justifie l’épithète “dramatique” par le fait que “sont rapportés des πράξεις et des λόγοι qui concernent des choses dramatiques,”87 la seconde, énoncée un peu plus loin et prise à son compte par l’auteur, insiste sur la transformation du lecteur en spectateur, comparable à celle que loue Plutarque chez Thucydide dans le De gloria Atheniensium (374E).88 On glisse à un autre sens de δραματικός, où l’ ἐνάργεια n’est pas liée à l’énonciation, mais au style, à l’ illusion de présence des personnages “en acte.” Ce sens peut découler de la Poétique, on le trouve sans doute dans le Traité du Sublime (9.313)89 pour affirmer la supériorité de l’Iliade sur l’ Odyssée : la première, écrite dans la plénitude de son talent par Homère, présente un corps δραματικὸν καὶ ἐναγώνιον, tandis que la seconde est essentiellement διηγηματικόν. Sans doute s’ agit-il ici de souligner l’ impression donnée au lecteur de l’Iliade d’assister à l’ action en oubliant le narrateur, comme s’il était lui-même au sein des combats,90 alors que l’ Odyssée est largement composée de récits qui se donnent pour tels, mais Plutarque pour sa part n’emploie jamais δραματικόν pour caractériser le style d’ Homère: il réserve l’épithète à un certain traitement de l’ histoire, comme on l’ a déjà aperçu avec le récit de la mort d’Alexandre, et plus largement de la narration.

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Barigazzi, “Una forma d’ arte matura,” 186. Barigazzi, “Una forma d’ arte matura,” 194 (à propos du De genio): “Si vuole trasformare il lettore in spettatore, come se i fatti fossero rappresentati su una scena di teatro.” Le seul exemple cité en note par G. Pasqual, qui ignore totalement l’emploi énonciatif de δραματικός: sans doute cet emploi ne l’ intéresse pas, mais ce silence est révélateur d’un certain parti-pris. H. Lebègue traduit : “tout le corps de son ouvrage respire l’action et le combat.”

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6.1 L’histoire dramatique et le De genio Plus d’un historien – et non pas seulement ceux que nous, modernes, mettons dans le courant de “l’histoire tragique” –91 s’ est, selon Plutarque, laissé tenter par le sensationnel aux dépens de la vérité, et par deux fois, Plutarque use alors du neutre δραματικόν.92 On trouve ainsi dans la Vie d’Artaxerxès le rappel que Ctésias bien souvent “s’est détourné de la vérité pour aller vers ce qui est fabuleux et dramatique” (πρὸς τὸ μυθῶδες καὶ δραματικόν, Artax. 6.9), tandis que la Vie de Romulus associe δραματικόν et πλασματῶδες pour définir le récit des premiers temps de Rome fait par Fabius ou Dioclès. Les associations sont intéressantes, parce qu’elles intègrent le δραματικόν à une réflexion sur la fiction, ce qu’on ne trouve pas dans la théorie dont Sextus Empiricus se fait l’ écho,93 mais qui est attestée un peu plus tard, dans le corpus d’ Hermogène,94 où sont distingués quatre types de narration, récit mythique (μυθικόν), récit fictif ou dramatique (πλασματικόν, ὃ καὶ δραματικόν καλοῦσιν), récit historique (ἱστορικόν) et récit politique (πολιτικὸν ἢ ἰδιωτικόν).95 Dans le même esprit qui le faisait réunir μῦθος et πλᾶσμα dans le De audiendis poetis,96 Plutarque leur associe donc δραματικόν, qui doit y ajouter une idée d’ action spectaculaire et source de pathos. Il est cependant des moments où le cours de l’ histoire lui-même paraît prendre un tel aspect et le passage sur l’origine de Rome le montre avec évidence, où il commente en ces termes les récits de Fabius et Dioclès : Si ce qu’ils comportent de dramatique et fabuleux (τὸ δραματικὸν καὶ πλασματῶδες) les rend suspects à quelques-uns, il ne faut pourtant pas refuser de les croire (ἀπιστεῖν) quand on voit de quels ouvrages la Fortune 91

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Malgré les années, la meilleure étude reste, à mon sens, F.W. Walbank, “Tragic History. A Reconsideration,” BICS 2 (1955) 4-14, à compléter éventuellement par Walbank, “History and Tragedy,” Historia 9 (1960) 216-234. Il n’emploie jamais τραγικόν, mais utilise le verbe, τραγῳδεῖν ou ἐπιτραγῳδεῖν (pour Douris, Per. 28.2 ; pour Théopompe, Demosth. 21.2 ; pour Ctésias, Artax. 18.7 – les deux derniers ne sont pas de ceux que nous considérons comme des tenants de l’histoire tragique, si tant est qu’ il y ait jamais eu un courant de cet ordre) et évoque un peu plus longuement pour Phylarque la “machine de la tragédie” qui lui a permis d’introduire agôn et pathos (Them. 32.4). Voir supra n. 51. Progymnasmata 2.13 (4 chez Pâtillon). Ce type supplémentaire est spécifique de l’ orateur; Aphthonios, élève de Libanios, Progymnasmata, vol. 10, page 2 Rabe, simplifie en récit dramatique (défini comme τὸ πεπλασμένον), historique (défini comme τὸ παλαίαν ἔχον ἀφήγησιν) et politique (ᾧ παρὰ τοὺς ἀγῶνας οἱ ῥήτορες κέχρηνται). Voir supra 285.

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est l’artisan et que l’on réfléchit à la grandeur de Rome, qui ne serait jamais arrivée à un tel degré de puissance, si, au lieu d’ une origine divine, elle n’avait eu que des débuts dépourvus de grandeur et de merveilleux (ἀρχὴν… μηδὲν μέγα μήδε παράδοξαν ἔχουσαν). Rom. 8.9

On dépasse ici très largement le problème stylistique : c’ est l’ évolution de l’ Histoire qui est en cause, dans une de ses phases où les causes naturelles ne paraissent pas suffisantes pour la comprendre, sans doute parce qu’ elle relève d’une autre finalité, qui dépasse l’homme.97 L’inattendu, le paradoxon, ce que ne pouvait concevoir la doxa humaine, est alors dans la réalité, et non pas seulement dans le texte. C’est avec ces textes en arrière-plan qu’on peut réexaminer le passage-clé de l’ autre dialogue dramatique, le premier à avoir été ainsi “étiqueté” par Hirzel, le De genio. Il n’est question dans le prologue que de l’ association des logoi et des pragmata : la narration requise d’Archédémos rapportera à la fois l’ action de libération de Thèbes et les discussions philosophiques, qui n’en sont pas les commentaires – ce qui, si l’on file la comparaison avec le théâtre, transformerait les chants du chœur en sorte d’ embolima ! Le “spectacle” n’est pas totalement absent des premières lignes du texte, mais Plutarque choisit ici de se référer à la contemplation des tableaux: de même que l’amateur s’ attache au détail de l’ exécution et ne se contente pas d’une vision d’ensemble, de même l’ auditeur d’histoires ne se contente pas du résultat, mais s’ attache “aux luttes de la vertu contre les vicissitudes du sort” (ἀγῶνας ἀρετῆς πρὸς τὰ συντυγχάνοντα, 575C7-8). Pour trouver la métaphore théâtrale, il faut attendre le chapitre 30, c’ est-à-dire la dernière péripétie avant le début de l’action : une lettre de dénonciation arrive, mais Archias est trop ivre pour lire, et le narrateur l’ introduit avec un très grand relief: Mais, mon cher Archédémos, la mauvaise fortune, qui cherchait à mettre en balance la lâcheté et l’ignorance de nos ennemis avec notre audace et notre préparation et à faire de notre entreprise une sorte de drame qu’elle émaillait depuis le début d’épisodes périlleux, vint s’opposer à sa réalisation même en nous jetant dans l’épreuve critique et terrible d’une péripétie inattendue.98

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Voir le commentaire à ce passage Babut, Plutarque et le stoïcisme, 481-482. De genio 596D8-E3 : ἡ δὲ χείρων, ὦ Ἀρχίδαμε, τύχη καὶ τὰς τῶν πολεμίων μαλακίας καὶ ἀγνοίας ταῖς ἡμετέραις ἐπανισοῦσα τόλμαις καὶ παρασκευαῖς καὶ καθάπερ δρᾶμα τὴν πρᾶξιν

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La métaphore théâtrale est certes fort développée,99 mais là encore il me semble qu’il faut beaucoup solliciter le texte pour penser qu’ elle peut avoir valeur programmatique – à quatre chapitres de la fin du dialogue ! – et constituer la clé de la construction des vingt-neuf chapitres précédents et une invitation à aller rechercher plus haut les “épisodes périlleux” en la prenant au pied de la lettre.100 Si on met entre parenthèses cette hypothèse hasardeuse pour s’ en tenir au plus évident, la mention d’un ἀγών suscité par la τύχη ne peut pas ne pas rappeler l’introduction: il s’agit bien toujours de contempler les combats, ou épreuves, de la vertu aux prises avec les vicissitudes du sort, et la notion de “drame” met en valeur à la fois la grandeur des périls, et donc les qualités de ceux qui y font face, et toutes les traverses de la fortune, adversaire de la vertu qui fabrique en quelque sorte la pièce que jouent les conjurés. Dans cette présentation transparaissent l’incertitude dans laquelle se débattent ces derniers, et la manière dont ils vivent leur entreprise, éléments dont l’interprétation d’ensemble proposée par Babut permet d’ apprécier toute l’ importance pour le fond de la réflexion et non pas seulement l’ organisation de la matière:101 il ne s’agit pas seulement, selon lui, de faire ressortir à travers la métaphore théâtrale la valeur morale des conjurés, mais d’ exprimer pour ainsi dire l’être au monde des hommes valeureux, mais ordinaires, qui n’ont pas de relations privilégiées avec la divinité et s’angoissent devant des péripéties qui prennent à leurs yeux des allures de drame. Πράγματα et λόγοι sont ainsi, non pas seulement agencés selon un hypothétique schéma dramatique, mais ils se complètent et participent à égalité à l’élaboration de la pensée. La référence au drame n’est pas formelle et artistique, elle participe du sens philosophique du texte, ou, pour le dire dans les termes de D. Babut,102

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ἡμῶν ἀπ’ ἀρχῆς διαποικίλλουσα κινδυνώδεσιν ἐπεισοδίοις εἰς αὐτὸ συνέδραμε τὸ ἔργον, ὀξὺν ἐπιφέρουσα καὶ δεινὸν ἀνελπίστου περιπετείας ἀγῶνα. En Pel. 10.6, Plutarque préfère l’ image de l’ orage, le second, soulevé par la Fortune (Ἔτι δὲ τοῦ πρώτου παραφερομένου, δεύτερον ἐπῆγεν ἡ τύχη χειμῶνα τοῖς ἀνδράσιν). C’ est à peu près le seul passage où le mot ait son sens technique; ailleurs il signifie plus largement “élément ajouté;” la même chose vaut pour “péripétie,” que Plutarque n’emploie qu’ une fois ailleurs, en Nic. 21.9. Babut, “Le dialogue de Plutarque ‘Sur le démon de Socrate’,” 60, s’appuie sur la constatation que Plutarque “a cherché à opposer systématiquement ceux de ses personnages qui participent aux discussions philosophiques et ceux qui prennent part à la conjuration qui aboutit à la libération de Thèbes,” et trouve la clé de cette opposition dans la distinction énoncée par Théanor entre “les hommes divins et aimés des dieux, êtres d’élite… personnellement guidés par des messages totalement imperceptibles aux hommes du commun,” et “la masse du troupeau” qui doit se contenter des signes de la mantique ordinaire,” ceux qui, “encore “submergés par les affaires” doivent lutter seuls et ne peuvent compter que sur leur propre valeur pour se sauver et parvenir au port.” Babut, “Le dialogue de Plutarque ‘Sur le démon de Socrate’,” 74.

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Les vicissitudes par lesquelles passent Charon et ses compagnons, et plus particulièrement leur difficulté à comprendre les signes que communique la Divinité par la divination lui ont paru offrir une illustration frappante de ce qui sépare, dans la réalité, la condition du philosophe, détaché des contingences matérielles et des besoins humains, et celle de l’homme qui prend part à la vie de la cité… Pour ce dialogue, Plutarque a trouvé matière dans l’ histoire réelle,103 alors que, dans l’Érotikos, l’histoire-prétexte ressemble davantage à une fiction romanesque, dont on est tenté d’aller chercher les parallèles plutôt du côté de la nea ou du roman que dans la tragédie ou la palaia, une affabulation qui, dans la réalité, apparaîtrait comme il est dit par Plutarque lui-même pour expliquer la perplexité de Bacchon comme παράδοξος (749E1). Mais, comme dans le De genio, son apport à la discussion est essentiel.

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Quelques propositions sur le sens et la fonction de la prophasis dans l’Érotikos

7.1

Un “à la manière de Ménandre” qui donne “chair” à la théorie amoureuse À n’en pas douter, il s’agit d’une histoire “bizarre,” voire choquante, “la plus mauvaise histoire d’amour possible,” selon M. Foucault,104 mais c’ est cette bizarrerie même qui suscite la discussion, car l’ interrogation philosophique naît de l’étonnement, et une discussion ayant un point d’ appui immédiat dans la vie “réelle.” Surtout elle permet de nouer les fils de la réflexion, car, grâce aux intentions conjugales d’Isménodore, sont liés les thèmes de l’ amour et du mariage, qui sont deux thèmes philosophiques normalement distincts. Or montrer que l’amour conjugal peut avoir la même valeur spirituelle que l’ amour philosophique, ne serait guère possible avec une jeune fille comme la femme d’Ischomaque dans l’Économique, ou même pour la jeune Eurydice, dédicataire des Coniugalia praecepta, que son mari doit guider : Isménodore, elle, est en situation de “piloter par sa sagesse la vie de son jeune mari” et leur couple transpose, dans l’ordre conjugal, les relations pédérastiques.105 Enfin le rapt, comme on l’a déjà vu, permet de poser l’ alternative: l’ amour est-il 103 104 105

C’ est ce que marque bien le préambule où le comparé, après le comparant des tableaux, est introduit par καὶ περὶ τὰς ἀληθινὰς πράξεις (575Β10). Foucault, Histoire de la Sexualité, 227. Voir la première conclusion de Plutarque, avant qu’ arrive le messager, en 754D4-6: τί δει-

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passion impudente ou inspiration divine? Et la sagesse d’ Isménodore est la première raison de choisir la seconde solution. L’accent sur les qualités morales de l’héroïne est nécessaire à la démonstration, mais c’est aussi un point de contact de la prophasis avec la lecture que fait Plutarque de Ménandre, auteur idéal pour le banquet par sa tonalité légère, comme il sied à un banquet, et morale à la fois, et par sa prédilection pour des sujets amoureux, où “il n’y a pas d’amour pédérastique et la séduction des vierges tourne normalement au mariage, tandis que les courtisanes effrontées sont écartées et les honnêtes se découvrent une origine meilleure.”106 On peut supposer sans invraisemblance – mais sans certitude non plus – que ce modèle a aidé Plutarque à inventer une aventure amoureuse originale, les amours d’Isménodore et Bacchon, où il n’y a ni vierge ni courtisane, mais une jeune veuve, dont l’amour supplante l’amour pédérastique, amour dont la dimension morale est bien soulignée par le narrateur. “Femme d’ une fortune et d’une naissance brillantes, et par ailleurs, menant une vie rangée, veuve depuis assez longtemps sans avoir encouru de critique, bien qu’ elle fût jeune et d’un physique agréable,” elle s’est éprise du jeune fils d’ une de ses amis qu’ elle cherchait à marier à une parente à force de le rencontrer, d’ entendre dire et de dire elle-même du bien de lui et de “lui voir un grand nombre d’ érastes de qualité,”107 mais “loin de songer à rien de déshonnête, elle voulait épouser Bacchon officiellement et vivre avec lui.”108 L’immoralité préfère l’ ombre et ce désir de “publicité” peut rappeler Xénophon, où Callias, en éraste convenable, ne voit son éromène qu’en présence de son père. Quoi qu’ il en soit, ce désir moral se confirme jusque dans l’audacieux enlèvement, puisque, dès que le jeune homme se retrouve entre les murs de la maison d’ Isménodore, on entame les préparatifs du mariage: on lui met des vêtements nuptiaux, les serviteurs couronnent leurs deux maisons et une aulète parcourt les rues.109 Si le moyen est contestable, la fin ne l’est pas et l’action unit dimension morale et dimen-

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νὸν εἰ γυνὴ νοῦν ἔχουσα πρεσβυτέρα κυβερνήσει νέου βίον ἀνδρός, ὠφέλιμος μὲν οὖσα τῷ φρονεῖν μᾶλλον ἡδεῖα δὲ τῷ φιλεῖν καὶ προσηνής; Quaest. conv. 7.8, 712D1-3, avec la conclusion : ἐν δὲ τῷ πίνειν οὐ θαυμάσαιμ’ ἂν εἰ τὸ τερπνὸν αὐτῶν καὶ γλαφυρὸν ἅμα καὶ πλάσιν τινὰ καὶ κατακόσμησιν ἐπιφέρει συνεξομοιοῦσαν τὰ ἤθη τοῖς ἐπιεικέσι καὶ φιλανθρώποις. 749D8-9 : … καὶ πλῆθος ὁρῶσα γενναίων ἐραστῶν εἰς τὸ ἐρᾶν προήχθη; l’émulation est suggérée d’ entrée – peut-être appuyée encore par le rapprochement ἐραστῶν / ἐρᾶν. Ibid. : διενοεῖτο μηθὲν ποιεῖν ἀγεννές [elle est aussi γενναία que les érastes], ἀλλὰ γημαμένη φανερῶς συγκαταζῆν τῷ Βάκχωνι. 755A1-5 : ἅμα δ’ αἱ μὲν γυναῖκες ἔνδον αὐτοῦ τὸ χλαμύδιον ἀφαρπάσασαι περιέβαλον ἱμάτιον νυμφικόν· οἰκέται δὲ περὶ κύκλῳ δραμόντες ἀνέστεφον ἐλαίᾳ καὶ δάφνῃ τὰς θύρας οὐ μόνον τὰς τῆς Ἰσμηνοδώρας ἀλλὰ καὶ τὰς τοῦ Βάκχωνος· ἡ δ’ αὐλητρὶς αὐλοῦσα διεξῆλθε τὸν στενωπόν.

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sion sociale, ce qui, après la réflexion centrale sur la nature et les bienfaits d’Éros, sera un des thèmes majeurs de la troisième partie, avec, en particulier, la mise en lumière, paradoxale elle aussi, de la σωφροσύνη de ceux que possèdent l’ amour.110 Cette traversée de la ville par l’aulète, si elle répond aux usages, préfigure aussi le cortège final, où les adversaires les plus irréductibles,111 touchés par la grâce, mènent la noce “vers le sanctuaire du Dieu” (πρὸς τὸν θεόν), et la conclusion revient à Plutarque: “Eh bien! par Zeus, dit mon père, allons ! allons nous moquer de notre homme et adorer le dieu, car, à l’ évidence, il se réjouit et assiste avec bienveillance à ce qui est en train de s’ accomplir.”112 À l’ assistance bienveillante de Mnémosyne invoquée au début du récit pour aider à la sauvegarde du mythos, répond ici la bienveillance d’ Éros, attachée pour sa part aux prattomena, et formulée d’une manière qui le rend pour ainsi dire présent, comme s’il avait mené toute l’action. À y regarder de plus près, la chose était déjà suggérée dans la possession divine qui avait provoqué l’ audace d’ Isménodore, mais la lumière était concentrée sur la discussion, à laquelle cette mention servait de tremplin, préparant la définition de l’ amour comme enthousiasme.113 Associée à la peinture du cortège et aux railleries à Pisias, celle-ci évoque davantage une intrigue comique et l’on peut penser, puisque nous avons conservé le Dyscolos, à l’action de Pan, qui en dit le prologue et qui a suscité l’amour du jeune et riche Sostratos pour la fille de Cnémon. Dans le même esprit, mais avec toute la prudence qui s’impose, il est tentant de rapprocher les vers de triomphe qui concluent la pièce de l’ ultime réplique de Plutarque. Après que les esclaves ont obligé le dyscolos à se joindre au cômos – comme s’ y est joint Pisias – Gétas s’adresse au public: Quant à vous, partagez notre joie, puisque nous sommes venus à bout de ce vieillard qui nous a donné tant de peine ; applaudissez tous avec bienveillance, jeunes hommes, enfants et hommes faits. Et puisse la Vierge issue d’un noble père et amie du rire, la Victoire, s’ attacher à nos pas et nous dispenser ses faveurs. (969: Νίκη μεθ’ ἡμῶν εὐμενὴς ἕποιτ’ ἀεί).

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Sur la σωφροσύνη comme bienfait paradoxal d’ Éros, voir supra ch. 2, 74-78. Le texte (771D9) est corrompu, mais celui qui a cessé d’être en colère et a même pris la tête du cortège doit être Pisias, au sujet duquel il est naturel d’interroger celui qui a été présenté quelques lignes plus haut (D3-4) comme son ami. 771D12-E3 : ‘ἀλλ́ ἴωμεν, ναὶ μὰ Δία’, τὸν πατέρ’ εἰπεῖν ‘ἴωμεν, ὅπως ἐπεγγελάσωμεν τῷ ἀνδρὶ καὶ τὸν θεὸν προσκυνήσωμεν· δῆλος γάρ ἐστι χαίρων καὶ παρὼν εὐμενὴς τοῖς πραττομένοις.’ 758E, repris en 759D; pour l’ insistance sur la présence intérieure du Dieu, 762E, avec l’ utilisation du vers de l’Odyssée (19.40) : Ἦ μάλα τις θεός ἔνδον.

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Nous ne sommes pas au théâtre et ce n’est pas l’ auteur que va couronner la victoire, mais le finale aussi marque une victoire et prend des allures de “triomphe de l’amour.” Ainsi cette image ultime d’ un cortège unanime allant au sanctuaire fonctionne un peu comme le spectacle de Delphes dans tout l’ éclat de sa splendeur retrouvée114 à la fin du De Pythiae oraculis; l’ une comme l’ autre font voir la puissance du Dieu évoqué dans chaque dialogue, ici Apollon, là Éros. Et, allant plus loin, l’on pourrait même se risquer à mettre en parallèle, mutatis mutandis, toute l’intrigue “paradoxale” qui sert de prophasis à la discussion et les énigmes qu’Apollon se plaît à poser aux hommes d’ après le De E pour les amener à la philosophie.115 Si donc, dans la vie, la beauté est un ἐρωτικὸν μηχάνημα (765F3) dont se sert le Dieu pour rappeler les âmes nobles à la Beauté transcendante, l’ intrigue imaginée par Plutarque apparaît aussi comme une trouvaille du dieu ingénieux pour permettre de réfléchir à l’amour et la suggestion de la présence d’ Éros, si elle peut être rapprochée du théâtre et du deus ex machina, a aussi, voire surtout, pour effet de “figurer” ce qui a été développé comme argument majeur en faveur de la divinité d’Éros dans la première partie du discours central (14-15), de rendre sensible, par l’artifice littéraire, qui soutient ici l’ artifice amoureux, le patronage des dieux dans notre vie, que rappelle le dernier groupe participial, παρὼν εὐμενής.116 Avec une telle lecture, la prophasis n’ est plus seulement l’ occasion des logoi: elle fonctionne comme une sorte de mythos, elle permet une figuration de la théorie amoureuse, rôle qu’ elle partage avec toutes les histoires d’amour qui se multiplient dans le texte, Camma, Empona, entre autres, pour les grandes héroïnes quasi contemporaines, mais aussi Plutarque et Timoxéna venus ensemble rendre grâce au Dieu (749B). Elle participe de cette accumulation des exempla mythiques, historiques, contemporains, fictif et réel, qui sont la matière même des logoi et permettent à la fois de penser l’ amour dans toute sa plénitude et de faire sentir sa présence ici-bas.117 7.2 Une structure proche du Banquet? Si telle est bien l’intention de Plutarque, on voit que lire le texte comme un “dialogue dramatique,” en insistant sur une structure où alternent épisode et chorikon et en mettant en évidence çà et là des souvenirs littéraires, n’ est absolument pas éclairant et laisse dans l’ombre des aspects essentiels de la pensée 114 115 116 117

Voir chapitre précédent. De Pyth. or. 385B-D ; de même le problème de la duplication du cube posé par l’oracle est interprété comme une invitation à philosopher en De genio 579C-D. Sur l’eumeneia, voir supra ch. 2, 74-78. Voir supra ch. 6.

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de l’auteur – ce qui n’implique pas nécessairement l’ exclusion des éléments dramatiques, mais exige plutôt une inclusion différente dans la riche texture de l’ œuvre. Ils ne structurent pas l’œuvre, n’en donnent pas “la” clé, mais attirent l’ attention sur des points importants: ils font ressortir la passion inhérente à l’ amour, qui est, pour le véritable erôtikos, mania divine. Ils nourrissent une intrigue paradoxale, qui montre, dans un registre plus léger et heureux que Camma et Empona, la capacité des femmes à aimer et jusqu’ où peut les mener l’ amour; ils permettent de faire sentir la présence d’ Éros, à la fois sentiment humain essentiel, à la base de la plus belle des communautés, “mystagogue” philosophique, et Dieu auquel on est en train de sacrifier. Si, ayant répudié le modèle dramatique, on voulait à tout prix chercher un modèle structurel, le rapprochement avec le Banquet me semblerait alors plus opératoire – sans qu’on néglige pour autant l’apport considérable du Phèdre à la réflexion, particulièrement sensible dans les chapitres centraux. Le Banquet est le modèle évident du dialogue initial, dont il reproduit, sous une forme un peu simplifiée,118 le mode narratif et le décalage des générations. Ce récit présente un groupe d’amis retirés loin du brouhaha des concours pour discuter paisiblement dans le Val des Muses: le banquet d’ Agathon est une célébration privée du succès d’Agathon après la cérémonie de victoire de la veille à laquelle Socrate s’est dérobé “par crainte de la foule” (174A).119 On n’est pas à un banquet, mais, comme dans les Quaestiones convivales, la discussion est suscitée par une réalité “ambiante,” et, comme il peut arriver au banquet, un arbitrage est demandé à Plutarque et ses amis, ce que l’on voit pour les Sept Sages, sollicités par Amasis, ou pour Plutarque lui-même, fait juge dans les Quaestiones convivales (1.2) par son père et son frère du différend qui les oppose à propos du placement des convives: là encore, on a un équivalent dans le Banquet, où Agathon, remettant à l’après-dîner la décision de l’ agôn sophias qui s’ est élevé entre Socrate et lui, choisit Dionysos pour juge.120 Dans ce cadre général, comme dans le cadre d’ un banquet, Ménandre peut être le bienvenu et inspirer, dans l’esprit de la comédie, une prophasis qui fera l’ objet de discussions, comme aussi les spectacles dans le Banquet de Xénophon sont commentés par Socrate. Mais sans méconnaître l’ importance de 118

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Au lieu d’ Apollodore racontant à un familier ce que lui a raconté Aristodème, Autoboulos raconte à Flavien ce que son père lui a raconté sans autre intermédiaire – ce qui correspondrait aux vérifications auxquelles Apollodore a procédé directement auprès de Socrate (173B), lequel a confirmé le rapport de son admirateur éperdu. Mais le cadre en dehors de la ville doit sans doute davantage au Phèdre. Smp 175E8-10 : καὶ ταῦτα μὲν καὶ ὀλίγον ὕστερον διαδικασόμεθα ἐγώ τε καὶ σὺ περὶ τῆς σοφίας, δικαστῇ χρώμενοι τῷ Διονύσῳ. Et “Dionysos” apparaîtra en effet, sous les traits d’Alcibiade totalement ivre, et donc possédé par le Dieu – comme, mutatis mutandis, apparaît Éros?

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l’ action ni la valeur d’articulation qu’ont ses irruptions dans le texte, détachant trois temps dans la discussion, on n’a pas ici le même équilibre entre logoi et pragmata que dans le De genio et ce sont les logoi qui priment. Or, à nouveau, leurs trois étapes ne sont pas sans correspondance avec le mouvement du Banquet, voire du Phèdre. Comme on l’a déjà vu, le premier temps (ch. 39), lu comme discussion préphilosophique plutôt que comme agôn comique, a pour parallèle les premiers éloges non philosophiques d’ Éros dans le Banquet ou les deux premiers discours du Phèdre ; l’intervention centrale de Plutarque (13-20), apologie, puis apothéose du Dieu Éros, célébré par poètes, législateurs et philosophes, se fait en deux temps, qui correspondent aussi à deux niveaux de réalité, comme la contribution de Socrate au Banquet. Le patronage de la divinité, plus proche de la vie courante, est comparable aux “petits Mystères” de Diotime, tandis que le hieros logos demandé par Soclaros (764A3-4) a des affinités avec les “grands Mystères” que le jeune Socrate n’ est peut-être pas encore à même de comprendre (210A). Enfin le dernier temps marque le retour au problème concret de la vie conjugale et se termine par le cômos nuptial auquel assiste Éros, ce qu’on peut rapprocher de l’ intervention d’ Alcibiade possédé par Dionysos et revenant lui aussi à une réalité plus concrète en donnant à l’Éros dessiné par le mythe le visage de Socrate. On pourrait ajouter que la tentation à laquelle il raconte avoir soumis cet amoureux extraordinaire a révélé une σωφροσύνη hors du commun, laquelle est aussi une des vertus majeures mises en lumière par Plutarque. Mais il ne faut pas pousser le modèle à l’excès et voir dans l’imitation littéraire la raison unique, ni même principale, de ce développement, suscité d’abord par la nécessité de réfuter qu’ une femme amoureuse est une débauchée dont il faut se détourner avec horreur, ainsi que l’ a d’emblée soutenu Protogène (753B). C’est plutôt un certain mouvement de réflexion qui ramène de considérations métaphysiques à l’ application dans la vie qui unit les deux textes, avec pour chaque auteur une “incarnation” particulière. Chez Platon l’amour s’incarne dans la figure symbolique de Socrate philosophe, tandis que pour Plutarque, il se réalise dans le mariage et unit les trois dimensions, éthique, métaphysique et religieuse, ce qui implique une intrication particulière des logoi et des pragmata, différente de celle du De genio ou du De Pythiae oraculis.

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Conclusion

Au rôle différent que joue “l’action” dans chacun des dialogues, et qui est étroitement lié à la teneur même de la réflexion, l’ application indistincte de la notion de “dialogue dramatique” risque de ne pas rendre justice, même si on

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se limite à mettre sous l’adjectif “dramatique” l’ idée qu’ une action (πράγματα ou δρᾶμα) se mêle au dialogue et contribue à la signification de l’ ensemble. Comme ce n’est pas l’acception la plus courante et comme cette “étiquette” amène immanquablement un rapprochement avec le genre théâtral et une recherche inlassable et souvent désordonnée, de chœurs, d’ épisodes, d’ agôn, voire de tragique, elle oblitère plus qu’elle ne révèle des aspects importants du texte. Car ici choisir un modèle théâtral revient à la fois à méconnaître le caractère sui generis du dialogue philosophique en général en privilégiant l’ artistique sur le conceptuel, la forme sur le fond, et à s’ interdire de comprendre cette forme particulière de dialogue où action et discussion sont imbriquées et concourent au sens global du texte. Il est sans doute des cas où privilégier l’aspect littéraire peut sembler légitime, mais on ne voit guère dans l’ œuvre de Plutarque qu’un texte comme le Gryllos, où, précisément, si l’ on ne fait pas la part du jeu satirique, on se retrouve devant une incohérence de pensée insoluble.121 Mais ce qui est éclairant pour le Gryllos, pochade dans l’ esprit de Lucien, obscurcit et appauvrit le dialogue platonicien qu’ est l’Érotikos, preuve éclatante de ce qui me semble essentiel pour l’ exégèse littéraire: que le choix de la grille critique détermine la lecture et que c’ est le texte lui-même qui doit le guider, ainsi que la personnalité de l’auteur. Il semble ainsi plus vraisemblable de partir de l’hypothèse que le philosophe platonicien qu’ est Plutarque rédigeant un dialogue sur l’Amour va chercher ses modèles du côté de la philosophie et de Platon plutôt que dans le genre théâtral ; de même il faudrait réexaminer si le modèle tragique est compatible dans les Vies avec les intentions morales et les convictions métaphysiques de Plutarque et ce qu’ il peut leur apporter. Ainsi, pour donner un dernier exemple des insuffisances de la notion et des entraves qu’elle met au bout du compte à l’exégèse, un des traits qui semblent avoir convaincu A. Barigazzi de recourir au modèle théâtral est l’ emploi de messagers de Thespies. Or celui-ci découle simplement de l’ éloignement de la ville dont les amis ont voulu fuir les troubles, et l’ adoption du modèle théâtral entraîne à surestimer un élément secondaire et à négliger ce qui en est la cause. Ce retrait peut, comme on l’a déjà suggéré, transposer le refus de Socrate de participer à une grande fête “de masse,” mais là encore il ne suffit pas de s’ en tenir au souvenir littéraire. Il faut chercher un sens : à l’ évidence, la distance ainsi établie souligne la nécessité de la sérénité philosophique dans la discussion, mais par contraste, elle accentue du même coup l’ espèce de guerre

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Sur cette incohérence, voir Babut, Plutarque et le stoïcisme, 64-66, et pour une lecture satirique de cette œuvre, Chr. Bréchet, “La philosophie du Gryllos.”

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qui règne à Thespies et ne s’apaise qu’avec le cortège final,122 si bien qu’ on peut se demander s’il ne faut pas voir là aussi une “figuration” de la victoire d’Éros plus fort qu’Arès, qui a été un des thèmes de l’ éloge central (760D-761E). Exemple de l’insuffisance du modèle théâtral, ce passage illustre plus encore la complexité de la construction et les correspondances qui restent à mettre au jour entre les parties de la discussion comme entre la discussion et les histoires d’amour. 122

749C7 : ἀνέζευξα… ὥσπερ ἐκ πολεμίας; 755B3-4: réactions passionnées devant la porte d’ Isménodore où ἐν λόγοις ἦσαν καὶ φιλονεικίαις πρὸς ἀλλήλους; 755B5 (messager ami de Pisias) repart ὥσπερ ἐν πολέμῳ πεοσελάσας τὸν ἵππον; 756A8, nouvelle interruption pour faire venir Anthémion ἐπέτεινε γὰρ ἡ ταραχή, καὶ τῶν γυμνασιαρχῶν ἦν διαφορά; 771D5-6, Soclaros demande au second messager οὐ πόλεμον γ’ …ἀπαγγέλλων.

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La spécificité du mythe philosophique. Un état de la recherche Le chapitre précédent a amené au premier plan le problème des relations entre philosophie et littérature dans la forme du dialogue. Celle-ci n’est déjà pas sans mettre mal à l’aise certains spécialistes modernes de la philosophie, attachés à une certaine forme très stricte de rationalisme et traquant une mimèsis répréhensible ou une élenctique porteuse de contradictions d’ un texte à l’ autre,1 mais la création de mythes philosophiques paraît sortir plus encore du champ de la philosophie et ses spécialistes les abandonnent volontiers, non sans quelque dédain, aux “littéraires.” De ces deux approches étanches résulte une dichotomie intellectuellement gênante pour le texte unique d’ un auteur unique: ainsi les spécialistes de philosophie n’ont à la limite rien à dire du mythe, la partie “non philosophique” de l’ œuvre de Platon, ou bien ils s’ attachent à tel élément de doctrine ou telle attitude, qu’ ils essaient de replacer soit dans la pensée de l’auteur soit, lorsqu’il s’ agit d’ un auteur tardif comme Plutarque, dans l’histoire du platonisme.2 Quant aux littéraires, ils s’ attachent aux images, aux jeux d’écriture et de réécriture (d’ Homère en particulier pour Platon, de Platon lui-même pour Plutarque3), à la qualité de l’ imagination, voire aux sources l’ayant inspirée (comme les expériences shamaniques ou, pour faire plus moderne, les near-death experiences, par exemple4). Une telle 1 Voir la pénétrante critique, à propos de Gorgias, de D. Babut, “Οὑτοσὶ ἀνὴρ οὐ παύσεται φλυάρων : les procédés dialectiques dans le Gorgias et le dessein du dialogue,” REG 105 (1992) 59-100, et l’ analyse plus générale de Mouze, “Réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon.” 2 Nombreux articles sur le platonisme pythagorisant et ses limites autour de Socrate et du De genio par P.L. Donini : “Socrate “pitagorico” e medioplatonico,” Elenchos 24 (2003) 333-359; “Tra Academia e Pitagorismo. Il platonismo nel De genio di Plutarco,” in M. Bonazzi et al. (eds.), A Platonic Pythagoras. Platonism and Pythagorism in the Imperial Age (Turnhout: Brepols, 2007) 99-125 ; “Il silenzio di Epaminonda, I demoni e Il mito: il platonismo di Plutarco nel De genio,” in M. Bonazzi & J. Opsomer (eds.), The Origins of the Platonic System. Platonisms of the Early Empire and their Philosophical Contexts (Leuven: Peeters, 2009) 187-214; sur l’ influence d’ Aristote, Donini, “Science and Metaphysics,” 85-91, et Commentary and tradition, 102-107. 3 Voir, par ex., Taufer, “Er e Tespesio. Plutarco interprete di Platone.” 4 Par ex., Vernière, Symboles et mythes dans la pensée de Plutarque, complétée par M. Taufer, Il mito di Tespesio nel De sera numinis vindicta di Plutarco (Naples: M. D’Auria, 2010) 35-54,

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dichotomie engage la conception même de la philosophie, dont il ne s’ agit pas de définir l’essence immuable – en admettant qu’ elle existe – mais, dans le domaine ici traité, d’avoir une claire conscience de ce qu’ elle était pour Platon au moment même où il s’attachait à distinguer poète, sophiste et philosophe. Et la conception proposée par L. Mouze a l’ inestimable avantage de s’appuyer sur l’œuvre même de l’Athénien:5 “Une philosophie, à strictement (je veux dire platoniciennement) parler, ne s’ expose pas, elle se vit, elle s’ éprouve – puisqu’il s’agit d’un désir.” Cette définition n’est pas sans conséquence pour le dialogue lui-même qu’elle propose de le considérer “comme une œuvre littéraire qui met en scène le philosophe”6 et conforte, me semble-til, la notion d’“écriture” proposée ici. C’est dans le mouvement même du désir et de la recherche que langue et pensée tâchent à s’ ajointer et s’ influencent l’ un l’autre. Il y a dans le dialogue une dynamique qui est la marque même d’un désir de savoir, auquel seule la parole peut donner forme et expression:7 il me paraît donc au moins heuristique – pour ne pas dire plus vrai – de considérer littérature et philosophie comme deux usages du logos entendu au sens large de matériau linguistique.8 Se fait jour alors la possibilité que l’ “effet littéraire” participe de la pensée,9 et, plus largement, que la pensée se développe aussi en images dans un mouvement qui prend en compte les incertitudes et les possibilités de l’être humain, être incarné qui n’ est pas pure rationalité, mais comporte nécessairement une part de sensibilité10 et d’ imaginaire. Cette possibilité admise, deux axes se dessinent à nouveau: l’ un, plus géné-

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pour les premières, et R. Hirsch-Luipold, “Religion and Myth,” in M. Beck (ed.), A Companion to Plutarch (Chichester : Blackwell, 2014) 163-176, pour les secondes. Elle s’ enracine dans la tripartition de l’ âme de R. 439A sq; sur cette base, 580D distingue ensuite trois types d’ âmes en fonction du désir qui la domine: l’âme amie-des-richesses, qui fait prédominer en elle-même la partie appétitive; l’âme amie-des-honneurs, chez laquelle règne le thumos, et l’ âme amie-du-savoir, c’ est-à-dire, littéralement, “philosophe,” régie par le logos, la raison ; voir aussi Lg. 904C. Mouze, “Réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon,” 65. Plotin marque bien que le moment où l’ on atteint le Vrai et l’Intelligible (plénitude qui assouvit le désir) est ineffable et Plutarque déjà ne l’ignore pas (voir infra ch. 19), mais on a alors parachevé le telos de la philosophie. Ce sens, que ne méconnaît pas Platon, sera étudié plus loin. Contra L. Rossetti, “Le côté inauthentique du dialoguer platonicien,” in F. Cossutta & M. Narcy (eds.), La forme dialogue chez Platon. Evolution et réceptions (Grenoble: J. Millon, 2001) 99-118 : le “littéraire” pour lui se définit comme tout ce qui est para-doctrinal, paraargumentatif, bref, para-philosophique, avec cet effet pernicieux qu’il permettrait de faire admettre subrepticement au lecteur des arguments douteux et ne viserait que l’effet psychologique – cité par L. Mouze, “Scrittura letteraria e filosofia nei dialoghi di Platone,”Iride 72, 27 (2014) 361-379. La nécessité de la mettre à distance et de la “filtrer” sera examinée infra.

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ral et privilégié par les spécialistes de philosophie, qui essaient de déterminer la place et le rôle du mythe dans la démarche de pensée ; l’ autre, plus particulier, qui s’attache à comprendre tel mythe dans tel dialogue précis – et qui réclame une double attention au sens philosophique et à la forme qui le porte. La réflexion sur ces sujets a été beaucoup plus active du côté des spécialistes de Platon et dans ce chapitre destiné à dessiner le cadre général dans lequel viendront s’inscrire trois études de mythes particuliers aux chapitres suivants, je commencerai donc par exposer le status quaestionis dans la recherche platonicienne, avant de faire le point sur les rares études récentes des spécialistes de Plutarque.

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L’état de la recherche platonicienne

1.1 Mythe, rationalité, figuration Le schéma standard du passage du mythos au logos, qui marquerait la naissance de la philosophie, a été fixé au milieu du siècle dernier en particulier par l’étude de Nestle, qui les considérait comme les deux pôles de l’ esprit humain, le mythos symbolique et imagé (pictorial), caractérisé par l’ absence d’examen et dépourvu de toute rationalité, le logos doté de toutes les qualités contraires,11 émergeant et prenant un sens nouveau12 avec les recherches des Ioniens.13 Dans cette optique,14 il était entendu bien avant, depuis Hegel, que le mythe était une rémanence, la partie non philosophique de l’ œuvre de Platon, et, avec des nuances, cette dévalorisation a longtemps prévalu. Ce qu’écrit D. Babut dans une comparaison entre Platon et Plutarque,15 qui imprimerait aux idées du maître “un infléchissement fondamental,” est très révélateur des réticences qu’inspirait encore le mythe aux plus grands spécialistes du siècle dernier jusque dans son ultime décennie. Le savant pose d’ abord,

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W. Nestle, Vom Mythos zum Logos. Die Selbstentfaltung des griechischen Denkens von Homer bis auf die Sophistik und Sokrates (Stuttgart : A. Kröner, 21942 [1940]) 1-2, cité par K.A. Morgan, Myth and Philosophy from the Presocratics to Plato (Cambridge: Cambridge University Press, 2000) 31. Le mot existe dès Homère. Voir les critiques de Morgan, Myth and Philosophy, 32. Morgan, Myth and Philosophy, 31 souligne qu’ il est indispensable de s’en débarrasser pour tenter une approche plus constructive : “Once we have rid ourselves of the notion that myth is innately non-philosophic, we will have prepared yourselves to appreciate myth’s philosophical possibilities.” Babut, “Philosophie et foi religieuse chez Plutarque,” 579-580.

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chapitre 13

en s’appuyant sur le début de De facie (920B7-C4) que : “L’idée de relayer l’ explication rationnelle, quand elle se révèle déficiente ou inaccessible, par le recours à des mythes d’inspiration religieuse, est directement empruntée à Platon et il est clair que Lamprias se souvient ici de plusieurs passages des Dialogues.” Mais ce début a l’inconvénient d’être gravement mutilé :16 le frère de Plutarque, à qui Sylla a demandé s’il y a eu, en préliminaire, un examen des opinions courantes que chacun a à la bouche à propos du visage de la lune (τὰς ἀνὰ χεῖρα ταύτας καὶ διὰ στόματος πᾶσι δόξας περὶ τοῦ προσώπου τῆς σελήνης), acquiesce et ajoute que “dans des questions difficiles à analyser et insolubles” (ἐν δυσθεωρήτοις καὶ ἀπόροις σκέψεσιν), “lorsque les logoi ordinaires, reçus dans l’opinion et habituels ne persuadent pas” (ὅταν οἱ κοινοὶ καὶ ἔνδοξοι καὶ συνήθεις λόγοι μὴ πείθωσι), il faut essayer “ceux qui sont plus insolites” (τῶν ἀτοπωτέρων) sans les mépriser et se laisser tout bonnement “enchanter par ce que disaient les anciens” (ἐπᾴδειν ἀτεχνῶς ἑαυτοῖς τὰ τῶν παλαιῶν, expression que Babut traduit par “les vieilles traditions”), usant de tous les moyens pour tâcher de “mettre au jour la vérité.” Or, même si l’ absence de contexte ne permet pas de déterminer avec certitude de quoi parle Lamprias, il paraît éminemment douteux que οἱ κοινοὶ καὶ ἔνδοξοι καὶ συνήθεις λόγοι représentent l’ argumentation et τὰ τῶν παλαιῶν, le mythe.17 Babut poursuit en précisant ce qu’est à ses yeux la position évidente de Platon: “L’idée d’ une séparation des domaines de la croyance religieuse et de la philosophie, avec pour corollaire l’ autonomie de la première par rapport à la seconde, est totalement étrangère à la pensée platonicienne.” Et il cite à l’appui, en note,18 l’ introduction au mythe du Gorgias : “Sans doute cela te semble-t-il être un conte comme en racontent les vieilles femmes, et il ne t’inspire que mépris. Et certes, il n’ y aurait rien d’extraordinaire à le mépriser, si, en cherchant d’une manière ou d’une autre, nous pouvions trouver mieux et plus vrai que lui.”19 Coupée à cet endroit, la phrase confirme parfaitement l’interprétation proposée et l’ on peut supposer en français un potentiel “si nous pouvions,” mais c’ est en grec un irréel, εἰ εἴχομεν, et la suite revient à une réalité qui signifie bien autre chose qu’ une valeur hypothétique et provisoire du mythe: “Mais en réalité, tu vois bien qu’ à vous trois, les plus savants des Grecs d’aujourd’hui, Gorgias, Polos et toi, vous ne

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Voir infra ch. 16. Pour une critique détaillée de cette interprétation, P.L. Donini, Commentary and tradition, 251-252 n. 7. Babut, “Philosophie et foi religieuse chez Plutarque,” 579 n. 164. Grg. 527A5-7: Τάχα δ’ οὖν ταῦτα μῦθός σοι δοκεῖ λέγεσθαι ὥσπερ γραὸς καὶ καταφρονεῖς αὐτῶν, καὶ οὐδέν γ’ ἂν ἦν θαυμαστὸν καταφρονεῖν τούτων, εἴ πῃ ζητοῦντες εἴχομεν αὐτῶν βελτίω καὶ ἀληθέστερα εὑρεῖν·

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pouvez pas démontrer qu’il faut avoir un autre genre de vie que celui, qui précisément manifeste là-bas toute son utilité.”20 La question n’ est pas l’ infériorité du mythe, mais l’incapacité où ses trois interlocuteurs successifs, si fiers d’ une sagesse humaine qu’ils surestiment, à l’instar des νέοι καὶ σόφοι du livre X des Lois (886D), ont été de produire des arguments rationnels capables de réfuter Socrate. Reste à préciser ce qu’aurait modifié Plutarque – d’ un avis déjà quelque peu extrapolé: L’ignorance socratique, l’insistance platonicienne sur les limites de la connaissance humaine, la théorie néo-académicienne de la suspension du jugement l’ont conduit en effet à élaborer un succédané de la connaissance vraie, apanage de la raison. Plutarque affirme dans un texte fameux du Sur l’amour, l’autonomie et même la prééminence de la première sur la seconde, et c’est, selon Babut, la patrios pistis qui s’imposerait ainsi,21 dans laquelle figurent les mythes traditionnels, mais non les mythes philosophiques, réinterprétés par leur auteur, même s’ils intègrent à la base des données transmises par la tradition.22 À l’identification problématique du logos au rationnel philosophique et du mythos à l’irrationnel non philosophique, qui ne tient pas assez compte de l’ampleur du champ sémantique de logos et mythos, dont les rapports varient en fonction du sens retenu, s’ajoute encore la question de la diversité des mythes. Elle reste cependant secondaire et la “réintégration” du mythe dans la pensée de Platon, proposée par L. Brisson dès 1982, a maintenu l’ opposition entre logos et mythos, comme celle du vérifiable, argumentatif, bref du rationnel d’ une part, et de l’invérifiable, non-argumentatif, bref de l’ irrationnel d’ autre part. C’est sur la base de cette double identification entre philosophie et rationalité, puis rationalité et discours hypothético-déductif, que treize ans plus tard,

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Grg. 527A7-B2: νῦν δὲ ὁρᾷς ὅτι τρεῖς ὄντες ὑμεῖς, οἵπερ σοφώτατοί ἐστε τῶν νῦν Ἑλλήνων, σύ τε καὶ Πῶλος καὶ Γοργίας, οὐκ ἔχετε ἀποδεῖξαι ὡς δεῖ ἄλλον τινὰ βίον ζῆν ἢ τοῦτον, ὅσπερ καὶ ἐκεῖσε φαίνεται συμφέρων. Sur l’ interprétation que je propose de la patrios pistis, voir chapitre 17. S. Halliwell, “The Life-and-Death Journey of the Soul. Interpreting the Myth of Er,” in F. Ferrari (ed.), The Cambridge Companion to Plato’s Republic (Cambridge: Cambridge University Press, 2007) 448 (à propos du mythe d’ Er): “It is, ineffect, a reinvented myth, and as such one contribution to Plato’s larger project of (re)appropriating the medium of myth for his own philosophical purposes. This was a project for which, of course, there were pre-Socratic precedents, not least in Parmenides and Empedocles, but also in Pythagorean myths, now lost, relating specifically to metempsychosis.”

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il a soutenu avec F.W. Meyerstein23 que la tentative de Platon pour accéder au vrai par le logos aurait abouti à un échec parce qu’ en définitive seul le mythos irrationel permettrait de l’atteindre. On a là la conséquence extrême d’ une opposition totalement rigidifiée, qui a été remise en question depuis le début de ce siècle, avec des inflexions un peu différentes, tant par la critique anglosaxonne et germanique que par la recherche française. La première a l’avantage d’avoir produit en l’espace de deux ans trois études qui couvrent l’ensemble du champ historique, des Présocratiques aux commentaires de Proclus, avec toujours Platon au centre de leur intérêt. La première, due à K. Morgan, s’inscrit dans une perspective diachronique – des Présocratiques à Platon – et littéraire, c’est-à-dire concentrée sur l’ interaction entre argumentation, mythe et mode de présentation:”24 elle précise ainsi dès la première page que son intérêt se limite au mythe post-philosophique, qui reconfigure l’autorité du mythe poétique et traditionnel, longtemps utilisé comme cadre normatif à la société.25 Et, pour Platon, elle suggère une intéressante répartition des types de mythes, fondée sur les parties de l’ âme.26 Ainsi les mythes traditionnels des poètes, des vieilles femmes et des nourrices, flatteraient la partie appétitive; les mythes éducatifs, auxquels appartient le type du “noble mensonge” de R. 414B9-C1, seraient dotés d’ affinités avec la partie passionnée, entraînée par eux au bien et à l’honorable ; enfin les mythes philosophiques, qui peuvent servir de méthode d’exploration de la vérité, souvent au travers d’une narration symbolique et non analytique, s’ adresseraient à la partie rationnelle. Deux ans plus tard, dans une rencontre entièrement consacrée à “Platon als Mythologe,” J. Dalfen, qui se concentre sur les mythes eschatologiques, souligne en introduction les difficultés de compréhension que causent aux interprètes de Platon l’antithèse logos-mythos, fausse à force d’ être simplificatrice.27 C’ est ce que, la même année, confirme d’un autre point de vue D. Cürsgen, qui consi-

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L. Brisson & F.W. Meyerstein, Puissance et limites de la raison. Le probleme des valeurs (Paris : Les Belles Lettres, 1995). Morgan, Myth and Philosophy, 8. Elle distingue ainsi de facto un premier type de mythe “pre-philosophical ‘mirror’ of existential thought” (1). Morgan, Myth and Philosophy, 163 n. 21. Dalfen, “Platons Jenseitsmythen,” 215 : “Die Philosophen unter den Interpreten Platons hatten und haben Probleme mit diesen Mythen. Ihren Verständnisschwierigkeiten begegnen sie häufig mit der simplifizierenden Antithese “logos-mythos.” Aber die simple Antithese ist falsch ; sie ist, zumindest im Falle Platons, ein abgegriffenes, aber durch ständige Wiederholung um nichts richtiger gewordenes Klischee.”

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dère le mythe platonicien à partir de Proclus, et insiste sur l’ ampleur sémantique du mythique comme du logique,28 que l’on peut rattacher à la polysémie des mots logos et mythos. Dans leur emploi philosophique il suggère un critère autre que l’opposition entre rationnel et irrationnel et y voit deux modes complémentaires de communication. Sans entamer un examen exhaustif de tous les sens possibles de logos et mythos, il importe, pour mieux comprendre le texte platonicien, de confronter le type de rationalité mis sous le terme logos et ce que nous entendons par rationalité philosophique. C’est à quoi L. Mouze s’ est attachée, il y a déjà plus de dix ans, au cours d’une rencontre intitulée “Rationnel et Irrationnel en philosophie ancienne,” où elle dénonce un préjugé qui règne dans les études philosophiques et entrave une juste compréhension des textes anciens : Ce préjugé, c’est l’identification entre philosophique et rationnel, rationnel étant entendu en un sens que j’appellerai provisoirement “moderne,” pour indiquer simplement qu’il s’agit d’un sens qui s’ est construit tardivement et qui ne correspond pas à ce que les philosophes antiques appelaient “logos” ou “logikos.” Par “rationnel,” on entend aujourd’hui ce dont le modèle consiste dans le discours déductif mathématique… Tout énoncé non scientifique, qui ne fait pas état d’ un savoir positif, ou tout énoncé dans lequel on puisse repérer un élément de foi, ou de mythe, de croyance, apparaît d’emblée comme irrationnel, et donc pour cette raison indigne d’attention.29 Λόγον διδόναι, c’est en grec “rendre raison,” et le rationnel chez Platon n’est pas “ce qui est démontré, c’est ce dont on peut donner le logos, la raison, c’ està-dire, ce qui s’atteint abstraction faite de toute donnée sensible.” Est ainsi rationnel ce qui donne sens, ce qui éclaire, ce qui s’ impose,30 et l’ on peut dégager deux critères de vérité d’un logos: sa puissance explicative, c’ est-à-dire, sa capacité à rendre compte de ce qui est, et sa cohérence.31

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D. Cürsgen, Die Rationalität des Mythischen. Der philosophische Mythos bei Platon und seine Exegese im Neuplatonismus (Berlin / New York: De Gruyter, 2002) 26: “Das Mythische hat – wie das Logische – eine enorme Spannweite und kann nicht nach einem Prinzip behandelt worden.” Mouze, “Réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon,” 61. Il en résulte que l’ elenchos, qui, par son caractère argumentatif et déductif retient l’intérêt des philosophes et commentateurs analytiques, n’est pas pour Platon et ne permet pas par lui-même d’ atteindre le vrai. Mouze, “Réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon,” 73.

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Et en s’appuyant sur les misologoi et la seconde navigation du Phédon, Mouze rappelle que, dans la démarche de connaissance, l’ opposé fondamental de λόγος est αἴσθησις, l’expérience sensible, et non μῦθος; d’ où elle conclut : Ainsi, si la philosophie chez Platon est bien rationnelle, c’ est en un sens qui n’exclut nullement le mythe: c’est au sens où la rationalité n’ est rien d’autre que le fait de se mouvoir dans l’ intelligible au moyen de la seule raison, par opposition à une connaissance qui utiliserait les sens. Il ne s’agit nullement d’un discours démonstratif. Le mythe philosophique correspond parfaitement à cette description du discours rationnel, dans la mesure où il est discours sur ce qui n’est pas sensible et qu’ il n’emprunte pas la voie de l’expérience sensible, même s’ il se dit dans des termes sensibles, car imagés.32 Autrement dit, dans des termes peut-être moins provocateurs, dire des choses qui ne sont pas sensibles au moyen d’images est encore une manière de philosopher. Et plus récemment,33 reconsidérant, pour la rejeter, l’ antithèse traditionnelle entre littérature et philosophie, elle donne comme définition du mythe, “une image développée et narrative” et fonde toute son analyse sur l’ hypothèse que l’image a pour Platon valeur philosophique, non parce qu’ elle donnerait une traduction figurée d’un discours conceptuel, mais précisément parce que l’image est irréductible au concept. De fait le recours à l’imagination ne signifie pas pure adhésion au sensible, nécessairement fausse, parce que l’image mentale ne se confond pas avec la pure sensation, mais constitue déjà une forme d’ interprétation,34 qui implique une certaine prise de distance avec le sensible. Or cette mise en relation du 32 33

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Mouze, “Réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon,” 81. Mouze, “Que Platon a volé le mythe aux poètes,” à paraître, communication que j’ai entendue et dont son auteur a bien voulu me communiquer le texte avant la publication des Actes. L. Mouze, “Que Platon a volé le mythe aux poètes pour le donner aux philosophes,” dans E. Jouët-Pastré et R. Saetta Cottone (éds.), Usages philosophiques de la poésie. Huit études sur les dialogues platoniciens (Paris, de Boccard, 2018) 181–214. C’ est un des traits propres au mythe dégagés par M. Dixsaut, “Mythe et Interprétation,” in M. Dixsaut, Platon et la question de l’ âme (Études platoniciennes II) (Paris: Vrin, 2013) 249253 [version française de l’ éd. originale “Myth and Interpretation,” in C. Collobert et al. (eds.), Plato and Myth. Studies on the Use and Status of Platonic Myths (Leiden: Brill, 2012) 25-46. Sur le plan général, voir surtout F. Teisserenc, Langage et image dans l’œuvre de Platon (Paris : Vrin, 2010) 156: “Le Philèbe a permis de comprendre plus nettement comment, en usant de la sensation, l’ imagination prolonge et dépasse l’activité de perception et de jugement. Mais ce n’est certainement pas le seul usage possible, pas plus que ce n’est le seul domaine où la phantasia exerce ses prestiges.” La suite est citée in textu infra.

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mythe et de l’imagination est loin d’être une hypothèse récente et originale : elle se trouve déjà dans les textes antiques, en relation avec l’ ontologie platonicienne, et c’est dans le Timée que l’on trouve le texte le plus célèbre, mettant en relation mode de connaissance et objet connu – la vérité pour l’ être, la pistis pour le devenir (29C2-3), qui justifie la différence des logoi par lesquels s’ exprime la connaissance à laquelle peut parvenir l’ homme. Pour ceux qui portent sur le sensible, image de l’intelligible, Platon écrit, dans un texte difficilement traduisible où se multiplient les mots de la famille de ἔοικα, exprimant la (re)ressemblance:35 τοὺς δὲ τοῦ πρὸς μὲν ἐκεῖνο ἀπεικασθέντος, ὄντος δὲ εἰκόνος (sc. λόγους) εἰκότας ἀνὰ λόγον τε ἐκείνων ὄντας. 29B9-C2

Quant aux logoi36 qui se rapportent à ce qui est la copie de cet être et n’en est qu’une image, ils sont vraisemblables et à proportion des premiers. Dans le même esprit, ce n’est pas l’objet, mais l’ instance connaissante qui est mise en relation, non plus avec les logoi, mais avec les mythoi, par Olympiodore, commentant le mythe du Gorgias: le mythe donnant une image de la vérité et l’âme étant elle-même une image des réalités qui la précèdent, elle prend plaisir au mythe comme une image à une image.37 Plus précisément, les trois instances de l’âme doivent être prises en compte: intellect, opinion et imagination (νοῦν καὶ δόξαν καὶ φαντασίαν): Mais puisque nous avons à la fois intellect, opinion et imagination, pour l’intellect nous ont été données les démonstrations – et Platon affirme : “si tu veux être actif par l’intellect, tu as des démonstrations prises dans des rêts adamantins, si c’est par l’opinion, tu as des témoignages de personnages illustres, si c’est l’imagination, tu as des mythes qui l’ éveillent.”38 35 36 37

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Voir Chantraine, Dictionnaire étymologique, sv ἔοικα, 354-355. A. Rivaud rend par “raisonnements,” L. Brisson par “discours.” In Grg. 46, 3 : ἄλλως τε καὶ μῦθος οὐδὲν ἕτερόν ἐστιν ἢ λόγος ψευδὴς εἰκονίζων ἀλήθειαν. Εἰ οὖν εἰκών ἐστιν ἀληθείας ὁ μῦθος, ἔστι δὲ καὶ ἡ ψυχὴ εἰκὼν τῶν πρὸ αὐτῆς, εἰκότως μύθοις χαίρει ἡ ψυχὴ ὡς εἰκὼν εἰκόνι. L’ image a plus encore valeur ontologique que linguistique. In Grg. 46, 3 : ἐπειδὴ δὲ ἔχομεν καὶ νοῦν καὶ δόξαν καὶ φαντασίαν, πρὸς μὲν τὸν νοῦν ἐδόθησαν αἱ ἀποδείξεις, – καί φησιν ὁ Πλάτων ὅτι ‘εἰ βούλει κατὰ νοῦν ἐνεργῆσαι, ἔχεις ἀποδείξεις ἀδαμαντίνοις δεσμοῖς θηραθείσας, εἰ δὲ κατὰ δόξαν, ἔχεις ἐνδόξων προσώπων μαρτυρίας, εἰ δὲ κατὰ φαντασίαν, ἔχεις μύθους ἐγείροντας ταύτην’.

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chapitre 13

Sans qu’y soit exprimée l’idée de chasse, les rêts adamantins de la démonstration viennent sans doute du Gorgias;39 il n’y a pas de doute, en revanche, que les trois activités de l’âme se trouvent dans le Sophiste et ce texte, analysé par F. Teisserenc dans sa thèse Langage et image, permet d’ élargir la question et d’envisager les rapports entre logos et mythos à l’ intérieur de la langue, qui est précisément le matériau de nos textes. De même que l’imagination peut faire d’ une sensation l’ image d’ un objet opiné, elle peut faire d’un mot l’image d’ un autre mot (absent ou défaillant), autrement dit métaphoriser. Il est en effet frappant de voir l’Étranger engager successivement deux significations distinctes du mot logos sans s’inquiéter de la polysémie qui en résulte. Pensée, opinion et imagination sont présentées comme des phénomènes “apparentés” au logos (τῷ λόγῳ συγγενῶν),40 manière de dire qu’ il est leur genre commun et qu’elles partagent avec lui une même structure syntaxique (combinaison de nom et de verbe).41 Λόγος est donc pris ici dans son sens générique le plus large, mais il a aussi un sens spécifique et courant, qui le met sur le même plan que les trois autres, celui de “parole,” et Teisserenc poursuit: “Mais il est, en même temps et au même titre qu’elles, une espèce, puisque l’Étranger appelle aussi de ce terme le courant qui émane de l’âme, passe par la bouche et frappe avec bruit l’ oreille.”42 En ce sens mythos et logos sont deux espèces d’imitation discursive. Le discours lui-même, en tant qu’il lie et articule des mots, qui, pris isolément, seraient dépourvus de signification, prend une valeur, pour ainsi dire, iconique et, comme eikôn, il s’oppose à l’ eidôlon, l’illusion produite par les sophistes. Ainsi le mythos, qui s’adresse à la partie rationelle de l’âme selon K. Morgan, qui tient un discours rationnel, c’est-à-dire indépendant du sensible, selon L. Mouze, apparaît aussi comme un usage particulier du logos emprunté à la poésie et à la religion civique et mis au service de la pensée philosophique, qui doit être articulée à un discours, intégré à un dialogue: ce qui nous ramène au problème d’ écriture essentiel dans ce volume.

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Grg. 508E7-509A1 (Socrate récapitule pour Calliclès la démonstration que commettre l’ injustice est pire que la subir) : ταῦτα ἡμῖν ἄνω ἐκεῖ ἐν τοῖς πρόσθεν λόγοις οὕτω φανέντα, ὡς ἐγὼ λέγω, κατέχεται καὶ δέδεται, καὶ εἰ ἀγροικότερόν τι εἰπεῖν ἔστιν, σιδηροῖς καὶ ἀδαμαντίνοις λόγοις. Sph. 264B3. Teisserenc, Langage et image, 156 – c’ est moi qui souligne, ici et dans le passage suivant. Ibid. ; voir aussi Tht. 206D1-4.

la spécificité du mythe philosophique. un état de la recherche

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1.2

Diversité des mythes et interrelation des mythes philosophiques avec l’argumentation La question théorique de la rationalité du mythe et la polysémie des mots logos et mythos avec toutes ses implications conceptuelles méritaient sans doute le plus long examen, à la fois par son intérêt propre et par les réflexions qui ont renouvelé la vision du mythe. Mais avant de s’engager dans l’ analyse pratique des mythes dans leur réalité narrative ou descriptive, sinon textuelle, il faut encore considérer les réalités diverses que recouvrent le mythos. K. Morgan ainsi distingue soigneusement et à juste titre, ce qu’ elle appelle le “mythe préphilosophique” du “mythe post-philosophique,” objet de son étude, et signale le rôle que le passage de la tradition orale à la textualisation écrite, corrélative d’une modification dans la conception et la précision de la langue, a pu jouer.43 Considérant la question de savoir qui est fondé à éduquer la cité et ses responsables pour que règnent vérité et justice et examinant les divers candidats à cette place éminente, L. Mouze aboutit à une autre typologie, fondée cette fois sur celui qui énonce le mythe: mythes des poètes, qui, “sauf quand ils relaient une antique tradition, sont du côté de l’ irrationnel dans la mesure où ils ne font que décrire une expérience sensible,” mythes des philosophes, “qui cette fois sont un logos, dans la mesure où ils ne décrivent pas une expérience sensible.”44 La restriction énoncée sur l’origine non sensible du mythe de la tradition fait entrevoir la distinction souvent la plus délicate à cerner, entre mythe traditionnel et mythe philosophique – qui ne se fait pas faute soit d’interpréter soit de récrire le premier, mais ne peut, me semble-t-il, pas pour autant être confondu avec lui: s’y introduit en effet souvent un troisième terme, plus épineux encore à l’époque de Plutarque, celui de “religion,” qui apparaît en filigrane dans l’analyse de D. Babut, à travers la référence à la patrios pistis et sur laquelle il faudra revenir dans la partie consacrée à Plutarque. Pour Platon, il faut encore prendre concience de la diversité des mythes présents dans son œuvre, et, à simple titre d’exemple, sans prétendre les recenser, Mouze est amenée à citer l’attelage ailé, la caverne, la théorie de la réminiscence qui est discours de devins, prêtres et poètes (Meno 80E sq), sans parler des cinq versions du mythe eschatologique, qui marquent définitivement aux yeux de Rossetti la faiblesse argumentative de Platon45 et aux miens, la remarquable adaptation à chaque démarche de pensée.

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Morgan, Myth and Philosophy, 1. Mouze, “Réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon,” 80 et n. 56. Mouze, “Scrittura letteraria e filosofia,” citant Rossetti, “Le côté inauthentique du dialoguer platonicien,” 111.

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chapitre 13

C’est à quoi ont été aussi sensibles les trois auteurs dont nous avons cité les travaux. Morgan souligne ainsi l’impossibilité de donner une définition simple du mythe philosophique, parce que chacun est étroitement dépendant du contexte et que, outre la particularité de chaque dialogue, il ne faut pas exclure a priori que s’y ajoute une évolution entre dialogues de la maturité, pour lesquels elle suggère une “vision synoptique de la réalité,” qui ne “révèle” pas la réalité mais serait une sorte de modèle pour cette expérience ultime et dialogues de la vieillesse, avec le mythe du Politique, de l’ Atlantide et le Timée lui-même. D. Cürsgen, récusant aussi l’idée d’un type unique de mythe platonicien, fait intervenir la longueur, la place, la complexité et surtout insiste sur la mise en rapport avec le dialogue particulier: le mythe intègrerait ainsi tant les fruits du dialogue que la situation dialogique elle-même.46 J. Dalfen enfin, qui s’attache à donner un exemple en étudiant le mythe du Gorgias met en lumière deux fonctions, l’une “interne,” la synthèse des thèmes (Zusammenfassung der Themen) et leur confirmation, l’autre “externe,” la valeur protreptique,47 essentielle dans des questions existentielles qui touchent au choix de vie,48 et qui, en accord avec la tradition, touchent particulièrement au cœur de Plutarque.49

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Cürsgen, Die Rationalität des Mythischen, 26 : “Der platonische Mythos folgt dem Dialog und bedeutet nicht mehr die erste und urprünglichere Form der Erkenntnis, womit er sich vom alten Mythos abhebt ; die Mythen integrieren die Dialogergebnisse, den Dialogstand… Ihre Dialogfunktion bedingt ihre Komplexität und ihren hochreflektierten Charakter.” Babut, “L’ unité du livre X de la République” y insiste aussi à propos du mythe d’Er, où le choix de vie est un élément de l’ affabulation mythique. Dalfen, “Platons Jenseitsmythen,” 225: “Vom Mythos her gibt Sokrates rückblickend eine Zusammenfassung der Themen, die in den Gesprächen mit Gorgias, Polos und Kallikles zur Debatte standen: Der Mythos wächst aus dem Dialog heraus, aus dem logos, und bestätigt das, was Sokrates behauptet hat. Das ist eine seiner Funktionen. Diese Funktion hat er auch im Phaidon. Die Jenseitsmythen Platons stellen eine Verbindung her zwischen dem Jenseits und dem Diesseits, zwischen dann und jetzt, dort und hier… Der platonische Mythos hat deshalb auch eine appellative, protreptische Funktion ;” 228: “Der platonische Mythos ist epistemologisch nicht minderwertiger als der platonische Logos, aber er ist im existentiellen Fragen psychologisch wirkungsvoller.” Les suggestions faites ici ne sont exhaustives: on pourrait songer encore à une fonction de complément, ajouter avec Gallo, “Funzione e significato dei miti nei dialoghi ‘morali’ di Plutarco,” in I. Gallo, Parega plutarchea, 205-223, la clarification, ou encore, comme le suggère Morgan, Myth and Philosophy (voir supra 317-318), discerner une certaine valeur heuristique – par ex. dans le Politique, le mythe de Cronos et le paradigme du tissage sont tous deux ressaisis pour penser le politique, c’ est-à-dire disqualifier l’image du pasteur divin et lui substituer celle du tisserand. Ces quelques exemples confirment la complexité diagnostiquée par Cürsgen.

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La recherche plutarquienne

Plutarque n’est pas, comme Platon, “l’inventeur”50 du mythe philosophique : il n’a écrit que trois mythes “dans les pas du maître”51 et si le De Iside et Osiride repose sur l’interprétation (platonicienne) de mythes, “l’ égyptomanie” a sans doute plus longtemps fait pour son étude qu’ un véritable intérêt pour la pensée du Chéronéen. Ainsi on ne compte guère au siècle dernier que deux études, d’ailleurs peu fructueuses,52 celle d’Y. Vernière en 1977, consacrée aux trois mythes et plus utile aux historiens des religions qu’ aux spécialistes de Plutarque, puisqu’elle marque une nette prédilection pour l’ identification des sources plutôt que pour le sens de leur mise en œuvre. Quant à l’ article sur le mythe donné par P.R. Hardie à l’ANRW, il exclut d’ entrée toutes considérations développées sur Plutarque comme créateur de mythes.53 Il a donc fallu attendre le nouveau siècle pour avoir deux études qui ont l’ intérêt d’envisager les deux aspects de la question : la conception générale du mythe a été traitée tout récemment par R. Hirsch-Luipold,54 tandis que, quatre ans auparavant, M. Taufer donnait une monographie consacrée au mythe de Thespésios.55 À une époque où l’usage philosophique de l’ image est en voie de réhabilitation, nul sans doute n’était mieux placé pour rédiger l’ article sur le mythe dans le Blackwell Companion to Plutarch que Hirsch-Luipold, auteur d’ une excellente thèse sur la part prise par l’image dans l’ élaboration et l’ expression de la pensée (le Denken in Bildern), mais où le mythe ne tient qu’ une place

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Même s’ il y a réellement eu avec les Sophistes de premiers mythes inventés, il ne me semble pas douteux que la transposition platonicienne crée quelque chose de nouveau – de même c’ est Platon qui “invente” la figure du philosophe, que Pythagore ait ou non employé le mot avant lui. Mais, à part Cicéron avec le Songe de Scipion, il est le seul à l’avoir fait. On ne peut que souscrire au jugement de Donini, Commentary and tradition, 75 n. 159: “Sui miti in Plutarco manca una trattazione generale attendibile, dopo il lavoro, invero non molto felice, di Vernière (1977) e quello, non esaustivo e a volte discutibile, di Hardie (1992).” Ph.R. Hardie, “Plutarch and the Interpretation of Myth,”ANRW 2.33.6 (1992) 4743 n. 1: “This essay excludes extended considerations of Plutarch as creator of myth; on the ‘Platonic’ myths of the ‘De fac.’, the ‘De gen. Soc.’, and the ‘De ser. num.’ see above all Vernière.” Sans doute au moment où il écrit n’y a-t-il guère d’ autres études à sa disposition; néanmoins en faire une référence marque bien que l’ aspect philosophique n’entre dans le cercle des intérêts ni des compétences d’ un savant qui, d’ après sa bibliographie, est plutôt un spécialiste de poésie latine. Hirsch-Luipold, “Religion and Myth.” Taufer, Il mito di Tespesio.

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réduite, comme un des nombreux usages de l’expression imagée, et pas nécessairement celui qui l’intéresse le plus.56 C’est sans doute ce qui explique que, dans cet ouvrage, l’exposé sur le sujet reste très dépendant de Vernière et Hardie.57 Parmi les points abordés, on trouve, pour simplifier, la distinction entre les mythes poétiques, dépourvus de vérité58 et, ceux qui peuvent toucher à la vérité. Plus exactement, Hirsch-Luipold reprend à Hardie l’ affirmation que le mythe, en relation avec αἴνιγμα et mystère, recèle une vérité plus profonde à mettre au jour, et relève ainsi d’une symbolique de nature religieuse et transmise par la tradition.59 De ces études antérieures il tire la conclusion que le mythe est une forme remarquable de discours imagé et poétique, une forme narrative, à laquelle recourir dans les passages qui ne permettent pas une argumentation stricte;60 la meilleure illustration en est donnée par les Kunstmythen de Plutarque dont les introductions marquent bien la substitution d’ un type de discours à un autre. On est alors étonné que le modèle platonicien ne soit évoqué que par une rapide référence en note à H. Görgemanns61 et que Hirsch-Luipold ne cite son éminent maître – de la même génération que Babut – dans le texte que pour signaler que ces mythes plutarquiens rejoignent alors la priesterlich-prophetische Eindringlichkeit, la pénétration prophéticosacerdotale, que celui-ci trouve dans les mythes platoniciens.62

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Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 119-144 (“Begriffe für sprachliche Bilder und Bildersprache”), répertorie ὁμοιότης, ἀφομοίωσις ; εἰκασία, εἴκασμα; μεταφορά; ἀλληγορία und ὑπόνοια ; αἴνιγμα, αἰνιγμός, αἰνίττεσθαι ; σύμβολον; μῦθος (138-144). Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 138-144: n’ayant donc pour référence que Vernière et Hardie, il n’apporte rien de bien neuf sur le sujet, insistant, pour la première sur le lien établi entre les mythes eschatologiques et la pensée philosophique et religieuse du Chéronéen (139), pour le second sur la dimension englobante du symbolique (“Das Problem von Mythos und Logos zeichnet Hardie in die allgemeine Fragestellung nach des Verhältnis von diskursiv-logiker und bildhaft-mythischer, bzw., “symbolischer” Ausdruckformen ein,” 140). Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 140 – avec renvoi à De Is. et Os. 359A et De sera num. 557F4 sq. et accent sur l’ association avec πλάσμα ou sur l’emploi de μυθῶδες. Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 143 n. 98. Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 142 : “Der Myth ist eine herausgehobene Form bildhafter, poetischer Rede, eine narrative Redeform, die sich v.a. an solchen Stellen anbietet, die eine stringent argumentative Aussageform nicht zulassen. Dies zeigt sich insbesondere an Plutarchs Kunstmythen.” Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 143 n. 97: “… Vgl. zu dieser Frage (sc. la vision suggestive que propose le mythe dans un domaine fermé à la connaissance scientifique) auch die Ausführungen zum Verhältnis bei Platon, auf den sich Plutarch deutlich bezieht, in Görgemanns, Platon, 68-73” (= H. Görgemanns, Platon [Heidelberg: Heidelberger Studienhefte zur Altertumswissenschaf, 1994]). Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 143.

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Il n’est pas sûr que tous les spécialistes acceptent cette interprétation, mais il n’y pas lieu d’y insister dans l’immédiat. Ce que l’ on peut retenir de cette première étude, c’est l’importance capitale d’une herméneutique des images dans l’ élaboration et pour la compréhension de la pensée de Plutarque, mais aussi un certain tropisme religieux du savant moderne dans cette pratique herméneutique et une absence du modèle platonicien, qu’ on peut juger excessive, mais qui est sans doute compréhensible dans un premier travail exigeant de prendre connaissance de l’immense corpus de Plutarque. Ce manque disparaît d’ailleurs de l’article du Companion, où l’auteur souligne la signification philosophique que revêt la tradition aux yeux de Plutarque et qu’ il s’ attache à dégager au moyen d’une herméneutique fondée sur l’ ontologie platonicienne.63 En revanche le sujet même de l’article “Religion and Myth” l’ incite à accentuer la part du religieux, et la partition adoptée (I. Religion [163-171] ; II. Myth [171-175]) n’implique aucune distinction fondamentale entre mythe transmis et mythe créé: leur commune signification philosophique lui paraît sans doute un lien assez fort pour parler du mythe, au singulier, comme d’ une manière narrative de philosopher, jouant un rôle fondamental dans la pensée philosophique et d’une forme de discours religieux, doté de sa propre logique et transcendant la sphère du “découvrable.”64 Il y a sans aucun doute beaucoup de vrai dans cette présentation, mais l’indistinction entre les types de mythes, que suggère la phrase suivante, est plus gênante: That which is seen in visions or which is invested with the credibility of age-old religious traditions rests on truth and therefore appears to be an indispensable supplement to the line of argumentation. De sera num. 563B, De genio 589F-590A

Les références indiquées entre parenthèses suggèrent que “ce qui est vu dans des visions” renvoie aux mythes de Thespésios et de Timarque, mais de telles “visions” sont aussi des réécritures du mythe d’ Er et appartiennent donc à la tradition philosophique et platonicienne, non à la tradition religieuse ou poétique, que Platon transpose et subvertit, et qui n’ est qu’ affabulation pour exprimer autre chose. Les introductions citées ne me semblent d’ ailleurs guère

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Hirsch-Luipold, “Religion and Myth,” 163: “He attributes philosophical significance to all of the aspects of these traditions in his own hermeneutics of images, which is based on Platonic ontology.” Hirsch-Luipold, “Religion and Myth,” 174: “Myth represents a form of narrative philosophizing ; Plutarch regards it as a fundamental element of philosophy. As a form of religious discourse, it follows its own logic, which transcends the sphere of the discoverable.”

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aller dans le sens d’une vérité révélée. Prenons par exemple celle du De genio, puisque, aussi bien, c’est le seul des trois mythes qui ne sera pas étudié en détail ici. Ayant achevé son exposé (de l’ordre du logos), Simmias ajoute : Ce que nous avons entendu Timarque de Chéronée raconter sur ce sujet, je ne sais s’il ne vaut pas mieux le taire, car son récit ressemble davantage à des mythoi qu’à des logoi. En aucune manière, dit Théocritos, car même sans être d’ une précision rigoureuse, le mythique peut d’une manière ou d’ une autre, toucher à la vérité.65 Ce qui rappelle, par exemple l’“hymne mythique” composé par Socrate dans le Phèdre, pour figurer la passion amoureuse, pour lequel “touchant peut-être à quelque vérité, peut-être aussi, en d’autres occasions, nous égarant nous avons obtenu, par ce mélange, un discours qui ne manque pas de force persuasive.”66 On peut évidemment n’y voir que coquetterie littéraire, mais une telle option amène Hirsch-Luipold à accentuer la valeur religieuse du mythe philosophique dans sa définition de la complémentarité du λόγος et du μῦθος : Plutarch conceives of the scientific perception [sc. l’ objet du logos67] and the mythical religious interpretation of the world [sc. celui du mythos] as two sides of the same coin. They are not simply identical, but they also must not be separated. Their interrelationship is not simply disclosed to the reader. Rather, he has to investigate it.68 Cette “lecture active” attendue du lecteur est un des points mis en lumière par la recherche plutarquienne récente, en particulier pour les Vies, en relation avec les exercices spirituels indispensables à la vie morale.69 Montrer qu’ elle vaut aussi pour l’enquête scientifique et s’accorde parfaitement au réexamen constant prôné par l’Académie me semble enrichir notre compréhension de 65

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De genio 589F: ‘ἃ δὲ Τιμάρχου τοῦ Χαιρωνέως ἠκούσαμεν ὑπὲρ τούτων διεξιόντος, οὐκ οἶδα μὴ μύθοις ⟨ὁμοιότερ’ ἢ⟩ λόγοις ὄντα σιωπᾶν ἄμεινον.’ ‘μηδαμῶς’ εἶπεν ὁ Θεόκριτος, ‘ἀλλὰ δίελθ’ αὐτά· καὶ γὰρ εἰ μὴ λίαν ἀκριβῶς, ἀλλ’ ἔστιν ὅπη ψαύει τῆς ἀληθείας καὶ τὸ μυθῶδες.’ Phdr. 265B6-C1 : τὸ ἐρωτικὸν πάθος ἀπεικάζοντες, ἴσως μὲν ἀληθοῦς τινος ἐφαπτόμενοι, τάχα δ’ ἂν καὶ ἄλλοσε παραφερόμενοι, κεράσαντες οὐ παντάπασιν ἀπίθανον λόγον… De cet objet perçu cependant le logos doit s’ abstraire, sauf à ne pas dépasser le domaine de la doxa : voir supra la belle analyse de L. Mouze. Hirsch-Luipold, “Religion and Myth,” 174. Voir l’ excellent état de la question de T. Duff, “Plutarch’s readers and the Moralism of the Lives,” Ploutarchos 5 (2007/2008) 3-18.

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l’ écriture philosophique telle que la conçoit Plutarque et peut-être même du genre dialogique en général qui nous fait entrer dans la recherche et nous invite à y participer mentalement (c’est-à-dire à penser). En revanche voir assigner pour objet principal au mythos l’ interprétation mythique et religieuse du monde, par opposition à l’ enquête scientifique du logos, est au moins problématique et, à tout le moins pour l’ exemple du mythe de Sylla, tout à fait faux. Sur la base de sa définition générale, Hirsch-Luipold en donne en effet une description tout à fait surprenante : The myth, as we have seen, conceives of the moon as the abode for souls (psychai) that are separated from bodies. In an astonishing way the scientific discussion of the nature of the world and a mythical religious interpretation of the world in terms of cosmic anthropology are connected in this work. Scientific and pictorial mythic reflections are not translatable into one another; they interlock and supplement each other.70 Une telle présentation contrevient doublement aux analyses des historiens de la philosophie,71 qui, dès l’étude pionnière de H. Görgemanns, ont souligné l’ importance essentielle de la cause finale, la fonction de la lune, à laquelle est subordonnée la cause matérielle, sa substance: or la cause finale n’ a rien d’ un concept religieux et non philosophique pour un Ancien.72 P.L. Donini, dans de nombreux articles, jusqu’à son édition de 2011, et J. Opsomer, dans un article encore à paraître,73 ont insisté sur la co-présence des deux dans chaque partie, et c’est bien ce qui peut paraître étonnant, qu’il n’y ait pas pleine coïncidence entre discussion (à dominante matérielle) et mythe (à visée téléologique), mais que les deux s’interpénètrent. S’il fallait donc établir une distinction, ce serait entre physique et métaphysique et non science et religion, représentée par le mythe. Or précisément, second point qui contredit l’ analyse proposée, Donini a mis en garde contre la confusion entre ce que nous appelons science et la conception de Plutarque, pour qui il n’y a pas de savoir vrai sans les causes finales,74 lesquelles, à choisir, constituent la vraie science. Il est certes compréhensible et même naturel que ce type d’article général n’entre dans le détail des mythes, mais l’absence de toute réflexion approfondie sur son objet en donnant au moins une idée générale qui distingue l’ essentiel du secondaire 70 71 72 73 74

Hirsch-Luipold, “Religion and Myth,” 175. Voir supra l’ introduction du ch. 10. Voir, par ex., l’ historique qu’ en donne Lamprias dans le De def. or. 435F-436E. [EN : see J. Opsomer, “Why Doesn’t the Moon Crash into the Earth?”] Donini, “Il volto della luna,” 392.

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amène Hirsch-Luipold à mettre en avant en conclusion un point, important sans doute pour l’histoire de la philosophie, le rapport entre l’ intelligible et le soleil, mais qui ne correspond pas du tout à la question essentielle pour Plutarque de la fonction de la lune dans le cosmos et de sa commune appartenance avec l’âme au monde du mélange et du metaxu.75 Et la décontextualisation aboutit à privilégier ultimement le travail général de mise en relation requis du lecteur plutôt que la réflexion précise sur un sujet particulier traité.76 Histoire des religions, histoire de la philosophie, théories de la réception, aucun des sujets abordés ne manque d’intérêt, mais ils restent sur un plan très général. Quant à l’indistinction entre mythes traditionnels et mythes philosophiques, qu’on l’admette ou non, elle a pour conséquence de ne pas seulement rejeter au second plan la question de l’écriture, que je crois essentielle dans l’ étude d’un auteur, mais de n’en même pas faire état. Elle est, il est vrai, plus à sa place dans une monographie comme celle qu’a consacrée M. Taufer au mythe de Thespésios. Néanmoins les objectifs de l’étude, tels que les expose en introduction la directrice de la collection des Strumenti per la Ricerca Plutarchea, où elle prend place, mon amie Paola Volpe, sont sensiblement différents: il s’agit de réfléchir aux relations qu’ entretiennent mythos et logos dans les Moralia et de réexaminer les éditions et traductions successives du texte. Constitué en une unité textuelle autonome,77 le mythe de Thespésios est, pour le lecteur d’aujourd’hui, le fruit de tout un travail de constitution par les philologues utile à connaître, mais de nouveau un autre domaine tend à l’emporter et l’on a moins une exégèse de Plutarque centrée sur la signification du mythe et sur son apport à la réflexion développée dans le dialogue, qu’une étude de ce que j’ appellerais son Nachleben philologique. Elle s’inscrit ainsi dans le développement de l’ histoire de la philologie, particulièrement vigoureuse et brillante en Italie, mais qui nous inter75

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C’ est ce qu’ essaiera de montrer l’ analyse au ch. 16. Hirsch-Luipold, “Religion and Myth,” 175, au contraire écrit à la suite de la citation précédente: “The text of De facie thus provides a key of sorts to Plutarch’s thought if one seizes upon the tension: Is the heavenly body of the sun to be identified as the location of divine nous and is the sun therefore ultimately the divine itself ? At any rate, according to Plutarch, the sun comes close to the essence of the divine like nothing else within the perceptible world. On the other hand, whoever thinks that he have found an immanent god is sharply rebuked, since Plutarch firmly maintains the principal difference between the corporeal and earthly world of becoming and passing away, and the world of divine being.” La conclusion du passage cité à la note précédente est ainsi (ibid.): “In all myths created by Plutarch the task of the reader consists in investigating the exact connection and context of the mythic and scientific discussion.” Ce qui n’est peut-être pas la meilleure méthode pour apprécier les liens entre logos et mythos.

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roge sur nos priorités; car il y a, en France aussi, pour m’en tenir à ce que je connais le mieux, une tendance à privilégier les commentaires, antiques ou modernes, avec sans doute un goût plus net pour la théorisation et le “niveau meta-” qui fait partie de notre génie national, mais, dans tous les cas, on voit reculer l’effort traditionnel d’interprétation du texte de base, tel qu’il a été conçu par l’auteur et reçu par ses contemporains. Or les deux démarches ne s’excluent pas et ne doivent pas s’ exclure, elles sont différentes et ne se recoupent pas: là où les incompréhensions et mésinterprétations passées sont révélatrices d’un certain état de la culture de leur époque, elles n’apportent que très peu à la recherche du sens originel, voulu par Plutarque, voire l’entravent. Pour donner une première idée de la manière dont je conçois cette exégèse, en quelque sorte “en creux,” je voudrais souligner ici les conséquences néfastes à mon sens pour cet excellent travail philologique d’ une décontextualisation qui empêche de bien mesurer sa relation avec la partie dialogique et sa fonction dans l’ensemble du dialogue. En premier lieu la lecture séparée du mythe induit une surévaluation de la forme littéraire, insistant sur la splendeur des images et louant la beauté des évocations lumineuses,78 mais laissant dans l’ombre leur sens symbolique et leur contribution à la réflexion philosophique, éléments essentiels à mon sens. Très symptomatique est à cet égard le jugement lapidaire qui jette dans les ténèbres une construction d’ensemble jugée “disarticolata e farraginosa.”79 Or, quand bien même la description est suffisamment saisissante pour avoir pu être comparée à l’Enfer de Dante, Plutarque n’écrit pas de la poésie, mais utilise le langage imagé du mythe pour rendre visible la vérité des âmes, restée cachée ici-bas. Le second grave inconvénient de cette lecture est l’ accentuation exagérée de l’ hétérogénéité entre partie argumentative et partie mythique, sous-entendue dès la première phrase de l’introduction: “Plutarco, terminata la propria argomentazione filosofica sulla tarda ira dei numi, narra ai suoi impazienti interlocutori la straordinaria esperienza vissuta in Cilicia da Arideo-Tespesio di Soli;”80 et cette expérience “extraordinaire” a le cadre qui lui convient: “une partie gouvernée par des critères totalement différents (sc. de la première), destinée à projeter le lecteur dans un monde étrange et inconnu.” Cette insistance 78 79 80

Taufer, Il mito di Tespesio, 57. Taufer, Il mito di Tespesio, 17 : “mal articulée et confuse.” Taufer, Il mito di Tespesio, 11 : “Une fois terminée l’ argumentation philosophique sur les délais de la colère divine, Plutarque raconte à ses interlocuteurs impatients l’expérience extraordinaire vécue en Cilicie par Aridée-Thespésios de Soles.”

