Pour faire bonne mesure: Entre faits et réalité 9782759824281

La mesure est un outil au service de toutes les sciences d’observation. Elle est tout aussi présente dans la vie quotidi

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Pour faire bonne mesure: Entre faits et réalité
 9782759824281

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Pour faire bonne mesure

Pour faire bonne mesure Entre faits et réalité

JEAN PERDIJON

17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A

Composition et mise en pages : Patrick Leleux PAO Couverture : Conception graphique de B. Defretin, Lisieux Illustration de couverture : peb & fox Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2427-4 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2428-1

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute repré­ sentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou ­reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon ­sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2020

SOMMAIRE

Introduction..................................................................................

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Mesure du monde, monde de la mesure.............................................. 13 Un classement des mesures........................................................ 13 Mesure avec un instrument......................................................... 16 Mesure par indicateur................................................................ 19 Mesure après enquête................................................................ 20 La tentation du truquage........................................................... 22

Partie 1 L’opération de mesurage 1.  Les grandeurs de référence....................................................... 27 Étalon et unité......................................................................... 28 Spécificité de l’étalon................................................................ 29 Système cohérent d’unités.......................................................... 31 Choix des étalons fondamentaux................................................. 34 Système international................................................................ 38 2.  L’acquisition des mesures......................................................... 43 Modes de comparaison à la référence........................................... 43 Chaîne de mesure et théorie de l’information................................ 44 Capteurs.................................................................................. 48 Lecture et présentation des résultats........................................... 50 Échantillonnage et organisation des mesures................................ 52 3.  La qualité des mesures............................................................ 57 Courbe d’étalonnage.................................................................. 57 Qualités de constance et de mobilité........................................... 60 Surveillance des réglages........................................................... 61 Qualité du service..................................................................... 62 4.  Le traitement statistique des mesures...................................... 65 Erreurs et incertitude................................................................. 65 Traitement statistique................................................................ 68 Estimation d’une grandeur.......................................................... 70 Tests de comparaison................................................................. 74 Études de liaison...................................................................... 75 5

SOMMAIRE

Partie 2 L’interprétation de la mesure 5.  La réalité et le concept de grandeur.......................................... 81 Opérationnalisme ou réalisme ?................................................... 81 Corps et qualités....................................................................... 84 Concept de grandeur physique.................................................... 86 Valeur des grandeurs................................................................. 87 L’échelle du monde.................................................................... 91 La modélisation du réel............................................................. 94 6.  Les limites de la connaissance par la mesure............................. 97 La curiosité des faits................................................................. 97 Les conditions pour une mesure.................................................. 99 Limites conceptuelles................................................................ 101 Limites physiques..................................................................... 107 Conclusion....................................................................................

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Annexes A.  Le Système international d’unités............................................. 121 1. Unités de base ..................................................................... 121 2. Principales unités dérivées ..................................................... 123 3. Multiples ............................................................................. 125 4. Règles d’écriture ................................................................... 126 B.  Statistique appliquée aux mesures............................................ 127 1. Distribution d’un échantillon.................................................. 127 2. Limite de détection............................................................... 127 3. Cartes de contrôle................................................................. 128 4. Distribution de la population.................................................. 129 5. Tri infidèle d’une population................................................... 130 6. Comparaison de deux populations............................................ 131 7. Analyse de la variance........................................................... 131 8. Régression linéaire................................................................ 132 C.  Brève chronologie.................................................................... 133 D.  Glossaire................................................................................. 139

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Bibliographie.................................................................................

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Index ..........................................................................................

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POUR FAIRE BONNE MESURE

INTRODUCTION

Les chiffres, modelés par l’espace qui les entoure, sont clairs. À la différence des mots, ils ne fument pas, ils ne sentent pas. Les lois ne forcent personne, n’exigent rien. Elles donnent, tran­ quillement, la mesure du monde. Jacques Audiberti (Le Retour du divin)

Certaines mesures sont disciplinaires ou conservatoires, d’au­tres font valser quand elles sont à trois temps, enfin la mesure peut être considérée comme une preuve de modération. C’est précisément avec mesure que nous nous limiterons à la mesure physique des objets matériels. Cependant, malgré cette appellation et pour faire bonne mesure, les applications ne se trouveront pas uniquement en physique mais aussi en chimie, en biologie ou même dans les sciences humaines. La mesure constitue donc un thème fédérateur pour toutes les sciences : le chercheur mesure pour connaître une grandeur, afin d’établir la loi d’un phénomène. Bien que de nature moins absolue, la mesure est tout aussi présente dans la vie quotidienne pour vérifier une grandeur : le technicien mesure afin d’assurer l’interchangeabilité des pièces et la sécurité des installations ; le commerçant mesure afin 7

introduction

d’assurer la régularité des transactions. Car il ne saurait exister de vie sociale sans consensus sur une commune mesure. Nos sens constituent nos premiers appareils de mesure, ceux que la Nature a bien voulu mettre à notre disposition. Dès le premier coup d’œil jeté sur le monde, nous y délimitons plus ou moins arbitrairement des corps, faits de matière, que nous distinguons par leurs qualités. Voilà ce que nous révèle une première appréhension du monde qui nous entoure. Et, lorsque nous perfectionnons ensuite notre analyse et nos moyens d’observation pour étudier la matière et ses interactions, nous continuons à décrire le monde en y délimitant des corps que nous distinguons par leurs qualités. Ces corps, ce peut être des particules, des atomes, des molécules, des cristaux, des pièces ou des assemblages plus complexes, des astres, des galaxies. Ils sont plus ou moins liés, comme les quarks d’un même proton, plus ou moins indépendants, comme les étoiles d’une même galaxie. Notre description pourrait se contenter d’être écrite en un langage littéraire. Mais l’homme ne se satisfait pas de reconnaître des objets, il veut expliquer le monde. Malheureusement, « c’est surtout ce qu’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge de ses ignorances par ses erreurs » (Barbey d’Aurevilly). Une première tentative d’explication est de dire que les choses sont destinées à être telles qu’elles sont : leur existence résulte d’un dessein, de la volonté d’un démiurge qu’il est prudent d’honorer. Une autre possibilité consiste à dire que les choses ne sont que le fruit du hasard ; il se trouve simplement qu’elles ont pris leur configuration particulière plutôt qu’une autre, moins probable, et on est seulement là pour les contempler. Le chercheur a toujours espéré que les lois de la nature fussent inévitables, c’est-à-dire que les choses sont telles qu’elles sont parce qu’il est impossible qu’elles soient autrement, mais il n’a jamais réussi à le prouver ! Son besoin de compréhension le conduit à classer les objets en regroupant ceux qui contiennent les mêmes grandeurs, à corréler les variations des 8

POUR FAIRE BONNE MESURE

introduction

grandeurs pour en tirer des lois. Il adopte un point de vue objectif pour atteindre à l’intersubjectivité et il adapte son langage pour bénéficier de toute la puissance du raisonnement mathématique : il exprime l’intensité d’une grandeur non plus par des mots mais par des nombres, pour les faire entrer dans des relations. Ainsi, la mesure est l’opération qui permet de passer de l’espace continu du Réel à l’espace discret du Connu. Lors d’une conférence à des ingénieurs civils en 1883, lord Kelvin a prononcé cette maxime, maintes fois répétée depuis : « Je dis souvent que lorsqu’on peut mesurer ce dont on parle et l’exprimer en chiffres, on en sait quelque chose ; en revanche, si on ne peut l’exprimer en chiffres, on en a une bien piètre connaissance »1. « Tout être connaissable a un nombre ; sans celui-ci, on ne saurait rien concevoir ni rien connaître », disait déjà le pythagoricien Philolaos au ve siècle av. J.‑C. Sèche précision du nombre. Sous l’influence de Nicolas de Cues (« la mesure est la clef de la physique et l’acte propre de la raison appliquée à connaître la nature ») et de Galilée (« le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique »), la Science est ainsi passée « du monde de l’“à-peu-près” à l’univers de la précision »2. Cette transition du qualitatif au quantitatif fut non seulement une aventure intellectuelle mais aussi une entreprise technique. Depuis l’Antiquité3, on a su mesurer des longueurs, des angles et des poids, d’où de bonnes connaissances en géométrie, en statique, en optique et en astronomie. Il a fallu apprendre à mieux mesurer le temps pour progresser en dynamique, et la physique a commencé à se développer après la Renaissance. Les mesures de température et de courant ont enfin 1.  Thomson, W., Electrical Units of Measurement, 1883. 2.  Titre d’une étude d’Alexandre Koyré (Critique, n° 28, p. 806, 1948). L’hypothèse d’un cercle pour l’orbite de Mars conduisait Kepler à un écart de 8' avec les observations de Tycho Brahé : « Ces 8', qu’il n’est pas permis de négliger, vont nous donner les moyens de réformer toute l’astronomie » (Astronomia nova, 1609). 3.  Voir par exemple Lloyd, G., « La science grecque et le problème de la mesure », La Recherche, juin 1988, p. 790. 9

introduction

conditionné les progrès en thermodynamique et en électromagnétisme (voir chronologie)4. Comme l’a écrit Bachelard, « on pourrait déterminer les différents âges d’une science par la technique de ses instruments de mesure »5. Ainsi, la science de la mesure est un outil, une technique au service de toutes les sciences d’observation : elle permet de tirer le meilleur parti des observations et aussi, par un juste retour, d’améliorer les instruments pour obtenir ces observations. Elle est donc pluridisciplinaire. Mais il suffit de l’appeler « métrologie » pour rappeler à chacun des problèmes sordides de double pesée, de calcul d’erreur ou de changement d’unité. « La mesure séduit peu », reconnaît Comte-Sponville : « On préfère les prophètes, les démagogues, les tyrans, bien souvent, aux arpenteurs du réel, aux comptables sourcilleux du possible »6. « La mesure nous est étrangère, avouonsle ; ce qui nous excite, c’est l’attrait de l’infini, de la démesure »7, écrivait Nietzsche. Pis encore, la mesure inquiète certains par ses tendances normatives, par le risque réducteur d’une « barbarie mathématique qui, à force de mesurer tout, perd complètement le sens de la mesure »8. Après avoir décrit quelques exemples choisis dans des domaines très divers pour donner un aperçu des pratiques de la mesure, nous nous intéresserons dans la première partie à ses principes, mais sans entrer dans le détail des applications. Celles-ci sont étudiées dans des ouvrages spécialisés, grandeur par grandeur (longueur, temps, etc.) ou discipline par discipline (astronomie, biologie, etc.) ; souvent, 4.  Voir par exemple Rosmorduc, J., Une Histoire de la physique et de la chimie, « Points », Seuil, Paris, 1985 ; Perdijon, J., Histoire de la physique, « Topos », Dunod, Paris, 2008. 5.  Bachelard, G., La Formation de l’esprit scientifique, 1938. 6.  Comte-Sponville, A., in Cité des sciences et de l’industrie, Mesures et démesure, Paris, 1995. 7.  Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, 1886. 8.  Gusdorf, G., « Sur l’ambiguïté des sciences de l’homme », Diogène, n° 26, p. 80, 1959.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

introduction

elles sont même prises en charge par des logiciels qui évitent d’avoir à trop se poser de questions ! Puis nous réfléchirons dans la seconde partie au résultat obtenu.

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MESURE DU MONDE, MONDE DE LA MESURE

Elle les fit ranger tous cinq en leur faisant mettre toutes pièces à découvert et, prenant son lacet, elle les mesura avec la plus grande exactitude, tant en longueur qu’en grosseur, soupesant même avec attention leurs dépendances. Mirabeau (Le Rideau levé ou l’éducation de Laure)

UN CLASSEMENT DES MESURES On mesure pour savoir, connaître, contrôler, pour comparer, choisir, sélectionner, pour agir, décider, prévoir… Voyons sur quelques exemples comment se pratique la mesure. On peut tenter de classer les types de mesures suivant la grandeur qu’elles déterminent et le procédé qu’elles utilisent. Il existe clairement deux catégories bien distinctes de caractères mesurés, selon qu’il s’agit de grandeurs physiques ou d’opinions, et deux moyens d’interrogation tout aussi distincts, selon qu’il s’agit d’appareils dont le fonctionnement repose sur les lois de la physique, ou de questionnaires à base de langage. On en tire trois sortes de procédés : les instruments, 13

Mesure du monde, monde de la mesure

les indicateurs et les enquêtes (tableau 1 et figure 1)9. L’instrument exploite un phénomène directement lié à la qualité étudiée, un indicateur se contente de phénomènes annexes, plus ou moins associés à la qualité étudiée, une enquête est fondée sur le langage. Considérons par exemple la température. Une rapide enquête dans l’assemblée révèle qu’« il fait chaud ! », ce qui est confirmé par des indicateurs comme la transpiration ou la fonte de la neige, mais le scientifique préfère se fier à un instrument : le thermomètre. Pour la prévision du temps, la météorologie ne dispose malheureusement que d’indi­ cateurs combinant des mesures diverses (température, pression, hygrométrie, etc.), mais on peut aussi faire une enquête auprès des paysans du coin. Enfin, d’autres notions comme le moral des ménages sont uniquement du ressort de l’enquête. À chaque domaine d’étude correspond donc un moyen privilégié : les instruments ou à défaut les indicateurs pour les sciences de la matière et de la vie, les indicateurs ou à défaut les enquêtes pour les sciences humaines et sociales. Tableau 1 | Un classement des mesures. On a classé les mesures selon leur objet et le moyen utilisé.

Moyen de mesure

Caractère mesuré Grandeur

Opinion

Physique

Instrument

Indicateur

Langage

(littérature)

Enquête

9.  On a exclu la quatrième possibilité, qui correspond à une description littéraire (voir introduction).

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POUR FAIRE BONNE MESURE

Mesure du monde, monde de la mesure

Figure 1 | Les pistes de la mesure. Slalom entre les grandeurs, combiné des indications ou surf sur l’opinion.

On voit que les indicateurs se situent à l’intersection entre instrument et enquête : ils utilisent des données objectives fournies par des instruments, mais on leur demande des informations subjectives, comme celles fournies par des enquêtes. Par exemple, l’indice de masse corporelle P/T2 d’un individu est tout aussi objectif que sa taille  T et son poids P, mesurables avec une toise et une balance, mais il devient un indicateur subjectif quand le caractère étudié est l’obésité. Ou bien encore, le temps de présence devant un poste de télévision est une donnée objective, mesurable par audimétrie, qui devient un indicateur subjectif quand le caractère étudié est l’intérêt manifesté pour l’émission diffusée. Les indicateurs sont donc particulièrement sensibles aux difficultés d’interprétation. 15

Mesure du monde, monde de la mesure

MESURE AVEC UN INSTRUMENT Le physicien qui utilise un pycnomètre pour déterminer la densité d’un solide, le technicien qui vérifie le diamètre d’un tube avec un pied à coulisse ou le commerçant qui pèse des pommes de terre avec une balance font des mesures avec un instrument : c’est la mesure par excellence, souvent qualifiée de « physique », même quand elle est pratiquée par le chimiste ou le biologiste. À chaque fois, il s’agit de choisir – ou d’inventer – l’instrument le mieux adapté pour répondre au problème posé. L’une des premières mesures physiques est probablement celle d’Archimède, inventeur du pycnomètre10, mais on pourrait aussi citer la mesure de la hauteur des pyramides par Thalès ou celle de la circonférence terrestre par Ératosthène (voir chronologie). À l’autre extrémité de l’Histoire, le physicien a tenté de mettre en évidence les ondes gravitationnelles. Ces ondes, prévues par la théorie de la relativité, sont des vibrations de l’espace-temps qui doivent se produire lors d’événements cosmiques mettant en jeu des masses énormes et des vitesses très grandes, tels que collisions de trous noirs ou explosions de supernovæ. La réalité de ces ondes a été prouvée indirectement en mesurant le ralentissement du mouvement de tournoiement d’un pulsar double, mais il serait intéressant de les mesurer directement afin d’ajouter un nouveau moyen d’investigation astronomique. Une onde gravitationnelle traversant un laboratoire en déforme l’espacetemps et modifie le temps mis par la lumière pour se propager d’une masse libre à une autre. Le principe de détection est donc simple : mesurer les variations de distance entre deux masses, ou celles de longueur d’un objet massif. La difficulté réside dans la faiblesse des variations attendues : de l’ordre de 10-21 en valeur relative pour les phénomènes les plus violents, un peu plus si le phénomène se produit plus près de nous, dans notre Galaxie ; pour des masses séparées de quelques kilomètres, la variation absolue n’est que de 10-18 m, 10. Voir Vitruve, De architectura, v. 30 av. J.‑C.

