Philosophie de la propriété. L'avoir
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Table of contents :
Avant-propos - L'avoir
I - L'inventaire. La summa divisio
II - Le nouveau en difficulté. La brevetabilité
III - Les biens dissociés
IV - Les biens divisés
V - Vers un objet des objets
Conclusion

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Qgestions

FRANQOIS DAGOGNET

COLLECTION DIRIGÉE PAR BLANDINE BARRET-KRIEGEL

Philosophie de la propriété i

L'avoir

Presses Universitaires de France

;

Avant-propos

L)AVOIR Eléments pour une théorie du droit

iSBN ISSN

2 !3 044425 3 0752-05!4

Dépòt légal -

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La bourse ou la vie ? Sous celte forme facile, la réponse ne laisse aucun doute. Mais avoir ou étre? Il faut assurément et préalablement « étre » pour (( avoir >>, camme le répétera inlassablement le déjenseur de l' (( étre », encore que l'avoir assure sa visibilité et sa présence. L'avoir mérite d'ailleurs d'étre étendu: outre ce que nous possédons matériellement, comptons aussi en lui le nom que nous portons 1, notre image, nos diverses appartenances à des groupes socioculturels, etc., à tel point que l'homme est moins au monde qu'il n'ajustement un monde, son monde. Nous n'envisagerons cependant l'avoir que dans sa partie la plus basse, non sans analyser son changement (la propriété mobilière prend le pas sur l'immobilière, que le juriste continue à privilégier) et ses notables transformationsla copropriété, entre autres - , brif, la pluralité et l'entrecroisement des opérateurs de cet avoir. Instrument et force du monde moderne, cet avoir mérite donc l'examen du philosophe. Plusieurs disciplines travaillent à sa compréhension, et d'abord la recherche simplement taxinomique : comment venir à bout d'un tel nombre, du ra;:: de marée des productions, qui dépassent ouvertement les moyens ordinaires de les situer ou de les répartir, d'où l'épineux problème tant du catalogage que du rangement.

!" édition: !992, septembre

Presses U niversitaires de France, !992 l 08, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

l. Nous avons déjà traité de celte question dans Le nombre et le lieu, Vrin, 1984, chap. I" : >.

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Non seulement nous ne voyons pas tout de suite quelles rubriques imaginer, afin de disposer méthodiquement ce grouillement mais, pour chacun de ces objets, nous assistons de plus en plus à des métamorphoses : ils se mettent souvent à glisser les uns dans les autres, empéchant les distinctions nettes. Pourquoi ? P arce que l'industrie moderne avantage les Jabrications modulaires, voire escamotables. Par là, elle tend ingénieusement à réduire le nombre des articles autonomes. Une table devient subitement un lit ou une chaise et vice versa. On a méme vu récemment « une sorte de pot >> se transformer en bol avec sa soucoupe dès qu'on l'a chauffé au (( four à micro-ondes >>, pour décrire l'un de ces exploits; et le couvercle, qu'on soulève, a méme donné un couteau. Nous ne manquons pas de raisons d'apprécier ces opérations anamorphotiques ; nous pensons qu'il Jaudra créer une catégorie à part, celle des (( productions gigognes >> ou multifonctionnelles, afin de les distinguer. Mais oublions ces extravagances : il imporle de trouver des moyens de distribuer et de venir à bout de la prolifération matérielle. Nous n'ignorons d'ailleurs pas que, dans plusieurs pays d'Europe, on a institué des (( Musées » afin d'y exposer les collections des objets de la vie quotidienne (le Design Museum de Londres, le dernier, non le moindre). Machines à écrire, rasoirs, bouilloires, casseroles, grils, éventails, étoffes, lampes sont tous alors rassemblés et ordonnés. Mentionnons ici, pour la clarté, que sous le mot d'objet nous désignons essentiellement les productions manufacturières : elles se distinguent donc des (( choses >> non créées par l'homme, camme l'air, la terre ou l'eau - ainsi que des étres vivants, pour la méme raison. Il convient également d'en écarter les (( reuvres >> : façonnées par leur créateur, mais tellement uniques et éminentes, elles ne se rangent pas tout à fait dans le vaste groupe des (( objets >>. Nous ne devrions donc pas en traiter mais nous y serons pourtant obligé : nous discuterons en iffet de la propriété intellectuelle ainsi que des droits dus à l'auteur. C'est que celte richesse ne cesse pas de se commercialiser et ainsi de per dr e sa spécijicité : le livre se vend, la pièce se joue, la peinture se (( reproduit >> ou se photographie, etc. Ainsi l'reuvre, qu'on jugeait à part, finit par rejoindre, partiellement du moins, la classe des (( marchandises >> (ce qui se négocie et entre sur un marché) . Q,uant aux étres vivants - qui ont été disposés dans une catégorie ad hoc, l'homme

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ne cesse de les modijier : il en décide. Par certains cotés, végétaux et animaux perdent leur singularité. S'il en est ainsi, nous ne devrions pas traiter du pré et de laforét, mais il est clair que, lorsque nous nous arréterons sur eux, nous ne discuterons pas de la terre en tant que telle, mais camme lieu du travail et de ses e.ffets (la moisson, la coupe des arbres). Bien que (( choses naturelles >>,le blé et le bois rentrent donc aussi dans l'univers en extension des objets, de la vente et de l'appropriable. Gomme l'reuvre d'art, (( les produits de la terre >> rejoignent le monde des biens matériels que nous nous proposons d'examiner. Une discipline, voisine de la précédente (le repérage et la partition) a attiré notre attention, celle de la morphocréation : on entre alors dans le domaine de l'art industrie!. Pourquoi tel type l'a-t-il emporté? Pourquoi d'autres agencements ou d'autres volumes ont-ils été délaissés? Longtemps, il est vrai, leJonctionnalisme a brisé l'invention ; il a été suivi d'une école ou d'un mouvement plus radica[ encore, qui n'a accepté que l'ultra-minimum et la géométrisation la plus stricte. Actuellement, les concepteurs renouvellent la fabrique, d' autant plus que changent les matériaux - l es aciers satinés, les plastiques modernes, les alliages spéciaux, lesfermetures magnétiques, le verre et l'aluminium, ainsi que des dispositifs liés euxmémes à du programmable ( des cadrans, des télécommandes, des hublots, des voyants lumineux, des capteurs, etc.). N'ouvrons pas ici le chapitre des multipossibilités de ces appareils de la vie ordinaire : les pales tournantes peuvent aussi bien jouetter que hacher, malaxer ou homogénéiser, mouler, émincer, broyer, pulvériser, émulsionner, découper. Nous nous sommes particulièrement intéressé, dans celte perspective, à l'Ecole de Nancy, la capitale du modern style qui tenta, par le recours aux végétaux et auxjleurs, de lutter, décorativement parlant, contre l'invasion du produit seulement manufacturé ou usiné, ajin d'en corriger l'aspect mécanico-industriet . Non seulement Nancy a privilégié le travail artisanal ou manuel, mais surtout il devait couvrir de roses et de guirlandes les meubles, les lampadaires, les vases, les monuments eux-mémes. Emile Zola a donné une illustration saisissante du role de celte Ecole, avec la vision des Halles de Paris : (( L'ombre sommeillait dans le creux l. Nature, Vrin, 1990, chap. III : > (Le ventre de Paris). Le métal devait favoriser cette iffervescence) par opposition à la pierre lourde et inapte à ces Jeux aériens . .Nous ne reviendrons d)ailleurs pas sur t>examen de quelques réussites dans la façon de combiner le poids) le portage) les symboles) t>usage méme) à l'origine de graphismes ou de formes constitutives des chaises) des lunettes) des srylos) des bijoux) etc . .Nous ne tenions qu)à signaler la fécondité de celte recherche et du renouvellement des > que sur leur conditionnement ou leur habillage. La marchandise se présente rarement seule : elle est erifermée dans un contenant que nous difznirions volontiers « un objet de t>obJet >> (le jlacon) le tube) la baite) la carafe) le sachet) le pot) le carton) l)enveloppe) l)étui) la cartouche .. .) . Comment concilier f>obligation d)un enveloppement léger) réduit (pas d)encombrement) pas de décalage excessifet méme mensonger entre l'extérieur et f>intérieur!) avec la recherche d)une protection solide? Comment à lafois montrer et enclore ? Comment éviter la surprise) la surenchère) sans tomber dans le prosai"que de la seule détention et de l)erifermement robuste? .Nous sommes allés) il est vrai)Jusqu)à entrer dans la guerre des « boftes >>) parce que longtemps se sont opposés !es difenseurs du métal (le fer blanc) à ceux du verre) voire du plastique. Quel emballage priférer ? Dans celte bataille économique et écologique) la dispute s)est rétrécie : elle met aux prises ceux qui préconisent t>aluminium avec ceux qui lui préfèrent t acier recouvert d)un film d)étain. L )avantage de ce demier ( l)acier) vient de ce qu)il estfacilement repéré et « capté >>) dane récupéré par tusine qui traite tous les déchets ( du fait de sa sensibilité à des champs magnétiques puissants). .Nous avons déjà écrit sur ces trois problèmes (la classification) la morphocréation) la présentation) ). nous !es évoquons parce que) si nous !es abandonnons ici) nous ne les retrouvons que mieux) sur un autre chemin) celui du Droit) au centre de notre rijlexion. Encore convieni-il de le préciser) mais la suite le montrera : nous nous écartons nettement du « droit des philosophes >> camme de la philosophie du

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droit (Aristate) Grotius) Rousseau) Kant) etc.) qui s)en rapproche) méme si nous nous riférons à ces théoriciens . .Nous ne pouvons pas pour autant rejoindre entièrement « le droit des juristes >>. D)abord) leur science ( catégories) discussions) interprétations) nous échappe souvent. De plus) enfermés dans leur discipline) ils ne se soucient pas asse;;_ de la mettre à distance et de t>interroger. Pire) ils s)emploient tendanciellement à étouffer « le nouveau >> que leurs textes et leurs arréts) malgré eux) charrient et que la logique évolutive impose. Ils mettent trop en avant le séculaire et ce qui conserve. Trop rares sont ceux qui secouent ce traditionnel et soulignent Justement ce qui germe. .Nous avouons dane osciller entre deux poles répulsifs : nous croyons échapper autant au « droit du philosophe >> qu)à celui du juriste) non seulement parce que nous ne pouvons pas égaler ce dernier) mais parce que nous divergeons quant à forientation et à la compréhension des modifications institutionnelles en cours) au demeurant inévitables. Et nous ne cessons pas) pour notre part) de les approuver. Il apparaftra vite d)ailleurs que le texte de la Loi est susceptible d)interprétations diverses) lacunaire) voire imprécis) et qu)il contient) à notre surprise) « le pour et le contre >>) ce qui autorise l)ambivalence. Le philosophe s)en avise moins : il se soucie de la Loi mais) camme on l)a noté) les lois ( plurielles) tuent justement celte loi fondamentale. Donnons-en un échantillon) modeste mais symptomatique : le Code civil rifuse l)indivision de t>héritage : sans doute y uoit-il un reste du « droit d)afnesse >> tant combattu) contraire à l'égalité. Article 815 : « .Nul ne peut étre contraint à demeurer dans findivision et le partage peut toujours étre prouoqué) nonobstant prohibitions et conuentions contraires. >> Mais dans fartide 832 qui suit) il est stipulé : « Dans la formation et composition des lots) on doit éviter de morceler les héritages et de diviser les exploitations ... Vinégalité des lots en nature se compense par un retour) soit en rente soit "en argent)). >> Si le bénéficiaire de la terre ne peut pas satisjaire à celte obligation) faut-il vendre ou alors émietter ? Le Juge coupe la poire en deux : on ne divisera qu)après quelques années. Il fallait bien éviter) autant que possible) le morcellement) conlraire aux rendements età !)agronomie nouuelle. .Non seulement nous oserons) chemin Jaisant) mettre en évidence la palinodie juridique) san jlottement) lié d)ailleurs à la difficulté de concep-

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tualiser son domaine, mais surtout, parce que nous traitons des « biens », nous souhaitons sortir de l'ombre le « droit nouveau » que la science juridique ne peut pas entièrement refouler, encore qu'elle s'attache à en voiler ou à en diminuer l'importance. Finalement, aux belles questions que la Science juridique soulève - il luifaut bien théoriser un vaste champ, celui des objets, multiples et hérissés souvent de difficultés quant à leur attribution ou à leur détention - questions que l'historien des techniques ne peut manquer - s'en ajoute une autre, plus fondamentale et quasiment normative : celle de la mise en évidence d'une organisation inévitable, que l'ancienne a permise et à laquelle elle ne pouvait pas ne pas accédà, tant elle y était obligée, bien que la nouveauté ai t fini par la contredire ; ainsi en plus des incertitudes du système, il convieni de lui reconnaftre au moins son hétérogénéité, ses discordes internes. La lumière juridique projette donc de vives clartés sur les trois problèmes que nous avons rappelés : la classification des biens, l'innovation et les changements en ce domaine, ainsi que l'importance de ce qui les enveloppe ( chap. l et II). Q_u'est-ce qui est vraiment originai et mérite d'étre protégé, au bénifzce de celui qui l'a promu ou découvert? / Le droit nous introduit ensuite à des problèmes complexes concernant l'(l!uvre et son avenir méme, camme d'autres richesses incertaines ( chap. III). Enfin, nous avons élargi le débat jusqu'à envisager le cas des > ( chap. IV), le fondemeni de toute appropriation, ainsi que celui de la mannaie camme substituable à toutes les valeurs matérielles ( chap. V). Avec le droit, l'objet obtient, à nouveau, un statut humain qui le constitue : il l'avait déjà atteint dans la mesure où il réalise toujours une idée ou une ingéniosité1• Il se difznit, en iffet, camme un mixte : un programme, d'un coté, de l'autre, un montage, un agencement qui le réalise ou le concrétise. Mais le juriste facilite le passage de ce qui était encore une simple réalité, susceptible d'une possession (un pouvoir de fait, précaire et fragile) à la propriété, véritable assimilation de l' « en sai >> par le « pour sai >> à travers le « nous >> (le socius) qui l'accorde en méme temps qu'il l'assure. S'instaure donc une relation quifonde la détention sur l'extériorité (le mien). l. Nous avons traité de cette question d ans I'Eloge de l'objet, Vrin, 1989.

L'avoir Aussitot surgiront d'ailleurs des querelles : le seul mot de« chose >> ( ou Sache en allemand, ou cosa en vieuxfrançais, ou thing en anglais) ne se sépare pas de cause ou litige ( thing désigne aussi bien la cause que le tribunal). E n français aussi, le mot d' « affaire >> contieni un double sens : celui d'une éventuelle négociation, camme celui d'un possible procès. Preuve donc que « la chose >> ne va pas de sai, qu'elle est liée au droit et aujudiciaire, qu'elle naft dans le conjlit. D'ailleurs, les expressions « mettre en cause>> ou « lajuste cause>> tendent assez à montrer celte antériorité dujuridique ou du tribunal sur un sens plus tardi], explicatif ou cognitif (la cause d'un phénomène). « La célèbre res des Romains signifie non pas "une chose substantielle" mais précisément ce qui est en question. Res publica ne signifie l'Etat que dans les versions latines. La res pu blica, c'est ce qui dans un peuple concerne tout un chacun et est dane discuté publiquement ... Ainsi con tre toute attente, resa une signifzcation primordialementjuridique, au sens de ce 1 qui concerne l'homme;l'affaire, le litige, le cas. >> Force nous est dane de rattacher l'objet à l'intersubjectivité et à la dispute. Et nous en profitons (Conclusion) pour développer l'une des caractéristiques épistémologiques de la pensée juridique : pourquoi ne pas fa ire d'une pierre deux coups ? Ce droit - si branché sur l'objet et san attribution - doit nous permettre de résoudre les graves problèmes qui se posent à tout moment : à ce t effet, il part de principes généraux ou de règles acceptables. Le mérite du Code civil aura méme consisté à bien dégager les véritables catégories ( les formes, le texte). Mais nous montrerons (Conclusion) qu'il échoue toujours dans l'application, où tout s'épaissit et se trouble.llluifaut alors rebatir un autre Système ou remanier l'ancien : on découvre en lui trop d'indétermination. Aussi réservonsnous obligatoirement une critique à la théorie du Droit di t naturel qui ne subsiste que dans l'esprit des historiens ; impossible aujourd'hui de suivre Domai : « Le dessein qu'on s'est proposé dans ce livre (Les lois civiles dans leur ordre naturel) est dane de mettre les lois civiles dansleur ordre naturel ... n'avançant rien qui ne soit ou clair par soi-méme, ou précédé de tout 2 ce qui peut étre nécessaire pour le fai re entendre. » Il faut toujours reprendre la construction. Portalis le voyait : « On ne fait pas un Code ; il se fai t ave c l. Archives de philosophie du droit, Sirey, 1979, t. 24 : Les biens et /es choses,

bien) et la métaphysique >>, p. 44. 2. Domat, ouvr. cité, t. I, p. VI.

> que le défunt avait acquis, mais l'actuel détenteur affirme qu'illui a été offert (par un don manuel, en récompense de menus services). Qui doit prouver - et comment? - la réalité de cette gratification, ou bien ne s'agit-il pas d'un détournement? h) Un fils soustrait à son père des « cuillères en argent »; un acquéreur de bonne foi les lui achète. Pourra-t-il les conserver? L'artide 2280, l'avant-dernier du Code civil, donne la clé de la réponse : il stipule que « si le possesseur actuel de la chose volée ou perdue l'a achetée dans une foire ou dans un marché, ou bien dans une vente publique, ou d'un marchand vendant des choses pareilles, le propriétaire originaire ne peut se la faire rendre qu'en remboursant au possesseur le prix qu'elle lui a couté » ; il faudra clone que le « propriétaire » rachète son propre bien, quitte à se retourner contre le négociant ou le médiateur - imprudent ou malhonnete, partant complice - qui a favorisé la vente. L'immeuble, lui, ne se transfere pas aussi facilement ni aussi légèrement : l'officier ministériel (le notaire) prend tout le temps nécessaire afin de vérifier l'origine et la nature de ce qui sera échangé. Nous revenons ainsi à la summa divisio : on ne peut pas ne pas distinguer les « fonds » (la terre) et ce qui circule aussi rapidement à la surface. La commodité cles mouvements, ainsi que celle corrélative des dissimulations et des vols, prouve toujours la dévalorisation des meubles. Tout, apparemment, les éloigne les uns des autres : Dieu seui a créé l'un de ces biens, alors que l'homme a fabriqué le second, c'est-à-dire les ustensìles, les armes, les vetements, tout ce qui se transporte avec soi, ce que l'on peut pousser et déplacer sans dìfficultés. On ne saurait confondre les deux, ni les situer sur le meme pian. La richesse de la terre n'appartient qu'au maitre du Ciel et des éléments, qui en délègue la gestion au souverain ou

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au seigneur (de là, la formule : Pas de Seigneur sans terre, pas de terre sans Seìgneur). Il en confie, à son tour, à des tenanciers l'exploitation et la récolte. Autre caractéristique décisive des fonds, ils donnent en effet des revenus réels ou cles fruits, à l'inverse de l'objet frappé de stérilité. La vraie substance se signale à nous par le fait qu'elle nous pourvoit de ses largesses, sans jamais perdre ni diminuer son etre. Elle se renouvelle périodiquement, tandis que le « meuble » ne peut rien générer et encore moins se régénérer. N'est-ce pas l'une des raisons qui ont conduit, au Moyen Age, à condamner « le pret à intéret », qui ébréchait cette hiérarchie, puisque le monétaire, le substitut des marchandises, échappait à son sta tut improductif et donnait des revenus ? Ou alors - le contrat de rente - on ne pretait de l'argent qu'à celui qui pouvait se prévaloir d'une fortune territoriale. Le sol servait de caution parce qu'il peut « valoir » : on n'interdit que les échanges monétaires stricts et seuls, qualifiés d' « usure ». On a clone cru pouvoìr opposer le « meuble » et l' « immeuble », mais il ne suffit pas de découper et de vouloir organiser le réel pour réussir; il faut pouvoir appliquer ses grilles. Immédiatement, dès le début, les « cateux » se mettent en travers : ce sont des « batiments », mais déplaçables, ou bien la partie détachable du moulin, ou meme le blé proche de la moisson, peu de temps avant la fauche. On allait jusqu'à distinguer les « cateux verts » (certains arbres peu productifs ou ornementaux ») et les secs (les étables, les granges, les hangars, qu'on ne rend pas tout à fait identiques aux maisons d'habitation proprement dites). On les oppose tous aux « fiefs », en dépit de leurs attaches au sol et de leur fixité. L'hésitation naìt du fai t que l'immeuble - qu'on privilégie s'identifie ou se reconnait à travers de nombreux critères : parfois, l'un d'entre eux manque, si les autres fonctionnent. Qui doit l'emporter? S'appuiera-t-on sur l'absent pour déclasser? Est-ce l'immobilisation, la visibilité, la perpétuité (« héritage ne peut faillir ») ou la productivité ? Nous pencherions volontiers pour la primauté accordée à ce dernier critère et selon lequel « le bien

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donne d es revenus » (d es fruits). La vraie substance ne cesse pas de fournir des preuves de régénération et d'effervescence. Il ne faut pas perdre de vue l'idée selon laquelle la « terre » l'emporte sur tout et se situe en haut de la pyramide : Dieu seull'a créée. Viennent en second les installations qu'elle porte (le non-frugifère). Et plus bas encore, les cateux (les c16tures, les baraquements) qui finissent par rejoindre l'autre groupe (les meubles dévalorisés). Quant au vieux Droit romain, il distinguait les res mancipi et les nec mancipi. Parmi les premières, il comptait les fonds de terre, les maisons, les animaux que l'on dompte et qui servent au travail de la ferme. Les secondes, les res nec mancipi, réunissaient les pièces d'argent, les animaux sauvages, etc. Ces dernières ne méritaient pas le meme crédit que celles-là, qui supposent la maitrise et le commandement de l'homme. L'étymologie de ce terme de mancipium reste incertaine : est-ce ce qui est acquis parla main (manu capium) ? Entendons d'ailleurs par là moins une saisie que la formalité rituelle d'appropriation (le coup porté avec la main, signe de l'engagement tant de l'acheteur que du vendeur) 1• Ou, mieux, le mot ne vient-il pas de manucapere, d'où dériverait mancipere? Or, manu capere, manu tenere aussi signifieraient « prendre possession ». Le mancipium indique aussi bien le bien patrimonial que le transfert légal de ce qui a été vendu légitimement. Est-ce que cette séparation entre les mancipi et les nec mancipi, qui sera abandonnée (on vendait, à cette époque, ses esclaves), n'est pas reprise, mutatis mutandis, par notre division entre les immeubles et les meubles ? Chacun devine bien que cette typologie - celle de la summa divisio- implique une économie de nature agricole: dès que celle-ci sera supplantée par l'industrie et le commerce, il faudra tout revoir, encore que le juriste ait préféré maintenir ses anciens cadres et tenté de loger en eux, coute que coute, le« nouveau ». Mais renonçons à des remarques destructrices : nous ne souhaitons qu'emprunter au droit sa taxinomie, sa manière d'inventorier les richesses (par le biais de l'appropriation), sa façon de concevoir l'objet (qu'il nomme le « bien »). De toute l. ]. Ellul, Elude sur l'évolution de la natureJuridique du mancipium, 1936, p. 31.

