Pensée grecque et sagesse orientales.: Hommage à Michel Tardieu 9782503529950, 250352995X

A l'occasion du 70e anniversaire de Michel Tardieu, un certain nombre d'amis et de collègues ont voulu manifes

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Pensée grecque et sagesse orientales.: Hommage à Michel Tardieu
 9782503529950, 250352995X

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ORIENTALISME, SCIENCE ET CONTROVERSE : ABRAHAM ECCHELLENSIS (1605-1664)

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

143

Illustration de couverture : Introduction au concile de Nicée traduite de l’arabe par Abraham Ecchellensis, Paris 1645 (page de titre). Bibliothèque nationale de France.

ORIENTALISME, SCIENCE ET CONTROVERSE :

ABRAHAM ECCHELLENSIS (1605-1664)

Sous la direction de Bernard Heyberger

F

H

La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-trente volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction : Francis GAUTIER Secrétaire d’édition : Cécile GUIVARCH Comité de rédaction : Denise AIGLE, Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Jean-Robert ARMOGATHE, Jean-Daniel DUBOIS, Michael HOUSEMAN, Alain LE BOULLUEC, MarieJoseph PIERRE, Jean-Noël ROBERT

© 2010 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2010/0095/103 D/2009/0095/204 ISBN 978-2-503-53567-8 ISBN 978-2-503-52995-0 Printed on acid-free paper

SOMMAIRE

Remerciements

7

Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres Bernard HEYBERGER

9

Les deux séjours parisiens d’Abraham Ecchellensis (1640-1642, 1645-1651) Gérard TROUPEAU

53

Les écoles de langue arabe et le milieu orientaliste autour de la congrégation De Propaganda Fide au temps d’Abraham Ecchellensis Giovanni PIZZORUSSO

59

Une collaboration dans la cosmopolis catholique : Abraham Ecchellensis et Athanasius Kircher Daniel STOLZENBERG

81

Abraham Ecchellensis et son Nomenclator arabico-Latinus Alastair HAMILTON

89

La grammaire syriaque d’Ecchellensis en contexte Muriel DEBIÉ

99

Abraham Ecchellensis et le Catalogue des livres de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā Hubert KAUFHOLD

119

Abraham Ecchellensis controversiste : sa Responsio à Jean-Baptiste Hesronite à propos du missel maronite Antoine Said KHATER

135

Les origines des maronites d’après Abraham Ecchellensis Joseph MOUKARZEL

151

Abraham Ecchellensis, philosophe et historien des sciences Geneviève GOBILLOT

171

5

6

Abraham Ecchellensis et Les Coniques d’Apollonius : les enjeux d’une traduction Hélène BELLOSTA et Bernard HEYBERGER

191

Usages de l’œuvre d’Abraham Ecchellensis dans la seconde moitié du XVIIe siècle : controverses religieuses et histoire critique Loubna KHAYATI

203

Bibliographie d’Abraham Ecchellensis

215

Liste des abréviations utilisées dans les références

217

Index des noms de personnes

219

Index des noms de lieux

232

REMERCIEMENTS

Cet ouvrage est issu d’un colloque intitulé Abraham Ecchellensis (Hâqil, 1605Rome, 1664) et la science de son temps organisé au Collège de France les 9 et 10 juin 2006, avec le soutien du Collège de France et de la Fondation Hugot, de l’Institut Universitaire de France, et de l’Association des Amis d’Abraham Ecchellensis. L’idée d’un colloque commémoratif consacré à Abraham Ecchellensis vient de M. Joseph Torbay, Président fondateur de l’Association des Amis d’Abraham Ecchellensis, qui l’a imposée avec beaucoup de ténacité. Elle a été accueillie favorablement par Monsieur l’Administrateur du Collège de France, Jacques Glowinski. Elle n’aurait pas pu se réaliser sans le soutien sans faille de M. Henry Laurens, Professeur au Collège de France, qui a présidé les travaux. Qu’ils en soient tous sincèrement remerciés. Ma contribution, et tout l’ouvrage, doivent beaucoup au soutien, aux échanges, aux corrections et aux conseils de Giovanni Pizzorusso (Università G. D’Annunzio), d’Aurélien Girard (EPHE), d’Alastair Hamilton (Warburg Institute) et de Daniel Stolzenberg (University of California). Je leur adresse mes vifs sentiments d’amitié et de reconnaissance.

Bernard Heyberger

7

ABRAHAM ECCHELLENSIS DANS LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Bernard HEYBERGER École Pratique des Hautes Études Université François Rabelais, Tours Institut universitaire de France

Dans une époque qui pratique intensément les commémorations, c’est l’anniversaire des quatre siècles de la naissance d’Abraham Ecchellensis (Ibrahîm al-Hâqilânî) qui offrit l’opportunité de se pencher sur l’homme et son œuvre lors d’un colloque au Collège de France, où il enseigna entre 1645 et 1651 1. L’occasion était belle d’examiner, à travers le parcours d’un personnage qui joignit quelques aventures maritimes méditerranéennes à une vie d’érudit partagée entre Rome, Paris et Pise, la part de l’orientalisme arabisant et syriacisant dans les enjeux scientifiques et controversistes de la première moitié du XVIIe siècle. Abraham Ecchellensis est représentatif de ces jeunes chrétiens orientaux qui, ayant étudié au Collège maronite de Rome (fondé par Grégoire XIII en 1584), mirent leur connaissance des langues au service de l’Église ou des princes catholiques européens. Il est même parmi les plus brillants et les plus féconds d’entre eux. Il incarne par excellence l’intermédiaire culturel, « qui se considère lui-même comme un trait d’union entre des mouvances culturelles différentes, qu’il s’agisse de pays, de langues, de milieux, d’espaces religieux ou philosophiques », et qui en est conscient 2. Assez bien connue, la vie de celui que nous appellerons familièrement Abraham, comme on le faisait d’ailleurs au XVIIe siècle, reste cependant dans l’ombre pour certains épisodes, qui mériteraient d’être précisés. Après avoir fait le tour de ce qui a été écrit sur lui, nous souscririons volontiers à l’opinion de Giorgio Levi Della Vida en 1949 : « La biographie d’Abraham Ecchellensis n’a pas encore été écrite de manière adéquate, et il y aurait encore beaucoup à ajouter et à corriger. » 3 Aux documents mentionnés par Nasser Gemayel 4, il faut ajouter ceux qui ont été révélés par Peter

1. Colloque international “Abraham Ecchellensis (Hâqil, 1605-Rome, 1664), et la science de son temps”, Collège de France, 9-10 juin 2006. 2. H. BOTS, C. BERKVENS-STEVELINCK, “Communication et instruments d’échanges dans la République des Lettres”, dans C. BERKVENS-STEVELINCK, H. BOTS, J. HÄSELER (éd.), Les grands intermédiaires culturels de la République des Lettres. Études des réseaux de correspondances du XVIe au XVIIIe siècles, Paris 2005, p. 24. 3. G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche sulla formazione del più antico fondo dei manoscritti orientali della Biblioteca Vaticana (“Studi e Testi” 92), Biblioteca Apostolica Vaticana, Rome 1939, p. 6, note 3. 4. N. GEMAYEL, Les échanges culturels entre les Maronites et l’Europe. Du Collège Maronite de Rome (1584) au Collège de ‘Ayn Warqa (1789), Beyrouth 1984, vol. 1, p. 62-64, 235-240, 266-289, 299-317, 387400.

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Bernard Heyberger

Rietbergen 5 : des lettres conservées au Vatican 6, et surtout un essai biographique consigné par Carlo Cartari, en vue d’une chronique de l’université de Rome. Ce document est fondé sur des données qu’Abraham en personne lui a fournies en 1658, avec une liste de ses œuvres, dont certaines n’ont jamais vu le jour, et d’ouvrages faisant référence à ses travaux 7. Il a peut-être été une des bases de la biographie assez bien informée d’Angelo Fabroni, dans ses Historiae Academicae Pisanae 8. Il s’agit en tout cas d’une source de première main pour connaître certains épisodes de la trajectoire d’Abraham, mais surtout pour comprendre comment il se raconte et se présente lui-même à la fin de sa vie et au sommet de sa carrière. Pour ses années de jeunesse passées entre la Toscane et le Liban (1631-1636), les lettres de lui ou à son sujet conservées à l’Archivio di Stato de Florence ont été publiées par Paolo Carali 9. Néanmoins, certains détails biographiques inédits peuvent encore être tirés de documents que l’éditeur a ignorés 10. Abraham apparaît cité dans plusieurs correspondances publiées d’auteurs érudits de son temps 11. Il figure aussi à de nombreuses reprises dans le Fondo Galileiano de la Bibliothèque Nationale de Florence, essentiellement pour l’échange épistolaire occasionné par son travail sur la traduction de l’arabe en latin des Coniques d’Apollonius de Perga 12. À la congrégation De Propaganda Fide, grâce à Giovanni Pizzorusso, il m’a été donné de découvrir quelques lettres et messages d’Ecchellensis, restés ignorés de Nasser Gemayel. Il est probable que d’autres recherches dans les archives et bibliothèques romaines, toscanes ou parisiennes, permettraient de mettre au jour d’autres documents.

5. P. RIETBERGEN, « A Maronite Mediator Between Seventeenth-Century Mediterranean Cultures : Ibrahim al Hakilani, or Abraham Ecchellense (1605-1664) », Lias 16 (1989), p. 13-42 ; repris dans Idem, Power and Religion in Baroque Rome. Barberini Cultural Policies, Brill, Leyde-Boston 2006, p. 296-335. 6. BAV, Barberini Latini, vol. 6499, f. 1-5, lettres d’Ecchellensis à Holstenius, 1641 et 1645. 7. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 23r-27r (brouillon latin) ; f. 69r-81r : Vita d’Abramo Ecchellense Maronita (f. 70r : précision en marge : « ab ipsomet die feb. 1657 ») ; f. 81v-83r : Opere mandate alle stampe da Abramo ; f. 83rv : eiusdem opuscula adhuc inedita ; f. 84rv : autori che fanno mentione di Abramo ; 87rv88r : Autori che fanno mentione di Abramo. F. 88r : note en marge : « Ab ipse Ecchellensi die 12 novembris 1657 ». Document publié en latin et en italien avec une traduction française par M. Issa et J. Moukarzel, « Abraham Ecchellensis maronita. Biographie faite par Carlo Cartari », Tempora 18 (2007-2009), p. 155195. 8. A. FABRONI, Historiae Academiae Pisanae, Pise, vol. 3, 1795, 699 p. 9. P. CARALI, Fakhr Ad-Dîn II principe del Libano e la Corte di Toscana 1605- 1635 ; vol. 1, Introduzione storica. Documenti europei e documenti orientali tradotti, Reale Accademia d’Italia, Rome 1936, 489 p. ; vol. 2, Documenti orientali. Introduzione storica e documenti europei tradotti o riassunti in arabo, Reale Accademia d’Italia, Rome 1938, 424 p. Cet ouvrage ne donne parfois que des résumés des documents. On y relève de plus passablement d’erreurs de cotes ou de lecture. À compléter avec M. RONCAGLIA, « Fahr adDîn II Al-Ma‘nî e la corte di Toscana. Nuovi documenti 1607-1631 », Al-Mashriq, anno LVII, 1963, p. 521566, qui donne néanmoins très peu de documents concernant Abraham Ecchellensis. 10. Voir nos références à l’Archivio di Stato di Firenze (ASF) dans la suite du texte. 11. Références dans la suite du texte. 12. Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze / Biblioteca Digitale / Manoscritti / Galileo. Ecchellensis y apparaît comme auteur de quelques lettres, et surtout cité par d’autres correspondants avec lesquels il collaborait (Giovanni Alfonso Borelli, Carlo Roberto Dati, Vincenzo Viviani).

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Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres

Mais l’objet de ce volume n’est pas seulement de raconter au plus juste la vie d’une personnalité, si réputée soit-elle aujourd’hui auprès de ses compatriotes libanais. Les contributions réunies ici éclairent tel ou tel aspect de sa production intellectuelle. Dans cette biographie introductive, nous chercherons, tout en retraçant son parcours personnel, à situer l’homme et son œuvre, pour tenter d’évaluer leur place dans l’activité scientifique et dans le développement de l’orientalisme européen de son temps. Le récit de la vie personnelle d’Abraham Ecchellensis prend sa véritable signification lorsqu’il est placé dans le contexte social, politique et intellectuel, et qu’il est éclairé par une étude plus précise des conditions de production de ses ouvrages. La carrière du jeune homme débute au moment où Fakhraddîn, un émir local, au sud de Beyrouth, entre en contact avec les cours européennes par l’intermédiaire de ses sujets et alliés maronites, dans une atmosphère de projets plutôt chimériques de croisade contre les Ottomans. Elle se développe grâce aux soutiens nombreux de mécènes et d’amis savants réputés, qui lui permettent d’obtenir des postes lucratifs, des possibilités de publication, et une intégration dans la « République des Lettres » européenne à un niveau assez prestigieux. Elle coïncide enfin avec l’époque où l’Église catholique fait un effort important pour approfondir sa connaissance de la tradition chrétienne, dans le but à la fois de fourbir ses armes rhétoriques dans la controverse contre les protestants, et d’établir, dans un esprit humaniste, une tradition expurgée de toutes les erreurs et de toutes les croyances non fondées. La part de l’orientalisme dans ce travail est encore peu connue. L’orientalisme des centres catholiques (Paris, Rome) a été moins étudié jusqu’ici que celui d’Oxford ou de Leyde. L’époque d’Ecchellensis se situe en amont du grand essor épistémologique de la seconde partie du XVIIe siècle, mais elle correspond à une étape dans l’élaboration d’une démarche rigoureuse fondée sur une raison libérée de la foi, et l’œuvre même de notre érudit maronite, quoique constamment tendue vers l’apologie, pourrait, à cet égard, être significative. Son usage des sources musulmanes, et son attitude face à l’islam, sans rompre radicalement avec la tradition controversiste, peuvent nous aider à cerner l’évolution de la pensée chrétienne face à l’histoire et à la religion des arabes. I. Une précoce vocation d’intellectuel D’après les informations biographiques qu’il a confiées à Carlo Cartari, Abraham Ecchellensis est né le 15 février 1605 13, d’un père « de la première noblesse du pays ». Il dit plus sur sa mère, Maryam, qui serait issue de la famille Schipani, anciens seigneurs de Jbayl / Byblos et de son territoire. L’arrière-grand-père maternel d’Abraham aurait perdu ses biens et sa vie « lorsque les Turcs se sont faits les tyrans de l’Orient » 14. Il précise que sa mère était veuve lorsqu’elle confia Abraham, âgé de 9 ans, à un parent,

13. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 70rv. 14. Il évoque le fait que ses « ancêtres se sont distingués dans les armes » également dans sa réponse à Gabriel Sionite : A. Ecchellensis, Abrahami Ecchellensis Maronitae…Epistola Apologetica tertia, Paris, 1647, p. 186. Le récit donné dans sa biographie correspond à peu près à celui qui figurait sur son épitaphe, mise à part la date de l’incursion turque (1540) : A. FABRONI, op. cit., p. 151 (latin) ; N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 400, trad. française.

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Bernard Heyberger

abbé d’un monastère de Saint-Antoine au Mont Liban, où il commença à étudier pendant six ans. Et ce n’est qu’à contrecœur qu’elle le laissa partir à Rome pour continuer ses études au Collège maronite, sous la pression du patriarche et d’Isaac Sciaderense (Ishâq al-Shadrâwî), futur archevêque de Tripoli, en novembre 1619. Il embarqua à Saïda en compagnie de cinq autres enfants 15. Il est difficile de porter une appréciation sur ce récit des origines, faute de détails supplémentaires, mais ce qu’on peut savoir du contexte le fait juger peu vraisemblable. On ne peut en effet parler de « seigneurs » dans le système du pouvoir local, et la conquête ottomane ne semble pas avoir eu les conséquences dramatiques qu’il lui prête 16. Ce texte biographique, avec l’évocation de la noblesse de la famille, de son ancien rôle dirigeant, et de la persécution subie de la part des Turcs, est avant tout un témoignage sur la manière dont, au XVIIe siècle, on se représentait le passé et on se racontait. Il fallait invoquer sa généalogie et vanter son lignage. Un des successeurs d’Ecchellensis au Collège royal, le melkite Pierre Dippy, dans la lettre de provision qui le nomme sur la chaire d’arabe et de syriaque en 1667, est dit « noble d’Alep » 17. Et dans la biographie de 1658 comme dans la préface à son Synopsis propositorum sapientiae arabum philosophorum (Paris, 1641), Abraham évoque comme une chose assurée l’extraction franque de l’émir druze Fakhraddîn, « prince qui tire son origine de ces champions de la Maison de Lorraine, conquérants de la Terre Sainte ». Il fallait aussi chanter la petite patrie d’où l’on était originaire. Abraham vante la vénérable ancienneté de Byblos, et son rôle dans l’histoire, en citant des passages de l’Écriture Sainte consacrés à la Phénicie 18. Il partage l’idée commune de son temps, d’un âge d’or biblique, contrastant avec la décadence contemporaine, qu’il déplore en contemplant les ruines de sa ville 19. Ces stéréotypes sont courants chez les chrétiens orientaux émigrés à Rome, habitués à faire valoir leurs origines ronflantes et le triste sort que leur faisait subir la tyrannie turque : c’était aussi une manière, dans une société d’accueil très aristocratique, fondée sur l’hérédité, de vouloir s’intégrer en se haussant dans la hiérarchie sociale. La qualité – dans le sens du statut social – du savant, déter-

15. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 73v-74rv. La version d’A. FABRONI, op. cit., p. 146, correspond assez bien avec celle de la biographie manuscrite de Rome. N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 355. 16. Diarii di Marino Sanuto, Venise, 1888, t. XXIII, p. 106-109, p. 131-138 (octobre 1516). Les informateurs vénitiens rapportent qu’après la déroute des mamelouks, le bazar de Tripoli a été saccagé par des villani, des paysans, « ceux des montagnes » alentour. Il semble que le pays, d’Alep à Damas et à Beyrouth, se soit rangé rapidement derrière les conquérants, contre les mamelouks vaincus : B. ARBEL, « Cypriot population under Venetian rule (1473-1571). A demographic study », p. 187, dans B. ARBEL, Cyprus, the Franks and Venice, 13th-16th Centuries, Aldershot-Burlington-Singapour-Sydney, Ashgate, “Variorum reprints”, 2000, mentionne qu’en 1516, après la conquête de la Syrie, un envoyé ottoman a essayé d’obtenir des Vénitiens le retour des nombreux colons chrétiens de la région de Tripoli qui étaient venus s’établir à Chypre au début du XVIe siècle. Je remercie Benjamin Arbel pour ces précisions. 17. ACF, dossier Dippy / Dipy Pierre 1620-1er février 1709, Lettre de provision du 19 octobre 1667. En arabe, il se nomme Butrus Di’b ou Dyâb. 18. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 70rv, 71rv. 19. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 71r : « Di questa peritia d’archittetura ci rendono testimonio chiaro hoggidi le reliquie, o per dir meglio le ruine, e miserabile cadavero della medesima città. »

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Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres

mine alors en grande partie le degré de confiance accordé à sa production de savoir 20. On sent tout le poids de sa condition dans la manière dont Abraham rend compte de sa controverse avec Valérien de Flavigny, lors de son second séjour parisien, dans son document autobiographique : « on ne peut exprimer la rage que conçut Valérien, parce qu’étant natif du pays, gentilhomme de naissance, et [titulaire de] la dignité de chanoine de la cathédrale de Reims, docteur de la Sorbonne et professeur de langue hébraïque au Collège royal, il ne se serait jamais persuadé qu’un étranger aurait le courage et l’ardeur de lui répondre si promptement et si franchement, et sans aucune crainte. » 21 C’est peut-être pour les mêmes raisons qu’à plusieurs reprises Abraham Ecchellensis apparaît dans les documents comme « diacre », « prêtre » ou « archiprêtre », alors qu’il ne l’était pas : l’usage de porter un habit ecclésiastique pour bénéficier du surplus de considération lié au statut clérical semble avoir été assez répandu dans la ville du pape, chez les laïcs exerçant comme lui des professions intellectuelles 22. Il arriva à Rome le 8 janvier 1620, pour entrer au Collège maronite à quinze ans, ce qui était au-dessus de l’âge moyen des enfants qui y étaient admis 23. Sur ses années au Collège, on connaît l’extrait d’un manuscrit syriaque du Vatican, publié en français par Nasser Gemayel, dans lequel Ecchellensis évoque les mauvais traitements qu’il a dû subir au Collège, ayant été plusieurs fois mis dehors, et menacé du bâton ou du renvoi. La cause de cette persécution aurait été son opposition à un livre composé par le préfet jésuite du Collège, et qu’il considérait comme calomnieux envers la « nation » maronite. Il se serait fait le défenseur des élèves, humiliés par le préfet, en contestant la discipline, qu’il jugeait dégradante. Il aurait en particulier refusé de balayer 24. La haute conscience qu’avait Abraham, dès cette époque, de son devoir de défendre l’honneur des maronites, mis à mal par les jésuites du Collège, ne fait pas de doute. Elle était partagée d’ailleurs par les représentants de sa « nation », en particulier par le patriarche, et elle était bien reçue par les cardinaux de la congrégation

20. A. JOHNS, « The ideal of scientific collaboration : the “man of science” and the diffusion of knowledge », dans H. BOTS, F. WAQUET (dir.), Commercium litterarium. La communication dans la République des Lettres 1600-1650, APA-Holland University Press, Amsterdam-Maarssen 1994, p. 6-7. 21. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 80r : « non si può esprimere la rabbia che concepì Valeriano, perche essendo egli naturale del paese, di nascita gentilhomo, di dignità canonico della cathedrale di Reims, dottore Sorbonico, e professore nel collegio reale della lingua Hebrea, non si saria mai persuaso che un forastiero havesse tant’anima, et tant’ardire di responderli si prontamte e francamte e senza alcun timore » ; A. FABRONI, op. cit., p. 146, écrit que c’est à cause de la noblesse de ses origines et de son savoir faire qu’il a été retenu au service de l’émir (« tam propter nobilitatem familiae, quam propter opinionem ingenii »). 22. M. CAFFIERO, M. P. DONATO, A. ROMANO, « De la catholicité post-tridentine à la République romaine », dans J. BOUTIER, B. MARIN, A. ROMANO (dir.), Naples, Rome Florence. Une histoire comparée des milieux intellectuels italiens (XVIIe-XVIIIe siècles) (“Collection de l’École Française de Rome” 355), École Française de Rome, Rome 2005, p. 176-177. 23. B. HEYBERGER, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique (“Bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome” 284), École Française de Rome, Rome 1994, p. 416. 24. N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 63-64. Extrait traduit en français du Mss syriaque 410, BAV. Sur le fonctionnement interne de l’établissement et sa mauvaise réputation parmi les maronites eux-mêmes, dans les années 1620, voir S. TABAR, « Fondation et premier siècle de vie au Collège Maronite 1584-1684 », thèse dactyl. Pontificum Institutum Orientalium Studiorum, 1978-1979, p. 159-212 ; P. RAPHAËL, Le rôle du collège maronite romain dans l’orientalisme aux XVIIe et XVIIIe siècles, Beyrouth, 1950, 189 p.

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Bernard Heyberger

De Propaganda Fide. Abraham n’était alors en rien marginalisé ou en situation difficile, car, d’après son propre témoignage, ses revendications ont été entendues. Dès 1624, il apparaît comme expert à la Propagande, convié à certifier l’authenticité d’une lettre de son patriarche, puis, en 1625, le testament de son compatriote Giovanni Hesronita 25. C’est cette même année, d’après sa biographie, qu’on lui a confié l’enseignement de l’arabe et du syriaque au Collège, à la disparition du jésuite d’origine maronite Butros Metoscita, ce qui a abouti à la publication d’un petit manuel de syriaque, dont il vante encore le succès en 1658 26. À la suite de la visite du Collège en 1629-1630, à l’occasion de laquelle les élèves ont demandé que l’enseignement des deux langues soit maintenu, un décret du Cardinal Roberto Ubaldini lui ordonnait de donner des leçons quotidiennes d’arabe et de chaldéen 27. Vers les mêmes années, il a été consulté, parmi d’autres, à propos du projet de fonder un collège au Mont Liban ou à Beyrouth 28. Enfin, en janvier 1631, il participait avec un argumentaire écrit à la controverse organisée par la congrégation de la Propagande à propos du Missel maronite, imprimé en 1592-1594 29. II. Politique, affaires et activités intellectuelles en Méditerranée Il raconte dans sa biographie, qu’ayant soutenu sa thèse de philosophie au Collège romain, il a embarqué pour la Syrie le 15 juin 1531, arrivant à Saïda (Sidon) le 25 juillet, et qu’il s’est présenté alors au Grand Émir druze Fakhraddîn. Nous ne reprendrons pas ici l’histoire de celui-ci, qui, après un séjour en Toscane (nov. 1613-juillet 1615), puis en Sicile et à Naples, regagna son pays en 1618, et se constitua un territoire étendu sur une grande partie de la Syrie. Investi de l’autorité régionale, notamment de la ferme de l’impôt, par le Sultan, il a souvent été présenté par les Libanais comme le premier artisan de la construction de leur État, fondé sur une alliance avec les puissances chrétiennes, dont les Médicis de Florence. Son épopée prit fin en août 1633, lorsque les Ottomans menèrent contre lui une campagne maritime et terrestre. Il fut exécuté à Istanbul le 13 avril 1635 30.

25. ASCPF, SOCG, vol. 181, f. 44r, 3 mars 1624. Ibidem, SOCG, 44, f. 554r, d’après N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 225, n. 31. 26. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 72v, 73r : « essendo hora la più commoda che vadia in volta, si per esser breve, et in forma piccola, e commoda, come per esser molto chiara e facile ». A. ECCHELLENSIS, Collegii Maronitarum Alumni Linguae Syriacae sive Chaldaicae Perbrevis Institutio ad eiusdem Nationis Studiosos Adolescentes, congrégation De Propaganda Fide, Rome 1628. Voir à ce sujet M. DEBIÉ, « La grammaire syriaque d’Ecchellensis en contexte », dans ce volume. 27. S. TABAR, op. cit., p. 159-188 ; N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 48-54, 152-153, 180-190 ; BAV, Vat. lat. 7262, f. 31r-45r : extrait / rescritto du livre des visites de la congrégation De Propaganda Fide, 10 déc. 1722, évoquant la visite de 1629 terminée en 1630 ; décrets du cardinal Ubaldini du 11 mars 1630, f. 33v. 28. ASCPF, Acta, 6, 1628-1629, f. 196rv, relation du jésuite J.B. Eliano, et du capucin Adrien de la Brosse. 29. A. S. KHATER, « Abraham Ecchellensis controversiste : sa Responsio à Jean-Baptiste Hesronite à propos du Missel maronite », dans ce volume. 30. A. FUESS, « An instructive experience : Fakhr al-Dîn’s journey to Italy, 1613-1618 », dans B. HEYBERGER, C. WALBINER (dir.), Les Européens vus par les Libanais à l’époque ottomane, Orient-Institut der DMG,

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Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres

Abraham Ecchellensis vante ce fameux prince « redoutable non seulement aux pachas et princes ses voisins et frontaliers, mais même à ce fier monstre de Grand Turc, qui n’a jamais pu avec toutes ses forces […] battre et éteindre cette invincible maison » 31. Dans la reconstitution tardive de sa rencontre avec Fakhraddîn, ce serait sa qualité intellectuelle, sa compétence linguistique et sa rigoureuse méthode humaniste, ainsi que son goût – qu’on retrouve plus tard dans ses œuvres – pour les sciences naturelles, qui lui auraient valu la confiance de l’émir. Celui-ci, « très curieux des choses naturelles, et particulièrement des simples », lui montra « les œuvres de Matthiolo traduites de l’italien en arabe par un certain juif appelé David, avec l’aide d’un marchand français appelé monsieur Blanc », lui demandant son avis sur cette traduction. À ceci, Abraham répondit qu’il était nécessaire de la confronter à l’original pour pouvoir donner un jugement plus sain et plus sûr. Il y trouva de nombreuses erreurs. « Ces choses furent relevées par Abraham avec rapidité et facilité, car il s’était consacré particulièrement à l’étude de cette œuvre à Rome, et avait porté avec lui un exemplaire tout annoté de sa main sur les marges » 32. Il ne faut pas exagérer le rôle joué par Abraham Ecchellensis au service de Fakhraddîn, et l’importance de cet épisode dans sa vie. Après tout, son engagement auprès de l’émir n’aura duré que deux ans. Il n’a d’ailleurs guère envie de s’en souvenir précisément dans sa biographie, dans laquelle il s’emploie avant tout à apparaître comme un érudit, consacré à l’étude et à l’enseignement. De ses deux voyages entre Saïda et Livourne, il ne dit à peu près rien 33.

Beyrouth 2002, p. 23-42 ; A.-R. ABU-HUSAYN, Provincial Leadership in Syria, 1575 -1650, American University of Beirut, Beyrouth 1985, p. 67-127. 31. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 73v : « è stato sempre formidabile non solo alli Bascià, e principi suoi circonvicini, e confinanti, ma etiandio a quel fiero mostro del Gran Turco, il quale mai l’ha potuto con tutte le sue forze […] debellare, ó estinguere questa invincibile casata ». 32. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 73v-74rv : « gli mostró, essendo egli oltre il valore curiosissimo delle cose naturali et particolarmente delli semplici, le opere del Matthiolo tradotte dell’Italiano in Arabo da un certo Hebreo chiamato David, coll’aiuto d’un mercante Francese nominato monsieur Blanc, domandandoli il suo parere circa la detta versione. A questo rispose Abramo che era necessario conferirla coll’originale per poter dare più sano e sicuro giudicio […] Le dette cose furono notate da Abramo con prontezza et facilità, per aver egli posto particular studio in da opera a Roma, et aveva portato seco un exemplare tutto postillato alle margine di sua propria mano. » E. ROGER, La Terre Sainte ou Terre de Promission, E. KATTAR éd., (“Bibliothèque de l’Université Saint-Esprit”), Kaslik (Liban) 1992, p. 366 (1re édit. : Paris, 1646) : ce récollet, qui a vécu dans l’entourage de Fakhraddîn et était lui-même naturaliste, écrit : « Il étudiait par divertissement la chimie, s’étant rendu parfait en la connaissance des simples, ayant commenté et translaté Mathiole d’italien en langue arabesque, de sa propre main ; fait peindre plus de quinze cents sortes de plantes au naturel, et donner les couleurs aux racines, feuilles, fleurs et fruits, tenant pour cet effet un peintre français l’espace de deux ans chez lui, à qui il donnait bons gages ». Petrus Andreas Mattheolus (Mattiolo) (1500-1577) est surtout connu pour son édition avec commentaires de Pedacion Dioscoride, De la matière médicinale (nombreuses éditions en diverses langues). Ecchellensis précise effectivement qu’il s’agit du « librum Dioscoridis cum Matthioli Commentariis […] Arabice versum ex Italica lingua » et qu’il était illustré, dans A. ECCHELLENSIS, Epistola Apologetica tertia, op. cit., p. 184-185. Le récit de son passage au service de l’émir dans ce texte coïncide avec celui de sa biographie plus tardive. Quant à son intérêt pour les sciences naturelles, voir G. GOBILLOT, « Abraham Ecchellensis, philosophe et historien des sciences », dans ce volume. 33. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 73r -75v.

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En fait, il a été envoyé par l’émir à Livourne en novembre 1631 avec 45 balles de soie qu’il devait vendre, et dont il devait placer le bénéfice dans une banque à Florence au nom de ses fils. Il devait aussi se procurer du cuivre et trouver un maître d’artillerie, qu’il conduirait à Saïda 34. Il a effectivement acheté 227 2/3 luoghi (parts) le 28 mai 1632, pour une valeur de 22 766 écus. Mais il ne s’est acquitté sur le champ que d’une partie de cette somme 35, gardant environ 10 407 écus pour les employer dans des affaires spéculatives, à l’insu de l’émir druze et de ses conseillers, qui protestèrent par la suite auprès de la grande duchesse de Toscane 36. Abraham s’était lancé dans le rachat des esclaves musulmans. Dans ces années, en effet, « le rachat des esclaves s’avérait un commerce extrêmement lucratif », et « constituait assurément le commerce le plus important entre Malte et les ports de la rive musulmane. […] Ce commerce rentable de l’homme engendrait nécessairement des rapports nouveaux avec les représentants des civilisations ennemies, juive et musulmane » 37. Car « l’économie de la rançon qui produit une redistribution de la richesse » est alors en pleine expansion 38. L’esclave musulman ou juif racheté signait un contrat avec son propriétaire chrétien. Puis, l’organisation du rachat supposait, soit que l’esclave parte se racheter soi-même, soit qu’il passe un accord devant notaire avec un intermédiaire qui se chargeait de son rachat. Tunis était le poste le plus fréquenté par ces intermédiaires 39. Dans une lettre du 30 mars 1632, Ecchellensis avait prié la grande duchesse de recevoir un esclave turc converti par lui sur les fonts baptismaux, et d’écrire à son patron pour en obtenir le consentement. La réponse à cette demande fut que l’esclave en question était un Prussien renégat, et qu’ils en voulaient 200 écus alors qu’il n’a été vendu que 80 40. Mais on apprend surtout, à travers d’autres documents, qu’avec l’argent de Fakhraddîn, le maronite

34. P. CARALI, op. cit., p. 363, lettre de Fakhraddîn, 18 nov. 1631 (ASF, Mediceo del Principato, 4274, inserto I, 2) ; idem, p. 365-370, lettre de Francesco di Verrazzano, 30 Nov. 1631 (ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 335r-336v.) ; idem, p. 376, 16 déc. 1631 (brouillon) (ASF, Mediceo del Principato 4276, f. 312). 35. P. CARALI, op. cit., p. 400-401, 28 mai 1632 (ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 376) ; rapport sur toute l’opération commerciale de 1631 de Francesco di Verrazzano, 11 sept. 1633, ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 368rv, 368bis v, 369r, 370r. 36. P. CARALI, op. cit., p. 402-404, 413-415 ; M. RONCAGLIA, art. cit., p. 565-566 ; ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 421, 429-431 (oct. 1632) ; f. 307r et 308r (arabe, 1042 H-1043 H) ; f. 381r, 382r, 380rv (août 1633). Voir aussi ibidem, f. 364r, f. 365r (janvier 1633). 37. A. BROGINI, Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), École Française de Rome, Rome 2006, p. 364366. Article de synthèse avec une abondante bibliographie sur le sujet : M. FONTENAY, « Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps Modernes (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles », Revue historique 640 (2006), p. 813-829. Voir surtout W. KAISER (éd.), Négociations et transferts. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des captifs en Méditerranée (XVIe-XVIIe siècles) (“Collection de l’École Française de Rome” 406), École Française de Rome, Rome, 2008, 406 p. 38. W. KAISER, « Introduction », dans W. KAISER (éd.), op. cit., p. 14. 39. Dans W. KAISER (éd.), op. cit., voir en particulier : S. BOUBAKER, « Réseaux et techniques de rachat des captifs de la course à Tunis au XVIIe siècle », p. 25-46 ; A. BROGINI, « Intermédiaires de rachat laïcs et religieux à Malte aux XVIe et XVIIe siècles », p. 47-63. 40. P. CARALI, op. cit., p. 383, résumé des documents de l’ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 548, f. 553.

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avait acheté 25 esclaves « turcs », qui avaient promis de lui en rembourser le prix une fois retournés à Tunis. Ils ne tinrent pas entièrement promesse, et Abraham, partant à Saïda pour la seconde fois, délégua comme son agent à Tunis Abdalla Corelli (Carali, ‘Abdallâh Qarâ‘alî) un jeune maronite d’Alep, alors présent à Livourne 41. En février 1633, il n’avait toujours pas récupéré son capital, et il demanda alors à la grande duchesse l’autorisation de se rendre personnellement en Afrique du Nord, emmenant avec lui quatre autres esclaves musulmans retirés du bagne pour les faire racheter. Cette demande donna lieu à des discussions, liées à des considérations diplomatiques. Abraham, qui disposait de protections, obtint finalement de faire le voyage en février et mars 1633, sur le San Carlo, un navire qu’il avait acheté 42. À Tunis, il acquit des marchandises (qui provenaient de prises corsaires), et se fit remettre l’argent pour le rachat de onze esclaves à Livourne. Il laissa le jeune Abdalla en Barbarie, en lui promettant de revenir dans les deux mois et d’acquitter alors ses dettes 43. Mais il ne revint pas, et son agent fut retenu en otage. Les biens de celui-ci furent séquestrés, et lui-même fut menacé d’être réduit en esclavage et envoyé au bagne. Yûsuf Day, de Tunis, écrivit en novembre (1633 ?) pour demander le remboursement des dettes d’Abraham, qui se seraient élevées à 9 971 pezzi di otto. Dans une seconde lettre, du 23 juillet 1635, le même faisait référence à un procès qui l’opposait au « Maronite » devant le tribunal de Livourne. Yûsuf Day faisait alors une proposition d’arrangement pour conclure le litige, mais menaçait aussi de représailles contre les navires toscans qui viendraient à Tunis, s’il n’obtenait pas satisfaction 44. Nous ne connaissons ni la version d’Ecchellensis lui-même, ni l’issue finale de cette affaire. À la fin de 1637, alors qu’il est déjà à Rome, dans une situation très satisfaisante pour lui d’après son propre aveu, il écrit à Léopold de Médicis en revenant à demi-mot sur ce qui s’est passé. Il reconnaît avoir quitté la Toscane sans tambour ni trompette (« insalutato hospite »), victime des coups de son adversaire, comme un navire poussé au naufrage sur les récifs contre la volonté du pilote. « Naufragé et brisé sur le rivage », il a attendu que les ondes de l’envie et des embûches se soient apaisées pour prier le prince d’intervenir auprès de la grande duchesse, afin qu’elle le reçoive à nouveau à son service. Il évoque encore le fait qu’il avait confié ses affaires de Tunis à ceux qui l’ont ensuite « assassiné » et « persécuté » 45. Bien des années plus tard, dans sa préface aux Coniques d’Apollonius de Perga, il se souvient de la libéralité et de la bienfaisance du duc Ferdinand II à son égard, « non seulement tant que la fortune

41. ASF, Mediceo del Principato, 4274, inserto VI, 14, Abdalla Corelli, s.d. Étrangement, Paolo Carali ignore ce document et ne fait aucune allusion à ce ‘Abdallâh Qarâ‘alî d’Alep, qui figure certainement parmi ses ancêtres, membre d’une famille très connue de maronites d’Alep. ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 307 et f. 330-334 demandes d’Abraham Ecchellensis lui-même (11 fév. 1633). 42. ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 303r, 307r, ff. 354rv-355rv ; f. 358rv, ff. 364r, 365r, 366r ; P. CARALI, op. cit., p. 406-415. 43. ASF, Mediceo del Principato, 4274, inserto VI, 14 Abdalla Corelli ; 4279, inserto VIII, Lettere Sciolte, 1, Yûsuf Day, Tunis, 24 novembre (1633 ?). Cette lettre en italien est de la même main que celle d’Abdalla Corelli. Sur l’intrication entre rachat de captifs, systèmes de crédit, et commerce, voir en particulier S. BOUBAKER, art. cit. 44. ASF, Mediceo del Principato, 4274, inserto VI, 61, Yûsuf Day, Tunis, 23 juillet 1635. 45. BNCF, Fondo Galileiano, Gal. 281, f. 1r-2r, 12 déc. 1637 (numérisé, accessible par internet).

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me souriait, non seulement quand les choses marchaient bien, non seulement quand, envoyé à lui par l’Émir Fakhraddîn, je jouissais d’une singulière félicité, mais même dans le naufrage et cette perte barbaresque, dans la conjuration et la dénonciation Carrellines, quand la chance avait absolument tourné. » Ainsi, sa ruine aurait eu une cause « carrelline », imputable donc à ‘Abdallâh Qarâ‘alî 46. Lors de son bref séjour à Tunis en 1633, Abraham, tout en trafiquant des captifs, n’a pas pour autant abdiqué sa fonction d’intellectuel. Il y a en particulier acquis un précieux manuscrit d’une œuvre du polygraphe égyptien al-Suyûtî (1445-1505), qui lui servira d’introduction dans le monde savant lors de son arrivée à Rome en 1636 47. De plus, le renégat Thomas d’Arcos, qui, de Tunis, entretenait une correspondance avec Nicolas Fabri de Peiresc, rapporte à celui-ci la discussion historico-épigraphique qu’il a eue avec lui à propos d’inscriptions puniques : Pour quelque négoce de rachapt d’esclaves, est arrivé en ceste ville un Maronite, né en Tripoli de Sirie, grand professeur de langues orientales, et particulièrement de la Chaldée, Siriaque, et Arabique, et est fort estimé à Rome où le Pape l’a entretenu au Vatican quelque temps avec bon salaire, et fort docte en matière de Philosophie et Théologie. Il s’appelle Abraham Echelen. Je lui ai monstré l’épitaphe supposé punique, que je vous ay envoyé. Il m’a asseuré qu’il n’est ni punique, ni syriaque, ni chaldée, et qu’il le tient pour carractères antiques égiptiens, bien qu’aucuns semblent estre chaldées et samaritains et dit que s’il estoit en chrestienté qu’il a le courage de le deschiffrer. Je le luy ay baillé, il partira bien tost, et m’a promis de travailler à le recognoistre, et m’envoyer ce qu’il en aura descouvert ; cela estant je ne manqueray à vous en faire part 48.

Après la chute de Fakhraddîn, Abraham demeura en Toscane jusqu’en 1636. D’après sa biographie, il obtint sa chaire de lecteur d’arabe à Pise pour lui permettre de rester en Italie. Fabroni dit qu’il a opté pour une vie plus paisible et plus tranquille dès 1633, en acceptant le poste de professeur de langues, dans lequel cependant on lui reprocha son manque d’assiduité. Son activité militaro-commerciale pourrait expliquer son absence de zèle à l’enseignement. En janvier 1636, l’évêque Isaac Sciaderense (Ishâq al-Shadrâwî) de Tripoli obtint le poste de lecteur d’arabe et de chaldéen à Pise à sa place, mais ne resta que deux ans. Abraham s’installa alors à Rome, mais sa demande de prendre la tête de l’imprimerie de la Propagande fut rejetée. Écrivant à Léopold de Médicis en décembre 1637, il se flatte du bon accueil qui lui est fait dans la ville du

46. Apollonii Pergaei conicorum lib. V, VI, VII paraphraste Abalphato Asphahanensi nunc primum editi…, Florence 1661, praefatio d’Ecchellensis (« in Carrellina conjuratione et proditione »). 47. D. STOLZENBERG, « Une collaboration dans la cosmopolis catholique : Abraham Ecchellensis et Athanasius Kircher », dans ce volume. 48. P. TAMIZEY DE LARROQUE (éd.), Les correspondants de Peiresc. T. XV, Thomas d’Arcos. Lettres inédites écrites de Tunis à Peiresc (1633-1636), Adophe Jourdan, Alger 1889 (extrait de la Revue Africaine), p. 27 (Tunis, 31 juin 1633).

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pape, protestant néanmoins curieusement qu’il ne s’est pas retiré de sa chaire d’arabe de Pise 49. C’est dans ces brefs quinze mois bien remplis, entre juin 1631 et octobre 1632, qu’il faut placer aussi l’investissement personnel d’Abraham dans la création d’un collège au Liban. Alors que dans sa biographie de 1658, il passe sur son action militaro-diplomatique sous Fakhraddîn, il n’omet pas alors de mentionner son rôle dans la fondation de ce collège. Contrairement à ce qu’affirme Nasser Gemayel, il semble qu’il ait été très motivé pour cette œuvre, qui s’inscrivait d’ailleurs dans un mouvement général de créations d’établissements de ce genre en Europe 50 et venait après quelques autres tentatives dans l’Empire ottoman 51. Lors de son premier séjour au Liban en 1631, il se serait présenté à l’émir comme mandaté par la congrégation De Propaganda Fide pour fonder ce collège, et aurait réussi à le mettre sur pieds en peu de temps, alors que le projet traînait depuis des mois. Nous savons qu’il s’était déjà rangé auparavant à l’avis du jésuite Jean-Baptiste Eliano, du capucin Adrien de la Brosse et de l’évêque maronite Jean-Baptiste Hesronite, pour le fonder à Beyrouth ou dans le Kisruwân, plutôt qu’au Mont Liban comme le souhaitait le patriarche. Le soutien que lui a apporté « le gouverneur maronite de la province », comme il l’appelle, c’est-à-dire Abû Sâfî al-Khâzin, a sans doute été déterminant 52. Abraham a offert à ce collège 183 piastres de ses propres revenus, qui ont été employés pour nourrir les élèves, car l’année 1632 a été une année de famine. Mais pendant son voyage suivant en Italie, avec mandat du patriarche, une cabale aurait éclaté contre lui, notamment parce que le collège n’a pas été réalisé à Ehden, au Mont Liban, comme cela devait se faire, et les élèves seraient retournés chez eux. À son retour dans le pays, il aurait demandé des comptes au patriarche, aux évêques et aux notables, réunis à Cannoubin au Nord Liban pour la fête de l’Assomption, donc le 15 août 1632 53. Il s’agit là d’un épisode d’un conflit lancinant, pendant tout le XVIIe siècle, entre les cheikhs Khâzin et les maronites du Kisruwân d’un côté, ceux du Nord, du Mont Liban, de l’autre. Ce conflit, doublé d’une rivalité non seulement entre capucins et maronites, mais aussi entre capucins et frères mineurs, et entre sujets français et espagnols, plus la chute de

49. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 75v, 76r. ASCPF, Acta, vol. 12 (1636-1637, f. 197v : 18 nov. 1636 : « reiecta fuit petitio Abrahami Ecchellensis Maronitae instantis, in Typographiae Sac. Congr.is preficeretur » ; BNCF, Fondo Galileiano, Gal. 281, f. 1r-2r, 12 déc. 1637 ; f. 3r, 9 janvier 1638. 50. W. FRIJHOFF, « La circulation des hommes de savoir : pôles, institutions, flux, volumes », dans H. BOTS, F. WAQUET (dir.), Commercium litterarium, op. cit., p. 235-236. 51. G. DE VAUMAS, L'éveil missionnaire de la France au XVIIe siècle (“Bibliothèque de l’histoire de l’Église”), Bloud & Gay, Paris 1959 : p. 82-83, projet de collège jésuite à Constantinople ; p. 96, à Jérusalem (16041624). 52. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 74v, 75rv ; ASCPF, Acta, 6, 1628-1629, f. 196rv. Sur le projet de Beyrouth, SOCG, 115, f. 280rv, 281r, Adrien de la Brosse, 10 nov. 1629. 53. ASCPF, Acta, vol. 8, f. 77, n° 4, 29 mai 1632 ; SOCG, vol. 180, f. 125rv, du Collège du Mont Liban, 22 sept. 1632, le supérieur du collège. Ibidem, f. 131rv-138r, 7 oct. 1632, l’arciprete Giacomo ; ibidem, f. 141rv, 144r, août 1630, le patriarche se déclare hostile au projet de collège à Beyrouth ; ibid., f. 151rv160r, le patriarche ne veut d’autre représentant à Rome que Serge Risi (Rizzî), évêque de Damas : texte non daté, lu le 31 mai 1631.

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Fakhraddîn, finit par mettre fin à toute tentative concrète 54. En 1639, au moment d’employer l’héritage laissé par Vittorio Scialac Accurensis (Nasrallâh Shalaq al-‘Aqûrî), le Secrétaire de la Propagande Francesco Ingoli estime que le projet libanais a déjà englouti assez d’argent et d’énergie, et y renonce définitivement. C’est à Ravenne que sera fondée la nouvelle institution 55. La structure sociale et politique locale, au Liban, plus que le supposé « despotisme » ottoman, rendait improbable l’idée d’un tel établissement, qui aurait pu avoir des conséquences importantes en matière de transfert du savoir et des « intellectuels ». III. Attente et entreprise de la Croisade Au début du XVIIe siècle, le trafic mercantile avec Tunis, les tentatives d’ouvrir un collège au Liban et un certain esprit de croisade n’apparaissaient sans doute pas incompatibles. Lorsqu’en 1658, il évoque l’oppression subie par sa famille à la suite de la conquête ottomane, la décadence de la Phénicie par rapport aux temps bibliques, et les ancêtres croisés de l’émir druze, Abraham reste fidèle à cet esprit. Il se situe encore dans cette tradition de la chrétienté dans la préface à son Synopsis propositorum sapientiae arabum philosophorum dédiée à Richelieu en 1641, dans laquelle se mêlent l’appel aux armes de la France et des considérations de type eschatologique sur l’Orient comme Terre Sainte : L’Orient attend, écrit-il en s’adressant à Richelieu, et sollicite Dieu par des vœux très véhéments, pour que, la paix étant établie entre Chrétiens suivant ta convenance, tu tournes les armes victorieuses du Roi Très Chrétien, par tes très sages conseils, contre ce furieux Tyran de l’Orient.

Il évoque les hauts faits d’arme passés des Francs dans la région, et l’attente où sont selon lui les chrétiens orientaux de cette expédition militaire : Voilà cet espoir qui soutient et redresse les cœurs de nos Chrétiens ébranlés par une longue tyrannie ; là-bas ils en appellent à la foi et la religion de votre Excellence : là-bas, les soupirs et les gémissements du troupeau chrétien ; là-bas, la patrie du Christ, là-bas, le sépulcre du Christ ; là-bas, les gages et les monuments de la foi chrétienne…

Ce genre de dédicace implique forcément une part de courtisanerie : le Cardinal y est mis en parallèle avec le Roi Salomon, recevant la sagesse arabe de la Reine de Saba. Si à Rome, on continue à croire à la possibilité de faire la paix en Europe et

54. Le projet de collège se poursuit après l’abandon d’Ecchellensis, avec une tentative à Ehden : ASCPF, SOCG, 199, f. 208rv, 209r, 14 déc. 1632, mot du secrétaire Francesco Ingoli au consul de France, à propos de confier le collège aux observantins plutôt qu’aux capucins ; SOCG, 104, f. 222rv, 223rv, Jacques de Vendôme, 26 mars 1634 ; f. 224rv, le même, 8 avril 1634 ; f. 225rv, décret de la Propagande (16 sept. 1634) ; f. 212rv, Georges Amira, 1er mars 1634 ; f. 215r, le même, 27 mars 1634 ; f. 213r, réponse de la congrégation. BAV, Barberini Latini, 7817, f. 39, 40 : Pise, 2 fév. 1637, Isaac Sciadrensis (Shadrâwî), évêque de Tripoli, propose de ne pas créer de collège, mais de répartir l’argent entre différents maîtres. 55. ASCPF, SOCG, 118, f. 128rv-131r, f. 136r, Georges Amira, patriarche, 10 fév. 1639 ; le même, f. 134rv, 10 fév. 1639 ; f. 135rv, le même, s.d. ; f. 140rv, Isaac, archev. de Tripoli, 16 sept. 1638 ; f. 132r, le même, 9 janv. 1639. Avis du secrétaire Francesco Ingoli : ibidem, f. 133rv.

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tourner les armes chrétiennes contre les Turcs 56, la diplomatie pontificale pèse de moins en moins dans les relations entre États chrétiens. À Paris, on a renoncé à toute entreprise de ce type à partir de 1626, lorsque la France s’est engagée plus directement dans la Guerre de Trente Ans. Toutefois, comme l’écrit si bien Géraud Poumarède, « le trône de France demeure […] associé à des descentes imaginaires contre l’Infidèle », mais « ce rabâchage prophétique […] ne débouche pratiquement jamais sur des actions concrètes contre les Turcs ». Les auteurs n’en continuent pas moins de sacrifier à l’idéologie officielle de la croisade, et sont encouragés dans cette rhétorique par le pouvoir royal, qui en tire des bénéfices politiques 57. Il faudrait réfléchir sur le rôle particulier que les chrétiens orientaux ont joué pour entretenir ce lieu commun dans l’idéologie officielle, à Paris comme à Rome. Dans son libelle contre Ecchellensis, son compatriote et collègue au Collège royal, Gabriel Sionite (Jibrâ’îl al-Sahyûnî) avait écrit à son sujet : « Ce qui n’est rien de nouveau, n’ayant jamais fait profession que d’exercer la Piratique sur la mer ». L’intéressé répondit violemment à cette accusation dans sa troisième lettre apologétique publiée en 1647, en rappelant ses titres et ses mérites d’intellectuel, et en contestant que prendre le large « pour le salut de la Patrie, la liberté, la gloire », qu’encourir « les peines, les veilles, les sueurs, les immenses voyages, les énormes dépenses, et le péril de sa propre tête », puissent être assimilés à des actes de brigandage maritime. Il avoue néanmoins avoir acheté et armé des navires, et avoir accouru avec eux au moment où Fakhraddîn était assiégé, dans l’intention de lui porter secours. Mais voyant que toute tentative d’approche était impossible et au-dessus de ses forces, il résolut de porter le plus grand dommage possible à l’ennemi en prenant d’assaut des navires tant turcs que barbaresques. C’est donc contre la confusion entre la pratique de la course, qu’il ne nie pas, et l’exercice de la « piratique », qu’il tourne son indignation, à une époque où la limite entre les deux activités devenait souvent imperceptible. Il ajoute que si on doit lui reprocher ces opérations, il ne reste plus qu’à « rendre les mers infestées à nos ennemis ». Il promet aussi de revenir plus largement sur le sujet dans une « histoire de l’émir » qu’il n’aura finalement pas écrite 58. La version d’Angelo Fabroni, qui semble disposer de sources qu’on aimerait connaître, confirme pour l’essentiel ce récit. D’après lui, aux deux navires qu’Abraham possédait, le grand duc en ajouta deux autres pour aller porter les armes contre la forteresse de Sidon. Le maronite serait chaque fois revenu de ses expéditions pour vendre ses prises à Livourne. Mais il fut vaincu par la flotte turque, et réussit à se libérer de captivité par la fuite. L’activité

56. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 106 : le pape Urbain VIII Barberini compose un appel poétique à la guerre sainte contre les Turcs ; il avait composé une ode à Saint Louis en 1620 (ibidem, p. 110). Des considerazioni de F. Ingoli vers 1638 prévoient encore la guerre contre le Turc, après la paix générale en Europe : SCPF, CP, 2, f. 380r-382r. 57. G. POUMARÈDE, Pour en finir avec la Croisade. Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles, PUF, Paris 2004, p. 127-128. 58. A. ECCHELLENSIS, Epistola Apologetica tertia, op. cit., p. 187-189.

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corsaire d’Abraham, très indirectement évoquée plus tard par Eusèbe Renaudot, et peut-être déductible d’autres indices, est donc avérée 59. Alors qu’il était déjà depuis plusieurs mois confortablement installé à Rome, Ecchellensis, s’adressant à Léopold de Médicis, est revenu sur un projet de conquête de Chypre auquel il s’était visiblement consacré auparavant. Il évoquait un voyage qu’il y avait fait avec Soderini, et qui l’avait détourné de régler ses affaires à Tunis, au retour duquel il avait fait un rapport détaillé sur la manière de conquérir l’île, et en particulier Famagouste, où toutes les forces étaient concentrées. Cette conquête lui paraissait facile et peu coûteuse 60. Il n’était pas le seul, parmi les maronites, à s’intéresser à la conquête de Chypre 61. En 1607, une expédition toscane avait tenté d’y reprendre pied. Giorgio Maronio, futur évêque de Chypre, représentait les intérêts de Fakhraddîn à Florence en 1611, puis en 1627. Il était à Venise en 1629, en France en 1632, et il présentait encore un projet d’alliance étroite entre la chrétienté et l’émir libanais le 6 novembre 1634, promettant la couronne de Chypre au grand duc, et celle de Jérusalem aux Barberini. En 1622, dans un rapport à la nouvelle congrégation De Propaganda Fide, Vittorio Scialac dressait un tableau de la « tyrannie » turque qui favoriserait, selon lui, une conquête chrétienne, dont Chypre serait le premier objectif. Le même Scialac exerça les fonctions de secrétaire de la Milice Chrétienne, qui réunit des séances à Rome de 1623 à 1627 62. Dans la plupart des projets d’expédition chrétienne contre les Infidèles, les maronites du Liban figurent parmi les principaux alliés

59. A. FABRONI, op. cit., p. 145. La note tardive, rapportant une information très indirecte d’Eusèbe Renaudot, disant qu’Ecchellensis « avait été brigand de mer sur l’archipel », ACF, C-XII, Ecchellensis 6b, est citée par N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 239, n. 77. ASF, Mediceo del Principato, 4276, f. 553 et P. CARALI, op. cit., p. 383 : allusion au fait que le « Maronite » a obtenu l’ordre de recevoir des armes et des munitions pour les remettre à un corsaire vénitien qui avait deux navires à Livourne. Ibidem, inserto XI, 21 et 22 Impresa di Sur[Tyr] in Palestina, avec un plan de la ville (15 juillet 1637). Une dénonciation des P. de la Terre Sainte contre les actions de Jacques de Vendôme pourrait être en lien avec les activités d’Ecchellensis : ASCPF, SOCG, 106, f. 192r (1636 ?) : le P. de Vendôme met les P. de Terre Sainte en danger, car il est soupçonné d’activités ennemies. En particulier, il aurait été pris par un pacha avec neuf personnes sur un vaisseau de Livourne, près de Beyrouth, et aurait conduit secrètement à Livourne « un capitaine maronite » (il s’agit sans doute du cheikh Khâzin, qui s’est exilé en Toscane). BAV, Barberini Latini, 7817, f. 30 et 31 : lettres (en arabe) d’Abû Nâdir al-Khâzin et d’un autre prince au cardinal Barberini, s. d., qui évoquent le « galion » que leur a confié le grand duc, pour se porter à Saïda. Le fils d’Abû Nâdir et le « prêtre Yaʻqûb », qui pourrait être Jacques de Vendôme, y ont embarqué, mais ils n’ont pas pu se rendre auprès de l’émir Melhem, successeur de Fakhraddîn. La peste sévissait alors en Syrie. 60. BNCF, Fondo Galileiano, Gal. 281, f. 1r-2r, 12 déc. 1637 ; f. 3r, 9 janvier 1638. P. CARALI, op. cit., p. 438, indique une description de Chypre en latin, datant de 1637, d’Ecchellensis, dans ASF, Mediceo del Principato 4274 bis, f. 3, mais nous n’avons pas pu retrouver ce document dans les archives. 61. SOCG, vol. 180, f. 153r, 24 déc. 1633, Giorgio Maronio, archevêque de Nicosie : quelques années en arrière, les grecs hérétiques schismatiques ont pris aux maronites l’église Santa Maria di Crusida à Chypre, à force d’argent aux Turcs. Il veut la récupérer. Le même épisode est évoqué dans I. AL-DUWAYHÎ, Târîkh al-Azmina, B. FAHD éd., Lahad Khater, Beyrouth s.d., p. 494. ASF, Mediceo del Principato, 4274a, inserto IV, 25, la relation de Bartolomeo Muter, hollandais (non datée) évoque l’arrivée d’environ 500 familles de chrétiens de Syrie depuis deux ans, pour « faire la soie ». 62. B. HEYBERGER, Les chrétiens du Proche-Orient, op. cit., p. 189-190. Des références complémentaires dans P. RIETBERGEN, op. cit., p. 305-306. BAV, Barberini Latini, 7817, lettre de l’évêque de Chypre Giorgio Maronio (Venise, 12 mars 1629) qui évoque l’envoi de deux experts pour inspecter les forteresses et les

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potentiels, susceptibles de venir renforcer les troupes chrétiennes, en cas d’attaque de l’empire ottoman. C’est ainsi qu’ils apparaissent déjà dans le mémoire de Savary de Brèves sur le sujet, datant du début du XVIIe siècle 63. IV. Un membre de la République des Lettres Nous l’avons dit, dans le récit de sa vie, en 1658, Ecchellensis gomme son passé d’activiste, et se présente avant tout devant la postérité comme un « savant Maronite », ainsi que le qualifient les dictionnaires 64. « Vir egregie doctus, et de litteris orientalibus bene meritus », pour Jean Morin ; « eruditus », pour Ippolito Marracci ; « rerum Ecclesiasticarum et linguarum orientalium peritissimus », pour Leo Allatius, pour reprendre les expressions de quelques auteurs qui l’ont mentionné, et qu’il a lui-même consignées à la fin de sa biographie 65. Il est donc reconnu comme membre de la communauté des « hommes de lettres » ou « letterati », « c’est-à-dire tous ceux qui cultivent, et maîtrisent, les formes considérées alors comme les plus élevées de la connaissance », lesquelles sont encore, de son temps, relativement peu différenciées en disciplines constituées 66. Tout comme les autres savants de son époque, il s’est déplacé en suivant les opportunités qui s’offraient à lui pour s’assurer des émoluments confortables, asseoir sa réputation, se maintenir ou progresser dans sa carrière 67. S’il appartenait à cette « République des Lettres », qui, au cours du XVIIe siècle, prend de plus en plus conscience d’elle-même et revendique une autonomie (en grande partie illusoire) par rapport au pouvoir 68, il semble que, pour sa part, il n’ait jamais remis en cause sa dépendance par rapport à ses patrons successifs, auxquels il a respectivement rendu hommage dans son texte autobiographique 69 et surtout dans les dédicaces de ses ouvrages, qui

possibilités de débarquement sur les territoires de Fakhraddîn, et demande lettres et cadeaux pour renforcer l’alliance. 63. F. Savary de Brèves, Discours abrégé des asseurez moyens d’aneantir et ruiner la Monarchie des Princes Ottomans. Faict par le sieur de Breves, s.l., s.d. [à Louis XIII, après la mort d’Henri IV], p. 45. Discours sur l’alliance qu’a le Roy avec le grand Seigneur, et de l’utilité qu’elle apporte à la Chrestienté, s.l., s.d. 64. P. BAYLE, « Ecchellensis (Abraham) », Dictionnaire historique et critique, 3e édition, M. Bohm, Rotterdam 1720, t. 2, p. 1045-1046. 65. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 87r v. 66. J. BOUTIER, B. MARIN, A. ROMANO, « Les milieux intellectuels italiens comme problème historique », dans J. BOUTIER, B. MARIN, A. ROMANO (dir.), op. cit., p. 20. Voir toute la discussion sur les « milieux intellectuels », ibidem, p. 15-26. H. BOTS, F. WAQUET, La République des Lettres, Belin-de Boeck, Paris 1997 : sur la définition des gens de lettres et des lettres, p. 14-18 ; sur la spécialisation progressive du savoir et la formation de disciplines constituées, p. 47-52. 67. W. FRIJHOFF, art. cit., p. 234. 68. M. CAFFIERO, M. P. DONATO, A. ROMANO, art. cit., p. 192-194 ; H. BOTS, F. WAQUET, La République des Lettres, op. cit., p. 21-27, 34-61. 69. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 73v, 74v (Fakhraddîn) ; f. 75v (le grand duc de Toscane) ; f. 75v (Urbain VIII et le Cardinal. Francesco Barberini) ; f. 76r (Louis XIII) ; f. 76rv, 77r (Richelieu) ; f. 77r, 80v, (Mazarin) ; 77v (le chancelier Séguier) ; f. 81r (le Cardinal Capponi) ; f. 81r (Mgr Niccolò Guidi di Bagno, archevêque d’Athènes et nonce à la cour du Très Chrétien lors de son second séjour parisien).

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rappellent leur liberalitas. Sa Linguae syriacae sive chaldaicae perbrevis institutio (Rome, 1628), fait un éloge appuyé au Cardinal Ottavio Bandini, protecteur des maronites. Ses Lettres de Saint Antoine dédiées au Cardinal Francesco (Paris, 1641), et son Catalogue des auteurs et des livres du métropolite Ebedjesus de Ninive adressé au Cardinal Antonio (1653), attestent sa persistante position de client des Barberini 70. Dans une lettre envoyée de Paris à Lucas Holstenius en 1645, il supplie ce dernier d’offrir un exemplaire de son Concile de Nicée au cardinal Barberini « en signe de [s] a servitude et de [s]on affection envers celui-ci. » 71 Plus tard, la dédicace de son Eutychius Vindicatus (Rome, 1661) manifeste sa reconnaissance au pape Alexandre VII Chigi (1655-1667), qui a renoué avec l’ambitieuse politique de mécénat d’Urbain VIII 72. Nous avons vu que son Synopsis propositorum sapientiae arabum philosophorum (Paris, 1641), dédié à Richelieu, flatte celui-ci en l’appelant à reprendre la geste des croisades pour conquérir les lieux saints et libérer les chrétiens orientaux. En attendant, écrit-il, l’espoir de ces derniers est « tenu au chaud » et « allaité » par la traduction arabe du Catéchisme du Cardinal, récemment éditée. Sa Semita Sapientiae sive ad scientias comparandas methodus (Paris, 1646) est dédiée à Pierre Séguier, de même que son Nomenclator arabico-latinus inédit, dans lequel il supplie Dieu d’accorder à son protecteur de longues et heureuses années, afin qu’il persiste à le garder dans sa « clientèle » et sous son « patronage ». Dans son Chronicon orientale, il évoque « le très grand amour pour les lettres orientales » du chancelier. C’est avec un certain amusement qu’on y lit sa protestation, en guise d’excuse, qu’il n’est pas « du nombre de ceux qui suivent une seconde fortune », ou « qui déploient la voile selon le vent », alors qu’il a déjà décidé de quitter Paris pour retourner à Rome 73. Il avait cherché à revenir en grâce et à regagner les faveurs des Médicis de Florence en 1637. Il y parvient lorsqu’il est associé au projet de traduire les Coniques d’Apollonius en 1658, projet qui donne lieu à des échanges épistolaires avec le commanditaire, le prince Léopold 74. Dans sa préface à l’ouvrage imprimé (par ailleurs dédicacé par Giovanni Alfonso Borelli à Côme III), il rend hommage à Ferdinand II. En juillet 1664, au moment de son agonie, il aurait conseillé à Fausto Nairone, son beau-frère, d’écrire au prince Léopold pour solliciter la recommandation de celui-ci afin d’obtenir du pape qu’il soit désigné comme son successeur sur la chaire

70. A. ECCHELLENSIS, Sanctissimi Patris nostri B. Antonii Magni Monachorum omnium Parentis Epistolae Viginti…, Antoine Vitray, Paris 1641. La préface rend d’ailleurs hommage à toute la famille Barberini. Voir O. PONCET, « Antonio Barberini (1608-1671) et la papauté. Réflexions sur un destin individuel à la cour de Rome au XVIIe siècle », MEFRIM, vol. 108 (1996), p. 407-442. 71. BAV, Barberini Latini, 6499, f. 4, 16 sept. 1645 : « in segno delle mia servitù, et affetto, verso quello ». Ibidem, f. 1, il remercie Holstenius pour son entremise auprès des « padroni ». F. 3, il demande au même d’offrir au « Cardinal patron » un exemplaire de ses Lettres de Saint Antoine. 72. A. ECCHELLENSIS, Eutychius, patriarca Alexandrinus, vindicatus et suis restitutus Orientalibus, sive Responsio ad Joannis Seldeni origines…, Typographie de la SCPF, Rome 1660-1661, dédicace ; P. RIETBERGEN, op. cit., p. 96, 275-277. 73. Sur l’usage qu’Ecchellensis a fait des collections du chancelier Séguier, A. HAMILTON, « Abraham Ecchellensis et son Nomenclator arabico-latinus », dans ce volume. 74. BNCF, Fondo Galileiano, Gal. 275, f. 123rv, 6 oct. 1658 ; f. 132r, 14 déc. 1658 ; Ga. 276, f. 141r, 1er oct. 1661 ; f. 203rv, 24 juin 1663.