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soit environ le millième du rayon du noyau d’un atome ! Seules les techniques interférométriques sont capables d’atteindre ce niveau de sensibilité. Une première détection de la collision de deux trous noirs a été réussie par le dispositif LIGO en 201511.

La mesure physique | Marie Curie utilisa pour mesurer la radioactivité l’électromètre à quartz que Pierre et Jacques Curie avaient inventé. © Wellcome Library, London, CC BY 4.0.

Dans le domaine industriel, la qualité d’un produit est souvent définie comme étant son aptitude à satisfaire les besoins de ses utilisateurs. Cependant, une telle définition, qui fixe un but plutôt que des moyens, donne au qualiticien à peu près autant de pouvoir sur le 11.  Voir par exemple Deruelle, N. et Lasota, J.‑P., Les Ondes gravitationnelles, Odile Jacob, Paris, 2018. 17

Mesure du monde, monde de la mesure

produit que peut en avoir le météorologue sur le temps. Pour devenir opératoire, la qualité doit porter sur des grandeurs définies avant la fabrication, avec des tolérances clairement annoncées (cahier des charges), et sa gestion est l’ensemble des dispositions prises par l’entreprise pour donner confiance en la qualité de son produit. Parmi ces dispositions, deux se sont révélées depuis longtemps très efficaces : la surveillance des processus et le contrôle de conformité12. Un tel contrôle est indispensable pour tout produit auquel sont attachés des impératifs de sécurité et de disponibilité ; c’est le cas par exemple du combustible d’un réacteur nucléaire. L’utilisation de matériaux dans des conditions de plus en plus sévères conduit à analyser leur composition et à contrôler leurs caractéristiques de manière de plus en plus approfondie. Or la plupart des propriétés importantes d’un produit ne peuvent être déterminées que de façon destructive (analyse chimique, essais mécaniques, examens microscopiques), donc sur un prélèvement. Pour que le jugement sur ce prélèvement puisse être étendu à l’ensemble du produit, il faut que ce prélèvement soit suffisamment important pour constituer un échantillon représentatif, auquel on peut appliquer les méthodes d’inférence statistique (voir chapitre 4) ; cependant, les techniques de contrôle non destructif, comme la radiographie ou les ultrasons, permettent de se contenter d’un échantillon restreint, en vérifiant l’homogénéité du produit par rapport au prélèvement. Terminons par un exemple emprunté à la médecine : l’essai d’un nouveau médicament13. Avant sa mise sur le marché, une nouvelle molécule doit faire la preuve de son efficacité (quelle est alors la dose optimale ?), mais aussi de l’absence d’effets secondaires graves. L’évaluation est réalisée en plusieurs étapes. Tout d’abord, la molécule issue du laboratoire va être essayée sur des animaux. Quand 12.  Voir par exemple Perdijon, J., Le Contrôle des matériaux, « Que sais-je ? », Presses universitaires de France, Paris, 1996. 13.  Voir par exemple Schwartz, D., Le Jeu de la science et du hasard, « Champs », Flammarion, Paris, 1999.

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on a mieux apprécié ses propriétés, on peut passer à l’expérimentation humaine : on détermine la dose maximale admissible sur un petit nombre de volontaires sains, puis on étudie l’action sur un petit nombre de malades, avec des doses variables et un maximum de surveillance biologique et médicale. Enfin, c’est l’essai clinique proprement dit qui porte sur deux groupes suffisamment importants : l’un reçoit le traitement et l’autre, qui va servir de témoin, soit un traitement déjà connu, soit un placebo. Le seul moyen pour que les deux groupes soient bien comparables au départ (âge, sexe, avancement du mal, etc.) est de répartir les malades par tirage au sort (« randomisation »). Et, pour maintenir ensuite l’égalité de traitement, ni le médecin ni le patient ne doivent savoir si le traitement administré est celui qu’on évalue ou le placebo ; c’est l’essai « en double aveugle ». Seule une analyse statistique pourra montrer en fin de traitement s’il existe une différence significative entre les taux de guérison des deux groupes14.

MESURE PAR INDICATEUR Quand il n’existe pas d’instrument pour mesurer la grandeur cherchée, on peut tenter de remplacer celle-ci par une combinaison de paramètres mesurables. Cette combinaison constitue un indicateur et son calcul est effectué à partir des mesures des paramètres sur un échantillon représentatif de la population étudiée (ou même sur la population entière pour des statistiques nationales). On voit tout de suite que la principale difficulté va résider, d’une part dans le choix des paramètres retenus comme étant effectivement liés à la grandeur étudiée, et d’autre part dans la justesse de la formule associant l’action des divers paramètres. C’est ainsi qu’en théorie économique, on cherche à relier des faits (nombres, prix, distances, âges, etc.) à des idées (croissance, inégalités, etc.). 14.  Ce qui n’empêche pas l’homéopathie de continuer à prospérer ! 19

Mesure du monde, monde de la mesure

Un bon exemple d’indicateur économique est l’indice des prix. On connaît son importance : il détermine le taux d’inflation, participe à l’indexation du SMIC, permet de demander des augmentations de salaire, etc. Introduit en 1912 sous le nom d’« indice des treize articles de ménage », il comportait 296 postes en 1998, censés couvrir 92,5 % de la consommation. Mais il ne suffit pas d’une simple addition pour le calculer, il faut tenir compte de la quantité moyenne consommée par un ménage pour chacun de ces articles, des différentes qualités sur le marché et de l’évolution des modes de vie. Les poids relatifs des différents postes sont révisés chaque année et la liste des produits est adaptée aux changements du marché et gardée confidentielle. Il s’agit donc bien d’une combinaison de données objectives, mais avec tant de facteurs de pondération que cet instrument économique devient souvent une source de désaccord politique. Enfin, l’audimètre est un indicateur d’audience. Un boîtier électronique a été installé sous le téléviseur dans 5 000 foyers, soit près de 11 400 personnes âgées de quatre ans ou plus : il enregistre en permanence si le récepteur est allumé et sur quelle chaîne, ou si l’enregistreur fonctionne. De plus, chaque membre de la famille possède un autre boîtier plus petit, avec un bouton sur lequel il appuie quand il s’installe devant l’écran et quand il s’en va. Entre 3 h et 5 h du matin, les informations des boîtiers sont transmises à un centre de calcul ; la société d’audimétrie peut alors diffuser à ses clients les résultats d’audience de la veille. La difficulté réside dans le choix des foyers, qui doivent être représentatifs de la démographie socio-économique et de l’équipement télévisuel des 95 % de ménages français possédant au moins un téléviseur.

MESURE APRÈS ENQUÊTE La mesure porte sur l’opinion d’une population en ce qui concerne un sujet donné et l’instrument privilégié est alors le questionnaire, qui sera soumis à un échantillon plus ou moins important de cette 20

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population ; la façon dont les questions sont formulées est évidemment déterminante. Pour un recensement ou pour une question engageant la vie d’un pays, les règles démocratiques demandent à ce que l’échantillon soit étendu à la population entière, ou au moins à la part jugée responsable, consultée lors d’un vote. Pour des enquêtes moins importantes ou pour des prévisions, on se contente d’un « sondage » sur un échantillon plus ou moins représentatif d’environ un millier de personnes15. Les individus interrogés pourraient être tirés au sort, par exemple sur les listes électorales, mais on préfère une sélection par la « méthode des quotas » : on opère sur une réduction de la population où certaines caractéristiques sont sauvegardées (âge, sexe, habitat, niveau de vie, etc.), avec néanmoins un tirage au sort à l’intérieur de ces « strates ». Bien que ne reposant sur aucune théorie statistique, cette méthode semble refléter la population totale aussi bien qu’un tirage totalement aléatoire. Quoi qu’il en soit, l’erreur d’échantillonnage reste assez faible devant l’erreur attachée à l’observation de ce que pensent les gens, d’où l’importance de la rédaction des questions. Les entreprises utilisent aussi les sondages pour connaître a posteriori l’opinion du public sur leurs produits16, mais il est préférable d’anticiper ; elles s’adressent alors à un échantillon restreint de quelques dizaines d’experts (un « panel »), pour mettre au point un nouveau produit avant son lancement. Un exemple d’enquête industrielle par panel est l’analyse sensorielle17. Cette science, qui vient en complément de l’analyse instrumentale classique (dosages chimiques, examens bactériologiques, etc.) s’est développée avec la société de consommation, de façon à normaliser la qualité organoleptique des produits, principalement dans l’industrie alimentaire, mais 15. Pour n ≈ 1 000, une confiance de 95 % et un pourcentage observé de 50 %, la fourchette va de 47 à 53 % (voir figure 10, p. 73). 16. Avec un certain risque de manipulation des questionnaires de satisfaction affichés sur Internet. 17.  Voir par exemple Gazano, G., in Centre national de documen­tation pédagogique, La Mesure, Actes des 7es entretiens de la Villette, Paris, 1996. 21

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aussi pour les produits cosmétiques ou pharmaceutiques, emballage compris. Elle fait intervenir plus ou moins tous les sens et seul le cerveau d’un individu peut réaliser la synthèse de tous les stimulus correspondants pour en tirer un jugement. Ici encore, la principale difficulté vient du questionnaire. En effet, tout le monde n’utilise pas les mêmes mots pour exprimer une même sensation et des spécialistes doivent d’abord définir une sémantique faite de descripteurs précis, sans ambiguïté et sélectifs, bien adaptée au produit essayé. Quelquesuns de ces descripteurs sont retenus pour construire les questionnaires dans l’approche d’un traitement statistique. Le groupe peut alors se réunir : les essais se déroulent dans des conditions normalisées, aussi proches que possible de la réalité (sur la plage pour une crème solaire !), et chaque expert quantifie l’intensité de la sensation qu’il perçoit pour chacun des produits à comparer. Cette intensité est exprimée par une note (par exemple de 0 à 10) ou par une appréciation (passable, assez bien, etc.). Il s’agit donc d’une pratique assez voisine de celle de l’enseignant qui note une dissertation lors d’un examen, à ceci près que le panel est dans ce cas souvent réduit à une seule personne…

LA TENTATION DU TRUQUAGE Un biologiste a proposé de « classer les découvertes à problèmes en deux catégories : [il] appelle bidonnacées celles produites par des scientifiques sans scrupule et confuzoaires celles qui sont engendrées par la perversité de la nature »18. Parmi ces dernières, on peut citer par exemple les rayons N du professeur René Blondlot ou, plus récemment, la mémoire de l’eau et la fusion froide ; le scientifique nous trompe sur l’interprétation de ses mesures, mais il se trompe lui-même. Par contre, « les bidonnacées sont l’œuvre de chercheurs 18.  Trent, J., « Excursion au royaume des bidonnacées et des confuzoaires », La Recherche, septembre 1999, p. 73.

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qui, succombant à la tentation du résultat fabriqué, inventent des chiffres fictifs, manipulent leurs animaux de laboratoire, trafiquent leurs données, etc. » ; le scientifique nous trompe délibérément sur l’acquisition et le traitement de ses mesures. Il ne s’agit plus d’erreur d’interprétation, faite de bonne foi, mais de fabrication ou de falsification volontaire de données ; cette pratique du truquage entre donc dans le cadre de notre étude. Le fraudeur peut agir à tous les niveaux de la mesure : sur le matériel étudié, sur les expériences réalisées, sur les résultats obtenus. On se rappelle l’affaire de l’homme de Piltdown (une mâchoire de singe associée à un crâne humain) et, plus récemment, le géologue indien V. J. Gupta a été convaincu d’avoir inventé tout un bestiaire himalayen. Le professeur Karl Illmensee, de l’université de Genève, qui prétendait avoir cloné des souris en 1981, reconnut avoir manipulé certains protocoles d’expériences. Et John Darsee, médecin à la Harvard Medical School de Boston, fut surpris par des collègues en train d’in­venter les résultats pour son énième publication (ce qui lui aurait été encore plus facile avec les logiciels actuels !). Mais il importe chaque fois d’être prudent, car, entre négligences et manipulations, il est souvent difficile d’apporter des preuves décisives : le géologue Jacques Deprat, accusé d’avoir mêlé des fossiles d’Europe à ses récoltes asiatiques, a été réhabilité cinquantesix ans après sa mort ; l’affaire Baltimore, du nom du prix Nobel qui avait cosigné un article litigieux (où figuraient des expériences fictives), s’est terminée par un non-lieu ; et il se pourrait bien que le moine Gregor Mendel eût un peu triché avec l’horticulture, pour la bonne cause. Sans qu’on puisse vraiment parler de truquage, mais seulement de présentation tendancieuse des résultats, il faut enfin signaler quelques pratiques courantes, telles que celles du banquier qui choisit l’échelle du graphique pour amplifier ou réduire les variations d’une SICAV, du journaliste qui omet de préciser l’intervalle de confiance d’un sondage, du chauffagiste qui amalgame des pourcentages d’économie 23

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d’origines diverses, de l’organisme de crédit qui manipule les intérêts composés, de l’homme politique qui jongle avec les grands nombres, etc. Et chacun a sûrement d’autres exemples en tête19 !

La mesure ultime | La « pesée de l’âme » (papyrus d’Ani). Source : https://commons. wikimedia.org/wiki/File:BD_Weighing_of_the_Heart.jpg?uselang=fr

19.  Quelle confiance accorder par exemple à la publicité pour un médicament contre les troubles de la ménopause, qui annonce une efficacité « confirmée par une étude clinique aux résultats extrêmement convaincants : fréquence des bouffées de chaleur, - 64 % ; intensité des sueurs nocturnes, - 61 % ; altération cutanée, - 47 % ; troubles du sommeil, - 40 % ; fatigue, nervosité, - 40 % » (Prima, février 2004, p. 113) ?

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Partie

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L’opération de mesurage

Je suis contente de savoir qu’il existe, qu’il mesure exactement la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre. J’y pense chaque fois qu’on prend des mesures dans un apparte­ ment ou qu’on me vend de l’étoffe au mètre. Jean-Paul Sartre (La Nausée)

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Partie 1. L’opération de mesurage

Disons tout de suite comment il faudrait parler pour imiter les vrais métrologistes (ou métrologues). La mesure désigne à la fois l’opération et son résultat. Pour bien distinguer ceux-ci, on peut réserver le mot « mesure » au résultat et l’opération est alors appelée « mesurage ». On entend aussi parfois les termes de « mesurande » pour désigner l’objet mesuré, et de « mesureur » pour désigner la chaîne de mesure, depuis le capteur jusqu’à l’éditeur. L’objet mesuré n’est pas le corps, dont il a été question dans l’introduction : c’est une qualité de ce corps, ce qu’on appelle en métrologie une « grandeur ». Il ne faut évidemment pas confondre la nature de cette grandeur et sa « valeur » (ou son intensité). On a pris l’habitude tenace d’employer le terme de mesure aussi bien pour l’opération que pour son résultat, et celui de grandeur aussi bien pour la qualité que pour sa valeur. De telles métonymies ne sont cependant gênantes que lorsqu’elles peuvent conduire à une ambiguïté (voir glossaire).

« Les mesureurs » | Tableau du xviie siècle attribué à Hendrik van Balen (Museum of the History of Science, Oxford). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:The_ Measurers_by_Hendrick_van_Balen_the_younger.jpg

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1 Les grandeurs de référence

On trouve dans tous les cours de métrologie cette définition : mesurer une grandeur, c’est établir le rapport de cette grandeur à une autre de même nature, choisie comme unité. Comme l’écrivait déjà Maxwell, « l’expression d’une grandeur est le produit de deux facteurs dont l’un, qui est une grandeur de même nature prise comme repère, s’appelle son unité, et dont l’autre, qui est le nombre de fois que l’unité est contenue dans la grandeur, s’appelle sa valeur numérique »20. La mesure est donc un nombre d’unités qui suppose la connaissance de la grandeur prise comme étalon et la reconnaissance de sa répétition dans l’objet mesuré (attention au choix de l’unité ! un chou, quatre pommes de terre et cinq carottes font une soupe aux trois légumes).