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mamere, son propre répertoire n'a pas manqué, au cours des ans, de subir de nombreuses retouches, parce que effectivement la propriété si variée et si complexe imposait sans treve cles révisions et cles réaménagements notionnels. Déjà, premier accroc, l'immeuble par nature peut devenir meuble par anticipation : les fruits qui restent attachés à l'arbre appartiennent à l'ensemble du stable (clone de l'immobile), sans compter qu'ils sont nés de la terre et de la sève, ce qui les enracine dans le sol. Il en va de meme pour l'herbe qui n'est pas encore fauchée ou le blé sur pied. Or, il n'est pas exclu qu 'on les vende : la commercialisation devance le temps de la séparation. « Cette projection sur le futur- note Frédéric Zénati - permettra au propriétaire de transmettre cles biens qui ont la nature de meubles et non pas d'immeubles, ce qui peut présenter certains avantages sur le pian juridique et modifie favorablement le sta tut fiscal de l'opération. Les biens ainsi envisagés sont d'une nature particulière, car ils sont immeubles par nature en fait et meubles par anticipation en droit. » 1 Le juriste reconnait bien la transition de l'un dans l'autre, leur quasi-insituabilité. En sens inverse, le meuble se mue aisément en immeuble et rentre en lui : ainsi on ne saurait séparer la statue de la niche qui a été creusée pour la recevoir, meme si on peut l'en détacher ou l'en sortir, puisqu'elle n'a pas été scellée : « Bien qu'une jonction physique ne soit pas la condition de l'attache à perpétuelle demeure, il est nécessaire en toute circonstance que le lien de destination soi t apparent... »2 Le tableau accroché au mur du salon pourrait en etre inséparable, à l'égal de la giace ou de l'ornement inclus dans la boiserie. Puisque la jonction physique ne constitue pas le critère, où situer la frontière entre le détachable (le meuble, justement) et l'indissociable ? Il suffit de donner cles preuves de l'affectation, puisque « l'union matérielle » ne s'avère pas indispensable. Tout se complique encore, chemin faisant : les livres nous informent de cet étonnant procès, entra!né par la vente de l. F. Zénati, Les biens, PUF, 1988, p. 76 (>). 2. F. Zénati, Les biens, 1988, p. 7!.

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« fresques ornant les murs d'une chapelle ». Un procédé récent

avait permis de les détacher assez aisément. Alors que la cour d'appel de Montpellier les tenait, en dépit de cet arrachement, « pour un immeuble par destination », la Cour supreme (à notre surprise et sans que nous comprenions) a cassé cet arret : elle a estimé qu'il s'agissait bien d'uri « immeuble par nature » mais qui devenait « meuble- » du fait du décollement (des murs), facile à opérer (le 15 avril 1988, Assemblée plénière). La meme statue, selon qu'elle est posée sur un sode ou non, change de classe : elle peut alors etre revendiquée par l'acheteur de l'habitation ou lui etre refusée (elle n'appartient pas aux murs). De là, cette question incidente : Que peut enlever le vendeur d'un appartement, dans son déménagement? Que doit-illaisser à l'acquéreur? Dans les temps anciens, chez les Romains, la nature de l'immobilier allait loin : on reliait à la ferme les animaux, les instruments, les esclaves, leurs femmes et jusqu'à leurs enfants, sans oublier - mais on le conçoit davantage - les cuves, les meules à olives, les pressoirs et tout ce qui sert l'exploitation : il ne faut pas empecher la marche de la cui tu re ; o n se refuse à disjoindre le fond des instruments ou des aides qui permettent le labeur. La notion de « déplaçable » ne joue plus ! L'obligation d'exploiter se met à l'emporter : elle solidarise la terre, le travail et les instruments indispensables. Le Code civil renchérit et dresse des listes qu'on croirait « borgésiennes », l'artide 524 notamment : « Sont immeubles par destination : « Les animaux attachés à la culture, les ustensiles aratoires, les semences, les pigeons des colombiers, les lapins des garennes, les ruches à miei, les poissons des étangs, les pressoirs, les chaudières, alambics, cuves et tonnes, les ustensiles nécessaires à l'exploitation des forges, papeteries et autres usines, les pailles et engrais ... » L'artide 525 nous semble modifier la doctrine : il piace dans l'immobilier ce qui y a été scellé « en platre ou à chaux ou à ciment ... ce qui ne peut etre détaché sans etre fracturé et détérioré, ou sans briser la partie du fond à laquelle ils sont atta-

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chés », au nom de quoi, d'ailleurs, la girouette, le paratonnerre, la marquise et le balcon ne sauraient etre disjoints de la maison qu'on cède. Mais on sait déjà que cette « fixité » ne constitue qu'un critère faible et révocable (la statue dans sa niche n'y est que posée, or elle ne doit pas etre enlevée au mur, dans lequel elle est comme protégée). Pourquoi ces listes énumératives étranges ? Pothier, pour justifier les « poissons de l'étang » considère qu'ils appartiennent de droit à l'homme par l'intermédiaire de cette eau, inséparable du sol. Il pense clone qu'il suflìt que tel ou tel objet ne puisse pas etre délogé de son installation sans en souffrir (ainsi, les lapins de garenne qui vivent sur ces terres) pour qu'il soit inclus dans la propriété. Ne faut-il pas aussi éviter à l'acheteur et surtout à l'héritier « une terre nue » et « un batiment vide » ? Plus tard, la différence entre le stable et le mobile s'effectuera encore plus malaisément. On demandera secours à des opérations : « ce qui brule », par exemple, permet la distinction. « Ce que torche consume est meuble », comme la maison en bois ou en torchis, l'arbre meme qui, d'ailleurs, ne tient à la terre que par ses racines. Il n'y est qu'enfoncé. En revanche, la pierre ou le sol ne cèdent pas au feu. On a changé de critère : le permanent s'oppose au destructible et l'arbre ou la foret passe, du meme coup, dans la catégorie de l'inessentiel ou de l'éphémère (ce qui peut partir en fumée). Le plus réticent verra en ces questions séparatrices, qu'il jugera subalternes, des joutes académiques, mais il se trompera alors à raisonner ainsi : ces rangements, on l'a déjà vu, ne sont pas sans de graves conséquences au moins financières quant à l'appropriation, à la succession et à la fiscalité. La société se joue à travers ces essais de classification parce que, avec e.ux, elle protège ou empeche telle ou telle opération. Nous sommes frappé, relativement à la division entre le meuble et l'immeuble, par le fait que le fruit, immeuble au départ, lorsqu'il reste suspendu à la branche, tombe ensuite dans le « meuble )) ; il en ira de meme pour l'épi laissé sur le champ après la moisson (d'où le droit au glanage) ou le bois mort qui jonche le sol de la foret, celui que les pauvres paysans peuvent

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ramasser. Ils ont tous cessé, les uns comme les autres, d'appartenir à leurs maìtres. Le possesseur en devient le propriétaire, selon le principe que nous avons rencontré, suffisamment commenté, « la possession vaut titre », en ce qui concerne les biens meubles, tenus évidemment pour moindres que les stables. On retiendra surtout que les fruits - les céréales, les fourrages, la laine - ainsi que les « civils » c'est-à-dire les loyers, les fermages, etc. ces immeubles, deviennent vite des « meubles » et par là changent de case : nous avons tenu à insister sur eux, parce qu'ils dérangent les démarcations. Et nous croyons le droit toujours en train de découper et d'édifier des barrières, de fixer des repères, mais, en meme temps, obligé de les déplacer ou de les abandonner. Le bien se fragmente sous nos yeux, ainsi que les droits qui l'accompagnent : en effet, on détache l'un de l'autre l' abusus (la possibilité de consommer intégralement la chose, ou de l'aliéner), l'usus (l'usage) et lefructus justement (la jouissance des seuls produits). Or, revenons sur lui, sur ce bien qui naìt d'un bien, sans l'amoindrir ni l'altérer - telles les pommes qu'on peut cueillir sur un arbre ou meme celles qu'on ramasse, parce que déjà tombées, et qui appartiennent alors plus que les autres à la catégorie des « meubles », par opposition à la souche (le pommier) qui subsiste. Or, cette notion de « fruit » sert particulièrement le droit, parce qu 'elle aère sa classification et lui fournit un heureux complément, une sorte de modèle, pour venir à bout de situations atypiques ou malaisées : il s'agit en effet d'un bien qui revient périodiquement et qui non moins régulièrement se sépare de la branche qui le nourrissait (ou le portai t) - à la fois un bien par excellence (on ne mange que lui) mais aussi le plus bas dans l'échelle des possessions, puisque instable et détachable. Sur lui, grace à lui, on pourra recourir à la distinction «de la substance » et« de l'accident » (ou l'accessoire), appelée naturellement à irradier. On ne cessera plus d 'opposer alors le fonds (le stable, l'immobile, le porteur) et le secondaire (la seule récolte qui n'entame pas la fécondité de la terre mais que celle-ci offre annuellement). Au nom de quoi on peut trancher des cas, il est vrai, assez

L'inventaire. La summa divisio

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faciles. Les Anciens, par exemple, comptaient parmi « les fruits » les petits des animaux. Et pourquoi alors le veau appartient-il au maìtre de la vache et non à celui du taureau ? Pourquoi cette maxime selon laquelle « le fruit suit le ventre » ? Pufendorf le précise et le justifie : « La raison de cela, ce n'est pas seulement que le plus souvent on ne connait pas le père, mais encore que le fruit a pendant quelque temps fait partie de la mère au lieu qu'il n'a jamais fait partie du père ... Le maìtre du taureau ne saurait prétendre légitimement entrer en portion égale avec le maitre de la vache, d 'autant plus qu'un seui male suffit pour couvrir plusieurs femelles, cela n'empechant pas que, si quelqu'un entretient tout exprès cles étalons, on ne doive lui donner quelque chose en récompense du service qu'on en tire. » 1 A peine une question est-elle réglée qu'une autre, voisine et meme semblable, dément la conclusion. Ainsi les Romains n'ignoraient ni le problème ni la solution : ils s'ingénièrent toutefois - et pour cause ! - à préconiser une autre réponse. Ils s'inqùiétèrent vite de savoir à qui « revenait l'enfant de l'esclave ». Or, s'il s'agit d'un fruit, il ne peut qu 'échoir à la mère (l'usufruit), à l'égal des récoltes, des plumes des oies, du lait des chèvres, du miei des abeilles, de la laine des moutons, cles ceufs de la poule, etc. On en écarte le « nu-propriétaire », possesseur de la bete, non de ce qu'elle donne (les fruits quelque peu épiphénoménaux, distincts de la substance meme). Mais cette conclusion fut vite abandonnée : « Le message, transmis par Cicéron, est forme! : contrairement à l'opinion de Quintus Mucius Scaevola et de Manilius, Junius Brutus fit prévaloir l'idée que l'enfant ne pouvait pas etre considéré comme un fruit, telle petit de l'animai. Son origine et sa nature le firent, au contraire, rattacher à la substance que constituait l'esclave-mère. » 2 Pour éviter la conséquence logique d'un

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l. Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Barbeyrac, 1712, t. I, p. 537 (>.Il nous faut clone reconnaitre l'existence d'associations pauvres (le crayon porte-gomme) et d'autres, plus intégrantes de leurs unités et qui, malgré le simple ajout d'éléments, parviennent à la coopération (le seul crayon). C) Donnons une dernière illustration, celle d'un montage qui sera reçu, bien qu'au départ assez litigieux. Dès qu'on descend dans l'examen de la construction ingénieuse, on risque de vaciller ; les règles ne nous tirent pas d'embarras. Il s'agit (cf. fig. I, p. 67) de portes coulissantes, à fonctionnement semi-automatique : a) on n'ignorait rien cles moyens les plus sophistiqués de glissement et de verrouillage ; b) on sa vai t déjà recourir à d es bourrelets de telle façon que les

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Au lieu d'une juxtaposition (généralement non reconnue), on a pratiqué une dissociation. Le tribuna! civil de la Seine (le 12 juin 1936) a admis au bénéfice de l'innovation cet ensemble qui évite à l'usager du métropolitain tout risque de blessure.

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Exemple d'une innovation qui, au li eu de « sommer " l es éléments, les éloigne l'un de l'autre.

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Pourquoi le rapporter? Parce que le système de verrouillage a été repoussé en dehors de la zone de contact cles portes, où il se trouve généralement. Par cette situation décalée, il joue comme un mécanisme supplémentaire de sécurité. Donc, malgré leur distance et leur indépendance, les deux éléments convergent. La proximité ou la fusion n'assure pas forcément la cohérence. Ici, nous observons l'inverse : c'est en raison de la déliaison que !es deux précautions (!es bourrelets verticaux et le verrou à la base cles portes) travaillent au meme résultat. Si on évaluait de façon trop objectiviste l'intégration, on s'égarerait : il faut juger en fonction du but atteint (le dynamisme de l'appareil), plus que sur l'intériorisation et l'emboitement cles pièces.

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ne faut-il pas reconnaìtre leur inventeur (lui verser des acomptes), autant que l'instigateur de l'ensemble qui les fédère seulement? Nous avons déjà répondu, il est vrai, à cette question : du moment que la réunion déborde les organes et les intègre, elle s'autonomise par rapport à eux et ne leur doit plus rien. S'il ne s'agit, en revanche, que de la seule amélioration d'un appareil ou d'un fonctionnement, on ne le déclarera pas révolutionnaire et on n'acceptera pas l'appropriation. Il convient toujours d'évaluer la valeur de la « révision }}, de la simplification ou de la modification, parce que l'essentiel consiste à écarter les habiles et à venir en aide à ceux qui ont permis le changement. Au milieu de cet imbroglio, le juriste, sur un point, n'hésite pas : il défend celui qui, le premier, a déclaré le « produit }} ou le « procédé }}. Prior tempore, potius jure. N'entrons pas plus avant dans ce maquis. Mais il est clair qu'il faut, pour pouvoir mériter le manopole, un acte administratif, la déclaration en bonne et due forme, c'est-à-dire une description détaillée, loyale, précise (en double exemplaire et elle n'excédera pas les 250 lignes à 50 caractères chacune) ; condition de validité : elle doit etre suffisamment claire et programmatique, de telle façon qu'elle permette à un homme de l'art, à la seule lecture du document, de réaliser ce que l'inventeur entend se réserver comme « sien }} et dont il se considère comme le maìtre (un bien privatif). Si le véritable inventeur ne s'est pas soucié de s'inserire régulièrement comme tel, il ne saurait revendiquer le droit à la paternité sur l'a:uvre et il n'en recevra pas les bénéfices. Tolérance ou concession, il pourra toutefois, malgré le brevet accordé à d'autres, continuer à exploiter ce qu 'il avait mis au point ( « l'exception de possession antérieure }} ) . On ne s'étonnera pas de l'obligation de ces formalités décisives en la circonstance : il faut des bases, une matérialisation effective, des renseignements objectifs sur ce qu'on considère comme « inédit }}. Le dossier est adressé, ou bien au secrétariat de la Préfecture, ou bien directement à l'Institut national de la Propriété industrielle, qui concentre toutes les demandes.

Subsiste la difficile question : à quels signes reconnaìtre surement qu'une association dépasse les composants et mérite d'etre « prise en charge » ?

Quittons nos « illustrations }} : le brevet s'attache, soit à un produit, soit à un procédé d'obtention, soit à une combinaison d'éléments mais qui doit dépasser leur somme ; il convient toutefois, en cas de possible contestation, d'en prouver l'antériorité : le tribuna! de commerce n'accorde sa protection qu'à l'inventeur et surtout pas à celui qui lui aurait dérobé son secret. Mais que de difficultés à nouveau ! Ainsi, l'idée de revetir le fer de zinc, pour le mettre à l'abri de la rouille, remante loin dans le temps ; cette technique a été abandonnée : on la jugeait insuffisante. Un ingénieur français, Sorel, grace aux travaux de Volta (la galvanoplastie), démontra que le zingage, mieux appliqué, constituait la meilleure manière de combattre et d'empecher l'oxydation du métal. Méritait-il d'etre reconnu et valorisé par l'octroi d'une patente? La législation française refuse « le brevet di t de résurrection }} que l'Allemagne entérine ; il faut seulement que l'invention ait été négligée au moins pendant une centaine d'années et qu'elle soit ainsi tombée dans l'oubli. Arago demanda, à nouveau, qu'on assouplisse la législation nationale, mais on s'en est tenu au texte de 1844 : du moment que l'idée était déjà entrée dans le domaine public, elle ne pouvait plus prétendre à l'antériorité. Toutefois, reprendre et revivifier ce qui a été délaissé, n'est-ce pas donner une nouvelle naissance et n'est-ce pas une authentique création? Ne cède-t-on pas ici aux facilités du formalisme? Et comment les uns peuvent-ils admettre ce que d'autres rejettent? Qn imagine les difficultés qui résultent de l'exigence absolue de priorité : d'autres n'ont-ils pas pris part à la trouvaille? La plupart des innovations n'ont-elles pas été précédées par des essais et meme des résultats extremement proches? A qui doit aller le bénéfice de l'exploitation ? En outre, si cette innovation combine seulement des éléments préexistants, s'il s'agit d ' un ajustage des uns aux autres, Il

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On gagne à y adjoindre « cles échantillons », pour rendre plus clair et plus net « l'objet », ainsi que cles dessins qui permettent une meilleure intelligence (tracés à l'encre et selon une échelle métrique). Surtout, il faut impérativement donner un « titre » qui corresponde à la désignation de cette production, susceptible d'appropriation, afin de faciliter immédiatement son classement et son repérage, au milieu cles milliers de ses proches. Il convient de fixer sa piace dans l'immense répertoire de tous ces dispositifs. Mentionnons que toute imprécision entraine la nullité de la requete :il faut informer cles conditions, cles dosages, de la température limite à observer, de la durée de telle ou telle manipulation, etc. Pourquoi cette exigence tatillonne? C'est que l'industrie! peut etre tenté de conserver ou d'obtenir pour lui l'avantage du manopole, en meme temps qu'il chercherait à se protéger cles futurs fabricants, par une malhonnete dissimulation. Pour nous résumer sur ce point, rappelons que deux exigences contraires se font jour : d'une part, on doit favoriser l'heureuse solution, celle qui nous vaut l'objet ingénieux et nouveau, mais, d'autre part, on suscite en partie son remplacement. On y travaille au moins par deux moyens: a) En échange de la reconnaissance, qu'implique la levée du secret, on donne tous les droits au créateur, mais cette période ne dure qu'un temps ; ensuite, l'innovation appartient à tous. On a clone enrichi le patrimoine technique commun. b) On encourage indirectement les rivaux à trouver mieux, s'ils veulent compter les memes avantages. De plus, ils ne paieront plus « la licence » ; au contraire, en cas de succès dans leur recherche, ils vendront euxmemes leurs privilèges. Nous croyons comprendre le principe et le ròle du « brevet de fabrication ». Il entoure l'objet, le promeut, en meme temps qu'il a contribué à sa naissance. Ne les séparons pas l'un de l'autre ! Mais un « objet » quelconque relève, en vérité, d'un système juridique complexe, parce que lui-meme - et le Droit a favorisé cette diversification interne - comprend plusieurs éléments. Il n'est pas un bloc homogène : à chacun de ces terri-

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toires s'attache d'ailleurs une législation protectrice tout à fait spéciale. Il nous faudra les envisager séparément. Nous empruntons d'abord à Casalonga une illustration facile de cette pluralité, celle de la simple bouteille d'encre Waterman. Ne l'abaissons pas trop! Les produits les plus usuels et les plus ordinaires incluent en eux un style qu'il nous faut ressaisir. Nous reviendrons plus tard sur l'importance du flacon qui enferme tout produit liquide (indispensable), mais un simple contenant non spécifié, qui se borne à « détenir », ne peut pas obtenir, à son profit, que cette forme fonctionnalisée lui soit réservée. N'importe qui doit pouvoir emprunter ce moyen banal inévitable.