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de chaldéen de la Sapienza, et son frère Giovanni Matteo sur le poste de scriptor arabe et syriaque à la bibliothèque Vaticane. Un mois plus tard, Nairone écrit pour remercier le prince, ses requêtes ayant été satisfaites 75. À côté de ces grands protecteurs, Abraham a bénéficié toute sa vie d’un réseau de savants qui l’ont recommandé et mis en relation avec les personnages puissants susceptibles de s’intéresser à ses compétences. Ainsi, le monde des lettrés bruissait de sa future venue à Rome avant même qu’il eût quitté la Toscane en 1636. D’après Nicolas Fabri de Peiresc, qui s’était institué lui-même conseiller du pape Urbain VIII et du cardinal Francesco Barberini, et qui, pendant quatorze ans, leur écrivait pour favoriser la carrière de ses amis, Lucas Holstenius, client et bibliothécaire du cardinal Francesco, serait intervenu dans la nomination d’Ecchellensis comme lecteur d’arabe et de syriaque à la Sapienza, et comme employé de la Propagande 76. À peine arrivé à Rome, le maronite était immédiatement mis à contribution par Athanase Kircher, à qui il dédia des poèmes en copte et en arabe dans le Prodromus Coptus de ce dernier, avant de travailler quotidiennement avec lui, en 1637, sur sa Lingua Aegyptiaca Restituta et d’autres ouvrages. Dans sa lettre de décembre 1637 au prince Léopold, il évoque avec une certaine exaltation sa situation à Rome, « étant […] très bien vu et flatté et tiré en avant du fait que ma profession des langues et autres études est très estimée dans cette ville » 77. Il connaissait déjà l’abbé Ilarione Rancati (1594-1663), cistercien du monastère de la Sainte Croix de Jérusalem, qui avait figuré parmi les lecteurs ayant donné l’imprimatur à sa grammaire syriaque en 1628. C’est dans les collections de son monastère qu’il a découvert le manuscrit du Catalogue d’Ebedjesus, publié par lui en 1653 78. Son invitation à Paris par Louis XIII et Richelieu en 1640, pour travailler à la traduction de la Bible polyglotte, avait été préparée par sa rencontre à Rome l’année précédente avec l’oratorien Jean Morin, à l’origine d’une solide amitié qui allait se prolonger longtemps 79, ainsi que par la demande pressante de Gabriel Sionite, alors

75. BNCF, Fondo Galileiano, Gal 281, f. 54r-55r ; f. 56r ; f. 58 r. Nairon dédicace par la suite sa Dissertatio de origine, nomine ac religione Maronitarum (1679) à Côme III, et fait mention de la munificentia dont a bénéficié son parent Ecchellensis de la part du grand duc Ferdinand et de son frère Léopold : F. NAIRON, Essai sur les maronites, leur origine, leur nom et leur religion, réédition et traduction franç., Kaslik 2006. 76. D. STOLZENBERG, art. cit. ; P. RIETBERGEN, op. cit., p. 157, 398. Sur Lucas Holstenius, « Lucas Holste (1596-1661), scholar and librarian, or : the power of books and libraries », ibidem, p. 256-295. 77. D. STOLZENBERG, art. cit. BNCF, Fondo Galileiano, Gal. 281, f. 1r-2r, 12 déc. 1637 : « essendo […] molto ben visto e carezzato e tirato inanzi per essere la mia professione delle lingue e altri studi stimatissima in questa città ». Sur Athanase Kircher et son travail concernant la langue copte, voir aussi A. HAMILTON, The Copts and the West 1439-1822. The European Discovery of the Egyptian Church, Oxford 2006, p. 195-228. 78. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 303 ; H. KAUFHOLD, « Abraham Ecchellensis et le Catalogue des livres de ‘Abdîshô‘ bar Brîkâ », dans ce volume. Rancati figure parmi les amis et correspondants de Jean Morin : R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 300-301, lettre de Morin à Rancati, janvier 1641, à propos du retour d’Ecchellensis à Rome. Sur Rancati, disciple de Vittorio Scialac pour le syriaque et l’arabe, voir J.-R. ARMOGATHE, A. MCKENNA, « Rancati, Hilarion », dans J. LESAULNIER, A. MCKENNA (dir.), Dictionnaire de Port-Royal, Paris, 2004, p. 862-863. 79. La correspondance atteste cette amitié prolongée : R. SIMON (éd.), Antiquitates Ecclesiae Orientalis… dissertationibus Epistolicis, Londres 1682, p. 298-299 (août 1640) ; p. 326-334 (22 avril 1644) ; p. 422-423 (oct. 1653) ; p. 449-470 (13 juillet 1654) ; p. 473-475 (11 janvier 1655) ; p. 478-480 (25 avril 1655). Le P. Morin « cultive l’amitié » du Cardinal Francesco Barberini (ibidem, p. 48) et entretient avec celui-ci une

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le principal spécialiste d’arabe et de syriaque en France, qui l’appelle son « frère » et son « compatriote » avant de se fâcher avec lui 80. Dès mars 1641, dans une lettre à Holstenius, Abraham évoquait sa délicate situation, ne voulant pas se mettre à traduire, comme on le lui demandait, les « Prophètes majeurs et mineurs », que « le Sieur Gabriel » s’était attribués, de peur de le vexer. Il lui recommandait en vain de s’accorder avec ses employeurs, et se mettait néanmoins déjà en position de le remplacer, conseillant au nonce de se procurer un bon manuscrit arabe du texte conservé à San Pietro in Montorio à Rome 81. Il retourna à Rome le 1er février 1642, pour, dit-il, ne pas manquer à l’engagement qu’il avait pris envers ses employeurs. Richelieu aurait fait une tentative de le retenir, avec une pension annuelle de 2 000 livres tournois (600 écus romains), en plus des traitements de professeur au Collège royal et d’interprète, puis l’aurait laissé partir avec une lettre de sa propre main, à remettre au Cardinal Francesco Barberini 82. Abraham restait très attaché à Lucas Holstenius, auquel, dans des lettres envoyées de Paris, il donnait des nouvelles de ses activités et demandait de menus services concernant ses recherches 83. À la fin de 1644, Giovan Battista Doni écrivit de Florence à Holstenius pour le prier de soumettre discrètement un fragment des livres arabes des Coniques d’Apollonius à la traduction du maronite. Holstenius lui répondit en vantant les qualités de ce dernier, qui a reconnu le texte, puisqu’il l’avait lui-même déjà vu à la bibliothèque médicéenne. Il assurait qu’Ecchellensis, « au moindre geste », serait prêt à venir à Florence, « parce qu’ici, il trouve peu de satisfaction, son traitement, qu’il avait du Palais, comme interprète des Levantins, lui ayant été retiré, parce que dans la réforme de la Cour, les premiers qui ont été réformés et privés de salaire sont les lettrés […], et [qu’]à la Sapienza, on va supprimer les leçons de langue grecque,

correspondance qui évoque parfois Ecchellensis : p. 302-303 (janv. 1640, Morin au cardinal Barberini) ; p. 306-307 (fév. 1642, le cardinal Barberini à J. Morin). En juin 1653, Antoine Petit, de l’Oratoire, sacristain de Saint-Louis-des-Français à Rome, atteste avoir reçu des copies d’ouvrages syriaques copiés par un jeune maronite « con la sopratintend[enz]a del. Sig. Abramo Ekellense » pour être envoyés à Jean Morin : G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 374-375, n. 2. Sur Jean Morin, voir P. N. MILLER, « Making the Paris Polyglot Bible : Humanism and Orientalism in the Early Seventeenth Century », dans H. JAUMANN, Die Europäische Gelehrtenrepublik im Zeitalter des Konfessionalismus, Harrassowitz, Wiesbaden 2001, p. 59-60. 80. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 76r ; A. ECCHELLENSIS, Epistola Apologetica tertia, op. cit., p. 141142 : long extrait de la lettre de Sionite à Ecchellensis, le 12 juillet 1640 ; P. RIETBERGEN, op. cit., p. 311 ; N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 235-236. Sur Sionite et la Bible polyglotte, voir A. HAMILTON, F. RICHARD, André du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth Century France, The Arcadian Library-Oxford University Press, Oxford 2004, passim, et G. DUVERDIER, « Du livre religieux à l’orientalisme. Gibra’il As-Sahyûnî et François Savary de Brèves », dans C. ABOUSSOUAN (dir.), Le livre et le Liban jusqu’à 1900, Unesco-Agecoop, Paris 1982, p. 159-173. 81. BAV, Barberini Latini, 6499, f. 1. Sur la contribution d’Ecchellensis à la Polyglotte de Paris, voir G. TROUPEAU, « Les deux séjours parisiens d’Abraham Ecchellensis (1640-1642, 1645-1651) », dans ce volume. 82. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 76v, 77r ; A. ECCHELLENSIS, Epistola Apologetica tertia, op. cit., p. 151-152. 83. BAV, Barberini Latini, 6499, f. 1-5, lettres du 19 mars 1641, de nov. 1641 et du 16 sept. 1645.

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hébraïque, arabe, et autres semblables » 84. C’est que la mort d’Urbain VIII en 1644, et la disgrâce temporaire des Barberini au début du règne d’Innocent X Pamphili (16441655), peu porté sur les Muses, avaient remis en cause la politique de mécénat du règne précédent. Le Cardinal Antonio s’exilait lui-même à Paris, où Mazarin allait tenter d’introduire le modèle du mécénat ministériel des Barberini 85. Abraham était alors à la recherche d’un autre protecteur. Michelangelo Ricci écrivait le 26 février 1645 à Evangelista Torricelli qu’un « certo sig. Abram Armeno [sic] peritissimo nella Lingua arabica » l’a prié de lui faire part de son intention de traduire « ce qui reste des Coniques d’Apollonius ». Le même a ajouté qu’il a entendu dire par Lucas Holstenius que le grand duc « propose une très grosse somme d’argent à celui qui accomplira l’entreprise de le traduire, mais que lui n’a d’autre but que l’honneur, qu’il s’occupe peu de la prime si abondamment dotée ». Cette demande n’a visiblement pas été suivie d’effet 86. Ecchellensis avait auparavant tenté sa chance à Paris, puisque, répondant à des questions de Jean Morin concernant la liturgie maronite, il en avait profité pour se plaindre que ses amis parisiens ne faisaient rien pour lui, et pour l’informer qu’il écrivait au Cardinal Mazarin 87. Cette requête fut reçue favorablement, avec l’appui du frère de celui-ci, le cardinal San Cecilia, et il se mit en route le 25 avril 1645 88. À Paris, il bénéficia des faveurs du Cardinal et de celles du chancelier Séguier 89. Il obtint, selon le récit qu’il en a fait, le titre d’interprète du roi pour l’arabe et le syriaque pour un salaire de 3 000 livres tournois (900 écus romains) annuelles, plus une chaire de professeur au Collège royal qui rapportait 1 200 livres tournois (360 écus),

84. A. MIRTO, Lucas Holstenius e la Corte Medicea. Carteggio (1629-1660), Olschki, Florence 1999, p. 134-137. Voir aussi le mécontentement de Marin Mersenne sur la manière dont sont traités les forestieri à la bibliothèque Vaticane après le changement de pape : ibidem, p. 32. 85. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 398 ; M. LAURAIN-PORTEMER, « Mazarin et le modèle romain de gouvernement », La France et l’Italie au temps de Mazarin, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble 1986, p. 45-53, repris dans M. LAURAIN-PORTEMER, Une tête à gouverner quatre empires. Études mazarines, Paris, chez l’auteur, 1997 ; O. PONCET, art. cit., p. 437-438, sur les circonstances de l’élection d’Innocent X et l’exil d’Antonio Barberini à Paris (janv. 1646-juillet 1653) ; Y. LOSKOUTOFF, « Portrait du cardinal Antoine Barberini d’après les lettres inédites du père Deneau S. J. au cardinal Mazarin », dans J.-L. QUANTIN, J.C. WAQUET, Papes, princes et savants dans l’Europe moderne. Mélanges à la mémoire de Bruno Neveu, Droz, Paris 2007, p. 171-189. 86. Citée dans C. De WAARD, A. BEAULIEU (éd.), Correspondance du P. Marin Mersenne religieux minime, t. XIII, Éd. du CNRS, Paris 1977, p. 381, n. 2. Je remercie Aurélien Ruellet de m’avoir indiqué cette source. Torricelli (1608-1647) n’était peut-être pas la bonne personne pour une recommandation ou une collaboration : le Père Mersenne, qui l’a rencontré durant son voyage en Italie, a relevé « la froideur » et « la réserve », du physicien, « qui se déroba à tout échange intellectuel avec lui » : F. WAQUET, H. BOTS, La République des Lettres, op. cit., p. 120. Voir aussi H. BELLOSTA, B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis et Les Coniques d’Apollonius : les enjeux d’une traduction », dans ce volume. 87. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 334, lettre du 22 avril 1644. 88. Selon sa biographie de 1658. Mais, ACF, C XII Ecchellensis 1 et 1* : des copies de lettres de provision de Mr Abraham Ecchellensis le nomment professeur en langue hébraïque, sur la chaire de l’université de Paris vacante depuis le décès de Simon de Muyz, le 20 déc. 1644, à condition de répondre aux critères. On suppose que cette nomination n’a pas eu de suite. 89. Sur Séguier, son cercle et ses collections, voir A. HAMILTON, F. RICHARD, op. cit., p. 52-55, 160-161, et passim.

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spécialement fondée pour lui avec un fonds que Séguier avait trouvé. Cet émolument, qui correspondait, selon lui, à ce que ne pouvait espérer qu’un professeur en fin de carrière, « excita une grande flamme d’envie » dont il fait la principale raison à la violente polémique qui l’opposa à son collègue, Valérien de Flavigny. L’attribution d’un appartement dans la nouvelle bibliothèque mazarine fut une autre source de jalousie 90. Il n’obtint ce traitement de faveur que de haute lutte. Nommé par une lettre de provision du 1er août 1645, il ne perçut ses gages de 1 200 livres tournois qu’à partir de février 1647, après son recours au Conseil d’État, devant lequel il fit valoir qu’il était venu exprès d’Italie suivant le commandement qu’on lui en avait fait 91. Que ce traitement de faveur ait suscité des jalousies, on en prend la mesure en constatant l’épaisseur du dossier litigieux qui opposa le corps des professeurs à son successeur, Jacques d’Auvergne, lorsque celui-ci prétendit bénéficier des mêmes avantages 92. On y apprend que Valérien de Flavigny, le principal adversaire d’Ecchellensis au Collège, n’avait pu conserver le salaire de 1 200 livres tournois dont avait bénéficié son prédécesseur, qu’il avait été aligné sur le salaire normal de 600 livres tournois, et qu’après 28 ans d’exercice, il n’avait toujours pas réussi à atteindre ce montant 93. La haine de Gabriel Sionite à l’égard de son compatriote et ancien ami devait également se nourrir de l’envie. En 1650, son neveu et éphémère successeur sur sa chaire Sergio Gamerio (Sarkîs al-Jamrî) engagea à son tour une procédure, dont on ignore les motifs, contre Ecchellensis 94. Mais ce dernier avait des fréquentations plus amicales à Paris, au sein d’un cercle d’intellectuels, érudits, éditeurs, amateurs éclairés, qui pour la plupart étaient des protégés de Séguier, et dont on peut reconstituer les liens qui les unissaient à partir de leur apparition dans différentes correspondances. Il en énumère quelques-uns dans la préface de sa Semita Sapientiae sive ad scientias comparandas methodus : l’abbé André Mondin, Gilbert Gaulmin 95, Guy-Michel Le Jay 96, Nicolas Melchisedech Thévenot 97.

90. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 77rv. Sur la polémique avec Flavigny et Sionite, A. ECCHELLENSIS, Epistola Apologetica prima, altera, tertia, op. cit. ACF, C XXII Jacques d’Auvergne 1, Copie de la résignation faite par Mr Abraham Ecchellensis de sa charge de professeur d’arabe en faveur de Mr Jacques d’Auvergne, indique toutefois qu’Abraham demeure « à Paris Rue de Richelieu paroisse St Eustache » (10 février 1651). 91. ACF, CXII Ecchellensis 2, Lettre de provision pour la charge de professeur d’arabe et de syriaque, 1er août 1645. C XII Ecchellensis 3, extrait des registres du Conseil d’État, 27 fév. 1647. 92. ACF, dossier Jacques d’Auvergne, chaire d’arabe, 1652-1692. 93. ACF, C XXII, Jacques d’Auvergne 9. 94. ACF, CXII Ecchellensis 4a, Mémoire des frais de justice pour l’action intentée par Sergio Gamerio contre Abraham Ecchellensis (1651). 95. Gaulmin de Montgeorges : sur ce maître des requêtes, hébraïsant, arabisant, ayant des connaissances en persan, en arménien et en turc, ami d’Ecchellensis, voir A. HAMILTON, F. RICHARD, André du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth Century France, op. cit., passim. 96. Guy-Michel Le Jay, éditeur de la Bible polyglotte de Paris, à laquelle Abraham a travaillé lors de son premier séjour en France : P. N. MILLER, art. cit. Le Jay apparaît parmi les amis parisiens d’Ecchellensis dans la correspondance de Jean Morin : R. SIMON (éd.), Antiquitates Ecclesiae Orientalis, op. cit., p. 334. 97. Savant, collectionneur de manuscrits, et plus tard conservateur de la Bibliothèque royale. Dans la préface de De proprietatibus ac virtutibus, Ecchellensis affirme que Thévenot lui a montré les manuscrits ayant servi au second et au troisième traité compris dans cet ouvrage.

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Dans une lettre à Holstenius du 15 septembre 1645, le Père Marin Mersenne, revenu de Rome à Paris, ajoute au bas de sa signature : « Nous avons icy le bon Mr Abraham qui vous salue. Mr Cramoisy 98, le P. Sirmond 99, Messrs du Puys 100, Mr Fabrot, […] » 101. Son passage à Paris a laissé quelques indices de sa coopération intellectuelle, avec Gilbert Gaulmin ou avec André du Ryer, qui préparait alors sa traduction de son Alcoran de Mahomet (Paris, 1647), dédiée elle aussi au Chancelier Séguier. Il est fort probable que d’autres ont profité de sa compétence, comme Pierre Vattier, interprète du Roi, et professeur d’arabe au Collège royal à partir de 1658 102. Lorsqu’il repartit à Rome, le 21 mars 1651, il répondait à une sollicitation du Cardinal Luigi Capponi, appuyé par le nonce de Paris, qui souhaitait son retour pour travailler à la publication de la Bible arabe en chantier depuis longtemps, servir d’interprète, et remplir d’autres fonctions à la Propagande 103. Il y allait, dès cette époque, de la défense de Rome et de l’Italie comme centres intellectuels de renom, qu’on sentait menacés par la concurrence des nouveaux lieux de production scientifique « ultramontains ». Il se peut qu’Ecchellensis ait accepté ces propositions au vu de la situation en France, préférant fuir Paris au moment de la Fronde, tournée contre le Cardinal Mazarin dont il était l’hôte et le client. Il ne semblait toutefois pas trop pressé de partir, lorsque, le 16 septembre 1650, il demandait de différer son voyage au printemps pour achever l’impression de son Chronicon et de son Historia orientale 104, qui était très avancée et dont il estimait que la laisser « imparfaite » lui causerait du

98. Sébastien et Gabriel Cramoisy, éditeurs-libraires. 99. Jacques Sirmond (1559-1651), jésuite, en particulier éditeur des œuvres complètes de Théodoret de Cyr. 100. À propos des frères Dupuy Pierre (1582-1651) et Jacques (1586-1651), H. BOTS, F. WAQUET, La République des Lettres, op. cit., p. 105, 119, 139 ; J. DELATOUR, « Les frères Dupuy et leurs correspondances », dans C. BERKVENS-STEVELINCK, H. BOTS, J. HÄSELER (éd.), op. cit., p. 61-1001 ; J. DELATOUR, « Le cercle des frères Dupuy à Paris », dans C. JACOB, Lieux de savoir. Espaces et communautés, Albin Michel, Paris 2007, p. 157-178. 101. C. DE WAARD, A. BEAULIEU (éd.), op. cit., t. XIII, 1977, p. 479-480. Ibidem, t. 1, 1932, p. XXXIV : Abraham Maronite figure dans la liste des personnalités (ecclésiastiques) qui fréquentaient Mersenne dressée par l’ami et biographe de celui-ci, Hilarion de Coste. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 295297, Holstenius à Morin, le 7 mars 1640 : c’est presque la même liste de noms qui apparaît parmi les « amis » parisiens que Holstenius demande à Jean Morin de saluer à son retour à Paris. Sur Marin Mersenne et son cercle, voir L. CHÂTELLIER, Les espaces infinis et le silence de Dieu. Science et religion, XVIe-XIXe siècle, Aubier, Paris 2003, p. 16-30 ; H. BOTS, « Marin Mersenne “secrétaire général” de la République des Lettres », dans C. BERKVENS-STEVELINCK, H. BOTS, J. HÄSELER (éd.), op. cit., p. 165-181 ; H. BOTS, F. WAQUET, La République des Lettres, op. cit., p. 76, p. 81, p. 140 et passim ; J. R. ARMOGATHE, « Le groupe de Mersenne et la vie académique parisienne », XVIIe siècle 175 (1992), p. 131-139. 102. A. HAMILTON, F. RICHARD, op. cit., p. 164 : un manuscrit porte une note d’Abraham Ecchellensis à côté du titre écrit par Du Ryer. Mais celui-ci a davantage coopéré avec Sionite, d’après les indices figurant sur les manuscrits ; p. 168, une note manuscrite de Gaulmin précise : « à Mr Abraham, pres[tre] » ; voir aussi p. 53, 56-57, 121. 103. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 81r, f. 80 v (note rajoutée). 104. A. ECCHELLENSIS, Chronicon orientale latinitate donatum ab Abrahamo Ecchellensi syro maronita e Libano, Linguarum Syriacae et Arabicae in alma Parisiensium Academia Professore Regio ac Interprete. Accessit Supplementum Historiae Orientalis ab eodem concinatum, Typographie Royale, Paris 1651. La préface fait allusion aux difficultés des temps et au départ pressant pour l’Italie, où l’auteur a été appelé.

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« tort » et de la « honte ». De plus, « la cour est hors [de Paris], et je n’estime pas chose honorable de partir sans bonne licence, ayant été traité ici avec toute l’humanité ». Il ajoutait qu’il avait quelque argent à encaisser, et il négociait son transfert, pour jouir d’un niveau de vie identique à celui qu’il avait atteint à Paris, mettant en considération des cardinaux qu’« un savant luttant avec la nécessité ne peut faire son travail, ni rien de bien » 105. Il résigna effectivement sa charge au Collège royal en faveur de son successeur Jacques d’Auvergne le 10 février 1651 106. Revenu à Rome, il dut encore se battre pour faire tenir les engagements, soit 10 écus par mois, une chaire de syriaque à la Sapienza pour 100 écus, et la restitution d’une « parte del palazzo », dont il jouissait avant son départ, rappelant qu’à Paris, il avait laissé 1 400 écus par an 107. À Rome, il retrouvait un milieu qu’il connaissait déjà. À côté d’Athanase Kircher et de Lucas Holstenius, il allait être en contact direct avec l’érudit et controversiste Leo Allatius, qui dirigeait la Typographie orientale, avant de devenir custode de la bibliothèque Vaticane (+1669). Il allait être associé à lui dans la Concordia nationum christianarum, per Asiam, Africam et Europam, in fidei catholicae dogmatibus, apud borealis Europae Protestantes deseri, contra fas, pronupter coeptis …, parue à Mayence en 1655, et destinée aux Allemands 108. Pour la traduction de la Bible en arabe, il était intégré dans une équipe composée des plus distingués arabisants au service de l’Église : outre Athanase Kircher, Filippo Guadagnoli (qui y travaillait depuis 1628), professeur d’arabe à la Sapienza, Ludovico Marracci (appelé à Rome en 1645, et qui allait succéder à Guadagnoli sur ce poste en 1656), les anciens missionnaires Brice de Rennes (capucin), Celestino di Santa Ludivina (carme déchaux) et Antonio dell’Aquila (frère mineur de la Terre Sainte) 109. Dans un billet rédigé pour

105. ASCPF, CP, 6, De studiis, missionibus et statu temporali, f. 330r, 337v, Paris, 16. sept. 1650 : « un studioso combattendo con la necessità non puó far l’obligo suo, né cosa di buono ». 106. ACF, C XXII Jacques d’Auvergne 1, copie de la résignation. 107. ASCPF, CP, 6, De studiis, missionibus et statu temporali, f. 654r ; f. 675 v (18juillet 1651) ; f. 789r ; f. 722r ; f. 776v (30 oct 1651) ; f 795r, il donne des détails sur ses émoluments parisiens. Si la somme totale coïncide à peu près, le détail s’avère assez différent des chiffres que nous avons indiqués plus haut. F. 808r : on lui a accordé les 10 écus mensuels. Les 100 écus pour l’enseignement du syriaque à la Sapienza sont peu, au regard des 200 que reçoit Ludovico Marracci à partir de 1656 : G. PIZZORUSSO, « Les écoles de langue arabe et le milieu orientaliste autour de la congrégation De Propaganda Fide au temps d’Abraham Ecchellensis », dans ce volume. 108. ASCPF, Vienna, 22, Stampa, 1657-1679, f. 223r : mention de ce texte par Abraham, qui demande son impression. 109. Pour plus de précisions sur ces personnalités, G. PIZZORUSSO, « Les écoles de langue arabe », art. cit., dans ce volume ; du même, « I satelliti di Propaganda Fide : il Collegio Urbano e la Tipografia poliglotta. Nota di ricerca su due istituzioni culturali romane nel XVII secolo », MEFRIM 116 (2004), 2, p. 471-498. Sur Ludovico Marracci, voir M. P. PEDANI FABRIS, « Ludovico Marracci : la vita e l’opera », dans G. ZATTI (éd.), Il Corano. Traduzioni, traduttori e lettori i Italia, ITL, Milan 2000, p. 9-29. ASCPF, CP, vol. 6, De studiis missionibus et statu temporali, f. 583r-603v, De Biblis Arabicis : historique de ce programme depuis son début (13 mai 1622) ; f. 589 et suiv. : quelques notes sur la Genèse, peut-être de la main d’Ecchellensis ; f. 587r, 28 sept. 1651, liste des noms qui doivent figurer parmi les auteurs de cette Bible, complétée par le f. 588r, 17 mai 1653. Le nom d’Abraham Ecchellensis est déjà cité par Celestino di Santa Ludivina dans un mot à la Propagande par lequel il demande la publication de sa traduction latine d’une controverse entre un moine chrétien et des docteurs « mahométans », vers 1637 : ASCPF, SOCG, 107, f. 156r, 159v.

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demander une rétribution, sans doute peu après son retour à Rome, Abraham évoque son travail avec Guadagnoli, et les séances qui se tiennent tous les mardis et tous les mercredis à ce sujet 110. L’ouvrage, en principe achevé en 1650, jugé trop éloigné de la Vulgate, fut remis en chantier par le Cardinal Capponi. En 1659, le Secrétaire de la Propagande, excédé par les retards pris par les corrections, indique à Antonio dell’Aquila et à un certain P. Marco la méthode de travail qu’il entend imposer, selon laquelle Ludovico Marracci et Abraham Ecchellensis leur consigneraient toutes les semaines les feuillets qu’ils auraient révisés 111. À la mort du maronite, en 1664, le texte était estimé presque achevé. Mais il fallut encore attendre 1671 pour sa publication, dont la responsabilité reposa alors essentiellement sur Marracci 112. On voit Ecchellensis aussi extrêmement actif à la Typographie de la Propagande, aux côtés de son compatriote Giuseppe Luna (Yûsuf Ibn Hilâl de Tûla) 113. En 1659, Zacharia Domenico Mitek a Kronens, un employé de celle-ci, se plaint au Secrétaire que le Sieur Abraham se dit surintendant de l’imprimerie, qu’il l’a commandé plusieurs fois comme s’il était son garçon, et qu’il l’a menacé de le faire renvoyer, alors qu’il ne dépend que de Leo Allatius et du cardinal préfet de la congrégation 114. C’est Leo Allatius qui, contacté par Giovanni Alfonso Borelli à la recherche d’un traducteur pour les Coniques, mit Abraham en relation avec le mathématicien de Pise 115. Celui-ci, séduit par le maronite, le recommanda chaudement au prince Léopold 116. Plus tard, Allatius était invité par Borelli à se rendre un matin, en compagnie d’Abraham, de Michelangelo Ricci et du P. Angelo Morelli di San Domenico, à la Vaticane pour confronter un manuscrit grec avec le manuscrit arabe des Coniques 117.

110. ASCPF, SOCG, vol. 403, f. 48r, 61v (il évoque encore son travail sur la Bible, et demande des émoluments, f. 452r et f. 457v). 111. ASCPF, Lettere, 35, 1657-1664, Ministri, Stampa Fabrica, Stato temporale elemosine sussidi, viatici, 27 mars 1659. Dans son approbation de Eutychius, patriarca Alexandrinus, vindicatus…, Marracci rend un hommage appuyé à Abraham Ecchellensis, son auteur (19 janv. 1660). 112. M. P. PEDANI FABRIS, art. cit., p. 23-24. Biblia Sacra Arabica Sacrae Congregationis de Propaganda Fide iussu edita ad usum ecclesiarum orientalium additis e regione Bibliis latinis vulgatis, Rome, 3 vol. 1671. Pour une présentation de l’ouvrage, voir G. RIZZI (éd.), Edizioni della Bibbia nel contesto di Propaganda Fide : uno studio sulle edizioni della Bibbia presso la Biblioteca della Pontificia Università Urbaniana, Urbaniana University Press, Rome 2006, vol. 3, p. 1071-1076. 113. BAV, Barberini Latini, 6499, f. 2 : dans sa lettre à Holstenius (1641), Ecchellensis évoque « nostro Giuseppe Luna », chargé de recevoir un manuscrit et de le lui envoyer. 114. ASCPF, Vienna, vol. 22, Stampa, 1657-1679, f. 8rv, 9rv ; f. 127 rv (3 avril 1659), f. 148. Giuseppe Luna est mentionné par N. GEMAYEL, t. 1, p. 80. Neveu de Sarkîs Rizzî (Sergio Risi), il a été recommandé par celui-ci : G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 365-366. Zacharia Domenico Mitek a Kronens est nommé Zaccaria Acsamitek di Kronenfeld par G. PIZZORUSSO, « I satelliti », art. cit., p. 491 (voir p. 484-495, à propos du fonctionnement de la Typographie). Il apparaît sous le titre de Linguarum Orientalium Typographum, comme l’imprimeur de la Dissertatio de origine, nomine ac religione Maronitarum de Fauste Nairon : voir F. NAIRON, op. cit. 115. G. GIOVANNOZZI, La versione borelliana dei conici di Apollonio con 21 lettere inedite di G.A. Borelli, Rome-Florence 1916, p. 6. 116. BNCF, Gal. 275, f. 97rv, 22 juin 1658 ; f. 98r-99r, 6 juillet 1658 ; f. 100r-101r, 20 juillet 1658. 117. G. GIOVANNOZZI (éd.), Lettere inedite di Gio. Alfonso Borelli al P. Angelo di S. Domenico sulla versione di Apollonio, Florence, 1916, p. 10.

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Athanase Kircher vint également un jour examiner les originaux arabes 118. La réalisation de cette traduction des Coniques devait valoir à Abraham, en 1663, une autre offre de collaboration, de la part d’un mathématicien toscan prestigieux, Vincenzo Viviani. Il avait commencé à y travailler lorsqu’il fut emporté par la gangrène 119. Ecchellensis, sans doute l’orientaliste le plus coté de son temps dans l’Europe catholique, faisait partie de l’élite savante européenne, sans cependant être un « prince » dans la « République des Lettres » 120. D’extraction étrangère et spécialiste d’un domaine scientifique relativement secondaire, écrivant en latin alors que celui-ci commence à être supplanté par le français, il apparaît plutôt comme un membre des réseaux dont les Peiresc, Morin, Mersenne, Kircher ou Holstenius étaient les têtes 121. Il disposait néanmoins d’un cercle de collègues et d’amis à une échelle européenne. Il évoque le fameux arabisant anglais Edward Pococke (senior) comme « son ami » dans une lettre à Holstenius en 1641 122. Il reçoit une lettre de Nicolas Melchisédech Thévenot, lui faisant miroiter une publication parisienne, lorsqu’il travaille à la traduction des Coniques 123. Vers la même époque, il est en contact avec des Britanniques, par l’intermédiaire de Riccardo Bianchi, un Anglais vivant à Rome 124. Dans sa biographie, il cite la lettre reçue en 1656 de Barthold Nihusius, évêque suffragant de Mayence résidant à Erfurt (bastion catholique avancé en Thuringe luthérienne), qui a ajouté deux textes de controverse contre les protestants au sien et à celui de Leo Allatius, dans le volume de la Concordia nationum christianarum publié à Mayence l’année précédente 125. Lorsque Abraham demande des volumes gratuits de ses ouvrages publiés

118. BNCF, Gal. 275, 116rv, 117rv, 118r, Borelli, Rome, 7 sept. 1658. 119. Voir les détails et les références dans H. BELLOSTA, B. HEYBERGER, art. cit., dans ce volume. 120. Relevons cependant, à la fin d’une lettre d’A. Kircher à Mersenne, cette association d’Abraham Ecchellensis à Roberval, Gassendi, Pascal, et Naudé ! Excusez du peu ! : C. De WAARD, A. BEAULIEU (éd.), op. cit., t. XVI (1648), 1986, p. 160-165, 10 mars 1648 : p. 164 : « Offero optimam salutem D. Roberualio, Gassendo, Paschali, Naudeo, Abrahamo Ecchelensi aliisque notis ». 121. H. BOTS, F. WAQUET, La République des Lettres, op. cit., p. 118 : rares étaient ceux qui pouvaient s’offrir le luxe d’un vaste réseau de correspondants. La grande majorité dut se contenter d’un « commerce littéraire » modeste. Sur le réseau de Peiresc, P. N. MILLER, « Nicolas-Claude Fabri de Peiresc and the Mediterranean World : Mechanics », dans C. BERKVENS-STEVELINCK, H. BOTS, J. HÄSELER (éd.), op. cit., p. 103-125 ; et sur celui de Mersenne, H. BOTS, « Marin Mersenne, “Secrétaire Général” de la République des Lettres », art. cit., p. 165-181. 122. BAV, Barberini Latini, 6499, f. 2, 19 mars 1641. Sur Edward Pococke senior et junior, voir G. J. TOOMER, Eastern Wisedome and Learning : The Study of Arabic in Seventeenth-Century England, Clarendon Press, Oxford-New York, 1996, p. 71-79, 116-167, 212-226. 123. BNCF, Gal. 275, f. 121rv, 122rv, Borelli, 23 sept 1658. Et H. BELLOSTA, B. HEYBERGER, art. cit., dans ce volume. 124. G. GIOVANNOZZI (éd.), Lettere inedite di Gio. Alfonso Borelli al P. Angelo di S. Domenico…, op. cit., p. 11. 125. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 84rv : Autori che fanno mentione di Abramo. À propos de cette édition de Mayence, qui contient la version latine du Catalogue des livres d’Ebedjesus, voir H. KAUFHOLD, art. cit., dans ce volume. Barthold Nihus (1589-1657), visiblement proche d’Allatius, est aussi l’auteur d’un Tractatus chorographicus de nonnullis Asiae provinciis ad Tigrim, Euphratem et Mediterraneum …, s.l., 1658. On le trouve également dans les correspondants de Jean Morin : R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 323-325. Sur ce protestant hollandais converti au catholicisme, voir P. RIETBERGEN, op. cit., p. 323.

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par la Propagande, c’est pour les distribuer à ses amis et correspondants 126. Dans une requête de 1662 pour obtenir cinquante exemplaires de son Eutychius Vindicatus, il précise que c’est pour « les échanger contre d’autres livres qui lui sont nécessaires ». Le Secrétaire fait remarquer que les auteurs n’ont droit en principe qu’à cinquante exemplaires, et que lui, exceptionnellement, en avait déjà reçu quatre-vingt 127. Le maronite, jouissant de protections et de recommandations, en fit bénéficier à son tour des amis ou des collègues. À la fin de son séjour toscan, quand il fut engagé à Rome, en 1636, il recommanda à la Propagande Giovan Battista Iona, un juif originaire de Safed (Galilée), ayant résidé au Caire, converti, arabisant, professeur d’hébreu à Pise depuis 1634. Celui-ci, qui avait été joaillier à la cour de Pologne, l’initia à la connaissance des pierres précieuses et des coraux, pour lesquels il manifesta un intérêt particulier dans ses traductions d’auteurs arabes médiévaux 128. L’année suivante, il demandait au prince Léopold de Médicis, pour Domenico Magni, « mon étudiant très studieux, qui a traduit en langue toscane mon Euclide », un bénéfice de chapelain 129. Les chrétiens orientaux, et spécifiquement les maronites du Liban, apparaissent tout compte fait très peu dans le système de relations d’Abraham Ecchellensis. Or l’accès à l’information sur le pays devait lui être précieuse pour légitimer son rôle d’expert à Rome. C’est ce qui ressort du passage d’une lettre de Stefano Edenensis, le futur patriarche maronite Istifân al-Duwayhî, alors missionnaire pensionné de la Propagande à Alep et au Liban, adressée aux cardinaux en 1658. Celui-ci a reçu une missive du « Sieur Abraham mon compatriote », qui lui reproche d’avoir été négligent en ne lui écrivant pas. Stefano se défend en disant qu’il lui a écrit à quatre reprises, en précisant à qui il avait confié et adressé le courrier, et en supposant qu’il s’était perdu 130. Il est vrai qu’Ecchellensis devait alors être au sommet de son influence dans les bureaux romains. On connaît une lettre qui lui a été adressée par le patriarche

126. ASCPF, CP, Maroniti, vol. 6, f. 720r. Sur ses relations à l’étranger, qui tentent de le débaucher lorsqu’il travaille sur les Coniques, voir H. BELLOSTA, B. HEYBERGER, art. cit., dans ce volume. 127. ASCPF, Vienna, vol. 22, f. 225r, 226v, 234r, 235v. Sur la nécessité de s’occuper de la distribution de ses livres, H. BOTS, F. WAQUET, La République des Lettres, op. cit., p. 149-150. Sur la distribution des exemplaires des Coniques, voir Giovanni GIOVANNOZZI, La versione borelliana dei conici di Apollonio con 21 lettere inedite di G.A. Borelli, Rome-Florence 1916, p. 24-25. 128. ASCPF, SOCG, vol. 16, f. 354r-383v. A. FABRONI, op. cit., vol. 3, p. 144. Voir G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. Sur Giovanni Battista Iona (1588-1668), voir D. STOLZENBERG, art. cit., dans ce volume, et J. CARMIGNAC, Traductions hébraïques des Évangiles rassemblés par Jean Carmignac, vol. 2, Évangiles de Matthieu et de Marc traduits en hébreu en 1668…, Brepols, Turnhout 1982, p. V-XXV. 129. BNCF, Gal. 281, f. 40r. On ne voit pas à quel ouvrage d’Ecchellensis cet “Euclide” ferait allusion. On sait que plus tard, le même Domenico Magni Fiorentino apparaît comme le traducteur en langue vulgaire du Euclide de Borelli : Giovanni Alfonso BORELLI, Euclide rinnovato overo gl’antichi elementi delle geometria ridotti à maggior brevità…volgarizzato da Domenico Magni Fiorentino…, Gio. Battista Ferroni, Bologne 1663 (édition latine : 1658). 130. Al-Khûrî Nâsir al-Jmayyil (Nasser GEMAYEL), Al-Batryârk Istifân al-Duwayhî. Hayâtuhu wa Mu’allifâtuhu, Beyrouth 1991, p. 158 : édition de la lettre en italien du 16 septembre 1658, ASCPF, SOCG, Maroniti, vol. 235, f. 52r-53v.

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en 1660 131, et une autre dans laquelle le cheikh Abû Nawfal al-Khâzin recommande le Shammâs Ibrahîm al-Hâqilânî à la Propagande, en échange d’un service rendu 132. Dans une lettre non datée, le patriarche remercie l’abbé Ilarione Rancati pour une faveur obtenue de lui par l’intermédiaire d’Abraham 133. Celui-ci, immigré à Rome, choisit de s’allier à une autre famille maronite présente dans la ville en épousant, assez tardivement, Constance, la sœur des frères Nairone (Fausto, Giovanni Matteo et Nicola al-Nimrûnî al-Bânî), qui étaient ses neveux par sa mère. Que les deux premiers aient hérité de ses fonctions et aient prolongé son travail correspondait à un mode assez courant de succession dans la Rome papale. Il leur confia le soin de son épouse, de ses trois garçons et de sa fille, lorsqu’il sentit la mort venir, en février 1664 134. Un de ses fils, Dionisio Ecchellensis, fit lui-même par la suite une carrière ecclésiastique assez mouvementée 135, avant d’obtenir, en 1728, une aumône du pape Benoît XIII, prélevée sur la provision du lecteur de syriaque de la Sapienza, en considération « des mérites du feu Abraham Ecchellense pour les nombreuses œuvres données [par lui] à l’imprimerie pour la défense de ce Saint Siège et au bénéfice de la République des Lettres, et d’autre part de la gêne matérielle du Chanoine Dionisio Ecchellense, et sa nombreuse famille de frères et de neveux ». 136 V. Abraham dans la production scientifique du XVIIe siècle Il n’est pas superflu de s’intéresser, comme nous l’avons fait, au milieu d’insertion d’Ecchellensis pour comprendre son œuvre, en grande partie déterminée par les préoccupations et les attentes de ses protecteurs et de ses collègues. Il suffit de parcourir la correspondance du P. Marin Mersenne pour s’en convaincre. En quelques passages, celui-ci se montrait occupé par plusieurs des grands sujets auxquels Abraham se consacrait. Ainsi, dans une lettre au théologien protestant André Rivet, à La Haye, en 1642, le minime rendait-il compte de la forte impression que lui avait faite la lecture de l’Eutychius de John Selden 137 :

131. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 333. T. ANAISSI, Collectio Documentorum Maronitarum, Livourne 1921, p. 127-128. 132. ASCPF, SOCG, Maroniti, vol. 235, f. 60r trad. f. 62r arabe Abû Nawfal 24 mai 1660. 133. Milan, Biblioteca Ambrosiana, Lettere de Grandi al P. Abbate D. Hilarione con alcune Risposte de lo stesso, vol. 1, B 262 sussidio, f. 354r. Je remercie Jean-Robert Armogathe, qui a attiré mon attention sur cette source. 134. N. GEMAYEL, op. cit., t. 1, p. 404-413. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 6 et passim ; BNCF, Fondo Galileiano, Gal 281, f. 54r-55r ; f. 56r ; f. 58 r. 135. N. GEMAYEL, op. cit., t. 1, p. 401-403 ; G. PIZZORUSSO, art. cit., dans ce volume. Il devint notamment conseiller de la reine Christine de Suède, tout comme Peter Lambeck, le neveu et protégé de Lukas Holste (P. RIETBERGEN, op. cit., p. 292-293). 136. Lettre de Benoît XIII dans N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 402-403, n. 163. 137. J. SELDEN, Eutychii…Ecclesiae suae origines. Ex ejusdem arabico nunc primum typis edidit ac versione et commentario auxit Joannes Seldenus, R & T Whitakerus, Londres 1642, 184 p. Il s’agit de l’édition de l’Histoire de l’Église d’Alexandrie en arabe, par Sa‘îd Ibn al-Batrîk, patriarche melkite d’Alexandrie, mort en 941. Sur Selden et la réplique d’Ecchellensis, A. HAMILTON, The Copts and the West, op. cit., p. 137138.

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Je viens de lire l’Eu[tychius patriarche d’]Alexandrie de Seldenus […]. Si vous avez leu ce livre Arabico-latin, je seray bien ayse d’en sçavoir vostre sentiment. Je n’ay encore rien vû de si fort pour prouver que les prestres elisoient et ordonnoient les evesques aux premiers siecles 138.

La réplique d’Abraham Ecchellensis allait venir en 1661, sur les presses de la Propagande. Elle se concentrait sur la première page d’Eutychius, c’est-à-dire sur la manière dont saint Marc aurait consacré le premier patriarche d’Alexandrie et les douze premiers prêtres, et sur l’apparition tardive du titre d’évêque. Elle était suivie d’un second traité, sur les origines du nom du pape 139. Dans une autre lettre à André Rivet, datée de 1645, Mersenne vantait les qualités de la grande bible de Paris en dix volumes, « incomparablement beaux et bien plus corrects qu’on ne pense en vos quartiers », à laquelle Ecchellensis avait contribué, puis signalait le fait que « le Sr Abraham Arabe a fait imprimer un petit livret de la préface du concile de Nice [Nicée] qu’il a en Arabe […] », et il ajoutait : « Je croy qu’il donnera ledit Concile tout entier avec ses actes, ce qui nous apprendra beaucoup de choses » 140. Les Coniques d’Apollonius, dont nous avons vu qu’ils préoccupaient le monde savant européen, étaient évoqués la même année dans une lettre que Claude Mylon adressait au minime en voyage à Rome, et dans une autre que Christian Raue (Ravius) lui envoyait d’Amsterdam 141. Enfin, dans une lettre du 17 mai 1646, le P. Mersenne informait son correspondant de Bâle qu’« Abraham Echellensis, homme très savant dans la langue arabe, n’est-ce pas, travaille beaucoup à la réfutation du Coran, qui sans doute ne sera pas publiée avant d’être complètement achevée et produite ». Ce projet, que le maronite ne mènera d’ailleurs pas au bout, semble inquiéter le savant religieux, puisqu’il ajoute que « si cela se faisait, cette version serait cependant un remède hardi, en langue vernaculaire, car c’est un fait que nos femmes curieuses demanderaient à lire ce livre » 142. Plus que la conversion des musulmans et la controverse avec l’islam, c’était la confrontation avec les protestants qui mobilisait alors les énergies. L’Écriture Sainte

138. C. De WAARD, A. BEAULIEU (éd.), op. cit., t. XI, 1642, 1970, p. 357-360. 139. A. ECCHELLENSIS, Eutychius, patriarca Alexandrinus, op. cit. 140. A. ECCHELLENSIS, Praefatio Concilii Nicaeni, una cum titulis et argumentis Canonum et Constitutionum ejusdem, qui hactenus apud Orientales nationes extant, nunc primum ex Arabica lingua latine redditi e notis illustrati labore et studio Abrahami Ecchellensis, Vitré, Paris 1645 ; C. DE WAARD, A. BEAULIEU (éd.), op. cit., t. XIII, 1644-1645, 1977, p. 557-564. La note 2, renvoyant à I. D. MANSI (dir.), Sacrorum Conciliorum nova et amplissima collectio, t. II, col. 981-1064, indique que ces documents recueillis par Abraham Ecchellensis sont entièrement dépourvus d’authenticité. Il se réfère néanmoins aux canons arabes du concile de Nicée dans son Eutychius vindicatus. 141. C. De WAARD, A. BEAULIEU (éd.), op. cit., t. XIII, 1644-1645, 1977, p. 376-380, Claude Mylon de Paris, à Mersenne, à Rome, 25 février 1645 ; p. 501-502, Christian Raue, d’Amsterdam, à Mersenne, à Paris, 21 octobre 1645. 142. C. DE WAARD, A. BEAULIEU (éd.), op. cit., vol. XIV, 1980, p. 282-283, Mersenne en voyage, à Johann Buxtorf, à Bâle. Sur le combat de Mersenne contre les libertins, en particulier contre leur manière d’exposer les principes de la religion musulmane sans polémique, et en les mettant sur le même plan que ceux du christianisme, voir L. KHAYATI, « Le statut de l’islam dans la pensée libertine du premier XVIIe siècle », dans B. HEYBERGER, M. GARCIA-ARENAL, E. COLOMBO, P. VISMARA (éd.), L’Islam visto da Occidente. Cultura e religione del Seicento europeo di fronte all’Islam, Marietti, Gênes-Milan 2009, p. 115.

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était non seulement un enjeu essentiel de la polémique entre catholiques et réformés, mais faisait même l’objet d’une compétition opposant des centres catholiques rivaux. La Bible polyglotte de Paris, à laquelle Abraham Ecchellensis a contribué, fut la troisième à paraître, en 1645. La première avait été celle d’Alcala, éditée en 1522, la seconde celle d’Anvers en 1572, mais aucune des deux ne comprenait l’arabe. Si celle de Paris représentait un monument du point de vue formel, avec ses neuf langues, elle allait être vite distancée par sa concurrente de Londres, parue en 1657, comprenant neuf langues aussi, et plus efficace du point de vue de son appareil critique 143. Finalement, l’effort d’érudition catholique sur l’Écriture Sainte, qui courait le risque d’aboutir à la reconnaissance d’un certain universalisme, voire d’un relativisme, s’acheva par la Bible arabe de Rome, à laquelle Abraham Ecchellensis a été également amené à travailler. Déjà, dans la préface à la Polyglotte de Paris, en 1635, l’Assemblée du Clergé de France avait déclaré les versions orientales de l’Écriture valables uniquement dans la mesure où elles concordaient avec le texte latin officiel 144. La Bible arabe de Rome, commencée dans les années 1630, reprise en 1646, parut finalement, après de longs efforts, en 1671. Tiraillée entre la Vulgate, les manuscrits arabes rapportés d’Orient, et les anciennes versions grecques et hébraïques, elle est sans doute un bon témoignage des problèmes de l’exégèse à cette époque 145. Un autre champ d’affrontement entre catholiques et protestants était celui de l’histoire de l’Église. Si l’existence même des Églises orientales était une preuve, pour les réformés, que la prétention de l’autorité pontificale à être universelle et absolue n’était pas fondée historiquement, les catholiques tentaient au contraire de s’appuyer sur les écrits orientaux pour légitimer leur conception de l’Église et de l’autorité pontificale. Au-delà de la question ecclésiologique, se posait celle de la Tradition. Les protestants s’émerveillaient alors de découvrir la fidélité avec laquelle les Chrétiens orientaux auraient gardé leurs vénérables traditions, qui semblaient se rapprocher sur plusieurs points des conceptions réformées (mariage des prêtres, sacrements, refus du purgatoire…) 146. Abraham Ecchellensis, avec son édition du Catalogue des auteurs et des livres d’Ebedjesus, bibliothèque de la littérature syriaque, fournissait un outil à la controverse, au même titre que la Bibliothèque grecque du patriarche Photios, éditée vers la même époque 147. Il a participé au combat pour la défense de la conception

143. G. TROUPEAU, « Les deux séjours parisiens… », dans ce volume ; P. N. MILLER, « Making the Paris Polyglot Bible », art. cit., p. 59-60. 144. C. ABOUSSOUAN (dir.), Le livre et le Liban, op. cit., p. 238 ; P. N. MILLER, « Making the Paris Polyglot Bible », art. cit., passim. 145. Cette remarque m’a été inspirée par Aurélien Girard. Sur l’élaboration de la traduction, voir la « Praefatio ad Lectorem » du vol. 1, ou les extraits qu’en donne G. RIZZI, op. cit., vol. 3, p. 1074-1076. 146. A. HAMILTON, « An Egyptian Traveller in the Republic of Letters : Joseph Barbatus or Abudacnus the Copt », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 57 (1994), p. 123-150 : p. 125, et idem, « The English Interest in the Arabic-Speaking Christians », dans G. A. RUSSEL (éd.), The “Arabick” Interest of the Natural Philosophers in Seventeenth-Century England, Leyde 1994, p. 30-53 ; idem, The Copts and the West, op. cit., p. 121-138. 147. L. CANFORA, La bibliothèque du Patriarche. Photius censuré dans la France de Mazarin, trad. franç., Les Belles Lettres, Paris 2003 ; L. KHAYATI, « Usages de l’œuvre d’Abraham Ecchellensis dans la seconde moitié du XVIIe siècle : controverses religieuses et histoire critique », dans ce volume.

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catholique du sacerdoce et de l’institution pontificale avec la Concordia nationum christianarum, composée avec Leo Allatius et Barthold Nihusius, parue à Mayence en 1655, et surtout avec son Eutychius vindicatus contre John Selden, suivi de son De Origine nominis Papae qui répond principalement à l’Historia orientalis de Johann Heinrich Hottinger. Il y démontre que les auteurs orientaux, y compris musulmans, pouvaient être mobilisés contre les « novateurs » 148. L’enjeu de ces controverses était aussi de rattacher les Églises orientales à Rome, ou au contraire, de prouver leur possible rapprochement avec les protestants. La période allant des années 1580 jusqu’à la décennie 1720 se caractérise par une relative réceptivité et une ouverture des chrétiens orientaux sur l’humanisme occidental, dans sa version catholique aussi bien que protestante, avant un repli sur l’identité orthodoxe au cours du XVIIIe siècle 149. Du côté grec en particulier, cette époque produisit une série de théologiens ayant généralement étudié en Italie, mais ayant à cœur de défendre l’autonomie de leur Église et l’authenticité de ses traditions. Après des tentatives d’union entre Rome et le patriarcat de Constantinople, le règne de Cyrille Lucaris (1620-1638, quatre fois élu et déposé) marquait une réaction anti-romaine, ambiguë sur certains points, accompagnée d’un rapprochement avec les calvinistes 150. Dans ce contexte, la connaissance du Levant, de ses langues et de ses civilisations successives était un enjeu essentiel de l’érudition académique en Europe. La passion pour l’Égypte d’un Nicolas Fabri de Peiresc ou d’un Athanase Kircher, à laquelle le recrutement d’Ecchellensis à Rome n’était pas étranger, était caractéristique de cet état d’esprit 151. Il y avait alors en Europe une faim de documents, manuscrits, inscriptions, médailles, etc. d’origine orientale, et des collections se constituaient, dans une atmosphère de concurrence et d’émulation confessionnelles et nationales. Leyde possédait la plus riche collection de manuscrits orientaux en Europe protestante au XVIIe siècle. Un des artisans de la constitution de ce fonds a été Jacob Golius, qui a séjourné au Maroc de 1622 à 1624, puis au Levant de 1625 à 1629 152. Le carme orientaliste Celestino di Santa Ludivina, qui travaillait aux côtés d’Abraham Ecchellensis à Rome en 1658, n’était autre que son frère (Peter van Gool, de son nom de naissance) 153. Vers la même époque, Edward Pococke constituait le fonds d’Oxford après avoir lui aussi séjourné

148. J. H. HOTTINGER, Historia orientalis, quae, ex variis Orientalium monumentis collecta, agit…, Bodmer, Tiguri 1651, 373 p. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 83v. 149. G. PODSKALSKY, Griechische Theologie in der Zeit der Türkenherrschaft 1453-1821, C. H. Becks, Munich 1988, p. 80. 150. Ibidem, p. 213-218. 151. A. HAMILTON, The Copts and the West, op. cit., passim ; A. HAMILTON, « An Egyptian Traveller in the Republic of Letters… », art. cit., p. 125 ; P. N. MILLER, « Peiresc, the Levant and the Mediterranean », dans A. HAMILTON, M. H. VAN DEN BOOGERT, B. WESTERWEEL (éd.), The Republic of Letters and the Levant, Brill, Leyde 2005, p. 116. 152. A. HAMILTON, F. RICHARD, André du Ryer, op. cit., p. 39-40. Golius continue à faire acheter des livres en Orient par la suite, en mettant à contribution les marchands et les missionnaires jésuites : S. K. SAMIR, Le P. Célestin de Sainte-Lydwina, alias Peter van Gool (1604-1676), missionnaire carme et orientaliste. Étude historico-littéraire (“Études sur le patrimoine carmélitain”, 4), Beyrouth, 1995, p. 12, note 14. 153. S. K. SAMIR, op. cit., p. 29. Sur le rôle d’intermédiaire du P. Celestino entre son frère Jacob Golius et A. Ecchellensis, cf. H. BELLOSTA, B. HEYBERGER, art. cit., dans ce volume.

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en Orient 154. Du côté catholique, les collections du Vatican, déjà commencées à la fondation de la bibliothèque Vaticane vers 1450, s’étaient considérablement accrues au cours du XVIe siècle, notamment au contact des chrétiens orientaux, et allaient encore s’accroître au XVIIe, avec l’arrivée des manuscrits rassemblés en Orient par Leonardo Abel, ceux de Gianbattista Raimondi, le fondateur de l’Imprimerie médicéenne, puis ceux provenant de Heidelberg en 1622. Abraham Ecchellensis devait lui-même réunir une collection de 64 manuscrits syriaques et arabes, entrée à la bibliothèque Vaticane après sa mort 155. À Paris, Savary de Brèves puis André Du Ryer, ont rapporté des manuscrits d’Orient. Le chancelier Pierre Séguier et Mazarin allaient constituer les plus importantes collections françaises de leur temps. Un codex arabe de la collection de Séguier (qui comprend 158 manuscrits arabes en tout) provient de la bibliothèque d’Abraham 156. On sait d’autre part que celui-ci était venu à Paris avec un manuscrit syriaque de l’Ancien Testament, que lui avait confié Sergio Risi 157. Mais c’est plutôt dans la seconde partie du XVIIe siècle, avec les missions organisées par Colbert, que les collections parisiennes allaient s’enrichir 158. Les Orientaux furent mis à contribution pour identifier et cataloguer ces manuscrits 159. Ecchellensis a été, selon Renazzi, envoyé à Florence pour examiner les catalogues du Palazzo Pitti vers 1636, et c’est là qu’il aurait découvert la version arabe des Coniques d’Apollonius, dont, comme nous l’avons vu, il a signalé l’existence à Michelangelo Ricci dès 1645. Il fait également mention de ce document dans la préface adressée au Chancelier Séguier de sa Semita Sapientiae… methodus, Paris, 1646 160. Lors de son second séjour à Paris, il a eu accès aux manuscrits de Mazarin, et aurait commencé à classer une centaine de documents arabes que le cardinal venait d’acquérir. Et c’est dans la collection de celui-ci qu’il trouva le Ta‘lîm al-muta’allim de Burhân al-Dîn al-Zarnûjî, qu’il traduisit sous le titre de Semita sapientiae, sive ad scientias comparandas methodus, ainsi que le Kitâb manâfi‘ al-hayawân du

154. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 323 ; A. HAMILTON, « An Egyptian Traveller in the Republic of Letters … », art. cit., p. 143-144. 155. A. HAMILTON, « Eastern Churches and Western Scholarship », dans A. GRAFTON (éd.), Rome reborn. The Vatican Library and Renaissance Culture, Library of the Congress-Yale University Press-Biblioteca Apostolica Vaticana, Washington-New Haven-Londres-Cité du Vatican 1993, p. 225-245 ; G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., passim ; F. RICHARD, « Les frères Vecchietti, diplomates, érudits et aventuriers », dans A. HAMILTON, M. H. VAN DEN BOOGERT, B. WESTERWEEL (éd.), op. cit., p. 11-26 ; H. KAUFHOLD, art. cit., dans ce volume. 156. A. HAMILTON, F. RICHARD, André du Ryer, op. cit., p. 160. 157. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 311. 158. A. HAMILTON, « To divest the East of all its manuscripts and all its rarities’: the unfortunate embassy of Henri Gournay de Marcheville », dans A. HAMILTON, M. H. VAN DEN BOOGERT, B. WESTERWEEL (éd.), op. cit., p. 123-150 ; A. HAMILTON, F. RICHARD, André du Ryer, op. cit., passim 159. F. RICHARD, « Un érudit à la recherche de textes religieux venus d’Orient, le docteur Louis Picques (1637-1699) », dans E. BURY, B. MEUNIER (éd.), Les Pères de l’Église au XVIIe siècle, Paris, Cerf, 1993, p. 253276. 160. F. M. RENAZZI, Storia dell’Università degli Studi di Roma detta comunemente « la Sapienza », che contiene anche un saggio storico della letteratura romana…, Pagliarini, Rome 1803-1806, 4 tomes en 2 vol. t. III, Degli studi di eloquenza, e di Lingue, e delli loro respettivi Professori, p. 98-99. G. GIOVANNOZZI, La versione borelliana…, op. cit., p. 4.

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médecin chrétien ‘Ubayd Allâh Ibn Bukhtîshû‘ dont il a vraisemblablement tiré son De proprietatibus ac virtutibus medicis animalium, plantarum ac gemmarum… 161. Par la suite, ce fut une de ses tâches ultimes de commencer le catalogue des manuscrits orientaux du Vatican, après sa nomination en tant que scriptor, en 1660. Le travail, inachevé, sera poursuivi par son neveu et beau-frère Giovanni Matteo Nairone, avant d’être repris au XVIIIe siècle par un autre maronite, Giuseppe Simone Assemani 162. La première moitié du XVIIe siècle constitue aussi une période de notable avancée dans la connaissance et dans les méthodes d’apprentissage des langues orientales. On souffrait d’un véritable manque de compétences dans ce domaine. Aussi les orientaux étaient-ils recherchés sur le marché, et pouvaient-ils parfois même mener une carrière sans capacité avérée 163. La première chaire régulière d’arabe a été instituée à Rome en 1585. Celle de la Sapienza, confiée en 1605 à Marco Dobelo de Nisibe, revint au maronite Victor Scialac en 1610, jusqu’en 1631. Elle fut ensuite confiée à Abraham Ecchellensis à son arrivée de Pise en 1636, et il tâcha d’en conserver le bénéfice lors de son premier séjour à Paris. Elle fut à nouveau occupée par lui à son second retour de Paris en 1652, jusqu’à sa mort 164. À Leyde, l’enseignement de l’arabe a été institutionnalisé par la fondation d’une chaire en 1613, à Cambridge en 1632, à Oxford en 1634, à Paris en 1615 lorsque, après diverses péripéties, celle du Collège royal fut attribuée à Gabriel Sionite 165. On a vu qu’Abraham Ecchellensis n’occupa pas le poste de celui-ci, passé ensuite à Sergio Gamerio, mais obtint une chaire spécifique d’arabe et de syriaque. Vers la même époque, l’enseignement de la langue arabe était promu par l’Église romaine dans différentes villes, en particulier à destination des missionnaires au Levant et des religieux chargés de l’instruction des captifs dans les ports 166.

161. G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. 162. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 15-16. 163. A. HAMILTON, « An Egyptian Traveller », art. cit., p. 125 et passim. 164. E. CONTE (éd.), I maestri della Sapienza di Roma, di 1514 al 1787. I rotuli e le altre fonti, Istituto storico italiano per il Medio Evo, Rome 1991, p. 251-288, et 857 : ad indicem : Ecchellensis apparaît comme occupant la chaire de langue arabe de la Sapienza de 1636-1644, celle de langue syriaque en 1650 (alors qu’il était en fait à Paris), aucune en1651, celle d’arabe en 1652, puis celle de syriaque de 1653 à 1663. G. RITA, « Dalla controriforma ai Lumi. Ideologia e didattica nella “Sapienza” romana del Seicento », Annali di Storia della Università italiane, vol. 9 (2005), http ://www.cisui.unibo.it/annali/09/testi/17Rita_framest. htm ; D. A. LINES, « Calendari del Seicento per l’Università “La Sapienza”. Una integrazione dall’Archivio Segreto Vaticano Calendari del Seicento per l’Università », ibidem, http ://www.cisui.unibo.it/annali/09/ testi/16Lines_framest.htm ; F. M. RENAZZI, op. cit., vol. III, p. 96 ; G. CARAFFA, De Gymnasio Romano et de ejus Professoribus ab urbe…, Antonii Fulgonii, Rome 1751, liber secundus, Caput V, p. 391-399 ; A. FABRONI, op. cit., vol. III, p. 148. 165. G. A. RUSSEL (éd.), op. cit., introduction, p. 1-9 ; G. TROUPEAU, « Guillaume Postel, lecteur royal en arabe et en langues orientales (1538-1543) », dans A. TUILIER (dir.), Histoire du Collège de France, Fayard, Paris 2006, p. 283-291. 166. G. PIZZORUSSO, « Les écoles de langue arabe », art. cit, dans ce volume, et du même « Tra cultura e missione : la Congregazione “de Propaganda Fide” e le scuole di lingua araba tra XVII e XVIII secolo », dans A. ROMANO (éd.), Rome et la science moderne entre Renaissance et Lumières, École Française de Rome, Rome 2008, p. 123-152 ; A. GIRARD, « L’enseignement de l’arabe à Rome au XVIIIe siècle », Actes de la table ronde L’Italie et le Maghreb à l’heure de l’orientalisme romantique et positiviste (1700-1900). Un savoir en cours de redéfinition, 30 mars 2007, à paraître (École Française de Rome).

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Ecchellensis était surtout réputé comme expert en arabe et en syriaque, et se considérait lui-même d’abord comme un linguiste. Répondant aux censures de JeanBaptiste Hesronite sur le Missel chaldéen imprimé à Rome à l’usage des maronites, il s’appuie longuement sur des considérations de terminologie et de rhétorique pour les réfuter 167. Plus tard, donnant son avis sur le bréviaire syriaque en préparation à la Propagande, il développe en dix points une argumentation essentiellement fondée sur les questions de traduction et sur les difficultés pour rendre en syriaque le sens des mots latins, alors que sur le même ouvrage Ludovico Marracci rend un jugement appuyé sur des considérations théologiques, en rapport avec les traditions orientales 168. Nous avons vu qu’Abraham racontait avoir gagné la confiance de l’émir Fakhraddîn en corrigeant la traduction arabe du Matthiolo. Et c’est en critiquant vivement la langue de Filippo Guadagnoli qu’il s’oppose à l’ouvrage de celui-ci consacré au Coran. Il recourt de préférence à des arguments philologiques dans ses ouvrages de controverse, comme dans ses « épîtres apologétiques » répliquant à Valérien de Flavigny et à Gabriel Sionite 169, ou dans son Euthychius vindicatus. La vocalisation des langues sémitiques (arabe, syriaque et hébreu) est alors une des préoccupations principales des érudits, sur laquelle il revient dans nombre de ses publications 170. On ne disposait pas de bons instruments linguistiques pour apprendre l’arabe 171. Ce n’est que dans les premières années du XVIIe siècle qu’on prit conscience de l’importance de la source coranique pour comprendre cette langue, et de l’autonomie de celle-ci par rapport à l’hébreu (elle était jusque-là étudiée en complément de ce dernier) 172. En dehors de la petite Grammatica arabica de Guillaume Postel, qui resta longtemps en usage 173, les premiers outils linguistiques sont sortis des presses médicéennes, à Rome en 1592 : un Alphabetum arabicum ; la Grammatica arabica de Ibn al-Hâjib ; la petite al-Ajurrûmiyya fî al-nahu (en latin : Grammatica Agrumia), très utilisée au cours du XVIIe siècle, qui donna lieu à deux autres versions, par le protestant Thomas Erpenius en 1617, puis par le P. Tommaso Obicini à Rome, sur les presses de la Propagande, en 1631 174. En 1613 paraissaient à Leyde la Grammatica arabica d’Erpenius, et le Lexicon arabicum de Raphelengien, suivis, à Paris, en 1616, par la Grammatica

167. A. KHATER, art. cit., dans ce volume. 168. ASCPF, Vienna, vol. 22, stampa, f. 80rv (animadversio d’Ecchellensis) ; f. 81rv, 82rv (animadversio de Marracci). 169. Abrahami Ecchellensis Maronitae… Epistola Apologetica Prima, 1647 (à Flavigny) ; Eiusdem Abrahami Ecchellensis Maronita…Epistola Apologetica altera, 1647 (à Flavigny) ; Abrahami Ecchellensis Maronitae… Epistola Apologetica Tertia, 1647 (à Sionite). À propos des arguments de cette controverse, voir G. TROUPEAU, « Les deux séjours parisiens d’Abraham Ecchellensis (1640-1642, 1645-1651) », dans ce volume. 170. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 328. 171. A. HAMILTON, William Bedwell the Arabist 1563-1632, Brill-Leiden University Press, Leyde 1985, p. 13 ; A. GIRARD, art. cit. 172. A. HAMILTON, William Bedwell, op. cit., p. 83-84. 173. G. POSTEL, Grammatica arabica …, P. Gromors, Paris s.d., 22 folios ; G. TROUPEAU, « Guillaume Postel, lecteur royal en arabe », art. cit., p. 288-290 : parue sans indication de date, elle remonte sûrement à 1539. 174. G. TROUPEAU, « Trois traductions latines de la “Muqaddima” d’Ibn Âjurrûm », Études d’orientalisme dédiées à la mémoire de Lévi-Provençal, Maisonneuve et Larose, Paris 1962, t. I, p. 359-365.