20.  Maxwell, J. C., A Treatise on Electricity and Magnetism, 1873. 27

Partie 1. L’opération de mesurage

ÉTALON ET UNITÉ Comparer deux tiges, pour savoir quelle est la plus longue, est assez rapide ; en comparer mille deux à deux, pour les classer suivant des longueurs croissantes, est plus fastidieux. Mais il suffit de choisir l’une des tiges et de savoir combien de fois elle est contenue dans chacune des autres tiges pour remplacer la comparaison physique par un simple classement numérique. Plus généralement, on choisit un corps étalon, contenant la même grandeur que les corps étudiés, mais avec la valeur u prise comme unité. La valeur de la grandeur pour chacun des corps étudiés est g = n × u, où n est un nombre. On en tire que le rapport de deux grandeurs g1 et g2 de même espèce est égal à celui des nombres n1 et n2 de la même unité u qu’elles contiennent : g1/g2 = n1u/n2u = n1/n2 ; il est clair en effet qu’une tige de 50 cm est deux fois plus grande qu’une tige de 25 cm. On tire aussi de cette relation les conséquences suivantes, importantes quand on change d’unité. D’une part, le rapport des nombres d’unités contenus dans une même grandeur est égal à l’inverse de celui des deux unités (la longueur de la grande tige est de 50 cm ou encore de 0,5 m et le rapport entre ces deux unités est de 0,5/50 = 1/100). D’autre part, le rapport des nombres d’unités contenus dans une même grandeur avec deux unités différentes est identique à celui qui est observé pour une autre grandeur de même espèce avec les mêmes unités (la longueur de la petite tige est de 25 cm ou encore de 0,25 m et on retrouve le facteur cent entre les deux unités)21. Quelques remarques sur le nombre n d’unités. Il s’agit d’un nombre réel positif, qui est normalement exprimé dans la notation décimale. Mais tous les réels compris entre zéro et l’infini ne peuvent être des 21.  Ce qu’Eugène Ionesco résume dans le dialogue suivant (La Leçon, 1950) : « Le Professeur. – Il y a des nombres plus petits et d’autres plus grands. Dans les nombres plus grands il y a plus d’unités que dans les petits… L’Élève. – … Que dans les petits nombres ? Le Professeur. – À moins que les petits aient des unités plus petites. Si elles sont toutes petites, il se peut qu’il y ait plus d’unités dans les petits nombres que dans les grands… s’il s’agit d’autres unités… L’Élève. – Dans ce cas, les petits nombres peuvent être plus grands que les grands nombres ? ».

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résultats de mesure. C’est ainsi que la précision de nos instruments limite souvent la lecture à trois ou quatre chiffres significatifs, au plus à six ou sept. Quand il existe une grande disproportion entre l’unité utilisée et l’objet mesuré, on exprime le résultat avec un certain facteur qui est une puissance de dix : il s’agit d’une échelle logarithmique, qui évite d’avoir à écrire un trop grand nombre de zéros. Par exemple, la masse de l’électron est de 0,910 953 4 × 10-30 kg, alors que celle du Soleil est de l’ordre de 2 × 1030 kg. En étant très large, on peut dire que l’échelle des nombres utilisables est comprise entre 10-100 et 10100, mais zéro et l’infini ne seront jamais les résultats d’une mesure, même si 0 ou ∞ figurent parmi les graduations de l’appareil. Une remarque enfin sur le premier chiffre significatif, le plus important ! Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les chiffres de 1 à 9 n’ont pas autant de chances d’arriver en premier : le 1 sort plus souvent que le 2, le 2 plus souvent que le 3 et ainsi de suite jusqu’au 9. Cette loi logarithmique est vérifiée quel que soit l’étalon utilisé pour exprimer la mesure et dans des domaines aussi divers que les cours boursiers, les constantes de la physique ou les recensements démographiques ; elle a été découverte en 1881 par l’astronome Simon Newcomb qui avait constaté que, dans la bibliothèque de son université, les premiers volumes des tables de logarithmes étaient plus usés que les autres. Elle résulte simplement du fait qu’il y a plus de petites choses au monde que des grosses22.

SPÉCIFICITÉ DE L’ÉTALON On peut penser créer un étalon pour répondre à chaque besoin particulier. Mais un tel étalon n’est valable que pour comparer des objets de même type. Si ce système devait être généralisé, il en 22. Voir Lemons, D. S., « On the numbers of things and the distribution of first digits », American Journal of Physics, vol. 54, p. 816, 1986. Cette loi porte le nom de Benford, qui l’a redécouverte en 1938. Une autre loi, qui pourrait porter le nom de l’industriel tchèque Bata, veut que le dernier chiffre soit un neuf quand il s’agit d’un prix. 29

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résulterait l’emploi d’un très grand nombre d’étalons, un par type d’objets, dont la duplication à travers le monde serait difficile. Ainsi, dans l’exemple précédent, on a pris une tige quelconque pour la considérer comme étalon de longueur, mais elle ne peut servir qu’à classer les mille tiges et la comparaison avec d’autres lots de tiges nécessiterait de copier cette tige-étalon. Il existe pourtant de nombreux domaines utilisant des étalons spécifiques à certaines catégories d’objets ; citons le contrôle d’aspect de pièces particulières en comparant à des panoplies de défauts ou, pour prendre un exemple en médecine, la palpation par comparaison au chapelet testiculaire numéroté. Il est donc souhaitable d’avoir un étalon attaché non plus à la grandeur d’un certain type d’objets mais à une certaine grandeur en général, de façon qu’il soit utilisable quel que soit le type d’objets étudiés. C’est ainsi qu’on a défini, à partir du méridien terrestre, un étalon en platine iridié qui peut servir aussi bien à comparer des tiges ou des longueurs d’onde : on n’a plus qu’un seul étalon de longueur. Mais rien n’empêche d’avoir aussi un étalon d’aire (un petit carré dont l’aire serait prise comme unité et que l’on déplacerait sur la surface, pour déterminer combien de fois il est contenu) et encore un étalon de volume, pareillement indépendant, ce qui conduit toujours à un grand nombre d’étalons, qu’il faut conserver et dupliquer. Enfin, la réalisation de certains étalons, par exemple une accélération-unité, se révélerait assez délicate ; on pourrait adopter la valeur de la pesanteur, mais celle-ci varie à la surface du globe et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le kilogramme-poids a été abandonné au bénéfice du kilogramme-masse.

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Les grandeurs de référence

SYSTÈME COHÉRENT D’UNITÉS

Figure 2 | Relations entre les grandeurs physiques. Par exemple, le volume est une longueur à la puissance trois, la densité une masse divisée par un volume.

Certaines grandeurs sont liées entre elles, soit par leur définition même, soit par une loi physique. Par exemple, une aire est égale, à un facteur près, au produit de deux longueurs : on écrit que l’équation aux dimensions de la grandeur « aire » est S = L2. De la même façon, la grandeur « force » a pour équation F = LMT-2, en désignant respectivement par L, M et T les grandeurs « longueur », « masse » et « temps » (figure 2). Plus généralement, la dimension d’une grandeur quelconque s’exprime sous la forme d’un produit de coefficients élevés à une certaine puissance, qui peut être fractionnaire23. C’est une notion plus conventionnelle que physique (deux grandeurs 23. L’analyse dimensionnelle permet de vérifier rapidement qu’une formule obtenue après de lourds calculs est homogène. 31

Partie 1. L’opération de mesurage

différentes – comme un couple et un travail – peuvent avoir la même équation), mais on aperçoit la possibilité de limiter ainsi le nombre d’étalons en ne retenant que quelques grandeurs considérées comme fondamentales, qui auront été choisies pour la rigueur de leur définition et pour leur commodité d’emploi. On en profite pour que les formules s’écrivent aussi simplement que possible : c’est la « ratio­nalisation », qui vise à supprimer des facteurs dans certaines formules… pour les faire réapparaître dans d’autres24. Le choix des grandeurs dites « de base » est précisément à la base d’un système d’unités cohérent. Pour limiter au minimum le nombre de ces grandeurs de base et éviter l’apparition de coefficients qui ne seraient pas des nombres purs, il faut tenir compte de toutes les lois reliant les grandeurs entre elles. Mais il est difficile de connaître quel est ce nombre minimal de grandeurs fondamentales nécessaire à la description de tous les phénomènes. Le système métrique, adopté en France dès 1799, a constitué le premier système cohérent. Les développements en optique et en électricité ont conduit ensuite Giorgi à proposer en 1901 le système MKSA, qui fut adopté officiellement en 1954 par la Conférence générale des poids et mesures. En mécanique, on a pris la longueur, la masse et le temps comme grandeurs de base25. Mais on aurait tout aussi bien pu prendre la masse, la vitesse et l’accélération26. La théorie de la relativité nous apprend combien ces notions d’espace, de temps et de matière sont inséparables et on pourrait au moins supprimer une grandeur de base en utilisant la relation E = mc2, exprimant l’équivalence entre 24.  En adoptant comme unité d’aire un disque de rayon égal à l’unité de longueur, on ferait apparaître un facteur 1/p dans la formule donnant l’aire d’un carré. 25.  On a longtemps hésité entre mètre-tonne-seconde (système MTS), centimètregramme-seconde (système CGS) et mètre-kilogramme-seconde (système MKS). 26.  Adoptons comme grandeurs de base la masse M, la vitesse V et l’accélération A, en prenant respectivement comme unités le kilogramme, la vitesse moyenne de Zátopek lors de son record de l’heure (20,052 km/h, soit 5,57 m/s) et l’accélération de la pesanteur à Paris (9,81 m/s2). Dans ce système, l’équation aux dimensions de la longueur est V2/A et celle du temps V/A, d’où une unité de longueur égale à 3,16 m et une unité de temps égale à 0,57 s. Mais l’étalon de vitesse poserait des problèmes de reproduction !

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Les grandeurs de référence

masse m et énergie E. Cela reviendrait à considérer la vitesse c de la lumière comme un nombre pur et c’est d’ailleurs ce que font certains physiciens dans leurs calculs : en physique des particules, on utilise couramment ce qu’on appelle des « unités naturelles », en posant c = h/2p = 1 (h étant la constante de Planck) pour ne pas s’embarrasser de coefficients. On pourrait aussi se servir de la constante de gravitation G, mais celle-ci est trop mal connue. D’après la théorie électromagnétique, les phénomènes électriques font intervenir plus ou moins directement deux caractéristiques du vide. Mais comme il existe une relation entre elles27, il suffit de rajouter une seule grandeur pour décrire cette classe de phénomènes ; on a choisi l’intensité de courant. Bien que la théorie cinétique des gaz ait relié la température à l’énergie par la constante de Boltzmann, on préfère considérer la température comme une grandeur de base. C’est aussi pour une raison de commodité que la brillance est conservée comme grandeur de base, malgré son lien avec l’énergie par la constante de Stefan. Enfin, les systèmes cohérents sont aussi des systèmes décimaux28. Du temps de l’Ancien Régime, on utilisait par exemple la livre qui contenait 2 marcs de 8 onces, chaque once valant 8 gros de 3 deniers, avec 24 grains pour un denier (encadré 1)29 ! Dans son livre De Thiende publié en 1585, Stevin avait déjà préconisé l’usage d’un système décimal. Le système métrique de 1799 fut ainsi le premier système décimal. C’est d’ailleurs ce qui provoqua le plus de difficultés pour son application : les illettrés arrivaient à diviser par deux, quatre ou huit (en pliant une, deux ou trois fois une ficelle ou un mouchoir), mais non par dix. Il fallut attendre les progrès de l’enseignement primaire pour que le système métrique fût rendu définitivement obligatoire en France, le 1er janvier 1840. 27. La permittivité e0 et la perméabilité µ0 du vide sont liées par la relation e0µ0c2 = 1. Dans le système électrostatique (CGSES), on pose e0 = 1 et, dans le système électromagnétique (CGSEM), µ0 = 1. 28.  On a cependant gardé une échelle sexagésimale pour le temps. 29.  Voir par exemple Hocquet, J.‑C., La Métrologie historique, « Que sais-je ? », Presses universitaires de France, Paris, 1995. 33

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ENCADRÉ 1. LES LONGUEURS SOUS L’ANCIEN RÉGIME Point : 0,188 mm (le point typographique, défini par FrançoisAmbroise Didot en 1775, fait le double, mais les Anglo-Saxons ont imposé en PAO le point pica de 0,351 mm). Ligne : 12 points, soit 0,226 cm. Pouce : 12 lignes, soit 2,707 cm. Pied du roi (censé être celui de Charlemagne) : 12 pouces, soit 0,325 m. Toise (les bras étendus) : 6 pieds, soit 1,949 m. Pas : 0,624 m. Perche : 18 pieds, soit 5,847 m (perche de Paris), 20 pieds (perche ordinaire), 22 pieds (perche des Eaux et Forêts). Lieue : 2 000 toises, soit 3,9 km (lieue des Ponts et Chaussées), entre 1 666 et 2 400 toises selon l’époque, l’itinéraire et le produit transporté. Pour les étoffes : Aune : 3 pieds 7 pouces 8 lignes, soit 1,188 m (aune de Paris fixée par François Ier). Dans la marine : Brasse : 5 pieds, soit 1,624 m. Encablure : 0,1 mille marin (1 mille = 1/60 de degré de latitude). Lieue marine : 3 milles marins.

CHOIX DES ÉTALONS FONDAMENTAUX « L’homme est la mesure de toutes choses », disait Protagoras. Cet anthropocentrisme a peu à peu été chassé de la physique, malgré les tentatives récentes pour introduire un certain « principe anthropique » en cosmologie. Mais il en reste quelque chose dans les anciennes mesures de longueur comme la toise, le pied ou le pouce. « Prenez 16 hommes, des petits et des grands, au moment où ils sortent de l’église, et demandez-leur de poser un pied après l’autre ; et la longueur ainsi obtenue fournira une règle juste et commune pour mesurer les champs »30. Cette référence humaine avait l’avantage 30.  Köbel, J., Geometrei, 1536.

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d’être facilement accessible, mais le même nom recouvrait souvent des quantités différentes selon le pays ou la corporation ; l’aune valait 0,67 m en Prusse et 1,19 m à Paris ! Les transactions commerciales ont montré la nécessité d’étalons, moins sujets à variations31.

La mesure républicaine | Gravure de 1795 pour l’usage des nouvelles mesures : 1. Le litre (pour la pinte) ; 2. Le gramme (pour la livre) ; 3. Le mètre (pour l’aune) ; 4. L’are (pour la toise) ; 5. Le franc (pour une livre tournois) ; 6. Le stère (pour la demi-voie de bois). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Usage_des_Nouvelles_ Mesures_1800.jpg?uselang=fr

31.  Et pourtant, quelques siècles plus tard, je peux lire sur l’étiquette de mon pyjama : F.I.B 3, D 5, E 44, GB 40, USA M ! 35

Partie 1. L’opération de mesurage

On s’est d’abord orienté vers des étalons naturels qui semblaient particulièrement bien définis et stables. En 1670, l’abbé Mouton proposa de prendre comme unité la longueur de méridien correspondant à une minute sexagésimale. Le 26 mars 1791, l’Assemblée nationale adopta un mètre égal à la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre (encadré 2)32 : « Un méridien passe sous le pied de chaque être humain, et tous les méridiens sont égaux »33. On a pris la durée du jour pour définir le temps (la seconde est la 86 400e partie du jour solaire moyen), un certain volume d’eau pour définir la masse (le kilogramme est la masse d’un décimètre cube d’eau à 4 °C). Mais il est délicat de mettre en mémoire ces valeurs sous la forme d’étalons facilement manipulables. On a donc cherché à traduire les étalons naturels en étalons plus commodes d’emploi. La règle a facilement remplacé le méridien et le cylindre métallique le cube d’eau, mais il a fallu beaucoup de progrès techniques pour que les battements réguliers du pendule puissent être maîtrisés à l’intérieur d’un chronomètre aisément transportable ; c’est pourquoi la détermination de la longitude a longtemps été un problème en navigation. ENCADRÉ 2. BREF HISTORIQUE DU SYSTÈME MÉTRIQUE34 09/03/1790 : Talleyrand propose la création d’un système stable, uniforme et simple. 08/05/1790 : Adoption de la proposition par l’Assemblée nationale constituante. 27/10/1790 : Adoption d’une échelle décimale. 16/02/1791 : Sur proposition de Charles de Borda (1733-1799), constitution d’une commission comprenant Condorcet, Lagrange, Laplace et Monge.



32.  L’Assemblée nationale avait d’abord envisagé de le définir comme étant la longueur du pendule battant la seconde à Paris. 33.  Méchain, P. et Delambre, J.‑B., Base du système métrique décimal, 1806-1810. 34.  Voir par exemple Alder, K., Mesurer le monde, Flammarion, Paris, 2005.