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L'inventeur de l'encrier a du forger un type originai, différent de ceux qui le précédaient, te! celui que nous dessinons (cf. fig. 2, ci-dessous). Il a don c imaginé un réservoir de forme hexagonale, qui comprend six còtés, mais inégaux, de telle façon que, lorsqu'on le pose sur l'une de ses facettes latérales plus courtes, le niveau de l'encre s'élève, ce qui permet de remplir le stylo, alors meme qu'elle touche le fond. Le système ancien, quand il s'était préoccupé de cette question (celle du remplissage), l'avait fort mal réglée; il n'avait conçu qu'un récipient encombrant et mal intégré. Le brevet ne manquera pas de défendre cette trouvaille qu'aujourd'hui, d'ailleurs, on remarque à peine, tant l'ensemble a été remplacé par cles moyens plus aisés et plus rapides (cles recharges plastiques). On vient d'ailleurs d'assisterà une évolution cles« outils de l'écriture », depuis

Fig. 2. -lnvention modeste mais originale et partant brevetable

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la piume Sergent-major et l'encrier, puis la bouteille et le stylo, jusqu'aux cartouches actuelles qui alimentent directement la pointe métallique. Mais l'ingénieur pousse plus loin l'individualisation : il surdifférencie le réservoir. Il détache cles autres les faces latérales supérieures qu'il coupe et illeur donne par là un contour trapézo!dal incliné, de telle façon que l'ensemble ressemble désormais à une espèce de construction géométrique complexe, gràce à quoi il échappe au « cube » ou au « cylindre » traditionnel et pauvre (la classique microbouteille). Il esthétise. Et quant au sommet - le réservoir vu d'en haut - il prend un aspect hexagonal attendu. Selon la perspective, l'encrier change, sans dérouter. Cet enchevetrement de figures élémentaires n'entrave cependant ni l'unité ni la simplicité de ce « moyen », qui frappe par son rassemblement bien focalisé et sa cohérence. Or, cette création morphique (le design) relève d'une réglementation applicable « aux dessins et modèles » : elle difière entièrement de celle qui définit le brevet. Alors que ce dernier protège la technicité seule (ici celle d'un fonctionnement facilité, ainsi que celle d'un dispositif bien calculé, manipulable, parce que volumiquement faible, le maximum de réserve pour un minimum d'enfermement), la seconde « protection » ne porte plus que sur le style ou l'éventuelle décoration. Enfin, troisième moment, on intensifie encore la singularisation commerciale par l'incorporation au verre (ou alors, à défaut, par une étiquette collée sur lui) d'un nom (Encre Ideai Waterman), qui s'étend aussi à l'emballage, comme à tous les papiers qui l'entourent. On notera que la société s'est bien gardée d'une marque comme « Encre noire » ou meme « Encre idéale » . Nous verrons ultérieurement pourquoi; sachons déjà qu'on ne saurait utiliser le nom du produit ni lui accoler un adjectiftrop valorisant, ce qui pourrait inférioriser ou gener les concurrents. « Encre Ideai Waterman » donne une illustration directe d'une dénomination conforme aux règles : ideai (invariable) ne se rapporte pas vraiment à « encre », en partie à Waterman, un terme qui lui-meme nous conduit à l'opposé du produit. On

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s'est éloigné de l'expression générique, que nul ne peut capter à son profit (il appartient à tous) : le ferait-on qu'on cesserait d'ailleurs de s'originaliser. Incontestablement, il faut distinguer trois couches : la technique, la morphique, la sémantique. Partons alors à la découverte de l'objet stratifié : nous usons de l'instrument analytique du juriste, afin de mieux descendre dans le labyrinthe cles marchandises feuilletées. En premier lieu, examinons le brevet proprement di t qui porte clone sur « l'inventivité fonctionnelle » ; nous savons déjà qu'il doit remplir deux conditions générales, la nouveauté et l'antériorité. Mais il n'accompagne pas toutes !es innovations. Il ne « récompense » que la néo-technicité, c'est-à-dire ce que l'ingénieur ajoute à la nature, ce que cette dernière n'impliquait pas. En conséquence, à ses risques et périls, le droit distingue la découverte de l'invention ; il entend délaisser, voire ignorer la première, pour ne s'attacher qu'à la seconde qu'il « patente ». Nous reviendrons sur cette hardiesse définitionnelle. Dans l'immédiat, retenons que la découverte se contenterait d'enlever ce qui nous cachait la vue d'une réalité préalable ; or, cette dernière devance et clone affaiblit notre effort de recherche, qui écarte seulement- travail négatif - ce qui nous éloignait de l'heureuse constatation. Nous nous félicitons de ce subtil partage, que Pau! Roubier salue, dans la mesure où il entend augmenter l'univers cles productions et ne connait que ce qui dépasse le réel. « La découverte, écrit Pau! Roubier, c'est la reconnaissance d'un objet, d'un phénomène, d ' une propriété d'un corps que personne ne connaissait jusque-là, mais qui existait déjà .. . Au contraire, l'invention consiste à produire de nouveaux effets techniques... L'invention exige que l'homme participe à sa confection ou à sa réalisation : on ne peut inventer que ce qui n'existait pas. Dans l'invention seule, l'activité de l'homme est productive, dans la découverte elle est seulement, dit-on, réceptrice. » 1 l. Ouvr. cité, t. II, p. 90.

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Toutefois, cette frontière entre les deux domaines - celui de l'invention et celui de la découverte - tombera assez vite et plus d'une fois. Une découverte, celle d'une substance chimique par exemple (non seulement elle préexistait, mais, du moment qu'elle est répandue dans l'univers ou du moins s'y trouve, elle relève des res communes camme l'air, l'eau, la mer et ses lais que, par définition, tous peuvent revendiquer), passe dans le groupe des « inventions » dès qu'elle aura été tirée du còté des applications. Les qualités d'un corps expriment « son déjà là » (on me t en évidence ce qu'il contenait en lui-meme, ses implications) mais, à partir du moment où, d'une part, on en tire d'autres, par des procédés industriels, et où, d'autre part, on fournit le moyen de les exploiter, on a augmenté la substance. La nature ne nous livrait pas spontanément un tel emploi : c'est l'ingéniosité qui l'a suscité. Souvent, il est vrai, on se débat dans une situation médiane : ainsi, a été annulée une demande par laquelle un ingénieur avait seulement exposé les avantages pour la fermentation alcoolique d ' une espèce de champignon plus robuste et plus actif que ceux jusqu'alors utilisés. Il n'a pas obtenu satisfaction, parce qu'il avait seulement révélé les propriétés d'une moisissure (sans doute déjà connue, au surplus). Il aurait manqué à sa requete que soit souligné le recours à des manipulations constructives ; notre guide, Paul Roubier, proteste : « A notre avis, écrit-il, si le résultat industrie! dont il est question était vraiment obtenu, le brevet méritait d'etre validé : sans doute, il n'emportait pas un droit privatif sur le produit luimeme, mais sur l'utilisation dans l'industrie indiquée de ce pro d ui t. » 1 Une autre façon, en effet, de convertir la « découverte » en invention consiste à souligner moins le résultat (une substance, un effet, un phénomène) que le modus operandi. Toutes les méthodes ne peuvent pas etre prises en compte, assurément, tels le simple tri, une lente sédimentation, un fracl. Ouvr. cité, t. II, p. 95.

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tionnement spontané, mais, parfois, il faut user de stratégies analytiques complexes afin d'isoler un élément d'un mélange et alors mériter la patente. Nul ne pourra s'emparer de principes ou de « données » meme si les uns et les autres sont jusqu'ici inconnus - afin de s'en assurer des bénéfices. Pourquoi? D'abord, ce qui tient à l'indéterminé par quelque còté ne peut pas etre protégé : pas de contours suffisants pour une idée ou une conception ! On peut l'interpréter de façon variée : son rayonnement rend difficile une évaluation matérielle. Le juriste de la « propriété » la juge clone insaisissable. « Par conséquent, on ne peut valablement prendre un breve t par exemple ... pour une méthode de lecture, ou de calcul, ou de comptabilité, un système de mnémotechnie ou encore une méthode de publicité, une méthode de vente, comme la vente avec articles-primes, etc. » 1 Le droit répugne aussi à la commercialisation des théories : il réserve aux savants d es distinctions plus nobles (d es médailles, des récompenses honorifiques, des prix et la notoriété) et non les avantages d'une vente. Mais surtout il sait qu'il ne peut pas suffisamment définir le domaine théorique, alors qu'une réalisation (un instrument, un assemblage inédit, une application) peut etre circonscrite. Surtout - mentionnons-le à nouveau - comme la vérité précédait le labeur inventif, tous pouvaient, tòt ou tard, la saisir. Le naturel, ainsi que le rationnel, ce que la nature nous donne ou implique, ne sauraient clone etre réservés à quelques-uns. Ainsi la plupart des compositions pharmaceutiques ne bénéficieront pas d'un manopole d 'exploitation. Comment une piante ou une herbe salvatrices pourraient-elles etre accordées aux uns et défendues aux autres? La législation ne peut tout de meme pas travailler à ce qui limite les possibilités de soigner et de guérir. Ne faut-il pas s'opposer aux abus notoires? Or, tant que dure « la réserve » au profit de l'inventeur, nul ne peut, en effet, se substituer à lui ni entrer sur le marl. lbid., t. II, p. 86.

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ché, meme s'il a amélioré la fabrication ou s'il abaisse le prix de vente. On aboutit à d'invraisemblables verrouillages commerciaux. Ainsi, lorsque le brevet Knorr a cessé, qui protégeait l'antipyrine, celle-ci qui coutait 250 F le kilogramme est aussitot tombée à 50 F. On ne gagne clone pas ici à distribuer cles « patentes » protectrices. De plus, si on extrait d'une tige ou d'une écorce ou d'une racine une substance avantageuse, on n'a pas vraiment ajouté au monde meme : on l'a tout au plus déplié. On sort seulement de l'ombre ses ressources cachées. Revient clone ici la juste et constante critique à l'égard du « déjà là », alors que le droit commerciai entend provoquer « la production » vraie, la mise en circulation de ce qui n'était précédé par rien, de ce qui supposait une audace instauratrice. L' « obtenteur », que le droit souhaite récompenser, doit créer un autre univers, au lieu d'épeler ou de scruter l'ancien. Il va s'ensuivre cles jugements étonnants. Chacun connait, à ce sujet, les déboires d'un horticulteur talentueux, M. Valuy, débouté de sa réclamation-plainte à l'encontre d'un rival qui lui avait dérobé « un ceillet », une variété insolite réalisée par de patients croisements et d'habiles sélections (d es manipulations méthodiques). M. Valuy ne vendait ses fleurs qu'après les avoir dépouillées de toute possibilité de bouturage : il s'était octroyé une exclusivité de fait (une possession) . Or, celui qui lui avait volé, sur sa plantation,· cette fleur recherchée ne devait-il pas le dédouaner de son manque à gagner (ce qui le dédommageait de son travail et de son invention), en rneme temps qu'il était punissable d'un vol? Mais le tribuna! (le 23 mai 1921) condamna M. Valuy. Il lui donna tort parce que « la vie ne se commercialise pas » et que nul ne peut en réclamer la possessivité. Et comme d'autre part on ne pouvait pas prouver que son rival avait malhonnetement acquis le rare spécimen, à partir duquel il avait lancé sa campagne de vente, on s'explique la conclusion de ce procès. La controverse ne cessera plus de rebondir, au cours cles années, parce que justement la part du « donné » (là où elle

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triomphait) s'éclipse jusqu'à la quasi-disparition devant celle du construit : nos fleurs et nos betes sont désormais orientées, puis commandées par les techniques ; elles sortent de leur ancienne sphère. Une fois de plus, en présence de situations emmelées, évolutives et tout à fait nouvelles, le juriste opte pour le compromis ; nous ne l'en blamons d'ailleurs pas, parce que nous estimons cette relation incessante entre les « principes » et les « réalités », de telle manière que les uns et les autres cherchent un équilibre et se redéfinissent mutuellement. a) Ainsi, en ce qui concerne le remède qui ne peut pas etre breveté, on ne saurait longtemps ignorer que meme l'isolement de la sécrétion d'une moisissure, en quantités importantes, suppose désormais cles opérations usinières lourdes. Et on ne saurait refuser à l'industrie! « sa défense » : il s'est éloigné du recours à de simples « extraits » ou à un approvisionnement végétoanimal. Il participe activement à l'élaboration cles molécules que le médecin prescrit. Il a clone fallu tourner la législation, d'abord par le simple rappel de la distinction entre le « produit » et « le procédé », qui ne s'identifient pas. On a donné aussi de l'importance à la façon de présenter (et aussi d'administrer) : au lieu d'un sirop en vrac, celui-ci est distribué sous forme de « capsules » faciles à détacher et hermétiquement préservées. La manière de donner finit par l'emporter sur ce que l'on donne : ainsi ce qui impliquait cles prises contraignantes (cles injections sous-cutanées régulières) peut etre absorbé, parla voie orale, en une seule fois . Nous ne manquerons pas ultérieurement de commenter les subtilités et le role de l'empaquetage qu'on abaisse généralement trop. Le terme de_« conditionnement » - une « condition » frole le pouvoir et la nature de « la cause » - suffit à lui seui déjà à établir ou rétablir son importance. Parallèlement, on devait modifier le statut de la « licence spéciale » ( « ces licences constituent en réalité une transaction entre le système de la prohibition du brevet et celui de la liberté complète du brevet; il s'agit d'une expropriation partielle du droit du breveté dans

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l'intéret général » 1) ainsi qu'imposer le « visa » pour toute nouveauté, façon oblique, à nos yeux, de reprendre le contròle et l'autorisation des remèdes. On surveille clone le marché et on lui commande. Il va encore assez de soi que la prohibition du brevet ne s'étend pas aux appareils (ainsi des injecteurs destinés à une meilleure administration des solutions) ni aux instruments directement curatifs - les prothèses ou meme les engins thérapiques, etc. Par tous ces moyens, l'industrie pharmaceutique sort de son statut d'exception. Pour user du langage juridique, notons qu'après le « visa » qui consacrait en fait la nouveauté et introduisait dans le système du brevet ce qui n'y avait pas accédé (l'AMM ou l'autorisation de mise sur le marché), l'ordonnance du 4 février 1959 a institué le BSM (le brevet spécial du médicament). Plus tard, afin de s'harmoniser avec les conventions internationales, la loi du 13 juillet 1978 rapprochera encore un peu plus le régime des produits médicaux du simple droit commun, c'est-à-dire du brevet d'invention et d'exclusivité subséquente. Le mot de médicament cesse de valoir : il est alors remplacé par une périphrase - la substance ou la composition destinée à la mise en a:uvre d'un traitement ou la substance possédant des propriétés curatives certaines. Il reste toutefois des traces de particularisme, mais ici, nous entrons dans d es analyses trop ponctuelles (ainsi la nonbrevetabilité d'une nouvelle, c'est-à-dire d'une seconde application pour un produit déjà connu, bien qu 'il s'agisse là d'un enrichissement de la substance, don ton étend le spectre d'action). On a soutenu, il est vrai, que le législateur souhaitait par là, dans un domaine sensible qu'il faut stimuler plus qu'aucun autre, favoriser la recherche de nouvelles molécules, plus que la reprise des anciennes. Alors cette situation singulière se trouverait légitimée, mais il n'est pas défendu de voir dans cette mesure un reliquat d'une réglementation ancienne et surannée. Nous rejoignons le

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pr Azéma : « La meilleure des solutions, écrit-il, serait peut-etre tout simplement de supprimer une règle dérogatoire au droit commun en matière de brevetabilité, sur laquelle depuis vingt ans on s'interroge sans avoir jamais trouvé une solution absolument certaine pour lajustifier. Ne serait-il pas temps de ramener le brevet pharmaceutique dans le giron du droit commun? » 1 Le philosophe doit en prendre son parti: l'industrie chimique a évincé les extraits, les aròmes et les essences tirés des plantes : elle construit « les produits de la santé » qu'elle commercialise. L'enclave d'une nature seule curative a pris fin, ainsi que les barrières juridiques, favorables à cet isolement. b) Parallèlement, les micro-organismes, les herbes et les animaux - du moment qu'ils dépendent désormais des hybridations et des mutations provoquées - se rapprochent de la propriété industrielle ou meme artistique, rentrent clone dans le cadre de la fabrication, sinon, sans la possibilité de recouvrer au moins les frais liés à ces élaborations, les chercheurs renonceraient à ces coùteuses transformations. Hier les végétaux, immuables et partout répandus, comme l'air et l'eau, rentraient dans le vaste groupe des res communes, mais, à partir du moment où les manipulations génétiques réaménagent les programmes de la vie, les plantes changent de statut : il faut alors prévoir pour elles, à défaut du brevet classique défendu, un « droit d'obtention végétal » (le nov). Le juriste n'emploie pas le mot de patente, mais il autorise ce qu'il implique (l'appropriation et la rémunération). Et la fleur portera d'ailleurs un nom (celui de son « obtenteur » éventuellement) : moins don du ciel ou de la terre que fruit du talent et de la patience avisée d'un horticulteur qui s'en réserve le bénéfice ! Finalement, l'ancien couvercle a sauté : les remèdes comme les etres, qui formaient un monde à part et échappaient à la législation commerciale, y rentrent par des portes dérobées (le

l. Protection et exploitation de la recherche pharmaceutique, Librairies Techrnques, 1980,

l. Pau! Roubier, ouvr. cité, t. II, p. 99.

> et à l'éclipser par un changement relativement minime; d'un autre còté, on ne doit pas refuser les progrès et les améliorations apparemment minces. Nous ne cessons de tourner autour du meme problème, celui de l'évaluation de l'innovation qu'on souhaite aider. En principe, la simple modification des dimensions ou le seul remplacement d'un matériau par un autre (le fer au lieu du bois) ne devraient pas entrainer une validation ou la reconnaissance. On ne touche là qu'à des accessoires. Toutefois, la diminution ou l'agrandissement des proportions d'un instrument de musique aboutit à des sonorités inattendues, ce qui met en échec la règle précédente. De meme, le seul remplacement d'un « constituant » par un plus robuste renouvelle l'appareil. Ainsi, camme le cuivre se trouve etre l' un des métaux les plus malléables, il est entré dans la fabrication des ustensiles et récipients alimentaires, mais au contact de l'air et des ingrédients acides il s'oxyde et répand dans la masse des sels vénéneux. La riposte ne tardera pas - l'étamage qui a supprimé ce danger (grace à une légère couche d'étain fondu et dont on tamponne le récipient). Mais le récurage et les frottements finissent par user assez vite ce qui protégeait le cuivre, alors mis à nu. Comment ne pas saluer l'étamage dit polychrome plus résistant, du à Biberel, qui employa alors un mixte de fer et d'étain, ce qui donne une couverture résistante ? Or, on n'a que changé un constituant, mais on a soustrait par là meme l'instrument à son pire défaut. Les critères, dont nous comptions nous inspirer, ne jouent donc pas. N'allons pas affaiblir l'importance des « unités » : le « ce avec quoi » devient vite un « ce sans quoi ». Bientòt on apprendra à cuire des aliments sans apport de graisse et sur des surfaces (des plaques de vitro-céramique) telles que rien ne s'y attache:

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ici le « constituant », loin de jouer une fonction secondaire, transforme entièrement l'opération culinaire. Il ne faut donc pas amoindrir l'élément d'un ensemble, sous prétexte qu'il ne s'agit que d'un élément ou d ' un moyen, pas davantage lui accorder trop d'importance. Le critère rudimentaire (un simple changement métrique ou l'utilisation d'un autre matériau) ne nous tire pas d'embarras. On ne sait donc pas résoudre vraiment la question : où commence la vraie création, celle qui transcende le simple « tour de main » ou le know-how, ou celle qui suppose plus que la ruse ? Dans le monde des techniques, des arts et des sciences, on réussit à discerner « les ruptures », mais, dans le domaine des objets domestiques et familiers, là où l'innovation révolutionnaire n'a guère sa piace, comment s'orienter? A partir de quel moment l'appareil s'originalise-t-il et devient-il, à lui seul, une espèce différente de celles auprès desquelles ori le range ? Bref, qu'est-ce que le brevet peut prendre en compte légitimement? Autant que l'objet lui-meme, qui implique toujours, selon nous, de l'ingéniosité et une heureuse élaboration, son emballage ou le contenant mérite attention. Il rentre dans le groupe de la « présentation » et définit l'aspect extérieur du produit. Il comporte d'ailleurs, à son tour, deux niveaux, l'utilitaire, ce pourquoi il a d 'abord été conçu, et une sorte d'enveloppe qui l'individualise. Cette dernière, inséparable de la fonction, relève de l'esthétique: lorsque la couche utilitaire l'emporte (un conditionnement moderne et efficace), elle en appelle à une certaine « technicité » et le brevet la défendra alors contre toute usurpation. Dans le second cas - et l'un n'exclut pas l'autre - , lorsque se déploie le jeu ornemental, les lois de la propriété culturelle seules s'appliquent. S'exerce donc une législation bien différente de celle du brevet; par exemple, la durée de la « défense » pour les « dessins et modèles » va jusqu'à cinquante ans, voire cinquante ans après le décès de l'auteur, etc. On en imagine la raison : la société a tendu un demi-piège à l'inventeur; elle lui assure une solide mais courte défense, en

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échange de la déclaration ; elle souhaite en bénéficier le plus tòt possible, tandis que les réussites purement morpho-créatrices lui importent moins (l'élégance ou le style compte pour peu dans le productivisme). L'objet, selon ce qu'on examine en lui, ne rentre clone pas dans le meme système juridique : n'est-ce pas la preuve de sa stratification ? Ce droit relatif « aux dessins et modèles » concerne aussi bien une cafetière qu'un pot ou une bouteille, une affiche ou un tissu, un rasoir mécanique ou une lampe. Mais, pour qu'on puisse valider cette forme, il convient qu'elle respecte cles conditions indispensables, et d'abord, exhibe un minimum d'originalité. Que de flacons typés, d'ailleurs, à l'opposé cles récipients usuels et nécessaires (le simple enfermement) et qui ne peuvent, en conséquence, prétendre à la protection ! Impossible ici de suivre le poète (Alfred de Musset) lorsqu'il affirme: Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ! Que de bouteilles, bien qu'elles doivent jouer un ròle purement fonctionnel (retenir un liquide), revetent une allure qui les singularise, t elle celle de Perrier, de forme ovoide, d'une couleur verdatre, un renflement au goulot et une étiquette incrustée dans la paroi ! Il en va de meme pour tel verre à boire de la cristallerie de Saint-Louis, qui a connu un large succès, se signalant lui-meme par trois parties - l'inclinaison de la coupe, l'importance du bouton de la jambe, le développement du pied ! Nous allons toutefois nous heurter à des problèmes comparables à ceux que nous devions régler au sujet du brevet : où commence l'individualisation et clone la propriété? Comment ici créer cles différences notables à propos d'un ustensile aussi rudimentaire et d'un fonctionnement aussi simple (contenir) ? Pourra-t-on vraiment séparer les uns cles autres? Il importe d'évaluer la part de l'utilité (ici sans mérite), celle du nécessaire (l'obligation de retenir un gaz ou un aérosol), celle du banal (le commun), afin d'atteindre le spécifique, que nul alors ne doit pouvoir capter ou imiter à son profit. Comment débrouiller tous ces courants morphogénétiques ?