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arabica maronitarum de Hesronite et Sionite, puis par l’Introductio ad Grammaticam arabicam de Victor Scialac, à Rome en 1622. Si la grammaire d’Hesronite et Sionite n’est en fait qu’un premier volume consistant en un traité de phonétique, Scialac et Sionite composèrent aussi un dictionnaire arabe-latin resté inédit. Le Nomenclator arabico-latinus d’Abraham Ecchellensis apparaît donc comme une tentative parmi une série d’instruments forgés pour l’apprentissage de l’arabe à son époque. S’il est resté manuscrit, c’est sans doute qu’il ne paraissait ni très utile ni très original, entre le Thesaurus linguae arabicae (Milan, 1632) d’Antonio Giggei, la Fabrica Linguae Arabicae (Rome, 1639) de Domenicus Germanus de Silésie, et le Lexicon ArabicoLatinum de Jacob Golius (Leyde, 1653). Ecchellensis était pourtant bien placé pour compulser des ouvrages linguistiques monolingues, en arabe comme en syriaque 175. La connaissance et l’apprentissage de cette dernière langue avait fait de grands progrès également depuis la fin du XVIe siècle, et le maronite allait contribuer à son essor avec sa Linguae syriacae sive chaldaicae perbrevis institutio ad eiusdem nationis studiosos adolescentes (Rome, 1628), un bref manuel d’initiation au syriaque, conçu dans sa jeunesse comme un complément de la grammaire syriaque de son compatriote Georges Amira. Sans représenter une grande avancée de la connaissance grammaticale et lexicographique syriaque, il s’agissait d’un outil commode, et longtemps utilisé, plus par les chrétiens orientaux que par les orientalistes européens 176. De l’influence intellectuelle d’Ecchellensis, une part seulement peut être saisie à travers les documents qui nous sont parvenus. De son enseignement, et des étudiants qui en ont bénéficié, on ne sait presque rien. Relevons cependant l’usage qu’il fit de son Synopsis propositorum sapientiae arabum philosophorum dans ses cours à la Sapienza en 1643-1644. Le recours à ce texte d’origine musulmane pouvait paraître assez audacieux alors dans l’atmosphère de l’université romaine 177. Son activité d’expertise, qui a laissé des indices dans les archives, devait souvent demeurer orale. On le voit siéger dans un jury de concours pour le recrutement d’un enseignant d’arabe à Malte et examiner des livres avant leur impression par la Typographie de la Propagande 178. Un reçu de Giacomo Audio (‘Awad), évêque de Hesron (Hasrûn), pour

175. A. HAMILTON, « Abraham Ecchellensis et son Nomenclator arabico-latinus », dans ce volume ; M. MOUBARAKAH, « Le “Nomenclator arabico-latinus” d’Abraham Ecchellensis (Ibrahîm al-Hâqilânî) (Paris Arabe 4345) », Parole de l’Orient 22 (1997), p. 419-439 ; G. TROUPEAU, « Réflexions sur la grammaire arabe des maronites », Annales de l’Institut de Lettres Orientales, vol. 7 (1993-1996), p. 187-197. Georg Graf prête à tort, à notre avis, à A. Ecchellensis une Khulasa al-lugha al-‘arabiyya, Brevis institutio linguae arabicae, une introduction à la langue arabe, publiée en 1628 (G. GRAF, Geschichte der christlichen arabischen Literatur, t. 3, Rome 1944-1953, p. 356). 176. M. DEBIÉ, « La grammaire syriaque d’Ecchellensis en contexte », dans ce volume. 177. G. RITA, art. cit., note 80 ; E. CONTE (éd.), op. cit., p. 282. G. Pizzorusso me signale que l’exemplaire de cet ouvrage conservé à la Propagande porte un ex-libris du Collège Urbain, ce qui indiquerait qu’il fut aussi en usage dans l’enseignement de cet établissement. À propos de ce texte, voir G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. 178. G. PIZZORUSSO, art. cit., dans ce volume ; A. HAMILTON, « Abraham Ecchellensis et son Nomenclator arabico-latinus », dans ce volume : en 1639 il fut chargé d’examiner et d’approuver la Fabrica Linguae Arabicae, le vocabulaire du franciscain Domenicus Germanus de Silésie.

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une liste d’ouvrages, datant du 17 novembre 1655, porte la signature d’Abraham 179. Sur une lettre du patriarche maronite du 21 décembre 1659, figure l’annotation « parlare con Abram » 180. Vers la même époque, il est consulté à propos des dettes de l’église maronite de Damas, et donne des explications sur le système fiscal ottoman 181. Il est question aussi de lui faire lire un rapport sur les nusayrî-s envoyé par un capucin 182. Le 14 novembre 1661, le secrétaire de la Propagande met par écrit le contenu d’une conversation qu’il a eue avec lui sur les druzes et sur l’implantation des capucins dans leur pays, à Abbey 183. En 1662, nommé depuis peu scriptor, Abraham a sans doute joué un rôle dans le transfert des manuscrits du Collège des Néophytes à la bibliothèque Vaticane, et fut chargé d’en estimer la valeur, enregistrée par Leo Allatius 184. Son travail d’érudition, comme nous l’avons déjà relevé, était plus souvent collectif qu’individuel, et son nom n’est donc parfois qu’indirectement attaché aux ouvrages publiés, qu’il s’agisse de sa contribution à la Bible polyglotte de Paris et à la Bible arabe de Rome 185, ou de son association à Athanase Kircher pour sa Lingua Aegyptiaca restituta opus tripartitum (Rome, 1643). Dans une lettre à Peiresc, le jésuite a raconté comment il a travaillé quotidiennement à l’ouvrage, côte à côte avec Abraham, en 1637. Il a publiquement reconnu sa dette à son égard dans la préface du livre, qui doit sans doute beaucoup au maronite 186. Mais c’est la coopération entre Ecchellensis et Giovanni Alfonso Borelli pour la traduction et l’édition des Coniques d’Apollonius qui est la plus documentée, et sans doute la plus exemplaire. Abraham a lui-même exprimé toute l’admiration que lui a inspirée le prestigieux mathématicien. Ce dernier, véritable maître d’œuvre de ce chantier, n’a jamais manqué de lui adresser des salutations courtoises, parfois même affectueuses, dans sa correspondance 187. L’œuvre d’Abraham Ecchellensis se caractérise, comme la plus grande partie de la production intellectuelle de son temps, par ce mélange de rigueur scientifique, qui prétend se fonder sur la publication de nouvelles sources analysées méthodiquement,

179. ASCPF, SOCG, 292, f. 110r. L’évêque ne sachant pas l’italien, avait signé en syriaque. 180. ASCPF, SOCG, Maroniti, vol. 235, f. 34r, lettre du patriarche. F. 35r, mention d’Abraham. 181. ASCPF, SOCG, Maroniti, vol. 235, f. 93r 15 fév. 1661, le gardien de Jérusalem ; f. 94r : expertise d’Abraham Ecchellensis et de François Picquet sur le sujet. 182. ASCPF, SOCG, Maroniti, vol. 235, f. 95 r-97r : rapport sur les nusayrî-s (kelbins) du capucin Vittorio da Marsilia, 14 nov 1661 ; f. 111-112 lettre en français du même, de Marseille, 30 déc. 166 ; f. 98 r : il est question d’en parler à François Picquet, et de montrer au Sr Abraham la lettre envoyée à ce sujet par le patriarche au Secrétariat d’État. 183. ASCPF, SOCG, Maroniti, vol. 235, f. 151v : notes du secrétaire, conversations avec Abraham et François Picquet, 14 nov 166. 184. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 411-412. 185. G. PIZZORUSSO, art. cit., dans ce volume ; du même, « I satelliti », art. cit ; G. TROUPEAU, « Les deux séjours parisiens d’Abraham Ecchellensis (1640-1642, 1645-1651) », dans ce volume ; G. RIZZI (éd.), op. cit., vol. 3, p. 1071-1076. P. RIETBERGEN, op. cit., p. 324, relève que Thévenot a utilisé la traduction d’Ecchellensis, restée manuscrite dans les collections de la bibliothèque Vaticane, de la Géographie d’Abûl-Fîda (1273-1331), dans ses Relations de divers voyages (1660). 186. D. STOLZENBERG, art. cit., dans ce volume. 187. H. BELLOSTA, B. HEYBERGER, art. cit., dans ce volume ; G. GIOVANNOZZI (éd.), Lettere inedite di Gio. Alfonso Borelli…, op. cit., passim. A. MIRTO, op. cit., p. 30-31 indique qu’Holstenius se servait du « docte maronite » quand lui ou un de ses nombreux correspondants étaient confrontés à des textes arabes.

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et d’esprit apologétique, qui entend défendre la foi par le recours à la raison. Lorsqu’il publiait les Lettres de saint Antoine en 1641, le maronite contribuait à l’effort de rationalisation de l’hagiographie inauguré par Cesare Baronio avec la première édition de son Martyrologium romanum en 1586 et poursuivi par les bollandistes, dont les premiers volumes des Acta Sanctorum parurent en 1643. Mais dans son avertissement au lecteur, après avoir présenté sa source et expliqué sa méthode de traduction, il s’en prenait aux calvinistes et autres hérétiques de ces temps malheureux qui affirmaient que le monachisme était absent de l’Ancien Testament et des premiers siècles du christianisme 188. L’authenticité des vingt lettres adressées à des moines égyptiens qu’il a publiées était encore en discussion au XXe siècle. Si les sept premières coïncident effectivement avec le corpus transmis en Occident par saint Jérôme, les autres s’en démarquent considérablement, et sont en partie identifiables avec la collection grecque et syriaque plus tardive de son disciple Ammonas et d’autres, traduite en arabe par un copte au plus tôt vers 800 189. S’il n’a pas réalisé d’œuvre spécifique sur les origines des maronites, Abraham a préparé par quelques recherches la Dissertatio de origine, nomine ac religione Maronitarum de son beau-frère Fausto Nairone (1679), qui fait référence en la matière 190. Cette production s’inscrit tout à fait dans l’atmosphère de critique érudite et d’apologétique qui caractérisait le catholicisme de cette époque. « Partout en Europe, et avec une spéciale intensité dans les régions de frontière religieuse, le catholicisme tridentin utilisait l’histoire pour fabriquer des terres saintes », écrit Jean-Louis Quantin, ajoutant que « la Réforme catholique […] favorise tous les récits des origines, locaux provinciaux, nationaux, et aussi ceux des ordres religieux » 191. C’est ainsi qu’il faut comprendre le travail d’Abraham sur les origines des maronites, dont il livre une vision belliciste, en harmonie avec son propre engagement militaire et politique, d’un peuple en lutte contre les byzantins et les arabes. Il s’appuie sur des sources originales qu’il a trouvées dans les manuscrits, ou sur de nouveaux documents publiés, comme L’histoire Philotée de Théodoret de Cyr, parue pour la première fois en latin en 1555, et ceux que Baronio fit connaître par ses publications. Il suit ce dernier

188. Sanctissimi Patris nostri B. Antonii Magni Monachorum omnium Parentis Epistolae Viginti…, Antoine Vitray, Paris 1641. Il publie encore par la suite Sancti Antonii Magni regulae, documenta, admonitiones, responsiones et vita, Paris 1646. Voir les observations de P. RIETBERGEN, op. cit., p. 313 et p. 317-318 à ce sujet ; R. AIGRAIN, L’hagiographie. Ses sources – ses méthodes – son histoire, 1re édition : 1957. Rééd. Société des Bollandistes, Bruxelles 2000, 539 p. ; J.-L. QUANTIN, « Document, histoire, critique, dans l’érudition ecclésiastique des temps modernes », Recherches de Sciences Religieuses 92/4 (2004), p. 597-635. 189. Saint Antoine, Lettres, Abbaye de Bellefontaine, 1976, introduction d’André Louf ; F. KLEJNA, « Antonius und Ammonas. Eine Untersuchung über Herkunft und Eigenart der ältesten Mönchbriefe », Zeitschrift für katholische Theologie LXII (1938), p. 309-348. Voir aussi G. GARITTE, « À propos des lettres de Saint Antoine l’Ermite », Le Museon LII (1939), p. 11-32. 190. F. NAIRON, op. cit. 191. J. L. QUANTIN, art. cit., p. 600 et 614. À titre d’exemple pour illustrer ce propos, voir S. CABIBBO, Santa Rosalia tra terra e cielo, Sellerio, Palerme 2004. Les motivations d’un Athanase Kircher travaillant sur les coptes à la même époque étaient proches de celles d’Ecchellensis travaillant sur les maronites : A. HAMILTON, The Copts and the West, op. cit., p. 205. Voir aussi P. ROUHANA, « Les reliques de saint Maron à Foligno d’après L. Iacobilli († 1664) et E. Douaihy († 1704), étude historique et hagiographique », dans Mélanges offerts à l'abbé Jean Tabet, Université Saint Esprit de Kaslik, Kaslik/Liban 2005, p. 171-204.

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lorsqu’il rattache les maronites à l’abbé Jean Maron et à son monastère, et lorsqu’il les identifie avec les mardaïtes des chroniqueurs byzantins 192. À peine âgé de 26 ans, il s’était élevé contre l’attitude de son compatriote d’une autre génération, Jean-Baptiste Hesronite, qui acceptait l’idée que son Église avait été contaminée par l’erreur et l’hérésie anti-chalcédoniennes, et qu’il fallait expurger ses textes, ses croyances et sa liturgie. Il prenait au contraire la défense de la tradition maronite, et entreprenait de démontrer que non seulement elle a toujours été en accord avec l’enseignement romain, mais qu’elle apportait même des preuves en faveur de la vérité de celui-ci, par exemple sur la question du filioque (procession du Saint-Esprit) 193. Il a ainsi été un des premiers à défendre sa communauté contre l’accusation de monothélisme, n’hésitant vraisemblablement pas à altérer un manuscrit syriaque pour renforcer son argumentation en faveur du mythe fondateur, encore vivant de nos jours, de sa « perpétuelle orthodoxie ». Celle-ci s’inscrit dans une vision romaine de l’Église. Dans l’épître dédicatoire à Alexandre VII de son Euthychius Vindicatus, il associait les maronites à l’antique défense du primat de Rome, en citant la lettre de l’archimandrite Alexandre, du monastère de Saint Maron, au pape Hormisdas (517). On peut dire que son action a été fondamentale pour ancrer l’histoire et l’identité des maronites dans cet entre-deux, entre l’Orient des origines et l’Église romaine. Il tentait dans le même temps de mobiliser le premier pour la défense de la seconde. Toutefois son apport ne semble avoir été connu par le principal historiographe maronite, le patriarche Istifân al-Duwayhî, qu’à travers l’œuvre de Fausto Nairone 194. Richard Simon, tout en contribuant à faire connaître l’œuvre d’Ecchellensis par la publication de ses lettres à Jean Morin, sera aussi le premier à dénoncer chez lui cette volonté de démontrer à tout prix que c’est par calomnie qu’on a attribué des « erreurs » aux maronites 195. Un des soucis des « letterati » de ce temps était de trouver un éditeur. Si à Rome Ecchellensis avait un accès privilégié à la Typographie de la Propagande, encore devait-il faire la preuve que ses ouvrages, pour avoir une chance d’être publiés, étaient utiles à l’Église. Dans les requêtes pour obtenir l’impression d’un livre, il fallait donc démontrer l’efficacité de celui-ci pour l’apostolat missionnaire et la controverse, même si elle n’allait pas de soi. Ainsi, présenta-t-il en 1637 un « livret intitulé liber propositorum », qu’il avait traduit de l’arabe en latin, lequel avec une méthode claire et brève, traite des principes de toutes les sciences, œuvre non seulement utile, mais très nécessaire pour les missionnaires et autres personnes propagatrices de la parole de Dieu, qui dans leurs discours quotidiens ont l’habitude d’avoir de très grandes difficultés pour expliquer les termes scientifiques qui dans cet opuscule sont éclairés et expliqués. En outre, j’ai traduit une autre petite œuvre qui contient cent vingt définitions non moins utiles et nécessaires que la première, et

192. J. MOUKARZEL, « Les origines des maronites d’après Abraham Ecchellensis », dans ce volume. 193. A. KHATER, art. cit., dans ce volume. 194. J. MOUKARZEL, art. cit., dans ce volume ; P. ROUHANA, « Les versions des origines religieuses des maronites entre le XVe et le XVIIIe siècles », dans C. CHARTOUNI (éd.), Histoire, sociétés et pouvoir aux Proche et Moyen Orients, t. 1, Histoire sociale, Geuthner, Paris 2001, p. 191-211. 195. L. KHAYATI, art. cit., dans ce volume.

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dont on peut tirer beaucoup d’arguments en confirmation de notre sainte foi contre les mêmes mahométans 196.

En 1645, il présentait son livre De primato Pietri, « très bon pour réfuter les schismatiques et les hérétiques », et approuvé par quatre théologiens 197. Pour obtenir l’édition de son Eutychius vindicatus, il expliquait dans une autre requête aux cardinaux de la Propagande que John Selden s’était servi de l’autorité d’Eutychios par falsification, pour prouver que « idem sit iure divino episcopus et presbyter », et qu’il avait corrompu l’histoire du patriarche d’Alexandrie sur l’origine du nom du pape pour rendre ce dernier odieux. En tant qu’oriental, il avait écrit une réponse à Selden en s’appuyant sur l’autorité et les témoignages des orientaux, en particulier alexandrins 198. Au-delà du simple souci de l’utilité pour l’apologétique et la controverse, on peut percevoir chez Ecchellensis une préoccupation typique de son époque, contemporaine de la condamnation de Galilée (1633), d’adopter la bonne distance entre théologie et science, entre raison « naturelle » ou « universelle » et foi, notamment dans les œuvres scientifiques et philosophiques arabes qu’il choisit de traduire et d’éditer 199. Ainsi emploie-t-il le traité de Burhân al-Dîn al-Zarnûjî pour confirmer la distinction que lui-même opère entre deux types de sciences : celles qui s’occupent de l’âme, et celles qui s’occupent du corps, octroyant à ces dernières une autonomie par rapport à la théologie 200. Il reste néanmoins dans une pensée scolastique peu originale lorsqu’il dénonce les inepties contenues dans le Coran. Car il ne s’agit pas pour lui de contester l’autorité des Écritures en matière de science, mais simplement d’opposer la vraie révélation, chrétienne, compatible avec la raison, et la fausse révélation, mahométane, absurde d’un point de vue rationnel. S’il choisit avec Averroès la défense de la philosophie contre Ghazâlî, c’est qu’il l’estime en accord avec la foi et respectueuse de l’enseignement de l’Église. Il n’en est pas moins amené à s’élever contre ceux qui pensent que toute étude a été interdite aux musulmans par le « Pseudo-prophète », et se livre à une démonstration de l’apport positif des arabes à la connaissance, en donnant en exemple la politique de mécénat intellectuel pratiquée par le calife abbasside al-Ma‘mûn (813-833). Il affirme d’autre part que la défense par un « païen » ou un « publicain » d’une morale qui exige de chaque fidèle de connaître Dieu et les règles de sa profession, pour ne pas porter atteinte à la sainteté et à l’intégrité de sa religion, ne

196. ASCPF, SOCG, vol. 397, 1637, f. 320 r : « ha tradotto di Arabico in latino un libretto intitolato, liber propositorum, il quale con chiaro, e breve methodo tratta de principii di tutte le scienze, opera non solo utile, ma necessarissima per li missionari et altre persone publicatori della parola d’Idio, quali nelli loro quotidiani discorsi sogliono havere grandissima difficoltà nell’esplicare i termini scientifici, che nella presente operetta sono dichiarati, et esplicati. / Inoltre ho tradotto un altra operetta che contiene cento venti definitioni non meno utili, e necessarie della prima, e dalle quali si possono cavere molti argomenti in confirmatione della nostra santa fede contro i medesimi mahometani ; e l’una e l’altra operetta è facilitata con alcune chiare e notabili arrestimenti et annotationi ». Cet opuscule, dont il dit qu’il ne dépasse pas les dix feuilles, ne sera pas publié. Il pourrait faire partie du Synopsis propositorum sapientiae arabum philosophorum qui sera publié à Paris en 1641. 197. ASCPF, SOCG, vol. 409, f. 457v, 14 fév. 1645. 198. ASCPF, Vienna, vol. 22, f. 125r. 199. Sur l’état d’esprit de cette époque, L. CHÂTELLIER, op. cit., p. 29-71. 200. G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume.

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peut que stimuler le zèle du lecteur chrétien. La « sagesse arabe », qui ne devrait rien à l’islam, et s’y serait même opposée, aurait des racines antiques, et participerait de la sagesse universelle, au même titre que les sagesses païennes, grecque et romaine, de l’Antiquité 201. D’ailleurs, dans son Historiae Orientalis Supplementum, supplément de son Chronicon Orientale, Abraham Ecchellensis inscrit l’histoire des arabes dans une histoire générale de l’Antiquité, avec des références aux sources bibliques, romaines et grecques, autant que syriaques et arabes 202. S’inspirant sans doute des théories de Kircher sur la prisca theologia et la conservation d’une sagesse antédiluvienne, le maronite a contribué à constituer « une nouvelle et profonde imagination du passé, à une époque où la conquête philologique de la littérature orientale repousse les frontières de l’Antiquité au-delà du monde gréco-romain » 203. Quelques années plus tard, Richard Simon allait employer les arguments d’Ecchellensis en faveur de la morale et de la « sagesse » des musulmans contre Antoine Arnauld, au nom de la méthode critique fondée sur les sources originales 204. Mais l’oratorien allait bien au-delà de la pensée du maronite en mettant ironiquement les valeurs musulmanes en balance avec celles du « Grand » Arnauld. Car vis-àvis de l’islam, Abraham semble resté plus en retrait que d’autres orientalistes de son temps. Il est vrai qu’il fallait toujours compter avec la censure, qui faisait peser une menace même sur des travaux paraissant a priori vouloir servir la cause de l’Église ou du pape et se conformer au plus strict respect du dogme 205. En 1654, il dut lui-même essuyer la colère d’un Innocent X vieillissant et acariâtre le menaçant de la prison à propos d’une mention anodine dans une épître dédicatoire d’un de ses livres, au point d’envisager alors de retourner en France. C’est encore l’intercession du cardinal Antonio Barberini, qui était visé à travers lui, qui le tira de ce mauvais pas 206. Giovanni Alfonso Borelli se trouva inopinément confronté à la question de savoir comment traiter l’islam lorsqu’il préparait l’édition des Coniques. Il hésita à publier les paroles d’Abû l-Fath al-Isfahânî, dans lesquelles l’auteur musulman fait le panégyrique

201. « Praefatio ad lectorem » de sa Semita Sapientiae sive ad scientias comparandas methodus, Adrien Taupinart, Paris 1646 ; G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. Cette tentative de raccrocher le passé arabe à l’histoire chrétienne n’est pas sans similitude avec un projet concurrent, développé à Grenade vers la même époque, à partir de « l’invention » des « Tablettes de plomb du Sacromonte », et sur lequel des chrétiens orientaux furent consultés en tant qu’experts : M. GARCIA-ARENAL, « Sacred origins and the memory of Islam : XVIIth Century Granada », dans M. GARCIA-ARENAL, B. HEYBERGER, P. VISMARA (dir.), op. cit., p. 3-37. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 282-283, note 7, mentionne une « dissertation élaborée » contre l’authenticité des tables de plomb dans BAV, Ms Ottoboniano Lat. 1112, attribuée (à tort, pense-t-il) à Abraham Ecchellensis avec le titre In Baeticas Laminas, seu Tabulas Granatenses, Censura et Animadversiones. 202. A. ECCHELLENSIS, Chronicon Orientale, op. cit ; G. TROUPEAU, « Les deux séjours parisiens d’Abraham Ecchellensis (1640-1642, 1645-1651) », dans ce volume. 203. D. STOLZENBERG, art. cit., dans ce volume ; A. HAMILTON, The Copts and the West, op. cit., p. 205206. 204. L. KHAYATI, art. cit., dans ce volume. 205. Sur la censure, voir par exemple L. CANFORA, op. cit., p. 82-96 et passim. 206. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 446-448, lettre de R. Goezald à Jean Morin, 20 avril 1654 ;Y. LOSKOUTOFF, art. cit., p. 181. Ecchellensis avait dédié un ouvrage à « l’évêque de Poitiers », c’est-àdire à Antonio Barberini, alors qu’Innocent X entendait s’opposer à la désignation de celui-ci à cette charge par la faveur de Mazarin (16 août 1652) : O. PONCET, art. cit., p. 440-441.

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« de son roi maure et veut qu’on fasse oraison à Mahomet ». Le mathématicien demanda à Ecchellensis « comment on a l’habitude de publier, dans d’autres traductions d’autres auteurs les mêmes gros mots [parolaccie], ou si on les tait complètement ». Il dit avoir été sujet au doute quand il a vu que, dans l’édition anglaise des Lemmes d’Archimède (1659), « ils ont supprimé les premières et les dernières paroles du livre ». Il ajoutait que « d’une part il serait beau que les hérétiques se prétendent plus scrupuleux que nous, et d’autre part il me paraît un scrupule ridicule de vouloir qu’un mahométan parle selon l’usage chrétien […]. Nous ne devons pas nous émerveiller qu’un turc se recommande à Mahomet, et il suffirait seulement d’avertir dans la marge ou dans le préambule ou dans un avertissement que celui-ci est mahométan et qu’il parle de manière impie, et des choses semblables » 207. Finalement, l’ouvrage parut avec l’invocation musulmane (bismillâh), l’éloge du prince musulman « défenseur de la foi, gloire de la religion, […] prince des fidèles », et l’évocation de « l’inspiration prophétique ». Mais un avertissement expliquait au lecteur qu’on a préféré garder l’intégrité du texte, sans vouloir offenser ses oreilles 208. On ne sait quelle fut la réponse d’Ecchellensis à la demande de Borelli. Mais dans sa Semita Sapientiae… methodus, après avoir averti le lecteur de l’usage habituel de ces termes élogieux de « Prophète sceau des prophètes, Apôtre de Dieu […], que Dieu prie sur lui », etc… dans les ouvrages musulmans, il décide de les supprimer de sa traduction 209. Il a de même introduit de pesantes « corrections » dans le Catalogue des auteurs et des livres d’Ebedjesus, y compris dans le texte syriaque, pour en effacer ce qui pouvait y passer pour l’éloge de Nestorius et de ses adeptes, ou être contraire à la norme catholique. Que Giuseppe Assemani, reprenant l’édition de ce même texte au début du XVIIIe siècle, se soit montré plus respectueux du document original, est sans doute significatif du gain d’autonomie de l’esprit scientifique en quelques décennies, y compris dans l’atmosphère confinée de la bibliothèque Vaticane 210. Abraham a également présenté une pétition à la Propagande « par obligation de son office et par pur zèle de la religion catholique » contre un ouvrage de son collègue Filippo Guadagnoli 211, qu’il jugeait « scandaleux pour les Orientaux particulièrement » par son titre (quod Alcoranus non sit contrarius Evangelio) et par « une infinité d’autres propositions ». Il l’estime « avantageux pour la religion mahométane », et se dit disposé à expliquer ses arguments contre lui, même s’il a déjà été approuvé 212. Le livre, dans

207. L. GUERRINI, « Matematica ed erudizione. Giovanni Alfonso Borelli e l’edizione fiorentina dei libri V, VI e VII delle Coniche di Apollonio di Perga », Nuncius 14, 2 (1999), p. 546, p. 548. 208. Apollonii Pergaei conicorum…, op. cit. : « Cave christiane lector », suivi de la préface d’Isfahânî. 209. G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. 210. H. KAUFHOLD, art. cit., dans ce volume. 211. Il se peut qu’une rivalité personnelle ait opposé Ecchellensis et Guadagnoli : celui-ci occupe la chaire d’arabe de la Sapienza, que le premier convoitait. En 1652, année du retour du maronite à Rome, ils sont curieusement indiqués comme occupant tous les deux cette chaire d’arabe. Par la suite, elle est exclusivement attribuée à Guadagnoli : E. CONTE (éd.), op. cit., ad indicem. 212. Sur Filippo Guadagnoli, par ailleurs l’auteur d’une Apologia pro christiana religione (1631, 1637), voir G. PIZZORUSSO, « Les écoles de langue arabe », art. cit., dans ce volume et du même, « Il caracciolino abruzzese Filippo Guadagnoli e lo studio dell’arabo a Roma nel XVII secolo », dans I. FOSI, G. PIZZORUSSO, S. Francesco Caracciolo e i Caracciolini : religione e cultura, numéro monographique de Studi medievali e

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lequel l’auteur « tente de prouver que dans le Coran, il y a des propositions qui confirment les dogmes de la sainte foi, et s’efforce de faire croire que le Coran ne nie pas la trinité et l’incarnation », a finalement été interdit, et jugé « inepte » 213. Ecchellensis prend encore clairement position contre toute tentative d’« accommodation » avec l’islam dans son De origine nominis Papae, lorsqu’il écrit : « c’est pourquoi il n’y a aucune communication entre nous et cette religion, même si parfois elle semble en accord avec nous par quelques termes ou quelques expressions ». Donnant ensuite la traditionnelle citation de la sourate La famille de ‘Imrân où l’ange annonce à Marie « la naissance du Verbe, appelé le Messie », il l’oppose aux nombreux passages du Coran affirmant que : « Le Christ n’est en aucune manière Dieu » 214. On a vu la réticence du P. Mersenne à l’idée de donner au public un accès aux sources de l’islam. Ecchellensis se montre extrêmement prudent à ce sujet. Il recourt parfois, peut-être par souci de la controverse, à des références qui n’appartiennent visiblement pas à la tradition canonique musulmane 215. Par ailleurs, alors qu’il était sans doute le mieux placé pour faire connaître la lexicologie arabe, il a préféré réserver une large place à la terminologie chrétienne dans son dictionnaire arabe-latin (Nomenclator arabico-latinus), et a négligé au contraire celle qui était propre à l’islam, ignorant même le sens spécifiquement islamique de certains termes ou choisissant délibérément un sens polémique pour d’autres 216. De même qu’il a tenté de distinguer une « sagesse » et une « histoire » arabes de leur contexte musulman, il a cherché à faire de la langue arabe une langue chrétienne, qui ne doive rien à la sémantique islamique 217. Cette attitude relève sans doute encore de son souci d’être utile à l’Église, d’une disposition extrêmement crispée envers le « Pseudo-prophète » et son héritage, ou de cette crainte, que manifestait Borelli, d’offrir le flanc aux attaques des protestants.

moderni, 14 (2010), 1, en préparation. ASCPF, CP, vol. 6, De studiis missionibus et statu temporali, f. 721 r : Guadagnoli a publié des Considerationes ad Mahomettanos : cum responsione ad oiectiones Ahmed filii Zin Alabedin, Persae Asphahanensis… sur la Typographie de la Propagande en 1649. Une première édition en avait été publiée en 1637. ASCPF, CP, vol. 6, De studiis missionibus et statu temporali, f. 691r : on aurait demandé à Guadagnoli d’établir une traduction latine révisée de cet ouvrage, entièrement en arabe. Il la présente à la Propagande avec l’approbation de deux théologiens (dont le jésuite G. B. Giattini, qui travaille sur la bible arabe), et demande, soit son impression, soit la désignation d’un expert pour sa révision. Le travail expertisé par Ecchellensis serait donc ce volume. Cette affaire a produit une importante documentation, qui reste à compulser, à la Biblioteca Nazionale de Rome et dans les archives du SaintOffice. 213. ASCPF, CP, vol. 6, De studiis missionibus et statu temporali, f. 700v. 214. A. Ecchellensis, Eutychius, patriarca Alexandrinus, op. cit., deuxième partie De origine nominis Papae …, p. 448. Le Coran, III, 45 : « Les anges dirent : “Ô Marie ! Dieu t’annonce la bonne nouvelle d’un Verbe émanant de lui : son nom est : le Messie, Jésus, fils de Marie […]” » (trad. D. MASSON, Paris Gallimard, 1967). 215. G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. 216. A. HAMILTON, « Abraham Ecchellensis et son Nomenclator arabico-latinus », art. cit., dans ce volume. 217. La comparaison avec le projet parallèle et concurrent des tablettes de plomb de Grenade s’impose encore à propos de cette tentative de « christianiser » la langue arabe : M. GARCIA-ARENAL, art. cit.

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L’islam n’est pas chez Abraham Ecchellensis un sujet d’étude en soi. Comme la tradition chrétienne orientale, il est mobilisé au service de la controverse contre les adversaires du catholicisme romain. Dans son traité sur l’origine du nom du pape, il recourt à des citations d’auteurs musulmans pour en exalter la sagesse face aux « novateurs » 218, pour démontrer l’ignorance de son adversaire Johann Heinrich Hottinger, ou enfin pour affirmer qu’« infinis sont les autres dogmes des Mahométans qui sont communs à vous, Hottinger, et à eux » 219. Curieusement, c’est dans ce traité, en réponse aux attaques de son antagoniste protestant, qu’il se livre à des développements islamologiques longs, sur les diverses « sectes » musulmanes et sur le dogme musulman (le Coran incréé, l’utilité ou non des œuvres, la succession prophétique et le califat…). L’ouvrage s’achève par un index des auteurs cités, qui mêle chrétiens et musulmans. Ce lien étroit qui, dans la mentalité d’Ecchellensis, unit la traduction et la publication de sources orientales à sa volonté d’apologie et de controverse, explique la postérité assez courte de son œuvre, dépassée au début du XVIIIe siècle, lorsqu’une critique libérée des entraves de la lutte confessionnelle alla directement aux textes originaux, tout en déplaçant les sujets d’intérêt de l’orientalisme vers des thèmes moins ecclésiologiques, voire moins chrétiens 220. De façon significative, c’est sa Semita sapientiae, sive ad scientias comparandas methodus, d’après le traité de Burhân al-Dîn al-Zarnûjî, qui connut une assez grande longévité, avec une réédition à Utrecht en 1709, puis une autre à Leipzig en 1838 221. Sa petite méthode de syriaque s’est retrouvée en usage, sous forme manuscrite, auprès des chrétiens d’Inde du Sud. Le fait qu’il s’agissait d’un ouvrage qui ne recourait pas aux langues occidentales, et très peu à l’arabe (en garshûnî), en facilitait sans doute l’emploi parmi eux 222. Parmi ses publications, son Catalogue des livres d’Ebedjesus fut en particulier mobilisé dans les polémiques confessionnelles. Dans une première étape de la querelle de la Perpétuité de la foi (1669-1670), qui opposait jansénistes et protestants, c’était plus la qualité de l’homme que de son œuvre (dont les protagonistes étaient bien incapables de juger), qui avait été mise en cause. Là où Antoine Arnauld et les catholiques avançaient des arguments pris dans ses publications, le protestant Jean Claude contestait l’autorité d’Ecchellensis en se référant aux attaques ad hominem portées

218. A. ECCHELLENSIS, Eutychius, patriarca Alexandrinus, op. cit., deuxième partie : De origine nominis Papae …, p. 16, 27, 71 219. Ibidem, chap. XXIX, p. 378-446. Chap. XXI, citation p. 455. J. H. HOTTINGER, Historia orientalis,op. cit., contient les chapitres suivants : I De Muhammedismo ; II De Saracenismo ; III De Chaldaismo IV De Statu christianorum ; V De Variis inter ipsos Muhammedanos… sententiis, schismatis et haeresibus excitatio ; VI Accessit, ex occasione genealogiae Muhammedis… 220. H. LAURENS, Aux sources de l’orientalisme. La Bibliothèque Orientale de Barthélemi d’Herbelot, Paris, 1978, 102 p. ; idem, Les origines intellectuelles de l’expédition d’Égypte : l’orientalisme islamisant en France (1698-1798), Paris, 1987, 257 p. Sur l’usage de l’islam au siècle des Lumières, voir Z. ELMARSAFY, The Enlightenment Qur’an. The Politics of Translation and the Construction of Islam, Oneworld Publications, Oxford 2009, 269 p. 221. G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. 222. M. DEBIÉ, art. cit., dans ce volume.

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contre lui par Gabriel Sionite afin de remettre en cause son statut de garant 223. Dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle consacrait la notice biographique d’Abraham Ecchellensis presque exclusivement à sa brouille avec Sionite et Flavigny et à l’instrumentalisation qu’en fit le pasteur Claude dans la querelle de la Perpétuité, en renvoyant les deux maronites dos à dos, les traitant de « coupeurs de bourse », d’« escrocs » et de « fripons » 224. La critique de Richard Simon, d’Eusèbe Renaudot et de Giuseppe Simone Assemani est plus pertinente, car davantage fondée sur un examen de l’œuvre d’Ecchellensis, que ces auteurs contribuèrent d’ailleurs à faire connaître. La servilité du maronite à l’égard de ses employeurs romains est dénoncée par le premier, son aveuglement par « l’amour de sa nation » par le second. Richard Simon, dont la méthode consiste généralement à analyser de manière critique les ouvrages des autres, se livre à cet exercice avec l’œuvre d’Ecchellensis, dont il publie les lettres à Jean Morin 225. Il s’appuie aussi sur les chapitres islamologiques de son De origine nominis papae pour commenter les passages du Voyage du Mont Liban de Jérôme Dandini portant sur l’islam 226. Assemani (1687-1768), lui-même ancien élève du Collège maronite, nommé second custode de la bibliothèque Vaticane en 1730, puis promu premier custode en 1739, fut en quelque sorte le continuateur d’Ecchellensis, qu’il dépassa par ses fonctions et sa production scientifique 227. Il eut plusieurs fois à s’occuper de l’œuvre de son prédécesseur et à la commenter, en particulier dans sa fameuse Bibliotheca Orientalis, qui reprenait un des projets qu’Abraham n’avait pu mener à bien avant de mourir. Il publia dans le tome trois de celle-ci, parue à Rome en 1725, le Catalogue des livres d’Ebedjesus, sérieusement amendé et augmenté. Mais il y corrigeait les erreurs et les lacunes de son compatriote avec discrétion et sans arrogance, rendant même hommage à sa science 228. De même, rééditant le Chronicon orientale d’Ecchellensis à Venise en 1729 229, ainsi que son supplément sur l’origine des Arabes, il y démontrait toute la distance parcourue par la science orientaliste en moins d’un demi-siècle, s’appuyant en particulier sur la Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot 230 et sur la réfutation du Coran de Ludovico Marracci 231 pour compléter l’œuvre de son prédécesseur. Mais il y reconnaissait aussi les acquis du travail de celui-ci, et, dans

223. L. KHAYATI, art. cit., dans ce volume. 224. P. BAYLE, « Ecchellensis (Abraham) », art. cit. 225. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit. 226. L. KHAYATI, art. cit., dans ce volume ; J. DANDINI, Voyage du Mont Liban, traduit de l’italien par P. Richard Simon et suivi de ses remarques, Kaslik 2005 [Paris 1675]. 227. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 1-26, et passim. 228. H. KAUFHOLD, art. cit., dans ce volume. 229. J. S. ASSEMANI, Chronicon orientale Petri Rahebi…, B. Javarina, Venise 1729. À propos de la version d’Ecchellensis et de celle d’Assemani, voir A. HAMILTON, The Copts and the West, p. 138. Une édition plus récente de l’ouvrage a été publiée dans le Corpus Scriptorum Orientalium : L. CHEIKHO (éd.), Petrus Ibn Rahib. Chronicon orientale [interpretationem olim ab Abrahamo Ecchelensi institutam, tum a J. S. Assemano revisam, iterum ad fidem arabici textus recognovit L. Cheikho], Louvain 1955, 2 vol. 230. B. D’HERBELOT, Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connoissance des Peuples de l’Orient…, Paris 1697 (édition posthume, par Antoine Galland). 231. L. MARRACCI, Prodromus ad refutationem Alcorani…, Rome 1691.

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sa préface, il récusait la critique radicale qu’en avait faite Eusèbe Renaudot dans son Histoire des patriarches d’Alexandrie 232. Si, écrivait-il, beaucoup de choses y étaient malhabilement organisées, si beaucoup de confusions, d’inexactitudes et d’erreurs y étaient trop souvent contenues, on y trouvait aussi beaucoup d’éléments qui méritaient d’être connus et qu’on ne retrouve pas chez les autres historiens. Il allait encore délivrer ses éloges et ses critiques pour l’œuvre d’Ecchellensis dans la suite de son texte. Conclusion Abraham Ecchellensis représente un moment dans le développement intellectuel de l’Occident, un moment où les œuvres chrétiennes et musulmanes en arabe et en syriaque traduites en latin, à partir de manuscrits la plupart récemment arrivés en Europe, accroissaient le champ de connaissance en histoire, en géographie, dans les langues, et mêmes dans les mathématiques et les sciences naturelles. Ces traductions et ces publications étaient pour beaucoup l’œuvre d’anciens élèves du Collège maronite de Rome. Elles servaient avant tout à activer la compétition et à alimenter la controverse entre catholiques et protestants, le traitement de l’islam même étant instrumentalisé dans cette perspective. Ces travaux soulevaient néanmoins d’intéressantes questions concernant non seulement l’universalité de l’Église romaine, mais aussi celle de la connaissance et de la morale, qui allaient, dans les générations suivantes, mobiliser les débats intellectuels en Europe. Éduqué dans la culture humaniste post-tridentine, engagé au service de princes catholiques envers lesquels il s’est toujours montré déférent, intégré dans un milieu intellectuel européen, Ecchellensis a servi les causes et a répondu aux préoccupations de son temps, en veillant néanmoins à y faire la promotion de la culture arabe et syriaque, dont il était considéré comme le spécialiste. Il a été amené aussi à amarrer l’histoire de sa petite communauté et de son Église maronites à la tradition romaine, en les défendant contre tout soupçon de dissidence ou d’hétérodoxie, amorçant ainsi une historiographie « nationale » libanaise qui conserve encore des adeptes de nos jours. Les engagements intellectuels se sont doublés chez lui, au moins dans sa jeunesse, d’engagements politiques méditerranéens qui pourraient encore être significatifs par leur ambivalence. Son attachement à sa petite patrie et sa volonté d’en découdre avec le « Turc », caractéristique d’un esprit de croisade qui se perpétuait chez les maronites de Rome alors qu’il s’effaçait ailleurs, se doublait d’une capacité à négocier et d’un sens des affaires qui le menait à traiter avec les musulmans de Tunis, selon une évolution qui se dessinait alors généralement dans les rapports entre les deux rives de la Méditerranée.

232. E. RENAUDOT, Historia patriarcharum alexandrinorum jacobitarum…, Paris 1713. A. HAMILTON, The Copts and the West, op. cit., p. 206-207, rend justice à Ecchellensis des critiques de Renaudot. Sur celui-ci et son œuvre, ibidem, p. 152-159.

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LES DEUX SÉJOURS PARISIENS D’ABRAHAM ECCHELLENSIS (1640-1642, 1645-1651) Gérard TROUPEAU École Pratique des Hautes Études

Avant de retracer l’activité scientifique déployée par le savant maronite Abraham Ecchellensis durant ses deux séjours à Paris, il convient de rappeler les causes de sa venue dans notre capitale. I. Son premier séjour Reprenant le projet de Savary de Brèves, ancien ambassadeur de France à Constantinople puis à Rome, l’avocat au Parlement de Paris, Michel Le Jay, avait commencé en 1628 l’impression d’une Bible polyglotte, ou plus exactement heptaglotte, c’est-à-dire en sept langues : hébreu, samaritain, araméen, grec, syriaque, arabe, et une traduction latine pour chacune de ces langues. Pour les versions syriaque et arabe, Le Jay s’était assuré le concours d’un ancien élève du Collège maronite de Rome, Gabriel Sionite, devenu professeur d’arabe et de syriaque au Collège royal en 1615. Sionite, qui était chargé de fournir tous les textes syriaques et arabes des livres de la Bible, accompagnés de leur traduction latine, s’acquitta de cette fourniture, avec plus ou moins de régularité, jusqu’en 1635. Cette année-là, Sionite interrompit brusquement sa collaboration au tome VII, se refusant à livrer à l’impression les textes des sept derniers livres qui manquaient. Un conflit d’ordre pécuniaire ayant surgi entre Sionite et Le Jay, il s’ensuivit un procès devant le Conseil d’État. En janvier 1640, le roi ordonna d’interner Sionite à Vincennes et Richelieu fit saisir ses papiers et ses manuscrits. Libéré au mois d’avril de la même année, Sionite reprit sa collaboration avec Le Jay, mais celui-ci, méfiant, décida de lui adjoindre un collaborateur qui soit à même de le suppléer en cas de défection. Sur les indications de l’oratorien Jean Morin, le choix de Le Jay se porta sur un ancien élève du Collège maronite, Abraham Ecchellensis, qui enseignait l’arabe et le syriaque au Collège de la Propagande. À la demande de Le Jay, Ecchellensis se mit en congé d’une année, pour aller à Paris travailler à l’édition de la Polyglotte, tout en obtenant que son poste lui fût conservé à Rome. Le fait qu’Ecchellensis ait été appelé à Paris pour collaborer à l’édition de la Bible est clairement attesté par le permis d’imprimer du premier ouvrage qu’il publia chez Antoine Vitray en 1641, le Synopsis propositorum sapientiae arabum philosophorum. Ce permis précise, en effet, que « le sieur Abraham Ecchellensis, interprète de notre Saint-Père le Pape, et lecteur public en l’Université de Rome ès langues arabique et syriaque, est venu en France par l’ordre de sa Majesté, à cause de la grande Bible qui s’imprime à Paris ». Le premier travail que Le Jay demanda à Ecchellensis fut qu’il révisât les livres que Sionite, à la suite de son internement, s’était engagé à fournir à l’imprimeur, c’est-à-dire :

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le quatrième livre des Rois, les livres d’Esdras, d’Esther, de Tobie, de Judith, et les deux premiers livres des Macchabées. Après cinq mois de travail, Ecchellensis déclara, dans son rapport, que : « chargé d’examiner les textes arabes et syriaques avec leurs versions latines de Sionite, il les a lus avec soin et trouvé les textes conformes aux originaux et les versions très fidèles ». D’autre part, Ecchellensis fut chargé de fournir les textes arabe et syriaque du livre de Ruth, avec une unique traduction latine, ainsi que le texte arabe du IIIe livre des Macchabées, sans traduction latine, parce que ce livre est inauthentique. Au cours de son premier séjour parisien, Ecchellensis fit imprimer chez Antoine Vitray deux ouvrages qu’il avait manifestement achevés avant de venir à Paris. Le premier, dédié au cardinal duc de Richelieu, est l’édition du texte arabe avec traduction latine d’un livre intitulé : « Abrégé des buts de la sagesse des philosophes arabes », d’un auteur persan du XVe siècle, al-Maybûdi, qu’il n’avait pas su identifier 1. Le second ouvrage est la traduction latine d’une ancienne version arabe de vingt lettres de saint Antoine-le-Grand, père de tous les moines d’Égypte 2. Ayant achevé le travail pour lequel il était venu à Paris, et conformément aux termes de son contrat, Ecchellensis rejoignit son poste à Rome, au mois de décembre 1641. Grâce à sa collaboration, l’impression du tome VII de la Polyglotte, interrompue depuis 1635, put enfin reprendre. II. Son second séjour Si nous connaissons bien les causes du premier séjour parisien d’Ecchellensis, les raisons de son retour à Paris en 1645, et celles de sa nomination à une chaire d’arabe au Collège royal, avec le titre de professeur et interprète royal sont moins évidentes 3. L’impression de la Polyglotte était sur le point de s’achever et, par conséquent, Le Jay n’avait plus besoin de l’aide d’Ecchellensis. Il se peut que ce soit le désir de suppléer Gabriel Sionite qui, âgé, malade et presque aveugle, n’assurait plus son enseignement depuis longtemps. En tout cas, cette nomination ne semble pas avoir été du goût de Sionite et de ses collègues, dont l’un, l’hébraïsant Valérien de Flavigny, après avoir fait une critique acerbe du livre de Ruth qu’Ecchellensis avait publié dans la Polyglotte, engagea avec lui une polémique acrimonieuse qu’il développa dans quatre épîtres de 1646 à 1648 4. C’est dans la troisième épître, datée de mars 1647, que Flavigny se livra à une critique féroce du livre de Ruth, déclarant à Ecchellensis qu’il avait relevé dans le texte

1. A. ECCHELLENSIS, Synopsis propositorum sapientiae philosophorum inscripta : Speculum mundum repraesentans, Paris 1641. Voir à ce sujet G. GOBILLOT, « Abraham Ecchellensis, philosophe et historien des sciences », dans ce volume. 2. A. ECCHELLENSIS, Sanctissimi patris nostri Antonii Magni monachorum omnium parentis epistolae vigenti, Paris 1641. 3. Voir à ce sujet B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume. 4. V. DE FLAVIGNY, Epistola prima, Epistola altera, Paris 1646 ; Epistola tertia, Paris 1647 ; Epistola quarta, Paris 1648.

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arabe « plus de 45 fautes très graves dans le seul premier chapitre » et que le texte syriaque « lui paraissait sentir l’ignorance crasse et inepte de quelque débutant ». Cette critique on s’en doute, déplut à Ecchellensis qui, furieux, répondit à Flavigny, la même année, par deux épîtres apologétiques, pleines d’insultes qui désservirent sa défense 5. Par ailleurs, Ecchellensis attaqua Gabriel Sionite dans une troisième épître apologétique 6, à laquelle le vieux savant maronite répondit, avant de mourir en 1648, au moyen d’un « Avertissement apologétique » 7 dans lequel il prenait la défense de son collègue hébraïsant. De son côté, Valérien de Flavigny reprit, dans une quatrième épître volumineuse, les 69 critiques (objectiones) qu’il adressait à Ecchellensis : 49 critiques relatives à son édition syriaque du livre de Ruth et 20 critiques relatives à sa traduction latine. En conclusion, Flavigny déclarait à Ecchellensis « qu’il n’y avait rien de plus grossier et de plus inepte que son édition syriaque et arabe du livre de Ruth ». Cette violente polémique n’empêcha pas Ecchellensis de publier trois traductions latines d’ouvrages arabes anciens. Après avoir fait paraître, l’année de son retour à Paris, la traduction d’une série de Canons arabes du pseudo-concile de Nicée 8, Ecchellensis édita successivement : - les règles, sermons, admonitions et vie de saint Antoine-le-Grand 9 ; - l’ouvrage intitulé : « L’enseignement de l’apprenant pour apprendre le chemin de la science », d’un auteur qu’Ecchellensis n’a pas su identifier : un philosophe du XIIe siècle, nommé al-Zarnûji 10; - l’ouvrage intitulé : « Répertoire des propriétés et des vertus médicinales des animaux, des plantes et des pierres », du célèbre polygraphe égyptien du XVe siècle : al-Suyûti 11. Mais l’ouvrage le plus important qu’Ecchellensis publia durant son second séjour parisien est la traduction latine du Chronicon Orientale, ouvrage de chronologie et d’histoire, tiré du Kitâb al-Tawârîkh d’un auteur copte du XIIIe siècle nommé Pierre ibn al-Râhib. Comme l’a bien montré Adel Sidarus dans sa thèse sur ibn al-Râhib 12, il s’agit d’un remaniement des chapitres 48 à 50 de cet ouvrage, fait par un auteur

5. A. ECCHELLENSIS, Epistolae apologeticae duae, Paris 1647 6. A. ECCHELLENSIS, Epistola apologetica tertia, Paris 1647. 7. G. SIONITA, Commonitorium apologeticum, Paris 1648. 8. A. ECCHELLENSIS, Concilii Nicaeni praefatio, una cum titulis et argumentis Canonum ac constitutionum ejusdem, Paris 1645. 9. A. ECCHELLENSIS, Sancti Antonii Magni regulae, documenta, admonitiones, responsiones et vita, Paris 1646. 10. A. ECCHELLENSIS, Semita sapientiae, sive ad scientias comparandas methodus, Paris 1646. Voir G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. 11. A. Ecchellensis, De proprietatibus et virtutibus medicis animalium, plantarum ac gemmarum, Paris 1647. Voir G. GOBILLOT, art. cit., dans ce volume. 12. A. Y. SIDARUS, Ibn ar-Râhibs Leben und Werk : ein koptisch-arabischer Enzyklopädist des 7./13. Jahrhunderts (“Islamkundliche Untersuchungen” 36), Schwarz, Fribourg 1975, p. 30-49.

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inconnu, qu’Ecchellensis déclare avoir trouvé dans un manuscrit anonyme et sans titre 13. Divisée en trois parties, cette chronologie présente, sous forme de tableaux synoptiques, l’histoire du peuple juif (en 9 périodes), l’histoire des califes musulmans (en 5 périodes) et l’histoire des patriarches coptes d’Alexandrie jusqu’au 76e patriarche. À la suite du Chronicon Orientale, Ecchellensis publia une œuvre de sa propre composition ayant pour titre : Historiae Orientalis Supplementum (« Supplément à l’Histoire orientale »). Cet ouvrage, aussi volumineux que le premier, est divisé en deux parties. La première partie, intitulée : Historia Arabum (« Histoire des Arabes »), comprend cinq chapitres dans lesquels Ecchellensis, en s’appuyant sur les historiens grecs et latins, syriaques et arabes, traite des questions suivantes : Chap. I Les Arabes : origine du nom ; généalogie ; mœurs et coutumes ; religion avant Mahomet. Chap. II Le monde : opinions des philosophes et astronomes anciens, des chronographes et des historiens sur l’origine et la durée du monde. Chap. III Le temps : époques et ères des Arabes ; années, mois, semaines, jours et nuits. Chap. IV L’âme : origine, quiddité et substance de l’âme ; une âme est-elle plus parfaite qu’une autre ? ; mortalité et immortalité de l’âme ; métempsychose ou transmigration des âmes ; statut des âmes après la sortie de leur corps et leur béatitude ; lieu et supplice des damnés ; résurrection des morts. Chap. V La prophétie : vaticinations, prédictions, divinations, augures ; visions pendant le sommeil ; spectres ou fantômes nocturnes. Nous avons là, me semble-t-il, une description intéressante et originale des croyances et des mœurs des Arabes, avant et après l’apparition de l’islam, d’un triple point de vue : ethnologique, philosophique et théologique. La deuxième partie du Supplementum est intitulée : « Des rois des Arabes » et comprend quatre chapitres dans lesquels Ecchellensis fournit la liste des souverains arabes : Chap. I Les rois de l’Arabie heureuse, des origines à Mahomet. Chap. II Les rois de Hira ou de l’Arabie maritime. Chap. III Les rois des Ghassân Chap. IV Les rois du Hijâz ou Jurhum. J’ai tenu à donner, en détail, le contenu du Supplementum, car je n’ai trouvé que chez un seul auteur moderne 14 la mention de cette œuvre originale et personnelle d’Ecchellensis. Dédié au Chancelier de France, Pierre Séguier, l’ouvrage est un magnifique in folio, imprimé par Sébastien Cramoisy, à Paris, en 1651.

13. Il s’agit d’un manuscrit appartenant à Ecchellensis, daté de 1307 J.C., aujourd’hui conservé à la bibliothèque Vaticane sous la cote Arabe 166. C’est d’après cet unicum que le Père Louis Cheikho a établi son édition du Chronicon Orientale dans le CSCO, t. 45 (Beyrouth, 1913), en l’attribuant à Butrus Ibn alRâhib, ce que n’avait pas fait Ecchellensis dans sa traduction. 14. P. RAPHAËL, Le rôle du collège maronite romain dans l’orientalisme aux XVIIe et XVIIIe siècles, Beyrouth 1950.

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Les deux séjours parisiens d'Abraham Ecchellensis

Il me reste à parler de l’enseignement qu’Ecchellensis dispensa au Collège royal durant son second séjour parisien. Malheureusement, nous ne savons à peu près rien de cet enseignement et aucun nom d’élèves ayant suivi son cours ne nous est parvenu. Pour l’initiation au syriaque, il est très probable qu’Ecchellensis utilisa la brève grammaire de cette langue qu’il avait publiée à Rome, en 1628 15. Mais c’est à Paris qu’il composa un volumineux dictionnaire arabe-latin intitulé : Nomenclator arabicolatinus, qui n’a pas été publié et subsiste dans un unique manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France. Ce manuscrit de 337 folios, probablement autographe, n’est pas daté, car le colophon, incomplet, ne comporte ni le mois, ni l’année de la copie. Dédié au chancelier Pierre Séguier, l’unique manuscrit de cet ouvrage a reçu une somptueuse reliure à ses armes et à son chiffre 16. Du point de vue lexicographique, ce dictionnaire présente une particularité intéressante, car les mots n’y sont pas rangés dans l’ordre des racines dont ils sont tirés, comme dans les dictionnaires anciens, mais classés dans l’ordre alphabétique de leur lettre initiale, comme dans les dictionnaires modernes. Une autre particularité de ce dictionnaire est qu’à l’intérieur de chaque lettre de l’alphabet, l’auteur a groupé les mots sous des rubriques (fasl) indiquant la première et la deuxième lettre de chacun d’eux. Cette présentation ne semble pas originale, car il est probable qu’Ecchellensis l’a empruntée à un dictionnaire arabe-latin, lui aussi resté inédit, et dont l’unique manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote Arabe 4338. Il s’agit d’un dictionnaire arabe-latin composé à Rome par Gabriel Sionite et Victor Accurensis, qui fut copié à Venise en 1610, par Jean-Baptiste Duval, et mis en ordre par lui à Paris en 1612. On a tout lieu de penser que c’est J.-B. Duval, élève d’Étienne Hubert à Paris, et de Jean-Baptiste Raimondi à Rome, puis devenu interprète du roi pour les langues orientales, qui utilisa le premier le classement alphabétique, totalement étranger à la tradition lexicographique arabe ancienne. Conclusion Très impressionné par les troubles de la Fronde qui désolèrent la France sous Mazarin, Ecchellensis décida de quitter Paris. Dans son introduction au Supplementum du Chronicon Orientale, paru en 1651, il déclare en effet qu’il ne lui a pas été permis de donner une préface plus ample « à cause des malheurs des temps et de son prochain voyage pour l’Italie où il est rappelé ». Ayant résilié sa chaire en faveur de Jacques Dauvergne, Ecchellensis retourna à Rome où il reprit son enseignement de l’arabe et du syriaque au Collège de la Propagande.

15. G. GRAF, Geschichte der christlichen arabischen Literatur, t. 3, Rome 1944-1953, p. 356, signale une Brevis institutio linguae arabicae, Rome 1628, dont il n’y a pas trace, et qui ne figure pas dans la liste des ouvrages d’Abraham Ecchellensis dans son (auto-)biographie manuscrite. Pour sa Linguae syriacae sive chaldaicae perbrevis institutio, Rome 1628, voir Muriel DEBIÉ, « La grammaire syriaque d’Ecchellensis en contexte », dans ce volume. 16. Voir à ce sujet A. HAMILTON, « Abraham Ecchellensis et son nomenclator arabico-latinus », dans ce volume.

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Assombri dans les dernières années, par ses démêlés avec ses deux collègues, Gabriel Sionite et Valérien de Flavigny, le séjour parisien d’Ecchellensis fut néanmoins fructueux du point de vue de son activité scientifique. Outre sa participation à l’édition de la Bible polyglotte, Ecchellensis eut le mérite de publier et de traduire en latin des ouvrages inédits d’auteurs arabes, chrétiens et musulmans, dans des domaines aussi divers que l’ascétisme, la philosophie, le droit, la médecine et l’histoire. À ce titre, il mérite bien le colloque qui lui est consacré dans ce Collège auquel il fait grand honneur, l’année même où paraît le premier volume de l’histoire de cet établissement prestigieux 17.

17. A. TUILIER (dir.), Histoire du Collège de France, t. I : La création, 1530-1560, Fayard, Paris 2006.

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LES ÉCOLES DE LANGUE ARABE ET LE MILIEU ORIENTALISTE AUTOUR DE LA CONGRÉGATION DE PROPAGANDA FIDE AU TEMPS D’ABRAHAM ECCHELLENSIS 1 Giovanni PIZZORUSSO Università G. D’Annunzio, Chieti-Pescara

La présence et l’action d’Abraham Ecchellensis en Italie et surtout à Rome dans la première moitié du XVIIe siècle s’insèrent dans un contexte particulièrement fécond pour l’essor des études de langues, et plus spécialement des langues orientales, promu par la congrégation De Propaganda Fide. Ce dicastère pontifical a été fondé en 1622 pour coordonner sous la direction du pape l’activité missionnaire déployée jusqu’alors surtout par les ordres religieux. Dès sa fondation, la Propagande a engagé un véritable effort pour le développement de l’étude des langues de la part des missionnaires, qui devaient être bien préparés à diffuser les principes de la foi catholique dans les idiomes des diverses populations à convertir. En récupérant explicitement la tradition de méthodologie missionnaire qui remontait au Moyen Âge, et particulièrement à Raymond Lulle et aux décrets du Concile de Vienne 2, la Propagande considérait les langues comme des instruments précieux pour l’apostolat. Cette tradition n’avait pas

1. Ce texte constitue le prolongement d’une recherche en cours sur les institutions culturelles liées à la Propagande, qui a eu son origine dans le groupe de recherche sur « La culture scientifique romaine à l’époque moderne », coordonné par Antonella Romano. Je me permets de renvoyer à deux de mes articles élaborés dans le contexte de l’activité de ce groupe, qui fournissent un encadrement du thème ici traité et des renseignements bibliographiques supplémentaires : G. PIZZORUSSO, « I satelliti di Propaganda Fide : il Collegio Urbano e la Tipografia Poliglotta. Note di ricerca su due istituzioni culturali romane nel XVII secolo », MEFRIM 116 (2004), 2, p. 471-498 et « Tra cultura e missione : la Congregazione “de Propaganda Fide” e le scuole di lingua araba tra XVII e XVIII secolo », dans Rome et la science moderne entre Renaissance et Lumières, études réunies par A. Romano, École française de Rome, Rome 2008, p. 121-152. J’ajoute encore deux études plus récentes, qui utilisent aussi d’autres sources d’archives : G. PIZZORUSSO, « La preparazione linguistica e controversistica dei missionari per l’Oriente islamico : scuole, testi, insegnanti a Roma e in Italia », dans B. HEYBERGER, M. GARCIA-ARENAL, E. COLOMBO, P. VISMARA (éd.), L’islam visto da Occidente. Cultura e religione del Seicento europeo di fronte all’islam, Marietti 1820, Milan-Genève 2009, p. 252-288 et G. PIZZORUSSO, « Il caracciolino abruzzese Filippo Guadagnoli e lo studio dell’arabo a Roma nel XVII secolo », dans I. FOSI, G. PIZZORUSSO (éd.), S. Francesco Caracciolo e i Caracciolini : religione e cultura, numéro monographique de Studi medievali e moderni, 14 (2010), 1, en préparation. 2. M. BATLLORI, « Teoria e azione missionaria in Raimondo Lullo », dans Espansione del francescanesimo tra occidente e oriente nel secolo XIII, Società internazionale di studi francescani, Assise, 1978, p. 187-211 ; J. RICHARD, « L’enseignement des langues orientales en Occident au Moyen Âge », Revue d’études islamiques 44 (1976), p. 150-164 (publié aussi dans Croisés, Missionnaires et Voyageurs : Les perspectives orientales du monde latin médiéval, Variorum Reprints, Londres 1983, essai n° 18) ; Cl. KAPPLER, « Les voyageurs et les langues orientales : interprètes, traducteurs et connaisseurs » dans M. DEBOUT, D. EECKAUTE-BARDERY et V. FOURNIAU (dir.), Routes d’Asie. Marchands et voyageurs XVe-XVIIIe siècle, Editions Isis, Istanbul-Paris 1988,

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été négligée au XVIe siècle par certains ordres, tels les jésuites 3, et venait d’être reprise au début du XVIIe par les carmes déchaux. C’est à eux que Paul V s’était particulièrement adressé pour les missions en Orient, mais aussi pour leur confier le contrôle sur les missions en général, en constituant la fonction du Soprintendente, remplie par Pedro de la Madre de Diós et, après sa mort, par Domingo de Jesús María 4. L’ordre du Carmel synthétise aussi la théorie des missions de l’époque de Paul V, avec l’ouvrage de Tomás de Jesús, De procuranda salute omnium gentium (Anvers 1613), qui affirme la centralité de la question linguistique et culturelle en s’appuyant largement sur l’œuvre du jésuite José de Acosta. D’après le carme, Rome doit être le centre de diffusion d’ouvrages utiles à la conversion rédigés dans les diverses langues dont la connaissance est nécessaire aux religieux, et doit jouer pour les catholiques le rôle d’irradiation de la culture religieuse rempli pour les calvinistes par Genève, dans le cadre de la soumission à l’autorité universaliste du pape sur les missions 5.

p. 25-35. Et, en général, Alle frontiere della cristianità. I frati Mendicanti e l’evangelizzazione tra ‘200 e ‘300, Società internazionale di studi francescani, Assise 2001. 3. Les programmes d’évangélisation de la Compagnie de Jésus étaient explicites sur ce point : voir les textes de Inès G. Zupanov et de Charlotte de Castelnau-L’Estoile au sujet d’un mémoire élaboré en 1558, Groupe de Recherches sur les missions religieuses ibériques modernes, « Politiques missionnaires sous le pontificat del Paul IV. Un document interne de la Compagnie de Jésus en 1558 », MEFRIM 111 (1999), p. 203-229, en particulier, 295-302 et 302-310. Pour une application dans les champs de missions, voir les cas brésilien (Ch. DE CASTELNAU-L’ESTOILE, Les ouvriers d’une vigne stérile. Les jésuites et la conversion des Indiens du Brésil 1580-1620, Centre culturel Calouste Gulbenkian, Lisbonne-Paris 2000, p. 141-169), et indien (I. G. ŽUPANOV, Missionary Tropics. The Catholic Frontier in India (16th-17th centuries), The University of Michigan Press, Ann Arbor 2005, p. 232-258. Pour une synthèse qui met l’accent sur la Compagnie de Jésus et sur José de Acosta, J.-P. DUTEIL, « Les missions catholiques face aux difficultés linguistiques », Revue d’Histoire Ecclésiastique 95 (2000), p. 427-444. 4. Pendant le pontificat de Clément VIII, une congrégation « de Propaganda Fide » fonctionnait de 1599 à 1604 sous la direction du cardinal Giulio Antonio Santoro. Cette commission de cardinaux, parmi lesquels figuraient Cesare Baronio et Robert Bellarmin, fut dissoute peu après la mort de Santoro et ne fut pas reconstituée sous Paul V, qui s’appuya sur les carmes ; sur cette phase complexe de la centralisation pontificale de la juridiction missionnaire, cf. J. METZLER, « Wegbereiter und Vorläufer der Kongregation », dans J. METZLER (éd.), Sacrae Congregationis de Propaganda Fide Memoria Rerum, Rome-Fribourg-Vienne 1971-1976, vol. I/1, p. 38-78 ainsi que, avec des renseignements bibliographiques plus amples et plus récents, G. PIZZORUSSO, « La Congregazione de Propaganda Fide e gli ordini religiosi : conflittualità nel mondo delle missioni del XVII secolo », dans M. C. GIANNINI (éd.), Religione, conflittualità e cultura. Il clero regolare nell’Europa di antico regime, Cheiron 43-44 (2005), p. 197-240 (en particulier p. 198-205) et G. PIZZORUSSO, « La Compagnia di Gesù, gli ordini regolari e il processo di affermazione della giurisdizione pontificia sulle missioni tra fine XVI e inizio XVII secolo. Tracce di una ricerca », dans P. BROGGIO, F. CANTÙ, P.-A. FABRE, A. ROMANO (éd.), I gesuiti ai tempi di Claudio Acquaviva. Strategie politiche, religiose e culturali tra Cinque e Seicento, Morcelliana, Brescia 2007, p. 55-85. 5. Cf. l’édition moderne de l’ouvrage, Tomás DE JESúS, De Procuranda salute omnium gentium libri I-IV, novissima editio a cura di P. Thomae a Jesu (Pammolli), Collegio Internazionale Santa Teresa, Rome 1940 ainsi que Tommaso DI GESÙ (Pammolli), Il P. Tommaso di Gesù e la sua attività missionaria all’inizio del secolo XVII, Procura delle missioni dei Carmelitani scalzi, Rome 1936 ; Florencio DEL NIÑO JESÚS, La Orden de Santa Teresa, la Fundacion de la Propaganda Fide y las Misiones Carmelitanas, Establecimiento Tipografico Nieto y Compañia, Madrid 1923 ; S. GIORDANO, « L’espansione dei Carmelitani scalzi in Europa e in Asia », Quaderni Franzoniani 9 (1996), p. 669-686 ; sur les missions de l’époque de Paul V, G. PIZZORUSSO, « Il papato e le missioni extra-europee nell’epoca di Paolo V. Una prospettiva di sintesi », dans

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I. Usages et apprentissages des langues orientales à Rome au début du XVIIe siècle À partir de 1622, la congrégation de la Propagande, désormais définitivement établie, ne pouvait manquer de lancer une « politique linguistique » et de promouvoir des institutions spécifiquement vouées à sa concrétisation, dans le cadre de la centralisation de l’organisation des missions. Cette politique est de large envergure, visant les langues les plus diverses. En 1631, le secrétaire de la Propagande Francesco Ingoli écrit un mémoire dans lequel il soutient que les langues sont l’un des moyens principaux pour la conversion des peuples, et que leur connaissance devient toujours plus nécessaire à cause de l’expansion des missions catholiques vers de nouveaux terrains d’apostolat. Par conséquent, poursuit-il, il faut apprendre le chinois, malgré sa difficulté, et se préparer à communiquer par la parole avec les peuples encore non convertis de l’Amérique. Le secrétaire de la Propagande tient à préciser le statut tout à fait particulier et plus élevé que certaines langues ont pour les objectifs de la congrégation. Celles-ci sont surtout orientales : l’hébreu, la langue des Écritures ; le grec littéraire et vulgaire, pour le christianisme orthodoxe ; mais aussi les langues parlées au Levant : l’arabe et le syriaque, ou encore la langue de l’Illyrie, où les catholiques slaves jouissaient depuis le Moyen Âge de la faculté de célébrer la messe dans leur ancien idiome 6. Il faut ajouter le persan, dont Giovanni Battista Raimondi s’était occupé déjà au XVIe siècle, et qui avait pris de l’importance à l’époque de Paul V avec les efforts de la papauté et des divers ordres religieux pour implanter des missions auprès du Shah. Le persan était parmi les langues (arabe, syriaque, copte) dont le cardinal Federigo Borromeo, fort intéressé par l’Orient, promouvait l’étude à la bibliothèque Ambrosienne à Milan, fondée en 1607 7. Dans la définition de la politique linguistique de la Propagande, énoncée par Ingoli avec son élan universaliste caractéristique, nous retrouvons ensemble des langues littéraires, mortes, liées à la tradition des textes sacrés, avec des langues vivantes, utiles à la communication missionnaire et surtout à la controverse doctrinale. Toute

A. KOLLER (éd.), Die Auβenbeziehungen der Römischen Kurie unter Paul V. (1605-1621), Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 2008, p. 367-390. 6. F. INGOLI, Relazione delle quattro parti del mondo, F. TOSI éd., Urbaniana University Press, Rome 1999, p. 281-282. 7. A. M. PIEMONTESE, « La “Grammatica persiana” di G.B. Raimondi », Rivista di Studi orientali 53 (1979), p. 141-150. On enseignait le persan à l’école de langues établie déjà à la fin du XVIe siècle par les Chierici Regolari Minori (Caracciolini) à S. Lorenzo in Lucina : C. PISELLI, Notizia historica della religione de’ PP. Chierici regolari minori, Stamperia di Gio. Francesco Buagni, Rome 1710, p. 109-111 ; évidemment les caractères persans ne manquaient pas à la Typographie de la Propagande : voir une liste de 1666, BAV, Barb. lat. 4605, f. 478r-496v. Il faut aussi rappeler qu’à la bibliothèque Ambrosienne travaille Antonio Giggei, auteur d’un Thesaurus linguae arabicae (publié en 1632, l’année de sa mort, lorsqu’il était sur le point de se transférer à Rome), mais aussi d’un dictionnaire persan-latin resté inédit : C.A. NALLINO, article « Giggei, Antonio », dans Enciclopedia Italiana, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, Rome 1933, ad vocem. Très importants sont aussi les contacts que Borromeo avait avec Tommaso da Novara et Francesco Ingoli : cf. F. SBARDELLA, « Tommaso Obicini da Novara, OFM e il Cardinale Federico Borromeo », Archivum Franciscanum Historicum 56 (1963), p. 71-90.