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… 26/03/1791 : Adoption du mètre défini à partir du quart du méridien terrestre. 13/04/1791 : Désignation des responsables devant déterminer précisément la longueur du mètre ; les travaux, soumis à de nombreux avatars, seront principalement réalisés par Pierre Méchain (17441804) et Jean-Baptiste Delambre (1749-1822). 01/03/1793 : Décret fixant provisoirement l’unité de longueur à partir de la mesure faite par l’abbé Nicolas Louis de La Caille (17131762) en 1740. 01/08/1793 : Décret instituant un système provisoire de mesures décimales. 07/04/1795 : Décret instituant le mètre, l’are, le litre, le stère, le gramme et le franc. 22/06/1799 : Présentation des prototypes définitifs en platine du mètre et du kilogramme. 1875 : Création du Comité international des poids et mesures, détenteur des prototypes au pavillon de Breteuil à Sèvres, et du Bureau international des poids et mesures, pour le développement du système métrique dans le monde. 1889 : Première Conférence générale des poids et mesures.

L’évolution a ensuite consisté à rechercher une précision et une stabilité toujours accrues. Dans un discours à la British Association for the Advancement of Science, Maxwell faisait remarquer en 1870 : « Si nous voulons des unités de longueur, de temps et de masse qui soient absolument permanentes, nous ne devons pas les rechercher dans les dimensions ou le mouvement ou la masse de notre planète, mais dans la longueur d’onde, la période de vibration et la masse de ces molécules impérissables, inaltérables et parfaitement identiques ». On a rattaché le mètre à une longueur d’onde en 1960 (ce que Babinet avait déjà suggéré en 1827, sans en avoir les moyens) et la seconde à une fréquence atomique en 1967. Depuis 1983, le mètre est déduit de la seconde à partir de la vitesse de la lumière, supposée parfaitement connue. 37

Partie 1. L’opération de mesurage

L’étalon de masse a longtemps fait de la résistance : un cylindre en platine iridié conservé sous une triple cloche dans les caves de l’enclave internationale à Sèvres. Or la pesée périodique des copies a montré que leur masse augmentait légèrement au cours du temps (environ un microgramme par an, par pollution de surface). Comment s’en débarrasser, tout en conservant une précision relative au moins égale à celle des meilleures balances actuelles (de l’ordre de 10-9) ? Les progrès dans la précision sur la valeur de la constante de Planck ont conduit à s’intéresser à la balance de Kibble, appelée aussi balance du watt, car elle permet de comparer une puissance mécanique à une puissance électrique : on équilibre d’abord le poids d’un étalon de masse connue avec une force électrique, créée par un courant circulant dans une bobine par ailleurs plongée dans un champ magnétique ; puis on enlève l’étalon et on mesure la tension aux bornes de la bobine quand on la déplace à vitesse constante dans le champ. Or le courant de la première phase et la tension de la seconde peuvent être exprimés en fonction de grandeurs quantiques35. À la suite de la 26e Conférence générale des poids et mesures, qui s’est tenue en 2018, il a été décidé de mesurer la masse à partir de h, supposée parfaitement connue ; de même pour l’ampère à partir de la charge électrique élémentaire, le kelvin à partir de la constante de Boltzmann et la mole à partir du nombre d’Avogadro.

SYSTÈME INTERNATIONAL Le Système international d’unités, et son abréviation inter­nationale SI, ont été adoptés par la 11e Conférence générale des poids et mesures en 1960. C’est un système cohérent qui comprend des unités de base et des unités dérivées (voir annexe A)36. « Il est interdit […] d’employer 35. Voir par exemple Folger, T., « Vers une définition quantique du kilogramme », Pour la Science, mars 2017, p. 62. 36.  Normes ISO 80000, Grandeurs et unités, 2009 ; Bureau international des poids et mesures, Le Système international d’unités, Sèvres, 2006.

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des unités de mesure autres que les unités légales mentionnées au présent décret et dans son annexe, pour la mesure des grandeurs dans les domaines de l’économie, de la santé et de la sécurité publique ainsi que dans les opérations à caractère administratif »37. ENCADRÉ 3. NOM DES UNITÉS Le choix du nom « mètre » (du grec metron) est attribué à Charles de Borda, mais Tito Livio Burattini l’avait déjà proposé pour désigner la longueur du pendule battant la seconde (0,994 m à Paris). Le nom « gramme » (du latin gramma) a d’abord désigné une unité de force (poids), avant d’être à présent une unité de masse. La division du jour en heures (puis en minutes et en secondes) est probablement d’origine chaldéenne. De nombreuses unités portent des noms de savant38, sans la majuscule (ampère, kelvin, hertz, etc.), mais leur symbole commence avec une majuscule (A, K, Hz, etc.). Quant au « litre », voici son histoire telle qu’elle fut contée dans Chemistry International, pour justifier l’emploi courant du L à la place de la minuscule attendue39 : « L’unité la plus employée en chimie est sans conteste le litre, et pourtant on connaît mal Claude Émile Jean-Baptiste Litre, qui vécut au xviiie siècle et qui fabriquait des bouteilles de vin. Il fut le premier à proposer d’évaluer un volume par la masse de liquide que contenait le récipient. Verrier réputé, il fut aussi le premier à fabriquer des éprouvettes graduées de précision et des burettes. Malheureusement pour les historiens des sciences, Litre ne tint pas de journal personnel, ni de cahier de laboratoire, et la correspondance qu’il entretenait avec son ami Celsius a été perdue. Sa précieuse verrerie a été brisée.



37.  Décret n° 2003-165 du 27 février 2003, publié au Journal officiel du 1er mars 2003. Ce qui n’empêche pas que des documents commerciaux proposent des vététés de 26 pouces ou des écrans de 15.6" ! 38.  Une petite pensée pour les savants qui, tels Gauss et Maxwell, furent déboulonnés lors de l’abandon des anciens systèmes au profit du Système international sans avoir pour autant démérité. 39.  Cité dans Pour la Science, avril 1992, p. 10. 39

Partie 1. L’opération de mesurage

… Une collection d’éprouvettes graduées offertes à la Royal Society en 1765 fut détruite quarante-sept ans plus tard par Humphry Davy, alors qu’il préparait du chlorure d’azote […]. En 1763, […] Litre préparait son œuvre maîtresse, Études volumétriques. Il avait choisi un volume étalon très voisin du « flacon royal » introduit en 1595 par Henri IV, qui voulait normaliser les taxes sur le vin. Cette unité étant arbitraire, Litre proposa que l’on étalonne les volumes en fonction de la masse d’un liquide que le récipient contiendrait ; il proposa le mercure. La proposition de Litre d’un système rationnel d’unités se matérialisa quinze ans après sa mort, lorsqu’une commission dirigée par Lagrange […] adopta la méthode de Litre pour évaluer un volume, de même que le liquide de référence. Le chimiste Antoine de Fourcroy fut apparemment le premier à proposer le nom de Litre à l’unité de volume ». La rédaction du journal crut bon de publier un rectificatif dans le numéro suivant avec ses excuses ! Précisons donc que le grec litra était déjà à l’origine de l’ancien « litron » (0,813 l).

ENCADRÉ 4. MESURES ANGLO-SAXONNES « Les unités de mesure ne sont pas simplement des outils de calcul, ce sont des éléments à part entière d’une culture nationale […]. L’avancée inéluctable du système métrique représente la victoire du calcul froid sur le bouillonnement de l’esprit humain »40. Pour ceux qui ne seraient pas convaincus de l’intérêt du Système international, ou qui trouveraient qu’il manque un peu d’humour, voici un extrait de la lettre écrite par un quincaillier américain en réponse à l’article précédent41 : « L’autre jour, un client m’a demandé un bout de bois de cinq pieds deux pouces et demi et une de ces petites marques (un seizième). Quoi de plus élégant ? Un charpentier mieux habitué au système aurait pu traduire en soixante-deux pouces et neuf seizièmes. Bien sûr, s’il 3 1 doit ajouter la largeur d’un bois de “un par douze” ( ” × 11  ”) et 4 4



40. Evans, C. H., « Weight of culture », Nature, 21 juin 1990, p. 658. 41. Asten, E. L., « Confusion worse confounded », Nature, 9 août 1990, p. 506. 40

POUR FAIRE BONNE MESURE

Les grandeurs de référence



1 1 déduire l’épaisseur d’un autre de “deux par quatre” (1  ” × 3  ”), il 2 2 9 1 1 5 calculera 62   + 11   – 1   = 72  . Pour construire une maison 16 4 2 16 (ou une navette spatiale), il faut faire des milliers de tels calculs et chacun d’eux est une source potentielle d’erreurs […]. « Les forets utilisent tous les systèmes. Il y a bien sûr le système 1 25 fractionnel, avec des incréments de ”, où il est évident que est 64 64 3 13 plus grand que mais plus petit que . Dans les interstices entre 8 32 les fractions se glisse le système des numéros, un système inverse où 1 le no 1, plus petit que ”, “descend” jusqu’au no 80, un peu plus gros 4 qu’un cheveu. Sans compter le système des lettres espacées de façon irrégulière entre A, un peu plus gros qu’un no 1, et Z, plus petit que 1 ” […] ». 2 Au début du xixe siècle, le principal argument des opposants américains fut religieux : les mesures anglo-saxonnes se rapportaient au corps humain, créé par Dieu, alors que le système métrique était l’œuvre d’athées (la décade ignorait le jour du Seigneur !). En septembre 1999, la sonde américaine Mars Climate Orbiter se perdit dans les profondeurs de l’espace intersidéral, à cause d’une confusion entre unités internationales et unités anglo-saxonnes lors de sa programmation.

Une petite entreprise ne peut pas disposer des moyens très élaborés qui permettent de définir par exemple la seconde ou l’ampère ; elle doit aussi pouvoir garantir la masse de ses produits, sans étalonner pour autant ses balances avec celle de Kibble. La comparaison entre l’étalon reconnu internationalement et celui de l’utilisateur en usine doit donc se faire tout au long d’une chaîne d’étalonnage, faite de comparaisons successives (figure 3)42.

42.  Norme ISO 10012, Système de management de la mesure, 2003. 41

Partie 1. L’opération de mesurage

Figure 3 | Chaîne d’étalonnage. L’industriel s’adresse à un centre d’étalonnage agréé qui vérifie l’étalon de référence de l’entreprise. Les étalons de travail, propres à chaque instrument de mesure, sont comparés régulièrement à cet étalon de référence, souvent par l’intermédiaire d’un étalon de transfert.

La mesure mondialisée | Timbre (30 F, 1954) émis à l’occasion de la 10e Conférence générale des poids et mesures.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

2 L’acquisition des mesures

MODES DE COMPARAISON À LA RÉFÉRENCE On a vu que la mesure reposait sur la comparaison de la grandeur à mesurer avec un étalon. Cette opération peut être effectuée de manière plus ou moins directe. Par exemple, la mesure d’une longueur de drap se fait très directement par application du tissu le long d’une règle graduée ; il s’agit d’une mesure absolue. Mais la grandeur n’est pas toujours aussi directement accessible aux sens. Il va falloir la « traduire » en une autre, ou même en plusieurs autres, pour aboutir enfin au bout de la « chaîne de mesure » à une grandeur qui est sensible, le plus souvent visible. Tous les processus de traduction sont en principe calculables mais, plus ils sont nombreux et complexes, moins le calcul est possible et la mesure n’est plus que relative. Pour l’exprimer avec des unités, il faut alors compléter l’opération par un étalonnage de la chaîne de mesure. Parfois, on se contente néanmoins de l’indication relative ; par exemple, plutôt que d’exprimer la pression en pascals, on peut la comparer à celle de l’atmosphère. 43

Partie 1. L’opération de mesurage

Le plus souvent, la mesure est obtenue en observant le déplacement d’un index devant une échelle graduée ; c’est la méthode par déviation. On peut donner comme exemple la rotation de l’aiguille d’un voltmètre : la tension à mesurer est appliquée aux bornes d’un réseau résistif, qui la transforme proportionnellement en un courant et celui-ci provoque la rotation de l’aiguille devant le cadran, en parcourant un équipage magnétoélectrique. Par opposition si on peut dire, les méthodes de zéro travaillent en boucle fermée : on annule l’effet de la grandeur à mesurer par une autre de même nature, dont l’intensité est bien connue et facilement ajustable. L’instrument est alors un détecteur d’écart entre les deux grandeurs, connue et inconnue, qui fonctionne dans des conditions très favorables du fait de l’annulation des actions physiques souvent difficiles à contrôler ; la balance de Roberval en constitue un bon exemple. Il existe beaucoup de variantes de ces deux modes principaux de comparaison à la référence. Il convient d’y ajouter un troisième mode bien différent : le comptage d’objets dont il s’agit de connaître le nombre. La qualité étudiée se confond alors avec l’existence même du corps considéré.

CHAÎNE DE MESURE ET THÉORIE DE L’INFORMATION L’instrument qui, en présence d’une grandeur G, donne la mesure m, est en fait constitué d’une chaîne de plusieurs dispositifs, dont les fonctions sont bien distinctes. Suivant le mode de comparaison à la référence, déviation ou zéro, cette chaîne est ouverte, avec de possibles ramifications, ou bien fermée. L’instrument peut comporter plusieurs voies, chacune formant une chaîne. On a dit dans l’introduction que l’acquisition de la mesure était l’opération qui permettait de passer de la grandeur au nombre, un nombre d’unités définies en fonction de l’appareil utilisé. Nous passons donc d’un concept géométrique, celui de corps continu, 44

POUR FAIRE BONNE MESURE

L’acquisition des mesures

à un ensemble de données discontinues, de nature statistique et informationnelle. Ce passage au nombre peut être plus ou moins tardif ; dans les appareils numériques, il se produit à un endroit de la chaîne de mesure, mais il existe encore beaucoup d’appareils analogiques où ce passage ne se fait qu’au dernier moment : il résulte de la lecture sur l’éditeur et l’opérateur constitue alors le dernier maillon de la chaîne. Des convertisseurs analogiques numériques permettent de passer automatiquement d’une forme à l’autre43. L’élément d’entrée, qui est en contact plus ou moins direct avec la grandeur à mesurer, est le capteur, aussi appelé sonde ou détecteur dans certaines applications44 ; le capteur traduit la grandeur G en une autre S, qui lui est liée de façon monotone, mais qui se trouve plus facilement manipulable : c’est le signal. Celui-ci peut prendre de nombreuses formes : ce peut être très directement l’amplitude du phénomène provoqué par la présence de G, ou bien la modulation (amplitude, fréquence, phase) d’un phénomène périodique qui lui est associé, ou bien encore les caractéristiques (amplitude, durée, énergie, etc.) des impulsions obtenues par un échantillonnage du phénomène.

43.  Il est curieux de constater que, en matière d’horlogerie, on assiste actuellement à un retour en force de l’indication analogique avec des aiguilles, aux dépens de l’affichage « digital », alors que les vibrations du quartz fournissent une information numérique ! 44. Selon une physicienne des hautes énergies (Traweek, S., Beamtimes and Lifetimes, 1988), « la relation entre le scientifique et la nature est à son point le plus intime et le plus physique dans le détecteur ». L’appellation de certaines expériences montre clairement que « le langage des physiciens au sujet de ces machines est sexuel », conforme à l’image d’un scientifique masculin et d’une nature féminine. « Le détecteur est le lieu de leur accouplement »… et ils eurent beaucoup de nouvelles particules. 45

Partie 1. L’opération de mesurage

La mesure lourde | Plus un objet est petit, plus les instruments nécessaires pour le mettre en évidence sont grands. On voit ici les énormes détecteurs mis en place autour d’un accélérateur de particules (CERN, détecteur ATLAS). © CERN, CC BY 2.0.

Le signal doit généralement être traité avant de pouvoir être exploité45. Il faut souvent l’amplifier, parfois le transmettre sur de grandes distances, ce qui change la forme du signal mais non sa nature. C’est seulement alors que le signal traité S' peut attaquer l’élément de sortie, qui va le transformer en une grandeur sensible G' ; ce dernier élément, c’est l’éditeur du résultat, sur lequel on va lire la mesure m (figure 4). L’éditeur est souvent complété par un enregistreur qui permet de garder une trace des résultats ; il peut être couplé directement à un organe de commande pour une machine. Cependant, même s’il est possible de séparer ainsi les diverses fonctions à l’intérieur de la chaîne de mesure et de remplacer chaque élément par un élément équivalent, il faut considérer la chaîne comme un tout indissociable au moment de la mesure. 45.  Voir par exemple Max, J. et Lacoume, J.‑L., Méthodes et techniques de traitement du signal, Dunod, Paris, 1996.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

L’acquisition des mesures

Figure 4 | Chaîne de mesure. Le capteur, placé en relation directe avec l’objet contenant la grandeur à mesurer, délivre un signal qui est généralement traité avant d’attaquer l’éditeur, sur lequel l’opérateur lit le résultat de la mesure.