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Quelques cas n'offrent aucune difficulté - tel « le réservoir » à essence d'un vélomoteur, conçu en fonction du seui emplacement (dans le cadre du cycle), avec le minimum d'encombrement pour le conducteur, susceptible aussi de détenir un volume suffisant de carburant, sans compter la facilité et la rapidité de la construction. Il doit respecter toutes ces contraintes ; il résulte de leur composition et ne constitue clone pas un modèle vraiment protégeable. On ne niera pas - mauvaise façon de se tirer d'embarras - que l'ornementation du couvert ou de la lampe puisse relever de l'art, à cause de son application utilitaire ou de sa compromission avec le prosai:que. Victor Hugo, à la Chambre des pairs, s'insurgea contre cet argument : « Michel-Ange et Raphael avaient concouru pour le modèle d'un chandelier d'église et les deux flambeaux avaient été exécutés. Oserait-on dire, aujourd'hui, que ce ne sont pas là des objets d'art? » 1 On a encore soutenu que le dessin de fabrique se surajoute seulement à un objet déjà existant (un bouquet de fleurs au fond d'une assiette), alors qu'une peinture véritable existe pour ellememe : si l'artiste l'efface de la toile, cette dernière perd son sens. Par là, on identifie le décor à un accessoire qui peut disparaitre ! Epiphénomène, o n parvient à l'irréaliser ou à le diminuer ! Décidément, on n'aime pas les « petites choses » ; mais le malheur est qu'il n'y a pas de « petites choses » ! Ne rabaissons pas la marchandise au seui usage : elle inclut en elle, comme nous tentons de le montrer - outre l'ingéniosité d'un montage que le brevet, à sa manière, consolide - une disposition ou configuration souvent attrayante. En aucun cas, le mélange cles deux - l'usage et l'agrément - ne doit servir à l'annulation ou au mépris du second, sous le prétexte qu'on en voit moins le ròle. Qui douterait cependant de la valeur d'une affiche publicitaire, bien qu'elle assure une fonction commerciale? Nous évoquons ce cas, parce qu'ici l'artistique prend meme le pas sur le reste : l'ornemental devient le fonctionnel, il l. Pau! Roubier, ouvr. cité,

t.

II , p. 400.

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l'absorbe, preuve aussi qu'on ne sépare pas facilement les deux plans qui s'équivalent. Nous reconnaissons la difficulté de cette dissociabilité, d'ailleurs : on y parviendra souvent et de façon certaine, dès lors qu'on montrera qu'un objet, sans perdre sa fonctionnalité, peut revetir des « formes différentes » (la multiplicité morphique). Bien que tous les juristes n'admettent pas ce critère, il nous semble efficace : l'abondance plastique prouve la participation individualisante et esthétisante. Si la pratique décidait seule de l'aspect, on n'assisterait pas à cette floraison. Nous défendons la thèse de la possible évaluation, en dépit des problèmes rencontrés (la mesure de cette originalité). Et nous nous réjouissons aussi de ce qu'à peu près tous les produits - meme les plus ordinaires comme la monture de lunettes comportent une parcelle, si minime soit-elle, de liberté dans leur aspect (leur physionomie). Le droit aidera d'ailleurs à la dégager : il le faut, puisqu'il se proposera de la défendre contre toute spoliation ou contrefaçon. A propos de ces « dessins et modèles », nous retrouvons d'ailleurs l'essentiel des questions que nous avons rencontrées au sujet des brevets: si le problème diffère, les solutions se ressemblent. A) Il s'ensuit par exemple qu'on refusera de prendre en compte des formes trop inspirées des naturelles qu'on aurait servilement transposées, ainsi pour un jouet qui ressemble à une coccinelle ou un ruban qui mime la peau d'un serpent, etc. Toutefois, le recours à des animaux (gazelles, faisans, papillons, éléphants) n'entraine pas l'annulation d'un droit privatif, si on décèle dans la reprise quelques éléments personnels. « Si l'emploi des fleurs des champs pour la décoration appartient à tous, le mode de leur représentation et leur groupement donnent au dessin déposé un caractère originai qui lui permet de bénéficier de la protection légale. » 1 l. Pierre Greffe et François Greffe, Traité des dessins et des modèles, Librairies Techniques, 1974, p. 186.

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B) En revanche, on rejettera le privilège demandé pour une présentation trop standardisée, tel un ~ep de vigne comme manche d'un tire-bouchon. On serait meme tenté de refuser cet avantage à toute enveloppe qui se moule sur ce qu'elle met à l'abri (pas de brevet générique !). Cependant, on a accepté une boite-étui plate pour jumelles, bien qu'elle se soit attachée principalement a en épouser les contours. Pourquoi ? « Elle présente une simplicité de lignes, une harmonie de contours manifestant un gout que le public semble avoir apprécié. » 1 Il faut bien que le contenant s'adapte étroitement au contenu et l'enserre meme, s'il s'agit d'un instrument fragile - on ne l'en condamnera pas, au contraire, il suffit qu'il ajoute « un plus » grace à quoi il déborde la seule fonctionnalité. Le juriste va jusqu'à admettre « la copie » d'un exemplaire classique et connu mais à la condition expresse qu'elle n'ait été obtenue ni par un calque ni par un surmoulage (mécaniquement) : à partir du moment où l'artiste s'est seulement inspiré du modèle, il a sùrement apporté un cachet personnel à son travai!; il comporte clone du rigoureusement non identique, y compris quelque maladresse bienvenue. Ce que la main a tracé ne peut pas ne pas introduire une nuance ou une note, voire une interprétation ou un renouveau de la compréhension. C) La combinaison de moyens utilisés n'empechera pas davantage « la patente », encore qu'il puisse s'agir d'un agencement assez simple : pour un tissu, une seule succession de bandes horizontales mais de couleurs et de hauteurs différentes, ou encore un certain damier qui assortit autrement des figures élé,. mentaires (des carrés et losanges). Parfois meme la seule étoffe, par sa constitution (un certain moiré, des cannelures, des filets, etc.) obtiendra gain de cause. La moindre intervention suffit à mériter la « défense », telle seui transfert d'un dessin d'un domaine à un autre (on retrouve ici l'argument qui avait triomphé précédemment : il faut alors qu'on passe d'un registre à un autre, éloigné du précédent ; on l. Ibid., p. 52.

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refuse l'avantage de l'exploitation à un tissu qui reproduit ce qu'une dentelle avait déjà préconisé ou encore à un pot de moutarde qui représentait une marmite ancienne; au contraire, on l'accordera à la fabrique qui imprime sur une étoffe façonnée d es figures propres à une sculpture célèbre). Nous ne pouvons pas ne pas signaler l'existence de procès qui reposent sur des pointes d'aiguille. Paul Roubier en a énuméré suffisamment, ainsi : « On a estimé que le transport d'un dessin d'une étoffe de damas, sur un velours imitant l'ancien, nécessite un travail important d'adaptation et donne à cette étoffe un aspect spécial et un caractère particulier, la distinguant de l'étoffe sur laquelle il avait été primitivement appliqué ». Paul Roubier hésite à donner son assentiment : « Il s'agit seulement d'un transport d'un tissu à un autre tissu », ajoute-t-il. Assurément ; mais joue un autre critère, plus décisif, la difficulté à opérer ce passage, d'où l'originalité et la nouveauté qui doivent, en fin de compte, décider. D) Le principe de l'incorporation au produit fabriqué de la part de fantaisie et de liberté morphique ne doit pas servir de prétexte pour exclure de la législation culturelle ( l'~uvre d'art) les albums ou les prospectus, contenant seulement des gravures, à partir desquelles le client choisit ce qu'il souhaite. Ce ne sont là que des reproductions ou « cles images » - cles objets d'objets. On a tenté de les évincer, toutefois il convient de tenir ces précieux catalogues aussi bien pour cles recueils, qui prennent piace dans une bibliothèque à l'égal cles livres d'art, que pour des ensembles projectifs de réalisations dont elles ne se séparent pas vraiment. Quelle mauvaise querelle que de vouloir « patenter » l'objet et non pas sa photographie ! Nous devrions d'ailleurs entrer dans cles examens plus fouillés, par exemple, aligner seulement des bouteilles vides (la champenoise, la bordelaise, etc.) qui contiennent soit d es vins réputés, soit des liqueurs caractéristiques, soit aussi cles parfums de reno m (d es flacons). Chaque maison, chaque cru tient à ce qu'il regarde camme

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son emblème, la seule apparence d'un contenant ou d'une baite qui doit dépasser tout à la fois : le banal, le générique et le déjà exploité. Le problème morphologique nous parait particulièrement difficile à résoudre, car, que reste-t-il au milieu de tant de réussites qu'on ne peut pas reprendre et dont on doit mème s'écarter? Comment parvenir à se loger dans ce champ si étroit? Il faut éviter tout risque de confusion qui serait condamnable et, en méme temps, ne pas verser dans la sophistication ; il convient de réaliser un enveloppement (flacon, capsule, étui, baite, etc.) d'une exemplaire simplicité et directement perceptible dans sa différence. Troisième couche de l'objet, celui-ci finit par ressembler à un tableau sur lequel s'inscrit une nuée de signes : le nom éventuel du fabricant, l'indication d'origine, surtout si l'an tient à s'opposer à l'invasion cles produits anonymes ou venus de l'étranger, les modes d'emploi, le temps de la garantie, la nature de la composition, le titrage des divers constituants (sans compter bien d'autres renseignements annexes et facultatifs), mais surtout la référence commerciale, c'est-à-dire la marque méme du produit. Ne tenons pas celle-ci pour surajoutée à l'objet : elle se situe en son cceur. La plupart de ces appellations seront protégées : elles doivent toutefois avoir été déposées au greffe du tribuna! de commerce. L'artide 3 de la loi de 1857 le précise : « Le dépòt n'a d'effet que pour quinze années. La propriété de la marque peut toujours étre conservée pour un nouveau terme de quinze années au moyen d'un nouveau dépòt. » Chacune cles strates de l'objet relève bien d'une réglementation à part. On conçoit d'ailleurs l'obligation de ce renouvellement de la demande, en ce qui concerne sa « dénomination » : on s'assure par là que le nom continue à valoir ou qu'il n'est pas tombé dans l'oubli. En outre, s'il fallait consulter les archives pour en vérifier l'antériorité ou l'existence, on s'y perdrait. Aussi oblige-t-on le propriétaire à réactualiser ses droits (à partir de 1924, tous les vingt ans). Il convient surtout que l'acheteur ne soit pas abusé : certains vendent frauduleusement, à l'aide de signes spécifiant et indi-

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quant une autre fabrique que la leur, une marchandise moins sùre ou différente. Dans ce détournement de clientèle, la jurisprudence voit « un délìt ». On a soutenu, en sens inverse, que le consommateur devait etre protégé quant à la qualité du produit (son identité, la teneur de ses constituants, la durée de l'usage, etc.), mais que le mot qui l'accompagne paraissait assez extérieur et clone que l'utilisation d'une appellation ne constituait pas une véritable fraude. Nous ne partageons pas ce point de vue. Nous nous réjouissons de ce que le magistrat ne sépare pas l'objet de ce qui le désigne (so n image et la façon de le reconnaitre). Normalement, il devrait etre incorporé au produit, comme une empreinte indélébile, un cachet, un relief ou un timbre adhérent, mais on ne peut pas toujours exiger une telle assimilation : certains, par leurs dimensions ultra-minimes, ne peuvent supporter l'incrustation (le fil, une aiguille, etc.) ou, par leur nature, s'y soustraient (les gaz et les liquides). On se borne à estampiller le seul contenant. En dépit de ces quelques exceptions matérielles justifiées, la désignation se loge dans l'objet meme et elle le caractérise : elle n'obéit pas à une seule fonction documentaire, mais tient un ròle emblématique et valorisant. C'est gnke au juriste qu'on parviendra à la fixer et à la valider, raison de plus, selon nous, pour ne pas éloigner l'un de l'autre le droit et l'objet. Rapidement, en effet, surgissent cles conflits qu'il faut apprendre à régler. Nous nous proposons d'en examiner quelques-uns : A) D'abord, le juriste nous aidera à trouver une dénomination commerciale acceptable. On ne peut pas autoriser toutes les désignations; certaines léseraient trop les concurrents. S'il est possible de se prévaloir d'une appellation flatteuse, elle ne doit pas porter de l'ombre sur son rival ou gener son entreprise (ainsi on refusera l'incorporation au ti tre de « le » ou « la meilleure » !) . On exclura également « la bonne lessive », d'abord parce que cette marque indique trop ce qu'on fabrique (on retrouve ici, comme il est juste, l'interdiction du « générique », de ce qui

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appartient à tous) ; de plus, on y ajoute un adjectif sans doute trop avantageux (l'adversaire peut s'en emparer; sinon, on sous-entend que son produit ne se compare pas à celui-là ; on le dessert obliquement). Le tribuna!, il est vrai, a admis « la favorite » pour une eau minérale, ou « la reine cles crèmes » pour une pommade, ou « le résistant » pour un vetement de travail. Mais le superlatif, ici ou là, ne blesse pas le concurrent : il ne se livre pas à une comparaison déloyale et détournée. Le meme tribuna! a toléré « l'excellent camembert » ou « le rasoir idéal » ; toutefois, « excellent >> difière de « le meilleur ». Il convient de descendre dans les nuances, afin d'y détecter une éventuelle attaque. Il devient délicat d'inventer l'expression adéquate. Ne peuvent convenir ni le descriptif pour la bonne raison que tous les fabricants peuvent le revendiquer et qu'alors s'installerait la confusion - ni l'évocation du lieu ou de la manière de produire, que nul ne saurait s'attribuer, encore qu'on parvienne à tourner cet obstacle (Mont-Blanc, par exemple, ne donne pas explicitement la région mais éveille l'idée de la provenance), ni les composants de ce qu'on façonne et toujours pour la meme ra1son. De meme, un emblème ne doit pas se tirer de ce qu'on exploite directement (on ne permet pas la feuille de vigne pour l'enseigne d'un négociant en vins, ni l'éléphant pour l'ancien vendeur de produits en ivoire, etc.). De meme, l'univers pharmaceutique ne calquera pas ses substantifs sur ses substances : exalgine, par exemple, évite une référence trop précise et se borne à une vague allusion à l'effet du remède (un analgésique). L'onomaturge devra se frayer un chemin parmi tous ces interdits. Il est vrai que le magistrat parfois consent à l'équivalence entre «le mot et la chose ». Il est pris de vitesse. Le laboratoire, avec son langage scientifique et meme chimique, a expérimenté tel ou tel composé qui donne cles effets inespérés. On auréole aussitòt ce nom, on le popularise, on ne peut plus s'en détacher, tels le PAS ou acide paraaminosalicylique, le glycéro-

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phosphate, etc. On assiste parfois à un complet retournement : l'appellation commerciale prend de l'importance, se généralise et fini t par valoir comme le no m du genre ! De plus, le juriste, soucieux de la bonne marche de la société et clone d'une médecine bienfaisante, n'hésite pas à « primer » des « marques » assez proches du contenu, afin de faciliter le travail de celui qui soigne. Pourquoi d'abord l'obliger à retenir des mots compliqués et surtout sans lien avec ce qui est prescrit? Ne favorise-t-on pas aussi l' « erreur » puisque le mot ne joue plus ici son ròle d'indicateur? On ne l'a que trop délogé du remède et de sa fonction. Qu'il puisse clone s'accorder avec eux et par là favoriser une thérapie adaptée ! On ne prendra pas ces minimes questions de vocabulaire pour insignifiantes, puisque, à travers elles, se continue la guerre économique. Si, d'une part, un industrie! s'approprie « le nom exact », il lèse ses rivaux qui lui intenteront un procès, parce qu'il faut lui refuser cet avantage indu. D'autre part, il importe d'inventer un terme qui diffère de ce qu'il désigne (proche, mais non identique au produit), un néologisme euphonique, facile à prononcer et à retenir. Smeldur a été admis, parce que l'orthographe fantaisiste empechait de penser qu'il vantait une propriété réelle : il illustre une habileté. B) Les mots commerciaux ne doivent pas non plus etre identiques ou trop voisins les uns des autres. Celui qui, le premier, a déposé le sien l'emporte. Mais autant le principe va de soi, autant il se trouble au moment de l'appliquer. Nous suivons Paul Roubier. Il nous apprend qu'un vendeur avait choisi comme enseigne publicitaire « Au cercle bleu », mais qu'un concurrent avait retenu le meme « cercle bleu » représenté visuellement (l'icòne, non plus le mot). Le juge n'a pas accepté cette pseudo-égalité ; il a tenu pour indivisible la parole et son image. Il a vu là un abus. En sens contr.a ire, une société étrangère vend ses articles sous la marque Sun (soleil en anglais), mais il n'a pas été défendu qu'un semblable baptise ses produits Hélios (soleil, en grec) ou meme Soleil. Il semble difficile de protester, parce que le risque

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de confusion semble infime et ne concerne que quelques rares connaisseurs des langues. Parfois, on entre dans des situations plus troubles. On bute sur la question tant de l'antériorité que de la ressemblance. S'est développé jadis, dans une ville de province, un magasin La Samaritaine; celui de Paris, dont on connait le rayonnement, tient à installer une succursale dans cette meme ville, où le premier semble l'avoir devancé (à moins qu'il n'ait usé, dans le passé, de l'enseigne commune comme façon de se grandir et par référence au modèle parisien).Jadis, le vendeur ne dépassait pas sa région ; on tolérait effectivement des appellations identiques, ce qui ne présentait aucun risque. En la circonstance, et aujourd'hui, que décider ? On ne peut pas permettre aux deux prétendants d'user du meme signe distinctif, parce qu'on entretient alors la méprise. Si on tolérait cette similitude, n'importe quel commerçant, établi sous un nom proche de celui d'un adversaire, se haterait d'ouvrir un point de vente sur son territoire. N'allumons pas les hostilités ! Avrai dire, meme si le centre parisien n'ouvre pas un magasin dans la ville en question, le problème demeure : un acheteur pourra s'imaginer qu'il se ravitaille dans une maison qui dépend sans doute de celle de Paris, alors qu 'elle n'y est pas rattachée. Comment empecher la superposition et l'erreur? Quand le conflit prend un tour trop vif, le tribuna} recourt à son arme favorite, la facilité : par exemple, l'un des magasins pourrait s'intituler Samaritaine et l'autre La Samaritaine. Non seulement on s'oppose à l'identité, source de désordre et de méprise, mais on va jusqu'à condamner le moindre rapprochement : « Le propriétaire du restaurant Prunier a pu faire interdire l'enseigne d'un concurrent Au petit Prunier qui se trouvait dans un quartier bien différent et s'adressait à une clientèle inférieure, parce qu'il ne voulait pas laisser croire qu'il s'agissait d'une succursale pour consommateurs modestes » (Paris, le 27 mars 1929( Nous en tirons la preuve qu'on ne sait pas toul. Pau] Roubier, ouvr. cité, t. Il, p. 719.