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cette question et ses implications complexes préoccupent la Propagande à des niveaux divers, d’une part directement apostoliques (recrutement de religieux parlant les langues locales, formation de ceux-ci dans les diverses religions et les sujets de controverses), d’autre part culturels, dans un sens plus large (enseignement, traduction de textes, correction et production de livres). Cette activité liée aux langues se déploie dans plusieurs institutions, très différentes les unes des autres, qui ont leur siège surtout, mais pas seulement, à Rome, et qui relèvent toutes de la congrégation missionnaire. On peut rappeler les collèges nationaux, fondés en majorité avant la création de la Propagande, mais soumis à sa juridiction dès les premiers temps de son activité. Dans ces collèges (allemand-hongrois, grec, maronite, anglais, écossais, irlandais…), dirigés surtout par les jésuites, on préparait les religieux « nationaux » à revenir dans leurs pays comme missionnaires 8. Même si la formation était surtout en latin, on parlait aussi les langues maternelles. Au Collège maronite, en 1629-1630, Ecchellensis est désigné en tant qu’enseignant d’arabe et de « chaldéen » par la Propagande contre l’avis du général des jésuites Muzio Vitelleschi qui prétend que les élèves ne parlent que le latin et l’italien 9. En 1627 le pape fonde le Collège Urbain (qui est directement rattaché à la Propagande en 1641), un séminaire international pour la formation du clergé missionnaire, situé dans le bâtiment même de la congrégation, où de jeunes aspirants provenant des diverses parties du monde vivent et étudient ensemble, se préparant à évangéliser leurs compatriotes. L’étude et la pratique des langues, surtout les orientales, ont lieu aussi hors des séminaires, dans d’autres institutions culturelles. C’est d’abord la Typographie polyglotte de la Propagande, établie en 1626, « lieu » intellectuel où la production des livres dans les langues les plus diverses, même celles qui n’utilisent pas l’alphabet latin, stimule la connaissance linguistique et fixe la présence d’érudits étrangers collaborant à la préparation des éditions en tant que correcteurs d’épreuves ou rédacteurs. Ces mêmes personnages passent aisément d’une activité d’enseignement à une activité de traduction ou de révision de textes. C’est ce que l’on constate lorsque l’on prend en considération d’autres institutions culturelles romaines, à l’extérieur du milieu de la Propagande, comme l’Université La Sapienza, où les arabisants les plus fameux se succèdent sur les chaires de langues orientales, ou la Biblioteca Apostolica Vaticana où l’on a toujours besoin d’orientalistes. Il s’agit souvent de maronites comme les membres de la famille Assemani, qui seront au service de la Propagande ou de la bibliothèque Vaticane jusqu’au XIXe siècle. Abraham Ecchellensis, lui aussi, a travaillé pour ces deux institutions.

8. R. WILTGEN, « Propaganda is placed in charge of the Pontifical Colleges », dans J. METZLER (dir.), op. cit., vol. I/1, p. 483-506. Sur le rapport entre langue et « nation » dans l’identification des communautés, P. BURKE, Lingue e comunità nell’Europa moderna, Il Mulino, Bologne 2006 (édition originale 2004). Ce critère d’identification, compliqué par l’élément confessionnel, est valable aussi pour l’Église missionnaire : G. PIZZORUSSO, « La Chiesa cattolica e le “nationes” : etnie autoctone, etnie migranti », dans G. PIZZORUSSO et M. SANFILIPPO, Dagli indiani agli emigranti. L’attenzione della Chiesa romana al Nuovo Mondo, 1492-1908, Sette Città, Viterbe 2005, p. 7-22. 9. B. HEYBERGER, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique, École Française de Rome, Rome 1994, p. 412.

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Enfin, pour compléter cette vision d’ensemble sur les langues orientales à Rome, il faut tenir compte du fait que l’expertise linguistique est fort précieuse, même dans l’activité bureaucratique auprès des dicastères pontificaux. Les congrégations romaines, la Propagande évidemment, mais aussi les congrégations du Saint-Office et de l’Index, ont à leur disposition des consulteurs orientaux qui interviennent dans les questions plus épineuses où leur compétence linguistique et culturelle joue un rôle de premier plan. Mais les Orientaux sont présents aussi à un niveau plus routinier de la bureaucratie : traduire des lettres, identifier des toponymes… Le cardinal Bandini, protecteur des maronites, reçoit régulièrement des missives en arabe qu’il passe à Ingoli pour trouver des traducteurs 10. Pour ce travail d’interprète, on doit faire recours aux intellectuels réputés, comme Ecchellensis, mais aussi, pour rester dans le milieu maronite, à des personnages de confiance, comme Vittorio Scialac Accurensis (Nasrallâh Shalaq al-‘Aqûrî) 11. Pour les autres langues orientales, contrairement à l’arabe, on doit s’arranger : pour l’arménien, on s’adresse en 1626 à un certain père Gasparo ou à Pietro Paolo Copus, prêtre de la Madonna delle Grazie di Porta Angelica, confesseur de la nation arménienne à Rome, même si on peut aussi compter sur le fameux voyageur et érudit Pietro Della Valle 12. Cette variété typologique de personnages se maintient longtemps : on la retrouve dans les paroisses et les hospices des nations orientales, désormais bien établies dans la Rome cosmopolite. Au XVIIIe siècle, l’hospice des Saints-Serge-et-Bacchus dans le rione Monti pour les Ruthènes ou l’église et le couvent de Saint-Étienne-des-Maures (Santo Stefano dei Mori) près du Vatican pour les coptes, ou encore l’hospice de Saint-Ephrem pour les syriens 13, deviennent des lieux où l’on peut toujours trouver des interprètes, même si on ne peut pas les considérer comme des centres d’étude des langues, en dépit du fait qu’ils possédaient aussi des bibliothèques 14. Dans ce cadre d’ensemble assez large de la diffusion de la pratique des langues orientales à Rome, la Propagande est parmi les centres les plus prestigieux. Avec ses institutions satellites, elle devient un pôle d’attraction pour des savants, étrangers et italiens. Même si ne manquent pas les slaves ou les ressortissants de l’Europe du Nord, on y retrouve surtout des orientalistes, arabes comme Abraham Ecchellensis et Vittorio Scialac déjà cités, ou italiens comme Tommaso Obicini da Novara, Filippo Guadagnoli, Ludovico Marracci, qui attestent l’importance de l’Orient et notamment du monde arabophone. Parmi les langues orientales, c’est justement sur l’arabe que se concentre, surtout au début du XVIIe siècle, le soin de la Propagande, pour en

10. ASCPF, SOCG, vol. 181, f. 69r. 11. Notes sur celui-ci et sur ses liens étroits avec la Propagande, dont il fut le premier informateur sur les chrétiens orientaux avec son rapport daté du 20 janvier 1622, J. METZLER, « Orientation, programme et premières décisions (1622-1649) » dans J. METZLER (dir.), op. cit., vol. I/1, p. 150-151 ; B. HEYBERGER, op. cit., p. 189-190. 12. ASCPF, SOCG, vol. 180, f. 220r-231v et vol. 181, f. 101r-103v. 13. ASCPF, Congressi, Collegio Urbano, vol. 1, f. 35r-37v ; pour le XVIIIe siècle, voir un dossier « Orientali a Roma » dans ASCPF, CP, vol. 135, passim. 14. Par exemple à Saint-Ephrem ; dans le catalogue des livres du XVIIIe siècle, nous retrouvons plus de soixante-dix volumes, la plupart en langues orientales, ASCPF, Congressi, Collegi Vari, vol. 53, f. 1rv et 7rv.

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développer l’enseignement auprès des missionnaires. En effet, plusieurs religieux européens (italiens, français) se rendent au Proche-Orient, et l’arabe est l’instrument de communication indispensable pour eux, une sorte de lingua franca. Nous nous arrêterons dans ce texte sur les écoles d’enseignement des langues, les studia linguarum, pour l’arabe. Il est opportun de répéter que cette initiative, qui se déroulera avec bien de difficultés pendant les siècles, s’inscrit dans un contexte universaliste de profonde attention à toutes les langues mortes et vivantes, littéraires et vernaculaires comme véhicules de l’évangélisation. II. La « politique linguistique » de la Propagande La Propagande vise d’abord à stimuler les ressources présentes auprès des ordres religieux. S’appuyant sur la constitution Apostolicae servitutis onere, promulguée par Paul V le 31 juillet 1610 afin de pousser les ordres réguliers à ouvrir des écoles de langues, la congrégation envoie le 6 juin et le 23 juillet 1622 des appels aux supérieurs généraux pour l’institution des écoles et des cours de langue dans les couvents de Rome et des provinces 15. Les réponses des ordres sont nombreuses, car la Propagande les menace de visites, pour vérifier la mise en œuvre de ces dispositions. Certains ordres se rallient rapidement : les théatins, par exemple, annoncent avoir organisé l’étude du grec, de l’hébreu, du syriaque et de l’arabe dans leurs maisons d’Italie, recrutant aussi des enseignants à l’extérieur de l’ordre. Les cours se tiennent trois fois par semaine, avec des vérifications mensuelles et un essai de composition en langue à la fin de l’année. Le général des théatins se montre particulièrement déterminé à appliquer les dispositions de la congrégation. Il menace les supérieurs qui ne les mettraient pas en vigueur dans leur couvent. Quant aux étudiants, il établit que la connaissance des langues, certifiée par les maîtres, est une condition incontournable pour progresser dans le cursus studiorum, et promet que les religieux qui ont bien réussi en la matière seront toujours préférés aux autres, particulièrement pour l’enseignement, mais aussi pour les postes de responsabilité 16. Les responsables des autres ordres affirment également leur disponibilité. De leurs réponses, il résulte que la nécessité de l’étude des langues est ressentie aussi en dehors de Rome. À Milan, par exemple, les barnabites et les cisterciens promettent d’intensifier cette activité 17. En 1623, répondant sur les langues orientales, les franciscains conventuels projettent d’établir un collège à Malte pour l’arabe, de l’introduire dans le couvent de Venise, où on étudie déjà le grec et l’hébreu, et d’instituer un lectorat d’illyrique à Spalato 18. Il est encore à remarquer que dans l’appel de la Propagande

15. ASCPF, Lettere, vol. 2, f. 10r et 15rv. 16. ASCPF, CP, vol. 1, ff. 11rv, 18rv ; cette mesure est ratifiée par un décret daté du 11 avril 1625 de la Propagande intimant que dans les élections aux charges internes à chaque ordre, même au généralat, soient favorisés les « callentes aliquam ex linguis exteris in ea constitutione [de Paul V] expressis », ASR, Chierici Regolari Minori Caracciolini in S. Lorenzo in Lucina, vol. 1463, f. 51r. 17. ASCPF, CP, vol. 1, f. 19rv, 24rv et 20rv, 23rv. Les théatins, déjà cités, assuraient à leur dire l’étude des langues dans tous les couvents italiens, éparpillés dans la Péninsule, cf. supra. 18. ASCPF, CP, vol. 1, f. 67r.

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on ne faisait pas de distinction entre ordres religieux missionnaires et contemplatifs. Évidemment la congrégation entend faire un recensement, soit des ordres pour lesquels la préparation linguistique est strictement liée à l’action missionnaire, soit des ordres d’où on peut tirer non pas des missionnaires, mais de futurs enseignants et érudits à employer dans les écoles et dans l’examen de textes originaux pour les controverses théologiques. Toutefois, dans leur ensemble, ces réponses des supérieurs des ordres réguliers sont très bureaucratiques, et montrent d’abord l’intention de rassurer la congrégation. En même temps, elles mettent en évidence une certaine résistance des responsables, qui ne sont pas enthousiastes et soulèvent plusieurs problèmes pratiques. Vingt ans plus tard, lorsque la congrégation leur recommande d’envoyer quelques-uns de leurs membres aux cours de langues orientales de la Sapienza, cette attitude négative se confirme 19. L’étude des langues souhaitée par la Propagande est indissociablement liée à l’activité apostolique. C’est pourquoi, suivant une tradition déjà affirmée par la littérature missiologique que nous avons évoquée au début de ce texte, la congrégation décide d’associer à l’étude des langues celui des controverses 20, c’est-à-dire de la théologie dialectique par laquelle les missionnaires seraient à même de convaincre les infidèles et les hérétiques à travers la réfutation des principes de leurs religions, ou de leurs « croyances ». Les missionnaires devraient être préparés à démêler les questions doctrinales et, éventuellement, à contrecarrer directement les mauvais enseignements des « sectaires » dans la langue du pays où ils effectueraient leur mission, en étant immédiatement compris par le peuple. Langues et controverses sont deux éléments inséparables dans la préparation du missionnaire. L’enseignement en commun de ces deux « disciplines » est un principe didactique incontournable. Le religieux se prépare à diffuser les principes du catholicisme et, en même temps, à s’opposer à ceux des adversaires, s’exerçant avant le départ pour son champ d’action apostolique dans la langue de ce pays. Cette préparation se réalise ainsi sous la surveillance des maîtres qui vérifient si la traduction des concepts et des principes est correcte et compréhensible par les destinataires de l’apostolat. Il ne s’agissait pas évidemment de former des théologiens. Au contraire, on soulignait l’importance de maintenir la controverse à un niveau élémentaire. En effet, le missionnaire, dans sa pratique quotidienne de la prédication, devrait s’opposer non pas aux doctes hérétiques – qu’il était prudent d’éviter – mais surtout « objectionibus rudiorum et muliercularum ». Un silence ou un embarras du religieux dans une telle circonstance aurait exposé l’Église, face aux hérétiques mais aussi aux nouveaux convertis, à l’accusation d’envoyer des missionnaires peu préparés, voire ignorants des principes théologiques fondamentaux. Ces raisons à l’appui de l’enseignement de la théologie dialectique dans la formation des missionnaires sont contenues dans un document interne de la congrégation, daté de 1622, qui prône l’enseignement de la controverse dans les séminaires romains, alors que celui-ci n’était pas jugé indispensable dans le centre du catholicisme, comme

19. ASCPF, CP, vol. 1, f. 399r. 20. L’appel à l’étude de la controverse est diffusé auprès des ordres en même temps que celui des langues par les lettres circulaires de 6 juin et 23 juillet 1622 (ASCPF, Lettere, vol. 2, f. 10r et 15rv) déjà citées.

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l’avait démontré l’interruption des cours au Collège romain, que Robert Bellarmin avait inaugurés en 1576. D’ailleurs, soutenait le rapport, les controverses religieuses étaient une matière délicate, dont l’apprentissage ne pouvait pas être laissé à une étude individuelle. Les institutions académiques et les séminaires devaient prendre en charge cette tâche et veiller à une bonne formation dans les controverses, qui intégrait utilement, surtout pour les missionnaires, la préparation en philosophie et en théologie 21. En 1622 la Propagande approuvait cette démarche avec l’institution de sept chaires de controverse à Rome 22. L’apprentissage en parallèle des langues et de la controverse, qui se situe dans le contexte de la « politique linguistique » de la Propagande, a des conséquences sur l’organisation didactique de l’apprentissage des langues pour les missions. On souligne l’approche utilitariste de cet enseignement dans la perspective de l’action apostolique. En effet, l’apprentissage est conduit sur les grammaires et les vocabulaires, mais aussi sur des traités de théologie où sur des abrégés de réfutation d’autres religions, écrits dans les langues vernaculaires et préparés par des auteur de confiance de l’Église, anciens missionnaires ou érudits étrangers, eux-mêmes enseignants dans les universités ou les collèges, comme Ecchellensis et les autres, dont nous avons déjà évoqué les noms. La congrégation suggère d’aborder les questions doctrinales directement dans la langue vulgaire, même pendant l’entraînement des missionnaires qui se fait en Italie avant le départ. Par exemple, dans la congrégation des Missions apostoliques à Naples, se tiennent des réunions avec théologiens et linguistes dans lesquelles le temps des cours est partagé entre le démontage des principes de l’islam et l’étude de la grammaire turque 23. Pour l’étude de la controverse, les ordres se mobilisent avec prudence, se limitant à fournir des outils polémiques élémentaires à leurs missionnaires. Par exemple, en 1646, les franciscains de San Pietro in Montorio, le principal studium d’arabe à Rome, affirment que, pour les missionnaires du Levant, une connaissance approfondie de la controverse n’était pas nécessaire : on pouvait se borner à quelques disputes sur des sujets généraux 24. Plus sensible au thème de la controverse était le converti Lukas Holste (Holstenius), qui prônait auprès de la Propagande l’insertion stable de deux controversistes dans la congrégation (l’un pour le monde protestant, l’autre pour les Grecs et les orientaux), ainsi que dans les collèges nationaux de Rome (pour celui des maronites, il proposait Abraham Ecchellensis) 25. En 1650, la Propagande décide d’établir l’enseignement de la controverse dans son séminaire principal, le Collège Urbain, un poste qui fut plus tard occupé par le mineur

21. « Rationes proponendae coram Sanctissimo et Sacra Congregatione de Propaganda Fide ob quas necessarias est legi controversias fidei in Urbe », ASCPF, CP, vol. 1, f. 349r, 354v. Sur l’enseignement au Collège romain, R. G. VILLOSLADA, Storia del Collegio Romano dal suo inizio (1551) alla soppressione della Compagnia di Gesù (1773), apud aedes Universitatis Gregorianae, Rome 1954. 22. ASCPF, Acta, vol. 3, f. 17rv. 23. ASCPF, CP, vol. 5, f. 374r. 24. ASCPF, CP, vol. 5, f. 376r. Dans ce document, on soutient aussi que les étudiants sont déjà trop chargés de cours de langues ; d’après les supérieurs, il suffit que l’enseignant d’arabe introduise deux fois par semaine des sujets de controverse. 25. ASCPF, CP, vol. 6, ff. 629r-632v. Le document est étudié par E. SASTRE SANTOS, « Un memorial de Luca Holstenius sobre la propagación de la fé », Euntes Docete 35 (1982), p. 507-524.

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observant portugais Francisco Macedo, par un confrère irlandais, Oliver Plunkett, puis par le Croate Giovanni Pastrizio, qui enseignaient en même temps la philosophie scolastique 26. III. Les écoles de langues orientales Malgré la réticence de la plupart des ordres religieux à répondre aux directives de la Propagande, des écoles de langues orientales et, en particulier, d’arabe pour les missionnaires, sont établies à Rome et en Italie et quelques-unes fonctionnent longtemps. Au début du XVIIe siècle, l’arabe est enseigné et pratiqué à Rome. Au Collège romain, Pie IV avait confié l’enseignement à Giovanni Battista Eliano, juif converti qui enseignait aussi l’hébreu et traduisit les décrets tridentins 27. Le jésuite maronite Pierre Metoscita avait assuré l’enseignement avant d’être envoyé par Paul V à Bagdad et à Chio ; confesseur au Collège maronite depuis 1622, il publia les Institutiones linguae arabicae ex diversis arabicis monumentis collectae l’année de sa mort (1625) 28. Des cours d’arabe étaient donnés à l’université La Sapienza, par des maronites comme Vittorio Scialac ou Abraham Ecchellensis déjà mentionnés. Le second fut chargé en 1636 de l’enseignement de l’arabe, qu’il quitta en partant pour la France en 1640. À son retour à Rome, la chaire ayant été confiée à Filippo Guadagnoli, il accepta en 1652 le nouvel enseignement du syriaque « chaldéen », travaillant aussi comme scriptor à la bibliothèque Vaticane 29. Cette double fonction d’enseignant et de bibliothécaire n’était pas rare. Fausto Nairone, qui succède en 1664 à Ecchellensis pour le syriaque et travaille à la Bibliothèque alexandrine dans la deuxième moitié du siècle, est dans le même cas 30. À la Sapienza, l’arabe est enseigné par des orientalistes italiens : comme nous l’avons dit, Filippo Guadagnoli, membre de l’ordre des Chierici regolari minori (dits Caracciolini du nom de leur fondateur, saint Francesco Caracciolo) remplaça Ecchellensis en 1640 et garda le poste jusqu’à sa mort en 1656. Guadagnoli fut

26. ASCPF, CP, vol. 6, f. 699v et ASCPF, Congressi, Collegio Urbano, vol. 5, f. 448r-453v ; M. JEZERNIK, « Il Collegio Urbano », dans J. METZLER (dir.), op. cit., vol. I/1, p. 475-476 et G. PIZZORUSSO, « I satelliti », art. cit. 27. R. G. VILLOSLADA, Storia del Collegio Romano, op. cit., p. 71. Au Collège fonctionnait une typographie avec des caractères arabes, ibidem, p. 45. Sur Eliano, délégué pontifical auprès des maronites, cf. aussi B. HEYBERGER, Les chrétiens…, op. cit., passim. 28. Publiées à Rome par Stefano Paolini ; il avait publié aussi des compositions poétiques : C. SOMMERVOGEL, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. V, Bruxelles 1894, col. 1028-1029. 29. P. RIETBERGEN, « A Maronite Mediator Between Seventeenth-Century Mediterranean Cultures : Ibrahim al Hakilani, or Abraham Ecchellense (1605-1664) », Lias 16 (1989), p. 13-42. Sur Ecchellensis une source précieuse d’information est la biographie manuscrite contenue dans Archivio di Stato di Roma, Fondo Cartari Febei, vol. 64, ff. 23r-27r et 69r-88v, utilisée par Rietbergen et maintenant publiée par M. ISSA et J. MOUKARZEL, « Abraham Ecchellensis Maronita : biographie faite par Carlo Cartari », Tempora 18 (2007-2009), p. 155-195 (Je remercie Aurélien Girard qui m’a fourni cet article). 30. Sur les enseignements à la Sapienza cf. F. M. RENAZZI, Storia dell’Università degli studi di Roma, vol. III, Pagliarini, Rome 1803-1806, t. II, p. 96-99, 150-153, 193-196 et E. CONTE, I maestri della Sapienza di Roma dal 1514 al 1787 : i rotuli e le altre fonti, 2 vol., Istituto Storico Italiano per il Medioevo, Rome 1991.

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remplacé à son tour par un membre de l’ordre des Chierici regolari della Madre di Dio – ordre établi par saint Giovanni Leonardi –, Ludovico Marracci, qui remplit ces fonctions d’enseignement jusqu’à la fin de sa longue vie en 1699. Tous les deux sont auteurs d’ouvrages très connus et diffusés. Guadagnoli, originaire de Magliano dei Marsi dans les Abruzzes (Royaume de Naples), est l’auteur de l’Apologia pro christiana religione, ouvrage de controverse contre l’islam publié en latin et en arabe 31. Marracci, originaire de Torcigliano près de Camaiore dans la République de Lucques, est le traducteur du Coran et l’auteur de réfutations de la religion musulmane 32. Tous deux sont des exemples vivants du rapport étroit entre langue et controverse évoqué plus haut 33.

31. Publiées par la Typographie de la Propagande respectivement en 1631 et en 1637. Les autres ouvrages de Guadagnoli lui attirèrent les attentions du Saint-Office. Cf. Z. R. ANDOLLU, « La Sagrada Congregacion frente al Islam : apostolado de la Prensa en lengua arabe », dans J. METZLER (dir.), op. cit., vol. I/1, p. 707-731 (en particulier p. 722-733) et idem, « Un saggio bilingue, latino e arabo, di controversia islamo-cristiana nella Roma del sec. XVII », Euntes Docete 22 (1969), p. 453-480. Sur la biographie de Guadagnoli, cf. N. TOPPI, Biblioteca napoletana et apparato a gli Huomini illustri in Lettere Di Napoli, e del Regno … dalle loro origini, per tutto l’anno 1678, appresso Antonio Bulifon, Naples 1678, ad vocem, et aussi ASR, Fondo Cartari Febei, f. 64r-66r e 236r-244v (je remercie Madame Giuliana Adorni qui m’a facilité la consultation de ce document). La tradition des études orientalistes auprès des Chierici Regolari Minori se termine apparemment avec la mort de Guadagnoli en 1656 (ASR, fonds Chierici Regolari Minori Caracciolini in SS.Vincenzo e Anastasio, vol. 1928, f. 309r). Il est à signaler qu’en 1677 un mémoire est présenté à la congrégation des Évêques et Réguliers par Dionisius Ecchellense, fils d’Abraham, qui a fait sa profession de foi dans les Chierici Regolari Minori, ASR, Chierici Regolari Minori Caracciolini in S. Lorenzo in Lucina, vol. 1463, f. 82r. En fait il a rapidement quitté l’ordre lorsqu’il a été pris au service de la reine Christine de Suède. Nommé en 1696 coadjuteur de Fausto Nairon (son oncle maternel), custode de la Bibliothèque Alexandrine (la bibliothèque de la Sapienza), il tombe en disgrâce sous le pontificat de Clément XI. Après des séjours à Venise et à Vienne, il rentre à Rome à l’époque de Benoît XIII qui lui confie l’enseignement du syriaque à la Sapienza. Sur sa vie mouvementée, N. GEMAYEL, Les échanges culturels entre les Maronites et l’Europe. Du Collège Maronite de Rome (1584) au Collège de Ayn-Warqa (1789), Beyrouth 1984, t. 1, p. 401-402. 32. Les publications de Marracci, qui avait appris l’arabe avec un maronite, sont tardives : le Prodromus ad refutationem Alcorani, publié par la Typographie de la Propagande en 1691 et le Alcorani Textus Universus, publié à Padoue en 1698. Marracci, mort l’an 1700, fut toutefois précocement associé à la commission sur la Bible arabe auprès de la Propagande et travailla beaucoup pour la congrégation. En 1650, ayant demandé d’être payé comme Guadagnoli, il obtient dix scudi pour son travail sur la Bible arabe et le Bréviaire chaldéen (ASCPF, CP, vol. 6, f. 390r/405v et 391r/404v). En 1651, lorsqu’Ecchellensis revient de Paris à Rome, Marracci est en train de continuer son œuvre de révision que la congrégation apprécie beaucoup : « lavora ora con gran diligenza », ibidem, f. 764r, 783v. Sur la biographie de Marracci, cf. ASR, Fondo Cartari Febei, f. 367r-369r et M. P. PEDANI, « Ludovico Marracci : la vita e l’opera », dans G. ZATTI (éd.), Il Corano. Traduzioni, traduttori, e lettori in Italia, IPL, Milan 2000, p. 9-30 ; Ead., « Ludovico Marracci e la conoscenza dell’islam in Italia », Campus Maior, Ed. Istituto Storico Lucchese, sez. di Camaiore (2004), p. 6-23 ; L. SARACCO, « Marracci, Ludovico », article du Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 70, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, Rome, 2008, p. 700-702 (je remercie vivement l’auteure de cet article qui m’a aimablement permis de lire son texte avant la publication). 33. Par exemple, Guadagnoli publie auprès de la Typographie de la Propagande les Breves Arabicae Linguae Institutiones en 1642. Marracci est le successeur de Guadagnoli, décédé en 1656, sur la chaire d’arabe de la Sapienza avec le remarquable salaire annuel de 200 scudi : F. M. RENAZZI, Storia dell’Università degli studi di Roma, t. II, op. cit., p. 193-196.

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Il faut rappeler encore que ces figures d’enseignants et de controversistes jouent un rôle de premier plan dans la révision et la censure des livres orientaux, dont s’occupe aussi l’Inquisition romaine, ainsi que dans la production de livres en langues orientales par la Typographie Polyglotte annexée à la Propagande. Auprès de cette dernière, une commission pour la version arabe de la Bible est à l’œuvre, jusqu’en 1671, lorsque l’ouvrage est finalement publié. En font partie les personnages cités ci-dessus, mais aussi le jésuite Athanasius Kircher, le capucin Brice de Rennes (le traducteur des Annales Ecclesiastici de Cesare Baronio en langue arabe 34), le carme déchaussé flamand Celestino di Santa Ludivina (le traducteur en arabe de l’Imitation de Jésus Christ de Thomas de Kempis 35), le franciscain Antonio dell’Aquila et le jésuite Giambattista Giattini 36. Enfin, tous ces personnages sont les traducteurs pour la bureaucratie pontificale des lettres qui arrivent de l’Orient, travail d’interprète très important, qui nécessite la pleine confiance des autorités romaines 37. Cet ensemble complexe d’activités autour des langues orientales, dans lequel l’aspect purement linguistique se mêle à l’enseignement universitaire, à l’offensive controversiste, au contrôle sur les traductions, au travail auprès de la bureaucratie romaine, constitue un milieu dans lequel se situe aussi l’effort d’établir des centres de formation linguistique des missionnaires destinés au Levant. À Rome, depuis 1622, le couvent franciscain de San Pietro in Montorio est devenu le centre principal de l’enseignement de l’arabe et, à ce titre, placé sous la surveillance de la congrégation de la Propagande 38. Le promoteur en est Tommaso Obicini da Novara, ancien missionnaire en Terre Sainte et à Alep, et représentant du pape Paul V auprès des chaldéens, rentré dans la Ville Éternelle en 1621. Tommaso s’intéresse aussi à l’hébreu et au copte, ainsi qu’aux manuscrits et inscriptions dans ces langues. En contact avec Athanasius Kircher, il est lié à la Propagande. Il publie une Grammatica arabica. Agrumia appellata. Cum versione latina ac dilucida expositione

34. Il s’agit d’une Annalium Sacrorum Epitome publiée entre 1635 et 1657, qui, malgré la médiocre qualité de la traduction, eut une large diffusion dans le monde musulman ; cf. B. HEYBERGER, « Livre et pratique de la lecture chez les chrétiens (Syrie, Liban) », Livres et lecture dans le monde musulman, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 87-88 (1999), p. 209-223. 35. S. K. SAMIR, Le p. Célestin de Sainte-Ludwina, alias Peter van Gool (1604-1676), missionnaire carme et orientaliste. Étude historico-littéraire (“Études sur le patrimoine carmélitain” 4), Beyrouth 1985 (extrait de la revue La Splendeur du Carmel), 84 p. 36. N. KOWALSKY, « Zur Vorgeschichte der arabischen Bibleübersetzung der Propaganda von 1671 », Neue Zeitschrift für Missionwissenschaft/Nouvelle Revue de Science missionnaire 16 (1960), p. 268-274 ainsi que J. METZLER, « Die Kongregation in der zweiten Hälfte des 17. Jahrhunderts », dans J. METZLER (dir.), op. cit., vol. I/1, p. 282-285 et G. RIZZI, Edizioni della Bibbia nel contesto di Propaganda Fide. Uno studio sulle edizioni della Bibbia presso la Biblioteca della Pontificia Università Urbaniana, Urbaniana University Press, Rome 2006, vol. 3, p. 1067-1100. Le travail de traduction du texte biblique impliquait toujours une confrontation avec l’Inquisition, cf. A. MOLNÁR, « Le traduzioni cattoliche della Bibbia in lingua croata e ungherese e l’Inquisizione romana », dans P. SÁRKÖZY et V. MARTORE, L’eredità classica in Italia e in Ungheria dal Rinascimento al Neoclassicismo, Universitas, Budapest 2004, p. 155-168. 37. Pour des exemples de ce travail de traduction auprès de la Propagande, cfr. ASCPF, SOCG, vol. 180 et 181, passim. 38. A. KLEINHANS, Historia Studii Linguae Arabicae et Collegii Missionum, Collegio di S. Bonaventura, Quaracchi (Firenze) 1930.

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en 1631 à la Typographie Polyglotte, où il est aussi chargé de s’occuper des poinçons des caractères arabes. Jusqu’à sa mort en 1632, il se déplace en Italie, surtout à Venise et à Milan, où le cardinal Federigo Borromeo le consulte pour intensifier les études de langues orientales à la bibliothèque Ambrosienne. Tommaso soutient aussi l’étude de la langue perse, mais la Propagande ne donne pas suite à cette proposition 39. L’organisation de l’enseignement donnée par Tommaso da Novara au Collège de S. Pietro in Montorio, qui reste en vigueur après la mort de celui-ci, vise non seulement à apprendre l’arabe aux missionnaires, mais aussi à former des enseignants pour les envoyer ailleurs. Les élèves y restent deux ou trois ans, y suivent des cours tous les jours et, après six mois, commencent à parler et à polémiquer sur des thèmes théologiques en langue arabe. En 1650, on introduit l’enseignement de la controverse, mais, dès avant cette date, Tommaso da Novara préparait des abrégés bilingues de textes à soumettre aux élèves. Par exemple, son Isagoge de philosophie arabe est publiée en 1625 auprès de Stefano Paolini, l’imprimeur de la Propagande avant l’établissement de la Typographie. Il semble que les élèves n’étudient jamais sur les textes originaux, mais sur des versions adaptées, préparées par l’enseignant. Par exemple, on ne lit pas directement le Coran. On veut donc filtrer, voire contrôler, l’accès aux sources des jeunes aspirants missionnaires. Au début, les deux textes le plus souvent utilisés sont les Psaumes et la Doctrina christiana de Robert Bellarmin traduits par Vittorio Scialac et Gabriel Sionite, respectivement publiés en 1618 et en 1613 40. Douze élèves sont prévus dans le Collège, mais souvent leur nombre est beaucoup plus réduit. Si, pendant la première décennie (1622-1632), on compte quinze élèves, en 1640 l’école traverse une très grave crise et risque de rester sans élèves. De 1633 à 1651, trente élèves se succèdent à San Pietro in Montorio (en 1637 il y en a cinq). Il faut préciser qu’à leur entrée au Collège, les élèves sont déjà âgés (entre 25 et 35 ans), et qu’ils ne restent que deux ou trois ans au Collège, ce qui entraîne un renouvellement fréquent. Malgré cette présence éphémère, certains d’entre eux ont réussi dans leur carrière : Antonio da Virgoletta, ancien élève du Collège romain passé chez les franciscains, est destiné à la mission d’Éthiopie ; Bartolomeo da Pettorano, après son activité missionnaire, rentre à Rome et remplace Ecchellensis, parti à Paris, dans la commission pour la Bible arabe. Il devient le traducteur de confiance du Saint-Office (où il s’occupe de la question des Laminae Granatenses, les livres de plomb de Grenade) pour l’arabe, le grec et l’hébreu, langues qu’il enseigne aussi à la Sapienza 41. Parmi les enseignants, normalement anciens missionnaires à la retraite à Rome, on signale Domenico Germano (originaire de Silésie), disciple de Tommaso da Novara et auteur

39. Sur Tommaso da Novara il faut se référer à une bibliographie érudite très diversifiée : A. VAN LANSCHOOT, Un précurseur d’Athanase Kircher : Thomas Obicini et la “Scala” Vat. copte 71, Louvain 1948 ; Idem, « Lettre inédite de Thomas Obicini à Pietro Della Valle », Rivista degli Studi orientali 28 (1953), p. 119129 ; R. SBARDELLA, art. cit. ; T. ORLANDI, « La documentation patristique copte. Bilan et prospectives », dans J.-C. FREDOUILLE, R.-M. ROBERGE (éd.), La documentation patristique. Bilan et prospectives, Presses de l’Université Laval, Laval-Paris 1995, p. 127-147 ; C. BALZARETTI, « Padre Tommaso Obicini : un mediatore nel vicino Oriente all’inizio del Seicento », Novarien 32 (2003), p. 183 et suivantes. 40. A. KLEINHANS, op. cit., passim et Z.R. ANDOLLU, « La Sagrada Congregacion », art. cit., p. 715-716. 41. A. KLEINHANS, op. cit., p. 157-159.

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d’un dictionnaire arabe expertisé par Abraham Ecchellensis pour la Propagande avant sa publication 42, dictionnaire qui, avec la Grammaire de Tommaso, complétait les outils linguistiques des élèves ; et Antonio dell’Aquila, membre de la commission sur la Bible arabe et auteur lui aussi d’une grammaire publiée en 1650 43. L’ordre franciscain, du fait de sa responsabilité sur la Custodie de la Terre Sainte, était évidemment le plus sensible aux études d’arabe, même si on constate un certain manque d’attention de la part des supérieurs à l’égard du problème linguistique. En 1633, à l’occasion du chapitre général, est formulé le projet ambitieux de créer quatre écoles de langues en Italie, France, Espagne et Allemagne 44, dont celle pour l’Italie aurait été San Pietro in Montorio. Un pareil essor d’écoles de langues orientales chez les franciscains en Europe n’est pas avéré. Par contre, la primauté du studium romain résiste, et est marquée aussi par le mémoire écrit en 1626 par Ludovico da Malta, qui remplaçait Tommaso da Novara à Rome à l’occasion des fréquentes absences de celui-ci. Ce texte, intitulé Statuta pro Studiis Linguarum Orientalium, fixait la règle pour l’organisation des écoles, concernant le recrutement des étudiants (il recommandait de prendre en compte la vocation missionnaire pour l’Orient des élèves), le choix des enseignants de langue (qui doivent avoir la même dignité que ceux des autres disciplines), ainsi que de l’envoi de visiteurs de la Propagande 45. En effet, la congrégation devait insister auprès de l’ordre pour que les ressources financières et humaines ne fussent pas détournées ailleurs 46. Dans la péninsule italienne, une tentative de diffusion des écoles franciscaines eut lieu dès les premiers temps de la fondation de San Pietro. Déjà en 1624, à Florence, on organisait dans le couvent d’Ognissanti des franciscains observants, une école d’arabe qui recevait le soutien du grand duc de Toscane, fort intéressé par le Levant dans ces années 47. Pendant dix ans, c’est un disciple de Tommaso da Novara, Lorenzo

42. Fabrica, overo Dittionario della lingua volgare arabica (Typographie de la Propagande, Rome 1636 et 1639). Domenico a écrit aussi un texte de controverse, dans lequel il reproduit les exercices faits par les élèves du Collège de San Pietro en présence du cardinal « visiteur » du Collège : Antitheses fidei (Typographie de la Propagande, Rome 1638). Il s’y attelle à réfuter quatre « difficultates contra religionem Christianam ex Alcorano desumptae ». Z. R. Andollu affirme que les réfutations exprimées par Domenico sont très générales et seraient valides même pour les protestants. Il soutient que, d’après la tradition de la controverse, l’islam ne serait qu’une des sectes et que, par conséquent, la théologie dialectique garde sa substantielle unité (Z. R. ANDOLLU, « La Sagrada Congregacion », art. cit., p. 715-716 et 721). Il est possible que l’origine allemande de Domenico (son nom italianisé est Genssio) ait aussi joué un rôle dans le caractère polyvalent de ce texte. Sur ce religieux, voir aussi A. HAMILTON, « Abraham Ecchellensis et le nomenclator arabo-latinus », dans ce volume. 43. Arabicae Linguae Novae, et Methodicae Institutiones (Typographie de la Propagande, Rome 1650) qui ne se voulait pas seulement un instrument pour l’étude de l’arabe parlé, mais aussi un moyen pour la compréhension de la grammaire (« Non ad vulgaris duntaxat Idiomatis, sed etiam ad grammaticae doctrinalis intelligentiam »). 44. ASCPF, Acta, vol. 8, f. 274rv e vol.10, f. 51v-52r. 45. ASCPF, Congressi Visite e Collegi, vol. 5, f. 430r-435v. 46. ASCPF, Acta, vol. 10, f. 198r. 47. Cet intérêt était autant politique que culturel : P. CARALI, Fakhr ad-din II, principe del Libano e la Corte di Toscana 1605-1635, 2 vol., Rome 1936-1938; A. TAMBORRA, Gli Stati italiani, l’Europa e il problema turco dopo Lepanto, Florence 1961 ; B. HEYBERGER, Les Chrétiens, op. cit., p. 187-188 et idem, I

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da Làmmari, qui y enseigne. Les élèves viennent de l’Italie centrale, Toscane, Ombrie, Romagne. Ils étudient la langue sur les textes élémentaires de Tommaso da Novara (dictionnaire, alphabet) et sur la Bible. En 1636, des troubles agitent l’établissement. Lorenzo da Làmmari est accusé de n’être pas à même d’enseigner la langue et est remplacé par Alessio da Todi, traducteur de Bellarmin (Doctrina christiana) et auteur de grammaires issu de San Pietro in Montorio. Le Nonce apostolique, qui exerce une véritable supervision sur le couvent pour le compte de la Propagande, obtient du grand duc un esclave musulman employé comme serviteur dans l’école, mais qui peut à l’occasion être consulté pour améliorer la prononciation des mots. Le représentant du pape dénonce l’hostilité des franciscains florentins à l’égard de l’école et les médiocres résultats obtenus. Il propose alors son transfert à Livourne, où on pourrait trouver des Arabes à même d’apprendre aux élèves la langue parlée. Toutefois, l’objection est soulevée que dans le port toscan, où réside aussi le commissaire de Terre Sainte, mais qui est une ville très ouverte aux étrangers, les jeunes étudiants risquent de jouir d’une « excessive liberté » qui pourrait compromettre une formation véritablement orthodoxe. On envisage alors Pise, mais cette solution n’est pas retenue 48. Le même problème se pose à Naples, où on veut fonder une école sous la direction de Bartolomeo da Pettorano, que nous avons déjà mentionné comme un brillant élève de San Pietro in Montorio, avec l’accord des supérieurs locaux. On propose alors la ville de Salerno comme implantation plus adaptée et plus tranquille que la capitale du Royaume 49. Une autre place où sont établies des écoles d’arabe est l’île de Malte, avant-poste de la Chrétienté, mais strictement liée à l’Italie, et lieu de passage de missionnaires en route pour l’Orient. On pense à l’île comme à un lieu où les missionnaires pourraient s’arrêter et apprendre l’arabe plus aisément que dans la péninsule, même si des critiques sont enregistrées sur la qualité de la langue parlée là-bas 50. C’est pourquoi plusieurs initiatives sont prises au début du XVIIe siècle. Les franciscains observants y fondent en 1632 une école confiée à Francesco da Malta, auteur de quelques petits livres d’alphabet dans diverses langues orientales 51. En 1646, le secrétaire de la Propagande, Francesco Ingoli, conseille aux franciscains conventuels d’y fonder eux aussi un couvent pour l’étude des langues, suivant l’exemple des carmes déchaux, le premier ordre qui y avait établi un collège pour l’étude de l’arabe, à Cospicua en 1626 52

Maroniti, Livorno e la Toscana, dans Livorno 1606-1806 : un laboratorio dell’incontro tra popoli e culture, actes du Colloque de Livourne 22-24 octobre 2006, sous presse. Le grand duc procurait aussi les poinçons et fournissait un jeune imprimeur pour l’édition en arabe de la Dottrina cristiana de Bellarmino ; sur cette initiative qui agaçait le secrétaire de la Propagande, Francesco Ingoli, qui voulait vérifier soigneusement les épreuves, cf. ASCPF, CP, vol. 1, f. 106r/113v ; 122r-123v/126r-127v. 48. Pour toutes ces vicissitudes, voir G. PIZZORUSSO, Tra cultura e missione, art. cit. 49. ASCPF, Acta, vol. 12, f. 278rv et 430rv et G. PIZZORUSSO, Tra cultura e missione, art. cit. 50. Au XVIIe siècle la langue maltaise, un dialecte arabe au Moyen Âge, était contaminée par plusieurs mots de langues européennes, cf. G. HULL, « Maltese, from Arabic Dialect to European Language », dans I. FODOR, C. HAGÈGE (dir.), Language Reform. VI : History and future, Hambourg 1994, p. 331-349, cité par P. BURKE, op. cit., p. 145. 51. BAV, Stampati, Raccolta generale Oriente V 161. 52. ASCPF, CP, vol. 5, f. 368r-369v.

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et une école de langue arabe vers 1633 53. L’attraction de Malte comme lieu privilégié pour apprendre l’arabe avant de débarquer au Levant est confirmée par la fondation, autorisée en 1637 par la Propagande, d’une école tenue par un séculier et subventionnée par un legs pieux de cent écus. Le premier enseignant, Francesco Azzopardi, fut un ancien élève du Collège Urbain. Après sa mort, en 1643, un concours se tient au Collège Urbain avec Ecchellensis et Guadagnoli, ainsi que le secrétaire Ingoli, parmi les examinateurs. Des trois candidats, tous maltais, on choisit Salvatore Fenech, qui garde le poste, avec la protection de l’évêque, pendant quarante ans. En 1689 un autre concours a lieu avec Ludovico Marracci comme commissaire. Fabrizio Bonnici est nommé, mais en 1707 la Propagande, informée par l’Inquisiteur, apprend que l’école n’a jamais fonctionné. Les enseignants se justifient par le manque d’élèves. Toutefois, la congrégation rend Bonnici responsable de cette situation et décide qu’elle ne payera le bénéfice que si celui-ci trouve des élèves. Malgré cette intervention, les choses ne changeront guère dans l’avenir 54. À côté des franciscains, les carmes déchaux furent très actifs dans l’étude des langues orientales au XVIIe siècle 55. Parmi les figures de l’orientalisme carme, nous avons déjà cité Celestino di Santa Ludivina, traducteur en arabe de l’Imitation de Jésus-Christ, publiée par la Typographie Polyglotte de la Propagande en 1663 avec l’approbation d’Ecchellensis. Ce carme hollandais, frère de l’orientaliste Jacob Golius, a enseigné longtemps à Rome au séminaire de formation missionnaire Saint Paul (situé à Santa Maria della Vittoria, puis à San Pancrazio), fondé en 1613. Cet établissement organisait des enseignements d’arabe et de controverse. On avait prévu en effet deux lecteurs, un pour enseigner le premier, l’autre pour former à la seconde, sans toutefois s’aventurer dans les questions théologiques 56. Chaque jour après les vêpres devait se tenir une lecture d’arabe. On estimait aussi que, lorsque la langue serait suffisamment connue parmi les séminaristes, elle serait obligatoirement utilisée comme langue de conversation au séminaire 57. En 1640 (frappante coïncidence chronologique avec la crise de l’école franciscaine de San Pietro in Montorio), la visite apostolique au séminaire des carmes révèle que la seule langue enseignée est le grec, et que l’apprentissage de l’arabe, pourtant si important pour les missions carmélitaines en Asie, n’y est pas assuré. On pense alors transférer le Collège à Malte, pour des raisons qui sont aussi internes à l’ordre 58. Ces projets ne sont pas exécutés et les cours reprennent, mais une visite des années 1650 propose de faire examiner les élèves dans la langue arabe. D’après une liste non datée, le lecteur d’arabe est un ancien missionnaire à

53. ASCPF, Acta, vol. 8, f. 275r, 284r, 292r. 54. A. CREMONA, « L’antica fondazione della scuola di lingua araba in Malta », Melita Historica. Journal of the Malta Historical Society 1 (1953), 2, p. 87-103 et 2 (1954), 3, p. 141-149 (appendice documentaire) ; A. BROGINI, Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), Rome 2006 ; quelques informations supplémentaires dans G. PIZZORUSSO, Tra cultura e missione, art. cit. 55. A. FORTES, Las misiones del Carmelo teresiano 1584-1799. Documentos del Archivo General de Roma, Rome 1997, p. 34-38. 56. « … legga puramente le controversie né si serva delle materie teologiche se non in quanto sono necessarie o per prova delle proprie conclusioni o per rispondere a gli argumenti contrari ». 57. ASCPF, SOCG, vol. 364, f. 3v-4r. 58. ASCPF, Acta, vol. 14 (1640-1641), f. 2v-5r (notamment f. 3r) et SOCG, vol. 364, f. 116r-122v.

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Alep, Thomas de Saint-Joseph 59. Celestino di Santa Ludivina y enseigne vers 1653, jusqu’en 1669 60. En 1659 les études semblent reprendre de la vigueur : on demande à la Propagande une liste de livres en arabe pour les missionnaires et les élèves 61. Les efforts de Celestino ne se traduisent pas dans les résultats : les étudiants sont en difficulté avec la langue, l’enseignant est déçu 62 et on parle à nouveau de transférer le Collège à Malte 63. À Santa Maria della Vittoria, les étudiants ne sont pas seulement italiens, mais aussi français, flamands et allemands. Les cours ont une durée de trois ans 64. Vers la fin du siècle on n’est pas encore satisfait du niveau de connaissance de l’arabe et on propose que seuls les missionnaires avec une vocation précise pour l’Orient se vouent à son apprentissage, utilisant gratuitement l’école de Fenech à Malte, où toutefois on se plaint du fait qu’on y enseigne la forme corrompue de l’arabe parlée dans l’île 65. IV. Évaluation des résultats Le problème de la localisation des écoles, que nous avons longuement évoqué, soulève des opinions contrastées. Deux idées se confrontent. L’objectif de la Propagande et de son premier secrétaire Francesco Ingoli, de développer à Rome les écoles pour les études linguistiques et la controverse théologique, est fondé sur l’effort de centralisation de la congrégation. Aux yeux des responsables du dicastère romain, les établissements romains semblent plus sûrs du point de vue de la formation orthodoxe des missionnaires. On voulait que ceux-ci soient des religieux capables d’exprimer dans les langues locales les principes de l’Église romaine et de répondre aux attaques théologiques des « hérétiques ». Du reste, cette politique s’accordait bien avec l’autre grand programme de formation missionnaire, celui du clergé indigène, pour lequel on avait établi le Collège Urbain, et, auparavant, les collèges nationaux. Dans ces établissements, les aspirants missionnaires venus de leurs pays à Rome, tout en continuant à y étudier la langue maternelle et les autres langues en usage chez eux, renforçaient leur connaissance du latin, de la philosophie, de la théologie, de la controverse, etc., pour revenir dans leur patrie avec une solide formation « romaine ».

59. ASCPF, SOCG, vol. 364, f. 132r-133v. 60. En 1666 Celestino demande à revenir en Hollande pour convertir des membres de sa famille, mais la Propagande ne lui accorde la permission qu’en 1669 ; ASCPF, SOCG, vol. 376, f. 129 et Congressi Collegi Vari vol. 59 (S. Pancrazio) f. 108r. Après ce séjour, Celestino part pour la mission en Inde où il trouvera la mort en 1676, S. K. SAMIR, op. cit., p. 32-39. 61. Il s’agit des Évangiles arabes, des Annales Ecclesiastici de Baronio (pour le séminaire et pour les missionnaires qui partent pour l’Orient), de la grammaire de Guadagnoli, de la Doctrina christiana de Bellarmin et d’autres textes de controverse : ASCPF, SOCG, vol. 364, f. 242r/245v. Il faut rappeler que l’enseignement de l’hébreu était également prévu, ibidem, f. 255v. 62. ASCPF, SOCG, vol. 364, f. 343r. 63. ASCPF, SOCG, vol. 376, f. 40rv. 64. En 1669 on certifie que Laurent de Ste Thérèse de la province de Lyon et François de St Claude de la province de Bourgogne ont fait leurs trois ans d’arabe, ASCPF, Congressi Collegi Vari vol 59 (S. Pancrazio), f. 109r et 110r. 65. ASCPF, Congressi Collegi Vari vol. 59 (S. Pancrazio), ff. 198r-199v.

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À cette politique centralisatrice s’oppose pendant le XVIIe siècle et encore au XVIIIe, une opinion différente, favorable au déplacement en périphérie de l’étude des langues. Cette position surgit comme réaction aux résultats modestes, parfois décevants, des écoles romaines que nous venons de constater. Interpellé sur l’hypothèse du transfert du séminaire carme à Malte et de la transformation de Santa Maria della Vittoria en un couvent pour des missionnaires déjà âgés, le secrétaire Alberizzi, esprit moins enthousiaste et parfois plus réaliste qu’Ingoli, l’exprime avec force en 1660. Contre ceux qui soutiennent la nécessité de maintenir le séminaire pour la préparation linguistique des jeunes missionnaires, il affirme carrément que : … quant à la langue arabe, l’expérience démontre qu’on en apprend plus en quinze jours de séjour sur place qu’en un an ici, et que la même chose se passe pour les controverses, d’autant plus que celles-ci se réduisent à peu avec les orientaux, qui savent peu 66.

Alberizzi ne croit pas à la nécessité d’une préparation linguistique des missionnaires à Rome, au centre de la catholicité : … mais même quand on estime qu’il faut donner les principes de l’une [les langues] et de l’autre [les controverses] avant qu’ils partent, cela ne doit se faire en aucun cas à Rome, où les religieux viennent pour d’autres objectifs, ou en trouvent d’autres après leur venue, se détournant totalement de la vocation et de ces études, mais plutôt à Malte ou en d’autres lieux semblables 67.

Les critiques d’Alberizzi reflètent un malaise général de la Propagande qui, après les premières décennies, se manifeste au début de la deuxième moitié du siècle. Les reproches du secrétaire s’adressent aussi au Collège Urbain, institution beaucoup plus prestigieuse que les écoles, dont il dénonce la mauvaise réussite des élèves : « ce serait merveille certainement si de mille en réussissait un ». On ne voit pas des résultats à la hauteur des dépenses et de l’énergie déployée 68. Les programmes ambitieux de la première heure se confrontent aux limites du financement de la congrégation de la Propagande et de sa possibilité d’intervention auprès des ordres réguliers, autant qu’aux difficultés de démêler les enjeux de la politique internationale et d’établir une hiérarchie missionnaire. Par la suite, toutefois, les plans élaborés au début, autour de la centralité de Rome, le lieu où « se suce le lait de la foi pour la transfuser ensuite aux Infidèles » 69, sont repris dans la continuité avec la première période, mais restent

66. « … quanto alla lingua arabica l’esperienza ne dimostra che più se n’impara in 15 giorni di dimora in quelle parti che in un anno qui e l’istesso in qualche parte succede anche delle controversie, tanto più che con l’orientali si riducono a poco e poco sanno ». 67. ASCPF, SOCG, vol. 376, f. 40. « …ma quando anche si stimi di dover dare i principij dell’una [les langues] e dell’altra [les controverses] prima che partano, non deve farsi in modo veruno in Roma, dove i frati vengono per altri fini o li acquistano doppo venuti qui, divertendosi totalmente dalla vocatione e da questi studii, ma più tosto Malta o altro luogo simile ». 68. « maraviglia al certo sarebbe se di mille ne riuscisse uno ». Les opinions d’Alberizzi sur le Collège Urbain sont tirées d’un rapport de celui-ci à la congrégation et au Pape, ASCPF, Acta, vol. 26 (1657), f. 355402. Il faut souligner que le secrétaire écrit son rapport au début de son mandat en vue d’entreprendre des initiatives de réforme de la congrégation, ce qui explique aussi le ton très critique ; cf. J. METZLER, « Die Kongregation in der zweiten Hälfte des 17. Jahrhunderts », art. cit., p. 270. 69. ASCPF, SOCG, vol. 364, f. 25r : « si succhia il latte della fede per trasfonderla poi a gl’Infedeli »

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plutôt au niveau des projets que des réalisations. Le rapport du secrétaire Urbano Cerri en 1678 montre cette continuité, tout en manifestant au pape Innocent XI les difficultés opérationnelles de la Propagande 70. En revenant aux écoles d’arabe et aux questions linguistiques, la congrégation est informée du fait que souvent les missionnaires préparés à San Pietro in Montorio, incapables de se faire comprendre au Levant, ont perdu leur temps. La Propagande tient compte de l’option « locale », par exemple en instituant en 1632 une école chez les carmes déchaux à Goa, où les élèves pourraient se former au contact avec la langue et la civilisation indiennes 71. La solution de Malte, terre de frontière, est une forme de compromis, mais on n’était pas sûr que les étudiants y reçussent un bon entraînement pour l’arabe parlé en Terre Sainte. D’ailleurs, le souci du contrôle sur ces établissements n’apparaît plus seulement comme une question d’orthodoxie. Il s’agit aussi de vérifier le fonctionnement réel des écoles, comme il apparaît dans le cas maltais, qui ne satisfait pas du tout les autorités romaines. Problèmes de localisation centrale ou périphérique, doutes sur l’efficacité de l’enseignement, il est difficile d’évaluer le rôle des écoles de langues orientales dans la préparation des missionnaires. Toutefois elles continuent leur existence et on en établit aussi de nouvelles : par exemple au XVIIIe siècle, on enseigne l’arabe et les autres langues orientales au couvent franciscain de San Bartolomeo all’Isola, à Rome. La présence de ces écoles s’insère dans l’essor de l’étude de langues orientales qui, depuis le XVIIe siècle, fait durablement partie de la culture romaine. Des institutions très différentes partagent cet intérêt pour les langues : les grands séminaires internationaux (le Collège romain, le Collège Urbain), les collèges nationaux, les séminaires missionnaires des ordres avec leurs studia linguarum dont nous avons parlé. Le but immédiat de cet enseignement est de plus en plus celui de fournir des outils élémentaires pour la communication missionnaire, ce qui – nous l’avons vu – est loin d’atteindre un niveau satisfaisant. Restent deux objectifs que ces institutions peuvent raisonnablement réaliser : fournir au missionnaire la base minimale de connaissance de l’arabe, qui sera appris en tant que langue vivante surtout au Levant ou à Malte avec les limites évoquées, et lui faire lire les textes de la religion islamique sous le contrôle des maîtres romains, en le préparant à les réfuter. Le missionnaire part avec un arsenal controversiste qu’il sera à même d’utiliser seulement plus tard, lorsqu’il aura finalement appris la langue parlée. Il y a alors deux niveaux culturels dans ces études : celui de la langue des théologiens et des controversistes étudiée en Italie et particulièrement à Rome, et celui de la communication orale liée à l’apostolat sur place. Au sujet de ce dernier niveau, on discute beaucoup de l’efficacité de la préparation linguistique fournie par ces écoles, et on se pose le problème d’apprendre aux missionnaires l’arabe « vulgaire », parlé dans les pays qu’ils vont visiter, qui serait différent de l’arabe littéral du Coran. Nous avons cité plus haut l’ouvrage de Domenico Germano, une introduction à la « lingua volgare arabica », comme le précisait le titre. En 1649, Antonio dall’Aquila, ancien missionnaire et lecteur d’arabe, propose la publication d’une grammaire abrégée destinée aux étudiants de San Pietro in Montorio. Il soutient

70. Pour le rapport de Urbano Cerri cfr. ASCPF, Miscellanee Varie XI, f. 1rv, 48r-179v. 71. ASCPF, Acta, vol. 8, f. 22r

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que l’ouvrage, élaboré d’après une méthodologie renouvelée, sera d’utilisation facile pour enseigner non seulement la langue employée, mais aussi « le moyen de comprendre et d’exposer n’importe quel livre arabe » 72. La Propagande soumet le texte à Brice de Rennes et à Filippo Guadagnoli pour l’approbation doctrinale et linguistique. Sur la première, les deux religieux consultés n’avancent pas d’objections. Sur la deuxième, le capucin français n’épargne pas ses critiques et dénonce impitoyablement les fautes grammaticales, affirmant que la publication peut mettre dans l’embarras l’Église face aux protestants et aux musulmans. Par contre, Guadagnoli affirme qu’il ne connaît pas l’arabe « vulgaire », et s’en remet « à ceux qui sont du pays ou qui l’ont visité » 73. On voit combien la question d’apprendre la langue arabe parlée soulève des interrogations auprès des arabisants à Rome, qu’ils aient ou non fait un séjour au Levant, sur la question de l’arabe vulgaire. Comme le souligne Pierre Larcher, si Domenico Germano propose déjà en 1636 un ouvrage sur la langue parlée, Antonio dall’Aquila produit « la première grammaire de l’arabe tout à la fois classique et dialectal ». Pour reprendre les mots du titre, elle est préparée : « non ad vulgaris dumtaxat idiomatis, sed etiam ad grammaticae doctrinalis intelligentiam ». La grammaire d’Antonio pose la question de l’existence d’une diglossie de la langue, qui reste un thème très controversé, destiné à se compliquer dans les siècles à venir parmi les linguistes 74. Dans notre cas, Brice de Rennes semble critiquer l’approche d’Antonio, l’accusant carrément de se tromper et d’enseigner une langue fautive et confuse. Guadagnoli ne

72. « il modo di intendere e di esporre qualsivoglia libro arabico », ASCPF, SOCG, vol. 182, f. 72r/79v. Le très long titre du livre met en évidence qu’il est destiné aux missionnaires, mais aussi à tous ceux qui étudient la langue arabe : Arabicae Linguae Novae et Methodicae Institutiones Non ad vulgaris dumtaxat Idiomatis ; sed etiam ad grammaticae doctrinalis intelligentiam, per Annotationes in Capitum Appendicibus suffixas, accomodatae, Authore F. Anthonio ab Aquila Ord. Min. Sancti Francisci strict. Obser. Teologo, atque in Collegio Sancti Petri Montis Aurei à Sacra Congregatione de Propaganda Fide Arabicae linguae deputato Lectore Opus Tum omnibus Arabicae Linguae studiosis, tum potissimum Apostolicis Viris, per Asiam, & Africam Fidem propagaturis, utile & necessarium. Le livre est publié par la Typographie de la Propagande en 1650. 73. « a quelli che sono del Paese o che sono stati là », ASCPF, SOCG, vol. 182, f. 2r. Le dossier d’évaluation de l’ouvrage d’Antonio dell’Aquila (ibidem, f. 19r-46v) mériterait un examen plus attentif qu’on ne peut faire ici : il contient en effet plusieurs feuilles d’observations grammaticales ponctuelles, page par page présentée par Brice (qui critique même la translitération latine des mots arabes) ; d’autres critiques viennent de Francesco da Aleppo. Il faut aussi ajouter que les critiques « linguistiques » de Brice à cette publication controversée sont intervenues en 1651, après le passage du livre à la typographie (l’édition a finalement paru datée de 1650). Lui-même rappelle avoir donné son approbation doctrinale avec les autres lecteurs avant la publication : pourquoi alors ce revirement tardif ? Par contre, une appréciation de l’ouvrage d’Antonio dall’Aquila vient de Sansone Carnevale, qui avait testé quelque feuille de la grammaire dans sa congrégation des Missions apostoliques de Naples, que nous avons déjà citée. Les étudiants étaient enthousiastes de la facilité de l’apprentissage de l’arabe à travers les règles d’Antonio, ce qui n’est pas évidemment un gage de qualité pour l’ouvrage de celui-ci, ASCPF, SOCG, vol. 182, f. 152r-153v. 74. P. LARCHER, « Diglossie arabisante et fushâ vs ‘ammiyya arabes. Essai d’histoire parallèle », dans S. AUROUX (dir.), History of Linguistics 1999. Selected papers from the Eighth International Conference on the History of the Language Sciences, 14-19 September 1999, Fontenay- Saint-Cloud, John Benjamins Publishing Company, Amsterdam-Philadelphie 2003, p. 47-61 (particulièrement p. 52-53). Je remercie Bernard Heyberger qui m’a indiqué et fourni cet important essai.

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nie pas l’existence de l’arabe « vulgaire », mais il proclame son incompétence sur ce point, du fait qu’il n’a jamais visité le pays. Dans la limite du sujet de cet article, j’aimerais souligner d’abord que la présence des écoles d’arabe a poussé le milieu restreint des arabisants romains à s’interroger sur une question linguistique de premier plan, qui va se développer dans le monde de l’érudition. Cet exemple démontre la vivacité du débat culturel dans lequel les arabisants romains étaient impliqués, ce qui peut contredire les lourdes critiques souvent portées aux écoles par rapport à la réussite de l’enseignement, dont nous avons fait état plus haut. Ceci dit, il ne faut pas surévaluer l’importance de la langue « vulgaire » dans le contexte de la « politique linguistique » de la Propagande. Il est évident que la capacité des religieux de communiquer facilement et correctement avec les peuples à évangéliser est un souci fort ressenti. Toutefois, à cette époque, l’enjeu le plus important est celui de fournir aux missionnaires une préparation doctrinale orthodoxe, bien traduite dans la langue qu’ils utiliseront en mission. Partant, les théologiens et surtout les controversistes, du genre de Guadagnoli et Marracci, qui sont à même d’écrire correctement en arabe, même sans le parler, sont au cœur de cette politique. Comme Guadagnoli l’a fait dans l’expertise sur l’ouvrage d’Antonio dell’Aquila, ils peuvent se passer des questions liées à la langue vivante. En effet, les théologiens en Europe étaient bien habitués à utiliser le latin pour leur communication, une langue encore largement répandue dans le milieu cultivé, mais désormais morte pour des interlocuteurs intellectuellement plus dépourvus, qui constituent justement la typologie des destinataires de l’apostolat des missionnaires 75. Somme toute, le milieu arabisant romain se caractérise par sa variété : à côté des personnages que nous venons de citer, « arabisants sourds-muets » d’après la brillante définition de Pierre Larcher 76, nous retrouvons des ancien missionnaires qui ont séjourné longuement dans les pays arabophones, ou encore des orientaux de langue maternelle, qui arrivent à occuper des postes importants d’enseignants, comme Abraham Ecchellensis, à la Sapienza. Conclusion Le rôle des écoles de langue arabe, pourtant modeste et parfois critiqué, n’est pas négligeable dans une évaluation plus générale. La présence de ces établissements stimule la production de livres : grammaires, dictionnaires, recueils d’alphabets et, encore, traductions de textes sacrés et d’autres livres qui sont évalués et vérifiés par les réviseurs de la Typographie Polyglotte et imprimés sur ses presses. Enfin, les volumes de textes orientaux remplissent les bibliothèques spécialisées des couvents, collèges, hospices : les missionnaires contribuent de façon décisive à récupérer livres et manuscrits originaux. Il existe par conséquent une forte liaison entre le niveau missionnaire et le niveau culturel, qui, à partir du XVIe siècle, constitue la

75. Sur la question de la diffusion du latin en Europe, surtout en rapport avec l’Église : cf. F. WAQUET, Le latin ou l’empire d’un signe, XVIe-XXe siècle, Albin Michel, Paris 1998 et G. FRAGNITO, Proibito capire. La Chiesa e il volgare nella prima età moderna, Il Mulino, Bologne 2005. 76. P. LARCHER, « Diglossie arabisante », art. cit., p. 51.