La mesure peut être considérée comme le discernement de l’état d’un système parmi n états possibles. Dans le langage de la théorie de l’information, le capteur est appelé la source, les dispositifs intermédiaires forment le canal, jusqu’au dernier élément qui est le récepteur. L’information, qui est attachée à un événement susceptible de se réaliser avec une probabilité p, est égale par définition à - log2  p (avec le signe moins, car la probabilité est une quantité comprise entre 0 et 1) ; elle s’exprime en logons, unité plus connue sous son nom anglais de bit (binary unit). Si une source peut délivrer n messages, chacun avec une probabilité pi, l’information contenue dans cette source est donnée par la somme des produits - pi log2 pi, quantité qui est positive ou nulle (pour un seul message, p = 1 et l’information est nulle). Ce qui circule dans la chaîne de mesure est donc un message, porteur d’une certaine quantité d’information. Dans la partie analogique des appareils, le codage se présente sous forme d’une modulation, d’amplitude ou de fréquence ; dans la partie numérique, le code est binaire. Comme en télécommunication, ce message peut être perturbé par des parasites ou du bruit. Il faut veiller à ce que le canal soit de section constante46. On distingue les mesures statiques ou dynamiques selon que la grandeur est stable ou évolue rapidement. Quand on veut suivre les variations d’une grandeur, chaque mesure est nécessairement séparée 46. Pour un rapport signal sur bruit S/B, la quantité maximale d’information transmise est égale à log2 (1 + S/B) (formule de Hartley). 47

Partie 1. L’opération de mesurage

de la précédente par un intervalle de temps non nul ; ce découpage dans le temps constitue l’échantillonnage. Celui-ci est généralement périodique et il faut en déterminer la fréquence optimale pour ne pas perdre d’information sur le signal, sans être encombré par un débit trop élevé. Le théorème de Shannon montre que, si on veut conserver toute l’information contenue dans le signal, la fréquence d’échantillonnage doit être au moins égale à deux fois la fréquence la plus élevée contenue dans le signal47.

CAPTEURS Toutes les chaînes de mesure ont tendance à se ressembler de plus en plus par leurs fonctions d’amplification, de transmission, d’édition, mais elles se distinguent par leur capteur. C’est en effet le premier élément et il doit être adapté à la grandeur à mesurer. Une mesure impose la dépense d’une certaine quantité d’énergie. Celle-ci peut être prélevée sur la grandeur, qui est alors dite « active » ; c’est le cas par exemple des mesures habituelles de tension ou de température. Mais il faut souvent apporter une certaine quantité d’énergie au système (c’est l’« activation » de la figure 4, p. 47), par exemple pour mesurer une résistance, et la grandeur est alors dite « passive ». Il n’est évidemment pas question de passer ici en revue les différents types de capteur, qui exploitent pratiquement toutes les possibilités de la physique48. On va les considérer brièvement en fonction du signal qu’ils délivrent. La chaîne de mesure est particulièrement simple quand le signal est numérique, comme dans un compteur. Elle est encore très simple quand le capteur traduit directement la grandeur d’entrée en une 47. Certains bonbons sont enveloppés dans des papillotes avec une bande de papier où des bons mots sont imprimés à intervalles réguliers. Pour être sûr qu’un tronçon de bande quelconque comporte au moins un bon mot complet, sa longueur doit être au moins égale à deux intervalles. 48.  Voir par exemple Asch, G. (dir.), Les Capteurs en instrumentation industrielle, Dunod, Malakoff, 2017.

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L’acquisition des mesures

déformation, car celle-ci, si elle est suffisante, a l’avantage d’être directement sensible ; citons par exemple le comparateur pour les longueurs, le sablier pour le temps, le niveau à bulle pour les angles, le sismographe pour les vibrations, le peson à ressort pour les forces, le manomètre à membrane pour les pressions, le compteur volumétrique pour les débits, le thermomètre à mercure pour la température, l’anémomètre pour la vitesse du vent, etc. Mais le signal délivré par le capteur peut être très divers. C’est un intervalle de temps, comme lors de la mesure d’une distance au moyen d’un radar. C’est une force, comme dans un ampèremètre, ou bien une pression, comme dans la mesure de débit avec un tube de Venturi. Il est acoustique pour les mesures de vitesse par effet Doppler. Quand il est optique, on peut exploiter les propriétés géométriques (microscope) ou ondulatoires (interféromètre) de la lumière. Cependant, lorsque le signal doit être traité avant d’attaquer l’éditeur, il est bien commode qu’il soit obtenu sous forme électrique, car on dispose alors d’un grand nombre de moyens, très répandus et donc peu coûteux, pour l’amplifier, l’analyser et l’enregistrer. Un capteur électrique est un élément de circuit électrique. Si la grandeur est active, il peut être considéré comme un générateur ; il délivre immédiatement un signal, qui est soit une charge, une tension ou un courant. Son principe repose sur un effet phy­sique permettant la conversion de la forme d’énergie propre à la grandeur mesurée en énergie électrique. Par exemple, une différence de température entre deux points est convertie en mesure de tension, si on place en chacun des points l’une des jonctions d’un circuit formé de deux conducteurs de natures chimiques différentes (effet thermoélectrique). Un flux de rayonnement se transforme en charge au moyen de cristaux pyroélectriques (dont la polarisation dépend de la température), ou en courant par photoémission, ou encore en tension par effet photoélectrique. Une force, une pression, une accélération sont changées en charge grâce aux matériaux piézoélectriques qui, comme le quartz, se polarisent sous l’effet d’une contrainte. Une vitesse se traduit en 49

Partie 1. L’opération de mesurage

tension quand elle anime un conducteur dans un champ d’induction fixe. Si la grandeur est passive, le capteur électrique est équivalent à une impédance. Un circuit de conditionnement annexe, alimenté par une source extérieure, est alors nécessaire pour transformer les variations de résistance, d’inductance ou de capacité en un signal directement exploitable ; ce peut être un montage potentiométrique, un pont d’impédances ou un circuit plus complexe (oscillateur, amplificateur opérationnel). La grandeur à mesurer agit sur l’impédance du capteur en modifiant soit sa géométrie, soit ses propriétés électriques. Dans la première catégorie, les capteurs de déplacement utilisent la modification dimensionnelle liée à un élément mobile, alors que les jauges de contrainte exploitent les déformations. Dans la seconde, un choix judicieux du matériau permet de remplacer la mesure d’une température, d’un flux de rayonnement, d’une déformation ou d’un niveau par celle d’une impédance. On étend encore le domaine d’emploi des capteurs électriques, en leur adjoignant un « corps d’épreuve ». C’est en fait celui-ci qui est en contact direct avec la grandeur primaire : il la transforme en une autre non électrique, mais qui est directement mesurable par le capteur électrique ; par exemple, la membrane d’un microphone traduit la pression en un déplacement qui fournit le signal électrique. Avec les progrès de la microélectronique, on a réussi à placer corps d’épreuve, capteur, circuit de conditionnement et électronique associée sur un même substrat ; on obtient ainsi un capteur intégré qui est plus petit, moins cher, plus fiable, facilement interchangeable et mieux protégé contre les parasites.

LECTURE ET PRÉSENTATION DES RÉSULTATS Pour que la grandeur de sortie, c’est-à-dire la mesure, soit sensible à l’opérateur, il faut qu’elle soit visible (ou plus rarement audible), directement sur l’éditeur ou bien indirectement après enregistrement. 50

POUR FAIRE BONNE MESURE

L’acquisition des mesures

Le plus souvent, elle s’exprime par le déplacement d’un index devant une échelle ou l’affichage d’un nombre ; en cartographie, on utilise un niveau de gris ou un code de couleurs. Quand la grandeur de sortie sert directement à la commande d’une machine, on préfère disposer d’une tension électrique qui permet un traitement « en ligne ». Parfois, le traitement est différé et les mesures viennent enrichir une banque de données. Avant de pouvoir être exploitées, les mesures doivent d’abord être ordonnées : c’est la présentation des résultats. On peut les présenter tout simplement sous forme d’un tableau en fonction de la valeur des principaux paramètres du phénomène observé. Mais une image est plus parlante ! Lorsqu’il n’y a qu’un seul paramètre p, on représente les mesures m(p) sous forme d’un diagramme : le paramètre est porté en abscisse et la mesure en ordonnée ; dans les chroniques, le paramètre est le temps. Pour prendre un exemple plus complexe, un essai de traction, l’allongement de l’éprouvette en fonction de la contrainte (à une température donnée) conduit à une courbe caractéristique, à partir de laquelle on définit limite élastique et résistance à la traction. Lorsqu’il y a deux paramètres p1 et p2, on peut encore représenter les variations de m(p1, p2) dans le plan avec un réseau de courbes. Quand il s’agit d’un résultat lié à la position x, y du capteur par rapport à l’objet, la représentation est cartographique m(x, y) ; lors d’un examen aux rayons X par exemple, le cliché photographique fournit une mesure de l’atténuation du faisceau à travers l’objet point par point. Par un effet de perspective, l’informatique permet à présent de jolies représentations dites « en 3D » (bien qu’elles soient toujours aussi plates !). En statistiques descriptives, on utilise les diagrammes en bâtons ou en secteurs. L’intérêt de l’« histogramme » est de donner une idée de la distribution de la grandeur en fonction du paramètre étudié. On l’obtient en regroupant les mesures en un certain nombre de classes : sur chaque intervalle, on construit un rectangle dont l’aire est proportionnelle au nombre de mesures de la classe, qu’on divise par le nombre total des mesures pour normaliser. 51

Partie 1. L’opération de mesurage

ÉCHANTILLONNAGE ET ORGANISATION DES MESURES Pour avoir une chance d’interpréter ces résultats, il faut savoir évidemment comment ils ont été acquis et organiser si possible cette acquisition de façon à simplifier le traitement statistique ultérieur (voir chapitre 4). Cette organisation concerne d’abord le choix de l’échantillon étudié puis la planification des essais réalisés sur cet échantillon. Chaque spécialité a son langage (voir glossaire) ! Pour le statisticien, la grandeur mesurée devient un caractère et l’objet possédant cette grandeur est un individu faisant partie d’un échantillon prélevé dans une population. Ici, l’individu est un point de mesure sur un objet particulier et l’échantillon est un ensemble de points de mesure pris dans la population de tous les points possibles : points répartis dans un même objet ou sur les objets d’un même lot, points pris au même endroit d’un objet à divers instants, etc. Les conditions de mesure peuvent conduire à apparier deux mesures effectuées sur le même objet ou au même moment. La mesure est coûteuse et peut entraîner la destruction de l’objet ; le nombre d’individus de l’échantillon est donc inférieur à celui de la population et tout l’art du statisticien est de trouver des régularités dans une population à partir de l’observation du seul échantillon. Une petite population est modifiée à chaque tirage si, comme c’est généralement le cas, on ne remet pas dans la population les individus déjà prélevés (tirages exhaustifs). Le prélèvement doit être effectué au hasard ; quand il s’agit de petites pièces qu’on peut brasser dans une caisse, il est assez facile de prélever au hasard mais, quand les pièces sont encombrantes, il faut les numéroter et procéder à un tirage au sort (en s’aidant par exemple d’une table de nombres au hasard). L’effectif de cet échantillon doit répondre à certaines règles pour qu’il soit représentatif de la population49 ; 49. Norme française X 06-021, Principes du contrôle statistique de lots, 1991 ; normes ISO 3951, Règles d’échantillonnage pour les contrôles par mesures, 2013 et ISO 2859, Règles d’échantillonnage pour les contrôles par attributs, 2000.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

L’acquisition des mesures

ne pas se contenter d’un ou deux individus sous prétexte qu’on utilise un instrument de mesure très performant ! Par bonheur, la précision de l’estimation faite sur un échantillon est fonction du nombre d’individus étudiés et non de la proportion de la population prélevée. En sciences physiques, il est généralement possible d’isoler suffisamment le système étudié de façon que le nombre de paramètres pouvant agir sur le résultat soit limité ; on réalise assez de mesures pour déterminer la contribution de chacun de ces paramètres, par exemple par la méthode des moindres carrés (voir annexe B.8). Il ne faut cependant pas oublier certaines grandeurs dites « d’influence », d’origine climatique (température, humidité, pression), mécanique (ventilation, chocs, vibrations, poussières) ou bien liées aux alimentations (tension, fréquence) ; tenir compte aussi des rayonnements divers et autres champs, et même des phases de la Lune50 ! Quand on ne peut isoler totalement le système ou compenser les grandeurs d’influence, il faut essayer de stabiliser ces grandeurs et d’en connaître le niveau, pour être capable d’appliquer ensuite des corrections. La distinction entre paramètre et grandeur d’in­fluence est souvent délicate : la température est probablement la grandeur dont les variations peuvent être le plus gênantes ; ne pas se contenter d’un seul thermocouple sous prétexte que, lorsqu’on en met plusieurs, ils ne sont jamais d’accord ! Il est certains domaines, par exemple la biologie, la médecine, l’agronomie ou les sciences sociales, où le nombre de paramètres pouvant influencer le résultat est très grand. Les objets expérimentaux tels que céréales, malades ou populations présentent une plus grande variabilité spontanée qu’un morceau de fer ou un faisceau d’électrons ; par exemple, l’âge ou le sexe des malades peuvent fausser l’expérimentation

50.  Leur influence sur la propagation des faisceaux dans l’accélérateur du CERN a été prouvée, la cavité étant périodiquement déformée par un effet de marée (La Recherche, février 1993, p. 126). 53

Partie 1. L’opération de mesurage

La mesure robotisée | Ce robot de 180 kg a été envoyé par la NASA pour explorer le sol martien. Le mât vertical est équipé d’une caméra binoculaire et d’un spectromètre ; le bras articulé porte plusieurs autres instruments de mesure ainsi qu’un « grattoir ». Les données sont transmises à la Terre par l’antenne parabolique et, par une autre antenne, à la sonde en orbite autour de Mars (vue d’artiste du Mars Exploration Rover). © NASA.

d’un nouveau médicament51. Le but des « plans d’expérience » est de définir le nombre d’expériences qu’il faut réaliser au minimum pour prendre une décision, malgré la variabilité du matériau utilisé52. De même, il arrive souvent dans l’industrie que plusieurs facteurs aient une influence sur le produit : la machine utilisée, mais aussi la matière première et l’opérateur ; il faut en connaître les importances respectives si on veut améliorer la fabrication. Pour distinguer seulement l’influence de la machine par rapport à d’autres du même modèle, il suffit de prélever un échantillon sur la production 51.  Les tests de bioéquivalence du Levothyrox (un médicament pour les malades de la thyroïde) ont montré qu’un trop large échantillon peut noyer des disparités rares mais graves (Le Monde, 23/08/2019). 52. Voir par exemple Goupy, J., Introduction aux plans d’expériences, Dunod, Malakoff, 2017.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

l’AcquISItIOn dES MESuRES

de chaque machine ; c’est une analyse à simple entrée. Si on a trois machines et deux matières premières, il faudra prélever six échantillons ; c’est une analyse à double entrée. Pour trois machines, trois matières premières et trois opérateurs, il faudrait vingt-sept échantillons, mais on peut se contenter de neuf en appliquant la méthode du « carré latin » (encadré 5). ENCADRÉ 5. UN PLAN D’EXPÉRIENCE Soit un champ dont la fertilité varie d’est en ouest, par suite de la nature du terrain, et du nord au sud, du fait de la présence d’une rivière en contrebas. Si on veut comparer son rendement après quatre traitements à des pesticides différents, on va décomposer le champ en seize parcelles suivant un carré latin : une parcelle porte la lettre A, B, C ou D, une lettre ne figurant qu’une fois par ligne et par colonne (figure 5).

Figure 5 | Plan d’expérience. Le carré latin permet d’étudier 3 facteurs (terrain, humidité, pesticide) à 4 niveaux chacun, avec seulement 16 expériences au lieu des 64 qui seraient nécessaires pour combiner tous les facteurs deux à deux.

Ainsi, en associant à chaque lettre un pesticide donné et en calculant le rendement moyen sur les quatre parcelles correspondantes, on élimine l’effet de la variation de fertilité du champ, que ce soit du nord au sud ou d’est en ouest.