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jours décider de l'importance des « empiétements ». On en tolère certains, on en écarte d'autres. Où situer le seuil de l'acceptable? C) Dernière question jurisprudentielle, aussi embarrassante : permettra-t-on la cession du nom commerciai, inhérent à l'objet? Nous nous y opposons par principe, persuadé que l'un et l'autre, l'objet et ce qui le nomme (commercialement), ne sauraient s'écarter l'un de l'autre, d'autant qu'ils se promeuvent mutuellement. Mais si une fabrique se meurt et que son propriétaire la cède, n'abandonne-t-il pas du meme coup l'un et l'autre ? Pourra-t-il s'opposer à leur dislocation ? Il se peut aussi que le produit perde du terrain, alors que la désignation, ancrée dans le public, conserve toujours sa notoriété, d'où l'idée de la transposer sur une fabrication plus moderne et plus attirante. Parfois le juriste ne proteste pas con tre ce transfert, parfois il le refuse. On connaìt d'ailleurs des situations de « divergence » assez déroutantes. Ainsi, une communauté religieuse - nous évoquons un procès célèbre - commercialise une liqueur La Grande Chartreuse. Lors de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui entraine la liquidation du patrimoine des congrégations et des biens de l'Eglise (1901), la distillerie passe aux mains d'un adjudicataire. Les produits fabriqués dans le meme lieu, avec les memes appareils et mis en vente ne ressemblent pas tout à fait à ceux d'autrefois, puisque les moines ont emporté avec eux leur savoir-faire. L'appellation ne devrait plus désigner la liqueur, sauf à abuser les consommateurs. Leur successeur crut pouvoir l'utiliser. Mais les religieux reprirent leurs activités à l'étranger; ils exportèrent meme en France leur célèbre production. Comment les empecher d 'user de leur no m (commerciai), justifié par le principe tant de l'antériorité que de l'exclusivité ? On a bien annexé l'usine, les ingrédients, le lieu, mais le nom résiste - ultime rempart. Il échappe à la mainmise, tant il suit et doit suivre, comme son ombre, ce à quoi il s'identifie.

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La cour de justice de Genève ( 1909), le droit international, a estimé que le liquidateur de la distillerie ne pouvait pas accaparer la « marque ». Il ne peut pas dépouiller la communauté de certains biens, de sa richesse immatérielle en quelque sorte (la liste cles clients, le secret de fabrication, l'emblème, le sceau). On parvient à saisir, par voie de fai t, une installation, mais la désignation au moins ne peut pas etre annexée: le plus important s'enfuit ! Il en résulte surtout pour nous que la dénomination n'existe pas en dehors de ce qu'elle spécifie. Elle ne se confond pas avec une étiquette transposable, meme si elle ne peut pas évoquer la nature du produit. Bien que décalée par rapport à sa constitution, elle n'en entretient pas moins avec lui une relation indissociable et inaliénable. De meme qu'un individu tient à son « nom » et le protège, il en va de meme pour une « marchandise », ainsi personnalisée. Demeure en suspens une question, sur laquelle nous avons déjà buté, celle de pouvoir traquer et ensuite poursuivre (au civil comme au pénal) les contrefacteurs (les faux objets, les appropriations illégitimes). Les fraudeurs parviennent à se faufiler aisément dans l'univers cles produits à la fois nombreux et proches les uns des autres. L'imitation est difficile à repérer : à partir de quel seuilla ressemblance devient-elle délit ? L'industrie de la « reproduction » emprunte trois chemins bien distincts :

a) Une modification qui consiste, soit en un retranchement, soit en une addition, mais ni l'un ni l'autre ne semblent modifier le total, du moins selon le défenseur de l'inventeur patenté. Mais est-ce si sur? Peut-on, à ce point, minimiser la simplification ou le réarrangement (par un ajout) ? b) On peut aussi tabler sur un habile « équivalent », c'est-àdire qu'on remplace un élément par un semblable. Nous avons déjà mentionné qu'une telle substitution parfois valait en tant qu'innovation décisive et vraiment transformatrice de l'opération, mais elle peut aussi relever de la ruse.

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c) La troisième manière semble la plus ingénieuse - le perfectionnement. La Ioi ne ratifie pas ce dernier procédé, en ce sens qu'elle rend bien possible le fait d'améliorer un dispositi[, mais cet arrangement reste sous la dépendance de la trouvaille première et ne saùrait l'éclipser. Ici encore, ne va-t-on pas trop loin dans la défense d'un manopole? Nous évoluons dans un milieu hypersaturé et plein, de ce fait, de conflits : un léger écart, par rapport à un modèle, est tantòt jugé positif, tantòt tenu pour accessoire, tout au plus s'agit-il d'un élargissement. Une extension ne constitue pas un renouveau : on prolonge. Gomme on ne parvient pas à poser ou imposer cles barrières, on ne peut pas éviter Ies querelles ni évaluer avec sureté. Et, ce qui achèvera de tout embrouiller, sur le pian de l'application du règlement, vient de ce que, par exemple, un brevet qui protégerait, par hypothèse, un industrie! allemand sera copié et détourné par une société française, qui elle-mème vendra ses produits (la contrefaçon) en Belgique ou en Italie. Quel juge aura alors compétence ? Quelle appréciation portera-t-il, puisque les lois cles différentes nations ne se recoupent pas ? Et si, par hasard, le magistrat beige est retenu, devra-t-il ou pourra-t-il aborder le mème délit en dehors de son propre pays? Laissons au juriste le soin de régler ces affaires' . Bornonsnous à signaler l'existence de ces marchandises douteuses, à la fois semblables et différentes. Penchent-elles du còté de la similitude (alors on leur refuse l'indépendance : nul ne peut revendiquer en sa faveur les bénéfices de la propriété) ou au contraire du còté de la différence qui l'emporte (d'où, pour elles, la reconnaissance d'un droit privatif) ? Embarrassé, le magistrat se complait dans cles solutions éclectiques, du fait mème peu satisfaisantes : ainsi il distingue,

l. Aspects actuels de la contrefaçon, Librairies Techniques, 1975, européen », p. 14-31.

> mais qu'il propose pour un « faux vrai » ! A-t-on le droit de reproduire à ce point? D'abord, on l'avoue explicitement, clone, on ne fraude pas (l'amateur souhaite, lui, acheter l'authentique). En outre, au besoin, quelques détails justifient la différence (un travail mécanique et non plus tout à fait artisanal, ce qui permet d'abaisser le prix). Un second commerce - celui cles simulacres - se greffe clone sur le premier - tableaux, meubles, bijoux, etc. Il ne concurrence pas l'authentique et ne se substitue pas à lui: il le redouble clairement et ostensiblement. S'il faut lutter con tre la mystification et le « démarquage », acceptons, en revanche, la multiplication de ces « sosies » reconnus comme tels et qui, à leur manière, ouvrent le champ cles« productions », sans altérer le premier. On comptera clone, en plus de l'originai, ce qui le simule (le faux) et ce qui le copie, sans oublier tous les proches qui se contentent de s'inspirer du « modèle ». Ne confondons pas « l'etre », son reflet (le danger de la méprise et d'une pseudoidentité), son double (la copie explicite) et la nébuleuse cles voisins. Pourquoi cette remarque, sinon pour signaler la pluralité cles objets, ainsi que l'obligation pour la loi de ne déclarer la guerre qu'à celui qui intentionnellement fraude? La législation nous a semblé sortir la « production » de ses limites. •·;. ',\. ',~f.f'~ I,.·Jti'l~>::

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Le nouveau en difficultéo La brevetabilité

Le bicentenaire du brevet français

D'une part, elle stratifie l'objet, clone le multiplie : on sépare la trouvaille qui le consti tue (le brevet), le dessin ou la forme (le culturel en lui et la différence visible) et la marque commerciale (un signe de reconnaissance et de spécification) o Ces trois régions ne relèvent pas de la meme évaluation : chacune d' entre elles enrichit la marchandiseo D'autre part, le brevet lui-meme n'a été accordé que pour que soit favorisé ensuite son rayonnement, après les vingt années d'exclusivitéo Il ne s'agissait pas, par là, d'enclore et de privatiser, mais seulement de défrayer et de tout mettre en pleine lumière (la déclaration) o Chacun, séduit aussi par l'avantage de ce brevet, se lancera dans la modernisation et le travail de renouvellement de la fabrication o Ainsi, le droit-aiguillon participe, selon nous, et activement, à l'élargissement de notre environnement.

suscite un double drame, le premier, celui qu'on puisse y recourir et, à des fins diverses, en divulguer le contenu. Comment est-ce possible? - Le second conflit, plus aigu, surgit quand celui qui l'a écrite est devenu célèbre (une ceuvre). A qui vont alors revenir les bénéfices d'une publication, si elle a lieu ? Bref, qui possède juridiquement le « document )), celui qui l'a rédigé ou celui qui l'a reçu ? Et si, par hypothèse, on reconnait à l'envoyeur-auteur le droit de propriété, on ne pourra pas lui refuser ceux qui l'escortent comme son ombre, celui d'en empecher la diffusion, celui de choisir le moment de la commercialisation, ainsi que celui d'éventuelles modifications ou de possibles annulations ; mais, comme il ne détient sans doute pas un « double » de ce qu'il entend ainsi régenter, comment s'y prendra-t-il si les deux parties continuent à s'opposer? Peut-on récupérer ce qui a été donné ? Nous ne cesserons pas de tourner autour de ces deux conflits. Nous ne tenons pas à entrer dans l'analyse des solutions (et des fluctuations) que nous résumerons brièvement. Nous voulons seulement réfléchir sur cette situation limite et à partir d'elle, dans la mesure où elle force à réviser la notion fondamentale de « propriété >) ainsi qu'à diversifier nos relations à l'objet. Celui-ci appelle tant de conduites et pour l'acquérir - partiellement ou totalement, provisoirement ou définitivement - et pour le conserver, le transmettre, l'aliéner (ou le vendre) ! On sait aussi qu 'à chaque possession sont attachées plusieurs possi-

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bilités légitimes, ne serait-ce que l'usus, lefructus et l'abusus! On n'en finit pas d'explorer l'immensité cles « objets », ainsi que les actions qu'ils autorisent. Lesjuristes n'ont pas manqué d'ailleurs de se soucier cles problèmes de la lettre ; ils en ont reconnu ouvertement l'importance, notamment F. Gény, notre guide, dans l'ouvrage auquel nous nous référons, D es droits sur les lettres missives, 2 vol., 1911, ainsi qu'un colloque récent, Les correspondances inédites, qui s'est tenu au Sénat, les 9 et 10 juin 1983. C'est que le droit tient sans doute à colmater la brèche, bien qu'elle demeure, selon nous, toujours ouverte. A) Mais comment, grosso modo, règle-t-il le premier cles problèmes signalés ? On l'imagine, le droit au respect de la vie privée l'emporte ; toutefois, il cède devant cles exigences supérieures, par exemple celle de se défendre d'une grave accusation. Lorsque la lettre qu'on possède fournit la preuve d'un dommage, va-t-on empècher de l'invoquer, mème si l'expéditeur nous en refuse la possibilité? Dans le domaine commercial, on ne se heurte pas à de vraies réticences. Ainsi, un notaire prétendait avoir repris l'étude d'un prédécesseur, sous l'influence favorable que lui avait causée une lettre écrite par un confrère, au demeurant président de la Chambre de Commerce de l'endroit, en réponse à une demande de renseignements sur l'honorabilité de l'étude ainsi que sur son dynamisme et ses virtualités de développement. Il recourt à ce témoignage dans la mesure où on a visiblement cherché à le tromper. On l'a induit en erreur. Et le tribunal a reconnu le droit de produire cette lettre en justice, sinon le plaignant ne pourrait pas fournir la preuve de ce dont il a été ou aurait été la victime. L'aspect personnel s'estompe ici devant l'obligation de s'innocenter d'une faillite. Plus délicat et plus contestable, un fils prétendra démontrer sa filiation réelle - sans compter d'autres moyens - à partir cles écrits échangés entre un père présumé et sa mère, encore que l'un et l'autre se soient opposés à cette révélation. Est clone admise ici la possibilité de rendre publics les échanges les plus intimes.

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Nous reviendrons sur ces procès et sur ces jugements : on n'en finit pas de commenter les attendus et les raisons d'ètre de ces affrontements pathétiques. Et quoi de plus révélateur et mème de plus philosophique qu' « une affaire » qui conduit les deux adversaires au tribunal ? De plus, le magistrat tranche au nom de la loi, mais il n'est pas défendu que nous puissions, avec cles arguments psychologiques ou humains, juger autrement, en dehors du formalisme judiciaire. La lettre se trouve souvent au centre du débat : peut-on en lever le secret? Justice et jurisprudence ont mème à considérer la situation de « tiers » - ni auteurs ni destinataires de la correspondance - pour se demander si les plaideurs peuvent bien se prévaloir du « droit à la preuve » que les lettres contiennent. On ne saurait le leur refuser, puisque chacun doit pouvoir réunir les pièces propres à sa défense, mais à la condition qu'elles ne portent pas atteinte à un « autrui » impliqué dans l'échange . De plus, si on a obtenu de façon illicite «le document épistolaire décisif », on ne pourra pas davantage s'en prévaloir, eneo re que, selon F. Gény, qui cite cles cas et les commente, on l'ait parfois reconnu. Bien que détourné, il permettait de certifier l'existence d'une importante spoliation commise au préjudice du plaignant. Mais, en règle générale, on ne saurait invoquer cles lettres dument saisies. A quels indices reconnaitre qu'une correspondance qu'on ne détenait pas, qui vous sauve en mème temps qu'elle abat votre adversaire, se trouve légitimement entre vos mains? A-t-elle été volée, interceptée? Il importe clone d'en expliquer la provenance, quand ce ne sera pas l'authenticité. (Elles se trouvaient dans un meuble commun, laissées à la disposition cles deux époux, ce qui n'est guère concevable ou elles ont été reprises d'une corbeille à papiers, à partir de morceaux qui ont été p1us ou moins réassortis et reconstitués dans leur état.) Le juge devrait méme, pour cles affaires d'importance, à l'encontre de « rétentions abusives », obtenir la production forcée de lettres, utiles à la justification (voire à l'innocence) du

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demandeur - réserve faite de circonstances d'ordre supérieur, notamment s'il s'agit de correspondances diplomatiques ou trop liées à la défense du territoire. La Cour de cassation est allée plus loin : elle a consacré le droit, pour un époux, de demander directement au tribuna! la production, en vue de justifier un désaveu d'enfant, de lettres écrites par sa femme à un tiers, mais F . Gény, orfèvre en la matière, qui s'interroge sur le bien-fondé de cette jurisprudence, demeure plus que réticent à l'égard de cette procédure. Nous y insistons, parce que, dans ces circonstances, deux exigences contraires se heurtent: le fameux secret (la confidentialité à préserver, le droit à une vie privée protégée, quand elle ne porte pas atteinte à la société), ainsi que le principe de la possession, comme de son usage ou de son non-usage, mais qui s'éclipsent devant le droit « à la preuve » de plus en plus victorieux. Assurément, celui,ci, à son tour, ici ou là, doit céder au premier : imaginons, en effet, que celui qui plaide bénéficie de la possibilité de dévoiler un échange scabreux. Il l'a d'autant plus exigé qu'il se sert de cette arme pour nuire, par ricochet, à celui qu'il poursuit, ainsi qu 'à d'autres dont il se venge. Le tribuna! doit refuser cette diffamation sournoise et indirecte; il lui faut alors · donner plus de poids à l'obligation du silence sur les échanges épistolaires. II faut clone préalablement évaluer les deux solutions (la divulgation ou le refus du dévoilement). Les intéressés ne devraient pas d'ailleurs eux-memes en trancher. Seui le magistrat saurait décider. II est clair aussi que celui qui plaide pour la défense absolue de l'intimité et de la non-révélation des Iettres use de l'argument afin d'empecher la justice ou de dissimuler aux juges cles « aveux », ce dont, au contraire, son adversaire tient à s'emparer. A refuser la divulgation, il donne un argument indiciel en faveur de son opposant : pourquoi refuser qu'on prenne connaissance cles « lettres échangées » ? Le conflit tourne souvent autour de ces « documents écrits et personnels ». Rien de plus opiniatre et de plus résolu que la haine des amoureux d'hier ou cles époux qui se séparent, c'est

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pourquoi le mari (ou la femme) qui demande le divorce, du fait de l'adultère, tient à se servir des lettres adressées par un tiers à celle-ci (ou à celui-ci), dans la mesure où il (elle) a pu se les procurer. Ou encore il exhibera celles qui ont été écrites par sa femme (ou par le mari) à son complice. Les unes et l es autres valent comme justificatifs irremplaçables. Laissons ces détails, dans lesquels souvent la procédure s'enlise. II nous plait de noter l'importance de ces documents révélateurs et surtout de leur production à ciel ouvert, qui s'opère alors sans le consentement tant du destinataire que de l'auteur. François Gény l'accorde : « Nous avons reconnu le droit à la preuve par lettre au profit de toutes personnes, meme étrangères à la correspondance qu'elles invoqueraient, pourvu qu'elles n'aient pas obtenu cette correspondance par cles voies manifestement illicites. » 1 Encore faut-il parfois tempérer cette dernière restriction. Plus encore : « Le consentement du destinataire ne devrait pas etre tenu pour nécessaire en vue d'admettre le tiers détenteur cles missives à les produire en justice. Il est clair que cette solution de principe supprime l'utilité de toute recherche sur la volonté, plus ou moins apparente, du destinataire à ce point de vue. » 2 Dans ces conditions, les écrits personnels échappent dorénavant aux deux correspondants. Et l' « objet » qui était déjà scindé peut etre désormais revendiqué, au moins pour l'usage, par des « tiers » ! Les deux échangeurs ne peuvent plus clore la confidence sur eux seuls et en interdire le recours. A nouveau, il faut perdre ou aliéner ce qui déjà se trouvait partagé. La propriété n'appartient plus aux propriétaires, qui eux-memes étaient déjà divisés à son sujet. Le second problème que nous avons mentionné nait avec l'éventuelle publication : à qui appartient-elle ou de qui relèvet-elle, du créateur meme ou du détenteur ? L'un cles deux l. Ouvr. cité ( Des droits des lettres missives), t. II, p. 252. 2. lbid., t. II, p. 148.

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peut-il s'opposer à la commercialisation et au nom de quels principes ? Qui surtout doit en recevoir les bénéfices? Ne pourrait-on pas aussi n'en révéler qu'une partie, la moins compromettante pour l'un ou pour l'autre ? Nous ne quittons toujours pas M. Gény, dans ses savantes analyses ; il penche nettement, non sans de bonnes raisons, en faveur de celui qui a conçu la lettre : « Tout conspire à nous faire maintenir, conformément au droit commun, la faculté exclusive de publication ou la propriété littéraire au profit de l'auteur des lettres. Et nous n'hésitons pas à donner cette solution comme solidement établie et seule exacte. » 1 Mais ne minimise-t-il pas le possesseur des missives ? Ce dernier n'y a-t-il pas indirectement participé et n'est-il pas engagé en et par elles ? Peut-on d'ailleurs révéler le contenu de l'échange sans son accord ou ne peut-il pas exiger le respect de sa vie privée ? Rien n'est simple ici. D'abord, il peut refuser de se dessaisir de ce « bien ». En outre, n'avons-nous pas admis que l'écrivain ou l'homme illustre, puisqu'il a envoyé sa lettre au destinataire, la lui a abandonnée? Il n'en a pas pris (généralement) une « copie » - signe de ce don complet. On ne saurait donc tenir pour secondaire le « récepteur ». Il nous semble qu'on affaiblit trop son importance. D'ailleurs, les deux échangeurs trouvent dans les textes juridiques de quoi se neutraliser : si le véritable créateur, le maitre juridique du document, ne peut pas publier ce qui risque de nuire au destinataire (il a bien essayé de se dispenser de son accord, en ne mentionnant pas le nom de celui auquel il a adressé le « message », mais il n'est que trop facile de le découvrir : on n'a pas assuré par là son incognito), inversement, un principe général, que nous devons ultérieurement analyser, veut que la « vente » ou l' « offre » d'une ocuvre ne confere pas le droit à sa reproduction et donc à l'édition. Le receveur d e l'échange épistolaire ne saurait en tirer le moindre avantage l. lbid., t. I, p. 36 1.