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caractéristique intellectuelle particulière de Rome, centre mondial de l’Église catholique. La Propagande est au centre de ce système et dirige un personnel, souvent étranger, qui donne au dicastère un caractère cosmopolite et qui passe de l’enseignement dans les collèges et à l’université à d’autres occupations : par exemple, à la Typographie, la fabrication des poinçons des alphabets non latins, la correction des épreuves, la discussion sur les traductions avec les difficultés qu’elles posent pour reproduire de façon orthodoxe les principes de la liturgie et de la doctrine. Il faut souligner que cette « politique linguistique » de la Propagande a une dimension universaliste, pas seulement orientaliste. Au XVIIe siècle, elle se reflète surtout dans les publications de la Typographie, qui présentent une variété remarquable, avec dictionnaires et grammaires des langues africaines ou de l’Extrême Orient. Au milieu du XVIIe siècle, la Typographie a publié un dictionnaire italien-géorgien (1621), une grammaire éthiopienne (1631), un dictionnaire et une grammaire japonais (1632) ; le Prodromus coptus sive aegipthiacus de Kircher (1636), un livre sur le turc (1643), sur l’arménien (1645), sur l’annamite (par Alexandre de Rhodes en 1651) et enfin un traité bref sur le congolais (1659) 77. On sait bien quelles sont les caractéristiques et les limites de ces ouvrages : les auteurs cherchent à y encadrer ces langues dans le système des règles de la grammaire latine. Ces livres sont destinés d’abord aux missionnaires, qui les emportent avec eux en mission avec les autres textes en langue locale, les plus utilisés sur le terrain : catéchismes, livres de liturgie et de doctrine. Ce sont tous de « bons » livres, vérifiés au centre même de l’Église catholique, soit pour le contenu (avec une censure préventive dans laquelle le Saint-Office est aussi mis à contribution), soit du point de vue linguistique (surtout pour la fiabilité de la traduction et la correspondance des concepts). Pour le secrétaire de la Propagande Ingoli, les livres sont peut-être plus importants que les missionnaires, puisqu’ils peuvent arriver là où le passage est interdit aux religieux 78. Partant, la production et la circulation des livres doivent être un des engagements majeurs pour la Propagande et l’étude des langues est directement liée à cet effort 79. Dans cette dimension universelle, les langues du Proche-Orient occupent une place particulière à cause de leur tradition déjà solide, et reçoivent en conséquence une attention plus forte. Pour elles, il existe à Rome, déjà à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, un milieu culturel formé par des personnalités différentes, européennes, et particulièrement italiennes, ou orientales ; membres du clergé, surtout religieux, ou laïcs ; missionnaires expérimentés ou ecclésiastiques savants qui ne s’étaient jamais éloignés de leurs couvents. Dans ce milieu varié, Abraham Ecchellensis est un exemple particulièrement éminent, et pour certains aspects exceptionnel, de ce type de médiateurs culturels. En profitant de cette concentration d’intérêt sur les langues, il

77. J. DE CLERCQ, P. SWIGGERS et L. VAN TONGERLOO, « The linguistic contribution of the Congregation de Propaganda Fide », dans M. TAVONI (dir.), Italia ed Europa nella linguistica del Rinascimento : confronti e relazioni, Atti del Convegno internazionale (Ferrara, 20-24 marzo 1991), Modène 1996, vol. II, p. 439457. 78. ASCPF, CP, vol. 3, f. 281r-289v. 79. Pour le Levant cf. B. HEYBERGER, Livre et pratique de la lecture, art. cit. Quelques indications dans G. PIZZORUSSO, I satelliti di Propaganda Fide, art. cit., p. 496-497.

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s’insère avec succès non seulement dans le milieu romain, que nous avons décrit, mais aussi dans un contexte plus ample, dans lequel l’intérêt pour les études des langues orientales traverse la frontière confessionnelle entre catholiques et protestants, un contexte plus « global » dans lequel Rome garde son importance et sa centralité 80.

80. Pour une vision plus large sur la Ville Éternelle comme centre de culture, à l’intérieur d’une bibliographie immense, se référer aux publications récentes : J. BOUTIER, B. MARIN, A. ROMANO (dir.), Naples, Rome, Florence. Une histoire comparée des milieux intellectuels italiens (XVIIe-XVIIIe siècle), École Française de Rome, Rome 2005 et P. RIETBERGEN, Power and religion in baroque Rome : Barberini cultural policies, Brill, Leyde-Boston 2006.

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UNE COLLABORATION DANS LA COSMOPOLIS CATHOLIQUE : ABRAHAM ECCHELLENSIS ET ATHANASIUS KIRCHER Daniel STOLZENBERG University of California, Davis

I. Deux étrangers à Rome Quand le pape Urbain VIII appelle Abraham Ecchellensis à Rome en 1636, les membres de l’intelligentsia romaine attendent l’arrivée de celui-ci avec grande impatience 1. Ce n’est pas le jeune érudit maronite lui-même qui est la raison de cet émoi, mais ce qu’il apporte avec lui : un coffre rempli de livres arabes et syriaques. Même avant son départ de Pise, les rumeurs sur le contenu de ce coffre vont bon train parmi les érudits des deux côtés des Alpes. Lucas Holstenius, le secrétaire et le bibliothécaire du Cardinal Francesco Barberini, annonce l’arrivée prochaine d’Ecchellensis à Nicolas Fabri de Peiresc, qui se trouve à Aix, en insistant sur un volume remarquable, « une histoire ancienne de l’Égypte », qu’Athanasius Kircher et lui « attendent avec grande impatience » 2. Kircher, un jeune savant jésuite, et le protégé de Barberini, a déjà entrepris des recherches sur les obélisques romains, dont il compte déchiffrer les hiéroglyphes en s’appuyant sur l’étude de textes orientaux 3. Une fois Ecchellensis arrivé, Kircher ne perd pas une seconde pour examiner le fascinant manuscrit, un traité d’histoire égyptienne écrit par un auteur du nom de Gelaldinus (Jalâl al-Dîn al-Suyûtî) 4 , un manuscrit qu’Ecchellensis s’est procuré en Afrique du Nord en 1633, au cours de son séjour à Tunis 5. Il envoie immédiatement un bref résumé du contenu du manuscrit à Peiresc – la tête de pont d’un groupe de savants de l’Antiquité orientale – qui fait

1. Pour les grandes lignes de la biographie d’Ecchellensis, j’utilise principalement P. RIETBERGEN, « A Maronite Mediator Between Seventeenth-Century Mediterranean Cultures : Ibrahim al Hakilani, or Abraham Ecchellense (1605-1664) », Lias 16 (1989) p. 13-42, et G. LEVI DELLA VIDA, « Ecchellense, Abram », dans Dizionario Biografico degli Italiani, Rome 1960-, s.v. 2. Lettre d’Holstenius à Peiresc, 2 mai 1636, L. HOLSTENIUS, Epistolae ad diversos, Paris 1817, p. 496. Voir également les lettres des 4 juin et 6 septembre, op. cit., p. 504, 271. 3. Sur Kircher, voir P. FINDLEN (éd.), Athanasius Kircher : The Last Man Who Knew Everything, Londres, 2004. 4. Voir E. GEOFFROY, « Al-Suyuti, Abu ‘l-Fadl ‘Abd Al-Rahman b. Abi Bakr b. Muhammad Djalal AlDin Al-Khudayri, Encyclopédie de l’Islam, Leyde 1954-, s.v. ; L. NEMOy, « The Treatise on the Egyptian Pyramids by Jalal al-Din al-Suyuti. Edited with introduction, translation and notes », Isis 30 (1939), p. 2-37. Ecchellensis traduisit plus tard un autre traité de al-Suyûtî : A. Ecchellensis, De proprietatibus ac virtutibus medici animalium, plantarum, ac gemmarum, tractatus triplex. Auctore Habdarrahmano Asiutensi Aegyptio, Paris 1647. Sur ce dernier traité, voir G. GOBILLOT, « Abraham Ecchellensis, philosophe et historien des sciences », dans ce volume. 5. Voir les tribulations d’Abraham Ecchellensis en Tunisie dans B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume. Lettre de Thomas d’Arcos à Peiresc, 30 juin 1633,

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parvenir ce résumé à un savant hollandais spécialiste de la langue arabe, Jacob Golius. Peiresc écrit aussi au missionnaire capucin, Cassien de Nantes, au Caire, l’exhortant à y trouver un autre exemplaire de ce volume 6. Pendant ce temps, à Rome, Kircher et Ecchellensis commencent à collaborer à la traduction de ce traité afin d’en préparer la publication, ainsi que celle d’autres textes orientaux. Jusqu’à aujourd’hui, personne n’a relevé cette collaboration, qui représente pourtant une étape cruciale dans le début de la carrière de Kircher, et permet de mieux comprendre la nature de ses célèbres études hiéroglyphiques. À l’automne 1636, Kircher est, pour ainsi dire, sous le feu des projecteurs. S’il n’est pas encore le grand polymathe qu’il va bientôt devenir, il vient de publier son premier ouvrage d’importance, Prodromus Coptus, une étude novatrice de la langue copte, à laquelle le Cardinal Barberini, le principal mécène romain de l’érudition, a apporté son support financier 7. Kircher est arrivé à Rome en 1633, avec sous son bras – tout comme Ecchellensis – un manuscrit arabe de valeur : un mystérieux traité sur l’Égypte et sur les hiéroglyphes attribué à un certain Barachias Nephi, que Kircher dit avoir découvert dans une bibliothèque à Mayence et avoir emporté avec lui en France, alors qu’il fuyait une Allemagne en guerre, en 1631. Il trouva refuge au collège jésuite d’Avignon, où son arrivée et celle de son précieux manuscrit attirèrent l’attention de Peiresc, qui se trouvait alors à Aix. Peiresc était intrigué par le traité arabe, qui pouvait contenir de nouvelles informations sur une période de l’Antiquité peu connue. Il prit Kircher sous son aile et organisa son transfert vers Rome. Sur les conseils de Peiresc, le Cardinal Barberini chargea alors Kircher de traduire le traité de Barachias et de donner une traduction des inscriptions hiéroglyphiques sur les obélisques de Rome 8. Alors qu’il s’attelait à ces deux tâches, Kircher commença également à étudier la langue copte : il espérait que la connaissance de cette langue pourrait l’aider à déchiffrer le sens des hiéroglyphes. Même si aujourd’hui Kircher est plus connu pour ses études sur les sciences naturelles et sur la sagesse ésotérique, c’est comme expert des langues du Proche-Orient qu’il se fit d’abord connaître dans la République des Lettres, et c’est avec l’espoir de contribuer à la philologie orientale qu’il entreprit son étude des hiéroglyphes égyptiens. Ecchellensis joua un rôle déterminant dans ces études, en apportant au jésuite un manuscrit de la première importance, et en collaborant avec lui sur la traduction de textes arabes en latin.

P. TAMIZEY DE LARROQUE (éd.), Les Correspondants de Peiresc, fasc. XV. Thomas d’Arcos. Lettres inédites écrites de Tunis (1633-1636), Alger 1889, p. 27. Voir également P. RIETBERGEN, art. cit., p. 20. 6. Lettre de Peiresc à Golius, Aix, 29 novembre 1636. N.-C. FABRI DE PEIRESC, Lettres à Claude Saumaise et à son entourage, A. BRESSON (éd.), Florence 1992, p. 340-343. Lettre de Peiresc à Cassien de Nantes, 1er novembre 1636, A. DE VALENCE (éd.), Correspondance de Peiresc avec plusieurs missionnaires et religieux de l’Ordre des Capucins, Paris 1892, p. 272. 7. A. KIRCHER, Prodromus coptus sive Aegyptiacus, Rome 1636. 8. J’ai décrit cet épisode en détail dans le premier chapitre de D. STOLZENBERG, « Egyptian Oedipus : Antiquarianism, Oriental Studies, and Occult Philosophy in the Work of Athanasius Kircher », Ph.D. dissertation, Stanford University, 2004.

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II. À la redécouverte de la langue égyptienne Au début des années 1630, le copte constitue une nouvelle frontière à explorer pour l’étude de la philologie orientale. Peiresc est à l’avant-garde de ce mouvement : il apporte son soutien à plusieurs érudits protestants qui étudient le copte à partir d’un petit nombre de manuscrits circulant en France, en particulier au grand philologue huguenot Claude Saumaise. Mais de véritables avancées ne sont possibles qu’avec une grammaire et un dictionnaire, et le seul écrit de cette sorte en Europe appartient au patricien romain Pietro Della Valle, qui se l’était procuré au cours de ses voyages en Orient. Le manuscrit de Della Valle contient un lexique copte-arabe, ainsi qu’une grammaire, et peut donner les clés d’une nouvelle connaissance de la littérature orientale qui enrichirait le savoir des Européens, tout comme la connaissance du grec, de l’hébreu, de l’araméen et du samaritain l’ont fait auparavant. Il ne reste plus alors qu’à traduire de ce lexique la partie arabe en latin. À la mort du traducteur qui a été chargé de cette mission, le franciscain Tommaso Obicini, Della Valle confie le manuscrit à Kircher. Fort du soutien de Francesco Barberini, celui-ci s’attelle à cette traduction 9, qui aboutit au Prodromus Coptus, première contribution de Kircher aux études coptes. Bien que très imparfaite, cette première étude moderne du copte, dont la publication a fait date, donne une place importante à Kircher dans la Républiques des Lettres 10. En fait, c’est tout au plus une étude préliminaire, et non la traduction promise du manuscrit de Della Valle, que Kircher est incapable de finir par lui-même. C’est à ce moment précis qu’Abraham Ecchellensis fait son entrée en scène. Après le retour de ce dernier à Rome en juin 1636, les deux hommes se lient rapidement d’amitié, comme le montrent des poèmes en syriaque et en arabe dédiés à Kircher, qu’Ecchellensis écrit pour le Prodromus Coptus, juste à temps pour sa parution au début du mois de septembre. Au début de l’année 1637, ils annoncent leur intention de collaborer à plusieurs projets de traduction, parmi lesquels le lexique et la grammaire arabe-copte dont Kircher avait promis la publication dans le Prodromus. Kircher décrit leur méthode de travail dans une lettre à Peiresc : il raconte comment chaque jour Ecchellensis vient dans son étude au Collège romain, où les deux hommes, assis l’un à côté de l’autre, proposent des traductions et se corrigent mutuellement 11. C’est de cette manière qu’ils accomplissent une grande partie de la traduction en 1637, mais la parution de celle-ci est retardée du fait de l’affectation soudaine de Kircher à Malte, et surtout du fait du retrait de l’apport financier de Francesco Barberini. Ce n’est qu’en 1644 que l’empereur du Saint Empire Romain, Ferdinand III, promet de nouveaux fonds qui permettent à Kircher de finir son travail.

9. D. STOLZENBERG, « Egyptian Oedipus », op. cit., ch. 2. Voir également P. N. MILLER, « Copts and Scholars : Kircher in Peiresc’s Republic of Letters », dans P. FINDLEN (éd.), op. cit., p. 103-148. 10. A. HAMILTON, The Copts and the West, 1439-1822 : The European Discovery of the Egyptian Church, Oxford 2006, p. 209, commentaire sur la faiblesse apparente de la maîtrise de l’arabe de Kircher en raison des nombreuses coquilles de son texte. 11. Lettre de Kircher à Peiresc, Rome, 7 janvier 1637, Bibliothèque Nationale, Paris (BNP) FF 9538, fol. 240r ; Lettre de Peiresc à Kircher, Aix, 4 février 1637, Archivio della Pontifica Università Gregoriana (APUG) 568, fol. 200r.

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L’œuvre qui en résulte, Lingua Aegyptiaca restituta, est un livre qui offre aux savants européens une première découverte de la langue copte, et c’est cette connaissance du copte qui mène plus tard aux découvertes de Champollion, bien que Kircher lui-même n’ait pas été capable de déchiffrer correctement les hiéroglyphes. C’est la contribution la plus sérieuse de Kircher à la philologie orientale et à ce moment de sa carrière, elle sert à confirmer sa réputation de savant érudit. Même si l’on sait, grâce à des lettres non publiées de Kircher, que cette traduction était une collaboration, la traduction parut sous son seul nom. Bien que le jésuite reconnaisse sa dette envers Ecchellensis dans la préface du livre, la contribution de ce dernier n’a jamais été appréciée à sa juste valeur. Au sujet du maronite et des deux prêtres coptes qui se trouvaient fortuitement à Rome à cette même époque et qui l’aidèrent dans ses révisions, après qu’Ecchellensis fut parti à Paris, Kircher écrit : Il est difficile d’imaginer le temps que j’ai passé à traduire le nom des choses et j’aurais sans aucun doute abandonné sans l’aide de deux coptes et d’autres personnes, Abraham Ecchellensis en particulier, un homme renommé pour sa connaissance de nombreux sujets et des langues orientales qui m’a aidé de maintes façons et à comparer toutes les traductions à l’autographe 12.

Tout généreux qu’ils soient, ces quelques mots ne font que suggérer à quel point Kircher dépendait de l’aide d’autres savants dotés d’une connaissance plus avancée des langues orientales. Le Prodromus Coptus, achevé avant l’arrivée d’Ecchellensis à Rome, révèle des lacunes importantes dans la maîtrise du copte, comme l’indique la phrase fameuse de Kircher sur le fait que le copte est aussi proche du grec que l’italien l’est de l’espagnol 13. La Lingua Aegyptiaca Restituta, bien qu’encore imparfaite, démontre une meilleure compréhension de la langue, ce qui a entraîné Kircher à corriger sa première déclaration et à émettre un jugement plus modéré : en dépit des similitudes entre le copte et le grec, au niveau du vocabulaire et de l’alphabet, grammaticalement, les deux langues sont complètement distinctes 14. La qualité bien supérieure de ce deuxième travail peut vraisemblablement être attribuée à la participation d’Ecchellensis. III. Trois traités arabes sur l’Égypte Au moment où ils travaillent ensemble sur une grammaire et un lexique coptearabe, Kircher et Ecchellensis projettent également de collaborer à l’édition de trois traités arabes sur l’Égypte. Quand les deux hommes se rencontrent en 1636, Kircher a

12. A. KIRCHER, Lingua Aegyptiaca restituta, opus tripartitum, Rome 1643, p. 2r : « Quantum autem in Nomenclaturis rerum rite transferendis laboris exhauserimus vix credi potest, & succubuissemus sanè, nisi duorum Coptitarum, aliorumque, cum primis verò Abrahami Ecchellensis, viri cum multarum rerum, tum Orientalium Linguarum notitia, clarissimi, in multis nos suffulsisset industria, & diligens rerum omnium cum Authographo collat[io]. » Voir également p. 4, pour ce qui concerne les témoignages d’Ecchellensis sur la comparaison de la traduction avec l’original. 13. A. KIRCHER, Prodromus Coptus, op. cit., p. 171-172. 14. A. KIRCHER, Lingua Aegyptiaca, op. cit., p. 507. Sur les nombreuses fautes de langue dans Lingua Aegyptiaca, voir A.HAMILTON, op. cit., p. 210-214.

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déjà en chantier le traité de Barachias Nephi. Ecchellensis pense peut-être pendant un bref moment entreprendre seul une édition de l’histoire de l’Égypte de Gelaldinus 15, mais, dès janvier 1637, les deux savants décident d’unir leurs forces et de publier une anthologie de traductions de ces deux textes, auxquels s’ajoute un troisième traité arabe contenant des documents sur l’Égypte antique, Livre du jardin des splendeurs du monde et des régions, d’un auteur du nom de Salamas 16. Ils commencèrent leur travail en suivant les mêmes habitudes que pour traduire le lexique copte, mais par peur de la censure, ils n’achevèrent jamais l’anthologie de ces traités 17. Cependant, dans des publications plus tardives, Kircher édite des extraits assez longs de ces trois textes en arabe, et dans des traductions en latin qui ont vraisemblablement été faites, au moins en partie, avec Ecchellensis. Les traités arabes que Kircher étudie avec le maronite ont une influence considérable sur son analyse de l’origine des hiéroglyphes égyptiens. L’étude des manuscrits arabes sur l’Égypte et les hiéroglyphes, commencée par Kircher dans les années 1630, évolue en un projet bien plus large qui culmine par la publication d’une série d’énormes folios dans les années 1650. Dans Obeliscus Pamphilius (1650) et dans un ouvrage en plusieurs volumes, Oedipus Aegyptiacus (1652-1654), Kircher présente ses « traductions » des inscriptions hiéroglyphiques – qui sont complètement fausses, comme de futures découvertes en égyptologie le montrent – et les fait précéder par un appareil critique détaillé 18. Il tente de déchiffrer les hiéroglyphes en assemblant les inscriptions égyptiennes avec des textes d’autres cultures antiques qui, selon lui, préservent des éléments originaux de la « doctrine hiéroglyphique ». Il trouve ces éléments en majorité dans les traditions ésotériques, dans des textes comme les Oracles Chaldéens, la poésie orphique, la Kabbale, et le Corpus Hermeticum. Mais, selon lui, la clé de son succès se trouve dans son étude de sources en arabe, et dans celle d’autres langues orientales qui ont été négligées jusque-là. L’interprétation des hiéroglyphes de Kircher est fondée sur un récit historique centré sur le légendaire sage égyptien Hermès Trismégiste, qui, selon Kircher, a inventé l’écriture hiéroglyphique après le déluge biblique pour préserver le savoir des patriarches antédiluviens. Ce récit repose sur la doctrine de la prisca theologia, l’idée que les sages de l’époque préchrétienne disposaient d’une connaissance pieuse qui préfigurait les enseignements chrétiens. Mais l’interprétation du Trismégiste et de la prisca theologia par Kircher diffère en de nombreux aspects de celle qui domine dans

15. Lettre de Peiresc à Barberini, 5 décembre 1636, Biblioteca Apostolica Vaticana (BAV) Barb. Lat. 6503, f. 189v. 16. Voir la note 11 ci-dessus. Le troisième traité, Kitâb al-bustân fî ‘ajab al-ardh wa’l bilâdain est publié en arabe à Rome par Domenico Basa en 1595, mais presque tous les exemplaires sont détruits par les censeurs pour cause de superstition. Voir D. STOLZENBERG, « Oedipus Censored : Censurae of Athanasius Kircher’s Works in the Archivum Romanum Societatis Iesu », Archivum Historicum Societatis Iesu 73 (2004), p. 4346. 17. Voir D. Stolzenberg, « Utility, Edification, and Superstition : Jesuit Censorship and Athanasius Kircher’s Oedipus Aegyptiacus », dans J. O’MALLEY et al. (éd.), The Jesuits, II : Cultures, Sciences, and the Arts, 15401773, Toronto 2006, p. 348-349 ; D. STOLZENBERG, « Oedipus Censored », art. cit., p. 42-46. 18. A. KIRCHER, Obeliscus Pamphilius, Rome 1650 ; A. KIRCHER, Oedipus Aegyptiacus, vol. 3, Rome 16521654.

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l’Europe de la Renaissance. Celle-ci place Hermès Trismégiste à la même époque que Moïse, et fait des révélations juives la source première de la théologie primitive des païens. La version de Kircher se situe bien avant cette époque, au moment du déluge, et elle insiste sur la préservation de la sagesse antédiluvienne à travers des monuments en pierre. Ces nouvelles idées sont le résultat de l’étude par Kircher de textes arabes sur l’Égypte jusqu’alors inconnus, en particulier des textes des trois auteurs qu’il a traduits avec Ecchellensis, ainsi que l’Agriculture nabatéenne d’Ibn Wahshiyya dont il a découvert le manuscrit à Malte 19. L’histoire de l’Égypte antique fait l’objet d’un corpus important de la littérature médiévale en arabe. Pour les Arabes, il y a trois personnes différentes qui portent le nom d’Hermès, dont deux sont associées à l’Égypte, aux pyramides, et à la préservation du savoir antédiluvien. La source la plus célèbre de la légende des trois Hermès est l’astrologue Abû Mashar, qui décrit de quelle manière le premier Hermès, que les Juifs connaissent sous le nom d’Énoch, et les Arabes sous le nom d’Idris, prédit le déluge et construisit des pyramides et des temples, gravant des inscriptions sur les murs afin de préserver le savoir antédiluvien. Le deuxième Hermès était un sage chaldéen qui vécut à Babylone et qui relança les sciences après le déluge ; le troisième était un docteur et un philosophe qui avait vécu en Égypte après le déluge 20. Les trois textes que Kircher et Ecchellensis entreprennent de traduire reflètent ces traditions arabes sur Hermès et l’Égypte. Kircher utilise également d’autres sources, notamment sa propre imagination, et il ne suit pas toujours les récits arabes à la lettre. Ces derniers donnent une place centrale aux pyramides, mais, pour Kircher, elles ne jouent qu’un rôle limité. Kircher n’a jamais visité l’Égypte et, comme résident de Rome, il se fixe sur les obélisques dont il attribue l’invention à Hermès. Alors que les légendes arabes insistent sur le rôle joué par le premier Hermès, qui empêche le savoir adamique d’être détruit par le déluge en construisant les pyramides, Kircher insiste davantage sur le second, qui perpétue ce savoir après le déluge et le protège de futurs cataclysmes en construisant des obélisques. Bien que Kircher fasse référence aux légendes arabes du premier Hermès, il minimise leur importance en prétendant que le déluge a détruit les pyramides qu’il avait construites, ce qui rendit ses efforts inutiles. En tentant de concilier ses sources, Kircher semble faire un amalgame entre le deuxième et le troisième Hermès arabe, décrivant Trismégiste comme un homme originaire de l’Asie du Sud-Ouest qui voyage en Égypte où il devient célèbre 21.

19. T. FAHD, « Ibn Wahshiyya », in Encyclopédie de l’Islam, Leyde 1954-, s.v. Sur la façon dont Kircher utilise Ibn Wahshiyya, voir D. STOLZENBERG, « Egyptian Oedipus », art. cit., p. 259-260. 20. U. HAARMAAN, « Medieval Muslim Perceptions of Pharaonic Egypt », dans A. LOPRIENO (éd.), Ancient Egyptian Literature. History and Forms, Leyde 1996, p. 605-627 ; M. COOK, « Pharaonic History in Medieval Egypt », Studia Islamica 57 (1983), p. 67-103 ; L. NEMOY, « The Treatise on Pyramids », art. cit. ; M. PLESSNER, « Hermes Trismegistus and Arabic Science », Studia Islamica 2 (1954), p. 49-59 ; A. FODOR, « The Origins of the Arabic Legends of the Pyramids », Acta Orientalia Academiae Scientiarium Hungaricae 23 (1970), p. 335-363. 21. En ce qui concerne la version de Kircher d’Hermès Trismégiste, voir A. KIRCHER, Obeliscus, op. cit., p. 2-32, 79-88, et A. KIRCHER, Oedipus, op. cit., vol. II, pars 1, p. 42-80, vol. II, pars 2, p. 142-50.

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Mais les libertés que Kircher prend avec ces récits sont tout au plus des variantes sur les thèmes principaux développés par les auteurs arabes. Le récit de Kircher, dont l’argument principal est la transmission du savoir avant et après le déluge, et qui décrit Hermès Trismégiste comme l’inventeur des monuments égyptiens, ayant pour rôle de préserver le savoir contre des forces hostiles, prend clairement pour modèle les légendes arabes. En prenant comme point de départ des sources arabes auparavant inconnues des auteurs européens, il raconte une histoire d’Hermès Trismégiste et des origines de la prisca theologia qui est bien différente de celle qui la précède en Europe. Il est vrai que l’utilisation par Kircher de ces textes n’a pas produit un récit plus exact que celui des versions européennes qui l’avaient précédé. Il faut tout de même voir en lui un pionnier de l’étude d’un corpus important de sources arabes. Ces textes présentent de nombreux problèmes en tant que preuve historique : ils demandent une approche critique beaucoup plus soutenue que celle de Kircher. Cependant, ils ont une grande valeur, parce qu’ils éclairent la culture médiévale arabe et aussi parce qu’ils préservent de vieilles traditions antiques tardives. En livrant ces textes aux lecteurs européens, Kircher anticipe des chercheurs modernes, comme Julius Ruska, Richard Reitzenstein et Walter Scott, qui, au début du XXe siècle, ont étendu le champ d’étude de la littérature hermétique antique en ajoutant des sources arabes aux sources grecques et latines traditionnelles 22. Kircher, dans une large mesure, est redevable de sa connaissance des traditions arabes à Ecchellensis : c’est celui-ci qui a apporté le traité de Suyûtî d’Afrique du Nord à Rome et a aidé Kircher à en préparer une traduction, ainsi que celle d’autres textes. IV. Le monde méditerranéen de l’érudition On cherchera en vain le nom d’Abraham Ecchellensis dans les études existantes sur Athanasius Kircher, et cette absence indique un problème plus large. Ecchellensis n’est pas le seul savant orientaliste à avoir aidé Kircher à publier des travaux qui dépassaient de loin ses capacités individuelles. Giovanni Battista Iona, par exemple, un Juif converti de Safed qui a étudié au Collège des Néophytes à Rome et qui, comme Ecchellensis, devint scriptor à la Bibliothèque du Vatican et professeur de langue orientale à La Sapienza, a assisté Kircher dans ses études de l’hébreu 23. Mais, tout comme celles d’Ecchellensis, ses contributions sont ignorées dans les études sur Kircher. Leur absence reflète plus généralement la marginalisation de la philologie orientale dans l’histoire intellectuelle de l’époque moderne, bien que celle-ci tienne

22. J. RUSKA, Tabula Smagdarina : Ein Beitrag Zur Geschichte Der Hermetischen Literatur, Heidelberg 1926 ; R. REITZENSTEIN, Die hellenistischen Mysterienreligionen, ihre Grundgedanken und Wirkungen, Leipzig 1910 ; W. SCOTT, A. S. FERGUSON (éd.), Hermetica : The Ancient Greek and Latin Writings Which Contain Religious or Philosophical Teachings Ascribed to Hermes Trismegistus, 4 vol., Oxford 1926-1936. 23. A. KIRCHER, Obeliscus, op. cit., p. g2v ; A. KIRCHER, op. cit., vol. I, p. b2r. Voir également A. KIRCHER, op. cit., vol. II, pars 2, 238. Sur Iona, voir l’introduction de J. CARMIGNAC (éd.), Évangiles de Matthieu et de Marc traduits en hébreu en 1668 par Giovanni Battista Iona retouchés en 1805 par Thomas Yeates, Turnhout 1982.

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une place très importante pour les érudits du XVIIe siècle, pour lesquels elle représente l’avant-garde de la recherche humaniste. La carrière d’Abraham Ecchellensis offre une perspective différente. Avec une ferveur que l’on n’a plus vue depuis le XIIIe siècle, les Européens du XVIIe siècle cherchent de nouvelles sources de savoir dans l’Orient. Ils pensent qu’en apprenant les langues orientales, et en retrouvant d’anciens manuscrits enfouis dans les célèbres bibliothèques du Caire et de Damas, ils peuvent créer une révolution du savoir historique. Au moment même où les Européens espèrent, pour utiliser l’expression de Bacon, une « grande instauration » des sciences naturelles et de la philosophie, il existe une espérance similaire dans l’étude de l’Antiquité. Les travaux de Kircher, d’Ecchellensis, et d’autres orientalistes modernes, constituent une nouvelle et profonde imagination du passé, à une époque où la conquête philologique de la littérature orientale repousse les frontières de l’Antiquité au-delà du monde gréco-romain. À l’époque moderne, le monde de l’érudition est un monde méditerranéen et dépend de la circulation de textes et de personnes entre l’Est et l’Ouest. L’histoire de ces philologues de l’Orient fait partie de l’histoire de l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe moderne et devrait donc y être intégrée.

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Introduction 1 Si, à la fin de la Renaissance, on connaissait en Europe la tradition grammaticologique du monde arabe 2, on ignorait tout de sa tradition lexicographique. Le premier vocabulaire d’arabe en latin à être publié avec des caractères arabes, le Lexicon Arabico-Latinum de François Raphelengien, est paru en 1613, mais l’auteur était mort en 1597. Ses sources principales avaient été un glossaire latino-arabe qui datait du XIIe siècle, ainsi que le Vocabulista aravigo en letra castellana de Pedro de Alcalá, publié à Grenade en 1505 3. Car il y avait peu de bibliothèques occidentales qui possédaient les œuvres lexicographiques classiques – le Sahâh al-lugha d’al-Jawharî, le Mujmal d’Ibn Fâris, le Mughrib d’al-Mutarrizî, le Takmîla d’al-Saghânî, et surtout le Qâmûs d’al-Fîrûzâbâdî 4. La situation change complètement au XVIIe siècle. L’histoire de la lexicologie arabe en Europe devient alors forcément l’histoire de la découverte des dictionnaires arabes monolingues. D’un côté, on commence à acheter, soit dans le monde ottoman, soit à Venise, des vocabulaires arabo-turcs et arabo-persans, qui s’inspirent des dictionnaires monolingues. Et de l’autre, on en collectionne les versions originales. Ce développement est bien illustré par le cas de Thomas Erpenius, élève de Joseph-Juste Scaliger à Leyde, et ami des fils (et héritiers) de Raphelengien, qui lui demandent de corriger le lexique laissé par leur père et de le préparer pour la presse. Erpenius avait étudié l’arabe en Angleterre, en 1608-1609, avec l’arabisant anglais William Bedwell, et surtout en France, en 1610-1611, avec le copte Abudacnus et

1. Nous tenons à remercier le Père Awad Wadi et la Bibliothèque du Centre d’Études Orientales Chrétiennes des Pères Franciscains au Caire. 2. L’étude fondamentale de la connaissance européenne des grammaires arabes reste toujours la thèse de doctorat non publiée de R. JONES, « Learning Arabic in Renaissance Europe (1505-1624) », Londres, School of Oriental and African Studies, University of London, 1988. Voir aussi A. HAMILTON, « Arabic Studies in Europe », dans K. VERSTEEGH (éd.), Encyclopedia of Arabic Language and Linguistics, vol. I A-Ed, Brill, Leyde 2006, p. 166-72. 3. A. HAMILTON, « “Nam tirones sumus.” Franciscus Raphelengius’ Lexicon Arabico-Latinum (Leiden 1613) », dans M. DE SCHEPPER, F. DE NAVE (éd.), Ex Officina Plantiniana. Studia in memoriam Christophori Plantini (ca.1520-1589), Vereeniging der Antwerpsche Bibliophielen, Anvers 1989 [= De Gulden Passer, p. 66-67, 1988-1989], p. 557-589. 4. J. A. HAYWOOD, Arabic Lexicography. Its History, and its Place in the General History of Lexicography, 2nde éd., Leyde 1965, p. 68-89.

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le diplomate marocain Ahmad ibn Qâsim al-Hajarî. En peu de mois il est parvenu à compiler une grammaire arabe qui ne sera dépassée qu’au XIXe siècle. C’est avec cette grammaire que les fils de Raphelengien espèrent publier le vocabulaire de leur père. Avant de rentrer aux Pays-Bas, où il sera nommé professeur d’arabe à l’université de Leyde, Erpenius essaye de rejoindre le Proche-Orient. À Venise, où il attend en vain un navire pour Constantinople dans le printemps de 1612, il achète un exemplaire d’al-Akhtarî, vocabulaire arabo-turc du lexicographe ottoman Mustafâ ben Shamsaddîn al-Qarahisârî, datant de 1545 et fondé non seulement sur une bonne partie des dictionnaires monolingues (le Sahâh, le Mughrib, le Mujmal, et le Takmîla) mais aussi sur un des meilleurs dictionnaires arabo-persans, le Dustûr al-lugha. Et c’est peut-être à Venise – ou ailleurs au cours d’un voyage qui l’a amené à consulter les grandes collections de manuscrits arabes qui se trouvaient en Europe – qu’Erpenius a pu acheter encore, outre une œuvre mutilée et sans titre, un vocabulaire arabo-turc, le Mirqât al-lugha (tiré du Qâmûs et du Sahâh), et à consulter, mais non pas à acheter (ce qu’il ne fera que beaucoup plus tard), un exemplaire du Qâmûs lui-même 5. Grâce à ces découvertes, Erpenius réussit à fournir un appendice de 68 pages au lexique de Raphelengien rempli de corrections. C’était un moment décisif dans l’évolution des vocabulaires arabes en Europe. Dorénavant, les collectionneurs commencent à apprécier les dictionnaires arabes. À Milan, sous l’impulsion du Cardinal Federigo Borromeo, une collection de manuscrits lexicologiques se forme à la fondation de la bibliothèque Ambrosienne, qui permettra à Antonio Giggei de compiler un lexique en quatre volumes tiré en grande partie du Qâmûs et du Sahâh, mais aussi d’al-Akhtarî et d’autres dictionnaires et commentaires coraniques. Il paraîtra en 1632. I. Ecchellensis lexicologue Le manuscrit du Nomenclator arabico-latinus, le lexique arabo-latin d’Abraham Ecchellensis actuellement à la Bibliothèque nationale de France (Ms Arabe 4345), comporte 337 feuillets écrits des deux côtés et presque 7 000 mots arabes rangés en ordre alphabétique selon la tradition européenne 6. Nous n’avons aucun renseignement sur la date exacte de l’œuvre. Ecchellensis, qui y a travaillé longtemps avant de l’offrir à Pierre Séguier 7, a dû écrire sa dédicace au chancelier pendant son deuxième séjour à Paris, entre 1646 et 1651 8, lorsqu’il en était le protégé et l’employé dans sa bibliothèque. Ces dates bien approximatives nous permettent de placer ce lexique entre celui de

5. A. HAMILTON, « “Nam tirones sumus” », art. cit., p.581-584. 6. M. MOUBARAKAH, « Le “Nomenclator Arabico-Latinus” d’Abraham Ecchellensis (Ibrâhîm al-Hâqilânî) (Paris Arabe 4345) », Parole de l’Orient 22 (1997), p. 419-439, donne une description du manuscrit. 7. Nomenclator arabico-latinus, MS Arabe 4345, [dorénavant N] f. 3r.-v. : « Haec apud me dudum meditanti Arabico-latinus occurrit Nomenclator ab ipsa florescente elaboratus aetate, nunc vero auctior, correctiorque redditus, quo nihil profecto inpraesens magis opportunum, aut acommodum mihi obvenire potuisse duxi, quippe qui abunde vernaculas exhibet voces, et meae professionis vocabula suppeditat, quibus, si non pareo, quod fieri nequit, aliquatenus saltem tibi pro tot beneficiis in me collatis rependi possunt gratiae, quas non libenter sed libentissime tibi debeo, et quamdiu vixero fatebor. » 8. M. MOUBARAKAH, art. cit., p. 422, propose la date de 1650.

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Giggei et celui, infiniment plus important, de Jacobus Golius, successeur d’Erpenius à la chaire d’arabe à l’université de Leyde. Le Lexicon Arabico-Latinum de Golius, daté de 1653, tiré des dictionnaires d’al-Firûzâbâdî, d’al-Jawharî, d’al-Zamakhsharî et d’Ibn Fâris, et d’une quantité de vocabulaires arabo-turcs et arabo-persans, ne sera dépassé, comme la grammaire d’Erpenius, que deux cents ans plus tard. Les années pendant lesquelles Ecchellensis travaillait à son lexique étaient pour lui des années de recherche plus ou moins intensive dans les fonds arabes et syriaques en Italie et en France 9. Non seulement il possédait lui-même une collection de livres et de manuscrits 10, mais il a dû aussi se familiariser avec les bibliothèques pendant son premier séjour à Rome, lorsqu’il étudiait au Collège des maronites, entre 1620 et 1625, puis lorsqu’il y enseignait le syriaque et l’arabe et qu’il préparait son doctorat au Collegio Romano – époque où il expertisa la collection de manuscrits arabes offerts à la bibliothèque du Vatican par un autre maronite, Victor Scialac 11. Nommé professeur d’arabe et de syriaque à Pise par le grand-duc de Toscane de 1633 à 1636, il eut l’occasion de connaître les bibliothèques de Florence, et à partir de 1636, de continuer ses recherches dans celles de Rome en tant que professeur d’arabe et de syriaque à l’université papale, conseiller de la Propaganda Fide (qui le consultait déjà en 1624), et ami de Lucas Holstenius, le bibliothécaire de Francesco Barberini. En outre, pendant son premier séjour parisien, entre 1640 et 1642, Ecchellensis avait pu consulter la collection royale, et par la suite, à partir de 1646, il examina les manuscrits orientaux dans les collections du Cardinal Mazarin, du chancelier Pierre Séguier et de Gilbert Gaulmin. Ecchellensis connaissait donc mieux que personne une bonne partie des collections arabes en France et en Italie. Il avait aussi déjà eu des rapports avec la lexicologie à Rome. En 1639, en tant que conseiller de la Propaganda Fide, il fut chargé d’examiner et d’approuver le vocabulaire du franciscain Domenicus Germanus de Silésie au couvent de S. Pietro in Montorio. Vocabulaire de l’italien (et du latin) en arabe (non vocalisé), cette Fabrica Linguae Arabicae, publiée à Rome, reste une œuvre importante. Elle a été corrigée et revue en 1878, et republiée à Jérusalem par les Gardiens de la Terre Sainte avec le titre de Dizionario italiano-arabo. Son succès fut tel qu’elle a continué à paraître dans le monde arabe jusqu’à nos jours. Avec un choix de mots arabes très vaste et tout à fait différent des vocabulaires de Giggei et de Golius, le lexique était surtout destiné aux missionnaires, et il reste d’une grande utilité pour la terminologie théologique chrétienne. L’auteur, né à Schnurgast en Silésie en 1588, et

9. P. J. A. N. RIETBERGEN, « A Maronite mediator between seventeenth-century Mediterranean cultures : Ibrâhîm Al-Hâkilânî, or Abraham Ecchellense (1605-1664) between Christendom and Islam », Lias 16 (1989), p. 13-41, en particulier p. 21-31. 10. La collection d’Ecchellensis a été utilisée par Ludovico Marracci à Rome lorsqu’il préparait sa traduction du Coran. Voir Lodovico MARRACCI, Prodromus ad Refutationem Alcorani…in quatuor partes divisus, Typographie de la Propagande, Rome 1691, p. 7. Ecchellensis lui-même nous donne une idée non seulement des livres qu’il possédait, mais aussi des bibliothèques qu’il avait consultées dans son « Index operum auctorum » à la fin de la deuxième partie de sa réponse à John Selden, De origine nominis papae, nec non de illius proprietate in Romano Pontifice adeoque de eiusdem primatu contra Ioannem Seldenum Anglum. Pars altera, Rome 1660, signature.rrr4v.-xxx2v. 11. B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume.

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devenu franciscain en 1624, avait fait des études à Rome sous l’arabisant Tommaso Obicini da Novara, et avait vécu en Palestine de 1630 jusqu’à 1634 ou 1635 12. En 1652, après d’autres séjours au Moyen-Orient, il est nommé bibliothécaire à l’Escorial où il complètera une traduction remarquable du Coran, destinée à rester manuscrite. II. Les sources du Nomenclator Grâce à la richesse de ses connaissances, Ecchellensis était bien placé pour apporter une contribution considérable à la lexicologie arabe en Europe. Mais quelles étaient les sources principales du Nomenclator ? À une seule exception près, Ecchellensis n’en parle pas, ni dans sa préface ni dans le texte de son vocabulaire. Nous pouvons faire pourtant des hypothèses, et dans plusieurs cas nous pouvons passer à des certitudes. Commençons avec ses prédécesseurs en Europe. Comme Giggei, Ecchellensis annonce la subdivision des lettres en nommant les deux premières lettres en latin, ainsi Te ante Dal, mais, en suivant le système arabe, il ajoute en arabe ‫ﻓﺼﻞ ﺍﻟﺘﺎﺀ ﺑﺎﻟﺪﺍﻝ ﺕ ﺩ‬. A-t-il aussi été influencé par Domenicus Germanus de Silésie ? On trouve plusieurs mots en commun. Mais le franciscain travaillait de l’italien vers l’arabe et non pas de l’arabe vers l’italien (ou le latin), et de plus il offrait un choix de mots arabes bien supérieur à celui d’Ecchellensis. D’habitude, ce dernier ne choisissait qu’un mot en arabe (parfois suivi par des phrases et des exemples), tandis que Germanus en donnait au moins deux et souvent plus. Pour « immortel », par exemple, il fournit trois possibilités 13 en arabe. Il en fait autant pour « Pâques » 14, et pour « invisible » il en fournit huit 15. Mais l’indice le plus significatif de l’influence du franciscain est, comme on le verra, la prédominance de mots chrétiens. Venons-en maintenant aux sources arabes. La seule qui soit citée spécifiquement par Ecchellensis est le Kitâb al-amthâl, une collection de proverbes, attribués à Abû ʽUbayd, que Thomas Erpenius avait publiée à Leyde en 1614, sous le titre de Proverbiorum Arabicorum centuriae duae, ab anonymo quodam Arabe collectae et explicatae cum interpretatione latina et scholiis 16. Des trois références au Kitâb al-amthâl dans le Nomenclator, pourtant, il n’y en a que deux que l’on retrouve dans la version publiée, ce qui porte à penser qu’Ecchellensis a utilisé un manuscrit 17. Et, effectivement, la troisième citation se trouve dans le MS Arabe 3969 de la Bibliothèque Nationale de France 18. Or ce manuscrit, qui faisait partie de l’ancien fonds de la

12. G. GRAF, Geschichte der christlichen arabischen Literatur, vol.4, Città del Vaticano 1951, p. 176-178. 13. Domenicus Germanus DE SILESIA, Fabrica Linguae Arabicae, Rome 1639, p. 550. 14. Ibidem, p. 746. 15. Ibidem, p. 623. 16. J. FÜCK, Die arabischen Studien in Europa bis in den Anfang des 20 Jahrhunderts, Leipzig 1955, p. 6162. 17. N, f. 111v., 146v. et 246r. Pour la citation à f. 146v, voir Thomas ERPENIUS, Proverbiorum Arabicorum centuriae duae, ab anonymo quodam Arabe collectae et explicatae cum interpretatione latina et scholiis, Leyde 1615, p. 40 (Centuria I, prov. LIII) et pour celle à f. 246r, voir p. 104 (Centuria II, prov. LXII). 18. BNF, MS Arabe 3969, f.35r.

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bibliothèque 19, a été copié à Rome en 1581 par Domenico Sirleto, un converti tunisien qui avait étudié au Collège des Néophytes de 1577 jusqu’à sa mort en 1587 20. À un moment donné, le manuscrit avait appartenu au melkite alépin Boutros Di’b, nommé professeur au Collège royal en 1667 21. Mais il est très probable qu’avant cela il ait été la propriété d’Ecchellensis, comme un autre manuscrit copié par Sirleto, un vocabulaire arabo-latin qui contient des corrections de sa main et qui est actuellement à la bibliothèque Vaticane 22. Très souvent le choix de mots d’Ecchellensis semble être un reflet de ses connaissances, lectures et publications hétérogènes 23. Il y a plusieurs mots scientifiques – plantes, maladies, animaux – qui font penser à une de ses premières publications, la traduction d’al-Suyûtî, De proprietatibus, ac virtutibus medicis, animalium, plantarum, ac gemmarum, tractatus triplex, auctore Habderrahmano Asiutensis Aegyptio (Paris 1647). Dans le texte publié d’al-Suyûtî, nous retrouvons plusieurs mots – tels que « hibou » (« bubo ») et « hérisson » (« herinaceus ») parmi les animaux 24, « noisette » (« avellana, nux pontica ») et « coriandre » (« coriandrum ») parmi les plantes 25 – qui reviennent dans le vocabulaire d’Ecchellensis. Mais le Nomenclator contient aussi d’autres termes botaniques, comme le mot arabe, fort peu habituel, pour « pepus citreus, citrinus », une espèce de concombre (‫ )ﺧﻴﺎﺭﺓ‬26, qui font penser à un usage ultérieur de manuscrits. Il y a aussi une terminologie biblique, dont les noms de prophètes et de patriarches de l’Ancien Testament tels que Moïse, David, Abraham, Isaac, Jérémie, et Isaïe, qui nous rappelle que, juste pendant ces années-là, Ecchellensis participait à la préparation de la Bible de Le Jay. Le Nomenclator, pourtant, prend une saveur “orientale” du fait que certains mots sont suivis par de longues citations en arabe (et sans traduction) qui illustrent leur emploi mais dont la source n’est pas indiquée. D’où viennent-elles ? Nous avons pu constater que la presque totalité de ces citations provient d’une seule source, le Qâmûs d’al-Fîrûzâbâdî. Lorsqu’Ecchellensis travaillait dans les fonds arabes de France et d’Italie, le Qâmûs y était accessible. La bibliothèque du Vatican, par exemple, en possédait un

19. Baron DE SLANE, Catalogue des manuscrits arabes [de la Bibliothèque Nationale], Paris 1883-1895 p. 645. 20. G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche sulla formazione del più antico fondo dei manoscritti orientali della Biblioteca Vaticana, Città del Vaticano 1939, p. 407-410. Voir aussi R. JONES, « Learning Arabic », art. cit., p. 88-89. 21. N. GEMAYEL, Les échanges culturels entre les Maronites et l’Europe. Du Collège Maronite de Rome (1584) au Collège de ‘Ayn-Warqa (1789), Beyrouth 1984, vol. 1, p. 249, où il est considéré (à tort) comme maronite. Cf. B. HEYBERGER, « De l’image religieuse à l’image profane ? L’essor de l’image chez les chrétiens de Syrie et du Liban (XVIIe-XIXe siècle) », dans B. HEYBERGER, S. NAEF (dir.), La multiplication des images en pays d’Islam, Orient-Institut, Istanbul 2003, p. 38. Le nom peut être Di’b (Dipy chez Gemayel) ou Diyâb. 22. Biblioteca Apostolica Vaticana, MS Vat.Ar. 185. Voir G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 429-430. 23. N. GEMAYEL, op. cit., p. 299-304. Sur la culture scientifique d’Abraham Ecchellensis, voir aussi G. GOBILLOT, « Abraham Ecchellensis, philosophe et historien des sciences », dans ce volume. 24. N, f. 57r. et 261v. Cf. De proprietatibus, ac virtutibus medicis, animalium, plantarum, ac gemmarum, tractatus triplex, auctore Habderrahmano Asiutensis Aegyptio, Paris 1647, p. 133-135 et 113-115. 25. N, f. 56r. et 59r. Cf. De proprietatibus, op. cit., p. 140-142 et 11. 26. N, f. 111v.

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exemplaire acheté en Orient par le missionnaire maltais Leonardo Abel, exemplaire entré dans la bibliothèque papale avec les autres manuscrits de celui-ci peu après 1610, l’année de sa mort 27. Quelques années plus tard, bien avant 1631, c’est la bibliothèque du Collège des maronites à Rome qui en possédait un exemplaire 28, et encore plus tard nous en retrouvons un autre dans la bibliothèque du Collège des maronites à Ravenne (qu’Ecchellensis consultera) 29. Le Qâmûs, en outre, est cité largement dans d’autres manuscrits copiés par Domenico Sirleto et actuellement à la bibliothèque Vaticane 30. Quel qu’ait été le manuscrit du Qâmûs utilisé par Ecchellensis, les exemples qu’il en tire sont nombreux. Pour le mot ‫ ﺟﺮﻱ‬31, pour ‫ ﻏﺒﻴﺔ‬32, pour ‫ ﻋﻄﺎ‬33, pour ‫ ﻋﺼﺎ‬34, pour ‫ ﺷﻜﺎ‬35, pour ‫ ﺭﺟﺎ‬36, pour ‫ ﻗﻄﺎ‬37, pour ‫ ﻗﻨﺎ‬38, pour ‫ ﺭﺛﻴﺔ‬39, pour ‫ ﻗﺒﺎ‬40, pour ‫ ﻏﻨﺎ‬41, pour ‫ ﻏﻔﺎ‬42, pour ‫ ﻏﺪﺍ‬43, nous trouvons des citations directes et plus ou moins longues du dictionnaire monolingue qui avait contribué à la transformation de la lexicologie arabe en Europe. III. L’organisation du Nomenclator Si l’on compare le vocabulaire d’Ecchellensis aux vocabulaires européens contemporains, on est frappé par le caractère arbitraire de son organisation. Parfois, Ecchellensis semble ignorer les racines. À partir de Raphelengien, les lexicographes occidentaux ont tous essayé d’observer un système de racines, qui reste toujours en vigueur aujourd’hui. Chez Ecchellensis, pourtant, un mot tel que ‫ﺍﺑﺘﺪﺇ‬, « commencement », est rangé sous l’alif au lieu du ba pour ‫ ﺑﺪﺃ‬44. Parfois aussi, il ne fait aucune distinction entre l’article ou une préposition et la première lettre du mot en question. Pour des raisons inexplicables ‫ «( ﺍﻟﺴﺮﺍ‬arridentia, prospera »), est rangé sous l’alif au lieu du sin 45, tandis que ‫ «( ﺍﻟﺬﻱ ﻻ ﻳﺮﻱ‬invisibilis ») et ‫ «( ﺍﻟﺬﻱ ﻻ ﻳﻤﻮﺕ‬immortalis ») sont aussi

27. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 232. 28. N. GEMAYEL, op. cit., vol. 1, p. 189. 29. N. GEMAYEL, op. cit., vol. 2, p. 972-973. 30. Biblioteca Apostolica Vaticana, MSS. Vat. Ar. 194, 304, 329-31. Voir G. LEVI p. 432. 31. N, f. 79r. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, Al-Qâmûs al-muhît, Beyrouth 1998, p. 1280. 32. N, f. 221v. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1316-1317. 33. N, f. 210r. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1312-1313. 34. N, f. 208v. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1312. 35. N, f. 171v-172r. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1301. 36. N, f. 129r. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1287. 37. N, f. 257v.-258r. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1325. 38. N, f. 261v. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1326. 39. N, f. 128r. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1286-1287. 40. N, f. 249r. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1323. 41. N, f. 231r.-v. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1319. 42. N, f. 228v. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1318. 43. N, f. 222v. Cf. AL-FÎRÛZÂBÂDÎ, op. cit., p. 1317. 44. N, f. 7r. 45. N, f. 36v.

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VIDA, op. cit.,

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sous l’alif 46. D’autre part, Ecchellensis donne souvent les formes grammaticales fondamentales – première personne du singulier, troisième personne du masculin singulier, et troisième personne du masculin duel de l’indicatif de l’acccompli. À quelques mots près, le lexique est soigneusement vocalisé. Tandis que la vocalisation et l’orthographe correspondent généralement à l’arabe classique, il a été démontré qu’elles ne sont pas toujours correctes 47. Certaines formes verbales, comme ‫ ﺳﻤﻊ‬48, sont doublement vocalisées, et dans d’autres cas la vocalisation est douteuse. En ce qui concerne l’orthographe, la hamzah est parfois mal placée, surtout lorsqu’elle apparaît sur l’alif initial des formes verbales, et l’on trouve des formes non classiques, par exemple ‫ ﺍﻭﻟﺔ‬comme unique forme féminine de ‫ ﺍﻭﻝ‬49, qui rappellent une influence régionale ou dialectale 50. IV. Un vocabulaire chrétien Une des caractéristiques les plus frappantes du Nomenclator est un choix presque exclusif de termes chrétiens. Il est bien rare de trouver une terminologie islamique. Sous ‫ﻳﻜﺒﺮ‬, ‫ﻛﺒﺮ‬, Ecchellensis écrit « Magnificae, illustrare. Mahometani hoc utantur vocabula ad exprimendos conclamationes, et clamores pro victoria parta, aut felici aliquo successu » 51. Sous ‫ ﻣﻜﺔ‬nous lisons : « Meccha, urbs Mahometi pseudoprophetae natalibus infamis » 52. Mais ce sont des exceptions. D’habitude, des mots dont il existe des significations strictement islamiques, comme ‫ﺯﻛﺎﺓ‬, n’obtiennent que des significations chrétiennes. Dans ce cas-ci, nous avons « puritas, animi candor, innocentia » 53, mais il n’est pas question d’aumône. D’autre part, les fêtes chrétiennes, telles que Pâques, ‫ ﻋﻴﺪﺍﻟﻜﺒﻴﺮ ﺍﻭ ﻋﻴﺪ ﺍﻟﻘﺎﻣﺔ‬54, les sacrements, tel que la confirmation, ‫ﺗﺜﺒﻴﺖ‬, et des termes plus généraux comme la Trinité, ‫ ﺗﺜﻠﻴﺖ‬55, l’incarnation, ‫ ﺗﺄﻧﺲ‬56, la vertu du Saint-Esprit (‫ﺗﺎﺑﺪ ﺭﻭﺡ ﺍﻟﻘﺪﺱ‬, « virtus spiriti sancti ») 57, et des dérivés de ‫ﺑﺸﺮ‬, « evangelizare », « evangelizari », « evangelium », « evangelista » 58,

46. N, f. 36v. 47. Voir les importantes observations linguistiques de M. MOUBARAKAH, art. cit., p. 424-427. 48. N, f. 158r. 49. N, f. 42v. 50. Un phénomène qui a été relevé dans l’œuvre linguistique d’autres maronites contemporains par G. TROUPEAU, « Réflexions sur la “Grammaire arabe des Maronites” », Annales de l’Institut de lettres orientales 7 (1993-1996), p. 187-197. 51. N, f.265r. « Les Mahométans emploient ces mots pour exprimer des cris et des clameurs pour une victoire remportée ou pour un autre heureux succès ». 52. N, f. 303v. « La Mecque, ville décriée comme lieu de naissance du pseudoprophète Mahomet ». 53. N, f. 145r. 54. N, f. 219r. 55. N, f. 60r. 56. N, f. 59r. 57. N, f. 59v. 58. N, f. 51v.

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sont tous définis soigneusement. Il n’y a aucune mention du nom du Prophète, mais bien de celui de Jésus 59, « Jésus Nazarenus » 60, et du Christ 61. V. Le Nomenclator et le Coran Malgré le fait que le Nomenclator soit inutilisable pour des lecteurs de textes islamiques, Ecchellensis connaissait très bien les trois principaux traducteurs du Coran de son époque. Nous avons déjà parlé de ses rapports avec Domenicus Germanus de Silésie. C’était aussi en tant qu’employé de la Propaganda Fide à Rome qu’Ecchellensis fréquentait presque journellement Ludovico Marracci, dont la traduction célèbre du Coran sortira longtemps après la mort du maronite mais a duré tant d’années que celui-ci aurait pu en être informé. Et surtout, il semble fort probable qu’Ecchellensis ait participé à la traduction en français du Coran par André Du Ryer. Nous savons que les deux hommes se connaissaient, et qu’ils échangaient des manuscrits 62. Or, quoique sa traduction ait bien des défauts, Du Ryer a été le premier traducteur du Coran à indiquer, dans des notes marginales et dans le texte, certaines significations tirées de commentaires islamiques, les tafsîr, qui étaient en contraste avec les traductions traditionnelles chrétiennes. Deux exemples, qui ont été soulignés par David Durand dans ses Eclaircissemens sur la religion mahométane publiés en appendice à sa traduction française de la De religione mohammedica d’Adrianus Relandus 63, suffisent pour nous donner une idée du problème. Le mot jinn, qui se trouve dans le titre de la sourate 72 et ailleurs dans le texte du Coran, avait toujours été traduit par « démon », ce qui permettait aux ennemis de l’islam de dire que le Prophète avait des démons parmi ses adorateurs. C’est ainsi qu’on le trouve dans la traduction médiévale de Robert de Ketton publiée par Bibliander en 1543, et, encore plus récemment, dans le vocabulaire de termes coraniques, le Dictionarium Arabo-Latinum ex Alcorano et celebrioribus authoribus, qu’un autre maronite, Gabriel Sionite, avait préparé à Venise avec Victor Scialac et qui a été recopié par l’arabisant français Pierre Duval 64. Dans sa traduction du Coran, Du Ryer traduit le titre de la sourate 72 comme « le Chapitre des Démons », mais il ajoute : « Quelques Mahometans intitulent ce Chapitre des Esprits » 65. À vrai dire Du Ryer n’était pas le tout premier à envisager une traduction plus nuancée du mot. Chez Giggei on trouve déjà, sous ‫ﺍﻟﺠﻨﺔ‬, la signification « angeli, daemones » 66. Ecchellensis, pour sa part, donne pour ‫ﺟﻨﻮﻥ‬, ‫ﺟﻦ‬, ‫ ﺟﻨﺔ‬la traduction « spiritus, genius, daemon » 67.

59. N, f. 219r. 60. N, f. 319v. 61. N, f. 294r. 62. A. HAMILTON et F. RICHARD, André Du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth-Century France, Londres-Oxford 2004, p. 47, 164, 166. 63. A. RELANDUS, La religion des mahometans, La Haye 1721, p. 117, 132. 64. BNF, Ms Arabe 4338, p.129. 65. L’Alcoran de Mahomet, Paris 1647, p. 605. 66. A. GIGGEI, Thesaurus linguae arabicae, Milan 1632, vol. 1, col. 760. Sous ‫ﺍﻟﺠﻦ‬, pourtant, on trouve la signification « Daemones, et praecipue qui hominum consuetudine delectantur. » 67. N, f. 83r.

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L’autre mot qui suscitait des polémiques était sallâ (sourate 33 :56 : yusallûna). La traduction traditionelle était « prier », et on en concluait que Dieu et les anges priaient pour le Prophète, ce qui était interprété comme blasphématoire. Encore une fois, Du Ryer traduit la phrase « Dieu et les anges prient pour le Prophète », mais il ajoute dans une note marginale que dans le Tafsîr al-Jalâlayn on lit qu’ils « bénissent le Prophète » 68. La signification est donc bien différente, et il n’y a plus de blasphème. Sionite et Scialac, pourtant, traduisent ‫ ﻳﺼﻠﻲ‬comme « oravit » 69. Giggei donne, pour ‫ﺻﻼ‬, « oravit, preces fundit », et pour ‫ﺻﻠﻰ ﺍﷲ ﻋﻠﻰ ﺍﻟﻨﺒﻰ‬, « Misertus est Deus prophetae. Propitius illi fuit » 70. Chez Ecchellensis nous ne trouvons pour ‫ ﺻﻠﯽ‬que « orare, preces fundere » 71. Conclusion Bien qu’il semble que le Nomenclator ait été compilé surtout pour le propre usage de l’auteur, l’élégance extrême du manuscrit pourrait indiquer l’intention de la part d’Ecchellensis de le publier. Mais a-t-on jamais essayé de le faire ? Probablement pas. L’existence du lexique de Giggei et la parution imminente de celui de Golius qui allait dépasser tout ce qui existait en Europe rendaient un tel projet peu opportun. Après la mort de Séguier, dont les armes sont estampillées sur la belle reliure, le vocabulaire est passé dans la bibliothèque du duc de Coislin et de là, en 1732, à celle de SaintGermain-des-Prés avant d’arriver à la Bibliothèque Nationale en 1796. Il est fort peu probable que l’on ait essayé de l’utiliser, mais il reste un important témoignage des intentions d’Ecchellensis, à cheval sur la culture arabe et la culture européenne. Nous avons souligné la possibilité d’une influence de la part de Giggei et de Domenicus Germanus de Silésie – dans le premier cas, la subdivision des mots, dans le deuxième, le choix d’une terminologie surtout chrétienne. L’emploi du Qâmûs d’al-Fîrûzâbâdî, d’autre part, est tout à fait différent de l’usage qu’en faisaient les lexicologues européens. Chez Giggei, comme plus tard chez Golius, les exemples contenus dans le grand dictionnaire monolingue ont été assimilés dans le texte latin. Ecchellensis, par contre, ne fait aucun effort ni pour les traduire ni pour les sortir du texte original. Il donne plutôt des citations littérales entières. Pourquoi ? Faut-il penser à un de ces éléments de mystification que nous retrouvons aussi bien chez les orientalistes occidentaux que chez les chrétiens arabophones en Occident ? De nonnullis orientalium urbibus nec non indigenarum religione ac moribus tractatus brevis, l’appendice que Gabriel Sionite a ajouté à sa traduction latine d’al-Idrisî en 1619, peut servir d’exemple 72. Dans le chapitre où il est question de l’islam, Sionite

68. L’Alcoran de Mahomet, p. 117. 69. BNF Ms Arabe 4338, p. 325. 70. A. GIGGEI, Thesaurus, vol. 2, col. 1368. 71. N, f. 180v. 72. G. SIONITE, « De nonnullis orientalium urbibus nec non indigenarum religione ac moribus tractatus brevis », in Geographia Nubiensis…ex Arabico a Gabriele Sionita et Ioanne Hesronita, Paris 1619, p. 44. Voir aussi les éditions indépendantes de l’appendice de Sionite, Arabia, seu Arabum vicinarumque gentium Orientalium leges, ritus, sacri et profani mores, instituta et historiae publiées à Amsterdam en 1633 et 1635.

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cite un obscur écrivain ottoman, Ya’qûb ibn Sayyid ‘Alî, pour démontrer sa familiarité avec des sources islamiques. En réalité, il était mal renseigné sur l’islam, mais la présence dans son texte d’un nom musulman servait de pièce à conviction d’une valeur inestimable dans les yeux d’un public qui en savait encore moins que lui. Ecchellensis ne voulait-il pas aussi éblouir ses lecteurs européens en déployant sa connaissance de la littérature arabe avec une série de citations dont il ne donnait jamais la source ?

Le manuscrit ottoman est un commentaire de la sharîʽa, actuellement Bibliothèque Nationale de France, Ms Arabe 1249. ASCPF, SOCG 409, Memoriali, f. 457v (1645) : Giuseppe Maronio, appelé à examiner l’ouvrage d’Ecchellensis intitulé De primato Pietri, lui reproche le trop grand nombre de citations arabes du Concile de Nicée, et lui demande de les traduire en latin.

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LA GRAMMAIRE SYRIAQUE D’ECCHELLENSIS EN CONTEXTE Muriel DEBIÉ CNRS Institut de Recherche et d'Histoire des Textes

La grammaire syriaque est la première œuvre d’Ecchellensis et appartient encore à sa période de formation, avant la parenthèse romanesque que constitue son engagement au service de l’émir Fakhraddîn 1. Entre 1628, date de la publication de la grammaire, et 1641, où il fait paraître son Synopsis propositorum sapientiae arabum à Paris, on ne connaît de lui que des travaux non édités, mis à part les poèmes en arabe et syriaque inclus dans le Prodromus Coptus d’Athanasius Kircher à la fin de 1637 2. La précocité de cette première œuvre (il n’a que 23 ans), comme le choix de sa carrière ultérieure, puis son revirement pour s’adapter aux circonstances, montrent assez sa forte personnalité. Il est sans doute l’un des rares savants à avoir ajouté à son activité académique des exploits (assez brefs) de corsaire et un trafic de soie, d’armes et d’esclaves 3. Il avait déjà montré qu’il était doté d’une grande force de caractère quand il n’était encore qu’élève au Collège maronite, en intervenant auprès de la direction jésuite pour améliorer le traitement qui était réservé aux jeunes élèves maronites. Qu’il ait été choisi comme témoin pour des affaires entre l’envoyé du patriarche et un maronite de Rome montre aussi assez sa position centrale dans la communauté romaine, en dépit de son jeune âge, puisqu’il n’a alors que vingt ans. C’est durant cette première période de formation qu’il acquit une réputation de science dans les langues orientales en étant chargé dès 1625 de l’enseignement de l’arabe et du syriaque au Collège maronite et en publiant, en 1628, sa grammaire syriaque. Cela l’aida sans doute à ne pas tomber dans l’oubli après ses aventures et à refermer la parenthèse la plus agitée de sa vie en obtenant un poste de lecteur

1. B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume. 2. La bibliographie donnée par N. GEMAYEL, Les échanges culturels entre les Maronites et l’Europe. Du Collège Maronite de Rome (1584) au Collège de ‘Ayn Warqa (1789), Beyrouth 1984, vol. 1, p. 300, est sans doute à corriger sur ce point : il est peu probable qu’il ait copié L’introduction à la logique d’Avicenne sur un manuscrit du Vatican en 1633, année où il n’était pas à Rome. Et sa Responsio ad Censuras Rmi. Dni. Archiepicopi Jo. Esronitae… à propos du missel chaldéen, toujours inédite, a sans doute été rédigée entre le 15 janvier 1631 et son départ pour Saïda (15 juin 1631), non pas en 1634 : voir B. HEYBERGER, art. cit, et A. S. KHATER, « Abraham Ecchellensis controversiste : sa Responsio à Jean-Baptiste Hesronite à propos du missel maronite », dans ce volume. Pour sa coopération avec Kircher : D. STOLZENBERG, « Une collaboration dans la cosmopolis catholique : Abraham Ecchellensis et Athanasius Kircher », dans ce volume. 3. B. HEYBERGER, art. cit. Sur le rôle des corsaires européens dans le soutien des intérêts commerciaux des catholiques orientaux, voir Robert P. HADDAD, Syrian Christians in Muslim Society. An interpretation, Princeton 1970, p. 40-41.