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sur l’étrange et l’extraordinaire se justifie ainsi: “Maggiore era l’ alterità rispetto alla dimensione terrena, più convincente, per il lettore, era la prova di un contatto col mondo divino.”81 Sans doute la puissance persuasive est-elle une des caractéristiques du mythe, mais elle n’implique nullement qu’il doive pour cela rapporter une expérience réelle et accréditer un contact avec le divin. Que certaines expériences connues fournissent la matière de l’affabulation est une chose, qu’ elles doivent faire accroire à une vérité littérale de la narration en est une autre, qui méconnaît l’importance de l’interprétation dans le mythe. Surtout elle transforme la création du philosophe en une forme de révélation divine, d’ autant plus gênante que, si une question de ce genre ne me semble pas se poser sérieusement pour Platon, elle n’est pas totalement incongrue à l’ époque de Plutarque, étant donné l’importance que cette notion va prendre dans le néoplatonisme postplotinien où mythes et lois sont regardés comme des formes de révélations reçues dans les premiers temps par poètes et législateurs, tandis qu’on a, du côté philosophique, la révélation des oracles chaldaïques.82 Trouver un critère décisif pour trancher est chose délicate, mais, pour ma part, je crois que cette vision déforme la pensée de Plutarque, beaucoup plus proche du platonisme de Platon que du platonisme théurgique ;83 s’ agissant des mythes traditionnels associés aux rites, il leur assigne dans le De Iside et Osiride (378A) une valeur symbolique, qui fourvoie aisément sans le secours de la philosophie, dont l’herméneutique est indispensable. On est plus près de la provocation à la philosophie exercée par le dieu de Delphes d’ après le De E à travers tous les usages, inscriptions, ex voto, que d’ une révélation divine. Ainsi, si peu nombreux que soient, par comparaison avec Platon, les mythes créés par Plutarque, encore que, même s’ils ont tous les trois rapport à l’ âme, ils aient cet avantage de ressortir à deux modèles très différents, celui du mythe

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Taufer, Il mito di Tespesio, 14 : “Plus grande l’ altérité par rapport à la dimension terrestre, plus convainquante, pour le lecteur la preuve d’ un contact avec le monde divin.” Voir par ex. P. Hadot, “La fin du paganisme,” in H.Ch. Puech (ed.), Histoire des religions vol. 2 (Paris: Gallimard, 1972) 81-113, expliquant que la théologie se nourrit à trois sources: le λόγος, c’ est-à-dire les notions innées développées par la philosophie (théologie rationnelle) ; le μῦθος, révélations faites à certains poètes (théologie mythique); et le νόμος enfin, révélations faites à certains législateurs (théologie civique). La théologie tripartite n’est pas ignorée de Plutarque (cf. Amatorius 763C), mais il n’en fait pas grand usage et les expressions utilisées ne semblent pas aller dans le sens d’une “révélation” (ὅσα μὴ δι’ αἰσθήσεως ἡμῖν εἰς ἔννοιαν ἥκει, τὰ μὲν μύθῳ τὰ δὲ νόμῳ τὰ δὲ λόγῳ πίστιν ἐξ ἀρχῆς ἔσχηκε et les poètes, législateurs et philosophues sont désignés comme τῆς δ’ οὖν περὶ θεῶν δόξης… ἡγεμόνες καὶ διδάσκαλοι). C’ est ce que, sur quelques points, essaiera de montrer la troisième partie.

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d’Er pour Timarque et Thespésios, le Timée pour celui de Sylla, leur intégration et leur fonction dans le développement d’un dialogue n’ont guère été approfondies et le renouvellement des études platoniciennes en ce domaine est soit méconnu, soit négligé. Les chapitres qui suivent présenteront trois exemples du type de lecture que je préconise, l’un sur un texte platonicien, le Phédon, et les deux autres sur deux mythes très différents de Plutarque, le mythe de Thespésios, illustration sans doute la plus parfaite d’une “visualisation” où forme et sens s’ajointent étroitement, et le mythe de Sylla, beaucoup plus discursif et complexe.

chapitre 14

Lire le mythe philosophique. L’exemple du mythe final du Phédon (107C-115A) Revenant dans une étude d’ensemble sur les “mythes platoniciens de l’ au-delà,” J. Dalfen a proposé de considérer la Zusammenfassung der Themen comme une des fonctions importantes du mythe chez Platon, liée à son caractère synoptique,1 et il en a donné pour exemple le mythe du Gorgias en se contentant de signaler que la même chose valait pour le Phédon. De celui-ci, M. Dixsaut, plus récemment, souligne que, à l’instar de la République, du Phèdre ou du Politique, il propose un spectacle plus ample, où le narrateur “est un regard d’ensemble” et “en ouvrant la Terre vers le haut, rétablit la véritable proportion selon laquelle le Monde se structure et dénonce les illusions propres à chaque situation de regard.”2 L’accent mis ainsi sur l’ importance du voir permet de préciser quelque peu la nature de la synthèse proposée et de considérer le mythe comme une représentation sensible des grands thèmes du dialogue : primauté du souci de l’âme, désabusement des prestiges du sensible, choix de l’ âme entre sensible et intelligible, différence du philosophe. C’ est faire ainsi raison des critiques pour qui cet ultime développement ne ferait guère que juxtaposer, plus ou moins adroitement, un mythe eschatologique de rétribution, préfiguré dans le texte par de nombreuses références à l’ Hadès et ce qui s’ en dit,3 et une description physique de la terre à laquelle Socrate semblait avoir renoncé d’après son “autobiographie.” Partant au contraire de l’ hypothèse qu’ il

1 Dalfen, “Platons Jenseitsmythen;” sur la valeur synoptique, T.A. Slezak, Le plaisir de lire Platon (Paris : Cerf, 1996) 155 (trad. de M.D. Richard de Platon lesen [Stuttgart: Frommann-Holzboog, 1993]) ; Morgan, Myth and Philosophy, 15-45. 2 Dixsaut, “Mythe et Interprétation,” 255. 3 63C6-7 : εὔελπίς εἰμι εἶναί τι τοῖς τετελευτηκόσι καί, ὥσπερ γε καὶ πάλαι λέγεται, πολὺ ἄμεινον τοῖς ἀγαθοῖς ἢ τοῖς κακοῖς ; 69CD : καὶ κινδυνεύουσι καὶ οἱ τὰς τελετὰς ἡμῖν οὗτοι καταστήσαντες οὐ φαῦλοί τινες εἶναι, ἀλλὰ τῷ ὄντι πάλαι αἰνίττεσθαι ὅτι ὃς ἂν ἀμύητος καὶ ἀτέλεστος εἰς Ἅιδου ἀφίκηται ἐν βορβόρῳ κείσεται, ὁ δὲ κεκαθαρμένος τε καὶ τετελεσμένος ἐκεῖσε ἀφικόμενος μετὰ θεῶν οἰκήσει… ; 81C-82C: … ὃ δὴ καὶ ἔχουσα ἡ τοιαύτη ψυχὴ (sc. l’âme trop attachée au sensible) βαρύνεταί τε καὶ ἕλκεται πάλιν εἰς τὸν ὁρατὸν τόπον φόβῳ τοῦ ἀιδοῦς τε καὶ Ἅιδου et, toujours à propos du même type d’ âme, 83D : ἐκ γὰρ τοῦ ὁμοδοξεῖν τῷ σώματι καὶ τοῖς αὐτοῖς χαίρειν ἀναγκάζεται οἶμαι ὁμότροπός τε καὶ ὁμότροφος γίγνεσθαι καὶ οἵα μηδέποτε εἰς Ἅιδου καθαρῶς ἀφικέσθαι.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_016

lire le mythe philosophique

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constitue une totalité signifiante, il faut en considérer de près chaque élément, en tenant compte à la fois de l’énoncé et de l’énonciation.4 De fait, si, de prime abord, on ne peut manquer d’ être frappé par la longueur, apparemment démesurée,5 de la description de la terre (108C6-113C9), l’ analyse révèle une architecture embrassée bien trop complexe et travaillée pour soutenir l’hypothèse d’une juxtaposition maladroite : la description physique est en effet encadrée par deux passages eschatologiques, le premier évoquant le voyage de l’âme (107D6-108C) et le second, les rétributions au terme de ce voyage (113D1-114C6), passages qui, à leur tour, sont enserrés dans deux exhortations morales (107B10-D5 et 114C7-115A26), redoublant en quelque sorte la composition circulaire et insistant toutes deux sur le souci de soi, qui est souci de l’âme, de son aretè et de sa phronèsis. Notre passage s’ouvre ainsi sur un conseil de Socrate, qui assure la transition entre les acquis de la discussion et leur “reformulation” mythique :7

4 Voir infra en appendice une analyse sommaire de l’ ensemble du mythe essayant de mettre en relief les deux éléments. 5 Point souligné par J.F. Pradeau, “Le monde terrestre. Le modèle cosmologique du mythe final du Phédon,” RPhilos 186 (1996) 75-105, pour affirmer l’ intérêt propre de la description physique ; D. Sedley, “Teleology and Myth in the Phaedo,” in G.M. Gurtler & W. Wians (eds.), Proceedings of the Boston Area Colloquium in Ancient Philosophy, vol. 5.1 (Leiden: Brill, 1989) 359-383, l’ intègre dans le texte en la liant au principe téléologique du Bien recherché dans l’ autobiographie ; à l’ opposé, J. Annas, “Plato’s myths of judgement,” Phronesis 27 (1982) 119143, ne considère que l’ eschatologie. 6 La césure se fait par un retour à la situation des interlocuteurs en 115A2-4: ὑμεῖς μὲν οὖν, ἔφη, ὦ Σιμμία τε καὶ Κέβης καὶ οἱ ἄλλοι, εἰς αὖθις ἔν τινι χρόνῳ ἕκαστοι πορεύσεσθε· ἐμὲ δὲ νῦν ἤδη καλεῖ, φαίη ἂν ἀνὴρ τραγικός, ἡ εἱμαρμένη – Socrate s’ applique, avec une certaine distance ironique, l’ expression utilisée en conclusion (si l’ on ne l’ athétise pas comme Hirschig et Burnet) pour le philosophe à la phrase précédente, en 115A1-2 : οὕτω περιμένει τὴν εἰς Ἅιδου πορείαν ὡς πορευσόμενος ὅταν ἡ εἱμαρμένη καλῇ – ce qui établit à la fois une continuité (Socrate est philosophe) et une rupture (mais il appartient à la réalité, non au mythe, et il n’a pas besoin d’effets de style tragiques). 7 Le préambule du mythe d’ Er (R. 608C-611A) use de thèmes très proches: en 608D, Socrate remarque qu’ un être immortel ne doit pas accorder autant d’importance au temps insignifiant de la vie qu’ à l’ éternité (Τί οὖν ; οἴει ἀθανάτῳ πράγματι ὑπὲρ τοσούτου δεῖν χρόνου ἐσπουδακέναι, ἀλλ’ οὐχ ὑπὲρ τοῦ παντός;). Glaucon relève en 610D5-7 que “l’injustice n’apparaîtrait plus comme une chose si terrible, si elle devait causer la mort de celui qui la reçoit en son âme, car il serait délivré du mal” (Μὰ Δί’, ἦ δ’ ὅς, οὐκ ἄρα πάνδεινον φανεῖται ἡ ἀδικία, εἰ θανάσιμον ἔσται τῷ λαμβάνοντι – ἀπαλλαγὴ γὰρ ἂν εἴη κακῶν). C’ est que, explique D. Babut, “Paradoxes et énigmes dans l’ argumentation de Platon au livre X de la République,” in J. Brunschwig et al. (eds.), Histoire et Structure. À la mémoire de Victor Goldschmidt (Paris: Vrin, 1985) 126, “l’immortalité est en quelque sorte le postulat moral sur lequel repose tout l’édifice.”

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Mais, dit-il, mes amis, voici ce à quoi il est juste que vous réfléchissiez: que, si précisément l’âme est immortelle, elle réclame qu’ on en ait soin, non pas seulement pour ce temps que dure ce que nous appelons vivre, mais pour la totalité du temps et le risque dès lors peut sembler terrible pour qui n’en aura pas soin. Si en effet la mort était séparation totale de toute chose, ce serait une aubaine pour les méchants que d’ être par la mort à la fois séparés de leur corps et de la méchanceté qui est leur, en même temps que de leur âme. Mais en réalité, du moment qu’ il est manifeste que l’ âme est immortelle, il ne peut y avoir pour elle d’autre moyen de fuir le mal ni d’autre voie de salut que de devenir la meilleure et la plus sage possible ; car l’âme ne conserve plus, lorsqu’elle va dans l’ Hadès, que son éducation et son régime de vie, ce qui précisément, à ce que l’ on dit, sert ou nuit le plus au défunt dès le début de son voyage vers l’ au-delà.8 Se dessine dès les premiers mots un élargissement de la perspective temporelle, qui prépare l’insertion du mythe, seul à même de suggérer une image de cette éternité impensable pour les êtres limités que nous sommes. Le voyage dans l’ Hadès,9 qui permet cette figuration, est introduit dans la dernière phrase, prélude approprié à un mythe qui se caractérise par une spatialisation10 dont Socrate avait dès longtemps semé les germes, commençant par examiner “si les âmes des hommes, une fois qu’ils sont morts, sont ou non chez Hadès” (70C), puis expliquant un peu plus loin que l’âme pure, qui a cultivé ses affinités avec l’invisible, rejoint l’Hadès, c’est-à-dire l’invisible, allant ainsi εἰς τοιοῦτον τόπον ἕτερον (80D4), tandis que l’âme attachée au corps, “à cause de sa peur de l’invisible, est attirée de nouveau εἰς τὸν ὁρατὸν τόπον” (81C7-8). Le thème culmine donc dans le mythe final, où s’établit une équivalence entre la qualité des âmes et le lieu assigné à chacune,11 conjuguant ainsi la perspective

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107B10-D5 : Ἀλλὰ τόδε γ’, ἔφη, ὦ ἄνδρες, δίκαιον διανοηθῆναι, ὅτι, εἴπερ ἡ ψυχὴ ἀθάνατος, ἐπιμελείας δὴ δεῖται οὐχ ὑπὲρ τοῦ χρόνου τούτου μόνον ἐν ᾧ καλοῦμεν τὸ ζῆν, ἀλλ’ ὑπὲρ τοῦ παντός, καὶ ὁ κίνδυνος νῦν δὴ καὶ δόξειεν ἂν δεινὸς εἶναι, εἴ τις αὐτῆς ἀμελήσει. Εἰ μὲν γὰρ ἦν ὁ θάνατος τοῦ παντὸς ἀπαλλαγή, ἕρμαιον ἂν ἦν τοῖς κακοῖς ἀποθανοῦσι τοῦ τε σώματος ἅμ’ ἀπηλλάχθαι καὶ τῆς αὑτῶν κακίας μετὰ τῆς ψυχῆς· νῦν δ’ ἐπειδὴ ἀθάνατος φαίνεται οὖσα, οὐδεμία ἂν εἴη αὐτῇ ἄλλη ἀποφυγὴ κακῶν οὐδὲ σωτηρία πλὴν τοῦ ὡς βελτίστην τε καὶ φρονιμωτάτην γενέσθαι. Oὐδὲν γὰρ ἄλλο ἔχουσα εἰς Ἅιδου ἡ ψυχὴ ἔρχεται πλὴν τῆς παιδείας τε καὶ τροφῆς, ἃ δὴ καὶ μέγιστα λέγεται ὠφελεῖν ἢ βλάπτειν τὸν τελευτήσαντα εὐθὺς ἐν ἀρχῇ τῆς ἐκεῖσε πορείας. Le séjour apparaît plus loin (113A2-4 et 114C3-4). On trouve 19 occurrences du mot τόπος contre 2 seulement dans le mythe d’Er et 0 dans le mythe du Gorgias. En 82A6-7, l’ équivalence se réalisait dans la réincarnation: Οὐκοῦν, ἦ δ’ ὅς, δῆλα δὴ καὶ τἆλλα ᾗ ἂν ἕκαστα ἴοι κατὰ τὰς αὐτῶν ὁμοιότητας τῆς μελέτης;

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mythique de première occurrence, liée à la figure d’ Hadès, et la perspective philosophique induite dans le second passage par l’étymologie qui lit dans “Hadès” l’ invisible. C’est cette seconde perspective qui s’impose, puisque Socrate renvoie à ce précédent développement,12 dont il reprend même la structure: l’ évocation initiale du voyage de l’âme (107D-108C) envisage ainsi successivement l’ âme sage et rangée, puis l’âme attachée au corps, livrée dans les deux passages à l’ errance, et à nouveau l’âme pure promise à la compagnie des dieux, comme alors se succédaient âme pure, âme impure, et de nouveau âme pure;13 à quoi s’ajoute enfin, sur le plan thématique, l’importance accordée au genre de vie, à la τροφή, qui détermine le sort de l’âme libérée du corps et qu’ on ne trouve explicité que dans ces deux passages.14 Reprise donc et prolongement de l’itinéraire de l’âme une fois que la mort l’ a arrachée au sensible, ce passage élargit considérablement la perspective en introduisant une ample description de la Terre, dans laquelle s’inscrit cet itinéraire: elle commence par une vue d’ensemble (108C6-109A7), puis sont détaillés trois niveaux, d’ abord notre oikoumenè (109A8-110A7), puis, au niveau supérieur, la “vraie terre,” inspirée de l’Ile des Bienheureux15 (110A8-111C8), et enfin, au niveau inférieur, l’ intérieur de la terre, pour lequel de même Platon repense la tradition poétique en termes physiques (111C4-113C9).16 L’ensemble du passage, difficile et énigmatique, divise les philosophes modernes sur le “sérieux” de la théorie physique17 – débat dans lequel je ne m’engagerai pas, une interprétation littérale

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108A7-B1 : ἡ δ’ ἐπιθυμητικῶς τοῦ σώματος ἔχουσα, ὅπερ ἐν τῷ ἔμπροσθεν εἶπον, περὶ ἐκεῖνο πολὺν χρόνον ἐπτοημένη καὶ περὶ τὸν ὁρατὸν τόπον… Comparer 80E-81A (80E1 : ἐὰν μὲν καθαρὰ ἀπαλλάττηται…) et 108A6-7 (ἡ μὲν οὖν κοσμία et καὶ φρόνιμος ψυχή…) ; 81A9-82B7 (ἐὰν δέ γε οἶμαι μεμιασμένη καὶ ἀκάθαρτος τοῦ σώματος ἀπαλλάττηται…) et 108A7-C3 (cité note précédente) – avec πλανᾶται en 81D9 et 108B8; 82B8-10 et 108C3-5. 81D8-9 : δίκην τίνουσαι τῆς προτέρας τροφῆς κακῆς οὔσης; 83D4-6: ἐκ γὰρ τοῦ ὁμοδοξεῖν τῷ σώματι καὶ τοῖς αὐτοῖς χαίρειν ἀναγκάζεται οἶμαι ὁμότροπός τε καὶ ὁμότροφος γίγνεσθαι – où ὁμότροφος est un hapax dans l’ œuvre de Platon ; 84B4: ἐκ δὴ τῆς τοιαύτης τροφῆς οὐδὲν δεινὸν μὴ φοβηθῇ; 107D2-3 : οὐδὲν γὰρ ἄλλο ἔχουσα εἰς Ἅιδου ἡ ψυχὴ ἔρχεται πλὴν τῆς παιδείας τε καὶ τροφῆς. 111A2 : θέαμα εὐδαιμόνων θεατῶν et 111C2-3 : καὶ τὴν ἄλλην εὐδαιμονίαν τούτων ἀκόλουθον εἶναι. Selon Morgan, Myth and Philosophy, 198 n. 32, la localisation des Bienheureux à la surface de la terre peut s’ inspirer des δαίμονες… ἐπιχθόνιοι d’Hésiode (Trav. 122-123). Références à Homère, à la tradition ou aux poètes en 112A1 (ὅπερ Ὅμηρος εἶπε et citation d’Il. 8.14), 113B5 (ὃν ἐπονομάζουσιν Πυριφλεγέθοντα), 113C1 (ὃν δὴ ἐπονομάζουσι Στύγιον) et C89 (ὄνομα δὲ τούτῳ ἐστίν, ὡς οἱ ποιηταὶ λέγουσιν, Κωκυτός). Pour la fantaisie, voir M. Dixsaut, Platon, Phédon (Paris: Flammarion, 1991) 170, et pour le sérieux, Pradeau, “Le monde terrestre.”

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n’excluant pas pour autant la lecture seconde et symbolique qui m’ intéresse –, comme il intriguait déjà les commentateurs antiques par la réduction du cadre cosmologique à une Terre immense. Or, s’en tenir à la Terre, c’est, comme le note D. Sedley, exclure une “vision d’en haut” et l’absence des corps célestes est ainsi corrélative de l’ absence dans notre texte d’un voyageur céleste.18 La figure de celui-ci, à vrai dire, est esquissée, mais fugitivement, au détour d’une hypothèse, dans l’ évocation de la “vraie terre” et de ses belles couleurs, visibles à qui regarderait d’en haut (110B6), mais le voyage n’a de fait pas ici le rôle qu’il tient dans le Phèdre, Socrate s’ attachant surtout à mettre en relation un degré de purification de l’ âme et un environnement. Néanmoins, avant de considérer chaque niveau, on peut rapprocher cette Terre unique de la situation générale de l’homme, telle que l’ a évoquée, au début du texte, l’énigmatique “formule qu’on dit dans les Mystères:”19 ἔν τινι φρουρᾷ ἐσμεν οἱ ἄνθρωποι (62B20). Dans un contexte où Socrate insiste sur le soin que les dieux ont des hommes, le sens péjoratif et rare de “prison” s’ accorderait mal avec la bienveillance des maîtres divins, et, à ce point du dialogue, où rien encore n’a été dit des rapports du corps et de l’ âme, il semble tout aussi difficile que le lecteur non prévenu envisage la situation de l’ âme dans le corps et non, d’une manière plus large, celle de l’ homme dans le monde. Allusion au poste qui nous a été confié,21 le mot évoque aussi l’ enclos où est gardé le bétail divin que nous sommes:22 associé à l’ interdiction du suicide, il me semble ainsi insister d’entrée sur les limites, la clôture qui caractérise notre condition, clôture de ce monde,23 qui se spécifiera ensuite en clôture du corps, empêchant l’accès à la vérité,24 clôture du désir qui cloue l’ âme au 18 19

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Sedley, “Teleology and Myth in the Phaedo,” 375. Socrate lui-même n’en cèle pas la difficulté (oὐ ῥᾴδιος διιδεῖν, 62B6) et le sens qu’il sélectionne n’est sans doute pas le seul possible : οὐ μέντοι ἀλλὰ τόδε γέ μοι δοκεῖ, ὦ Κέβης, εὖ λέγεσθαι, τὸ θεοὺς εἶναι ἡμῶν τοὺς ἐπιμελουμένους καὶ ἡμᾶς τοὺς ἀνθρώπους ἓν τῶν κτημάτων τοῖς θεοῖς εἶναι (62B6-8). Pour un examen détaillé, voir P. Frutiger, Les mythes de Platon (Paris: Alcan, 1930) 58 n. 1; confrontation avec la tradition pythagoricienne par R. Di Giuseppe, La teoria della morte nel Fedone platonico (Naples : Il Mulino, 1993) 8 sq. C’ est la traduction retenue par Cicéron (De senect. 20.73). Cf. P. Chantraine, “Sur l’ emploi de κτήματα au sens de ‘bétail, cheptel’,” RPh 72 (1946) 5-11. Ce qui s’ accorde avec la définition de l’ univers de Philolaos (B15 DK: ὥσπερ ἐν φρουρᾶι πάντα ὑπὸ τοῦ θεοῦ περιειλῆφθαι λέγων), commentée par Di Giuseppe, La teoria della morte nel Fedone, 23sq. Sur le corps obstacle à la connaissance, voir 65B8-9 : ὅταν μὲν γὰρ μετὰ τοῦ σώματος ἐπιχειρῇ τι σκοπεῖν, δῆλον ὅτι τότε ἐξαπατᾶται ὑπ’ αὐτοῦ ; 65C2-7: Λογίζεται δέ γέ που τότε κάλλιστα, ὅταν αὐτὴν τούτων μηδὲν παραλυπῇ, μήτε ἀκοὴ μήτε ὄψις μήτε ἀλγηδὼν μηδέ τις ἡδονή, ἀλλ’ ὅτι μάλιστα αὐτὴ καθ’ αὑτὴν γίγνηται ἐῶσα χαίρειν τὸ σῶμα, καὶ καθ’ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ’ ἁπτομένη ὀρέγηται τοῦ ὄντος; 66A-D, en part. A3-6: ἀπαλλαγεὶς ὅτι μάλιστα ὀφθαλ-

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sensible,25 clôture même des discours antilogiques, où le cliquetis des mots est mis au service du seul désir de victoire par des orateurs incapables de sortir d’eux-mêmes pour aller vers la vérité.26 Par une sorte de composition circulaire, le mythe final donnerait ainsi à travers la grande Terre une image de ce monde clos dans lequel se meut l’ âme humaine, dont la situation se précise encore ensuite. On relève d’ abord que tout le passage est construit par rapport à notre niveau humain : non seulement les descriptions des deux autres couches sont tissues de comparatifs, mais c’est aussi l’élément considéré en premier, comme le point de référence qu’ il est pour nous. Et, dès les premiers mots, nous sommes ramenés à notre juste place: la Terre dans son ensemble est très grande (πάμμεγά τι εἶναι αὐτό, 109A8) et nous n’en habitons “qu’une petite partie” (καὶ ἡμᾶς οἰκεῖν… ἐν σμικρῷ τινι μορίῳ 109A8-B1), disproportion déjà peu flatteuse, renforcée immédiatement par une comparaison péjorative, qui nous montre “habitant au bord de la mer, comme au bord d’un marais, à l’instar de fourmis ou de grenouilles” (ὥσπερ περὶ τέλμα μύρμηκας ἢ βατράχους περὶ τὴν θάλατταν οἰκοῦντας, 109B1-2). Après le “souci de soi,” c’est ainsi un autre thème essentiel du socratisme qui affleure : la nécessité de se désabuser, de ne pas croire savoir ce qu’ on ignore, qui revient ici à ne pas nous leurrer sur notre position en attribuant au sensible une importance qu’il n’a pas. La structure même du passage y insiste: après un premier contraste entre notre partie, déversoir où se mêlent les éléments, eau, vapeur et air, et la terre elle-même, qui se tient “pure dans la pureté du ciel,”27 Socrate introduit un troisième terme, le monde de la mer, qui lui permet, d’ abord, par une analogie, de dénoncer nos illusions (109C3-110A1) : Nous donc, sans nous en douter, nous en habitons les creux et nous nous imaginons habiter en haut, à la surface de la terre, comme un homme qui, vivant à mi-distance du fond de la pleine mer, s’ imaginerait être à

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μῶν τε καὶ ὤτων καὶ ὡς ἔπος εἰπεῖν σύμπαντος τοῦ σώματος, ὡς ταράττοντος καὶ οὐκ ἐῶντος τὴν ψυχὴν κτήσασθαι ἀλήθειάν τε καὶ φρόνησιν ὅταν κοινωνῇ – comme la vérité, la vertu devient inaccessible, puisque l’ homme ordinaire se contente d’un calcul de la moindre peur ou du plus grand plaisir, sans jamais sortir de ce cercle de l’émotion (cf. 69A1-2). 82D9-83A1 : παραλαβοῦσα αὐτῶν τὴν ψυχὴν ἡ φιλοσοφία ἀτεχνῶς διαδεδεμένην ἐν τῷ σώματι καὶ προσκεκολλημένην, ἀναγκαζομένην δὲ ὥσπερ διὰ εἱργμοῦ διὰ τούτου σκοπεῖσθαι τὰ ὄντα ἀλλὰ μὴ αὐτὴν δι’ αὑτῆς, καὶ ἐν πάσῃ ἀμαθίᾳ κυλινδουμένην, καὶ τοῦ εἱργμοῦ τὴν δεινότητα κατιδοῦσα ὅτι δι’ ἐπιθυμίας ἐστίν, ὡς ἂν μάλιστα αὐτὸς ὁ δεδεμένος συλλήπτωρ εἴη τοῦ δεδέσθαι…: de la servitude volontaire. 91A3-6 : καὶ γὰρ ἐκεῖνοι ὅταν περί του ἀμφισβητῶσιν, ὅπῃ μὲν ἔχει περὶ ὧν ἂν ὁ λόγος ᾖ οὐ φροντίζουσιν, ὅπως δὲ ἃ αὐτοὶ ἔθεντο ταῦτα δόξει τοῖς παροῦσιν, τοῦτο προθυμοῦνται. Cette pureté fait écho à la nécessaire pureté de l’ âme sur laquelle a insité la discussion.

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la surface de celle-ci et voyant le soleil et le reste des astres à travers l’ eau, prendrait la mer pour le ciel.28 L’ emploi des verbes λεληθέναι et οἴεσθαι marque d’ emblée l’ illusion dans laquelle nous vivons, que renforce encore la comparaison. Et ce qui vaut pour notre position vaut aussi pour le monde environnant, où la vraie terre est plus incomparable encore par rapport à notre monde, que notre monde par rapport à l’univers marin,29 occasion de dénoncer l’impureté qui est la marque de notre monde: “Cette terre-ci, les pierres et le lieu d’ici-bas tout entier sont corrompus et totalement rongés, comme par la salure ce que contient la mer.”30 Par opposition, Socrate se lance dans le beau mythos que constitue la description de “cette terre dont la place est au-dessus du ciel” (110B5-111C2), et en détaille les éléments physiques, couleurs, végétaux, minéraux, puis les êtres vivants, scandant le passage tout au long par des comparatifs: tout est en elle plus pur, plus sain, et les contacts, avec les dieux ou le spectacle des astres, y sont plus réels. On retrouve ainsi tous les qualificatifs appliqués à l’ effort de l’ âme vers l’intelligible et la vérité, qui ne peut s’ atteindre que par le contact de l’âme pure avec l’objet pur, si bien que la “vraie terre” figure sans ambiguïté ce à quoi aspire l’âme soucieuse de se détacher du sensible, sans toutefois se confondre avec l’Intelligible: il ne s’agit que d’ une figuration suggestive s’appropriant les prestiges poétiques de l’Ile des Bienheureux, ses belles couleurs, ses pierres précieuses, ses hommes dont la longue vie ignore les maladies, pour rendre sensibles, par le jeu même des répétitions verbales, les notions de pureté et de beauté, c’est-à-dire les objets supérieurs que peut se proposer l’âme. Mais l’âme peut à l’inverse, tout le texte l’ a montré, se laisser engluer dans le sensible et s’y perdre, et il me semble possible de retrouver dans la description des Enfers les traits majeurs du monde sensible, comme on trouve matérialisées dans la “vraie terre” les aspirations de l’ âme en quête du réel.

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109C3-8 : ἡμᾶς οὖν οἰκοῦντας ἐν τοῖς κοίλοις αὐτῆς λεληθέναι καὶ οἴεσθαι ἄνω ἐπὶ τῆς γῆς οἰκεῖν, ὥσπερ ἂν εἴ τις ἐν μέσῳ τῷ πυθμένι τοῦ πελάγους οἰκῶν οἴοιτό τε ἐπὶ τῆς θαλάττης οἰκεῖν καὶ διὰ τοῦ ὕδατος ὁρῶν τὸν ἥλιον καὶ τὰ ἄλλα ἄστρα τὴν θάλατταν ἡγοῖτο οὐρανὸν εἶναι. Sur la dévalorisation de l’ univers marin, cf. Ti. 92B, et Dixsaut, Platon, Phédon, 403-404 n. 346. 110A1-3 : ἥδε μὲν γὰρ ἡ γῆ καὶ οἱ λίθοι καὶ ἅπας ὁ τόπος ὁ ἐνθάδε διεφθαρμένα ἐστὶν καὶ καταβεβρωμένα, ὥσπερ τὰ ἐν τῇ θαλάττῃ ὑπὸ τῆς ἅλμης; voir le joli commentaire de Dixsaut, “Mythe et Interprétation,” 255 : “Dans le Phédon, notre Terre est mesurée à une autre hauteur et notre existence en prend un caractère croupissant; enfoncée ‘dans un air trop lourd qui autour de nous dérobe aux choses la couleur et aux yeux la clarté,’ elle a quelque chose ‘de malade et d’ érodé.’ ”

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La longueur et la complexité mêmes de l’évocation des régions intérieures, pleines de gouffres, s’accordent sans doute avec le trajet tortueux qui est le lot de l’âme attachée au sensible, mais elles correspondent aussi, plus profondément, à la nature même du monde sensible qui l’ a fascinée et perdue. Si l’ on passe de la forme au fond, de même, l’espèce de grand système de communication interne que constituent les fleuves infernaux, lui-même fait d’ infinis détours,31 est propre à accueillir ces âmes, mais encore, si l’ on regarde de plus près les éléments qui le composent, il est, à l’instar de notre monde sensible, fait du mélange des contraires et en proie à un mouvement perpétuel ;32 ce sont les caractéristiques mêmes qui exposaient le faux savant et véritable apaideutos au risque de la misologie, quand le discours se contentait de reproduire l’ apparence, donnant l’illusion que “tout ce qui existe est tout bonnement emporté dans une sorte d’Euripe, ballotté en tous sens, sans aucun moment de repos en aucun point que ce soit.”33 L’ensemble est en effet animé d’ un mouvement d’oscillation, (αἰώρα, 111E5), dont Platon donne une explication purement matérialiste et pensée sur le modèle de la respiration (112B), nouveau rapprochement possible avec notre monde des vivants. Fluence et mouvance34 caractérisent ces régions intérieures, donnant une base instable au monde incertain qu’est notre terre pour qui s’ en tient à l’ apparence. Davantage même, ces lieux isolent en quelque sorte et font apparaître tout ce que le matériel implique dans notre monde intermédiaire, sorte d’approximation du “matériel pur,” qui répond à l’ image approchée de la pureté de l’Intelligible donnée par la Terre supérieure; cette interprétation permet à tout le moins de suggérer une explication à la sentence curieuse des juges que mentionne Platon. Comparé au mythe du Gorgias ou de la République, le Phédon établit une typologie beaucoup plus détaillée des âmes, ce qui s’ accorde avec la variété inhérente au sensible, avec la diversité des itinéraires et l’ éparpillement des polloi, dont le début du texte a accusé l’antagonisme avec le philosophe (64B, 65A et 69E). Ainsi “ceux qui semblent avoir eu une vie moyenne” (113D4-E1)

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Cf. à propos des fleuves, 112D5-7 : ἔστι δὲ ἃ παντάπασιν κύκλῳ περιελθόντα, ἢ ἅπαξ ἢ καὶ πλεονάκις περιελιχθέντα περὶ τὴν γῆν ὥσπερ οἱ ὄφεις ; 113B1: περιελιττόμενος δὲ τῇ γῇ ; 113C4: περιελιττόμενος. 111D3-4 : κατὰ στενότερα καὶ εὐρύτερα; D8 : πηλοῦ καὶ καθαρωτέρου καὶ βορβορωδεστέρου; e4: ταῦτα δὲ πάντα κινεῖν ἄνω καὶ κάτω – Dixsaut, Platon, Phédon, 176, rapproche de “la thèse de Simmias, celle d’ un corps fait de tensions et d’ accords entre couples opposés.” 90C4-6 : πάντα τὰ ὄντα ἀτεχνῶς ὥσπερ ἐν Εὐρίπῳ ἄνω κάτω στρέφεται καὶ χρόνον οὐδένα ἐν οὐδενὶ μένει. Cf. Crat. 440CD et Dixsaut, Platon, Phédon, 174.

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se purifient du mal et sont récompensés du bien qu’ ils ont fait ;35 les criminels sont jetés dans le Tartare, les incurables définitivement (113E1-6), tandis que les autres se subdivisent à nouveau en deux catégories et passent, du Tartare (113E6-114A3) aux flots glacés du Cocyte pour les homicides (114A3-5) et, pour les parricides, aux eaux bouillantes du Pyriphlégéthon36 (114A5-6) ; lorsque le courant les ramène au lac Achérousias, ils entreprennent de fléchir leurs victimes; s’ils les persuadent, ils sortent des flots, dans le cas contraire, ils reprennent le circuit. Platon insiste alors: “Cette condition ne cesse pas avant qu’ils aient réussi à persuader leurs victimes ; car telle est la dikè que leur ont fixée les juges.”37 Ce jugement laissait déjà Damascius perplexe, mais pour des raisons qui dénotent une conception curieuse du fonctionnement d’ un mythe, puisqu’il relevait que “après tout, les victimes ne sont pas nécessairement là [scil. Au bord de l’Achérousias, lieu des âmes moyennes] ;” sur quoi les modernes ont renchéri en évoquant la file d’attente que pouvait provoquer un tel système!38 Il va de soi que ces déductions logiques n’ont pas leur place dans un énoncé mythique: autant se demander comment Jocaste, qui avait déjà attendu avant de mettre au monde Œdipe, pouvait encore être en mesure de lui donner quatre enfants! La logique du mythe n’est pas celle du quotidien spatio-temporel, auquel le mythe n’appartient pas ; de même ici, c’ est plutôt le thème mis en relief par Platon, celui de la persuasion,39 qui est à considérer que les conditions de réalisation de la sentence. Mais, sur ce point aussi les commentateurs s’étonnent, comme M. Dixsaut, que, tributaire du talent rhétorique, “le châtiment imaginé par les juges des Enfers ressemble fort à la justice des hommes habitants des creux de la Terre.”40 Cette dernière remarque est intéressante, qui dote à nouveau le monde souterrain d’ un trait caractéristique du monde humain sensible, et mérite d’être creusée. Toute peithô n’est en effet pas nécessairement “rhétorique” au sens péjoratif du terme, et, s’il est un dialogue qui y insiste, c’est bien le Phédon, jalonné de références à la pistis que Socrate veut transmettre à Simmias et Cébès :41 elle

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Cette catégorie médiocre est sans doute majoritaire si l’on se reporte à 89E-90B. Jusque-là, le symbolisme des peines est assez simple: les individus moyens ont un sort mitigé, et l’ on peut associer le glacé à la haine et le feu à l’emportement de la colère. 114B4-6 : καὶ ταῦτα πάσχοντες οὐ πρότερον παύονται πρὶν ἂν πείσωσιν οὓς ἠδίκησαν· αὕτη γὰρ ἡ δίκη ὑπὸ τῶν δικαστῶν αὐτοῖς ἐτάχθη. Voir Dixsaut, Platon, Phédon, 406 n. 362. La répétition le met bien en relief: καὶ ἐὰν μὲν πείσωσιν… εἰ δὲ μή… πρὶν ἂν πείσωσιν οὓς ἠδίκησαν… (114B). Dixsaut, Platon, Phédon, 178. Il y a 46 occurrences de mots de la famille de πείθομαι (en particulier πίστις et πειθώ) dans le dialogue ; notre passage lui-même est encadré par ce thème (entre Socrate et Simmias,

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est nécessaire à quelque opinion que ce soit, celle de l’ éristique comme celle du philosophe, pour ne pas rester lettre morte, mais constituer véritablement un principe de vie. Dans cet esprit, on peut penser que Platon, s’ inspirant peutêtre lointainement des procédures de conciliation et de réparation des époques anciennes, telles qu’on les entrevoit, par exemple, dans l’ allégorie des Λίται par laquelle Phénix essaie de convaincre Achille,42 souligne, à travers la peithô, l’importance de l’affectivité dans le monde des hommes, tout en intégrant aussi un emploi minimal du logos.43 De cette importance de l’ émotion dans le monde humain – et de la valeur positive qui permet son utilisation dans le mythe de rétribution – témoigne encore, me semble-t-il, l’ attitude prêtée un peu plus loin au serviteur des Onze, que Socrate considère comme un ἀστεῖος ἄνθρωπος, lui qui précédemment venait le voir et parfois dialoguait avec lui – la parole là aussi trouve une petite place – et qui aujourd’hui le pleure de grand cœur.44 Si l’on adopte cette hypothèse, la dimension “affective” prendrait place comme une des composantes essentielles de notre vie dans le sensible dans un vaste tableau qui ne ferait pas seulement apparaître la vérité de chaque type d’âme en lui assignant son lieu propre, mais qui donnerait une image globale de la situation existentielle de l’homme. Ainsi, après une première vision d’ensemble (108E3-109A7), où la stabilité de la grande terre suggère peut-être la possibilité de trouver dans cet univers équilibre et sûreté sans s’abandonner à l’incertitude et à l’ errance, comme les misologoi,45 le monde médian où vit l’homme est ramené à sa juste valeur, trop facilement surestimée par lui, avant que, par la transposition “philosophique” des Iles des Bienheureux et des Enfers poétiques, soit mise en évidence l’ alternative qui s’offre à l’âme, de l’enfoncement dans le sensible, qui est abandon à l’oscillation et aux contradictions, ou de l’ élévation vers le plus pur par l’ exercice de la pensée. Mais cette description statique de deux pôles n’épuise pas encore toute la richesse du texte, car non seulement on trouve de part et

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107A9-B4 : Ἀλλὰ μήν, ἦ δ’ ὃς ὁ Σιμμίας, οὐδ’ αὐτὸς ἔχω ἔτι ὅπῃ ἀπιστῶ ἔκ γε τῶν λεγομένων· ὑπὸ μέντοι τοῦ μεγέθους περὶ ὧν οἱ λόγοι εἰσίν, καὶ τὴν ἀνθρωπίνην ἀσθένειαν ἀτιμάζων, ἀναγκάζομαι ἀπιστίαν ἔτι ἔχειν παρ’ ἐμαυτῷ περὶ τῶν εἰρημένων. – Οὐ μόνον γ’, ἔφη, ὦ Σιμμία, ὁ Σωκράτης, ἀλλὰ ταῦτά τε εὖ λέγεις καὶ τάς γε ὑποθέσεις τὰς πρώτας, καὶ εἰ πισταὶ ὑμῖν εἰσιν, ὅμως ἐπισκεπτέαι σαφέστερον et entre Socrate et Criton, 115C5-6: Οὐ πείθω, ὦ ἄνδρες, Κρίτωνα, ὡς ἐγώ εἰμι οὗτος Σωκράτης…). Il. 9.502 sq., et D. Aubriot, “Les Λιταί d’ Homère et la Δίκη d’Hésiode,” REG 97 (1984) 1-23. C’ est ce que peuvent suggérer les verbes ἱκετεύουσι καὶ δέονται (114A9). 116D5-8 ; pour cet homme ordinaire, l’ émotion est un signe de qualité (καὶ νῦν ὡς γενναίως με ἀποδακρύει), alors que, pour les disciples de Socrate, elle est signe de faiblesse. C’ est aussi la stabilité, une prise moins glissante, que cherche Socrate dans “sa seconde navigation,” mise sous le signe de l’ἀσφάλεια (100DE, 101D, 105BC).

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d’autre deux évocations du voyage de l’âme, mais à l’ intérieur même, un mouvement est introduit à la faveur de la longue analogie établie entre l’ habitant de la mer et l’habitant du monde humain. Les illusions de l’ un et de l’ autre disparaîtraient s’ils “relevaient la tête,”46 hors de l’eau ou hors de l’ air, au lieu qu’ ils s’ y enfoncent “par nonchalance et par faiblesse,” expression reprise avec insistance dans la description du monde de la mer (διὰ δὲ βραδυτῆτά τε καὶ ἀσθένειαν, 109C8) comme dans celle de notre terre (ὑπ’ ἀσθενείας καὶ βραδυτῆτος; 109D8). Dans ce monde “moyen,” c’est l’inertie qui nous perd, et le manque de courage, cette vertu essentielle aussi au philosophe, plein d’ assurance devant la mort, sur laquelle insiste le dialogue:47 comme il y a un désir, il y a aussi un courage de penser, de se détacher de la satisfaction immédiate et de l’ emprise du sensible, “un risque à courir,” dira Socrate en conclusion, dans un des passages les plus célèbres du texte: καλὸς γὰρ ὁ κίνδυνος… Or, si l’on reprend l’ensemble du texte, dès le premier tableau général de la Terre, avant la rétribution des âmes, on voit se dessiner, sur le mode potentiel, “en creux,” la différence du philosophe:48 La faiblesse et la nonchalance nous rendent incapables de traverser l’ air jusqu’au bout; car quelqu’un qui arriverait aux cimes de l’ air, ou, pourvu d’ailes, prendrait son essor, verrait alors en relevant la tête, à l’ instar des poissons ici-bas qui, en sortant la tête de la mer, voient les choses d’ ici-bas, verrait donc pareillement les choses de là-bas ; et si sa nature était capable de supporter cette contemplation, il saurait alors que là est le véritable ciel, la vraie lumière et la vraie terre.49 Cet homme-oiseau, ailé comme le sera l’âme dans le Phèdre, qui pourrait contempler d’en haut la vraie terre et la surplomber, est, à n’en pas douter, une figure du philosophe, comme le confirme le sort réservé à celui-ci dans le mythe de la rétribution. Les “bons” se scindent alors en deux groupes et, tandis que les hosioi sont délivrés de la prison infernale et arrivent dans la résidence pure de la surface de la terre (114B), “ceux qui se trouvent suffisamment 46 47 48 49

Ἀνακύπτω en 109D2, E3-4 (voir infra n. 49). Θαρρεῖν en 63E, 78B, 87E, 88B, 95C, 114D, 115E ; ἀνδρεία ou ἀνδρεῖος en 68CD, 69BC, 83E, 114E. Sur l’ importance de la question initiale, τί δέ ; ἦ δ’ ὅς, οὐ φιλόσοφος Εὔηνος; (61C4-5), cf. Dixsaut, Le naturel philosophe, 223 sq. 109D8-110A1 : ὑπ’ ἀσθενείας καὶ βραδυτῆτος οὐχ οἵους τε εἶναι ἡμᾶς διεξελθεῖν ἐπ’ ἔσχατον τὸν ἀέρα· ἐπεί, εἴ τις αὐτοῦ ἐπ’ ἄκρα ἔλθοι ἢ πτηνὸς γενόμενος ἀνάπτοιτο, κατιδεῖν ⟨ἂν⟩ ἀνακύψαντα, ὥσπερ ἐνθάδε οἱ ἐκ τῆς θαλάττης ἰχθύες ἀνακύπτοντες ὁρῶσι τὰ ἐνθάδε, οὕτως ἄν τινα καὶ τὰ ἐκεῖ κατιδεῖν, καὶ εἰ ἡ φύσις ἱκανὴ εἴη ἀνασχέσθαι θεωροῦσα, γνῶναι ἂν ὅτι ἐκεῖνός ἐστιν ὁ ἀληθῶς οὐρανὸς καὶ τὸ ἀληθινὸν φῶς καὶ ἡ ὡς ἀληθῶς γῆ.

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purifiés par la philosophie,” se distinguant des autres, “vivent absolument sans corps pour la suite du temps et parviennent à des demeures plus belles encore que celles-là,”50 façon de suggérer la pleine réalisation de l’ effort de déliaison du philosophe et l’atteinte de l’intelligible, qui ne relève plus du dicible et ne trouve à s’exprimer que par la supériorité de la beauté, première esquisse peutêtre de l’ὑπερουράνιος τόπος du Phèdre (247C). Or cette figure du philosophe rejoignant un au-delà indicible s’ incarne aussi dans la personne de Socrate et dans son espérance, Socrate qui invite ses auditeurs à se laisser enchanter par le mythe: καὶ χρὴ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτῷ (114D6-7), conseil qui fait écho à celui qu’il donnait déjà après sa première démonstration, avant d’introduire l’argument d’ affinité: Ἀλλὰ χρή… ἐπᾴδειν αὐτῷ [l’enfant craintif qui est en nous] ἑκάστης ἡμέρας ἕως ἂν ἐξεπᾴσητε51 (77E78), et qu’il précisait, après la question désemparée de Cébès, inquiet de savoir où trouver τῶν τοιούτων ἀγαθὸν ἐπῳδόν, quand Socrate les aurait laissés (78A1-2), en les invitant, comme dans le préambule du mythe, à une recherche commune et mutuelle (ζητεῖν δὲ χρὴ καὶ αὐτοὺς μετ’ ἀλλήλων, 78A7). Placé ici, au terme d’un dialogue où Socrate, exceptionnellement, n’a eu de cesse de justifier ses convictions, cet effort d’enchantement, inhérent au mythe et nécessaire à notre nature,52 prend davantage de relief encore, résumant et couronnant, d’ une certaine manière, toute sa démarche. Comme il l’a fait tout au long de la première partie,53 Socrate se réfère d’abord à des croyances, la rétribution, le daimôn qui serait attaché à chacun de nous, le chemin vers l’ Hadès, pour en proposer une interprétation personnelle, ἀπὸ τῶν ὁσίως τε καὶ νομίμων τῶν ἐνθάδε τεκμαιρόμενος (108A5-6). De la description des “lieux merveilleux de la terre” qui suit, il n’est plus l’auteur, mais l’identité de celui-ci, si elle intéresse les historiens de la philosophie, a moins d’importance dans le texte que l’ originalité de sa théorie, qui se distingue de la doxa de ceux qui ont l’habitude de parler de la terre, et sur-

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114C2-5 : τούτων δὲ αὐτῶν οἱ φιλοσοφίᾳ ἱκανῶς καθηράμενοι ἄνευ τε σωμάτων ζῶσι τὸ παράπαν εἰς τὸν ἔπειτα χρόνον, καὶ εἰς οἰκήσεις ἔτι τούτων καλλίους ἀφικνοῦνται. L’ enchantement du philosophe s’ oppose ainsi à celui de la poésie expulsée et à laquelle s’ oppose le logos philosophique en R. 608A : ἕως δ’ ἂν μὴ οἵα τ’ ᾖ ἀπολογήσασθαι, ἀκροασόμεθ’ αὐτῆς ἐπᾴδοντες ἡμῖν αὐτοῖς τοῦτον τὸν λόγον, ὃν λέγομεν, καὶ ταύτην τὴν ἐπῳδήν, εὐλαβούμενοι πάλιν ἐμπεσεῖν εἰς τὸν παιδικόν τε καὶ τὸν τῶν πολλῶν ἔρωτα, mais en même temps – comme le fait, plus largement, le mythe lui-même – en transpose et utilise les prestiges au service de la vérité. Voir Lg. 671A, 887D, et surtout 903B. Voir 61C8 (οὐ γάρ φασι θεμιτὸν εἶναι), 61E8 (Κατὰ τί δὴ οὖν ποτε οὔ φασι θεμιτὸν εἶναι), 62B23 (ὁ μὲν οὖν ἐν ἀπορρήτοις λεγόμενος περὶ αὐτῶν λόγος), 63C6 (ὥσπερ γε καὶ πάλαι λέγεται), 67C5 (ὅπερ πάλαι ἐν τῷ λόγῳ λέγεται), 69C3-4 (τῷ ὄντι πάλαι αἰνίττεσθαι), 69C7 (ὥς φασιν οἱ περὶ τὰς τελετάς), 70C5 (παλαιὸς μὲν οὖν ἔστι τις λόγος οὗ μεμνήμεθα).

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tout que la conviction qu’il a inspirée à Socrate, quatre fois répétée dans le texte par πέπεσμαι :54 on a ainsi comme le pendant de la belle elpis initiale, qu’ il présentait aussi comme personnelle (ἐλπίζω, 63C1) et que Simmias lui demandait de partager avec eux (63D1). Enfin cette conviction s’ exprime dans un dialogue avec Simmias, qui de nouveau l’interroge et affirme qu’ “il écouterait volontiers” ce qui l’a ainsi convaincu (108D3), désir répété, avec la même formule (110B4), lorsque Socrate, ayant évoqué d’un mot la beauté supérieure de la vraie Terre, souligne l’intérêt de ce mythos. L’emploi du mot mythos à ce point a suscité de nombreuses discussions sur le statut, déjà mythique ou intermédiaire, des passages qui précèdent, discussions sans fin car elles mettent en jeu la définition même du “mythe.”55 Ce qui est sûr, c’est que notre passage, dont l’analyse a montré l’ unité de sens, se retrouve formellement divisé en plusieurs séquences par deux échanges entre Simmias et Socrate et que le dialogue fait deux fois irruption dans la description, structure originale56 qui rappelle la structure du dialogue lui-même, tout aussi originale, où Phédon et Échécrate coupent de même deux fois le récit,57 la première (88B9-89A8), pour souligner le désarroi dans lequel est plongé tout auditeur, directement présent ou écoutant le récit de l’ entretien,58 et, corrélativement, l’aptitude merveilleuse de Socrate à guérir cette perplexité, qui a porté à son comble l’admiration de Phédon (88E5-89A5), la seconde (102A3-9), pour approuver, à l’unisson encore, l’admirable clarté de la solution proposée par la seconde navigation et l’emploi des logoi. Dans ces interruptions comme dans les échanges insérés dans la partie finale, ce sont en effet le logos et la personne de Socrate, les deux étroitement liés, qui sont mis en valeur. Socrate ne cesse d’être présent dans son discours, soulignant sa conviction, l’ originalité de la théorie qu’il a adoptée, avatar de l’opposition des polloi et du philosophe, 54 55 56

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108C8, 108E1 et 3, 109A6. Sur ces débats, voir Frutiger, Les mythes de Platon, 30 n. 2. Les autres mythes (Grg. 524A10, 525E6, 526A3 et D3 ; R. 618B7) n’ont qu’une ou des apostrophes, qui peuvent introduire un commentaire de Socrate – en particulier face à Calliclès pour la longue exhortation finale après 526D3 – mais non pas un dialogue refusé par le jeune Athénien. On ne trouve une coupure comparable en cours de dialogue que dans l’Euthydème (290E293A). La réaction de l’ assistance en 88B9-C3 : Πάντες οὖν ἀκούσαντες εἰπόντων αὐτῶν ἀηδῶς διετέθημεν, ὡς ὕστερον ἐλέγομεν πρὸς ἀλλήλους, ὅτι ὑπὸ τοῦ ἔμπροσθεν λόγου σφόδρα πεπεισμένους ἡμᾶς πάλιν ἐδόκουν ἀναταράξαι καὶ εἰς ἀπιστίαν καταβαλεῖν, et celle d’Échécrate en C7-D3: καὶ γὰρ αὐτόν με νῦν ἀκούσαντά σου τοιοῦτόν τι λέγειν πρὸς ἐμαυτὸν ἐπέρχεται· Τίνι οὖν ἔτι πιστεύσομεν λόγῳ; ὡς γὰρ σφόδρα πιθανὸς ὤν, ὃν ὁ Σωκράτης ἔλεγε λόγον, νῦν εἰς ἀπιστίαν καταπέπτωκεν, sont identiques et mettent en lumière la question cruciale de la conviction.

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l’ intérêt du mythe que tout à la fois il concentre, faute de temps, et allonge, pour mieux enchanter l’auditoire (114D7-8). Nature de l’ énoncé et énonciateur comptent ainsi autant que l’énoncé lui-même, ou plutôt les trois ne se séparent pas dans ce dialogue centré sur la figure du philosophe et l’ exercice de la philosophie. Le philosophe tout à la fois incarne le logos et s’ efface devant lui, comme l’a montré de façon saisissante la célèbre scène des cheveux de Phédon, où Socrate, tout en les caressant, souligne l’enjeu essentiel de cette ultime discussion, l’existence même du logos, dont lui, Socrate, porterait le deuil dès aujourd’hui s’il ne pouvait être ramené à la vie (89B7-9). On retrouve aussi ce thème majeur dans l’ultime mise en garde qu’il adresse après le mythe à Criton: “Sache bien, mon bon Criton, que ne pas parler comme il convient n’est pas seulement une faute limitée à ce seul point, mais qu’ elle fait aussi du mal aux âmes.”59 Comment mieux résumer l’importance du logos ? Comment aussi rendre plus sensible la déliaison du philosophe que par cette ultime leçon à Criton, où Socrate lui-même dit par avance la différence entre “ce Socrate qui maintenant dialogue et assigne sa place à chacun des énoncés,” le philosophe, et “le cadavre qu’il aura sous les yeux un peu plus tard”60 (115C), anticipant le détachement final, qui, sous les yeux des disciples et des lecteurs, se manifeste par la montée progressive du froid le long de ses membres?61 Si l’on songe que le récit s’est ouvert sur un premier détachement “littéral,” ordonné par les Onze et que, délivré de ses chaînes, Socrate, l’ atopos, a d’emblée dénoncé l’ atopon de “ce que les hommes nomment agréable” (60B34),62 suggérant à Ésope un apologue de la douleur et du plaisir qui dirait l’ étrangeté du monde sensible livré à la succession et au vertige des contraires (60C), il est tentant de voir dans toute cette dernière journée de Socrate une sorte de contrepoint au grand tableau de la condition humaine du mythe final. Passée en prison, elle fait voir pour ainsi dire “en gros caractères” la situation de l’homme, pris dans la clôture du sensible; passée à philosopher, dans un jeu complexe de raisonnements, de doxai, d’énoncés mythiques et de narration émue, avec des temps forts comme la prise de parole des philosophes au cœur de “l’apologie” initiale (66B1-3) ou le raisonnement des philomatheis dont

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115E5-7 : εὖ γὰρ ἴσθι, ἦ δ’ ὅς, ὦ ἄριστε Κρίτων, τὸ μὴ καλῶς λέγειν οὐ μόνον εἰς αὐτὸ τοῦτο πλημμελές, ἀλλὰ καὶ κακόν τι ἐμποιεῖ ταῖς ψυχαῖς. 115C5-D1 : Οὐ πείθω, ὦ ἄνδρες, Κρίτωνα, ὡς ἐγώ εἰμι οὗτος Σωκράτης, ὁ νυνὶ διαλεγόμενος καὶ διατάττων ἕκαστον τῶν λεγομένων, ἀλλ’ οἴεταί με ἐκεῖνον εἶναι ὃν ὄψεται ὀλίγον ὕστερον νεκρόν, καὶ ἐρωτᾷ δὴ πῶς με θάπτῃ. L’ invraisemblance de la description mise en lumière par C. Gill, “The Death of Socrates,” CQ 23 (1973) 225-228, ne fait qu’ accuser sa valeur symbolique. Même erreur des hommes à propos des cygnes en 85A.

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la philosophie a pris l’âme en main dans la seconde partie (82D-83B), élargie encore par l’évocation de l’itinéraire intellectuel de Socrate, elle résume d’une manière saisissante toute la démarche philosophique et le temps du philosophe qui répond en quelque sorte à l’espace du mythe. Dimension logique et symbolique du langage, temps narré et temps de la narration, figure de Socrate et logos ne cessent ainsi de s’entrecroiser dans un texte où, à l’ instar du récit du Banquet, le récit dépasse sans cesse la réalité qu’ il dépeint,63 par la complexité de la contexture comme par celle de son sujet, Socrate l’ atopos face à la mort “tel qu’en lui-même enfin: Socrate ou une existence confondue avec la philosophie, où se nouent bonheur et vertu, en dépit de la condamnation portée contre lui, preuve la plus nette peut-être du caractère fondamentalement inessentiel des aléas du monde humain; Socrate qui donne à ses disciples une impression curieuse de bonheur à leur arrivée (58E) et qui finit en évoquant, dans le mythe (111A et E) comme dans sa dernière leçon (115D), le bonheur de là-bas.”64

Appendice: analyse du mythe (thèmes et forme dialogique) Introduction du voyage dans l’au-delà et annonce en creux de la rétribution (à travers ce qui va lui nuire ou la servir): mise en avant du souci de l’ âme et référence à “ce qui se dit” (107D2-5): οὐδὲν γὰρ ἄλλο ἔχουσα εἰς Ἅιδου ἡ ψυχὴ ἔρχεται πλὴν τῆς παιδείας τε καὶ τροφῆς, ἃ δὴ καὶ μέγιστα λέγεται ὠφελεῖν ἢ βλάπτειν τὸν τελευτήσαντα εὐθὺς ἐν ἀρχῇ τῆς ἐκεῖσε πορείας. 1. Le voyage des âmes (107 D6-108 C5) Reprise en introduction du verbe déclaratif et 1ère mention d’ un lieu, qui est lieu de jugement (107D6-9): λέγεται δὲ οὕτως, ὡς ἄρα τελευτήσαντα ἕκαστον ὁ ἑκάστου δαίμων, ὅσπερ ζῶντα εἰλήχει, οὗτος ἄγειν ἐπιχειρεῖ εἰς δή τινα τόπον, οἷ δεῖ τοὺς συλλεγέντας διαδικασαμένους εἰς Ἅιδου πορεύεσθαι. 63 64

Je reprends l’ expression à l’ étude magistrale de Babut, “Peinture et dépassement de la réalité dans le Banquet,” 5-29. Cf. N. Blössner, “Sokrates und sein Glück, oder : Weshalb hat Platon den Phaidon geschrieben ?,” in A. Havlicek & F. Karfik (eds.), Plato’s Phaedo. Proceedings of the Second Symposium Platonicum Pragense (Prague : Oikoumene, 2001) 96-139.

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– 107E-108A6: un itinéraire complexe οὐχ ὡς ὁ Αἰσχύλου Τήλεφος λέγει (E5). – 108A6-C5: en fonction de la différence qui sépare âme pure (A6-7 et C3-5) et âme attachée au corps (A8-3), et au terme duquel ᾤκησεν τὸν αὐτῇ ἑκάστη τόπον προσήκοντα, (C5) à comparer à 80D-84B. 2. Les lieux de la terre: description géographique présentée comme originale (108 C6-110 B4) Introduction avec a) opposition aux théories ordinaires et affirmation de sa conviction (108C6-8): εἰσὶ δὲ πολλοὶ καὶ θαυμαστοὶ τῆς γῆς τόποι, καὶ αὐτὴ οὔτε οἵα οὔτε ὅση δοξάζεται ὑπὸ τῶν περὶ γῆς εἰωθότων λέγειν, ὡς ἐγὼ ὑπό τινος πέπεισμαι. b) long dialogue avec Simmias (108C6-E3) : – [Si] invitation à exposer cette théorie inconnue : ἡδέως οὖν ἂν ἀκούσαιμι (D3). – [So] difficulté à discerner la vérité: ὡς μέντοι ἀληθῆ, χαλεπώτερόν μοι φαίνεται ἢ κατὰ τὴν Γλαύκου τέχνην (D5-6) mais facile d’exposer ce qui l’a convaincu: τὴν μέντοι ἰδέαν τῆς γῆς οἵαν πέπεισμαι εἶναι, καὶ τοὺς τόπους αὐτῆς οὐδέν με κωλύει λέγειν (D8-E2). – 108E3 (Πέπεισμαι τοίνυν) – 109A7 (πρῶτον μὲν τοίνυν… τοῦτο πέπεισμαι) : Description physique de l’équilibre de la terre. 109A8: Καὶ ὀρθῶς γε, ἔφη ὁ Σιμμίας – 109A9-110B1: – une très grande terre, avec opposition entre notre petite partie et “la terre elle-même” caractérisée par sa pureté (αὐτὴν δὲ τὴν γῆν καθαρὰν ἐν καθαρῷ κεῖσθαι τῷ οὐρανῷ, 109B6-7), à comparer à 65E-67C. – ignorée de nous: comparaison avec un homme qui habiterait au milieu de la mer [comparant: 109C5-D8 / comparé [nous] : 109D8-110A7] et retour, par opposition, à la terre d’en-haut: ἐκεῖνα δὲ αὖ τῶν παρ’ ἡμῖν πολὺ ἂν ἔτι πλέον φανείη διαφέρειν (110A8-B1). Nouvel échange dialogique avec Simmias : un mythos à écouter (110B14): – [So] Εἰ γὰρ δὴ καὶ μῦθον λέγειν καλόν, ἄξιον ἀκοῦσαι, ὦ Σιμμία, οἷα τυγχάνει τὰ ἐπὶ τῆς γῆς ὑπὸ τῷ οὐρανῷ ὄντα.

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– [Si] Ἀλλὰ μήν, ἔφη ὁ Σιμμίας, ὦ Σώκρατες, ἡμεῖς γε τούτου τοῦ μύθου ἡδέως ἂν ἀκούσαιμεν. 3. Le mythe de la vraie terre (110B5-111C3) [± l’Ile des Bienheureux] – 110B5 (Λέγεται τοίνυν) – 111A3: Description générale comme spectacle (encadrée par πρῶτον μὲν εἶναι τοιαύτη ἡ γῆ αὐτὴ ἰδεῖν, εἴ τις ἄνωθεν θεῷτο, 110B5-6 /ὥστε αὐτὴν ἰδεῖν εἶναι θέαμα εὐδαιμόνων θεατῶν, 111A2-3). – 111A4-C3: Les êtres vivants avec reprise de la comparaison marine et fin sur le bonheur des habitants (καὶ τὴν ἄλλην εὐδαιμονίαν τούτων ἀκόλουθον εἶναι, 111C2-3) – 111C4-5: Καὶ ὅλην μὲν δὴ τὴν γῆν οὕτω πεφυκέναι καὶ τὰ περὶ τὴν γῆν. 3’. L’intérieur de la terre (111C5-113 C9) [± les Enfers] – 111C5 (Τόπους δ’ ἐν αὐτῇ) – E5 (ἔστι δὲ ἄρα αὕτη ἡ αἰώρα διὰ φύσιν τοιάνδε τινά) : Un monde “mêlé” et soumis à une oscillation (≠ 108E3-109A6). – 111E7 (ἕν τι τῶν χασμάτων τῆς γῆς) – 112E3: Le Tartare et le système de fleuves souterrains, avec référence homérique initiale (τοῦτο ὅπερ Ὅμηρος εἶπε, λέγων αὐτό = Il. 8.14, 112A1). – 112E4-113C9: Focalisation sur les quatre fleuves principaux – dont l’ Achéron, qui arrive au lac Achérousias, οὗ αἱ τῶν τετελευτηκότων ψυχαὶ τῶν πολλῶν ἀφικνοῦνται (113A1-2). 4. Le sort des âmes et la rétribution (113D1-114C6) – 113D1-4: Première subdivision: Τούτων δὲ οὕτως πεφυκότων, ἐπειδὰν ἀφίκωνται οἱ τετελευτηκότες εἰς τὸν τόπον οἷ ὁ δαίμων ἕκαστον κομίζει, πρῶτον μὲν διεδικάσαντο οἵ τε καλῶς καὶ ὁσίως βιώσαντες (1) καὶ οἱ μή (2). – 113D4-114B6: sous-divisions de (2): a) οἳ μὲν ἂν δόξωσι μέσως βεβιωκέναι (113D4-E1) : se purifient du mal, sont récompensés du bien. b) οἳ δ’ ἂν δόξωσιν ἀνιάτως ἔχειν διὰ τὰ μεγέθη τῶν ἁμαρτημάτων (113E1-6) : sont jetés dans le Tartare. – οἳ δ’ ἂν ἰάσιμα μὲν μεγάλα δὲ δόξωσιν ἡμαρτηκέναι ἁμαρτήματα (112E6114B6): sont d’abord tous jetés dans le Tartare, puis les homicides vont dans le Cocyte (114A3-5). – les parricides vont dans le Pyriphlégéthon et y restent jusqu’ à ce qu’ils aient réussi à fléchir leurs victimes (114A6-B6 – αὕτη γὰρ ἡ δίκη ὑπὸ τῶν δικαστῶν αὐτοῖς ἐτάχθη).

lire le mythe philosophique

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– 114B6-C6: sous-divisions de (1): a) οἳ δὲ δὴ ἂν δόξωσι διαφερόντως πρὸς τὸ ὁσίως βιῶναι (114B6-C2) : vont habiter au-dessus de la terre, εἰς τὴν καθαρὰν οἴκησιν ἀφικνούμενοι. b) τούτων δὲ αὐτῶν οἱ φιλοσοφίᾳ ἱκανῶς καθηράμενοι (114C2-6) : sont définitivement libérés du corps et ont des demeures encore plus belles. Épilogue insistant sur la valeur protreptique et sur le beau risque à courir (114C7-115A2): – 114C7-D8: ἀλλὰ τούτων δὴ ἕνεκα χρὴ ὧν διεληλύθαμεν, ὦ Σιμμία, πᾶν ποιεῖν ὥστε ἀρετῆς καὶ φρονήσεως ἐν τῷ βίῳ μετασχεῖν… καλὸς γὰρ ὁ κίνδυνος καὶ χρὴ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτῷ, διὸ δὴ ἔγωγε καὶ πάλαι μηκύνω τὸν μῦθον. – 114D8-115A2: ἀλλὰ τούτων δὴ ἕνεκα θαρρεῖν χρὴ περὶ τῇ ἑαυτοῦ ψυχῇ ἄνδρα ὅστις ἐν τῷ βίῳ τὰς μὲν ἄλλας ἡδονὰς τὰς περὶ τὸ σῶμα καὶ τοὺς κόσμους εἴασε χαίρειν… περιμένει τὴν εἰς Ἅιδου πορείαν ὡς πορευσόμενος ὅταν ἡ εἱμαρμένη καλῇ.

chapitre 15

Le mythe de Thespésios: Quand Plutarque actualise le mythe d’Er Le chapitre 13 a présenté à grands traits les réflexions actuelles sur les rapports du logos et du mythos, des concepts et des images, de la philosophie et de la “littérature,” qui occupent les spécialistes de Platon,1 et, dans un esprit qui n’est pas sans affinité avec la notion d’écriture proposée dans ce volume, l’ affirmation de la nécessité de replacer chaque mythe dans le dialogue auquel il appartient,2 qui tient pour partie à la valeur “synoptique,” la Zusammenfassung der Themen, dont sont souvent dotés les mythes conclusifs,3 pour partie à la capacité du mythe à voir et faire voir, à proposer au lecteur un spectacle plus ample qu’il doit interpréter.4 J. Dalfen, avec le Gorgias, le chapitre précédent, avec le Phédon, ont éprouvé la fécondité de l’hypothèse pour le philosophe athénien: il faut maintenant tenter de l’appliquer à Plutarque et au mythe de Thespésios, avatar du mythe d’Er qui se distingue par un éclat exceptionnel, encore supérieur, me semble-t-il, à celui du mythe de Timarque, autre avatar du mythe d’Er, qui, par ailleurs, n’est pas placé en position conclusive, mais complète et appuie les réflexions de Simmias. De fait, jusqu’ à présent, que l’ on adopte, comme L. Torraca, une vaste perspective “philosophico-théologique,” où l’analyse textuelle précise n’a que peu à apporter,5 ou que l’ on se centre à l’ inverse, avec M. Taufer, sur le détail des reprises, créations et déplacements opérés par rapport au mythe d’Er dans un premier article,6 auxquels s’ ajoute 1 Voir le long Forschungsbericht de Cürsgen, Die Rationalität des Mythischen, 12-32. 2 C’ est un des points soulignés par Cürsgen, Die Rationalität des Mythischen. 3 L’ expression est empruntée à Dalfen, “Platons Jenseitsmythen;” pour un exposé plus général, Morgan, Myth and Philosophy, 15-45. 4 Dixsaut, “Mythe et Interprétation,” 253-256. 5 Torraca, “Linguaggio del reale e linguaggio dell’ imaginario,” 100: “… nella prospettiva della teodicea plutarchea la storia è interpretata come epifania di una verità assoluta ed eterna, mentre il mito esprime e rappresenta l’ irruzione del divino nella storia…;” une telle perspective amène le savant à privilégier la valeur de “révélation” du mythe (“In questo cornice filosofica-teologica si iscrive il grandioso mito del De sera num vind., che… è da interpretare, come una vera e propria rivelazione che illumina i piú arcani misteri della vita e le supreme realtà che sono oltre la vita”) aux dépens des détails du mythe. 6 Taufer, “Er e Tespesio:” c’ est seulement dans les dernières pages qu’il introduit l’idée qu’ il ne faut pas limiter la filiation à Er, mais tenir compte aussi (dans l’ordre d’importance selon lui) du Phédon, du Phèdre, du Gorgias et du Timée, ainsi que des images et concepts pytha-

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_017

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dans une monographie plus récente tout un inventaire des parallèles antiques narrant une expérience de sortie du corps,7 la place du mythe dans l’ ensemble du dialogue et son sens restent dans l’ombre. Or ils sont essentiels pour cerner les centres d’intérêt majeurs de Plutarque dans un dialogue qui “actualise” la République8 en replaçant la justice dans le cadre du gouvernement de la Providence.9 Cette actualisation suppose une prise en compte à la fois des philosophies hellénistiques – l’adversaire est ici clairement l’ épicurisme – et de l’ensemble des textes platoniciens, dans lesquels Plutarque ne butine pas à l’instar du poète en mal de mimèsis, mais dont il nourrit sa propre pensée. Ainsi il importe dans un premier temps de voir comment les thèmes se ramifient et s’épanouissent du dialogue au mythe et de mesurer l’ importance de l’affabulation, particulièrement développée, autour de la figure de Thespésios, avant de s’attacher de plus près au châtiment des âmes et au cadre cosmique dans lequel il est inséré par Plutarque pour pouvoir proposer une interprétation d’ensemble du mythe et de la peinture de la Providence qu’ il propose.

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Le mythe de Thespesios, aboutissement de la discussion

Apologie placée sous l’égide de l’ eulabeia de l’ Académie, le De sera numinis vindicta s’attache à disqualifier les exigences humaines de justice formulées d’entrée par Patrocléas en les replaçant peu à peu dans le cadre plus large du gouvernement de la Providence. Confinée dans l’ immédiat, la revendication de Patrocléas exige en effet un châtiment sans délai, seul propre à ses yeux à

goriciens (317), et il conclut (318) : “Proponiamo un punto di vista metodologico che non solo può valersi, per essere giustificato, della sorprendente erudizione del Cheronese, ma anche di quell’ ecletticismo che costituice uno dei tratti peculiari dell’ ars plutarchea” – c’est moi qui souligne la notion discutable mise ainsi en avant, centrée sur le “prélévement” des matériaux plus que sur la construction qui en résulte. 7 Taufer, Il mito di Tespesio, 35-54 : le prélévement des matériaux dans divers textes, important dans l’ article précédent, s’ efface derrière une certaine forme d’érudition qui oscille entre la détermination de ce qu’ a pu connaître et utiliser Plutarque et, plus encore, l’examen critique des hypothèses, souvent hasardeuses (comme celle d’ une matrice mazdéenne avancée par Y. Vernière), proposées par les savants et philologues antérieurs. Dans tous les cas, le texte en tant que texte disparaît. 8 Sur ce rapport avec la République, Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 407-410, et supra, ch. 9. 9 Au lieu de se focaliser sur âme et cité; sur tous les thèmes, physiques et éthiques, qu’implique la critique de la Providence, voir les traités Sur la Providence de Philon, qui en constituent une sorte de répertoire, et supra le ch. 9.

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réconforter la victime et à détourner les méchants d’ une injustice dont ils ne voient que les fruits,10 et Olympichos renchérit en soulignant aussitôt à quel point ce châtiment différé se vide de tout sens pédagogique, celui qui l’ éprouve n’y voyant plus qu’accident fortuit (ἀτύχημα, 549C1) au lieu d’ une juste peine qui serait occasion de se corriger, et, au bout du compte, attribuant tout à la Tychè au détriment de la Pronoia. À quoi Plutarque répond en deux temps : adoptant d’abord le point de vue de ses interlocuteurs, il commence par mettre en avant à la fois la valeur du temps pour l’homme, le meilleur conseiller de la victime pour lui éviter les excès d’un emportement vengeur,11 occasion pour le coupable de s’amender (551E), et, à l’inverse, son insignifiance aux yeux de Dieu, qui, connaissant seul le kairos12 et sachant seul aussi “quelle part de vertu les âmes prennent de lui quand elles s’engagent dans la génération,”13 ne frappe pas sur-le-champ que l’incurable (551D8-9), mais utilise un tel comme tyran pour châtier une cité ou laisse s’épanouir les fruits que la nature de tel autre était capable de porter ou encore naître les nobles descendants engendrés par ces mauvais parents (ch. 6-7). La perspective temporelle s’ élargit, en amont, avec l’allusion à la genesis des âmes, en aval avec les lignées, mais Plutarque se recentre bientôt (ch. 9-11) sur une perspective d’ éthique individuelle : l’ accent mis sur le châtiment immédiat et infiniment douloureux qu’ est le remords, amène une référence à l’immortalité de l’âme, mais sur le mode paradoxal, car ce qui est supposé pour la démonstration, c’ est le cas où il n’y aurait rien après la mort, et alors ces tourments seraient pires qu’ une exécution suivant immédiatement le crime (555D). La question ainsi traitée du point de vue individuel,14 Timon peut introduire le second point, plus dommageable encore pour la Providence, non plus seulement négligente, mais injuste dans les punitions qu’ elle inflige aux descendants innocents (ch. 12): on quitte le destin personnel du coupable pour envisager la responsabilité collective à travers le temps des cités et des familles. C’est à ce point que l’immortalité de l’âme réapparaît, affirmée cette fois

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Voir le génitif absolu causal qui conclut l’ intervention de Patrocléas, en une sorte de trimphe de l’ injustice : ὡς τῆς ἀδικίας τὸν μὲν καρπὸν εὐθὺς ὡραῖον καὶ προῦπτον ἀποδιδούσης τὴν δὲ τιμωρίαν ὀψὲ καὶ πολὺ τῆς ἀπολαύσεως καθυστεροῦσαν (548B3-5). 550F2-3 : τὸν ἥκιστα μετανοίᾳ προσοισόμενον χρόνον ἔχοντα σύμβουλον. Seul point sûr mis tout de suite en avant en 549F6 – avec cette précision en 550A2-3 sur la punition οὔτε μεγέθους μέτρον κοινὸν οὔτε χρόνον ἕνα καὶ τὸν αὐτὸν ἐπὶ πάντων ἔχουσαν –, repris au ch. 8 (553D sq). 551D3-4 : ὅσην μοῖραν ἀρετῆς ἀπ’ αὐτοῦ φερόμεναι πρὸς γένεσιν αἱ ψυχαὶ βαδίζουσι. Voir l’ analyse de Görgemanns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften, 329-330, et supra le ch. 9.

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par Plutarque, à la demande d’Olympichos (ch. 17). La réponse du prêtre de Delphes, soulignant le lien indissoluble qui unit Providence et immortalité de l’âme, prépare alors l’introduction du mythe. Ici, sur terre, explique-t-il, nous n’avons aucune perception des salaires distribués dans l’ autre monde et il n’y a que les punitions bien visibles (ἐμφανεῖς τοῖς δεῦρο γενόμεναι), exercées sur les descendants, qui puissent constituer une leçon, tandis que, pour l’ âme du coupable dans l’au-delà, rien n’est pire que de voir sa race souffrir par sa faute (561AB). Et d’évoquer une histoire récemment entendue, mais qu’il écarte provisoirement, pour rester d’abord sur le terrain plus sûr de la vraisemblance15 (ch. 19-21), où il peut s’appuyer sur les tares héréditaires dont la divinité providente prévient l’éclosion, indûment blâmée par notre ignorance qui ne voit le vice que lorsqu’il se manifeste et confond, à tort, le moment de cette apparition et la formation d’ un vice qui était là bien avant.16 Ainsi, le mythe – immédiatement réclamé par Olympichos (563B) – se trouve placé en quelque sorte au terme du mouvement d’ élargissement temporel, de la vie de l’individu à celle des collectivités, des suites de la faute à sa prévention, qui a animé tout le dialogue. Et, en même temps qu’ il va essayer de montrer ce qui se passe sub specie aeternitatis, hors du temps et hors de cette terre, dans l’Hadès céleste, c’est-à-dire tenter d’ adopter le point de vue divin, autant qu’il est possible, le gouffre qui sépare la faiblesse humaine du discernement divin est clairement rappelé. Or cette “ignorance” des dangers de l’ avenir et du traitement le meilleur à appliquer à chaque coupable17 est aussi le thème par lequel Plutarque a ouvert son intervention: sur les dieux un mortel ne peut rien dire de sûr (βέϐαιον, 549F5) – hormis leur discernement du kairos –, tandis qu’au chapitre suivant, il esquissait le point de vue divin en élargissant son propos à la constitution de l’Univers et à l’exemple d’ ordre et de vertu que Dieu offre ainsi (550DE).18 Ainsi le texte se trouve tendu entre deux évocations cos-

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561B6-7 : ἔχω μέν τινα καὶ λόγον εἰπεῖν ἔναγχος ἀκηκοώς, ὀκνῶ δὲ μὴ φανῇ μῦθος ὑμῖν· μόνῳ οὖν χρῶμαι τῷ εἰκότι – le son rendu par un tel passage est très platonicien et évoque, entre autres, Gorgias. 562C7-8 : οὐ γὰρ ἅμα γίγνεται καὶ φαίνεται τῶν πονηρῶν ἕκαστος. 562E2-6 : ἀγνοοῦντες ὅτι τοῦ γενομένου πολλάκις τὸ μέλλον καὶ τὸ λανθάνον τοῦ προδήλου χεῖρόν ἐστι, καὶ φοϐερώτερον, οὐ δυνάμενοι δὲ συλλογίζεσθαι τὰς αἰτίας δι’ ἃς ἐνίους μὲν καὶ ἀδικήσαντας ἐᾶν βέλτιόν ἐστιν, ἐνίους δὲ καὶ διανοουμένους προκαταλαμϐάνειν (sur l’ ἄγνοια, voir aussi 558F, et au contraire pour Dieu, 562C). La source majeure est le Timée (28A-31A, 39B, 47BC), auquel on peut ajouter, pour la “fuite” du désordre hasardeux (ὅπως… φεύγῃ τò εἰκῆ καὶ ὡς ἔτυχεν, 550E1-2), la célèbre formule du Théétète (176AB) et, pour le modèle d’ ordre donné par la contemplation de l’ Univers, les arguments en faveur de la Providence au livre X des Lois; détails in Görge-

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miques, qui, avec toute la prudence obligée quand on touche aux causes finales, tentent de donner une certaine vision de l’action de la Providence. Et ce n’est pas seulement le discernement qui sépare hommes et dieux,19 c’ est aussi la valeur même du châtiment, qui, pour la divinité, est fondamentalement médecine, thérapeutique destinée à soigner une âme malade (551C). Cette idée très platonicienne, que le Gorgias souligne avec une particulière vigueur, encadre elle aussi toute la réflexion, qui s’ouvre sur la comparaison du médecin et de la divinité (549F), prélude à la définition de la justice comme ἡ περὶ ψυχὴν ἰατρεία (550Α3), et qui s’achève sur l’action préventive de Dieu agissant ἰατρείας ἕνεκα (562D6).20 Ce soin dispensé aux âmes, c’est ce que rend visible à nos yeux mortels le mythe, où, dans une grandiose orchestration, alternent gros plans sur les âmes et cadre cosmique.

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Thespésios, un coupable qui s’amende

Pour construire son mythe, Plutarque tire le plus grand parti du personnage qui en est le héros: plus que ses liens avec un personnage réel bien connu, Protogène de Tarse, présent dans les Propos de Table et dans l’ Érotikos,21 ou que la précision de la description de son expérience psychologique, qui seraient destinés à faire pièce aux critiques d’invraisemblance adressées par Colotès au mythe d’Er,22 ce qui frappe d’emblée c’est la profusion de détails donnés sur Thespésios et surtout leur parfaite adaptation aux thèmes du dialogue, qui,

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manns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften, 366-367 (notes à 5, 2, 4 et 5) et supra le ch. 9. Ce thème, essentiel au ch. 6, qu’ il encadre (551C12, διορᾶν, 552C11-D1 ὁ δὲ βελτίων κριτής… ἐνορῶν), se retrouve dans le développement sur les remords (554C1-2: les méchants, entourés de signes de richesse et de puissance περιφανεῖς, λανθάνουσιν ὅτι κολάζονται), puis dans la réponse de Plutarque sur l’ utilité des châtiments des descendants pour l’exemple (561A5-6 : [les châtiments dans l’ au-delà] ἀπιστοῦνται καὶ λανθάνουσι) – formule que Taufer, Il mito di Tespesio, faute de la mettre en série, lit comme la marque d’une séparation radicale rendant nécessaire une “révélation mythique;” enfin dans le passage sur l’hérédité, où nous ne voyons le vice qu’ une fois qu’ il s’ est manifesté (562B-C) et où l’on retrouve διορᾶν καὶ διαισθάνεσθαι pour la divinité (B1) et διαλαθεῖν pour nous (C1), le tout culminant dans le passage du ch. 21 cité, n. 17. Le thème revient avec insistance à partir du ch. 19, fondé sur la critique de la comparaison de Bion entre Dieu et un médecin “qui donne un remède au fils ou au petit-fils pour la maladie du père ou de l’ aïeul.” Voir Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” 4874. Sur ce point, voir Cürsgen, Die Rationalität des Mythischen, 188sq., et surtout, C. Wiener, “Kurskorrektur auf der Jenseitsfahrt. Plutarchs Thespesios-Mythos und Kolotes’ Kritik an Platons Politeia,” WJA 28a (2004) 49-63.

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quel que soit le fond de réalité qu’on veut prêter à l’ expérience du personnage, quelle que soit la part de “foi” ou de “révélation” qu’ on veut voir dans sa relation par Plutarque, ne laissent aucun doute sur le travail de sa matière par l’ auteur. Déjà en effet dans le De genio – si l’on s’ en tient à la chronologie couramment admise, qui le place avant le De sera numinis vindicta –, Timarque était inséré dans la thématique du dialogue: jeune homme épris de savoir, il serait descendu dans l’antre de Trophonios pour obtenir une réponse sur le thème même de la discussion, la nature du démon de Socrate.23 Ici, c’ est tout l’ itinéraire moral24 de Thespésios qui est retracé dans un dialogue qui traite du châtiment – punition et amélioration à la fois – de l’ injuste. Or il s’ agit d’un homme qui a vécu dans le dérèglement toute la première partie de sa vie25 et qui a sombré dans le vice;26 en proie alors à une forme de repentir dévoyé, qui lui fait seulement regretter les biens matériels qu’ il a perdus,27 il ne réussit qu’à s’attirer la pire des réputations – et la doxa, sanction normale de la conduite dans l’Antiquité, renvoie aussi au thème de l’ exemplarité des rétributions, destinées à faire impression sur elle.28 Cette opinion va de

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Platon, par contraste, n’éprouve pas le besoin de dire autre chose d’Er que le motif (un combat) qui l’a plongé dans une inconscience de trois jours – mais Plutarque témoigne dans les Propos de Table (9.5, 740B) des efforts critiques pour donner un sens symbolique au personnage, dont le nom est rapproché de ἀήρ et le père rebaptisé “Harmonios,” ce qui le situe dans une perspective cosmologique alors que, pour Thespésios, le point de vue est strictement moral. La thématique même du dialogue me semble imposer cette prééminence du moral sur le cognitif et je ne vois pas ce qu’ apporte au texte l’ interprétation de Thespésios comme une figure de philosophe, ainsi qu’ a tenté de la soutenir A. Giavatto, “Umano, più che umano, quasi divino : la figura del filosofo secondo Plutarco,” in Aitia 5 (La figura del filosofo nella tradizione letteraria e filosofica antica) (2015) https://aitia.revues.org/1262. – il est vrai que lui aussi adopte une optique générale pour démontrer qu’il existe “des modes différents d’ être philosophe pour Plutarque,” qui “sont cohérents l’un avec l’autre;” mais si l’on contextualise, une telle interprétation impliquerait une innovation majeure par rapport au modèle d’ Er, dont personne, à ma connaissance, n’a jamais voulu faire un philosophe, la démarche philosophique supposant un effort de recherche et n’ayant pas encore chez Plutarque le statut quasi divin (selon le titre de Giavatto) que lui accordera le néoplatonisme. 563C2 : ἐν πολλῇ βιώσας ἀκολασίᾳ; C4 : ταὐτὸ τοῖς ἀκολάστοις ἔπασχε πάθος. Il est à noter que l’ akolasia tient une grande place aussi dans le Gorgias – avec 21 occurrences de cette famille de mots quand les dix livres de la République n’en ont que 16. Les indications temporelles sont insistantes – 563C2: βιώσας… τὸν πρῶτον χρόνον; 563C3: ἤδη χρόνον τινά… 563C3-4 : καὶ τὸν πλοῦτον ἐκ μετανοίας διώκων. Voir, par ex., la définition du châtiment en 561C7-10: αἱ δὲ τιμωρίαι τῶν πονηρῶν διὰ τοῦτο δείκνυνται πᾶσιν ὅτι δίκης κατὰ λόγον περαινομένης ἔργον ἐστὶν ἑτέρους δι’ ἑτέρων κολαζομένων ἐπισχεῖν.

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fait être frappée par la transformation de Thespésios – comme nous l’ avons déjà noté –,29 désormais parangon de toutes les vertus.30 Or le “changement” était un des grands thèmes du chapitre 6, de même que la conclusion tirée par les Ciliciens, qui ne sauraient voir le pur fruit du hasard dans cette remise en ordre de ses mœurs, peut à la fois faire écho à l’opposition entre accident fortuit – mis en avant par l’épicurisme – et action divine établie dès le chapitre 3 par Olympichos, et rappeler le modèle éthique donné par le cosmos selon Plutarque au chapitre 5.31 Thespésios apparaît ainsi immédiatement comme une illustration de cette possibilité de s’amender que Dieu seul discerne et que l’homme ne peut que constater. C’est que, sans doute, il n’appartenait pas à l’espèce des incurables, mais on ne peut guère en dire plus et l’ essentiel semble résider dans l’impact sur l’opinion que peut avoir une métamorphose si spectaculaire.32 Cette exemplarité ressort encore davantage de la mention d’un oracle qu’il avait consulté dans ses mauvais jours pour demander une amélioration qu’il situait sans doute sur un plan matériel:33 de nouveau, en agissant ainsi, il se rapproche des criminels évoqués dans la discussion sur le remords, et avertis pour leur part par des songes (555A-C), tandis que l’ oracle ambigu qui lui annonce une vie meilleure quand il sera mort donne à son cas la plus grande publicité possible et fait de toute la cité les spectateurs – toujours l’importance de la vision – de sa chute comme de son retour à la vertu.34 Thespésios va donc, à la suite d’un choc, voyager dans l’ espace céleste, voir le sort des âmes et comprendre ce qu’un homme en peut comprendre grâce aux explications d’une âme parente qui associe pour ainsi dire au rôle d’accompagnateur dévolu au daimôn individuel dans le mythe du Phédon

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Voir supra, ch. 9. 563D7 : ἄπιστόν τινα τοῦ βίου τὴν μεταϐολὴν ἐποίησεν. 563E2-3 : οὐκ ἀπὸ τοῦ τυχόντος οἰομένους γεγονέναι διακόσμησιν εἰς ἦθος τοσαύτην. Disposer les autres à la justice est un des objets de la justice; poser la question de la justice d’ un tel traitement par rapport à Thespésios lui-même ne me paraît pas intéresser Plutarque, et le faire, pour le critique moderne, risquerait de suggérer l’idée d’une sorte de grâce gratuite, point de vue purement chrétien qui n’a que faire ici. Comme Platon, Plutarque joue ici des deux sens possibles de βέλτιον πράττειν; quand Thespésios fait demander s’ il “vivra mieux” (εἰ βέλτιον βιώσεται τὸν ἐπίλοιπον βίον, 563D1-2), il pense à ses moyens d’ existence, non pas au genre de vie moral, mais dans la réponse de l’ oracle, πράξει βέλτιον ὅταν ἀποθάνῃ (D2-3), il s’ agit évidemment de conduite morale et non de réussite matérielle. À quoi contribue encore l’ annonce solennelle de 563D3-4: Καὶ δὴ τρόπον τινὰ τοῦτο μετ’ οὐ πολὺν χρόνον αὐτῷ συνέπεσε.

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(107D)35 celui de périégète.36 C’est ce cousin qui lui apprend – et nous apprend – la transformation qu’il va connaître, puisque c’ est lui qui le salue du nom de “Thespésios,” le divin, venu μοίρᾳ τινὶ θεῶν (564C), alors qu’ il s’ appelait jusque là “Aridée,” selon les manuscrits, “Ardiée” si l’ on corrige le texte d’ après la République: que le nom soit exactement le même ou non,37 il est difficile pour le lecteur de ne pas songer au grand criminel du Mythe d’ Er, qui, ici, n’est ni tyran ni incurable. Il n’est qu’un simple particulier,38 dont le sort individuel est d’abord réglé, avant que, au terme du voyage céleste, il retrouve sa lignée39 – ce qui rappelle exactement la progression de l’ exposé. Entre les deux, il a, dans la première vision de l’arrivée des âmes, entrevu déjà “deux ou trois de ses connaissances” (564A8-9), et surtout fait une longue visite du cadre céleste (ch. 27-29), qui replace le châtiment dans une vision plus large du destin des âmes, comme Olympichos, mutatis mutandis, replaçait les problèmes soulevés par Patrocléas ou Timon dans une perspective métaphysique plus large. Revenant alors au spectacle des châtiments, Thespésios aperçoit avec stupeur des amis et des familiers,40 et surtout son père, criminel comme lui – on retrouve en filigrane le thème de l’hérédité – mais qui n’avait jamais été découvert (566E567A). Enfin la peinture de ces peines culmine, comme dans l’ exposé, avec les tortures amères entre toutes de “ceux dont le châtiment était retombé sur les enfants et les descendants” (567D5-6), avant que Plutarque se focalise sur Néron, dernier élément du spectacle41 qu’a découvert Thespésios.