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commerciai. Il faut donc une entente entre les deux correspondants, afin de réaliser cette commercialisation : par voie de conséquence, il importe de prévoir un accord sur les bénéfices liés à cette communication (la propriété littéraire). Et afin d'éviter de compromettre ou de froisser les « tiers », dont il est toujours question dans les libres-échanges, on effacera les traces d'allusions périlleuses ou des réflexions trop désobligeantes. Cette solution de principe ne joue guère parce que les vraies difficultés surgissent dès que l'un des deux ou les deux correspondants ont disparu : les lettres se trouvent entre les mains de leurs héritiers, moins touchés par le « contenu ».Avrai dire, le problème ne se lève qu'avec eux, parce que la notoriété n'arrive que tardivement et, du meme coup, les échanges intimes ne prennent de la valeur qu'après la mort de l'un ou des deux acteurs-auteurs (ainsi, les lettres écrites par Napoléon). Les désaccords ne cessent alors de s'amplifier : les uns souhaitent tirer avantage de ces écrits, alors que les autres ne veulent pas présentement les rendre publics ; comment concilier des intérets si divergents ? Non seulement la« propriété » est partagée, mais elle recèle de telles traces d'intimité - à la différence d'un texte directement voué au public- que ou bien l'auteur (ses ayants droit) ou bien la famille du destinataire rechigne à la diffusion. Il nous semble que la lettre, bien qu'écrite, ne relève pas vraiment de l'écriture. La vocation de celle-ci répugne à la « propriété », parce que toute possession confere à son détenteur l'exclusive et écarte les autres de l'utilisation. Or, les ocuvres spirituelles (achevées ou meme esquissées, textes, images ou sons) aspirent à la communication et à la participation. Il en résulte que les prérogatives de l'auteur s'amoindrissent devant l'obligation et la recherche fondamentale de l'expansion. A la limite, la (le titre) ou le contenu (l'usus, c'est-à-dire l'exploitation) ? Si on avantage trop le preneur, on porte atteinte au droit fondamenta! de la propriété, mais, si on ne restreint pas celui-ci, on entrave ou diminue les initiatives de l'usager. Dans les deux cas, on perd. On alimente une querelle. C'est bien pourquoi le juriste devait chercher des moyens d'assurer la conciliation. Ainsi le maitre conserve deux privilèges : a) la substance, puisqu'il ne cède jamais que ses attributs ou ses effets ; b) la durée de ce relatif abandon. Afin de favoriser l'essor du bien, la législation tend à diminuer l'une des deux prérogatives, avec la conviction que la seconde en augmentera : elle touche alors au moins décisif (elle allonge la durée du bail). Il convient d'accepter ce renoncement (une cession qui peut aller jusqu 'à quatre-vingt-dix-neuf années) dans la mesure où elle est compensée par l'enrichissement de la substance meme (le second versant ). Redisons bien

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qu'on gagne d'un coté ce qu'on perd de l'autre ; on en revient à la satisfaction des deux parties. En effet, si le maitre n'accepte pas ce dépouillement dans le temps, il compromet tout, puisque le fonds s'en ressentira (sa terre virera vers la friche, clone l'abandon). Le fermier souhaitait par exemple planter des oliviers ou des pieds de vigne, qui ne lui donneront que tardivement leurs fruits ; il ne le peut pas et il n'aménage rien, si une location trop brève l'empeche d'en récolter les avantages. Il faut clone lui octroyer un bail de longue durée. Le législateur va meme plus loin : il accepte qu'on retire au détenteur une terre qui n'est pas cultivée ou entretenue (après trente années de délaissement). Certains esprits s'en réjouissent : ils voient alors inserite dans la notion de propriété l'obligation d'une fonction sociale. Ils en appellent aux bons sentiments. Nous nous en dispenserons; nous voyons dans cette possible dépossession la preuve que tout passe par la chose : si elle est délaissée et ne produit plus, elle meurt. On avantage toujours, par un biais ou par un autre, la « production >>. L'emphytéose (avec sa racine phusis qui implique l'acte de pouvoir planter et d'assurer ainsi la prospérité) satisfait clone les deux contractants). Il ne s'agit pas là d'un démembrement de la propriété mais d'un rééquilibrage audacieux, une diminution de l'un de ses caractères (la cession) compensée par une augmentation de l'autre (la bonification). L'emphytéose permet la mise en valeur de terres souvent délaissées et apparemment stériles : elle confère au preneur des droits étendus. Il paiera une faible redevance mais il sera aussi tenu à toutes les charges. En sens inverse, toutes les transformations qu'il a opérées sont acquises au propriétaire, à la fin du bail, sans qu'il ait à verser la moindre indemnisation. Tout n'est-il pas heureusement réglé? Mais le dangereux, aux yeux d'un conservateur, vient cependant de ce que le locataire touche à la substance meme ; ill'amende et la transforme, il est vrai. Les avantages acquis (pendant la durée de ce bail de longue durée età l'intérieur de celui-ci) sont transmissibles à ses héritiers, s'ils peuvent en assurer la charge. N'a-t-on pas mis le

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doigt dans un engrenage? Parce que le cultivateur ajoute à la substance, il peut alors en changer la destination. Il va trop de soi que, s'il ne travaillait pas ou meme diminuait ce qui lui a été « remis », le maitre pourrait rentrer sur la scène et obtenir l'annulation de ses engagements. Il n'est donc pas entièrement absent. Il n'en a pas moins, dans la meilleure des hypothèses, avec l'emphytéose, autorisé l'impensable, la domination entière sur une terre dont il perd le contrale. On a aussitòt transposé au milieu urbain ce qui avait modifié le rural, d'où le bail à la construction. Le détenteur d'un terrain (la surface) le cède à un entrepreneur qui édifie sur lui de vastes immeubles à louer. Le bailleur demeure le maitre du sol ; après les quatre-vingt-dix-neuf années (le maximum), il acquiert alors tout ce qui a été construit. D'une part, le promoteur immobilier a suffisamment gagné pendant la période où il a tenu le ròle du « maitre » (le dominus) ; d'autre part, le propriétaire foncier, peu enclin à renoncer à son bien, s'est engagé dans cette opération parce que lui revient ce qu'il n'aurait pas pu batir avec ses seules ressources. Qui n'y gagne ? En meme temps, le législateur, favorable à ce montage, lui octroie cles avantages fiscaux :il espère régler ses problèmes de logement. Le particulier renacle d evant le renoncement absolu (la vente) : l'emphytéose ou ce qui la copie dispense d'un abandon qui lui parait couteux. Le propriétaire rentre dans son bien ; corrélativement, il a été multiplié. On ajoute, on produit. On crée un objet sans que les sujets puissent perdre. Nous ne sommes qu'à moitié persuadé par les mérites de cette solution (la synthèse) . Le bail à construction avantage surtout le « promoteur ». Quand il rétrocède les batiments, ceux-ci fròlent (après quatre-vingt-dix-neuf années) le relatif délabrement. En outre, il n'a été prévu que du léger ou du hatif: le profit à réaliser commande au programme. Donc, le loueur n'abandonne que ce qui menace ruine. Mais laissons ces réserves hypothétiques. Nous sommes d'ailleurs mal venu à les mentionner, puisque

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nous nous félicitons de ces accords. Nous ne défendons pas - c'estjuste le contraire - le privilège (formel ) du titre de propriétaire. Nous ne voulons que noter et suggérer ceci : un fonds quelconque, un terrain, oblige à une révolution inter-humaine et à des craquements juridiques. Le droit enregistre l'état social : il rigidifie meme les échanges. Or, il importe aujourd'hui plus qu'hier de modifier les textes et d'imaginer d'autres « contrats ». Et c'est l'objet qui nous conduit sur le chemin de la nouveauté. Le monde rural avait déjà été secoué - nous le revérifierons - , mais l'urbain amplifie l'ébranlement, d'où la réplique d'un bail à construction et du leasing. Au-delà de ces difficultés se jouent des problèmes philosophiques. D'abord, pourra-t-on parvenir à cles solutions équitables? Saura-t-on vraiment résoudre les contradictions? Nous ne le pensons pas, pour deux raisons : d'abord, lorsqu'une action relève de deux acteurs, aux intérets divergents, surgissent vite des difficultés. De plus et surtout, l'objet - au centre de notre examen - se charge d'allumer la querelle : un fonctionnement ou un usage peut-il ne pas retentir sur la substance ? Peut-on user de celle-ci sans l'user elle-meme ? Sinon, le propriétaire perd les restes de son avantage (l' abusus) : il ne retrouvera pas entièrement ce qu'il a loué, tandis que le preneur accédera à ce qu'on lui avait interdit. Le Code civil ne l'ignore pas ; il tente seulement de colmater la brèche ; il vise alors à conserver des principes qui cependant cèdent. l ) D'abord - nous l'avons déjà signalé - il ne tolérera « l'atteinte à la substance »(le consomptible) que dans les limites de la nécessité : il interdit assurément une « détérioration » qui proviendrait d'une transformation notoire dans la destination tant de la terre que de l'appareil - telle une voiture de tourisme qui servirait à véhiculer des marchandises nocives ou salissantes. Mais glissons sur cette question, qu'on sai t résoudre. 2) La législation devait principalement s'attacher à bien distinguer ce qui se si tue dans l'objet de ce qui en dérive seulement, c'est-à-dire de ce que celui-ci donne éventuellement, de façon périodique ; le seul fait de ce retour tend à prouver que n'ont été

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entamées ni la qualité ni la composition interne du support génésique (à l'égal du lait cles animaux, cles fruits de l'arbre, cles récoltes du champ ou meme cles loyers d'un local à habiter, voire cles dividendes donnés par ce qu'on appelle cles « actions »). E n revanche, les « produits » - ce qui ne connait pas le renouvellement et encore moins la périodicité - ne sauraient revenir au locataire, parce que ce qui adhère au bien, ce qui ne devrait pas s'en séparer ou le diminuer, fait partie du patrimoine lui-meme (la substance). Nouveau drame philosophique: peut-on vraiment réaliser ce clivage entre les fruits et les produits ? Entre ce qui est dérivé seulement et ce qui est lié à l'essence de la chose ? Parfois la distinction s'opère facilement, au nom de quoi on refusera au preneur de retirer de la maison qu'il occupe ce qui tient aux murs et aux sols (une mosai:que, cles boiseries, alors qu'il peut enlever « les glaces, tableaux et autres ornements qu'il a lui-meme posés ») ; on lui interdira ainsi d'abattre inconsidérément les arbres de haute futaie, de bouleverser un sol ou de l'excaver. Le propriétaire peut seui disposer du fonds. D'ailleurs, le preneur doit rendre ce qu'il a emprunté dans l'état où il l'a reçu. Jusqu'ici aucune discussion sérieuse ne se lève, l'objet ayant été sagement scindé en deux - les accidents ou les fruits d'un còté, l'etre et sa maintenance de l'autre, c'est-à-dire ce qui relève du seui possédant. Subsiste en arrière-plan la question : peut-on assurer cette coupure jusqu'au bout? Peut-on imaginer un usage qui ne retentisse pas sur la substance et qui ne l'épuiserait pas? C'est bien pourquoi le Code civil aménage cles pistes en vue de solutions moins abruptes ; il aide à circuler dans un maquis de dispositions et de réglementations particulières. Il déplace légèrement les lignes de partage. Si un propriétaire, qui exploite une foret et en abat les arbres, vient à la louer en cet état (tout semble aussi avoir été semé en vue de coupes réglées), il autorise par là meme lepreneur à aller dans le meme sens ; de la meme façon, s'il cède une carrière qu'il a déjà ouverte, il cautionne la suite de l'opération.

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D'ailleurs, comment le bailleur pourrait-il ignorer qu'en cédant sa foret il a permis à l'usufruitier de tirer avantage de sa plantation? Mais comment est-ce possible? C'est que le détenteur a déjà exprimé sa volonté : la prolonger n'est ni le désavouer, ni se substituer à lui, ni l'exproprier. Assurément les pierres ne se reconstituent pas, tandis que les « fruits » reviennent, mais on se réfère ici à un autre principe : la modification a été engagée ou autorisée (virtuellement) par celui qui le pouvait. Il a accepté l'atteinte, voire l'extinction de son bien : il ne le « loue » que plus cher. Finalement il s'agit moins d'un louage que d'une vente déguisée et échelonnée. Or, le maitre souverain peut toujours aliéner sa terre (la cession). La base de la propriété n'a clone pas été ignorée ni bafouée. Le Code civil s'accroche, il est vrai, à un autre principe : les coupes de haute futaie obéissent à un ordre (art. 591 : « Soit que ces coupes se fassent périodiquement sur une certaine étendue de terrain, soit qu'elles se fassent d'une certaine quantité d'arbres pris indistinctement sur toute la surface du domaine »). On réintroduit la notion de « périodicité » et de rythme dans l'abattage, comme s'il s'agissait encore de fruits, afin d'effacer partiellement l'idée de la destruction. Alterneront ensuite coupes et restauration (le semis). Mais si les arbres ont été déracinés par une tempete, qui pourra s'en emparer et les commercialiser? Reviennent-ils au nu-propriétaire ou à l'usufruitier? Si on les accorde à celui-ci, il bénéficie moins cles avantages du bien que du bien lui-meme. Mais si o n l es réserve au premier (au mai tre de la foret), ne fau til pas modifier le loyer ou le bail puisque est changé ce qu'il a cédé et qu'il emporte avec lui la différence ainsi retranchée? L'usage de ce qui est subitement amoindri (sans intention) ne se compare pas entièrement à ce qui précédait : dans les deux cas, le droit chavire. L'artide 1769 l'affirme : « Si le bail est fait pour plusieurs années et que, pendant la durée du bail, la totalité ou la moitié d'une récolte au moins soit enlevée par cles cas fortuits, le fer-

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mier peut demander une remise du prix ... » S'il fallait encore descendre dans les d étails les plus menus, ajoutons que : « Cette stipulation ne s'entend que cles cas fortuits ordinaires, tels que grele, feu du ciel, gelée ou coulure. Elle ne s'entend pas cles cas fortuits extraordinaires tels que les ravages de la guerre, ou une inondation ... » (art. 1773). D 'un c6té, l'arbre déraciné ressemble au « bois mort » qu'on ne refusera meme pas à celui qui le ramasse; il est vrai que les branches tombent un peu comme cles fruits ; elles se renouvellent ; et le fUt gagne à perdre ces éléments, lui-meme n'en sortant ni abaissé ni altéré. D 'un autre c6té, le cas parait bien différent : le déraciné n'extrémise pas la situation, il en constitue une tout autre, puisque l'arbre (la substance) est mort. Le Code civil semble attribuer au locataire la possession de ce bois : « Les arbres fruitiers qui meurent, ceux memes qui sont arrachés ou brisés par accident, appartiennent à l'usufruitier, à la charge de les remplacer par d'autres » (art. 594). Plusieurs traités de droit civil enjugent autrement: le« produit »ne peut pas échapper au maitre ; on ne le lui refuserait que s'il avait travaillé à la chute ; il aurait alors rompu le pacte selon lequel on doit remettre l'ensemble de son bien à celui qui en use. Bref, on s'oriente vers un compromis : on attribue l'arbre à l'usufruitier, mais il se chargera de réparer ce déficit. Nous entrons dans cles discussions interminables et minimes, mais répétons qu'on réglera les problèmes les plus aigus de la vie moderne par référence à ces bases de sylviculture sur lesquelles nous allons revenir; on calque clone le nouveau sur cet ancien : ainsi les fruits de l'arbre deviennent le loyer ou le dividende de tel ou tel titre (fiduciaire). Et si une société distribue à ses actionnaires une partie de ses réserves, il s'agit alors d'une opération qui ne se confond pas avec celle qui consiste à la réception annuelle cles bénéfices - on retrouve alors la distinction entre les « produits » et les « fruits » - : le fisc taxera davantage l'une que l'autre, bien qu'elles soient toutes deux de meme nature. De toute manière, il faut y insister, parce que, si l'arbre est

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Les biens divisés

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planté déjà au creur de la philosophie et de la pensée 1, il irradie tout autant dans le droit qui lui accorde une large part et s'adosse à lui. 3) La foret va d'ailleurs imposer d'autres approches et d'autres solutions ; paradoxalement, c'est elle qui se chargera meme de ruiner la liaison « arbre-fruit » pourtant si commode (la séparation, grace à elle, entre la cause productrice et l'effet annuel, voisin de l'accident). On ne pourra pas conserver la belle distinction entre la « substance » (intouchable) et ses prédicats (l'usage notamment qu'on croit pouvoir transmettre et commercialiser) : le contenu recouvre assez vite la « forme » et finit par la ronger. Devant cette évolution qui en annonce d'autres, les juristes (certains d'entre eux) se rebiffent ; ils protestent ; ils tentent de maintenir le pilier du système social - la propriété inaliénable et immuable, mais, du moment qu 'on la« loue », on va devoir la perdre. La responsabilité de l'éclatement et de la tragédie dépossessoire vient de cet objet qu'il a fallu diviser : la jouissance a été détachée de la maitrise (juridique). Revenons d'abord sur l'arbre, puisqu'il détruit tout ce qui a été minutieusement « conceptualisé ». On a du distinguer le « taillis »de la futaie: selon Pothier, les taillis « sont les bois que l'on coupe lorsqu'ils ont un certain age et qu'on laisse repousser pour etre pareillement coupés lorsqu'ils auront le meme age et successivement >> ( Traité du douaire, no 197f En revanche, seront réputés et définis « bois de futaies » ceux qui servent à édifier. On les protège. On en défend l'exploitation (pour les menues réparations ou les échalas ou le bois de chauffage), sauflorsqu'il s'agi t de constructions importantes (les charpentes et surtout cles navires), ainsi que le veut d'ailleurs l'ordonnance de 1669. En somme, pour simplifier, le taillis devient fruit : seule la

l. Nous en avons traité dans un livre antérieur, Nature (1990). 2. Le douaire représente !es biens que le mari donnait à sa femme qui lui survivait; ils lui servaient de viager. Il n'en importai t que plus de définir et de protéger cette sorte de > ; l'acquéreur potentiel est donc dispensé d'un apport personnel initial important qui l'entravait). Les lieux (un champ ou un pré, un emplacement, une maison) obligent à la révolution silencieuse que nous avons évoquée. Nous allons d'une administration des hommes pour et par les hommes vers une meilleure gestion des choses qui obligent alors les hommes à revoir leurs ententes. Pourquoi? Partout l'usage l'emporte sur l'ètre qu'il déclasse. L'emploi et la fructification (ne pas changer la substance, mais l'intensifier) ont désorienté le Code civil ; il n'a pas pu s'opposer à ce raz de marée (on ne supprime pas la nature du bien, on l'augmente, mais, du mème coup, l'usufruitier l'emporte sur le possédant).

NOTE -

LA FIDUCIE

Nous n'avons pas cherché à analyser toutes les situations ou tous les actes juridiques, anciens ou modernes, susceptibles de secouer la noti o n de propriété. Nous n'en avons retenu que quelques-uns. Nous regrettons, à cet égard, d'avoir du renoncer à l'examen de la fiducie qui la bouleverse et jette probablement sur elle le plus de trouble.

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En effet, un propriétaire - le fiduciant- remet certains de ses biens à une personne de confiance (fides, la loyauté, d'où aussi le latinfiducia) - le fiduciaire- avec mission pour elle de les gérer comme elle l'entend, puis de les transmettre soit au fiduciant lui-méme (la fiducie-gestion), soit à un tiers convenu à l'avance (la fiducie-libéralité ). Le fiduciaire bénéficie de tous les attributs liés à la pleine propriété. Rien ne lui a été enlevé (n i l' abusus, ni l'usus, ni m eme le fructus). Il jouit sans compter de tous les droits sur « la chose », mais, d'un autre c6té, à l'extréme limite, il ne possède rien, puisque, au bout d'un certain temps, il devra remettre la totalité d e ce qu'il a reçu et géré. On n'oubliera pas qu'il travaille aussi dans l'intérét d'autrui (et, nous l'avons vu, pour le fiduciant, éventuellement) et que, de toute manière, il ne possède ce patrimoine fiduciaire que temporairement. Enfin il ne l'a reçu que dans un but, malgré tout, fixé préalablement. Situation tout à fai t étrange : à la fois détenir tous !es droits et aussi n'en pouvoir revendiquer aucun, d'autant que la gestion n'est réalisée que dans l'intérét du bénéficiaire fina!. En l'occurrence, la notion de propriété a été ingénieusement écornée et remaniée : à la fois absolue et abolie. On pourrait penser que le fiduciaire ressemble à un « préte-nom », mais ce serait négliger qu'il a bel et bien acquis « les prérogatives de la propriété », et que ce n'est pas là un simulacre ni une fiction . Il exerce «sa mission » en toute souveraineté, ce qui excède le simple « mandat », toujours et au moindre signe révocable. Cette institution, couramment pratiquée par !es Romains, si elle est tombée en désuétude en France, pourrait connaitre un nouvel essor et revenir sur la scène juridique. « Les juristes français ne connaissent guère l'institution de la fiducie : de ce fait la France apparait comme une enclave au sein de l'Europe. Un juriste, placé au coeur de cette région, doit s'étonner que la fiducie, admise et pratiquée dans la plupart cles pays voisins, soit ignorée en France. Comment comprendre qu'une institution qui rend de si précieux services notamment en Allemagne et en Suisse n'ait pas fran1 chi nos frontières ? » Préalablement la notion de propriété a été savamment disloquée et remaniée, soit grace à la pluralité cles actants (plusieurs copropriétaires età chacun so n territoire ou sa période), soit grace à la division m eme (la location), soit par d es montages comme le leasing que nous avons évoqué. Ici, cette notion semble avoir é té retravaillée sous l'angle du temps, ce qui la renouvelle : application, il est vrai, mineure, on pourra, grace à ce court-circuit, protéger un incapable ou mettre entre parenthèses une partie de ses biens.

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l. Claude Witz, La .fiducie en droit privé.français, Economica, 1981 , p. l (Préface de Dominique Schmidt).

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Il est un « objet » qui les dépasse tous : il se substituera bientòt à eux. La monnaie va tenir ce ròle : nous ne pouvons pas ne pas l'examiner. Justement qu'est-ce qui lajustifie et peut-on meme lajustifier? Nous n'ignorons pas qu'elle porte en elle le pire, la thésaurisation, la spéculation en tous genres, la mort du marché aussi et surtout la cassure sociale, avec d'un còté les riches et de l'autre les pauvres. Mérite-t-elle le titre de « méta-objet » que nous lui réservons implicitement? Comment d'ailleurs d éfendre l'appropriation? Ce problème (l'acquisition) se branche sur le premier (l'argent) parce que, tant qu'on se bornait à accumuler des biens matériels (des objets), on ne pouvait pas dépasser certaines limites (si on ramasse des pommes, notait Locke, elles ne manqueront pas de s'abìmer, lorsqu'on les aura trop entassées) ; mais, justement, avec une marchandise substitutive de toutes les autres, inaltérable et de très faible volume (elle ira jusqu'à la quasi-extinction), on marche vers le pire des désordres : l'illimitation devient possible. Les deux questions s' entremelent et se conditionnent- celle de la propriété et celle de l'entrée sur le marché d'un instrument qui prend la piace de toutes les richesses matérielles. Nous commencerons par traiter du premier (le fondement de l'acquisition), avant d'aborder le second (l'argent) : tous deux révolutionnent l' « objetologie ».