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en langues orientales, d’abord à Pise puis à Rome. Son œuvre de jeunesse n’en est pas moins une contribution durable aux études syriaques, puisqu’elle sera utilisée longtemps et jusqu’aux extrémités du monde chrétien de langue syriaque, en Inde du Sud. I. Les enjeux de l’enseignement des langues orientales L’enseignement est devenu après le Concile de Trente (1545-1563) un enjeu pour l’Église romaine 4. Il s’agit de former à Rome des prêtres instruits, capables, une fois de retour dans leur pays, d’enseigner à leur tour et de soutenir en connaissance de cause la religion catholique. Toute une série de collèges « des nations » sont alors fondés à Rome et leur direction est confiée la plupart du temps à des jésuites, qui ont été parmi les plus actifs dans le mouvement de la contre-Réforme. Le premier collège créé est le Collège germanique qui se veut au cœur de la lutte contre le protestantisme en Allemagne. Puis suivent, en 1577, le Collège des Grecs, face à l’Orthodoxie, et le Collegium Ecclesiasticarum Adolescentium Neophytorum ac Transmarinorum, le Collège des Néophytes, destiné à éduquer les convertis d’origine juive et musulmane. Ce Collège accueillait aussi les chrétiens d’Orient qui appartenaient à des Églises dissidentes, arméniens et maronites compris, avant que ne soient créés des collèges spécifiques pour eux. Un Collège des Anglais voit le jour en 1579 pour faire pièce au protestantisme anglican. C’est à un combat contre l’ignorance, supposée être à la base de l’hérésie et du mouvement protestant, que préparent ces collèges qui doivent former les cadres religieux de l’Église romaine dans les nations concernées. La lettre programmatique d’Ignace de Loyola à Claude Le Jay, datée du 30 juillet 1552, concernant la formation des prêtres allemands au Collège germanique, dans la perspective de leur retour dans leur pays d’origine, donne une bonne idée de l’enseignement qui sera donné dans ces séminaires. Les séminaristes recevront d’abord une « connaissance approfondie des lettres latines, grecques et hébraïques. Ceux qui auront déjà étudié les humanités seront instruits dans la logique, la physique et les autres sciences supérieures et enfin dans la théologie » 5. La formation au grec et à l’hébreu, qui permettent de lire la Bible autrement que dans des traductions, et au latin, la langue liturgique, mais aussi diplomatique, de l’Église universelle, est considérée comme un préalable à l’enseignement des sciences et de la discipline noble par excellence, placée au sommet du cursus, la théologie. Les séminaristes reçoivent cette formation au Collège pontifical romain. S’agissant des chrétiens d’Orient, les enjeux sont un peu différents. S’il convient d’armer les futurs prêtres pour la lutte contre les menées des protestants au Levant et surtout contre les hérétiques et schismatiques orientaux, il faut aussi les préparer à la controverse avec les musulmans dont ils parlent la langue. Les chrétiens arabophones occupent donc une place particulière dans le dispositif de mission de l’Église romaine. Ils sont aux avant-postes dans cette double confrontation et sont en même

4. B. HEYBERGER, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique, École Française de Rome, Rome 1994, p. 140. 5. N. GEMAYEL, op. cit., t. 1, p. 16-17.

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temps les mieux à même de former à leur tour les Occidentaux qui seront envoyés en mission dans les pays arabophones. L’enseignement de l’arabe est donc essentiel dans cette perspective : il faut non seulement que ces très jeunes gens n’oublient pas, pendant leurs longues années d’étude à Rome, leur langue maternelle 6, mais encore qu’ils apprennent à l’écrire et à la parler autrement que dans sa forme dialectale. Il est important enfin qu’ils connaissent le syriaque ou l’arménien, qui sont leur langue maternelle et liturgique tout à la fois, pour qu’ils puissent officier, voire écrire, une fois de retour dans leur pays, mais aussi parce que l’Église avait besoin de savants capables de produire des bibles et des livres liturgiques qui circuleraient sous forme imprimée, dans des éditions contrôlées, expurgées de toute déviance. Dès l’année suivant la création du Collège des Néophytes, en 1578, l’arabe y est enseigné de manière régulière, sans doute autant à destination des jeunes musulmans convertis que des chrétiens orientaux, mais bientôt le syriaque vient élargir l’offre. L’enseignement des langues orientales ne semble cependant pas y avoir été continu, certains enseignants paraissant ne pas savoir les langues pour l’apprentissage desquelles ils avaient été recrutés 7 ! Des manuscrits syriaques apportés par les élèves y sont rassemblés. Ils entrent en 1662 dans les fonds de la bibliothèque Vaticane, vraisemblablement à l’initiative d’Abraham Ecchellensis. Les manuscrits orientaux constituent un formidable arsenal théologique dans la controverse entre catholiques et protestants. Dans les deux camps, on envoie des émissaires se procurer des manuscrits : face à la Vaticane se constitue la Bodléienne à Oxford 8. Parallèlement se développent des imprimeries orientales qui créent les caractères nécessaires à la diffusion des premières éditions et des travaux des orientalistes 9. La fondation, en 1584, par Grégoire XIII, d’un collège propre aux maronites est une reconnaissance du statut particulier de cette Église dans les relations avec l’Église romaine. C’est aussi une réponse à l’accroissement du nombre des jeunes maronites qui arrivent à Rome, à l’instigation à la fois de leur patriarche, soucieux de leur formation, et du cardinal Carafa, protecteur de la nation maronite, qui veut notamment trouver des correcteurs pour les livres syriaques qui seraient imprimés 10. Mais les premières constitutions du Collège maronite insistent surtout sur la nécessité pour les jeunes séminaristes d’apprendre le latin et l’italien qui sont les deux langues de l’Église. La pratique de l’arabe entre eux est interdite sauf les jours de fêtes. Un maronite est chargé cependant de leur enseigner l’arabe et le syriaque. Comme dans les autres collèges, ils suivent au Collège pontifical des études en sciences et en théologie

6. Ibidem, p. 50. 7. G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche sulla formazione del più antico fondo dei manoscritti orientali della biblioteca Vaticana (“Studi e Testi” 92), Città del Vaticano 1939, p. 405 8. G. DUVERDIER, « Les circonstances favorables à l’apparition d’impressions orientales pour l’Europe savante », dans C. ABOUSSOUAN (dir.), Le Livre et le Liban jusqu’à 1900, Unesco-Agecoop, Paris 1982, p. 187. 9. Sur l’histoire de l’imprimerie syriaque, voir désormais J. F. COAKLEY, Typography of Syriac : A Historical Catalogue of Printing Type, 1537-1958, Oak Knoll Press, New Castle (DE) 2006. 10. N. GEMAYEL, op. cit., t. 1, p. 34 ; P. RAPHAËL, Le Rôle du Collège Maronite Romain dans l’Orientalisme aux XVIIe et XVIIIe siècles, Université St-Joseph, Beyrouth 1950, chap. 2, p. 87-92 sur la vie et les œuvres d’Abraham.

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ou bien, pour les moins doués ou les plus âgés, en rhétorique, morale et dialectique 11. L’accent est davantage mis sur l’acculturation des jeunes gens dans l’Église romaine que sur le développement de leurs spécificités linguistiques et culturelles. L’apprentissage du syriaque et de l’arabe apparaît comme un enjeu d’identité religieuse au sein même de l’Église. Il semble qu’un certain laxisme dans ces apprentissages ait été noté et que les maronites aient réclamé qu’ils soient renforcés. Au-delà, c’est l’appartenance à l’Église maronite ou romaine qui se jouait aussi derrière ces questions d’enseignement des langues. Les heurts entre Abraham et la direction jésuite de l’établissement ne sont qu’un épisode dans un climat de tensions entre le patriarche maronite et la direction de l’établissement qui semblait encourager les jeunes gens à entrer dans la Compagnie de Jésus. Cet objectif des jésuites contredisait pourtant celui de la congrégation de la Propagande, qui, dès sa fondation en 1622, veilla à développer un clergé indigène. Le patriarche maronite avait tenté d’éloigner les Pères de la direction et c’est alors que se déroula la visite du Collège par les trois cardinaux protecteurs de la nation maronite 12, en 1629-1630. Il s’agissait de revoir les constitutions du Collège. À la demande des élèves et sans doute du patriarche, l’enseignement des deux langues arabe et syriaque fut maintenu et même renforcé. Mais en 1649, de nouveau, lors d’une autre visite demandée par le patriarche maronite, les deux mêmes problèmes sont évoqués : l’entrée chez les jésuites des jeunes maronites et le laxisme dans l’apprentissage des langues orientales. Deux professeurs, l’un pour l’arabe, l’autre pour le syriaque, sont nommés pour remédier au second problème 13. La formation dans ces langues participait donc d’un processus de construction identitaire qui n’était pas étranger au choix de l’ordre 14, et donc de l’Église, dans laquelle s’engageaient les jeunes gens. L’attachement d’Abraham Ecchellensis à l’enseignement des langues orientales relève de ce souci de soutenir la cause des maronites. II. Les grammaires syriaques aux XVIe et XVIIe siècles Il existe une vraie tradition grammaticale syriaque 15 et plusieurs auteurs anciens se sont illustrés dans l’étude de leur langue. Marquée par la logique aristotélicienne enseignée dans les écoles, la tradition grammaticale syriaque a été influencée dans une

11. N. GEMAYEL, op. cit., t. 1, p. 46 et S. TABAR, « Les relations de l’Église maronite avec Rome au siècle », Parole de l’Orient 9 (1979-1980), p. 255-276, ici p. 268. 12. Sur la nomination de ces cardinaux en 1624, voir S. TABAR, art. cit., p. 257. 13. S. TABAR, art. cit., p. 268. 14. Il est précisé dans la réforme de 1630 que les jeunes maronites peuvent entrer dans l’ordre maronite des moines antonins sans avoir à demander de permission particulière au Saint-Siège. Voir S. Tabar, art. cit., p. 268. 15. A. MERX, Historia artis grammaticae apud Syros, Leipzig 1889 ; J. WATT, « Grammar, rhetoric and the enkyklios paideia in Syriac », Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft 143 (1993), p. 45-71 ; R. TALMON, « Foreign influence in the Syriac grammatical tradition », dans S. AUROUX, E. F. K. KOERNER, H.-J. NIEDEREHE, K. VERSTEEGH (éd.), History of the Language Sciences, Geschichte der Sprachwissenschaften, Histoire des sciences du langage. An international Handbook on the Evolution of the Study of Language from the Beginnings to the Present, vol. 1, chap. X : The Establishment of Syriac Linguistics, Berlin-New York 2000, p. 337-341. XVIIe

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premier temps par la tradition grecque, avec notamment, au VIe siècle, la traduction de la Tekhne grammatike de Denys de Thrace. Plus tard, c’est la grammaire arabe qui influence la description de la phonologie et de la morphologie. Des œuvres originales se démarquant de ces deux traditions voient le jour, dues à Jacques d’Edesse (m. 708) 16, côté syro-orthodoxe, ou à Bar Zobi (XIIIe s.) 17, côté syro-oriental, avec la synthèse que représentent la petite et la grande grammaire de Barhebraeus au XIIIe siècle 18. Ce n’est pourtant pas sur ces bases que se fonde la découverte du syriaque en Europe à la Renaissance 19. C’est largement parce qu’ils pensaient qu’il s’agissait de la langue parlée par le Christ 20 que les Occidentaux ont commencé à s’y intéresser au XVIe siècle. Certains auteurs, à l’instar des écrivains syriaques eux-mêmes, voyaient aussi dans cette langue la langue du Paradis 21. Le syriaque est désigné par le terme « syriacus sermo » (A. Masius utilise le terme « Syra lingua » 22), mais aussi comme « lingua chaldaica », le terme « chaldéen », comme le montrent bien les titres des ouvrages de cette époque, pouvant désigner aussi bien l’araméen que le syriaque proprement dit, voire l’éthiopien 23. De manière confuse, le syriaque est vu comme une forme d’araméen, et c’est toujours à partir de l’hébreu et de l’araméen biblique qu’il est abordé par les orientalistes. L’histoire des premiers imprimés est très liée à l’existence de caractères d’imprimerie, et lorsque des caractères syriaques ne sont

16. E. J. REVELL, « The Grammar of Jacob of Edessa and the other Near Eastern grammatical traditions », Parole de l’Orient 3 (1972), p. 365-374. 17. G. BOHAS, Les bgdkpt en syriaque selon Bar Zobî, Toulouse, AMAM-CEMAA, 2005. 18. Sur cet auteur, voir H. TAKAHASHI, Barhebraeus : a bio-bibliography, Gorgias Press, Piscataway NJ 2005. 19. A. VAN ROEY, Les études syriaques de 1538 à 1658, Faculteit der Godgeleerdheid, Bibliotheek (“Documenta Livraria” 8), Louvain 1988 (catalogue d’exposition, non vidi) ; R. J. WILKINSON, « The Origin of Syriac Studies in the sixteenth Century », Thèse de doctorat, Université de West England, 2004 (n. v.). 20. Theseus Ambrosius se plaint à Widmanstetter de n’avoir pu transmettre « cette langue consacrée par les lèvres très saintes de Jésus-Christ, que nous avons le devoir de transmettre à la postérité » (trad. J. AUCAGNE, « Les sources mystiques de l’Orientalisme », dans C. ABOUSSOUAN (dir.), Le Livre et le Liban jusqu’à 1900, Unesco-Agecoop, Paris 1982 p. 131). Guillaume Postel, dans une lettre à Andreas Masius écrit : « Magna copia librorum hic est, librorum chaldaeorum dico, in ea lingua qua Christus usus est, conscriptorum… » (Lettre envoyée du Mont Sion à Jérusalem, datée du 21 août 1549, citée par A. VAN ROEY, « Les études syriaques d’Andreas Masius », Orientalia Lovaniensia Periodica 9 (1978), p. 141-158 : p. 144, n. 12). C. Crinesius, en 1611, dit aussi dans le titre de sa grammaire que le syriaque est la langue du Christ (voir plus bas). C. MOSS, Catalogue of Syriac printed books and related literature in the British Museum, Londres 1962. 21. G. Amira par exemple ou J. G. Myricaeus. 22. Voir A. VAN ROEY, « Les études syriaques d’Andreas Masius », art. cit., p. 145 et n. 24 : « Remarquons qu’à l’encontre des autres auteurs de son époque Masius ne dit pas syriacus mais syricus ». 23. R. CONTINI, « Gli inizi della linguistica siriaca nell’Europa rinascimentale », dans M. TAVONI (éd.), Italia ed Europa nella linguistica del rinascimento : confronti e relazioni. Atti del Convegno internazionale, Ferrara, Palazzo Paradiso, 20-24 marzo 1991, II, L’Italia e l’Europa non romanza. Le lingue orientali, Panini, Modène 1996, p. 483-502. L’auteur situe les études grammaticales dans la perspective de la linguistique sémitique comparée. Angelo Canini (Angelus Caninius, 1511-1557), par exemple, dans ses Institutiones linguae Syriacae, Assyriacae atque Thalmudicae, una cum Aethiopicae, atque Arabicae collatione, parues à Paris chez C. Stephanus en 1554, désigne sous le terme de syriaque l’araméen.

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pas disponibles, ce sont des caractères hébraïques qui sont utilisés pour transcrire la langue. Des trois alphabets syriaques, le seul, ou peu s’en faut, qui est employé est le serto, l’estrangela n’étant souvent donné qu’à titre de curiosité ou pour transcrire les titres. Le syriaque ayant été diffusé en Europe essentiellement par les maronites, il en vint souvent à être désigné comme le « chaldéen des maronites » 24, pour le différencier de l’araméen biblique, également appelé chaldéen. L’estrangela, qui est pourtant l’alphabet le plus anciennement utilisé pour la copie des manuscrits, de manière exclusive même jusqu’au VIIIe siècle, était souvent considéré au XVIe et encore au XVIIe siècle (c’est le cas pour Widmanstetter ou Waser par exemple) comme une forme de majuscule 25. Georges Amira, qui est un locuteur de la langue syriaque, est le premier, dans sa grammaire parue en 1596, à dire que le syriaque se présente sous deux formes dialectales, occidentale et orientale, représentant la même langue, et à donner des exemples des trois alphabets, estrangela, serto et syro-oriental (« nestorien »). L’apprentissage se fait à ce moment-là presque exclusivement de manière individuelle, à l’occasion de contacts personnels, par la transmission de maître à élève. Les instruments de travail sont créés au gré des besoins par ceux qui se lancent dans cette aventure 26. Car c’est bien à une aventure à travers l’Europe et ses maîtres que s’apparente la quête de l’apprentissage des langues orientales au XVIe siècle. L’un des premiers à s’être initié au syriaque est un prince palatin, Theseus Ambrosius (Theseo Ambrogio degli Albonesi, 1469-1540) qui entra ensuite dans l’ordre de Saint-Augustin. Il s’était formé auprès des légats envoyés en 1515 par le patriarche maronite Simon ibn Dawud ibn Hassan (1492-1524) auprès du pape Léon X. Sans doute reçut-il des leçons du prêtre Acurius Josephus et du jeune moine et sous-diacre Élie 27. Il fut ensuite lui-même professeur de syriaque à l’université de Bologne 28. Il est le premier à avoir introduit la langue syriaque dans ce qui est une présentation de différentes langues orientales, au premier rang desquelles la syriaque. Son Introductio in Chaldaicam linguam, Syriacam et Armenicam, & decem alias linguas. Characterum

24. Bertram dans sa grammaire distingue ainsi les araméens (appelés aramicus) talmudique et targumique (appelé syriacus ou chaldaicus) du syriaque proprement dit, appelé syrus ou maroniticus. Le serto est aujourd’hui encore appelé « syriaque » par les maronites, par opposition à l’estrangela, car il est l’alphabet par excellence de la tradition maronite. Jean Cavaillon créa les caractères de la typographie médicéenne que Gianbattista Raimondi appelle « carattere caldaico secondo li Maroniti » et qui sont désignés aussi comme « Siriaco dei Maroniti » (J. F. COAKLEY, op. cit., p. 44 et 45, type W7). Les caractères étaient en effet dessinés d’après les écritures manuscrites, la plupart du temps tirées de manuscrits ou dues à des auteurs maronites (Ibidem, p. 28-29). 25. C. Waser dit dans sa grammaire que l’estrangela est « difficilior atque minus usitata », et l’appelle « maiusculae ». 26. A. Desreumaux a bien voulu mettre à ma disposition son fichier manuel sur les grammaires syriaques, qu’il en soit ici remercié. 27. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 134 ; P. RAPHAËL, op. cit., p. 54 ; C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., p. 131. 28. G. LEVI DELLA VIDA, « Albonesi Teseo », Dizionario biografico degli Italiani, 1, 1960, p. 39-42 ; M. MERCATI, « Ambrosio Teseo primo traduttore e raccoglitore di liturgie orientali », Rassegna Gregoriana 5 (1906), p. 551-557 (= Opere minore II, p. 509-513) ; G. LEVI DELLA VIDA, op cit., v. index ; R. J. WILKINSON, « Immanuel Tremellius’ 1569 Edition of the Syriac New Testament », Journal of the Ecclesiastical History 58/1 (2007), p. 9-25, ici, p. 11-13.

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differentium Alphabeta, circiter quadraginta, & eorundem invicem conformatio, Mystica et Cabalistica quamplurima scitu digna et descriptio ac simulachrum Phagoti Afranii 29, parue à Pavie en 1530, tient du cabinet de curiosités plus que de la grammaire. La présence dans ce livre de signes cabalistiques comme de gravures du Phagotus, l’instrument de musique inventé par son oncle Afranius, montre un intérêt très caractéristique de la Renaissance pour la diversité des savoirs et des langues bien plus qu’un souci de donner une description synthétique de la grammaire syriaque. Cette édition très soignée a par ailleurs l’intérêt d’avoir utilisé les premières fontes syriaques à avoir été dessinées. Le Linguarum duodecim characteribus differentium Alphabetum de Guillaume Postel (Guilelmus Postellus, 1510-1581) 30, paru à Paris chez Denis Lescuier en 1538, n’est pas non plus à proprement parler une grammaire, mais une description de l’alphabet de douze langues (dont l’hébreu, l’araméen, le syriaque, le samaritain, l’éthiopien, le grec et le copte) avec la forme des lettres selon leur place, leur nom et leur transcription latine. La langue syriaque y est étudiée sur cinq pages. Cet ouvrage procède du même intérêt pour le comparatisme linguistique que celui d’Ambrosius, mais avec une préférence marquée pour l’arabe qui était la langue la mieux connue de Postel et le pivot de cette présentation. Il était accompagné d’un ouvrage de réflexion sur les liens entretenus par ces langues entre elles, intitulé : De originibus seu de hebraicae linguae et gentis antiquitate deque variarum linguarum affinitate liber. Si l’arabe y est la langue traitée le plus en détail, des comparaisons sont faites sur la structure des mots en arabe, hébreu, éthiopien et syriaque. En 1550, parurent, à Paris toujours, chez Martin Le Jeune, des Tabulae in chaldaeam grammaticen, augmentées, en 1560, chez Guillaume Morel, sous le titre de : Tabulae in grammaticen linguae chaldaicae quae et syriaca dicitur, et dues au grand hébraïsant Jean Mercier, lecteur au Collège royal (Johannes Mercerius,

29. E. NESTLE, « Literatura Syriaca », Syrische Grammatik : mit Litteratur, Chrestomathie und Glossar, von… Eberhard Nestle. 2. vermehrte und verbesserte Auflage der “Brevis linguae syriacae grammatica”, H. Reuther, Berlin 1888, p. 1-39 : p. 3, no 1 ; C. MOSS, op. cit., Add., col. 9 ; J. AUCAGNE, op. cit., p. 132 ; W. STROTHMANN, Die Anfänge der syrischen Studien in Europa (“Syriaca” 1), Göttinger Orientforschungen, Harrassowitz, Wiesbaden 1971, p. 16 ; R. SMITSKAMP, Philologia Orientalis. A Description of books illustrating the study and printing of Oriental languages in Europe, Brill, Leyde 1992. Les caractères employés sont les types W1 (serto) et S1 (estrangela), selon la classification de J. F. COAKLEY, op. cit., p. 29-30 et 154-55 respectivement, avec deux reproductions, p. 28 et p. 154. 30. Pour une bibliographie sur ce personnage, voir L’Europe des humanistes : XIVe-XVIIe siècles, répertoire établi par J.-F. MAILLARD, J. KECSKEMÉTI et M. PORTALIER [2e éd. rev. et corr.] (“Documents, études et répertoires”), Brepols-CNRS éditions, Paris 1995, p. 357 ; G. TROUPEAU, « Guillaume Postel, lecteur royal en arabe et en langues orientales (1538-1543) », dans A. TUILIER (dir.), Histoire du Collège de France, I. La création (1530-1560), Fayard, Paris 2006, p. 283-291.

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c. 1525-1570) 31. Une deuxième édition suivit en 1579 32. Les tableaux de paradigmes nominaux et verbaux concernent en réalité l’araméen et constituent la première publication d’une grammaire araméenne en France. Les hasards des voyages des humanistes amenèrent une autre figure éminente des études orientales, le chancelier autrichien Johann Albrecht Widmanstetter (1506 ?-1557) 33, en route pour Bologne dans la suite de Charles Quint, à rencontrer Theseus Ambrosius à Reggio di Modena dans le couvent où celui-ci s’était retiré à la fin de sa vie 34. Theseus Ambrosius, qui n’avait pas réussi à former de disciple en syriaque, trouva dans le savant autrichien, déjà formé au latin, au grec, à l’hébreu et à l’arabe, un élève de choix. Widmanstetter poursuivit son apprentissage avec un évêque maronite de Tripoli, Simon, venu à Rome en 1535 35. Il fut en contact enfin avec un prêtre syro-orthodoxe, originaire de Mardin, appelé Moïse 36. Ce dernier avait été envoyé à Rome par son patriarche, Ignace Abdallah, dans le contexte de l’union des Églises, avec aussi l’idée d’éditer des livres en syriaque qui manquaient sur place. Moïse se mit à la recherche de Widmanstetter, qui accepta de l’aider à imprimer les évangiles en syriaque d’après un manuscrit qu’il avait apporté avec lui. Cette première édition des évangiles, à laquelle collabora aussi quelque temps Guillaume Postel, parut à Vienne en 1555. De Widmanstetter parurent à Vienne, la même année, les Syriacae linguae prima elementa 37. Ils ne forment pas à proprement parler une grammaire, mais un abécédaire avec description des signes de lecture et sont suivis en appendice d’une quinzaine de prières : à la Vierge, pour les morts et pour les offices de la journée 38. Les prières sont copiées sur quatre colonnes, en caractères syriaques,

31. J.-F. MAILLARD, J. KECSKEMÉTI et M. PORTALIER, op. cit., p. 302. Voir récemment : F. ROUDAUT (éd.), Jean (c. 1525-1570) et Josias (c. 1560-1626) Mercier : l’amour de la philologie à la Renaissance et au début de l’âge classique : Actes du Colloque d’Uzès (2 et 3 Mars 2001), H. Champion, Paris 2006 ; S. KESSLERMESGUICH, « L’enseignement de l’hébreu et de l’araméen par les premier lecteurs royaux (1530-1560) », dans A. TUILIER (dir.), op. cit., p. 257-282 (p. 276-280 pour ce qui concerne Mercier). 32. Ces deux éditions semblent traitées par Nestle comme deux œuvres différentes qu’il place la première fois sous le nom de Mercerus, et la seconde, sous celui de Mercerius. Voir E. NESTLE, op. cit., p. 3, n° 4 et p. 4, n° 10. 33. J.-F. MAILLARD, J. KECSKEMÉTI et M. PORTALIER, op. cit., p. 429 ; M. MÜLLER, Johann Albrecht Widmanstetter. Sein Leben und Werken, Bamberg 1908 ; Festgabe der Bayerischen Staatsbibliothek. Emil Gratzl zum 75 Geburtstag, Wiesbaden 1953. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., v. index ; R. J. WILKINSON, art. cit., p. 12-13. 34. J. AUCAGNE, art. cit., p. 131. 35. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 141. 36. G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 205-213 ; W. STROTHMANN, op. cit., p. 11-15 ; S. P. BROCK et D. G. K. TAYLOR, The Hidden Pearl : The Syrian Orthodox Church and its Ancient Aramaic Heritage, TransWorld Film, Rome 2001, vol III, p. 163-164. 37. Syriacae linguae. Iesu Christo, eiusque Matri Virgini atque Iudaeis omnibus, Christianae redemptionis Evangelicaeque praedicationis tempore, vernaculae et popularis, ideoque a Novi Testamenti scriptoribus quibusdam Hebraicae dictae. Prima elementa… MOSS, op. cit., col. 1142-1143; W. STROTHMANN, op. cit., p. 10 et suiv. ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 92. Les caractères employés sont du type W2, J. F. COAKLEY, op. cit., p. 34, avec une reproduction. 38. E. NESTLE, op. cit., p. 3, no 3.

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puis en transcription en caractères hébraïques pour les lecteurs hébraïsants, puis en caractères latins, enfin en traduction latine. Moïse de Mardin eut un rôle déterminant dans l’introduction des études syriaques en Europe puisqu’il enseigna aussi le syriaque et l’arabe à un autre contemporain, Andreas Maes (Andreas Masius, 1514-1573), qui avait appris l’hébreu à Louvain et un peu d’arabe à Rome auprès de Guillaume Postel 39. Moïse avait apporté avec lui en Italie une grammaire syriaque et un dictionnaire, mais les ayant laissés à Venise il ne put les utiliser pour les cours à Andreas Masius au début de 1553. Cette grammaire était la petite grammaire versifiée de Barhebraeus (polymathe syro-orthodoxe du XIIIe siècle) 40. À la demande de l’imprimeur Christophe Plantin, à Anvers, Andreas Masius publia en 1571, une grammaire 41, intitulée : Grammatica linguae Syriacae. Opus novum, & a nostris hominibus adhuc non tractatum, quod laboriosa animadversione atque notatione vocalium, aliorumque punctorum Syricorum, quibusque dictionibus in optimis emendatissimisque libris appositorum nuper composuit et un petit dictionnaire, Syrorum Peculium. Hoc est vocabula apud Syros scriptores passim usurpata. Targumistis vero aut prorsus incognita, aut in ipsorum voculaboriis adhuc non satis explicata. Ces deux éléments sont partie prenante de l’ambitieux projet de la Polyglotte d’Anvers et sont intégrés dans le sixième volume : il s’agit de l’Apparatus qui occupait les volumes six à huit et entendait fournir des grammaires et des lexiques pour faciliter la lecture des textes dans les différentes langues. Cette grammaire est la première de son genre, entièrement consacrée au syriaque, et a coûté à son auteur, selon ses propres dires, bien du travail, car il n’avait aucun précédent sur lequel s’appuyer, et exclusivement des textes bibliques dans lesquels puiser des exemples (notamment les évangiles apportés par Moïse en Europe, qui servirent de base à l’édition de Vienne) 42. À cette entreprise anversoise est associé un jeune poète et orientaliste français, Guy Le Fèvre de La Boderie (Guido Faber Boderianus, 1541-1598) 43, disciple de Guillaume Postel, qui donne un dictionnaire chaldéen-syriaque 44 réalisé à partir de

39. A. VAN ROEY, 1978, art. cit., et id., « Les débuts des études syriaques et Andreas Masius (texte abrégé de la conférence inaugurale) », dans R. LAVENANT (éd.), Ve Symposium Syriacum 1988 (Katholieke Universiteit, Leuven, 29-31 août 1988), Rome 1990, p. 11-19. 40. Édition par J. P. P. MARTIN, Œuvres grammaticales d’Abou’ lfaradj dit Bar Hebreus, t. II, Paris, 1872 ; édition et traduction partielle en latin : E. BERTHEAU, Gregorii Bar Hebraei qui est Abulpharag Grammatica linquae syriacae in metro Ephraemeo, Göttingen 1843. A. VAN ROEY, « Les études syriaques d’Andreas Masius », art. cit., p. 146, n. 25 et p. 156, n. 84 et Les études syriaques, op. cit., p. 8 ; R. CONTINI, art. cit., p. 490 et n. 38. 41. E. NESTLE, op. cit., p. 3, no 6 ; MOSS, op. cit., col. 729 ; W. STROTHMANN, op. cit., p. 19 ; A. VAN ROEY, « Les études syriaques d’Andreas Masius », art. cit., p. 155. C. Plantin utilisait les caractères du type W3A (serto) et S3 (estrangela), J. F. COAKLEY, op. cit., p. 34-36 et 157-158. 42. A. VAN ROEY, « Les études syriaques d’Andreas Masius », art. cit., p. 156. 43. J.-F. MAILLARD, J. KECSKEMÉTI et M. PORTALIER, op. cit., p. 265. 44. Le dictionnaire porte le titre : Dictionarium Syro-Chaldaicum. Tabula Evangelicarum Lectionum, sicuti eae… in dominicos… dies… Ecclesiae Syriacae ritu distribuuntur. Loca retituta in Novi testamenti Syriaci contextu. Une liste complète de tous les dictionnaires syriaques jamais publiés a été réalisée par D. G. K. TAYLOR, An Annotated Bibliography of Printed Syriac Lexica, Piscataway NJ, à paraître.

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dictionnaires existants, tandis que Masius ajoute ce qu’il avait trouvé de nouveau. Le Fèvre reprend aussi l’introduction de Widmanstetter à la langue syriaque, intitulée Syriacae linguae prima elementa, à la suite de l’édition et de la traduction d’un traité de Sévère d’Alexandrie sur le rite du baptême et de la messe chez les Syriens 45. Les études orientales se poursuivent aux Pays Bas où Caspar Waser (Waserus, 1569-1625) publie en 1593-1594, à Leyde, une Grammatica Syra, duobus libris, methodica explicata. Institutio linguae syrae ex optimis quibusque apud Syros scriptoribus in primis Andrea Masio 46, qui résume en grande partie la grammaire de Masius mais offre aussi une brève chrestomathie. Une deuxième édition corrigée et augmentée paraît en 1619. Elle fut imprimée d’après les caractères de Plantin hérités par Raphelengius (Frans van Ravelingen) qui était le commanditaire de l’ouvrage 47. À Paris, Victor Pierre Cayet (Victorius Petrus) publie chez Prevosteau en 1596 des Paradigmata de quatuor linguis orientalibus praecipuis arabica, armena, syra, ethiopica 48 qui se situent dans la même tradition de présentation comparatiste des paradigmes, et non comme une analyse complète des langues, centrée ici sur les langues de l’Orient chrétien, pas seulement les langues bibliques ou sémitiques. Une série de grammaires publiées en Suisse et dues à des hébraïsants protestants incluent des présentations du syriaque. Elles se caractérisent par le fait qu’elles prennent les grammaires hébraïques comme modèle et sont imprimées, pour les premières d’entre elles, en caractères hébraïques. Elles ne présentent d’ailleurs les paradigmes syriaques que pour autant qu’ils diffèrent de ceux des autres araméens. La plus connue est sans doute celle de l’Italien d’origine juive Emanuele Tremellio (Johannes Immanuel Tremellius, 1510-1580) 49, qui fit paraître une Grammatica Chaldea et Syra, à Genève chez Henri Estienne en 1569. Comme le Nouveau Testament en syriaque paru la même année avec une version en format folio de la grammaire, le syriaque est transcrit en caractères hébreux, faute de polices syriaques. Le syriaque y est bien identifié comme un dialecte différent de l’araméen proprement dit et fait même l’objet d’une description diachronique 50. Bonaventure Corneille (Bonaventurus Cornelius Bertramus, dit « Maître Corneille »), élève de Mercier et professeur à Genève, compose une grammaire comparée de l’hébreu et de différents dialectes araméens, dont le syriaque, tel qu’utilisé par les maronites : Comparatio grammaticae Hebraicae & Aramicae, atque adeo dialectorum Aramicarum inter se : concinnata ex Hebraicis Antonii Cevallerii praeceptionibus, Aramicis doctorum aliorumque virorum observationibus… Subjunctum est ad

45. E. NESTLE, op. cit., p. 3, no 8 ; C. MOSS, op. cit., col. 615. 46. E. NESTLE, op. cit., p. 4, no 11 et 25 ; C. MOSS, op. cit., col. 1133 pour la 2e édition ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 60 ; A. VAN ROEY, Les études syriaques, op. cit., p. 11 (cité par R. CONTINI, art. cit., p. 491, n. 43). 47. Il s’agit du type W3A, J. F COAKLEY, op. cit., p. 36. 48. E. NESTLE, op. cit., no 12, p. 4. C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., p. 222, no 91. 49. J.-F. MAILLARD, J. KECSKEMÉTI et M. PORTALIER, op. cit., p. 410 ; E. NESTLE, op. cit., no 5, p. 3 ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 613. 50. R.J. WILKINSON, art. cit., p. 15-16.

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huius comparationis praxin dotale quoddam instrumentum 51. Elle paraît à Genève en 1574, avec l’araméen et le syriaque en caractères hébreux italiques. En 1615, Jean Buxtorf (Johannes Buxtorf, 1564-1629) fait paraître à Bâle une grammaire d’araméen biblique incluant des paradigmes syriaques, intitulée : Grammatica Chaldaicae et Syriacae Libri III. Qurorum primus vocum singularum proprietatem declarat… Ex Daniele, Onkelo, Jonathane, ex Targum Hierosolymitano, Talmud Babylonico & Hierosol., ex Zohar, & versione Novi Testam. Syra. Inserta quoque passim est dialectus Talmudica & Rabbinica 52. Là encore l’absence de caractères syriaques entraîne l’utilisation de caractères hébreux. En 1611, Christoph Grünes (Christophorus Crinesius, 1584-1629), qui avait étudié à Iéna et à Wittenberg où il fut l’élève de Johann Albert Fabricius, publie une grammaire intitulée : Gymnasium syriacum. Hoc est linguae Jesu Christo vernaculae perfecta institutio, ex Novo testamento Syro et aliis rerum Syriacarum scriptoribus collecta, novis et genuinis characteribus adornata 53. Elle paraît à Wittenberg chez J. Gormann. Le syriaque y est envisagé comme tel, à partir du Nouveau Testament, et nécessite d’ailleurs la création par Johannes Richter de caractères nouveaux en Allemagne 54. Préfacée par Fabricius, elle est divisée en trois parties : Etymologia, Syntaxis, Pars practica (avec des textes traduits et commentés). L’année suivante, en 1616, des Prima Elementa linguae Syriacae Jesu Christo vernaculae… quibus adjecta sunt exercitia 55 paraissent à Genève, chez Petrus de la Roviere, dont l’auteur est Johann Caspar Myricaeus (Johannes Gasparus Myricaeus, m. 1653). Il les augmente en une grammaire de l’araméen plus complète en 1619 : Grammaticae Syro-Chaldeae libri duo, quorum primus voces simplices, secundum vero conjunctas considerat. Interseritur sparsim Rabbinico-Talmudicae dialecti variatio 56. Le modèle de cette grammaire est la grammaire hébraïque de Martinius. Cette fois, l’araméen y est imprimé en caractères hébreux et le syriaque en caractères serto 57. Les caractères dessinés par Johannes Richter sont en effet utilisés à Genève à partir de 1616. L’opinion de l’auteur, exprimée dans la préface, est que le syriaque/araméen était la langue du Paradis et que c’est du syriaque que venait l’hébreu. Ces deux dernières grammaires sont conçues comme des manuels d’enseignement puisqu’elles comportent des exercices. La même année que la grammaire d’Ecchellensis paraît à Leyde, chez Elsevier 58, celle de Ludwik De Dieu (1590-1642), intitulée : Grammatica linguarum Orientalium,

51. E. NESTLE, op. cit., no 9, p. 3 ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 613/629. 52. E. NESTLE, op. cit., no 21, p. 4 ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 168. 53. E. NESTLE, op. cit., p. 4, no 16 ; C. MOSS, op. cit., col. 270 ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 116. 54. Il s’agit du type W10 (J. F. COAKLEY, op. cit., p. 48-49, avec une reproduction p. 48), qui servit aussi pour la grammaire de Myricaeus en 1616. 55. C. MOSS, op. cit., col 780 ; E. NESTLE, op. cit., no 22, p. 4 ; A. VAN ROEY, Les études syriaques, op. cit., p. 12 (cité par R. CONTINI, art. cit., p. 491-92, n. 47) ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 128b. 56. R. SMITSKAMP, op. cit., no 129. 57. Un alphabet estrangela avec des caractères gravés sur bois est donné aux pages 4-5 : J. F. COAKLEY, op. cit., p. 49. 58. Les caractères de Bonaventure et Abraham Elsevier sont du type W14 : J. F. COAKLEY, op. cit., p. 6668.

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Chaldaeorum & Syrorum, inter se collatarum 59. Bien que le syriaque y reçoive un traitement plus approfondi que l’araméen, l’objectif était de produire une grammaire comparatiste à la manière de celle de Buxtorf dont De Dieu dit s’inspirer. Il est le premier à bénéficier de la grammaire d’Amira qu’il utilise, ainsi que celle de Bertram, comme modèle. Toujours en 1628 paraît la Grammatica linguarum orientalium, Hebraeorum, Chaldaeorum, et Syrorum… du grand arabisant Thomas van Erpen (Erpenius, 15841624) fondateur de la Typographia Erpeniana Linguarum Orientalium à Leyde et auteur d’une grammaire arabe. Ce sont les caractères de Raphelengius, acquis par lui, qui servirent pour sa grammaire 60. À côté de ces grammaires dues aux orientalistes venus au syriaque par l’araméen biblique, une importante description de la langue est produite par un locuteur et savant maronite, Georges Michel Amira (Jirjîs ‘Amîra, c. 1573-1644), alors simple prêtre 61. Arrivé à Rome en 1583, celui-ci enseigne au Collège maronite avant de repartir au Liban comme évêque d’Ehden, où il continue ses travaux, en contribuant notamment au psautier de Quzhayya publié en 1610. Il est le premier ancien élève du Collège maronite à devenir patriarche, en 1634. Sa grammaire, intitulée : Grammatica Syriaca, sive Chaldaica, G. M. Amirae Edeniensis e Libano, philosophi ac theologi, collegii Maronitorum alumni, in septem libros divisa ad illustrissimum et reverendissimum d.d. Henricum Caetanum S.R.E. Card., paraît à Rome en 1596. Première grammaire d’un auteur maronite, elle est aussi imprimée par un maronite, Jacobus Luna (Ya‘qûb ibn al-Hilâl), qui avait travaillé pour l’imprimerie médicéenne avant d’ouvrir en 1595 sa propre imprimerie 62. L’auteur l’offre au Cardinal Caetani comme « fruits des cèdres cueillis au Liban ». Les trois alphabets (estrangela, serto et oriental) sont présentés au début : le premier y est désigné, sans doute pour la première fois, du nom d’estrangelo, tandis que le troisième, dit « nestorianus » ou « reformata », en caractères gravés sur bois, figure sans doute pour la première fois dans un imprimé. Fondée sur des textes syriaques plus nombreux que ceux utilisés par les précédentes, cette grammaire insiste davantage sur la syntaxe et présente les paradigmes verbaux selon les suffixes et la vocalisation et non selon les formes dérivées chères aux grammaires hébraïques. Il est probable qu’Amira connaissait au moins le Livre des rayons, la grande grammaire de Barhebraeus 63. Sa grammaire est la première à donner une image complète du syriaque dans ses variantes dialectales occidentale et orientale et dans la diversité de ses alphabets qui font au moins l’objet d’une présentation, sinon d’une description

59. E. NESTLE, op. cit., no 33, p. 5, et no72 ; R. SMISKAMP, op. cit., no 594. 60. E. NESTLE, op. cit., no 34, p. 5 ; J. F. COAKLEY, op. cit., p. 36, typeW3B (caractères de C. Plantin). 61. G. GRAF, Geschichte der christlichen arabischen Litteratur, III, Vatican 1949, p. 338-39 ; E. NESTLE, op. cit., no 13, p. 4 ; R. SMITSKAMP, op. cit., no 164-5 ; C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., no 62, p. 198 ; J. F. COAKLEY, op. cit., p. 267, Appendix. 62. « … qui primum ab homine Syro, in solo Romano lingua Latina sint editi » comme le dit la préface. Les caractères sont du type W7, J. F. COAKLEY, op. cit., p. 44-45. 63. Édition : A. MOBERG, Le Livre des Splendeurs : La grande grammaire de Grégoire Barhebraeus, Lund 1922 et traduction allemande, Id., Buch der Strahlen : die grössere Grammatik des Barhebräus, Leipzig 1907-1913.

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détaillée ou d’une analyse diachronique. Ce manuel était en premier lieu destiné aux élèves du Collège maronite, mais le fait qu’il était rédigé en latin lui donna une audience beaucoup plus large, qui contribua à faire connaître vraiment la grammaire syriaque en Europe 64. III. La grammaire d’Ecchellensis et sa postérité C’est dans le sillage de son illustre prédécesseur que se situe Abraham. Il mentionne d’ailleurs la grammaire d’Amira dans la préface latine à la sienne et présente son propre projet comme un simple manuel destiné aux étudiants. Il n’était pas le premier cependant à donner une grammaire plus simple que celle d’Amira. Ishâq al-Shadrâwî (Isaac Sciadrensis, m. 1665), qui fut engagé comme professeur de syriaque au Collège maronite à l’issue de sa scolarité (il arriva à Rome en 1603), avait déjà proposé une initiation à la langue syriaque qui parut en 1618 sur les presses du Collège maronite. Il donne à ce Syriacae linguae rudimentum une suite, dix-huit ans plus tard, sous la forme d’une grammaire plus développée 65. Dans la préface de celle-ci, il explique le besoin d’une grammaire par le fait que celle d’Amira convenait à des savants, mais peu à des étudiants 66. Il ne fait pas mention toutefois de celle d’Abraham. En 1625, à la suite du décès du professeur en poste, Abraham est nommé à son tour enseignant pour les langues orientales alors qu’il est encore élève du Collège maronite 67 et âgé d’à peine vingt ans, ce qui suppose des compétences à la fois précoces et reconnues. Il affirme dans sa biographie de 1658 que, dans le monastère de l’ordre de Saint-Antoine au Mont Liban où il fit ses études à partir de l’âge de 9 ans, « il s’est appliqué avec diligence à l’acquisition de la langue syriaque, qui est la langue savante et sacrée des maronites et de beaucoup de nations orientales, et qui est pour eux précisément comme le latin en Europe, l’arabe étant comme la [langue] vulgaire » 68. Dans la cause pour la fondation d’un collège maronite, l’argument était avancé que les maronites parlaient l’arabe, qui est leur langue maternelle, et avaient « des facilités » en chaldéen 69. Mais il est impossible de savoir quel était le niveau des jeunes séminaristes. Echellensis reconnaît que le syriaque est à son époque au Liban comme le latin, non pas une langue morte, mais une langue d’usage ecclésiastique et savant, et non plus une langue vernaculaire. C’est dans les familles sacerdotales qu’elle s’est le mieux maintenue, ce qui était le cas de celle d’Ecchellensis dont un parent, abbé, fut à l’origine de son arrivée au monastère 70. Sa maîtrise des langues est probablement une des raisons pour lesquelles il est choisi pour être envoyé à Rome.

64. Sur l’influence de la grammaire d’Amira, cf. la grammaire d’Andreas Gottlieb HOFFMANN, Grammaticae Syriacae libri III, Halle 1827, p. 45. 65. E. NESTLE, op. cit., p. 5, no 38 mentionne seulement la deuxième. 66. N. GEMAYEL, op. cit., I, p. 356, n. 45. 67. L’incipit de la grammaire le dit « Collegii Maronitarum alumnus ». 68. Archivio di Stato di Roma, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 71v-72r, citation due à B. Heyberger que je remercie vivement. 69. Vat. Lat. 5528, f. 28rv, Cause pour la fondation d’un collège maronite. 70. Voir B. HEYBERGER, art. cit., dans ce volume.

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C’est sans doute seulement à ce moment-là qu’il apprend le latin et l’italien lorsqu’il y arrive en 1620, âgé de quinze ans. Il poursuit son apprentissage des langues orientales avec Butros Metoscita, alors en charge de cet enseignement au Collège maronite. Ses connaissances linguistiques n’étaient pas seulement livresques et ont pu s’exercer concrètement dans ses activités au service de l’émir Fakhraddîn, qui le recrute d’abord comme interprète en 1631. Elles sont également reconnues par la Propaganda Fide, qui le prend aussi comme interprète lorsque s’acheva son aventure en 1636. L’intérêt d’Abraham pour la grammaire se manifeste dans les manuscrits qu’il réunit et qui sont catalogués par Assemani dans sa Bibliotheca Orientalis parmi les fonds orientaux qui constituent la bibliothèque Vaticane (tous ne viennent cependant peut-être pas d’Abraham, même s’ils sont dits « codices Ecchellenses »). On relève la présence dans le manuscrit 27, du XIVe siècle, des grammaires d’Élie de Nisibe et de Bar Zobi et d’un traité sur les lettres 71, ainsi que de neuf manuscrits contenant des ouvrages grammaticaux arabes. Même dans sa préface à l’édition du catalogue d’Abdisho de Nisibe, Abraham s’intéresse à la graphie des signes vocaliques syriaques et il conteste que son compatriote Gibrâ’îl al-Sahyûnî (Gabriel Sionite) fût l’auteur des deux points marquant le pluriel, comme celui-ci le prétendait. Il y cite aussi la grammaire d’Élie de Nisibe et discute les opinions du médecin et linguiste hollandais Arnold Boot sur l’usage des points dans l’écriture syriaque 72. Cet intérêt pour la vocalisation est traditionnel dans la grammaire syriaque 73 depuis ses débuts, et participe de la tradition des études massorétiques qui cherchent à distinguer les homonymes pour une lecture aussi précise et juste que possible du texte biblique. Les traités de vocalisation et d’accentuation constituent une branche de la tradition grammaticale syriaque. C’est pour l’usage courant de l’enseignement qu’il compose son petit manuel de syriaque qui résulte de ses trois années d’enseignement au Collège maronite. La liste des ouvrages de la bibliothèque du Collège en 1584, au moment de la fondation, ne mentionne que des dictionnaires et des grammaires hébraïques, latines et grecques. La grammaire d’Amira et les rudiments de Sciadrensis devaient cependant y figurer du temps d’Abraham. Intitulé Linguae Syriacae, sive Chaldaicae perbrevis institutio, ad eiusdem nationis studiosos adolescentes, le manuel paraît à Rome en 1628, sur les presses de la Propaganda Fide 74. Il ne s’agit nullement d’une ambitieuse description de la langue ni d’une œuvre destinée à faire connaître le syriaque aux Occidentaux. Elle est plus détaillée cependant que l’essai produit par Isaac Sciadrensis.

71. Joseph Simon ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis Clementino-Vaticana, I, Rome 1719, p. 578. 72. N. GEMAYEL, op. cit., I, p. 393 et H. KAUFHOLD, « Abraham Ecchellensis et le Catalogue des livres de ‘Abdîshô‘ bar Brîkâ », dans ce volume. 73. Comme dans toutes les langues sémitiques seules les consonnes sont notées. Les voyelles sont indiquées par des semi-consonnes et des signes (points ou petites voyelles) ajoutés au-dessus ou au-dessous des consonnes. 74. E. NESTLE, op. cit., no 32, p. 5 ; C. MOSS, op. cit., col. 10 ; C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., no 63, p. 198199. Les caractères sont du type W13, J. F. COAKLEY, op. cit., p. 64-66, avec une reproduction de la p. 62 de la grammaire d’Ecchellensis, à la p. 64 ; C. BALZANETTI, « Ancient Treatises on Syriac Homonyms », Oriens Christianus 81 (1997,) p. 73-81.

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La grammaire syriaque d’Ecchellensis en contexte

Plusieurs éléments précèdent la grammaire proprement dite. Le volume s’ouvre par un long titre en syriaque puis en latin sur la première page. Abraham s’y présente, dans la partie syriaque, sous le nom d’Abraham, « fils d’Abraham, fils de David du village béni et aimé du Christ, Haqel, élève du Collège des Maronites à Rome ». Suit, à la page 2, une dédicace en latin du « libellum idiomatis nostri » au Cardinal Ottavio Bandini, alors protecteur de la nation et du Collège maronites (« Collegii & Nationis Maronitarum Protectori Optimo »). Bien que rédigées en latin, ces pages se lisent de droite à gauche comme il est normal pour un livre en langue sémitique. Dans une adresse au lecteur, en latin, d’une page et demie (p. 3v-r), Abraham demande l’indulgence et expose son projet. Il dit avoir voulu imiter Georges Amira, en syriaque cette fois, mais n’avoir pu faire, contre son gré, qu’un abrégé 75. Il donne à cela deux raisons : le fait qu’il a été distrait par d’autres occupations et le manque de moyens du Collège. L’impression, dit-il, n’aurait pas été possible sans la libéralité de la Propaganda Fide. Comme le montrent le titre et la préface, son manuel est à usage interne des élèves et des enseignants maronites : « docentium labori et discentium utilitati una ». Si Abraham sentait le besoin d’une grammaire en langue syriaque pour les étudiants, c’est que celle d’Amira était en latin : les élèves devaient être moins à l’aise dans cette langue qu’en syriaque. La préface, adressée au lecteur, en est d’ailleurs bilingue, en latin, puis en syriaque. Les imprimatur d’Hilarion Rancatus, moine cistercien (qui savait le syriaque ?), d’Ignace Lomellinus de la Société de Jésus (qui se fonde sur l’avis de Sergio Risi) et de Sergio Risi lui-même, se trouvent à la page 4v-r. Ce dernier (Sarkîs al-Riz ou Sergius Risius, m. 1638) 76, qui était l’influent archevêque maronite de Damas, avait composé une grammaire syriaque en arabe, parue à Rome en 1627 77. Il a également ajouté trois pages de préface en garshûnî 78 à la grammaire d’Abraham dans lesquelles il se présente comme « ermite » 79. Il recommande l’usage de ce manuel aux élèves du Collège maronite mais aussi aux enfants des membres de la communauté et plus généralement à tous ceux qui tomberont dessus. La grammaire est envisagée par lui comme un moyen d’apprendre la langue pour lire les « textes sacrés » des maronites (c’est-à-dire les Écritures, mais sans doute aussi les livres liturgiques). Cette préoccupation d’enseigner la langue pour une bonne compréhension des textes sera reprise explicitement dans les nouvelles règles du Collège édictées en 1732 80. L’autre enjeu

75. Le titre dit bien que le manuel est « perbrevis »/« bapsiqoto ». 76. N. GEMAYEL, op. cit., I, p. 367-374. 77. Cette grammaire est contenue dans le Barberinus ar. 55 (G. LEVI DELLA VIDA, op. cit., p. 392 ; N. GEMAYEL, op. cit. I, p. 473). G. GRAF, op. cit., III, p. 338. 78. Il s’agit d’arabe en caractères syriaques, très employé par les maronites qui affirment ainsi tout à la fois leur identité arabe et chrétienne. Je remercie André Binggeli d’avoir bien voulu prendre le temps de regarder ces pages pour moi. 79. Appartenant à la première promotion des élèves du Collège maronite, Sarkîs al-Riz revint au Liban où il fut supérieur du couvent de Quzhayya, ce qui lui permettait de se présenter comme « l’ermite Sarkîs », avant d’être consacré archevêque de Damas. Cf. N. GEMAYEL, op. cit., I, p. 367. Il désigne Abraham comme shammâs, diacre (selon Gemayel, il se serait marié et aurait eu quatre enfants de son mariage, mais n’aurait pas été ordonné prêtre ; la source de cette information cependant n’est pas donnée). 80. N. GEMAYEL, op. cit., I, p. 52-53.

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qui y est exprimé est de permettre aux élèves de composer un jour eux-mêmes des textes en syriaque, ainsi qu’en arabe. Il est précisé également qu’ils doivent être capables de lire le garshûnî des livres ecclésiastiques. Il est probable que ces ambitions étaient déjà à l’œuvre du temps d’Abraham. Un poème métrique de deux pages, en syriaque, est adressé par Abraham aux « brillants jeunes maronites ». Trois pages en garshûnî, dont deux d’errata, ont ensuite été ajoutées. L’auteur de ces pages demande qu’on ne le condamne pas, mais qu’en raison du grand nombre de syome (points vocaliques et marques du pluriel) des erreurs s’y sont glissées : les points ont pu être placés sur une mauvaise lettre ou être intervertis. On remarque en effet au cours du texte un certain nombre de fautes typographiques, notamment de mauvaises coupures des mots, des confusions entre certaines lettres de forme proche comme le yud et le nun. Deux noms sont évoqués avec un appel à se souvenir d’eux, celui d’Abraham et celui du diacre Youssef al-Basluqîtî 81 qui « travailla à l’impression de ce livre ». L’auteur de cette notice n’est pas mentionné, il peut s’agir d’Abraham lui-même, qui aurait revu et corrigé l’impression, ou de Youssef. Toute cette partie initiale a été ajoutée après l’impression de la grammaire proprement dite, qui est paginée en lettres-chiffres syriaques à partir de 1. Les pages initiales en latin sont paginées de 1 à 4 et les suivantes en garshûnî et syriaque comportent des réclames en bas à gauche de chaque page, ce qui semble bien montrer qu’elles n’étaient pas encore assemblées quand elles ont été écrites. On voit mal d’ailleurs comment les errata auraient pu être ajoutés autrement. Le volume a été composé d’une manière encore très proche de celle d’un manuscrit, avec un cahier initial ajouté en préambule. La grammaire s’affirme comme maronite, œuvre d’un maronite, pour des élèves maronites, et s’ouvre et se clôt sur l’expression de la fierté de l’auteur d’être maronite. Les plus hautes autorités de la nation se sont penchées sur son berceau pour lui donner leur bénédiction. Outre la préface du métropolite de Damas, Sergio Risi, elle s’ouvre (p. 1 en syriaque) sur une page par Jean Hesronite (Yuhannâ al-Hasrûnî, JoannesBaptista de Hawseb ou Joannes Leopardus, m. 1632) 82, désigné comme « métropolite, moine dominicain » 83, qui avait déjà donné son imprimatur à la grammaire d’Amira en 1596, où il se présentait alors comme « maronita in Libano ord. Praedicatorum ». Il écrit ici un éloge du « maître (malphono) Abraham de Haqel » qui, outre la grammaire, a étudié, dit-il, la logique, les mathématiques, la philosophie et la théologie. Il demande à Dieu de l’élever en même temps que le peuple et la nation maronite. Vers la fin de la grammaire, à la fin des paradigmes verbaux, Abraham fait référence à la figure éponyme de Jean Maron dont il affirme la parfaite orthodoxie 84 : « Cela suffit

81. Nom de provenance, d’un village dans le nord du Liban. 82. N. GEMAYEL, op. cit., I, p. 349-53. Jean Hesronite, le dominicain, est à distinguer de son homonyme et contemporain, maronite, qui fut actif à Paris à partir de 1614 (N. GEMAYEL, op. cit., p. 216, n. 16). Il est connu pour ses traductions en arabe de Thomas d’Aquin. Son intervention dans la grammaire d’Abraham n’est pas mentionnée par Gemayel. 83. Grammaire, p. 1-2 (pagination en syriaque). 84. C’est un enjeu important pour l’Église maronite aux XVIe-XVIIe siècles, d’affirmer sa perpétuelle orthodoxie : J. Moukarzel, « Les origines des Maronites d’après Abraham Ecchellensis », dans ce volume.

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pour l’honneur et la gloire de Dieu et de son élu, le patriarche Maron, chef et soutien de notre peuple maronite. Il est celui qui a élevé la foi orthodoxe, l’a portée dans ses bras, l’a protégée et aimée, lui qui a planté au sommet du glorieux Mont Liban les mystères éternels et incorruptibles… » 85. Les premiers mots d’Abraham sont pour dire que grammaire (« grammatiqi » en transcription du grec) se dit turas mamlo en syriaque et qu’il va commencer par les éléments les plus simples du mot, les consonnes (« lettres ») dont il va indiquer le nom, la nature et la prononciation, spirante ou non. Puis il passe aux syome. Il reprend la conception des grammairiens anciens selon laquelle la grammaire syriaque se décompose en trois parties : les noms (shmoe, c’est-à-dire les noms, les pronoms, les adjectifs et la plupart des prépositions), les verbes (mele) et les particules (‘esore, c’està-dire les adverbes, les conjonctions, les affixes…) 86. Il passe alors à la présentation de chacune de ces trois parties respectivement : ce qui concerne le nom et ses états, les bdul (c’est-à-dire les lettres prépositions) 87, les affixes nominaux 88, les pronoms 89, l’annexion 90, la prononciation fricative ou non des consonnes bgdkpt 91, occupe les pages 15 à 91 ; la deuxième partie consacrée au verbe actif, présenté en typos numérotés de 1 à 20, avec le passé, le présent et le futur, singulier et pluriel, occupe les pages 91 à 133 ; suit le verbe passif (p. 133-134), puis les exceptions (p 134-186) et les affixes verbaux (p 186-139). Il repasse ensuite au garshûnî pour expliquer que les Arabes considéraient la grammaire comme normative et un moyen de ne pas faire de fautes en parlant. Il glose le nom syriaque de la grammaire turas mamlo qui signifie en effet « correction de la langue ». Il est significatif que cette partie où il tente une présentation plus théorique est rédigée en garshûnî, comme si, pour écrire un discours, il était plus à l’aise avec l’arabe qu’avec le syriaque. Il explique ensuite, toujours en arabe, les changements vocaliques dans les noms selon qu’ils sont à l’état emphatique ou « apocopé », en donnant de nombreux exemples en syriaque 92. Le format très petit de la grammaire en fait un véritable livre de poche. Il s’agit en effet d’un format plus petit encore qu’un in-12o, de 106 x 76 mm. Est-ce le manque de moyens financiers ou le souhait d’en faire un vrai livre d’usage pour les étudiants qui justifie ce format ? L’auteur ne juge pas utile en tout cas de s’en expliquer dans la préface. Peut-être la petite taille de ce volume en assura-t-elle aussi le succès, car il était ainsi commode à transporter. Abraham lui-même se félicite, en 1658, du succès de son ouvrage qui finit d’ailleurs par atteindre les confins du monde de langue syriaque puisqu’il fut diffusé en Inde. Le fait qu’il était rédigé en syriaque fut sans doute un atout, car il ne supposait pas la connaissance du latin par les enseignants

85. Grammaire, p. 239-40. 86. Grammaire, p. 12. 87. Grammaire, p. 45-47. 88. Grammaire, p. 47-68. 89. Grammaire, p. 68-71. 90. Grammaire, p. 71-72. 91. Grammaire, p. 72-90. 92. Je suis redevable à la science et à l’aimable disponibilité d’André Binggeli de la traduction de tous les passages en garshûnî.

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et les étudiants des communautés d’Inde du Sud pour lesquels le syriaque, qui était leur langue liturgique – et qui le reste aujourd’hui encore –, était plus familier. De manière étonnante, puisque, habituellement, on passe du manuscrit à l’imprimé, la grammaire y circula non sous forme imprimée, mais sous forme manuscrite. Ce n’est pas un phénomène isolé en Inde, où l’on continua longtemps à copier les livres à la main. On relève ainsi parmi les manuscrits du Saint Ephrem Ecumenical Research Institute (SEERI) de Kottayam (Kérala) le no 10 qui est une copie de la grammaire d’Ecchellensis datant du XIXe siècle 93. Plusieurs grammaires sont d’ailleurs représentées dans cette collection : le manuscrit 15 contient une copie fin XIXe, début XXe d’une grammaire syriaque en syriaque, le no 18 une copie des grammaires de Barhebraeus, Élie de Nisibe et Jean Bar Zobi, le no 19 est une grammaire syriaque en “garshûnî” malayalam (en langue malayalam et écriture syriaque adaptée), le no 22 est une autre grammaire syriaque en syriaque. Le manuscrit no 10 de Thozhiyur est aussi une copie manuscrite, datant des années 1890, de la grammaire d’Abraham Ecchellensis. Le petit format a été respecté puisqu’il s’agit d’un volume de 160 x 100 mm qui occupe les folios 3r-73v 94. L’autre grammaire du syriaque en syriaque, la grande grammaire d’Isaac Sciadrensis, connut la même fortune, sans doute pour la même raison. Alain Desreumaux en signale une copie manuscrite à l’évêché catholique de Trichur 95, deux au Saint-Thomas Apostolic Seminary à Kottayam 96. Cette grammaire, intitulée Grammatica linguae Syriacae, authore Isaac Sciadrense Maronita e Libano Archiepiscopo Tripolis Syriae 97, parut en 1636 à Rome sur les presses de la Propagande. Elle est dédiée, en latin et en syriaque, au Cardinal Francesco Barberini. Plus détaillée que celle d’Ecchellensis, il semble qu’elle la supplanta. Conclusion L’introduction à la langue syriaque d’Ecchellensis n’est sans doute pas un apport majeur aux études linguistiques, ni à l’histoire de la grammaire en tant que telle. Elle est intéressante cependant par la place qu’elle occupe, non dans la formation des orientalistes européens, mais dans celle des maronites eux-mêmes. Elle est la première grammaire moderne en langue syriaque et destinée à des locuteurs de cette

93. La grammaire occupe les p. 1 à 116. Le format est de 193 x 155 mm. : F. BRIQUEL-CHATONNET, A. DESREUMAUX, J. THEKEPARAMPIL, « Catalogue des manuscrits syriaques de la collection du St Ephrem Ecumenical Research Institute (Kottayam) », Le Muséon 110/3-4 (1997), p. 394-95. 94. Je dois à l’amabilité de David G. K. Taylor la référence à ce manuscrit dont il prépare la description pour le catalogue des manuscrits de l’évêché métropolitain autocéphale de Thozhiyur. Ce dernier constitue à lui seul une Église indépendante, aujourd’hui appelée Malabar Independent Syrian Church, qui s’est détachée, il y a plusieurs siècles, de l’Église syrienne orthodoxe. 95. Note dans le fichier manuel mentionné ci-dessus, avec renvoi au catalogue de J. P. M. VAN DER PLOEG, The Christians of St Thomas in South India and their Syriac manuscripts (“Placid Lecture Series” 3), Bangalore 1983, p. 102-115, no 9, p. 133. 96. Ibid., avec renvoi à D. L. MCCONAUGHY, Oriens Christianus 71 (1987), p. 211. 97. E. NESTLE, op. cit., no 38, p. 5 ; C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., nos 64 et 65, p. 199. Les caractères du Collège maronite dus à G. A. Moro, en 1618, sont du type W12, J. F. COAKLEY, op. cit., p. 56-63.

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La grammaire syriaque d’Ecchellensis en contexte

langue en dehors du mince rudimentum de Sciadrensis. Abraham avait tenté de faire aboutir la construction d’un collège au Liban même, à la demande de la Propaganda Fide. Il renonça à prendre la tête du projet, qui finalement échoua, et préféra revenir en Europe. C’est là que sa grammaire assura le mieux la formation des futurs prêtres maronites et que ses cours furent utiles à la formation d’un certain nombre d’orientalistes 98. Sa grammaire est le produit d’une formation acquise en Occident et mise au service de la communauté pour l’apprentissage de sa langue liturgique. Elle n’appartient pas à la lignée des grammaires produites aux XVIe et XVIIe siècles par des orientalistes venus au syriaque par l’hébreu et l’araméen, mais alimente plutôt la veine des grammaires rédigées par des locuteurs de la langue, marqués par la tradition grammaticale arabe. Si le souci des uns comme des autres est bien d’enseigner le syriaque d’abord pour pouvoir lire les textes sacrés, s’ajoute du côté des Orientaux le souhait de former les futurs cadres de l’Église à la lecture, mais aussi à l’écriture et au prêche, en syriaque et en arabe. La grammaire d’Abraham affirme ainsi nettement son identité maronite qui passe par l’usage du syriaque mais aussi du garshûnî, dans lequel elle est partiellement rédigée. Elle est sans aucun doute une grammaire maronite du syriaque maronite, ce qui ne l’empêcha pas de se révéler utile jusqu’à l’Extrême-Orient indien de langue liturgique syriaque, bien au-delà des cercles maronites.