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La manifestation de la vérité des âmes

De nouveau en effet, l’encadrement du passage met en lumière un des thèmes structurants majeurs, celui du spectacle. La conclusion qui précède le retour 35

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Le rapprochement avec la République (617E et 620DE) que propose Taufer dans “Er e Tespesio” me semble moins probant, puisqu’ il s’ agit alors de choisir sa destinée et donc le daimôn qui accompagnera l’ âme après sa réincarnation. C’est peut-être aussi ce souvenir du daimôn guide des âmes qui amène en 566D la formule ambiguë: ἔλεγε δ’ ὁ δαίμων… alors que partout ailleurs il est désigné comme le parent ou le psychopompe. Dans le mythe de Timarque aussi, le héros a besoin d’explications, mais elles lui sont données sans qu’ il voie celui qui parle. Voir Taufer, “Er e Tespesio,” et F.E, Brenk, In mist apparelled. Religious Themes in Plutarch’s Moralia and Lives (Leiden : Brill, 1977) 137 n. 29. Qui ne reçoit pas même explicitement le rôle de messager, comme Er (R. 614D). Peut-être le lien de parenté qui l’ unit à son guide participe-t-il aussi de cette thématique. 566E9-10 : … καὶ φίλοις καὶ οἰκείοις καὶ συνήθεσιν ὁ Θεσπέσιος οὐκ ἂν προσδοκήσας κολαζομένοις ἐνετύγχανε. 567E4 : ὁρῶντος αὐτοῦ ; Ε10-Α1 : φανῆναι τὴν Νέρωνος.

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sur terre, μέχρι μὲν οὖν τούτων εἶναι θεατής (568Α3), répond en effet à la sensation initiale de reprendre souffle et d’acquérir en quelque sorte une vision panoramique (563E9, ἀναπνεῖν καὶ περιορᾶν πανταχόθεν) ressentie au moment où l’âme s’est libérée du corps, à l’impression que celle-ci s’ était alors “ouverte comme un œil,” comparaison dans la plus pure tradition platonicienne.42 De là une découverte de l’espace céleste tout naturellement introduite par ἑώρα δέ (563E10); immédiatement un choix s’opère dans les theamata43 et la description se concentre sur la remontée des âmes. L’ apparition de l’ âme-guide modifie un peu les choses, car c’est elle désormais qui oriente le regard de Thespésios. Pour le convaincre qu’il n’est pas mort, elle l’ invite d’ abord à regarder l’ ombre qu’il continue de produire,44 puis, après les explications sur le rôle dévolu à chacune des ministres du châtiment, elle lui fait voir les couleurs variées des âmes vicieuses,45 avant de l’emmener au bord du vaste gouffre du Léthé, dont la description se fait à nouveau à travers la vision de Thespésios ;46 la même chose se reproduit à l’étape suivante, le grand cratère d’ où partent les songes,47 tandis que la dernière étape ne lui permet pas de voir l’ oracle d’Apollon, mais seulement d’ entendre la voix de la Sibylle.48 Parvenus au terme de ce que Thespésios peut voir de l’univers, ils se tournent à nouveau vers le spectacle des supplices49 et, une nouvelle fois, vont être détaillées les diverses punitions méritées selon la qualité de l’âme. Si l’on reprend l’ensemble des “choses vues,” on relève trois passages qui complètent peu à peu le châtiment des âmes : l’ arrivée des âmes d’ abord (ch. 23), où l’on distingue seulement deux groupes, les pures et les autres, puis l’ office des justicières (ch. 25-26), où les âmes coupables se scindent en trois groupes, celles qui ont payé sur terre, celles qui doivent encore être châtiées et les incurables,50 enfin, au terme du passage, le spectacle des supplices (ch. 3042 43 44 45 46 47 48

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563E10 : ὥσπερ ἑνὸς ὄμματος ἀνοιχθείσης τῆς ψυχῆς, à comparer en part. à R. 533D. Comparer 563F4 et R. 615D5-6. 564D1 : διαϐλέψας εἶδεν… 565B11 : Ὅρα εἶπε… 565E8 : καὶ τὰς ἄλλας ψυχὰς ἑώρα… et 11 : εἴσω μὲν ὀφθῆναι… 566A11 : ἔδοξεν ἀφορᾶν; 566Β7 : Ἑώρα δέ… et, dans les explications du guide, l’incise en 566C7-8, ὡς ὁρᾷς. 566C10 – la première partie du texte est corrompue, mais on lit dans la seconde partie οὐδὲ κατιδεῖν ἔσῃ δυνατός, ce que confirme, en 566D5-6, Προθυμούμενος δ’ ἰδεῖν οὐκ εἶδεν… ἀλλ̓ ἤκουε… 566E7 : Μετὰ δὲ ταῦτα πρὸς τὴν θέαν τῶν κολαζομένων ἐτρέποντο. C’ est le Phédon qui insiste le plus sur la diversification (en l’associant à un lieu: 113D-114E et, dans l’ appendice du chapitre précédent, le point 4 de l’analyse), tandis que la distinction entre qui a payé sur terre et qui ne l’ a pas fait est un point majeur du Gorgias et que dans la République s’ étend aux incurables (615A-616A).

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32), où les catégories se multiplient, encadrées par les deux cas particuliers, du père de Thespésios au début (566E-567A) et de Néron à la fin (567F).51 D’ entrée, l’ accent est mis sur la qualité des âmes, rendue visible par la couleur et le mouvement: comme dans le Gorgias, les âmes, nues désormais, laissent enfin voir toutes les taches et cicatrices qui les maculent; comme dans le Phédon, Plutarque, qui a parfaitement assimilé l’argument d’ affinité exposé par Socrate au dernier jour de sa vie, où l’on voit l’âme perdre son affinité avec l’ invisible pour peu qu’elle s’attache à l’excès, qu’elle se “cloue,” au sensible par l’ attrait du plaisir,52 manifeste la différence à travers le mouvement,53 entre la rectitude de celles qui s’élancent légères vers le haut et la course pénible et désordonnée des autres, qui fuient toute vue et tout contact – détail qui n’est pas sans évoquer la “quarantaine” de l’âme coupable dans le Phédon (108B3-9), à ceci près que, chez Platon, ce sont les autres qui fuient le criminel, alors qu’ ici ce sont les coupables, en proie à la terreur, qui se dérobent, tandis que chez les pures règnent une parfaite cordialité et des échanges agréables.54 Cette terreur prolonge en quelque sorte l’agitation terrestre des méchants poursuivis par le remords sur terre55 et qui vont désormais payer. C’est ce qu’il revient à l’âme-guide d’expliquer en décrivant l’ action des justicières divines: ainsi, à la description de la structure de l’ univers, qui servait de prélude et de cadre au choix des vies dans la République, sous l’ égide de la Nécessité qui rend ces choix irrévocables, se substitue l’ évocation de la présidence d’Adrastée56 – dont le nom souligne le caractère inéluctable d’ une rétribution à laquelle on ne peut échapper – et de sa mise en œuvre par ses trois acolytes, Poinè pour ceux qui ont déjà payé, Dikè pour ceux qui doivent subir un “traitement de leur vice,”57 Érinys pour les incurables58 précipités au “lieu 51

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567A3 : τῶν μὲν γνωρίμως πονηρῶν; 567A9-10: ὅσοι δέ… διέϐιωσαν κακίᾳ λανθανούσῃ, catégorie générique qui se subdivise à son tour, 567B7: Ἄλλας δ’ ἔφη ψυχάς…; 567B10: εἶναι δὲ καί… ; 567D3: Πάντων δὲ πάσχειν ἔλεγεν οἰκτρότατα… ; 567E1: Ἐνίαις δέ…; 567E4: Ἔσχατα δ’ ὁρῶντος – groupe dans lequel se distingue Néron. Voir Phd. 80E-81E et 83CD – de même, dans l’Érotikos, les âmes de ceux qui ont trop été attachés à l’ amour physique hantent les chambres des jeunes mariés. 564A2-3 : κινουμένας δ’ οὐχ ὁμοίως ; cette distinction rappelle de très près l’opposition des âmes pures et impures dans le Phédon (108AC). La description peut s’ inspirer des salutations décrites dans la République au moment du retour des âmes bienheureuses (614E). Sur leur lot terrestre, voir 554A10-B4, 555A6-B1, 555F6-556A3. Évoquée dans le Phèdre (248C) – mais Nécessité est présente aussi, comme mère d’ Adrastée. On voit revenir le thème de la ἰατρεία (564F1), qui a parcouru tout le texte. Cette catégorie, pour attendue qu’ elle soit dans un mythe de jugement (Phd. 113E, Grg. 525C, 526B, R. 615E), participe au retour au premier plan du “thème thérapeutique.”

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indicible et invisible” (τὸ ἄρρητον καὶ τὸ ἀόρατον, 565A1). L’invisible ici n’est pas synonyme d’immatérialité, mais d’anéantissement : à force de se dissimuler, d’enfouir et d’accumuler le vice en elles, ces âmes ne méritent plus que de disparaître à jamais. Au contraire, les châtiments subis en leurs corps par celles qui ont payé sur terre valent surtout comme manifestation pour les autres, s’ adressant, pour la plupart d’entre eux, “à l’opinion et aux sens” (πρὸς δόξαν καὶ πρὸς αἴσθησιν, 565A7-8). Les détails se font plus riches pour l’ œuvre de Dikè, mais là aussi l’insistance initiale sur la manifestation de ce que les coupables avaient maintenu caché leur vie durant ne peut manquer de frapper : Quant à celui qui, venant de la terre, arrive ici sans avoir été châtié et purifié, Dikè le saisit et expose son âme à nu [cf. Gorg. 523DE], en pleine lumière, sans rien pour enfouir, cacher et couvrir sa méchanceté, mais visible tout entier, de partout et de tous, elle le montre d’ abord à ses parents vertueux… Et s’ils sont vils, il assiste à leur châtiment, avant d’être vu à son tour rendre longuement justice de ses torts…59 Le thème est encore repris et amplifié dans le spectacle final des châtiments : ce sont d’abord les familiers “qu’il ne se serait pas attendu à rencontrer” qui, couverts de honte,60 implorent pitié (566E), prélude à la rencontre avec le père, dont la vilenie sur terre avait échappé à tous61 et qui désormais est contraint d’ avouer, obligé donc de manifester lui-même la vérité. Enfin, pour les criminels les plus endurcis, ce sont des bourreaux qui les contraignent à révéler l’ intérieur de leur âme, soit qu’elles doivent “se contorsionner comme les scolopendres de mer,” soit qu’ils les écorchent et les déploient “pour montrer leurs cicatrices et leurs bigarrures:”62 plus aucun moyen pour elles de fuir

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565Α9-Β4 et B5-6 : Ὃς δ’ ἂν ἐκεῖθεν ἀκόλαστος ἐνταῦθα καὶ ἀκάθαρτος ἐξίκηται, τοῦτον ἡ Δίκη διαλαϐοῦσα τῇ ψυχῇ καταφανῆ, γυμνόν, εἰς οὐδὲν ἔχοντα καταδῦναι καὶ ἀποκρύψασθαι καὶ περιστεῖλαι τὴν μοχθηρίαν, ἀλλὰ πανταχόθεν καὶ ὑπὸ πάντων καὶ πάντα καθορώμενον, ἔδειξε πρῶτον ἀγαθοῖς γονεῦσι… ἐὰν δὲ φαῦλοι, κολαζομένους ἐπιδὼν ἐκείνους καὶ ὀφθεὶς δικαιοῦται πολὺν χρόνον… Ce thème était sans doute annoncé d’ entrée dans l’ attitude des âmes impures πᾶσαν ὄψιν ἀποφεύγουσαι καὶ ψαῦσιν (564B1). 566E5 : ἐκεῖ [sur terre] διαλαθὼν ἅπαντας – on retrouve le même verbe utilisé pour Aristocratès (548E) ou Bessos (553E). 567A9-B3 : ὅσοι δὲ πρόσχημα καὶ δόξαν ἀρετῆς περιϐαλόμενοι διεϐίωσαν κακίᾳ λανθανούσῃ [toujours le même verbe], τούτους ἐπιπόνως καὶ ὀδυνηρῶς ἠνάγκαζον ἕτεροι περιεστῶτες ἐκτρέπεσθαι τὰ ἐντὸς ἔξω τῆς ψυχῆς, ἰλυσπωμένους παρὰ φύσιν καὶ ἀνακαμπτομένους…; B4: ἐνίους δ’ ἀναδέροντες [ce que font les bourreaux de la République 616A, à ceux qu’ils emmènent dans le Tartare] αὐτῶν καὶ ἀναπτύσσοντες ἀπεδείκνυσαν ὑπούλους καὶ ποικίλους.

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et d’échapper,63 ni à ces bourreaux, ni, au dernier stade, à la fureur et aux insultes des descendants punis pour leurs fautes, il faut avouer et extirper le vice.

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La justice, traitement d’une âme malade

Taches et bigarrures ne servent pas seulement à manifester le vice jusque là dissimulé: elles en révèlent la nature et signalent les progrès d’ un châtiment qui se veut avant tout curatif et s’attache, dans la douleur, à les faire disparaître. De là la conclusion originale du passage sur les justicières, où l’ âme-guide introduit une nouvelle distinction: la plus ou moins grande persistance des stigmates des passions.64 Chaque vice est alors associé à une teinte,65 sombre et sale pour la bassesse et la cupidité, rouge sang pour la cruauté, verdâtre pour l’ intempérance, violet malsain pour la malveillance jalouse, tandis que leur disparition permet à l’âme de retrouver éclat et teinte uniforme (565C). Ce changement nécessaire de l’âme coupable – thème majeur de la première partie de l’exposé,66 à l’œuvre aussi dans la présentation de Thespésios – trouve son apothéose dans le grand spectacle final, où chaque vice sécrète pour ainsi dire son châtiment. C’est surtout l’influence de la vie passée qui ressort pour les malveillants, entrelacés comme des vipères et s’ entre-dévorant “poussés par la rancune ou la malveillance qu’avait suscitées le mal fait ou subi 63 64 65

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567D8 : on trouve φεύγω ou un composé aussi en 564B1 (cité supra, n. 60), en 564E4 et 564F3, et en 567A3 (pour le père). 565B9-11 : Οὐλαὶ δὲ καὶ μώλωπες ἐπὶ τῶν παθῶν ἑκάστου τοῖς μὲν μᾶλλον ἐπιμένουσι, τοῖς δ’ ἧσσον. On trouve aussi un éventail des vices dans le Phédon (81E-82A), puis, “en fonction des similitudes avec leurs pratiques,” une mise en relation avec les réincarnations animales (82B). Le symbolisme des couleurs, qui remplace ici le symbolisme animal, permet de visualiser le processus de bout en bout, de l’ apparition du vice à sa répression: de nouveau je ne vois pas l’ intérêt pour la compréhension du mythe dans son contexte, de lire ce passage à travers le modèle de la pratique des alchimistes avec J. Boulogne, “L’enfer ouranien de Plutarque,” in J. Thomas (ed.), L’ imaginaire religieux gréco-romain (Perpignan: Presses Universitaires de Perpignan, 1994) 217-234 (repris par Mihai, L’ Hadès céleste) – tout juste pourrait-on attirer l’ attention sur l’ intérêt de Plutarque sur ce genre de spéculations, mais cela ne dirait rien des raisons pour lesquelles il choisit ce modèle. Sur l’utilisation (sensiblement différente) des couleurs dans le Médioplatonisme (avec Plutarque) et le premier christianisme (Actes de Jean apocryphes), voir I. Muñoz Gallarte, “The Colors of the Soul,” in L. Roig Lanzillotta & I. Muñoz Gallarte, Plutarch in the Religious and Philosophical Discourse of Late Antiquity (Leiden : Brill, 2012) 235-247. Voir 551E4 : (Dieu) δίδωσι μεταϐάλλεσθαι χρόνον, appuyé en E6 par Σκόπει δ’ ὅσαι μεταϐολαὶ γεγόνασιν εἰς ἦθος ἀνδρῶν καὶ βίον, et tout le développement qui remplit le chapitre.

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au cours de leur vie” (567B9-10), mais la métamorphose apparaît avec les cupides, plongés d’abord dans un lac d’or bouillant avant d’ être jetés dans du plomb glacé – le total opposé du métal pour lequel ils brûlaient de désir ? –,67 puis trempés dans un étang de fer – pour pouvoir être “travaillés” ? Là, “devenues affreusement noires,” ces âmes se brisaient et “changeaient de forme” (τὰ εἴδη μετέϐαλλον, 567C11), souffrant mille tortures “au cours de ces transformations” (ἐν ταῖς μεταϐολαῖς, 567D2). D’une certaine manière, les âmes deviennent ce qu’elles étaient, et la description se conclut avec le spectacle du travail des ouvriers par lesquels elles sont “refaçonnées” (μετασχηματιζομένας, 567E6) pour une seconde naissance, et l’évocation de Néron, le matricide, d’ abord modelé en vipère, qui doit finalement “changer en une espèce plus paisible” (μεταϐαλεῖν, 567F6) en considération de son philhellénisme. Quoi qu’on pense de ce mobile de remise de peine,68 il confirme le rapport étroit qui unit attitude sur terre et rétribution céleste. Il ne s’ agit pas seulement du “souvenir” évoqué pour les malveillants ou encore pour les descendants ulcérés,69 mais des relations mêmes du corps et de l’ âme – nouvelle variation sur les thèmes dominants du Gorgias et du Phédon. Là encore, il suffit d’ écouter le guide, qui, après avoir montré les couleurs variées, explique: “C’est là-bas [sur terre] que la perversité de l’âme, bouleversée par les passions, et bouleversant à son tour le corps, produit ces couleurs.”70 Et le complément se trouve dans le spectacle final, où l’on comprend pourquoi il est pire de n’ être pas châtié sur terre: c’est que, dans l’âme de ceux qui ont été réprimés, le mal s’ efface plus facilement parce qu’il n’a pas dépassé “la partie irrationnelle et passionnelle de l’ âme” (τὸ ἄλογον καὶ παθητικόν, 567A8-9), au lieu que ceux où il s’ est invétéré ont désormais jusqu’à la partie supérieure et raisonnante de l’ âme contaminée (ἐν τῷ λογιστικῷ καὶ κυρίῳ, 567B6). Pour ces âmes perverties, il n’ est guère possible de retrouver leur état normal et c’est à nouveau vers l’ exposé initial du guide qu’il faut chercher l’explication éthique du “remodelage” dont Néron est plus loin l’ultime illustration.

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Voir l’ antithèse or / plomb, Ar., Nu. 912-913, et aussi Cratinos, fr. 357 K-A, et Call, fr. 75.30-31 Pf. (= Aitia III). Il n’agréait guère au comte de Maistre, qui notait dans sa traduction: “On regrette qu’à la fin de cet incomparable traité Plutarque déroge, à ce point, au goût et au bon sens qui le distinguait.” Mais c’ est aussi que le penseur savoyard ne voyait les Grecs que comme ceux “qui lui (scil. Néron) fournissaient les meilleurs musiciens et les meilleurs comédiens” et non pas, à l’ instar de Plutarque, comme le peuple le plus hautement civilisé et le plus cher aux dieux. 567E3 : ὑπὸ μνήμης καὶ ὀργῆς ὧν ἔπαθον δι’ αὐτάς. 565C7-9 : Ἐκεῖ γὰρ ἥ τε κακία τῆς ψυχῆς τρεπομένης ὑπὸ τῶν παθῶν καὶ τρεπούσης τὸ σῶμα τὰς χρόας ἀναδίδωσι.

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Dans ces explications liminaires du guide, il ne s’ agit pas encore de préciser la forme particulière que prendra telle ou telle âme selon son vice, mais de montrer, sur un plan général, le déséquilibre opéré par la négligence de la partie supérieure de l’âme. Se sont ainsi imprimées dans l’ âme “la violence de l’ ignorance et la trace de la luxure” qui, toutes deux, font obstacle à la purification de l’âme et la tirent vers un corps:71 L’une, c’est la faiblesse de sa raison et la paresse à contempler qui la précipitent vers la génération, par goût de l’ action ; l’ autre, en manque d’instrument pour donner libre cours à son intempérance, aspire à coudre ensemble désirs et jouissances et à partager leur excitation au moyen d’ un corps.72 En filigrane se dessinent, avec la mauvaise hiérarchie des parties de l’ âme, les formes de vie canoniques depuis Aristote, qui participent de l’ analyse éthique très générale du passage:73 renonçant à la vie supérieure de la contemplation et devenue incapable d’y atteindre, l’une ne rêve plus que de vie pratique,74 tandis que l’autre aspire à la vie apolaustique, la vie de plaisir, pour laquelle il lui faut un corps.

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Monde des hommes, monde des dieux: la géographie céleste

Cette “inclination / inclinaison vers la terre,” νεύσιν ἐπὶ γῆν, dont Plutarque fait l’étymologie de γένεσιν (566A9), introduit une grande visite céleste, qui est sans doute le passage le plus délicat à interpréter, mais peut-être aussi le 71

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565D6 : τὰς δ’ αὖθις εἰς σώματα ζῴων ἐξήνεγκε… où il faut sans doute comprendre avec Görgemanns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften, qu’il s’agit de “vivants” (“Lebewesen”) plutôt que d’ y voir seulement des “animaux” (= θηρίων), avec P. Klaerr & Y. Vernière dans Plutarque, Œuvres morales, vol. 7.2 (Paris: Les Belles Lettres, 1974). 565D7-E1 : Ἡ μὲν γὰρ ἀσθενείᾳ λόγου καὶ δι’ ἀργίαν τοῦ θεωρεῖν τῷ πρακτικῷ πρὸς γένεσιν, ἡ δ’ ὀργάνου τῷ ἀκολάστῳ δεομένη ποθεῖ τὰς ἐπιθυμίας συρράψαι ταῖς ἀπολαύσεσι καὶ συνεπαίρεσθαι διὰ σώματος. On peut y voir une actualisation, en fonction des acquis philosophiques depuis les Éthiques d’ Aristote (voir EE 1215B et 1216A, EN 1095B et Görgemanns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften, 379-380), des types d’âmes énumérés dans le Phèdre (248DE), où le classement suit, à l’ inverse, la qualité de la contemplation initiale. Il n’y a pas lieu de s’ étonner que l’ attachement à l’ action apparaisse comme un défaut, un manque par rapport au theôrein: les devoirs de l’ âme incarnée, qui doit remplir sa tâche dans la cité, ne sont plus ceux de l’ âme libérée, dont le νοῦς peut se consacrer à sa fonction propre.

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plus révélateur de l’appropriation par Plutarque du matériau mythique platonicien.75 Aussi, sans prétendre élucider tous les détails de la géographie céleste du mythe de Thespésios, tenterai-je, dans la dernière partie de mon analyse, de préciser le sens général de ce cadre cosmique. Plus que la grande terre du Phédon ou le système des planètes de la République, c’est le Phèdre qu’évoque la première description, et singulièrement la description des âmes qui, par le décret d’Adrastée, vont sur terre s’ incarner : la chose se produit lorsque l’âme, “gorgée d’ oubli et de vice, s’ alourdit et que, alourdie, elle perd ses ailes et tombe sur terre.”76 Cet “oubli” s’ inscrit ici dans un lieu, celui du Léthé,77 figuré par un vaste gouffre78 où sont réunis tous les prestiges du sensible qui font oublier à l’âme l’Intelligible. Plutarque s’ attache donc à peindre une sorte de locus amoenus superlatif, où il insiste sur les parfums – plaisir d’un des sens les plus bas –79 à l’origine d’ une ivresse à laquelle Platon déjà comparait l’état de l’âme trop attachée au sensible.80 Pour ce faire, il utilise la comparaison, sans aucun doute parlante pour ses contemporains, avec les grottes bacchiques (565E9), et comme il insiste ensuite sur l’ ivresse et sur l’humidité qui alourdit l’âme et la fait tomber, alors que Dionysos, Dieu du vin, est aussi interprété plus généralement dans le De Iside comme le principe de l’humide (365A), il a pu sembler jeter dans ce passage une lumière négative sur le dieu aux Mystères duquel il était initié.81 Cependant, avant d’ opérer ces rapprochements extérieurs au texte, il faut souligner que la seule mention explicite du Dieu, due au guide, précise que ce lieu est aussi celui “par où était passé Dionysos dans son ascension vers les dieux et par où, plus tard, il avait fait monter Sémélé” (566A1-3). Un tel détail insiste sur la fonction de passage dévolue à ce lieu et de passage dans les deux sens : Plutarque sans doute s’ étend 75

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On peut aussi, comme Vernière dans Symboles et mythes dans la pensée de Plutarque, s’ intéresser aux apports orphiques, mais, outre que Platon utilise déjà de tels éléments, il faut une fois de plus répéter que, pas plus dans les dialogues que dans les Vies, la Quellenforschung n’ est de nature à éclaire le sens final produit par l’auteur – tout au plus permet-elle de cerner sa culture et ses intérêts, quand elle n’est pas trop hasardeuse. 248C7-9 : ὅταν δέ… λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ, βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ – voir déjà en 247B la description du cheval rétif, ἐπὶ τὴν γῆν ῥέπων τε καὶ βαρύνων. Sur les méfaits de l’ oubli et l’ importance capitale de la mémoire, voir infra, ch. 21. Il correspond au lieu du “tournant de la Génération,” situé dans la région de la lune dans le De genio (591C, περὶ ἣν ἡ καμπὴ τῆς γενέσεως, expression inspirée de Phd. 72B?). Voir supra, ch. 9 n. 104. Voir Quaest. conv. 3.1, 645E – même s’ il y a quelque provocation de la part d’Ammonios et déjà Xénophon, Banquet 2.3-4. Phd. 79C: αὐτὴ πλανᾶται καὶ ταράττεται καὶ εἰλιγγιᾷ ὥσπερ μεθύουσα, ἅτε τοιούτων ἐφαπτομένη. Voir, par ex., Görgemanns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften, 381.

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davantage sur la chute des âmes voluptueuses, mais il n’en présente pas moins, au travers de Dionysos et de sa mère, des exemples positifs de remontée. Peutêtre est-il inspiré par l’interprétation pythagoricienne de “l’ antre des nymphes” de l’ Odyssée (13.109-112), dont l’une des entrées, tenue pour la voie de la réincarnation, était réservée aux humains, tandis que l’ autre permettait la remontée des âmes bienheureuses dans le monde divin,82 mais il ne dit rien de ces accès et c’est surtout, me semble-t-il, sa position médiane entre hommes et dieux qui l’ intéresse: ce que confirme l’étape suivante. Le cratère, dont la situation reste dans le vague, semble nous éloigner du monde de la génération, mais il nous laisse dans le monde du mélange, avec des courants, blanc ou pourpre,83 “mêlés selon certaines proportions” par trois mystérieux daimones (566B9), mélange, explique le guide, qui fait la matière des songes, où “simplicité et vérité se mêlent à tromperie et bigarrure” (566C8). Si l’on voulait poursuivre avec les interprétations métaphysiques de l’ Odyssée, on pourrait penser au domaine des Songes, qui suit, au début du chant XXIV (v. 12), les Portes du Soleil. Mais, avec la dispersion de ces songes, c’ est un autre thème qui affleure, et les lieux explorés ne sont plus seulement un “entre-deux,” un lieu de passage, mais posent aussi le problème, crucial dans la réflexion religieuse de Plutarque, de la communication entre hommes et dieux. Le confirme la rectification apportée par le guide aux traditions orphiques : il ne faut pas confondre, précise-t-il devant le cratère, l’oracle de la Nuit et de la Lune avec l’ oracle d’Apollon. Et immédiatement il essaie de montrer à son compagnon l’ Oracle d’Apollon, quoiqu’il sache d’avance que l’ âme de Thespésios, encore vivante et tendue vers le corps, sera incapable de le voir et d’ en supporter l’ éblouissante lumière (566D1-6): elle ne peut qu’ entendre la voix de la Sibylle, qui tournoie pour sa part “sur la face de la Lune,” et elle n’ en saisit même que des bribes, emportée qu’elle est par la vitesse du satellite (566D6-E6).

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Voir – cités par Görgemanns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften, 380 – Porph. Antre des Nymphes 22 et 28, et surtout Macrobe, In somn. Scip. 1.12, en part. ch. 7: “Lors donc que l’ âme est entraînée vers le corps, dès l’ instant où elle se prolonge hors de sa sphère originelle, elle commence à éprouver le désordre qui règne dans la matière. C’est ce qu’ a insinué Platon dans son Phédon, lorsqu’ il nous peint l’âme que l’ivresse fait chanceler, lorsqu’ elle est entraînée vers le corps. Il entend par là ce nouveau breuvage de matière plus grossière qui l’ oppresse et l’ appesantit. Nous avons un symbole de cette ivresse mystérieuse dans la coupe céleste appelée Coupe de Dionysos, et que l’on voit placée au ciel entre le Cancer et le Lion ;” on trouve de nouveau un rapprochement avec Dionysos, que Plutarque n’ exploite pas explicitement, mais qui a peut-être contribué à l’ inspirer. La blancheur est du côté de l’ Être, du simple et du vrai, les couleurs du côté de la fiction et de la tromperie (ce qu’ on a vu avec la couleur des âmes).

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Cette indication cosmique s’accorde bien à ce qui est dit de la région de la lune dans cette autre réécriture du mythe d’Er qu’ est le mythe de Timarque. Cependant celui-ci n’évoque ni songe, ni apparition ou oracle, c’ est-à-dire, aucune de ces manifestations qui établissent une communication entre hommes et dieux, absence remarquable puisque cette communication est au cœur de la réflexion sur la nature du Démon de Socrate. La présence de ce thème ici ne laisse donc pas d’étonner à première vue – comme la mention de Dionysos –, aussi longtemps qu’on ne le replace pas dans le cadre du gouvernement de la Providence, dont l’exercice de la justice n’est qu’ un des aspects.84 La sollicitude divine se manifeste aussi par les oracles,85 parmi lesquels celui de Delphes tient une place toute particulière. Pour affirmer le lien consubstantiel qui unit Providence et immortalité de l’âme, Plutarque ne s’ est-il pas appuyé sur le “Dieu d’ici qui est le nôtre” (560C9) et n’a-t-il pas ancré sa conviction dans la tradition et les cultes exigés pour les morts ? Il n’ a guère fait autre chose que son maître Ammonios dans le Déclin des Oracles, qui, devant tous les bienfaits dispensés par l’oracle de Delphes, refuse d’ admettre qu’ on “en rapporte l’ origine et l’établissement non à la divinité et la Providence, mais au hasard et à la Fortune.”86 Bien plus, si l’on reprend les quelques détails donnés par Plutarque, on s’ aperçoit qu’on peut pour la plupart les mettre en rapport avec Delphes, même si la teneur exacte en était plus claire aux contemporains qu’ aux critiques d’aujourd’hui. On sait par les Questions grecques87 que l’ ascension de Sémélé, à laquelle il est fait allusion, était l’objet de fêtes secrètes à Delphes auxquelles présidaient les Thyiades; quant à l’importance de Dionysos à Delphes, elle est bien connue. Le jeune Plutarque lui-même lui consacre un long développement dans le De E, où il montre que ce dieu “n’a pas moins de part à Delphes qu’Apollon.”88 Ammonios cependant, qui conclut le dialogue, nuance son pro84

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On a vu comment le texte est marqué par un progressif élargissement temporel, jusqu’à la sortie du temps dans le mythe; on peut voir ici le terme ultime d’un autre élargissement, qui touche pour sa part à l’ action de la Providence. Sur le lien entre divination, Providence et causalité, voir Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques, 10 sq. De def. or. 435D10-E 2 ; δεινὸν ἡγοῦμαι μὴ θεῷ καὶ προνοίᾳ τὴν εὕρεσιν αὐτοῦ καὶ ἀρχήν, ἀλλὰ τῷ κατὰ τύχην καὶ αὐτομάτως ἀνατίθεσθαι. Ici aussi la théorie réfutée a une couleur épicurienne. Quaest. graec. 12, 293CD. De E 388E-389C ; voir aussi De Is. et Os. 365A, où il est rappelé que les Delphiens croient que les restes de Dionysos reposent chez eux, près du siège de l’oracle, et que les Hosioi lui offrent un sacrifice secret dans le temple d’ Apollon chaque fois que les Thyiades réveillent le Dieu au Van; sur celles-ci, voir la mise au point prudente de Villanueva Puig, “À propos des thyiades de Delphes.”

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pos et rétablit une stricte distinction entre le Dieu lumineux qui a la plénitude de l’être et ne connaît nulle dégénérescence et “l’ autre dieu, ou plutôt le démon ayant pour domaine la nature où se succèdent naissance et mort,” marqué par l’ obscurité, l’Oubli, le Silence, “Prince de la Nuit sombre et du calme Sommeil.”89 Les instruments de musique utilisés pour chacun se distinguaient aussi jadis, poursuit-il, mais “dans la suite tout fut mêlé à tout, et, en particulier, en confondant domaine divin et domaine des démons, on a tout bouleversé.”90 C’est une distinction de cet ordre entre Nuit et Lumière, domaine lunaire accessible à notre perception et au-delà solaire inaccessible, que rétablit à son tour le guide en rectifiant l’erreur d’Orphée:91 Nuit, principe fondamental pour les Orphiques, et Apollon, figure de la Divinité transcendante pour Plutarque, ne se partagent pas l’oracle de Delphes. De la première, associée à la Lune, dépend l’ oniromancie, les songes errants, auxquels s’oppose la colonne de lumière qui “à travers le sein de Thémis, rayonne sur le Parnasse” (566D4-5). De nouveau, les rares détails donnés ancrent à Delphes le rayonnement d’ Apollon, tandis que la Sibylle elle-même n’y était pas totalement étrangère, puisqu’ elle y avait, place mineure, son rocher. Plutarque en fait même la quatrième étape de la périégèse du De Pythiae oraculis, où sont rappelés les mêmes oracles qu’ ici sur l’éruption du Vésuve,92 où, de même, est souligné le caractère divin qui imprègne le lieu.93 Un oracle cependant est propre au De sera numinis vindicta, celui qui concerne le bon empereur, à qui sa valeur permettra de mourir de maladie et que l’on peut opposer au dernier personnage cité, l’ empereur Néron, matricide, illustration des justes châtiments des puissants,94 mais aussi 89

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De E, 394A6-10 : Λέγεται γὰρ ὁ μὲν Ἀπόλλων, ὁ δὲ Πλούτων, καὶ ὁ μὲν Δήλιος, ὁ δ’ Αἰδωνεύς, καὶ ὁ μὲν Φοῖϐος, ὁ δὲ Σκότιος, καὶ παρ’ ᾧ μὲν αἱ Μοῦσαι καὶ ἡ Μνημοσύνη, παρ’ ᾧ δ’ ἡ Λήθη καὶ ἡ Σιωπή· και ὁ μὲν Θεώριος καὶ Φαναῖος, ὁ δὲ “Νυκτὸς αἰδνᾶς ἀεργηλοῖό θ’ Ὕπνου κοίρανος”…; pour l’ interprétation de cette opposition, voir R. Chlup, “Plutarch’s dualism and the Delphic cult,” Phronesis 45 (2000) 135-153. De E 394C2-4 : εἶτ’ ἐμίχθη πάντα πᾶσι. Μάλιστα δὲ τὰ θεῖα πρὸς τὰ δαιμόνια συγχέοντες εἰς ταραχὴν αὑτοὺς κατέστησαν. Méautis, “L’apologétique de Delphes,” 310, souligne la portée de cette opposition entre la mantique de Delphes “expression de la vérité absolue,” et “la mantique que Plutarque attribue à la Sibylle et que nous avons appelée lunaire, ⟨laquelle⟩ avait quelque chose d’ équivoque et de trouble. Le souci trop grand apporté aux songes, au vol des oiseaux, à la consultation des entrailles des victimes, avait comme conséquence inéluctable une augmentation de la superstition. Plutarque en écrivant comme il fit, travailla, en fait, à une spiritualisation de la religion antique.” Il prétendit aussi donner dans ce mythe une plus juste vision métaphysique de l’ ordre de la Providence. De Pyth. or. 398CE. Voir supra ch. 11. Qui était un des points majeurs du Gorgias ou de la République, et qui n’est qu’ une implication du thème majeur, me semble-t-il, ici.

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personnage qui ancre cet aperçu de l’au-delà dans la réalité contemporaine et fait de cette méditation sur la Providence autre chose qu’ une polémique théorique contre les Épicuriens.

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Conclusion

Le mythe du jugement permet ainsi non seulement de montrer la vérité des âmes recevant le traitement qu’exigent leur maladie morale et la Justice, mais aussi de replacer cette rétribution dans une vaste vision métaphysique et cosmologique où s’éclairent, autant qu’il est possible, les relations du sensible et de l’intelligible, l’âme de Thespésios ne pouvant encore dépasser la zone de la lune. Jusque là, à part la conception d’un Hadès céleste, on ne voit rien qui distingue le mythe de Plutarque de ses sources platoniciennes, même si l’ on ne peut qu’être frappé par le développement extraordinaire qu’ il donne à la manifestation des fautes déjà suggérée dans le Gorgias et le Phédon et qui a amené les critiques à insister sur son “imagination créatrice” et à rapprocher ses évocations saisissantes de celles du Dante. Il me semble toutefois que la mention des oracles permet de maintenir en arrière-plan l’ ensemble de l’ action de la divine Providence sur le monde humain, où elle veille à une justice dont elle seule connaît le meilleur exercice, mais aussi où elle communique avec l’ homme à travers diverses manifestations, comme songes et oracles. Ceuxci, on le sait, ont particulièrement retenu la réflexion du prêtre de Delphes et philosophe, et il les évoque aussi dans le mythe du De facie,95 où il insiste sur le rôle des daimones. S’il y a bien ici trois daimones mystérieux au bord du cratère où sont mêlés les songes, Plutarque insiste davantage sur Delphes, sommet transcendant encore inatteignable et dont il importe de se faire une juste idée. Cette mention – à laquelle on peut associer celles de Dionysos et Sémélé, eux aussi célébrés à Delphes – tout comme, à un moindre degré, celle d’empereurs contemporains, contribue à ancrer la réflexion dans la réalité terrestre vécue par les interlocuteurs et constitue comme la contrepartie dans le mythe de la “preuve par Apollon” donnée dans le logos pour appuyer la vérité indissoluble de l’existence de la Providence et de l’ immortalité de l’ âme. Dans le mythos comme dans le logos apparaît ainsi une double dimension, que je dirais volontiers éthique et pythique,96 dans la mesure où Delphes est un des 95 96

De facie 944CD. Je m’écarte un peu de Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 407, soulignant que “la conversation ne roule aucunement sur Delphes, son temple ni son oracle;” la présence de Delphes, pour être discrète, n’en est pas moins importante à mes yeux. Mais il est vrai que l’aspect

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lieux privilégiés de ce qui reste la question essentielle pour Plutarque, quel que soit l’angle sous lequel il l’aborde, justice de la Providence ou mantique : la relation entre hommes et dieu. éthique l’ a assez vite emporté, puisque le dialogue a été intégré dans le groupe des 21 Ethica. Cependant, dans trois manuscrits de la fin du Xe s., il se trouve rapproché d’un ou deux de nos dialogues pythiques, précédant le De def. or. dans G – qui n’a pas le De E –, suivant le groupe De E – De def. or. dans X, ordre qu’ une note en marge des ff° 33 vo et 137 r° invite à rétablir aussi dans F.

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Le mythe de Sylla. Un “essai” inspiré du Timée? De même que le De facie se présente comme un dialogue original dans l’ œuvre de Plutarque, le seul consacré à un problème physique – et, en partie pour cette raison, tout à la fois fort apprécié par un savant comme Képler et quelque peu en dehors des compétences des hellénistes dans certains passages “scientifiques” –, le mythe qui le conclut se distingue aussi parmi les trois mythes composés par Plutarque. Bien que tous les trois se rapportent principalement à la nature et au destin de l’âme, alors que les mythes de Timarque et de Thespésios se présentent comme des réécritures du mythe d’ Er, enrichis d’ éléments venus du Phédon, du Phèdre ou du Gorgias, W. Hamilton a montré depuis longtemps déjà que le mythe de Sylla pouvait se lire comme un Timée en réduction,1 modèle bien en accord avec le thème même du dialogue puisque la question physique posée, pour être particulière – pourquoi voit-on apparaître un visage sur la face de la lune? –, n’en engage pas moins toute l’ organisation du cosmos, la nature de la lune (cause matérielle) étant subordonnée à la cause supérieure, la cause finale, que constitue la fonction de la lune dans l’ ordre du monde. Cet enjeu, mis en lumière dès le chapitre 6,2 se situe donc bien dans une perspective proche du Timée, ce qui n’exclut d’ailleurs pas, comme pour les autres mythes, des emprunts à d’autres textes platoniciens, comme le Phédon, la République ou le Politique, ainsi que le remarque P.L. Donini.3 Par ailleurs, le mythe présente une forme sensiblement différente, les amples visions peintes dans les mythes de Timarque ou de Thespésios4 étant remplacées par un exposé dogmatique de l’Étranger dont le sens même n’est pas des plus aisés à élucider. Enfin, dernière particularité par laquelle doit commencer la mise en contexte du mythe, il est annoncé dès le début du dialogue, qui, pour notre malheur, a été mutilé par la tradition: † Ὀαυνοσύλλας ταῦτα εἶπε τῷ γὰρ ἐμῷ μύθῳ προσήκει κἀκεῖθέν ἐστι (920B1-2). Il n’est pas trop difficile de retrouver comme locuteur le nom de 1 2 3 4

Hamilton, “The Myth in Plutarch’s De Facie.” Pour une étude détaillée, voir supra ch. 10. Donini, Il volto della Luna, 65 n. 134. Sur l’ importance de la vision et de la manifestation dans le mythe de Thespésios, voir chapitre précédent ; pour les occurrences dans le mythe de Timarque: De genio 590C5 (ἀναβλέψας, καθορᾶν) et 8 (φαίνεσθαι) ; D4 (διαλάμπουσαν) ; F1 (κατεφαίνετο), 5 (ὁρᾶν, τῇ θέᾳ) et 6 (ἀπιδόντι φαίνεσθαι) ; 591Α4 (οὐχ ὁρώμενον) et 12 (ὡς ὁρᾷς) ; D1 (οὐδὲν ὁρῶ) et 4 (ὁρῶν); Ε8 (τὰ φαινόμενα); F2 (ὁρᾶν), 2 (ἀναλάμποντας), 3 (ἀναφαινομένους), 6-7 (κατιδεῖν) et 9 (θεᾶσθαι); 592Ε4 (θεάσασθαι) et 8 (ὁρᾶν).

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_018

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Sylla, mais, en dépit des efforts des interprètes, la construction, avec ταῦτα qui reste en l’air et γάρ dont on ne sait trop ce qu’il explique restent obscurs,5 sans parler du sens exact des démonstratifs. Tout juste peut-on affirmer qu’ il a été d’entrée question du mythe,6 alors que l’on n’en viendra à son audition qu’ au chapitre 24. Une telle anticipation est exceptionnelle; le délai le plus long se trouve dans le De sera numinis vindicta et ne dépasse pas quatre chapitres: Plutarque annonce dès le chapitre 18 qu’il dispose, sur la question de l’ immortalité de l’âme, d’un logos qui peut être semblera mythos aux auditeurs, mais ne le raconte qu’au chapitre 22, pressé par Olympichos et après avoir entre temps “donné à son logos tout ce qu’autorise la vraisemblance.” Un tel “grand écart” crée une situation d’attente et un effet de relief particuliers et il faut regarder de plus près l’introduction d’une relation tant attendue avant d’ en examiner en détail la construction et le contenu.

5 Le problème de construction le plus aigu est posé par le γάρ qui semble marquer le début d’ une nouvelle phrase, amenant soit à récrire totalement la phrase, “⟨ἀκούσω⟩μεν οὖν” ὁ Σύλλας, “ταῦτα” εἶπε, “τῷ γὰρ κτλ” [Pohlenz, avec une phrase parfaitement dans l’usage], soit à construire ταῦτα εἶπε [Cherniss : mais l’ enchaînement brutal sur le style direct par le seul γάρ n’ a pas de parallèle], soit à réduire le premier membre à un simple ταῦτα, ce que l’on ne trouve que dans une occurrence, où le démonstratif reprend la question et acquiesce (Reg. et imp. apophth. 184D): (ὁ βασιλεὺς) ἠρώτησεν, εἰ ταῦτ’ εἰρήκασι περὶ αὐτοῦ· καὶ ὁ νεανίσκος· Ταῦτα, εἶπεν, ὦ βασιλεῦ· πλείονα δ’ ἂν τούτων εἰρήκειμεν, εἰ πλείονα οἶνον εἴχομεν. (Même dans ce cas, le segment se prolonge après l’ incise par un vocatif; pour un ταῦτα en tête, appartenant à une phrase coupée par l’ incise, voir Pel. 20.2, Alex. 51.1, Ant. 24.8, Arat. 52.4, Apophth. Lac. 213D, De frat. am. 479E, De se ipsum laud. 542F ; nombreux cas dans les Quaest. conv.; voir aussi De facie 929E et 945D). La meilleure solution me semble être la correction de γάρ en γ(ε), proposée par Wyttenbach, qui fait bien du verbe déclaratif une incise et conserve un sujet à προσήκει; ταῦτα s’ en trouve élucidé – il représente ce qui vient d’être dit, probablement la théorie de la nature terreuse de la lune –, mais ἐκεῖθεν n’ en est guère éclairé (“et proviennent de là” = du mythe ? Bonne discussion de cet adverbe par Donini, Il volto della Luna, 249). Pour un examen textuel détaillé, Görgemanns, Untersuchungen zu Plutarchs Dialog De facie, 21-27, et H. Martin Jr., “The concept of praotès in Plutarch’s Lives,” GRBS 3 (1960) 55-70, pour une tentative de reconstruction du début, dont je m’accorde à penser avec Donini, Il volto della Luna, 249, qu’ elle n’ est pas pleinement convaincante. 6 Je laisse de côté la distinction opérée par Lamprias en réponse entre les “opinions courantes,” les “théories plus insolites” et les “dits des anciens” (ces deux dernières catégories semblant plus ou moins se recouvrir); Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 578, en fait un élément en faveur du recours au mythe pour mettre au jour la vérité, en supposant que “la portée (du passage) pourrait bien dépasser celle du contexte immédiat dans lequel il prend place,” mais comme précisément les éléments contextuels sont trop minces pour être sûr du référent et le recours au mythe très éloigné, l’ hypothèse me paraît des plus hasardeuses. En tout état de cause, s’ il s’ agit de considérations générales, elles n’aident pas à la compréhension du mythe particulier, qui est l’ objet de cette étude, et risquent même de lui donner une prééminence et une valeur de vérité que Plutarque n’ affirme nulle part, bien au contraire.

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Le “préambule des Sélénites” (ch. 24-25) : Cause finale, zétèsis et paidia

Le partage des deux parties se fait nettement au chapitre 24 : ce que Lamprias et Lucius avaient à dire de la conférence de la veille étant épuisé (ἀπηγγέλκαμεν), on peut passer au mythe de Sylla, présenté comme le prix de l’ audition qu’il s’était engagé à payer – un détail sans doute perdu avec le début du texte: Pour nous, dis-je, nous avons rapporté tout ce qu’ a retenu notre mémoire de ce qui fut dit là-bas. Il est temps d’inviter aussi Sylla, ou plutôt de lui réclamer son récit, puisqu’aussi bien c’ est à cette condition qu’ il a été admis comme auditeur; aussi, si vous le voulez bien, cessons notre promenade et installons-nous sur ces bancs pour lui offrir un auditoire assis.7 La mise en scène est la même que dans le De Pythiae oraculis, où les amis cessent leur visite et s’asseyent pour écouter traiter la question majeure de l’ expression de la Pythie, laissée en suspens, mais ici, autant qu’ une manière de souligner l’importance de ce qui va être dit, et peut-être plus, le procédé permet de créer un effet de parallélisme entre les deux parties : de même que la première s’appuie sur une conférence récente, l’installation prônée par Lamprias transforme le récit de Sylla en une sorte de conférence offerte à un akroatèrion assis et attentif. Et le jeu d’échos ne s’arrête pas là, puisque, tout comme Sylla avait d’abord désiré connaître ce qui avait été dit contre les théories courantes,8 Théon intervient pour poser une question préliminaire : Pour moi, Lamprias, je n’ai pas moins envie que vous d’ entendre ce qui va être dit, mais auparavant j’aimerais entendre traiter de ceux qu’ on dit habiter sur la lune: non pas la question de savoir s’ il y a des habitants, mais s’il est possible d’y habiter. Car si ce n’est pas possible, il n’y a pas non plus de raison que la lune soit une terre; elle semblera en effet avoir été faite sans but et en vain, ne produisant pas de fruit et ne fournissant à des

7 937C10-D3 : Ἡμεῖς μὲν οὖν, ἔφην, ὅσα μὴ διαπέφευγε τὴν μνήμην τῶν ἐκεῖ λεχθέντων, ἀπηγγέλκαμεν· ὥρα δὲ καὶ Σύλλαν παρακαλεῖν μᾶλλον δ’ ἀπαιτεῖν τὴν διήγησιν, οἷον ἐπὶ ῥητοῖς ἀκροατὴν γεγενημένον· ὥστε, εἰ δοκεῖ, καταπαύσαντες τὸν περίπατον καὶ καθίσαντες ἐπὶ τῶν βάθρων ἑδραῖον αὐτῷ παράσχωμεν ἀκροατήριον. 8 920B2-5 : ἀλλ’ εἰ δή τι πρὸς τὰς ἀνὰ χεῖρα ταύτας καὶ διὰ στόματος πᾶσι δόξας περὶ τοῦ προσώπου τῆς σελήνης προανεκρούσασθε, πρῶτον ἡδέως ἄν μοι δοκῶ πυθέσθαι.

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hommes ni séjour, ni naissance ni nourriture: ce pourquoi nous disons que la nôtre a été constituée, selon les termes de Platon, pour être “notre nourrice et du jour et de la nuit l’exacte gardienne et ouvrière”. Ti. 40B9 À travers cette première question, c’est explicitement la cause finale qui est ramenée au premier plan: la nature terreuse de la lune doit correspondre à une fonction et la nécessité logique en est encore soulignée par la formulation : il ne s’agit pas de déterminer s’il y a vraiment des habitants, mais d’ en établir par le raisonnement la possibilité sans laquelle la lune n’aurait plus le rôle normalement dévolu à un élément terrestre. Et Théon s’ appuie sur la finalité de notre propre terre en se référant explicitement au Timée. C’est déjà à propos de la cause finale qu’était intervenue la première citation de ce texte, au chapitre 12, lorsque, au moment où étaient considérées les conséquences d’une lune terreuse pour l’ordre du monde, Lamprias avait souligné que la position stoïcienne (une lune ignée donc légère et naturellement placée en hauteur) rendait la Providence inutile – conséquence inadmissible pour les tenants du Portique –, mais pour ce faire, il remettait en cause l’ équivalence entre nature et divinité fondamentale pour eux en soutenant que Dieu seul pouvait créer un monde harmonieux et, au besoin, disposer un élément là où la nature ne le mettrait pas, parce que c’ était le meilleur endroit dans l’intérêt du tout. On reviendrait sans cela à un monde de désordre et de discorde, ce qui règne “là où la divinité n’est pas” (Ti. 53B = 926F3-4), alors que ce qui doit prévaloir est le principe du meilleur. Et il proposait, à partir d’une analogie avec les parties et fonctions du corps humain, une première fonction possible de la lune, tout en laissant la porte ouverte à d’ autres possibilités: Et la lune, située entre soleil et terre, comme entre cœur et intestins le foie ou quelque autre viscère mou, répartit ici la chaleur solaire d’ en haut et renvoie les exhalaisons d’ici-bas qu’elle a subtilisées à son niveau par une forme de digestion et de purification. Quant à l’ existence d’ autres fins que

9 937D4-E3 : ἐγώ τοι, ὦ Λαμπρία, εἶπεν, ἐπιθυμῶ μὲν οὐδενὸς ἧττον ὑμῶν ἀκοῦσαι τὰ λεχθησόμενα, πρότερον δ’ ἂν ἡδέως ἀκούσαιμι περὶ τῶν οἰκεῖν λεγομένων ἐπὶ τῆς σελήνης, οὐκ εἰ κατοικοῦσί τινες ἀλλ’ εἰ δυνατὸν ἐκεῖ κατοικεῖν. εἰ γὰρ οὐ δυνατόν, ἄλογον καὶ τὸ γῆν εἶναι τὴν σελήνην. Δόξει γὰρ πρὸς οὐθὲν ἀλλὰ μάτην γεγονέναι μήτε καρποὺς ἐκφέρουσα μήτ’ ἀνθρώποις τισὶν ἕδραν παρέχουσα καὶ γένεσιν καὶ δίαιταν· ὧν ἕνεκα καὶ ταύτην γεγονέναι φαμὲν κατὰ Πλάτωνα τροφὸν ἡμετέραν ἡμέρας τε καὶ νυκτὸς ἀτρεκῆ φύλακα καὶ δημιουργόν.

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sa matière terreuse et solide pourrait aussi servir, nous n’en sommes pas sûrs, mais en tout c’est le meilleur qui prédomine sur le nécessaire.10 La cause finale réapparaît donc au début de la seconde partie avec l’ intervention de Théon le grammairien, qui tout à la fois établit une continuité après la césure opérée par l’annonce du mythe, en reprenant un thème déjà abordé, mais aussi modifie les priorités, en projetant au premier plan la cause finale. Plus subtilement encore, tout en conservant ostensiblement une démarche de recherche où doit s’imposer la logique, elle infléchit le ton à travers la mention des Sélénites et l’introduction de ce qui se dit à leur sujet. Théon poursuit en effet: “Tu vois que l’on dit bien des choses sur le mode plaisant comme sur le mode sérieux à leur sujet.”11 Le changement ne concerne pas ainsi que le fond, mais aussi la forme et le registre dans lequel puise la réflexion et la phrase, qui n’est pas sans évoquer le spoudogeloion propre au banquet,12 peut faire allusion aussi bien aux théories pythagoriciennes sur le sujet13 qu’ aux ouvrages romanesques comme les Merveilles d’au-delà de Thulé. Et loin de rester une jolie formule d’introduction, une coquetterie du professeur de littérature, la mention est reprise par Lamprias en ouverture de son propre développement: C’est de la plus belle manière, dis-je, oui, de la meilleure, que tu nous as déridés par ce propos plaisant, nous donnant par là-même de l’ assurance pour répondre, sans envisager d’être soumis à un examen trop âpre et rigoureux. De fait il n’y a véritablement aucune différence entre ceux qui ont des convictions absolues en de telles matières et ceux qui leur vouent 10

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928C1-8 : σελήνη δ’ ἡλίου μεταξὺ καὶ γῆς ὥσπερ καρδίας καὶ κοιλίας ἧπαρ ἤ τι μαλθακὸν ἄλλο σπλάγχνον ἐγκειμένη τήν τ’ ἄνωθεν ἀλέαν ἐνταῦθα διαπέμπει καὶ τὰς ἐντεῦθεν ἀναθυμιάσεις πέψει τινὶ καὶ καθάρσει λεπτύνουσα περὶ ἑαυτὴν ἀναδίδωσιν. Εἰ δὲ καὶ πρὸς ἄλλα τὸ γεῶδες αὐτῆς καὶ στερέμνιον ἔχει τινὰ πρόσφορον χρείαν, ἄδηλον ἡμῖν. ἐν παντὶ δὲ κρατεῖ τὸ βέλτιον τοῦ κατηναγκασμένου – pour la formule finale, voir Timée 69A, qui distingue cause nécessaire et cause divine, mais après avoir parlé en 68E (comme dans le Phédon 97E mettant en avant le principe du meilleur) du δημιουργός τοῦ καλλίστου τε καὶ ἀρίστου (E2), désireux de produire τὸν αὐτάρκη τε καὶ τὸν τελεώτατον θεόν (E3-4). Contre le Stoïcien Pharnace, Lamprias assimile nécessaire et naturel. 937E5-7 : ὁρᾷς δ’ ὅτι πολλὰ λέγεται καὶ σὺν γέλωτι καὶ μετὰ σπουδῆς περὶ τούτων. Sur le spoudogeloion, voir F. Frazier, “Théorie et pratique de la παιδιά symposiaque dans les Propos de Table de Plutarque,” in M. Trédé et al. (eds.), Le rire des Anciens (Paris: PENS, 1998) 281-292. Placita 892A : Οἱ Πυθαγόρειοι γεώδη φαίνεσθαι τὴν σελήνην διὰ τὸ περιοικεῖσθαι αὐτὴν καθάπερ τὴν παρ’ ἡμῖν γῆν μείζοσι ζῴοις καὶ φυτοῖς καλλίοσιν· εἶναι γὰρ πεντεκαιδεκαπλασίονα τὰ ἐπ’ αὐτῆς ζῷα τῇ δυνάμει μηδὲν περιττωματικὸν ἀποκρίνοντα, καὶ τὴν ἡμέραν τοσαύτην τῷ μήκει.

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une hostilité et une défiance tout aussi absolues, et refusent d’ examiner posément ce qui est possible et envisageable.14 On retrouve de façon remarquable une tonalité nouvelle, plus détendue, associée à une paidia, et des principes philosophiques de prudence, qui mettent sur le même plan, pour les écarter, les dogmatiques pleins de certitudes et les sceptiques absolus qui refusent tout examen: réaffirmation de convictions académiciennes sans doute, manière de suggérer aussi que l’ on s’ engage sur un terrain plus incertain, où Lamprias, comme dans la première partie – et comme dans le Timée –, continue à faire grand usage de l’ eikos (938A, 939B, 939E), du dynaton (938F) ou du pithanon (940C), sans plus pouvoir s’ appuyer sur l’observation, comme c’était le cas pour les théories physiques touchant lumière, phases de la lune et éclipses.15 Le mythe ne fera évidemment pas davantage intervenir l’observation, puisqu’une de ses caractéristiques est précisément de donner à voir ce que le regard humain ne peut découvrir. Mais il n’est pas sans accointances avec la paidia et, parmi les nombreux textes platoniciens sur le sujet,16 on peut citer d’abord à nouveau ce que le Timée, où logos et mythos sont passablement interchangeables, dit des logoi vraisemblables sur le devenir: Et de même pour les tous les autres corps du même genre, il n’ y a rien de compliqué à en discourir quand on recherche le type que représentent les mythoi vraisemblables; duquel, lorsque, par manière de relâche, laissant de côté les logoi relatifs aux êtres éternels, on cherche à se procurer en considérant ceux qui sont vraisemblables touchant le devenir, un plaisir sans remords, on peut se faire dans la vie une paidia modérée et raisonnable,17 14

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938C5-D1 : ⟨κάλλιστά⟩ γε, ἔφην, καὶ ἄριστα τῇ παιδιᾷ τοῦ λόγου τὰς ὀφρῦς ⟨ἡμῶν ἔλυσας· δι’⟩ ἃ καὶ θάρσος ἡμῖν ἐγγίνεται πρὸς τὴν ἀπόκρισιν, μὴ πάνυ πικρὰν μηδ’ αὐστηρὰν εὐθύνην προσδοκῶσι. Καὶ γὰρ ὡς ἀληθῶς τῶν σφόδρα πεπεισμένων τὰ τοιαῦτα διαφέρουσιν ⟨οὐδὲν⟩ οἱ σφόδρα δυσκολαίνοντες αὐτοῖς καὶ διαπιστοῦντες ἀλλὰ μὴ πράως τὸ δυνατὸν καὶ τὸ ἐνδεχόμενον ἐθέλοντες ἐπισκοπεῖν. Deux passages importants se trouvent au ch. 933A: ταῦτα γὰρ ἰδεῖν τε παρέχει τῇ αἰσθήσει τὰ φαινόμενα κἀκ λόγων οὐ πάνυ τι μακρῶν μαθεῖν ἔστιν; et 933C, ἀλλ’ ἐπανάγω πρὸς τὸν ὑποκείμενον λόγον ἀρχὴν ἔχοντα τὴν αἴσθησιν; φαίνομαι disparaît totalement du récit de Sylla à l’ exception, dans le préambule de présentation, du conseil donné par l’étranger de vénérer les dieux visibles (942C). Voir aussi Phdr. 265BC : μυθικόν τινα ὕμνον προσεπαίσαμεν μετρίως τε καὶ εὐφήμως τὸν ἐμόν τε καὶ σὸν δεσπότην Ἔρωτα. Ti. 59C6-D3 : τἆλλα δὲ τῶν τοιούτων οὐδὲν ποικίλον ἔτι διαλογίσασθαι τὴν τῶν εἰκότων μύθων μεταδιώκοντα ἰδέαν· ἣν ὅταν τις ἀναπαύσεως ἕνεκα τοὺς περὶ τῶν ὄντων ἀεὶ καταθέμενος λόγους,

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où l’on retrouve la même association de délassement, de “non-sérieux” et de raison. Plus intéressante encore est la manière dont l’ Étranger d’ Élée, dans le Politique, définit à l’intention du jeune Socrate la voie nouvelle à adopter : Une voie à laquelle nous mêlerons, pour ainsi dire, de la paidia : car il faudra y adjoindre un bon morceau d’un grand mythos, après quoi nous reprendrons jusqu’à la fin notre marche précédente, allant sans cesse de division en subdivision, jusqu’à ce que nous parvenions à la pointe même de notre sujet.18 Le mythe – celui d’Atrée et de Thyeste – fait ici partie des vieilles légendes qu’on raconte aux enfants, non des mythes créés par le philosophe, et doit servir de point d’appui à la démarche dialectique, mais on peut penser que la même remarque vaut aussi pour ces derniers. Lamprias, en tout cas, dans son développement, s’ attache à montrer que rien de ce qui se dit de la lune n’empêche19 de lui attribuer des habitants et évoque, entre autres, une palaia phémè assimilant la lune à Artémis, avant d’ esquisser une image plausible (πιθανόν, 940C) de ce que pourraient être les Sélénites, ce qui nous engage davantage dans la fantaisie et l’ incroyable : De même que, si nous ne pouvions nous approcher de la mer ni la toucher, mais devions nous contenter de l’apercevoir de loin et d’ entendre dire que son eau est amère, imbuvable et salée, quelqu’ un qui dirait qu’elle nourrit nombre d’animaux… nous semblerait composer un tissu de fables et de prodiges, de même nous semblons être dans la même situation et les mêmes dispositions par rapport à la lune et répugnons à croire qu’il y habite des hommes – lesquels, j’ imagine, seraient bien plus étonnés, quand ils voient dans la terre une sorte de sédiments boueux20 de l’univers… qu’on leur dise qu’elle fait naître et nourrit des vivants dotés de mouvement, de respiration et de chaleur. 940DE

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τοὺς γενέσεως πέρι διαθεώμενος εἰκότας ἀμεταμέλητον ἡδονὴν κτᾶται, μέτριον ἂν ἐν τῷ βίῳ παιδιὰν καὶ φρόνιμον ποιοῖτο; voir aussi le commentaire de Brisson, Platon, les mots et les mythes, 160-182. Plt. 268D8-E2 : Σχεδὸν παιδιὰν ἐγκερασαμένους· συχνῷ γὰρ μέρει δεῖ μεγάλου μύθου προσχρήσασθαι, καὶ τὸ λοιπὸν δή, καθάπερ ἐν τοῖς πρόσθεν, μέρος ἀεὶ μέρους ἀφαιρουμένους ἐπ’ ἄκρον ἀφικνεῖσθαι τὸ ζητούμενον. Première conclusion établissant que (938E) οὐδὲν οὖν κωλύει… tour que l’on trouve en particulier aussi à propos de la théorie démonologique de Cléombrote (420A). À comparer à Phd. 109BD.

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On reconnaît dans cette comparaison le mythe du Phédon, qui ne fait d’ailleurs pas sa première apparition, puisque, au chapitre 21, dès la première partie argumentative, Lamprias déjà, pour réfuter Pharnace, qui avait présenté le halo coloré visible même durant une éclipse comme une preuve de la nature ignée de la lune et suggéré qu’il s’agissait là d’ une couleur propre à la lune, avait réfuté cette idée d’une couleur unique et utilisé dans son explication la “terre dont Socrate l’Ancien a parlé dans un mythe soit qu’ il fît allusion à notre terre soit que son récit en visât quelque autre.”21 Ainsi est insensiblement préparé le passage au mythe qui se fait grâce à la dernière citation de Lamprias, évoquant l’impression qu’auraient les Sélénites en voyant notre terre qu’ elle est l’“Horrible lieu moisi, que les dieux mêmes abhorrent” dont parle Homère (Iliade 20.65), évocation de l’Hadès qui permet à Sylla de prendre la parole sur le même ton de plaisanterie: Je finissais à peine que Sylla intervint: “Arrête, Lamprias,” dit-il, “et ferme la porte de ton discours, de crainte que, sans y prendre garde, tu ne viennes pour ainsi dire fracasser le mythe sur terre et ne fasse tomber mon propre drame, qui a une autre scène et une autre disposition.”22 C’est en effet de l’Hadès céleste que va parler un mythe présenté ici comme un “drame,” ce qui ne garantit guère mieux sa valeur de vérité que le vocable μῦθος, d’autant que l’image est filée, le Carthaginois précisant aussitôt qu’ il ne sera que l’interprète d’un morceau dont un autre est l’ auteur. Impression confirmée à la fin de la relation par sa conclusion sceptique : “Voilà, dit Sylla, ce que moi j’ai entendu cet étranger raconter et qu’ il tenait lui-même, selon ses dires, des valets et serviteurs de Cronos. Quant à vous, Lamprias, vous pouvez le prendre en telle part que bon vous semble.”23

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Le passage est commenté en détail par Donini, “Il volto della luna.” 940F4-8 : Ἔτι δέ μου σχεδὸν λέγοντος ὁ Σύλλας ὑπολαβών, ἐπίσχες, εἶπεν, ὦ Λαμπρία, καὶ παραβαλοῦ τὸ θυρίον τοῦ λόγου, μὴ λάθῃς τὸν μῦθον ὥσπερ εἰς γῆν ἐξοκείλας καὶ συγχέῃς τὸ δρᾶμα τοὐμὸν ἑτέραν ἔχον σκηνὴν καὶ διάθεσιν. 945D11-E2 : Ταῦτ’, εἶπεν ὁ Σύλλας, ἐγὼ μὲν ἤκουσα τοῦ ξένου διεξιόντος, ἐκείνῳ δ’ οἱ τοῦ Κρόνου κατευνασταὶ καὶ θεράποντες, ὡς ἔλεγεν αὐτός, ἐξήγγειλαν [verbe voisin en 937C11; pour la relation de la conférence: voir supra n. 7]. Ὑμῖν δ’, ὦ Λαμπρία, χρῆσθαι τῷ λόγῳ πάρεστιν ᾗ βούλεσθε.

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Analyse succincte du mythe (26-30) 26.

Cadre géographique (// mythe de l’ Atlantide du Timée 24E sq.) – 940F-942A: Les îles des confins occidentaux. – Prélude homérique: Ὠγυγίη τις νῆσος ἀπόπροθεν εἰν ἁλὶ κεῖται (Odys. 7.244). – L’île de Cronos: une mer boueuse difficile à traverser (// Ti. 25D) et l’hellénisme ranimé par un “retour d’ Héraclès” (// exploits des Athéniens?, Ti. 25BC). – La commémoration: les théories tous les trente ans et le séjour des théores sur l’île de Cronos: a) Des hommes ἱερ(οὶ) νομιζόμεν(οι) qui passent les trente ans à sacrifier et philosopher. b) Cronos endormi servi par des daimones. – 942A-D2: La figure de l’Étranger

Ἐνταῦθα δὴ κομισθείς, ὡς ἔλεγεν, ὁ ξένος καὶ θεραπεύων τὸν θεὸν ἐπὶ σχολῆς… – Ses études sur l’île; son voyage de découverte et son arrivée à Carthage. ἃ μὲν οὖν ἔπαθε καὶ ὅσους ἀνθρώπους διῆλθεν, ἱεροῖς τε γράμμασιν ἐντυγχάνων ἐν τελεταῖς τε πάσαις τελούμενος, οὐ μιᾶς ἡμέρας ἔργον ἐστὶ διελθεῖν, ὡς ἐκεῖνος ἡμῖν ἀπήγγελλεν εὖ μάλα καὶ καθ’ ἕκαστον ἀπομνημονεύων· ὅσα δ’ οἰκεῖα τῆς ἐνεστώσης διατριβῆς ἐστιν, ἀκούσατε. (942B10-C5) – Un long séjour à Carthage: son intérêt particulier pour les choses religieuses et son premier conseil au style indirect. τῶν τε φαινομένων θεῶν (Ti. 40D, 41A) ἔφη χρῆναι καί μοι παρεκελεύετο τιμᾶν διαφερόντως τὴν Σελήνην ὡς τοῦ βίου κυριωτάτην οὖσαν … ἐχομένην. (942C10D2) 27-30

L’exposé de l’Étranger (// eikôs logos du Timée) – 27-28: Géographie céleste et sort des âmes après la première mort 27. Θαυμάζοντος δέ μου ταῦτα καὶ δεομένου σαφέστερον ἀκοῦσαι· πολλά, εἶπεν, ὦ Σύλλα, περὶ θεῶν οὐ πάντα δὲ καλῶς λέγεται παρ’ Ἕλλησιν. (942D3-5)

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– 1e rectification de l’Étranger: Exégèse spatiale de Déméter et Corè et introduction de la “seconde mort”. εἰς δὲ τοῦτο φαῦλος μὲν οὐδεὶς οὐδ’ ἀκάθαρτος ἄνεισιν, οἱ δὲ χρηστοὶ μετὰ τὴν τελευτὴν κομισθέντες αὐτόθι ῥᾷστον μὲν οὕτως βίον, οὐ μὴν μακάριον οὐδὲ θεῖον ἔχοντες ἄχρι τοῦ δευτέρου θανάτου διατελοῦσι. (942F2-6) 28. Τίς δ’ οὗτός ἐστιν, ὦ Σύλλα; μὴ περὶ τούτων ἔρῃ, μέλλω γὰρ αὐτὸς διηγεῖσθαι. Τὸν ἄνθρωπον οἱ πολλοὶ σύνθετον μὲν ὀρθῶς, ἐκ δυοῖν δὲ μόνων σύνθετον οὐκ ὀρθῶς ἡγοῦνται. (942F7-943A3) 2e 29-30: Une reprise synthétique de toutes les questions ? a) L’homme composé de trois éléments (943A, à comparer à Ti. 30B et 69CD), dont la séparation se fait en deux morts, la première relevant de Déméter et l’ autre de Perséphone (943B). b) Description du sort des âmes libérées du corps dans l’ espace lunaire avec variation sur le thème de la rétribution des âmes (liée à la prédominance en elles de la raison ou de la passion) (943C-D). 29. Ἐφορῶσι (sc. αἱ ψυχαί) δὲ πρῶτον μὲν αὐτῆς σελήνης τὸ μέγεθος καὶ τὸ κάλλος καὶ τὴν φύσιν οὐχ ἁπλῆν οὐδ’ ἄμικτον, ἀλλ’ οἷον ἄστρου σύγκραμα καὶ γῆς οὖσαν. (943E4-6) Questions physiques soulevées par la lune: a) la substance de la lune: rectification implicite avec réf. à Xénocrate et au texte fondateur de Platon, Ti. 31B = Kαὶ ταῦτα μὲν περὶ οὐσίας σελήνης (944A5-6). b) Εὖρος δὲ καὶ μέγεθος οὐχ ὅσον οἱ γεωμέτραι λέγουσιν (944A6-7) = nouvelle rectification qui ramène dans la discussion le visage de la lune – les mesures sont faussées par l’ accélération du mouvement pour faire sortir les âmes bonnes de l’ombre vs cris d’ effroi des âmes punies devant le visage de la lune, qui leur paraît terrifiant = ἔστι δ’ οὐ τοιοῦτον (944B9). c) Géographie lunaire identifiant la Gorge d’ Hécate, les Portes, les Champs Elysées et la Maison de Perséphone.

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30. Οὐκ ἀεὶ δὲ διατρίβουσιν ἐπ’ αὐτὴν οἱ δαίμονες… (944C11-12) Questions soulevées par les démons et le destin de l’ âme: a) Fonctions terrestres des démons jusqu’ à “la meilleure transformation” (944E3) et explication de celle-ci (E4-10). b) Les âmes qui restent sur la lune : nouveau “morceau” sur la rétribution les âmes > Χρόνῳ δὲ κἀκείνας κατεδέξατο εἰς αὑτὴν ἡ σελήνη καὶ κατεκόσμησεν (945C3-4) – Processus inverse de génération (945C4 sq : Ti. 41C et 42D)

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La mystérieuse figure de l’Étranger (26)

3.1 Une certaine aura liée au cadre géographique Dans le Timée, Critias tient le récit de l’Atlantide de son grand-père, qui luimême l’a reçu de Solon “le plus sage des sept Sages,” auquel l’ ont raconté les Égyptiens, détenteurs de traditions anciennes que les Grecs ont perdues. La source ici de la relation de Sylla, pour être sans doute sage aussi, non seulement est un personnage fictif et anonyme, mais il est d’ une manière générale entouré d’une aura particulière à laquelle contribue le cadre géographique sur lequel s’ouvre le mythe. Sans doute peut-on y voir une reprise de la description de l’Atlantide (Ti. 24E-25D), tout comme le retour d’ Héraclès et les théories grecques peuvent transposer l’action victorieuse des Athéniens contre les gens de l’île, mais l’identification de la source d’ inspiration ne suffit pas : d’autres éléments s’y ajoutent, un autre esprit l’ anime. Ainsi, la mention de l’ île d’Ogygie, qui permet tout juste de situer les trois îles intéressantes et en particulier l’île de Cronos, a semblé parfois superfétatoire, mais elle installe le lecteur dans une atmosphère “odysséenne,” qui peut être un clin d’ œil de lettré au “conte d’Alcinoos,” dont Platon déjà, cum grano salis, démarque sa propre réécriture de la nekyia dans le mythe d’Er de son modèle homérique, mais qui évoque aussi des voyages en des contrées mystérieuses, loin du monde des hommes.24 La situation décrite, aux confins, est en soi de celles qui sont mises en relation avec le divin25 et les confins occidentaux avaient une certaine actua-

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L’Odyssée est aussi une des matrices du roman de voyage (voir l’Histoire vraie de Lucien) et peut participer du climat de “phantastischer Reiseroman,” que trouvait ici von Arnim (rappelé par Hamilton, “The Myth in Plutarch’s De facie,” 28). Sur le caractère banal et l’ exploitation même politique de cette association, voir, par ex., C. Nicolet, “Où Cléopâtre et Antoine voulaient-ils aller?,” Semitica 39, Hommage à M. Sznycer (1990) 63-66.

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lité pour les contemporains de Plutarque, puisque Trajan les avait fait explorer récemment, en particulier par Démétrios de Tarse, qui en revient précisément au début du De defectu oraculorum. Ce qu’il y a entendu lui permet d’ intervenir pour appuyer la théorie démonologique proposée par Cléombrote : Démétrios dit que plusieurs des îles éparses autour de la Grande-Bretagne sont désertes et que certaines d’entre elles portent des noms de démons et de héros. Il raconta que lui-même, envoyé par l’ empereur en mission de reconnaissance et d’exploration, avait abordé dans la plus voisine de ces île désertes; elle contenait bien quelques habitants, mais en très petit nombre et ils étaient tous regardés par les Bretons commes des personnages sacrés et inviolables (ἱεροὺς δὲ καὶ ἀσύλους). Peu après son arrivée, dit-il, il se produisit dans l’atmosphère un grand trouble et de nombreux présages: les vents se déchaînèrent et l’orage s’ abattit. Quand le calme fut revenu, les habitants de l’île dirent que l’ un des êtres supérieurs (τῶν κρεισσόνων) venait de disparaître… L’une des îles de cette région, ajoutaient-ils, retenait prisonnier Cronos, endormi sous la garde de Briarée, car l’on avait imaginé de se servir pour lui du sommeil en guise de lien, et de nombreux daimones l’entouraient, attachés à sa personne comme serviteurs. 419E3-F1 et F7-420A3

Ce récit de voyage forme la base idéale pour l’évocation du De facie, où l’ intermédiaire des narrateurs locaux disparaît et où Plutarque insiste longuement sur le personnage et le sommeil de Cronos – un personnage qui évoque aussi à la mémoire du lecteur le mythe du Politique. En ont résulté des discussions (et des imaginations) interminables sur la relation possible avec la vision hiérarchique des dieux développée par les Néoplatoniciens,26 dont les commentateurs ne semblent pas s’être avisés qu’elles n’ont pas le moindre intérêt pour le sens du texte.27 C’est ce qui ressort du développement que lui consacre 26

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Long rappel dans Donini, Il volto della Luna, 74-84; l’introduction de l’examen (75-76) est révélatrice du point de vue de l’ historien de la littérature: “L’aspetto più notevole è allora l’ allusion all’ esistenza di una gerarchia del divino che non si è abituati ad attribuire a Plutarco, ma risulta tipica di buona parte dei medioplatonici.” On peut ajouter que la possibilité d’ un second intellect chez Plutarque s’accorde au plus mal avec l’ ensemble de son œuvre et de sa pensée – et que le mythe ne paraît pas le meilleur lieu où la trouver; sur la transcendance et l’unicité de l’Intelligible, voir infra la troisième partie et, en particulier, le ch. 19. Donini, Il volto della Luna, 76 n. 162, se situant sur le plan cosmopoétique du Timée, en convient et se range à l’avis de J. Opsomer que “the second cosmopoetic principle is the soul and nothing other.”

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P.L. Donini dans son introduction, pour peu qu’ on dégage des longues considérations d’histoire de la philosophie sur les relations de Zeus et de Cronos les éléments touchant directement le texte. Le savant italien insiste en effet sur le second rang dévolu partout à Cronos, qu’il s’ agisse des cultes, où Héraclès le libérateur a la prééminence, ou de l’ordre du monde, où le Dieu suprême est Zeus – Cronos est aussi au second rang, avec les autres dieux traditionnels, dans le Timée. Il en résulte que l’on se trouve ici, pour le dire en termes platoniciens, au niveau du metaxu, à celui des daimones, le seul que puisse, au mieux, atteindre un humain, comme en témoignent les deux autres mythes. Mais, dans le mythe de Timarque ou celui de Thespésios, les avatars d’ Er peuvent l’ atteindre parce qu’ils sont sortis de leur corps. La situation est ici beaucoup plus extraordinaire, puisque l’Étranger est un des théores envoyés pour séjourner trente ans dans l’île. Il peut ainsi bénéficier, comme Timarque et Thespésios, de ce que savent les daimones et acquérir de solides connaissances philosophiques grâce à un programme d’enseignement “platonicien”28 avant de les parachever par un voyage d’étude,29 qui évoque à la fois l’ expérience d’Ulysse30 et le périple d’un Apollonios de Tyane, ajoutant à la connaissance des hommes homériques l’intérêt plus “moderne” pour les choses religieuses.31 3.2 Un Sage proche d’un θεῖος ἀνήρ? Il en résulte une figure des plus complexes, inspirée peut-être par Démétrios, comme le veut B. Puech,32 mais tellement métamorphosée que là encore la remarque est anecdotique. On peut d’abord lui chercher des précédents platoniciens. Tout récemment,33 L. Lesage, qui prépare un doctorat sur le De facie, a proposé de le rapprocher de “l’Etrangère de Mantinée” du Banquet. Ils ont sans doute plus d’un point en commun: leur position prééminente qui en fait, en quelque sorte, les enseignants de leur interlocuteur comme leur connaissance 28

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942B1-4 : ἀστρολογίας μὲν ἐφ’ ὅσον γεωμετρήσαντι πορρωτάτω προελθεῖν δυνατόν ἐστιν ἐμπειρίαν ἔσχε, φιλοσοφίας δὲ τῆς ἄλλης τῷ φυσικῷ χρώμενος, et Donini, “Science and Metaphysics,” 132, et Il volto della Luna, 82-83. 942B4-7 : ἐπιθυμίαν δέ τινα καὶ πόθον ἔχων γενέσθαι τῆς μεγάλης νήσου θεατής (οὕτως γὰρ ὡς ἔοικε τὴν παρ’ ἡμῖν οἰκουμένην ὀνομάζουσιν). 942B10-11 : ἃ μὲν οὖν ἔπαθε καὶ ὅσους ἀνθρώπους διῆλθεν, n’est pas sans rappeler (sous forme prosaïque) les premiers vers de l’Odyssée. 942B11-C2 : ἱεροῖς τε γράμμασιν ἐντυγχάνων ἐν τελεταῖς τε πάσαις τελούμενος. Puech, “Prosopographie des amis de Plutarque,” 4844-4845. À la rencontre annuelle 2016 du Réseau Thématique Européen Plutarque (Nanterre, 2022 septembre), consacrée aux “Figures de Sages, Figures de Philosophes dans l’œuvre de Plutarque.” [EN : see now L. Lesage, “L’étranger (De facie) et Diotyme (Symp.): récits de sages absents,” in D. Leão & O. Guerrier (eds.), Figures de sages, figures de philosophes dans l’ oeuvre de Plutarque (Coimbra : Coimbra University Press, 2019) 169-181.]

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des choses divines, et plus particulièrement démoniques, nécessaires à des exposés qui se meuvent dans le champ du metaxu. Mais le sujet des dialogues où ils apparaissent ne porte pas sur le même type d’ “intermédiaire :” même si Diotime définit aussi le genre démonique en général,34 elle se concentre sur Éros, tandis que l’Étranger s’intéresse aux âmes et aux daimones en général et les inscrit dans l’espace lunaire et l’ensemble du cosmos. Il n’est cependant pas sans intérêt, pour essayer de mieux cerner la figure de l’ Étranger, de regarder de plus près la présentation de Diotime, “une femme savante en ce domaine [sc. l’ amour] comme en bien d’autres, qui grâce à un sacrifice offert une fois par les Athéniens avant la peste, avait différé de dix ans la maladie” (Smp. 202D24). Les critiques en ont tiré l’idée que Diotime serait prêtresse,35 ce que Platon n’éprouve pas le besoin de préciser: en revanche, il lui prête trait pour trait l’ action d’Épiménide, le θεῖος ἀνήρ qu’évoque en des termes quasi comparables le Crétois des Lois pour rappeler les liens qui dès longtemps unissent Athènes et son île.36 De même qu’on a dans le Timée la figure de Solon, se dessine ici une figure de Sage archaïque, ce que n’est pas du tout l’ hôte de Sylla. Le personnage auquel il ressemble le plus est sans doute le mystérieux Barbare de la Mer Érythrée du De defectu oraculorum – un dialogue dont Donini a souligné la proximité avec le De facie – auquel Cléombrote se réfère après avoir exposé l’hypothèse que le fonctionnement des oracles est assuré par les daimones: il introduit alors avec beaucoup de précaution ce complément37 qu’ il présente comme puisé au “cratère de mythoi et logoi mêlés à leur disposition” (420F6-421A). Le personnage, qu’il n’a rejoint qu’ à grand peine, ne vit pas dans l’ île de Cronos, mais “il ne se laisse voir aux hommes qu’ une fois par an sur le bord de la mer Érythrée, tandis qu’il passe le reste de son temps, à ce qu’ il affirme, dans la société des nymphes nomades et des daimones” (421A5-7). Présentant tous les traits physiques d’un θεῖος ἀνήρ, beau, ignorant la maladie, exhalant une odeur délicieuse,38 polyglotte de surcroît, il s’ adonne comme l’ Étranger à toute forme de mathèsis et d’historia, à quoi s’ ajoute, une fois par

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202E1-2 : καὶ γὰρ πᾶν τὸ δαιμόνιον μεταξύ ἐστι θεοῦ τε καὶ θνητοῦ. Les commentateurs le déduisent d’ un rapprochement avec Meno 81AB, mais le texte ne fait des prêtres qu’ une des catégories des gens “savants dans les choses divines,” y incluant aussi des poètes comme Pindare. Lg. 642DE : τῇδε γὰρ ἴσως ἀκήκοας ὡς Ἐπιμενίδης γέγονεν ἀνὴρ θεῖος, ὃς ἦν ἡμῖν οἰκεῖος, ἐλθὼν δὲ πρὸ τῶν Περσικῶν δέκα ἔτεσιν πρότερον παρ’ ὑμᾶς κατὰ τὴν τοῦ θεοῦ μαντείαν, θυσίας τε ἐθύσατό τινας ἃς ὁ θεὸς ἀνεῖλεν, καὶ δὴ καὶ φοβουμένων τὸν Περσικὸν Ἀθηναίων στόλον, εἶπεν ὅτι δέκα μὲν ἐτῶν οὐχ ἥξουσιν… On peut, structurellement, le comparer mutatis mutandis au mythe de Timarque, par lequel Simmias complète son exposé dans le De genio. Une fragrance exquise caractérise aussi l’ île de Cronos (εὐωδία, 941F9).

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an, la divination. Tel est le personnage qui va d’abord, dans un style magistral, faire un exposé sur les daimones et dénoncer l’erreur qui les fait fréquemment nommer du nom de dieux. Lamprias ayant élargi le sujet à une question cosmologique, comme dans le De facie, celle de la pluralité des mondes, suit un nouvel exposé dogmatique, qui se conclut sur une théorie mystique où intervient néanmoins aussi la philosophie: Voir et contempler cela est possible une fois tous les dix mille ans pour les âmes humaines, si elles ont bien vécu, et les meilleures initiations de cette terre ne sont qu’une image (ὄνειρον) de cette initiation et révélation-là; c’est la remémoration des beautés de là-bas qu’ ont pour objet les entretiens philosophiques ou alors ils ne servent à rien. 422C1-6

Dit dans des termes qui évoquent le Phèdre, on retrouve une même association de philosophie et de connaissances supérieures dont bénéficie l’ Étranger et, dans la conclusion de Cléombrote, la même prudente réserve que celle de Sylla: “Telles sont, dit Cléombrote, les histoires que je l’ ai entendu raconter (μυθολογοῦντος) sur ces sujets, tout à fait comme dans une initiation aux Mystères, sans apporter à l’appui de son discours aucune démonstration ni aucune preuve.” (422C9) L’un comme l’autre traitent ainsi de sujets en rapport avec démonologie et cosmologie et leur figure exceptionnelle leur permet de proposer de façon plus libre et dogmatique une théorie d’où la philosophie n’est cependant pas absente: mélange original mais qui ne garantit en rien une autorité et une vérité des propos que les “narrateurs,” Cléombrote ou Sylla, n’affirment ni l’ un ni l’autre, tant s’en faut. 3.3 De toutes les choses qui se disent: interprétations et rectifications La manière même dont s’engage l’exposé proprement dit mérite d’ être relevée. Les premiers propos de l’Étranger que rapporte Sylla, après avoir résumé en quelques mots son séjour à Carthage, en grande partie consacré à des parchemins sacrés anciens (942C),39 sont une invitation à honorer avec prédilection parmi les dieux visibles la Lune comme souveraine de la vie.40 La phrase, très

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Donini, Il volto della Luna, 345 n. 370, souligne la coloration mystico-religieuse que ces détails, sans intérêt pour le contenu du mythe, donnent au texte. Le texte est mutilé et le participe final reste en l’ air: τὴν Σελήνην ὡς τοῦ βίου κυριωτάτην οὖσαν… ἐχομένην; H. Cherniss, On the Face of the Moon, Plutarch’s Moralia vol. 12 (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1957) ajoutent καὶ τοῦ θανάτου, τῶν ἅιδου λειμώνων ex 942F et 943C ; la mort semble en effet s’ imposer pour le lieu de l’Hadès céleste, mais la

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riche, s’ouvre sur une citation du Timée (40D), qui se trouve précisément à la fin de la première description de la constitution du monde, avant la seconde étape où le Démiurge va confier la tâche créatrice aux dieux secondaires (41A sq) ; elle affirme ainsi d’entrée, au moment même où la Lune est mise au première plan, sa nature divine et lui donne une fonction: être la souveraine de la vie ; enfin cette remarque n’est pas purement théorique, elle induit un certain comportement religieux, ancrant le développement qui va suivre, non dans une vision, comme par exemple dans le mythe de Timarque, qui commence par une vaste description de la voie lactée, mais dans un usage humain. La formulation est faite pour susciter la curiosité et Sylla en effet demande des éclaircissements. De nouveau la réponse est révélatrice d’ un certain point de vue du mythe: “Les Grecs, dit-il, disent bien des choses, Sylla, sur les dieux, mais toutes ne sont pas justes” (942D4-5), ce qui n’est pas sans évoquer les remarques des prêtres égyptiens du Timée sur l’ ignorance des Grecs (Ti. 22B) non plus que la remarque du Sage de la Mer Érythrée sur les noms de dieux plus ou moins bien appliqués aux daimones.41 De telles appréciations jalonnent l’ exposé de l’Étranger42 et, chose remarquable, elles portent sur ce qui se dit ou se pense,43 les noms qui sont donnés,44 bref les théories et représentations, des Grecs et de la tradition, d’Homère, des philosophes. Si l’ on reprend

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présence du mot βίος, bien attesté, me semble plus remarquable: anticipe-t-elle la vision “totale” que donnera la fin du texte avec la formation de nouvelles âmes? De def. or. 421E7-9 : ἀλλ’ ἔνιοι μὲν ὀρθῶς κατὰ τύχην ἐκλήθησαν, οἱ δὲ πολλοὶ μηδὲν προσηκούσας ἀλλ’ ἐνηλλαγμένας ἐκτήσαντο θεῶν παρωνυμίας. L’ analyse supra signale des rectifications; plus précisément on lit – ch. 27: οὐ… καλῶς (942D5) ; ὀρθῶς / οὐκ ὀρθῶς (D6-7) ; ἔνεστι ⟨μέν τι καὶ⟩ ἀληθές (E3); ψεῦδος μὲν οὐκ ἔστι… πλάνην (δὲ) παρέσχηκεν (E7-8) ; οὐ φαύλως (F2) ; ch. 28: ὀρθῶς / οὐκ ὀρθῶς (943A2-3); ἀμαρτάνοντες (A4-5) ; ch. 29 : (φύσιν) οὐχ ἁπλῆν οὐδ’ ἄμικτον (943Ε5-6); οὐχ ὅσον οἱ γεωμέτραι λέγουσιν (944Α2) ; οὐχ ὑπὸ σμικρότητος, ἀλλά (Α4) ; ἔστι δ’ οὐ τοιοῦτον, ἀλλά (Β9); ch. 30: ὀρθῶς (944F1) ; ὀρθῶς (945A5). [l’ astérique marque la présence d’ un des adverbes appréciatifs relevés à la note précédente] Ch. 27: λέγεται παρ’ Ἕλλησιν (942D5) ; νομίζουσιν (D8); Τοῖς τε περὶ τὴν πλάνην καὶ τὴν ζήτησιν αὐτῶν λεγομένοις (E2) ; Ὅμηρος… τοῦτ’ εἶπεν (F2); ch. 28: οἱ πολλοί… ἡγοῦνται (943A2-3) ; οἴονται (A4) ; οἷς… δοκεῖ (A5) ; Ἡράκλειτος εἶπεν (E4); ch. 29: λέγουσι (E11); καὶ Ξενοκράτης ἔοικεν ἐννοῆσαι (F4) ; Πλάτων γάρ ἐστιν ὁ… ἀποφηνάμενος (F5 et 8); ὁ δὲ Ξενοκράτης… φησι (F10) ; οἱ γεωμέτραι λέγουσιν (944A7) ; ch. 30: οἵ τε περὶ τὸν Κρόνον ὄντες ἔφασαν (D7) ; ἡγοῦ λελέχθαι (F1) ; Ὅμηρος ὧν εἶπε πάντων μάλιστα δὴ κατὰ θεὸν εἰπεῖν ἔοικε… (F5-6). Ch. 27: ὀνομάζοντες (942D6) ; Κόρη τε καὶ Φερσεφόνη κέκληται (D10); κόρην προσαγορεύομεν (E1) ; ch. 28 : Ἀθηναῖοι Δημητρείους ὠνόμαζον τὸ παλαιόν (943B4); ἡ δὲ Φερσεφόνη… μονογενὴς κέκληται (B9) ; λειμῶνας Ἅιδου καλοῦσι (C8-9) ; στεφάνοις πτερῶν εὐσταθείας λεγομένοις (D6-7) ; ch. 29 : τὸ καλούμενον πρόσωπον (944B7-8) ; καλοῦσι (C2); ὀνομάζεσθαι (C8); ch. 30: εἴδωλον ὀνομάζεται (945A5-6) ; Εἰλείθυια μὲν ἣ συντίθησιν Ἄρτεμις δ’ ἣ διαιρεῖ καλεῖται (C1112).