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Et d'abord l'appropriation ne va pas de soi. Jean-Jacques Rousseau l'a dénoncée dans les termes les plus virulents : « Gardez-vous d'écouter cet imposteur (celui qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : ceci est à moi), vous etes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne » (Second Discours). Le sol, avec ses fruits et ses végétations, ne peut etre confisqué par personne : pourquoi, en effet, ne resterait-il pas dans le groupe cles res nullius ? Pourquoi la prise et la séquestration ? Pourquoi chacun n'en jouirait-il pas ? Comment admettre l'accaparement? Et comment aussi ne pas contester l'héritage qui accompagne la propriété comme son ombre ? Sous le vain prétexte de protéger l' « acquéreur », on installe alors la plus criante cles inégalités, la richesse ne cessant de s'accroitre et de se conserver au bénéfice de quelques-uns, tandis que les autres devront vivre dans le dénuement. Est-ce que l'objet peut favoriser, au moins indirectement, la guerre entre les hommes, l'injustice et le déséquilibre ? Locke toutefois, l'un cles premiers, devait échafauder une réponse en faveur de l'acquisition privative. Hobbes, avant lui, prétendait que la nature avait donné à chacun un droit sur les objets - lejus omnium in omnia - ,mais, pour sortir de l'anarchie qui allait en résulter, les sujets se seraient démunis de leurs droits qu'ils auraient transférés au Souverain : le Prince, dans cette optique, détient alors seui ce qu'il concède seulement - et pour l'usage - à ceux qui en reçoivent la charge. Mais Locke, le libéral, refuse cette renonciation primitive ; et il s'emploie à fonder la propriété sur cles bases qu'il croit solides, au moins deux : a) Les hommes, selon lui, vivent de peu et, de plus, nous sommes entrés dans une ère de relative abondance : celui qui cueille cles fruits sur l'arbre mérite de les conserver ou de les consommer. Il a pris la peine de s'en emparer (il aurait pu aussi bien les ramasser). De meme, nul ne doit (légitimement) m'empecher de « prendre de l'eau à la fontaine » et d'en remplir ma cruche. Et pourquoi l'eau du récipient m'appartient-elle ? Locke le justifie ainsi : « Sa peine a tiré cette eau, pour ainsi

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dire, cles mains de la nature, entre lesquelles elle était commune et appartenait également à tous ses enfants et l'a appropriée à la personne qui l'a puisée. » 1 Au passage, nous reprochons à Locke de choisir un cas trop simple et peu en accorci avec le développement de la société civile moderne. Qu'on nous permette de commenter cette situation abusive : s'il s'agit d'un puits et non plus de la fontaine publique, nul ne pourra venir s'y ravitailler, sans l'autorisation du propriétaire cles lieux; c'est meme encore un peu plus compliqué, car ce dernier ne pourra pas la refuser (les servitudes), si on ne peut en trouver ailleurs ! Autour de l'eau, que de querelles ! Aller chercher de l'eau à la fontaine, en remplir sa gourde, n'est-ce pas là ungeste bucolique, ancien, attendrissant, mais, depuis Locke, nous l'avons déjà mentionné, l'eau a changé de sta tut, voire de nature (de meme pour la terre, l'ensoleillement) : ne doit-elle pas etre traitée, dépolluée, analysée? Alors il nous faudra bientòt l'acheter à celui qui la surveille et la rend potable. L'entreprise épuratrice a du s'en emparer afin de pouvoir la redistribuer. Mais Locke, il est vrai, n'a évoqué cette situation que pour présenter sa thèse, selon laquelle nous pouvons nous attribuer un fragment de la nature. b) Autre raison pour légitimer la capture, clone, la propriété, nous n'empechons pas autrui d'user du meme procédé: nous ne le privons de rien. Outre l'adresse qui a permis la cueillette ou le ramassage ou l'enfermement, la modération nous guide : nous ne saisissons que le nécessaire (que ferions-nous de réserves excessives et encombrantes ?) : et du fait de l'abondance déjà signalée (la terre prolifique, l'eau intarissable), tous se procureront ce qu'ils souhaitent. Mais l'argumentation de Locke nous semble cependant fragile : elle a d'abord entrai'né cles querelles mineures. Avons-nous le droit de revendiquer ce que nous avons habilement capturé ? Si nous avons posé l'hameçon dans un étang, l. Locke, Traité du gouvemement civil, Garnier-Fiammarion, 1984, p. 196.

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remarque Pufendorf, ne devons-nous pas restituer le poisson ? E n effe t, « o n ne commence à devenir propriétaire .. . d es poissons que quand on les prend. Or, les poissons d'un vivier ont déjà été pris ... Gomme le maìtre de l'étang ou de la foret a seul le droit de prendre les animaux qui s'y trouvent enfermés, il peut non seulement empecher les autres d'y venir pecher ou chasser, mais encore leur òter leurs poissons. » 1 On imagine mal tous les problèmes soulevés parla « prise », notamment ceux qui sont liés à la chasse ou à la peche, aussi bien celle qui demande cles filets que celle qui se pratique le long d es còtes (on sai t que Pufendorf, comme nous l'avons analysé, s'interroge sur l'étendue et le partage cles eaux territoriales ; il y voit l'une cles controverses les plus àpres). Dieu a bien dit : « Dominez sur les poissons de la mer, toutefois, quoique pour l'ordinaire il y ait une plus grande quantité de poissons dans la mer que dans les rivières ou les lacs, s'il était permis à tous les peuples de venir pecher sur les còtes d'un pays, cela diminuerait un peu la peche et le profit cles habitants, d'autant plus qu'il y a certaines sortes de poissons ou de choses précieuses comme les perles, le corail, l'ambre qui ne croissent qu'en un seul endroit de la mer, quelquefois meme d'assez petite étendue : »2 Mentionnons meme ici la question préalable - là où descend Pufendorf lui-meme - , celle de savoir si nous pouvons vraiment et licitement procéder à cette « prise » (celle d es betes et d es poissons). Pufendorf, après hésitation, s'y résigne seulement. La nature à laquelle on se réfère si tranquillement n'y conduit pas vraiment. Cette saisie ne suppose-t-elle pas la ruse, la violence, la cruauté parfois? Et aussi pourquoi irait-on s'attaquer aux betes, comme aux poissons? « Les betes carnassières ont les dents de devant longues, pointues et séparées l'une de l'autre, sans doute afin de les pouvoir bien enfoncer dans la chair qu'elles doivent déchirer, au lieu que l'homme a toutes les dents courtes, serrées et larges comme celles cles L Le droit de la nature et des gens, 2' éd., 2. lbid., p. 516.

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autres animaux qui vivent de fruits et d'herbes, d'où vient que nous avons besoin de couteaux pour couper la viande, instruments qui n'est nullement nécessaire aux betes qui se nourrissent de proie. On voit aussi que les enfants qui suivent uniquement les impressions de la nature aiment mieux les fruits que tout autre chose. » 1 Et Pufendorf entre dans cles analyses interminables sur la frugalité, le régime alimentaire, les bienfaits et les mérites du « végétarisme » ( on devra distinguer, malgré tout, les ovo-lacto- · végétariens, les lacto-végétariens, qui éliminent les ceufs, et les végétariens qui ne suppriment que l'animai). Mais là encore, que de nuances et de séparations difficiles à situer ! Toutefois on retiendra que finalement le poisson (privé de sang chaud, le symbole de la mise à mort et du meurtre) échapperait à l'interdit alimentaire et juridique, dans la mesure où sa capture nous épargne cette violence. La peche se rapproche du « ramassage » ou de la « prise ». « Un philosophe chinois donnait aussi pour maxime qu'un roi ne doit permettre de pecher qu'avec cles filets à grande maille, afin qu'en ne prenant ainsi que de gros poissons et laissant échapper les petits, il y en ai t toujours assez pour l es besoins de tout le monde. »2 Bref, la notion de « prélèvement » - meme dans un milieu abondant - soulève cles interrogations : on finit déjà par capturer les uns et non les autres ! D'ailleurs, au cours de son analyse, Locke lui-meme changera le critère qui sert à reconnaitre la propriété et à l'asseoir : l'eau, en effet, ne saurait nous manquer. Prenons-la ! Ici, on invoque moins le travail, l'adresse ou les gestes dépensés, que les exigences de la vie, comme si tout sujet pouvait revendiquer légitimement ce qui l'aide à persévérer dans so n e tre (le conatus). Dans cet état hypothétique que décrit Locke, on ne condamnera que la « thésaurisation » ou l'accaparement immodéré, l. lbid., p. 53 L 2. lbid., p. 516.

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comme lorsqu'on accumule des pommes, ainsi que nous l'avons vu, qui, entassées, s'abimeront. Le sujet en a ramassé au-delà de ses « besoins » et risque d'en priver autrui ; mais, ici, Locke donne comme cause de non-propriété la destruction des richesses, l'équivalent d'un voi, une usurpation stupide. On remarquera que le travail a cessé de fonctionner comme le justificatif de l'acquisition : celui qui a réuni tant de pommes s'est bien activé, mais il ne saurait en mériter l'appropriation. Une possession n'est pas une propriété ! Selon Locke, on gagnera aussi à s'emparer d'une portion de terre et à s'y barricader : pourquoi? Il faut remplacer l'économie de la cueillette ou du ramassage par une économie de subsistance. Par des soins et de l'habileté, on augmentera les biens. Il n'est toujours pas nécessaire d'obtenir l'autorisation ou l'acquiescement d'autrui, afin de procéder à cette fermeture possessive. D'abord, une fois de plus, ce qu'on retire à tous n'empeche personne de pratiquer la meme opération soustractive. De plus et surtout, le sol, laissé en friche, retourne au désert et se stérilise. Le travail, sinon la récolte abondante, fonde clone l'acte décisif de la clòture. On s'éloigne de Rousseau, qui préfère ce qu'on a appelé les « communaux », c'est-à-dire l'indivision. Mais Locke, à l'avance, critique cette critique de la prétendue « confiscation ». Il s'appuie moins encore sur le travail que sur le fait qu'on enrichit et augmente les biens. Une terre traversée par tous (en raison du droit de parcours), piétinée, ne donnera rien. L'enclosure, comme chacun sait, a permis la « prairie artificielle », à l'origine du décollage économique. On ne peut clone que louer celui qui posa des barrières et dit « ceci est à moi ». Il ouvrait à la société le chemin de l'abondance. D'abord, nous ne saurions trop le souligner, ce qui définit l'agronomie comme l'industrie consiste en une quasi-création, le passage d'un moins à un plus, l'amélioration des rendements. La nature n'est que ce qu'elle est ; pis meme, elle se diminue peu à peu elle-meme et s'appauvrit : la jachère prélude à la désertification, au chemin de l'aridité. L'homme, au contraire, peut

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s'opposer à ce processus de déchéance et participer à la transformation. Et nul ne doute, ainsi que le note Locke, que le paio ne l'emporte sur les glands du chene (pour la nourriture) ou la toile sur les feuilles (en vue de l'habillement). Mais pour que ce labeur puisse s'exercer, il faut qu'on en accorde les bénéfices à celui qui les a suscités et qu'on lui octroie également les moyens de cette réussite. Nous nous accordons avec Locke qui fonde, par là, le droit à posséder et aussi à enclore. Finalement, c'est l' acte permettant à un objet de s'enrichir et de donner des objets supplémentaires (le développement) qui légitime la mainmise sur lui. Rien en soi ne peut autoriser la détention (premier temps), sauf ce qui rend possible l'ajout (le second temps). Chaque fois que les deux phases sont liées, elles se consolident mutuellement. Et on en arrive à une sorte de paradoxe : on ne possède vraiment que ce qui, par là, facilite le dépassement de la seule captation, clone, le contraire d'une saisie pure et simple (dose sur elle). Le droit moderne ne répugne pas vraiment à ses conséquences : celui qui délaisse son bien peut le perdre et inversement celui qui s'en soucie (une occupation prolongée, active pendant un certain temps) l'acquiert ipsofacto (l'usucapion). Pour reprendre l'exemple ancien de Pufendorf, nous devons encourager et louer le pecheur, p arce qu'il transforme l' eau (en elle-meme inerte et souvent inutile) en un réservoir de substances alimentaires dans lequel il puise. Et nous retrouvons, par ce détour, la vie de l'objet et de l'industrie qui assume ce changement : avec la terre, elle réalise un champ, un pré, un verger, un potager, etc., c'est-à-dire un lieu d'abondance qui explique le « ceci est à moi ». Nous défendons moins le travail que son résultat indispensable, c'est-à-dire « le plus » ou l'augmentation qui en ressort. Et un effort, quand il ne donnera pas cette intensification ou ce gaio, ne pourra pas fonder l'acquisition. Plusieurs facteurs entrent en jeu, tel le marché (il faut seulement agir en fonction des besoins) ou la qualité des moyens de production. Nous n'ignorons pas qu'on a aprement contesté cette « justi-

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fication ». Proudhon l'a particulièremen t condamnée : à ses yeux, d'ailleurs, la philosophie doit se concentrer sur cet acte majeur - le « ceci est à moi » - et afin de l'illégitimer. « Le champ que j'ai défriché, que je cultive, sur lequel j'ai bati ma maison, qui me nourrit, moi, ma famille et mon bétail, je peux le posséder : l) à ti tre de premier occupant ; 2) à ti tre de travailleur ; 3) en vertu du contrat social, qui me l'assigne pour partage. Mais aucun de ces titres ne me donne le domaine de propriété. Car, si j'invoque le droit d'occupation, la société peut me répondre « j 'occupe avant toi ». Si je fais valoir mon travail, elle dira : « C'est à cette condition seulement que tu possèdes. » Et si je parle de convention, elle répliquera : « Ces 1 conventions établissent précisément la qualité d'usufruitier. » Il en ressort assez que Proudhon réfute les trois raisons qui ont été avancées (l'occupation, le travail, l'acquiescement de tous). A la limite, Proudhon cède à l'agriculteur la récolte, de meme qu'il lui reconnait des droits sur les instruments dont il use, mais lui refuse la terre meme (le domaine, le capi tal). Comment justifier une telle spoliation ? On la possède peut-etre, mais on ne peut pas s'en prévaloir licitement (et une possession n'est pas une propriété). Seule la société pourtai t la réclamer durablement : l'acquéreur n'est et ne peut etre qu'un gestionnaire provisoire. « Qui a fait la terre ? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi ! » 2 Si on peut concevoir et admettre qu'on s'approprie l'eau de la mer ou l'air ou le soleil, on ne peut pas en user de meme avec le sol, selon Proudhon, parce que, contrairement à ce qu'insinue Locke qui assimile tous ces « biens », le territoire, assez restreint et non renouvelable, doit etre partagé entre tous (en vue du seul usage d 'ailleurs et non pas afin de s'y implanter et de le confisquer). L'argument le plus développé veut encore qu'on puisse exiger pour soi ce qu'on a semé et produit - la récolte et les l. Qy'est-ce que la propriété ?, OC, 2. Ibid., p. 74.

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fruits - , voire meme qu'on puisse planter à nouveau dans le meme lieu, mais comment, à partir de là, afficher la moindre prétention sur « la chose meme », la terre, et de façon définitive? Comment fonder un tel accaparement, un débordement qui excède la sphère tant de l'occupation que du travail ? Pourquoi essayer de dépasser la phénoménalité ou les activités pour aUer jusqu'à l'etre? Pourquoi l'extension, qui nous pousse, alors que nous bénéficions des « prédicats » ou qualités de la substance, à vouloir annexer celle-ci ? Il est vrai qu'un philosophe Ancillon s'y est employé : « Quelques philosophes, aurait-il écrit, prétendent que l'homme, en appliquant ses forces à un champ, à un objet de la nature, à un arbre, n'acquiert des droits que sur les changements qu'il y apporte, sur la forme qu'il donne à l'objet et non pas sur l'objet meme. Vaine distinction ! Si la forme pouvait etre séparée de l'objet, peut-etre pourrait-on incidenter, mais comme la chose est presque toujours impossible ... » 1 Puisqu'on ne peut pas distinguer l'extérieur de ce qui le porte et camme on doit reconnaitre à l'homme actifla faculté de modifier ou d'enrichir cette périphérie, il faut donc lui accorder le « tout », c'est-à-dire la substance, d'autant plus aisément que souvent elle se réduit à bien peu : n'est-ce pas l'ardeur et l'application qui sauve un marécage ou un sol sans valeur, obstinément stérile? De plus, on a bien admis que nous puissions nous réserver les fruits que nous n'avons cependant pas créés (nous nous contentons de les ramasser ou de les cueillir) ; de meme, pour les légumes que nous plantons ou pour le gibier que nous tuons. Proudhon n'essaie pas ici de proportionner « notre propriété » à nos efforts. C'est qu'on ne peut pas exciper l'etre de ce en quoi il s'enracine. Force est de lier les deux : puisqu'on nous donne l'un, on devra aussi nous donner l'autre (c'est-à-dire le fonds meme). Il est vrai que, au départ, Proudhon continue à le refuser : « Que le travailleur fasse les fruits siens, je l'accorde, mais je ne

I" , Flammarion, p. 61. l. lbid., p . 61.

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comprends pas que la propriété des produits emporte celle de la matière. Le pecheur qui, sur la meme cote, sait prendre plus de poisson que ses confrères devient-il, par cette habileté, propriétaire des parages où il peche ? L'adresse d'un chasseur fu t-elle jamais regardée comme un ti tre de propriété sur le gibier d'un canton » ?1 Aussi, pour Proudhon, la « propriété est un voi ». Il n'a pas manqué de mettre en évidence les nombreuses contradictions et les aberrations auxquelles « le droit à acquérir » conduit : ainsi les accapareurs, qui finissent par ne plus travailler, s'enrichissent (la rente, le loyer, le pret, le fermage, etc.), alors que ceux qui s'activent sont dépossédés de tout ; le « ceci est à moi » glisse et devient vite « chacun chez soi, chacun pour soi ». Inlassablement, revient la distinction entre les qualités (la surface ou l'usage) et ce qui les porte (la substance, le stable et le permanent). Proudhon accepte alors la possession (concédée seulement, subordonnée, révocable), mais non pas la propriété (absolue). Nous ne le suivrons pas, d'autant qu'il devait ostensiblement renoncer à sa critique abrupte comme à son intenable distinction. On ne peut pas scinder la terre ou l'arbre, les couper des récoltes ou des fruits. A tenter d'accorder les uns et de refuser les autres (le fonds), on les ruine tous deux. Nous avons déjà vu, sous un autre angle, la fragilité et l'impossibilité de ce clivage. Et c'est pourquoi Proudhon finit par défendre la propriété à la triple condition toutefois que : a) l'exploitant et le propriétaire ne soient qu'une seule et meme personne ; b) que tous puissent recevoir, après un partage égal, une portion du finage ; et c) que ceux qui ont accepté leur lot ne manquent pas de le fertiliser. Proudhon ne blame que le « fermage » : le propriétaire tire alors une rente d'un sol qu'il ne cultive pas, tandis que celui qui l'améliore s'y ruine. Curieusement, Proudhon, qui n'a pas cessé de réaménager sa réponse, en arrive à la défense de ce qu'il a L lbid.

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tant condamné, c'est-à-dire cette location (le droit d'aubaine), mais il faut alors que le loyer serve peu à peu au rachat de la terre et s'écarte du contrat féodal, du bail traditionnel. Le propriétaire se dessaisit de son bien au profit d'un fermier qui s'exonère de sa dette à travers ses annuités régulières, sinon d'ailleurs, sans cette sorte d'arrangement (le balancement), il entretient mal son fonds et se décourage. Cessons de tenir Proudhon pour l'adversaire de la propriété (la dépossession). Nul ne devait la louer autant que lui! «]'ai écrit quelque part "La propriété, c'est le vol..." Ce que je cherchais, en 1840, en définissant la propriété, ce que je veux aujourd'hui, ce n'est pas une destruction, je l'ai dit à satiété, c'eut été tomber avec Rousseau, Platon, Louis Blanc lui-meme et tous les adversaires de la propriété, dans le communisme contre lequel je proteste de toutes mes forces. Ce que je demande pour la propriété est une justification, c'est qu'on en fasse la balance. » 1 Plus loin, plus explicitement, Proudhon précise sa pensée : « Le défrichement du sol, les constructions de batiments, etc., en vue desquels a lieu l'occupation du sol et subséquemment la reconnaissance de la propriété sont des industries comme les autres ... Dès lors donc que le propriétaire fait acte d'industrie, sa propriété, jusque-là simple manifestation de son autonomie, tombe définitivement sous le règne du droit qui est la réciprocité ou l'équivalence. A ce titre seui, elle devient respectable et sacrée, elle fait partie du pacte social. » 2 Et sur quoi repose-t-elle? Non pas sur l'occupation, ni sur l'acquiescement de tous, ni meme sur le travail, mais sur le fait qu'à travers elle et par elle l'homme est porté à mieux l'entretenir et à l'améliorer. Surtout accordons-lui la terre elle-meme (la substance) : qui, du reste, en éloigne ? La culture chrétienne, qui entend ne réserver le sol ou la créature qu'à Dieu seui : « Aimer la terre, la posséder, en jouir dans une légitime union, avec cette vigueur d'amour qui appartient à l'ame humaine, le L Lajustice dans la Révolution et dans l'Eglise, t. I, p. 323-324. 2. lbid., p. 333.