98. B. HEYBERGER, art. cit., dans ce volume ; S. TABAR, art. cit., p. 270 ; N. GEMAYEL, op. cit., II, p. 659666.

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ABRAHAM ECCHELLENSIS ET LE CATALOGUE DES LIVRES DE ‘ABDĪŠŌ‘ BAR BRĪKĀ Hubert KAUFHOLD Universität München

L’histoire de la littérature syriaque est dans l’heureuse situation de posséder une source autochtone datant du terme final de cette littérature, c’est-à-dire du début du XIVe siècle, dans laquelle sont présentés la plupart des ouvrages en syriaque, surtout de la littérature syro-orientale. Il s’agit du Catalogue des auteurs et des livres du métropolite ‘Abdīšō‘ bar Brīkā de Nisibe. Celui-ci, connu aussi sous le nom latinisé d’Ebedjesus Sobensis, est mort en 1318. L’œuvre a été écrite peu de temps avant l’écrasement des Églises syriaques à la suite de l’invasion mongole, c’est-à-dire au temps où une grande partie des ouvrages indiqués était encore existante et d’un accès facile. Le premier à avoir publié cette œuvre très importante 1 avec une traduction latine et des annotations, est Abraham Ecchellensis. I. À la recherche de la source manuscrite de l’édition d’Ecchellensis L’édition est parue à Rome en 1653, sur les presses de l’imprimerie de la congrégation pour la Propagation de la Foi 2, qui disposait de tous les caractères d’imprimerie possibles, et imprimait des œuvres en plusieurs langues orientales. L’éditeur nous explique comment il a trouvé l’ouvrage : « is tractatus, quem ex bibliotheca S. Crucis in Ierusalem nobis benignisse commodavit […] Reverendissimus Abbas D. Hilarion 1. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, Clementino-Vaticana, vol. 1, Rome 1719, p. 14 de la « Praefatio totius operis » non paginé, glorifie l’œuvre comme suit : « Opus sane egregium, pro quo immortales illi habebit gratias universa literaria Respublica. » A. BAUMSTARK, Geschichte der syrischen Literatur, Bonn, 1922, p. 5, le désigne « als eine in ihrer Art völlig vereinzelte Erscheinung ». Il y a des modèles antiques, mais qui ne sont pas tout à fait identiques : par exemple le catalogue des écrivains de saint Jérôme (De viris illustribus) avec la continuation de Gennade de Marseille (ca. 480) ou la « Bibliothèque » du patriarche de Constantinople Photios (IXe s.), voir S. DÖPP, W. GEERLINGS (éd.), Lexikon der antiken christlichen Literatur, Fribourg-en-Brisgau 1998, p. 545 et suiv. Il est remarquable que ce genre de littérature soit de nouveau apparu en Europe occidentale au XIIe s. avec plusieurs œuvres (voir M. LAARMANN, « Schriftstellerkataloge », dans Lexikon des Mittelalters, vol. 7, p. 1570). Ont-elles influencé ‘Abdīšō‘ ? On ne peut pas exclure que ‘Abdīšō‘ ait pu s’appuyer sur des travaux préliminaires. 2. Ope Domini Nostri Iesu Christi Incipimus scribere Tractatum Continentem Catalogum Librorum Chaldæorum, tam Ecclesiasticorum, quam Profanorum. Auctore Hebediesu Metropolita Sobensi. Latinitate donatum, & notis illustratum ab Abrahamo Ecchellensi, Rome 1653 (ci-après cité comme : A. Ecchellensis, Catalogus Librorum). L’imprimeur de l’ouvrage est indiqué en écriture syriaque : Yūsuf al-Baslūqītī (IJźƀƟŴƇƓũƮ ƚƒŴſ). 2e édition : Catalogus Librorum Chaldaeorum, Autore Hebediesu, Interprete Abrahamo Ecchellensi, Qui & Notas addidit. Editio haec post Romanam est altera, sed maioris nunc lucis ergo distincta passim numeris [voir note 54].

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Rancatus ». La « bibliothèque de la Sainte-Croix de Jérusalem », ce n’est pas le monastère de la Sainte-Croix à Jérusalem, qui a été habité par des moines géorgiens à l’origine, et qui appartenait du temps d’Ecchellensis aux Grecs orthodoxes. On aurait pu le croire, puisque de nos jours les manuscrits syriaques de l’ancien monastère des nestoriens de Jérusalem sont conservés dans la bibliothèque du patriarcat grec-orthodoxe de cette ville 3. Mais en fait, Abraham Ecchellensis fait allusion au monastère cistercien et à son église « Santa Croce in Gerusalemme » à Rome, près du Latran, une des sept églises romaines de pèlerinage, où des reliques de Jérusalem, entre autres des reliques de la Sainte Croix, sont vénérées. L’abbé général de l’ordre des cisterciens de cette époque, le fameux humaniste Ilarione Rancati (Hilarion Rancatus, 1594-1663), avait rassemblé des manuscrits de plusieurs monastères cisterciens d’Italie et fondé dans le monastère romain la « Biblioteca Sessoriana » 4. Ce nom provient de l’antique « Palatium Sessorianum », probablement la résidence des empereurs tardifs. C’est là qu’Hélène, la mère de Constantin, a habité et a transformé alors le palais en salle de culte pour les reliques de la Sainte Croix. Un catalogue manuscrit de la bibliothèque de 1664, rédigé par le moine Franco Ferrari, décrit déjà 171 manuscrits. Le manuscrit syriaque, que Rancati avait prêté à Abraham Ecchellensis pour l’édition, devrait avoir appartenu au fonds, mais il n’est pas décrit dans cet inventaire 5. Après ce premier répertoire de 1664, plusieurs autres ont été produits, qui probablement ne contiennent pas non plus le manuscrit syriaque qui nous intéresse 6. Après l’occupation des États de l’Église par Napoléon, on a transporté la Biblioteca Sessoriana au Vatican en 1810, puis on l’a restituée aux cisterciens en mars 1817. Au commencement de l’année 1821, un collaborateur de la bibliothèque a volé de nombreux manuscrits, qui sont partis alors dans les librairies d’occasion 7. Aujourd’hui, ils sont dispersés par toute l’Europe. Les autres, restés à Santa Croce, constituent depuis la sécularisation des bibliothèques ecclésiastiques en 1873, le Fondo Sessoriano à la Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele (maintenant : Biblioteca Nazionale Centrale) à Rome 8. Où est conservé aujourd’hui le manuscrit utilisé par Abraham Ecchellensis ? Malheureusement, celui-ci ne donne pas de détails sur sa source dans son édition.

3. Catalogue : J.-B. CHABOT, « Notice sur les manuscrits syriaques conservés dans la Bibliothèque du Patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem », Journal Asiatique, 9e série, vol. 3 (1894) p. 92-134. 4. Voir R. BESOZZI, La storia della basilica di Santa Croce in Gerusalemme, Rome 1750, p. 217-219. Rancati a été trois fois abbé du monastère : 1626-1635, 1641-1645 et 1659-1663. Il a étudié l’arabe et le syriaque avec l’orientaliste maronite Victor Scialach : J.-R. ARMOGATHE, A. MCKENNA, « Rancati, Hilarion », dans J. LESAULNIER, A. MCKENNA (dir.), Dictionnaire de Port-Royal, Paris 2004, p. 862-863. 5. M. PALMA, Sessoriana. Materiali per la storia dei manoscritti appartenuti alla biblioteca romana di S. Croce in Gerusalemme (“Sussidi eruditi”, 32), Rome 1980, s’occupe du sort de tous les manuscrits figurant dans le Catalogue de 1664, mais il ne mentionne pas notre catalogue des livres syriaques. 6. V. JEMOLO, M. PALMA, Sessoriani dispersi. Contributo all’identificazione di codici provenienti dalla biblioteca romana di S. Croce in Gerusalemme, Rome 1984, énumèrent d’autres manuscrits des « Sessoriani » : p. 19-26 (manuscrits dont on sait où ils se trouvent), p. 27-54 (manuscrits disparus). Le Catalogue des livres n’y figure pas. 7. M. PALMA, Sessoriana, op. cit., p. XX et suivantes. 8. V. JEMOLO, M. PALMA, op. cit., p. 7, 19-26.

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Abraham Ecchellensis et le Catalogue des livres de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā

Ainsi nous connaissons seulement le terminus ante quem, c’est-à-dire l’année 1653, de la parution. Mais Abraham cite dans ses annotations le Livre de la perle sur la vérité de la foi de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā, un traité de théologie nestorienne 9. Il avait eu donc ce texte syriaque à sa disposition. En fait, le manuscrit utilisé par lui contenait les deux œuvres de ‘‘Abdīšō‘, comme il l’écrit en 1660/61 dans son livre Eutychius Vindicatus 10. Par ailleurs, le Livre de la perle est inclus dans presque tous les autres manuscrits connus contenant le Catalogue des livres. Un manuscrit syriaque de la bibliothèque de Santa Croce se trouve aujourd’hui à la bibliothèque Vaticane, le Vat. syr. 457, une collection de textes divers 11. Apparemment ce manuscrit ne fut pas restitué aux cisterciens en 1817 12. En est-il de même du manuscrit utilisé par Ecchellensis, qui figurerait encore dans le fonds de la bibliothèque Vaticane ? À celui-ci appartiennent 64 manuscrits syriaques et arabes, qui proviennent de la succession d’Abraham Ecchellensis (mort en 1664). Dans le premier tome de la Bibliotheca Orientalis de Giuseppe Simone Assemani (1719), ils sont appelés « Codices Ecchellenses ». Entre-temps ils ont été rangés dans les manuscrits sous la cote « Vaticanus syriacus » ou « Vaticanus arabicus ». La cote 17 des « Codices Ecchellenses » de cette époque, maintenant Vat. syr. 176, contient aussi le Catalogue des livres de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā. Ce manuscrit fut écrit en 1476. Mais apparemment ce n’est pas celui qu’Ecchellensis a pris pour base de son édition. Il en diffère considérablement, comme le montre l’édition d’Assemani dont je vais parler plus loin. Abraham Ecchellensis n’a acquis ce manuscrit qu’après son édition de 1653 13.

9. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 155 (2e édition, p. 52). Il s’agit du livre 4, chapitre 5. 10. A. ECCHELLENSIS, Eutychius patriarcha Alexandrinorum Vindicatus, Et suis restitutum Orientalibus ; Sive Responsio ad Joannis Seldeni origines, in duas tributa Partes ; Quarum Prima est De Alexandrina Ecclesiae Originibus. Altera De Origine nominis Papae ; […], auctore Abrahamo Ecchellensi, 2 volumes, Rome 1660, 1661. ‒ vol. 2, à la fin, non paginé : « Index operum auctorum mm. ss. quae in hoc nostro laudavimus Opere » (27 pages) ; n. 36 : « Hebedjesus Metropolita Sobensis, secta primo Nestorianus, dein Catholicus Romanus, uti notavimus alias in nostra Praefatione ad ipsius Catalogum librorum Chaldaeorum. […] Item alium eiusdem citavimus librum, qui […] Margaritarum inscribitur, cuius bina exstant nobis exemplaria Chaldaica, unum ex bibliotheca S. Crucis in Jerusalem, quem olim nobis commodaverat Reverendissimus Abbas D. Hilarion Rancatus […], alterum nuper cum aliis ex Oriente Codicibus comparavimus nobis. » Cité par J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, vol. 3/1, Rome 1725, p. 352, note 2. 11. V. JEMOLO, M. PALMA, op. cit., p. 26 (n. 51). 12. M. PALMA, Sessoriana, op. cit., p. XXI, note 13 : « Il manoscritto 315 (‘miscellanea in carattere siriaco’) è l’unico definitivamente perduto per S. Croce. » 13. Auparavant la bibliothèque Vaticane ne possédait pas de manuscrit du Catalogue des livres, comme il ressort de la liste des manuscrits syriaques d’Abraham Ecchellensis, publiée dans G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche sulla formazione del più antico fondo dei manoscritti orientali della Biblioteca Vaticana (“Studi e Testi” 92), Cité du Vatican 1939, p. 393-396. Le passage du livre Eutychius patriarcha Alexanderinorum Vindicatus cité ci-dessus (note 10) montre clairement qu’Abraham a acquis son manuscrit plus tard. Apparemment Assemani n’a pas bien indiqué quel manuscrit Ecchellensis avait à sa disposition. D’un côté, il affirme que l’exemplaire qu’Abraham a emprunté aux cisterciens, « non adeo exactum erat, nec tam emendate conscriptum, ut accuratam editionem polliceri videtur » (Bibiotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 1 et suiv.) ; d’un autre côté, il présume à tort qu’Abraham a aussi possédé le manuscrit Vat. syr. 176, qu’il a lui-même utilisé plus tard, et qu’il l’a déchiffré avec des erreurs : « […] in manuscripto Codice Vaticano, quem prae manibus ipse Ecchellensis habuit : ex domestica enim Bibliotheca in Vaticanam transiit » (ibidem, p. 4, n. 1).

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Dans le catalogue des manuscrits Vat. Syr. 258 à 459 d’Angelo Mai est encore mentionné un autre témoin des deux œuvres de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā, c’est-à-dire le manuscrit Vat. syr. 456, qui, selon l’auteur, remonte au XIVe siècle, et ainsi pourrait être le modèle de l’édition d’Abraham. Il est remarquable que le manuscrit suivant dans la numérotation, le manuscrit Vat. syr. 457, appartenait à la bibliothèque de la SainteCroix à Rome, comme je l’ai déjà dit. Angelo Mai décrit le manuscrit Vat. syr. 456 très brièvement, et on ne peut tirer de conclusion certaine de sa description. En outre, il remarque : « Hic item codex nunc desiderari videtur. » Comme me l’a aimablement communiqué la bibliothèque Vaticane, ce document n’est pas réapparu : la cote Vat. syr. 456 est vacante. Mais le manuscrit décrit comme Vat. syr. 456 est sans doute le même que l’actuel manuscrit 1194 de la Biblioteca Nazionale à Rome. Nous n’avons pas d’inventaire satisfaisant des manuscrits syriaques de la Biblioteca Nazionale 14. On lit seulement dans les références que le manuscrit 1194 contient le « Livre de la perle » et autre chose 15. Les mots « et autre chose » suggèrent qu’il contient aussi le Catalogue des livres 16. Le manuscrit Biblioteca Nazionale 1194, dont je possède un microfilm, confirme en effet cette identité, surtout du fait que, sur la première feuille, est notée la cote CLXII de la Biblioteca Sessoriana ainsi que le numéro 199 de la description d’Assemani 17. L’indication de Mai selon laquelle le manuscrit contient 69 feuilles paginées est également confirmée 18. La comparaison avec le texte imprimé par Abraham montre qu’il disposait très vraisemblablement de ce manuscrit romain, parce que les deux sont conformes pour beaucoup de variantes. L’expression étrange au commencement de l’introduction

14. I. GUIDI, « Catalogo dei codici siriaci, arabi, turchi e persiani della Biblioteca Vittorio Emanuele », dans Cataloghi dei codici orientali di alcune biblioteche d’Italia, Florence 1878, p. 3-5, ne décrit que trois manuscrits syriaques de la Biblioteca Nazionale. Le n° 1194 ne figure pas parmi eux. 15. A. MAI et al. (éd.), Spicilegium Romanum, vol. 5, Rome 1841 (réimpression Graz 1974), p. 241 : « Ebediesu sobensis de veritate christianae religionis ». G. GABRIELI, Manoscritti e carte orientali nelle biblioteche e negli archivi d’Italia, Florence 1930, p. 75 : « Abdisio (Ebed Iesus), metropolita di Nisibis, Liber margaritharum ed altro. » 16. W. WRIGHT, A Short History of Syriac Literature, Londres 1894 (réimpression Amsterdam 1966), p. 289, donne aussi comme témoin du Catalogue des livres entre autres : « Rome, Bibl. Vitt. Eman. A. 1194, MSS. Sessor. 162. » Chez A. BAUMSTARK, Geschichte, op. cit., p. 325, note 2, ce manuscrit romain manque. 17. Voir la description de A. MAI, Scriptorum Veterum Nova Collectio, vol. 5, p. 81 : « CCCCLVI. (A. 199.) ». Quant à savoir quel est l’auteur réel de la description, voir plus loin. 18. Comme ce manuscrit n’a pas été décrit en détail jusqu’à maintenant, je voudrais en donner une description provisoire : 70 folios, 7 cahiers de 10 folios, une colonne, 18 lignes par page, titres rubriqués, écriture nestorienne. Numérotation des cahiers avec des lettres syriaques. Numérotation des feuilles à partir du deuxième folio, avec des chiffres occidentaux de 1 à 69 (en outre une pagination de 1 à 68 à l’envers). Apparemment le papier est très transparent. Sur le microfilm, le texte est difficile à lire ou illisible en partie. Écrit par l’étudiant Petros, fils du diacre Thomas, appelé Bar ‘Amār, demeurant à Gāzartā. Achevé là le samedi 9 du mois de juin, l’an 1904 Gr. (= 1593 A. D.). — Cachets du monastère S. Croce in Gerusalemme à Rome : ABB. S. CRUCIS IN JERUSALEM ORD. CIST. (première feuille et fol. 69r) et de la Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele à Rome (premier feuille et fol. 18v, 33 r, 68 v, 69 r). — Contenu : fol. 1v - 45r : Abdīšō‘ bar Brīkā, Livre de la perle (avec beaucoup de notes marginales latines). Fol. 45r-46v : colophon. Fol. 47v-68r : Abdīšō‘ bar Brīkā, Catalogue des livres. Fol. 69 : vide.

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Abraham Ecchellensis et le Catalogue des livres de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā

ljĥ ħƦƄƉ […] ŦĬƭ ĴƌĪĬŴƕ ƈſŷŨ « Avec la force de ta mémoire [!], Dieu […] j’écris » 19, au lieu de ŦĬƭ ĴƌĿĪŴƕ ƈſŷŨ « Avec la force de ton secours, Dieu… » 20, se trouve déjà dans le manuscrit de la Biblioteca Nazionale et ne remonte pas à une lecture fautive d’Abraham, comme le pensera plus tard Assemani 21. Deux autres variantes concernant des auteurs figurant dans le Catalogue apparaissent dans ce manuscrit et dans l’édition d’Ecchellensis, ce qui ne peut être dû au hasard. Ainsi, ils n’attribuent que trentetrois volumes à Babai le Grand 22, qui en a composé en fait quatre-vingt trois 23. Et ils omettent totalement les deux lignes sur Paul d’Anbar, un auteur qui figure pourtant au Catalogue des livres, comme le montre l’édition postérieure d’Assemani 24. Enfin, le nom de lieu « Ta al » 25 se change dans les deux en « Tala » 26. Il est inutile d’énumérer ici les nombreuses autres concordances entre l’édition d’Abraham et le manuscrit de la Biblioteca Nazionale. Je n’ai trouvé dans ce dernier aucun passage duquel on pourrait déduire qu’Abraham a utilisé un autre manuscrit. Divergences de l’orthographe, par exemple pour des noms propres, et corrections insignifiantes qui s’imposaient peuvent être attribuées sans difficulté aux changements effectués par Abraham. Il est vraisemblablement aussi responsable de quelques imprécisions mineures, et d’omissions volontaires, par respect de l’orthodoxie, comme nous le verrons. On peut conclure que le manuscrit Vat. Syr. 456 (= Biblioteca Nazionale 1194) – différent du manuscrit Vat. syr. 457 – fut emporté en 1817 de la bibliothèque Vaticane à Santa Croce avec les autres manuscrits de la Biblioteca Sessoriana et transféré à la Biblioteca Nazionale en 1873. Probablement, les deux manuscrits syriaques furent décrits pendant leur séjour à la bibliothèque Vaticane, c’est-à-dire entre 1810 et 1817, et incorporés alors dans le catalogue imprimé en 1831. Ce répertoire est fondé presque entièrement sur la description de Giuseppe Simone et Stefano Evodio Assemani 27. Cependant, ces derniers n’étaient plus en vie en 1810 et ne peuvent pas avoir vu ce

19. Traduction d’Ecchellensis : « Ope memoriae tuae Deus … scribere aggredior » (p. 3 ; 2e édition, p. 15). 20. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 4. 21. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 4., n. 1) présumait à tort – comme je l’ai déjà mentionné dans la note 13 –, qu’Abraham a aussi utilisé le manuscrit Vat. syr. 174 et l’a déchiffré de façon erronée : « […] in manuscripto Codice Vaticano, quem prae manibus ipse Ecchellensis habuit : ex domestica enim Bibliotheca in Vaticanam transiit. Sed quoniam antiquis Syrorum litteris, quas Chaldaicas seu Nestorianas vocant, is exaratus est, quarum lectioni vir caeteroquin eruditus haud assuetus erat, pro litteris Daleth & Resc, He & Daleth substituit. Hallucinationes hujusmodi in eodem Catalogo per ipsum edito non raro occurrunt. » 22. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 56-57 ; 2e édition, p. 27. 23. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 94. 24. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 78-79 (2e édition, p. 33) et J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 172, n. 6 : « Hunc scriptorem nescio qua ratione ex Catalogo suo Ecchellensis expunxit. » 25. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 174. 26. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 80-81 ; 2e édition, p. 33. 27. Voir E. TISSERANT, « I cataloghi stampati dei manoscritti orientali della Biblioteca Vaticana dal ‘700 ad oggi », Orientalia 5 (1936), p. 103.

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manuscrit de la Biblioteca Sessoriana dans la bibliothèque Vaticane 28. Selon Eugène Tisserant, la description des deux derniers manuscrits du catalogue, c’est-à-dire les Vat. syr. 458 et 459, remonte à Angelo Mai lui-même 29. Si les manuscrits précédents, Vat. syr. 456 et 457, sont entrés à la bibliothèque vaticane seulement en 1810, une autre personne inconnue a dû compléter le catalogue manuscrit d’Assemani. Angelo Mai a trouvé cette description et l’a incorporée dans son catalogue imprimé, mais il ne retrouvait déjà plus le manuscrit 456, probablement parce qu’il avait été emporté à Santa Croce en 1817 30. II. Le Catalogue de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā et la publication d’Abraham Ecchellensis dans les études syriaques Le titre de l’édition d’Ecchellensis suit presque strictement le manuscrit et conserve la formulation utilisée par les copistes syriaques. Il s’énonce en traduction latine : « Ope Domini Nostri Iesu Christi Incipimus scribere Tractatum Continentem Catalogum Librorum Chaldaeorum, tam Ecclesiasticorum, quam Profanorum. Auctore Hebediesu Metropolita Sobensi 31. Latinitate donatum, et notis illustratum ab Abrahamo Ecchellensi. » Dans l’édition en petit format, le texte est imprimé des pages 3 à 125, à la manière orientale d’arrière en avant. Sur la page de droite figure le texte syriaque en caractères syriaques-occidentaux (ser ō), et la traduction latine est en face, sur la page gauche. L’édition d’Abraham Ecchellensis commence par une préface, dans laquelle il s’occupe pour commencer de l’auteur du Catalogue des livres. Celui-ci a énuméré à la fin de son œuvre ses propres écrits : « Et les livres, que moi, le misérable ‘Abdīšō‘ de Nisibe, ai composés » 32. Abraham Ecchellensis ne connaît pas le ‘Abdīšō‘ de Nisibe authentique du XIIIe et XIVe siècle, mais il identifie l’auteur du catalogue des livres avec un évêque syro-oriental du nom de ‘Abdīšō‘ qui séjourna à Rome au milieu du XVIe siècle et qui est bien connu de nous. En janvier de l’an 1555, le premier catholicos syro-oriental uni à Rome, Jean Sullāqā, fut assassiné à Diyarbakir, après presque trois années de gouvernement. Peu après, on a élu pour lui succéder le métropolite de Gāzartā, ‘Abdīšō‘ bar Jean. Il avait déjà été à Rome avec son prédécesseur Jean.

28. Que J. S. Assemani ait inspecté ce manuscrit plus tôt dans la Bibliotheca Sessoriana, est plausible. En faveur d’une telle supposition joue sa remarque citée en note 13, que le manuscrit utilisé par Abraham Ecchellensis n’était pas assez bon pour permettre une édition correcte. D’où Assemani pouvait-il le savoir sans connaissance dudit manuscrit ? Mais d’un autre côté, dans ce cas-là, la raison pour laquelle il impute des fautes de lecture à Abraham n’est pas évidente. 29. E. TISSERANT, « I cataloghi stampati », art. cit., p. 104, note 1. 30. Chose curieuse, dans les livres cités par M. Palma et V. Jemolo et M. Palma sur la Biblioteca Sessoriana, les manuscrits Sessoriana 162 et 163 ne sont pas mentionnés du tout. Pour ces manuscrits, F. BIANCHI, Bibliografia dei manoscritti sessoriani, Rome 1987, renvoie entre autres aux œuvres d’Angelo Mai (p. 226). 31. Dans le manuscrit : ťŨòǁ ķĭųƇŨĪ ťƍƀƍƉ ųñŨ ƻĥĪ ŦƢƉťƉ ħƦũƊƆ ƎƍſƢƤƉ ťŷƀƤƉ ƗĭƤſ ķƢƉĪ ųƇƀŶ ƈƖ

ťƄſƢŨ ƢŨ ĺŴƤſƢũƕ IJƢƉ […] ťƌƢƃĭĪ ƥſűƠƆ űƀũƕĪ ťƀòƌŁűƕ

32. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 120-121 ; 2e édition, p. 43 ; J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 324.

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Il y retourna de nouveau après son élection, probablement en 1561, y fit sa profession de foi en 1562 33, y reçut la confirmation du pape, et retourna en Orient. Il mourut en 1570 34. Cet ‘Abdīšō‘ a également composé plusieurs œuvres 35, mais pas celles qui sont énumérées à la fin du Catalogue des livres. Abraham Ecchellensis ne se réfère pas à eux, mais il identifie tout à fait l’auteur du Catalogue des livres avec le futur patriarche uni ‘Abdīšō‘, qu’il connaît par la littérature contemporaine, en écrivant : « Et sane talem fuisse HEBEDIESU, ejus docent opera, quorum catalogum ad opusculi huius de Scriptoribus calcem ipse contexuit ante suam, ad Catholicam fidem, conversionem » 36. Cette identification erronée fut adoptée par Hottinger 37 et d’autres 38. Assemani fut probablement le premier qui la rectifia 39. Il semble d’abord qu’Abraham Ecchellensis ne connût pas la prononciation différente du nom de l’auteur chez les syro-orientaux (‘Abdīšō‘) et les syro-occidentaux (‘Ebedyešū‘). En tant que maronite, naturellement il le prononçait en syro-occidental (« Hebediesu ») et il remarquait à propos de la forme « Abdiesu », qu’il avait trouvée dans une source latine : « profertur nomen hoc, more Arabum, non Chaldaeorum » 40. La remarque est correcte dans la mesure où la prononciation arabe est plus proche de la syro-orientale : ‘Abdyasū‘. Ensuite, Abraham Ecchellensis entre dans le contenu du catalogue des livres et déclare que tous les auteurs qui y sont énumérés n’étaient pas nestoriens 41. Il mentionne qu’il y a dans les Églises orientales des positions différentes sur des questions théologiques et rituelles. Il annonce un livre achevé en grande partie avec le titre Orientalis Bibliotheca, dans lequel il traite non seulement des auteurs chaldéens et syriaques, mais aussi d’un grand nombre d’auteurs arabes, profanes et ecclésiastiques, et non incomplètement comme ‘Abdīšō‘ dans son catalogue des livres, mais plus en détail 42.

33. Autographe : Vat. Syr. 99 N. 2 (voir Stephanus Evodius Assemanus et Joseph Simonius Assemanus, Bibliothecae Apostolicae Vaticanae Codicum Manuscriptorum Catalogus […] Partis primae tomus secundus complectens Codices Chaldaicos sive Syriacos, Rome 1758, p. 529). 34. Voir par exemple G. BELTRAMI, La chiesa caldea nel secolo dell’unione (“Orientalia Christiana” 29), Rome 1933, p. 59-66 ; W. DE VRIES, Rom und die Patriarchate des Ostens, Fribourg-en-Brisgau 1963, p. 79. 35. A. BAUMSTARK, Geschichte, op. cit, p. 333 ; R. MACUCH, Geschichte der spät- und neusyrischen Literatur, Berlin 1976, p. 38 et suiv. 36. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 5 (2e édition p. 17 et suiv.). 37. J. H. HOTTINGER, Bibliothecarius quadripartitus, Heidelberg 1664, p. 229 : « Ebed Iesu […] qui ab Iulio III & Pio IV Romam venit Nestorianismoque renuntiavit. » 38. Par exemple : Histoire critique de la créance et des coutumes des nations du Levant, publié par le Sr. DE MONI [= Richard Simon], Francfort 1693, p. 85 ; P. BAYLE, Dictionnaire historique et critique, 5e édition, vol. 2, Amsterdam et autres, 1740. Aussi A. ARNAUD, La Perpétuité de la Foi de l’Église Catholique touchant l’Eucharistie, Paris 1669, vol. 1, p. 521 et suivantes, ou L. MORERY, Le Grand Dictionnaire Historique, ou le Mélange curieux de l’Histoire sacrée et profane, nouvelle édition, t. 2, Paris 1699, p. 446 et suivantes, ont fait des deux ‘Abdīšō‘ une seule personne, c’est-à-dire le ‘Abdīšō‘ du XVIe siècle. 39. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 538 ; vol. 3/1 (Rome 1725) p. 3, note 2. 40. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 16 ; 2e édition, p. 4. 41. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 18 (2e édition p. 5) : « sed quidam Catholici, quidam Monophysitae, quidam Monothelitae, atque ex aliis sectis ». 42. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 26 et suiv. (2e édition p. 8 et suiv.) : « Quamobrem, in studiosorum gratiam, brevi, Deo favente, sequetur nostra Orientalis Bibliotheca, quae ad umbilicum

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Il dit qu’il fut invité par beaucoup de personnes à publier cette Bibliothèque avec le Catalogue des livres comme appendice, mais il a pensé qu’il valait mieux remettre cette édition pour le moment, afin de l’enrichir et de polir l’œuvre. Malheureusement, celle-ci ne fut jamais publiée. Comme « scriptor » (c’est-à-dire bibliothécaire) de la bibliothèque Vaticane, Abraham Ecchellensis était sûrement en mesure de l’écrire. Elle aurait sans doute ressemblé à la Bibliotheca Orientalis postérieure d’Assemani, qui a pris le même titre. Son projet est aussi mentionné ailleurs. Il demanda au Bibliothécaire de l’Église Romaine de 1649 à 1659, le Cardinal Luigi Capponi, la permission de faire un catalogue des manuscrits syriaques et arabes de la bibliothèque Vaticane, pour l’ajouter à son traité « De Scriptoribus Orientalibus » 43. Un inventaire des manuscrits orientaux d’Abraham Ecchellensis existe 44, mais ce traité sur les écrivains orientaux, il ne l’a apparemment pas écrit, peut-être, selon Giorgio Levi della Vida, parce qu’il devint scriptor de la bibliothèque vaticane en mai 1660 45, et qu’il était alors exclusivement occupé à en cataloguer les manuscrits 46. Giuseppe Simone Assemani pensait que sa mort en 1664 l’avait empêché d’accomplir son œuvre 47. Dans son livre, Abraham Ecchellensis a ajouté des annotations au texte et à la traduction. Mais il ne commente pas complètement le texte. Il donne seulement des précisions plutôt accidentelles sur quelques auteurs syriaques. Par exemple, il s’occupe en peu de mots de Denys l’Aréopagite et fait savoir qu’il en possède un manuscrit syriaque avec le commentaire de Jean de Dara 48. Il traite de manière plus détaillée des liturgies orientales et en présente des citations syriaques et arabes 49. En général, d’autres citations semblables se trouvent dans son texte, dans la mesure où il disposait des manuscrits correspondants. Dans une longue annotation, qui constitue la

usque jam perducta est : ubi non solum Chaldaei Syrique percensentur scriptores, sed ingenti quoque numero Arabes ; nec ecclesiastici tantum, sed & profani. Nec ita jeiune agimus de nostris scriptoribus, ut de suis egit HEBEDIESU, verum singulorum quantum datur, describimus chronologiam, patriam indicamus, referimus apophthegmata, proferimus peculares opiniones & sectas, & quae nonnullis eorum imposita sunt, refellimus ; tandemque, quicquid scitu dignum judicamus, nostro exhibemus lectori. » 43. La demande est imprimée dans G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche, op. cit., p. 375 et C. M. GRAFINGER, Die Ausleihe vatikanischer Handschriften und Druckwerke (1563-1700) (“Studi e Testi” 360), Cité du Vatican 1993, p. 205 (n. 296). On trouve encore une autre demande d’Abraham pour consulter des manuscrits syriaques et arabes dont il avait besoin pour son débat avec John Selden : voir G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche, op. cit., p. 375 et suiv., note 2 et C. M. GRAFINGER, op. cit., p. 207 (n. 300). 44. G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche, op. cit., p. 378-397. Le catalogue commencé par lui fut achevé par Faustus Naironus, voir ibidem, p. 7. 45. Ibidem, p. 6, note 3. 46. Ibidem, p. 375. 47. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 14 de la « Praefatio totius operis » non paginée. Au commencement, Assemani renvoie au passage susmentionné de l’introduction de l’édition du catalogue des livres et continue : « Verum eruditissimi Viri egregium molimen mors abrupit. Ingentis operis vix specimen nobis relictum est ad calcem Eutychii Vindicati, ubi Scriptorum, quos in eo libro ipse Auctor Abrahamus laudaverat, perbrevem notitiam attexuit. » 48. N. 16 des Codices Ecchellenses (voir J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. I, p. 576) = Vat. syr. 100. 49. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 134-156 ; 2e édition p. 47-52.

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Abraham Ecchellensis et le Catalogue des livres de ‘Abdīšō‘ bar Brīkā

plus grande partie de son commentaire, il s’occupe de la graphie des voyelles syriaques, cite la grammaire syriaque d’Elias de Nisibe 50 et se préoccupe dans le détail des opinions du médecin et linguiste hollandais Arnold Boot (Arnoldus Bootius ; 16061653) 51 sur l’usage des points dans l’écriture syriaque 52. Comment peut-on apprécier la valeur de l’édition d’Abraham Ecchellensis ? La grande importance du Catalogue des livres pour l’histoire de la littérature syriaque a été reconnue immédiatement de son temps. À peine deux années après la publication de l’édition, c’est-à-dire en 1655, une reproduction de la traduction latine et des annotations en a été faite à Mayence. Cette deuxième édition peu connue 53 comprend 89 pages et est intitulée : « Catalogus Librorum Chaldaeorum, Autore Hebediesu, Interprete Abrahamo Ecchellensi, Qui & Notas addidit. Editio haec post Romanam est altera, sed maioris nunc lucis ergo distincta passim numeris » 54. L’imprimeur, Heyl, ne possédait probablement pas de lettres syriaques ou considérait les passages syriaques comme inutiles : le texte syriaque manque dans cette édition, ainsi que les citations syriaques et arabes de l’introduction et des annotations. Le texte est divisé en chapitres qui sont numérotés de 1 à 208, mais il est inaltéré par ailleurs. Dès 1655 aussi, le célèbre théologien Jean Morin (Johannes Morinus) cite brièvement l’édition du catalogue des livres dans son Commentarius de Sacris Ecclesiae Ordinationibus, paru à Paris cette année-là 55. Il avait fait la connaissance personnelle d’Abraham « Ekellensis » 56 en 1639 à Rome 57 et il en possédait apparemment l’édition. Le théologien réformé Johann Heinrich Hottinger de Zurich (1620-1667), qui enseignait de 1655 à 1661 à l’université de Heidelberg, s’adonnait entre autres à l’histoire de la littérature. Dans son œuvre Promptuarium ; Sive, Bibliotheca Orientalis (Heidelberg 1658), il présente – selon une structure par genres de la littérature – premièrement la littérature hébraïque (p. 1-58), puis la littérature arabe des chrétiens,

50. N. 27 des Codices Ecchellenses (voir J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. I, p. 578) = Vat. syr. 194. 51. Biografisch Archief van de Benelux I 82, p. 55-70. 52. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 176-249 ; 2e édition p. 58-81. Il s’agit du De textus Hebraici veteris testamenti certitudine et authentia, contra Ludovici Capelli criticam, epistola Arnold Bootii, ad Reverendissimum Jacobum Usserum Archiepiscopum Armachanum, Paris 1650. 53. Mais mentionnée par exemple chez G. GRAF, Geschichte der christlichen arabischen Literatur, t. III (“Studi e Testi” 146), Cité du Vatican 1949, p. 356. 54. Contenue dans le recueil Concordia Nationum Christianarum per Asiam, Africam, et Europam, in Fidei Catholicae Dogmatibus, Apud Borealis Europae Protestantes deseri contra fas pronuper coeptis. Indicata ab Abrahamo Ecchellensis, Maronita, et Leone Allatio, Graeco, Mayence 1655. 55. J. MORINUS, Commentarius de Sacris Ecclesiae Ordinationibus, Paris 1655, Pars 1, p. 383, 476, 478, 493 (adnotatio 22), 497 (adnotatio 36), 500 (adnotatio 78). Une « Editio Nova » corrigée est parue en 1685 à Anvers (réimpression : Westmead 1969). 56. Il orthographie ainsi son nom, habituellement écrit « Ecchellensis », et il le qualifie de « Syrus Maronita in Romano Collegio linguae Syriacae Professor » (ibidem, pars 2, p. 497 [adnotatio 36]), « Linguae Syriacae eruditissimus » (Ibidem, pars 2, p. 313), « vir egregie doctus & de Litteris Orientalibus bene meritus » (Ibidem, pars 2, p. 423). 57. Sur l’échange des lettres entre les deux, voir G. GRAF, op. cit., vol. III, p. 356, 358 et B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume.

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des juifs, des musulmans et des autres (p. 58-281), et – considérablement plus succincte – la littérature syriaque (p. 281-303) ; finalement les littératures samaritaine (non arabe) (p. 304-312), copte (p. 312-318), éthiopienne (p. 318-328) et autres littératures orientales. Par les citations de Jean Morin, il avait appris l’existence de l’édition d’Ecchellensis, mais à ce moment-là, trois années après la publication, il ne possédait pas encore le livre. C’est pourquoi il écrit que sa présentation sur la littérature syriaque serait plus riche s’il avait reçu le Catalogue des livres 58. Elle est en effet extrêmement sommaire. Mais il a pu l’utiliser plus tard, car dans son Bibliothecarius quadripartitus, Heidelberg 1664, il relève les écrivains syriaques 59, en s’appuyant avant tout sur l’édition d’Ecchellensis. Dans ce livre, il traite à nouveau des littératures orientales, en y classant les écrivains par ordre alphabétique, non pas par matières ou selon la chronologie. Naturellement on pourrait énumérer d’autres écrivains qui ont utilisé l’édition d’Abraham Ecchellensis. Par exemple le fondateur de la critique des textes de la Bible, le Français Richard Simon (1638-1712) 60, ou l’encyclopédiste français Pierre Bayle (1647-1706) 61. Il faut comprendre qu’au milieu du XVIIe siècle, nous sommes au commencement des études de la langue et de la littérature syriaques en Europe. L’humaniste italien Theseus Ambrosius (Teseo Ambrogio, 1469-1540), fut un des premiers Européens à s’être occupé de la langue syriaque après l’époque des croisades. Il apprit la langue chez le maronite « Acurius 62 Josephus ». Theseus Ambrosius fut professeur de syriaque à l’université de Bologne et publia entre autre en 1549 une Introductio in Chaldaicam linguam, Syriacam, atque Armeniacam, & decem alias linguas. Digne d’être mentionné est aussi Guilelmus Postellus (Guillaume Postel, 1510-1581), qui s’est occupé des différentes langues orientales. Dans son livre Linguarum duodecim characteribus differentium alphabetum, introductio (etc.) (1538), il décrit aussi la langue syriaque sur cinq pages. En général, il était plus intéressé par l’arabe. En 1553, le Toscan Angelus Caninius (mort après 1554), publiait à Paris une œuvre intitulée Institutiones linguae Syriacae, Assyriacae atque Thalmudicae, una cum Aethiopicae, atque Arabicae collatione. On ne peut oublier l’humaniste Johann Albrecht Widmanstetter (1506-1557), qui, en 1555 à Vienne, imprima en collaboration avec Moïse de Mardin, pour la première fois, les évangiles en langue et caractères syriaques. Dans la même année, il publiait aussi à Vienne une introduction à la langue syriaque intitulée Syriacae linguae prima elementa. Moïse de Mardin mérite considération aussi pour le fait qu’il enseigna la langue syriaque à Andreas Masius (1514-1573). Celui-ci publia entre autres en 1569 à

58. P. 281 : « Syriam [litteraturam] […] esse feracem, felicius illud praestituri, si Catalogum librorum Syrorum Hebed Iesu, cum Abr. Ecchellensis Adnotat, quas Morinus citat, comment. de Sac. Eccles. ordinat. p. 383.443 obtinuerimus. » 59. J. H. HOTTINGER, op. cit., Pars III (De Theologia Patristica), Section II, p. 229-237. 60. R. SIMON, Histoire critique de Vieux Testament, nouvelle édition, Rotterdam 1685, p. 539. Voir à ce sujet L. KHAYATI, « Usages de l’œuvre d’Abraham Ecchellensis dans la seconde moitié du XVIIe siècle : controverses religieuses et histoire critique », dans ce volume. 61. P. BAYLE, Dictionnaire historique et critique, op. cit., p. 698 (« Hebedjesu »). 62. « Acurius » veut dire al- ūrī, soit chorévêque, et n’a rien à faire avec la fameuse famille maronite ‘Aqūrī, de qui sortit un siècle plus tard le patriarche Yūsuf al-‘Aqūrī.

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Anvers une traduction latine du traité du Syrien Moïse bar Képha sur le paradis 63 et en 1571 une Grammatica linguae Syricae et un dictionnaire intitulé Syrorum Peculium. Nous devons enfin une grammaire syriaque à Immanuel Tremellius (1510-1580). Elle a paru sous le titre Grammatica chaldaea et syra en 1569. On pourrait énumérer encore d’autres grammaires comme celles-là. À l’époque où Abraham Ecchellensis publiait le Catalogue des livres, on disposait de quelques grammaires de la langue syriaque, d’un dictionnaire et de peu d’éditions de textes. En tant que maronite cultivé, Abraham Ecchellensis n’avait pas besoin de grammaire ou de dictionnaire syriaque. Il était professeur de syriaque à Rome et avait déjà publié lui-même en 1628 pour les élèves du Collège maronite une grammaire intitulée Linguae Syriacae, sive Chaldaicae perbrevis Institutio 64. Mais l’histoire de la littérature syriaque était pour lui en grande partie encore une terra incognita. Cela vaut du moins pour la littérature syro-orientale, avec laquelle il n’était guère entré en contact jusque-là. La plupart des connaissances qu’on en avait venaient de la littérature grecque, dans la mesure où celle-ci donnait des citations des auteurs syriaques. Andreas Masius énumère dans son édition de Moïse bar Képha les auteurs syriaques suivants : Éphrem le Syrien, Jacques d’Édesse, Philoxène de Mabboug, Diodore de Tarse, Jean le moine (Jean d’Apamée), Sévère d’Antioche, Numysius (un philosophe), Jacques de Saroug, Jacques de Batnan, Théodore le Nestorien, Théodore « le traducteur », Jules (l’Africain ?) et Julien d’Halicarnasse. Hottinger mentionne dans son Bibliothecarius quadripartitus exactement les mêmes auteurs énumérés par Masius, avant d’y ajouter la liste du Catalogue des livres. C’est probablement à cause de ces lacunes qu’Abraham Ecchellensis et ses contemporains se sont intéressés à cet ouvrage 65. Il n’est pas étonnant que l’édition et la traduction d’Abraham montrent bien des insuffisances, d’autant plus que son manuscrit syriaque était défectueux, ce qu’Assemani signalait dans sa Bibliotheca Orientalis 66. J’ai déjà mentionné l’identification erronée de l’auteur du Catalogue des livres par Abraham Ecchellensis. Assemani a corrigé avec une grande discrétion et sans arrogance beaucoup des fautes et des erreurs de son prédécesseur, qu’il a même qualifié de « Vir de Orientalibus litteris optime meritus » 67 et « eruditus » 68. Assemani pouvait s’appuyer sur davantage de travaux préliminaires portant sur les manuscrits de la bibliothèque Vaticane qu’Abraham Ecchellensis en son temps. Je ne peux pas entrer ici dans le détail des erreurs d’Abraham. Elles reposent certainement en partie sur des fautes du manuscrit qu’il a utilisé. Apparemment parce que ce manuscrit n’est pas découpé en vers, mais présenté en texte continu, il ne s’est

63. De Paradisio Commenarius Sciptus ante annos prope septingentos a Mose Bar-Cepho Syro […] omnia ex Syrica lingua translata per Andream Masium Bruxellanum. 64. M. DEBIÉ, « La grammaire syriaque d’Ecchellensis en contexte », dans ce volume. 65. Assemani décrit aussi brièvement l’état des connaissances dans le vol. 1 de sa Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. 1, p. 13 et suiv. de sa « Praefatio ». 66. Voir note 13 et 28. 67. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 1. 68. Ibidem, p. 4, note 1.

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pas rendu compte que le Catalogue des livres n’était pas en prose, mais en mètres de sept syllabes de saint Ephrem. Assemani a relevé également cette erreur dans son préambule 69. Naturellement, cette découverte est d’une grande importance pour l’amélioration du texte. La différence décisive entre l’édition d’Abraham Ecchellensis et celle d’Assemani est que ce dernier commente le texte presque complètement, tandis que les notes explicatives du premier sont très limitées et peu productives pour l’histoire de la littérature. Enfin l’édition d’Abraham Ecchellensis a le désavantage qu’il n’a pas reproduit le texte du manuscrit littéralement partout, mais y a introduit des changements arbitraires pour des raisons théologiques. Il s’est éloigné de son modèle apparemment de manière délibérée. Dans les manuscrits que je connais, y compris dans celui de la Biblioteca Nazionale 1194, il est écrit à propos de Nestorius : « Le patriarche Nestorius a composé un grand nombre de livres soignés, et les blasphémateurs les ont détruits, et ceux qui restent sont les suivants : [ …] » 70. Comme Nestorius était un grand hérétique de l’avis d’Abraham Ecchellensis, il a omis les expressions positives sur lui, et nous lisons seulement dans son édition que : « Nestorius composuit plures libros, qui autem remanserunt ex illis, sunt isti. […] ». Le texte syriaque a été abrégé de la même manière 71. Alors que ‘Abdīšō‘, dans son catalogue des livres, parle du synode « injuste » d’Éphèse 72, l’adjectif manque chez Abraham Ecchellensis 73. Fort modifié est aussi le passage sur les livres bibliques de l’Ancien Testament. En particulier, Abraham a changé en partie leur ordre, probablement pour les ranger dans celui qui lui était familier 74. Aux livres du Nouveau Testament, il a ajouté l’Apocalypse 75, qui ne se trouve pas dans le Catalogue des livres 76. Il doit aussi être intervenu dans les notices d’autres auteurs nestoriens. Pour Narsai, il manque l’épithète « harpe du Saint Esprit » 77, pour Afrahat, l’adjectif « bienheureux » 78, pour Dādīšō‘, « éprouvé » 79. Dans l’indication que Théodoret de Cyr a écrit une apologie pour les Pères « justes » 80, l’adjectif « justes » est absent dans l’édition d’Abraham 81. Et son commentaire en fait comprendre la raison 82, puisqu’il écrit que la formule s’adresse à Nestorius et ses

69. Ibidem, p. 2. 70. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 35 et suiv. 71. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 30-31 ; 2e édition, p. 21. 72. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 278 (« iniqua »). 73. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 116-117 ; 2e édition, p. 42. 74. Sur l’ordre des livres de l’Ancien Testament voir J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., p. 4, note 5. 75. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 14-15 ; 2e édition, p. 18. 76. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 12. 77. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 44-45 ; 2e édition, p. 25 ; voir par contre J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 63. 78. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 54-55 ; 2e édition, p. 27 ; voir par contre J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 85. Mais il lui laisse l’épithète « Sapiens Persarum ». 79. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 58-59 ; 2e édition, p. 28 ; voir par contre J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 98. 80. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., vol. III/1, p. 40. 81. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 56-57 ; 2e édition, p. 34-35 ; 2e édition, p. 22. 82. A. ECCHELLENSIS, Catalogus Librorum, op. cit., p. 157 ; 2e édition, p. 52 et suivantes.

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partisans. Peut-être est-ce cette attitude négative à l’égard du nestorianisme qui explique l’omission du titre honorifique de « Mār » (« Monseigneur ») pour des saints et des évêques à différentes reprises 83. Mais il est aussi possible qu’Abraham ait pensé agir dans l’intérêt de l’auteur ‘Abdīšō‘, qu’il croyait s’être converti du nestorianisme au catholicisme après l’achèvement de son Catalogue des livres. Comme je l’ai déjà dit, Giuseppe Simone Assemani (1687-1768) fit l’édition suivante du Catalogue des livres dans le tome III, 1 de sa Bibliotheca Orientalis ClementinoVaticana, qui parut à Rome en 1725 84. Il lui vint la bonne idée non seulement de publier le texte inaltéré du manuscrit du Catalogue des livres et de le traduire en latin, mais aussi de se servir des autres manuscrits, surtout ceux de la bibliothèque Vaticane, pour donner des résumés, des extraits et d’autres remarques concernant les œuvres mentionnées dans l’ouvrage. De plus, il intégrait dans son travail les auteurs syriaques postérieurs qui n’avaient pas été inclus dans le Catalogue des livres de ‘Abdīšō‘. Cette édition se rapproche d’une histoire de la littérature. L’œuvre d’Assemani a servi de base à des présentations postérieures d’histoire de la littérature de Wright, Baumstark et d’autres. À cause de sa profondeur, elle est encore indispensable et a été à bon droit réimprimée en 1975. Aujourd’hui encore, probablement, il n’y a pas une présentation du domaine de la littérature syriaque dans laquelle la Bibliotheca Orientalis ne soit pas citée. Assemani a pris le manuscrit Vat. syr. 176 susmentionné comme base de son édition, et non le manuscrit utilisé par Abraham Ecchellensis. Il ne l’écrit en aucun lieu expressément, autant que je sache, et il désigne son modèle seulement comme « optimum manuscriptum Vaticanum » 85, mais à cette époque dans la bibliothèque Vaticane, aucun autre manuscrit du catalogue des livres n’était conservé, d’après le catalogue des manuscrits syriaques du Vatican publié en 1758-1759 par lui-même et son neveu Stefano Evodio Assemani 86. Une traduction anglaise du Catalogue des livres a été publiée à Londres en 1852 par l’ecclésiastique anglais George Percy Badger dans le volume 2 de son livre The Nestorians and their Rituals 87. Il n’indique en aucun lieu d’après quoi il l’a traduit 88. Peut-être l’a-t-il fait selon un manuscrit qu’il avait vu directement pendant son séjour en Orient, d’où il a rapporté de nombreux manuscrits. Sa traduction indique que son modèle contenait des différences par rapport au manuscrit Vat. syr. 176. Le prêtre syro-oriental bien connu Yausef d-Bēt Qellāitā (Joseph Kelaita) a imprimé le texte syriaque du Catalogue des livres en 1924 dans son imprimerie à

83. Pour Nestorios (dans le passage sur Irénée de Tyr), Jahba ūī, Diodore (dans le passage sur Bar adbšabbā Arbāyā), Sabrīšō‘ (dans le passage sur Mī ā), Elias I. et Elias III. 84. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis Clementino-Vaticana, op. cit., vol. III/1, p. 3-362. 85. Ibidem, p. 2a. 86. Stephanus Evodius Assemanus et Joseph Simonius Assemanus, Bibliothecae Apostolicae Vaticanae codicum manuscriptorum catalogus in tres partes distributus, partis prima tomus secundus/tertius, Rome 1758, 1759 (réimpression : Paris 1926). Comme déjà mentionné dans la note 28, on ne peut pas établir avec certitude s’il a vu le manuscrit du Catalogue des livres qui se trouvait à son époque encore dans la Bibliotheca Sessoriana des cisterciens. 87. G. P. BADGER, The Nestorians and their Rituals, Londres 1852, vol. 2, p. 361-379. 88. Ibidem, voir p. 7 et suivantes.

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Mossoul. Il s’agit de l’édition de l’œuvre théologique de ‘Abdīšō‘ avec le titre La perle, déjà mentionnée, à laquelle Qellāitā a ajouté d’autres textes, parmi lesquels se trouve aussi le Catalogue des livres 89. Ce volume est une réédition de l’édition que Qellāitā avait imprimée à Ourmia en 1908. Je ne sais pas si le Catalogue des livres se trouvait déjà dans l’édition première, mais c’est probable. Elle ne m’a pas été accessible 90. Au début de sa préface de la deuxième édition, Qellāitā reprend l’introduction de la première édition et mentionne les trois manuscrits utilisés pour La perle 91. Après cela, il désigne encore un manuscrit additionnel, écrit en 1850 à Mossoul par le prêtre Michel Romanos, à ce moment-là propriété de Nimrod Rassām et aujourd’hui Mingana Syr. 212, où se trouve aussi le Catalogue des livres 92. Dans son édition du Catalogue des livres, Qellāitā ne donne aucune variante des autres manuscrits. Son texte diffère seulement de manière insignifiante de l’édition d’Assemani. Sur la base de l’édition de Qellāitā et en tenant compte de la traduction anglaise de Badger, le patriarche Ishai Shimun a publié en 1965 à Ernaculam (Inde) une traduction anglaise intitulée The Book of Marganitha (the Pearl) on the truth of Christianity, written by Mar O’dishoo Metropolitan of Suwa (Nisibin) and Armenia. Together with Several pertinent passages quoted from the various Church Fathers ; a successive list of the Patriarchs of the East ; and an index of biblical and ecclesiastical writings 93. À Joseph Habbi nous devons une traduction arabe du Catalogue des livres avec commentaire : Fihrist al-mu’allifīn ta’līf li-‘Abd Yašū a - ōbāwī (Bagdad, 1986). Habbi a tenu compte non seulement du manuscrit Vat. syr. 176, mais aussi des quatre

89. Ktābā d-metqrē Margānītā d-‘al-šrārā da-krestyānūtā da-‘bīd l-Mār ‘Abdīšō‘ mitrāpōlītā d- ōbā w-d-Armānyā …, Mossoul 1924, p. 61-83. Je suis très obligé envers M. David G. Malick, USA, pour une copie de ce livre qui m’était par ailleurs inaccessible. 90. Selon C. MOSS, Catalogue of Syriac Printed Books in the British Museum, Londres 1962, col. 8, la British Library en possède un exemplaire. 91. L’un d’eux est l’actuel ms. Trichur 9, qui avait été alors la propriété du futur métropolitain Abimalik Timotheos de Trichur (Inde). 92. L’identité résulte sans doute des renseignements dans le colophon, qui sont résumés dans l’édition de Qellāitā en syriaque (p. 9 et suivantes) et dans le catalogue d’Alphonse Mingana (Catalogue of the Mingana Collection of Manuscripts, vol. 1, Cambridge 1933, col. 447) en anglais. Le copiste mentionne, qu’il a copié le Livre de la perle selon l’autographe de l’auteur, qui date de l’an 1298. Ce manuscrit de l’an 1850 est indirectement la base pour le ms. Paris syr. 315, écrit dans le monastère de Saint-Georges près de Mossoul en 1887. Le copiste dit qu’il l’a écrit d’après un manuscrit du frère Ephrem, moine perse du monastère de Mar Georges ; lui-même l’avait transcrit sur le manuscrit de saint Romanus…, et celui-ci avait transcrit le sien l’an 1850 sur l’autographe de l’auteur à Mossoul, qui avait été écrit l’an 1298 (voir F. NAU, « Notices des manuscrits syriaques », Revue de l’Orient Chrétien 16 [1911], p. 284). Un renseignement sur l’utilisation (directe) de l’autographe de l’an 1298 se trouve aussi dans le manuscrit Berlin 83 (= Sachau 312), écrit en 1680 (voir E. SACHAU, Die Handschriftenverzeichnisse der Königlichen Bibliothek zu Berlin. vol. 23 : Verzeichnis der syrischen Handschriften, Berlin 1899, vol. 1, p. 312). 93. Le Catalogue des livres se trouve dans les pages 121-153. Le Dr. Karl Pinggéra, Erlangen/Marburg, m’a aimablement procuré une copie d’une copie conservée dans le « Seminar für Geschichte und Theologie des christlichen Ostens » de l’université d’Erlangen. Apparemment, le livre ne se trouve pas ailleurs dans les bibliothèques allemandes.

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manuscrits additionnels 94 ainsi que des imprimés mentionnés d’Abraham Ecchellensis, Assemani et Qellāitā. Les traductions anglaises de Badger et du patriarche Ishai Shimun n’ont rien apporté de nouveau ; elles donnent seulement le texte en prose. Au contraire, Qellāitā a imprimé le texte sous forme de poème. Dans les manuscrits syriaques – autant que je les ai vus – la division en lignes et strophes est conservée, à l’exception du ms. Biblioteca Nazionale 1194, celui-là même qu’a utilisé Ecchellensis. Habbi arrange également sa traduction arabe en strophes. Il l’a munie de nombreuses annotations étendues, c’est-à-dire d’explications et d’indications bibliographiques. Conclusion Sans doute, Abraham Ecchellensis a enrichi de manière décisive la connaissance des auteurs syriaques et de leurs œuvres en Europe par sa première édition du Catalogue des livres. Mais à vrai dire, son édition a été totalement dépassée par celle d’Assemani. Il est remarquable que, jusqu’à maintenant, nous ne possédions aucune édition critique de ce texte si important pour l’histoire de la littérature syriaque. Arthur Vööbus en avait annoncé une 95, mais elle n’est pas parue, comme d’autres choses encore qu’il avait voulu publier. C’est une chance que le manuscrit utilisé par Assemani soit apparemment très bon. C’est pourquoi on ne peut guère attendre une version bien meilleure. Mais naturellement nous ne pouvons dire quelque chose de précis alors que nous ne disposons pas d’une édition critique.

94. Introduction p. 15 : Vat. syr. 176 ; métropolie chaldéenne (ms. du ca. 1900) ; Berlin syr. 83 (= Sachau 312) ; Londres Orient. 4526 (1727). 95. Voir A. VÖÖBUS, Syrische Kanonessammlungen (“CSCO”, 307), I, Louvain 1970, p. VII : « ‘Abdīšō‘, Catalogus librorum = ‘Abdīšō‘, Catalogus librorum omnium ecclesiasticorum, ed. A. Vööbus, in : CSCOSub (in Vorbereitung) » ; de même : The Synodicon in the West Syrian Tradition (“CSCO” 368), I, Louvain 1975, p. VII. Il ne semble pas avoir poursuivi le plan, parce que la remarque ne paraît pas plus tard, voir The Canons ascribed to Mārūtā of Maipherqa (“CSCO”, 440), Louvain 1982, p. XIII, ou le troisième volume ‒ paru après sa mort ‒ de son History of Asceticism in the Syrian Orient (“CSCO”, 500), Louvain 1988, p. XIII.

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ABRAHAM ECCHELLENSIS CONTROVERSISTE : SA RESPONSIO À JEAN-BAPTISTE HESRONITE À PROPOS DU MISSEL MARONITE Antoine Said KHATER Beyrouth

I. Un début de Renaissance « L’ignorance, la négligence et les abus », dit Bernard Heyberger, « sont les termes utilisés par les missionnaires, les voyageurs et certains Orientaux, pour juger des connaissances, des croyances et des pratiques religieuses des chrétiens locaux », entendez au Proche-Orient. Au XVIIe siècle, poursuit-il, le constat général, d’après les missionnaires, « est celui de l’ignorance du peuple et du clergé » 1. Ce « discours sur l’ignorance » des chrétiens d’Orient « commun à tous les missionnaires du XVIIe siècle » 2 montre, en réalité, le grand décalage culturel et scientifique bien connu entre l’Europe de l’époque, qui jouissait pleinement des fruits de la Renaissance, et le monde oriental, auquel manquaient l’environnement politico-social favorable à l’épanouissement culturel et le moyen nécessaire pour la diffusion de l’instruction et la culture, en particulier l’imprimerie, même si, avec Bernard Heyberger, on peut reconnaître que les Occidentaux n’ont pas su apprécier les formes de culture vivante chez les chrétiens locaux à leur juste valeur 3. Le témoignage de plus d’un élève du Collège maronite de Rome, rentrant chez lui une fois ses études terminées et priant les cardinaux de la Propagande de le munir de livres édités afin de pouvoir remplir comme il se doit sa mission auprès de son peuple, ne fait que confirmer le vide que créait dans cette partie du monde le manque de livres imprimés 4.

1. B. HEYBERGER, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique, Rome 1994, p. 139. 2. J. DANDINI, Voyage du Mont Liban, traduit de l’italien par R. Simon et suivi de ses remarques. Édition revue et augmentée par K. Rizk, Kaslik-Liban 2005, chap. XX, p. 65, chap. XXVI, p. 81. De même, Thomas a Jesu, Thesaurus Sapientiae divinae, in gentium omnium salute procuranda, Anvers 1613, p. 469, signale la grande pénurie de connaissances chez les orientaux pour justifier le besoin d’organiser des missions adéquates et de préparer des missionnaires qualifiés. 3. B. HEYBERGER, op. cit. p. 140-142 : « la culture n’était pas complètement absente au Proche-Orient et il existait d’autres formes de communication qui ne sont pas à négliger. Mais en dehors des jugements des missionnaires, il est difficile de définir des instruments de mesure, pour évaluer le niveau de connaissances des chrétiens » (p. 142). 4. Ainsi T. de Simeone (1664), G. Mannesio (1665) et G. Toma (1665), adressent, chacun de sa part, aux cardinaux de la Propagande, à la veille de leur retour au pays, une liste de livres qu’ils souhaitent obtenir pour pouvoir accomplir leur mission d’enseigner et de prêcher. La liste comprend entre autres les grammaires de ‘Amîra, de Shadrâwî, d’Ecchellensis et de ‘Aqûrî (Accurensis) ; les Psaumes ; le Nouveau Testament, le Kempis (l’Imitation du Christ), le De origine nominis Papae d’Ecchellensis, les Annales de Baronius, etc., ASCPF, SOCG, vol. 374, f. 54 r-v, 69 r-v et 71 r-v respectivement. B. HEYBERGER, « Livres

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Aussi sombre que soit ce tableau culturel et religieux sommaire des chrétiens locaux, il n’en est pas moins vrai que dès le début de ce même XVIIe siècle, on assiste à un mouvement d’ouverture aux courants de la culture, de la science et de l’instruction, particulièrement dans le domaine religieux, pour remédier à « l’ignorance, la négligence et les abus ». Ce mouvement alla en se développant ultérieurement au cours même de ce XVIIe siècle, et créa un climat d’un début de renaissance grâce, surtout, aux différentes générations des anciens du Collège maronite de Rome où furent formés d’illustres savants qui contribuèrent à cet éveil culturel et assurèrent une liaison des plus bénéfiques pour l’orientalisme. Gabriel Sionite, son compagnon Jean Hesronite et Abraham Ecchellensis en France ; le même Ecchellensis, Vittorio Accorense (Victorius Accurensis) et surtout Jean-Baptiste Hesronite, le Dominicain, en Italie, illustrent ce propos. « Abraham Ecchellensis… est un des principaux fondateurs de l’orientalisme à Paris et à Rome », écrit Heyberger 5. II. Deux champions d’une controverse Une prise de conscience de « l’ignorance » ou des « abus » signalés par les missionnaires, et un sentiment de vide éprouvé par ces maronites éduqués à Rome, expliquent, sans doute, que ces derniers composèrent de bonne heure des œuvres théologiques. Je m’en rapporte surtout aux deux traités parus très tôt sur les sacrements, d’une importance et d’une utilité à tous points de vue considérables, l’un signé Gaspar de Chypre 6, et l’autre Jean-Baptiste Hesronite, Archevêque du Mont-Liban, suivant le titre qu’il se donne toujours 7. Ces traités introduisent la théologie et la pratique sacramentaire latines issues du Concile de Trente dans le contexte de la vie religieuse des maronites de l’époque, et fournissent des guides faciles et pratiques de théologie dogmatique, morale et pastorale aux curés et aux aspirants au sacerdoce. Le traité de Gaspar de Chypre représente une première tentative maronite. Il accuse cependant des points faibles. D’une part, il est incomplet. Il annonce dans le prologue que l’œuvre comprendra huit parties, dont la première sera consacrée aux sacrements en général et les sept autres aux sept sacrements, mais il limite en fait son

et pratique de la lecture chez les chrétiens (Syrie, Liban), XVIIe-XVIIIe siècles », dans Livres et lecture dans le monde ottoman, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerrannée 87-88 (1999), p. 209-223. 5. B. HEYBERGER, Les chrétiens du Proche-Orient, op. cit., p. 139. 6. Gaspar de Chypre ou Peregrinus, arrive à Rome le 2 juin 1579 : Vat. Lat.5548, f. 35v ; N. GEMAYEL, Les échanges culturels entre les Maronites et l’Europe. Du Collège Maronite de Rome (1584) au Collège de ‘Ayn-Warqa (1789), Beyrouth 1984, vol. I, p. 96, n° 2 ; S. E. ASSEMANUS et J. S. ASSEMANUS, Bibliothecae Apostolicae Vaticanae Codicum manuscriptorum catalogus, pars prima, tomus tertius, Rome 1759, p. 453 ; Réédition Maisonneuve Frères, Paris, 1926, p. 453. 7. J. B. Hesronite, (1563-1632) arrive à Rome le 27 février 1581. Il se fait dominicain en 1591. N. GEMAYEL, op. cit., I, p. 466-467. Cet auteur ne signale pas son séjour en Espagne et sa part comme traducteur et interprète nommé par Philippe III dans la polémique des Livres de plomb de Grenade : Mercedes GARCIAARENAL, « Sacred Origins and the Memory of Islam : Seventeenth-Century Granada », dans B. HEYBERGER, M. GARCIA-ARENAL, E. COLOMBO, P. VISMARA (éd.), L’islam visto da Occidente. Cultura e religione del Seicento europeo di fronte all’Islam, Milan, 17-18 oct. 2007, Milan 2009, p. 3-37.

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étude à quatre sacrements 8. D’autre part, son traité manque de la méthode didactique qui aurait facilité la tâche au public auquel il était adressé : « tout prêtre qui voudrait servir Dieu dans sa sainte Église et surtout les curés ». En effet, les multiples opinions de théologiens cités par leur nom compliquent et rendent difficile à un clergé dépourvu d’instruction supérieure une vision claire des questions posées 9. Le Maqtûf al-Asrâr al-Nasrâniyya de J.-B. Hesronite est plus complet, plus clair et plus pratique ; plus accessible, donc, aux bons curés de ce temps-là, et plus adapté aux besoins d’étude des aspirants au sacerdoce, grâce à la méthode didactique employée, faite de questions et de réponses, et à la claire teneur théologique adoptée, basée sur l’enseignement de saint Thomas d’Aquin dont Hesronite, comme dominicain, était imbibé. Dès 1604, le Vindemia Septem Sacramentorum Christianae Religionis connut une certaine diffusion chez les maronites 10. L’importance et l’utilité du livre, dont l’auteur était convaincu, sont illustrées par la demande qu’il adressa à la congrégation De Propaganda Fide pour qu’elle se charge de l’éditer, car « il est utile et nécessaire », dit-il, « dans toute la Syrie et en Afrique, où avec beaucoup de zèle j’ai diffusé dans leur langue la foi catholique » 11. Cette demande, en plus de l’imprimatur simple (« si videtur »), figurant en tête du manuscrit 12, était accompagnée de trois rapports favorables à l’édition émis l’un par un dominicain, l’autre par un jésuite, et le troisième par un prêtre séculier, tous trois espagnols, dont le dernier était titulaire de la chaire de théologie à Tolède 13. Pourtant, l’œuvre n’a jamais été publiée, ni par la Propagande ni par une autre institution 14.