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l’ intéressante remarque de M. Dixsaut sur le mythe qui suppose un regard d’ en haut ou extérieur, qui fait voir ce que nous ne voyons pas,45 il s’ agit ici d’ une vision très intellectuelle, d’un savoir dispensé par l’ Étranger, instruit par les daimones. Au contraire le regard “interne,” la vision qui synthétise et concrétise la discusssion, prédominante dans le mythe de Thespésios,46 ou même seulement la description détaillée de la voie lactée et du mouvement des âmes, commentée par le daimon-guide du mythe de Timarque qui lui fait voir,47 sont totalement absentes. Dans l’évocation des âmes sur la lune ou dans la région lunaire, certaines en voient d’autres s’abîmer,48 tandis que d’ autres s’ effraient devant la face de la lune dont la vision les terrifie:49 tout cela reste interne aux âmes, et il en est de même pour le verbe le plus intéressant, qui ouvre le chapitre 29. Plutarque profite de l’élévation des âmes purifiées, légères “comme l’ éther qui entoure la lune” et enchaîne: Ἐφορῶσι δὲ πρῶτον μὲν αὐτῆς σελήνης τὸ μέγεθος καὶ τὸ κάλλος καὶ τὴν φύσιν (943E5-6). Le verbe laisse attendre un vaste tableau vu d’en haut, mais les compléments en sont très abstraits et renvoient à des problèmes physiques déjà traités dans la discussion et auxquels l’ Étranger apporte sa propre solution: cela n’a rien de visuel et le verbe fonctionne plutôt comme une cheville, à laquelle répond plus ou moins, au début du chapitre suivant, Οὐκ ἀεὶ δὲ διατρίβουσιν ἐπ’ αὐτὴν οἱ δαίμονες (944C11) qui introduit, en complément, une vision plus dynamique. Les deux autres occurrences apparaissent dans l’interprétation de la légende de Déméter et de Perséphone et se trouvent, la première dans l’explication de corè, “la pupille,” qui reflète l’ image de celui qui la regarde, tout comme la clarté du soleil se voit dans la lune,50 la seconde à propos des six mois qu’elle passerait sous terre et qui contredit ce que nous voyons.51 Ce passage est caractéristique de l’ ensemble de l’ exposé, dogmatique et plus proche de l’eikôs logos ou mythos du Timée, ainsi que l’ a suggéré Hamilton, que d’un large spectacle tel qu’ en offrent les mythes eschatologiques. Concernant la lune et sa fonction dans l’ ordre du monde (donc un élément qui relève bien du Timée), mais identifiée à l’ Hadès céleste et séjour

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Dixsaut, “Mythe et Interprétation,” 255. Voir le chapitre précédent. Voir supra n. 4. 943D3-4 : ἐνίας (sc. τῶν ψυχῶν) δὲ καὶ τῶν ἐκεῖ περικάτω τρεπομένας οἷον εἰς βυθὸν αὖθις ὁρῶσι καταδυομένας, où l’ identification même du sujet est obcure. Donini, Il volto della Luna, 351 n. 392. 944B7-9 : ἐκφοβεῖ δ’ αὐτὰς καὶ τὸ καλούμενον πρόσωπον, ὅταν ἐγγὺς γένωνται βλοσυρόν τι καὶ φρικῶδες ὁρώμενον. 942D11-12 : τοῦ ὄμματος, ἐν ᾧ τὸ εἴδωλον ἀντιλάμπει τοῦ βλέποντος, ὥσπερ τὸ ἡλίου φέγγος ἐνορᾶται τῇ σελήνῃ, κόρην προσαγορεύομεν – inspiré de Pl., Alc. I 133A. 942E8 : οὐ γὰρ ἓξ μῆνας ἀλλὰ παρ’ ἓξ μῆνας ὁρῶμεν αὐτὴν ὑπὸ τῆς γῆς.

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des âmes (ce qui appartient aux mythes eschatalogiques), il intègre aussi le thème de la rétribution des âmes, mais en quelque sorte “en mineur,” et c’ est cet ensemble original, qui reprend les questions physiques abordées dans la discussion et les inscrit dans le cadre plus large de la cause finale, expliquée à travers la réinterprétation de toutes les légendes et des noms traditionels comme des doctrines philosophiques, qu’il convient de regarder de plus près.

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“L’eikôs logos” de l’Étranger sur la lune et les âmes (27-30)

4.1 La lune, séjour des âmes et daimones Deux textes peuvent apporter une aide précieuse à la compréhension de notre passage, aussi bien pour son sens que pour son originalité. Il s’ agit d’ une part du mythe de Timarque dans le De genio et, d’autre part, de l’ exposé de Cléombrote dans le De defectu oraculorum – et la nature différente des deux passages, mythe et exposé, me paraît révélatrice du caractère particulier du mythe de Sylla. Sans doute abordent-ils l’un et l’autre la question démonologique,52 mais ce n’est pas là le plus important. Le second nous fournit une série d’ équivalences précieuses pour cerner ce monde du metaxu que constituent la lune et son espace : Pour illustrer cette doctrine, Xénocrate, l’ ami de Platon, proposait l’exemple des triangles: il assimilait la divinité au triangle équilatéral, l’humanité au triangle scalène et les démons au triangle isocèle ; en effet, le premier a tous ses côtés égaux, le second les a tous inégaux et le troisième les a en partie inégaux, de même que la nature des démons participe à la fois de la passibilité des mortels et de la puissance de la divinité. La nature a placé sous nos yeux des images sensibles et des symboles : les dieux sont figurés par le soleil et les astres, les mortels par les météores, les comètes et les étoiles filantes… quant à la ressemblance de l’ être mixte des démons, elle nous est fournie en fait par la lune, dont le comportement s’accorde avec le leur, puisqu’elle offre aux yeux des déclins, des accroissements et des changements qui la font appeler par les uns “l’ astre terrestre,” par d’autres “la terre olympienne,” par d’ autres enfin “le domaine de la déesse à la fois souterraine et céleste, Hécate.” De def. or. 416C10-E5

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Babut, Plutarque et le stoïcisme, 402-436.

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Le premier, de son côté, trace les grandes lignes de la géographie céleste, en montrant à Timarque par la voix du daimon-guide ce qu’ il peut voir, “l’ apanage de Perséphone, dont nous avons l’administration, une des quatre parties de l’ univers, délimitée par le Styx” (De genio 591A7-8), autrement dit le Chemin de l’Hadès.53 Parmi les quatre principes de l’Univers (la Vie, le Mouvement, la Génération et la Corruption), les deux derniers “sont liés l’ un à l’ autre par la physis dans la région de la lune” (591B6) et, des trois Moires, c’ est Lachésis qui a été assignée à “la région de la lune, qui est celle où se situe le Tournant de la Génération (= Phaedo 72B)” (591B9-C1). Il achève enfin sur une description plus précise de ce qui se passe dans la lune: … la lune est la propriété des démons terrestres. Elle évite le Styx, en passant légèrement au-dessus de lui; elle n’est atteinte par lui qu’ une seule fois en 177 secondes mesures. Quand le Styx s’approche d’ elle, les âmes crient d’effroi, car plusieurs se laissent glisser et sont happées par l’ Hadès ; mais la lune en recueille d’autres, qui, de l’abîme, viennent en nageant vers elle: ce sont les âmes pour qui la fin du cycle de la génération tombe au moment favorable. Il faut en excepter toutes celles qui sont impures et souillées et que la lune, en lançant des éclairs et en poussant des mugissements effrayants, empêche d’approcher ; ces âmes, pleurant leur sort, déçues dans leurs espoirs, sont emportées à nouveau dans l’ abîme, vers une nouvelle naissance, comme tu vois. De genio 591C2-12

Dans ce mythe, l’important sera d’expliquer ensuite à Timarque ce qu’ est le νοῦς / δαίμων – qu’il voit sous forme d’étoiles.54 Dans le mythe de Sylla, le sujet est la fonction de la lune, complément indispensable à la réflexion argumentative de la première partie. C’est donc elle, dont la nature divine, objet de quelques allusions en première partie,55 est affirmée d’ entrée, qui est le sujet majeur et la rétribution des âmes, dont la diversité est un des éléments obligés du genre, n’intervient qu’en second, ou plutôt, comme dans le De genio, c’ est la nature et la composition de l’âme qui passent au premier plan, mais liées à la

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J. Hani, Plutarque, Œuvres morales, vol. 8 (Paris: Les Belles Lettres, 1980) 229 n. 6, explique que “le “Styx” est le cône d’ ombre de la terre, laquelle est assimilée à Hadès.” Sur le fond, Ti. 90A2-7 en constitue un antécédent très frappant: τὸ δὲ δὴ περὶ τοῦ κυριωτάτου παρ’ ἡμῖν ψυχῆς εἴδους διανοεῖσθαι δεῖ τῇδε, ὡς ἄρα αὐτὸ δαίμονα θεὸς ἑκάστῳ δέδωκεν, τοῦτο ὃ δή φαμεν οἰκεῖν μὲν ἡμῶν ἐπ’ ἄκρῳ τῷ σώματι, πρὸς δὲ τὴν ἐν οὐρανῷ συγγένειαν ἀπὸ γῆς ἡμᾶς αἴρειν ὡς ὄντας φυτὸν οὐκ ἔγγειον ἀλλὰ οὐράνιον, ὀρθότατα λέγοντες. Voir 929A et 935B2-4 et 10-C4.

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fonction de la lune. La composition générale du passage reflète bien ces intérêts, avec en prémisses, deux chapitres qui assurent la jonction entre l’ Hadès lunaire et les âmes humaines et posent les bases cosmologiques et anthropologiques indispensables. Le premier s’appuie sur l’ interprétation – rectifiée – de la légende de Déméter, la terre, et Perséphone, assimilée à la lune, et nous fait en quelque sorte entrer dans la logique propre au mythe. Donini rappelle en effet les inconséquences dénoncées par Cherniss, entre une Déméter-terre qui bouge, là où la terre est stable selon Plutarque, et une Perséphone dans l’ obscurité au moment de la conjonction avec la terre au lieu de l’ être quand elle est avec Hadès:56 une telle critique rappelle sans doute l’ allergie des grands historiens de la philosophie, en particulier dans les décennies précédentes, pour la forme “non philosophique” du mythe,57 mais pour qui se veut simple interprète du texte, elles n’en sont que plus révélatrices de ce que le mythe, sans que son auteur y voie le moins du monde une vérité révélée, veut mettre en relief. Il s’agit ici à l’évidence de donner une interprétation spatiale qui dessine le cadre général et de faire de la lune la limite de l’ Hadès : s’ esquisse ainsi l’image d’une zone intermédiaire, mais Plutarque ne s’ y arrête pas pour le moment et introduit une première occurrence, fugitive, du thème de la rétribution, les bons s’élevant jusque là, tandis que les méchants ne sauraient y avoir accès. La vie cependant pour y être facile, n’y est pas pleinement bienheureuse: se dessinent ainsi deux niveaux, que l’on trouve aussi dans le mythe du Phédon:58 ils ne correspondent cependant pas, comme dans le mythe platonicien, à une différence de qualité entre les bons, mais à deux morts successives. Est ainsi introduit le thème majeur de la composition de l’ être humain, avec ses trois éléments, corps, âme, νοῦς, qu’explique non seulement le mythe de Timarque, mais aussi le De virtute morali59 et qui plonge ses racines dans le Timée. Ils sont en effet explicitement nommés comme éléments indispensables au moment de la constitution du Monde par le Démiurge :

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Donini, Il volto della Luna, 345 n. 372. Voir supra ch. 13. Phd. 114BC et supra ch. 14, 338-339. 441D : “Mais il semble que tous les hommes ne voient pas en quel sens on peut vraiment dire que chacun de nous est un être double et composite. Car ils n’ont pas aperçu la seconde division, ils ne connaissent que l’ association, beaucoup plus facilement discernable, de l’ âme et du corps. Pourtant que l’ âme elle-même, en son intérieur, ait quelque chose de composite, une nature double et dissemblable, l’élément irrationnel étant mêlé et apparié à la raison, par une nécessité de nature comme par un second corps, il semble que Pythagore ne l’ ait pas ignoré…” (trad. de D. Babut, Plutarque. De la vertu éthique (Paris: LBL, 1969), qui en note de son commentaire [135 n. 20] renvoie au De facie 943A).

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Ayant donc réfléchi, il s’est aperçu que, de choses visibles par leur nature, ne pourrait jamais sortir un Tout dépourvu d’ intelligence (ἀνόητον) qui fût plus beau qu’un Tout intelligent (νοῦν ἔχοντος). Et en outre que l’ intellect (νοῦν) ne peut naître en nulle chose, si on le sépare de l’ Âme (χωρὶς ψυχῆς). En vertu de ces réflexions, c’est après avoir mis l’ Intellect dans l’ Âme et l’Âme dans le Corps, qu’il a façonné le Monde, afin d’ en faire une œuvre qui fût, par nature, la plus belle et la meilleure. Ti. 30B1-7

Et les Dieux secondaires l’imitent, mais au niveau des vivants mortels où la passion va jouer un rôle bien supérieur: Ceux-ci, imitant leur auteur, et ayant reçu de lui le principe immortel de l’âme, ont enveloppé ce principe du corps mortel qui l’ accompagne ; ils lui ont donné pour véhicule le corps tout entier. De plus, ils ont façonné en lui une autre sorte d’âme, la sorte mortelle. Celle-ci comporte en elle des passions redoutables et inévitables. D’ abord le plaisir, cet appât très puissant pour le mal, puis les douleurs, causes que nous abandonnons le bien, et puis encore la témérité et la peur, conseillères stupides, le désir sourd aux avis et enfin l’espérance, facile à décevoir. Ils ont mélangé tout cela à la sensation irraisonnée et à l’ amour prêt à tout risquer. Et ainsi, ils ont composé, par des procédés nécessaires, l’ âme mortelle. Ti. 69C5-D6

Ayant indiqué les trois composantes de l’homme, l’ Étranger fait la liaison avec l’ interprétation spatiale précédente et poursuit: Dans la composition de ces trois éléments, le corps est fourni par la terre, l’âme par la lune et l’intellect par le soleil pour la génération humaine, comme à la lune il fournit la lumière. Et des morts dont nous mourons, l’une réduit l’homme de trois à deux éléments, et l’ autre de deux à un; l’une, sur terre, relève de Déméter… et l’ autre, sur la lune, de Perséphone.60

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943A10-B5 : τριῶν δὲ τούτων συμπαγέντων, τὸ μὲν σῶμα ἡ γῆ τὴν δὲ ψυχὴν ἡ σελήνη, τὸν δὲ νοῦν ὁ ἥλιος παρέσχεν εἰς τὴν γένεσιν… ὥσπερ αὖ τῇ σελήνῃ τὸ φέγγος. ὃν δ’ ἀποθνήσκομεν θάνατον, ὁ μὲν ἐκ τριῶν δύο ποιεῖ τὸν ἄνθρωπον ὁ δ’ ἓν ἐκ δυοῖν, καὶ ὁ μέν ἐστιν ἐν τῇ ⟨γῇ⟩ τῆς Δήμητρος…· ⟨ὁ⟩ δ’ ἐν τῇ σελήνῃ τῆς Φερσεφόνης.

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La description des âmes, séparées du corps, qui doivent errer dans l’ espace intermédiaire entre terre et lune, se fait alors plus détaillée, s’ attardant sur la variation de durée liée à la différence de qualité: c’ est le retour du thème de la rétribution, et le plus long passage qui lui soit consacré avec la joie des retrouvailles des âmes bonnes, le refoulement par la lune des âmes mauvaises, toute une série de thèmes présents dans la République et que reprend le mythe de Thespésios, le rôle de la lune étant pour sa part mentionné dans le mythe de Timarque (591A-C). La montée des meilleures enfin permet de faire attendre, comme on l’a déjà vu, une vision d’ensemble de la lune. 4.2 Dissolution et nouvelle génération des âmes Variation sur la fonction récapitulative du mythe, sont alors repris tous les thèmes développés dans la discussion à partir du phénomène du visage de la lune – thèmes qui relèvent aussi des doxographies et c’ est bien en effet au niveau de l’interprétation philosophique, avec des références à Platon et Xénocrate, que semble vouloir se situer l’Étranger. Néanmoins, de nouveau, le détail et la précision des rectifications comptent peut-être moins en soi que par leur contribution au sens général du mythe. Ainsi il importe sans doute moins de décider s’ il y a contradiction entre l’ accent exclusif sur l’élément terreux mis par la discussion dans une perspective polémique et la réintégration d’un élément “astral”61 ici, ou enrichissement par un “complément,” que de souligner la présence du Timée dans tout le passage. La présence d’éther, par quoi la lune “d’une part reçoit animation et fécondité” – éléments utiles à sa fonction –, et d’ autre part réalise un équilibre harmonieux entre poids et légèreté – ce qui justifie sa position dans le ciel, discutée à partir du chapitre 6 –, et que lui ont révélée les daimones,62 est expliquée par une comparaison avec la formation du système sanguin et son importance pour la sensibilité qui rappelle le Timée (77DE). Et le développement qui suit, justifiant la présence d’ un élément igné par un rapprochement avec la constitution du cosmos, se réfère même explicitement à Platon – dont s’est inspiré Xénocrate – et paraphrase le Timée dans lequel on lit: C’est évidemment corporel que doit être le monde engendré, c’ est-àdire visible et tangible. Or sans feu rien ne saurait jamais devenir visible ; et rien par ailleurs ne saurait être tangible sans quelque chose qui soit 61 62

943E5-7 : τὴν φύσιν οὐχ ἁπλῆν οὐδ’ ἄμικτον, ἀλλ’ οἷον ἄστρου σύγκραμα καὶ γῆς οὖσαν. J’ adopte l’ interprétation que donne Donini, “Il volto della luna,” 416 n. 91, du λέγουσι de 943Ε10 – reprise in Donini, Il volto della Luna, 353 n. 399.

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solide; or rien ne saurait être solide sans terre. De là vient que c’ est avec du feu et de la terre que le dieu, lorsqu’il commença de le constituer, fabriqua le corps du monde. Ti. 31B5-963 Selon un procédé exégétique courant, l’Étranger applique à la lune ce que Platon dit du cosmos en général et ce qui peut se présenter comme une sorte d’essai de synthèse est ainsi mis sous l’égide du philosophe athénien. L’interprétation de détail de la taille de la lune et des erreurs de calcul des uns ou des autres fournit un autre exemple de ces passages logiquement problématiques,64 mais le passage, à l’évidence, en supposant une accélération du mouvement qui brouille les données, ramène au premier plan la fonction d’accueil des âmes qui est celle de la lune et montre les âmes bonnes ayant hâte de retrouver, hors de l’ombre, la musique céleste,65 tandis que les âmes mauvaises hurlent d’effroi, terrifiées par le visage de la lune – là où, dans le De genio, la peur vient d’abord de la vue du Styx, la lune repoussant seulement les impures “en lançant des éclairs et mugissant.”66 Complétant la synthèse de la discussion, la mention du visage de la lune, qui n’a rien d’effrayant en soi, permet une ultime description des reliefs qui le forment et ramène à la géographie mythique de l’ Hadès, puisque les creux lunaires sont ce qu’on appelle la Gorge d’Hécaté, lieu du châtiment, les Portes, par où passent les âmes, vers le haut pour les bonnes, le bas pour les mauvaises,67 les Champs Élysées tournés vers le ciel et la Maison de Perséphone tournée vers la terre. La description est ainsi marquée par une forte orientation verticale, mise à profit dans l’ultime tableau du sort des âmes, et en l’ espèce des daimones, qui s’en vont accomplir des fonctions terrestres : Mais les démons ne demeurent pas toujours sur la lune : ils descendent ici-bas s’occuper des oracles, assistent et participent aux initiations

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Pour comparaison, Plutarque écrit : “Platon est en effet celui qui a affirmé que chaque astre est composé de terre et de feu par le truchement des deux natures intermédiaires liées proportionnellement, car rien ne parvient à la perception s’il ne comporte un mélange de terre et de lumière;” l’ intervention des deux éléments intermédiaires, l’air et l’eau, est développée en 32B. Voir discussion supra ch. 10 dans la section consacrée au Mythe. R. 617B pour la musique des sphères. De genio 591C, cité supra 360 ; les phrases importantes sont Καὶ τῆς Στυγὸς ἐπιφερομένης αἱ ψυχαὶ βοῶσι δειμαίνουσαι… ταύτας [sc. τὰς μιαράς] ἀστράπτουσα καὶ μυκωμένη φοβερὸν οὐκ ἐᾷ πελάζειν. Cf. R. 614D.

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les plus hautes, punissent et surveillent les injustices et brillent en sauveurs dans les guerres ou sur mer. 944C11-D3

C’est, sous une forme plus brève, ce que dit Cléombrote au chapitre 13 du De defectu oraculorum (417A5-B3), avant de poursuivre: “Il y a entre les démons, comme entre les hommes, des différences de valeur” (417B3-4) qui tiennent à l’ importance conservée par la partie passible et irrationnelle. C’ est ce thème que développe l’Étranger, distinguant ainsi les méchants qui se laissent submerger par la passion et sont refoulés sur terre (944D3-6), tandis que les meilleurs, dont, selon leurs propres dires, font partie les serviteurs de Cronos, connaissent, notion importante malheureusement introduite dans une phrase mutilée,68 l’ ἀρίστη ἐξαλλαγή, qui donne un contenu à la “seconde mort” et achève l’itinéraire spirituel des vivants mortels. Qu’il s’agisse bien de la libération définitive du νοῦς, c’ est ce que marque sans ambiguïté la phrase suivante, où l’on retrouve toujours la distinction de qualité qui induit une libération plus ou moins rapide: “Ils l’ obtiennent les uns en premier, les autres plus tard, une fois l’intellect séparé de l’ âme.”69 Mais c’ est surtout le principe spirituel, où l’image du Soleil de la République semble se conjuguer à l’amour et l’éclat de la beauté du Phèdre, immédiatement indiqué, qui importe: “Et la séparation se fait par l’amour que leur inspire l’ image du soleil au travers de laquelle resplendit la beauté divine, désirable et bienheureuse, à laquelle aspire toute nature, chacune à sa manière.”70 C’ est la même aspira-

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944E2-4 : αἱ δὲ δυνάμεις ἐνίων εἰς ἕτερον τόπον τῆς ἀρίστης ἐξαλλαγῆς τυγχανόντων; le verbe principal manque (on a proposé, d’ après le De def. or., l’introduction de ἐξέλιπον ou la simple correction de ἐνίων en ἔνευον) et se pose la question du rattachement du complément de lieu, au verbe restitué ou à ἐξαλλαγῆς – ce qui est moins un problème grammatical que d’ interprétation, selon ce que l’ on entend par “autre lieu,” terrestre ou céleste, et la durée du séjour, provisoire ou définitive, qu’ on assigne au séjour, le tout dépendant aussi du verbe choisi. En tout cas, comme Donini, Il volto della Luna, 358-359 n. 420 – qui choisit ἔνευον et traduit “i loro poteri si dirigevano ad altro luogo quando essi ottennero la migliore delle trasmutazioni” –, je me rallie entièrement, sinon à la traduction de Babut, Plutarque, De la vertu éthique, 425 n. 3 (“leur pouvoir disparaît quand ils obtiennent de partir, pour le meilleur voyage, vers un autre lieu” – je préfère ἔνευον et la traduction de Donini, mais la correction ἐξέλιπον rend quasi obligatoire la construction de εἰς ἕτερον τόπον avec le substantif–), du moins à l’ interprétation donnée par le savant français: “il s’agit de la suprême transformation de l’ âme, c’ est-à-dire de la disparition définitive de certains démons et non d’ une éclipse, d’ un exil provisoire, comme dans le De def. orac., 418CD.” 944E4-5 : Τυγχάνουσι δ’ οἱ μὲν πρότερον οἱ δ’ ὕστερον, ὅταν ὁ νοῦς ἀποκριθῇ τῆς ψυχῆς. 944E5-8 : ἀποκρίνεται δ’ ἔρωτι τῆς περὶ τὸν ἥλιον εἰκόνος, δι’ ἧς ἐπιλάμπει τὸ ἐφετὸν καὶ καλὸν καὶ θεῖον καὶ μακάριον, οὗ πᾶσα φύσις, ἄλλη δ’ ἄλλως ὀρέγεται.

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tion qui rayonne au cœur de l’Érotikos, dans les chapitres consacrés à “l’ Éros platonicien”71 et un peu plus loin, toujours dans ce même dialogue, pour montrer l’universalité de l’amour, Plutarque note à l’ intention de Zeuxippe que “au dire des physikoi, le soleil est amoureux de la lune et s’ unit à elle pour la féconder” (770A). La force qui anime les âmes individuelles joue aussi au niveau astral et, à l’évidence, cette vision cosmique, fugitive, dans un texte où la lumière porte sur l’âme humaine et le véritable erôtikos, prend une tout autre dimension dans un texte consacré à la lune : “Et de fait la lune elle-même, c’est l’amour du soleil qui anime continuellement sa révolution et la fait se conjoindre à lui dans son désir de recevoir de lui ce qu’ il a de plus fécond,”72 belle interprétation des conjonctions astrales et qui pose, comme un jalon, l’ idée de fécondité. Mais il faut auparavant parachever la description du sort des divers éléments du mortel vivant: le corps dissous, le νοῦς libéré, reste l’ âme, dont le lieu est la lune. Ouvert sur une citation homérique et l’allusion à Ogygie, le mythe revient à deux belles images poétiques, l’âme envolée “comme un songe” et l’ âmeeidôlon, pour donner une idée de ce reste d’âme et préciser davantage les relations des trois éléments présentés dans l’exposé anthropologique du chapitre 27: l’élément dominant, ce que chacun est vraiment, c’ est la partie pensante, non pas les émotions – qui correspondent à l’âme mortelle du Timée. Et l’ âme, dans la position intermédiaire où elle est placée, tout à la fois modèle le corps qu’elle enveloppe73 et est modelée par l’intellect et garde les marques des uns et des autres: d’où une nouvelle distinction, qu’ on trouve aussi dans le mythe de Thespésios, entre celles qui ont privilégié la pensée, et celles qu’ ont marquées l’ambition, la passion de l’action ou l’amour charnel. Mais là où cet attachement au sensible alourdissait les âmes et les précipitait dans une nouvelle incarnation, ici, tandis qu’une partie d’entre elles dort – comme Cronos – et, incapables de se détacher de ce qu’elles ont aimé sur terre, continuent d’ en rêver, l’autre, prête en effet à partir pour une nouvelle incarnation, soit est retenue par la lune, soit si elle réussit à descendre pour faire sur terre des ravages – âmes livrées aux passions et privées de νοῦς dont Tityos, Typhon ou Python sont les exemples –, est finalement ramenée par celle-ci. L’amendement des âmes curables, une des données de base des mythes eschatologiques, prend ici une

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Voir supra ch. 5. Le même désir se retrouve encore dans le De Is. et Os. 382F-383A. 944E8-11 : καὶ γὰρ αὐτὴν τὴν σελήνην ἔρωτι τοῦ ἡλίου περιπολεῖν ἀεὶ καὶ συγγίνεσθαι ὀρεγομένην ἀπ’ αὐτοῦ τὸ γονιμώτατον. C’ est encore une idée venue du Timée 34B3-4, dans la description de la formation du monde : ψυχὴν δὲ εἰς τὸ μέσον αὐτοῦ θεὶς διὰ παντός τε ἔτεινεν καὶ ἔτι ἔξωθεν τὸ σῶμα αὐτῇ περιεκάλυψεν.

le mythe de sylla. un “essai” inspiré du ‘timée’ ?

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forme originale, voire un peu surprenante, qui donne une fonction plus “active” à la lune que le simple séjour des âmes et des daimones terrestres et se termine sur un retour à l’ordre – adaptation au sujet du modèle d’ harmonie et de régularité que fournissent les astres? Ce n’est cependant pas encore la fin, alors que la description des morts comme déliaison des trois éléments constitutifs est parvenue à son terme. Certes on trouve aussi dans la plupart des mythes, voire dans les chapitres centraux de l’Érotikos (766B), mention d’une nouvelle naissance, mais la perspective ici est radicalement différente et le développement original qui suit peutêtre lu comme une explicitation de ce qui n’est dans le mythe de Timarque qu’un élément du paysage cosmique, le Tournant de la génération,74 et surtout comme une description de la constitution du vivant qui fait écho au discours du Démiurge dans le Timée. Voici d’abord le texte du mythe : Ensuite quand le soleil a de nouveau semé l’ intellect (τὸν νοῦν αὖθις ἐπισπείραντος τοῦ ἡλίου), avec la force vitale, elle le reçoit et forme de nouvelles âmes ; puis la terre, en troisième lieu, fournit le corps. Celle-ci de fait ne donne rien, mais ⟨restitue⟩ après la mort tout ce qu’ elle reçoit à la naissance et le soleil ne prend rien, mais il reprend l’ intellect qu’ il donne, tandis que la lune prend et donne, unit et sépare en vertu de diverses puissances, dont celle qui unit, se nomme Illythie, et Artémis celle qui sépare. 945C4-12

Et le discours du démiurge du Timée : Quant à ce qui en eux doit porter le même nom que les immortels, la partie qu’on appelle “divine” (θεῖον λεγόμενον) et qui commandent chez ceux d’entre eux qui souhaitent toujours vous suivre, vous et la justice, l’ayant semée et fait venir à l’existence (σπείρας καὶ ὑπαρξάμενος), je vous la confierai. Pour le reste, de votre côté, enlacez à cette partie immortelle une partie mortelle, fabriquez les vivants, faites-les naître, donnez-leur de la nourriture, faites-les croître et, quand ils périront, recevez-les de nouveau auprès de vous. Ti. 41C5-D3

L’ Étranger transfère ici au soleil ce qui est dit du Démiurge et des jeunes dieux, mais le processus est le même et son intérêt porte, selon l’ objet de son

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Voir supra 388.

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chapitre 16

exposé, sur le soleil, la lune et la terre, la deuxième surtout, dont il reste à souligner l’analogie avec l’âme et l’importance en elles deux du mélange et de la médiété: Et des trois Moires, Atropos, installée dans le soleil, donne le principe de la naissance, Clotho, qui se meut dans la région de la lune, joint et mélange, et la dernière, Lachésis, sur terre, appporte sa contribution en s’ attachant à ce à quoi la fortune prend la plus grande part. Car l’ inanimé est de soi impotent et pâtit de l’ action d’autrui tandis que l’ intellect est impassible et souverain; quant à l’âme c’est un élément mixte et moyen, de même que la lune a été formée par la divinité comme un mélange et une composition des choses d’en haut et d’en bas, ayant donc avec le soleil le même rapport que la terre a avec la lune.75 Ainsi cet ultime développement, qui s’est ouvert sur le mouvement des daimones vers la terre s’achève sur la peinture cosmique de la nouvelle naissance des âmes et l’ensemble du mythe, qui a commencé avec l’ introduction de la “double mort,” se referme sur le processus inverse de “recomposition” des éléments du vivant: originalité majeure d’un exposé difficile qu’ il faut essayer de préciser une dernière fois en conclusion.

5

Conclusion

Introduisant l’idée d’une double mort, corrélative de la structure du vivant humain, le mythe de Sylla complète cette évocation de la déliaison progressive des trois éléments par la nouvelle génération des âmes. Mort et nouvelle incarnation n’ont rien que d’habituel dans les mythes eschatologiques, mais si la valeur morale avec la diversité des comportements reste un élément de l’ exposé, il n’est pas au premier plan et il ne s’agit pas seulement d’ envisager, comme dans le mythe de Thespésios, la rétribution d’ âmes plus ou moins alourdies par l’attachement au charnel, les passions et les fautes, ni même, comme dans le mythe de Timarque, de faire comprendre la structure de l’ âme

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945D1-10 : καὶ τριῶν Μοιρῶν ἡ μὲν Ἄτροπος περὶ τὸν ἥλιον ἱδρυμένη τὴν ἀρχὴν ἐνδίδωσι τῆς γενέσεως, ἡ δὲ Κλωθὼ περὶ τὴν σελήνην φερομένη συνδεῖ καὶ μίγνυσιν, ἐσχάτη δὲ συνεφάπτεται περὶ γῆν ἡ Λάχεσις· ᾗ πλεῖστον τύχης μέτεστι. Τὸ γὰρ ἄψυχον ἄκυρον αὐτὸ καὶ παθητὸν ὑπ’ ἄλλων, ὁ δὲ νοῦς ἀπαθὴς καὶ αὐτοκράτωρ, μικτὸν δὲ καὶ μέσον ἡ ψυχὴ καθάπερ ἡ σελήνη τῶν ἄνω καὶ κάτω σύμμιγμα καὶ μετακέρασμα ὑπὸ τοῦ θεοῦ γέγονε, τοῦτον ἄρα πρὸς ἥλιον ἔχουσα τὸν λόγον ὃν ἔχει γῆ πρὸς σελήνην.

le mythe de sylla. un “essai” inspiré du ‘timée’ ?

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et la nature du νοῦς. C’est à la formation même du vivant, à son processus que s’intéresse l’Étranger. Cette perspective n’est pas totalement étrangère au mythe de Timarque, qui s’ouvre sur une description des quatre régions du cosmos et en indique les quatre principes et les liens, mais ce n’est qu’ un cadre abstrait et qui reste au niveau de l’univers. Dans le De facie, on descend, pour ainsi dire, d’un cran, au niveau des vivants mortels, au moment où les dieux secondaires interviennent dans le Timée, qui inspire non seulement la structure du mythe, selon l’intuition d’Hamilton, mais permet de comprendre les points essentiels de l’exposé, comme j’ai essayé de le montrer en mettant les textes en parallèle. La théorie de Timée aussi est une forme de mythos, qui ne prétend pas pouvoir s’appuyer sur une démonstration logique, impropre au sujet traité, et même le texte platonicien insiste beaucoup plus sur l’ usage de la vraisemblance, là où la personnalité particulière de l’Étranger donne une apparence plus dogmatique, voire “inspirée” à ses théories. Mais le narrateur prend grand soin de rappeler en introduction comme en conclusion à la prudence. L’ensemble constitue ainsi une sorte “d’essai,” dont chaque détail n’est évidemment pas à presser comme dans une démonstration, la valeur suggestive l’ emportant sur la stricte logique. S’y confirme, me semble-t-il, l’ intérêt dont l’ œuvre de Plutarque témoigne pour le Timée : tandis que les textes “techniques” du De animae procreatione in Timaeo et des Quaestiones platonicae s’ attachent, le premier à l’âme du Monde, que la question 8 commente Ti. 42D en se demandant “Pourquoi Timée dit que les âmes ont été semées sur la terre, la lune et tous les autres instruments du temps,”76 le mythe se situe ici au niveau des âmes individuelles sans s’intéresser au temps. C’ est aussi le niveau du metaxu, de cette “intermédiation” qui n’est pas sans rapport avec un des thèmes majeurs de la pensée de Plutarque – qui provoque en large partie la réflexion sur la démonologie, présente ici en arrière-plan –, la communication entre monde d’en haut et monde d’en bas. Mais elle prend ici un aspect cosmique et débouche sur le problème fondamental de la constitution du vivant. 76

1006B10-12 : Πῶς λέγει τὰς ψυχὰς ὁ Τίμαιος εἴς τε γῆν καὶ σελήνην καὶ τἄλλα ὅσα ὄργανα χρόνου σπαρῆναι ;

troisième partie Entre Platon et néoplatonisme, la piété platonicienne de Plutarque



chapitre 17

Y a-t-il une foi “dépassement de la raison” chez Plutarque? Les emplois de πίστις en contexte “religieux” Dès sa thèse, en 1969, Plutarque et le stoïcisme, le grand spécialiste de Plutarque, philologue avant tout, mais aussi éminent historien de la philosophie, D. Babut avait remis en question dans une note de bas de page1 l’ idée reçue que la “πίστις ne devient un concept religieux fondamental qu’ avec le christianisme,” mais il n’y est revenu que dans un article de 1994, “Du scepticisme au dépassement de la raison. Philosophie et foi religieuse chez Plutarque.” La “foi” d’ ailleurs n’y apparaît qu’en filigrane, à travers l’idée d’un “dépassement de la raison,” et s’inscrit dans le cadre plus large d’un débat d’ histoire de la philosophie : il s’agit d’abord pour Babut de voir ce que devient chez Plutarque la “réinterprétation néo-académicienne du platonisme, axée sur les concepts d’ ἐποχή et de πιθανόν”2 et de mettre au jour la “réinterprétation personnelle et cohérente” proposée à son tour par Plutarque du platonisme. Jusqu’ aux années 1980 en effet, l’opinion prévalente voulait que la tradition sceptique n’ait pas eu de part dans le médioplatonisme, et cela valait aussi naturellement pour Plutarque.3 Mais, dans le sillage du réexamen général du scepticisme entamé dans les années 70,4 cette vision s’est modifiée. P.L. Donini a étudié d’ abord l’ apport du scepticisme et l’intégration d’éléments aristotéliciens dans le platonisme de Plutarque,5 avant de regarder de plus près les grands courants interprétatifs du platonisme, scepticisme académique et pythagorisme.6 Dans ce débat un des 1 Babut, Plutarque et le stoïcisme, 516 n. 5. 2 Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 575. 3 H. Dörrie, “Die Stellung Plutarchs im Platonismus seiner Zeit,” in R.B. Palmer & R. HamertonKelly (eds.), Philomathes. Studies and Essays in Memory of Philip Merlan (The Hague: M. Nijhoff, 1971) 36-56, et Dillon, The Middle Platonists, 43, “The sceptical tradition has no place in Middle Platonism.” 4 Pour le détail, Opsomer, “Divination and Academic ‘Scepticism’,” en part. 165-171. 5 P.L. Donini, “Lo scetticismo academico, Aristotele e l’ unità della tradizione platonica secondo Plutarco,” in G. Cambiano (ed.), Storiografia e dossografia nella filosofia antica (Turin: Tirrenia, 1986) 203-226. 6 Donini : “Socrate ‘pitagorico’ e medioplatonico;” il avait donné un état de la question l’année précédente, P.L. Donini, “L’eredità academica e i fondamenti del platonismo in Plutarco,” in M. Barbanti et al. (eds.), ΕΝΩΣΙΣ ΚΑΙ ΦΙΛΙΑ. Unione e amicizia. Omaggio a Francesco Romano (Catania : CUECM, 2002) 247-273.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_019

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textes essentiels est le traité De primo frigido, étudié en particulier par J. Opsomer dans son examen des “tendances académiques du médioplatonisme”7 où l’ on trouve en conclusion la profession de scepticisme la plus affirmée : Ces arguments, compare-les, Favorinus, à ceux qui ont été formulés par d’autres. Et s’ils ne le cèdent ni ne l’emportent nettement en probabilité, envoie alors promener les opinions en considérant comme plus philosophique de suspendre son assentiment plutôt que d’ assentir dans les matières incertaines.8 Le scepticisme académique est donc reconnu désormais comme une des composantes de la pensée de Plutarque, mais on a cru reconnaître chez lui aussi des tendances au dogmatisme,9 dont le meilleur témoignage serait donné par le long discours final d’Ammonios dans le De E.10 Il s’ agirait dès lors de concilier scepticisme et dogmatisme chez un philosophe qui, dans sa vision de l’ histoire du platonisme comme dans son analyse des textes platoniciens, a toujours été soucieux de cohérence et d’unité.11 Chercher la solution en soutenant que cet enseignement n’engagerait que son maître Ammonios n’est pas plus

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Opsomer, In Search of the Truth, 213-240; il a précisé sa position dans J. Opsomer, “Plutarch’s Platonism Revisited,” in M. Bonazzi & V. Celluprica (eds.), L’eredità platonica. Studi sul Platonismo da Arcesilao a Proclo (Naples : Bibliopolis, 2005) 161-200, en part. 164-175. De prim. frig. 955C8-12 : Ταῦτ’, ὦ Φαβωρῖνε, τοῖς εἰρημένοις ὑφ’ ἑτέρων παράβαλλε· κἂν μήτε λείπηται τῇ πιθανότητι μήθ’ ὑπερέχῃ πολύ, χαίρειν ἔα τὰς δόξας, τὸ ἐπέχειν ἐν τοῖς ἀδήλοις τοῦ συγκατατίθεσθαι φιλοσοφώτερον ἡγούμενος; c’ est encore sur ce texte que s’appesantit la dernière étude sur la question de Babut, “L’unité de l’Académie selon Plutarque;” sur les problèmes de traduction de πιθανός et donc de πιθανότης, voir Lévy, Cicero Academicus, 284-290. Lesquelles peuvent parfaitement venir de Platon – cf. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 93 : “Il est clair que sur la question de la nature des dieux, des caractères propres à la divinité, Platon n’hésite pas à dogmatiser, pas plus qu’il n’hésite à corriger la tradition au nom de critères moraux ou même proprement philosophiques” (en dépit de ses affirmations sur notre incapacité à connaître pleinement la nature divine). Là aussi on a apporté quelques bémols récemment pour n’y voir que la solution la plus élevée, mais pas nécessairement la doctrine mettant fin à toute discussion. Voir le traité (perdu) n° 63 du Catalogue de Lamprias, Que l’Académie issue de Platon est une (Περὶ τοῦ μίαν εἶναι τὴν ἀπὸ Πλάτωνος Ἀκαδημίαν). Il avait aussi réfléchi à la différence entre Pyrrhoniens et Académiciens (L. n° 64, Περὶ τῆς διαφορᾶς τῶν Πυρρωνείων καὶ Ἀκαδημαϊκῶν) ; sur sa volonté de cohérence, voir la présentation générale de F. Ferrari, “Plutarch: Platonismus und Tradition,” in M. Erler & A. Graeser (eds.), Philosophen des Altertums. Von Hellenismus bis zur Spätantike, vol. 2 (Darmstadt: Primus, 2000) 109-127, et pour une application particulière au De an. proc., Opsomer, “Plutarch’s De animae procreatione in Timaeo.”

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convaincant que d’arguer de la date tardive du De primo frigido pour faire évoluer Plutarque vers plus de scepticisme. Cette évolution sceptique contredirait d’ailleurs une autre opinion dominante, tenante d’ un processus inverse – pour autant qu’on puisse s’appuyer sur une chronologie probable, mais non pas sûre – qui amènerait Plutarque à donner le pas à la “foi” sur la raison.12 Car, pour achever de compliquer les choses, si le discours métaphysique d’ Ammonios peut faire l’objet d’une interprétation dogmatique, l’ intervention de Plutarque dans le De sera numinis vindicta s’ouvre par un rappel prudent où il invoque l’ Académie: Ainsi donc, prenons pour point de départ ce qui est pour ainsi dire le foyer de nos pères, cette circonspection face au divin des philosophes de l’Académie, et gardons-nous pieusement de dire quoi que ce soit sur ces matières comme des gens qui savent; car c’ est faire pire que parler musique quand on n’a pas de compétence musicale ou stratégie quand on n’a pas d’expérience militaire que de scruter ce qui concerne dieux et démons, quand on n’est qu’un homme : c’est ressembler aux incompétents qui tentent de s’assimiler la science des spécialistes à coup d’opinions et d’hypothèses vraisemblables.13 Si donc on renonce à envisager les choses sous l’ angle chronologique, il s’ agit alors de déterminer le domaine dans lequel s’appliquerait le scepticisme. Ainsi Donini refuse d’assimiler l’ eulabeia en matière religieuse du De sera numinis vindicta au scepticisme de l’Académie pour le limiter aux “questions obscures” de la physique en s’appuyant sur la distinction constamment opérée par Plutarque entre causes matérielles et causes finales,14 qu’ il rapporte au texte, fondamental à ses yeux, du Timée (29C2-D2), où Platon associe aux deux ordres de réalités deux modes de connaissance: ce que l’ Être est au devenir, la vérité

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Cette idée a été soutenue par R. Flacelière, Sagesse de Plutarque (Paris: Presses Universitaires de France, 1964) 17-18; elle est reprise d’ une certaine manière par D. Babut, mais sous un angle plus conceptuel. De sera num. 549E5-F2 : πρῶτον οὖν ὥσπερ ἀφ’ ἑστίας ἀρχόμενοι πατρῴας τῆς πρὸς τὸ θεῖον εὐλαβείας τῶν ἐν Ἀκαδημείᾳ φιλοσόφων τὸ μὲν ὡς εἰδότες τι περὶ τούτων λέγειν ἀφοσιωσόμεθα. Πλέον γάρ ἐστι τοῦ περὶ μουσικῶν ἀμούσους καὶ πολεμικῶν ἀστρατεύτους διαλέγεσθαι τὸ τὰ θεῖα καὶ τὰ δαιμόνια πράγματα διασκοπεῖν ἀνθρώπους ὄντας, οἷον ἀτέχνους τεχνιτῶν διάνοιαν ἀπὸ δόξης καὶ ὑπονοίας κατὰ τὸ εἰκὸς μετιόντας; voir aussi De def. or. 430F5-431A3 écartant τὸ ἄγαν τῆς πίστεως; De E 387F et le respect du μηδὲν ἄγαν; De Is. et Os. 382F1-383A4, qui sera examiné infra. Donini, “Il De facie di Plutarco.”

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l’ est à la pistis.15 On reste dans le cadre qui est celui de la ligne de la République, où pistis relève du domaine de l’opinion et n’a rien à voir avec une quelconque notion de “foi.” Récusant aussi toute évolution, Babut s’attache principalement à montrer l’ importance du scepticisme chez Plutarque dans tous les domaines et à toutes les époques de sa vie, et il propose seulement dans les deux dernières pages de son étude une autre distinction, non chronologique. Il s’ appuie d’ abord sur le début du De facie où Plutarque invite à “essayer des logoi plus insolites, sans les mépriser, à se laisser tout bonnement enchanter par les vieilles traditions et à user de tous les moyens pour mettre au jour la vérité, quand les logoi communs, reçus et habituels sont dépourvus de valeur persuasive,”16 et il en donne l’ interprétation suivante: Autrement dit, l’impasse à laquelle aboutit la philosophie justifie, aux yeux de Plutarque, son dépassement, et le scepticisme de la Nouvelle Académie auquel il donne son adhésion le conduit à séparer du domaine de la connaissance rationnelle celui de la croyance religieuse et à en affirmer l’autonomie. Or, comme le début de ce dialogue est mutilé, il est impossible de déterminer exactement de quoi il est question, et cette incertitude rend toutes les hypothèses possibles, mais invérifiables: il se peut que le déclaration ait une portée générale, comme le suggère Babut,17 mais elle peut tout aussi bien être étroitement liée au contexte que nous avons perdu. En outre, s’ il y est déjà question du mythe que racontera Sylla, il est notable que, à cette histoire qu’ il tient d’ un étranger, qui disait lui-même la tenir des serviteurs de Kronos, il donnera une

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ὅτιπερ πρὸς γένεσιν οὐσία, τοῦτο πρὸς πίστιν ἀλήθεια. Il faut toutefois préciser que Plutarque ne cite jamais ce passage ; c’ est au Phédon (97B-99D) qu’il fait allusion in De def. or. 435EF; Ti. 68E-69A exprime encore mieux la double causalité: cf. Opsomer, In Search of the Truth, 183 sq. De facie 920B9-C : οὕτως ἀναγκαῖον ἐν δυσθεωρήτοις καὶ ἀπόροις σκέψεσιν, ὅταν οἱ κοινοὶ καὶ ἔνδοξοι καὶ συνήθεις λόγοι μὴ πείθωσι, πειρᾶσθαι τῶν ἀτοπωτέρων καὶ μὴ καταφρονεῖν ἀλλ’ ἐπᾴδειν ἀτεχνῶς ἑαυτοῖς τὰ τῶν παλαιῶν καὶ διὰ πάντων τἀληθὲς ἐξελέγχειν. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 578, le présente comme un passage qui “appartient au début, malheureusement mutilé, du dialogue Sur le visage que l’on voit dans la lune, et dont la portée pourrait bien dépasser celle du contexte immédiat dans lequel il prend place.” Lui-même ne méconnaît donc pas le caractère hypothétique de son interprétation. Görgemanns, Untersuchungen zu Plutarchs Dialog De facie, 23-24 et 32-39, récuse pour sa part l’ application de ce passage au mythe et y voit une référence à la nature terrestre de la lune.

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conclusion des plus dubitatives: “Faites-en, Lamprias, ce que vous en voulez,”18 qui n’est pas sans rappeler le “scepticisme” de la fin du De defectu oraculorum et qui reste peut-être même en deçà de la vraisemblance du mythe dont le Timée invite à se contenter. Prudemment, Babut ne retient d’abord du passage que “l’ idée de relayer l’ explication rationnelle, quand elle se révèle déficiente ou inaccessible par le recours à des mythes d’inspiration religieuse,” idée dont il souligne la parfaite continuité avec “la distinction classique dans l’ école platonicienne entre savoir humain et savoir divin.”19 Mais, s’avançant un peu plus, il croit discerner derrière cette continuité “l’idée d’une séparation des domaines de la croyance religieuse et de la philosophie, avec pour corollaire l’ autonomie de la première par rapport à la seconde” et estime que Plutarque aurait ainsi été amené “à élaborer un concept nouveau, celui de foi (πίστις), qui prend un sens entièrement différent de celui qu’il avait jusque là.”20 On rejoint ainsi un autre domaine, celui de l’histoire des religions, et les études consacrées à apprécier ce qui rapproche et éloigne la conception de Dieu des médioplatoniciens de celle des judéo-chrétiens,21 puisque, aussi bien, c’est dans le christianisme que s’ affirme pour le mot πίστις le sens de “foi religieuse,” promue au rang de vertu théologale. C’est dans cet esprit que G. Van Kooten s’est proposé, beaucoup plus récemment, de réexaminer l’ensemble des sens de πίστις utilisés par Plutarque afin de mettre en question la possibilité d’appliquer les catégories modernes aux philosophes de l’Antiquité,22 mais il ne remet pas totalement en cause l’ idée qu’il y aurait des passages où se trouve un sens inclinant vers le fidéisme. Il paraît donc à propos de revenir sur l’éventail de sens du mot πίστις avant de reprendre systématiquement tous les contextes “religieux” où l’ interprétation par “foi” peut être proposée, à commencer par le “texte fameux du dialogue Sur l’ Amour” (752B2-7) mis en avant par Babut.

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De facie 945E1-2 : ὑμῖν δ’, ὦ Λαμπρία, χρῆσθαι τῷ λόγῳ πάρεστιν ᾗ βούλεσθε. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 579. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 580. Ce fut une des orientations de la rencontre de Göttingen en 2005, où j’ai donné une première esquisse de cette étude. G.H. Van Kooten, “A Non-Fideistic Interpretation of pistis in Plutarch’s Writings: The Harmony between pistis and Knowledge,” in L. Roig Lanzillotta & I. Muñoz Gallarte, Plutarch in the Religious and Philosophical Discourse of Late Antiquity (Leiden: Brill, 2012) 215: “In this paper I would like to challenge the straightforward applicability of modern categories such as “belief” in the study of ancient philosophers such as Plutarch.” On y trouve, entre autres, 4. Πίστις as Persuasion; 5. Πίστις in the Sense of Trust; 6. The Philosophical Use of πίστις and πιστεύειν [lié aux deux sèmes de persuasion et confiance].

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chapitre 17

La notion de πίστις: un concept nouveau de “foi” ?

Il semble donc à propos de repartir des données étymologiques et des sens dérivés qu’indique P. Chantraine dans son article πείθομαι.23 À partir d’ une racine indo-européenne qui dénote confiance et fidélité, il dégage, pour la famille grecque, le sens fondamental de persuasion “de toutes les façons” et rappelle que πίστις fait partie de ces notions qui, comme χάρις ou ξενία, établit une relation au sens plein du terme et concerne aussi bien le sujet que l’ objet. Ainsi dans le domaine de la connaissance, elle peut désigner la conviction du sujet ou la crédibilité de l’objet; dans le domaine éthique des relations personnelles doivent se répondre la confiance de l’un et la loyauté / fidélité de l’ autre; on peut ajouter – qui ne figure pas dans l’article – que la πίστις a aussi un grand rôle à jouer dans la relation avec Dieu telle que la pensent par exemple Philon et le judaïsme, la confiance de l’homme s’ancrant et s’ originant dans la fidélité de Dieu. On voit donc apparaître nettement deux domaines, l’ un plus intellectuel, l’ autre plus éthique, qui impliquent aussi une différence de nature entre les réalités que peut désigner πίστις: à l’intérieur de la démarche de connaissance, elle se rapproche du sens objectif de doxa, l’opinion, comme en témoignent les emplois de République VII et du Timée déjà mentionnés, mais elle peut aussi désigner la conviction de celui qui adhère à cette opinion, pathos de l’ âme, se rapprochant d’ ἐλπίς ou de θάρσος pour s’opposer à φόβος, et, plus durablement même, une diathesis; dans le domaine éthique enfin, elle est une forme de vertu et implique, dès les textes païens, loyauté et fidélité. On retrouve ces deux grands axes aussi dans l’article “foi” du Dictionnaire de spiritualité où est d’abord donnée une définition au niveau intellectuel : “La doctrine catholique définit la foi: assentiment surnaturel que l’intelligence accorde librement, en raison du seul témoignage divin, aux vérités que l’ Église propose comme révélées par Dieu.”24 Suit un peu plus loin une analyse moins facilement résumable en définition, qui met au centre une attitude de l’ âme jugée capitale pour la vie spirituelle associant foi et confiance,25 faite de foi et de confiance associées. 23 24

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Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, sv πείθομαι, 868-869. A. de Bovis, sv foi, vol. 5, col. 529, in M. Viller (ed.), Dictionnaire de spiritualité ascetique et mistique, Doctrine et Histoire (Paris : Beauchesne, 1937-1995), 1962-1964 – qui reprend plus ou moins la définition attribuée à Basile, Prol. 8 (De fide, Migne vol. 31, 677): Πίστις μὲν οὖν ἐστι συγκατάθεσις ἀδιάκριτος τῶν ἀκουσθέντων ἐν πληροφορίᾳ τῆς ἀληθείας τῶν κηρυχθέντων Θεοῦ χάριτι. Ibid. col. 619sq. où le rapprochement est fait avec le latin fiducia et certains textes païens considérés comme précurseurs, parmi lesquels Plu., De Pyth. or. 402E et Amatorius 756B, et Pl., Lg. 966CD, textes dont cette étude montrera qu’ils sont encore très loin du sens qui leur est prêté.

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Avec cet article apparaît une autre difficulté de compréhension, qui ne tient pas seulement à la polysémie et à la possible évolution du mot grec, mais aussi aux langues d’arrivée modernes. Cette difficulté est sans doute inhérente à toute traduction, les langues ne procédant pas au même découpage sémantique et conceptuel, si bien qu’un mot français ne recouvre pas nécessairement tout ce que contient le mot grec et qu’il peut aussi, à l’ inverse, lui ajouter des connotations qu’il n’a pas. Or, pour πίστις, il paraît difficile, lorsqu’ on est dans un contexte religieux, de ne pas être tenté de donner au mot “foi” une résonance judéo-chrétienne. Et même lorsque le contexte ne permet pas de prêter à confusion, à tout le moins la traduction semble-t-elle pécher par anachronisme. Ainsi, dans l’Alcibiade Majeur, on peut regretter que M. Croiset ait traduit (dans la CUF): “C’est un Dieu, Alcibiade, celui qui ne me permettait pas jusqu’à ce jour de m’entretenir avec toi. La foi que j’ ai en lui est ce qui me fait dire que c’est par moi seulement qu’il se révèlera à toi.”26 Le groupe nominal qui est devenu le sujet de la phrase française, donne un tour plus élégant mais confère à la “foi” un relief qui n’existe guère en grec, où l’ on a, de la façon la plus banale, un participe causal apposé πιστεύων, “auquel me fiant.” Sans doute le français n’ignore-t-il pas cet emploi de “foi” pour signifier la simple confiance,27 la conviction que le dieu est véridique, mais en rapport avec un dieu, il est ambigu. De même les occurrences platoniciennes, qui, selon Babut, “préfigurent déjà, en quelque façon, l’ usage qui sera fait ultérieurement du mot,”28 méritent d’être reconsidérées, pour bien établir les limites de cette “préfiguration” et la latitude qui était offerte à une réinterprétation religieuse de ces emplois. Le savant cite deux passages du Gorgias et un des Lois. Le premier constitue le début du commentaire du mythe, dans lequel, il faut le rappeler, Socrate a affirmé d’emblée voir pour sa part un logos, là où Calliclès ne verrait sans doute qu’un mythos (523A1-3). Il ponctue sa description d’ un “Voilà ce que, moi, j’ ai entendu raconter et que je crois vrai.”29 Cette conviction ne me semble pas aller dans un sens particulièrement religieux: elle se rapproche plutôt de la doxa des philosophes qui s’exprime dans le Phédon, conviction profonde de vérités qui ne sont pas entièrement démontrables, mais qui s’ accordent parfaitement aux

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Alc. I 124E : ᾧ καὶ πιστεύων λέγω ὅτι ἡ ἐπιφάνεια δι’ οὐδενὸς ἄλλου σοι ἔσται ἢ δι’ ἐμοῦ. M. Croiset, Platon, Œuvres complètes, vol. 1 (Paris : Les Belles Lettres, 1920). Il faudrait alors plutôt une expression du type “ajouter foi” que “avoir foi en:” “c’est justement parce que je lui ajoute foi….” Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 580 n. 169. Grg. 524A10 : Ταῦτ’ ἔστιν, ὦ Καλλίκλεις, ἃ ἐγὼ ἀκηκοὼς πιστεύω ἀληθῆ εἶναι.

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affinités de l’âme avec l’intelligible.30 On trouve d’ ailleurs dans le Phédon une insistance comparable sur les convictions de Socrate, et le mythe est cette fois scandé par le retour du parfait “être persuadé,”31 équivalent verbal du substantif pistis, qui marque de même l’action de persuader, d’ où le résultat de cette action. Plus délicat est l’autre passage du Gorgias cité par D. Babut, où Platon utilise les images pythagoriciennes et interprète le crible troué comme la représentation de l’âme des insensés “incapable de rien retenir à cause de l’apistia et de l’oubli” (493C3). L’interprétation de l’antonyme de πίστις n’ est pas des plus simples. Certes, chez les Pythagoriciens, le mot désigne l’ incrédulité dans la parole de Pythagore, qui serait une forme de foi, et c’ est peut-être ce que pensait la “source” à laquelle se réfère Platon, mais dans le contexte, il n’est pas impossible que le philosophe en ait quelque peu gauchi le sens – qui, en tout état de cause, ne serait pas sien. E.R. Dodds propose ainsi de rendre apistia par unreliability, et M. Canto, après avoir pour sa part traduit le terme par “absence de foi,”32 rappelle en note33 l’interprétation du savant anglais, qu’ elle traduit par “le manque de sérieux ou l’impuissance à être convaincu.” De fait, Platon a insisté un peu plus haut sur l’idée que la partie passionnelle de l’ âme est aussi la partie influençable, qui se laisse facilement persuader dans un sens et dans l’autre. Cette tendance, encore désignée par des mots formés sur la même racine, τὸ πιθανόν τε καὶ πειστικόν (“la crédulité et la facilité à se laisser convaincre”34), explique que, par un jeu phonétique, “un homme plein d’ esprit ait appelé l’âme pithos, tonneau” (493A). Dans cette ligne, l’ incapacité à rien retenir figurée par le crible troué pourrait recouvrir une double impuissance : l’ insensé ne peut se tenir à une conviction, ou même en concevoir une qui soit véritable et forte, pas plus qu’il ne garde quoi que ce soit en mémoire.35 Toute pythagoricienne qu’est l’image, son emploi dans ce contexte nous met assez loin d’une quelconque foi: c’est plutôt le rapport avec le sensible et ses incertitudes qui paraissent en jeu.36

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Dixsaut, Le naturel philosophe, 257-186, et mes quelques remarques supra au ch. 4. Voir supra ch. 14. M. Croiset, Platon, Œuvres complètes, a rendu par “aveuglement,” dont le rapport avec ἀπιστία n’ est rien moins qu’ évident. M. Canto, Platon, Gorgias (Paris : Flammarion, 1987) 338-339 n. 139. De nouveau la traduction peine ici à garder deux mots de la même famille, comme en grec. Je m’ inclinerais pour ma part à traduire δι’ ἀπιστίαν τε καὶ λήθην par “à cause de son manque de conviction et de sa capacité d’ oubli.” C’ est aussi ce qu’ on trouve chez Atticus, dont les textes seront examinés infra. La labilité de celui qui “erre” au gré des impressions sensibles est un thème important du Phédon.

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Le troisième passage en revanche ramène à un contexte religieux, puisqu’ il se situe dans les derniers livres des Lois; mais, de ce fait, il montre encore mieux, me semble-t-il, l’écart avec notre concept de “foi.” Qu’ il s’ agisse du préambule, particulièrement long, du livre X ou des autres, l’ effort de persuasion est toujours au cœur de ce type de développement et son résultat n’est autre que la pistis:37 il n’implique pas l’attente d’une adhésion où n’interviendrait pas la raison, mais prend en compte la nécessité de faire accepter même une vérité démontrée; Socrate lui-même en fait l’expérience amère face à Calliclès qui, dans le Gorgias, refuse le dialogue et se ferme. Ici lorsqu’ il rappelle les résultats auxquels il est parvenu, Platon reprend par une question rhétorique: “Ne savons-nous pas qu’il y a deux éléments touchant les dieux qui conduisent à la croyance, éléments que nous avons exposés antérieurement?”38 Il s’ agit de la priorité et divinité de l’âme d’une part, de l’ordre du cosmos d’ autre part, et la valeur religieuse particulière que prendrait la conviction dont parle Platon ressort d’autant moins qu’il enchaîne sur une critique philosophique de ceux qui inversent les rapports entre corps et âme et méconnaissant la priorité de celle-ci.39 Dans quelle mesure les choses changent-elles dans le médioplatonisme? Dans sa thèse déjà, bien des années avant l’article où il lie l’ hypothèse d’ un “dépassement de la raison” à l’existence d’un nouveau concept de “foi,” Babut rappelait l’intervention de P. Henry lors des cinquièmes Entretiens sur l’ Antiquité classique. Celui-ci avait signalé “le retour fréquent… du mot πίστις… tout à fait remarquable” chez Atticus, et Babut ajoutait à ces remarques, incomplètes à son sens, que “ces traits se trouvent déjà chez Plutarque, prédécesseur d’Atticus,”40 rejetant l’opposition établie à la même occasion par V. Cilento entre “la “coloration éthico-religieuse” de la πίστις chez Atticus (et le) rationalisme de Plutarque et Albinus.”41 Sans doute le “sentiment religieux et moral extrêmement puissant” que P. Henry voyait chez Atticus anime-t-il tout autant Plutarque et l’opposition ne tient pas.42 En outre les emplois nombreux et

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Laks, Médiation et coercition, et supra ch. 4. Lg. 966D6-7 : Ἆρα οὖν ἴσμεν ὅτι δύ’ ἐστὸν τὼ περὶ θεῶν ἄγοντε εἰς πίστιν ὅσα διήλθομεν ἐν τοῖς πρόσθεν ; 967B sq ; c’ est précisément l’ erreur des physiciens dans le Phédon 96A sq. Babut, Plutarque et le stoïcisme, 515-516 n. 5. Discussion de H. Dörrie, “Die Frage nach dem Transzendenten im Mittelplatonismus,” in E.R. Dodds (ed.) Les sources de Plotin (Geneve : Fondation Hardt, 1960) 224-241; Henry, 233234, et Cilento, 241. Parmi les points de contact évidents, on peut comparer, par ex., Atticus 3.26-30: “Celui qui récuse cette divine nature, qui retranche de l’ âme son espérance pour l’avenir et supprime dans la vie présente la circonspection à l’ égard des êtres supérieurs, qu’a-t-il de commun

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“remarquables” de πίστις chez Atticus se révèlent à l’ examen ne pas dépasser cinq occurrences43 et un seul passage concerne les dieux.44 Critiquant Épicure, Atticus lui reproche d’avoir enlevé aux dieux, en les reléguant dans les intermondes, “toute action sur nous, seule à même de donner à l’ existence des dieux la juste croyance”45 et poursuit en affirmant qu’Aristote ne fait guère mieux “quand il éloigne les dieux et confie la croyance à la seule vue.”46 La “juste pistis”47 implique peut-être un certain sentiment religieux, mais il est déjà plus douteux qu’il en soit de même à propos d’Aristote: rien n’indique explicitement que l’expression aille très au-delà de la simple conviction qu’ il existe des dieux.48 Dans ces deux occurrences, le caractère religieux, me semble-til, vient davantage du sujet traité – la mise en doute de la Providence – que

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avec Platon?” (ὁ δὲ τὴν δαιμονίαν ταύτην φύσιν ἐκπόδων ποιούμενος καὶ τήν γ’ εἰσαῦθις ἐλπίδα τῆς ψυχῆς ἀποτέμνων τήν τ’ ἐν τῷ παρόντι πρὸς τῶν κρειττόνων εὐλάβειαν ἀφαιρούμενος τίνα πρὸς Πλάτωνα ἔχει κοινωνίαν). Non seulement avec l’ eulabeia du De sera num. 549EF, mais aussi la critique contre les premiers Épicuriens dans le Non posse 1107B-C: “Ils conviennent que la mort ne laisse ni espérance ni joie, qu’ elle met fin à tous les plaisirs et à tous les biens ; (et l’ attente de biens divins de ceux qui croient à l’imortalité de l’âme) une telle source de plaisirs si grands, Épicure la supprime en détruisant, comme je l’ai montré, l’ espérance que nous avons en la divinité….” Dans trois cas on trouve πίστις dans la locution courante πίστιν λαμβάνειν ou παρέχειν (je donne la traduction de E. des Places) : 3.38-39: Πίστιν γὰρ λαβεῖν περὶ τοῦ λαθεῖν ἀδικοῦντα οὐκ ἀδύνατον (“Se persuader que l’ on passera inaperçu en faisant le mal n’est pas impossible”) ; 6.34-36 : ὥσπερ Πλάτωνος ἀπὸ ταύτης τῆς φαντασίας τὴν ὑπὲρ τῆς κινήσεως πίστιν λαμβάνοντος, ἀλλ’ οὐκ ἀπὸ τοῦ λόγου (“comme si Platon fondait sa croyance à leur mouvement sur cette imagination et non sur la raison…”) et 44: Ἡ δὲ αἴσθησις… οὐ(κ)… αὐτὴ παρέσχε τὴν πίστιν τῆς κινήσεως (“le sens… ne fournit pas par lui-même la croyance au mouvement.”). Les deux derniers cas sont intéresants car, s’ils font bien intervenir le logos, l’ opposition se fait entre raison et sensation ou imagination et non entre raison et foi. Ce que reconnaît implicitement E. des Places, Atticus, Fragments (Paris: Les Belles Lettres, 1977) 29 ; ayant cité le passage de l’ intervention de P. Henry où, précisément, il fait allusion à ce fragment, et à lui seul “Vous avez, chez Atticus même, le mot pistis qui apparaît, par exemple, au fragment cité par Eusèbe, PE 15.5.13 (fr. 3.92).” Il marque quelques réserves sur le “mysticisme” d’ Atticus (voir la citation de 3.91-92, à la note suivante, qui ne me semble guère mériter une telle appréciation) pour affirmer seulement “qu’il croyait aux valeurs les plus hautes du platonisme” (c’ est moi qui souligne). 3.91-92 : ἐξ ἧς μόνης τὸ εἶναι τοὺς θεοὺς ἔμελλε τὴν δικαίαν πίστιν ἕξειν. 3.93-94 : ἀποστήσας καὶ παραδοὺς ὄψει μόνῃ τὴν πίστιν. Comme on le verra aussi chez Plutarque, le mot πίστις ne se suffit pas à lui seul et est précisé par un adjectif. Pour être complet, on trouve encore l’ antonyme ἀπιστία en 3.50-51: οὐ γὰρ οὕτως ἡ περὶ τὴν ἡδονὴν σπουδὴ ὡς ἡ πρὸς τὸ θεῖον ὅτι κήδοιτο ἀπιστία τὴν ἀδικίαν ἐπιρρώνυσι. On est dans une perspective morale et il apparaît nécessaire de préciser l’objet de cette incrédulité – tout comme πίστις a besoin d’ être qualifiée en 3.92. Un concept propre devrait pouvoir se suffire à lui-même et, par comparaison, pour un juif ou un chrétien, la foi est la foi.

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du vocabulaire employé et rien ne prouve qu’on soit en présence d’ un concept spécifique de “foi.” De façon significative, le passage où se trouve exprimé ce qui ressemblerait le plus à une “foi” n’utilise justement pas le mot πίστις, mais un autre dérivé de πείθω, fort rare au demeurant, πεῖσμα,49 qui permet aussi un jeu de mot avec un homonyme signifiant “amarre” et renforce l’ idée de solidité et d’ancrage: “Comme le plus important et le principal des moyens d’ arriver au bonheur est encore la foi en la Providence, qui règle le mieux la vie humaine… Platon rattache tout à Dieu et fait tout dépendre de lui.”50 On retrouve toujours les mêmes éléments: la référence à Platon, la mise en avant des dieux, à travers leur pronoia, providence qui est aussi sollicitude, et le retentissement éthique de cette conviction, facteur essentiel de rectitude morale et donc de bonheur, mais là encore rien qui puisse confirmer l’ émergence d’ un concept de pistis, puisque ce n’est pas même ce mot que choisit Atticus – et que celui qu’il emploie accuse la relation avec la conviction, πείθομαι, plutôt qu’ avec la confiance qu’implique πίστις. Ainsi il semble que doivent être nuancées les critiques émises par Babut contre ceux qui ont soutenu que “πίστις ne devient un concept religieux fondamental qu’avec le christianisme, et que pour la religion grecque le mot ne peut désigner que la confiance en la réalité du monde.”51 Elles ont leur part de vérité: “réalité du monde” est sans doute trop restrictif, ou plutôt ne souligne pas assez le rôle de la divinité par rapport à ce monde, l’ importance de sa providence, qui – on l’a dit – est aussi sollicitude. De même il vaudrait mieux parler de judéo-christianisme, car la foi en Dieu, qui est abandon à la toute-puissance et à la bonté de la divinité, se trouve déjà chez Philon.52 Est-

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On trouve le pluriel dans une attaque d’ Épictète contre les Académiciens (II 20, 26): “Lycurgue a-t-il inculqué par ses lois et son éducation ces convictions, que ni l’esclavage n’ est honteux plutôt que beau ni la liberté belle plutôt que honteuse?” (Λυκοῦργος ταῦτα τὰ πείσματα ἐνεποίησεν αὐτοῖς διὰ τῶν νόμων αὐτοῦ καὶ τῆς παιδείας, ὅτι οὔτε τὸ δουλεύειν αἰσχρόν ἐστι μᾶλλον ἢ καλὸν οὔτε τὸ ἐλευθέρους εἶναι καλὸν μᾶλλον ἢ αἰσχρόν…;). Le singulier chez Sextus Empiricus – le plus souvent dans l’ expression μετὰ πείσματος – est employé dans un contexte épistémologique, lié ou non avec la question de l’assentiment (P. 1.18.3 et M. 8.153, 11.121, 11.149 et 11.164). 5.2.2 : Ὄντος δ’ ἔτι μεγίστου καὶ κυριωτάτου τῶν εἰς εὐδαιμονίαν συντελούντων τοῦ περὶ τῆς προνοίας πείσματος, ὃ δὴ καὶ μάλιστα τὸν ἀνθρώπινον βίον ὀρθοῖ… ὁ μὲν Πλάτων εἰς θεὸν καὶ ἐκ θεοῦ πάντα ἀνάπτει. Sont alors cités Lg. 715E8-716A2, Ti. 29E1-3 et 30A4-5. Babut, Plutarque et le stoïcisme, 516 n. 5 ; il cite ainsi K. Kerenyi, La religion antique (Geneva: Georg, 1957) 75; il est vrai que l’ on voit mal a priori la pertinence de l’objet de confiance déterminé. Et l’ espérance a déjà chez lui une valeur spirituelle comparable à la vertu théologale chrétienne : cf. F. Frazier, “Les Anciens chez Philon d’ Alexandrie. L’archéologie de Moïse et l’ Espérance d’Énos,” in B. Bakhouche (ed.), L’ ancienneté chez les Anciens, vol. 2 (Mytho-

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ce suffisant pour en inférer l’existence d’un concept de “foi” et la prise par πίστις d’un sens philosophique différent de ceux que relève J.O. Urmson dans son dictionnaire? Il en retient deux, celui qu’ on peut trouver chez Platon, pistis comme doxa s’opposant à l’intellection, et la spécification chez Aristote en “preuve,” entendue comme ce qui, dans le domaine de l’ opinion, permet d’arrêter une conviction53 – “foi,” au sens de “confiance” ou de “loyauté,” appartient au vocabulaire courant et non spécifiquement à la langue philosophique.

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Plutarque, la patrios pistis et le texte de l’Érotikos

Sur ces bases, il est donc temps de réexaminer le “fameux texte de l’Érotikos” qui suffit à Babut en 1994 à étayer son hypothèse, et de le confronter aux autres textes parallèles qu’il indiquait en note dans sa thèse.54 Pemptidès vient de demander ce qu’avaient à l’esprit les premiers qui, au lieu de lutter contre la passion amoureuse, l’ont divinisée. Plutarque rétorque aussitôt : Tu touches là, à mon avis, une question grave et dangereuse, Pemptidès, ou plutôt tu ébranles les inébranlables fondements de notre conception des dieux si tu réclames à propos de chacun d’ eux discussion (logos) et démonstration. La croyance ancestrale de nos pères suffit et l’ on ne saurait trouver ni énoncer preuve plus évidente, Dût l’esprit le plus subtil faire quelque savante trouvaille. Elle est comme une base, comme un fondement commun qui soutient la

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logie et religion) (Montpellier : Université Paul Valéry – Montpellier 3, 2003) 385-410, en part. 397 sq. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 578 n. 159, rappelle que, dès 1911, Schroeder avait évoqué une influence possible de Philon sur Plutarque, hypothèse qui a été reprise ces dernières années par J. Glucker et P.L. Donini, et qu’il repousse, avec raison, à mon sens. J.O. Urmson, The Greek Philosophical Vocabulary (London: Duckworth, 1990), sv Pistis; le sens général est “Belief ;” pour Platon, l’ auteur renvoie au passage du Timée mis en avant par P.L. Donini, où l’ on a l’ opposition ἀλήθεια / πίστις ; dans l’image de la ligne, c’est δόξα qui désigne le mode d’ appréhension générique de la génération, et πίστις (la “croyance”) n’ en est qu’ une des deux sous-espèces, celle qui se rapporte au sensible, l’autre, l’ εἰκασία concernant les images et reflets (= εἰκόνες: la relation, sensible dans les mots mêmes, est effacée par la traduction habituelle par “conjecture”). Pour la spécification technique, utilisée par Aristote, Urmson précise qu’ il s’ agit de “a less than demonstrative proof” (c’est moi qui souligne). De Pyth. or. 402E, De Is. et Os. 359F, De sera num. 560D (πιστεύοντες), Νon posse 1101C, Cor. 38. 5 et 7 (ἀπιστίη dans une citation d’ Héraclite) et Arat. 43.7.

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piété; attaquer et ébranler sur un seul point son ancrage dans la tradition, c’est la rendre tout entière croulante et suspecte.55 La solidarité de toutes les divinités traditionnelles résonne de fait comme un postulat exposé au reproche de n’être guère philosophique et l’ intangibilité de la δόξα περὶ θεῶν comme la primauté apparemment acordée à la πάτριος πίστις peuvent sembler marquer une certaine abdication de la raison, qui irait dans le sens de l’interprétation proposée par Babut. Est-ce bien ce que pense Plutarque? Et surtout, même si la priorité accordée à la πάτριος πίστις peut sembler une nouveauté, implique-t-elle l’émergence d’un concept nouveau ? Platon aussi, dans les Lois, insiste, au début de son développement sur la religion, sur la force de conviction de la religion traditionnelle, les mythes entendus dès l’enfance et les fêtes, pour stigmatiser les athées qui ne se sont pas laissés convaincre.56 Sans doute chez le philosophe athénien ne s’ agit-il que d’un thème introducteur, qui prélude à la démonstration dialectique mais ne la remplace pas. Il n’est pas question de cette démonstration chez Plutarque – serait-elle d’ailleurs à sa place dans cette réflexion sur l’ Amour ? –, mais surtout ce qui est mis en balance n’est pas la raison dialectique du philosophe, mais l’usage vétilleux qu’en font les esprits forts pour demander des comptes aux dieux, méconnaissant l’insondable distance qui sépare la nature divine de la nature humaine et tendant ainsi à ruiner à la fois divinités et piété. C’est exactement le genre de crainte qu’exprime le Stoïcien Sarapion, sensiblement dans les mêmes termes, dans le De Pythiae oraculis, lorsqu’ il définit le cadre dans lequel on peut réfléchir aux raisons pour lesquelles la Pythie ne parle plus en vers, sans que ce prétendu déclin mette en cause la divinité : “Il 55

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Amatorius 756B1-11 : μεγάλου μοι δοκεῖς ἅπτεσθαι, εἶπεν, καὶ παραβόλου πράγματος, ὦ Πεμπτίδη, μᾶλλον δ’ ὅλως τὰ ἀκίνητα κινεῖν τῆς περὶ θεῶν δόξης ἣν ἔχομεν, περὶ ἑκάστου λόγον ἀπαιτῶν καὶ ἀπόδειξιν. ἀρκεῖ γὰρ ἡ πάτριος καὶ παλαιὰ πίστις, ἧς οὐκ ἔστιν εἰπεῖν οὐδ’ ἀνευρεῖν τεκμήριον ἐναργέστερον / οὐδ’ εἰ δι’ ἄκρας τὸ σοφὸν εὕρηται φρενός / ἀλλ’ ἕδρα τις αὕτη καὶ βάσις ὑφεστῶσα κοινὴ πρὸς εὐσέβειαν, ἐὰν ἐφ’ ἑνὸς ταράττηται καὶ σαλεύηται τὸ βέβαιον αὐτῆς καὶ νενομισμένον, ἐπισφαλὴς γίνεται πᾶσι καὶ ὕποπτος; la traduction est mienne; pour comparaison, R. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour : “Tu touches là, à mon avis, dit-il, une question grave et dangereuse, Pemptidès, ou plutôt tu ébranles tout bonnement les inébranlables fondements de notre croyance aux dieux, si tu réclames à propos de chacun des dieux une preuve et une démontration. Non, il faut s’en tenir à la foi traditionnelle et ancestrale, qui a pour elle une évidence plus claire que tout ce que pourrait imaginer et exprimer “l’ effort le plus subtil d’ un esprit sophistique.” Cette foi est comme une base, comme un fondement commun qui soutient la piété et ébranler en un seul point sa solidité et le crédit dont elle jouit, c’ est la rendre tout entière croulante et suspecte.” Lg. 887CE : οὐ πειθόμενοι τοῖς μύθοις οὓς ἐκ νέων παίδων ἔτι ἐν γάλαξι τρεφόμενοι τροφῶν τε ἤκουον καὶ μητέρων… (887D2-4).

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ne faut pas s’en prendre au Dieu ni proscrire, en même temps que l’ oracle, sa prescience et sa divinité, mais il convient de rechercher la solution des contradictions apparentes et ne pas abandonner les pieuses croyances de nos pères.”57 La raison requise ici est bien celle du philosophe, qui doit résoudre les contradictions, mais l’existence de la divinité reste un postulat inébranlable – ce qu’elle est aussi au début du livre X des Lois et Sarapion se contente de rappeler à la piété et de signaler un danger, comme Ammonios le fait dans le De defectu oraculorum face à Lamprias, qui vient d’exposer sa théorie du pneuma : Ces combinaisons, échauffements ou trempes de la matière dont on a parlé, combien plus détournent-elles notre pensée des dieux et suggèrent une conception des causes comparables à celle qu’Euripide prête au Cyclope: La terre forcément, qu’elle le veuille ou non, De l’herbe qu’elle enfante engraisse mes troupeaux.58 Le Cyclope peut difficilement passer pour une référence philosophique et, en réponse, Lamprias va rappeler longuement la théorie des deux causes, acquis du platonisme. C’est aussi un athée, dont Ammonios rappelle qu’ il ne sacrifie qu’à son ventre et non pas aux dieux. C’est encore à Euripide qu’ il est fait référence dans notre texte de l’Érotikos et le vers des Bacchantes n’ y est pas seulement la citation d’un homme cultivé. Il y a entre les deux textes une remarquable concordance, qui éclate si l’on reprend l’ ensemble des quatre vers prononcés par le devin Tirésias: Et nous ne nous livrons pas non plus à de savantes recherches sur la divinité, Concernant les traditions ancestrales, que, de tout temps, Nous possédons: aucun logos ne les renversera, Dût l’esprit le plus subtil faire quelque savante trouvaille.59 57

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De Pyth. or. 402E1-5 : δεῖ γὰρ μὴ μάχεσθαι πρὸς τὸν θεὸν μηδ’ ἀναιρεῖν μετὰ τῆς μαντικῆς ἅμα τὴν πρόνοιαν καὶ τὸ θεῖον, ἀλλὰ τῶν ὑπεναντιοῦσθαι δοκούντων λύσεις ἐπιζητεῖν τὴν δ’ εὐσεβῆ καὶ πάτριον μὴ προΐεσθαι πίστιν; à nouveau je modifie la traduction de R. Flacelière qui rend le dernier syntagme par “ne pas abandonner la piété et la foi de nos pères.” De def. or. 435A7-B3 : αἱ γὰρ εἰρημέναι κράσεις καὶ θερμότητες αὗται καὶ στομώσεις ὅσῳ μᾶλλον ἀπάγουσι τὴν δόξαν ἀπὸ τῶν θεῶν καί τινα τοιοῦτον ὑποβάλλουσι τῆς αἰτίας ἐπιλογισμόν, οἵῳ ποιεῖ τὸν Κύκλωπα χρώμενον Εὐριπίδης / ἡ γῆ δ’ ἀνάγκῃ, κἂν θέλῃ κἂν μὴ θέλῃ, / τίκτουσα ποίαν τἀμὰ πιαίνει βοτά. Ba. 200-203: οὐδὲν σοφιζόμεσθα τοῖσι δαίμοσιν. / πατρίους παραδοχάς, ἅς θ’ ὁμήλικας χρόνῳ / κεκτήμεθ’, οὐδεὶς αὐτὰ καταβαλεῖ λόγος, / οὐδ’ εἰ δι’ ἄκρων τὸ σοφὸν ηὕρηται φρενῶν. J’ai suivi

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Le texte d’Euripide est encadré par la dénonciation d’ un excès de sophia, qui ne peut qu’évoquer la figure des sophistes, tout comme Plutarque, un peu plus loin, invite à ne pas “soumettre tous les autels à une mise à l’ épreuve digne de sophistes” (σοφιστικὴν πεῖραν, 756D) – et non de philosophe. En outre, cette reprise de l’avertissement adressé à Penthée évoque discrètement la figure de celui qui combat contre les dieux, rôle que ne voudrait certainement pas tenir Pemptidès et que, pour de probables raisons de courtoisie, Plutarque laisse ici à l’état de suggestion. La chose devient en revanche explicite dans le texte du De Pythiae oraculis, où Sarapion l’insère dans un précepte général: il ne faut pas theomachein, et lui aussi proclame son attachement à la πάτριος πίστις. Pour mesurer l’importance de l’adjectif, il vaut la peine de comparer une même attaque contre les athées, mais sous le calame de Clément d’ Alexandrie: “Qui est athée au point de ne pas croire en Dieu et d’ exiger de Dieu les mêmes démonstrations que l’on demande aux hommes ?”60 Clément utilise ici le verbe, ἀπιστεῖν τῷ θεῷ, qui met en relief le rapport personnel et la part de confiance que comporte la foi, en l’opposant à une même revendication de démonstrations en forme, qui annihile la différence entre homme et Dieu. Plus éclairante encore est la citation de Paul qu’il reprend plus loin (5.1.9.2) “afin que notre foi ne réside pas dans la sagesse des hommes” (ἵνα ἡ πίστις ἡμῶν μὴ ᾖ ἐν σοφίᾳ ἀνθρώπων), parce qu’elle comporte le substantif, et le substantif sans qualificatif, ce qui ne se lit jamais chez Plutarque, où l’ on trouve soit πάτριος, associé à παλαιά ou à εὐσέβης, soit une relative. Un dernier texte relève de cette série d’attaques contre les athées et vise les Epicuriens. Dans le Non posse, Plutarque critique en ces termes les conséquences religieuses de l’ épicurisme et de la recherche de l’ataraxie: Il vaut mieux qu’il y ait dans notre conception des dieux, mêlé à elle, un sentiment associant révérence et crainte plutôt que, en cherchant à y

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la ponctuation de J. Roux et M. Lacroix, qui considèrent πατρίους παραδοχάς comme un accusatif de relation. E.R. Dodds et H. Grégoire mettent un point après δαίμοσιν, une virgule après κεκτήμεθα et font de πατρίους παραδοχάς le complément de καταβαλεῖ, ce qui ne change pas grand chose sur le fond. La modification la plus importante est celle de D. Kovacs dans Euripides. Bacchae, Iphigenia at Aulis, Rhesus (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 2002), qui considère que le premier vers appartient encore à la réplique précédente de Cadmos. Pour ce qui nous intéresse, on relève la même opposition entre logos, raison et discussion à la fois, et traditions. On peut ajouter, à titre de curiosité, que πατρίους est une correction du πατρός transmis par les manuscrits et que les éditeurs se sont appuyés sur Plutarque pour corriger. Strom. 1.6.1 : τίς οὖν οὕτως ἄθεος ⟨ὡς⟩ ἀπιστεῖν θεῷ καὶ τὰς ἀποδείξεις ὡς παρὰ ἀνθρώπων ἀπαιτεῖν τοῦ θεοῦ ;

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échapper, on ne se laisse ni espoir ni joie ni assurance dans la prospérité ni en cas de malheur, de refuge auprès de la divinité. Il faut sans doute débarrasser notre conception des dieux de la superstition comme on enlève la chassie de l’œil, mais, si ce n’est pas possible, il ne faut pas énucléer en même temps et rendre inopérante la croyance que la plupart ont au sujet des dieux.61 Ce texte attire l’attention sur deux points: d’abord l’ importance du contexte. Après les limites en quelque sorte posées à la recherche philosophique par Sarapion, on semble avoir ici une sorte de “préférence” accordée aux passions, voire à la superstition,62 qui ne peut manquer de choquer : mais c’ est que Plutarque s’oppose à l’ataraxie et à l’indifférence au divin qu’ elle induit. La crainte est un moindre mal si elle permet de conserver ces affects positifs que sont l’ espoir et la joie et la possibilité de se tourner vers la divinité. Prêter à ce texte une dimension encore plus “fidéiste” que les précédents serait, à mon sens, une erreur et mieux vaut s’attarder sur la mise en relaτion de πίστις et de δόξα περὶ θεῶν, présente aussi dans notre texte de l’Érotikos. Par rapport à δόξα, πίστις ajoute sans doute une idée de conviction, mais l’ on n’y discerne rien de l’adhésion surnaturelle de la foi religieuse. L’accent semble plutôt être mis sur l’ancrage dans la tradition: ce que suggère l’ adjectif πάτριος est confirmé par l’association récurrente de la πάτριος πίστις avec les usages, νόμος ou νενομισμένα.

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Πάτριος πίστις, νόμος et νενομισμένα : le lien avec la tradition

Il faut à ce point revenir à la fin du passage de l’Érotikos où l’ intangibilité de la πάτριος πίστις est liée à sa fonction de base de la piété et toute mise en cause ébranle τὸ βέβαιον αὐτῆς καὶ νενομισμένον: l’expression est délicate à traduire, qui met en avant une caractéristique des croyances ancestrales et associe fermeté et inscription dans le usages – ce que j’ai essayé de rendre par “ancrage

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Non posse 1101B8-C6 : Βέλτιον γὰρ ἐνυπάρχειν τι καὶ συγκεκρᾶσθαι τῇ περὶ θεῶν δόξῃ κοινὸν αἰδοῦς καὶ φόβου πάθος, ἢ [που] τοῦτο φεύγοντας μήτ’ ἐλπίδα μήτε χάριν ἑαυτοῖς μήτε θάρσος ἀγαθῶν παρόντων μήτε τινὰ δυστυχοῦσιν ἀποστροφὴν πρὸς τὸ θεῖον ἐναπολείπεσθαι. Δεῖ μὲν γὰρ ἀμέλει τῆς περὶ θεῶν δόξης ὥσπερ ὄψεως λήμην ἀφαιρεῖν τὴν δεισιδαιμονίαν· εἰ δὲ τοῦτ’ ἀδύνατον, μὴ συνεκκόπτειν μηδὲ τυφλοῦν τὴν πίστιν, ἣν οἱ πλεῖστοι περὶ θεῶν ἔχουσιν; le verbe que j’ ai traduit par “rendre inopérante” signifie littéralement “rendre aveugle” et file l’image de la chassie dans l’ œil. La superstition est en grec crainte (infondée, excessive) de la divinité, δεισιδαιμονία.

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dans la tradition.” Il faut ajouter que, dans le développement qui suit, lorsque, revenant au cas particulier d’Éros, Plutarque montre qu’ il ne peut être dissocié d’Aphrodite, laquelle disparaîtrait en même temps que lui, il envisage les choses sous l’angle des honneurs qui leur sont rendus, c’ est-à-dire là aussi de la tradition et des cultes de la cité: “Si donc nous dépouillons Éros des honneurs que l’on a coutume de lui rendre, ceux que l’on rend à Aphrodite ne demeureront pas non plus en place.”63 Trois autres textes corroborent le lien avec les usages et la tradition. Ainsi les objections que fait Ammonios, le maître de Plutarque, à la théorie physique du pneuma par laquelle Lamprias a proposé d’ expliquer le fonctionnement de l’oracle, les mettent aussi en avant et reposent sur un même raisonnement; Lamprias risque de mettre en danger la divinité et son culte: “Or il est normal d’agir ainsi et de respecter l’usage si l’ on reconnaît un dieu ou un démon pour principal auteur de la divination, mais si tout se passe comme tu le dis, ce ne l’est pas.”64 À quoi le frère de Plutarque répond en se déclarant bouleversé à la pensée que dans une compagnie aussi nombreuse et aussi distinguée que la vôtre je puis sembler, à mon âge, m’être paré du pouvoir persuasif du discours (logos) pour détruire et ébranler en quelque chose des coutumes vraies et saintes à propos du divin.65 On retrouve le même usage dévoyé du logos contre la piété, et le même danger d’ébranler l’édifice religieux. Un même reproche est adressée aux Stoïciens à propos des notions qui concernent les dieux. Alors qu’ils devraient, prudemment, laisser chacun garder en l’état ce qui est établi par le nomos, “eux, c’ est en commençant en quelque sorte par le foyer lui-même qu’ils s’en prennent aux institutions et coutumes ancestrales, en ne laissant subsister dans son intégrité et sans adul-

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Amatorius 756F5-757A1 : ἂν οὖν τὸν Ἔρωτα τῶν νενομισμένων τιμῶν ἐκβάλλωμεν, οὐδ’ αἱ τῆς Ἀφροδίτης κατὰ χώραν μενοῦσιν. De def. or. 435C6-7 : καίτοι θεῷ μὲν ἢ δαίμονι αἰτίαν τὴν πλείστην ἀνατιθέντας εἰκός ἐστι ταῦτα ποιεῖν καὶ νομίζειν – je comprends νομίζειν comme R. Flacelière dans Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, et non comme F. Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques, qui traduit le verbe par “penser.” De def. or. 435E8-11 : εἰ ἐν τοσούτοις καὶ τηλικούτοις οὖσιν ὑμῖν δοκῶ παρ’ ἡλικίαν τῷ πιθανῷ τοῦ λόγου καλλωπιζόμενος ἀναιρεῖν τι καὶ κινεῖν τῶν ἀληθῶς καὶ ὁσίως περὶ τοῦ θείου νενομισμένων – je reprends cette fois la traduction de F. Ildefonse. R. Flacelière, Plutarque, Dialogue sur l’ Amour, a rendu par “des croyances religieuses pleines de piété et de vérité.” Aucun des deux ne se tient ainsi au même sens de νομίζειν d’un passage à l’autre.