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3 La qualité des mesures

COURBE D’ÉTALONNAGE On a vu (p. 43) que, lorsque tous les processus de traduction au long de la chaîne de mesure ne sont pas calculables, il faut procéder à un étalonnage de l’appareil si on veut rendre la mesure absolue. La courbe d’étalonnage fait correspondre la mesure m à chaque valeur g de la grandeur à mesurer, m et g étant exprimées avec leurs propres unités ; elle permet de graduer ensuite l’indication de l’appareil directement en unité de la grandeur. On peut la tracer à partir de la régression des mesures données par une gamme de références de grandeurs étagées, toutes choses égales par ailleurs ; il faut bien sûr que cette courbe soit monotone, croissante ou décroissante. Pour une mesure par attribut, la courbe se réduit à deux paliers : 0 et 1.

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Partie 1. L’opération de mesurage

Figure 6 | Courbe d’étalonnage. La courbe d’étalonnage est tracée à partir des mesures d’un certain nombre de références de grandeur connue. On choisit les réglages et les échelles pour que la partie utile soit à peu près linéaire, mais les faibles valeurs sont noyées dans le bruit et il se produit une saturation pour les fortes valeurs.

On choisit les réglages et les échelles de façon que la courbe soit assimilable à une droite m = ag + b, à l’intérieur de l’étendue de mesure recherchée par l’opérateur (figure 6). On trouvera dans l’annexe B.8 les estimations par la méthode des moindres carrés de la pente a, de l’ordonnée à l’origine b et du coefficient de corrélation r. Celui-ci est compris entre - 1 et + 1 ; plus sa valeur absolue est voisine de 1 et plus le nuage de points est aplati le long de la droite, donc meilleure est la liaison entre grandeur et mesure. La définition des qualités d’un appareil de mesure a fait l’objet d’une normalisation53. La pente a est appelée « sensibi­lité », car elle caractérise l’aptitude de l’appareil à donner des indications distinctes pour deux valeurs voisines de la grandeur à mesurer. Il ne faut pas la confondre avec la limite de détection, plus faible mesure ayant une probabilité donnée de n’être pas provoquée par le bruit de fond ; quand la grandeur croît, sa probabilité de détection croît, tandis que la probabilité de prendre le bruit pour un signal décroît. Le bruit, qui vient s’ajouter au signal et risque de masquer les mesures les 53.  Guide ISO/IEC 99, Vocabulaire international de métrologie, 2011.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

La qualité des mesures

plus faibles, peut provenir de l’instrument (bruit électronique) ou de l’objet mesuré lui-même (par suite de la rugosité par exemple) ; un traitement électronique (filtrage, moyennage) est utile pour améliorer le rapport signal/bruit. En chimie analytique, la préparation de l’échantillon (conteneur, diluant) conduit parfois à un signal supplémentaire : le « blanc » ; on le soustrait en réalisant une préparation identique, mais sans échantillon. La justesse est l’aptitude de l’appareil à donner des indications qui ne sont pas entachées d’erreurs de mesure se produisant de façon systématique ; sa vérification repose sur l’opération d’étalonnage précédente, sur la comparaison des références utilisées avec celles de la chaîne d’étalonnage et sur l’absence de phénomènes parasites durant les mesures. Il faut préciser quelles sont les conditions normales d’emploi de l’appareil (stabilité de la tension d’alimentation, limites de température, etc.). Toute mesure suppose une interaction entre l’instrument utilisé et le phénomène étudié, qui s’en trouve donc plus ou moins perturbé54. Par exemple, l’utilisation d’un pied à coulisse pour mesurer l’épaisseur d’un fil conduit à déformer ce fil ; on peut alors songer à se servir d’un microscope optique, mais la chaleur du faisceau lumineux risque de dilater le fil. C’est encore plus net quand la grandeur est active ; ainsi, le voltmètre fait varier la tension par le courant qu’il consomme. Un instrument est d’autant plus fin qu’il perturbe moins le phénomène. Mais il est en général possible de calculer des corrections pour tenir compte de la « finesse » de l’appareil.

54.  À la limite, l’instrument devient un collisionneur. 59

Partie 1. L’opération de mesurage

QUALITÉS DE CONSTANCE ET DE MOBILITÉ

Figure 7 | Principales qualités d’une mesure. La distinction entre justesse, fidélité et précision correspond à une distribution des mesures qui est centrée par rapport à la valeur vraie g, groupée ou les deux à la fois. Celle entre sensibilité, détectabilité, ponctualité et rapidité peut se représenter par la variation de la mesure en fonction de la position x du capteur ou du temps t.

On peut dire brièvement que les principales qualités d’une mesure sont de rester constante quand la grandeur n’est pas modifiée et de varier le plus possible quand la grandeur évolue (figure 7). Parmi les qualités de constance, la plus importante est la fidélité, qui est une constance dans le temps : c’est l’aptitude de l’appareil à donner des indications qui ne sont pas entachées d’erreurs aléatoires. Quand on répète un grand nombre de fois le mesurage d’une même grandeur, on obtient une certaine distribution des mesures : celles-ci se répartissent autour d’une valeur moyenne (voir annexe B.1), dont elles s’écartent plus ou moins. En prenant la moyenne des carrés des écarts, on obtient une quantité qui dépend de la dispersion des mesures : c’est la variance. En en prenant la racine carrée, on obtient l’écart-type, qui va servir pour caractériser la fidélité. Un appareil est dit précis s’il est à la fois juste et fidèle. Le champ est une qualité de constance dans l’espace : 60

POUR FAIRE BONNE MESURE

La qualité des mesures

c’est l’espace à l’intérieur duquel la grandeur peut se déplacer sans affecter la mesure ; par exemple, un objectif a une grande profondeur de champ si l’image est nette pour un objet proche ou lointain. Parmi les qualités de mobilité, on a déjà signalé la sensibilité et la détection. On trouvera dans l’annexe B.2 comment calculer la limite de détection à partir du bruit moyen et de son écart-type. Il faut ajouter à ces qualités la ponctualité et la rapidité, qui permettent respectivement de distinguer des grandeurs très voisines dans l’espace ou dans le temps. L’objectif d’un microscope a une bonne résolution latérale s’il permet de distinguer deux traits parallèles très proches ; un télémètre a une bonne résolution axiale s’il permet de mesurer la distance de deux objets situés l’un derrière l’autre ; un ampèremètre est rapide s’il permet de suivre des variations très brèves du courant. On peut caractériser ces qualités par la distance minimale séparant les objets, ou par la durée minimale de la variation. En dehors de ces qualités propres à la mesure, il en existe beaucoup d’autres qui sont plutôt attachées à l’appareil, par exemple son coût (achat, exploitation), sa robustesse, sa commodité (emploi, transport).

SURVEILLANCE DES RÉGLAGES La réalisation d’une mesure réussie nécessite de mener à bien trois phases successives : tout d’abord sélectionner les éléments de la chaîne de mesure et les étalons qui sont le mieux adaptés pour le type de mesure envisagé ; ensuite, régler la chaîne complète avec les étalons ; enfin surveiller les réglages pendant toute la durée des mesures. Souvent, la chaîne est pratiquement fixe et ne nécessite pas de réglage particulier avant chaque mesure. Il suffit alors de définir une périodicité pour la vérification de son étalonnage et de suivre son évolution sur une « fiche de vie »55. Lorsque la chaîne est variable, c’est évidemment chacun de ses éléments qui doit être ainsi suivi. Lorsqu’elle 55.  Norme française X 07-011, Constat de vérification des moyens de mesure, 1994. 61

Partie 1. L’opération de mesurage

nécessite des réglages particuliers, il faut absolument surveiller qu’il ne se produit pas de dérive pendant les mesures. Le meilleur moyen pour surveiller l’absence de dérive, surtout quand les mesures sont infidèles, est la méthode des « cartes de contrôle ». Celle-ci a été mise au point pour les contrôles en cours de fabrication : un échantillon de pièces est prélevé à intervalles réguliers dans la fabrication, on en détermine un caractère particulier, par exemple le diamètre d’un alésage, et on veille à ce que la moyenne et l’écart-type des valeurs obtenues pour cet échantillon restent compris entre certaines limites appelées « limites de contrôle »56. S’il n’en est pas ainsi, c’est qu’il s’est produit une dérive, par exemple une usure de l’outil ; en effet, les limites sont calculées de façon qu’elles correspondent à une probabilité de 99,8 % pour que les variations ne soient dues qu’aux seules causes aléatoires, en supposant que de telles variations suivent une loi normale. Nous avons appliqué cette méthode pour surveiller non plus une machine mais un appareil de mesure : l’échantillon considéré est une suite de quelques mesures d’un étalon et le caractère étudié est la grandeur de cet étalon57. On trouvera dans l’annexe B.3 comment ce mode de surveillance peut être mis en œuvre.

QUALITÉ DU SERVICE Les opérations de mesurage constituent un ensemble de services : pour donner confiance dans le résultat (la mesure), elles doivent répondre aux exigences générales des normes sur la gestion de la qualité et, plus particulièrement, aux critères imposés pour le fonctionnement des laboratoires58. Une telle normalisation débouche 56.  Norme française X 06-031, Contrôle en cours de fabrication – Cartes de contrôle, 1995. 57.  Perdijon, J., « Tri et réception d’un lot quand les mesures sont infidèles », Revue de statistique appliquée, vol. 28, n° 2, p. 73, 1980. 58.  Normes ISO 17025, Exigences générales concernant la compétence des laboratoires d’étalonnages et d’essais, 2017 et ISO 9004, Lignes directrices pour obtenir des performances durables, 2018.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

La qualité des mesures

ainsi sur la notion d’évaluation des laboratoires, sur leur accréditation par un organisme indépendant et peut aller jusqu’à la certification des opérateurs. De même que pour la justice, la confiance en la qualité repose sur trois piliers : le serment, l’enquête et l’expertise. Dans le langage de l’assurance de la qualité, l’enquête est devenue un « audit » et l’expertise est l’équivalent de la certification ou de l’accréditation. Mais c’est le serment qui consomme le plus de peupliers : il se traduit en effet par une cascade de documents qui sont tellement originaux qu’on les sous-traite généralement à des sociétés de services ; celles-ci se montrent également très intéressées par la formation de « qualiticiens », dans le but évident de faciliter l’autoreproduction d’un système qui leur est aussi profitable, mais qui se révèle fort coûteux pour l’entre­prise. Quant au mode opératoire, qui est le document capital pour la reproductibilité de la qualité, il ne peut être sous-traité, car il doit être rédigé par celui qui l’appliquera, mais il est souvent négligé, car il ne sera jamais audité. Ainsi, la qualité devient trop souvent à notre époque un emballage du produit, alors qu’elle en est une propriété intrinsèque, qui se fabrique avec le produit, dès sa conception ; en avoir fait un dogme officié par quelques spécialistes la réduit à une façade, au risque de démotiver ses véritables artisans. La lourdeur du système conduit les petites entreprises à sous-traiter des actes aussi essentiels que les mesures à d’autres sociétés de services, dûment accréditées ; or celles-ci connaissent peut-être bien les techniques de mesure, mais probablement mal l’objet mesuré, ce qui ne va ni dans le sens d’une meilleure qualité du résultat, ni dans celui de possibles innovations des méthodes59.

59.  Voir Dépinoir, C. N., lettre en réponse à « Le grand chambardement de l’assurance qualité », L’Usine nouvelle, 11 mars 1993, p. 6. 63

4 Le traitement statistique des mesures

ERREURS ET INCERTITUDE Ce terme d’« erreur » est souvent remplacé dans les sciences humaines par celui d’« écart » ou de « biais », dont la connotation est probablement moins culpabilisante. On arrive même à le passer sous silence et Albert Jacquard montre par exemple comment les médias nous présentent les sondages, à la décimale près, alors que leur incertitude est de l’ordre de quelques points (voir note 15, p. 21) : « Je voudrais surtout insister sur le danger du chiffre qui donne une illusion de précision. À partir du moment où on détient un chiffre, on croit avoir obtenu un contact avec la réalité. Or, le plus souvent, c’est faux. J’aimerais qu’à propos de la mesure, on éduque en particulier les citoyens à interpréter les sondages […]. C’est tellement confortable, un nombre ! On se met à l’abri des nombres. Je crois que c’est simplement par désir de confort intellectuel »60. Le petit Prince l’avait déjà remarqué, « les grandes personnes aiment les chiffres » ! 60.  Jacquard, A., in Centre national de documentation pédagogique, op. cit. 65

Partie 1. L’opération de mesurage

Soit une grandeur de valeur g fixe donnée, dont on obtient avec un appareil approprié la mesure m, exprimée avec la même unité que g. On a m = g + e. L’erreur absolue est la valeur algébrique e de la différence entre la valeur de la grandeur estimée à partir de la mesure m et la valeur vraie g ; positive, elle est par excès, négative par défaut. Mais il est plus facile de mesurer au centimètre près une longueur d’un mètre qu’une distance d’un kilomètre et on introduit ainsi la notion d’erreur relative, qui est égale au quotient e/g. Il ne suffit pas d’un nombre pour exprimer la mesure, il en faut deux : l’estimation la plus probable de la grandeur et l’intervalle à l’intérieur duquel elle a de grandes chances de se trouver, ce qu’on appelle un « intervalle de confiance »61. Quand on n’utilise qu’un seul nombre, cela devrait vouloir dire que la dernière décimale annoncée est juste62. Quand le nombre se termine par des zéros, il n’est pas toujours clair de savoir s’il faut tous les considérer comme significatifs ; en principe, une distance de 430 m est connue à 50 cm près et on doit parler de 0,43 km si elle n’est connue qu’à 5 m près. D’où proviennent les erreurs ? D’abord, il y a l’échantillonnage, cause de distorsions dans la représentation de la population (voir p. 52), puis l’appareil de mesure qui introduit à la fois des erreurs systématiques et des erreurs aléatoires (voir chapitre 3). Si on répète n fois l’opération de mesure dans les mêmes conditions, on obtient n mesures distribuées selon une courbe en forme de cloche (voir figure 7, p. 60). Lorsque ces mesures sont centrées autour de la vraie grandeur g, on dit que les erreurs ei sont uniquement aléatoires. 61.  Exprimé avec la même unité que la grandeur, l’intervalle de confiance doit afficher le même nombre de décimales ; par exemple, l = (4,0 ± 0,1) cm et non (4 ± 0,1) cm ou (4,0 ± 0,05) cm. 62.  Est-ce vraiment le cas des analyses médicales, qui ignorent le plus souvent l’intervalle de confiance ? Un article (Cunningham, M. J., « Measurement errors and instrument inaccuracies », Scientific Instruments, vol. 14, p. 901, 1981) rapporte que, lorsque le système métrique a été introduit en Grande-Bretagne, on pouvait lire sur des sachets de graines que les plantes atteindraient une hauteur de 91,5 cm, c’est-àdire comprise entre 91,45 et 91,55 cm ; or l’étiquetage précédent parlait d’une hauteur de 3 pieds, donc comprise entre 2 pieds 6 pouces et 3 pieds 6 pouces !

66

POUR FAIRE BONNE MESURE

Le traitement statistique des mesures

Lorsqu’elles sont centrées autour d’une valeur g + a, on dit qu’il y a en plus une erreur systématique a. Une étude attentive de la chaîne de mesure doit permettre de réduire les erreurs systématiques : on vérifie l’exactitude des graduations, l’absence d’erreur de lecture (parallaxe), la conformité des références utilisées pour l’étalonnage, l’emploi de l’appareil dans les conditions prescrites (température), etc. S’il le faut, on filtre le signal, on élimine les phénomènes parasites, on corrige la perturbation due à l’appareil. On va considérer qu’un étalonnage préalable (voir p. 57) et une surveillance des réglages (voir p. 61) ont éliminé toutes les erreurs systématiques. Il reste alors les erreurs aléatoires, dont les causes sont mal définies ou même inconnues et qui paraissent suivre une loi de hasard ; elles ne sont donc pas corrigibles et l’incertitude qui en résulte ne peut être qu’évaluée (figure 8).

Figure 8 | Sources d’erreurs et traitement des mesures. On limite les erreurs systématiques par l’étalonnage et, après élimination des mesures aberrantes, on estime statistiquement les erreurs aléatoires.

L’évaluation des erreurs aléatoires doit être effectuée statistiquement. Quand c’est impossible (pour des raisons d’échantillonnage ou de coût), il faut se contenter d’une analyse a priori des principales causes de variation ; on parle alors d’« évaluation de type B »63. Celle-ci se fait à partir des conditions de la mesure : résolution de l’éditeur, classe de vérification donnée par le constructeur de l’instrument, expérience de l’opérateur, etc. Par exemple, l’incertitude d’une 63.  Bureau international des poids et mesures, Guide pour l’expression de l’incertitude de mesure, Sèvres, 2008. 67

Partie 1. L’opération de mesurage

mesure de longueur avec un mètre ruban est de l’ordre de l’intervalle entre deux traits (1 mm). Quand la mesure est indirecte, on peut calculer l’erreur attendue par un calcul différentiel fondé sur la loi de traduction du signal si celle-ci est bien connue64.