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chrétien en est incapable : ce serait de l'impiété, du panthéisme, un retour à l'idolatrie primitive, pire que cela, une rechute dans le chaos ... » 1 Proudhon revient sur son opposition tant aux collectivistes qu'aux partageux ; nous insistons sur lui d'autant que nous lui empruntons ses conclusions. L' « avoir » ne se sépare pas du ròle qui seui le légitime : nous ne le justifions ni par le fait de la détention (l'occupation), ni en tant que possible fonction sociale (la compétence), mais seulement comme ce qui, entre les mains de son propriétaire, en sortira enrichi ou amendé (la gestion et l'augmentation). Il s'ensuit des obligations : la plus connue découle d'ailleurs du célèbre artide 1384 du Code civil que nous avons déjà mentionné et commenté : il faut, selon lui, réparer tout ce qui arrive du simple « fait de la chose ». Il s'agit là de l'énoncé le plus controversé du Droit, sinon le plus philosophique : il suffit que « je possède » pour que je sois tenu pour le « responsable » de ce que le « bien » entrainera, en dehors de toute participation ou de toute faute de ma part (maladresse, manque d'entretien ou de surveillance, etc.). Mème le Code de 1804, qui se fonde sur la liberté, le contrat et le sujet, n'a pas pu éviter ce moment objectiviste ! Du mème coup, la propriété suffit à elle seule à créer cette conséquence : il va de soi que le juriste s'y résout mal. Pour lui, pas de responsabilité sans un sujet ! Il incrimine alors un défaut « dans la garde » ou « un vice caché de l'e n gin » (clone, le fabricant devra supporter la charge du dédommagement : il a indirectement participé à l'accident) ; sinon, la société glisse dans le désordre, puisqu'on ne suscite pas chez les partenaires sociaux la menace de la réparation du fait de leur incurie ; on favorise alors le laisser-aller. Mais le texte toutefois ne précise pas que la « chose » doive ètre entachée d'une quelconque anomalie ou avoir été mal gouvernée pour que soit ouvert un droit à l'indemnisation en cas de catastrophe. Par tous les moyens, on tentera d'atténuer cette disposition :

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elle implique trop la seule importance de la chose (l'objectivisme). On reviendra inlassablement sur l es idées suivantes, destinées à réinsérer le « sujet » dans le montage juridique : l) L'objet a été ou bien mal entretenu ou mal conçu, d'où l'accident qu'il a provoqué. Dans un ouvrage ancien mais tonique, Louis Josserand a répliqué à ce type d'objection : « Comment les ouvriers, comment les voyageurs pourront-ils établir la "faute" de l'industrie! ou de la Compagnie, alors qu'ils ne comprennent pas le fonctionnement du rouage qui a causé l'accident, qu'ils ne connaissent pas exactement les obligations de la Compagnie, tandis que celle-ci est armée de tous les documents et est seule en bonne posture pour établir l'origine du dommage. » 1 Louis Josserand va jusqu'à en appeler à des remarques qu'on tiendra pour excessives : comment prouver « un manque » (de soins) ? Comment aussi détecter « un vice caché » alors que, par exemple, le véhicule ou la machine, qui ont blessé ou tué, se trouvent en débris plus ou moins informes? Le récipient qui contenait la substance explosive n'a-t-il pas volé en mille éclats ? S'il est anéanti parla déflagration, comment permettrait-il un examen et, à partir de celui-ci, le procès et l'incrimination ? Il faut sans doute se tourner vers les experts, mais ils ne pourront que rarement trancher. Pourquoi cette obstination à trouver, au départ, une volonté défaillante et mème coupable? C'est qu'on reste attaché au principe romain, selon lequel la réparation incombe à celui qui aurait pu (ou du) éviter le préjudice. Mais, d'une part, les Temps modernes empèchent ce maintien doctrinal parce que « le machinisme donne à l'accident une source plus occulte et imprime à la preuve une allure plus scientifique et essentiellement défavorable au demandeur d'indemnité » 2 • D'autre part, on ne se résout pas à ne prendre en compte que « la seule

l l. De la responsahilité des choses inanimées, Paris, 1897, p. 17.

l. Proudhon, De lajustice,

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2. Ibid.

II, p. 197.



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chose » : on tient, à tout prix, à la relier à celui qui la gouverne ou l'actionne. Mais la loi ne le permet plus. 2) Autre thèse : on soutient que l'objet a été introduit dans une société paisible par un sujet, qui n'a pas assez mesuré les « risques » de son entrée et de son développement : de là, entre autres, le gigantisme d es immeubles (les gratte-ciel), les machines qui peuvent dérailler, les engins violents et clone dangereux. Outre que leur construction ne peut etre ni retardée ni entravée, qui porte alors la responsabilité de leur extension ? L'acheteur ou l'inventeur? Pourquoi ne pas demander aussi au négociant qui les commercialise d'en assurer les conséquences? 3) On soutiendra encore que celui qui se sert « de la chose » en tire cles bénéfices : ne lui faut-il pas logiquement en assumer l'éventuel « négatif » ? Pas de montagnes sans vallée, pas de gains sans la possibilité de pertes ou de mécomptes ! L'argument ne convainc pas, parce que, si je perdais avec un investissement lourd (clone, je ne gagne plus, mais j'assure surtout un servi ce), alors, je serais ou pourrais etre déchargé de cette obligation - l'aide aux victimes. 4) L'artide 1384 blesse tellement la tradition qu'on essaiera encore par un autre biais d'en atténuer la portée : comment d'ailleurs pourrait-on effacer le sujet au profit d'une chose inanimée et à laquelle on conférerait cles charges? Comment accepter l'idée de rendre « responsable » du fait de la seule chose ? On affirmera alors qu'un contrat (virtuel mais obligé) lie tellement les deux opposants que l'un (la victime) peut attaquer l'autre (le propriétaire tenu pour le responsable) ; une convention recouvre la matérialité de l'éventuel « désastre ». Ainsi « lorsque je prends un billet, la Compagnie ne s'engage-t-elle pas, moyennant la somme versée, non seulement à me faire parvenir à la destination convenue, mais aussi à m'y faire parvenir sain et sauf? Ne contraete-t-elle pas l'obligation de veiller à ma sécurité au cours du trajet, d 'écarter de moi toute cause d'accident? Assurément, car telle est notre volonté commune et ainsi le veut l'équité. De meme, lorsqu'un industrie! embauche un

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ouvrier, ne contraete-t-il pas l'obligation... de prendre les mesures propres à sauvegarder sa vie et sa santé » 1 ? Mais ce qui contredit cette thèse vient de ce que l'accident peut concerner cles personnes étrangères au fonctionnement (le trai n déraille, la voiture de servi ce se déporte sur les passants ... ) . Dans ce dernier cas, comment alléguer une quelconque convention? Toutefois, le conducteur ou le propriétaire du véhicule n'en doit pas moins dédommager la victime. On ne peut rien, çà et là, lui reprocher : il est innocent, soutiendra le juge. Mais, si on ne l'oblige pas à la réparation, on pratique alors la pire cles solutions : on charge une seconde fois le malheureux qui a subi l'épreuve. Outre la blessure et l'infirmité, il lui faudra supporter les effets ou les conséquences matérielles de ce désordre. Tous ces sophismes ne sont destinés qu'à voiler l'intolérable, à savoir que la seule chose puisse compter comme par elle seule. On veut la rattacher à un sujet et ainsi l'irréaliser. A l'inverse, nous croyons que l' « objet » suffit : il porte avec lui une nuée d'implications. Assurément, il faut le joindre à un sujet, mais celui-ci compte moins que lui. Il faut s'y résigner : l'objet qu'il dérange ou qu'il blesse - , et alors qu'on ne peut rien reprocher à celui qui le détient, doit etre pris en considération : il ouvre un droit aux victimes. Il suffit qu'il ait « causé » quelque trouble, du fait de son instabilité ou de son fonctionnement, pour qu'on le considère comme l' « origine » ou le responsable (du seul fai t de la chose). Il ne faut pas essayer d'apercevoir ou de feindre chez le sujet une quelconque défaillance - un manque de vigilance ou de soins, parce que, si le propriétaire pouvait prouver qu'il a tout mis en ceuvre afin d'éviter meme l'imprévisible, il ne serait plus tenu à réparer (une échappatoire qu'on fermera et e m pechera). En vérité, la possession grandit celui qui en est investi : à partir d'elle et à cause d'elle, il supportera, à l'avenir, tout ce qu'elle implique, le- meilleur (l'enrichissement) et le pire (les l. LouisJosserand, ouvr. cité, p. 23.

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accidents). Le juriste ne peut pas éviter l' « objectivisme », la prise en compte de la seule chose, encore qu'il ait cherché par tous les moyens à l'amoindrir ou à fabriquer cles constructions destinées à revenir au « sujet ». N'exagérons rien, cependant : a) La victime ne pourra pas obtenir réparation, si elle-meme a commis une imprudence; en la circonstance, le dommage n'a pas été causé parla « chose », mais par l'individu qui l'a manipulée ; le principe que nous avons posé demeure intact. Et encore n'est-il pas exclu que le« blessé » puisse obtenir une certaine « indemnité » : pourquoi l'objet était-il là, à sa portée? N'est-il pas en lui-meme d'un maniement tel qu'il déchaine cles « catastrophes » ? b) On ne doit pas minimiser « les cas dits de force majeure ». « L'ouvrier est-il englouti dans un tremblement de terre, un voyageur est-il frappé par la foudre, il serait absurde de faire jouer les memes responsabilités, car le dommage a sa source véritable, non pas dans le matériel de l'usine ou de la Compagnie, mais dans le tremblement de terre ou dans le feu du Ciel : proclamer le droit de la victime à une indemnité serait alors rendre l'homme responsable de la direction prise par les forces de la nature ... » 1 Mais, d'une part, le désastre n'a pas été provoqué par la chose, seulement à travers elle : une énergie externe a transité par le canal de cet objet, qui n'est pas directement concerné. D'autre part, ce qu'écrivait voici presque un siècle (1897) l'estimable juriste, Louis Josserand, nous semble, aujourd'hui, susceptible de révision : le moyen compte plus qu'il ne le pensait, dans la mesure où « tout engin » d'importance doit etre protégé contre ces forces qui peuvent ou le secouer (le tremblement de terre) ou fondre sur lui (la foudre). Le propriétaire perdrait à ne pas s'en prémunir: il accepterait alors l'élimination de ce qui lui a été concédé. Qu'il n'offre pas ainsi un chemin aux malheurs et aux destructions ! l. Ouvr. cité, p. 121.

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Nous ne tenons pas à lui imputer une obligation de défense et de « garde » : nous avons suffisamment écarté cette théorie culpabilisante (le retour à la subjectivité) ; la preuve en est que, s'il ne peut pas actuellement encore éviter ce qui risque d'arriver, il demeure cependant celui vers lequel on se tournera, pour obtenir aide et dédommagement. Alors quel fondement à cette requete? En dépit de la difficulté pour le juriste à l'admettre, il faut accorder dignité et importance au seui objet : celui auquel il a été confié devra répondre de ce qu'il a permis ou suscité (le drame). La tempete souffiera d'ailleurs. L'argent, qui modifie entièrement la vie économique, remet tout en question : il bouleverse notre problème et ouvre sur cles discussions orageuses. Nous tenons la « monnaie » pour le méta-objet par excellence, mais la philosophie première ne l'entend pas ainsi ; il est vrai qu'elle peut légitimement condamner ce qui, en effet, se substitue aux « marchandises », les dévalue en tant que telles et de toute manière les volatilise. C'est d'ailleurs un étonnement que le philosophe, qui, par principe, n'estime guère « les objets » ou l'avoir (qu'on oppose à l'etre), s'en préoccupe et entende les défendre. Mais comment pouvons-nous nous-meme plaider pour ce qui prend la piace cles « choses » et permet de les échanger indifféremment les unes contre les autres? Pourquoi valoriser ce pseudo-équivalent instable et conventionnel, accepter une « telle déréalisation » qui va aussitòt ouvrir la porte à la thésaurisation et à la spéculation ? Il nous semble clone que nous ne devrions pas soutenir cet opérateur de déséquilibre et de nivellement : qu'on se souvienne cles remarques tant de Locke que de Pufendorf! Dans son second Traité du gouvernement civil, Locke écrivait : « Tout ce qu'il (l'homme) a tiré de l'état de nature, parsa peine et son industrie, appartient à lui seui... surtout s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses. Un homme qui se nourrit de glands qu'il ramasse sous un chene ou de pommes qu'il cueille sur cles arbres, dans un bois, se les appro-

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prie certainement par là. » 1 Bref- nous l'avons vu - , le soin, l'adresse, le travail fondent la propriété. On ne saurait voir en ce geste d'attribution (les fruits à terre ou sur l'arbre) un« vol », ne serait-ce d'ailleurs qu'à cause de l'abondance et de l'obligation de s'alimenter. Nous le soulignons parce que c'est un redoutable problème que le passage des « biens communs » aux particuliers (les « propres »). Il ne faut pas les laisser, en effet, dans l'indivision ou les confier à la seule société. Pufendorf l'indique avec force : « On a beau dire que le Mien et le Tien sont la cause de toutes les guerres : il est certain, au contraire, que le Mien et le Tien ont été introduits pour éviter les contestations, d'où vient que Platon lui-meme appelle la pierre qui marque les limites d'un 2 champ, une chose sacrée, qui sépare l'amitié et l'inimitié » (et qui est consacrée aux dieux par serment, Lois, livre VIII, 843 a). Soit. Mais, du meme coup, l'accumulation possessive atteint vite ses bornes : à quoi bon amasser plus que le nécessaire, d'autant que ce qu'on aurait ainsi entassé se gaterait? Locke accepte toutefois le « troc », la vente de pommes abondantes mais qui s'altèrent, contre cles noix capables de se conserver. Ici encore, cette sorte « de réserve alimentaire » n'excédera pas les besoins. Dès que la mannaie (le métaljaune, avec tous ses avantages) arrive sur le marché, par le consentement cles échangeurs, n'importe qui peut recevoir, contre cles fruits qui s'abiment, un or incorruptible. Aussitot se déchaine the desire of having more : naissent des fortunes disproportionnées. Un verrou nature! vient de sauter. Antérieurement, nous ne pouvions pas dépasser la mesure, puisque nous perdions ce que nous aurions inutilement regroupé. Mais l'or détruit ce monde de la paix et de l'abondance (pour tous). Lui succède l'univers de la pénurie, de la vi o-

l. Ouvr. cité, Garnier-Flammarion, 1984, p. 195. 2. Le droit de la nature et des gens, trad. Barbeyrac, 1712, t. I , livre IV , chap. IV, p. 500.

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lence et de l'inégalité. N'allons pas chercher ailleurs ce qui a désolé la société ! Notons toutefois que Locke, arrivé à ce point de son analyse, aurait pu blamer ce déséquilibre subit - la voracité, la saisie sans fin, la rafle. Or, il le loue. Il se félicite de cette mutation qu'il juge bienfaisante. Pourquoi ? Le travail ne constitue-t-il pas, selon lui, la valeur supreme ? Locke estime que les 99 % d'un produit naissent de lui seul et non pas de la substance matérielle. On peut compter pour presque rien (l %), selon lui, les grains, les feuilles, les pailles en comparaison du pain, cles étoffes et cles cordes : il s'ensuit que le pouvoir devra essentiellement aider à cette « assomption », en meme temps qu'il préservera les biens de ceux qui nous ont éloignés d'une nature qu'ils ont su agrandir. Une terre inculte ne donne rien, alors que celle qu'on cultive nous pourvoit et alimente les marchés. Il faut aller dans ce sens et donc défendre ceux qui ont participé à cette opération augmentative. « J'entends par pouvoir politique le droit de faire cles lois ... afin de réglementer et de protéger la propriété. » 1 Le philosophe ira très loin sur ce chemin : ainsi, le conquérant, celui qui a vaincu son ennemi, ne peut meme pas prendre ce que les particuliers détiennent, tant cette attribution forme, au contraire et en dépit de la disparité cles conditions, la base de toute société. Cette séparation entre les plus fortunés et les plus pauvres, conséquence de l'introduction de la monnaie métallique, n'est pour Locke que l'envers d'un système positif, celui qui nous vaut la prospérité. Locke devait aussi traiter explicitement de la mannaie : il y consacrera plusieurs Essais. Il s'interroge, entre autres questions, sur la quantité nécessaire au bon fonctionnement de l'économie. Cette dernière table moins sur cette masse métallique que sur sa vitesse de circulation. Comme une partie stagne, en effet, dans cles bassins (les banques, l es particuliers qui la conservent, etc.), il faut prévoir l. Ouvr. cité, chap. I, § 3, p. 172.

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large, afin de favoriser les échanges indispensables. « Le mème schilling peut, à un moment donné, payer vingt hommes en vingt jours; à un autre moment, il peut rester dans les mèmes mains cent jours de sui te. » Or, chaque fois que l'argent s'immobilise, il ralentit la machine productive et fini t par l'enliser (on n'achète plus, on attend le moment). Il n'est pas exclu que ce « facteur » joue autant pour le développement que « la division du travail » qui accélère la production. Locke devait envisager pareillement l'influence cles taux d'intérèt : leur diminution entra ve également l'activité commerciale (on prete moins et on abaisse indirectement le niveau de l'emploi). Adam Smith et Hume, par la suite, examineront aussi ces mèmes questions de transaction, de banque et d'argent : il ne faut pas cantonner les philosophes dans de purs problèmes théoriques (celui de la connaissance), dans lesquels o n ne les enferme que trop. Mais allons-nous soutenir cette transformation ? N'est-elle pas une détérioration, un délabrement? L'or n'a-t~il pas brisé la vie sociale ? On comprend que les philosophes aient mis en garde contre cet amor sceleratus habendi. Nous rappellerons leurs principaux griefs, d'autant plus que nous ne les partageons pas. Et nous irons jusqu'à défendre l'indéfendable - le commerce, l'illimitation de l'avoir- etjusqu'à ses effets les plus lointains camme les plus suspects. Platon mérite d'ouvrir le défilé cles protestataires : dans toute son cruvre, il a reconnu les méfaits de la faculté acquisitive. Elle trouble la Cité. Dans la République déjà, Platon enferme l'artisan-vendeur dans un dilemme : ou bien le potier, par exemple, s' enrichit parso n travail et ses productions. « Voudra-t-il encore s'occuper de son métier? Non. Deviendra-t-il plus paresseux et plus négligent qu 'il n'était? Oui, beaucoup plus » (livre IV, 421 d). Ou bien il commercialise mal sa fabrication. Il se perd. «Et si la pauvreté l'empèche de se procurer des outils ou quelque autre objet nécessaire à son art, son travail n'en souffrira-t-il pas? Ne fera-t-il pas de ses fils et de ses apprentis de mauvais ouvriers? » Platon en conclut que la richesse camme la pauvreté perdent autant les arts que les artistes.

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On sait aussi que dans cette République Platon exigera pour les gardiens - les premiers à approcher de l'universel - la communauté des biens : illeur refuse toute forme d'appropriation parce qu'elle comble trop le « désir » particulier et empèche l'accès au Bien général. Rien d'aussi funeste que l'acquisition et ses suites ! Mieux, Platon n 'a pas cessé de mettre en garde contre cet argent : dans les LoisJ il souhaite, en conséquence, l'édification de la Ville loin cles rivages de la mer ou cles fleuves, parce que, avec l'eau, arrivent les marchandises et s'opère un commerce qu'on ne réservera qu'aux étrangers (aux métèques). «La proximité de la mer, pour un pays, agrémente la vie de tous les jours mais au fond c'est un voisinage bien saumatre et dissolvant; en l'infectant de commerce et de trafic de détail, en implantant dans les ames cles mcrurs instables el malhonnètes, elle enlève à la Cité la confiance amicale en elle-mème et dans les autres hommes également. » 1 L'aversion pour la mannaie et les marchés conduit Platon jusqu'aux plus invraisemblables extrémités : ainsi, il entend réduire le role de la marine dans sa République; il accepte mème d'y renoncer. Outre que le combat sur l'eau n'apprend que la perversité, le louvoiement, la piraterie, etc., il introduit la dépendance : « Avec de pareilles mcrurs - celles que suscitent les trières à flot - , les lions eux-mèmes s'habitueraient à fuir devant les biches ... Camme la victoire est due à l'art du pilote, du maitre d'équipage, du rameur et en somme à des gens de toute espèce et peu recommandables, il est impossible de rendre correctement aux individus les honneurs qu'ils méritent. »2 Et, Platon se met à réécrire l'histoire : seules les batailles livrées sur la terre ferme (Marathon, Platée) ont libéré la Grèce, en mème temps qu'elles ont rendu son soldat valeureux et héroi:que - cela, en dépit d es victoires tant de Salamine que d' Artémision, là où une furieuse tempète brisa une partie de la flotte de Xerxès ! Nous indiquons cette invraisemblable conséquence - la Grèce qui l. Les Lois, IV, 705 a (Les Belles-Lettres, coll .