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tération aucune notion, pour ainsi dire, de notre conception des dieux.”66 Enfin, dernière critique, celle de l’évhémérisme, à laquelle Plutarque se livre dans le De Iside et Osiride. Théomachie et ébranlement de la croyance s’ y retrouvent intimement mêlés et l’expression proverbiale utilisée dans l’Érotikos revient : J’ai peur que ce ne soit là ébranler l’inébranlable et “partir en guerre,” non seulement “contre la longue suite des temps,” comme dit Simonide, mais aussi “contre une multitude de peuples” et de nations, pénétrés de religieux respect pour ces dieux. Car cela revient à peu près à faire descendre de si grands noms du ciel sur la terre, à bannir et détruire une révérence et une croyance inculquées à presque tous les hommes dès leur naissance.67 Le participe qui qualifie ici πίστις rappelle la description que Platon donne, au livre X des Lois, des jeunes gens qui auraient dû se laisser convaincre par tous les éléments religieux, récits et cérémonies, dont ils ont été entourés dès leur jeunesse, tandis que la vénération, τιμή, à laquelle est associée la croyance, tire aussi l’ensemble de l’expression vers un sens plus concret, appelée qu’ elle est à se matérialiser dans les honneurs du culte, τιμαί, ce dont il ne fallait pas priver Éros. Ce lien est confirmé quelques lignes plus bas, lorsqu’ il précise l’ action délétère d’Évhémère, qui “en composant des copies d’ une mythologie indigne de créance et dépourvue de toute substance, répand par le monde un athéisme total, effaçant tous les dieux de la tradition, sans exception, en les réduisant à des noms de généraux, d’amiraux et de rois….”68 Significativement, on trouve le même verbe, relativement rare, διαγράφειν,69 en conclusion du chapitre de l’ Érotikos qu’ouvrait la mise en garde de Plutarque qui a retenu l’ attention de D. Babut. Plutarque s’adresse à nouveau à Pemptidès: “Tu vois, je pense, l’ abîme

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De comm. not. 1074E10-F1 : οἱ δ’ ὥσπερ ἀφ’ ἑστίας ἀρξάμενοι τὰ καθεστῶτα κινεῖν καὶ πάτρια τῆς περὶ θεῶν δόξης οὐδεμίαν, ὡς ἁπλῶς εἰπεῖν, ἔννοιαν ὑγιῆ καὶ ἀκέραιον ἀπολελοίπασι – j’ai modifié la traduction de D. Babut de τῆς περἱ τῶν θεῶν δόξης, qu’il rend par “notre croyance touchant les dieux,” afin de garder toujours la même expression pour δόξα et πίστις. De Is. et Os. 359E10-360A1 : ὀκνῶ δέ, μὴ τοῦτ’ ᾖ τὰ ἀκίνητα κινεῖν καὶ πολεμεῖν οὐ τῷ πολλῷ χρόνῳ μόνον, πολλοῖς δ’ ἀνθρώπων ἔθνεσι καὶ γένεσι κατόχοις ὑπὸ τῆς πρὸς τοὺς θεοὺς τούτους ὁσιότητος, οὐδὲν ἀπολείποντας ἐξ οὐρανοῦ μεταφέρειν ἐπὶ γῆν ὀνόματα τηλικαῦτα καὶ τιμὴν καὶ πίστιν ὀλίγου δεῖν ἅπασιν ἐκ πρώτης γενέσεως ἐνδεδυκυῖαν ἐξιστάναι καὶ ἀναλύειν – je modifie à nouveau la traduction donnée dans la CUF par C. Froidefond, “la vénération et la foi dont presque tous les hommes sont imprégnés.” De Is. et Os. 360A4-8 : ἀντίγραφα συνθεὶς ἀπίστου καὶ ἀνυπάρκτου μυθολογίας πᾶσαν ἀθεότητα κατασκεδάννυσι τῆς οἰκουμένης, τοὺς νομιζομένους θεοὺς πάντας ὁμαλῶς διαγράφων εἰς ὀνόματα στρατηγῶν καὶ ναυάρχων καὶ βασιλέων… Sur le sens exact à lui donner, Babut, Plutarque et le stoïcisme, 383.

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d’ athéisme qui s’ouvre devant nous, si nous effaçons chacun des dieux en les réduisant à personnifier nos passions, nos facultés ou nos vertus.”70 Tous ces passages, destinés à combattre l’athéisme, concordent ainsi pour donner à la πάτριος πίστις une valeur plus objective que subjective. Elle désigne les croyances reçues, liées aux νενομισμένα, et qui doivent à leur caractère ancestral leur force de persuasion. Si l’emploi du mot πίστις souligne davantage cet élément de conviction que δόξα, il ne transforme pas cette donnée de base de la vie religieuse antique en effusion du cœur dépassant la raison. On n’est pas en fait si loin de la définition que J. Rudhardt a pu donner d’ εὐσέβεια, la piété, qui est très proche de la justice et suppose “l’ observance des traditions ancestrales, le respect du νόμος,”71 ni du conservatisme religieux que Babut luimême a mis au jour dans son étude de la religion des philosophes, qui associe au “maintien des formes extérieures du culte et de la piété traditionnels” “leur transformation intérieure, dans le sens d’une moralisation et d’ une spiritualisation.”72 Rien dans ces textes ne permet de corroborer une conceptualisation de la notion de pistis en soi, et l’on n’a même pas vraiment une antinomie entre foi et raison, mais une bonne attitude à trouver face à la tradition. Se prononcer sur un “dépassement de la raison” et, par-delà, sur une “autonomie du religieux” apparaît donc des plus hasardeux. En trouve-t-on un indice dans le “fameux passage” de l’ Érotikos et la phrase péremptoire par laquelle Plutarque repousse les exigences de justification posées par un logos indûment vétilleux à ses yeux: “La croyance ancestrale de nos pères suffit,” ἀρκεῖ γὰρ ἡ πάτριος καὶ παλαιὰ πίστις (756B4-5) ? Avant de tirer toute conclusion, il faut de nouveau être attentif au contexte. On se trouve dans le préambule de la réponse à Pemptidès, où il s’ agit de montrer la portée de la question et ses dangers: d’une certaine manière, en partant de la divinité d’Éros établie dans le culte et l’usage,73 Plutarque procède un peu comme Platon dans le préambule du livre X des Lois.74 Mais, à la différence de l’ Athénien, il n’en fait pas la base d’une réflexion sur le divin en général. C’ est qu’il ne s’adresse pas au philosophe responsable de la cité qui doit chercher πᾶσαν πίστιν – au sens de “toute preuve” (966C7) – sur la question. Son texte ne porte pas sur la nature des dieux, mais sur l’amour, une réalité vécue qui permet 70 71 72 73 74

Amatorius 757C1-3 : ὁρᾷς δήπου τὸν ὑπολαμβάνοντα βυθὸν ἡμᾶς ἀθεότητος, ἂν εἰς πάθη καὶ δυνάμεις καὶ ἀρετὰς διαγράφωμεν ἕκαστον τῶν θεῶν. J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce antique (Geneva : Droz, 1958) 15. Babut, La religion des philosophes grecs, 205. Éros n’a en fait guère de culte qu’ à Thespies et ce n’est pas un hasard si Plutarque y a situé son dialogue, au moment de la fête des Erotideia de surcroît. Pour un parallèle plus détaillé, voir supra ch. 4.

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un certain contact avec le divin, sujet qui n’appelle pas de soi une démonstration en forme de l’existence des dieux et peut fort bien s’ accommoder d’ une certaine simplification. Il faut noter cependant que le développement ainsi entamé culmine, après maintes dérobades, sur un développement proprement platonicien exaltant le pouvoir spirituel, mystagogique, d’ Éros. Là non plus il n’y a pas de discussion argumentée, mais un exposé, interprété à travers des images personnelles, comme celles de l’arc-en-ciel et de la réfraction, de la doctrine platonicienne. Faut-il s’étonner que Plutarque ne pense pas avoir à établir de nouveau ce que le maître a déjà établi? La question qu’ il traite ne soulève pas des problèmes philosophiques comparables à l’ interprétation du Timée.75 Ainsi, dans ce contexte, dire que “la πάτριος καὶ παλαιὰ πίστις suffit” signifie d’ abord le refus de s’attarder sur un donné fondamental, l’ existence des dieux : on s’en tiendra à la tradition et l’on discutera d’autres points.76 On peut douter que ces éléments suffisent pour conclure à une prééminence du religieux sur le philosophique. L’intervention de Sarapion dans le De Pythiae oraculis paraît d’ abord la marquer plus nettement, mais là encore un examen plus attentif du contexte incite à la prudence. La perspective n’est pas exactement la même que dans la réponse à Pemptidès. Il ne s’agit pas de clore une discussion en s’ en tenant au donné de la tradition, mais de l’ouvrir pour “chercher la solution des contradictions apparentes:” la démarche est philosophique et l’ on aurait exactement le même vocabulaire lorsque, par exemple, Aristote, dans la Poétique, passe en revue les critiques que l’on peut faire à une œuvre, et énumère, parmi les cinq chefs, les contradictions, avant de proposer de même des solutions.77 On peut certes lire dans la déclaration de Sarapion – qui est stoïcien et non pas platonicien – une relégation de la philosophie au rang d’ancilla de la religion, mais on peut aussi considérer que, de même que les textes poétiques, la tradition ancestrale fournit ici un donné de base, une matière à la réflexion philosophique qui va s’attacher à la mettre en accord avec les exigences de la raison.78 Il paraît donc à propos de reprendre le problème de l’ articulation du

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Sauf à se poser, comme Plotin dans Enn. 50 (3.5), la question de la compatibilité des diverses natures attribuées à Éros, mais il s’ agit là d’une réflexion doctrinale, alors que l’Érotikos a une visée pratique. Plutarque y choisit donc la nature divine, en accord avec le culte, mais aussi avec le Phèdre (sur l’ union des deux, cf. 759D6-8). Sur d’ autres emplois d’ἀρκεῖ pour abréger la discussion, voir supra ch. 4.114. Po. 62B2-5, qui comporte aussi ὑπεναντία et λύσεις. De même le recours à “l’ enchantement” des vieilles traditions est aussi présenté dans le De facie comme un moyen de τἀληθὲς ἐξελέγχειν.

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philosophique et du religieux, sans y faire intervenir un hypothétique concept de “foi,” mais en tenant compte de tout ce que la religion comporte de tradition.

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L’apport de la tradition à la réflexion philosophique : une prééminence du religieux?

La définition donnée en ouverture du De Iside par Plutarque lui-même du véritable Isiaque se trouve dans un texte où, loin de viser les athées, il s’ adresse à Cléa, présidente (archèis) des Thyades de Delphes, fidèle aussi d’ Isis, qui avait un temple à Tithorée et où le travers éventuel à éviter serait non pas l’ incroyance, mais une croyance mal éclairée et superstitieuse : “Le véritable Isiaque est celui qui, dans ce que l’on montre et accomplit pour ces dieux, lorsqu’il l’a reçu par la tradition, cherche par le logos et la philosophie la vérité incluse dans ce rituel.”79 Et, après avoir donné quelques exemples d’ interprétation, il en tire la leçon à l’intention Cléa: C’est en comprenant ainsi ce que l’on dit des dieux, en recevant le mythe de ceux qui en donnent une interprétation pieuse et philosophique et en accomplissant et observant toujours les rites traditionnels, tout en sachant que tu ne feras rien, ni sacrifice ni aucune action, qui agrée plus aux dieux qu’une juste conception à leur sujet, que tu pourras éviter un mal aussi grave que l’athéisme, la superstition.80 À l’inverse de l’Érotikos, ce texte, qui ne sépare pas piété et philosophie, donne la prééminence à l’effort de connaissance des dieux sur la stricte observance des rites. Ce n’est pas un nouveau changement d’ avis de Plutarque, mais l’ adoption d’une perspective différente. À travers l’ interprétation des mythes et rites isiaques, il développe cette fois une réflexion sur le divin qu’ il considérait comme déplacée dans l’Érotikos. Cette différence de perspective se marque aussi dans le changement du travers dénoncé, non plus l’ athéisme, mais la superstition. Les deux textes me semblent ainsi complémentaires, évoquant

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De Is. et Os. 352C3-5: ἀλλ’ Ἰσιακός ἐστιν ὡς ἀληθῶς ὁ τὰ δεικνύμενα καὶ δρώμενα περὶ τοὺς θεοὺς τούτους, ὅταν νόμῳ παραλάβῃ, λόγῳ ζητῶν καὶ φιλοσοφῶν περὶ τῆς ἐν αὐτοῖς ἀληθείας. De Is. et Os. 355C7-D1 : οὕτω δὴ τὰ περὶ θεῶν ἀκούσασα καὶ δεχομένη παρὰ τῶν ἐξηγουμένων τὸν μῦθον ὁσίως καὶ φιλοσόφως καὶ δρῶσα μὲν ἀεὶ καὶ διαφυλάττουσα τῶν ἱερῶν τὰ νενομισμένα, τοῦ δ’ ἀληθῆ δόξαν ἔχειν περὶ θεῶν μηδὲν οἰομένη μᾶλλον αὐτοῖς μήτε θύσειν μήτε ποιήσειν [αὐτοῖς] κεχαρισμένον, οὐδὲν ἔλαττον ἀποφεύξῃ κακὸν ἀθεότητος δεισιδαιμονίαν.

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deux modes de relations avec le divin, sa présence dans la vie pratique d’ une part, l’effort pour le connaître d’autre part. Les deux sont importants et les tentatives pour les hiérarchiser peuvent aboutir à des résultats parfaitement opposés,81 signe, je crois, de la difficulté de trouver un argument décisif, dans un sens ou dans l’autre. Cette importance des deux aspects peut être mise en relation avec la nature même de l’être humain, avec les deux orientations de l’ âme, théorétique et pratique, avec aussi l’importance de la part de sensible et de passible en nous, que Plutarque reproche si véhémentement aux Stoïciens de méconnaître. Dans ce monde où nous vivons, le danger majeur est l’ éloignement du divin, ce que montrent les déclarations variables faites par Plutarque sur l’ assimilation d’Apollon et du soleil. Là encore il faut d’abord bien délimiter ce qui varie: le fond de la pensée reste inchangé, Apollon n’ est pas le soleil, la divinité est au-delà de ce monde, mais la valorisation ou dévalorisation de l’ assimilation dépend des circonstances. Elle est à condamner sans réserve si, inversant la hiérarchie, elle nous enferme dans le sensible et nous détourne de la divinité et de l’intelligible.82 Elle est une première étape, si l’ on considère qu’ elle reconnaît la beauté de la divinité en “mettant en rapport avec l’ idée du divin l’ objet qu’on honore et désire le plus,” mais à condition de ne pas s’ arrêter là et de “monter plus haut pour avoir de la divinité une vision réelle et contempler son essence.”83 La beauté du monde, comme le spectacle des astres dans les Lois, nous donne une idée du divin, mais il faut se tourner vers lui et un mauvais usage de la raison peut à l’inverse nous en détourner. C’ est ce que dit Plutarque à Pemptidès dans l’Érotikos, c’est ce que conclut aussi Théon dans le De Pythiae oraculis, où l’éloignement du divin a pour corollaire l’ outrecuidance de l’esprit humain: “[Les contempteurs de l’oracle], s’ ils ne parviennent pas à connaître suffisamment la cause du changement, s’ éloignent du dieu et le condamnent, au lieu de s’en prendre à nous et à eux-mêmes, comme incapables d’ atteindre par le raisonnement la pensée du dieu.”84 Dans cette perspective, la 81

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Tandis que l’ étude menée par D. Babut l’ a conduit à supposer une prééminence du religieux sur le philosophique, F. Ferrari, lors de la discussion qui a suivi mon exposé sur le sujet en 2005 à Göttingen, a insisté au contraire sur la prééminence de la connaissance et donc de la philosophie en mettant en avant le De Is. et Os. Amatorius 764D14-E4, où se marque fortement l’ influence du Phédon (étude détaillée supra ch. 5) ; voir aussi De Pyth. or. 400D et De def. or. 434F. De E 393D3, où Ammonios pense évidemment aux Stoïciens, qu’il veut éveiller de “leur rêve” pour prendre de la divinité une “vision éveillée” – on a les mêmes images platoniciennes dans l’Érotikos. De Pyth. or. 409D5-8 : κἂν τὴν αἰτίαν μὴ ἱκανῶς πύθωνται τῆς μεταβολῆς, ἀπίασι τοῦ θεοῦ καταγνόντες, οὐχ ἡμῶν οὐδ’ αὑτῶν ὡς ἀδυνάτων ὄντων ἐξικνεῖσθαι τῷ λογισμῷ πρὸς τὴν τοῦ θεοῦ διάνοιαν.

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tradition, comme le voulait Platon dans le premier temps de son préambule au livre X, contribue à ancrer dans notre esprit l’idée de l’ existence des dieux ; elle nous fournit en outre, comme le soleil, comme la beauté du monde, matière à exégèse qui nous aide à “monter plus haut.” Plutarque va-t-il jusqu’ à penser, comme l’écrit P. Hadot pour les Néoplatoniciens (post-plotiniens), que “la tradition historique est la norme de la vérité; vérité et tradition, raison et autorité s’ identifient”85 et que les oracles ou les écrits d’ hommes inspirés sont comme des révélations? Il semble que non et que la πάτριος πίστις de Plutarque reste proche du πάτριος νόμος auquel l’auteur de l’Épinomis “dans une page qui reproduit à coup sûr la pensée du fondateur de l’Académie, si même elle n’est pas de sa main”86 invite le sage législateur à se tenir sans risquer d’ innovation intempestive, “puisqu’il ne sait absolument rien, comme d’ ailleurs il n’est pas possible à la race humaine de rien savoir en de telles matières.” Les Lois indiquent nettement en effet, par exemple, que c’est à l’ oracle de Delphes “qu’ il faut avoir recours pour être instruit des lois relatives aux choses de la religion”87 et le “ralliement sans réserve aux croyances et aux pratiques traditionnelles” est un des trois grands thèmes platoniciens mis au jour par Babut,88 dont il faut bien mesurer la portée. Socrate lui-même, dans le Phèdre, contrairement aux doctes (σόφοι) qui essaient de rationaliser le mythe de Borée et d’ Orythie, se “laissant persuader par ce qu’en dit la tradition” (πειθόμενος δὲ τῷ νενομισμένῳ περὶ αὐτῶν, 230A2), utilise plus utilement son temps à s’ examiner lui-même et Timée, abordant la généalogie des dieux traditionnels, invite à “faire confiance à ceux qui ont parlé avant nous” (πειστέον δὲ τοῖς εἰρηκόσιν ἔμπροσθεν, 40D7-8) “même s’ils parlent sans démonstrations vraisemblables, ni rigoureuses” (καίπερ ἄνευ τε εἰκότων καὶ ἀναγκαίων ἀποδείξεων λέγουσιν, 40E1-2), et Babut d’ en conclure: Ce n’est pas à dire, pourtant, que cette croyance soit inconditionnelle, ni qu’elle soit exclusive: les Olympiens trouvent sans doute leur place dans la théologie platonicienne, mais parmi d’autres manifestations du Divin, et plutôt comme l’une des moins élevées. À cette place intermédiaire sur

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Hadot, Qu’ est-ce que la philosophie antique ?, 235-236. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 88; le passage visé est 985D5-E7. Lg. 759C, cité par Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 89 n. 4; voir aussi Lg. 738BD. Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 93-94; les deux autres sont “critique de la théologie des poètes et de la religion populaire, profession d’ignorance sur les choses divines.”

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le plan ontologique correspond logiquement un niveau ou un degré intermédiaire quant au mode de connaissance – celui de la πίστις par rapport à l’ ἀλήθεια.89 La tradition peut ainsi servir de point d’appui, à la fois utilitaire (pour établir et maintenir l’ordre social) et théologique ou moral (pour suggérer une certaine vérité). Cest un peu ce que l’on trouve dans un fragment de l’Eudème ou Sur l’ âme, une des premières œuvres d’Aristote, que cite précisément Plutarque,90 à propos des défunts dont nous estimons encore que mentir ou médire sur leur compte est impie, car ils sont devenus des êtres meilleurs et supérieurs à nous. C’ est là une croyance établie et persistante parmi nous, si vieille et si ancienne qu’ on ne sait pas quelle en est l’origine ni le premier instigateur, mais qui est établie et qui persiste identique depuis toujours. trad. J. Hani91 La manière dont l’utilise Plutarque ne semble pas significativement différente. Pour en juger, il faut regarder de plus près l’usage qu’ il fait de la theologia tripertita, c’est-à-dire, toujours suivant la description de P. Hadot, comment il “remonte(r) aux origines de la tradition.” Il n’y recourt que deux fois, dans l’Érotikos et dans le De Iside et Osiride – nouveau trait commun entre ces deux œuvres, qui sont probablement proches dans le temps. Dans l’Érotikos, la référence se trouve en conclusion du développement qui s’ était ouvert par le recours à la patrios pistis. Ce dernier mouvement, auquel R. Flacelière a donné le sous-titre suggestif d’“Apothéose de l’Amour,” commence par une théorie générale de l’origine des notions non sensibles, dont fait partie la δόξα περὶ θεῶν: Il est probable, mon ami, que tout ce qui n’est pas arrivé dans notre esprit par le truchement des sens doit d’avoir reçu originellement créance soit au 89 90 91

Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 94. Eudème fr. 44 Rose = fr. 3 Ross. Cons. ad Apoll. 115B10-C5 : καὶ τὸ βλασφημεῖν οὐχ ὅσιον ὡς κατὰ βελτιόνων ἡγούμεθα καὶ κρειττόνων ἤδη γεγονότων. Καὶ ταῦθ’ οὕτως ἀρχαῖα καὶ παλαιὰ παρ’ ἡμῖν, ὥστε τὸ παράπαν οὐδεὶς οἶδεν οὔτε τοῦ χρόνου τὴν ἀρχὴν οὔτε τὸν θέντα πρῶτον, ἀλλὰ τὸν ἄπειρον αἰῶνα διατελεῖ νενομισμένα; sur les traditions qui soutiennent l’ idée de l’immortalité de l’âme, voir aussi De sera num. 560C8-D2 et Plotin, Enn. 2(4.7).15, qui, après ceux qui ont besoin de démonstrations (τοὺς ἀποδείξεως δεομένους), se tourne en quelques phrases finales rapides vers ceux qui ont besoin d’ une preuve fondée sur l’ autorité de la sensation (τοὺς δεομένους πίστεως αἰσθήσει κεκρατημένης) pour tirer des éléments de l’ἱστορία des usages.

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mythe, soit à la loi, soit à la raison. Ainsi, ceux qui, dans la conception que nous avons des dieux, nous ont montré la voie et ont été nos maîtres ont été sans aucun doute les poètes, les législateurs et, en troisième lieu, les philosophes.92 Malgré le caractère théorique de ce point de départ, il ne faut pas oublier qu’ il se situe dans une péroraison, destinée à couronner l’ exposé, ce qui réduit la part démonstrative et même amène Plutarque à faire un usage peu conventionnel de cette théologie. Alors que l’on invoque ou recherche ordinairement l’ accord entre ces sources, singulièrement entre la poésie et les philosophes, comme le fera par exemple Maxime de Tyr, pour s’ en tenir à quelqu’ un d’ assez proche chronologiquement de Plutarque, Plutarque s’ empresse de faire état des dissensions qui, en bien des points, opposent ces trois types de maîtres afin de mettre en valeur le consensus exceptionnel que seul Éros a su provoquer. En outre, dans ce “trio” des poètes, législateurs et philosophes, les troisièmes tiennent une place privilégiée; venant en dernier, ils constituent comme l’aboutissement et le couronnement d’un processus historique, ce que confirmerait l’itinéraire prêté à Éros, “inscrit unanimement au nombre des dieux par l’élite des poètes, des législateurs et des philosophes” et qui “descend de l’Hélicon jusqu’à l’Académie” (763F1). Non seulement son lieu ultime est l’ École, mais le cortège qui l’accompagne “avec de nombreux couples scellés par la communauté de la philia” et “portés par des ailes vers ce qu’ il y a de plus divin” évoque irrésistiblement le Phèdre. Une nouvelle fois, si la tradition est un point de départ, la philosophie est le point d’arrivée. De même, dans le développement proprement platonicien qui va suivre à la demande de Soclaros – et qui, de nouveau, prend pour point de départ un prétendu accord entre mythologie égyptienne et platonisme, mais rejette très vite l’ assimilation égyptienne au soleil pour ne plus développer que la conception platonicienne de l’ amour –, Plutarque s’appuie sur des vers d’Alcée où Éros est dit fils d’ Iris pour développer ses idées, platoniciennes. Là encore le dernier mot est au philosophe, car celui qui peut déterminer les endroits, rares, où les poètes “touchent la vérité, soit par les seules forces de l’esprit et du raisonnement, soit avec l’ aide divine” (765D12-13), c’est bien lui.

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Amatorius 763B14-C5 : ἴσως μὲν γάρ, ὦ ἑταῖρε, καὶ τῶν ἄλλων ἁπάντων, ὅσα μὴ δι’ αἰσθήσεως ἡμῖν εἰς ἔννοιαν ἥκει, τὰ μὲν μύθῳ τὰ δὲ νόμῳ τὰ δὲ λόγῳ πίστιν ἐξ ἀρχῆς ἔσχηκε· τῆς δ’ οὖν περὶ θεῶν δόξης καὶ παντάπασιν ἡγεμόνες καὶ διδάσκαλοι γεγόνασιν ἡμῖν οἵ τε ποιηταὶ καὶ οἱ νομοθέται καὶ τρίτον οἱ φιλόσοφοι – où l’on retrouve πίστις et δόξα περὶ θεῶν.

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Avec le De Iside et Osiride on rencontre un cas de figure qui se rapproche davantage du sujet d’étude de P. Hadot, puisque c’ est d’ une doctrine particulière, celle du dualisme, que Plutarque souligne l’ ancienneté :93 Ainsi s’explique une très vieille conception qui va, en descendant le temps, des théologues et des législateurs aux poètes et aux philosophes : l’ origine en est anonyme; mais elle provoque une conviction forte et tenace et se répand partout, chez les Barbares et les Grecs, non seulement dans l’histoire et les traditions, mais aussi dans les initiations et les sacrifices…94 De nouveau ce texte suffit-il à affirmer une priorité de ces traditions quand une des références majeures pour le dualisme est le texte des Lois et que l’ on aborde ainsi un problème qui est aussi au cœur du commentaire du Timée? En d’autres termes, s’il n’est pas question de nier l’ importance de la pensée du divin pour Plutarque et une certaine inflexion “religieuse” du platonisme d’époque impériale, les usages religieux et la philosophie semblent plutôt s’épauler mutuellement et l’on ne voit pas que ces usages amènent Plutarque à soutenir quoi que ce soit qui contredise jamais son platonisme. L’ existence du divin est une vérité fondamentale : la tradition rend sensible dès la jeunesse et tout au long de la vie ce que, par ailleurs, affirme aussi la raison. Ce que l’on pourrait – avec tous les risques dénoncés plus haut – appeler “foi” de Plutarque serait, en tout état de cause, une foi philosophique, la position d’un certain nombre d’ a priori ontologico-théologiques, indémontrés et indémontrables, puisque la connaissance pleine du divin ne nous est pas accessible tant que nous sommes immergés dans le sensible. Cette faiblesse constitutive rend nécessaire tout ce qui peut servir de médiation et guider l’ esprit dans sa quête de la réalité la plus haute, en l’aidant à saisir la présence du divin dans le sensible, tout le sensible, le monde, la vie, les mythes, les rites. Plutarque, sur ce point, est sans doute proche de Cléombrote, qui, dans le De defectu oraculorum, considère l’ ἱστορία comme “matière philosophique” (410B2-3), et il va peut-être 93

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On peut noter que Cléombrote, de même, pour appuyer ce qui n’est présenté, dans un esprit fidèle à l’ Académie, que comme une hypothèse démonologique vraisemblable, s’ appuie sur des auteurs anciens, où se mêlent Hésiode et Xénocrate (414E sq et le commentaire de Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques, 34-41, en part. 39 n. 134). De Is. et Os. 369B6-11 : Διὸ καὶ παμπάλαιος αὕτη κάτεισιν ἐκ θεολόγων καὶ νομοθετῶν εἴς τε ποιητὰς καὶ φιλοσόφους δόξα, τὴν ἀρχὴν ἀδέσποτον ἔχουσα, τὴν δὲ πίστιν ἰσχυρὰν καὶ δυσεξάλειπτον, οὐκ ἐν λόγοις μόνον οὐδ’ ἐν φήμαις, ἀλλ’ ἔν τε τελεταῖς ἔν τε θυσίαις καὶ βαρβάροις καὶ Ἕλλησι πολλαχοῦ περιφερομένη… – où l’ on retrouve encore πίστις et δόξα.

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même plus loin, regardant in fine les concepts eux-mêmes, à l’ instar des mythes, platoniciens ou cultuels, comme des approches tâtonnantes du divin, de la vérité transcendante.95 Notre nature sensible rend importantes aussi, d’ une certaine manière, les émotions religieuses et, probablement, si l’ on donne tout son sens à la conception de la philosophie comme manière de vivre, la tradition apollinienne, dans laquelle Plutarque baignait régulièrement comme prêtre de Delphes, et la philosophie se sont-elles en lui vivifiées mutuellement.96 En témoignent, je crois, aussi bien l’ouverture de l’Epsilon, qui fait d’ Apollon un “dieu qui n’est pas moins philosophe que devin” (385B6) et qui se plaît, par ses énigmes, à nous amener à la philosophie, que le refus de “renoncer à la survivance de l’âme, à moins que quelqu’un, à l’exemple d’ Héraclès, n’enlève et n’emporte le trépied de la Pythie et ne détruise l’ oracle” dans les De sera numinis vindicta (560D3-5). Les honneurs qu’Apollon prescrit de rendre aux défunts montrent avec éclat dans ce dernier texte la valeur de preuve que peut avoir la patrios pistis : les prescriptions cultuelles et l’existence même de l’ oracle del-

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Cf. De Is. et Os. 382F1-383A4, où la philosophie elle-même ne permet de saisir qu’une image de rêve un peu brouillée – voir aussi le logos mystagogue de 378A9-B1; dans les lignes qui précèdent immédiatement (382D), le telos, comparé à la possession de la vérité atteinte “comme au terme d’ une initiation,” justifie le qualificatif “époptique” employé par Platon et Aristote pour cette partie de la philosophie. C’est à l’aune de ce telos qu’il faut apprécier, je crois, la conception prêtée à Cléombrote, qui assigne comme telos à l’enquête philosophique la theologia (συνῆγεν ἱστορίαν οἷον ὕλην φιλοσοφίας θεολογίαν ὥσπερ αὐτὸς ἐκάλει τέλος ἐχούσης, 410B2-3 : sur les discussions suscitées par ce texte célèbre, voir Ildefonse, Plutarque, Dialogues Pythiques, 316-317 n. 18). Outre qu’il semble hasardeux de faire d’ une phrase de présentation beaucoup plus qu’ un moyen de caractériser intellectuellement Cléombrote, voire d’ annoncer la portée de la discussion qui va s’engager, et d’ en déduire la position personnelle de Plutarque, on voit immédiatement que ce telos n’est pas le même que celui du De Is. et Os. et qu’ il ne se laisse pas si facilement définir. V. Goldschmidt, “Theologia,” REG 63 (1950) 20-42, dans une étude détaillée, a établi deux sens majeurs de θεολογία, celui que Plutarque emploie ailleurs, plus ou moins synonyme de “mythologie,” et le sens aristotélicien de “métaphysique.” Or chacun des deux sens pose ici des problèmes d’ interprétation, ce qui m’incline à me demander si l’incise dont Plutarque a soin de ponctuer le syntagme final, “comme l’appelait Cléombrote,” ne signalerait pas un emploi un peu inhabituel. Ainsi on serait en présence d’un “discours sur les dieux” particulier, dont l’ exposé démonologique sera une illustration, et qui n’est ni la mythologie des theologoi delphiens, se bornant à raconter les légendes locales, ni la métaphysique aristotélicienne. En tout état de cause – et c’ est ce qui importe pour notre sujet – la theologia de Cléombrote ne me paraît pas relever à proprement parler de ce que nous appelons le “religieux” et son exposé ne manifeste pas de prééminence particulière de la foi sur la raison (cf. 420A). À quoi il faudrait ajouter l’ expérience religieuse que constituait son initiation aux Mystères de Dionysos (Cons. ad uxorem 611D6-10) et qu’ il y associe au patrios logos.

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phique sont les garants de cette vérité philosophique qu’ est l’ immortalité de l’ âme. Les deux se complètent, voire s’interpénètrent, dans la pensée de Plutarque. Dire cela, c’est sans doute s’en tenir à un point de vue, pour ainsi dire, “existentiel,” décrire une certaine expérience religieuse de Plutarque: c’ est, à dire vrai, le terrain sur lequel je me sens le plus à l’aise. Mais je conçois fort bien que d’autres veuillent préciser la nature d’une telle pensée et les rapports qu’ y entretiennent philosophie et religion: c’est adopter, avec Babut, un point de vue d’historien de la philosophie, qui sort du champ de mes propres compétences. L’analyse des textes à laquelle j’ai procédé ne me semble toutefois pas permettre de conclure à l’émergence d’un concept de “foi” dans la pensée de Plutarque, qui servirait de terme alternatif au logos: la patrios pistis pose davantage le problème de la place de la tradition, si importante dans la philosophie impériale. Par ailleurs, religion et philosophie, ou, pour le dire plus précisément, ontologie et théologie tendent à se rejoindre: F. Ferrari a parlé, à ce propos, de “coalescence de l’Intellect suprême et de l’ Être intelligible.”97 Dans ce rapprochement, on peut être plus sensible à l’ importance prise par le religieux et creuser l’écart entre religion et philosophie – plus ou moins synonyme de l’usage de la raison, celle-ci tendrait ainsi à devenir l’ ancilla de la première; on peut aussi faire porter la lumière sur la compénétration de la religion et de la philosophie, corrélative de la coalescence de l’ontologique et du théologique. Tout en ayant une préférence pour la seconde interprétation, je reconnais bien volontiers ne pas avoir d’argument décisif pour trancher dans l’ un ou l’ autre sens. Je m’en tiendrai pour ma part à ce que le Père des Places retenait pour Atticus: Plutarque croit aux vérités fondamentales du platonisme, et, pour ce qui concerne l’évolution vers une “philosophie religieuse,” je me contente de proposer ces quelques données à l’interprétation des spécialistes. 97

F. Ferrari, “Πρόνοια platonica e νόησις νοήσεως aristotelica: Plutarco e l’impossibilità di una sintesi,” in A. Pérez Jiménez et al. (eds.), Plutarco, Platón y Aristotéles. Actas del V Congreso International de la I.P.S. (Madrid-Cuenca, 4-7 de mayo de 1999) (Madrid: Ediciones Clásicas, 1999) 69.

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Les emplois de πίστις chez les Médioplatoniciens Dans la longue période qui va “de Platon aux Pères,” l’ existence chez les païens d’un concept de πίστις, désignant une “Foi conçue sous les espèces d’ une union avec les réalités supérieures et sous celles d’une piété traditionaliste à l’ égard de la tradition hellénique,”1 et non plus seulement “conviction” ou “croyance,” est bien attestée à partir du IIIe siècle et en particulier à partir de Porphyre.2 Le chapitre précédent a essayé de montrer, à partir des passages impliquant un contexte “religieux,” que l’on n’avait pas d’ éléments suffisamment probants pour faire remonter à Plutarque l’émergence d’ un concept nouveau de “foi,” hypothèse émise par D. Babut dès sa thèse3 et qu’ il reprit un quart de siècle plus tard pour conclure à “un infléchissement fondamental de sa position (sc. de Plutarque) par rapport à celle de ses prédécesseurs, et de la conception même qu’il se fait de la philosophie.”4 Ce nouveau concept, pensé dans l’ ensemble sur le modèle de notre concept moderne judéo-chrétien, impliquerait déjà l’opposition, devenue classique, de la “foi” et de la “raison,” qui fait de la première un dépassement de la seconde,5 ce qui ne me semble nullement correspondre aux rapports établis entre λόγος et πίστις chez Plutarque. Si l’ on reprend le “fameux texte de l’Érotikos” (756B1-11),6 le λόγος dont il est question n’est pas la raison du philosophe, comme le montre son rapprochement avec les “sophismes” des Bacchantes, mais l’instrument mal employé d’ une mise en cause vétilleuse jetant le doute sur l’existence de la divinité, et la πίστις n’ est pas la “foi” tout court, mais, avec une épithète, “la croyance des pères,” qui a plus 1 Ph. Hoffmann, “La foi chez les Néo-Platoniciens païens,” in C. Cervellon (ed.), La croyance religieuse. Colloque organisé par le Fonds INSEEC pour la Recherche, l’EPHE et l’Institut Européen en Sciences des Religions (Paris, 10 janvier 2004) (Paris / Bordeaux, 2004) 11. 2 Seul Porphyre, Ad Marc. 21 (qui sera examiné au chapitre suivant) a vraiment sa place parmi les textes païens précurseurs indiqués par A. de Bovis dans l’article “foi” du Dictionnaire de spiritualité, vol. 5, col. 621; cette appréciation ne convient ni à Plu., De Pyth. or. 402E et Amatorius 756B ni à Pl., Lg. 966CD. 3 Babut, Plutarque et le stoïcisme, 515-516 et n. 5, à propos de Amatorius 756B, De Pyth. or. 402E, De Is. et Os. 359F, De sera num. 560D (τοὺς πιστεύοντας), Non posse 1101C, Cor. 38.5 et 7 (la seconde fois ἀπιστίῃ dans la citation d’ Héraclite) et Arat. 43.7. 4 Babut, “Du scepticisme au dépassement de la raison,” 579. 5 Par ex. A. de Bovis, dans Dictionnaire de spiritualité, vol. 5, col. 529: “La doctrine catholique définit la foi : assentiment surnaturel que l’ intelligence accorde librement, en raison du seul témoignage divin, aux vérités que l’ Église propose comme révélées par Dieu.” 6 Voir supra ch. 17, 408-412.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_020

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à voir avec la tradition et les νενομισμένα qu’avec l’ appréhension suprarationnelle de réalités supérieures. Et c’est, en définitive, plutôt la place accordée à la tradition qui est à discuter. En complément, et sur l’heureuse suggestion faite en son temps par Ph. Hoffmann, ce chapitre reprendra tous les passages signalés par Babut7 dans l’ ensemble de l’œuvre de Plutarque et, au-delà, l’ensemble des emplois chez les platoniciens d’époque impériale antérieurs au néoplatonisme, c’ est-à-dire, pour faire court, les “Médioplatoniciens.”8 Comme point de comparaison, on peut se référer, pour la période antérieure, aux recueils de définitions hellénistiques, par exemple celui qui est transmis sous le nom de Platon, et qui met bien en lumière l’appartenance du concept aux deux domaines éthique et épistémologique: Πίστις ὑπόληψις ὀρθὴ τοῦ οὕτως ἔχειν ὡς αὐτῷ φαίνεται· βεβαιότης ἤθους ([EN: “perception juste de ce qui apparaît; fermeté de caractère”], 413C; trad. L. Brisson 2014]), et, pour la période postérieure, à la définition que donne Proclus dans sa Théologie platonicienne: Pour le dire d’un mot, la foi des dieux est ce qui unit d’une manière indicible au bien (ἡ πρὸς τὸ ἀγαθὸν ἀρρήτως ἑνίζουσα) toutes les classes de dieux, de démons et les âmes bienheureuses. En effet, il ne faut pas rechercher le bien à la manière d’une connaissance, c’est-à-dire d’ une manière imparfaite, mais en s’abandonnant à la lumière divine et en fermant les yeux, ainsi faut-il s’établir dans l’hénade inconnue et secrète des êtres. Car ce genre de foi est supérieur à l’opération de connaissance (τὸ γὰρ τοιοῦτον τῆς πίστεως γένος πρεσβύτερόν ἐστι τῆς γνωστικῆς ἐνεργείας), non seulement en nous, mais aussi chez les dieux eux-mêmes. 1, 25, trad. H.D. Saffrey et G. Westerink

Il poursuit en distinguant cette πίστις de deux autres formes héritées de la tradition, la première – où l’on reconnaît la πίστις de la ligne de Platon – qui est “illusion relative aux choses sensibles” (τῇ περὶ τὰ αἰσθητὰ πλάνῃ), mode inférieur de connaissance appliqué aux objets sensibles, dont l’ incertitude est appuyée par l’emploi du substantif πλάνη, et la seconde “qui résulte des notions que l’on nomme communes” (τῇ τῶν κοινῶν καλουμένων ἐννοιῶν), ce qui nous

7 Liste supra n. 3. 8 Soit, outre Plutarque et Atticus, Théon de Smyrne (0), Alcinoos (1), Numénius (1), Maxime de Tyr (6), Apulée (à titre indicatif en dépit des problèmes de traduction); chez Philon (164) et Galien (127), on trouve surtout πίστις au sens technique de “preuve;” seraient à examiner de plus près 2 occurrences “religieuses” de Philon (Migr. 132 et surtout Abr. 268).

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met au cœur des polémiques gnoséologiques de l’ époque hellénistique et des débats sur ce qui peut fonder conviction et assentiment. Ce sens est moins souvent mis en avant dans les études de πίστις, sans doute parce qu’ il apparaît dans des syntagmes courants comme πίστιν ἔχειν, λαβεῖν, ou dans un tour prépositionnel πρὸς ou εἰς πίστιν, qui ne relèvent pas du vocabulaire technique, mais il existe.9 Il se situe dans l’affrontement entre scepticisme et dogmatisme et aide à replacer dans un contexte plus large les passages “religieux”10 et à reconsidérer sous cet éclairage leur éventuelle spécificité. Il paraît ainsi à propos de partir de l’héritage philosophique et des deux formes de πίστις mentionnées par Proclus, avant d’examiner les emplois de πίστις dans le domaine religieux et leur éventuelle nouveauté.

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La πίστις, mode de connaissance inférieur de l’ ordre de la δόξα

1.1 L’image de la ligne dans les manuels et les commentaires Pour une étude dans laquelle la relation établie entre δόξα et πίστις tient une place importante, la ligne de la République constitue un point de départ évident. Image savante, elle tient peu de place dans notre corpus. On n’en trouve que deux mentions, l’une dans le Didaskalikos d’ Alcinoos, l’ autre dans les Quaestiones platonicae de Plutarque, et dans les deux cas, la πίστις n’ y figure que pour donner un aperçu complet du texte platonicien, et aucunement pour elle-même. Ainsi Alcinoos s’appuie sur le livre VII de la République pour établir le statut des mathématiques, qui relèvent de la διάνοια, et non de l’ ἐπιστήμη ni de la δόξα, et il ne donne qu’en appendice, l’ensemble des partitions de la ligne, sans s’étendre davantage:11

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C’ est ce que montre un autre recueil de définitions [Andronicos de Rhodes], Peri pathôn 2.8.3 : ⟨ἀκολουθεῖ⟩ δὲ τῇ δικαιοσύνῃ καὶ ἡ ὁσιότης καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ⟨ἡ⟩ πίστις καὶ ⟨ἡ⟩ μισοπονηρία. [Ἔστι δὲ ἡ πίστις ἡ ὡς ἀληθεῖ τῷ γνωσθέντι συγκατάθεσις] – l’athétèse choisie par l’ éditeur importe peu pour notre propos, qui vise seulement à établir l’existence d’une telle définition. Sans méconnaître tout ce que peut avoir d’ insatisfaisant cet adjectif, il me semble commode pour désigner brièvement “ce qui concerne les dieux.” J. Dillon, Alcinous. The Handbook of Platonism (Oxford: Clarendon Press, 1993) 89, relève l’ absence de toute tentative pour concilier cette partition, qui résume 533D-535A, avec le système épistémologique plus complexe proposé au ch. 4, fondé sur la distinction, au niveau humain, entre epistémè et epistèmonikos logos, qui concernent les noèta, et doxastikos logos et doxa, qui s’ attachent au sensible.

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L’opinion (δόξαν), d’après Platon, s’applique aux corps, la science (ἐπιστήμην) aux premiers intelligibles, et la connaissance discursive (διάνοιαν), aux mathématiques. Il pose aussi la croyance et la conjecture (καὶ πίστιν καὶ εἰκασίαν), la première s’appliquant aux choses sensibles, la seconde aux copies et aux images. 7, 5 [= 162, 15-19], trad. P. Louis

Plutarque de même, s’il consacre sa troisième Quaestio platonica à l’ image de la ligne et résume en préambule (1001CD) le texte de République 509D en rappelant les quatre sections, puis les facultés cognitives (κριτήρια) propres à chacune (νοῦν μὲν τῷ πρώτῳ, διάνοιαν δὲ τῷ μαθηματικῷ, τοῖς δ’ αἰσθητοῖς πίστιν, εἰκασίαν δὲ τοῖς περὶ τὰ εἴδωλα καὶ τὰς εἰκόνας), en tire des questions – “Qu’a-t-il eu à l’ esprit pour couper l’ensemble en segments inégaux? Et lequel de ces segments, de l’intelligible ou du sensible, est le plus long ? Lui-même ne l’ a pas montré” (1000D) – où la πίστις n’a aucune part. Apulée enfin, ne fait aucune référence à la ligne. L’exposé qu’ il consacre à la physique mérite cependant une mention, parce qu’ il comporte une présentation simplifiée des deux οὐσίαι, inspirée du Timée,12 mais aussi parce que l’affinité établie entre objet et mode de connaissance entraîne, peut-être à cause de la valeur positive de la fides latine, l’ attribution au domaine de l’ intelligible d’une plena fides,13 qui n’a rien à voir avec la πίστις platonicienne : ce qui nous amène à regarder de plus près les rapports de la πίστις et de la vérité. 1.2 Πίστις (-εις) et ἀληθὴς (-θεῖς) δόξα (-αι) 1.2.1 Textes platoniciens fondamentaux Sorte de version simplifiée de la ligne, Timée 29C pose que “ce que l’ être est au devenir, la vérité l’est à la croyance” (ὅτιπερ πρὸς γένεσιν οὐσία, τοῦτο πρὸς πίστιν ἀλήθεια).14 La bipartition ontologique sensible / intelligible prend ici la forme être / devenir, tandis que, du côté épistémologique, ἀλήθεια remplace νοήσις, faisant en quelque sorte de la πίστις, substituée à δόξα, “la vérité du devenir” – proche de ce qu’exprime ordinairement ἀληθὴς δόξα. C’ est peut-être une des raisons qui conduit Platon à préférer ici πίστις à δόξα non qualifiée, mais le

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Ti. 29C, commenté infra. De Platone I, ch. 194: “De plus, cette substance intelligente dont j’ai parlé étant armée d’ une solidité constante, les raisonnements qui la concernent sont également pleins de raison inébranlable et de sûreté (ratione stabili et fide plena sunt)” (trad. de J. Beaujeu). Sur l’ importance du texte chez Plutarque, P.L. Donini, “Il De facie di Plutarco e la teologia medioplatonica,” et supra le début du ch. 17.

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contexte peut aussi y avoir sa part. Il s’agit en effet de légitimer le recours au mythe vraisemblable qu’impose l’impossibilité de λόγοι stables (μονίμους καὶ ἀμεταπτώτους, 29B sur ce qui est soumis au devenir et au changement et peutêtre la part de conviction nécessaire à ce type d’ énoncé joue-t-elle aussi dans le choix de πίστις.15 C’est en tout cas l’importance de la persuasion, conformément au sémantisme de la racine de πίστις,16 qui est mise en lumière dans le second rapport proposé un peu plus loin, qui met en balance νοῦς et ἀληθὴς δόξα (51E) : les deux se distinguent, par leur origine, l’instruction pour le νοῦς (διὰ διδαχῆς), la persuasion pour la δόξα (ὑπὸ πειθοῦς), par le rapport au λόγος (le premier s’ accompagne toujours d’un ἀληθὴς λόγος, la seconde est ἄλογον) ; enfin l’ un est impossible à ébranler par la persuasion (πειθοῖ), tandis que l’ autre peut toujours être modifiée par elle (μεταπειστόν). Enfin, confirmant la validité possible de la πίστις, il faut signaler l’ expression plus rare, πίστιν ὀρθήν, qu’on trouve dans la République (601E) :17 c’ est ce qu’aura le fabricant (ὁ μὲν ποιητής), par exemple de l’ aulos, “parce qu’ il est en relation avec celui qui sait et dans l’obligation d’ écouter celui qui sait, tandis que l’utilisateur détiendra la science (ἐπιστήμη).” De nouveau l’ emploi de πίστις plutôt que δόξα tient peut-être à l’intervention persuasive de l’ utilisateur. En tout cas cette mention d’une droite croyance doit prémunir de la tentation de confondre d’emblée infériorité et fausseté. 1.2.2

Le De animae procreatione in Timaeo et la connaissance vraie du sensible C’est un autre texte du Timée (37A5-37C5), cité quasiment in extenso, que sollicite Plutarque lorsque, traitant de la faculté cognitive du sensible, la γνωστικὴ18 τοῦ αἰσθητοῦ δύναμις (1023D), il rencontre la question d’ une connaissance vraie du sensible:

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Sur mythe et conviction, Grg. 524A : Ταῦτ’ ἔστιν, ὦ Καλλίκλεις, ἃ ἐγὼ ἀκηκοὼς πιστεύω ἀληθῆ εἶναι. πιθ-τις repose sur la racine *bheidh (πιθ- au degré 0). Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, sv πείθομαι, 868-869. C’ est peut-être elle qui inspire la définition pseudo-platonicienne citée supra; cette hypothèse me semble aussi vraisemblable que celle de H.G. Ingenkamp, Untersuchungen zu den Pseudoplatonischen Definitionen (Wiesbaden : Harrassowitz, 1967), 63, qui cite le passage: “Es ist deutlich, daß ὀρθή auf einen christlichen Interpolator hinweisen kann. Denn, ein Christ muß das Glauben aus der Offenbarung her von vornherein als “richtige Annahme” definieren. Πίστις ist der religiöse Glaube ;” l’ évidence ne m’apparaît pas. Hapax chez Plutarque.

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Chaque fois que le discours vrai (λόγος ἀληθής), dit-il, porte sur le sensible et que c’est le cercle de l’Autre, dans un mouvement droit qui transmet l’information à l’âme tout entière, se forment des opinions et des croyances fermes et vraies (δόξαι καὶ πίστεις γίγνονται βέβαιοι καὶ ἀληθεῖς). 1023E

L’ association de δόξα et πίστις en rapport avec le sensible n’a rien que d’ attendu; plus intéressants sont les qualificatifs, “fermes et vraies,” qui introduisent quelque stabilité dans la démarche cognitive aux prises avec l’ incertitude mouvante du sensible et donnent à la πίστις une validité qu’ on retrouve certes en contexte religieux, mais qui ne lui est pas propre.

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Conviction et Assentiment: πίστις et εὐλάβεια à l’ Académie

2.1 Les échos des polémiques hellénistiques Seconde ligne importante, l’interrogation sur les bases de la connaissance et ce qui peut asseoir les convictions nourrit encore les polémiques, d’ Atticus contre Aristote, de Numénius contre l’Académie sceptique, de Plutarque contre les Épicuriens et les Stoïciens. Atticus ainsi reproche à Aristote de rejeter le mouvement des astres, qui ne serait qu’une “illusion de notre vue impuissante,” en raisonnant “comme si Platon fondait sa croyance à leur mouvement (τὴν ὑπὲρ τῆς κινήσεως πίστιν λαμβάνοντος) sur cette imagination, et non sur la raison (οὐκ ἀπὸ τοῦ λόγου), qui enseigne que chacun de ces êtres, du fait qu’ il est vivant et possède âme et corps, se meut de son mouvement propre” (fr. 6.8.5) et il poursuit en rappelant que “si la sensation (αἴσθησις) peut confirmer les conclusions de la raison, en tant qu’elle est véridique (ὡς ἀληθεύουσα), elle ne fournit cependant pas par elle-même la croyance au mouvement (τὴν πίστιν τῆς κινήσεως)” (6). Dans un style bien différent, s’en prenant à l’infidélité de l’ Académie à Platon, Numénius raconte deux anecdotes (fr. 26 et 27) où les mésaventures de la vie mettent à l’épreuve les théories sceptiques, de Lakydès, auditeur d’ Arcésilas, pour la première, de Carnéade, dont Mentor, qui devait être son successeur, séduisit la concubine, pour la seconde. La première, la plus longue, commence par les précautions inutiles de Lakydès, un riche un peu pingre, qui fermait lui-même son trésor: les vols de ses esclaves, qu’ il ne réussit pas à prendre en flagrant délit, lui font expérimenter l’ἀκαταληψία professée par Arcésilas, et l’acculent à l’ ἐποχή; pis encore, ses esclaves finissent par s’ amuser tantôt à briser le sceau du trésor, tantôt à le remplacer par un autre, devenant plus académiciens que leur maître, livré au désarroi:

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Lakydès cependant se trouvait face à une aporie (ἠπόρει), voyant que ce renfort apporté à ses théories ne lui était d’ aucune utilité et pensant que, faute de réfutation (εἴ τε μὴ ἐξελέγχοι), tout son bien serait ruiné, réduit ainsi à l’impuissance (πεσὼν εἰς τἀμήχανον), appelait à grands cris ses voisins et les dieux: les “ah! ah!” (ἰοὺ ἰοὺ), les “hélas ! hélas !” (φεῦ φεῦ), les “par les dieux” et “par les déesses,” toutes les attestations sans artifice que multiplie la foi déçue et révoltée, tout cela se clamait de bonne foi (ὅσαι ἐν ἀπιστίαις δεινολογουμένων εἰσὶν ἄτεχνοι πίστεις, ταῦτα πάντα ἐλέγετο βοῇ ἅμα καὶ ἀξιοπιστίᾳ). 84-90, trad. E. des Places

Au jeu sur les verbes et locutions verbales soulignés dans le texte, s’ ajoute une série d’acrobaties verbales autour de la famille de πίστις que la traduction peine à rendre: Lakydès, cerné par les ἀπιστίαι, manques de certitude autant que de bonne foi, se voit réduit à recourir à des ἄτεχνοι πίστεις, preuves non techniques, qui sont aussi des attestations sans art et semblent quasiment, à travers le passif, se dire seules, accompagnées par l’attelage curieux de “cris” (βοῇ) et d’ une “crédibilité,” qui permet à la phrase de se conclure sur le beau composé ἀξιοπιστία!19 Pour Plutarque, on peut passer assez vite sur le traité anti-épicurien Αdversus Colotem : non qu’on ne trouve de nombreuses occurrences de πίστις et de πιστεύειν dans le rappel et la réfutation des attaques lancées par Colotès contre Arcésilas, sa critique de la sensation ou la suspension du jugement,20 mais elles ne font que confirmer l’importance de la notion dans ce type de débats et n’apportent rien de nouveau. Quant au traité antistoïcien De communibus notitiis, c’est en fait la position de l’Académie qu’il expose. Le compagnon vient presser Diadouménos de parler, même s’il a conscience que l’ opposition aux notions communes qu’on impute à l’Académie ne doit guère le toucher, lui qui admet sans scrupule “ne pas faire cas même des perceptions sensibles, d’ où procèdent en quelque sorte la majeure partie des notions, puisqu’ elles trouvent fondement et stabilité dans le crédit accordé aux phénomènes (τήν γε περὶ τὰ φαι19

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Et de l’ ἀντιλογία qui l’ oppose désormais à ses esclaves il finit par conclure, comme les adversaires des sceptiques : ‘Ἄλλως’, ἔφη, ‘ταῦτα, ὦ παῖδες, ἐν ταῖς διατριβαῖς λέγεται ἡμῖν, ἄλλως δὲ ζῶμεν’ (96-98). Adv. Col. 1118B (πρὸς πίστιν puis τὸ πιστεύειν ὡς ἀληθέσι πάντῃ καὶ ἀδιαπτώτοις); 1120D (τὴν ἀπὸ τούτων πίστιν) ; 1121B (τὴν πίστιν) ; 1121D (ἐπίστευες, puis πρὸς πίστιν + ἀξιόπιστον / ἄπιστον) ; 1123Α (τὰ πεπιστευμένα) ; 1123Β (ἐναργές… καὶ πεπιστευμένον); 1123C (πιστεύεσθαι, puis πίστιν οἴχεσθαι καὶ βεβαιότητα καὶ κρίσιν ἀληθείας, puis ἐπὶ τῆς αὐτῆς φαντασίας καὶ πίστεως); 1123D (ἀφίστησι μᾶλλον ἢ προστίθησι τοῖς παραλόγοις τὴν πίστιν); 1124B (τῶν ἀδήλων πίστιν ἔχειν).

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νόμενα πίστιν ἕδραν ἔχουσαι καὶ ἀσφάλειαν)” (1058F). Après les textes polémiques, il faut désormais regarder de plus près la conception positive de l’ εὐλάβεια académique. 2.2 “Bientôt, entré à l’Académie, j’allais en tout honorer le ‘Rien de trop’ ” Ce passage célèbre du De E, objet de bien des discussions,21 où Plutarque esquisse l’itinéraire intellectuel qui l’a fait passer, au temps de ses études, de la passion des mathématiques à la circonspection de l’ Académie exprimée à travers une maxime delphique, constitue le cadre idéal pour préciser la place de la πίστις dans la démarche de connaissance, le degré de conviction nécessaire, mais aussi la voie étroite à trouver entre les deux excès de crédulité ou d’incrédulité. 2.2.1 Honorer le “Rien de trop:” les références à l’ Académie Trois textes nous offrent des variations intéressantes autour du “rien de trop” et de la circonspection académique. C’est d’abord le De defectu oraculorum et l’“essai” sur la pluralité des mondes,22 offert par Lamprias en hommage à Ammonios, qui donne l’occasion à Plutarque d’ adapter la maxime delphique, pour bannir τὸ ἄγαν τῆς πίστεως : Si nous ne nous sommes jamais souvenus ailleurs de l’ Académie, faisonsle ici encore, déprenons-nous d’un excès de confiance (τὸ ἄγαν τῆς πίστεως) et dans cette discussion sur l’illimitation, comme dans un endroit glissant (σφαλερῷ), bornons-nous à sauvegarder notre stabilité (τὴν ἀσφάλειαν). De def. or. 431A, trad. F. Ildefonse

Le domaine physique, touchant ici à des choses qui échappent à la sensation, est bien de ceux où l’on ne peut dépasser les prudentes hypothèses ni aller audelà du πιθανόν, si l’on veut éviter de “glisser.” Ce “probable” (persuasif) est présenté dans le De sera numinis vindicta, comme ce sur quoi pourra s’appuyer le raisonnement (λόγος) “afin d’ affronter plus hardiment cette embarrassante question (ἀπορίαν)” (550C), dont l’ examen a d’emblée été mis sous l’égide de “cette circonspection face au divin des philosophes de l’Académie” (τῆς πρὸς τὸ θεῖον εὐλαβείας τῶν ἐν Ἀκαδημείᾳ φιλο21

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De E 387F : … τηνικαῦτα προσεκείμην τοῖς μαθήμασιν ἐμπαθῶς, τάχα δὴ μέλλων εἰς πάντα τιμήσειν τό ‘μηδὲν ἄγαν’ ἐν Ἀκαδημείᾳ γενόμενος; sur les discussions biographiques suscitées par ce passage, F. Frazier, “Plutarque de Chéronée,” in R. Goulet (ed.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, Vb (Paris : CNRS, 2012) 1111. Sur son apport à la discussion, “La composition des Dialogues Pythiques,” 224-229.

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σόφων) qui nous évite d’aborder les questions métaphysiques “en gens qui savent” (ὡς εἰδότες τι περὶ τούτων, 549E). Et le savoir, positif cette fois, intervient dans un dernier dialogue, le Septem sapientium convivium, que Plutarque utilise pour donner une sorte d’ image séminale de la sagesse grecque, fortement platonisée. Commentant les sauvetages merveilleux d’Arion, Hésiode ou Enalos, Pittacos reprend lui aussi le précepte delphique et conditionne à la connaissance (εἴ τις εἰδείη) de ce qui sépare ἀδύνατον et ἀσύνηθες – impossible et insolite – ou encore παράλογον et παράδοξον – irrationnel et inattendu – la juste attitude par laquelle, “en n’étant ni crédule ni incrédule à tort et à travers” (μήτε πιστεύων ὡς ἔτυχε μήτ’ ἀπιστῶν), on observerait le ‘rien de trop’ (163D). 2.2.2 En tout: les applications Cette circonspection, qui trouve un champ d’application privilégié dans les domaines qui échappent à notre perception et excèdent notre connaissance, si elle s’exprime avec prédilection dans l’espace de recherche des dialogues, ne se limite cependant pas à eux et s’applique en fait à tous les domaines, comme le montre un rapide relevé des textes qui la mentionnent. La transmigration des âmes, dans le De esu carnium II, ne relève pas d’ un domaine très différent, mais le passage mérite néanmoins d’être cité pour l’ exemple concret sur lequel il s’appuie et qui met bien en lumière le raisonnement qui légitime la circonspection: Si ce qui est démontré de la transmigration des âmes n’ emporte pas la conviction (μὴ πίστεως ἄξιον), son incertitude mérite en tout cas beaucoup de circonspection et de réserve (ἀλλ’ εὐλαβείας γε μεγάλης καὶ δέους τὸ ἀμφίβολον). C’est comme si, au cours d’une bataille nocturne, au moment de porter l’épée contre un homme tombé à terre dont le corps est couvert par ses armes, on entendait quelqu’un nous dire, que, sans le savoir avec certitude (βεβαίως), il pense et croit que celui qui gît est notre fils ou notre frère ou notre père ou notre camarade [de tente]. Que vaudrait-il mieux : accueillant une supposition dépourvue de vérité (ὑπονοίᾳ προσθέμενον οὐκ ἀληθεῖ), laisser aller l’ennemi en le prenant pour un ami, ou sans faire cas de ce qui n’est pas fermement accrédité (καταφρονήσαντα τοῦ μὴ βεβαίου πρὸς πίστιν), tuer le familier en le prenant pour un ennemi ? 998D

Posé ici sur une question et à partir d’un exemple concret, le problème de l’ assentiment domine aussi la relation pédagogique. À l’ auditeur adulte, Plutarque recommande, dans le De audiendo (41A), de distinguer entre la personne

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de l’orateur et ses paroles, de louer le premier, mais de “n’accorder qu’ avec circonspection sa confiance aux paroles qu’il prononce” (τὴν δὲ πίστιν εὐλαβῶς προΐεσθαι τοῖς λόγοις) et d’en scruter au contraire l’ utilité et la vérité en juge âpre et rigoureux (ἀκριβῆ καὶ πικρὸν ἐξεταστήν). La chose est plus importante encore pour de tout jeunes gens, qu’il faut prémunir contre les séductions de la poésie appelée à servir de propédeutique à la philosophie.23 À cette première étape de leur formation, tout un jeu délicat de contrepoids doit “amener la conviction du bon côté et la détourner du mauvais” (ἢ παράξει πρὸς τὸ βέλτιον ἢ καὶ τοῦ χείρονος ἀποστήσει τὴν πίστιν, 21D), à travers la confrontation et méditation des contraires (ἡ τοιαύτη τῶν ἐναντίων παράθεσις καὶ κατανόησις, ibid.), grâce aux contradictions que se portent à eux-mêmes les poètes, “empêchant ainsi que la conviction ne fasse pencher la balance fortement du côté nocif” (τὴν πίστιν οὐκ ἐῶσιν ἰσχυρὰν ῥοπὴν γενέσθαι πρὸς τὸ βλάπτον, 20C) ou encore au moyen de rapprochements entre poètes et philosophes, ces derniers ajoutant force et prestige au crédit que peut mériter la parole poétique (ἰσχὺν τῆς πίστεως καὶ ἀξίωμα προσλαμβανούσης, 35F). Se confirme ainsi la place importante tenue dans toute démarche de connaissance par la πίστις, tant sous la forme “active” de “conviction” – avec pour corrélat objectif le “crédit” ou la “crédibilité” – que sous la forme résultative de “croyance,” laquelle relève de la doxa. Que se passe-t-il lorsqu’ on aborde le domaine des dieux et de la δόξα περὶ θεῶν ?

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La πίστις dans le domaine “religieux” de la δόξα περὶ θεῶν

3.1 Rappel: l’héritage platonicien et l’importance de la persuasion 3.1.1 Platon et les préambules des Lois Dans les Lois, Platon affirme l’importance de la persuasion et en tire argument pour proposer que chaque loi soit précédée d’un préambule.24 La chose vaut donc aussi pour les lois fixant les peines légales de ceux qui ont outragé les dieux, au livre X (887DE), où sont flétris les athées qui ne se sont pas laissé persuader par les mythes, prières et sacrifices qui ont baigné leur enfance (οὐ

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L’ importance se marque aussi au nombre des occurrences: De aud. poet. 16E pour le verbe; 17B, 20C, 21D, 28C, 35F 3 et 7 pour le substantif. Laks, Médiation et coercition; Hoffmann, “La foi chez les Néo-Platoniciens païens,” 14 n. 1, s’ appuie, entre autres, sur le vocabulaire et la proximité entre πείθομαι et πιστεύω pour mettre en évidence “le lien qu’ il y a entre la problématique de l’autorité et celle de la foi ;” elle non plus ne me semble pas encore affirmée chez Plutarque – en raison même de l’ εὐλάβεια?

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πειθόμενοι τοῖς μύθοις οὓς ἐκ νέων παίδων… ἤκουον) ;25 le thème revient au livre XII (966CD), dans un passage où justement D. Babut croyait voir une préfiguration du concept de foi. Après avoir opposé la majorité des citoyens, qui peut se contenter d’observer les lois (τῇ φήμῃ μόνον τῶν νόμων συνακολουθοῦσιν, 966C), et le futur gardien, dont est attendue une démarche de connaissance et qui doit travailler à s’approprier toute forme de preuves qui existent touchant les dieux (τὸ πᾶσαν πίστιν λαβεῖν τῶν οὐσῶν περὶ θεῶν, 966C), l’ Athénien entame son exposé en rappelant qu’il y a deux points touchant les dieux qui conduisent à la croyance (δύ’ ἐστὸν τὼ περὶ θεῶν ἄγοντε εἰς πίστιν, 966D).26 Tout au long du passage, on trouve la même construction prépositionnelle un peu lâche, περὶ θεῶν, qui prévaut aussi constamment lorsqu’il est question de la δόξα περὶ θεῶν et il me paraît difficile de mettre autre chose sous cette πίστις que, sur le plan subjectif, la conviction de l’existence des dieux, et, pour le développement de l’ exposé, la mise en avant par le locuteur de ce qui va accréditer l’ existence des dieux. 3.2 Atticus, Contre Aristote, Fr. G La même question a été posée pour Atticus, dans le fragment 3 contre Aristote cité par Eusèbe de Césarée sous le κεφάλαιον “Du même contre le même ; son désaccord avec Moïse et Platon sur la question de la Providence” (τοῦ αὐτοῦ πρὸς τὸν αὐτὸν διενεχθέντα Μωσεῖ καὶ Πλάτωνι ἐν τῷ περὶ προνοίας λόγῳ), question importante pour la conception de la divinité et qui, par son sujet même, renforce l’interrogation sur le sens de πίστις. Si le mot figure bien trois fois dans l’exposé27 – à quoi on peut ajouter une occurrence d’ ἀπιστία –, c’ est souvent dans des locutions traditionnelles et, pour mieux apprécier l’ attaque qui embrasse dans une même réprobation Épicure et Aristote, il faut la lire tout au long. La discussion commence par le rappel que “le plus important et le principal des moyens d’arriver au bonheur est encore la conviction touchant la Providence (τοῦ περὶ τῆς προνοίας πείσματος), qui, plus que toute autre chose, dirige la vie humaine dans la voie droite” (5.2). Il est notable que l’ état de persuasion dans lequel on doit être n’est pas exprimé ici par πίστις, mais par un mot plus rare, le neutre πεῖσμα, nom d’action signifiant “persuasion,” qui permet de jouer sur l’ homonymie avec πεῖσμα, “cordage, amarre” (racine *bhendh, “lier”) et prépare 25 26 27

Voir ch. 17, 334 n. 56. Il s’ agit de l’ âme comme principe du mouvement et de l’ ordre de l’univers; il faut entendre “croyance” au sens défini ci-dessus : ce qui résulte de la conviction. Supra ch. 17, 405 n. 42 (ll. 26-30), 406 n. 43 (ll. 38-39), 45-46 (ll. 91-94) et 48 (ἀπιστία, ll. 5051).

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les conséquences qu’en a tirées Platon, qui “rattache tout à Dieu et fait tout dépendre de lui” (εἰς θεὸν καὶ ἐκ θεοῦ πάντα ἀνάπτει28). C’est par opposition à Platon qu’est ensuite défini l’ adversaire, “celui qui récuse cette divine nature, qui retranche de l’âme son espérance pour demain et supprime la circonspection d’aujourd’hui à l’égard des êtres supérieurs” (τήν τε ἐν τῷ παρόντι πρὸς τῶν κρειττόνων εὐλάβειαν, 5.3). Dans ce rapport faussé au temps, on n’a pas de conviction ni de persuasion exprimées, mais on retrouve avec εὐλάβεια la circonspection de l’Académie, dont font fi Épicure comme Aristote. L’attaque contre le premier se fait par une rectification de la Sentence Vaticane 7, selon laquelle “il n’est guère aisé qu’une injustice passe inaperçue, et être sûr qu’elle passe inaperçue (πίστιν δὲ λαβεῖν ὑπὲρ τοῦ λαθεῖν) est impossible.” Πίστιν λαβεῖν est employé ici dans un sens courant, pour évoquer un certain état de persuasion intérieure, la conviction de l’ impunité, qu’ Épicure dit impossible. Elle ne l’est pas, rectifie Atticus, “si toutefois c’ est à des hommes qu’il faut échapper” (5.5). Mais elle se justifie si l’ on supprime la justice divine qui, tôt ou tard, frappera: c’est le thème même du De sera numinis vindicta de Plutarque. Plus encore que “la recherche du plaisir,” mise en avant par Épicure, “le doute par rapport au divin” (ἡ πρὸς τὸ θεῖον ἀπιστία, 5.7) d’ Aristote fortifie le vice et le rapprochement se poursuit, accablant pour le Stagirite : Pour prouver que c’est bien là l’opinion de notre homme [sc. Épicure], on montre qu’il a enlevé aux dieux toute action sur nous, seul moyen pour l’existence des dieux d’obtenir la croyance légitime (ἐξ ἧς μόνης τὸ εἶναι τοὺς θεοὺς ἔμελλε τὴν δικαίαν πίστιν ἕξειν). Or c’est ce que fait aussi Aristote: il les éloigne, il s’en remet à la vue pour asseoir la croyance (παραδοὺς ὄψει μόνῃ τὴν πίστιν), faible argumentation pour décider à une telle distance, et c’est peut-être par scrupule (αἰδοῖ), semblerait-il, qu’ il dit : ce sont bien là des dieux. 5.13, trad. E. des Places

Des deux occurrences de πίστις, celle qui concerne Aristote s’ inscrit toujours dans les débats sur les fondements de la connaissance et est identique à ce qu’on a déjà relevé dans le précédent passage d’Atticus; la seconde en revanche est de celles qui ont pu sembler se rapprocher de la foi ; mais de nouveau, l’ adjonction d’un adjectif me semble bien souligner tout ce qui sépare cette

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Même recherche “d’ amarres” dans la vie morale in De virt. mor. 446B.

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juste croyance, qui fonde un juste comportement, de la foi suprarationnelle, antonyme de la raison, qui n’appelle aucun qualificatif. On voit comment dans un tel passage, le “religieux” concerne le fond – le postulat de l’existence de la providence, qui compte aussi au nombre des notions communes. Comme dans toute affirmation de connaissance, la conviction et la circonspection tiennent une place importante, mais rien ne permet d’ attribuer à πίστις, intégrée dans des locutions courantes, πίστιν ἔχειν ou λαβεῖν, une valeur particulière. De même l’ ἀπιστία d’Aristote ne va pas au-delà du manque de certitude, même si, par ses conséquences, elle devrait l’ amener, conclut Atticus, “ou (à) se reconnaître un parfait athée ou (à) se racheter du soupçon de paraître abandonner les dieux en les exilant dans un lieu quelconque,” comme les Épicuriens, qui, en prêtant aux dieux le refus de toute promiscuité (ἀμιξίᾳ), “semblent sauver les apparences dans leur refus de croire aux dieux” (εὐσχημόνως ἀπιστεῖν τοῖς θεοῖς, 5, 14). Les textes sont délicats, mais ils mettent moins au jour un nouveau concept de “foi” qu’ils n’invitent à réfléchir aux attitudes religieuses, impiété et athéisme, superstition et crédulité excessive, et à la place qu’y prend la πίστις. C’est ce qu’on peut essayer de voir dans les textes, sensiblement plus nombreux, de Plutarque. 3.3. 3.3.1

Plutarque L’application du “Rien de trop:” la πίστις entre athéisme et superstition Une première série de textes, dénonçant athéisme ou superstition, se détache, où la place donnée à la tradition fait écho à la semonce aux athées du livre X des Lois. Ainsi, attaquant les Stoïciens, Plutarque leur reproche de s’ en prendre “aux institutions et coutumes ancestrales (τὰ καθεστῶτα καὶ πάτρια, variante de la πάτριος πίστις, qui insiste sur des réalités de la vie civique, et rappelle ce qui devait convaincre l’enfant dans les Lois de Platon), en ne laissant subsister dans son intégrité et sans adultération aucune notion, pour ainsi dire, touchant notre opinion sur les dieux” (τῆς περὶ θεῶν δόξης, De comm. not. 1074E). On a ici l’ expression la plus large, avec δόξα, présente aussi dans le Non posse, où elle “chapeaute” en quelque sorte la πίστις: Il faut sans doute (δεῖ μὲν) débarrasser l’opinion touchant les dieux (τῆς περὶ θεῶν δόξης) de la superstition, comme on enlève la chassie de l’ œil, mais, si (εἰ δὲ) ce n’est pas possible, il ne faut pas énucléer et aveugler la croyance que la plupart ont au sujet des dieux (τὴν πίστιν, ἣν οἱ πλεῖστοι περὶ θεῶν ἔχουσιν). 1101C

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La superstition apparaît ici comme un moindre mal par rapport à l’ athéisme, qui mutile une πίστις de nouveau qualifiée – par une relative déterminative –, proche des notions de base possédées par la plupart, des croyances courantes: de nouveau on n’est pas très loin de ce que Platon mettait en avant dans les Lois. On s’en rapproche encore lorsque, dans le De Iside et Osiride, Plutarque s’ en prend à cet autre type d’athées que sont les évhéméristes, qui “partent en guerre… contre une multitude de peuples” et de nations pénétrés de religieux respect pour ces dieux : la δόξα περὶ θεούς cède ici la place à l’ ὁσιότητος πρὸς τοὺς θεοὺς τούτους, une notion qui elle-même implique respect de la tradition et obéissance au νόμος,29 et qui, un peu plus loin, quand Plutarque précise la cible des attaques, se spécifie en “révérence et croyance (τιμὴν καὶ πίστιν) inculquée à presque tous les hommes dès leur naissance” (359F) – comme les athées des Lois avaient été bercés dès leur prime jeunesse par les mythoi de leurs mères et de leurs nourrices. Et les νενομισμένα, comme l’ ὁσιότης – sous la forme de l’ adverbe ὁσίως –, interviennent encore dans la mise en garde contre l’ excès inverse, qu’ on trouve aussi dans le De Iside et Osiride : C’est en comprenant ainsi ce que l’on dit des dieux, en recevant le mythe de ceux qui donnent une interprétation pieuse et philosophique (τῶν ἐξηγουμένων τὸν μῦθον ὁσίως καὶ φιλοσόφως), en accomplissant et observant toujours les rites traditionnels (τῶν ἱερῶν τὰ νενομισμένα), tout en sachant que tu ne feras rien, ni sacrifice, ni aucune action, qui agrée plus aux dieux, que d’avoir une opinion vraie à leur propos (τοῦ δ’ ἀληθῆ δόξαν ἔχειν περὶ θεῶν), que tu pourras éviter un mal aussi grave que l’ athéisme, la superstition. 355CD

Le choix de l’expression ἀληθὴς δόξα confirme que nous ne pouvons atteindre au niveau supérieur de connaissance touchant les dieux, même si l’ interprétation s’attache à être “philosophique” et, par comparaison avec πίστις, elle porte la lumière non sur la conviction que comporte la croyance, mais sur ce qu’elle doit être pour éviter la superstition. L’accent est mis sur l’ ἀλήθεια, essentielle aussi dans la définition du véritable Isiaque comme “celui qui, ayant reçu par la tradition (νόμῳ) ce que l’on montre et accomplit dans le culte de ces

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Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse, 30-36, en part. 32 pour la relation entre νόμος et ὅσιον.

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divinités, cherche par le logos et la philosophie la vérité qui y est incluse (τῆς ἐν αὐτοῖς ἀληθείας)” (352C). Dans ce texte où la connaissance a été d’ emblée posée comme le bien suprême, l’accent est naturellement mis sur l’ usage du λόγος, et l’on ne saurait, comme à l’époque du néoplatonisme, établir d’ équivalence entre vérité et tradition;30 la tradition n’est pas la vérité, mais elle a en elle une vérité que la philosophie peut essayer de dégager ; à quoi s’ ajoute, dans la pratique, à un niveau un peu inférieur, le respect des coutumes, νόμος, νενομισμένα, ou encore πάτριος πίστις. 3.3.2 Πίστις et πάτριος πίστις Deux textes présentent l’expression πάτριος πίστις : sans revenir sur le détail du passage de l’Érotikos (756B), où la stabilité ancrée dans la tradition (τὸ βέβαιον καὶ νενομισμένον) de la “croyance des pères” assure à son tour une base stable à la piété, il faut regarder de plus près le De Pythiae oraculis qui présente une double référence à la πάτριος πίστις, désignant la croyance traditionnelle, et à la πίστις entendue comme conviction, qui n’est pas sans comporter une part de confiance. La première est faite par Sarapion pour définir le cadre intellectuel de la recherche: la solution de ce qui semble contradictoire (τῶν ὑπεναντιοῦσθαι δοκούντων λύσεις) ne doit pas conduire à “abandonner la pieuse croyance de nos pères” (τὴν εὐσεβῆ καὶ πάτριον μὴ προΐεσθαι πίστιν, 402F) ni, au-delà, à détruire la mantique, la providence et la divinité. Mais elle n’apparaît qu’ en second, au moment de poser en quelque sorte les règles de la discussion, après la demande de Diogénianos de reprendre “l’argument qui va le plus à l’ encontre de la croyance / confiance en l’oracle” (ὁ μάλιστα πρὸς τὴν τοῦ χρηστηρίου πίστιν ἀντιβαίνων λόγος, 402B). Au moment où Théon va prendre la parole pour son grand exposé final, c’est ainsi l’enjeu de la discussion qui est défini. La même chose se retrouve, mutatis mutandis, dans le De sera numinis vindicta: l’enjeu général, posé d’entrée, c’est la destruction de la croyance / confiance en la Providence (τὴν πίστιν ἀφαιρεῖ τῆς προνοίας, 549B) que provoquent les délais, et ce n’est que plus loin, à titre d’ argument, qu’ interviennent, à l’appui de l’immortalité de l’âme présupposée par l’ évocation de châtiments dans l’au-delà, les usages funéraires prescrits par le dieu de Delphes, qui ne saurait tromper par des rites illusoires τοὺς πιστεύοντας (560D). On n’a pas de référence à la πάτριος πίστις, mais à travers l’ emploi du verbe, qui insiste sur l’adhésion des hommes, la confiance mise dans le dieu, la réflexion se déploie bien toujours, conformément aux usages platoniciens, dans le hic et nunc humain, au niveau des νόμοι et de la δόξα.

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Hadot, Qu’ est-ce que la philosophie antique ?, 235-236.

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C’est ce que confirment les contextes et la teneur des trois dialogues évoqués. Le De sera numinis vindicta peut se lire comme une actualisation de la réflexion sur la justice de la République;31 l’Érotikos, dans le même esprit, applique la théorie de l’amour philosophique platonicien à la forme la plus couramment vécue, l’amour conjugal;32 quant au De Pythiae oraculis, il ne s’ ancre pas moins dans le présent, opposant à l’ hypothèse d’ un déclin des oracles l’image inverse offerte par le sanctuaire delphique restauré, marque contemporaine d’une présence et d’une sollicitude divines dont témoigne aussi la longue tradition de l’oracle. Même résumés à grands traits, ces textes marquent bien l’importance accordée par Plutarque à la réalité vécue, aux implications de toute “théologie” sur la vie à mener et la piété à respecter. Inversement, il est remarquable que ni πίστις ni πιστεύειν n’ apparaissent dans le plus ontologique des dialogues, le De Epsilon, non plus que dans le De genio, qui aborde aussi le problème des daimones sous un angle ontologique, en posant le problème de la communication entre hommes et dieux en lien avec la nature de l’âme. Enfin, le déroulement de l’Érotikos va dans le même sens. Après la dénonciation de la mise en cause des dieux et l’ affirmation que suffit la croyance des pères, les chapitres suivants présentent les attributs et la puissance d’Éros en utilisant une comparaison avec les autres dieux, Aphrodite, Arès, Hadès, et se situent dans notre monde humain, traitant, selon les termes mêmes de Plutarque, d’un dieu δοξαστός33 (opposé à ὁρατός, 756D), le dieu de la πάτριος πίστις ; mais lorsque, dans un deuxième temps, il s’ attache à l’ ÉrosDieu du Phèdre, au mystagogue qui tourne le regard vers l’ intelligible et ramène l’ âme des amoureux à la plaine de la vérité, alors on ne trouve plus de mention de la croyance ou de la confiance, mais du désir de vérité.34 Le désir philosophe a sans doute ses lettres de noblesse platonicienne, mais désir ou confiance, ces sentiments me paraissent aussi manifester l’ attention de Plutarque à la dimension psychologique et affective qui est inhérente à notre nature et fait partie intégrante de notre relation à la divinité. Le texte, très personnel, que lui inspira la mort de son unique fille, la Consolatio ad uxorem, ignoré par les études philosophiques sur la πίστις – il ne contient de fait que des occurrences du verbe, mais une fois écartée l’ hypothèse d’ un concept de foi exprimé par le substantif, elles sont tout aussi révélatrices d’ un certain état d’esprit –, l’illustre bien. Le développement final (611D-612B) commence par le 31 32 33 34

Sirinelli, Plutarque de Chéronée, 406-410 et supra, ch. 9. Rist, “Plutarch’s Amatorius.” Voir supra, ch. 4. Avec l’ exploitation du vocabulaire et de l’ imagerie de l’amour: par ex. 765A ποθοῦντας, 765B ἀναφλεγομένην, 766A ἐκφλέγεται.

les emplois de πίστις chez les médioplatoniciens

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rejet des consolations épicuriennes, qui “s’attachent à persuader” (πείθουσιν) que la mort dissout l’être, supprimant tout mal ou affliction. Empêchent toutefois d’y accorder créance (πιστεύειν) à la fois le πάτριος λόγος (“l’ enseignement de nos pères”) – où λόγος remplace πίστις, peut-être pour éviter [κωλύει] πιστεύειν πίστις, mais ne semble pas désigner une réalité fondamentalement différente –, et les Mystères de Dionysos auxquels les deux époux sont initiés ; car, reprend Plutarque un peu plus loin, “les lois et les antiques usages de nos pères rendent la vérité en cette matière encore plus évidente” (Τοῖς δὲ πατρίοις καὶ παλαιοῖς ἔθεσι καὶ νόμοις ἐμφαίνεται μᾶλλον ἡ περὶ τούτων ἀλήθεια, 612A). Avec les prescriptions des lois, adjuvant pour ainsi dire, de la vérité, on se situe du côté de l’ ὅσιον : la limitation du deuil, en suggérant le sort heureux de ces jeunes morts, rend les lamentations impies. Mais la tradition n’est pas son dernier mot et il conclut: Et puisqu’il est plus dangereux de rejeter des croyances que de les admettre (τὸ ἀπιστεῖν χαλεπώτερόν ἐστιν αὐτοῖς ἢ τὸ πιστεύειν), pour notre conduite extérieure (τὰ μὲν ἐκτός) soyons comme les lois le prescrivent (ὡς οἱ νόμοι προστάσσουσιν), mais pour nos sentiments intimes (τὰ δ’ ἐντός), veillons encore plus à les conserver sans tache, purs et sages (ἀμίαντα καὶ καθαρὰ καὶ σώφρονα). 612A

Le conformisme extérieur, social, lié aux νόμοι, doit donc s’ accompagner d’ un effort moral intérieur, personnel, de pureté – dans lequel, même si Plutarque ne l’ explicite pas, la philosophie doit avoir sa part –, tout comme, dans le De Iside et Osiride, l’observance des rites devait s’accompagner d’ un effort supérieur vers l’ ἀληθὴς δόξα – et là, l’intervention de la philosophie était explicite. Que la lumière se porte sur le domaine pratique ou théorétique, la πίστις reste toujours dans une situation un peu inférieure, immergée dans le monde humain et souvent teintée d’affectivité, même si cette position “en dessous” peut aussi servir de fondement: accordée à telle ou telle réalité – providence, oracle – ou inculquée par l’éducation et la tradition, la πίστις donne alors des bases pour essayer de dégager la vérité du donné “sensible” ou de la tradition.

4

Bilan de l’enquête

L’ élargissement du corpus n’a pas mis au jour d’ autres passages situant πίστις dans un contexte religieux que ceux de Plutarque et d’ Atticus qui étaient déjà connus: si donc infléchissement religieux il y avait eu de la notion à l’ époque

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impériale, il resterait limité. Dans l’état, très fragmentaire, de la tradition, la notion apparaît, chez les autres Médioplatoniciens, comme aussi chez Plutarque et Atticus, soit dans des exposés ou commentaires de la doctrine platonicienne utilisant l’image de la ligne ou le Timée 29C, soit dans des discussions, héritées de l’époque hellénistique et volontiers polémiques, autour de la crédibilité d’un objet et de l’assentiment ou de la conviction du sujet par rapport à lui. La notion avec laquelle πίστις est le plus souvent en relation demeure δόξα et l’on ne voit pas se constituer, dans le domaine religieux ni dans aucun autre, un nouveau couple complémentaire λόγος / πίστις, qui opposerait saisie rationnelle et saisie suprarationnelle. S’inscrivant à l’ intérieur de la δόξα περὶ θεῶν, elle peut se rapprocher d’une ἀληθὴς δόξα, mais elle demeure toujours au niveau de la δόξα, par son contenu cognitif comme aussi par la part de “conviction existentielle” qu’elle comporte, et c’ est pourquoi sans doute il est si important de bien apprendre aux jeunes gens comment et à quoi ils doivent l’ accorder: Plutarque est alors assez proche de l’ esprit qui prévaut dans les Lois. Pour bien assentir, une seconde notion intervient, l’ εὐλάβεια de l’ Académie, qui renvoie au risque de glisser (ἐπισφαλές), à la difficulté à trouver un point ferme (ἀσφάλεια, βέβαιον) dans le sensible mouvant, à la nécessité d’ éviter l’ excès de πίστις comme l’ ἀπιστία. Les nombreux passages où Plutarque se réfère à l’ εὐλάβεια vis-à-vis des dieux – présente aussi dans le fragment 3 d’Atticus – mériteraient un examen particulier, mais il est notable qu’ ils se trouvent surtout dans les Vies :35 ce contexte n’exclut pas le développement de principes36 à côté de la mise en avant de l’attitude religieuse de tel héros ou de tel peuple en général,37 mais dans l’un et l’autre cas, est pris en compte le monde où nous avons à vivre et penser, ce qui hic et nunc peut nous tourner vers le divin et soutenir la réflexion comme la conduite. Dans ce cadre, l’ importance de la tradition et de la persuasion, déjà présente chez Platon, ne joue plus seulement pour les polloi, mais cette extension, qui souligne les limites de tout homme, fût-il philosophe, reste plus proche de Platon que du néoplatonisme: elle est quantitative plutôt que qualitative; elle n’ implique pas une conception radicalement différente de la πίστις et les sens traditionnels de πίστις et πιστεύειν suffisent à l’interprétation en contexte religieux; conclure de ces passages à l’émergence d’un concept nouveau de πίστις, c’ est confondre conceptualisation et connotations, spécificité du contexte et spécificité des notions. 35 36 37

Exception : De sera num. 549E. Cam. 6.6 ; Nic. 23.4 et Comp. Nic. et Cras. 5.5. Num. 22.7 ; Cam. 21.3 ; Cor. 25.7 ; Aem. 3.3, à rapprocher de De Is. et Os. 354D.

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Platonisme et piété chez Plutarque à la lumière des emplois de πίστις dans le néoplatonisme Les chapitres précédents ont établi que l’on ne trouve pas, jusqu’ au néoplatonisme, de concept de “foi” supra-rationnelle entraînant l’ autonomie de la croyance religieuse: les sens traditionnels de πίστις et πιστεύειν suffisent à l’ interprétation en contexte religieux, et conclure de ces passages à l’ émergence d’un concept nouveau de πίστις, c’est – comme on l’ a vu plus haut – confondre conceptualisation et connotations, spécificité du contexte et spécificité des notions. La πίστις reste au niveau de la doxa, du sensible, objet d’opinion. Les choses changent plus tard et il peut être intéressant de reprendre la question en adoptant un point de vue rétrospectif à partir du néoplatonisme, plotinien et post-plotinien, pour préciser ainsi la place de Plutarque dans l’histoire du platonisme et retracer, pour ainsi dire, les avatars de la pistis. Si, dans un platonisme plus “simple,” où le partage se fait entre sensible et intelligible, la πίστις reste au niveau de la doxa, que se passe-t-il quand le néoplatonisme multiplie, enrichit et précise les niveaux de réalité? Encore faut-il tenir compte de ce que le néoplatonisme n’est pas monolithique et distinguer la branche plotinienne de l’éclosion, après lui, d’ un néoplatonisme où la théurgie joue un grand rôle, où, pour le sujet qui nous intéresse, l’ existence d’ une foi supra-rationnelle ne fait aucun doute, alors que le cas de Plotin est plus complexe.1 Ainsi la comparaison entre l’effort contemplatif qu’ il reprend sans cesse et l’approche philosophique de l’Intelligible de Plutarque est des plus révélatrices. Elle creuse tout l’écart qu’il y a entre une plongée en soi-même permettant de coïncider à nouveau avec la plus haute partie de l’ âme et une démarche extérieure, qui s’appuie sur le sensible et certain affects. Pour cerner cette piété vécue, la meilleure comparaison peut alors se faire avec la triade chaldaïque πίστις, ἀλήθεια, ἔρως, parfois augmentée d’ ἐλπίς,2 utilisée à partir de Porphyre pour dessiner un certain itinéraire spirituel. 1 Sur la foi de Plotin, J.M. Rist, Plotinus : The Road to Reality (Cambridge: University Press, 1967) 231-246. 2 Je reprends la triade traditionnelle, mais Ph. Hoffmann, “Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis: Tétrade chaldaïque, triade néoplatonicienne (OC 46 Des Places, 26 Kroll),” in H. Seng & M. Tardieu (eds.), Die Chaldaeischen Orakel: Kontext – Interpretation – Rezeption (Heidelberg : Winter, 2011) 255-324, soutient, de façon convaincante, que c’est en réalité cette forme à quatre éléments qui est la forme originelle.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_021

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Πίστις dans la hiérarchie platonicienne des niveaux de réalité

1.1

Le concept de πίστις comme force unitive dans le néoplatonisme après Plotin Le texte qui donne la meilleure idée de ce concept et de sa place propre dans la pyramide ontologique est aussi un des plus tardifs et se lit dans la somme théologique de Proclus, au chapitre 25 du livre I. Il s’ inscrit dans l’ ensemble des chapitres 13-29 qui sont consacrés aux notions générales relatives aux dieux, attributs communs à tous les dieux. La foi y apparaît comme une force cohésive, associée à la vérité et l’amour, dont la définition générale, dans un premier texte, met en lumière une dimension inconnue de Plotin comme de Platon et Plutarque, la dimension théurgique: Il y a aussi trois caractères qui rassemblent ce qui est rempli [sc. la bonté, la science et la beauté3], ils sont inférieurs aux premiers, mais ils s’étendent à travers tous les mondes divins : la foi, la vérité et l’ amour. Par eux tout le monde est conservé dans l’Être et conjoint aux causes primordiales par l’intermédiaire, soit de la folie amoureuse, soit de la divine philosophie, soit de la puissance théurgique, laquelle est meilleure que toute sagesse et toute science humaines, puisqu’elle concentre en elle les avantages de la divination, les forces purificatrices de l’ accomplissement des rites et tous les effets sans exception de l’inspiration qui rend possédé du divin.4 Plus directement utile et utilisable est la définition de πίστις seule comme la force qui lie les dieux au Bien de manière ineffable : Pour le dire d’un mot, la foi des dieux est ce qui unit d’une manière indicible au bien toutes les classes de dieux, de démons et les âmes bienheureuses. En effet, il ne faut pas rechercher le bien à la manière d’une connaissance, c’est-à-dire d’une manière imparfaite, mais en s’ abandon3 C’ est-à-dire les trois attributs tirés du Phèdre, Beau, Bien, Vérité. 4 Theol. plat. 1.25.113 Saffrey-Westerink: τρία δὲ αὖ καὶ τῶν πληρουμένων συναγωγά, δεύτερα μὲν ἐκείνων, διήκοντα δὲ εἰς πάσας τὰς θείας διακοσμήσεις, πίστις καὶ ἀλήθεια καὶ ἔρως. Σῴζεται δὲ πάντα διὰ τούτων καὶ συνάπτεται ταῖς πρωτουργοῖς αἰτίαις, τὰ μὲν διὰ τῆς ἐρωτικῆς μανίας, τὰ δὲ διὰ τῆς θείας φιλοσοφίας, τὰ δὲ διὰ τῆς θεουργικῆς δυνάμεως, ἣ κρείττων ἐστὶν ἁπάσης ἀνθρωπίνης σωφροσύνης καὶ ἐπιστήμης, συλλαβοῦσα τά τε τῆς μαντικῆς ἀγαθὰ καὶ τὰς τῆς τελεσιουργικῆς καθαρτικὰς δυνάμεις καὶ πάντα ἁπλῶς τὰ τῆς ἐνθέου κατακωχῆς ἐνεργήματα. Pour tous les passages je donne la traduction de H.D. Saffrey & L.G. Westerink, Proclus, Théologie Platonicienne, vol. 1 (Paris : Les Belles Lettres, 1968).