TRAITEMENT STATISTIQUE Les systèmes actuels permettent d’acquérir de plus en plus de données et l’ordinateur a beaucoup facilité leur traitement en le rendant de moins en moins coûteux. C’est une grande commodité pour le technicien, qui peut même commander directement une machine avec le résultat fourni. Mais ce peut être un embarras pour le chercheur, dont la découverte risque d’être masquée sous l’avalanche de données65 ! On ne dira jamais assez qu’un bon traitement ne saurait compenser une mauvaise acquisition des données, et le danger est de noyer de mauvaises observations sous un flot de chiffres. Tout d’abord, faut-il traiter toutes les mesures obtenues ? Il est souvent assez tentant d’éliminer les observations qui semblent faire bande à part ou qui ne corroborent pas l’idée qu’on se fait du phénomène. Mais il est toujours très risqué d’écarter certains résultats en les considérant comme aberrants ; c’est peut-être les autres valeurs qui se retrouvent par hasard trop bien regroupées et on risque de passer à côté de la réalité du phénomène. Tout au plus peut-on affecter un « poids » différent à des mesures qui ont été obtenues avec un instrument moins performant ou par un opérateur moins expérimenté. Il faut avoir détecté une grossière erreur de procédure pour s’arroger le droit d’éliminer certains résultats. Un élève de Gauss disait : 64.  Par exemple, la relation X = RA/B exprime la mesure au pont d’une résistance X en courant continu, A et B étant deux résistances fixes et R une résistance réglable. Par différentiation, on a DX/X = DA/A + DB/B + DR/R ; avec des résistances garanties à 0,1 % près et une erreur de réglage de 0,05 %, l’erreur possible sur X est de 0,35 %. 65.  « Ptolémée, muni d’un ordinateur, aurait battu Kepler parce qu’il aurait introduit 240 épicycles supplémentaires et obtenu un meilleur accord avec les données » (Marcel-Paul Schützenberger).

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POUR FAIRE BONNE MESURE

Le traitement statistique des mesures

La mesure envahissante | Dessin extrait d’une réclame des années 1960 pour un appareil électronique. DR.

« Toute observation qui ne m’est pas signalée comme suspecte par le registre des observations est pour moi un témoin qui vient déposer de la vérité. Je n’ai pas plus le droit de récuser son témoignage, sous prétexte qu’il s’écarte des autres dépositions, que je n’ai celui de le torturer jusqu’à ce qu’il ait dit ce que je veux lui faire dire »66. Tableau 2 | Quelques questions de statistique. Elles ont été classées selon le nombre de populations considérées et le nombre de caractères étudiés.

Nombre de caractères

Nombre de populations 1

2

q

1

Estimation, Tri

Comparaison

Analyse de la variance

2 (couple)

Régression, Corrélation

/

/

p

Analyse de données

66.  Christian Gerling, cité par Marie-Françoise Jozeau, in Beaune, J.‑C. (dir.), La Mesure, instruments et philosophies, Champ Vallon, Seyssel, 1994. 69

Partie 1. L’opération de mesurage

Les mesures aberrantes étant éliminées, la dispersion des mesures résulte d’une double variabilité, celle des mesures d’une même grandeur et celle des grandeurs à l’intérieur de l’objet étudié (ou de la série d’objets) ; l’une dépend de l’appareil de mesure, l’autre de l’échantillonnage. Pour traiter une telle quantité de nombres, il existe heureusement des méthodes statistiques qui ont été mises au point dans l’étude des populations. Voici quelques questions qu’on se pose couramment à la lecture des résultats de mesure et que nous allons étudier successivement, mais très brièvement (tableau 2) : « Quelle est la meilleure estimation du caractère moyen des individus d’une population ? » « Comment estimer une proportion à partir d’un échantillon ? » « Comment trier les individus d’une population par rapport à un caractère ? » « Deux populations ou plus peuvent-elles être considérées comme identiques en ce qui concerne un caractère ? » « Y a-t-il un lien entre deux caractères des individus d’une population ? ». De nombreux livres répondent plus précisément à ces questions67.

ESTIMATION D’UNE GRANDEUR Trois types d’estimation sont envisagés (tableau 3). Tableau 3 | Estimation d’une population. Le problème statistique ne se pose que s’il y a incertitude du fait de l’échantillonnage et/ou de la mesure.

Contrôle de la population

Appareil de mesure

sur échantillon

à 100 %

infidèle

Estimation de la valeur moyenne

Tri

fidèle

Estimation d’une proportion

/

67. Mothes, J., Mesure et statistique (fasc. R 560), Techniques de l’ingé­nieur, Paris, 1960 ; Commissariat à l’énergie atomique (CETAMA), Statistique appliquée à l’exploitation des mesures, Masson, Paris, 1986 ; Taylor, J. R., Incertitudes et analyse des erreurs dans les mesures physiques, Dunod, Paris, 2000 ; Association française de normalisation, Recueil de normes « Méthodes statistiques », CD, La Plaine Saint-Denis, 2014.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

Le traitement statistique des mesures

Estimation de la valeur moyenne C’est un problème qui se pose au contrôleur chaque fois qu’il veut comparer un produit relativement à une valeur spécifiée, au chercheur chaque fois qu’il veut caractériser un nouveau phénomène dans l’absolu. Il s’agit par exemple d’un échantillon de cent axes prélevés au hasard dans la population des mille axes usinés par un tour en une heure, dont on mesure le diamètre ; ou bien de dix mesures successives de la vitesse de la lumière dans le vide (échantillon), prélevées parmi toutes les mesures possibles (population). La représentativité de ces mesures par rapport à la population dépend à la fois de l’opération d’échantillonnage et de la fidélité des mesures, mais ces deux causes peuvent avoir des importances très inégales. Quelle est la meilleure estimation de la valeur moyenne du caractère dans la population (celle qui est le plus proche de la valeur vraie) ? Nous allons supposer que ce caractère y est normalement distribué. Le plus souvent, les mesures répétées d’une même grandeur sont aussi normalement distribuées, et leur dispersion s0 correspond à la fidélité de l’appareil (figure 9). On montre alors que l’échantillon des n mesures du caractère suit encore une loi normale (dont la variance s2 est égale à la somme des variances des deux distributions précédentes). Cette loi normale (ou de Laplace-Gauss, déjà connue de de Moivre), c’est la courbe en cloche dont on a déjà parlé. Comme disait Poincaré, « tout le monde y croit parce que les mathématiciens s’imaginent que c’est un fait d’observation, et les observateurs que c’est un théorème de mathématiques »68. Elle est parfaitement définie par ses deux premiers moments (voir équation dans l’annexe B.4), symétrique, centrée sur la moyenne µ avec un écart-type s. Nous prendrons µ comme meilleure estimation de la valeur moyenne de la grandeur.

68. Poincaré, H., Thermodynamique, 1892. 71

Partie 1. L’opération de mesurage

Figure 9 | Distribution des mesures d’une même grandeur. Lorsqu’on répète un grand nombre de fois la mesure d’une même grandeur, on obtient des résultats qui sont plus ou moins dispersés. Si on en trace l’histogramme, il peut être représenté par une courbe en forme de cloche : c’est la distribution normale qui est caractérisée par sa moyenne et par son écart-type. En moyenne, 95 % des mesures sont comprises entre la moyenne moins deux écarts-types et la moyenne plus deux écarts-types.

Quelle est l’incertitude sur l’estimation précédente ? On montre que la moyenne µ suit une loi normale, d’écart-type s/Ïw n. Si n est assez grand pour que l’écart-type s soit bien connu (ou si celui-ci est connu par ailleurs), les tables de la loi normale montrent qu’on a 95 chances sur cent pour que la vraie valeur de cette moyenne soit contenue dans l’intervalle µ ± 2s/Ïw n, et 998 chances sur mille pour qu’elle soit dans l’intervalle µ ± 3s/Ïw n. Nous pouvons donc assigner un intervalle de confiance à la vraie moyenne : il y a 95 chances sur cent pour qu’elle soit comprise entre µ - 2s/Ïw n et µ + 2s/Ïw n, et 998 chances sur mille pour qu’elle soit comprise entre µ - 3s/Ïw n et µ + 3s/Ïw n (voir annexe B.4 quand n est trop faible) ; on voit qu’il faut : – d’une part, choisir entre un intervalle trop restreint avec un risque important ou un intervalle plus large avec un moindre risque ; – d’autre part, multiplier le nombre de mesures par quatre pour resserrer l’intervalle d’un facteur deux. Estimation d’une proportion Ici, la variabilité observée sur un échantillon ne provient pas de l’infidélité de l’appareil de mesure, mais uniquement de l’opération d’échantillonnage. Puisqu’il s’agit d’un caractère qualitatif à deux classes (attribut), le problème se ramène à celui du tirage dans une 72

POUR FAIRE BONNE MESURE

Le traitement statistique des mesures

urne contenant des boules noires ou blanches. En fait, il s’agit souvent d’un caractère quantitatif, mais pour lequel on a fixé une valeur limite : l’individu est acceptable tant que le caractère reste inférieur à une certaine valeur, rejetable dans le cas contraire ; par exemple, les pièces d’un lot sont « bonnes » tant qu’elles ne contiennent pas un défaut supérieur à une certaine taille spécifiée, alors qu’elles sont « défectueuses » dans le cas contraire. On peut facilement remplacer le défaut des pièces d’un lot par la santé des individus d’un groupe, ou encore l’aptitude des candidats à un examen. Nous voulons connaître la proportion D de défectueux dans la population sans contrôler tous les individus. Quel doit être l’effectif n du prélèvement ? On montre que, si d est la proportion de défectueux et donc (1 -  d) celle de pièces bonnes dans l’échantillon, la distribution du caractère « défectueux » dans la population suit une loi binomiale de moyenne d et d’écart-type [d (1 - d)/n]1/2. Quand n est assez grand, c’est-à-dire pour nd et n (1 - d) > 20, cette loi tend vers une loi normale : avec une bonne approximation, D a 95 chances sur cent d’être compris dans l’intervalle d ± 2 [d (1 - d)/n]1/2 (figure 10).

Figure 10 | Distribution binomiale. Cet abaque permet de calculer l’intervalle de confiance à 95 % pour une fréquence D dans une population, connaissant la fréquence d observée dans un échantillon d’effectif n (il est par exemple de ± 10 % pour d = 50 % et n = 100).

73

Partie 1. L’opération de mesurage

Tri d’une population Un contrôle à 100 % (portant sur la totalité des pièces) a pour but d’éliminer toutes les pièces défectueuses du lot, ce qui serait théoriquement possible avec un appareil parfaitement fidèle. Dès que l’appareil est infidèle, on est amené à accepter des pièces défectueuses et à rejeter des pièces bonnes et c’est pourquoi personne n’a encore réussi à séparer définitivement le bon grain de l’ivraie ! On ne connaît pas la proportion de défectueux dans le lot, mais seulement le taux de rejet obtenu pour un certain critère de rejet. Comment fixer ce critère, compte tenu de la fidélité, pour que la proportion de pièces défectueuses après tri soit en moyenne inférieure à une certaine proportion maximale ? Nous avons proposé d’augmenter la sévérité du tri et nous avons montré qu’on pouvait remplacer la condition sur la proportion de défectueux par une condition sur le taux de rejet : celui-ci doit être inférieur à une certaine valeur, qui dépend de la proportion maximale spécifiée et du niveau de sévérité du tri ; on a donc intérêt à choisir le niveau le moins sévère qui reste néanmoins compatible avec la condition sur le taux de rejet (voir annexe B.5)69.

TESTS DE COMPARAISON Comparaison de deux populations On mesure le caractère n1 fois dans la première population et n2 fois dans la seconde. Peut-on considérer qu’il a la même répartition dans les deux populations ? C’est le problème de la comparaison, qu’on retrouve dans l’étude de l’homogénéité d’un objet ou d’un lot. On parle ici de test d’hypothèse : on teste l’hypothèse « populations

69. Perdijon, J., « Tri et réception d’un lot quand les mesures sont infidèles », op. cit.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

Le traitement statistique des mesures

identiques » contre l’hypothèse « po­pulations différentes »70. Les mesures effectuées sur chacune des populations, supposées normalement distribuées, conduisent à les caractériser par les estimations de leurs moyennes et de leurs écarts-types. On compare d’abord les écarts-types et, s’ils ne sont pas significativement différents, on compare ensuite les moyennes (voir annexe B.6). Analyse de la variance Lorsqu’on veut comparer plus de deux populations, par exemple pour déterminer l’homogénéité d’un produit ou étudier l’influence d’autres caractères sur le caractère étudié, on procède à une analyse de la variance ; celle-ci permet de tester en une seule opération l’hypothèse de l’identité de q populations (voir annexe B.7). Elle s’applique encore à l’étude de plusieurs facteurs d’hétérogénéité dans les populations ; c’est le traitement habituel après un plan d’expérience (voir p. 54).

ÉTUDES DE LIAISON Liaison entre deux caractères On a une population dont les individus possèdent deux caractères et on veut savoir s’il existe une liaison entre ces deux caractères. Une liaison peut n’être qu’aléatoire (stochastique) ; par exemple, si on mesure le poids et la taille des individus (humains) d’un échantillon, on obtient un nuage de points. Mais elle peut aussi être fonctionnelle, comme entre la pression et le volume de gaz parfaits. La découverte de ce dernier type de liaison est donc très importante pour le savant qui souhaite laisser son nom à une nouvelle loi.

70.  C’est ainsi qu’une comparaison soigneuse de l’enrichissement des minerais recueillis à Oklo au Gabon, avec celui des minerais d’uranium habituels, a montré qu’un réacteur nucléaire avait fonctionné là, tout à fait naturellement, il y a quelques milliards d’années (La Recherche, juin 1975, p. 508). 75

Partie 1. L’opération de mesurage

Lorsque l’un des caractères est supposé parfaitement connu, on parle de régression. Nous avons déjà rencontré ce problème pour tracer la courbe d’étalonnage de l’appareil de mesure et on trouvera dans l’annexe B.8 les formules permettant de calculer la pente et l’ordonnée à l’origine d’une droite de régression, ainsi que le coefficient de corrélation. Dans la véritable corrélation, les deux caractères évoluent de façon aléatoire et il est alors difficile de tirer des conclusions sur une possible liaison. C’est pourquoi il est préférable de se fixer un plan d’expérience où l’un des caractères évolue de façon connue. On a vu qu’il y avait liaison probable quand le coefficient de corrélation était voisin de un en valeur absolue. Analyse de données Lorsqu’il y a plus de deux caractères, on fait appel à l’analyse de données71. Celle-ci a été étudiée pour traiter de très grandes quantités de mesures (mégadonnées) et n’a pu se réaliser qu’avec la mise sur le marché des ordinateurs. Les méthodes statistiques classiques sont impuissantes à extraire des informations d’un très grand fichier. Au contraire, l’analyse de données permet une étude globale prenant en compte toutes les données et mettant en évidence les liaisons importantes, en faisant le minimum d’hypothèses sur le poids de chaque information. Si chaque individu i est défini par p caractères xi1, xi2… xip, on peut le représenter par un point de coordonnées xi1, xi2… xip dans un espace à p dimensions. Mais, pour être capable de représenter le nuage de points, il faut que le nombre de dimensions ne dépasse pas trois. L’analyse en composantes principales permet de réduire le nombre de caractères descriptifs en créant des caractères principaux qui sont des combinaisons linéaires des caractères présentant une grande corrélation. Ainsi peut-on regrouper des caractères d’une part comme 71. Voir par exemple Bouroche, J.‑M. et Saporta, G., L’Analyse des données, « Que sais-je ? », Presses universitaires de France, Paris, 1994.

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POUR FAIRE BONNE MESURE

Le traitement statistique des mesures

le PIB, la consommation d’électricité, le nombre de téléviseurs, etc. pour définir le développement économique, d’autre part comme la construction de logements, les importations, les exportations, etc. pour définir le commerce et l’investissement, et représenter les pays de l’Union européenne par un point ayant ces deux coordonnées. Dans l’analyse canonique, on compare les mesures des individus pour deux groupes p1 et p2 de caractères. On réduit les caractères p1 et p2 à deux caractères canoniques et on figure, à l’intérieur d’un cercle de rayon unité, le point représentatif de chaque caractère initial en fonction de ses coefficients de corrélation avec ces deux caractères canoniques. On compare ainsi les résultats d’un groupe d’élèves d’une part aux matières d’enseignement et d’autre part à des tests psychotechniques. Mais il est souvent difficile de donner un sens concret aux caractères ainsi construits, qu’ils soient principaux ou canoniques.