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nant à la lumière divine et en fermant les yeux, ainsi faut-il s’ établir dans l’hénade inconnue et secrète des êtres. Car ce genre de foi est supérieur à l’opération de connaissance, non seulement en nous, mais aussi chez les dieux eux-mêmes.5 Mais, plus intéressant encore, pour bien montrer la spécificité de cette πίστις supérieure, il met en garde contre la confusion avec deux autres formes, qui correspondent à la fois à des degrés de réalité inférieures et à des philosophies antérieures. La première est ainsi formulée: Toutefois, s’il faut aussi définir les choses dans le détail, je demande qu’ on n’aille pas identifier la foi dont il s’agit avec l’ illusion relative aux choses sensibles ; car cette illusion n’a rien à voir avec la science encore bien moins avec la vérié des êtres, alors que la foi des dieux surpasse toute connaissance et conjoint par la plus élevée des unions les êtres inférieurs aux êtres premiers.6 L’ on reconnaît sans mal la πίστις de la ligne de Platon, distinguée de l’ ἐπιστήμη, avec l’emploi d’un mot intéressant, difficile à rendre et assez mal rendu par “illusion,” πλάνη, qui insiste sur les errements inhérents à l’ incertitude du sensible et rappelle le Phédon; il s’agit là du mode inférieur de la connaissance, appliquée aux objets sensibles, naturels ou fabriqués, et relevant de la doxa à laquelle se réfèrent les dictionnaires philosophiques modernes.7 Il lui ajoute une seconde forme: Que l’on n’aille pas non plus imaginer la foi que nous célébrons maintenant comme de même espèce que celle qui résulte des notions que l’ on nomme communes; car si nous nous fions avant tout raisonnement, pourtant la connaissance de ces notions reste une connaissance partielle et n’est d’aucune manière équivalente à l’union divine, et la connaissance 5 Theol plat. 1.25.110.6-14 Saffrey-Westerink : Ὡς μὲν τὸ ὅλον εἰπεῖν, τῶν θεῶν ⟨πίστις⟩ ἐστὶν ἡ πρὸς τὸ ἀγαθὸν ἀρρήτως ἑνίζουσα τά τε τῶν θεῶν γένη σύμπαντα καὶ δαιμόνων καὶ ψυχῶν τὰς εὐδαίμονας. Δεῖ γὰρ οὐ γνωστικῶς οὐδὲ ἀτελῶς τὸ ἀγαθὸν ἐπιζητεῖν, ἀλλ’ ἐπιδόντας ἑαυτοὺς τῷ θείῳ φωτὶ καὶ ⟨μύσαντας⟩ οὕτως ἐνιδρύεσθαι τῇ ἀγνώστῳ καὶ κρυφίῳ τῶν ὄντων ἑνάδι· τὸ γὰρ τοιοῦτον τῆς πίστεως γένος πρεσβύτερόν ἐστι τῆς γνωστικῆς ἐνεργείας, οὐκ ἐν ἡμῖν μόνον, ἀλλὰ καὶ παρ’ αὐτοῖς τοῖς θεοῖς. 6 Theol. plat. 1.25.110.17-22: Εἰ δὲ δεῖ καὶ καθ’ ἕκαστον ἀφορίζεσθαι, μή μοι τὴν τοιαύτην πίστιν τῇ περὶ τὰ αἰσθητὰ πλάνῃ τὴν αὐτὴν ὑπολάβῃς· αὕτη μὲν γὰρ ἐπιστήμης ἀπολείπεται καὶ πολλῷ μᾶλλον τῆς τῶν ὄντων ἀληθείας, ἡ δέ γε τῶν θεῶν πίστις ἅπασαν ὑπεραίρει γνῶσιν καὶ κατ’ αὐτὴν ἄκραν τὴν ἕνωσιν συνάπτει τὰ δεύτερα τοῖς πρώτοις. 7 Par ex. Urmson, The Greek Philosophical Vocabulary, 135, sv Pistis.

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scientifique de ces notions est inférieure non seulement à la foi, mais aussi à la simplicité intellective.8 Les “notions communes,” auxquelles Plutarque a consacré un de ses traités antistoïciens,9 sont un concept hellénistique, au cœur des polémiques épistémologiques de l’époque, liées à une interrogation, plus large, sur la fiabilité des bases de la connaissance, sur la possibilité de l’ assentiment.10 Il revient enfin sur la distinction avec l’opération de connaissance et la réaffirme en la précisant: Cependant n’allons pas non plus prétendre que l’ activité de l’ intellect est identique à la foi que nous étudions; en effet, cette activité a aussi de multiples aspects, se trouve séparée des objets de l’ intellection par une altérité, et d’une manière générale, elle est un mouvement relatif à l’intelligible ; or il faut que la foi divine soit unique et sereine, parce qu’elle a été parfaitement établie dans le havre de la bonté.11 La foi dont il est question est ainsi au-delà du νοῦς, au-delà de toute altérité et de tout mouvement, caractérisée par l’unité et le repos, et Ph. Hoffmann résume la conception ainsi exprimée comme celle d’“une πίστις unitive qui est le mode de conscience transcendant pré-noétique et non réflexif par lequel l’ âme arrive à son union parfaite avec l’Un,” en une formule sur laquelle nous reviendrons.12 Cette “foi proclienne” peut ainsi constituer une sorte de point d’ arrivée du néoplatonisme, mais elle est si éloignée de l’univers mental de Plutarque, qu’ elle

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Theol. plat. 1.25.110.22-28: Μηδ’ αὖ τῇ τῶν κοινῶν καλουμένων ἐννοιῶν ὁμοειδῆ τὴν νῦν ὑμνουμένην πίστιν νοήσῃς· καὶ γὰρ ταῖς κοιναῖς ἐννοίαις πρὸ παντὸς λόγου πιστεύομεν, ἀλλὰ γνῶσίς ἐστι καὶ τούτων μεριστὴ καὶ πρὸς τὴν θείαν ἕνωσιν οὐδαμῶς ἰσοστάσιος, καὶ οὐ τῆς πίστεως μόνον, ἀλλὰ καὶ τῆς νοερᾶς ἁπλότητος ἡ τούτων ἐπιστήμη δευτέρα (traduction légèrement modifiée). Sur sa critique D. Babut, dans Babut & Casevitz, Plutarque, Œuvres morales, 17sq. Sur la définition de πίστις comme συγκαταθέσις, voir chapitre précédent n. 9; A. GlibertThirry, Pseudo-Andronicus de Rhodes “Peri Pathôn” (Leiden: Brill, 1977) 314; note ad loc. cite aussi Strom. 2.6.27 et 27.4. Theol. plat. 1.25.111.2-7 : Μὴ τοίνυν μηδὲ τὴν κατὰ νοῦν ἐνέργειαν τῇ τοιαύτῃ πίστει τὴν αὐτὴν εἶναι λέγωμεν· πολυειδὴς γὰρ καὶ αὕτη καὶ δι’ ἑτερότητος χωριζομένη τῶν νοουμένων, καὶ ὅλως κίνησίς ἐστι νοερὰ περὶ τὸ νοητόν· δεῖ δὲ τὴν θείαν πίστιν ἑνοειδῆ καὶ ἤρεμον ὑπάρχειν, ἐν τῷ τῆς ἀγαθότητος ὅρμῳ τελείως ἱδρυνθεῖσαν. On retrouvera l’opposition, essentielle, entre le multiple (l’ altérité) et le simple, le mouvement et le repos, dans la quête plotinienne. Ph. Hoffmann, “La triade chaldaïque, ἔρως, ἀλήθεια, πίστις. De Proclus à Simplicius,” in A.Ph. Segonds & C. Steel (eds.), Proclus et la théologie platonicienne (Leuven: Leuven University Press / Paris : Les Belles Lettres, 2000) 469.

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ne peut guère qu’éclairer le gouffre creusé sur ce point entre médio- et néoplatonisme. Plotin fournit un point de comparaison plus fécond. 1.2 Πίστις / πιστεύειν dans l’effort contemplatif de Plotin Chez Plotin, la majorité des emplois de πίστις ne sont pas sensiblement différents de ce qu’on trouve chez les Médioplatoniciens, c’ est-à-dire qu’ ils renvoient aux débats hellénistiques et mettent en jeu adhésion et persuasion, laissant la πίστις au niveau du terrestre sensible. On peut en juger avec la conclusion du Traité 2, Sur l’immortalité de l’âme: Eh bien, nous avons dit ce qu’il fallait à ceux qui ont besoin de démonstrations. Mais à ceux qui auraient encore besoin d’ une preuve fondée sur l’autorité de la sensation, il faut répondre qu’ on la trouve dans cette masse d’informations relatives à des choses de ce genre.13 Un autre texte, tiré du Traité 49, Sur les hypostases qui connaissent et sur ce qui est au-delà, distingue les deux instances auxquelles renvoient ces deux besoins : Notre discours a-t-il montré quelque chose propre à avoir une puissance persuasive? Ou comporte-t-il ainsi une nécessité, mais pas de persuasion, car la nécessité se trouve dans l’Intellect, alors que la persuasion appartient à l’âme. Et certes, il semble que nous cherchions plutôt à être persuadés qu’à voir ce qui est vrai au moyen de l’Intellect pur. Et en effet, tant que nous étions là-haut dans l’Intellect, nous étions rassasiés dans la pensée et dans la vision, reconduisant toutes choses à l’ unité, car c’ était l’ Intellect qui pensait et parlait de lui-même, alors que l’ âme restait tranquille, laissant place à l’activité de l’Intellect. Mais une fois revenus ici-bas, c’est-àdire dans une âme, nous recherchons une forme de persuasion, comme si nous voulions contempler l’archétype dans une image.14

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Enn. 4.7.15 : Ἃ μὲν οὖν πρὸς τοὺς ἀποδείξεως δεομένους ἐχρῆν λέγεσθαι, εἴρηται. Ἃ δὲ καὶ πρὸς τοὺς δεομένους πίστεως αἰσθήσει κεκρατημένης, ἐκ τῆς ἱστορίας τῆς περὶ τὰ τοιαῦτα πολλῆς οὔσης ἐκλεκτέον (trad. de L. Brisson & J.F. Pradeau [eds.], Plotin, Énnéades, vol. 4 [Paris: Flammarion, 2005], légèrement modifiée). Enn. 5.3.6.8-18 : Ἆρ’ οὖν τοιοῦτον ὁ λόγος ἔδειξεν, οἷον καὶ ἐνέργειαν πιστικὴν ἔχειν; Ἢ ἀνάγκην μὲν οὕτως, πειθὼ δὲ οὐκ ἔχει· καὶ γὰρ ἡ μὲν ἀνάγκη ἐν νῷ, ἡ δὲ πειθὼ ἐν ψυχῇ. Ζητοῦμεν δή, ὡς ἔοικεν, ἡμεῖς πεισθῆναι μᾶλλον ἢ νῷ καθαρῷ θεᾶσθαι τὸ ἀληθές. Καὶ γὰρ καὶ ἕως ἦμεν ἄνω ἐν νοῦ φύσει, ἠρκούμεθα καὶ ἐνοοῦμεν καὶ εἰς ἓν πάντα συνάγοντες ἑωρῶμεν· νοῦς γὰρ ἦν ὁ νοῶν καὶ περὶ αὐτοῦ λέγων, ἡ δὲ ψυχὴ ἡσυχίαν ἦγε συγχωροῦσα τῷ ἐνεργήματι τοῦ νοῦ. Ἐπεὶ δὲ ἐνταῦθα γεγενήμεθα πάλιν αὖ καὶ ἐν ψυχῇ, πειθώ τινα γενέσθαι ζητοῦμεν, οἷον ἐν εἰκόνι τὸ ἀρχέτυπον θεωρεῖν ἐθέλοντες (trad. de F. Fronterotta).

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Sont clairement distingués deux niveaux, celui de la persuasion discursive, dont l’âme a besoin, et la vision intellective qu’ atteint le νοῦς quand l’ âme se tient en repos, c’est-à-dire qu’elle ne se détache pas de la plus haute partie d’elle-même et se confond avec l’activité du νοῦς. Ce texte évoque à grands traits ce que va chercher à retrouver la quête spirituelle, dont les moments – ce qui explique peut-être, à côté du substantif, l’ emploi du verbe qui désigne une certaine activité de l’âme – sont évoqués en divers lieux des Énnéades. Cette quête suppose ainsi une forme d’abandon de l’ âme au νοῦς, qui est précisément exprimé dans le Traité 9, Sur le Bien ou l’ Un par le verbe πιστεύειν : Donc, c’est, après être devenu Intellect, après avoir confié son âme à l’Intellect, et l’avoir placée sous lui, afin que pleinement éveillée, elle (sc. L’âme) reçoive en elle ce que celui-ci voit, qu’ il faut regarder l’ Un, grâce à l’Intellect, sans ajouter la moindre sensation et sans recevoir dans l’ Intellect rien qui vienne de celle-ci, mais c’est par l’ Intellect pur et par ce qu’il y a de premier dans l’Intellect qu’il faut regarder la réalité la plus pure.15 Objet connu et instance connaissante sont ainsi au même niveau – comme dans le Timée – et c’est l’intellect pur qui, seul, peut atteindre la réalité la plus pure, c’est-à-dire dégagée de toute sensation, qu’ introduit nécessairement l’ âme, de toute médiation imagée, dont le texte précédent soulignait la nécessité pour l’âme. Le même traité éclaire davantage un peu plus loin la ou plutôt les voies qui peuvent aider cette quête de l’âme. Par rapport à Proclus, un des adjuvants – la puissance théurgique – est absent mais il n’est pas pour autant question de se cantonner à un exposé dogmatique: si les Énnéades s’ appuient volontiers sur l’exégèse et la conciliation de textes platoniciens, elle dessinent aussi un cheminement jusqu’à l’ineffable où l’enseignement est destiné à mettre sur la bonne voie: C’est pourquoi Platon dit qu’il [sc. le Bien ou l’ Un] ne peut être ni objet de discours ni objet d’écrit [Epist. 7, 351C], mais si nous parlons et écrivons

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Enn. 6.9.3.23-27: Νοῦν τοίνυν χρὴ γενόμενον καὶ τὴν ψυχὴν τὴν αὑτοῦ νῷ πιστεύσαντα καὶ ὑφιδρύσαντα, ἵν’ ἃ ὁρᾷ ἐκεῖνος ἐγρηγορυῖα δέχοιτο, τούτῳ θεᾶσθαι τὸ ἓν οὐ προστιθέντα αἴσθησιν οὐδεμίαν οὐδέ τι παρ’ αὐτῆς εἰς ἐκεῖνον δεχόμενον, ἀλλὰ καθαρῷ τῷ νῷ τὸ καθαρώτατον θεᾶσθαι καὶ τοῦ νοῦ τῷ πρώτῳ. P. Hadot, Plotin, vol. 6, 9, (Traité 9). C’est par l’un que tous les êtres sont des êtres (Paris : Cerf, 1994).

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c’est pour conduire à Lui, pour éveiller à la vision à partir de nos discours, comme si nous indiquions le chemin à quelqu’ un qui veut voir quelque chose. Car l’enseignement ne peut conduire que jusqu’ à la route, que jusqu’au cheminement [R. 532E3], mais la vision elle-même, c’ est à celui qui veut voir, de la réaliser.16 Le passage distingue deux temps, le cheminement, où un maître peut aider de son enseignement, et la vision qui ne dépend plus désormais que de l’ âme en quête, à laquelle s’offrent deux voies, évoquées un peu plus loin “en creux” à travers les obstacles qui n’ont pas été surmontés :17 si donc quelqu’un n’est pas encore là-haut, mais s’ il est à l’ extérieur, soit à cause des raisons précédentes soit à cause de l’ insuffisance du discours qui doit le conduire [Smp. 210E] et lui donner foi en l’ Un, s’ il s’ agit des raisons précédentes, qu’il s’en prenne alors à lui-même et qu’ il s’ efforce, en s’éloignant de toute chose, d’être absolument seul, mais s’ il s’ agit de points de doctrine dont il doute, parce que, dans les discours de démonstration, il ne peut pas bien suivre, qu’il réfléchisse alors de la manière suivante…18 Évoquée en second, la voie du logos, voie extérieure qui suppose de réfléchir sur les conditions d’existence du sensible et, par la contemplation de la splendeur du monde, de remonter à l’âme du monde, et à son modèle à l’ intérieur de l’Intellect, suppose un discours suffisamment fort pour donner une certitude, qui ne va pas sans assurance,19 en l’objet de sa quête, ce qu’ implique πίστευειν, qui n’a évidemment, dans ce cadre didactique, rien à voir avec une 16

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Enn. 6.9.4.11-16 : Διὸ ⟨οὐδὲ ῥητὸν⟩ οὐδὲ γραπτόν, φησιν, ἀλλὰ λέγομεν καὶ γράφομεν πέμποντες εἰς αὐτὸ καὶ ἀνεγείροντες ἐκ τῶν λόγων ἐπὶ τὴν θέαν ὥσπερ ὁδὸν δεικνύντες τῷ τι θεάσασθαι βουλομένῳ. Μέχρι γὰρ τῆς ὁδοῦ καὶ τῆς πορείας ἡ δίδαξις, ἡ δὲ θέα αὐτοῦ ἔργον ἤδη τοῦ ἰδεῖν βεβουλημένου (trad. de P. Hadot légèrement modifiée). Pour une analyse détaillée des deux voies, P. Hadot, “L’union de l’âme avec l’intellect divin dans l’ expérience mystique plotinienne,” in G. Boss & G. Seel (eds.), Proclus et son influence (Actes du Colloque de Neuchâtel, juin 1985) (Zurich : Ed. du Grand Midi, 1987) 3-27. Enn. 6.9.4.30-35 : εἰ οὖν μήπω ἐστὶν ἐκεῖ, ἀλλὰ διὰ ταῦτά ἐστιν ἔξω, ἢ δι’ ἔνδειαν τοῦ παιδαγωγοῦντος λόγου καὶ πίστιν περὶ αὐτοῦ παρεχομένου, δι’ ἐκεῖνα μὲν αὑτὸν ἐν αἰτίᾳ τιθέσθω, καὶ πειράσθω ἀποστὰς πάντων μόνος εἶναι, ἃ δὲ ἐν τοῖς λόγοις ἀπιστεῖ ἐλλείπων, ὧδε διανοείσθω… (trad. de P. Hadot : la phrase sert de transition vers la seconde partie du traité, qui reprend la description de l’ ascension de l’ âme sous un autre angle et que P. Hadot coiffe du soustitre, “Seconde ascension vers l’ Un”). A.H. Armstrong, Plotinus, Ennead, vol. 6 (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1988), choisit de rendre par give him assurance about the One.

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foi suprarationnelle. L’autre voie, voie intérieure dont l’ échec se marque par une purification et une unification de l’âme insuffisantes, est celle de l’ ascèse, de la séparation des passions, des désirs, de tout ce qui alourdit et empêche de se confondre avec le plus haut de l’âme, la partie qui, en son essence originelle, est constament unie à l’Intellect. Ce à quoi elle mène est évoqué dans le traité 2, Sur l’immortalité de l’âme: Mais il faut examiner la nature d’une chose en particulier en la considérant à l’état pur, dans la mesure où ce qui y est ajouté constitue toujours un obstacle à la connaissance de ce à quoi cela a été ajouté [Phd. 65A10]. Eh bien, examine la nature de cette chose en lui enlevant ce qui y est ajouté [R. 534B9]; ou plutôt que l’homme qui a procédé à ce dépouillement se regarde lui-même, et il aura la conviction d’être immortel, quand il se sera contemplé lui-même installé dans l’intelligible et le pur.20 Suivant toujours le même principe du pur seul capable de rejoindre le pur, le pur étant ici ce qui s’est dépouillé de tout élément adventice pour ne conserver que son être essentiel, l’homme parvenu au terme de cet effort aura la certitude de son immortalité: le verbe est ici employé au futur et, comme précédemment, il s’accompagne d’un objet. Se pose le problème de savoir quand cette certitude intervient ou, du moins, quand elle est saisie par le sujet : on peut hésiter sur la traduction de la temporelle qui porte ὅταν θεάσηται, avec un subjonctif aoriste, c’est-à-dire un temps qui n’implique que l’action pure, sans durée, et qui souvent, dans les subordonnées de ce genre, correspond à notre antériorité. C’ est pourquoi j’ai modifié la traduction de Brisson et Pradeau “quand nous contemplerons,” qui suggère une durée incompatible avec la grammaire grecque et une simultanéité peu conforme à ce que Plotin dit de la contemplation, moment où discursivité et réflexivité n’ont plus leur place, comme le dit nettement un passage du traité 49, Sur les hypostases qui connaissent et sur ce qui est au-delà: “En réalité, il suffit qu’il y ait un contact intellectuel, et au moment du contact, ce qui touche n’a absolument ni la possibilité ni le temps de dire quelque chose : ce n’ est qu’après qu’il est possible de raisonner.”21

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21

Enn. 4.7.10.27-322: Δεῖ δὲ τὴν φύσιν ἑκάστου σκοπεῖσθαι εἰς τὸ καθαρὸν αὐτοῦ ἀφορῶντα, ἐπείπερ τὸ προστεθὲν ἐμπόδιον ἀεὶ πρὸς γνῶσιν τοῦ ᾧ προσετέθη γίγνεται. Σκόπει δὴ ἀφελών, μᾶλλον δὲ ὁ ἀφελὼν ἑαυτὸν ἰδέτω καὶ πιστεύσει ἀθάνατος εἶναι, ὅταν ἑαυτὸν θεάσηται ἐν τῷ νοητῷ καὶ ἐν τῷ καθαρῷ γεγενημένον (trad. de Brisson & Pradeau, Plotin, Énnéades, légèrement modifiée). 5.3.17.25-38 : Ἀλλ’ ἀρκεῖ κἂν νοερῶς ἐφάψασθαι· ἐφαψάμενον δέ, ὅτε ἐφάπτεται, πάντη μηδὲν μήτε δύνασθαι μήτε σχολὴν ἄγειν λέγειν, ὕστερον δὲ περὶ αὐτοῦ συλλογίζεσθαι.

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Dans l’ineffable, dans l’immédiat, le raisonnement, comme toute parole, est forcément aboli. La suite du texte essaie d’évoquer ce que c’ est que “l’ indicible expérience du contact et de l’illumination,” selon les termes déjà mentionés de Hoffmann, qui les lit, à tort à mon sens, comme l’ évocation d’ “une πίστις unitive qui est le mode de conscience transcendant, pré-noétique et non réflexif, par lequel l’âme éprouve son union parfaite avec l’ Un” et en propose la traduction suivante (je reproduis aussi ses commentaires internes) :22 Car, à ce moment-là (τότε) [où il n’y a plus de conscience réflexive], il faut croire (πιστεύειν) que l’acte de vision se réalise pleinement (ἑωρακέναι), lorsque l’âme perçoit soudainement (ἐξαίφνης) la lumière, car cela [i-e cette lumière] vient de lui et est lui-même (αὐτός). Et à ce moment-là (τότε) il faut penser (νομίζειν) qu’il est présent (παρεῖναι), lorsqu’ il illumine [l’âme] (φωτίσῃ).23 Le texte sans doute est construit sur l’anaphore de τότε, mais il s’ agit du corrélatif de ὅτε, qui, tout naturellement, annonce et met en relief le moment important: il n’indique donc pas le moment où il faut croire ou penser, mais le moment dont il faut penser telle chose: si donc l’ on voulait absolument garder en français l’ordre spécifique et le relief grecs, on aurait plutôt quelque chose comme “car le moment dont il faut croire qu’il est celui où l’ acte de vision se réalise pleinement, c’est celui où…24 Le moment dont il faut penser qu’ il est celui où il est présent, c’est celui où….” En outre l’ anaphore semble mettre sur le même plan, dans des phrases à la structure identique, πιστεύειν et νομίζειν : le second étant à l’évidence un verbe de pensée, il est exclu que celle-ci s’ exerce au moment de l’illumination et sa mise en parallèle incline à tirer πιστεύειν dans le même sens “croire” au sens de “avoir la conviction” et il est pareillement exclu que cela se produise au moment de l’expérience unitive. C’ en est une des conséquences: ce πιστεύειν (Plotin n’emploie pas πίστις) lui est postérieur et ne se confond pas avec elle. La question de l’intervention du πιστεύειν dans l’ expérience unitive se pose de nouveau avec la célèbre description de l’expérience personnelle de Plotin 22 23

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Hoffmann, “La triade chaldaïque,” 469. 5.3.17.27-32 : Τότε δὲ χρὴ ἑωρακέναι πιστεύειν, ὅταν ἡ ψυχὴ ἐξαίφνης φῶς λάβῃ· τοῦτο γάρ – [τοῦτο τὸ φῶς] – παρ’ αὐτοῦ καὶ αὐτός· καὶ τότε χρὴ νομίζειν παρεῖναι, ὅταν (ὥσπερ θεὸς ἄλλος [ὅταν] εἰς οἶκον καλοῦντός τινος ἐλθὼν – non rendu par P.H.) φωτίσῃ· ἢ μηδ’ ἐλθών οὐκ ἐφώτισεν. Si l’ on remet plus platement les mots dans l’ ordre français, cela donne: “il faut croire qu’il y a pleine vision alors, quand…,” c’ est-à-dire rien de plus que “il faut croire qu’il y a pleine vision au moment précis où….”

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qui ouvre le traité 6, Sur la descente de l’âme dans le corps et que mentionne aussi Hoffmann, à plus juste titre, à mon sens.25 Le texte est extrêmement difficile avec une première partie “ascendante,” dont il faut regarder attentivement les temps et les rapports (selon que les participes sont ou non coordonnés), suivie d’une partie descendante qui souligne la redescente et pose le sujet du traité. J’en propose une traduction personnelle, en essayant d’ expliciter le sens circonstanciel des participes non coordonnés (qui ont pour fonction, d’expliciter un aspect du participe qui les précède) :26 Souvent dans le temps où je m’éveille de mon corps à moi-même et où je deviens extérieur à tout le reste et intérieur à moi-même, voyant une si merveilleuse beauté et envahi alors par la certitude la plus absolue d’appartenir au monde supérieur,27 en ce moment où tout à la fois j’ exerce l’activité qui est propre à la vie la meilleure et me trouve réuni au divin et établi en lui,28 parvenu que je suis29 à cette activité suprême en m’étant établi au-dessus de tout autre objet de pensée, après ce repos dans le divin, quand je redescends de l’Intellect au raisonnement, je me demande comment j’ai pu jamais et cette fois encore descendre ainsi…30

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Hoffmann, “La triade chaldaïque,” 469 : “L’on pourrait mentionner aussi le début du Traité 6, où Plotin, évoquant ses expériences d’ union avec l’Intellect, se dit alors “certain” (πιστεύαιν) de participer éminemment à ce monde intelligible, dans lequel il s’installe (ἱδρύειν).” Cette traduction s’ inspire de celle de P. Hadot, excellente, mais peu sensible aux relations entre les participes : “Souvent, m’éveillant de mon corps à moi-même, me trouvant ainsi à l’ extérieur de toutes choses, mais à l’ intérieur de moi, voyant une beauté si merveilleuse, et ayant alors au plus haut point la certitude d’appartenir au monde supérieur, exerçant l’ activité qui est propre à la vie la meilleure, étant devenu une même chose avec le divin, m’ étant fixé en lui, étant parvenu à cette activité suprême en m’étant établi au-dessus de tout autre objet de pensée, après ce séjour dans le divin, quand je redescends de l’Intellect au raisonnement, je me demande comment j’ ai pu jamais et cette fois encore descendre ainsi….” ὁρῶν… καί… πιστεύσας juxtaposés aux participes précédents ἐγειρόμενος καὶ γινόμενος, indiquent en quoi consiste cette coïncidence avec soi-même. ζωήν τε… ἐνεργήσας καί… γεγενημένος καὶ ἱδρυθείς, juxtaposés à πιστεύσας en explicitent à nouveau un aspect, les circonstances dans lesquelles apparaît cette conviction. ἐλθών non coordonné indique le mouvement qui a conduit à l’installation dans le divin. 4.8.1.1-19 : Πολλάκις ἐγειρόμενος εἰς ἐμαυτὸν ἐκ τοῦ σώματος καὶ γινόμενος τῶν μὲν ἄλλων ἔξω, ἐμαυτοῦ δὲ εἴσω, θαυμαστὸν ἡλίκον ὁρῶν κάλλος, καὶ τῆς κρείττονος μοίρας πιστεύσας τότε μάλιστα εἶναι, ζωήν τε ἀρίστην ἐνεργήσας καὶ τῷ θείῳ εἰς ταὐτὸν γεγενημένος καὶ ἐν αὐτῷ ἱδρυθεὶς εἰς ἐνέργειαν ἐλθὼν ἐκείνην ὑπὲρ πᾶν τὸ ἄλλο νοητὸν ἐμαυτὸν ἱδρύσας, μετὰ ταύτην τὴν ἐν τῷ θείῳ στάσιν εἰς λογισμὸν ἐκ νοῦ καταβὰς ἀπορῶ, πῶς ποτε καὶ νῦν καταβαίνω…

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L’emploi de πιστεύειν pose ici un double problème. Sa seule présence d’abord tranche sur les autres passages, car, à l’ évidence, la certitude intervient ici pendant l’expérience unitive, donc en dehors de toute discursivité; par ailleurs il est employé à l’ aoriste alors que tous les participes qui le précèdent sont au présent, en particulier celui auquel il est coordonné (ὁρῶν), ce qui rend le décalage encore plus évident. L’emploi du présent est assez naturel pour suggérer la durée de la contemplation – ou ce qui en est l’ équivalent à un moment où le temps est suspendu – et peut aider à comprendre, par contraste, l’ emploi de l’aoriste qui saisit la certitude au moment où elle surgit, corrélative d’une illumination qui, dans le texte précédent se disait aussi à l’ aoriste, soutenu par l’adverbe “soudain” (ὅταν ἡ ψυχὴ ἐξαίφνης φῶς λάβῃ), et rappelle en grec cette immédiateté que les présents pouvaient masquer. En introduisant ce sentiment de certitude, cette conviction, qui trouvait sans difficulté sa place avant la contemplation pour soutenir la quête ou après la contemplation, pour en tirer les conséquences, à l’intérieur même de celle-ci, Plotin suggère, je crois, une sorte d’aperception intellectuelle immédiate, ou, à tout le moins, une certitude d’appartenir à ce monde supérieur – c’est-à-dire une pleine conscience de sa vraie nature – qui accompagne l’aperception par le νοῦς. Ce lien avec la vision se retrouve dans un dernier texte, tiré du traité 30, Sur la contemplation, où, pour une fois, on n’a pas que le verbe, mais aussi le substantif: Car l’âme se tient alors tranquille et elle ne cherche rien car elle est comblée; et la contemplation qui en est à ce stade reste en elle-même, avec la certitude de la possession. Et plus évidente est cette certitude, plus tranquille est la contemplation, en ce qu’elle progresse vers l’ unité et où ce qui connaît, autant qu’il connaît… va vers l’ unité avec l’ objet connu.31 Dans ce moment de repos et de plénitude, les expressions descriptives employées pour la contemplation, pour être formellement très simples, ne sont pas des plus simples à comprendre dans leur dépouillement : εἴσω κεῖται suggère à 31

3.8.6.12-17 : Τότε γὰρ καὶ ἡσυχίαν ἄγει καὶ οὐδὲν ζητεῖ ὡς πληρωθεῖσα, καὶ ἡ θεωρία ἡ ἐν τῷ τοιούτῳ τῷ πιστεύειν ἔχειν εἴσω κεῖται. Καὶ ὅσῳ ἐναργεστέρα ἡ πίστις, ἡσυχαιτέρα καὶ ἡ θεωρία, ᾗ μᾶλλον εἰς ἓν ἄγει, καὶ τὸ γινῶσκον ὅσῳ γινώσκει… εἰς ἓν τῷ γνωσθέντι ἔρχεται (ma traduction – celle d’ E. Bréhier dans la CUF ne trahit sans doute pas la pensée de Plotin, mais me semble très lointaine : “Alors l’ âme cesse de s’ agiter; elle ne cherche lus rien, elle est comblée ; alors, sa contemplation reste en elle-même et elle est sûre de la posséder; plus cette assurance est claire, plus calme est la contemplation, et plus d’unité elle introduit dans l’ âme ; alors toute la partie par laquelle l’ âme connaît ne fait plus qu’un avec l’objet connu”).

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la fois le repos et cette concentration intérieure, qui exclut désormais toute distraction extérieure; elle s’accompagne d’un sentiment de certitude qui à nouveau n’est pas exprimé par πιστεύειν seul, mais par πιστεύειν ἔχειν, où l’ emploi absolu de ἔχειν ne peut manquer de frapper. Aucun objet particulier ne se détache mais il y a, avec la plénitude, un sentiment de tout avoir qui se simplifie en sentiment d’avoir. La phrase suivante montre en effet la disparition de toute altérité et la progression vers l’unité en associant étroitement l’ évidence de cette certitude et le repos de la contemplation. On ne saurait donc nier l’existence de germes unitifs chez Plotin, mais on reste très loin de Proclus et il ne semble pas que la πίστις change véritablement de nature suivant le moment où elle se produit; peut-être s’ épure-t-elle dans la remontée en se détachant de tout contenu discursif, mais cela ne donne pas un concept de foi supra-rationnelle particulier, d’autant que le substantif est rarement employé et que Plotin marque une nette prédilection pour le verbe. Ce qui est en jeu, c’est une forme de certitude qui participe de la concentration sur soi où intériorisation et unification vont de pair, et qui peut intervenir, semblet-il, à chaque niveau de la remontée, au point de départ pour affermir l’ élan, au cœur même de la contemplation au moment de l’ illumination et enfin comme fruit conservé au terme de la redescente. Elle s’ inscrit dans une approche de l’ Intelligible proprement platonicienne, mais avec une innovation non négligeable, l’adjonction d’un niveau supérieur à l’Intelligible, celui de l’ Un absolu, qui devient le niveau inatteignable, “ouvrant” en quelque sorte le niveau inférieur au νοῦς humain et donnant ainsi une importance majeure à la démarche contemplative, toutes choses qui sont inconnues de Plutarque. 1.3 L’approche du divin selon Plutarque Plutarque, comme Plotin, conserve l’idée d’un mouvement, qui peut être conversion vers l’Être, mais il développe peu ce que pourrait être la démarche contemplative et l’atteinte de l’Intelligible, impossible à l’ âme humaine, selon lui, aussi longtemps qu’elle est incarnée. Sans doute distingue-t-il nettement le νοῦς du reste de l’âme, expliquant dans le De genio qu’ il constitue la partie inaccessible à la corruption “qui est appelée νοῦς par le commun des hommes, persuadés que cet élément se trouve à l’intérieur d’ eux-mêmes,” avant de rectifier, “les gens qui pensent juste (οἱ ὀρθῶς ὑπονοοῦντες) sentent qu’ il est extérieur à l’homme,” et il voit dans ce νοῦς la partie divine, celle qui, dans l’ espèce de complément en marge du Timée que constitue la fin du mythe de Sylla,32 est donnée par le Soleil, celle qui, seule, peut atteindre l’ Intelligible, mais ne pourra

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Voir supra ch. 16.

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le faire qu’une fois sortie du corps, puis libérée de l’ âme, après la mort. Plutarque a une telle conscience de ces limites que, même dans le mythe, alors que Thespésios a τὸ φρονοῦν, la partie pensante de l’ âme, qui n’est autre chose que le νοῦς, dégagé du corps (De sera num. 563E1), elles perdurent. Pas plus que le démon qui guide Timarque n’a, selon ses propres dires, de rapport avec le monde d’en-haut, qui appartient à d’autres dieux (De genio 591A5-7), le cousin qui guide Thespésios ne peut lui montrer l’oracle d’ Apollon, car, explique-t-il, “la partie terrestre de ton âme ne peut progresser plus haut ni se relâcher de la tension vers le bas due au corps.”33 L’approche de l’Intelligible, nécessairement asymptotique, se fait essentiellement par la connaissance, par la voie de la philosophie, et le traité de référence à cet égard est le De Iside et Osiride, qui s’ ouvre sur l’ affirmation que la meilleure chose à demander à la divinité est, dans la mesure où cela est possible à l’homme, d’atteindre à la connaissance de soi,34 mais il précise aussitôt que de l’intelligence et de la pensée (νοῦ καὶ φρονήσεως), la divinité ne nous donne qu’une part et qu’elle seule dispose de la plénitude et doit sa supériorité souveraine à la science et la sagesse (ἐπιστήμῃ καὶ σοφίᾳ). Revenant à l’ homme, il poursuit: C’est pourquoi c’est aspiration à la divinité que le désir de la vérité, et surtout de celle qui concerne les dieux, dont l’ étude et la recherche est comme la prise en charge35 de choses sacrées, tâche plus sainte que toute lustration et tout service sacerdotal et qui complaît tout particulièrement 33 34 35

De sera num. 566D1-3: ἀνωτέρω γὰρ οὐκ ἐπιδίδωσιν οὐδὲ χαλᾷ τὸ τῆς ψυχῆς ἐπίγειον ἀλλὰ κατατείνει τῷ σώματι προσηρτημένον. De Is. et Os. 351C2-4 : μάλιστα δὲ τῆς περὶ αὐτῶν ἐπιστήμης ὅσον ἐφικτόν ἐστιν ἀνθρώποις μετιόντες εὐχόμεθα τυγχάνειν. La traduction d’ ἀνάληψις est des plus délicates: H. Görgemanns, Plutarch, Drei Religionsphilosophische Schriften, restant au plus près du sens du mot, rend par “das Übernehmen heiliger Güter;” Froidefond, Plutarque, Œuvres morales, aboutit à “sa Révélation” par des chemins qui demeurent obscurs et que n’éclaire guère la note où il se contente d’indiquer “Allusion aux Mystères;” la suite, où il détaille les rapports de la philosophie et de la pratique, ne dit rien d’ un emploi spécifique aux Mystères du mot ἀνάληψις qui expliquerait sa traduction ; F.C. Babbitt, Plutarch. Moralia, V (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1936) choisit “the consideration of sacred subjects,” sens extrêmement lointain. Les sens possibles sont “prise en charge” (d’ une fonction, d’une tâche), acquisition (de connaissances : cf. De tranq. an. 472B6), recouvrement (de la mémoire, de la santé etc.: cf. An seni 797B11). On peut donc hésiter entre la “prise en charge,” sens qui s’accorde assez bien avec l’ apposition d’ ἔργον, ou le “recouvrement,” qui peut-être rapprocherait d’une certaine démarche des initiés ( ?). On a un passage assez proche pour le sens dans le fr. du περὶ ἡσυχίας (143 Sandbach) qui distingue deux formes de φρόνησις: λέγω δ’ οὐ τὴν καπηλικὴν καὶ ἀγοραίαν, ἀλλὰ τὴν μεγάλην, ἥτις ἐξομοιοῖ θεῷ τὸν αὐτὴν ἀναλαβόντα, mais l’absence

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à la déesse que tu sers, déesse éminemment sage et philosophe, dont l’affinité particulière avec le savoir et la science semble bien attestée par son nom.36 Donnant implicitement à la divinité par l’emploi de διό le rôle de modèle, qu’ il souligne dans le De sera numinis vindicta (550CD), Plutarque met en valeur en tête de phrase l’aspiration à la divinité, c’est-à-dire le désir de s’ approcher de ce qui est propre à Dieu, l’emploi de θειότης mettant encore un bémol à ce qui peut être considéré comme une interprétation personnelle de l’ ὁμοίωσις θεῷ, limitée à l’atteinte d’une certaine qualité divine.37 Le modèle donné au paragraphe précédent était le roi des Dieux: conformément au sujet et à la personnalité de la destinataire, Cléa, archèis des Thyades à Delphes, Plutarque introduit alors Isis et la met en relation étroite avec le savoir grâce à un jeu étymologique avec la forme ἰσ- que prend par évolution phonétique la racine *wid dans des formes comme ἴσμεν.38 La tâche du vrai Isiaque, précise-t-il un peu plus loin, est de chercher par le logos et la philosophie la vérité incluse dans les rituels (352C). Cependant, même à travers des interprétations pieuses et philosophiques qui permettront d’atteindre ce qui complaît le plus aux dieux, il ne faut pas songer à avoir davantage qu’une “opinion vraie à leur sujet” (ἀληθῆ δόξαν περὶ θεῶν, 355C10) – ce qui est évidemment incommensurable avec l’ effort de ressaisissement du divin en soi par Plotin. On peut néanmois tenter de préciser les voies par lesquelles parvenir à ce qui est accessible à l’homme, c’est-à-dire l’aide de la philosophie. Un peu plus loin, à partir de l’universelle reconnaissance de la divinité, Plutarque précise: De même que le soleil, la lune, le ciel, la terre et la mer, qui sont communs à tous, sont nommés différemment selon les peuples, pour la Raison unique qui les ordonne, la Providence unique qui en a la charge et les

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de référence aux choses sacrées ne permet pas de conclure pour notre passage et le sens obvie est “celui qui l’ a acquise.” De Is. et Os. 351E5-F1 : διὸ θειότητος ὄρεξίς ἐστιν ἡ τῆς ἀληθείας μάλιστα δὲ τῆς περὶ θεῶν ἔφεσις, ὥσπερ ἀνάληψιν ἱερῶν τὴν μάθησιν ἔχουσα καὶ τὴν ζήτησιν, ἁγνείας τε πάσης καὶ νεωκορίας ἔργον ὁσιώτερον, οὐχ ἥκιστα δὲ τῇ θεῷ ταύτῃ κεχαρισμένον, ἣν σὺ θεραπεύεις ἐξαιρέτως σοφὴν καὶ φιλόσοφον οὖσαν, ὡς τοὔνομά γε φράζειν ἔοικε παντὸς μᾶλλον αὐτῇ τὸ εἰδέναι καὶ τὴν ἐπιστήμην προσήκουσαν. Le texte du De sera num. est aussi une variation sur ce thème, puisqu’il présente la vertu humaine que promeut la divinité comme ἐξομοίωσιν οὖσαν ἁμωσγέπως πρὸς αὑτόν (550D23). Cf. P. Chantraine, Morphologie historique du grec (Paris: Klincksieck, 21973 [1961]) 189-190.

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puissances qui, au dessous d’elle, sont affectées à chaque chose, ont été adoptés chez les différents peuples, en accord avec leurs coutumes, des cultes et des noms différents, dont on use comme de symboles consacrés, les uns plus obscurs, les autres plus limpides, frayant ainsi à la pensée la route du divin, non sans quelque risque: certains en effet se fourvoient complètement et glissent dans la superstition ; d’ autres, fuyant les fondrières de la superstition, vont à l’opposé se jeter, sans y prendre garde, dans le gouffre de l’athéisme. Aussi devons-nous, en ce domaine plus qu’en tout autre prendre pour mystagogue le raisonnement philosophique et méditer pieusement sur tout ce qui s’y dit et fait.39 Si ce texte parle bien d’unité et de diversité, c’est au niveau du monde : unité générale assurée par la Providence et diversité, dans le sensible, des usages répandus à travers l’ oikoumenè, qui renvoient à cette unité et ouvrent un chemin (ὁδηγοῦντες), mais qui n’est pas sans risque. Tel n’est pas le cas d’ une autre voie possible – signalée par Platon et qu’on ne trouve pas dans ce texte, mais dans le De sera numinis vindicta –,40 la contemplation des beautés de la nature et de l’ordre céleste, car dans celle-ci, la mise en ordre divine est elle-même une sorte de guide, alors que dans le maquis des coutumes, il faut un guide supérieur pour ne pas s’égarer, un mystagogue. La référence aux Mystères, qui peut remonter aussi haut que le discours de Diotime dans le Banquet, est cette foisci explicite et l’exégèse des vêtements sacrés permet de la préciser, opposant le vêtement d’Isis, multicolore, et le vêtement d’Osiris, de la couleur uniforme de la lumière et qui ne sert qu’une fois: le sensible, en effet, étant utilisable et à portée de main, se déploie et s’offre aux regards sous mille aspects différents, au gré de changements successifs, alors que l’aperception de l’intelligible dans son absolue pureté illumine l’âme en un éclair et le lui rend d’un seul coup tangible et visible.

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De Is. et Os. 377F1-378B1: ἀλλ’ ὥσπερ ἥλιος καὶ σελήνη καὶ οὐρανὸς καὶ γῆ καὶ θάλασσα κοινὰ πᾶσιν, ὀνομάζεται δ’ ἄλλως ὑπ’ ἄλλων, οὕτως ἑνὸς λόγου τοῦ ταῦτα κοσμοῦντος καὶ μιᾶς προνοίας ἐπιτροπευούσης καὶ δυνάμεων ὑπουργῶν ἐπὶ πάντα τεταγμένων ἕτεραι παρ’ ἑτέροις κατὰ νόμους γεγόνασι τιμαὶ καὶ προσηγορίαι, καὶ συμβόλοις χρῶνται καθιερωμένοις οἱ μὲν ἀμυδροῖς οἱ δὲ τρανοτέροις, ἐπὶ τὰ θεῖα τὴν νόησιν ὁδηγοῦντες οὐκ ἀκινδύνως· ἔνιοι γὰρ ἀποσφαλέντες παντάπασιν εἰς δεισιδαιμονίαν ὤλισθον, οἱ δὲ φεύγοντες ὥσπερ ἕλος τὴν δεισιδαιμονίαν ἔλαθον αὖθις ὥσπερ εἰς κρημνὸν ἐμπεσόντες τὴν ἀθεότητα. Διὸ δεῖ μάλιστα πρὸς ταῦτα λόγον ἐκ φιλοσοφίας μυσταγωγὸν ἀναλαβόντας ὁσίως διανοεῖσθαι τῶν λεγομένων καὶ δρωμένων ἕκαστον (trad. de Froidefond). De sera num. 550D7-E2.

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Aussi Platon et Aristote qualifient-ils d’époptique cette partie de la philosophie, parce que ceux qui, échappant grâce à la raison à ce domaine de l’opinion, des mixtes, du divers, s’élancent jusqu’ au primordial, à l’indivisible et à l’immatériel et entrant en contact, totalement, avec la pure vérité qui lui appartient, pensent posséder, comme au terme d’ une initiation, la philosophie dans son achèvement suprême.41 L’ évocation de l’aperception soudaine de l’Intelligible pur, qui correspond à ce que s’efforce d’atteindre et que parfois atteint Plotin, s’ inspirerait d’ après J. Hani de la Lettre 7 de Platon. Le rapport est assez lointain, mais c’ est peutêtre justement cette distance qui rend la comparaison intéressante dans son inexactiude: Et lorsque, à grand peine, sont frottés les uns contre les autres chacun de ces facteurs, noms et définitions, visions et sensations, lorsqu’ ils sont mis à l’épreuve par des réfutations bienveillantes et des questions et réponses où l’envie n’a pas de part, vient tout à coup briller sur chaque chose la lumière de la sagesse et de l’intelligence, avec l’ intensité que peuvent supporter les forces humaines.42 Le point commun vient de la belle image de l’illumination utilisée pour suggérer le moment où en effet tout s’éclaire dans l’esprit, mais tout le début du texte montre que l’on est dans le cadre de la méthode et du dialogue socratiques, avec recherche en commun et pratique de l’ elenchos. Ce n’est pas la même chose que la partie ultime de la philosophie évoquée dans le De Iside et Osiride et qualifiée d’“époptique” sous l’égide de Platon et Aristote,43 pas plus que le contact évoqué par Plutarque n’est celui, tout intérieur, qu’ obtient Plotin. 41

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De Is. et Os. 382D2-E2: ἐν χρήσει γὰρ τὰ αἰσθητὰ καὶ πρόχειρα ὄντα πολλὰς ἀναπτύξεις καὶ θέας αὑτῶν ἄλλοτ’ ἄλλως ἀμειβομένων δίδωσιν· ἡ δὲ τοῦ νοητοῦ καὶ εἰλικρινοῦς καὶ ἁπλοῦ νόησις ὥσπερ ἀστραπὴ διαλάμψασα τῆς ψυχῆς ἅπαξ ποτὲ θιγεῖν καὶ προσιδεῖν παρέσχε. Διὸ καὶ Πλάτων (Smp. 210A) καὶ Ἀριστοτέλης ἐποπτικὸν τοῦτο τὸ μέρος τῆς φιλοσοφίας καλοῦσιν, καθ’ ὅσον οἱ τὰ δοξαστὰ καὶ μικτὰ καὶ παντοδαπὰ ταῦτα παραμειψάμενοι τῷ λόγῳ πρὸς τὸ πρῶτον ἐκεῖνο καὶ ἁπλοῦν καὶ ἄυλον ἐξάλλονται καὶ θιγόντες ἀληθῶς τῆς περὶ αὐτὸ καθαρᾶς ἀληθείας οἷον ἐν τελετῇ τέλος ἔχειν φιλοσοφίας νομίζουσι (trad. de Froidefond légèrement modifiée); la dernière phrase est une correction de Reiske, les manuscrits portent ἐντελῆ τέλος ἔχειν φιλοσοφίαν. Epist. 7, 344B3-C1 : μόγις δὲ τριβόμενα πρὸς ἄλληλα αὐτῶν ἕκαστα, ὀνόματα καὶ λόγοι ὄψεις τε καὶ αἰσθήσεις, ἐν εὐμενέσιν ἐλέγχοις ἐλεγχόμενα καὶ ἄνευ φθόνων ἐρωτήσεσιν καὶ ἀποκρίσεσιν χρωμένων, ἐξέλαμψε φρόνησις περὶ ἕκαστον καὶ νοῦς, συντείνων ὅτι μάλιστ’ εἰς δύναμιν ἀνθρωπίνην (trad. de L. Brisson légèrement modifiée). Sur l’ emploi, devenu traditionnel, d’ un vocabulaire et d’images mystériques, C. Riedweg,

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Non seulement il suppose un élan vers le primordial, et non une concentration sur soi, et n’aboutit à aucune coïncidence unifiante avec la pure vérité, mais en outre sa réussite semble atténuée par l’emploi de νομίζουσι. L’atténuation, en tout cas, intervient peu après dans la suite du texte: cette atteinte “ici-bas” (382F2), “par le truchement de la philosophie” (382F4) ne peut être qu’imparfaite, car l’Être ne peut être atteint que par l’ âme libérée; alors, pour suivre le développement des images, il n’ est plus besoin de mystagogue, de guide d’initiation, mais d’un guide tout court, comme l’ est Zeus dans le ciel du Phèdre (246E4): “alors ce dieu [sc. Osiris] est bien leur guide et leur roi, et elles (sc. les âmes) sont suspendues à lui, dans la contemplation et le désir à jamais inassouvis d’une beauté ineffable et inexprimable pour l’homme.”44 Rien ne peut être dit de cette contemplation, que la permanence du désir, que mettait déjà en avant l’ expression ὄρεξις θειότητος et dont Platon a été le premier à montrer toute l’importance : les approximations d’ici-bas trouvent de même une expression approximative, vocabulaire mystérique, esquisse d’extase mystique, images de lumière, allusions à une vision, un contact, une présence. Ce chemin extérieur, suggestif, est évidemment tout différent de la quête intérieure de Plotin. Une autre différence, liée et importante, oppose la solitude de la démarche plotinienne, dont le but est de “fuir seul vers le seul,”45 à la prédilection de Plutarque pour la recherche en commun, dans la droite ligne de la pratique platonicienne, et qui se marque précisément dans la rédaction de dialogues qui nous intéresse dans ce volume. Dans la réflexion philosophique, la “πίστις en quelque chose” peut intervenir aux prémisses et là encore la différence est sensible. Chez le néoplatonicien, elle soutient celui qui a choisi la voie de l’ enseignement et l’aide dans son cheminement, elle est certitude des vérités philosophiques; chez Plutarque elle apparaît dans des mises en garde initiales et pose en quelque sorte les postulats à partir desquels la réflexion peut se développer, mais qu’elle ne saurait remettre en cause : confiance en la Providence, menacée par les délais de la Justice divine (De sera numinis vindicta 549B), mise en cause par la relation établie entre déclin des oracles (De defectu oraculo-

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Mysterienterminologie bei Platon, Philon und Klemens von Alexandrien (Berlin / New York: De Gruyter, 1987). De Is. et Os. 383A1-4: οὗτος αὐταῖς ἡγεμών ἐστι καὶ βασιλεὺς ὁ θεὸς ἐξηρτημέναις ὡς ἂν ἀπ’ αὐτοῦ καὶ θεωμέναις ἀπλήστως καὶ ποθούσαις τὸ μὴ φατὸν μηδὲ ῥητὸν ἀνθρώποις κάλλος; sur la permanence du désir, voir aussi Enn. 5.8.4.27sq., qui est une très belle réinterprétation des êtres supérieurs qui ignorent la fatigue. Ce sont significativement les mots, φυγὴ μόνου πρὸς μόνον, réécriture de la formule du Théétète, sur lesquels Porphyre a choisi de clore les Énnéades 4.9.11.50-51.

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rum 413D46) ou détérioration du style (De Pythiae oraculis 402B) et abandon par la divinité. Une telle confiance a plus à voir avec la notion commune de la divinité – pour reprendre les catégories mises en avant par Proclus – qui, pour Plutarque, implique la bonté, qu’avec une foi supra-rationnelle, sans parler de la conviction, si fortement affirmée dans les Lois, de l’ existence de Dieu, promu, contre Protagoras, mesure de toute choses. La πίστις intervient ainsi dans le domaine éthique et existentiel. Avec l’ εὐλάβεια elle est une composante de la piété (εὐσέβεια), le concept sans doute le plus approprié pour cerner la “religion” de Plutarque. L’homme pieux a à trouver un équilibre entre “croire n’importe quoi” (πιστεύειν), c’est-à-dire céder à la crédulité superstitieuse, et “douter de tout” (ἀπιστεῖν), c’est-à-dire donner dans l’ incrédulité totalement athée:47 là aussi il y a un chemin à se frayer.

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La piété ici-bas: autour de la tétrade πίστις, ἀλήθεια, ἔρως, ἐλπίς, un itinéraire?

Pour essayer de cerner cette piété, la comparaison avec Plotin n’est plus opérante et cette impossibilité est de soi révélatrice d’ un rapport différent chez l’ un et l’autre entre vie et philosophie: pour Plotin, qui a choisi une vie purement contemplative, elles se confondent, ainsi qu’en témoigne la biographie de son élève Porphyre, alors que Plutarque, quelque importance qu’ il lui attache, a choisi, à l’exemple de son maître Ammonios, une vie mixte, où la dimension pratique, le service de la cité, la famille et le cercle amical, ont une large place. La piété et le sentiment de la présence divine y prennent une forme qui ne se limite pas à la pieuse réflexion exaltée dans le De Iside et Osiride et, pour essayer d’avoir, pour comparaison, une idée de la piété vécue des Néoplatonciens, on peut regarder, à partir de Porphyre, comment un certain cheminement spirituel s’inscrit en particulier dans la triade chaldaïque, πίστις, ἀλήθεια, ἔρως, qui “donne forme chez les hommes et en particulier dans le “je” du philosophe, à une manifestation de religion personnelle, qui s’ exprime dans l’ étude et la prière,” selon les termes de Ph. Hoffmann, qui lui a consacré deux longues études qui vont me servir de point de départ.48 Par rapport à Platon, la prière

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Le mot πίστις n’ apparaît pas dans ce passage, mais la mise en cause de la divinité – c’està-dire le sens fondamental de tous ces passages – y est des plus nets. Cam. 6.6 ; voir aussi Alex. 75.2 et De sera num. 549E6. Hoffmann, “La triade chaldaïque,” et “Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis”: je reconnais très volontiers mon immense dette à son remarquable travail et je m’appuierai sur ses analyses.

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change de nature: celle que met en avant l’Athénien, c’ est la prière pratiquée dans le culte de la cité. On la trouve ainsi dans les Lois parmi les éléments devant incliner l’esprit des enfants à croire à l’existence des dieux (887D) ou pour définir “la conduite qui plaît à Dieu et s’accorde avec lui” (716C1) ;49 elle y est à chaque fois intégrée à la liste des actes qui constituent le service des dieux et n’a pas de dimension personnelle. La même chose se retrouve pour Plutarque dénonçant l’incohérence de Colotès, qui a reconnu l’ importance de “la conception des dieux,” la δόξα περὶ θεῶν, dans l’établissement d’ une cité, laquelle est liée à toute une série d’actes cultuels, en tête desquels figurent les prières.50 S’ appuyant sur le rappel par Socrate de la nécessité de commencer la recherche en invoquant les dieux par une prière au début de l’ exposé du Timée,51 ce qui est une manière de souligner l’importance du sujet que l’ on retrouverait par exemple, adaptée au contexte, au début du De Iside et Osiride, lorsque Plutarque indique que ce dont nous prions par-dessus tout les dieux, et eux seuls, c’ est de nous accorder de les connaître,52 Proclus détache du contexte la notion de prière pour mettre en avant son rôle dans la remontée de l’ âme :53

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Lg. 716D6-E1 : Τίς οὖν δὴ πρᾶξις φίλη καὶ ἀκόλουθος θεῷ… τῷ μὲν ἀγαθῷ θύειν καὶ προσομιλεῖν ἀεὶ τοῖς θεοῖς εὐχαῖς καὶ ἀναθήμασιν καὶ συμπάσῃ θεραπείᾳ θεῶν κάλλιστον καὶ ἄριστον καὶ ἀνυσιμώτατον πρὸς τὸν εὐδαίμονα βίον καὶ δὴ καὶ διαφερόντως πρέπον. Adv. Col., 1125D5-E8 : ἀλλὰ μὴν ἧς γε καὶ Κωλώτης ἐπαινεῖ διατάξεως τῶν νόμων πρῶτόν ἐστιν ἡ περὶ θεῶν δόξα καὶ μέγιστον, ᾗ καὶ Λυκοῦργος Λακεδαιμονίους καὶ Νομᾶς Ῥωμαίους καὶ Ἴων ὁ παλαιὸς Ἀθηναίους καὶ Δευκαλίων Ἕλληνας ὁμοῦ τι πάντας καθωσίωσαν, εὐχαῖς καὶ ὅρκοις καὶ μαντεύμασι καὶ φήμαις ἐμπαθεῖς πρὸς τὰ θεῖα δι’ ἐλπίδων ἅμα καὶ φόβων καταστήσαντες. Εὕροις δ’ ἂν ἐπιὼν πόλεις ἀτειχίστους, ἀγραμμάτους, ἀβασιλεύτους, ἀοίκους, ἀχρημάτους, νομίσματος μὴ δεομένας, ἀπείρους θεάτρων καὶ γυμνασίων· ἀνιέρου δὲ πόλεως καὶ ἀθέου, μὴ χρωμένης εὐχαῖς μηδ’ ὅρκοις μηδὲ μαντείαις μηδὲ θυσίαις ἐπ’ ἀγαθοῖς μηδ’ ἀποτροπαῖς κακῶν οὐδείς ἐστιν οὐδ’ ἔσται γεγονὼς θεατής· ἀλλὰ πόλις ἄν μοι δοκεῖ μᾶλλον ἐδάφους χωρὶς ἢ πολιτεία τῆς περὶ θεῶν δόξης ὑφαιρεθείσης παντάπασι σύστασιν λαβεῖν ἢ λαβοῦσα τηρῆσαι. Ti. 27B7: σὸν οὖν ἔργον λέγειν ἄν, ὦ Τίμαιε, τὸ μετὰ τοῦτο, ὡς ἔοικεν, εἴη καλέσαντα κατὰ νόμον θεούς, et la réponse de Timée, qui approuve vivement cet appel nécessaire. De Is. et Os. 351C1-4 : Πάντα μέν, ὦ Κλέα, δεῖ τἀγαθὰ τοὺς νοῦν ἔχοντας αἰτεῖσθαι παρὰ τῶν θεῶν, μάλιστα δὲ τῆς περὶ αὐτῶν ἐπιστήμης ὅσον ἐφικτόν ἐστιν ἀνθρώποις μετιόντες εὐχόμεθα τυγχάνειν παρ’ αὐτῶν ἐκείνων ; il est à noter que αἰτεῖσθαι et εὔχεσθαι se répondent, ce qui ne va pas dans le sens d’ une interprétation particulièrement religieuse du second; autres prières initiales, plus littéraires que religieuses à mon sens: Con. praec. 138C (κοινὸν ἀμφοτέροις πέμπω δῶρον, εὐχόμενος τῇ Ἀφροδίτῃ τὰς Μούσας παρεῖναι καὶ συνεργεῖν) ou Amatorius 749A (μόνον εὐχώμεθα τῇ μητρὶ τῶν Μουσῶν ἵλεω παρεῖναι καὶ συνανασῴζειν τὸν μῦθον). Sur la reconstruction d’ une importance de la prière personnelle chez Plutarque par M. Zambon, Porphyre et le Moyen-Platonisme (Paris : Vrin, 2002) 47-67, en part. 56sq., qui me paraît multiplier les petites touches fausses aboutissant à un tableau final qui ne l’est pas moins, et les conclusions qu’ il en tire sur la personnalité de Plutarque, voir infra mes remarques conclusives. Analyse détaillée par Hoffmann, “Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis,” 295-301.

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Et c’est bien là le terme suprême de la vraie prière, afin qu’ elle rattache le retour à la permanence initiale, qu’elle rétablisse dans l’ unité du Divin tout ce qui en est sorti, qu’elle enveloppe de la Lumière divine la lumière qui est en nous. Elle n’est certes donc pas petite, la contribution de la prière à l’entière remontée de l’âme, et il n’est pas vrai non plus que, si l’on possède la vertu, on n’a pas besoin des biens qui viennent en plus du fait de la prière. Tout au contraire, c’est par la prière et avec elle que s’accomplit la remontée, et le couronnement de la vertu, c’est la piété envers les dieux.54 Il en tire en conséquence un certain nombre de devoirs de celui qui veut prier γενναίως: se rendre les dieux propices et tout ensemble réveiller en lui-même ses notions sur les dieux – car le souvenir de la douceur des dieux est ce qui nous incite tout d’abord à participer à leur être – ; s’ attacher sans interruption au service de la divinité… maintenir inébranlable la belle ordonnance des œuvres chères aux dieux, se proposer les vertus qui purifient du créé et font remonter vers Dieu, et la Foi, la Vérité et l’ Amour, cette admirable triade, et l’espérance des (vrais) biens, une immuable réceptivité à l’ égard de la Lumière divine, l’extase enfin qui nous sépare de toutes les autres occupations, pour que l’on s’unisse seul à dieu seul.55 Commencé sur les points importants d’un chemin vers la participation à la divinité (se propitier les dieux, penser à eux, les servir), l’ itinéraire me paraît prendre discrètement des allures de combat, à travers la position à tenir sans

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In Ti. 1.211.28-212, 6 : Καὶ τοῦτο πέρας ἐστὶ τὸ ἄριστον τῆς ἀληθινῆς εὐχῆς, ἵνα ἐπισυνάψῃ τὴν ἐπιστροφὴν τῇ μονῇ καὶ πᾶν τὸ προελθὸν ἀπὸ τοῦ τῶν θεῶν ἑνὸς αὖθις ἐνιδρύσῃ τῷ ἑνὶ καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φῶς τῷ τῶν θεῶν φωτὶ περιλάβῃ. Οὐκ ἄρα σμικρόν τι μόριόν ἐστιν ἡ εὐχὴ τῆς ὅλης ἀνόδου τῶν ψυχῶν οὐδὲ ὁ τὴν ἀρετὴν ἔχων ἀπροσδεής ἐστι τῶν ἀγαθῶν τῶν ἀπὸ τῆς εὐχῆς προσγινομένων, ἀλλὰ πᾶν τοὐναντίον ἡ ἄνοδος δι’ αὐτῆς ἐπιτελεῖται καὶ μετὰ ταύτης καὶ τὸ κεφάλαιον τῆς ἀρετῆς ἡ περὶ θεούς ἐστιν ὁσιότης (trad. de Festugière). In Ti. 1.212.12-24 : Δεῖ δὴ οὖν τὸν γενναίως ἀντιληψόμενον τῆς εὐχῆς ἵλεώς τε ποιεῖσθαι τοὺς θεοὺς καὶ ἀνεγείρειν ἐν ἑαυτῷ τὰς περὶ θεῶν ἐννοίας – τὸ γὰρ προσηνὲς τῶν κρειττόνων πρώτιστόν ἐστιν ὁρμητήριον τῆς μετουσίας αὐτῶν – καὶ ἀδιαλείπτως ἔχεσθαι τῆς περὶ τὸ θεῖον θρησκείας… καὶ τὴν τάξιν τῶν θείων ἔργων ἀσάλευτον φυλάττειν ἀρετάς τε ἀπὸ τῆς γενέσεως καθαρτικὰς καὶ ἀναγωγοὺς προβεβλῆσθαι καὶ πίστιν καὶ ἀλήθειαν καὶ ἔρωτα, ταύτην ἐκείνην τὴν τριάδα, καὶ ἐλπίδα τῶν ἀγαθῶν ἄτρεπτόν τε ὑποδοχὴν τοῦ θείου φωτὸς καὶ ἔκστασιν ἀπὸ πάντων τῶν ἄλλων ἐπιτηδευμάτων, ἵνα μόνος τις τῷ θεῷ μόνῳ συνῇ (trad. de Festugière).

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faiblir (“maintenir l’ordonnance” rend τὴν τάξιν φυλάττειν, qui s’ emploie aussi dans le vocabulaire militaire) et peut-être le bouclier des vertus cathartiques et anagogiques, puisque προβεβλῆσθαι peut signifier, de façon abstraite, “se proposer,” mais indique plus généralement ce que l’ on met devant soi : les vertus peuvent alors servir à la fois de protection et de guide. Le but en tout cas est bien identique à celui de Plotin, dont Porphyre a fait le dernier mot des Énnéades :56 l’ union du seul avec le seul. La triade, enrichie ici du quatrième élément, l’ espérance, peut-être originel, mais plus facilement détachable, est rangée, comme l’ a montré de façon convaincante Hoffmann, dans un ordre descendant : l’ impulsion est donnée par ἔρως, comme pour Platon, l’âme atteint l’ ἀλήθεια, et finalement s’ unit aux Hénades par la πίστις. Cet ordre, qui est aussi celui de Jamblique,57 intervertit l’ordre établi par Porphyre, lorsqu’il dessine un itinéraire très précis à l’ intention de son épouse Marcella, dans la sorte de bréviaire spirituel que constitue la lettre qu’il lui adresse:58 Quatre éléments doivent prévaloir concernant la divinité : la foi, la vérité, l’amour, l’espérance. Car il faut avoir foi que le seul salut est de se tourner vers Dieu et, à partir de cette foi, s’attacher le plus possible à connaître la vérité, puis à partir de cette connaissance, se prendre d’ amour pour ce qui est connu, et à partir de cet amour, nourrir son âme des meilleures espérances tout au long de sa vie, car c’est par de bonnes espérances que les bons l’emportent sur les méchants.59 L’ accent mis sur la progression grâce à la reprise systématique de participes aoristes (que j’ai rendus par “à partir de…”) mérite d’ être soulignée, mais ce qui nous intéresse le plus, ce sont les deux éléments extrêmes: comme chez Plotin, la πίστις reste le point d’appui nécessaire60 à l’ origine de la quête et elle est liée à des convictions tout à fait platoniciennes, la conversion vers dieu

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Voir supra n. 45. Analysé par Hoffmann, “Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis,” 287-295. Analysé par Hoffmann, “Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis,” 267-271. Ad Marcellam 24 : Τέσσαρα στοιχεῖα μάλιστα κεκρατύνθω περὶ θεοῦ· πίστις, ἀλήθεια, ἔρως, ἐλπίς. πιστεῦσαι γὰρ δεῖ ὅτι μόνη σωτηρία ἡ πρὸς τὸν θεὸν ἐπιστροφή, καὶ πιστεύσαντα ὡς ἔνι μάλιστα σπουδάσαι τἀληθῆ γνῶναι περὶ αὐτοῦ, καὶ γνόντα ἐρασθῆναι τοῦ γνωσθέντος, ἐρασθέντα δὲ ἐλπίσιν ἀγαθαῖς τρέφειν τὴν ψυχὴν διὰ τοῦ βίου. ἐλπίσι γὰρ ἀγαθαῖς οἱ ἀγαθοὶ τῶν φαύλων ὑπερέχουσι. (ma traduction). Sur un plan différent, la patrios pistis de l’Érotikos était aussi comparée à une base (ἕδρα τις καὶ βάσις, 756B8), mais elle intervenait comme élément extérieur à prendre en compte et sur lequel bâtir, au lieu qu’ ici il s’ agit évidemment d’un sentiment intérieur.

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comme salut;61 quant à l’aboutissement, ce sont les “bonnes espérances,” qui ne sont pas sans rappeler dans la formulation la “bonne espérance” du Phédon (67C1). L’espérance comme la conversion platonicienne sont aussi des thèmes importants chez Plutarque: il suffit à nouveau de songer à l’Érotikos et à la double conversion qu’induisent Soleil et Éros, vers le bas, dans la fascination du sensible, ou vers le haut, en quête du divin (764E2-6). Mais je voudrais ici insister plutôt sur un certain sentiment de la présence de Dieu,62 à trouver nécessairement à l’ extérieur. Il n’est peut-être pas très étonnant que le lieu où le signale le plus nettement Plutarque soit Delphes : lisant dans la renaissance du sanctuaire “des signes plus magnifiques, plus forts et plus clairs”63 (λαμπρότερα καὶ κρείττονα καὶ σαφέστερα σημεῖα, De Pythiae oraculis 409B7) que les flots de lait qui avait permis aux habitants de Galaxion de reconnaître la manifestation de la divinité, il affirme sa certitude qu’ un si grand changement n’a pu avoir lieu “sans que le Dieu soit présent ici et apporte à l’ oracle son autorité divine.”64 Mais ce sentiment ne se limite pas à un lieu et une restauration exceptionnels, il est au contraire de ceux que suscitent normalement les fêtes et c’est là une des joies dont se privent les Épicuriens, comme le leur reproche la dernière partie du Non posse. Se limiter aux plaisirs matériels, c’est faire disparaître en même temps tous les plaisirs liés aux bienfaits et à la sollicitude divines; à ce compte, la suppression de la peur, qui est à la source de la superstition (δεισιδαιμονία), se paie trop cher par la perte de l’ espoir, de la joie, de l’assurance,65 alors qu’à l’inverse, la crainte, qui est anticipation d’un mal, est largement compensée par l’ attente de biens que donne l’ espérance: Mais l’emportent sans commune mesure le bon espoir, la joie extrême, prier et recevoir la jouissance de tout succès comme venant des dieux. C’ est ce que font éclater les indices les plus forts : il n’est point d’ occupation qui nous réjouissent plus le cœur que dans un temple, aucune occasion plus que les célébrations festives, aucune action ou spectacle plus que ceux que nous-mêmes accomplissons ou voyons concernant les dieux, 61 62

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On peut filer la comparaison avec l’Érotikos, où c’ est l’Éros divin qui apparaît en figure salvatrice (σωτῆρος, 764F) et vient ramener l’ âme à la Plaine de la Vérité. De nouveau, mais comme élément de fiction, c’ est la “présence” d’Éros qui a conduit à une heureuse fin l’union d’ Isménodore et de Bacchon, qui est le dernier mot du texte (δῆλος γάρ ἐστι χαίρων καὶ παρὼν εὐμενὴς τοῖς πραττομένοις, Amatorius 771E3). De Pyth. or. 409B7 : λαμπρότερα καὶ κρείττονα καὶ σαφέστερα σημεῖα. De Pyth. or. 409C6 : μὴ θεοῦ παρόντος ἐνταῦθα καὶ συνεπιθειάζοντος τὸ χρηστήριον. Non posse 1101B8-C6, cité supra, ch. 17, n. 61.

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que nous célébrions des mystères, participions à des chœurs de danse, assistions à des sacrifices ou à des initiations.66 Comme dans le De Pythiae oracuis des “signes” sensibles sont mis en avant, qui sont ici l’expérience religieuse de tout un chacun : on est évidemment au plus loin de Plotin, qui, selon son disciple et biographe Porphyre, refusa d’accompagner Amelius pour célébrer la Nouménie en répondant “c’est à ces dieux de venir me chercher et pas à moi d’aller les trouver.”67 La fête ici est l’ occasion pour les sentiments religieux de s’épanouir : dans l’ état d’ esprit général qu’induit la croyance en l’existence des dieux, fait d’ espérance, de joie,68 d’accueil reconnaissant de leurs bienfaits, naît alors une joie particulière, exprimée par εὐφραίνω, plaisir plus spirituel que la simple ἡδονή,69 et que la suite du texte précise: Car l’âme n’est pas, parce qu’elle se croirait en compagnie de tyrans ou de bourreaux épouvantables, bien normalement, plongée, dans l’ affliction, abattue et découragée, mais c’est lorsqu’elle a le plus dans l’ idée et l’ esprit que la divinité est présente qu’elle rejette le plus chagrins, craintes et soucis pour se laisser aller au plaisir jusqu’à une ivresse où se mêlent jeux et rires.70

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Non posse 1101D10-E5 : Μυριάκις δὲ πλεῖόν ἐστι καὶ μεῖζον αὐτῇ τὸ εὔελπι καὶ περιχαρὲς καὶ πᾶσαν εὐπραξίας ὄνησιν ὡς ἐκ θεῶν οὖσαν εὐχόμενον καὶ δεχόμενον. Δῆλον δὲ τεκμηρίοις τοῖς μεγίστοις· οὔτε γὰρ διατριβαὶ τῶν ἐν ἱεροῖς οὔτε καιροὶ τῶν ἑορτασμῶν οὔτε πράξεις οὔτ’ ὄψεις εὐφραίνουσιν ἕτεραι μᾶλλον ὧν ὁρῶμεν ἢ δρῶμεν αὐτοὶ περὶ τοὺς θεούς, ὀργιάζοντες ἢ χορεύοντες ἢ θυσίαις παρόντες καὶ τελεταῖς. V. Plot. 10.33-36 : Φιλοθύτου δὲ γεγονότος τοῦ Ἀμελίου καὶ τὰ ἱερὰ κατὰ νουμηνίαν καὶ τὰς ἑορτὰς ἐκπεριιόντος καί ποτε ἀξιοῦντος τὸν Πλωτῖνον σὺν αὐτῷ παραλαβεῖν ἔφη· ἐκείνους δεῖ πρὸς ἐμὲ ἔρχεσθαι, οὐκ ἐμὲ πρὸς ἐκείνους. Cette joie (mais avec un vocabulaire différentt) se trouve aussi chez Plotin, mais se déplace “vers le haut” comme l’ affirme le traité 38 (Enn. 6.7.30.29-31: Ἔστι γὰρ καὶ τὸ ἄσμενον ὄντως ἐκεῖ καὶ τὸ ἀγαπητότατον καὶ τὸ ποθεινότατον). Euphrosyne est le nom d’ une des Grâces (cf. Theog. 909); le verbe est employé deux fois par Plotin à chaque fois pour évoquer le pouvoir attractif de la Beauté (Traité 1 – Enn. 1.6.1.17-19 : Τί οὖν ἐστιν, ὃ κινεῖ τὰς ὄψεις τῶν θεωμένων καὶ ἐπιστρέφει πρὸς αὑτὸ καὶ ἕλκει καὶ εὐφραίνεσθαι τῇ θέᾳ ποιεῖ; et Traité 38 – Enn. 6.7.22.1.3: Ὅταν οὖν τὸ φῶς τοῦτό τις ἴδῃ, τότε δὴ καὶ κινεῖται ἐπ’ αὐτὰ καὶ τοῦ φωτὸς τοῦ ἐπιθέοντος ἐπ’ αὐτοῖς γλιχόμενος εὐφραίνεται). Ibid. 1101E5-11 : Οὐ γὰρ ὡς τυράννοις τισὶν ἢ δεινοῖς κολασταῖς ὁμιλοῦσα τηνικαῦτα ἡ ψυχὴ περίλυπός ἐστι καὶ ταπεινὴ καὶ δύσθυμος, ὅπερ εἰκὸς ἦν· ἀλλ’ ὅπου μάλιστα δοξάζει καὶ διανοεῖται παρεῖναι τὸν θεόν, ἐκεῖ μάλιστα λύπας καὶ φόβους καὶ τὸ φροντίζειν ἀπωσαμένη τῷ ἡδομένῳ μέχρι μέθης καὶ παιδιᾶς καὶ γέλωτος ἀφίησιν ἑαυτήν.

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L’approximation pour décrire cet état bienheureux tient de la libération dionysiaque, de celle que peuvent donner les joies du banquet, mais on est évidemment fort loin de tout plaisir matériel et un dernier passage, généralisant, focalise l’opposition sur les banquets et tout ce qui sépare riches réceptions “mondaines” et repas qui accompagnent les sacrifices pour mettre en avant la joie de la présence divin? Y est même évoqué un certain “contact,” terme que nous n’avions trouvé jusqu’à présent que dans l’ ordre intellectuel de la recherche de la vérité: C’est lorsqu’ils pensent être par la pensée au plus proche contact de la divinité, en lui rendant honneur et hommages, qu’ ils ressentent un plaisir et un agrément supérieurs, auxquels n’a point de part celui qui a renoncé à la Providence. Car ce ne sont pas le vin coulant à flot ni les viandes rôties qui sont la source de la joie dans les fêtes, mais la bonne espérance et la pensée que le dieu est présent, plein de bienveillance, et agrée de grand cœur ce qui se fait.71 Il s’agit ici de la réalité du culte dans ce qu’elle a même de plus matériel, l’ allusion au banquet sacrificiel étant bien à sa place pour faire pièce aux pourceaux d’Épicure, mais, dans le dernier texte qui reste à examiner, le temple et la fête deviennent métaphoriques. La fête évitait à l’ âme d’ être abattue, δύσθυμος: Plutarque choisit de conclure son Περὶ εὐθυμίας en replaçant dans un cadre platonicien l’image cynique qui présente la vie comme une fête, et une fête splendide pour qui est vertueux:72 Le monde est le temple le plus saint et le plus digne d’un dieu. L’homme y est introduit par sa naissance en spectateur, non de statues, œuvres de la main des hommes et immobiles, mais de ces images sensibles des essences intelligibles, comme dit Platon [Ti. 92C].73

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72 73

Ibid. 1102A4-B1: ὅταν ἔγγιστα τοῦ θείου τῇ ἐπινοίᾳ ψαύειν δοκῶσι μετὰ τιμῆς καὶ σεβασμοῦ, πολὺ διαφέρουσαν ἡδονὴν καὶ χάριν ἔχουσι. Ταύτης οὐδὲν ἀνδρὶ μέτεστιν ἀπεγνωκότι τῆς προνοίας. Οὐ γὰρ οἴνου πλῆθος οὐδ’ ὄπτησις κρεῶν τὸ εὐφραῖνόν ἐστιν ἐν ταῖς ἑορταῖς, ἀλλ’ ἐλπὶς ἀγαθὴ καὶ δόξα τοῦ παρεῖναι τὸν θεὸν εὐμενῆ καὶ δέχεσθαι τὰ γινόμενα κεχαρισμένως. Pour un commentaire d’ ensemble, Hirsch-Luipold, Plutarchs Denken in Bildern, 171-173 (“Die Welt als Tempel und Hinweis auf des Göttliche”). De tranq. an. 477C7-10: ἱερὸν μὲν γὰρ ἁγιώτατον ὁ κόσμος ἐστὶ καὶ θεοπρεπέστατον· εἰς δὲ τοῦτον ὁ ἄνθρωπος εἰσάγεται διὰ τῆς γενέσεως οὐ χειροκμήτων οὐδ’ ἀκινήτων ἀγαλμάτων θεατής, ἀλλ’ οἷα νοῦς θεῖος αἰσθητὰ μιμήματα νοητῶν, φησὶν ὁ Πλάτων.

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Le spectacle offert à l’homme sert, pour ainsi dire, de substitut à l’ introspection et à l’impossible contemplation de l’Intelligible. C’ est toujours, comme dans le Phèdre, comme dans les Lois, à partir des beautés sensibles qu’ il peut se tourner vers les paradigmes, mais dans le cadre d’ un traité sur le “bon état de l’âme,” ce qui peut n’être ailleurs qu’éveil du désir philosophe se teinte de sentiments de joie religieuse, comme le montre la suite du texte où Plutarque file la métaphore, passant du cosmos au bios : Une vie qui est initiation à cela et révélation parfaite doit être pleine de joie recueillie… Lors de ces fêtes [sc. humaines] nous restons assis recueillis dignement car nul ne gémit en se faisant initier, ni ne se lamente en assistant aux Concours Pythiques ou en buvant aux fêtes de Cronos. Mais les fêtes que la divinité nous dispense et où elle se fait notre mystagogue, nous les profanons en passant notre vie le plus souvent dans les gémissements, l’accablement, les soucis pénibles.74 On retrouve dans ce passage, qui prépare l’exhortation finale, la dénonciation ordinaire de nos contradictions, mais aussi une expression remarquable de notre relation au divin, de la joie recueillie, εὐφημία75 καὶ γῆθος, qui implique dans la vie-même l’attitude requise aux fêtes auxquelles on assiste εὔφημοι, puisque cette vie est une fête dont la divinité est le chorège (terme civique) et mystagogue (terme religieux, employé ailleurs pour Éros et la philosophie). Être abattu, faire mauvais visage à la vie, c’est d’ une certaine manière offenser la divinité et méconnaître sa bonté. Une ultime dénonciation des incohérences humaines débouche sur la peinture de la bonne manière de vivre le temps de notre vie: Quand ils voient leur propre vie sans un sourire, morne, toujours accablée et oppressée par des impressions désagréables, les embarras, les soucis sans fin, non seulement ils ne veulent pas se procurer à eux-mêmes de quelque côté repos et soulagement, mais si d’ autres les y invitent, ils n’accueillent même pas des propos qui doivent leur permettre de 74

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Ibid. 477D3-4 et 8-E2 : ὧν τὸν βίον μύησιν ὄντα καὶ τελετὴν τελειοτάτην εὐφημίας δεῖ μεστὸν εἶναι καὶ γήθους… εἶτ’ ἐκεῖ μὲν εὔφημοι καθήμεθα κοσμίως (οὐδεὶς γὰρ ὀδύρεται μυούμενος οὐδὲ θρηνεῖ Πύθια θεώμενος ἢ πίνων ἐν Κρονίοις), ἃς δ’ ὁ θεὸς ἡμῖν ἑορτὰς χορηγεῖ καὶ μυσταγωγεῖ καταισχύνουσιν, ἐν ὀδυρμοῖς τὰ πολλὰ καὶ βαρυθυμίαις καὶ μερίμναις ἐπιπόνοις διατρίβοντες. Les manuscrits transmettent deux leçons, εὐφημίας et εὐθυμίας; la seconde, qui reprend simplement le titre du traité et ne tient pas compte du contexte “religieux,” me semble une lectio facilior et je retiendrais la première, avec J. Dumortier (CUF) et contre M. Pohlenz (Teubner).

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s’accommoder sans récriminer du présent, de se souvenir avec reconnaissance du passé, de s’avancer vers l’avenir sans crainte ni inquiétude, pleins d’une espérance sereine et rayonnante.76 L’εὐθυμία dans ce cadre devient une forme de piété, qui sait reconnaître les bienfaits divins, ne pas s’en prendre à la divinité pour ce qui ne va pas, lui marquer de la reconnaissance pour le passé, et surtout – on retrouve sans la triade néoplatonicienne le même aboutissement – aborder l’ avenir rayonnants d’espérance: à défaut de la lumière intérieure qui illumine le néoplatonicien au moment du contact avec le divin, elle qualifie ici l’ espérance, sorte de sentiment médiateur ou, pour mieux dire, de mode de reconnaissance de la bonté divine.

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Quelques conclusions et remarques méthodologiques

Au terme d’une enquête qui, en trois volets, a tenté de cerner les relations de la piété et de la philosophie dans la pensée et dans la vie de Plutarque en prenant pour point de départ la notion de πίστις, on peut tenter quelques conclusions, qui précisent aussi la place du Chéronéen dans l’ histoire du platonisme. Il apparaît que, jusqu’à Plotin inclus, on ne voit pas apparaître de concept de “foi” religieuse spécifique, ou, pour le dire autrement, qu’ un sens fidéiste de πίστις est une illusion d’optique. Ce peut être une vertu ou un état de l’âme, impliquant un dosage, variable selon les contextes, de conviction et de confiance, le terme ayant une valeur à la fois intellectuelle et éthique, mais, hormis dans deux textes de Plotin, où elle accompagne la contemplation, elle ne se situe jamais au-delà de la raison et reste au niveau de la doxa que lui a assigné Platon. C’est bien à ce niveau que se situe aussi l’ expression, quasi objective et plus spécifique à Plutarque apparemment, de πάτριος πίστις pour désigner la tradition religieuse, les croyances héritées des pères, mais là encore il semble que son rapport à la tradition soit plus proche de la position “classique” qu’a pu dégager D. Babut dans son étude de la Religion des

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Ibid. 477E6-F5: τὸν δ’ ἑαυτῶν βίον ἀμειδῆ καὶ κατηφῆ καὶ τοῖς ἀτερπεστάτοις πάθεσι καὶ πράγμασι καὶ φροντίσι μηδὲν πέρας ἐχούσαις πιεζόμενον ἀεὶ καὶ συνθλιβόμενον ὁρῶντες αὐτοὶ μὲν αὑτοῖς ἀναπνοήν τινα καὶ ῥᾳστώνην πορίζειν ποθὲν ⟨οὐκ ἐθέλουσιν⟩, ἀλλ οὐδ’ ἑτέρων παρακαλούντων προσδέχονται λόγον, ᾧ χρώμενοι καὶ τοῖς παροῦσιν ἀμέμπτως συνοίσονται καὶ τῶν γεγονότων εὐχαρίστως μνημονεύσουσι καὶ πρὸς τὸ λοιπὸν ἵλεω τὴν ἐλπίδα καὶ φαιδρὰν ἔχοντες ἀδεῶς καὶ ἀνυπόπτως προσάξουσιν.

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philosophes que de la révélation néoplatonicienne (post-plotinienne), avec là encore deux caractères plus personnels. D’abord la tradition est intégrée à l’ ensemble des éléments sensibles qui donnent un point d’ appui pour se tourner vers le divin et tenter de le penser. En second lieu – et l’ on se rapproche davantage de la piété vécue – les fêtes et célébrations deviennent, à l’ instar du sanctuaire delphique, des moments et des lieux où sentir la présence divine, ce qui était totalement en dehors des préoccupations de Platon et que Plotin cherche en lui-même, en s’efforçant de coïncider avec le plus divin de son âme. De là vient sans doute l’importance, dans la pensée de Plutarque, de la réflexion sur la communication entre les hommes et les dieux, qui se marque dans les études sur la démonologie, les oracles et trouve peut-être son sommet dans le discours de Théon, où le Dieu et les hommes échangent les formules qui les mettent chacun à leur place, “Tu es” pour le Dieu qui possède seul la plénitude de l’Être, “Connais-toi toi-même” pour l’ homme appelé à reconnaître sa faiblesse. Cette ouverture au divin, qui s’ accompagne de joie et d’espérance, qui se nourrissait sans doute à la fois de la réflexion philosophique et de la participation, par exemple, aux Mystères de Dionysos dont il partageait l’initiation avec sa femme, unit harmonieusement, me semble-til, le philosophe et le prêtre de Delphes, sans que l’ un l’ emporte sur l’ autre. Telles ne sont pas les conclusions auxquelles est parvenu M. Zambon dans un ouvrage qui, précisément, s’attache à l’histoire du platonisme et s’ efforce de préciser les rapports de Porphyre et du médioplatonisme, perspective historique du même ordre que celle que j’ai essayé d’ adopter. Aussi me semblet-il à propos de confronter, pour achever cette étude, nos méthodes et nos résultats. Voici donc les conclusions, en forme de raisonnement, de M. Zambon: Une fois posée la théologie comme sommet du progrès spirituel et cognitif du philosophe, l’assimilation de la philosophie à une sorte de sacerdoce apparaît cohérente. C’est toujours dans le De Iside que Plutarque présente dans les termes les plus explicites les liens entre pratique philosophique et pratique religieuse: le sage prie pour obtenir la connaissance de la vérité, pour autant qu’un homme puisse l’ atteindre… La recherche de la vérité au sujet des dieux représente une tâche plus sainte que toute autre pratique morale et religieuse.77

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Zambon, Porphyre et le Moyen-Platonisme, 59 ; sur le texte du De Is. et Os. et la prière “du sage,” voir supra n. 52.

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Très précisément, ces conclusions interviennent au terme d’ une comparaison entre Porphyre et Plutarque centrée sur “Philosophie et religion”78 et elles me semblent constituer une bonne mise en garde contre les dangers d’ une vision rétrospective qui, au lieu de s’attacher aux différences et de chercher éventuellement les germes d’un développement ultérieur chez l’ auteur le plus ancien, plaque sur lui des conceptions postérieures. L’affirmation que la “théologie” serait le sommet que peut atteindre le philosophe résulte de toute une série de glissements qui faussent la pensée de Plutarque. Pour introduire la notion de “théologie,” M. Zambon s’appuie sur la présentation de Cléombrote dans le De defectu oraculorum: mais l’importance que ce personnage attache à ce qu’il appelle θεολογία79 ne vaut que pour lui et rien ne marque, loin de là, qu’ il soit le représentant de Plutarque dans le dialogue même s’ il n’est pas le farfelu négligeable auquel le réduisait F.E. Brenk. Étudiant le personnage, D. Babut a émis l’hypothèse qu’il serait un représentant d’ un platonisme populaire, à coloration plus religieuse, tandis que le platonisme savant serait représenté par Lamprias et Ammonios:80 l’ensemble s’inscrit parfaitement dans la polyphonie dialogique chère à Plutarque mais ne préjuge pas de ses opinions personnelles,81 d’autant que les deux autres emplois de θεολογία, pour se trouver dans le De Iside et Osiride, n’y servent néanmoins qu’ à désigner la mythologie égyptienne, le discours sur les dieux que tiennent les Égyptiens, et non pas une partie de la philosophie.82 De là M. Zambon passe à l’ étranger du mythe de Sylla,83 lequel a étudié la géométrie et la physique, qui inclut l’ astronomie et se fonde sur des modèles mathématiques, toutes connaissances qui, dans l’ exposé, vont s’inscrire dans un horizon plus large, métaphysico-religieux.84 Le critique en tire parti pour réaffirmer l’existence de “deux types de connaissance fondamentaux, la physique et la théologie, dont l’ une est subordonnée à l’autre.” La distinction “mathématique, physique et théologie” existe sans 78 79 80

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Tout un chapitre est consacré à cette comparaison: Zambon, Porphyre et le Moyen-Platonisme, 56-116. Le mot a été étudié par Goldschmidt, “Theologia;” détails supra n. 95 du ch. 17. D. Babut, “Le rôle de Cléombrote dans le De defectu oraculorum et le problème de la ‘démonologie’ de Plutarque,” in Parerga. Choix d’articles de D. Babut (1974-1994) (Lyon: Université Lumière Lyon 2, 1994) 538. “Une” opinion de Plutarque, ferme et arrêtée, ne contredirait-elle pas sa prudence académique et l’ invitation finale du De def. or. à toujours reprendre ces questions? De Is. et Os. 354C (à propos du Sphinx, significatif du caracère énigmatique – et à décrypter – de leurs récits) et 371A (à concilier avec le platonisme). Zambon, Porphyre et le Moyen-Platonisme, 56: “on déduit la nature de cette philosophie selon Plutarque d’ un autre passage, dans lequel est décrit le curriculum parcouru par l’ étranger protagoniste du mythe de Sylla, lors de son séjour dans l’île de Kronos.” Voir supra ch. 16 et n. 28 pour les études.