77

Partie

2

L’interprétation de la mesure Je m’enivrais de nombres, je me saoulais de mesures. Tout ce qui concernait les évaluations de la durée, de l’espace, des quantités, me paraissait subitement la plus merveilleuse créa­ tion humaine. L’assurance qu’aucune réalité ne les légitimait me poussait à l’admiration de ces unités que l’homme a méticuleu­ sement choisies de façon arbitraire pour servir de point d’appui à ses emprises sur la nature. Louis Aragon (Anicet ou le panorama) 79

Partie 2. L’interprétation de la mesure

Nous avons décrit la partie opératoire de la mesure : son acquisition, puis son traitement. Grâce à l’étalonnage, nous avons obtenu une valeur de la grandeur considérée comme juste, et le traitement statistique a permis de savoir quelle confiance nous pouvons accorder au résultat. Mais « il suffit d’avoir un instrument, de le faire fonctionner dans telle ou telle condition, sur tel ou tel milieu… et on est sûr d’obtenir des “données” que l’on peut présenter ensuite comme “production scientifique” »72 ! Comment devons-nous interpréter ce résultat ? Existe-t-il un monde réel au-delà de la mesure73 et comment remonter alors de la grandeur à la réalité ? Y a-t-il des limites à une connaissance par la mesure, imposées par notre esprit ou par la nature physique ?

La mesure interprétée | Le pilote d’un avion est le médiateur entre les appareils de mesure, qui sont disposés tout autour de lui, et la réalité, qu’il perçoit à travers la vitre du cockpit. Mais la réalité elle-même peut être virtuelle ! (réclame pour un entraînement sur simulateur de vol, photo de l'auteur).

72. Thom, R., Paraboles et catastrophes, Flammarion, Paris, 1984. 73.  Existe-t-il même un monde en dehors de notre esprit ? « L’erreur était évidente. Elle supposait que quelque part, en dehors de soi, il y avait un monde réel dans lequel des choses réelles se produisaient. Mais comment pourrait-il y avoir un tel monde ? Quelle connaissance avons-nous des choses hors de notre propre esprit ? » (Orwell, G., 1984, 1949). C’est la thèse de l’idéalisme (solipsisme), « système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous » (Diderot). Mais, comme dit Einstein, « nul ne doute par exemple qu’à un instant déterminé le centre de gravité de la Lune n’occupe une position déterminée, en l’absence même d’un observateur quelconque – réel ou potentiel » (Louis de Broglie, physicien et penseur, 1953).

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POUR FAIRE BONNE MESURE

5 La réalité et le concept de grandeur

OPÉRATIONNALISME OU RÉALISME ? Qu’est-ce qui préexiste, la grandeur ou l’instrument ? L’idée de température est indépendante du thermomètre, mais on a besoin de l’idée pour fabriquer l’appareil. Est-ce le physicien qui poursuit un temps universel, ou bien est-ce l’horloger qui crée un temps de plus en plus précis ? Toute observation, quel que soit son degré de sophistication, qu’elle soit passive ou accompagnée d’une expérimentation, se fait dans le cadre d’un certain système conceptuel, dont on n’a pas toujours conscience. Plus généralement, toute science doit d’abord s’interroger sur ses conditions d’existence : elle doit définir quels seront les objets qu’elle va considérer comme existant réellement.

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Partie 2. L’interprétation de la mesure

La mesure opératoire ou réaliste ? | Quand ils se servent d’un thermomètre, l’opérationnaliste se borne à lire l’indication fournie par la colonne de mercure, tandis que le réaliste imagine des molécules qui s’agitent pour créer le concept de température. Source : PublicDomainPictures.net.

Ce choix est un problème philosophique. Selon une première école, il ne faut prendre en compte dans un phénomène que les objets qui peuvent être définis par une suite finie d’opérations, exécutées au moyen d’instruments physiques. C’est l’opérationnalisme, qui trouve son origine dans les réflexions de Mach et qui a été formalisé par Bridgman. D’après cette position, l’objet en métrologie est la mesure elle-même. Il serait donc parfaitement vain de vouloir rechercher une quelconque réalité au-delà de l’indication donnée par l’instrument, et Ullmo va jusqu’à écrire : « C’est la mesure même qui définit la grandeur à mesurer ; celle-ci ne préexiste pas à sa mesure, comme une intuition sommaire l’a fait longtemps croire »74. Mais comment expliquer que des méthodes différentes pourraient mettre en évidence une même grandeur, si le sens de celle-ci est épuisé par sa mesure75 ? D’après la position opposée, celle du réalisme, il faut au contraire supposer l’existence d’un objet si cette hypothèse est absolument 74. Ullmo, J., La Pensée scientifique moderne, « Champs », Flammarion, Paris, 1969. 75.  C’est la convergence de méthodes très différentes pour déterminer le nombre d’Avogadro qui a fait dire à Jean Perrin dans Les Atomes (1913) : « Il devient donc difficile de nier la réalité objective des molécules ».

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nécessaire pour comprendre le phénomène. Toute la richesse de la démarche réaliste consiste à trouver un modèle permettant de reconstruire ensuite le réel à partir du sensible. Nous supposons que cette représentation mentale, suggérée par nos sens et subodorée par notre pensée au-delà de nos sensations, correspond à un monde bien réel, qui existe effectivement en dehors de notre pensée et qui est en plus intelligible par cette même pensée. Même s’il est vrai que « notre pensée n’impose aucune nécessité aux choses » (Descartes), nous sommes libres de croire à une réalité constituée de corps, caractérisés par leurs qualités, et nous partons de cet a priori : les corps, que nous avons construits avec leurs caractères propres, existent réellement76. Il existerait donc quelque chose indépendamment de la mesure : l’objet de la métrologie est alors la grandeur. Bien que la plupart des scientifiques préfèrent la commodité d’une attitude opportuniste77, nous affirmons ici une position réaliste. « Il n’est pas vrai que notre intelligence se déclare satisfaite de la simple description d’un phénomène, si minutieuse soit-elle. Même si la science est en mesure de soumettre un phénomène, dans tous ses détails, à des lois empiriques, elle cherche au-delà »78. Mais il faut rester conscient d’un certain caractère conventionnel des objets, d’une certaine circularité du raisonnement : nous avons l’idée d’une 76. « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisa­teur » (Cocteau). 77. Mario Bunge note cependant dans sa Philosophie de la physique (1973) : « L’étudiant en physique est d’emblée imprégné de philosophie opérationnaliste, que ce soit par l’intermédiaire des manuels, des cours ou des séminaires. Comment pourrait-il acquérir le moindre point de vue critique à l’égard de cette philosophie puisque cette critique n’a été effectuée que par des philosophes et que l’étudiant en sciences ne lit pas de philosophie ? Si d’ailleurs il lui prenait la fantaisie de vouloir critiquer la philosophie officielle de la science, on lui ferait rapidement comprendre que ce n’est pas ce qu’on attend de lui. L’opérationnalisme est le credo de l’orthodoxie et tout écart de pensée ne peut être que tourné en dérision, voire même réprimé ». 78. Meyerson, É., De l’explication dans les sciences, 1921. Après avoir découvert sa formule du corps noir, qui fournissait une interpolation ad hoc, expérimentalement suffisante, entre celles de Wien et de Rayleigh, Planck a aussitôt ressenti le besoin d’une explication, qui fut l’invention des quanta. 83

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certaine qualité en la reconnaissant dans certains corps, mais nous ne pouvons reconnaître cette qualité dans un corps que si nous en avons déjà l’idée. C’est pourquoi il ne faut pas oublier que la consistance de notre représentation repose uniquement sur sa cohérence logique, sur l’absence d’observation contradictoire, sur la convergence de méthodes fondées sur des processus différents et pratiquées par des personnes différentes. La carte n’est pas le territoire, mais nous ne pouvons avoir une idée de celui-ci qu’à la suite d’un grand nombre d’allers et retours entre les deux. Freud a écrit : « Nous avons souvent entendu formuler l’exigence suivante : une science doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis. En réalité, aucune science, même la plus exacte, ne commence par de telles définitions. Le véritable commencement de toute activité scientifique consiste plutôt dans la description de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là et certainement pas dans la seule expérience actuelle. […] Ce n’est qu’après un examen plus approfondi du domaine de phénomènes considérés que l’on peut saisir plus précisément les concepts scientifiques fondamentaux qu’il requiert et les modifier progressivement pour les rendre largement utilisables ainsi que libres de toute contradiction. C’est alors qu’il peut être temps de les enfermer dans des définitions »79.

CORPS ET QUALITÉS « Il est impossible de supposer un corps absolument isolé dans la nature ; il n’aurait plus de réalité, parce que, dans ce cas, aucune relation ne viendrait manifester son existence »80. Ce qui est connu, c’est 79. Freud, S., Pulsions et destins de pulsions, 1915. 80.  Bernard, C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865.

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le phénomène : nos sensations ne se rapportent pas à des corps mais à des phénomènes. Par exemple, la masse d’un objet est reconnue par la mise en relation avec une force, qui modifie sa vitesse ; la résistance d’un fil par la mise en relation avec une pile, qui l’échauffe… C’est seulement à partir des multiples relations observées dans des conditions diverses que nous pourrons construire l’idée du corps dans son interaction avec l’Univers (ici l’appareil de mesure, voir figure 14, p. 95). Les concepts de corps et de qualité ne sont pas indépendants. Un corps ne peut être décrit que si on en a reconnu l’unité ; or c’est la continuité de la qualité à travers le corps qui permet d’en reconnaître l’unité. La notion de continu paraît d’origine intuitive en géométrie. Elle ne s’applique en rigueur que si l’ensemble des points considérés jouissent à la fois de la connexité et de la compacité. La connexité, c’est la possibilité de passer d’un point à un autre sans quitter la figure ; la compacité, c’est la totalité excluant une limite qui se situerait hors de l’ensemble. D’un point de vue ontologique, l’idée du continu précède celle du discret ; en effet, un continu (par exemple, une surface) admet des prédicats discrets (le genre, le nombre de connexions, etc.), alors qu’un objet discret ne peut admettre un qualificatif continu sans cesser d’être discret, au moins localement. Si le monde est fait de briques, celles-ci ne peuvent être constituées que de briques plus petites ou bien de continu. Nous avons le choix entre accepter l’idée d’un continu sous-jacent ou subir une régression à l’infini qui aboutit au même continu. Quel physicien pense sérieusement aujourd’hui que les quarks sont les constituants définitivement insécables de la matière ? Nous sommes ainsi amenés à nous représenter physiquement les corps par des champs décrivant dans l’espace et dans le temps la variation de certaines grandeurs, qui varient faiblement et régulièrement à l’intérieur de leur volume, mais brutalement à leur surface : en d’autres termes, la fonction donnant la valeur de la grandeur en un point (x, y, z) du corps à l’instant t est continue et non nulle. Malheureusement, aucune théorie parfaitement cohérente 85

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du champ, dont tous les éléments seraient continus et qui ne présenterait aucun point singulier, n’a encore pu être proposée ; c’est ainsi que la charge ponctuelle coexiste avec le champ électromagnétique.

CONCEPT DE GRANDEUR PHYSIQUE Considérons l’opération de pesée P. On place un corps C1 sur un plateau d’une balance et le corps C2 sur l’autre plateau : les deux corps sont équivalents pour l’opération P si l’équilibre de la balance n’est pas modifié. Plus généralement et dans le langage des ensembles, tous les corps qui, mis à la place de C2, laissent la balance en équilibre appartiennent à la même classe d’équivalence que C1 et C2 ; soit m cette classe. L’opération P définit une relation d’équivalence (réflexive, symétrique et transitive) ; elle met en évidence une certaine qualité (ou grandeur) des corps considérés, que nous appellerons leur masse, dont la valeur (ou l’intensité) pour la classe considérée est égale à m. La grandeur est liée à la qualité, alors que l’intensité exprime la quantité ; il ne faut donc pas confondre les concepts de grandeur et de valeur. Plaçons à présent un corps C de la classe m sur le plateau de gauche et un corps C' de la classe m' sur le plateau de droite : si la balance penche vers la droite, nous dirons que la masse m' est supérieure à la masse m. L’opération P définit maintenant une relation d’ordre (réflexive, antisymétrique et transitive) : on établit ainsi un ordre entre les différentes classes d’équivalence et nous postulerons qu’il y a continuité d’une classe à l’autre81. Trois grandeurs suffisent pour définir complètement l’objet le plus simple, un trou noir : sa masse, sa charge et son moment cinétique. Mais il en faut beaucoup plus pour décrire la plupart des objets usuels (voir figure 2, p. 31). Cependant, quand il s’agit d’une application particulière, on peut généralement ne retenir que quelques 81. Voir Provost, P., Les Bases de la physique, la physique comme base, L’Harmattan, Paris, 2003 ; Le Für, B., « Structure algébrique de la mesure physique », Séminaire de Philosophie et Mathématiques, n° 10, p. 1, 1982.

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grandeurs utiles, par exemple la hauteur, la largeur et la profondeur d’une armoire pour un problème d’encombrement. Il s’agit là de trois grandeurs qui sont mises en évidence par des opérations similaires, d’où le concept de grandeurs de même espèce (ce qui suppose implicitement que l’espace est isotrope). On remarque par ailleurs que les efforts musculaires qu’il faut exercer pour soulever un poids ou pour tirer sur un ressort sont du même type : le « poids » et la « force » sont aussi des grandeurs de même espèce. Mais toutes les grandeurs physiques ne sont pas directement sensibles par l’opérateur ou exploitables par la machine. Il faut alors traduire les grandeurs primaires en grandeurs secondaires. La mesure reste absolue quand on sait formuler la correspondance, à partir de la définition même de la grandeur ou d’une loi physique où elle intervient (ne pas chercher à vérifier la loi avec l’appareil ainsi réglé !) : mesure d’une vitesse à partir d’un temps et d’une distance, mesure de la gravité avec un pendule. Sinon la mesure est relative et doit être complétée par un étalonnage de la chaîne de mesure avec des grandeurs de référence ; c’est le cas dès que la chaîne comporte de nombreuses traductions. Enfin, la mise en évidence de concepts plus complexes nécessite non seulement des expériences moins immédiates, mais encore des interprétations moins directes.

VALEUR DES GRANDEURS Une grandeur qualitative (attribut) peut présenter différentes variantes appelées modalités ; par exemple, un atome peut être neutre ou ionisé. Une grandeur quantitative est continue si, dans son domaine de variation, elle peut être assimilée à une variable continue au sens de l’analyse mathématique, par exemple la taille d’un objet. Elle est discrète si elle ne peut prendre que certaines valeurs, par exemple le nombre de molécules dans une enceinte ou la charge électrique, multiple de la charge élémentaire. Elle peut encore être aléatoire (jet de dés). 87

Partie 2. L’interprétation de la mesure

La valeur de la plupart des grandeurs peut être exprimée à l’aide d’un seul nombre ; on dit alors que la grandeur est scalaire. Il n’en est pas ainsi pour les grandeurs vectorielles ou tensorielles, mais on peut ramener leur représentation à celle de plusieurs grandeurs scalaires. Par exemple, la vitesse en un point est définie par ses trois composantes, un courant électrique par son intensité et sa polarité. De même, une distribution est définie par plusieurs grandeurs scalaires, les nombres d’individus par classe. Dans le langage des ensembles, l’opération de mesurage est une application qui, à toute valeur de la grandeur, fait correspondre un nombre pris dans une partie de l’ensemble R des réels (figure 11)82. Par la répétition de l’opération et le traitement statistique des résultats, ce nombre est ensuite remplacé par un sous-ensemble de R : l’intervalle de confiance (voir p. 66).

Figure 11 | La mesure réaliste. À chaque qualité des corps observés, la mesure fait correspondre un segment de l’axe des nombres réels.

Pour la plupart des grandeurs courantes, on peut définir la somme de deux valeurs d’une même grandeur : on sait par exemple additionner physiquement deux longueurs ou deux masses. Dans le langage des ensembles, ces grandeurs ont les propriétés d’un groupe additif commutatif ; on dit qu’elles sont « mesurables ». On leur rattache des grandeurs pour lesquelles l’addition physique n’est pas réalisable, 82.  Plus précisément un nombre tel que x  × 10y où x et y sont des entiers avec 0