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doute, mais on la trouve dans le Didaskalikos d’ Alcinoos85 et non chez Plutarque, qui ne l’ignore peut-être pas, mais adopte un autre point de vue. Il ne classe pas les types de connaissance mais insiste de façon récurrente sur la nécessaire prise en considération des deux causes, causes finales et causes matérielles, dont les premières sont évidemment fondamentales.86 Exprimer cette hiérarchie, qui correspond déjà à ce que Socrate dit avoir espéré en vain de la théorie du nous d’Anaxagore dans le Phédon, en terme de “physique” et “théologie” – plutôt que “métaphysique” –87 me paraît trompeur et conduit en effet tout droit à une surinterprétation du qualificatif “époptique” repris à Platon et Aristote dans le De Iside et Osiride comme de la “prière” initiale du même texte, pour aboutir à l’idée, à mon sens aberrante, de la philosophie comme sacerdoce. Sans doute Plutarque était-il initié aux Mystères de Dionysos, sans doute y a-t-il chez lui une attention à la présence divine qui n’existait pas au temps de Platon, mais cela ne me semble pas bouleverser sa conception de la philosophie, qui implique un certain mode de vie où la piété a toute sa place. De même, s’il emploie un vocabulaire mystérique, il ne fait guère que s’ inscrire dans la tradition, et ce faisant, il attire notre attention sur un point que signalait Babut, dans l’étude qui est à l’origine de toute ma réflexion, à savoir, qu’ une apparente continuité formelle peut dissimuler de réelles différences philosophiques.88 Ce qui ne vaut pas, à mon sens, pour Platon et Plutarque, est au contraire fructueux appliqué à Plutarque et aux Néoplatoniciens, et, finalement, sert le dessein même que se proposait Babut, mieux situer Plutarque dans l’histoire du platonisme et mieux reconnaître son originalité. 85

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Didask. 7.1 : … ἑξῆς δὲ περὶ τοῦ θεωρητικοῦ λέγωμεν. Τούτου τοίνυν τὸ μὲν εἴπομεν εἶναι θεολογικόν, τὸ δὲ φυσικόν, τὸ δὲ μαθηματικόν· καὶ ὅτι τοῦ μὲν θεολογικοῦ τέλος ἡ περὶ τὰ πρῶτα αἴτια καὶ ἀνωτάτω τε καὶ ἀρχικὰ γνῶσις, τοῦ δὲ φυσικοῦ τὸ μαθεῖν, τίς ποτ’ ἐστὶν ἡ τοῦ παντὸς φύσις καὶ οἷόν τι ζῷον ὁ ἄνθρωπος καὶ τίνα χώραν ἐν κόσμῳ ἔχων, καὶ εἰ θεὸς προνοεῖ τῶν ὅλων καὶ εἰ ἄλλοι θεοὶ τεταγμένοι ὑπὸ τούτῳ, καὶ τίς ἡ τῶν ἀνθρώπων πρὸς τοὺς θεοὺς σχέσις· τοῦ δὲ μαθηματικοῦ τὸ ἐπεσκέφθαι τὴν ἐπίπεδόν τε καὶ τριχῇ διεστηκυῖαν φύσιν, περί τε κινήσεως καὶ φορᾶς ὅπως ἔχει. Nombreuses études de P.L. Donini sur le sujet, par ex., “I Fondamenti della Fisica e la teoria delle cause in Plutarco,” 99-120. Voir supra ch. 10. Babut, “Le rôle de Cléombrote dans le De defectu,” 579.

chapitre 20

Avant la “synthèse plotinienne,” être au monde et quête de Dieu chez Plutarque et Épictète Pour les jeunes membres de l’Atelier Ephrem qui m’ont donné tant de joie et d’espoir

∵ Le projet, lancé en 2004 et jamais abouti de Madeleine Scopello, d’ un ouvrage collectif consacré au thème de l’étranger dans la Gnose, dans lequel j’ avais été invitée à traiter du thème de l’exil et de la spiritualité dans la philosophie grecque au temps de Plutarque, m’avait amenée à lire, pour mieux connaître le sujet de l’ouvrage par rapport auquel je devais situer mon analyse, le livre d’H.Ch. Puech, En quête de la Gnose. Libre désormais de ce point de comparaison, c’est néanmoins de deux remarques faites par ce savant que je partirai. La première n’est guère qu’un rappel, mais il n’ est pas inutile néanmoins, au seuil de cette étude, de souligner à quel point l’ “étrangeté au monde” et le rejet du monde sont eux-mêmes étrangers à la pensée grecque, qui ne saurait dissocier l’âme individuelle du cosmos et l’intègre au contraire dans l’ ordre du monde, une pensée pour laquelle le rejet du matériel, du corporel, ou sa dévalorisation, ne se confond pas avec l’horreur du monde. Ainsi, selon ses termes,1 le paysage où se meut l’aventure spirituelle du moi est l’ univers tel que la science et la philosophie grecques l’ont exploré, dressé, conçu : cosmos cohérent dans son unité solidaire, totalité immuable dans sa perfection

1 H.Ch. Puech, En quête de la Gnose, vol. 1 (Paris: Gallimard, 1978) 65; dans le même esprit l’ adjectif ἀλλογένης n’ est employé ni par Plotin, ni par Épictète ni par Plutarque; la seule occurrence qu’ on peut croire trouver chez lui (De esu carnium 997E) résulte en réalité d’une correction de Pohlenz, qui s’ inspire d’ une correction de Xylander ἄλλα γένη, pour le ἄλλα μέρη des manuscrits définissant ce que Pythagore ou Empédocle recommandent de ne pas consommer : non pas seulement ses père, mère, frère, mais aussi des animaux, désignés par cette expression. On est en tout état de cause bien loin d’une modalité de l’être-au-monde.

© koninklijke brill nv, leiden, 2020 | doi:10.1163/9789004415980_022

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éternelle et dont le mouvement circulaire du ciel avec la régularité de ses retours et de ses répétitions est l’image ou la loi. La seconde remarque, la présentation de la quête de soi plotinienne comme une forme de synthèse, a un intérêt plus spécifique pour la présente étude, qu’elle permet de mettre en perspective. Sans doute en effet cette quête plonget-elle ses racines dans la célèbre injonction du Théétète2 à fuir le monde d’ icibas, où le mal ne peut manquer d’être, mais elle doit aussi à la concentration sur soi que pratiquent sans relâche Épictète et, après lui, Marc-Aurèle; ainsi, toujours selon Puech, l’intériorité, chez Plotin, “permet de développer une mystique de l’immanence dans les cadres d’ une métaphysique de la transcendance.”3 Cette vision rétrospective me semble mériter d’ être creusée et la syncrisis, si chère au Chéronéen, établie ici entre son mode d’ être-au-monde et sa spiritualité et ceux d’Épictète, peut permettre de mieux apprécier la spécificité de chacune. Pour ce faire, après un rappel rapide des reprises du Théétète chez Plotin – qui éclairent aussi les choix de Plutarque –, on examinera les thèmes propres à chaque philosophe: envol de l’ âme et quête de Dieu chez le platonicien, solitude et quête de soi chez le Stoïcien.

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Φυγή chez Plotin et chez Plutarque

1.1 Quelques Énnéades Le passage du Théétète, utilisé dès longtemps dans la tradition exégétique platonicienne pour définir le telos éthique proprement platonicien, n’ est guère l’ objet que d’une allusion chez Plutarque,4 mais il revient au contraire à plusieurs reprises chez Plotin. Selon la technique bien connue qui consiste à

2 Tht. 176A5-B3: Ἀλλ’ οὔτ’ ἀπολέσθαι τὰ κακὰ δυνατόν, ὦ Θεόδωρε – ὑπεναντίον γάρ τι τῷ ἀγαθῷ ἀεὶ εἶναι ἀνάγκη – οὔτ’ ἐν θεοῖς αὐτὰ ἱδρῦσθαι, τὴν δὲ θνητὴν φύσιν καὶ τόνδε τὸν τόπον περιπολεῖ ἐξ ἀνάγκης. Διὸ καὶ πειρᾶσθαι χρὴ ἐνθένδε ἐκεῖσε φεύγειν ὅτι τάχιστα. Φυγὴ δὲ ὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δύνατον· ὁμοίωσις δὲ δίκαιον καὶ ὄσιον μετὰ φρονήσεως γενέσθαι (“mais, pas plus que le mal ne peut disparaître, Théodore – car il doit nécessairement toujours y avoir un contraire du bien –, il ne peut avoir son siège parmi les dieux et c’ est dans la nature mortelle et le lieu d’ ici-bas que nécessairement il circule. C’ est pourquoi précisément il faut tâcher de fuir d’ici vers là-bas le plus vite possible. Fuir, c’ est se rendre semblable à Dieu autant qu’il est possible et s’ y rendre semblable, c’ est parvenir à devenir juste et pieux avec l’accomplissement de la pensée”). 3 Puech, En quête de la Gnose, 69. 4 Dans le De sera num. 550D1-3 : s’ il tend à inverser la perspective en se plaçant du point de vue divin, Plutarque est fidèle à cette lecture éthique en indiquant que Dieu lui-même se donne

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s’ appuyer sur le commentaire d’un texte pour en proposer une interprétation et développer sa pensée propre, la citation du Théétète ouvre le Traité 19 (1.2), Sur les Vertus, où Plotin repense en des termes nouveaux cet idéal.5 Dans le Traité 51 (1.8) D’où viennent les maux?, où le texte de Platon est plus ou moins attendu, puisqu’il affirme la nécessaire présence du mal dans le monde mortel, on a de nouveau un commentaire de texte des plus intéressants, avec une remarquable glose de l’adverbe ἐντεῦθεν,6 qu’il ne faut pas entendre comme parlant des choses terrestres, pas plus que la fuite n’est départ loin de la terre, comme le pensent les Gnostiques: il s’agit – et l’ on reste dans l’ interprétation éthique – de fuir le mal et le vice.7 Le Traité 6 (4.8), Sur la descente de l’âme dans les corps, selon un autre procédé ordinaire au commentaire platonicien, ne se contente pas d’ un texte, mais explique la concordance de diverses références platoniciennes et même présocratiques; on lit ainsi au ch. 5: Il n’y a donc pas de contradiction entre ces expressions: l’ ensemencement dans le devenir, la descente en vue de l’ achèvement de l’ univers, le jugement et la caverne, la nécessité et le volontaire – puisque le volontaire est justement compris dans la nécessité et le fait d’ être dans le corps comme en quelque chose de mauvais; ne sont pas non plus contradictoires l’exil loin du dieu, l’errance et la faute qui entraîne le jugement dont parle Empédocle, le repos dans l’exil évoqué par Héraclite, ni en général le caractère volontaire et, par ailleurs, le caractère involontaire de la descente. trad. L. Lavaud8

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comme exemple à la vertu humaine, définie comme “en quelque sorte une assimilation à luimême” (ἐξομοίωσιν οὖσαν ἁμωσγέπως πρὸς αὑτόν) ; sur ce passage, voir supra ch. 9, 202-207. Sur les questions que Plotin pose au texte pour permettre cette reformulation, voir la notice de J.M. Flamand in L. Brisson & J.F. Pradeau (eds.), Plotin, Énnéades, vol. 2 (Paris: Flammarion, 2003) 420 sq. Traité 51 (6.9) : la citation est approximative puisque le Théétète porte ἐνθένδε, mais le sens ne change pas. Ibid. 51 (6.10-13): ⟨Φυγὴ⟩ γάρ, φησιν, οὐ τὸ ἐκ γῆς ἀπελθεῖν, ἀλλὰ καὶ ὄντα ἐπὶ γῆς ⟨δίκαιον καὶ ὅσιον⟩ εἶναι ⟨μετὰ φρονήσεως⟩, ὡς εἶναι τὸ λεγόμενον φεύγειν κακίαν δεῖν, ὥστε τὰ κακὰ αὐτῷ ἡ κακία καὶ ὅσα ἐκ κακίας. Οὐ τοίνυν διαφωνεῖ ἀλλήλοις ἥ τε εἰς γένεσιν σπορὰ ἥ τε εἰς τελείωσιν κάθοδος τοῦ παντός [Timée], ἥ τε δίκη [Gorgias entre autres] τό τε σπήλαιον [République], ἥ τε ἀνάγκη τό τε ἑκούσιον, ἐπείπερ ἔχει τὸ ἑκούσιον ἡ ἀνάγκη, καὶ τὸ ἐν κακῷ τῷ σώματι εἶναι· οὐδ’ ἡ Ἐμπεδοκλέους φυγὴ ἀπὸ τοῦ θεοῦ καὶ πλάνη οὐδ’ ἡ ἁμαρτία, ἐφ’ ᾗ ἡ δίκη, οὐδ’ ἡ Ἡρακλείτου ἀνάπαυλα ἐν τῇ φυγῇ, οὐδ’ ὅλως τὸ ἑκούσιον τῆς καθόδου καὶ τὸ ἀκούσιον αὖ.

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Si la descente de l’âme est à la fois bonne et mauvaise, c’ est que d’ une part le lien au sensible est à mettre en relation avec deux fautes, l’ alourdissement initial qui entraîne la chute (Phèdre) et l’engluement dans le sensible au cours de la vie (qu’exprime la République par l’image de la caverne, et qui, dans ce même dialogue, comme dans Phédon ou Gorgias, est sanctionné par le jugement final), mais que, d’autre part, de façon pleinement positive, selon l’ analyse du Timée, la descente est la condition nécessaire de la création du cosmos, qui est bon. On notera que, dans les citations d’Empédocle et d’ Héraclite, φυγή désigne plutôt l’ état de celui qui est exilé9 et non pas la fuite active que recommande le Théétète. On retrouve celle-ci quelques lignes plus bas dans les explications de Plotin, soulignant que l’âme, “si elle réussit à fuir assez rapidement (κἂν μὲν θᾶττον φύγῃ, sc. de l’intérieur du corps), ne subit aucun dommage.” C’est précisément le “retour là-bas” de l’âme, redevenant ainsi elle-même et ce qu’elle était qui, dans le Traité 9 (6.9) Sur le bien ou l’ un, amène une nouvelle occurrence de φυγή. Associée à la perte des ailes du Phèdre (246C2 et 248C9), elle se charge d’un sens négatif – fuite ou exil, elle marque en tout cas l’ éloignement de l’Être véritable: “car être parmi les choses d’ ici-bas, signifie ‘chute, fuite et perte des ailes’” (τὸ γὰρ ἐνταῦθα καὶ ἐν τούτοις ἔκπτωσις καὶ φυγὴ καὶ πτερορρύησις, 9.23-24, trad. F. Fronterotta). Mais le dernier mot reste à la fuite positive du Théétète puisque le traité s’achève sur un remaniement fondamental de la formule: “Telle est la vie que mènent les dieux et les hommes divins et bienheureux: être libéré des choses d’ ici-bas, vivre sans trouver son plaisir dans les choses d’ici-bas, fuir seul vers lui seul.”10 Cette expression φυγὴ μόνου πρὸς μόνον est évidemment essentielle pour exprimer cette forme de présence à soi-même qui est aussi atteinte de l’être réel.11 Enfin, glosant un vers homérique, on trouve une injonction ouverte à la fuite positive, toujours en quête de l’essentiel – lequel, dans les dernières pages du Traité 1 (1.6), Sur le Beau, prend la forme de la vision de cette “beauté immense”

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On pourrait envisager pour Empédocle de parler de “fuite loin du Dieu,” mais on a plus haut (1.19) la citation exacte du Présocratique, ⟨φυγὰς θεόθεν⟩ – qu’utilise aussi Plutarque: voir infra – qui impose ce sens. En outre, ce sens n’est pas douteux pour la citation d’ Héraclite. Ibid. 11.49-51 : Καὶ οὗτος θεῶν καὶ ἀνθρώπων θείων καὶ εὐδαιμόνων βίος, ἀπαλλαγὴ τῶν ἄλλων τῶν τῇδε, βίος ἀνήδονος τῶν τῇδε, φυγὴ μόνου πρὸς μόνον. Voir F. Fronterotta, in L. Brisson & J.F. Pradeau (eds.), Plotin, Énnéades, vol. 2 (Paris: Flammarion, 2003) 130 n. 199: “Dans cette conclusion célèbre, Plotin décrit la condition des hommes qui, en abandonnant les choses sensibles et les passions du corps, se dirigent vers le principe de toutes choses, en trouvant en lui le plaisir et la vie véritable. Il s’agit toujours, dans ce contexte, d’ une “fuite” d’ un sujet singulier vers son principe, ce qui implique un effort et une recherche solitaires que l’ on ne peut ni apprendre ni enseigner.”

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(R. 509A6). Vient d’abord une réécriture de la remontée du Banquet qui invite à “abandonn(er) la vue extérieure par les yeux” (ἔξω καταλιπὼν ὄψιν ὀμμάτων, 1.8.5) au lieu de se tourner (μηδ’ ἐπιστρέφων αὑτὸν) vers la splendeur des beautés corporelles: il faut au contraire “sachant quelles ne sont que des images, des traces et des ombres, fuir vers ce dont elles sont des images” (φεύγειν πρὸς ἐκεῖνο οὗ ταῦτα εἰκόνες, 1.8.7-8) et, après l’exemple mortifère de Narcisse, vient enfin l’ appel pressant: “Fuyons” donc “vers notre chère patrie” (Iliade 2.140), conseillerait-on plus véritablement. Quelle est donc cette fuite et comment faire? Nous prendrons le large comme Ulysse, dit-il, loin de la magicienne Circé ou de Calypso, donnant à entendre, je crois, qu’il n’était pas resté de grand cœur, malgré les plaisirs dont jouissaient ses yeux et la vie qu’ il menait au sein d’une beauté sensible surabondante. Pour nous la patrie, c’est d’où nous sommes venus et c’est là-bas qu’est notre père.12 lieu où l’on ne saurait évidemment revenir à pied, “parce que les pieds transportent toujours d’une partie de la terre à une autre;” il faut donc éveiller (ἀνεγεῖραι) cette autre vision que tout le monde possède, mais dont peu font usage. Perte des ailes, éveil et conversion nécessaires pour fuir vers l’ Être: tels sont les grands thèmes à partir desquels on peut esquisser la comparaison avec Plutarque, en commençant par celui de la φυγή, qu’ on ne trouve chez le Chéronéen que dans le texte réputé rhétorique qu’ est la consolation Sur l’ exil, classification simplificatrice car, s’il est vrai que ce genre de textes se nourrit de topiques,13 il constitue aussi une forme de parénétique, une consolation περὶ λύπης qui relève de la philosophie. C’est ce que marque en particulier sa conclusion dont J. Opsomer a donné une remarquable étude.14 1.2 L’âme en exil sur terre et la conclusion du Sur l’ exil Dans cette étude, J. Opsomer rappelle commodément les topiques majeurs de ce genre de consolation et leur origine cynico-stoïcienne: notre patrie, c’ est le monde et il découle de ce cosmopolitisme que le Sage n’est exilé en aucun

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8.16-21 : ⟨Φεύγωμεν⟩ δὴ ⟨φίλην ἐς πατρίδα⟩, ἀληθέστερον ἄν τις παρακελεύοιτο. Τίς οὖν ἡ φυγὴ καὶ πῶς; Ἀναξόμεθα οἷον ἀπὸ μάγου Κίρκης φησὶν ἢ Καλυψοῦς Ὀδυσσεὺς αἰνιττόμενος, δοκεῖ μοι, μεῖναι οὐκ ἀρεσθείς, καίτοι ἔχων ἡδονὰς δι’ ὀμμάτων καὶ κάλλει πολλῷ αἰσθητῷ συνών. Πατρὶς δὴ ἡμῖν, ὅθεν παρήλθομεν, καὶ πατὴρ ἐκεῖ. Voir sur ce point Tusc. 3.76 sq. J. Opsomer, “Is a Planet happier than a Star ?,” in P.A. Stadter & L. Van der Stockt (eds.), Sage and Emperor (Leuven : Leuven University Press, 2002) 281-295.

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lieu terrestre, puisque sa patrie est ailleurs et peut se définir plus précisément comme la cité de Zeus, la communauté des Sages,15 mais il souligne en même temps la platonisation à laquelle les soumet Plutarque. Ainsi, lorsque celui-ci rappelle que par nature, il n’y pas de lieu qui soit une patrie, non plus qu’ une maison, un champ, une forge ou un hôpital, comme disait Ariston: dans chacun de ces cas, le lieu devient tel, ou plutôt reçoit ce nom et cette appellation chaque fois par rapport à qui l’habite et en use (600E-601B), la justification anthropologique qu’il en donne se réfère aussitôt à Platon et au Timée : “Car l’ homme, comme dit Platon, n’est pas “une plante terrestre” et immobile,16 mais une plante céleste, une plante inversée et tournée vers le ciel, la tête, qui en est comme la racine, maintenant le corps vertical.” Mais c’est la conclusion (607C-F), appuyée sur la même citation, beaucoup plus longue, d’Empédocle que mentionnait Plotin17 qui rend, sans conteste, le son le plus platonicien et mérite un examen attentif, car autant que les thèmes, c’est l’atmosphère qui évolue insensiblement vers une tonalité plus mystique. La transition se fait à nouveau à partir d’un texte poétique où il est question d’exil, texte que Plutarque se refuse à commenter, créant ainsi un climat de respect religieux; il peut ensuite introduire le texte philosophique d’ Empédocle et l’interpréter dans un sens platonicien:18 Et si, sur ce à quoi Eschyle fit allusion et qu’ il donna à entendre en disant: Le Saint Apollon, dieu exilé du ciel19 “il me faut garder un religieux silence,” selon l’ expression d’ Hérodote,20 lorsqu’Empédocle, en revanche, entame l’exposé de sa philosophie par ce préambule: Il est un oracle de la nécessité, un antique décret des dieux, Qui veut, que lorsque quelqu’un dans sa folie a souillé ses membres du sang d’un meurtre,

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E.g. Musonius Rufus, 9.3 : “Il (le Sage) place toute la matière en dépendance de lui-même et pense être citoyen de la cité de Zeus, qui est un ensemble composé des dieux et des hommes.” Plutarque glose ici l’ adjectif ἔγγειον en donnant au préfixe une valeur forte: l’homme n’est pas rivé dans la terre et donc privé de mouvement (ἀκίνητον); au contraire il est fait pour se déplacer ; même mise en perspective platonicienne en 601B avec la citation de Lg. 715E. Traité 6 (4.8) : voir supra n. 8. Sur l’ interprétation personnelle donnée par Plutarque – et qui peut varier selon les œuvres, voir D. Babut, “Sur l’ unité de la pensée d’ Empédocle,” Philologus 120 (1976) 150. Suppl. 214 : ἁγνόν τ’ Ἀπόλλω φυγάδ’ ἀπ’ οὐρανοῦ θεόν. 2.171.

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L’un des démons qui ont obtenu en partage une longue vie, Il erre durant trois fois dix mille saisons loin des bienheureux. C’est la voie par laquelle moi aussi je vais à présent, exilé loin des dieux et errant,21 il montre non pas que sa propre personne, mais que tous, à commencer par lui, nous sommes ici-bas des émigrés, des étrangers et des exilés (μετανάστας καὶ ξένους καὶ φυγάδας). 607C5-D3

Si le mot “exilé” (φυγάς) figure bien dans la citation, c’ est Plutarque qui, dans son commentaire, substitue aux êtres intermédiaires que sont les daimones le destin de l’âme, selon une interprétation qu’on peut rapprocher des théories du De genio, où il explique que nous et daimôn sont deux manières de désigner la partie incorruptible de l’âme libérée par la mort.22 L’ensemble est de nouveau replacé dans une perspective platonicienne, qu’appuie une référence finale explicite à Platon : Car ce ne sont pas le sang, dit-il, et le souffle mêlés ensemble, hommes, qui ont fourni la substance et l’origine de notre âme : ils sont les éléments dont est formé le corps, terrestre et mortel,23 mais l’ âme est venue ici d’ ailleurs, et il désigne la génération par le plus doux des euphémismes comme un “voyage” (ἀποδημίαν). Mais ce qui est la vérité la plus pure, c’est qu’elle est en exil et vagabonde,24 chassée par les décisions et les lois divines, puis, comme si elle était dans une île constamment battue des flots, attachée au corps “à la manière d’une huître,” ainsi que dit Platon,25 faute de se souvenir et se remémorer quelle dignité et quelle étendue de félicité26 elle a laissées derrière elle (μεθέστηκεν), échangeant non pas

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Fr. 115 DK, vv 1, 3, 5-6, 13: ἔστιν ἀνάγκης χρῆμα, θεῶν ψήφισμα παλαιόν, / εὖτέ τις ἀμπλακίῃσι φόνῳ φίλα γυῖα μιήνῃ, / δαίμονες οἵ τε μακραίωνος λελάχασι βίοιο, / τρίς μιν μυρίας ὥρας ἀπὸ μακάρων ἀλάλησθαι. / τὴν καὶ ἐγὼ νῦν εἶμι φυγὰς θεόθεν καὶ ἀλήτης. De genio 591E cité infra 487 et n. 57. 607D6 : γηγενὲς καὶ θνητόν, que Babut, “Sur l’ unité de la pensée d’Empédocle,” 149, rapproche de Phédon 80A et Lg. 727E. 607D9 : au verbe de l’ exil (absent chez Platon), Plutarque ajoute au contraire l’idée bien platonicienne de l’ errance, associée à la diversité et à l’incertitude du sensible, et particulièrement prégnante, par ex., dans le Phédon (79C7, D5, 81A5, D8 et 9). 607E1-2 : καθάπερ φησὶν ὁ Πλάτων ‘ὀστρέου τρόπον’ ἐνδεδεμένη τῷ σώματι, citation de Phdr. 250C6. Nouvelle citation d’ Empédocle, fr. 119 DK.

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Sardes pour Athènes, ni Corinthe pour Lemnos ou Scyros, mais le ciel et la lune pour la terre et la vie terrestre.27 607D4-E7

Le rôle de l’oubli, la nécessité de ramener (ἀναφέρειν) à sa mémoire (μνημονεύειν) le souvenir de son origine28 sont des éléments essentiels, sur lesquels Plutarque n’insiste pas dans cette consolation – ce n’est pas le lieu –, mais, en mettant l’accent sur un exil terrestre, il entend surtout relativiser tous les petits déplacements sur terre et remettre à sa vraie place, insignifiante, ce qu’une vaine opinion nous fait prendre pour un grand malheur. Et, dans ce style railleur qu’il affectionne pour dénoncer nos inconséquences,29 il poursuit: “Et pour peu qu’ici-bas elle passe d’un lieu à un autre, la voilà qui s’ indigne et se sent étrangère, s’étiolant comme une plante de vile espèce!”30 À la reprise de l’ image de l’homme-plante, mais qui, ici, a oublié son caractère céleste, s’ ajoute l’ emploi très remarquable du verbe, relativement rare, ξενοπαθεῖν,31 qui déplace le caractère étrange et étranger du lieu sur les sentiments de l’ homme et se concentre sur l’âme, sur l’essentiel. “Pourtant,” poursuit Plutarque, “si, pour une plante, il y a bien un terrain plus favorable qu’ un autre, où elle pousse et germe mieux, il n’est pas de lieu qui prive l’homme du bonheur, non plus que de la vertu ni de la sagesse.”32 On retrouve la perspective éthique – celle qui préside à la lecture la plus traditionnelle du Théétète, comme on l’ a vu : ni bonheur, telos de la philosophie, ni vertu, sans laquelle il n’est point de bonheur, ne sont une question de lieu,33 et des exemples, les plus opposés qui soient,

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Le rôle de la lune dans le cycle des réincarnations et le destin de l’âme est aussi développé dans le De genio (mythe de Timarque) et surtout le De facie (mythe de Sylla): sur la situation néoplatonicienne de l’ Hadès dans la lune, voir Schoppe, Plutarchs Interpretation der Ideenlehre Platons, et plus largement, Mihai, L’ Hadès céleste. Significativement, Plutarque ne choisit pas une citation qui évoquerait un lieu, mais rappelle des notions abstraites, valeur et félicité. Voir Amatorius 756D, et surtout la conclusion du De Pyth. or. 409CD. 607E7-9 : ἂν ⟨δὲ⟩ μικρὸν ἐνταῦθα τόπον ἐκ τόπου παραλλάξῃ, δυσανασχετεῖ καὶ ξενοπαθεῖ καθάπερ φυτὸν ἀγεννὲς ἀπομαραινομένη. Plutarque l’ utilise aussi un peu plus haut en 601C6-9 – à un moment où il n’en est encore qu’ à considérer l’ univers sans entrer dans les considérations métaphysiques – toujours avec la même ironie : ἀλλ’ ἡμεῖς ὥσπερ μύρμηκες ἢ μέλιτται μυρμηκιᾶς μιᾶς ἢ κυψέλης ἐκπεσόντες ἀδημονοῦμεν καὶ ξενοπαθοῦμεν, οὐκ εἰδότες οὐδὲ μεμαθηκότες οἰκεῖα τὰ πάντα ποιεῖσθαι καὶ νομίζειν ὥσπερ ἐστί. 607E9-F1 : καίτοι φυτῷ μὲν ἔστι τις χώρα μᾶλλον ἑτέρας ἑτέρα πρόσφορος, ἐν ᾗ τρέφεται καὶ βλαστάνει βέλτιον, ἀνθρώπου δ’ οὐδεὶς ἀφαιρεῖται τόπος εὐδαιμονίαν, ὥσπερ οὐδ’ ἀρετὴν οὐδὲ φρόνησιν. La préface de Démosthène, qui n’affiche pas de grandes prétentions philosophiques, ne

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concluent l’ensemble du texte, dont le dernier mot, significativement, est pour dénoncer l’humaine ἀφροσύνη: Ainsi Anaxagore, dans sa prison, a construit la quadrature du cercle, Socrate, en buvant du poison, continuait de philosopher et exhortait à la philosophie ses familiers, qui célébraient son bonheur, tandis que Phaéton et Tantale, montés au ciel, tombèrent, selon les poètes, dans les plus grandes infortunes, à cause de leur déraison.34 On ne saurait choisir deux lieux plus opposés: le plus “enterré” en quelque sorte pour des vivants, le plus “bas,” la prison, d’ un côté, et le plus haut, celui qui, en apparence, est le plus proche de notre vraie patrie, le ciel, de l’ autre. Et pourtant les Sages, contemplatif comme Anaxagore ou “pratique” comme Socrate, ont été plus heureux enfermés dans la première, que Phaéton et Tantale élevés jusqu’au second. Si nous sommes “plante céleste,” il ne faut pas interpréter cette opposition entre “haut” et “bas” dans un sens spatial : la différence essentielle est toujours de l’ordre de l’âme, et la perte de Phaéton et Tantale vient de leur ἀφροσύνη, qu’il est tentant, dans ce contexte, d’ opposer au δίκαιον καὶ ὄσιον μετὰ φρονήσεως du Théétète. Ce rapprochement, pour ne pas manquer de pertinence, n’est cependant pas le fait de Plutarque, mais tient à notre perspective de lecture: nulle part, qu’il cite des vers d’ Empédocle et Eschyle contenant φυγάς ou qu’il utilise lui-même le verbe φεύγει (dans un sens négatif), Plutarque n’envisage une fuite du monde. L’idée fondamentale est que seule la reconnaissance de notre vraie patrie permet de donner à chaque chose sa vraie valeur au lieu de rester rivé, physiquement et moralement, à la terre et même à un lieu de la terre. Il faut maintenant examiner les images positives, platoniciennes, qu’emploie Plutarque pour essayer de se dégager du corps, d’approcher le transcendant.

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dit pas autre chose (Demosth. 1, en part 3 : τὰς μὲν γὰρ ἄλλας τέχνας εἰκός ἐστι, πρὸς ἐργασίαν καὶ δόξαν συνισταμένας, ἐν ταῖς ἀδόξοις καὶ ταπειναῖς πόλεσιν ἀπομαραίνεσθαι, τὴν δ’ ἀρετὴν ὥσπερ ἰσχυρὸν καὶ διαρκὲς φυτὸν ἐν ἅπαντι ῥιζοῦσθαι τόπῳ, φύσεώς γε χρηστῆς καὶ φιλοπόνου ψυχῆς ἐπιλαμβανομένην [avec toujours la même image de la plante]), mais comme elle justifie aussi le propre choix de Plutarque (2.2, voir aussi 1.4), elle marque d’autant mieux l’ importance existentielle d’ une telle conviction. 607F2-7 : ἀλλ’ Ἀναξαγόρας μὲν ἐν τῷ δεσμωτηρίῳ τὸν τοῦ κύκλου τετραγωνισμὸν ἔγραφε, Σωκράτης δὲ φάρμακον πίνων ἐφιλοσόφει καὶ παρεκάλει φιλοσοφεῖν τοὺς συνήθεις εὐδαιμονιζόμενος ὑπ’ αὐτῶν· τὸν δὲ Φαέθοντα καὶ τὸν Τάνταλον εἰς τὸν οὐρανὸν ἀναβάντας οἱ ποιηταὶ λέγουσι ταῖς μεγίσταις συμφοραῖς περιπεσεῖν διὰ τὴν ἀφροσύνην.

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La démarche spirituelle de Plutarque: se tourner vers le divin

2.1 L’aspiration à l’envol de l’âme De même que Plotin reprend maintes fois l’image tirée du Phèdre de la “perte des ailes” (πτερορρύησις), Plutarque n’affectionne pas moins l’ image de l’ envol et deux passages, tous deux orientés contre les Épicuriens, présentent ici un intérêt tout particulier. Dans notre condition humaine d’êtres incarnés, il est impossible d’ atteindre pleinement la vérité: pour le dire dans les termes du De Iside et Osiride, “ici-bas l’ âme, circonscrite par le corps et les passions, ne peut avoir aucun commerce avec le dieu, sinon dans la mesure où la philosophie lui permet de l’ atteindre par l’intellection, comme dans le flou d’un rêve.”35 C’ est ce que dit aussi, en des termes plus imagés encore, le Non posse où Plutarque explique l’ insatisfaction radicale qui reste ici-bas celle des amants de la vérité : Ici-bas aucun des amants de la vérité et de la contemplation de l’ Être n’a réussi à se rassassier à suffisance, car il n’usait qu’ à travers le brouillard nuageux du corps d’une raison confuse et troublée, mais regardant vers le haut à la manière d’un oiseau avec l’idée de s’envoler hors du corps vers quelque immensité lumineuse, ils s’attachent à dégager et alléger leur âme des choses mortelles, faisant de l’exercice de la philosophie une préparation à la mort. Si grand et véritablement accompli est le bien qu’ ils voient en la mort, persuadés que c’est là-bas que l’ âme vivra la vraie vie, quand à présent, loin de vivre éveillée, elle n’éprouve que semblances de rêves.36 Plutarque ne se contente pas ici de suggérer l’ image des ailes perdues et à retrouver du Phèdre, mais il suit même de très près, pour évoquer l’ aspiration de ces “amants de la vérité,” la peinture qu’y donne Platon de la mania de celui, qui, à la vue de la beauté d’ici-bas, a senti ses ailes repousser et “ainsi 35

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De Is. et Os. 382F1-4 : ἀνθρώπων δὲ ψυχαῖς ἐνταυθοῖ μὲν ὑπὸ σωμάτων καὶ παθῶν περιεχομέναις οὐκ ἔστι μετουσία τοῦ θεοῦ πλὴν ὅσον ὀνείρατος ἀμαυροῦ θιγεῖν νοήσει διὰ φιλοσοφίας. Cette opposition rêve / veille est aussi d’ origine platonicienne et fréquemment utilisée par Platon : voir supra ch. 2. Non posse 1105D1-10 : ἔπειτα τῆς ἀληθείας καὶ θέας τοῦ ὄντος οὐδεὶς ἐνταῦθα τῶν ἐρώντων ἐνέπλησεν ἑαυτὸν ἱκανῶς, οἷον δι’ ὁμίχλης ἢ νέφους τοῦ σώματος ὑγρῷ καὶ ταραττομένῳ τῷ λογισμῷ χρώμενος, ἀλλ’ ὄρνιθος δίκην ἄνω βλέποντες ὡς ἐκπτησόμενοι τοῦ σώματος εἰς μέγα τι καὶ λαμπρόν, εὐσταλῆ καὶ ἐλαφρὰν ποιοῦσι τὴν ψυχὴν ἀπὸ τῶν θνητῶν, τῷ φιλοσοφεῖν μελέτῃ χρώμενοι τοῦ ἀποθνήσκειν. Oὕτως μέγα τι καὶ τέλεον ὄντως ἀγαθὸν ἡγοῦνται τὴν τελευτήν, ὡς βίον ἀληθῆ βιωσομένην ἐκεῖ τὴν ψυχήν, οὐχ ὕπαρ νῦν ζῶσαν ἀλλ’ ὀνείρασιν ὅμοια πάσχουσαν.

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pourvu d’ailes, brûle de s’envoler, mais ne le peut pas, regardant vers le haut à la manière d’un oiseau, négligeant le bas” et passant aux yeux des autres pour fou.37 Tout juste peut-on remarquer que là où Platon emploie la forme préverbée en ἀνα- (ἀναπτέσθαι), Plutarque, avec la forme ἐκπτησόμενοι, à laquelle il donne un complément, τοῦ σώματος, insiste sur l’ effort pour aller vers l’ extérieur, pour se dégager et alléger l’âme, toujours par le moyen de la philosophie, comme dans le De Iside et Osiride. La philosophie est ainsi présentée – ce qui n’est guère original, mais insère un thème majeur du Phédon dans le cadre du Phèdre – comme préparation à la mort. Et c’est encore la mort qui est en question dans le second texte où Plutarque adapte l’image de l’oiseau, la Consolatio ad uxorem. Répliquant de nouveau, dans un ultime développement, aux Épicuriens, et, plus précisément, à la consolation épicurienne qui met en avant la dissolution totale de l’ être grâce à laquelle le défunt n’a plus à craindre aucun mal, aucune affection, il développe les thèmes platonico-pythagoriciens du cycle des renaissances successives, dont l’âme se libère d’autant plus aisément qu’ elle n’a pas été longtemps attachée à un corps et à ses passions, alors qu’ une longue vie l’ expose à un attachement excessif au corporel: Songe donc que l’âme, qui est immortelle, se trouve dans la situation des oiseaux captifs. Si elle a vécu longtemps dans le corps et si une foule d’activités et une longue familiarité l’ont domestiquée et gagnée à cette vie, elle redescend s’incarner à nouveau dans un corps et ne s’ arrête ni ne cesse d’être étroitement associée aux passions et aux vicissitudes de ce monde à travers des naissances successives.38 Ne va pas t’ imaginer en effet que la vieillesse soit vilipendée et qu’ on en dise du mal à cause des rides, des cheveux blancs et de la faiblesse physique; le plus grave défaut de cet âge, c’est qu’il rend l’âme tout à la fois indifférente aux réminiscences des choses de là-bas et passionnément attachée aux choses d’ici-bas, qu’il la plie et l’opprime de sorte qu’elle conserve la forme qu’ elle a reçue de cette intimité avec le corps.39 37 38 39

Phdr. 249D : πτερῶταί τε καὶ ἀναπτερούμενος προθυμούμενος ἀναπτέσθαι, ἀδυνατῶν δέ, ὄρνιθος δίκην βλέπων ἄνω, τῶν κάτω δὲ ἀμελῶν, αἰτίαν ἔχει ὡς μανικῶς διακείμενος. Pour une même idée, De sera num. 565D, ch. 15, 359. Cons. ad uxor. 611D11-F3 : ὡς οὖν ἄφθαρτον οὖσαν τὴν ψυχὴν διανοοῦ ταὐτὸ ταῖς ἁλισκομέναις ὄρνισι πάσχειν· ἂν μὲν γὰρ πολὺν ἐντραφῇ τῷ σώματι χρόνον καὶ γένηται τῷ βίῳ τούτῳ τιθασὸς ὑπὸ πραγμάτων πολλῶν καὶ μακρᾶς συνηθείας, αὖθις καταίρουσα πάλιν ἐνδύεται καὶ οὐκ ἀνίησιν οὐδὲ λήγει τοῖς ἐνταῦθα συμπλεκομένη πάθεσι καὶ τύχαις διὰ τῶν γενέσεων. Μὴ γὰρ οἴου λοιδορεῖσθαι καὶ κακῶς ἀκούειν τὸ γῆρας διὰ τὴν ῥυσότητα καὶ τὴν πολιὰν καὶ τὴν ἀσθένειαν τοῦ σώματος· ἀλλὰ τοῦτ’ αὐτοῦ τὸ χαλεπώτατόν ἐστιν, ὅτι τὴν ψυχὴν ἕωλόν τε ποιεῖ ταῖς μνήμαις τῶν

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Les images employées ici sont très remarquables et difficiles à rendre en français: la plus simple, séminale, en quelque sorte est celle des oiseaux captifs, empêchés de s’envoler, réduits à l’état, pour ainsi dire, d’ animaux domestiques dont la vie d’ici-bas est le maître, ce que suggère l’ adjectif τιθασός, que j’ ai rendu par un doublet, “domestiquée et gagnée,” pour avoir, en français, un appui au complément τούτῳ τῷ βίῳ ; de même l’imbrication étroite de cette pauvre âme avec les passions et les vicissitudes est exprimée par un verbe, συμπλέκω, qui s’emploie en particulier pour le tressage – éventuellement des cages – et même si ce rapprochement peut encourir le reproche de surinterprétation, il n’en reste pas moins qu’est développée et précisée par là l’ idée initiale de captivité. La vieillesse ne fait que parachever cette déformation de l’ âme, qui est aussi oppression, et confirmer la prévalence prise par l’ ici-bas sur les choses de là-bas. L’âme est “de la veille,” “rassise” comme du pain, “flétrie :” de même que τιθασός, ἕωλος est un adjectif imagé d’une traduction déjà délicate en soi, mais dont la présence d’un complément au datif renchérit la difficulté. Ce complément est cependant capital, puisque, dans l’ esprit même du Phèdre qui inspirait déjà l’image des oiseaux, il met en avant les réminiscences des choses de là-bas, ce que précisément éveille la vue de la beauté dans le dialogue platonicien, redonnant à l’âme ses ailes. Au contraire, une longue vie invétère l’ éros des choses d’ici-bas, et c’est pourquoi, mieux vaut Franchir au plus tôt les portes de l’Hadès (Théognis 427) avant qu’une passion violente des choses d’ ici-bas se soit ancrée dans (l’âme), et qu’elle se soit conformée au corps en s’ amollissant et fusionnant avec lui comme sous l’effet de drogues.40 2.2 Se souvenir des choses de là-bas, aller vers le transcendant La manière d’échapper au sensible, l’“envol,” plutôt que la “fuite,” consiste donc d’abord à se souvenir toujours que notre lieu véritable est là-haut, à ne pas nous laisser éblouir par le sensible. C’est cette opposition majeure entre âme oublieuse et éveil de la réminiscence qui fait l’essentiel du développement platonicien central de l’Érotikos, lancé par une comparaison entre le Soleil et Éros, dont les ressemblances cèdent vite la place à une opposition fondamentale :41

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ἐκεῖ καὶ λιπαρῆ περὶ ταῦτα καὶ κάμπτει καὶ πιέζει, τὸν σχηματισμόν, ὃν ἔσχεν ὑπὸ τοῦ σώματος ἐν τῷ ⟨προσ⟩πεπονθέναι, διαφυλάττουσαν. Cons. ad ux. 611F12-15 : ‘ὅπως ὤκιστα πύλας Ἀίδαο περῆσαι’ (Theogn. 427), πρὶν ἔρωτα πολὺν ἐγγενέσθαι τῶν αὐτόθι πραγμάτων καὶ μαλαχθῆναι πρὸς τὸ σῶμα καὶ συντακῆναι καθάπερ ὑπὸ φαρμάκων. Étudié en détail au ch. 5.

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(le Soleil) en effet détourne notre esprit de l’ intelligible vers le sensible, en nous ensorcelant42 par la grâce éclatante du spectacle et en s’ attachant à nous persuader que ce n’est qu’en lui et autour de lui qu’ il faut chercher, en particulier, la vérité, et nulle part ailleurs : Aussi montrons-nous un amour bien fâcheux Pour tout ce qui brille sur terre comme dit Euripide Faute de connaître une autre vie, ou, plutôt pour avoir oublié ce dont l’Amour est remémoration.43 Plutarque développe alors l’opposition entre λήθη et ἀνάμνησις et l’ ensorcellement du sensible : “… de ceux qui ont changé de lieu et sont nés ici-bas, il semble que le soleil frappe la mémoire de paralysie et ensorcelle l’ esprit, si bien que, sous l’effet du plaisir et de l’admiration, ils oublient les choses de là-bas.”44 Tout opposée est l’action de l’Amour céleste, divin et salvateur, seul capable de nous arracher au sensible et de nous faire remonter à “la plaine de la vérité,” où réside la beauté surabondante, pure et sans fard:45 en ménageant des miroirs sensibles de la beauté intelligible, “il met peu à peu en branle notre mémoire par eux enflammée” (κινεῖ τὴν μνήμην ἀτρέμα διὰ τούτων ἀναφλεγομένην, 765B4-5, toujours avec le même préverbe); et la conclusion de ce premier long chapitre consacré à l’amour platonicien, qui constitue une sorte de réécriture de l’anagôgè de l’amant décrite par Diotime,46 revient sur ce thème, lorsque Plutarque évoque le plaisir et l’admiration suscités par l’ émanation divine que conserve le bel aimé, tout contraires à ceux que donnent les spectacles illuminés par le soleil. Alors les amants, “pleins du dieu et aux petits soins, sont dans un état de mémoire bienheureux et s’enflamment de nouveau pour l’ objet d’amour véritable et bienheureux de là-bas, cher et aimé de tous.”47 Εὐπαθεῖν, qui n’est pas extrêmement fréquent, ni chez Platon, ni chez Plu-

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On est dans le même registre sémantique que les φαρμάκων de la Consolation à sa femme. Amatorius 764E1-9 : ἀποστρέφει γὰρ ἀπὸ τῶν νοητῶν ἐπὶ τὰ αἰσθητὰ τὴν διάνοιαν, χάριτι καὶ λαμπρότητι τῆς ὄψεως γοητεύων καὶ ἀναπείθων ἐν ἑαυτῷ καὶ περὶ αὑτὸν αἰτεῖσθαι τά τ’ ἄλλα καὶ τὴν ἀλήθειαν, ἑτέρωθι δὲ μηθέν· / δυσέρωτες δὴ φαινόμεθ’ ὄντες / ⟨τοῦδ’, ὅ τι τοῦτο στίλβει⟩ κατὰ γῆν’, / ὡς Εὐριπίδης φησί, / δι’ ἀπειροσύνην ἄλλου βιότου / μᾶλλον δὲ λήθην ὧν ὁ Ἔρως ἀνάμνησίς ἐστιν. 764F1-4 : τῶν γενομένων ἐνταῦθα καὶ μεταβαλόντων ἐκπλήττειν ἔοικε τὴν μνήμην καὶ φαρμάττειν τὴν διάνοιαν ὁ ἥλιος, ὑφ’ ἡδονῆς καὶ θαύματος ἐκλανθανομένων ἐκείνων. 765A2-5 : … εἰς τὸ ἀληθείας πέδιον (Phædr. 248B), οὗ τὸ πολὺ καὶ καθαρὸν καὶ ἀψευδὲς ἵδρυται κάλλος… ἐξαναφέρων καὶ ἀναπέμπων (les préverbes sont de nouveau signifiants). Smp. 210AD. 765D6-9 : ὑφ’ ἡδονῆς καὶ θαύματος ἐνθουσιῶντες καὶ περιέποντες εὐπαθοῦσι τῇ μνήμῃ καὶ ἀναλάμπουσι πρὸς ἐκεῖνο τὸ ἐράσμιον ἀληθῶς καὶ μακάριον καὶ φίλιον ἅπασι καὶ ἀγαπητόν

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tarque, peut, dans ce contexte, évoquer le Phèdre, où “la pensée d’ un dieu… de même que celle de toute âme qui se soucie de l’ aliment qui lui convient,” lorsqu’elle parvient à apercevoir la réalité, “se nourrit de la contemplation du Vrai et en éprouve du bien-être” (εὐπαθεῖ, 247D5). Chez Platon, la description se situe dans le lieu supracéleste: lorsque, comme dans le texte de Plutarque, l’ âme est sur terre, alors nécessairement la mnémè intervient. Une dernière variation sur la réminiscence, toujours en termes imagés, est encore donnée au chapitre suivant: reprenant la généalogie d’ Alcée qui donne Iris, l’arc-en-ciel, pour mère à Éros, Plutarque interprète l’anamnèsis en termes d’anaklasis, de “réfraction de la mémoire à partir des objets qui ici-bas apparaissent et sont appelés beaux vers le Beau de là-bas, véritablement divin, aimable, bienheureux et admirable”48 et le chapitre se conclut tout naturellement avec les ailes et les cortèges divins retrouvés49 jusqu’ à la prochaine incarnation. L’insistance, remarquable, sur la réminiscence réveillée par Éros, est évidemment intimement liée au thème du dialogue ;50 mais on retrouve aussi le thème, non seulement à la fin de la première Quaestio platonica, consacrée à la maïeutique pour définir l’érotique socratique,51 ce qui là encore n’a rien que d’attendu, mais aussi dans le De defectu oraculorum, où elle s’ impose moins: Plutarque y fait conclure la variation platonicienne sur la pluralité des mondes prêtée au Sage de la mer Érythrée par le rappel que “les entretiens philosophiques ont pour objet la réminiscence des beautés de là-bas, sauf à être

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(l’ image du deuxième verbe évoque davantage l’ éclat lumineux – propre à la beauté – que la flamme). 765F5-7 : ἀνάκλασιν ποιεῖ τῆς μνήμης ἀπὸ τῶν ἐνταῦθα φαινομένων καὶ προσαγορευομένων καλῶν εἰς τὸ θεῖον καὶ ἐράσμιον καὶ μακάριον ὡς ἀληθῶς ἐκεῖνο καὶ θαυμάσιον καλόν. 766B7-9 : ὁ γὰρ ὡς ἀληθῶς ἐρωτικὸς ἐκεῖ γενόμενος καὶ τοῖς καλοῖς ὁμιλήσας, ᾗ θέμις, ἐπτέρωται καὶ κατωργίασται καὶ διατελεῖ περὶ τὸν αὑτοῦ θεὸν ἄνω χορεύων καὶ συμπεριπολῶν… Au début de la dernière partie, plus morale et existentielle, lorsque Plutarque reprend les théories de toutes les écoles philosophiques pour montrer qu’aucune n’implique l’ exclusion de l’ amour des femmes et l’ exclusivité de l’amour des garçons, il indique encore pour les platoniciens “les belles et saintes réminiscences, qui nous rapellent vers la beauté véritable, divine et olympienne de là-bas et donnent des ailes à notre âme” (766E68 : τὰς καλὰς ταύτας καὶ ἱερὰς ἀναμνήσεις ⟨ἀνα⟩καλουμέν⟨ας⟩ ἡμᾶς ἐπὶ τὸ θεῖον καὶ ἀληθινὸν καὶ Ὀλύμπιον ἐκεῖνο κάλλος, αἷς ψυχὴ πτεροῦται). Quaest. Plat. 1000E2-4, en suggérant que “de la seule chose que Socrate considérait comme sagesse, celle qui concerne le divin et l’ intelligible, qu’il appelait “érotique,” il n’y a pour les hommes ni production ni découverte, mais réminiscence” (ἣν δὲ μόνην ἡγεῖτο Σωκράτης σοφίαν ⟨τὴν⟩ περὶ τὸ θεῖον καὶ νοητόν, ἐρωτικὴν ὑπ’ αὐτοῦ προσαγορευομένην, ταύτης οὐ γένεσις ἔστιν ἀνθρώποις οὐδ’ εὕρεσις ἀλλ’ ἀνάμνησις).

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complètement vains.”52 C’est qu’en effet la philosophie est le moyen privilégié de “tourner sa pensée vers le divin,” thème que Plutarque utilise soit sous cette forme positive, soit sur le mode négatif, en dénonçant tout ce qui détourne – comme le fait le Soleil dans l’Érotikos –53 et tous ceux qui se détournent de la pensée de dieu. Mais ce qui reste invariable, c’est que jamais n’intervient l’ idée d’“intériorité.”54 Extérieur est l’Éros divin qui intervient, comme la mania qu’ il suscite, laquelle, souligne Plutarque, reprenant la distinction du Phèdre de deux types de maniai, la forme humaine, pathologique, et la forme divine, transgression des usages courants,55 N’est pas sans lien avec le divin et n’a pas en nous son origine: c’ est une inspiration venue du dehors, une altération de notre faculté raisonnante et pensante qui trouve son principe et son mouvement dans l’ action d’une puissance supérieure, un état que l’on désigne sous le nom général d’enthousiasme.56 52 53 54

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De def. or. 422C5-6: καὶ τοὺς λόγους ἀναμνήσεως ἕνεκα τῶν ἐκεῖ φιλοσοφεῖσθαι καλῶν ἢ μάτην περαίνεσθαι. Même idée in De Pyth. or. 400D. L’ opposition entre “intérieur” et “extérieur” se trouve, mais elle reste au niveau passionnel et moral et apparaît surtout dans les traités thérapeutiques – voir De cur. 515D8-9: μετάθες ἔξωθεν καὶ μετάστρεψον εἴσω τὴν πολυπραγμοσύνην· εἰ χαίρεις κακῶν μεταχειριζόμενος ἱστορίαν, ἔχεις οἴκοι πολλὴν διατριβήν (“Détourne ta curiosité de l’extérieur pour la ramener au dedans: si tu te plais à enquêter sur ce qui va mal, tu as de quoi faire chez toi”); De tranq. an. 471A9-B1 : ἀνακαλύψας καὶ διαστείλας ὥσπερ ἀνθηρὸν παραπέτασμα τὴν δόξαν αὐτῶν καὶ τὴν ἐπιφάνειαν ἐντὸς γενοῦ, καὶ κατόψει πολλὰ δυσχερῆ καὶ πολλὰς ἀηδίας ἐνούσας αὐτοῖς (“écarte et replie le rideau fleuri de leur gloire et illustration, pénètre à l’intérieur et tu verras qu’ il y a en eux bien des désagréments et bien des dégoûts”); ou encore De coh. ira 463E3-6 et Animine an corp. 500D5-E3 dénonçant le ruissellement des passions produit par le vice intérieur; avec l’ intérieur opposé à ce qui vient de la tychè: De tranq. an. 477A3-7: ἐλαφροτέρας ἔχει τὰ τυχηρὰ τὰς λύπας ὥσπερ ἔξωθεν ἐπιφερομένας, τὸ δέ ‘οὐ τις ἐμοὶ τῶνδ’ ἄλλος ἐπαίτιος, ἀλλ’ ἐγὼ αὐτός’ ἐπιθρηνούμενον τοῖς ἁμαρτανομένοις ἔνδοθεν ἐξ αὐτοῦ βαρύτερον ποιεῖ τῷ αἰσχρῷ τὸ ἀλγεινόν (“les coups de la Fortune produisent des peines plus légères comme provenant de l’ extérieur, tandis que la formule “Nul autre ne m’a causé ce mal que moi et moi seul,” prononcé intérieurement par soi-même comme un thrène sur les fautes commises, alourdit la souffrance en y ajoutant la honte”); idée voisine in An vitiositas 499E10-F3 ; enfin Cons. ad ux. 612B1-3 (qui constitue l’ ultime recommandation de la consolation) : τὰ μὲν ἐκτὸς οὕτως ὡς οἱ νόμοι προστάττουσιν ἔχωμεν, τὰ δὲ ἐντὸς ἔτι μᾶλλον ἀμίαντα καὶ καθαρὰ καὶ σώφρονα (“comportons-nous extérieurement comme le prescrivent les usages, et conservons nos sentiments intimes encore plus à l’abri des souillures, purs et sages”) n’a, malgré le contexte, qui vient d’ évoquer le sort de l’âme après la mort, rien à voir avec une quête de soi. Phdr. 265A9-11 : Μανίας δέ γε εἴδη δύο, τὴν μὲν ὑπὸ νοσημάτων ἀνθρωπίνων, τὴν δὲ ὑπὸ θείας ἐξαλλαγῆς τῶν εἰωθότων νομίμων γιγνομένην. Amatorius 758E1-5 : ἑτέρα δ’ ἐστὶν οὐκ ἀθείαστος οὐδ’ οἰκογενής, ἀλλ’ ἔπηλυς ἐπίπνοια καὶ παρα-

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Extérieure est aussi la partie la plus haute de l’ âme, dont la composition est expliquée à Timarque dans le mythe du De genio, par son guide démonique: Toute âme a part à l’esprit (νοῦς) et aucune n’est privée d’ esprit ni de raison, mais toute la partie qui est mêlée à la chair et aux passions, altérée sous l’effet des plaisirs et des douleurs, se tourne vers l’ irrationnel… La partie immergée dans le corps, qui l’entraîne, s’ appelle âme, mais celle qui est inaccessible à la corruption est appelée esprit (νοῦς) par le commun des mortels, qui croient que cet élément se trouve à l’ intérieur d’eux-mêmes, comme on croit dans les miroirs les objets qui s’ y reflètent; mais les gens qui pensent juste l’appellent daimon en tant qu’il est extérieur.57 C’est cette partie qui, après la mort, prend plus ou moins de hauteur et de lumière selon l’attachement au corporel qui a été le sien (591EF), elle que libère la seconde mort du De facie (942F sq) et que fournit le Soleil à chaque nouvelle incarnation (ibid. 943A et 945C). Enfin, et surtout, l’objet même de notre recherche et de nos aspirations les plus hautes, l’Intelligible, le réel, est en dehors de nous, “horizon” de notre vie, comme il l’est souvent des exposés de Plutarque, qui ne peut être atteint qu’après la mort,58 au point que Thespésios lui-même, dont l’ esprit est pourtant sorti du corps, mais qui n’est pas mort, ne saurait apercevoir la lumière d’Apollon, image dans le mythe de la transcendance divine (De sera num. 566C10-D6). De cette transcendance, invisible jusque dans le mythe,59 ineffable selon le De Iside et Osiride, la quête même n’est jamais décrite dans le détail, elle

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τροπὴ τοῦ λογιζομένου καὶ φρονοῦντος ἀρχὴν κρείττονος δυνάμεως ἀρχὴν ἔχουσα καὶ κίνησιν, ἧς τὸ μὲν κοινὸν ἐνθουσιαστικὸν καλεῖται πάθος. De genio 591D5-8 et E5-10 : ψυχὴ πᾶσα νοῦ μετέσχεν, ἄλογος δὲ καὶ ἄνους οὐκ ἔστιν, ἀλλ’ ὅσον ἂν αὐτῆς σαρκὶ μιχθῇ καὶ πάθεσιν, ἀλλοιούμενον τρέπεται καθ’ ἡδονὰς καὶ ἀλγηδόνας εἰς τὸ ἄλογον. Μίγνυται δ’ οὐ πᾶσα τὸν αὐτὸν τρόπον… τὸ μὲν οὖν ὑποβρύχιον ἐν τῷ σώματι φερόμενον ψυχὴ λέγεται· τὸ δὲ φθορᾶς λειφθὲν οἱ πολλοὶ νοῦν καλοῦντες ἐντὸς εἶναι νομίζουσιν αὑτῶν, ὥσπερ ἐν τοῖς ἐσόπτροις τὰ φαινόμενα κατ’ ἀνταύγειαν· οἱ δ’ ὀρθῶς ὑπονοοῦντες, ὡς ἐκτὸς ὄντα δαίμονα προσαγορεύουσι. Comparer aussi les lignes omises ici, sur le plus pur de l’être, qui flotte, pour ainsi dire, à la surface, “comme l’ extrêmité d’un objet suspendu dont la partie inférieure est plongée dans la profondeur de l’ eau” et qui “soutient l’âme, qui se redresse autour de lui” avec le daimon donné à chacun de nous de Ti. 90A. Voir supra Non posse 1105D1-10, cité n. 36, et De Is. et Os. 382E10-383A4. Commentée supra ch. 15, 363.

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peut être suggérée à travers des allusions aux Mystères,60 mais jamais ce chemin ne passe par l’intérieur, alors que, au contraire, c’ est en son for intérieur que le Stoïcien va chercher la divinité immanente.

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Le Stoïcien n’est jamais seul: Épictète et le Dieu intérieur

3.1 Pour comparaison: l’expérience plotinienne La meilleure expression s’en trouve sans doute dans le texte aussi fameux que difficile qui ouvre le Traité 6:61 Souvent dans le temps où je m’éveille de mon corps à moi-même et où je deviens extérieur à tout le reste et intérieur à moi-même, voyant une si merveilleuse beauté et atteignant alors la certitude la plus absolue d’appartenir au monde supérieur, en ce moment où tout à la fois j’ exerce l’activité qui est propre à la vie la meilleure et me trouve réuni au divin et établi en lui, parvenu que je suis à cette activité suprême en m’étant établi au-dessus de tout autre objet de pensée, après ce séjour dans le divin, quand je redescends de l’Intellect au raisonnement, je me demande comment j’ai pu jamais et cette fois encore descendre ainsi.62 La double expression, caractéristique du grec, ἔξω / εἴσω, marque bien d’ entrée la démarche intérieure dont le terme est ici défini comme “repos dans le divin,” mais qui apparaît ailleurs, dans les dernières lignes déjà citées du Traité 9, selon une formule chère à Plotin,63 comme φυγὴ μόνου πρὸς μόνον. Dans cette démarche solitaire, il s’agit de retourner au principe, d’ atteindre un contact seul à seul : comme démarche tout comme unification de l’ être, la monotès, si je puis ici risquer le terme pour subsumer les deux aspects, apparaît comme pleinement positive. Il est à noter cependant qu’il existe aussi une forme négative et que le traité décrit, en quelque sorte, le processus inverse, le moment où les âmes particulières s’éloignent de l’Âme totale et s’ isolent dans l’ individualité:

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Riedweg, Mysterienterminologie bei Platon, et ch. 19. Analysé supra ch. 19. 4.8.1.1-9 : Πολλάκις ἐγειρόμενος εἰς ἐμαυτὸν ἐκ τοῦ σώματος καὶ γινόμενος τῶν μὲν ἄλλων ἔξω, ἐμαυτοῦ δὲ εἴσω, θαυμαστὸν ἡλίκον ὁρῶν κάλλος, καὶ τῆς κρείττονος μοίρας πιστεύσας τότε μάλιστα εἶναι, ζωήν τε ἀρίστην ἐνεργήσας καὶ τῷ θείῳ εἰς ταὐτὸν γεγενημένος καὶ ἐν αὐτῷ ἱδρυθεὶς εἰς ἐνέργειαν ἐλθὼν ἐκείνην ὑπὲρ πᾶν τὸ ἄλλο νοητὸν ἐμαυτὸν ἱδρύσας, μετὰ ταύτην τὴν ἐν τῷ θείῳ στάσιν εἰς λογισμὸν ἐκ νοῦ καταβὰς ἀπορῶ, πῶς ποτε καὶ νῦν καταβαίνω. Voir aussi Traités 1 (1.6).7.9 ; 10(5.1).6.11-12; 38(6.7)34.7.8.

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comme fatiguées d’être avec une autre, elles se retirent chacune en ellemême. Lorsque l’âme fait cela pendant un certain temps, en fuyant la totalité et en s’écartant pour être séparée d’ elle, et lorsqu’ elle s’ abstient de regarder vers l’intelligible, devenue une partie, elle s’isole et s’affaiblit, se plonge dans la multiplicité des affaires, et regarde vers la partie… Arrivée ici… elle se tient éloignée de la totalité et gouverne avec embarras son objet particulier, s’attachant désormais et veillant à ce qui vient de l’extérieur, présente et enfoncée à l’intérieur de lui. C’ est là qu’ elle subit précisément ce qu’on appelle la perte des ailes [Phèdre] et la captivité dans les chaînes du corps [Phédon].64 On a ainsi deux formes de solitude, celle qui a isolé et enfermé l’ âme à l’ intérieur du corps, dont le soin exige d’être attentif à ce qui vient de l’ extérieur, et celle au contraire qui inverse le processus et par laquelle l’ âme tâche à coïncider avec le plus haut d’elle-même. On ne trouve rien de tel, à l’ évidence, dans le stoïcisme,65 dont néanmoins la présence à soi-même est la forme majeure de spiritualité, dans cet effort toujours repris pour, selon les termes de P. Hadot, “circonscrire le moi,” pour distinguer ἴδια et ἀλλότρια en sachant que “pour ce qui concerne la vraie nature (οὐσία) du bien et du mal, Dieu, ainsi qu’ il convenait à celui qui veille sur nous et nous protège à la manière d’ un père, nous l’ a donnée en propre.”66 C’est sans doute dans l’Entretien 3.13, Τί ἐρημία καὶ ποῖος ἔρημος, que l’on saisit le mieux ce cheminement intérieur et j’ en proposerai ici la lecture détaillée des seize premiers paragraphes. 3.2 L’Entretien 3.13.1-8: Isolement, solitude et méditation La question que pose l’Entretien: Qu’est ce que l’ isolement et qui peut-on dire isolé? met en avant un concept, l’ ἐρημία, qui n’est guère étudié dans la philosophie antique: il ne figure pas dans l’index des SVF, non plus que dans le recueil

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4.10-15 et 18-23: Μεταβάλλουσαι δὲ ἐκ τοῦ ὅλου εἰς τὸ μέρος τε εἶναι καὶ ἑαυτῶν καὶ οἷον κάμνουσαι τὸ σὺν ἄλλῳ εἶναι ἀναχωροῦσιν εἰς τὸ ἑαυτῶν ἑκάστη. Ὅταν δὴ τοῦτο διὰ χρόνων ποιῇ φεύγουσα τὸ πᾶν καὶ τῇ διακρίσει ἀποστᾶσα καὶ μὴ πρὸς τὸ νοητὸν βλέπῃ, μέρος γενομένη μονοῦταί τε καὶ ἀσθενεῖ καὶ πολυπραγμονεῖ καὶ πρὸς μέρος βλέπει… ἐλθοῦσα… τοῦ τε ὅλου ἀπέστη καὶ τὸ καθέκαστον μετὰ περιστάσεως διοικεῖ ἐφαπτομένη ἤδη καὶ θεραπεύουσα τὰ ἔξωθεν καὶ παροῦσα καὶ δῦσα αὐτοῦ πολὺ εἰς τὸ εἴσω.Ἔνθα καὶ συμβαίνει αὐτῇ τὸ λεγόμενον πτερορρυῆσαι καὶ ἐν δεσμοῖς τοῖς τοῦ σώματος γενέσθαι ἁμαρτούσῃ τοῦ ἀβλαβοῦς τοῦ ἐν τῇ διοικήσει τοῦ κρείττονος, ὃ ἦν παρὰ τῇ ψυχῇ τῇ ὅλῃ. Les références à Phèdre et Phédon, auxquelles on pourrait ajouter Timée 43BC pour les agressions extérieures dont il faut se protéger, marquent bien le caractère platonicien de la réflexion. 3.24.3.

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des Définitions transmises sous le nom de Platon, et, si l’ on passe en domaine latin, les emplois de solitudo chez Sénèque ne donnent pas non plus de résultats très concluants. C’est sans doute une raison supplémentaire pour que, selon une forme fréquente des Entretiens,67 Épictète parte d’ une définition68 de l’isolement, ἐρημία, qui est “un état où l’on est privé de secours” (κατάστασις τις ἀβοήθητος), à bien distinguer du simple fait d’ être seul (μόνος). Le critère discriminant n’est pas la compagnie, mais l’assistance possible ; deux exemples l’ éclairent: frappé par un deuil, on se sent isolé, ἔρημος, lors même qu’ on est à Rome, au milieu de la foule, ou chez soi, entouré de ses esclaves, tandis qu’ en voyage, c’est lorsque, cessant d’être seul, on se retrouve entouré de brigands qu’on se sent isolé, “exposé à ceux qui veulent (nous) nuire” (3). Pour mieux faire comprendre son propos et la différence entre solitude et isolement, Épictète souligne alors l’absurdité qu’il y aurait à prétendre que Zeus est isolé et se lamente quand il reste seul au moment de la conflagration universelle, lorsque tous les éléments se résolvent en feu avant un nouveau cycle. Cette objection permet d’introduire, pour la réfuter, une première objection importante, qui est aussi un des éléments fondamentaux de la condition humaine : la sociabilité, mais aussi la manière juste de la concevoir. (Ces gens) ne conçoivent pas en effet comment on peut vivre seul, en s’appuyant précisément sur un fait naturel, la sociabilité naturelle, l’ affection mutuelle et le plaisir des relations humaines. Mais il n’ en faut pas moins avoir une préparation qui vise à pouvoir aussi se suffire à soi-même, pouvoir être en compagnie de soi-même.69 On trouve chez Chrysippe cette définition de l’homme comme “être sociable” (ζῷον κοινωνικόν) conçu, selon l’analyse d’H.Ch. Puech, comme “le “citoyen du monde” solidaire de l’univers entier où partout il est chez soi et infiniment libre, c’est-à-dire, à la longue, partout seul et replié sur soi, réduit à soi abso-

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Ils peuvent aussi commencer par une intervention de l’élève, question ou plainte; le sujet retenu ici peut aussi impliquer des lamentations indues. Outre que c’ est l’ ordre normal de l’ enseignement, qui énonce les principes que l’élève devra ensuite appliquer dans sa vie, cette manière de procéder permet aussi de lutter contre les passions en déterminant ce que sont “objectivement” les choses (cf. Marc Aurèle 3.11). 3.13.5-6 : Οὐ γὰρ ἐπινοοῦσι διεξαγωγὴν μόνου καὶ ἀπό τινος φυσικοῦ ὁρμώμενοι, ἀπὸ τοῦ φύσει κοινωνικοῦ εἶναι καὶ φιλαλλήλου καὶ ἡδέως συναναστρέφεσθαι ἀνθρώποις. ἀλλ’ οὐδὲν ἧττον δεῖ τινα καὶ πρὸς τοῦτο παρασκευὴν ἔχειν τὸ δύνασθαι αὐτὸν ἑαυτῷ ἀρκεῖν, δύνασθαι αὐτὸν ἑαυτῷ συνεῖναι.

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lument.”70 Une part de solitude serait ainsi incluse dans cette conception, sans pour autant signifier que le citoyen du monde doive refuser les devoirs de la vie courante, ou vivre en anachorète. Les hommes sont faits pour être ensemble et la solitude ne saurait être antinomique de la sociabilité, mais le Sage doit néanmoins pouvoir71 éventuellement être privé de compagnie et cette aptitude implique une préparation. À travers le mot παρασκευή,72 préparation, qui est aussi une définition possible de la philosophie, “préparation pour la vie,”73 sont rappelés l’ importance des exercices aussi bien que leur résultat, car de l’ action de se préparer résulte une “préparation,” un certain “équipement” que se ménage peu à peu le progressant, qui est désigné aussi par παρασκευή ;74 est notable aussi à travers la répétition insistante des réfléchis, l’accent mis sur le but ultime de l’ exercice philosophique, l’autarcie vécue comme “présence à soi.” C’ est de cela, et non des lamentations de l’esseulé, que Zeus fournit le modèle : De même que Zeus est en compagnie de lui-même, se repose en lui-même, réfléchit à la nature du gouvernement qui est le sien et s’ entretient de pensées dignes de lui, de même, nous aussi, devons pouvoir converser avec nous-mêmes, sans avoir en plus besoin des autres, sans être embarrassés sur la manière de nous occuper; il nous faut concentrer notre attention sur le gouvernement divin, nos rapports avec le reste du monde ; considérer comment nous étions auparavant face aux événements, comment nous sommes maintenant; quelles sont les choses qui continuent de nous accabler et comment on remédiera aussi à cela, comment on les extirpera; si certains de ces points ont besoin de perfectionnement, il faut les perfectionner selon leur propre principe.75 70 71

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Puech, En quête de la Gnose, 63 – qui signale qu’ on peut voir dans cette définition une reformulation hellénistique du ζῷον πολιτικόν aristotélicien. Même idée chez Sénèque, Ad Luc. 9.5 : Le sage se suffit, ce qui n’implique pas qu’il veut, mais simplement qu’ il peut vivre sans un ami ; et de même ch. 8: Le sage, encore qu’il se suffise, n’ en désire pas moins un ami, ne serait-ce que pour exercer l’amitié. Ma traduction de παρασκευὴν ἔχειν s’ est efforcée de garder le substantif, au prix de quelque lourdeur, au lieu de recourir à l’ infinitif “se préparer,” plus proche du tour français ordinaire. 4.4.11 : παρασκευὴ ἐπὶ τὸ βιοῦν – là où Platon et Plutarque insistaient aussi sur l’apprentissage de la mort. Sur ce sens résultatif, voir, par ex. 2.6.3 ou 3.22.109. 7-8 : ὡς ὁ Ζεὺς αὐτὸς ἑαυτῷ σύνεστιν καὶ ἡσυχάζει ἐφ’ ἑαυτοῦ καὶ ἐννοεῖ τὴν διοίκησιν τὴν ἑαυτοῦ οἵα ἐστὶ καὶ ἐν ἐπινοίαις γίνεται πρεπούσαις ἑαυτῷ, οὕτως καὶ ἡμᾶς δύνασθαι αὐτοὺς ἑαυτοῖς λαλεῖν, μὴ προσδεῖσθαι ἄλλων, διαγωγῆς μὴ ἀπορεῖν· ἐφιστάνειν τῇ θείᾳ διοικήσει, τῇ αὑτῶν πρὸς τἆλλα σχέσει· ἐπιβλέπειν, πῶς πρότερον εἴχομεν πρὸς τὰ συμβαίνοντα, πῶς νῦν· τίνα ἐστὶν ἔτι τὰ

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De la réfutation d’une mauvaise interprétation de la solitude de Zeus après l’ ekpyrôsis, on passe ainsi à la mise en avant du modèle divin, du “repos en luimême” qui permet la méditation (ἡσυχάζει ἐφ’ ἑαυτοῦ καὶ ἐννοεῖ…), ce que l’ on retrouve à l’identique chez Sénèque (acquiescit sibi, cogitationibus suis traditus, Ad Luc. 9.16). Or Plutarque avait écrit un traité éthique περὶ ἡσυχίας, dont Stobée nous a conservé un fragment assez long:76 pour mieux cerner l’ exercice spirituel propre à Épictète, il peut être intéressant d’esquisser à grands traits une comparaison. Plutarque prend la notion dans son sens et son cadre les plus traditionnels, comme tranquillité loin de l’agitation des affaires et de la corruption des villes.77 Aux deux lieux correspondent deux sagesses (φρονήσεις), celle, boutiquière et fausse, de l’agora, avec ses meletai publiques où seul compte le mordant, et celle qui égale à Dieu celui qui l’acquiert78 et l’ isolement (ἐρημία) apparaît alors, positivement, comme un “gymnase de sagesse,” bon formateur du caractère, qui façonne et redresse les âmes des hommes : celles-ci en effet, “enfermées dans les cités,” risquent de voir leur croissance entravée et de “se courber” (κάμπτονται), au lieu qu’à l’air libre elles poussent droites et prennent des ailes (πτεροφυοῦσιν), “rafraîchie par le courant si limpide et si lisse de la tranquillité (ἡσυχίας) dans lequel les connaissances de l’ esprit (τὰ μαθήματα) ont un aspect plus divin….” Dans ce développement très platonicien, où s’ associent le gauchissement de l’âme que provoque la mauvaise éducation, formatrice de gens qui “se croient habiles” selon le Théétète,79 et, de nouveau, les ailes de l’ âme du Phèdre, l’accent est mis sur la formation, la paideia et les mathèmata, sources et aliments de la vie contemplative. Le texte s’ inscrit ainsi plutôt dans

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θλίβοντα· πῶς ἂν θεραπευθῇ καὶ ταῦτα, πῶς ἐξαιρεθῇ· εἴ τινα ἐξεργασίας δεῖται ⟨τού⟩των, κατὰ τὸν αὐτῶν λόγον ἐξεργάζεσθαι. Fr. 143 Sandbach, in Volpe Cacciatore, Plutarco, Frammenti (= Stobaeus 4.16.18 [4 398 H.]. Πλουτάρχου ἐκ τοῦ Περὶ ἡσυχίας). Affaires de la cité et solitude studieuse contrastent aussi chez Philon, De Abrahamo 2022, avec une opposition intéressante entre φιλοπραγμοσύνη et μόνωσις – qui est rejet du vice que chérit la foule tout autant que fréquentation des meilleurs auteurs. En revanche, lorsque Épictète (4.4.1) met en balance ἐπιθυμία ἀρχῆς καὶ πλούτου d’un côté, ἡσυχίας καὶ σχολῆς καὶ ἀποδημίας καὶ φιλολογίας de l’ autre, c’ est pour montrer qu’il s’agit toujours d’un désir placé dans des choses extérieures. On songe évidemment à un lointain écho du Théétète et là aussi, on peut sentir une légère différence, me semble-t-il, avec la comparaison stoïcienne de la situation de Zeus, ou même, dans un registre plus quotidien, avec l’ affirmation dans l’Entretien 1.12, Περὶ εὐαρεστήσεως (21) : ἔδει δὲ μόνον μένοντα ἡσυχίαν καλεῖν αὐτὸ καὶ ἐλευθερίαν καὶ ὅμοιον τοῖς θεοῖς ἡγεῖσθαι αὑτόν. Tht. 173B: πολλὰ κάμπτονται (αἱ ψυχαί) καὶ συγκλῶνται, ὥσθ’ ὑγιὲς οὐδὲν ἔχοντες τὴν διάνοιαν εἰς ἄνδρας ἐκ μειρακίων τελευτῶσι, δεινόν τε καὶ σόφοι γεγονότες, ὡς οἴονται.

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la réflexion éthique traditionnelle sur les genres de vie et ce serait, je crois, le surinterpréter que d’y chercher une dimension spirituelle. L’accent, tout différent, est mis chez Épictète, à travers la multiplication des réfléchis, du côté de Zeus comme des hommes, sur la présence à soi, tandis que le travail de repli et de concentration, déjà suggéré par la simple mention qu’ on n’a plus besoin de s’adjoindre, d’ avoir en plus (προσδεῖσθαι), voit ensuite son contenu précisé: ainsi concentré sur soi-même, il faut porter sa pensée d’ abord sur l’administration divine, c’est-à-dire sur la physis, exigence première qui confirme la nécessité de connaître l’ordre du monde pour s’ y plier et y plier ses désirs,80 puis sur les relations avec le reste du monde, c’ est-à-dire à la fois sur la distinction de ce qui est mien et de ce qui est autre et la nécessité d’ être dans le monde; enfin il faut revenir à soi et s’examiner pour constater des progrès que soulignent les adverbes de temps (πῶς πρότερον, πῶς νῦν, τίνα ἔτι) aussi bien que les verbes, “soigner,” “extirper” et enfin “perfectionner.” C’ est bien le travail du progressant qui est ainsi décrit en une évocation très concentrée de tout un travail sur soi, qui est suppression de ce qui opprime (τὰ θλιϐόμενα). Si l’ aboutissement s’exprime bien de nouveau en termes éthiques et non ontologiques, il me semble que l’on est en quelque sorte à mi-chemin entre les études de Plutarque dans la tranquillité et le repos dans l’ être exigeant la concentration sur soi de Plotin. Plus précisément au terme se trouvent, pour Épictète, l’ autarcie et la paix, où la divinité est de nouveau évoquée.

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Entretien 3.13.9-6: Paix extérieure, Paix intérieure, le Sage n’ est jamais seul

Pour évoquer ce terme, Épictète semble s’interrompre et met sous les yeux de son auditoire le spectacle de la “grande paix” procurée par César,81 où le premier élément de continuité que l’on constate est celui du brigandage évoqué dans les exemples d’ ἐρημία. Tout cela a désormais disparu, avec les guerres et batailles82 et la sécurité, compromise par “un état où l’ on est privé de secours,” est à présent assurée dans toute l’ oikoumenè, mais c’ est une paix tout extérieure, qui ne concerne que “les personnes [physiques] et les biens,” et dont l’ illusoire

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P. Hadot a ainsi pu montrer que la physique gouverne le premier topos de la philosophie, la discipline du désir, tandis que la discipline de la volonté, qui règle nos relations sociales, relève de l’ éthique, et la discipline de l’ assentiment de la logique. 9 : Ὁρᾶτε γάρ, ὅτι εἰρήνην μεγάλην ὁ Καῖσαρ ἡμῖν δοκεῖ παρέχειν… Pour une description parallèle et contemporaine de la Pax romana, voir De Pyth. or. 408BC.

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sécurité est mise en pièces par l’ironie mordante du maître, qui accumule les questions sarcastiques: Est-ce que par hasard il (scil. César) peut aussi nous donner la paix avec la fièvre, ou peut-être aussi avec le naufrage, ou peut-être encore avec l’incendie ou les tremblements de terre ou la foudre? Allons, et avec l’amour? Il ne peut pas. Avec le deuil? Il ne peut pas. Avec l’ envie? Il ne peut pas. Avec absolument rien de cela. Dans chaque cas, face à tous ces πάθη, maladies, accidents ou passions, le οὐ δύναται tombe comme un couperet qui signe l’impuissance des puissants de ce monde. Intervient alors, avec un simple δέ, celui qui peut au contraire garantir contre ces πάθη, le logos des philosophes, qui, lui, “promet de donner la paix aussi avec cela.”83 Alors délivré de tous les πάθη en toutes circonstances, l’ homme est véritablement libre et en paix et Épictète peut opposer nettement le “faux” pouvoir temporel de César et la fausse paix qu’il nous donne, au vrai pouvoir, qui nous libère et auquel nous participons en tant qu’ étincelles de la raison. La sérénité et le terme de la préparation décrite dans le passage précédent sont désormais atteints, le détenteur de cette paix s’inscrit harmonieusement dans l’ ordre de Zeus, et le style change encore pour devenir, par la multiplication des anaphores, une sorte de célébration de ce que le Sage doit à Zeus : Quelqu’un ayant cette paix-là, non pas proclamée par César (d’ où tireraitil les moyens de la proclamer?), mais par Dieu, proclamée au moyen de la raison (διὰ τοῦ λόγου), n’est-il pas satisfait quand il est seul, à considérer les choses et réfléchir ainsi (οὐκ ἀρκεῖται, ὅταν ⟨ᾖ⟩ μόνος, ἐπιβλέπων καὶ ἐνθυμούμενος): Maintenant pour moi il ne peut plus se produire aucun mal, pour moi il n’est pas de brigand, pour moi il n’est pas de tremblement de terre, tout est plein de paix, tout plein de sérénité (ἀταραξίας), tout chemin, toute cité, tout compagnon de voyage, voisin ou compagnon est hors d’ état de nuire. Un autre, dont c’est le souci, fournit la nourriture, un autre fournit le vêtement, un autre a donné les sens, un autre a donné les prénotions. Quand il ne fournit plus le nécessaire, il donne le signal de la retraite, il a ouvert la porte et dit: “Va. Où? Vers rien qui soit terrible : là d’ où tu es 83

Le contraste est souligné par la répétition des mêmes termes, mais alors qu’on avait une interrogation sceptique pour César (10 : μή τι οὖν καὶ ἀπὸ πυρετοῦ δύναται ἡμῖν εἰρήνην παρέχειν;), on a désormais une promesse catégorique (11 : ὁ δὲ λόγος ὁ τῶν φιλοσόφων ὑπισχνεῖται καὶ ἀπὸ τούτων εἰρήνην παρέχειν).

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venu, vers ce qui t’est proche et apparenté (εἰς τὰ φίλα καὶ συγγενῆ), vers les éléments. Tout ce qu’il y avait de feu en toi retournera au feu, de terre, à la terre, d’air, à l’air, d’eau, à l’eau. Il n’y a pas d’ Hadès, d’ Achéron, de Cocyte ni de Pyriphlégéton: ‘tout est plein de dieux et de démons’.” Quelqu’ un ayant cela à quoi réfléchir (ταῦτά τις ἐνθυμεῖσθαι ἔχων) et considérant (βλέπων) le ciel, la lune et les astres, jouissant de la terre et de la mer, n’ est pas plus isolé qu’il n’est privé de secours (ἔρημός ἐστιν οὐ μᾶλλον ἢ καὶ ἀβοήθητος). Avec cette contemplation sereine s’accomplit tout ce qui était encore en progrès dans le passage précédent, comme le marque bien le “maintenant” qui ouvre la méditation de celui qui détient désormais la paix philosophique : il n’y a plus d’“avant” ou d’“encore.” Le terme est atteint: là où il fallait “pouvoir se suffire à soi-même” (τὸ δύνασθαι αὐτὸν ἑαυτῷ ἀρκεῖν, 6), la “suffisance” qui est contentement (on passe au moyen, ἀρκεῖται, 12) est désormais présente. L’ examen change de contenu, ce que souligne l’identité des verbes: là où il fallait considérer les progrès (ἐπιϐλέπειν, 8), il s’agit de considérer (ἐπιϐλέπων, 12) la paix obtenue, l’impossibilité désormais pour qui que ce soit ou quoi que ce soit de nuire. Les anaphores elles-mêmes font suivre l’itinéraire, de “moi,” dont le resserrement sur soi est synonyme d’annihilation de tous les dangers, au monde extérieur (“tout”), désormais inoffensif, jusqu’à “l’ Autre,” Dieu, qui fournit tout le nécessaire, à la fois matériellement – nourriture et vêtement – et “intellectuellement” – sensations et prénotions –, c’est-à-dire, qui donne les outils qui vont permettre d’être en relation avec le monde extérieur et d’ en juger sainement. Et Épictète lui cède la parole pour évoquer cette fois l’ ordre ultime, le “signal de la retraite,” expression qui porte en filigrane l’ image de la vie comme campagne dont Dieu est le général et où l’homme doit garder fidèlement le poste qui lui a été assigné, selon une image venue en particulier de l’Apologie de Socrate, l’acquiescement ultime étant consentement à la condition mortelle.84 Davantage, la mort est comme une porte toujours ouverte: loin d’ être une anxiété, elle est un allègement, le soulagement possible aux maux s’ ils sont devenus intolérables, “la perspective qui donne le détachement, l’ élévation, le recul indispensables pour voir les choses telles qu’ elles sont.”85 Alors le style change à nouveau: l’auditeur est réintroduit par une deuxième personne (“il te dit”) et le locuteur est désormais “l’Autre.” C’ est ainsi “de plus haut” qu’ est 84 85

[EN : See Pl., Ap. 40C-41D.] P. Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle (Paris: Fayard, 1992) 191.

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vue la destinée individuelle, la dissolution de l’être, qui n’ est que retour aux éléments, fusion dernière avec cet univers dont il a sa vie durant fait partie, confirmation que l’homme, dans son essence même, ne peut se concevoir “séparé” (ἀπόλυτος, 2.5.24): il est une partie du tout, “une partie d’ une cité, de la première d’abord, celle qui est constituée par les dieux et les hommes, puis de celle qui est ainsi dénommée comme en étant la plus proche, qui est une petite image de la cité universelle” (2.5.26). Ainsi, pour reprendre l’ analyse de J.J. Duhot,86 “au lieu d’être associée à l’idée d’enfermement dans ces demeures souterraines, la pensée de la mort nous dilate aux dimensions de l’ univers, nous fait sentir notre parenté profonde avec tout ce qui le compose,” comme le fait aussi la contemplation de l’univers, qui, inspirant un intense sentiment d’ appartenance à ce monde – différent là-encore de l’harmonie paradigmatique qu’ y trouvent les Platoniciens –,87 exclut toute impression douloureuse de solitude, manière de vivre notre parenté avec les astres et les dieux, d’ éprouver comme une réalité sensible la communauté des êtres rationnels. Ce mouvement de l’ esprit, que l’ analyse s’est efforcée d’épouser, comme le texte l’ épouse, est caractéristique des méditations qu’Épictète ne cesse de proposer à ses élèves pour non seulement accepter le monde, mais vivre joyeusement et volontiers (les deux sens de χαίρων) ce qui nous est donné. Un autre exemple, tiré du même livre 3, le montre, où Épictète prend la parole après avoir raillé l’ élève délicat qui se prétend malade et veut partir loin de Nicopolis se faire soigner par sa maman ; le philosophe évoque alors, par opposition, son propre départ, le départ définitif qui sera l’occasion d’un ultime examen de conscience adressé à Dieu, tissu à nouveau d’anaphores (3.5.7-11): Pour moi, puissé-je être pris à n’attacher mes soins à rien d’ autre qu’ à ma faculté de choix, afin d’être sans passion, sans entrave, sans contrainte, libre. C’est à m’exercer à cela que je veux être trouvé, pour pouvoir dire à Dieu : “Ai-je jamais enfreint tes ordres sur quelque point ? Ai-je jamais mésusé en quelque manière des ressources que tu m’as données ? Mésusé en quelque manière de mes sens, de mes prénotions? T’ ai-je jamais accusé sur quelque point? Ai-je jamais adressé quelque reproche à ton gouvernement? J’ai été malade quand tu l’ as voulu ; les autres aussi, mais moi de bon gré. J’ai été pauvre parce que tu le voulais, mais avec joie. Je n’ai pas eu de charge, parce que tu ne l’ as pas voulu, et je n’ai jamais

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J.J. Duhot, Épictète et la sagesse stoïcienne (Paris : Albin Michel 22003 [1996]) 138. Voir e.g. De sera num. 550DE, et, les textes platoniciens fondamentaux, Lg. 887E et surtout Ti., 47BC.

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désiré de charge. M’as-tu jamais vu plus sombre pour cela ? Ne me suisje pas toujours présenté à toi le visage rayonnant, prêt à tout ce que tu ordonnes, à tout ce que tu signifies? Aujourd’ hui tu veux que je quitte la fête: je pars et je te sais un gré infini de m’avoir jugé digne de participer à ta fête, de voir tes œuvres, de comprendre ton gouvernement.”88 Puisse la mort me saisir en train de réfléchir à cela, d’ écrire cela, de lire cela. Là aussi le retour sur soi-même et le consentement au monde trouvent leur terme ultime dans l’évocation du dernier départ et dans le dialogue avec Dieu, l’ exercice incessant du logos par la réflexion, l’écriture ou la lecture. 4.1

Le discours de la raison philosophique: La présence de Dieu et son “dialogue” avec le Sage Dans l’Entretien III 13, le passage de la paix extérieure, illusoire, de César, à la véritable paix intérieure du Sage, se faisait par la prise de parole de la Raison des philosophes, capable de ce qui est impossible à l’ Empereur : Mais la raison des philosophes promet de vous procurer la paix avec tout cela aussi. Et que dit-elle? “Si vous me prêtez attention, hommes, où que vous soyez, quoi que vous fassiez, nous ne connaîtrez ni le chagrin ni la colère ni la contrainte: vous vivrez exempts de passion et libres de tout cela.”89 Et c’était alors à celui qui a reçu cette paix de prendre la parole (12), dans un style direct, à l’intérieur duquel il la cède, à son tour, aux injonctions de “l’ autre” (14), dénomination délicate, source de malentendus, dont J.J. Duhot trace fermement les contours: L’Autre n’est pas un tout autre. Dieu n’écrase jamais l’ homme. Son altérité n’est pas ontologique… La volonté divine n’est pas un commandement extérieur, transcendant notre raison, chacun peut le trouver en luimême, par l’analyse de ce qui dépend et de ce qui ne dépend pas de nous, qui révèle en nous le sujet pur, à l’abri de tout, que rien ni personne ne peut contraindre et dont la nature est ainsi divine… L’Autre est celui qui 88 89

Le grec emploie deux fois le préverbe συν- qui marque bien cette association avec Dieu: συμπανηγυρίσαι, συμπαρακολουθῆσαι. 11 : ὁ δὲ λόγος ὁ τῶν φιλοσόφων ὑπισχνεῖται καὶ ἀπὸ τούτων εἰρήνην παρέχειν. Καὶ τί λέγει ; ‘ἄν μοι προσέχητε, ὦ ἄνθρωποι, ὅπου ἂν ἦτε, ὅ τι ἂν ποιῆτε, οὐ λυπηθήσεσθε, οὐκ ὀργισθήσεσθε, οὐκ ἀναγκασθήσεσθε, οὐ κωλυθήσεσθε, ἀπαθεῖς δὲ καὶ ἐλεύθεροι διάξετε ἀπὸ πάντων’.

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est là, avec nous, en nous, compagnon tout-puissant. Nous ne sommes jamais seuls. Il y a toujours l’Autre.90 Plus précisément, à l’intérieur des Entretiens, Dieu apparaît ainsi comme “un autre” dans le cadre de deux oppositions: par rapport à César, dont la puissance n’a pas à être redoutée au regard de la puissance divine, seule véritable;91 par rapport à moi, qui n’ai pas à me soucier des détails matériels, dont “le souci revient à un autre,” comme il appartient à un autre de m’avoir donné tel ou tel moyen, tel ou tel rôle.92 La distinction permet de circonscrire ma tâche, mon ἔργον, qui est de bien user des premiers, de bien jouer le second et le rappel de cet “Autre” sonne comme un rappel de l’ordre du monde, de ce à quoi je dois obéir, de ce à quoi je dois être attentif. Or cette attention à soi est indissolublement sentiment d’appartenance à l’ordre du monde, conscience de la présence de la divinité en soi, maintien de sa dignité et accomplissement de son rôle d’homme, ou plutôt toutes ces expressions sont des manières de dire la même réalité. À tout moment, dans toutes les activités, Dieu est là : Tu portes Dieu partout avec toi, malheureux, et tu l’ ignores. Crois-tu que je parle d’un dieu extérieur d’or ou d’argent? C’ est en toi que tu le portes et tu ne t’aperçois pas que tu le souilles et par tes actions impures et par tes actions malpropres. Devant une image de Dieu, tu n’ oserais pas en vérité accomplir aucune des actions que tu accomplis. Et devant Dieu lui-même présent en toi et qui voit et entend toutes choses, tu ne rougis pas de les penser et de les accomplir, homme inconscient de sa propre nature et objet du courroux divin.93 Toutes lumières éteintes, il est toujours là,94 et il s’ adresse à moi. Chose remarquable, qui tient autant au “style” d’Épictète qu’ à la nature du logos, raison et

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Duhot, Épictète et la sagesse stoïcienne, 102-103. 1.30.1 ; la liberté du philosophe face au tyran est un thème fréquent des Entretiens (cf. P. Hadot, Manuel d’ Épictète [Paris : LGF, 2000] 153). 2.5.22 ; 3.1.43 ; 3.13.13; 4.1.103; l’ emploi, pour circonscrire les rôles, n’est guère différent en II 5, 11, lorsqu’ Épictète compare la vie à une navigation; quand on a choisi le pilote, les matelots, le jour et le moment, si la tempête survient, “c’est l’affaire d’un autre, du pilote.” 2.8.13-14 : Δοκεῖς με λέγειν ἀργυροῦν τινα ἢ χρυσοῦν ἔξωθεν; ἐν σαυτῷ φέρεις αὐτὸν καὶ μολύνων οὐκ αἰσθάνῃ ἀκαθάρτοις μὲν διανοήμασι, ῥυπαραῖς δὲ πράξεσι. Καὶ ἀγάλματος μὲν τοῦ θεοῦ παρόντος οὐκ ἂν τολμήσαις τι τούτων ποιεῖν ὧν ποιεῖς. Αὐτοῦ δὲ τοῦ θεοῦ παρόντος ἔσωθεν καὶ ἐφορῶντος πάντα καὶ ἐπακούοντος οὐκ αἰσχύνῃ ταῦτα ἐνθυμούμενος καὶ ποιῶν, ἀναίσθητε τῆς αὑτοῦ φύσεως καὶ θεοχόλωτε ; Voir 1.14-13-14.

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parole, raison qui s’exerce par la parole,95 non seulement Épictète s’ adresse à Dieu, mais Dieu s’adresse à Épictète, et ce dès le premier entretien du livre I, pour lui expliquer ce dont il l’a doté et ce qu’il n’a pu lui donner, mais surtout comment ce qu’il lui a donné assure sa liberté.96 Dans le dernier entretien encore de ce même livre (1.30), il interroge celui qui tremble d’ aller devant César en des termes qui ressemblent de très près à ceux d’ Épictète:97 tout le livre initial se trouve ainsi encadré par des propos prêtés à Dieu, expression même de la raison qui tend à devenir plus proche.98 Extrême soumission à l’ordre du monde et conscience aiguë de sa dignité d’être rationnel se conjuguent ainsi chez le Sage stoïcien : Ignores-tu quelle petite partie tu représentes par rapport au Tout? Cela, par ton corps, mais par la raison, tu n’es pas inférieur aux dieux ni moindre, car la grandeur de la raison ne se juge pas à la longueur ou à la hauteur, mais aux opinions. Ne veux-tu donc pas placer ton bien dans ce qui te fait l’égal des dieux ?99 Celui qui sait cela, qui est conscient de la paternité divine, prend garde de rien faire qui déshonore son démiurge, et saura même se montrer “mourant divinement, subissant la maladie divinement.”100 “Se montrer” est important

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Ce me semble une nouvelle illustration de cette union intime de l’écriture et de la pensée qui s’ est imposée à moi tout au long de mes recherches. 1.1.10-13, qui commence ainsi : Ἀλλὰ τί λέγει ὁ Ζεύς… Ἐπίκτητε… 1.30.1 : Ὅταν εἰσίῃς πρός τινα τῶν ὑπερεχόντων, μέμνησο ὅτι καὶ ἄλλος ἄνωθεν βλέπει τὰ γιγνόμενα καὶ ὅτι ἐκείνῳ σε δεῖ μᾶλλον ἀρέσκειν ἢ τούτῳ. ἐκεῖνος οὖν σου πυνθάνεται ‘φυγὴν καὶ φυλακὴν καὶ δεσμὰ καὶ θάνατον καὶ ἀδοξίαν τί ἔλεγες ἐν τῇ σχολῇ;’ κτλ. Sans préjuger de la publication et de la mise en ordre par Arrien, on ne peut que constater que le livre 1 traite avec prédilection de notre rapport, fondamental, avec la divinité qui est une manière de dire notre être dans le monde : voir outre 1.3 Πῶς ἄν τις ἀπὸ τοῦ τὸν θεὸν πατέρα εἶναι τῶν ἀνθρώπων ἐπὶ τὰ ἑξῆς ἐπέλθοι, et 9 Πῶς ἀπὸ τοῦ συγγενεῖς ἡμᾶς εἶναι τῷ θεῷ ἐπέλθοι ἄν τις ἐπὶ τὰ ἑξῆς; 1.1 Περὶ τῶν ἐφ’ ἡμῖν καὶ οὐκ ἐφ’ ἡμῖν – où Zeus lui-même s’adresse à Épictète pour lui expliquer ce qu’ il lui a donné ; 2 Πῶς ἄν τις σῴζοι τὸ κατὰ πρόσωπον ἐν παντί – qui évoque à la fois notre rôle dans l’ ordre du monde et notre dignité d’être rationnel, 6 et 16 Περὶ προνοίας, 12 Περὶ εὐαρεστήσεως – qui est consentement à l’ordre du monde; 13. Πῶς ἕκαστα ἔστιν ποιεῖν ἀρεστῶς θεοῖς; 14 Ὅτι πάντας ἐφορᾷ τὸ θεῖον; 24 et 25 Πῶς πρὸς τὰς περιστάσεις ἀγωνιστέον – où Dieu intervient comme entraîneur dans ces épreuves; 29 Περὶ εὐσταθείας – qui commence sur la loi que Dieu a portée, puis fait du philosophe le “témoin cité par Dieu ;” et 30 Τί δεῖ πρόχειρον ἔχειν ἐν ταῖς περιστάσεσιν (cité note précédente). 1.12.26-27 : οὐκ οἶσθα[ς], ἡλίκον μέρος πρὸς τὰ ὅλα; τοῦτο δὲ κατὰ τὸ σῶμα, ὡς κατά γε τὸν λόγον οὐδὲν χείρων τῶν θεῶν οὐδὲ μικρότερος· λόγου γὰρ μέγεθος οὐ μήκει οὐδ’ ὕψει κρίνεται, ἀλλὰ δόγμασιν. Οὐ θέλεις οὖν, καθ’ ἃ ἴσος εἶ τοῖς θεοῖς, ἐκεῖ που τίθεσθαι τὸ ἀγαθόν ; 2.8.27 : (ὑμῖν ἐμαυτὸν δείξω) ἀποθνῄσκοντα θείως, νοσοῦντα θείως.

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et traduit toujours, après le mouvement, “d’épuration” du moi qui permet de connaître l’essentiel, d’avoir conscience du Dieu intérieur, la nécessité de manifester aux yeux des autres la juste conduite. C’est ainsi que le philosophe est appelé par Dieu pour témoigner, et incarne dans sa personne les leçons philosophiques: “Quel est donc l’ exercice pour parvenir à cela?”101 C’est la question que pose Épictète au ch. 84 de l’ Entretien 3.24, qui permet ressaisir tous les éléments du chemin intérieur menant à l’ essentiel et, sans se limiter à l’énoncé de préceptes, dessine la figure de l’ homme de bien lui-même, qui les incarne,102 “se souv(ient) de ce qu’ il est, d’ où il est venu et qui l’ a fait naître” et engage à son tour le dialogue avec Dieu : Tu veux que je continue à vivre? Je le ferai comme un homme libre, noble, comme toi tu l’as voulu; car tu m’as fait libre de toute entrave dans ce qui est mien. Mais tu n’as plus besoin de moi? À ton gré. Jusqu’ à maintenant c’est pour toi que je restais, pour nul autre, et à présent je t’ obéis, je m’en vais. – “Comment t’en vas-tu?” – Encore comme tu l’ as voulu, comme un homme libre, comme ton serviteur, comme un homme conscient de tes ordres et de tes interdictions. Mais tant que je suis à ton service, que veux-tu que je sois? Magistrat ou simple citoyen, sénateur ou plébéien, soldat ou général, précepteur ou chef de famille ? Tout poste, tout rang que tu m’assigneras, comme dit Socrate, je mourrai mille fois plutôt que de l’abandonner. Et où veux-tu que je demeure? À Rome, à Athènes, à Thèbes ou à Gyaros?103 Veuille seulement là-bas te souvenir de moi. Si tu m’envoies là où l’homme n’a pas les moyens de vivre selon la nature, je sortirai de la vie, non pas en cherchant à te désobéir, mais en pensant que tu me donnes le signal de la retraite. Je ne t’ abandonne pas : jamais de la vie! Mais je me rends compte que tu n’as plus besoin de moi. Mais s’ il m’est accordé de vivre selon la nature, je ne chercherai pas d’ autre lieu que celui où je me trouve, d’autres hommes que ceux avec qui je vis. 3.24.96-102

Comme dans les consolations, peu importe le lieu : l’ essentiel est de vivre selon la nature, de se conformer à l’ordre divin, l’essentiel est dans l’ espace intérieur,

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Τίς οὖν ἡ πρὸς τοῦτο ἄσκησις… Selon la jolie expression de G. Germain, Épictète et la spiritualité stoïcienne (Paris: Seuil, 1964) 19, “le Stoïcisme vaut par ses hommes autant que par ses idées; sa plus belle œuvre, ce n’est pas un livre, c’ est le Stoïcien,” et la leçon elle-même montre ce à quoi elle doit aboutir. Lieu d’ exil, où avait été envoyé, entre autres, Musonius Rufus.

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dont je suis maître, et où je porte Dieu. L’échange est ici très remarquable, avec l’ appel à Dieu: μόνον ἐκεῖ μου μέμνησο,104 qui a pour contrepartie la promesse de l’homme: οὐκ ἀπολείπω σε· μὴ γένοιτο.105 Tel est l’exemple à suivre, et les préceptes qu’ il faut toujours avoir “sous la main” (πρόχειρον) pour le faire, travail intérieur incessant qui exige de se préparer à l’événement, et lorsqu’il advient, de “rentrer en soi-même,”106 d’ examiner l’ événement et de se souvenir que tout cela ne relève pas de soi, enfin de se conformer à l’ordre donné, d’obéir à Dieu, “non pas en paroles, mais en réalisant réellement la tâche de l’homme de bien.” L’ effusion de joie que procure cette obéissance se résout alors à nouveau en un long style direct, où celui qui se sait choisi comme témoin aux yeux des hommes les invite à ne pas chercher les biens au dehors, mais en (eux)-mêmes, s’ ils veulent les trouver avant de donner exemple sa propre destinée: Voilà pourquoi tantôt il me conduit ici et tantôt il m’envoie là-bas, il me montre aux hommes pauvre, sans magistrature, malade ; il m’expédie à Gyaros, il me pousse en prison. Ce n’est point qu’ il me haïsse (jamais de la vie!). Qui peut haïr le meilleur de ses serviteurs? Ce n’est point qu’ il me néglige, lui qui ne néglige même pas le plus petit des êtres, mais il m’exerce et se sert de moi comme d’un témoin devant les autres. Et quand il m’a assigné un pareil service, puis-je encore me faire du souci pour le lieu où j’habite, les compagnons avec qui je vis, ce qu’ on dit de moi ? Ne dois-je pas tendre tout entier vers Dieu, ses ordres et des injonctions ? ch. 112-114

La conversation avec soi-même, qu’extériorise constamment Épictète, ramène l’ être à Dieu, sans lui faire cependant oublier le rôle qu’ il a à jouer à “l’ extérieur,” et c’est dans le resserrement sur soi-même qu’ il puise les forces pour vivre ce qui lui est assigné, avec une soumission à Dieu qui n’exclut pas une certaine proximité, sentie dans le for intérieur et pensée comme commune nature rationnelle, là où Plutarque insiste sur la bonté et la sollicitude divine et en sent la présence dans les fêtes ou à Delphes par exemple.

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Seul cas, à ma connaissance, où cet impératif s’ adresse à Dieu, au lieu d’être un rappel à l’ élève. Chez Plutarque, un échange est aussi suggéré à la fin du De E, mais tout différent: au εἶ par lequel l’ homme reconnaît que Dieu seul a la plénitude de l’Être, répond le γνῶθι σεαυτόν adressé par le Dieu à l’ homme. 3.24.106 : Εἶτ’ ἂν ἐπιστρέφῃς κατὰ σαυτόν – là où la conversion, chez Plutarque, se fait vers là-bas ou là-haut, vers un divin extérieur en tout cas.

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chapitre 20

Au terme de la syncrisis

Ainsi cette confrontation des deux spiritualités, platonicienne et stoïcienne – qui est aussi une forme d’hommage à la thèse fondatrice de D. Babut et la reconnaissance de la fécondité de la perspective qu’il avait adoptée – permet d’ abord de mieux cerner, dans son effort de ressaisissement de soi, la spiritualité propre au stoïcisme. Elle est sans doute celle à qui l’idée d’ étrangeté au monde est la plus étrangère. Et cependant, par son constant mouvement d’ épuration de tout ce qui est extérieur, autre, qui est la matière même de la vie intérieure, elle donne à voir quelque chose comme “le vécu de l’ immanence divine,” qui finit par atteindre ce point de dépassement du moi “ordinaire,” où, selon le paradoxe de la vie morale défini par P. Hadot,107 “le moi s’ identifie à une Raison transcendante qui est à la fois au-dessus de lui et lui-même.” Cette transcendance va de soi pour un platonicien et toute son aspiration est de rejoindre l’ intelligible, ce qui, ici-bas, suppose la réminiscence, la conscience permanente que le Réel est là-bas, mais sans que soit jamais véritablement dit ni décrit un mode d’approche: tout juste a-t-on quelques allusions aux Mystères, et l’idée que l’exercice de la philosophie est ce qui peut nous en approcher le plus. Mais la réunion avec le divin ne peut se réaliser qu’ après la mort, et toute tentative d’approche semble relever de l’ineffable, alors que le Stoïcien n’en finit pas de déployer un logos qui est prise de conscience du logos divin. 107

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Index Nominum Adamson, Peter 241n99 Adler, Mortimer J. 230n32 Aguilar, Rosa Mª. 190n14 Alesse, Francesca 216n100 Alighieri, Dante 325 Alt, Karin 93n36 Amendola, Stefano 205n69 Annas, Julia 329n5 Armisen-Marchetti, Mireille 218n106 Armstrong, Arthur H. 449n19 Aubriot, Daniele 337n42 Aujac, Germaine 294n84 Austin, Colin 170n26, 171n29, 358n67 Babbit, Frank C. 455n35 Babut, Daniel 2, 13, 13n, 26n32, 28n39, 42n90,92-93, 43n98, 48n4, 49n10, 53n39, 57n60, 60n73, 61n79-80, 62, 62n81, 76n139, 95, 95n42, 98n56, 107, 108n19, 109n22, 112, 113, 114n39, 149n60, 182n73-74, 187, 187n4, 190n13, 191n19, 193n27-28, 201n48, 211n87, 220n114, 225, 225n11-12, 229n28, 240n89, 246n4,6, 247, 248n14-15, 255, 255n39, 256, 256n46, 257, 257n49,5152, 258, 258n54,58, 260n63, 261, 261n65, 279n24, 280n34, 291, 291n72,74, 297n97, 298, 298n101-102, 305n, 307n1, 309, 309n15, 310, 310n18, 311, 317, 318n47, 320, 329n7, 342n63, 367n6, 383n, 385n59, 389n68, 397, 397n1-2, 398n8,9, 399n12, 400, 400n17, 401, 401n1920, 403, 403n28, 404, 405, 405n40, 407, 407n51, 408, 408n52, 409, 414, 414n66,69, 415, 415n72, 418n81, 419, 419n86-88, 419-420, 420n89, 424, 425, 425n3-4, 432n22, 435, 446n9, 468, 470, 470n80, 471, 471n88, 477n18, 478n23, 502 Bakhouche, Béatrice 407n52 Baldassari, Mariano 188n5 Baltussen, Han 241n99 Barbanti, Maria 397n6 Barigazzi, Adelmo 91, 91n27,29, 275, 275n9,11, 276n12, 277n16, 286, 295, 295n87-88, 305

Beaujeu, Jean 428n13 Beck, Mark 308n4 Becker, Alexander 106n10 Bentley, Richard 171n29 Bernardakis, Gregorios N. 167n10, 168 Blössner, Norbert 342n64 Bonazzi, Mauro 201n48, 225n13, 249, 249n19, 250n24, 307n2, 398n7 Bordt, Michael 106n10, 114n40 Boss, Gilbert 449n17 Bouffartigue, Jean 7, 7n21 Boulogne, Jacques 7n20, 188n4, 256n48, 357n65 Bovis, André de 402n24, 425n2,5 Bréchet, Christophe 7n20, 22n15, 285n52, 305n Bréhier, Emile 453n Brenk, Frederik E. 22n12, 175n46, 284n47, 353n37, 470 Brillet-Dubois, Pascale 27n34 Brisson, Luc 224n8, 237n69, 311, 312n23, 315n36, 372n17, 426, 447n13, 450, 450n20, 458n42, 474n5, 475n11 Brouillette, Xavier 249n19 Broze, Michèle 188n4 Brunschwig, Jacques 329n7 Burnet, John 328n6 Calame, Claude 78n146 Cambiano, Giuseppe 397n5 Cantarella, Eva 60n74 Canto, Monique 404, 404n33 Carson, Anne 154n19 Casevitz, Michel 182n74, 193n27, 291n72, 446n9 Celluprica, Vicenza 398n7 Cerro Calderón, Gonzalo del 188n5 Cervellon, Christophe 425n1 Chandezon, Christophe 63n82, 208n81 Chantraine, Pierre 28n38, 178n61, 259n60, 292n76, 315n35, 332n22, 402, 402n23, 429n16, 456n38 Cherniss, Harold 242n101, 367n5, 380n40, 385 Chiron, Pierre 5, 5n13, 6n16 Chlup, Radek 363n89

518 Christopoulou, Alexandra 175n46 Ciavolella, Massimo 153n13, 174n40 Cilento, Vincenzo 405, 405n41 Collobert, Catherine 314n34 Comnène, Isaac 194n35 Cossutta, Frédéric 308n9 Couloubaritsis, Lambros 188n4 Croiset, Maurice 403, 403n26, 404n32 Cürgsen, Dirk 312, 313n28, 318, 318n46,49, 346n1-2, 350n22 Dalfen, Joachim 240n92, 312n27, 318, 318n48, 328, 328n1, 346, 346n3 Daux, Georges 269n91 Delattre, Joëlle 235n62 Desclos, Marie-Laurence 148n57 Diels, Hermann A. 106n6, 332n23 Diliberto, Oliviero 189n12 Dillon, John M. 93, 93n36-38, 239n83, 243, 243n108, 397n3, 427n11 Dixsaut, Monique 23n19, 109n22, 314n34, 328, 328n2, 331n17, 334n29-30, 335n32,34, 336, 336n38,40, 338n48, 346n4, 382, 382n45, 404n30 Dodds, Eric R. 404, 405n41, 411n59 Donini, Pierluigi 11, 11n29, 13, 223, 224n7,9, 225, 225n12-14, 226n15, 227n18, 229n26, 234, 234n57, 238n74, 239n82-83, 241n98, 242n101,105, 246n7, 307n2, 310n17, 319n52, 323, 323n74, 366, 366n3, 367n5, 373n21, 377n26, 378, 378n28, 379, 380n39, 382n48, 385n56, 387n62, 389n68, 397, 397n5-6, 399, 399n14, 408n52-53, 428n14, 471n86 Dörrie, Heinrich 397n3, 405n41 Dorville, Jacques P. 171n29 Dover, Kenneth 52n30 Duff, Timothy E. 204n66, 291n73, 322n69 Duhot, Jean-Joël 496, 496n86, 497, 497-498, 498n90 Dumortier, Jean 467n75 Edmonds, John M. 171n31 Engberg-Pedersen, Troels 230n37 Erler, Michael 398n11 Estienne, Henri 187, 245, 246 Fénelon, François 156n29 Festugière, André-Jean 149n60, 461n55

index nominum Ferrari, Franco 249n19, 311n22, 398n11, 418n81, 424, 424 Flacelière, Robert 4, 21n8, 30n52, 49n13, 50n15, 52n33, 58, 58n67, 59, 60, 61, 61n78, 63n83, 67n97, 71n122, 74n132, 88n16, 91, 91n27-28, 92, 110n24, 118n14, 126n48, 143n37, 166, 167, 167n10, 168, 168n14, 169, 171n30, 175n46, 242n104, 247n9, 270n95, 283, 283n42, 284n49, 399n12, 409n55, 410n57, 413n64-65, 420 Flamand, Jean-Marie 474n5 Foucault, Michel 40n85, 51, 51n22,25, 144n42, 299, 299n104 Fraisse, Jean-Claude 28n38 Frazier, Françoise 1n2, 2n3, 4n9, 27n34, 188n7, 203n61, 205n69, 247n9, 260n62, 285n50, 289n68, 294n86, 370n12, 407n52, 432n21 Froidefond, Christian 414n67, 458n41 Fronterotta, Francesco 448n14, 475, 475n11 Frutiger, Perceval 332n20, 340n55 Fuhrmann, François 152n8, 153n12, 157n31 Fusillo, Massimo 45n106, 83, 83n173 Gallo, Italo 3, 4, 4n10-11, 151n4, 188n5, 224n7, 318n49 García Valdés, Manuela 188n5 Genette, Jean 1n1 Germain, Gabriel 500n102 Gersh, Stephen 239n82 Gerth, Bernhard 199n41 Giavatto, Angelo 249n19, 351n24 Glibert-Thirry, Anne 446n10 Gill, Christopher 341n61 Giuseppe, Riccardo di 332n20,23 Glucker, John 408n52 Goessler, Lisette 21n8, 49, 49n11,13, 50n20, 60, 60n74, 279 Goldhill, Simon 21n11, 52n32 Goldschmidt, Victor 61, 192n26, 291n72, 423n95, 470n79 Goldschmied, Georg (Fabricius) 192 Gomme, Arnold W. 170n26 Görgemanns, Herwig 22n14, 28, 30n4950, 43n97, 86, 86n7,9, 88, 91, 91n27,31, 101n64, 106n9, 107, 107n12, 110n24, 111n32, 126n49, 168, 168n15, 188n7, 190, 190n14-15, 191n16-17, 218n107, 221n117, 223, 224n5, 225, 229, 229n26,30,

519

index nominum 233n52, 241n98, 283, 283n44, 284n49, 320, 320n61, 323, 348n14, 349-350n18, 359n71,73, 360n81, 361n82, 367n5, 400n17, 455n35 Gotteland, Sophie 17n4, 35n66, 86n6, 107, 107n11, 110n24, 168n16 Goulet, Richard 432n21 Graeser, Andreas 398n11 Graf, Fritz 247, 247n12 Grégoire, Henry 411n59 Greimas, Algirdas J. 1n1 Grimal, Pierre 150n1 Grotius, Hugo 171n29 Guerrier, Olivier 141n24, 188n7, 205n69, 378n33 Gurtler, Gary M. 329n5 Hadas-Label, Mireille 193n30 Hadot, Pierre 23n18, 113, 113n35, 130n64, 326n82, 419, 419n85, 420, 422, 439n, 448n15, 449n16-18, 452n26, 493n80, 495n85, 498n91, 502, 502n Halliwell, Stephen 311n22 Halperin, David M. 78n146 Hamerton-Kelly, Robert 397n3 Hamilton, Walter 226n16, 366, 366n1, 376n24, 382, 393 Hani, Jean 117n5-6, 216n100, 384n53, 420, 458 Hardie, Philip R. 319, 319n52-53, 320, 320n57 Havlicek, Ales 342n64 Hegel, Georg W.F. 309 Helmig, Christoph 188, 188n6, 189, 189n11, 190n12-13, 191n16 Henry, Paul 405, 405n41, 406n44 Hirsch-Luipold, Reiner 30n50, 43n101, 148n57, 163n56, 201n50, 204n67, 247, 247n10-12, 260n62, 308n4, 319, 319n54, 320, 320n56-62, 321n63-64, 322, 322n68, 323, 323n70, 324, 324n75-76, 466n72 Hirschig, Rudolf B. 328n6 Hirzel, Rudolf 48, 48n5, 175, 175n44, 275, 275n7-8, 295, 297 Hoffmann, Philippe 120n25, 425n1, 426, 434n24, 443n2, 446, 446n12, 451n22, 452, 452n25, 460, 460n48, 461n53, 463n57-58

Holtzman, Wilhelm (Xylandro Augustano, Guilielmo) 472n Holzhausen, Jens 266, 266n82 Hubert, Curt 74n132, 133n4 Ildefonse, Frédérique 107n14, 108n19, 187, 187n4, 257n53, 362n85, 413n64-65, 422n93, 423n95, 432 Ingenkamp, Heinz Gerd 30n48, 85n1, 151, 151n7, 152, 169, 169n23, 175, 175n43-45, 201n51, 429n17 Irigoin, Jean 1, 187n2-3 Isidore de Kiev 245n1 Jaillard, Dominique 247, 247n13 Janka, Markus 240n92 Jones, Henry S. 276n13, 294n86 Jouët-Pastré, Emmanuelle 11n26, 292n79 Jufresa Muñoz, Montserrat 188n6 Kannengiesser, Charles 239n82 Karfik, Filip 342n64 Kassel, Rudolf 170n26, 171n29, 358n67 Kepler, Johannes 223n1, 366 Kérenyi, Charles 407n51 Klaerr, Robet 359n71 Klauck, Hans-Joseph 188n7 Körte, Alfred 170n26, 332n23 Kovacs, David 411n59 Kranz, Walther 106n6, 332n23 Kroll, Wilhelm 443n2 Kronenberg, A.J. 159n44 Kühner, Raphael 199n40 Lacroix, Maurice 411n59 Lacy, Philippe H. de 188n7, 191, 191n16 Lafond, Yves 208n81 Laks, André 109n20-21, 111n27, 405n37, 434n24 Lavaud, Laurent 474 Lebègue, Henri 295n90 Leâo, Delfim F. 378n33 Lebel, Maurice 294n84 Lernould, Alain 223, 235n62 Lesage, Luisa 378, 378n33 Lévy, Carlos 221n117, 398n8 Liddell, Henry G. 276n13, 294n86 Lieberg, Godo 56n54 Lobel, Edgard 163

520 Long, Anthony A. 239n83 Longoni, Vittoria 283, 283n43, 284n49, 286 Louis, Pierre 93, 93n35,38, 428 Maistre, Joseph de 188n7, 193n34, 358n68 Manfredini, Mario 245n1 Manuce, Alde 2 Marconville, Jean de 188n7 Martin Jr., Hubert 99n58-59, 203n61, 367n5 Mazouer, Charles 141n24 Méautis, Georges 188n7, 220n112, 363n91 Meeusen, Michiel 17n3 Meijering, Roos 285n50 Meyerstein, Walter 312, 312n23 Migne, Jacques P. 402n24 Mihai, Adrian 119n23, 238n77, 357n65, 479n27 Moret, Jean-Marc 157n32 Morgan, Kathryn A. 309n11,13-14, 312, 312n24,26, 316, 317, 317n43, 318, 318n49, 328n1, 331n15, 346n3 Mossman, Judith M. 22n13 Mouze, Létitia 11n27, 307n1, 308, 308n6,9, 313, 313n29,31, 314, 314n32-33, 316, 317, 317n44-45, 322n67 Munnich, Olivier 126n47 Muñoz Gallarte, Israel 357n65, 401n22 Narcy, Michel 308n9 Nestle, Wilhelm 309, 309n11 Nicolet, Claude 376n25 Obsieger, Hendrik 251n Opsomer, Jan 30n49, 32n56, 39n81, 91n31, 142n28, 187n4, 191n17, 221n117, 223, 223n4, 224n6, 225, 230n37, 241n99, 254n35, 263n73, 307n2, 323, 323n73, 377n27, 397n4, 398, 398n7,11, 400n15, 476, 476n14 Oudot, Estelle 17n4, 35n66, 86n6, 107, 107n11, 110n24, 168n16 Pack, Roger A. 216n97 Page, Denys 164 Palmer, Robert B. 397n3 Panagopoulos, Cécile 208n81 Parmentier, Edith 27n34

index nominum Pasqual, Gianluca 51n21, 278, 278n21-23, 279n25-29, 280n30,35, 281, 282n38, 286, 286n55-56, 295n89 Patillon, Michel 7n19 Pérez Jiménez, Aurelio 204n66, 216n100, 247n11, 424 Philippon, André 187n2 Piccione, Rosa Maria 151n4, 167n10, 170n25 Pirckheimer, Willibald 188n7 Places, Édouard des 406n43-44, 424, 436, 443n2 Planude, Maxime 2, 17, 17n3 Pohlenz, Max 74n132, 367n5, 467n75, 472n Pontani, Filippomaria 17n3 Pouilloux, Jean 258, 258n56 Pradeau, Jean-François 329n5, 447n13, 450, 450n20, 474n5, 475n11 Pseudo-Longinus 295 Puech, Henri Charles 56n58, 199n42, 239n80, 247n9, 252n30, 256n45,47, 257n49, 326n82, 350n21, 378, 378n32, 472, 472n, 472-473, 473n3, 490, 490-491, 491n70 Rabe, Hugo 296n95 Reiske, Johann J. 458n41 Richard, Marie D. 328n1 Riedweg, Christoph 458-459n43, 488n60 Rist, John M. 22n15, 23n20-21, 25, 25n28, 41, 41n86,88, 42n95, 48, 48n7-8, 111n28, 175n46, 176n49, 180n66, 182n75, 280, 280n33, 281n35, 440n32, 443n1 Rivaud, Albert 315n36 Robinson, Steven 278n20 Rocca, Julius 223n4 Rohrbasser, Jean-Marc 188n7 Roig Lanzillotta, F. Lautaro 357n65, 401n22 Romilly, Jacqueline de 203n61 Rose, Valentin 420n90 Roskam, Geert 4n9 Ross, W. David 420n90 Rossetti, Livio 308n9, 317n45 Roux, Jeanne 411n59 Rudhardt, Jean 39n83, 154n20, 415, 415n71, 438n Russell, Donald A. 22, 22n13, 23n21, 30n50, 32n57, 48n5, 86, 86n5, 97n48, 128n55

521

index nominum Saetta Cottone, Rosella 11n26, 293n79 Saffrey, Henri Dominique 426, 444n4, 445n5 Sandbach, F. Harry 65, 92, 150, 150n2, 159n44, 167n10, 170n25, 171n29-30, 177n59, 189n9, 455n35 Saunders, Trevor J. 189, 189n10-13, 190, 190n12-13 Sauzeau, Pierre 2n3 Scannapieco, Rosario 159n44, 160n48, 170n28, 171n29-30 Schäfer, Christian 240n92 Schoppe, Christoph 119n23, 479n27 Schröder, Stephan 258, 258n57, 270n95, 408n52 Scopello, Madeleine 472 Scott, Robert 276n13, 294n86 Sedley, David 329n5, 332, 332n18 Seel, Gerhard 449n17 Segonds, Alain Philippe 446n11 Seng, Helmut 443n2 Sirinelli, Jean 2, 2n4, 3, 3n5-7, 17, 17n2, 44n104, 88n14, 187n2, 192n22, 242n102, 246, 246n8, 247n9, 249, 249n21, 294n86, 347n8, 364n96, 440n31 Stadter, Philip A. 134n6, 135n12, 141n25, 143n37, 476n14 Steel, Carlos 446n11 Stierle, Karl Heinz 143n37 Stone, Martin W.F. 241n99 Suidas* 7n17 Swain, Simon 247n9 Szlezak, Thomas A. 328n1 Tagliasscchi, Anna Mª. 287, 287n59, 289, 289n67, 290, 290n69-71 Tardieu, Michel 443n2 Taufer, Matteo 191n18, 307n3-4, 319n55, 324, 325n78-80, 326n81, 346, 346n6, 347n7, 350n19, 353n35,37 Teisserenc, Fulcran 314n34, 316, 316n41-42 Teodorsson, Sven-Tage 224n9 Thomas, Joël 357n65 Titchener, Frances 247n11

Torraca, Luigi 188n5, 346, 346n5 Trapp, Michael B. 23n21, 117n4 Trédé, Monique 173n34, 201n52, 370n12 Urmson, James O. 408, 408n53, 445n7 Usener, Hermann 42n94 Valverde Sánchez, Mariano 86n4, 89n18, 91, 91n30, 110n24 Van der Stockt, Luc 4n9, 22n12,16, 191n17, 476n14 Van Kooten, George H. 401n22 Van Moerbeke, Willem 194n35, 200n46 Viller, Marcel 402n24 Von Armin, Hans 376n24 Vernière, Yvonne 189n9, 190n14, 307n4, 319, 319n52-53, 320n57, 347n7, 359n71, 360n75 Veyne, Paul 21n11, 107n14 Villanueva Puig, Marie-Christine 219n111, 362n88 Volpe Cacciatore, Paola 151n5, 159n44, 166n6, 167n11,13, 168n17, 169n21,24, 170n28, 171n30, 177n59, 324, 492n76 Wallbank, Frank W. 296n91 Weizsäcker, Adolf 289n68 Westerink, Leendert Gerrit 10n23, 426, 444n4, 445n5 Whittaker, John 93n35,38 Wians, William 329n5 Wiener, Claudia 350n22 Winckelmann, Johann J. 126n49 Wyttenbach, Daniel 91n27, 133n4, 160n48, 168, 188n7, 367n5 Zambon, Marco 461n52, 469, 469n, 470, 470n78,83 Zanetto, Giuseppe 22n16, 277, 277n16, 278, 278n19, 281n36, 287n57, 290 Zangrando, Valentina 163n55 Ziegler, Konrat 3, 21n6, 48n6, 85n1, 169n23, 188n7, 246n6, 273 Zunzt, Gunther 74n132

Index Locorum Achilles Tatius Leucippe et Cleitophon 2 51n23 2.35-38 166n5 Aeschylus Supplices 214

477n19

Alcinous Didascalicus 7.1 7.5 164.1-6 178.39-46 183.74 187.33-188.8

471n85 428 106n7 32n56, 92-93 63n84 34n60

Andronicus De passionibus 2.8.3

427n9

Aphthonius Progymnasmata 10.2 (Rabe)

296n95

Apuleius Apulei platonici pro se de magia 12.1 34n60 De Platone et eius dogmate 1.194 428n13 1.16.154-155 63n84 2.14.239 63n84 Metamorphoses 4.33 150n1 Aristophanes Nubes 912-913

358n67

Aristoteles Ethica Eudemia 1215B 1216A

359n73 359n73

Ethica Nicomachea 1095B 1107A Poetica 48A19-24 48A27-29 48B35 49B24 50A4-5 62B2-5 Metaphysica 982B11 984B23-30 Metereologica 373B33 Fragmenta Eudemus (Rose) 44

359n73 203n61 293n79 293n79 293n79 285 285 416n77 251 99n58 124n41

420n90

Artemidorus De somniorum interpretatione (Pack) 1.31 216n97 1.40 216n97 Anthologia palatina 14.64 160n45 Athenaeus 10.448-449 456b 588a

160n46 160n45 157n34

Atticus (Des Places) Fragmenta 3.5.2 3.5.3 3.5.5 3.5.7 3.26.30 3.38-39 3.50-51 3.91-92 3.91-94 3.92 3.93-94

435 436 436 436 405n42, 435n27 406n43, 435n27 406n48, 435n27 406n44-45 435n27 406n48 406n46

523

index locorum 5.2.2 5.3 5.5 5.7 5.13 5.14 6.8.5 6.34-36 6.44

407n50 436 436 436 436 437 430 406n43 406n43

Basilius Magnus Prol. (De fide, Migne) 8 402n24,25 Callimachus fr. 75.30-31

358n67

Catullus 85

154

Cicero De senectute 20.73 332n21 Tusculanae disputationes 3.76 476n13 Clemens Alexandrinus Stromata 1.6.1. 411, 411n60 2.6.27.2 446n10 2.6.27.4 446n10 5.1.9.2 411 Cratinus fr. 357 (K-A)

358n67

Demetrius De elocutione 223 224 226 227 297-298

5 5n14 5 5 6, 6n16

Diodorus Siculus 2.4 4.64.3-4

80n160, 144n39 159

Diogenes Laertius 3.48 3.50 3.81

6, 6n17 294 67n94, 146n47

Dio Chrysostomus 72.13

159n42

Empedocles (Diels-Kranz) fr. 115 477-478, 478n21 fr. 119 478, 478n26 Epictetus 1.1-3 1.1.10-13 1.6 1.12.21 1.12.26-27 1.13-14 1.14.13-14 1.16 1.24-25 1.30.1 2.5.7-11 2.5.22 2.5.24 2.5.26 2.6.3 2.8.13-14 2.8.27 2.20 2.26 3.1.43 3.13.5-6 3.13.9-16 3.13.9 3.13.10 3.13.11 3.13.12 3.13.13 3.13.14 3.22.9 3.24.96-102 3.24.106 3.24.112-114 4.1.103 4.4.1 4.4.7-8 4.4.11

499n98 499n96 499n98 492n78 499, 499n99 499n98 498n94 499n98 499n98 498n91, 499n97,98 496-497 498n92 496 496 491n74 498, 498n93 499n100 407n49 407n49 498n92 490, 490n69 494-495 493n81, 497 494n 494n, 497, 497n89 497 498n92 497 491n74 500 501n106 501 498n92 492n77 491, 491n75 491n73

524 Epicurus (Usener) fr. 483 Euripides Bacchae 200-203 203 Ion 1148 Oedipus POxy 2459 Orestes 420 Fragmenta 979 (Kannicht) 980

index locorum

42n94

410, 410n59 110 158n39 158, 158n36-37 194, 199 194, 199 196, 197

Eusebius Praeparatio evangelica 15.5.13 406n44 Favorinus Fr. 21 (Garzia)

5.185 6.121-122 8.14 8.14.112A1 9.502sq. 13.109-112 14.116-122 14.201-206 14.214-217 14.315-316 15.262 20.65 23.259 Odyssea 7.244 13.109-112 19.40 24.12

95 95 331n16 344 337n42 218 154n20 154n20 154n20 42n93 95 373 288 374 361 129n62, 173n38, 301n113 219n108, 361

Longus Daphnis et Chloe 2.3-8

155n23

Lucianus Amores 37

64-65, 65n87, 155

Lucretius De rerum natura 4.1049-1074

76n139

159n42

Hermogenes Tarsensis Progymnasmata 2.13 296n95 (Pseudo-)Hermogenes (Tarsensis) Methodus de apto et solerti dicendi genere 36 7, 7n19 Galenus 14.630-633

153n13

Macrobius Comentarii in Somnium Scipionis 1.12.7 218n106, 361n82

Herodotus 2.171

477n20

Marcus Aurelius 3.11

490n68

Maximus Tyr. 18.9 18-21

154n19 166n5

Moschus 1.8-11

155n21

Musonius Rufus fr. 14 9.3

81n166 477n15

Hesiodus Opera et dies 122-123 263-273 Theogonia 116-122 Homerus Ilias 1.366 2.140

331n15 207n77 154n20

42n93 476

525

index locorum Numenius (des Places) fr. 26.84-90 431 fr. 26.96-98 431n19 fr. 26-27 430 Olympiodorus In Gorgiam (Westerink) 1.3-5 10, 10n23 1.13-17 10, 10n24 46.3 315n37-38 Parmenides (Diels-Kranz) B1 29-30 106n6 Philolaus B15 (D-K)

332n23

Philo Alexandrinus De Abrahamo 20-22 492n77 268 426n8 De migration Abrahami 132 426n8 De providentia 1.60 201n49 Plato Alcibiades I 124E 133A Apologia Socratis 40C-41D Cratylus 440CD Epinomis 985D5-E7 986C Epistola 7 344B3-C1 351C Euthydemus 290E-293A Gorgias 463E-465E 477C-478E 493A 493C3 504A-505B 508E7-509A1

403, 403n26 382n50 495n84 335n34 419n86 202n56 458, 458n42 448 340n57 152n8 152n8 404 404 152n8 316n39

511E-512A 517C-519B 523A 523A1-3 523DE 524A 524A8 524A10 525C 525E6 526A3 526B 526D3 527A5-7 527A7-B2 Leges 642DE 671A 715E 715E8-716A2 716C 716C1 716D6-E1 721A 727E 733B 738B-D 759C 823E 833AD 840D 845B 862C 885B7-9 885C2-3 885C5 885D3 886B7-8 886D 886D3 886D7-8 886E2-3 887C-E 887DE 887D 887D2-4 887D2-3 887E 887E6

152n8 152n8 228n21 403 356 429n15 109n22 340n56, 403n29 355n58 340n56 340n56 355n58 340n56 310n19 311n20 379n36 339n52 477n16 407n50 202n54 461 461n49 39n80 478n23 41n89 419n87 419, 419n87 159n42 38n77 41n89 153 203n65 109, 192n24 109n23 109n23 109 110 311 110 110 110 409n56 434 339n52, 461 409n56 110n25 496n87 110n25

526 900C 901C 901E4-6 902C 902E 903B 903E 904B4-905B7 904C 904C5-D4 905B1-7 905D 907B 966CD 966C 966C7-8 966C7 966D 966D1 966D6-7 967B Meno 80E 81AB Phaedo 58E 60B3-4 60C 61C4-5 61C8 61E8 62B 62B2-3 62B6 62B6-8 63C1 63C6-7 63C6 63D1 63E 64B 65A 65B8-9 65C2-7 65E-67C 66A-D 66A3-6 66B1-3 66B2

index locorum 192n26 192n26 199 192n26 192n26 339n52 192n26 192n23, 211n88 308n5 206n73 206n73 192n26 192n26 402n25, 425n2, 435 435 111n26 415 109n22, 435 111n26 405n38 405n39 317 379n35 342 341 341 338n48 339n53 339n53 332 339n53 332n19 332n19 340 328n3 339n53 340 338n47 335 335 332n24 332n24 343 332n24 332n24 341 112n33

67B2-4 67C1 67C5 68CD 69A1-2 69BC 69CD 69C3-4 69C7 69E 70C 70C5 72B 77E7-8 78A1-2 78A7 78B 79C 79C7 79D5 80A 80D-84B 80D4 80E-81E 80E-81A 81AD 81A5 81A9-82B7 81B3-5 81C-82C 81C7-D2 81C7-8 81D2-3 81D8-9 81D8 81D9 81E-82A 82A6-7 82B 82B8 82D-83B 82D9-83A1 83CD 83D 83D4-6 83E 84B4 85A 87E

112n33 464 339n53 338n47 333n24 338n47 328n3 339n53 339n53 335 330 339n53 360n77, 384 339 339 339 338n47 218n105, 360n80 478n24 478n24 478n23 343 330 215n92, 355n52 331n13 34n62, 81n167 478n24 331n13 118n15 328n3 119n20 330 125 331n14 478n24 331n13, 478n24 215n95, 357n65 330n11 215n95, 357n65 331n13 342 333n25 215n92 328n3, 357n52 331n14 338n47 331n14 341n62 338n47

527

index locorum 88B 88B9-89A8 88B9-C3 88C7-D3 88E5-89A5 89B7-9 89E-90B 90C4-6 91A3-6 95C 97B-99D 97E 97E2 97E3-4 100DE 101D 102A3-9 105BC 107A9-B4 107B10-D5 107C-115A 107C 107D-108C 107D 107D2-5 107D6-108C 107D6-108C5 107D6-9 107E-108A6 108AC 108A5-6 108A6-C5 108A6-7 108A7-C3 108A7-B1 108B3-9 108B8 108C3-5 108C5 108C6-113C9 108C6-110B4 108C6-109A7 108C6-E3 108C6-8 108C8 108D3 108D5-6 108D8-E2

338n47 340 340n58 340n58 340 341 336n35 335n33 333n26 338n47 400n15 224n6, 232n45, 370n10 370n10 370n10 337n45 337n45 340 337n45 337n41 207n75, 329, 330, 330n8 328 211 331 353 342 329 342 342 343 215n93, 355n53 339 343 331n13, 343 331n13 331n12 215n93, 355 331n13 331n13, 343 343 329 343 331 343 343 340n54 340, 343 343 343

108E1 108E3-109A7 108E3-109A6 108E3 108E5 109A6 109A7 109A8 109A8-110A7 109A8-B1 109A9-110B1 109BD 109BC 109B1-2 109B6-7 109C3-110A1 109C3-8 109C5-D8 109C8 109D2 109D8-110A7 109D8-110A1 109D8 109E3-4 110A1-3 110A8-111C8 110A8-B1 110B 110B1-4 110B4 110B5-111C3 110B5-111C2 110B5-111A3 110B5-6 110B6 111A 111A2-3 111A2 111A4-C3 111C 111C2-3 111C4-113C9 111C4-5 111C5-113C9 111C5-E5 111D3-4 111E-112A 111E 111E4

340n54 337 344 343 343 340n54 343 343 331 333 343 372n20 238n76 333 343 333 333-334, 334n28 343 338 338n46 343 338, 338n49, 338n49 338 338n46 334n30 331 343 234n58 343 340 344 334 344 344 332 342 344 331n15 344 218n104, 344 331n15, 344 331 344 344 344 335n32 218n104 342 335n32

528 111E5 111E7-112E3 112A1 112B 112D5-7 112E4-113C9 112E6-114B6 113A-C 113A1-2 113A2-4 113B5 113C1 113C4 113C8-9 113D-114E 113D1-114C6 113D1-4 113D4-114B6 113D4-E1 113E 113E1-6 114A3-5 114A5-6 114A6-B6 114A9 114BC 114B 114B4-6 114B6-C6 114B6-C2 114C2-6 114C2-5 114C3-4 114C7-115A2 114D 114D6-7 114D7-8 114D8-115A2 114E 115A1-2 115A2-4 115C 115C5-D1 115C5-6 115D 115E 115E5-7 116D5-8 Phaedrus 178A

index locorum 335 344 331n16 335 335n31 344 344 216n97 344 330n9 331n16 331n16 335n31 331n16 354n50 215n96, 329, 344 344 344 335, 344 355n58 336, 344 336, 344 336 344 337n43 385n58 336n39, 338 336n37 345 345 345 339n50 330n9 329, 345 338n47 339 341 345 338n47 329n6 329n6 341 341n60 337n41 342 338n47 341n59 337n44 89

195A 210E 230A2 237B 237CD 242B 242E 242E2-3 245A 246A 246A6-7 246B 246B1-2 246C2 246D-247C 246D1 246E4 247B 247C 247C7-9 247D5 248B 248C 248C9 248D 248DE 249D 250B 250C6 250D 250E1-2 250E1 251A-252C 251A1 251B 251DE 252B 252B8-9 252D 254D4-5 255B 265A 265A9-11 265BC 265B 265B6-C1 277D Philebus 48A

89 89 419 159n42 89n18 96n46 64n85 176n48 95 69n103 128n59, 147n53 32n56, 91 128n59 475 120n24 128n59 459 218n103, 360n76 339 218n103 485 35, 120, 130, 484n45 217, 355n56 475 119n21, 174n42 359n73 481-482, 482n37 117n9 478n25 73n127 35 121n32 115n41 35, 121n32 117n8 162 64n85, 125 162n53 276 124n45 181n71 65n89, 152n9 180n64, 486n55 371n16 98 322n66 122n35 275

529

index locorum Politicus 268D8-E2 277D Protagoras 343A8-B1 Republica 382E 394BC 414B9-C1 439A 439E 470A 472A 475C7-8 475D1 475E5 476C 491E 492A1-3 498B 503 509A6 509B 509D 520C 532E3 533D-535A 534B9 574DE 586B7-C4 591A-C 601E 608A 608C-612A 608C-611A 608C 608D 610D5-7 611E2-3 614CD 614D 614E 615A-616A 615D5-6 615E 616A 616D 617B 617D

372, 372n18 122n35 249n24 122n35 292 312 308n5 91, 91n27 261n67 192n21 254n34 254n34 254n34 122 204n66 120n27 117n8 126n49 476 117n8 428 123 449 427n11 450 122n35 124, 124n43 387 429 339n51 191n19 329n7 211 329n7 207n75, 329n7 191n19 218n104 353n38, 388n67 215n94, 355n54 354n50 354n43 355n58 356n62 217n102 388n65 217n102

617E 618B7 620DE Sophista 222E6 264B3 Symposium [2.3-4] 173B 174A 175E8-10 178B4-7 178C3 178E 179A 179BD 180B 180D 186B2 188D3 189C5-D3 189D 195A3-5 196B-197B 196D 202E1-2 202E2 203BE 203C1-4 203E 204C8 210AD 210A 210E 216C8 218E2 242E Theaetetus 115D 143A 143BC 158BD 173B 176AB 176A5-B3 176B 202B 202D2-4 206D1-4

172n33, 353n35 340n56 353n35 253n33 316n40 360n79 25n27, 281, 303n118 303 303n120 100n61 89n20 96n43 96n43 96n43 38n74, 126n50 34n60 100 89n22 89n22 125 89n20 90 94n41 379n34 90n22 35n65 97n51 117n8 89n20 484n46 25, 35, 304, 458n41 449 90n22 90n22 64n85 251 281 293n81 122n35 492n79 349n18 473n2 202 130n67 379 316n42

530 Timaeus 22B 24E-25D 24E 25BC 25D 27B7 28A 29B9-C2 29C 29C2-D2 29C2-3 29E1-3 30A4-5 30B 30B1-7 30C 31A 31B 31B5-9 32B 34B 37A5-C5 39B 40B 40D 40D7-8 40E1-2 41A 41C 41C5-D3 42D 43BC 44C 46B 47AB 47BC 51DE 51E 53B 59C6-D3 59D 68E-69A 68E 69A 69CD 69C5-D6 69D1 71E

index locorum

381 376 374 374 374 461n51 202n55, 349n18 315 428, 428n12, 442 399 315 407n50 407n50 375 386 192n25 349n18 241 388 388n63 390n73 429 349n18 236, 368-369 239n84, 374, 381 419 419 374, 381 376 391 376, 393 489n65 192n25 233n50 202n56 349n18, 496n87 106n7 429 100n60, 231n43, 369 371, 371n17 237, 237n69 224n6,8 370n10 232n45, 370n10 375 386 253n33 122n35

77DE 86E-87A 90A 90A2-7 92B 92C 1024B Plotinus Enneadas 1.709-722 1.1.19 1.6.1.17-19 1.6.7.9 1.8.5 1.8.7-8 1.8.16-21 2.15 3.5 3.5.1 3.8.6.12-17 3.24.3 4.7.10.27-32 4.7.15 4.8.1.1-9 4.8.1.1-19 4.10-15 4.18-23 5.1.6.11-12 5.3.6.8-18 5.3.17.25-38 5.3.17.27-32 5.8.4.27 6.1.9 6.2.10-13 6.4.8 6.7.22.1.3 6.7.30.29-31 6.7.34.7-8 6.9.3.23-27 6.9.4.11-16 6.9.4.30-35 6.9.11.50-51 11.2.49-51

387 65n89 487n57 384n5 334n29 466 114

156n29 475n9 465n69 488n63 476 476 476, 476n12 420n91 64, 102, 166n5, 416n75 176n48 453, 453n 489, 489n66 450, 450n20 447, 447n13 488, 488n62 452, 452n30 489, 489n64 489, 489n64 488n63 447, 447n14 450, 450n21 451, 451n23 459n44 474, 474n5 474n5 477n17 465n69 465n68 488n63 448, 448n15 448-449, 449n16 449, 449n18 459n45 475n10

531

index locorum Plutarchus Moralia Adversus colotem 1114C4-6 1114C7-9 1114E2 1118B 1120B 1121D 1123A 1123B 1123C 1123D 1124B 1125D5-E8 Amatorius 748E 748E1-2 748E2 748F3 749A 749A2-B2 749A2-7 749A9-10 749A10-11 749BC 749B 749C-F 749C 749C7 749C8 749D-F 749D1 749D8-9 749D9-E1 749E 749E1 750A 750A5-6 750B10-12 750B11 750B12-C2 750B12 750C 750C1 750C2 750C5 750D 750DE

106n4 106n5 106n6 431n20 431n20 431n20 431n20 431n20 431n20 431n20 431n20 461n50 41, 281 52n33 278 71n119 274n5, 281 282, 282n40 132n72 49n12 47n2 18, 49 70n115, 302 49 10, 18, 71n120 306n 71n119 18 294n85 300n107-108 51n24 21n10 51n27, 299 18 277n17 27n36 66 27n36, 133n3 28n37, 53n35 53n38 27, 28 66 133n2, 176n50 141n26 53n38

750D4-6 750D5-7 750D6 750D7 750D8 750D9-10 750E 750E2-6 750E2 750E12 750F 750F4 750F4-5 751AB 751A4-5 751A9 751A10 751A12-B 751B 751B2 751C 751D1-3 751D2 751D3-4 751E 751E5 751E10-11 751E12-F2 751E12-F5 751F-752A 751F 751F2 752A 752A2 752A5 752A5-7 752B 752B1-2 752B1-3 752B2-7 752B3-6 752B4 752B5 752CD 752C 752C5-6 752C6-7 752C10-11 752C11

176n51 133n2 28n37, 53n35, 181 26, 28, 28n41 37 33 97n49, 174n42 181n67 28n42, 37 28 67n96 28n37, 53n35, 133n2 176n52 53n37 28n37, 53n36 26 28n41 27 174n42 28n42 141n26 181n68 28, 28n41 78 53n40, 86n3 26 71n121 28n37, 53n36, 176n54 133n2 27, 53n37 67n96, 176 59n70 72, 89n19, 141n26 27n35 28n42 182n72 86n3 97n50 77n141 401 181n69 28 97 26 18, 50n16, 53n41-42 52n3, 134n5 29 181 27n35

532 Amatorius (suite) 752C12 752C12-D2 752C13 752D 752D1 752D8-9 752E 752E2-3 752E10 752E11-F1 752F 753A 753A12-B3 753B 753B7-10 753B7-8 753B11-754E3 753B11-C3 753C1-3 753C2-3 753C3-5 753C3-4 753C4-5 753C7-9 753C9-D1 753D-F 753D 753D4 753E 753F4 754A 754A10-12 754C 754C2-4 754C8-10 754C9 754D 754D1-4 754D4-6 754D5 754E-755B 754E 754E4-6 754E6 754E7 754F4-6 755A1-5 755B

index locorum

27n36 29, 38, 135n10, 148n55 78 22, 29n45, 70, 72 74 70n117 53, 54n46 26 29n46 80n159 29n45 72 52n29 26, 27, 304 51n23 29 26 133n3 51n23 276 54n43 133n4 133n4 133 54n45, 76 38n78 26 143n38 144 179n62 54n46, 78n147 54n47, 133n4 39n81-82, 142n29 52n28 74n130 133n4 54n46 56n48 133n4, 299n105 56n50 18 50n16 18 294n85 294n85 52n30 300n109 43, 50n16, 71n120

755B1-4 755B3-4 755B4 755B5 755B8-10 755B11-12 755C 755C2-4 755C-756A 755EF 755E1-2 755E2 755E2-3 755E4-F5 755E4-7 755E6-7 755E6 755F 755F1-2 755F6-756A4 755F6-756A1 756A 756A2-4 756A5-10 756A8 756B-759B 756B-757A 756B 756B1-11 756B1-2 756B2-3 756B4-6 756B4-5 756B8 756B10-11 756B12 756C 756C5-6 756D

756D1-6 756D1 756D5 756D6-8 756D7 756D8-9

277n18 306n 47n2 306n 47n2 47n2 18, 49n13 47n2 18 28 24n24 79 18, 50n14, 90n23, 283n45 63 169n20, 177n56 283n46 37, 37n69, 75n136 50 177n55 18, 55n51, 87n12, 133n1 87n12 49n13, 71n120, 87 87n13, 177n56, 283n46 18 306n 102 19 66n91, 232n47, 263n74, 402n25, 425n2-3, 439 425, 408-409, 409n55 102 107 107 415 463n60 110n25 102 67n96, 287n59 107n13 18, 31, 39n83, 98, 142n30, 145n45, 411, 440, 479n29 105n2 103 105 416n75 103 110

533

index locorum 756D10-11 756E 756E9-11 756F 756F1 756F3 756F5-757A1 757AB 757A 757A12 757BC 757CD 757C 757C1-3 757C4-10 757C4-6 757C8-9 757C11-12 757D 757D4 757D6 757E 757E2 757E6 757E8 758A4-7 758A4-6 758B 758B11 758CD 758C 758C4 758C8 758C9-D7 758C12 758D-759D 758D 758D2 758D4 758D8-9 758D8 758D9-10 758D9-E1 758D9-E5 758D10-E5 758E 758E1-5 758E1 758E5

103 77, 77n142, 145n45 98n52 77 99 130n68 413, 413n63 95 39, 145n45 98, 103, 110 19 95 43, 66n92, 109n21 415n70 103 284n46 92 67 80n156 79n152 79n152 80n156 79n152 103 103 109n21 78n150, 89n21 174n42 60n76 19, 67n94 71, 80n156, 115 80 103 103 146n46 19 76 80 80 19, 101n66, 126n49 161 146 37, 75n133, 152n9 65-66, 66n90 180n64 301n113 486, 486n55 37n69, 173n38 31, 175

758F 759 759AB 759A 759A2-3 759A4 759A6 759A7 759B 759B5-10 759B5-7 759B6 759CD 759C1 759C5-8 759C6-8 759C6 759D-762A 759D 759D4-5 759D5 759D6-8 759D7 759D9-762A10 759D9-E10 759D9 759E-760D 759E 759E3-10 759E8-9 759E11 759E11-14 759F-760B 759F 759F8 760AB 760A 760B 760B8-10 760B8 760B10-13 760B13 760C4-5 760C6 760D-761E 760D 760D3 760D4

95 60 90n24 95 103 98 72, 162 103, 168 146 162, 162n51 90n24 72 174n42 162 129n61 162 72 19, 56 19, 55, 88, 301n113 30n54 67n95, 165n2, 284n48 19, 31n55, 70, 70n116, 70n116, 126, 146n49, 179 80 103 90, 90-91, 91n26, 103 87n11, 89 19 77n142 87 32n56 103 98n54 81n163 77n142 103, 144n43 144n43 144n43 142n33 144n43 103 81n164 144n43 68n100 144n43 19, 306 96, 96n43 103 104

534 Amatorius (suite) 760D9-10 760E-761B 760E 760E4 760E5-8 761B 761B6 761E-762A 761EF 761E 761E7 761E8-762A10 761E8-F1 761E8-10 761E9 761E10 761F-762A 761F1 761F6-762A1 762A-763B 762A 762A1 762A5-7 762A6 762A11 762A11-763B9 762A11-B4 762B-763B 762B-E 762B 762B1-2 762B2-6 762C5 762D 762D6-8 762D8-E4 762E 762E4 762E5-6 762E5 762F-763A 762F-763B 762F7 763AB 763A1 763A3 763A7-8

index locorum

96n44 33 96n43 104 144n41 96n43, 174n42 104 19 96n43 33, 96 104 104 145n44 127n52 68n101 142n32 81 96n45 127n53 19 74, 111, 122n34, 145, 174n42 68n102 127 56n55 19, 101n66 104 104 55 19, 67, 102n68, 104 96, 174n42 78n149 81n167 104 43 72n124 72, 72n125 33, 96, 174n42, 301n113 129n62, 173n38 75n135 104 153 19, 102n68, 104 72n125 154n17 104 72n125 67

763A7 763A8-B2 763B-F 763B 763B3-9 763B4 763B7 763B9 763B10-13 763B14-C5 763C-F 763CD 763C 763E5-10 763E11 763F 763F1-7 763F1 763F2 763F6-7 763F7 764A 764A1-4 764A2-4 764A3-4 764A4-5 764A6-8 764A8-B2 764B1 764B4-5 764B5-6 764B11 764B11-13 764C 764C7-9 764C8-9 764C8 764C10-D1 764D 764D-765D 764D-765B 764DE 764D 764D1 764D2 764D7-9 764D10-12 764D12-13 764D14-E4

79, 169 128n54 56, 104 68, 167, 167n12 172n32 79 37n69 33, 65n88 30, 128n56 420-421, 421n 166n4 56n54 326n82 67n97 80 29n45, 111, 122n34 113n37, 147n52 421 128n58 69n103, 128n58 56n55, 101n66 111 101n66 69n104 122n34, 304 128n60 71n118 116n2 73, 122n34 484 166n7 73 73n126, 75n133 80n162, 175n47 29 174n41 37n69 117n9 200n44 19 19 130 117n6 73 118n10 77n143, 98n55 118n11 118n14 418n82

535

index locorum 764E-765A 764E1-9 764E1-2 764E2-6 764E2-4 764E9 764E10-F11 764F 764F1-4 764F2-4 764F4 764F4-5 764F5-6 764F7 764F8-9 764F8 764F9 765AB 765A 765A2-5 765A2 765A5 765B-D 765B 765B1-3 765B1-2 765B1 765B3 765B4-5 765B5 765B7 765B10-C2 765B10-C1 765CD 765C 765C7-9 765D4-9 765D4-5 765D6-9 765D7 765D8-9 765D8 765D10-13 765D12-13 765E-766B 765EF 765E

232n47 484, 484n43 118n10 464 118n16 120 122n33 125, 464n61 484, 484n44 119n17 131n69 122 123n39 119n18, 123 69n105 120n26 37n71, 76 74 74, 74n131, 80n156, 125, 131, 148, 440n34 484n45 116n1 78n151 19, 121n32 36, 106n8, 115, 125, 131, 440n34 118n13 69n106 102 35 120n28 73, 129 35n67 76n138 37n70, 180n65 74 29n45, 42 180n65 120-121, 121n29 69n107 484, 484n47 35, 73 35n68 131n69 145 421 20 20, 81 145, 153

765E2-7 765F-766B 765F-766A 765F 765F2 765F3 765F3-4 765F5-7 765F6-7 765F6 765F7 766AB 766A1-2 766A3-4 766A3 766A5 766A6 766A7 766A8-9 766A9 766A10 766A10-B1 766B 766B2-4 766B2 766B4 766B7-12 766B7-10 766B7-9 766B7 766B9 766B13-C1 766CD 766C 766C5-6 766C6 766D 766D-768D 766D-767B 766D12 766E-767B 766E 766E6-8 766F 766F3-4 767B 767B4 767C1-3

154n16 20, 121n32 174 60, 74, 125 123 35, 302 125 131n70, 485, 485n48 35n68, 69n108, 121n30 174 131n69 74 124n42 124n44 125 124 76, 131n69 69n108, 121n31 129n63 35 73 73n129 56, 60, 79n155, 89n19, 111n29, 121, 122n34, 391 119n19 131n69 125 82, 119, 119n22 69n109 485n49 131n69 276n14 20, 56, 101n66 20 69n110 79n154, 174 43n99, 174 167n10 20 20 57n59 135 73, 169n22 485n50 169n22 73 57n60, 169n22 73 135n8

536 Amatorius (suite) 767C3-6 767C4-6 767D 767D6 767DE 767E 767E1-3 767E4 767E8-14 767F-768A 767F1-768A5 768A1-3 768A6-8 768A6 768A10-B1 768B 768B1 768B2-3 768B5-7 768B6-7 768B7 768C1-8 768D-771C 768D5-11 768D6-7 768D9-11 768D12-E1 768E-769A 768E 768E1-3 768E1 768E2-3 768E3 769A 769A1-7 769A1 769A1-2 769A2-4 769B 769B1-2 769B3 769B4 769B11-C3 769C 769C1-D2 769C6 769D 769D6 769D11

index locorum

57n62 37, 75n136, 180 42 38, 57n63 39, 141 77n140, 135 74n132 38, 74, 75 75, 75n134 144 135 90n25 80n157 144n30 80n158 81 69n112 81n165 135n7 144n41 138 139 20 136 82n169 140 140n23 86n3 77, 141 99n57 57n64 181n70 39 39 182-183, 183n76 39, 141 69n111 77n144 175n47, 180 68 183 57n64 141n27 39, 77 39 38n76, 141 77 69n114, 78n152 38, 69n113, 142, 174n42

769E 769E3-4 769E3 769E7 769E8-F1 769E8-9 769F 769F3-4 769F5 769F8 770AB

39n80 39n81, 57n64 142n28 74 148n59 74n131 74, 174n42 142n29 29n46 74 39, 81, 89n19, 142, 142n35 770A 72, 79, 390 770A9-B3 100, 100n63 770B 61 770B4-5 20, 57n65, 101 770B5-6 59n71 770C 20, 59, 99 770C1-5 165n3 770C1-2 40 770C5-8 167 770C8-11 59n72, 166n3 770C10-11 78n148 771A 40, 82, 142 771C 82, 83 771C6-7 143n36 771C10-11 142n34 771D 71n120 771D1 52n33 771D1-2 24n24, 50n16 771D3-4 301n111 771D5-6 50n17, 96n46, 306n 771D6-8 50n18 771D9 301n111 771D12-E3 47n1, 301n112 771E3 464n62 An seni respublica gerenda sit 797B11 455n35 An vitiositas ad infelicitatem sufficiat 499E10-F3 486n54 Animine an corporis affectiones sint peiores 500D5-E3 486n54 Apophthegmata Laconica 172C3-4 249n24 213D 367n5 Bellone an pace clariores fuerint Athenienses (De Gloria Atheniensium) 348B 287n59 374E 295

index locorum Coniugalia praecepta 138C 461n52 138E 39n81 139B 54n46 140E 178n61 140F 54n46 142B 26n33, 54n45 142E-143A 42n90 145A 84n174 157D 54n46 Consolatio ad Apollonium 115B10-C5 420, 420n91 Consolatio ad uxorem 611D 84n175 611D-612B 440 611D6-10 423n96 611D11-F3 482, 482n39 611F12-15 483, 483n40 612A 441 612B1-3 486n54 De animae procreatione in Timaeo 1012D 106n3 1017A 106n3 1023D 429 1023E 430 1023F 106n3 1024A 106n3 De audiendis poetis 16E 434n23 17B 434n23 20C 434n23 21D 434n23 28C 434n23 35F3 434n23 35F7 434n23 De audiendo 20C 434 21D 434 35F 434 41A 433 De cohibenda ira 453B 203n62 455BC 152n10 462E 156n28 463E3-6 486n54 De communibus notitiis adversus Stoicos 1058F 432 1065E 291n72 1073C 60n73, 98n56

537 1073C4-12 182, 182n73 1074E 437 1074E10-F1 413-414, 414n66 1074F-1075A 112, 112n34 1075E-1076A 193n27 1093C4-8 42n93 De cupiditate divitiarum 525AB 152n10 528A 287 528B 288 De curiositate 515D8-9 486n54 De defectu oraculorum 39-51 9 410A-412D 253n32 410B2-3 422, 423n95 411E8-9 270n93 413B1-4 267n 413C 198n37, 426 413D 9, 232n47, 459-460 413D8-10 263n74 413E-414C 266 413E12-F1 266n84 414E 265n77, 422n93 416C-417A 242n104 416C10-E5 383 416E 242n104 417A5-B3 389 417B3-4 389 417F 248n17 418CD 389n68 418D7-8 108n18, 256n44 418F1-3 108n18 419E3-F1 377 419F-420A 225n13 419F7-420A3 377 420A 111n30, 372n19, 423n95 420F 228n21 420F6-421A 379 421A5-7 379 421B 248n17 421E7-9 381n41 422C1-6 380 422C5-6 485-486, 486n52 422C9 380 430F5-431A3 399n13 431A 432 431C 243n106 431D 228n24

538 433C 433DE 434F 435A 435A7-B3 435C6-7 435DE 435D 435D8-E2 435D10-E2 435EF 435E-437A 435E-436E 435E8-11 435F-436E 437D 438D De E apud Delphos 384E5-F4 384E5-10 385A10 385B1-2 385B6 385C1-2 385C11-D1 385D5 386C1 386C8-9 386E2 387E 387E6-7 387F 388E-389C 388E7-9 389C11 393B10-C10 393D3-4 393D3 393D5-6 393D8-10 394A6-10 394C2-4 394C5-9 De esu carnium 997E 998D De exilio 600E-601B 601C6-9

index locorum 248n17 117n7, 34n61 418n82 200n44 410, 410n58 413, 413n64 44n104, 211n86, 232n47 248n17 271n96 362n86 400n15 266n85 224n6 413, 413n65 323n72 37n72 225n13 250, 250n25 249n23 248n16 249n20 250, 423 250n26 253n33 251 251 251 251 250n24 250n24 399n13, 432, 432n21 219, 362n88 251 251 251 123n39 418, 418n83 118 118 220, 363n89 363n90 251 472n 433 477 479n31

607C-F 477 607C5-D3 478 607D4-E7 478-479 607D6 478, 478n23 607D9 478, 478n24 607E1-2 478, 478n25 607E7-9 479, 479n30 607E9-F1 479, 479n32 607F2-7 480, 480n34 De facie quae in orbe lunae apparet 920B 228n25 920B1-2 366 920B2-5 368n8 920B7-C4 310 920B9-C 400, 400n16 920C 229n27 921B 230n31 921C 238n75 921D 237n71 921EF 230n33 921E 230n32, 237n71 921F 230n34 922CD 237n70 922F 230n35 923A 230n36 923D 237n71 923F 230n38 924B 237n70 924F 237n71 926B 237n71 926F2-927A2 100n60 926F 231n43 926F3-4 369 928A 237n71 928C 231, 231n44, 237n71 928C1-8 369-370, 370n10 928DE 232n48 928D 231n39, 237n71 928E 231, 231n41 928F 231n40 929A 229, 233, 233n49, 384n55 929B 230, 234n53, 238n75 929B2-3 233 929C 237n71 929D 237n71 929E 233n53, 367n5 930A 237n70 930BC 233n50

539

index locorum 930CD 930D 931CD 931C 932C 932D 933A 933C 933EF 933F 934F 935BC 935B 935B2-4 935B10-C4 935C 935DE 936E 936F 937A 937C10-D4 937C10-D3 937DE 937D 937D4 937E 937E5-7 938A 938C 938C5-D11 938D 938E 938F 939B 939E 940B 940C 940D-F 940DE 940F-942A 940F4-8 941F9 942AB 942A 942A-D2 942B1-4 942B4-7

237n70 237n71 234n54 234n54-55 237n70 233n53 238n74, 371n15 234n53, 238n74, 371n15 234, 234n56 233n51 234n58, 237n71 235, 235n60 235n59 384n55 384n55 235n61 237n70 237n70 237n71 237n70 227, 227n19 368, 368n7 236, 236n64 228n25, 236n63, 237n70 369n 236n66 370n11 237n71, 371 229n29, 236n68, 237n70 371n14 236n65 232n46, 372n19 237n70, 238, 371 237n71, 371 371 237n72 238, 371, 372 238n76 372 374 373n22 379n38 239n83 239n82 374 378n28 378n29

942B10-C5 942B10-11 942B11-C2 942C 942C10-D2 942D 942D3-5 942D4-5 942D5 942D6-7 942D6 942D8 942D10 942D11 942E1 942E2 942E3 942E7-8 942E8 942F 942F2-6 942F2 942F7-943A3 943A 943A2-3 943A4-5 943A10-B5 943B 943B4 943B9 943CD 943C 943C8-9 943D3-4 943D6-7 943E 943E4-6 943E4 943E5-7 943E5-6 943E10 943E11 943F 943F4-5 943F8 943F10 944A

374 378n30 378n31 239, 371n15, 380 374 239n85, 240n87 374 381 381n42, 43 381n42 381n44 381n43 381n44 382n50 381n44 381n43 381n42 381n42 382n51 239n86, 240, 380n40, 487 375 381n42, 43 375 240n88, 375, 385n59, 487 381n42, 43 381n42, 43 386, 386n 375 381n44 381n44 375 380n40 381n44 382n48 381n44 240n90 375 381n43 387n61 381n42, 382 387n62 381n43 241n96 381n43 381n43 381n43 241

540 944A2 944A4 944A5-6 944A6-7 944A7 944B 944B7-9 944B7-8 944B9 944CD 944C 944C2 944C8 944C11-D3 944C11-12 944C11 944D3-4 944D7 944E 944E2-4 944E3-10 944E4-5 944E5-8 944E8-11 944F1 944F5-6 945A5-6 945A5 945C 945C4 945C4-12 945C11-12 945D 945D1-10 945D11-E2 945D12 945E 945E1-2 De fraterno amore 479E De genio 575B10 575C7-8 575D2-4 575D10 575E6-8 575E7 575E8-9 575F6-7

index locorum 381n42 381n42 375 375 381n43 241n94 382n49 381n44 375, 381n42 364n95 82n168, 240n91 381n44 381n44 388-389 376 382 389 381n43 240 389n68 376 389n69 389n70 390n72 381n42, 43 381n43 381n44 381n42 487 376 391 381n44 225n13, 242n103, 367n5 392, 392n 373n23 225n13 238n79 401n18 367n5 299n103 297 281n37 286n53 281n37 286n53 286n53 286n53

576B-578C 579CD 580D 589F 589F-590A 590C5 590C8 590D4 590F 591A4 591A5-7 591A7-8 591A12 591BC 591B6 591B9-C1 591C 591C2-12 591D 591D1 591D4 591D5-8 591EF 591E 591E5-10 591E8 591F2 591F6-7 591F9 592E4 592E8 596D 596D8-E3 De Iside et Osiride 351C-352C 351C1-4 351C2-4 351E5-F1 352A 352C 352C3-5 354C 354D 355CD 355C7-D1 355C 355C7-D1 355C10 359A

253n32 302n115s 308n5 228n21, 322n65 321 366n4 366n4 366n4 218n104 366n4 455 384 366n4 243n107 384 384 360n77, 388n66 384 216n100 366n4 366n4 487, 487n57 487 478n22 487n57 366n4 366n4 366n4 366n4 366n4 366n4 275 297n98 108n16 461n52 455n34 455-456, 456n36 250 439, 456 263n72, 417, 417n79 470n82 442n37 438 108, 108n17 130 417, 417n80 456 320n58

541

index locorum 359E 359E10-360A1 359F 365A 367CD 368C 369B6-11 371A 372D 372EF 374C 377D 377F1-378B2 378A 378A9-B1 382D 382D2-E2 382E10-383A4 382F-383A 382F 382F1-383A4 382F1-4 382F2 382F4 383A1-4 385F De laude ipsius 542F 545A De primo frigido 955C8-12 De Pythiae oraculis 385B-D 394A 394D3-E5 394E4-5 394F 394F6-7 394F7-395A2 395A 395A10-12 395A12-B4 395B2 395B7-8 395B11 395C11 395D 395D3-4

66n91 414, 414n67 408n54, 425n3, 438 111n30, 360, 362n88 243n107 243n107 422, 422n94 470n82 243n107 91n31, 101n64 117n6 66n92 456-457, 457n39 326 423n95 56n57, 106n3, 122, 423n95 457-458, 458n41 487n58 390n71 43n101 399n13, 423n95 481, 481n35 459 459 459n44 124n40 367n5 108n18 398n8 302n115 271 252n31 269 255 254n37 254n38 252n30 255n40 259, 259n59 252n28 259 259 259 264n75 258n55

396A 396C7-8 396C10 397C 397C1 397D10-E2 397E 397E8 398A3-8 398B 398C-E 398C1 398F-399A 399F1-2 400CD 400D 400D6-9 400D12-E1 400E 400E1-3 400F7 401A5-6 401C5-8 401D8-9 401F2-3 402A 402A10-B1 402B 402B8-C1 402C-403A 402C4-5 402D12-E1 402E 402E1-5 402E3-5 402E5 402F 404B-405D 404D 408BC 409B7 409C6 409D 402BC 403A5-6 403A6-8 403A9-11 404A

264n75 255n40 252n28 262, 265n77 265n80 255n41 228n24, 255 252n28 260, 260n61 262 220n113, 363n92 259 259 252n28 262 418n82, 486n53 118n12, 260n64 256n43 256 256n42 252n28 261n66 261 261 262n 262 262 439, 460 263, 263n70 257n50 263 257n50 232n47, 402n25, 408n54, 425n2-3 409-410, 410n57 263n72 257n50 439 243n106 243n107 493n82 464, 464n63 464n64 200n44 228n24 263n73 265n81 264n75 264, 265n79

542 404B2-3 264n76 405C 267 405C13 265 405D1-5 268 405D6 265n79 406A3 265 406B4-5 265n80 406B6-8 266n83 407E11-F2 268n88 408C10 267 408C13-14 267 408D1-9 267-268, 268n87 408F6-409A4 268-269, 269n90 409A4-9 269, 269n91 409A10-B1 270, 270n92 409B7-9 270, 270n92 409B10-C6 270, 270n94 409CD 479n29 409C 247n9 409C10-D8 271, 271n97 409D5-8 418, 418n84 409D5 271n97 409D6-8 268n89 De sera numinis vindicta 548B3-5 348n10 548B3 199n39, 208 548C2 199n39 548C4-8 193n32, 198n38 548C11 194 548D3 194 548D8 194 548E 214n91, 356n61 549A5 199n39 549A7-10 194, 199n40 549B-D 227n20 549B 194, 211, 232n47, 263n74, 439, 459 549B7-C3 200n43 549B8 199n39, 208 549C 200 549C1 348 549C1-3 200n45 549D3-6 200n47 549D4 200 549D7 200n45 549D11-12 200 549EF 268n89, 406n42 549E 194, 433, 442n35 549E1 194

index locorum 549E5-F2 549E6 549F-550A 549F-550B 549F 549F5 549F6 550A3 550CD 550C 550C7 550C9-12 550C12-D1 550DE 550D1-3 550D1 550D2-3 550D7-E2 550D8-E1 550E1-2 550E4 550E5 550E7 550E9 550E10 550F2-3 551A1 551A2 551A5 551A8 551B6 551B8 551C 551C5 551C8 551C9 551C11 551C12 551D3-4 551D6 551D8-9 551E 551E4 551E6 551E7-9 552C 552C8-9 552C11-D1 552D2-3

399n13 460n47 201 195 205, 350 349 348n12 201, 350 456 432 208 208 202 232n47, 349, 496n87 473n4 195, 203n64 456n37 457n40 202n57 203-204, 349n18 202n53 202n59 203n60 203n60 202n60 203, 212 203n60 203n60 203n60 203n60 203n60 203 350 203 203 203 203 350n19 348n13 204 348 348 204, 216n98, 357n66 216n98, 357n66 204 204n66 204n67 350n19 195, 204n67

543

index locorum 552E1 553A2 553C6-8 553C12 553D 553D1-3 553D1-2 553D9 553E 553F2-4 554A 554A7 554A10-B4 554B-D 554B 554C1-2 554C3-4 554D1-2 554D11-E2 554E5 555A-C 555A 555A3 555A6-B1 555D-556D 555D 555D1-5 555D1-2 555D4 555F6-556A3 556A1-2 556A2-8 556D5-9 556D7 556E3 556E9-10 556E9 556E11 557B7-8 557C3 557C8 557D4 557E 557E4 557E8 557F4 558C2 558D4-5 558D5

205n68 205n69 204 204 348n12 205 195 195 214n91, 356n61 195 195 206 215n93, 355n55 195 206 350n19 206 206n72 206 206 352 207 196 215n93, 355n55 196 348 205 207 196 215n93, 355n55 207 212 196, 207 206n74 207n76 196 207n78 207n78 208n80 208 199n39 208 196 208 208 320n58 208 196 207n76

558D6-11 558F 559A1 559A5-6 559C4-6 559C10-D1 559E6-7 559F-560A 560A 560A1 560B-F 560B 560B1-2 560C-E 560C8-D2 560C9 560D 560D2 560D3-5 560F 560F3-4 561AB 561A5-6 561B 561B6-8 561B6-7 561C 561C7-10 561C8-9 561E4 561F3 562BC 562B 562B1-2 562B1 562C 562C1 562C7-6 562C10 562D6-7 562D6 562D10-11 562D11-E1 562E 562E2-6 562E9-10 563B 563B4-6 563C2

196 349n17 209n82 209 209 209n82 209 197 210 209 191 8 197 197 420n91 362 408n54, 425n3, 439 211 423 210 197 197, 211, 349 350n19 228n21-22 197 349n15 209 351n28 209n83 197 197 197 350n19 210n84 350n19 349n17 350n19 349n16 210n84 197 350 210 210 197 349n17 210 228n23, 321, 349 197, 210 351n25-26

544 563C3-4 563C4 563D1-2 563D2-3 563D3-4 563D7 563E 563E1 563E2-3 563E9-11 563E9 563E10 563F4 564A2-3 564A8-9 564B1 564B12 564CD 564C 564D 564D1 564E1-6 564E4 564E6-8 564E8-F2 564F1 564F2-565A1 564F3 565A1-2 565A1 565A7-8 565A9-B9 565A9-B4 565A10 565B2-3 565B5-6 565B9-11 565B11 565C 565C7-9 565C8 565D 565D6-7 565D6 565D7-E1 565E-566A 565E7-8 565E8 565E9

index locorum 351n27 351n25-26 352n33 214, 352n33 352n34 352n30 217n101 455 212, 214, 352n31 212 354 354, 354n42 212, 354n43 355n53 212, 353 356n60, 357n63 212 212 214, 353 215 354n44 212 357n63 212 212 355n57 212 357n63 212 356 356 212 356n59 212 212 212 215, 357n64 212, 354n45 215, 357 217, 358n70s 219 482n38 217 359n71 359n72 212 212 354n46 360

566A1-3 566A9 566A11-C9 566A11 566B 566B8 566B9 566B10 566C10-D6 566C7-8 566C8 566C10-D6 566C10 566D 566D1-6 566D1-3 566D4-5 566D5-6 566D6-E6 566D8 566E-567A 566E 566E5 566E7 566E8-567A2 566E9-10 566E13 567A 567A2-4 567A3 567A6 567A8-9 567A9-B3 567A9-10 567B 567B4 567B6 567B7 567B9-10 567B10 567C11 567DE 567D2 567D3 567D5-6 567D8 567E1 567E3 567E4

218, 360 359 213 213, 354n47 219 213 361 213 213 354n47 361 487 354n48 220, 243n107, 353n35 361 216n99, 455n33 363 213, 354n48 213, 361 213, 357n63 353, 355 356 214n91, 356n61 213, 354n49 213 353n40 213 217 213 355n51 213 358 356n62 355n51 214, 217 356n62 358 213, 355n51 216, 358 213, 355n51 213, 358 214 358 213, 355n51 353 357n63 213, 355n51 358n69 353n41, 355n51

index locorum 567E6 216, 358 567E7 213 567E10-F1 213 567F 355 567F6 213, 216, 358 568A3 213, 354 De sollertia animalium 6-7 21n9 De Stoicorum repugnantiis 1051DE 193n27 1051F 89 1054E 111n30 De tranquillitate animi 471A9-B1 486n54 472B6 455n35 472E 108n18 477A3-7 486n54 477C-F 272n 477C 202n56 477C7-10 466, 466n73 477D3-4 467, 467n74 477D8-E2 467n74 477E6-F5 467-468, 468n De tuenda sanitate praecepta 1 4 2-27 5 De virtute morali 441D 240n89, 385n59 446B 436n 452A8-B1 94n40 452B4-C6 95 452D8-12 94, 94n39 De vitioso pudore 529CD 204n67 536 111n30 Decem oratorum vitae 837E 287n59 Mulierum virtutes 257D9-E1 292n75 257E6-F6 137 257F6-258B1 138 258B6-C4 136 258C5-11 140 Non posse suaviter vivi secundum Epicurum 1086CD 5n12 1101B8-C6 411-412, 412n61, 464n65 1101C 408n54, 425n3, 437 1101D10-E5 464-465, 465n66 1101E 272n

545 1101E5-11 465, 465n70 1102A4-B1 466, 466n71 1105D 123 1105D1-10 481, 481n36, 487n58 1105D1 123n36 1105D4-5 123n37 1105D9-10 123n38 1107BC 406n42 Placita philosophorum 892A 370n13 Praecepta gerendae reipublicae 801F 287n58 Quaestiones convivales 1.2 303 1.5 159n41 2.3 225n10 5.1 256n48 7.7 252n30 8 252n30 8.1 252n30 8.2 35n64, 252n30 8.3 224n6, 256n48 8.9 225n10 8.10 253n32 9 252n30 619A 174n42 645E 360n79 647C 111n30 654D 174n42 671B 174n42 682C 174n42 700E 192n20 710C 294n86 711C 293 712CD 25n26 712C 287n59 712D1-3 300n106 714E 37n72 715E 287n59 748D 102n69 745B 243n107 681B 154n19 711D 163n57 720D12-E9 224n6 740B 351n23 Quaestiones Graecae 293CD 219n111, 362n87 Quaestiones Platonicae 1000D 428

546

index locorum

1000E2-4 485n51 1001CD 428 1006B10-12 393n 1008C 147n53 1009D 147n53 Quaestiones Romanae 282C 130 286C 37n72 Regum et imperatorum apophthegmata 184D 367n5 Septem sapientium convivium 4-21 9 146D-148B 253n32 163D 433 Fragmenta (Sandbach) 134-138 166 134 33n59, 65, 170-172, 184, 287n59 135-137 (4.20.67-69) 150n2 135 30, 36, 166, 167n10, 169, 170n25, 177-178, 184 136 150, 151, 167n10, 168, 170n25, 173n36 137 151, 152n10, 156n25, 158n38, 161, 163, 167, 167-168 138 169 143 455n35, 492n76 157 92 Vitae Aemilius Paulus 3.3 Agesilaus 15.1-4 Alexander 51.1 75.2 75.5 Antonius 24.8 26.1 29.4 54.5 70.1 83 84.4-7

442n37 261n68 367n5 460n47 292n78 367n5 80n161 288n61, 289n65 288n61, 289 287n59 140n20 137n15

Aratus 1 208n81 10.5 204n67 15.3 289n66 43.7 408n54, 425n3 52.4 367n5 Aristides 6 89 Artaxerxes 6.9 296 18.7 296n92 Brutus 33.1 143n36 33.6 40n84 Camillus 6.6 442n36, 460n47 21.3 442n37 Cicero 49.3 40n84, 143n36 Cleomenes 3.3 286n54 Comparatio Aristidis et Catonis 853F 287n59 Comparatio Niciae et Crassi 5.5 442n36 Crassus 33.7 40n84, 143n36 Demetrius 1.7 204n66, 291n73 1.8 174n42, 291 2.3 288 4.6 287n59 18.5 288n61, 289n66 21.17 288n60 25.9 288n61, 289n64 28.1 288n61, 288n63 38 153 38.4 153n14 41.6 288n61, 289n66 44.9 288n61, 289n66 53.1 288n61, 289n66 53.10 288n62 Demosthenes 1.3 480n33 1.4 480n33 2.2 480n33 21.2 296n92

547

index locorum Dion 58.3 Eumenes 19.3 Lysander 26.6 Marcius Coriolanus 1.3 25.7 38.5 38.7 Marius 17.5 Nicias 21.9 23.4 23.5 Numa 8.10 22.7 Pelopidas 10.6 20.2 34.1 Pericles 1.1 6 28.2 Pompeius 31.6 48.12 80.8 Romulus 8.9 Sertorius 27 Solon 7.3 20.4 Themistocles 32.4 32.6 Tiberius Gracchus 21.4

40n84, 143n36 40n84, 143n36 288n60 204n67 442n37 408n54, 425n3 408n54, 425n3 288n60 298n100 442n36 224n6 288n60 442n37 298n99 367n5 289n66 38n76 224n6 296n92 289n66 288n60 40n84, 143n36 297 143n36 38n76 68n98 296n92 208n81 40n84, 143n36

Oracula Chaldaica (des Places) 46 443n2

Porphyrius Ad Marcellam 21 24 De antro Nympharum 22 28 Vita Plotini 10.33-36

425n2 463n59 361n82 361n82 465n67

Proclus De decem dubitationibus circa providentiam 49 200n46 52 202n58 In Platonis rem publicam commentarii 1.14 293n80 In Timaeo 1.211.28-212 462, 462n54 1.212.12-24 462, 462n55 Theologia platonica 1.25 426 1.25.110 (2.2-7) 446, 446n11 1.25.110 (2.6-14) 444-445, 445n5 1.25.110 (2.17-22) 445, 445n6 1.25.110 (2.22-28) 445-446, 446n8 1.25.113 444, 444n4 Sappho (Lobel-Page) fr. 130 163 Seneca Epistulae morales ad Lucilium 9.5 491n71 9.16 492 Sextus Empiricus Adversus mathematicos 1.263-264 285n51 8.153 407n49 11.121 407n49 11.149 407n49 11.164 407n49 Pyrrhoniae hypotyposes 1.18.3 407n49 Solo fr. 4

207n77

548 Stobaeus Eclogae 2.68 4.16.18 4.20 4.20.7 (v.1) 4.20.38 4.20.57 (vv.14-18) 4.20.58 (vv.4-5) 4.20.67 4.20.69 4.21

index locorum

42n96 492n76 166n7 155n21 161 155, 155n24 155n21 167n10 167n10 166n8

Stoicorum veterum fragmenta 3.99.31 42n96 3.121.15 42n96 3.255.5 42n90 3.716-717 28n39 Theocritus 3.15-16

156n27

Theognis 427

483, 483n40

Xenophon Symposium 8.1

288n60