8. Vat. Sir. 200, (1618-1623), Des sacrements en général, f. 2r. ; II. Le Baptême, f. 25r. ; III. La Confirmation, f. 66r. ; IV. L’Eucharistie, f. 69r. ; V. La Pénitence, qui occupe presque la moitié de l’œuvre, f. 177r-346v. Voir prologue f. 1v-2r ; introd. de la 2e partie : f. 24v où il se rapporte au Concile de Trente, sess. VII, can. 1, définissant le nombre sept des sacrements de « la Loi nouvelle ». 9. Gaspar, en plus de la doctrine de base, celle de S. Thomas d’Aquin, rapporte fréquemment les points de vue de plusieurs théologiens dans certaines des questions, tels que Saint Bonaventure, Scott, Suarez, Soto, Sanchez, Toledo, Lugo, Valencia, Bellarmino, Caietano… 10. Le titre arabe ne mentionne pas le nombre « sept ». C’est la traduction latine de l’œuvre faite par Hesronite lui-même qui porte le titre autographe tel que cité ici, Vindemia Septem…, Borg. Lat. 164, f. 1r, même si au f. 4r ligne 7, il parle de « notre livre intitulé Vindemia sacramentorum ; mais l’écriture est celle d’un scribe et non de l’auteur même. Jusqu’à présent j’ai pu repérer huit copies du XVIIe et XVIIIe siècle au Liban : Patriarcat maronite (nº 143, 144, 145, 146), Université de Louaizé, Université de Kaslik, évêché maronite d’Alep (nº 850), à part celle faite sur l’autographe arabe en garshûnî qui, malheureusement n’a pas encore été trouvé. Le Sbath 757 de la BAV en est une copie directe. 11. Vat. Lat. 164, f. 1v. « Utile et nécessaire », Hesronite juge ainsi son livre surtout pour les missionnaires. Car en plus de l’enseignement de la doctrine catholique aux chrétiens, la partie apologétique spéciale : De contradictionibus alcorani présente un outil précis et clair pour les missionnaires, pour pouvoir discuter avec les musulmans. 12. Vindemia Septem Sacramentorum christianae Religionis, Vat-Lat. 164, f. 1r. Y figurent deux imprimatur, l’un « Imprimatur si videtur » équivalent à l’approbation du contenu, l’autre « Imprimatur » signé Fr. Jo[annes] B[aptista] Ord[inis] Praed[icatorum] Socius Rmi. P[atris] Mag[istri] S. P. Ap[ostolici]. 13. Borg. Lat. 144, f. 463 r : Fr. Joannes Gonzales de Albelda Magister (7 avril 1622) ; Pater Perlinus Societatis Jesu (17 septembre 1622) ; Doctor Ludovicus Belluga (Fête de l’apparition de S. Michel 1622), f. 464 r. 14. J’ai entrepris une étude sur la vie et l’œuvre de Hesronite, malheureusement très peu connue, mais d’une grande importance dans le contexte socio-culturo-religieux des maronites du XVIIe siècle.

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Le titre d’honneur attribué par Heyberger à Abraham Ecchellensis comme « l’un des principaux fondateurs de l’orientalisme à Paris et à Rome », le maronite l’a mérité pour ses multiples activités dans ce domaine, où il a fait preuve d’un vaste savoir et d’une méthode de recherche sérieuse quoique non dénuée de souci apologétique. Parmi ces activités, la dimension théologique de son œuvre, qui s’est manifestée concrètement dans ses polémiques et controverses, est sans doute la moins connue. À part la connaissance en profondeur du sujet en débat, il y fait preuve d’une solide argumentation méthodique, englobant tous les aspects du problème posé et débattu, que ce soit pour défendre l’orthodoxie des maronites contre les accusations de déviation et d’abus par rapport à la discipline et à la théologie romaines ou pour rejeter des interprétations de certaines sources orientales suscitant des doutes à propos d’une question dogmatique ou disciplinaire déterminée. Les Epistolae apologeticae, dont deux répondent à Valérien de Flavigny 15 et la troisième est adressée à Gabriel Sionite 16, et surtout son ouvrage majeur Eutychius Vindicatus 17, sont les œuvres de controverse d’Ecchellensis éditées. Elles suscitèrent un remous considérable, vu les circonstances concrètes des trois premières et le climat général de l’époque, autour des sujets traités par la dernière. Cependant, sa Responsio 18 à Hesronite, une œuvre toujours manuscrite et presque inconnue dans ses détails, eut un impact particulier dans un débat mouvementé qui dura plus de quarante ans à propos du missel maronite édité à Rome 19. III. Le missel maronite, aux origines de la controverse Ecchellensis-Hesronite La première édition du missel maronite eut lieu à Rome en 1592-1594 sous le titre latin : Missale Chaldaicum iuxta ritum Ecclesiae nationis Maronitarum 20. Elle était censée exprimer un geste de générosité et de bienveillance de Rome envers les maronites dans le cadre d’un programme établi, dont un point principal avait été la fondation du Collège maronite quelques dix ans auparavant (1584). L’édition devait, en outre, satisfaire un besoin pressant chez les maronites, qui avait fait l’objet de demandes réitérées de la part de leurs patriarches : celui de livres d’instruction pour le clergé et les fidèles. Et surtout, elle devait remédier à une situation liturgique trouble, due à l’usage de missels manuscrits, susceptibles donc de ne pas être uniformes,

15. A. ECCHELLENSIS, Epistola Apologetica Prima, Paris, 1647. Epistola Apologetica Altera, Paris 1647. Voir G. TROUPEAU, « Les deux séjours parisiens d’Abraham Ecchellensis », dans ce volume. 16. A. ECCHELLENSIS Epistola, Apologetica Tertia, ad eumdem Gabrielem Sionitam, Paris 1647. Voir G. TROUPEAU, art. cit. 17. A. ECCHELLENSIS, Eutychius Patriacha Alexandrinus vindicatus…, Rome, t. I, 1661 ; t. II, 1660. 18. A. ECCHELLENSIS, Responsio ad Censuras Rmi. Dni. Archiepicopi Jo. Esronitae in missale Chaldaico Maronitarum aliosque libros, ASCPF, SOCG, vol.293, f. 355r-377r. 19. M. HAYEK, Liturgie Maronite, histoire et textes eucharistiques, Paris, 1964, p. 61-64. Le texte latin du canon VIII figure chez Hayek, p. 64 et note 1. Le texte français, dans J. DANDINI, op. cit., édition de 2005, p. 94. Le texte arabe, dans B. FAHD, Batarîkat al-Mawârinat wa ‘sâqifatuhum, Lahed Khater, Beyrouth 2001, p. 132. 20. Missale Chaldaicum iuxta ritum Ecclesiae nationis Maronitarum, Rome 1592 / 1594. N. B. : 1592, après le titre du missel en syriaque ; 1594 après le titre en latin.

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d’inclure des variantes soit dans le nombre des anaphores (comme ce fut le cas parfois), soit dans des formules de prières, soit dans des expressions pieuses éparpillées çà et là dans les anaphores, et dont la teneur doctrinale pouvait être discutable ou susciter des doutes. En fait, cette édition du missel réalisée sur ordre de Clément VIII (1592-1605) répondait au désir qu’avait exprimé le patriarche Mikhâ’îl Rizzî (1567-1583) au Pape Grégoire XIII. Et bien qu’elle fût réalisée avec le concours d’élèves du Collège maronite tels que Georges Carmaniensis (Karmsaddanî), Moise Anaesius (Anaissi) et surtout Georges Amira, futur patriarche, et qu’elle eût l’avis favorable par le nihil obstat de Thomas Terracina O.P., « Maître en Théologie Sacrée, qui n’y a rien trouvé contre la foi et les bonnes mœurs, et que le contenu était conforme à la foi de la sacro-sainte Église Romaine », le patriarche Sarkîs Rizzî (1583-1597) « mit le livre à l’index et excommunia tout prêtre qui en ferait usage. L’interdiction dura quatre ans. Toutefois, du fait qu’il n’existait pas d’imprimerie en Orient en ce temps-là, le patriarche leva l’interdiction. » 21 Ce fut au cours du synode célébré à Cannoubin, siège patriarcal, et en présence du P. Jérôme Dandini, légat du Saint-Siège, qui avait apporté avec lui quelques deux cents exemplaires du missel édité. Pour établir une discipline uniforme, des vingt et un canons proposés par Dandini au synode et approuvés unanimement, le canon VIII stipulait « Que tous se serviront du missel imprimé depuis peu à Rome avec l’approbation de Sa Sainteté ; qu’il ne sera pas permis de se servir d’aucun autre missel à moins qu’il n’ait été réformé sur celui-ci avec le seing du patriarche et son sceau. » 22 Toutefois, les attaques contre l’édition et les contreattaques ne cessèrent pas de si tôt. Et c’est le 19 janvier 1631 que les cardinaux de la Propagande décidèrent de « suspendre les liturgies dudit missel, qui contient des erreurs, et d’interrompre son usage au Collège maronite de Rome jusqu’à ce qu’elles soient corrigées. » La polémique, pourtant, continua sur d’autres « réformes » dans les usages, et une décision fut prise imposant à Ecchellensis le silence « puisqu’il reprenait toujours ses arguments. » 23 Le but de cet exposé brièvement circonstancié se limite à jeter la lumière sur deux pièces fondamentales dans la polémique sur le missel : le rapport de Jean-Baptiste Hesronite et la Responsio d’Abraham Ecchellensis. Leur contenu concret et détaillé étant peu connu, il m’a paru intéressant, voire nécessaire, d’en donner un résumé suffisant révélant la portée théologique des jugements du premier et la substance de l’argumentation du second en réponse à ceux-ci.

21. I. DUWAYHÎ, Manârat al-aqdâs (Le Candélabre du Sacré), Beyrouth 1895, II, p. 326. Voir aussi M. HAYEK, op. cit., p. 61-64. 22. J. DANDINI, op. cit., chap. XXVIII, p. 89-92 (Synode et profession de foi). Chap. XXIX, (Canons pour réformer les abus) : « Je les proposai tous [les abus] en particulier : et après avoir marqué les règles nécessaires et fait des Canons, tous les approuvèrent unanimement. », p. 93. Le canon VIII, p. 94. 23. S. TABAR, « La Sacrée Congrégation et les Maronites », dans J. METZLER (dir), Sacrae Congregationis de Propaganda Fide Memoria Rerum, vol. I/1, Rome-Fribourg/B-Vienne, 1972, p. 610-611.

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IV. Le rapport de Hesronite Les circonstances concrètes de l’expertise d’Hesronite sont rapportées par Victor Accorense (Accurensis) dans son rapport résumant la querelle autour du missel 24. Ce fut au cours d’une réunion qui s’est tenue le 15 janvier 1631 chez le Cardinal Ubaldini, réunion à laquelle prirent part le Cardinal Luigi Caetani, Mgr Hesronite, Francesco Ingoli, secrétaire de la congrégation De Propaganda Fide, l’abbé Ilarione Rancati, le P. Zaccaria, Théatin, le P. Lomellino, jésuite, l’abbé Accorense et M. Abraham Ecchellensis, ces deux derniers maronites. « Hesronite, dit Accorense, présenta un document écrit de sa propre main contenant sept observations sur le missel, une sur le livre du ministre et l’autre sur le pontifical » ou Livre des Ordinations 25. Il faut préciser que ce document rédigé par Hesronite ne dépasse pas deux pages et demie 26. Dans l’introduction, Hesronite affirme qu’il a élaboré son rapport « sur ordre d’Urbain VIII et des cardinaux de la Propaganda Fide » et qu’il « a lu et scruté le missel des maronites, dans lequel il a trouvé quelques propositions innovantes ajoutées par les schismatiques orientaux ; raison pour laquelle Grégoire XIII avait ordonné en son temps que ces livres fussent gardés à Rome afin qu’ils soient purgés pour les imprimer ultérieurement. » 27 Des sept propositions relevées par Hesronite, cinq ont un caractère spécifiquement théologique. Des deux autres, l’une se rapporte à l’anaphore de Maruta 28 dans laquelle « figuraient les noms de quatre disciples de l’hérésiarque Dioscore 29 […], dont on a maintenu celui de Jacques qui a donné son nom aux Jacobites. Il faut donc l’éliminer ; car hérétique, il affirme que le Christ n’a qu’une seule nature ; il est aussi schismatique car il rejette le concile de Chalcédoine et le Pape Léon trois fois saint.» 30 La seconde proposition se trouve « à la page 154 où figure une anaphore du patriarche Jean, dit Bar Shushân. J’ai brûlé moi-même publiquement dans mon pays cette anaphore car il se dit qu’il était schismatique et sectateur de Dioscore l’hérésiarque. Il faut donc l’éliminer du Missel. » 31 V. La Responsio d’Ecchellensis : présentation Les censures de Hesronite suscitèrent différentes répliques. Elles provoquèrent surtout deux longues réponses détaillées de caractère académique, l’une de l’Abbé

24. V. ACCORENSE, Fatto delle mutationi del Missale Caldeo della Natione dei Maroniti stampato in Roma, ASCPF, SOCG, vol. 293, f. 351r-353v. 25. V. ACCORENSE, doc. cit., f. 353r-353v. 26. G. B. ESRONITA, rapport sans titre, ASCPF, Maroniti, vol. 291, f. 411r-412r. 27. G. B. ESRONITA, doc. cit., f. 411r. 28. Maruta, Métropolitain jacobite de Tagrit (+ 649). Voir Denha de Tagrit, Histoire de Marouta dans Patrologia Orientalis, t. III, fasc. 1 n° 11, Paris 1909, p. 52-96. 29. G. B. ESRONITA, doc. cit., f. 412r. Dioscore, Patriarche d’Alexandrie (441-451), déposé et excommunié au Concile de Chalcédoine. 30. G. B. ESRONITA, doc. cit., f. 411v. Il s’agit de Jacques dit Bardaeus, ou encore Zanzalus, évêque d’Edesse (542/43-578). 31. G. B. ESRONITA, doc. cit., f. 412 r.

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Victorius Accurensis, maronite, en 39 pages, et l’autre d’Abraham Ecchellensis 32. C’est celle-ci qui nous occupe dans cet exposé. Hesronite, archevêque, théologien et dominicain – trois titres qui, en principe, devaient rendre ses jugements solides et crédibles –, était mort quelques mois après la tenue de la réunion chez le Cardinal Ubaldino, rapportée par Accurensis, où il avait présenté son rapport. Ecchellensis, qui n’était pas prêtre, était néanmoins docteur en théologie et déploya une grande partie de son activité intellectuelle dans des recherches et études sur des thèmes religieux : historiques, canoniques, liturgiques et théologiques. « Il était officieusement le représentant du patriarche maronite, mais surtout son conseiller liturgique et théologique. » 33 À ce titre, et comme assesseur, en plus d’être maronite, comme il se plaisait à se présenter, il prit part à ladite réunion. Irrité, semble-t-il, par le rapport d’Hesronite, il fut poussé à élaborer en 44 pages sa Responsio qui dénote un vaste savoir, un raisonnement précis et rigoureux dans l’analyse, une capacité et une habileté dans l’interprétation des textes, qui ne laissent échapper le moindre détail. Et tout en professant envers son antagoniste un respect évident, le traitant toujours de « Reverendissimus » et d’« Illustrissimus » et le qualifiant parfois de très savant (« doctissimus »), le jeune Ecchellensis (il avait 26 ans), n’hésite pas pour autant à lancer quelquefois contre lui un jugement d’une sévérité extrême et sur un ton ironique, fruit d’une conviction de la rectitude de sa pensée, de la véracité de son jugement et d’un caractère réputé impulsif et véhément. Dans l’introduction, qui illustre les notes de sa Responsio et en allusion sûrement à Hesronite, Ecchellensis établit sur un ton lapidaire un principe d’éthique théologique, dirais-je, et adopte solennellement dans ce domaine la norme de conduite suivante : qu’au même titre que nous devons réfuter les erreurs et hérésies sans considération aucune pour les personnes, nous devons garder avec le même zèle les traditions des pères et défendre, même au dépens de notre vie, les doctrines catholiques […] Eux [les pères], n’ont épargné aucun moyen pour écraser les ennemis de la religion catholique ou pour les faire rentrer dans la droite raison. Parmi ces ennemis, une première place est occupée par ceux qui, tout en se vantant de bien connaître la foi catholique, lui font tort et lui portent atteinte plus que ne le font les ennemis.

Avant d’entamer la réponse aux allégations d’Hesronite et la réfutation de ses censures, Ecchellensis adopte un critère de base, sûr en cas de divergence d’opinions ou de doute. C’est le poids de la tradition 34. Pour consolider ce critère, il s’en remet à une norme contenue dans un décret du Concile de Trente « illuminé par l’Esprit Saint »,

32. V. ACCURENSIS, Responsio Domini Abbatis Vitorii Accurensis Maronitae ad errores in Missali, et aliis libris Maronitarum per Ilmum. D. Archipiscopum Estronitam Maronitam indebite annotatos. ASCPF, SOCG, vol. 293, f. 379r-398r.). A. ECCHELLENSIS, doc. cit. 33. N. GEMAYEL, op. cit., t. I, p. 394. 34. L’argument de la tradition dans la méthode scolastique occupe une place privilégiée après l’Écriture. Il n’est donc pas étonnant de voir Ecchellensis recourir à ce moyen avec une intention apologétique : chercher à montrer la conformité de la liturgie et de la théologie maronites avec cette tradition fondée sur les « Pères ». Accurensis, dans sa Responsio à Esronita, fait de même.

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qui réprouve toute position ou interprétation qui va « contre le consensus unanime des Pères. » 35 Partant de ces deux règles, il répond une à une aux censures du dominicain maronite, selon la méthode académique scolastique que tous deux avaient apprise et pratiquée durant l’époque où ils étaient étudiants au Collège romain. C’est ainsi qu’il pose toujours en premier lieu le « status quaestionis » ou l’énoncé textuel de chaque censure de Hesronite telle qu’elle figure dans son rapport, pour procéder ensuite à sa réfutation et, de là, justifier la proposition condamnée ou suspecte de contenir un élément contre la foi ou, éventuellement, suscitant le doute. Les arguments, comme on le verra, s’inspirent principalement des Pères de l’Église, des Conciles œcuméniques, du Magistère de l’Église, de la philosophie, de l’interprétation linguistique et rhétorique 36. VI. Les cinq censures théologiques contestées 1. – Hesronite : « À la page 27 [du missel] il est dit que le Fils unique de Dieu, dans son Incarnation, est entré dans les entrailles de la Vierge par son ouïe et en a pris chair. Assertion insensée (fatua). » 37 – Ecchellensis : « Ce jugement [d’Hesronite] est contraire aux Conciles, aux Pères, à l’Église et à la raison. Il est donc faux de conclure que cette proposition [du missel] est insensée sans que cette condamnation les atteigne tous. » 1 - « Il est contraire à la Lettre adressée par le Pape Célestin au concile, dans laquelle il dit que le Verbe du divin Père… entra à travers l’ouïe de la Sainte Vierge et la conception ineffable eut lieu. » 38 2 - « Il est contraire au jugement de l’Église qui, dans l’hymne à la Nativité du Seigneur, chante : “La demeure de la poitrine eut honte, et soudain elle se fit temple de Dieu, intacte, ne connaissant pas d’homme, elle conçut le fils par la parole.” » 39 3 - « Il est contraire au dire de saint Jean Damascène qui, dans son De la foi orthodoxe, l. 4 ch. 15 affirme que la conception eut lieu à travers l’ouïe. De même il est

35. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 355r. Ecchellensis, cite les jugements d’Hesronite comme « censures », tandis qu’Accurensis les cite comme « erreurs ». 36. Accurensis emploie la même méthode et procède de la même manière. Les raisons qu’il annonce (Voir ACCURENSIS, doc. cit., f. 379 r- 398 r.), sont de la même nature que celles d’Ecchellensis. « Les quelques erreurs hérétiques, téméraires et insensées », dit-il, « que l’Illustrissime et Rme Hesronite a trouvées dans le Missel et dans d’autres livres […] sont de doctrine saine d’après les Saints Pères et les décrets des saints Conciles. » Et d’ajouter : « l’Illustrissime n’a pas estimé, ou n’a pas compris, le sens de ces expressions, ou bien il l’a changé, ou il ne l’a pas saisi, comme on le verra plus clairement dans la Réponse à chaque Erreur. » (f. 379v). 37. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 356 v-357r. 38. À cette lettre du Pape Célestin I (422-432) font référence les PP. du Concile d’Éphèse dans la « Sentence de déposition portée contre Nestorius » signée par 197 évêques « contraints tant par les canons que par la lettre de notre très saint père et collègue dans le ministère, Célestin. » Voir G. ALBERIGO et alii, Les Conciles œcuméniques, t. II-1, Paris 1994, p. 147-148. 39. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f 357r. « Domus pudet pectoris, templum repente fit Dei, intacta nesciens virum, verbo concepit filium. »

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contraire à ce que dit saint Jean Chrysostome dans sa liturgie : lorsque l’archange Gabriel dit : Je vous salue, ô Vierge, Dieu s’est incarné dans ses entrailles saintes. » « Ce genre de discours, ajoute Ecchellensis, les Pères l’ont utilisé habituellement pour montrer que la conception du Verbe Divin eut lieu, non d’une manière humaine, mais qu’au moment où l’ange fit l’annonce à Marie et que la Vierge donna son consentement, le Verbe s’est fait chair à l’instant même. » À l’objection que « l’esprit n’a pas besoin d’ouverture », Ecchellensis réplique avec les Saints Pères que « nous parlons des choses divines par un discours humain et les adaptons à notre capacité de compréhension. C’est ainsi que saint Thomas affirme que notre intellect nomme les choses divines, non pas conformément à ce qu’elles sont, car il ne peut pas les connaître telles qu’elles sont en leur être, mais selon le mode qui lui est accessible dans les êtres de la nature. » 40 Et d’ajouter : « c’est pourquoi, plus d’une fois l’Écriture Sainte attribue à Dieu la colère, la fureur, le regret et d’autres passions humaines qui ne peuvent pas se trouver en Dieu ». Et de conclure : « Ces raisons prouvent que l’assertion n’est pas insensée ; elle prouvent plutôt le contraire. » 41 2. – Hesronite : « Aussi à la même page 27 le Fils unique est appelé Fils de l’essence divine » (Bar îtûtô). « Cette assertion est fausse et insensée, car l’essence divine n’engendre ni n’est engendrée, mais elle est le principe par lequel le Père Eternel engendre son Fils égal à Lui-même en tout et pour tout éternellement. » 42 – Ecchellensis considère que cette censure ne mérite pas une réponse détaillée, car tout le monde sait, et il est clair, comme le dit saint Thomas, que les noms abstraits comme les noms concrets dans les choses divines sont la même chose 43. En faveur de sa réponse, il fournit aussi le témoignage de saint Augustin dans son De Trinitate, l. 4 où il affirme que « le Père et le Fils sont une même sagesse car ils sont une même essence. » L’argumentation philosophico-théologique d’Ecchellensis est corroborée par une interprétation rhétorique de l’expression censurée, conforme à la manière de penser et de s’exprimer des orientaux. « ‘Fils’, affirme-t-il, ne signifie pas toujours le sens du nom composé comme bar nôshô (fils de l’homme), impliquant une relation entre deux termes, mais il exprime l’essence complète. »

40. Ecchellensis ne cite pas textuellement Saint Thomas en renvoyant à la Somme Théologique, 111, q. 30, a 3, mais il s’inspire plutôt de l’idée du Docteur Angélique qui dit : « Nous appréhendons avec plus de certitude ce que nous avons sous les yeux », 1. c., rép. 3. 41. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit. : « Ex his colligitur hanc assertionem fatuam non esse, imo fortasse contrariam. » 42. A ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit. : la censure, f. 357r-v ; la réponse à celle-ci, f. 357v-359v. 43. La citation de Saint Thomas chez Ecchellensis (f 357v) « abstracta nomina in divinis idem esse ac concreta ut Deus et Deitas » référée comme venant de III, f. 40, a 6 ; ad 1, ne correspond pas du tout à la source ; car la question 40 ne compte que 4 articles ; cette même question 40 traite « Du genre de vie du Christ » ; et en aucune des objections et des solutions respectives n’est fait mention de la question des noms abstraits et concrets. Un peu plus loin (f. 357v., l. 9 et 13), il cite la question 39 a4 « nomina essentialia in divinis concreta … » et a1 « ostensum est enim … divina simplicitas hoc requirit quod in Deo sit idem essentia et suppositum », suivant ce qui précède, comme étant de la 3e partie, tandis qu’ils correspondent à la 1re partie de la Somme théologique.

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L’objection que le Christ est souvent appelé dans l’Écriture bar nôshô et que ce nom signifie ce qu’il exprime, donc lorsqu’on dit du Christ bar îtûtô (fils de l’essence), la formule a la même portée significative, Ecchellensis la rejette en s’appuyant sur le sens que donnent les Pères syriens à la formule composée bar nôshô (Fils de l’homme). Ainsi, Isaac le Syrien dans différents textes. De même l’auteur du Thesaurus linguae syriacae 44 qui explique que bar îtûtô « n’a pas une valeur de substantif, mais c’est plutôt un adjectif équivalent à “consubstantiel” et “de la même substance”, c’est-à-dire, éternel. » Les noms abstraits, ajoute Ecchellensis, s’appliquent souvent au concret dans le langage courant. Le témoignage de saint Éphrem le montre clairement. Dans son hymne à la Trinité, il dit « Ô Fils qui as été crucifié et qui as sauvé le genre humain, reçois nos vœux et nos prémisses que t’offre le sacerdoce. » 45 Dans son argumentation, Ecchellensis allègue un témoignage éloquent d’Isaac le Syrien qui, dans son livre Ad omnes gentes (À toutes les nations), chap. 6 dit aussi que le Christ est « l’Image de l’Intelligence éternelle, son Icône, sa splendeur, Fils de sa nature (filius naturae eius) et de sa substance non partagée (indivisae), et qui n’est jamais divisée, ce que saint Isaac exprime par le terme bar kioneh, que nous avons traduit par fils de sa nature, ce qui signifie qu’il est inné (connaturalis). » 46 « Aussi », ajoute-t-il, « le terme bar îtûtô se traduit en arabe en terme concret : essentiel, éternel, et non en terme abstrait : essence, éternité. » Et Ecchellensis de conclure : « De tout ce qui précède, on conclut que bar îtûtô ne signifie pas fils de l’essence, mais essentiel, coessentiel, de la même essence ou bien éternel. » 47 Sûrement, Ecchellensis a dans l’esprit aussi, pour une raison propre, la formule de l’Exposition de la foi des Pères du Concile de Nicée, reprise par le Concile d’Ephèse pour traduire l’expression de saint Isaac : « … engendré non pas créé, consubstantiel au Père ». En effet, il profite de l’occasion pour réaffirmer la fidélité des maronites à cette doctrine en disant : « Aussi bien les maronites que saint Isaac, dans d’innombrables lieux, réfèrent la filiation au seul Père », ce qui est en parfaite harmonie avec son but de réfuter le jugement de Hesronite qui blesse sa sensibilité maronite 48.

44. F. NAIRONUS BANENSIS, Dissertatio de origine, nomine ac religione Maronitarum, Rome 1679 ; Kaslik- Liban, 2006, p. 122, cite des savants maronites « qui ne peuvent être convaincus d’ignorance » et affirme qu’« il est reconnu que les Maronites Élèves des Collèges latins sont instruits… et qu’il y en a eu de très savants… » Parmi eux, « Georges Carmeniensis… », ou Karmsaddanî, comme « Thesauri syriaci Auctorem » (auteur du Thesaurus syriacus) (p. 121 et 122). Nul autre dictionnaire ne porte ce titre dans la liste d’Y. HEBBI, Les lexiques de la langue syriaque (mu’jamât al-lugha as-siryâniyya), dans Majma’ allugha as-siryaniyya (Académie de la langue syriaque), 2, Bagdad (1976), p. 75-104. G. GRAF, Geschichte der Christlichen Arabischen Literatur, II, Vatican 1947, p. 187-188, cite un anonyme syriaque-arabe (XVIIe s.). Vat. Syr. 538 (en garshûnî). G. Carmeniensis (Karmsaddanî, ancien du Collège maronite, acheva son « Phare de la langue syriaque » le 21 février 1619. De cette œuvre on trouve trois copies à Rome : Borg. ar. 13 ; Vat. Ar. 185 et 186. 45. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., réponse à l’objection : f. 358r-359r ; la citation de Saint Ephrem suivie de la traduction latine est reproduite en syriaque f. 358v. « Filius qui ascendit crucifixionem, et liberavit genus humanitatis, suscipe vota et premissas, quas tibi offert sacerdotium ». 46. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 358v. « et est (puta verbum) Imago, et Icona, et Splendor… » 47. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 359r. 48. A. ECCHELLENSIS, doc. cit., f. 359r. Pour le Concile de Nicée et d’Ephèse, voir : G. ALBERIGO, op. cit., t. II - 1, p. 5 et 64.

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3. – Hesronite : « De même à la page 76 il est dit : autant mes péchés autant ta miséricorde. Cette comparaison réduit, semble-t-il, la miséricorde divine à un certain nombre, tandis qu’elle dépasse nos péchés à l’infini. » 49 – Ecchellensis : Répondant d’un ton ironique, il anéantit d’un coup cette censure. « Cette objection », dit-il, « est subtile et habile ; pourtant elle n’a aucun poids si l’on pèse tous les aspects de la difficulté qu’elle soulève. » 50 La réponse d’Ecchellensis, se basant sur une explication linguistique, part surtout d’un principe élémentaire de rhétorique : dans tout discours il faut tenir compte de l’objectif que l’on se propose. En effet, un principe indiscutable selon lui est le suivant : « avant de procéder à l’interprétation d’un texte quelconque, il faut comprendre le sens des vocables, des particules, des figures de style et d’autres formes de discours que les grammairiens déterminent ». Partant de là, poursuit-il, nous pouvons affirmer qu’aucun grammairien de la langue syriaque donne à la particule kmô le sens de « tout » ni le sens « d’équivalent à ». Au contraire, tous accordent deux sens à cette particule : 1. un sens interrogatif : « combien ? », exprimant une valeur numérique ; par exemple : « combien de pains avez-vous ? » ; 2. un sens de récit : par exemple : « tout ce que vous avez fait avec l’un de mes petits frères vous l’avez fait avec moi. » Poursuivant son raisonnement, Ecchellensis affirme que « la fausseté de l’assertion insensée [de Hesronite], est démontrée par le contexte de la prière dans laquelle apparaît clairement qu’aucune comparaison n’a lieu. » « Et pour que la chose soit évidente à tous », il transcrit quelques strophes en syriaque de l’hymne connu par Abô d-qushtô (Père de la Vérité), qui se récitait au moment de la première élévation à la messe maronite, suivies de leur traduction latine. C’est dans cet hymne que se trouve la proposition censurée par Hesronite. « Père de la Vérité, voici ton Fils ; Il est le sacrifice qui te satisfait ; accepte-le car il est mort pour moi ; qu’il me soit propice… Que de délits ai-je commis ! Combien grande est ta miséricorde ! Si tu les pèses, ta miséricorde dépassera de loin le poids des montagnes que tu connais… » Et Ecchellensis d’affirmer en s’étonnant avec une interrogation-négation de ton emphatique : « De ce qui précède, ne voit-on pas clairement que la miséricorde de Dieu est beaucoup plus grande que les péchés ?! » Et d’ajouter ironiquement : « Il n’y a donc pas de raison d’insister davantage sur une chose si claire, connue même des enfants et n’ayant pas besoin de beaucoup de preuves, car la vérité est évidente. » 51 4. – Hesronite : « De même à la page 82, on trouve ces expressions hérétiques : tu as mêlé, Seigneur, ta divinité avec notre humanité et notre humanité avec ta divinité. » « Ces paroles sont l’hérésie même d’Euthychès et son hérésiarque majeur Dioscore,

49. HESRONITA, Rapport, cit., f. 411r, l. 19 et suiv. 50. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 359v. 51. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 360r-v.

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ennemis du Concile de Chalcédoine et de Léon le Grand trois fois saint. Ces hérésiarques affirmaient l’existence d’une seule nature dans le Christ après l’Incarnation et de deux natures avant l’Incarnation. Dans l’Incarnation il n’y eut aucun mélange (“mixtio”), aucune confusion, aucun changement, mais seulement l’union hypostatique de deux natures dans la seconde Personne de la Trinité, tout en maintenant intégralement les deux natures, divine et humaine. Aussi bien Euthychès que Dioscore, ne pouvant pas ou ne voulant pas comprendre cette union hypostatique, tous deux sont devenus maîtres de l’erreur et fils de la perdition… La réplique d’un hérétique n’est pas valable lorsqu’il dit : cette façon de s’exprimer a été employée par un certain saint Père, car ici, nous prétendons faire disparaître et éradiquer complètement tout vestige des deux hérésiarques Euthychès et Dioscore dont la langue commune et l’empreinte imprègnent ce missel, dans lequel tous deux ont semé cette confusion. » 52 – Ecchellensis : Cette censure d’Hesronite ajoutée à celle qui a visé la proposition du Livre des Ordinations selon laquelle le Christ, en recevant le baptême de Jean Baptiste, reçut de lui le sacerdoce, occupent, à elles seules, la moitié de la Responsio d’Ecchellensis 53, ce qui n’est pas étonnant. Les deux sujets, théologiques par excellence et étroitement liés aux multiples questions christologiques débattues particulièrement tout au long des premiers siècles du christianisme, provoquèrent des conflits spéculatifs, des hérésies et des schismes, et furent le sujet principal de plus d’un concile et synode. Ecchellensis entame sa réponse par une exclamation marquant son étonnement ironique de voir susciter ce sujet. « Je suis vraiment surpris et je réitère mon étonnement » (« Miror sane iterumque miror »), dit-il, « de constater avec quelle légèreté les dogmes de nos pères sont condamnés sans raison aucune et sans considération. Car si les choses sont présentées aux Pères pour qu’ils les examinent, les condamne-t-on avant de les leur présenter ? » 54 Pour répondre directement à la censure d’Hesronite, Ecchellensis puise ses raisons variées à différentes sources. Bon philologue qu’il est, il se met à analyser le sens des deux termes syriaques khlât et mzâj, mêler et mélanger, avec leur correspondant latin qui exprime le fait : permistio. « Mêler » (khlât), dit Ecchellensis, « que le T.R. Archevêque a condamné, se dit des choses qui se mettent ensemble, gardant chacune sa nature sans subir confusion, changement (alteratio) ou transformation (conversio), tandis que mélanger (mzâj) signifie une mixtion d’éléments qui perdent leur nature propre dans le mélange. Ce terme (mzâj) fut condamné par les Pères et les Conciles, tandis que le premier verbe, khlât, ne le fut pas, ni peut être condamné car il signifie l’unité sans embrouillage. » 55 Faisant recours aux Pères, il égrène de nombreux témoignages dont, par exemple, la belle formule du Pape Vigile (537-555) qui, contre Euthychès, affirme que « dans le Christ il y a un homme mêlé à Dieu » (« in Christo esse hominem mixtum Deo » ;

52. HESRONITA, Rapport, doc. cit., f. 411r. 53. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 360v-366v. La réponse à la Censure 4. Celle se rapportant au sacerdoce du Christ, qui figure chez Ecchellensis sous le numéro 9, occupe les f. 372r-377r. 54. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 361r-v. 55. Ibidem, f. 361v.

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nous soulignons). D’autres témoignages sont cités du Pape Eutychianus (275-283), de Cyprien, d’Hilaire, de Grégoire de Nysse et surtout d’Augustin, dont il retient et cite la fameuse formule que « dans le Christ, l’homme s’est mêlé au Verbe de Dieu » (« in Christo homo commixtus est Dei Verbo. ») 56 Pour Ecchellensis, l’union exprimée par le verbe syriaque khlât ne signifie en aucune façon la fusion des deux natures pour former un être hétérogène. Pour lui, les deux termes latins mixtio et temperatio expriment correctement la doctrine. C’est pour dire que le vocable syriaque khlât ne signifie pas mixture (permixtionem) qui impliquerait l’embrouillage, mais qu’elle peut signifier aussi unir ou l’union (« jungere »). « Ainsi », dit-il, « le terme khlât mentionné par le T.R. Archevêque ne peut se comprendre qu’au sens de s’unir. » 57 Rappelant la règle que prescrit le Concile de Trente « d’interpréter ce qui est très obscur par ce qui est plus clair » 58, Ecchellensis affirme « qu’on peut trouver six cents témoignages dans les livres des maronites prouvant leur croyance que l’Incarnation s’est faite sans changement, ni transformation, ni mixtion ou confusion. » 59 Un témoignage éloquent qui résume et condense la doctrine orthodoxe, selon Ecchellensis, est l’hymne de saint Éphrem, que les maronites chantent dans leur liturgie : « Nous te rendons grâce, Fils de Dieu, qui t’es fait homme pour nous, et tu as eu deux natures et deux volontés en une seule personne. » 60 Aux très nombreux textes patristiques employés dans la liturgie maronite et auxquels il fait allusion, Ecchellensis ajoute une nouvelle raison : « les maronites respectent et admettent les six Conciles Œcuméniques et en célèbrent la mémoire, comme on peut le constater dans leur calendrier. Le Concile de Chalcédoine, particulièrement, jouit du plus grand respect chez eux. De même, ils célèbrent la mémoire de saint Léon avec le plus grand honneur. » 61 Pour couronner son argumentation en faveur de sa thèse face à la censure de Hesronite, il allègue plusieurs témoignages tirés des livres des maronites qui montrent leur croyance en deux natures complètes avec leurs actes propres dans la personne du Christ : de l’hymne de saint Ephrem qui figure dans le missel, du Proemium de la messe de la Sainte Vierge, de la messe de la Nativité du Seigneur… 62 pour conclure que « beaucoup d’autres pourraient y être ajoutés » ; mais il estime cela « superflu puisque de ceux qui on été apportés antérieurement, il apparaît clairement que ladite formule n’a pas été condamnée par les Conciles et qu’elle ne renferme pas, non plus, un sens hérétique. » 63

56. S. Cyprien, (200-258) Évêque de Carthage, Père de l’Église. S. Hilaire de Poitiers (315-367), Père de l’Église ; principal adversaire de l’arianisme en Occident. S. Augustin (354-430), De Trinitate, l. 4, c. 13. 57. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 362r-v. 58. Ibidem, f. 363v. Ecchellensis ne cite pas avec précision la source. Il en donne une formule succincte : « dans les livres des catholiques, il faut appliquer la règle 4 qui nous apprend à expliquer la question plus obscure par une plus claire. » Se rapporte-t-il au deuxième décret de la session IV du Concile de Trente ? 59. Ibidem, f. 364r. 60. Ibidem, f. 364v. 61. Ibidem, f. 366r. 62. Ibidem, f. 364r-366v. 63. Ibidem, f. 366v.

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Plus que l’opposition à Hesronite, Ecchellensis prenait à cœur la défense de l’orthodoxie de la foi de sa communauté par rapport aux dogmes romains. Satisfait, donc, de son argumentation pour montrer que l’accusation du T.R. Archevêque manque de fondement, il a pu conclure sa défense en disant : « De tout ce qui précède, il s’avère évident que les maronites sont étrangers à l’hérésie eutychienne. » 64 Dans cette ligne de pensée théologique et d’attitude apologétique, Ecchellensis, aussi bien qu’Accurensis, peuvent être considérés parmi les pionniers dans la défense des maronites contre l’imputation qui leur a été faite d’être des adeptes du monophysisme. En tout cas, et tout en reconnaissant l’effort apologétique d’Ecchellensis, mû par son zèle communautaire, il est bon de signaler que, dans sa Responsio aux « Erreurs » (qu’Ecchellensis qualifie de « censures ») stigmatisées par Hesronite dans son rapport, Accurensis développe une défense beaucoup plus détaillée que celle dont il est question ici 65. 5. – Hesronite : « De même à la page 149 [du missel] on trouve cette prière : par tes miséricordes, Seigneur, et par ta compassion, envoie ton Paraclet, l’Esprit de vérité qui procède de Toi continuellement et du Fils qu’il a dans sa substance, ou qu’il reçoit selon sa substance : qu’il descende sur ce sacrifice et le sanctifie etc. » « Dans cette prière, il semble que la procession [du Paraclet] du Père et du Fils soit exclue. Il faut donc pondérer cette manière de s’exprimer et de prier. » 66 – Echellensis : À vrai dire, à propos de la prière citée, connue par l’Épiclèse, deux questions auraient pu être soulevées : celle de la procession du Saint Esprit et celle qui se rapporte à la valeur du pouvoir de consécration de cette invocation. En d’autres termes : à part la question de la procession du Saint Esprit du Père, par le Fils ou des deux, une seconde aurait pu se poser : celle de la transsubstantiation. Se réalise-t-elle au moment de prononcer la forme du sacrement de l’Eucharistie : « ceci est mon corps ; ceci est la coupe de mon sang », ou bien grâce et au moment de cette invocation du Saint Esprit ? Cependant, ni Hesronite, ni Ecchellensis, ne l’ont soulevée. Certes, l’Épiclèse suscita des discussions entre théologiens, mais elle est restée à un degré dogmatique moins important que la question de la procession du Saint Esprit 67.

64. Ibidem, f. 365 v. « Ex his liquido patet Maronitas omnino ab eutichiana haeresi alienos esse. » 65. Ibidem, Quarta Censura, f. 360v-366v (2 370 mots) ; V. ACCURENSIS, Responsio, doc. cit., Quartus error, f. 385v-391v (6 400 mots approximativement.) À propos des positions d’Ecchellensis sur ce sujet, voir J. MOUKARZEL, « Les origines des Maronites d’après Abraham Ecchellensis », dans ce volume. 66. HESRONITE, Rapport cit., f. 412r. Cette censure est la sixième dans la liste d’Ecchellensis et d’Accurensis suivant l’ordre dans le Rapport d’Hesronite. M’étant limité dans cet exposé aux censures spécifiquement théologiques, j’ai passé outre la cinquième d’Hesronite. D’autre part, Ecchellensis se limite à une argumentation linguistique. Accurensis, quant à lui, nous donne une réponse plus développée et détaillée englobant plus de témoignages : les Pères (Hilaire, Épiphane, Augustin) ; le Concile de Florence ; deux grands théologiens (Grégoire de Valence et Robert Bellarmin) qui avaient enseigné au Collège romain où les trois maronites, Hesronite, Accurrensis et Ecchellensis firent leurs études. 67. Pour Hesronite aussi bien que pour Ecchellensis, la question de l’Épiclèse ne semble pas avoir la même portée théologique que celle de la procession du Saint Esprit. Ce qui est raisonnable. À signaler, d’autre part, encore une fois, qu’Ecchellensis condense sa réponse à cette Censure en à peine 23 lignes,

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Ecchellensis entreprend sa réponse à Hesronite en s’étonnant de l’attitude du « T.R. Archevêque qui, d’une impulsion soudaine et d’un mouvement rapide de sa plume, met en doute les paroles mêmes de l’Évangile. » Entre ironie et plaisanterie, il s’étonne davantage et exprime son doute qu’Hesronite soit l’auteur de ce jugement, car étant « un homme très savant et théologien insigne – comme il se déclare lui-même –, il ne lui échappe pas que tous les théologiens prouvent par ces mots la procession du Saint Esprit du Fils aussi. » 68 L’auteur de la Responsio affirme qu’il est facile de prouver cette procession suivant les raisons des scolastiques ; ceux qui ne trouvent pas cette tâche aisée « sont ceux qui savourent la théologie du bout de leurs lèvres. » 69 En outre, il ne considère pas qu’il s’agit de la procession elle-même comme question théologique, mais plutôt de la façon de l’exprimer, qui n’est autre qu’une question de style, péchant d’un manque de clarté. Après avoir établi ces prémisses, Ecchellensis se contente d’alléguer deux raisons pour prouver que la procession se réalise du Père et du Fils. 1. La première est une interprétation linguistique « des paroles mêmes du missel qui, par les prépositions, montrent d’une façon plus claire que la procession se fait aussi du Fils qui est de sa substance. Ces paroles, donc, signifient que la procession ne se fait pas de quelque manière que ce soit (non utcumque), car recevoir la substance et procéder sont la même chose (quia idem est accipere substantiam et procedere) » 70. 2. La seconde preuve repose sur la tradition chez les Orientaux. « Grecs et Nestoriens exceptés », dit Ecchellensis. En effet, « toutes les nations orientales font profession à voix pleine (pleno ore) que le Saint Esprit procède du Père et du Fils. Et c’est le cas des maronites dans presque tous leurs livres, spécialement dans le catéchisme de la Foi. » 71 Pour corroborer son argumentation fondée sur la tradition des Orientaux, Ecchellensis prend les jacobites pour témoins, car eux aussi « professent cette même vérité dans leur catéchisme ; plus encore, ils ajoutent que cette doctrine fut adoptée au second concile œcuménique, celui de Constantinople, contre Macedonius, en définissant fermement que le Saint Esprit est Dieu, égal au Père et au Fils. Ce concile définit aussi qu’il procède des deux. » Et de conclure sa réponse à cette question par ces mots : « c’est, par conséquent, ce qu’il faut comprendre. » 72

tandis qu’Accurensis développe la sienne en 74, et que les lignes chez ce dernier comptent presque le double de mots que chez Ecchellensis. 68. A. ECCHELLENSIS, Responsio, doc. cit., f. 369v : « Equidem existimo hanc non esse illius assertionem, nam cum sit vir doctissimus et theologus insignis (ut ipse testator) eum non fugit omnium theologorum scholam ex his verbis Spiritus Sancti a filio processionem probare. » 69. Ibidem. 70. Ibidem. 71. Ibidem, f. 369v-370r. Il s’agit du Catechismus romanus, cap. IX, n° 5 et 6. 72. C’est le 1er Concile de Constantinople (381). « La fameuse formule “Filioque” dans le symbole NicénoConstantinopolitain est un “additamentum” fait premièrement en Espagne » puis reconfirmé au Concile de Lyon II (1274) (« Constitutio de processione Spiritus Sancti ») et au Concile de Florence (1438-1445). Voir H. DENZINGER, Enchiridion Symbolorum, Barcinone-Fribourg/B-Rome 1952, p. 86, 460 et 691.

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Conclusion Cet exposé a été élaboré dans un double objectif : 1. Faire connaître les censures théologiques formulées par Jean Baptiste Hesronite dans un rapport remis à la congrégation De Propaganda Fide au cours de la longue polémique qui suivit la publication du missel maronite à Rome en 1592-1594. 2. Présenter la Responsio d’Abraham Ecchellensis aux dites censures, adressée à la même congrégation. Dans cette perspective et vu que le document de l’un et de l’autre n’ont pas été étudiés ou publiés jusqu’à présent, la commémoration du tricentenaire d’Ecchellensis est une occasion exceptionnelle de les offrir en substance. Cela m’a permis de révéler, certes dans un espace réduit, un théologien, Abraham Ecchellensis, qui faisait ses premiers pas dans le domaine des sciences religieuses surtout comme controversiste, face à un vétéran de la théologie, Jean Baptiste Hesronite, dont ce rapport fut très probablement un des derniers documents qu’il a écrits.

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LES ORIGINES DES MARONITES D’APRÈS ABRAHAM ECCHELLENSIS

Joseph MOUKARZEL Université Saint-Esprit de Kaslik

Dans un article paru en 1989, Peter Rietbergen considère Abraham Ecchellensis comme « un médiateur entre les cultures méditerranéennes du dix-septième siècle », à savoir entre la chrétienté latine, les chrétiens orientaux et l’islam 1. Élève du Collège maronite, fondé à Rome en 1584, Ecchellensis a su s’intégrer dans la République des Lettres. Il a contribué à la réussite de la Bible Polyglotte de Paris, il a vivement pris part à la querelle contre « les novateurs » protestants, il a disserté sur les mœurs et l’histoire des arabes, il a traduit en latin un répertoire d’auteurs syriaques ainsi que plusieurs livres scientifiques et historiques arabes, ou se rapportant à l’histoire religieuse des chrétiens d’Orient. Au total, il a présenté dans la langue des Occidentaux une partie du patrimoine oriental dans ses versions chrétienne et islamique 2. Malgré la richesse et la diversité de cette production littéraire, il est étonnant de constater qu’Abraham Ecchellensis n’a pas disserté sur l’histoire de son pays ou de sa communauté confessionnelle. La vision que propose Ecchellensis de l’histoire des maronites n’est connue que par bribes : elle est révélée surtout par deux lettres qu’il a adressées à son ami Jean Morin († 1659), publiées plus tard par Richard Simon, dans lesquelles il entendait répondre à des questions sur la liturgie orientale 3. Plusieurs autres détails concernant les maronites sont attestés dans des notes éparpillées dans ses ouvrages.

1. P. RIETBERGEN, « A Maronite Mediator between Seventeenth-Century Mediterranean Cultures : Ibrahim al Hakilani, or Abraham Ecchellense (1605-1664) between Christendom and Islam », Lias 16 (1989), 1, p. 13-41. 2. Pour une étude globale sur la vie et les œuvres d’Ecchellensis, voir N. GEMAYEL, Les échanges culturels entre les maronites et l’Europe : du collège maronite de Rome (1584) au collège de ‘Ayn-Warqa (1789), 2 vol., Beyrouth 1984, p. 299-317 et 386-400. 3. La première lettre est datée du 22 avril 1644 : R. SIMON (éd.), Antiquitates Ecclesiæ Orientalis Clarissimorum Virorum Card. Barberini, L. Allatii, Luc. Holstenii, Joh. Morini, Abrah. Ecchellensis, Nic. Peyrescii, Pet. a Valle, Tho. Comberi, Joh. Buxtorfii, H. Hottingeri, etc. Dissertationibus Epistolicis enucleatæ. Nunc ex ipsis autographis editæ. Quibus præfixa est. Jo. Morini Cong. Orat. Paris. P.P. Vita, Londres 1682, p. 326-334 (épître 66). La deuxième est datée du 13 juillet 1654 : R. SIMON (éd.), Fides Ecclesiæ Orientalis seu Gabrielis metropolitæ philadelphiensis opuscula, nunc primum de Græcis conversa, Paris 1671, p. 277285 (notons que les caractères syriaques et arabes sont écrits en hébreu) ; R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 449-470 (épître 85). Nous utilisons cette dernière édition sauf exception.

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Comment Ecchellensis conçoit-il les débuts des maronites ? D’après lui, ils tirent leur nom de saint Maron dont Théodoret de Cyr († ca 460) a écrit la biographie dans son Histoire Philothée, un texte révélé par la première édition de sa traduction latine en 1555. On rattache également ces maronites au monastère du même saint Maron. Par la suite Jean, surnommé Maron, qui aurait été le premier patriarche maronite, se serait illustré entre le VIe et le VIIe siècle et serait l’auteur de plusieurs œuvres de théologie et de liturgie. Ecchellensis ajoute que, jusqu’à la fin du VIIe siècle, les maronites et les melkites ont formé un seul groupe. Ceux qui habitaient le Liban ont mené d’actifs combats contre les arabes. Mais, vers l’an 686, l’empereur Justinien II Rhinotmète conclut un accord avec ces derniers, et ordonna la retraite de douze mille soldats d’entre les activistes et les renvoya en Arménie. Ceux qui consentirent aux ordres de l’Empereur furent appelés « melkites » (impériaux) ; en revanche, ceux qui gardèrent les armes et ne répondirent pas aux ordres furent appelés « mardaïtes », « rebelles » et « maronites ». Ces maronites continuèrent alors à livrer bataille contre l’Empire byzantin et contre toutes les puissances et les dynasties des arabes, jusqu’à l’époque même d’Ecchellensis, qui fait allusion aux hauts faits de l’émir Fakhraddîn, au service duquel il s’était mis à son retour au Liban, en juillet 1631 4. Ce panorama des origines est complété chez Ecchellensis par l’exploitation de nombreux documents qui constituent la première bibliothèque de sources maronites. L’auteur puise sa matière aux divers livres qu’il attribue à Jean Maron ; il consulte également Les dix chapitres de Thomas de Kafartab (XIe siècle), ainsi que le Livre de la Direction (Kitâb al-Hudâ), traduit du syriaque en arabe au XIe siècle. Il connaît, de même, les œuvres de Gabriel Ibn al-Qilâ‘î († ca. 1516) 5. En dépit du caractère fragmentaire et laconique des informations fournies par Ecchellensis, celles-ci constituent une étape importante et peu connue dans l’élaboration du récit officiel des origines maronites, tel qu’il est encore admis aujourd’hui. Pour cette raison, nous aborderons chaque thème à part avant d’aboutir à une conclusion générale concernant la contribution d’Ecchellensis à l’historiographie maronite. Le plan adopté est le suivant : I. L’origine éponymique des Maronites II. Le patriarche Jean Maron III. Les Mardaïtes IV. Le Kitâb al-Hudâ V. Ecchellensis chez les autres auteurs maronites.

4. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 462-463. Sur cet épisode, voir B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume. 5. La bibliothèque personnelle d’Ecchellensis contient plusieurs œuvres d’Ibn al-Qilâ‘î : Codices Ecchellensis 18 (Vat Syr 249 d’après le catalogue d’Assemani), 19 (Vat Syr 231), 20 (Vat Syr 210) et 21 (Vat Syr 250) : J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis Clementino-Vaticana in qua manuscriptos codices Syriacos, Arabicos, Persicos, Turcicos, Hebraicos, Samaritanos, Armenicos, Æthiopicos, Græcos, Ægypticos, Ibericos et Malabaricos. 3 tomes en 4 volumes, Rome 1719-1728. Reproduction anastatique, Hildesheim 1975, vol. I, p. 577. D’ailleurs, Ecchellensis cite Ibn al-Qilâ‘î dans plusieurs traités : A. ECCHELLENSIS, De Origine nominis Papæ nec non de illius proprietate in romano pontifice, adeoque de eiusdem primate, contra Ioannem Seldenum anglum, Rome 1660, p. 82, 101 et l’index des auteurs, n° 31 ; L. ALLATIUS, De Octava Synodo Photiana, Rome 1662, p. 657.

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I. L’origine éponymique des maronites À la question que soulève Jean Morin sur le rattachement des maronites au patriarche Jean Maron, dont Ecchellensis avait parlé, ou bien à Maruta, évêque de Tagrit (†649), dont la liturgie figure dans le missel maronite de 1594 6, Abraham répond 7 que le nom collectif des maronites ne vient ni de Maruta de Tagrit ni de Jean Maron 8, mais du monastère de l’Abbé Maron 9, fondé après le concile de Chalcédoine. Il ajoute que l’Abbé Maron et son monastère 10 ont donné leur nom : (1) d’abord, aux moines de la Syrie seconde après le concile de Chalcédoine ; (2) ensuite, à tous les syriaques qui ont suivi le concile contre les adeptes d’Eutychès et de Dioscore, et contre les acéphales 11 (les monophysites). Ecchellensis ajoute que l’appartenance au monastère Saint-Maron est attestée au moins dans trois documents : 1. La lettre envoyée par les moines de la Syrie seconde au pape Hormisdas dont le premier signataire est Alexandre, prêtre et archimandrite du monastère Saint-Maron. (Alexander Presbyter, et Archimandrita Monasterii S. Maronis) 12. 2. Le titre des dissertations de Jean Maron contre les hérétiques 13, où nous lisons :

ÅA— b·H ÊqA£¶@ f¾Ã Ê·¢ ÁÆeAº fÈa › ÄɲAë¾@ µfÈfëH A¿XÇÈ kÈb¯¶@ ÄIM² Ëd¶@ ÍɶÇif¶@ Í£ÉI¶@ aA¯M¢@ ÁÆeAº fÈb¶@ ¼i@ Ê·¢ ;e@Ǻ eDzd™@ ¸I‚@ ¸Â@ @Ç»jÈ @d ¸T×Æ ÁA¿I¶ ¸IT ‘@ ´¶c aeÆ@Æ s—Æ fÈb¶@ ¼i@ Ê·¢ AvÈ@ Ç ÁÆeAº eDzd™@ A¿XÇÈ Î»jÈÆ

6. Cf. l’anaphore de Maruta (ÍÈfRÌalÇìɶǫÈfìº>ÌÆfºËfº?nÈb®a>eǪ?¿¾>) dans Missale Chaldaicum iuxta ritum Ecclesiæ nationis Maronitarum, Rome 1594, p. 172-186 (pagination syriaque ; nous remarquons une faute de typographie : les pages 181-188 devraient être įƘƟ-ŦƘƟ au lieu de įƓƟ-ŦƓƟ). 7. La lettre du 13 juillet 1654, R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 453-457. 8. Ecchellensis explique que les maronites ont pris leur nom avant que Jean soit né, et que son nom de « Maron » signifie en fait « maronite », R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 453. 9. Ecchellensis note que cet Abbé Maron est évoqué par Théodoret de Cyr dans son Histoire Philothée. Il cite les chapitres 16, 21, 24, 30 et autres, qui relatent la vie de Maron et de ses disciples. Cf. Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, texte critique, traduction, notes et index par P. CANIVET et A. LEROYMOLINGHEN, 2 tomes, (“Sources Chrétiennes”, 234 et 257), Paris 1977-1979, t. II : chap. 16 : « Maron » ; chap. 21 : « Jacques » ; chap. 24 : « Zébinas » ou « Polychronios » ; chap. 30 : « Domnina ». 10. L’original latin « ex nomine Monasterii D. Maronis Abbatis » ne nous permet pas de savoir si Maron lui-même est le fondateur du monastère. 11. Dans ses remarques sur le chapitre XIX du Voyage de Jérôme Dandini (accompli en 1596), Richard Simon cite cette affirmation d’Ecchellensis : J. DANDINI, Voyage du Mont-Liban, traduit de l’italien par R. Simon et suivi de ses remarques, édition revue et augmentée par K. Rizk (“Sources de l’histoire du Liban et du Proche-Orient” 2), Kaslik 2005, p. 167. 12. F. NAIRONUS, Dissertatio de origine, nomine, ac religione Maronitarum, Rome 1679, p. 8 et 17. 13. Cette œuvre est intitulée par Ecchellensis « La dissertation contre les Nestoriens, les Monophysites et les autres hérésies ». Le ms. Vat Syr 146, utilisé par Ecchellensis, comporte deux colonnes : la version syriaque sur la colonne droite et la traduction arabe (en garshûnî) sur celle de gauche. Cf. infra : II.2.a. Les œuvres de Jean Maron.

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Croyance de l’Église apostolique que saint Jean, patriarche d’Antioche, avait écrite au couvent Saint-Maron sur le fleuve de l’Oronte, dans le pays de Hama 14 et de Homs et adressée au Mont-Liban. C’est pourquoi les habitants de la susdite montagne s’appellent « maronites » du nom du couvent [St.]-Maron, de même que le susdit Jean s’appelle Maron du nom du couvent 15.

3. L’attestation de Thomas évêque de Kafartab (XIe siècle), dans deux passages de son quatrième traité sur les volontés, de sa dissertation intitulée les Dix chapitres 16 : a. La première citation 17 :

N¾A² Á× Kf¶@ eAÈa Ä·ÈÆAL Ëd¶@ ÁAÈfj¶@ fÈa 18 ÁÆeAº fÈa ¼³X , £T@e À‰ ½An¶@ ¸Â@ @Ç×® dÒ¿ÉX jÈb® JÂ@e ÍÈA”A ľAIÂe Í·– N¾A² Æ ÅA— Í¿Èbº WeA] tA£¶@ œm Ê·¢ fÈb¶@ @d ͫq

Les gens du Shâm dirent alors : nous faisons appel à la décision du couvent de Mârûn, le couvent des syriaques qui signifie « les demeures du Seigneur » car ce couvent était situé au bord de l’Oronte, à l’extérieur de la ville de Hama et le nombre de ses moines était de huit cents saints moines.

b. La deuxième citation 19 :

Íib¯™@ ¤ºAU™@ Ë@e Ê·¢Æ AÂf²c ½b¯™@ Íׯ™@ Ê·¢ J·XÆ ÅA—Æ s—Æ ÁA¿I¶ ¸IT ¸Â@ @ÇMIP ´¶c b¿¢ fÈb¶@ ¼i@ Ê·¢ ľe@Ǻ @ÇÉ)Æ 20 ÁÆeAº fÈa ,@ ¼Ã£–AH @ÇIjM¾@Æ

14. Ecchellensis traduit la localité Hama (ÅA—) par Apamée alors qu’elle correspond à l’antique Épiphanie, (Apamée c’est Aphamia ou Qal‘at al-Mudiq). Il est suivi par F. NAIRONIUS, Dissertatio, op. cit., p. 20, et beaucoup d’autres écrivains maronites. 15. Paul Rouhana considère, à juste titre, que le premier auteur qui a utilisé cet extrait est le capucin Brice de Rennes dans son Abrégé (en arabe) des Annales de Baronius, en 1653. Brice paraît utiliser le manuscrit Vat Syr 146, en la possession d’Ecchellensis, qui donne son approbation officielle pour l’édition du livre. Cf. P. ROUHANA, « La vision des origines religieuses des Maronites entre le XVe et le XVIIIe s. », 3 vol., Thèse de doctorat, Institut Catholique, Paris 1998, II, p. 430 et 459. Duwayhî, qui ne connaît pas la version d’Ecchellensis, cite Naironus et Brice de Rennes : I. DUWAYHÎ, Kitâb al-sharh al-mukhtassar fî asl alMawârina wa thabâtihim fî al-amâna wa siyânatihim min kul bid‘a wa kahâna, édité et annoté par B. Fahd, Beyrouth 1974 (Apologie/I), p. 119 et 130. Assemani cite le manuscrit susmentionné : J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 513. 16. Duwayhî classe l’opinion de Thomas de Kafartab parmi celles qui attribuent le nom des Maronites au couvent de Mârân et non de Mârûn. Cf. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 21. 17. Cf. l’édition de C. CHARTOUNI, Le traité des « Dix chapitres » de Tûmâ al-Kfartâbî : un document sur les origines de l’Église maronite, 2e éd., (“Recherches. Nouvelle série : B. Orient chrétien”, VII), Beyrouth 1987, p. 26 (texte arabe), 93 (traduction française). 18. Le texte original du Vat Syr 146, f. 147r, utilisé par Ecchellensis, écrit Mârân (Á@eAº) et non Mârûn (ÁÆeAº), ce qui rend la suite du texte plus logique, car Mârân signifie en syriaque « notre Seigneur » et Mârûn « un petit seigneur ». Il semble qu’Ecchellensis soit le premier à utiliser la version altérée, « couvent de Mârûn », relayé ensuite par F. NAIRONUS, Dissertatio, op. cit., p. 7, qui ne le cite pas. Quant à Duwayhî, il utilise la lecture « Mârân » : I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 21. 19. Cf. l’édition de C. CHARTOUNI, op. cit., p. 27 (texte arabe), 93 (traduction française). 20. Ici également, Ecchellensis ne transcrit pas exactement l’original manuscrit qui écrit « Mârân » et non « Mârûn ».

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Les origines des maronites d’après Abraham Ecchellensis

C’est alors que les gens du Mont-Liban, de Homs, Hama et Alep ont préservé la doctrine susmentionnée et l’enseignement des saints conciles ; ils se rallièrent tous au couvent de Mârûn et furent appelés « maronites » du nom du couvent.

Nous attirons l’attention sur le fait que, dans ces deux citations, le ms. Vat Syr 146, utilisé par Ecchellensis, dit « couvent de Mârân » et non pas « couvent de Mârûn ». La question que nous posons et à laquelle nous ne prétendons apporter aucune réponse définitive est la suivante : pourquoi a-t-il changé « couvent de Mârân » en « couvent de Mârûn » ? Est-ce pour renforcer son argumentation ou est-ce seulement une faute de lecture ? Ainsi, il apparaît qu’Ecchellensis est le premier à rattacher les maronites à l’Abbé Maron et au monastère Saint-Maron en même temps. Dans une première étape, il désigne le personnage de Maron comme étant la figure qui a marqué les moines de la Syrie Seconde, puis la majorité des dyophysites chalcédoniens. Dans une deuxième étape, il donne trois exemples pour prouver ce rattachement des maronites au monastère Saint-Maron. S’il est vrai qu’il n’est pas le premier à faire remonter les maronites au saint Abbé Maron 21, il est évident qu’il est le premier à parler d’une double appartenance AbbéMonastère. Celle-ci sera ensuite développée par Duwayhî, bien que celui-ci ignore apparemment la thèse d’Ecchellensis, et cite plutôt Naironus 22. II. Le patriarche Jean Maron Le patriarche Jean Maron apparaît sous la plume d’Ecchellensis sous deux formes : la personne et ses œuvres. 1. La personne de Jean Maron Ecchellensis n’écrivit pas de traité particulier sur Jean Maron, mais il le mentionne à plusieurs reprises dans ses œuvres et surtout dans la lettre 23 envoyée à Jean Morin, datée du 13 juillet 1654, où il dit que Jean, appelé Maron (Joanne ille Maro), a vécu entre le VIe et le VIIe siècle 24. Cela est attesté selon lui non seulement dans les documents maronites, mais aussi dans les documents melkites et jacobites, dont il ne cite cependant aucun.

21. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 135. Duwayhî considère que le premier à émettre cette thèse est le cardinal Baronius suivi par « la plupart des auteurs occidentaux tardifs […] et même certains Maronites tels Gabriel Sionita et Faustus Naironus » : I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 24. Cf. C. BARONIUS, Martyrologium Romanum, édité par H. Rosweyde, Anvers 1613 (éd. princeps en 1586), p. 447 ; C. BARONIUS, Annales Ecclesiastici, avec les remarques et les corrections de A. Pagi, éditées par J. D. Mansi, 38 vol., Lucques, 1738-1757, t. XIX, année 1182, n° IV, p. 532. 22. Duwayhî consacre un chapitre particulier pour exposer les opinions diverses concernant le nom des maronites : I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 16-25 (chap. I). 23. R. SIMON éd., Antiquitates, op. cit., p. 450-452. 24. Cf. également A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu metropolita Sobiensis Tractatus continens catalogum librorum caldæorum tam ecclesiasticorum quam prophanorum, latinitate donatus, et notis illustratus, Rome 1653, p. 135 et 140.

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Jean Maron fut également d’après Ecchellensis l’auteur de plusieurs traités théologiques et liturgiques. Il a rédigé des commentaires sur la liturgie de saint Jacques ; il a de même écrit contre les nestoriens, les monophysites et les autres anciennes hérésies. En outre, Ecchellensis affirme que ceux qui considèrent Jean Maron comme un hérétique monothélite, condamné par le sixième concile œcuménique, ont tort, car aucune mention ne figure dans les actes de ce concile. Dans cette apologie, Ecchellensis est laconique ; il ne cite ni les détracteurs, ni le contexte historique. Il s’agit en fait de défendre les maronites contre une accusation récurrente, entamée par l’historien melkite Eutychès d’Alexandrie († 940) et propagée ensuite par le récit du chroniqueur des croisades Guillaume de Tyr († ca 1187). Ce dernier écrit que les maronites tirent leur nom d’un hérétique monothélite du nom de Maron et que c’est vers 1180 qu’ils ont abjuré leur erreur et se sont rattachés à l’Église catholique. Cet argument est réitéré ensuite par la plupart des écrivains occidentaux dans leurs diatribes contre les maronites 25. Pour renforcer son argumentation, Ecchellensis ajoute que les jacobites maudissent Jean Maron car il a défendu dans ses écrits les deux natures, volontés et opérations. Ce portrait de Jean Maron brossé par Ecchellensis sera perpétué ensuite par la plupart des auteurs maronites. Faustus Naironus, dont il est le beau-frère, reprend les mêmes arguments et consulte les mêmes manuscrits qu’Ecchellensis 26. Il situe l’accession de Jean Maron au patriarcat à la fin du VIe siècle et le considère comme actif contre les monothélites au cours du VIIe siècle 27. Le patriarche Duwayhî situe l’accession de Jean Maron au patriarcat en 686, succédant au patriarche Théophane d’Antioche († 686). Dans son Apologie, il consacre quatre chapitres au développement de ce qui est devenu la tradition maronite

25. Pour une approche globale de l’accusation monothélite contre les maronites, P. DIB, Histoire de l’Église maronite, vol. I, Beyrouth 1962, p. 19-58. 26. Dans l’index de son Evoplia, Naironus écrit à propos de Jean Maron : « Joannes Maro Patriarcha Antiochenus sexto sæculo vergente ad septimum […] Eius opera extant inter libros Abrahami Ecchellensis. » F. NAIRONUS, Evoplia fidei catholicæ romanæ historico-dogmatica ex vetustissimis syrorum, seu Chaldæorum monumentis eruta. Ubi de Christianis Orientalibus deque eorum Ritibus, Doctrina, & Fide quoad articulos a Nouatoribus nostri temporis impugnatos, Rome 1694. 27. « Ioannes Maro prius Monachus, et postea Patriarcha Antiochenus sexto sæculo celebris iam erat in Syria, uti legitur in Annalibus Eutichii Alexandrini, in quibus sub Imperio Mauritii Imperatoris sic habetur : ÁÆeAº Ķ ¹A¯È JÂ@e ½Æf¶@ ´·º °ÈeǺ fr¢ › ÁA²Æ °ÈeǺ Åb£H ´·ºÆ ½Æf¶@ ´·º lÇÈ&ÉL OAºÆ . Mauritius enim imperium suscepit sub annis circiter Christi 586. Desumitur præterea ex operibus eiusdem Io : Maronis, ipsum attigisse sæculum septimum, ac præcipue ex cap. 33 commentariorum in Liturgiam D. Iacobi, in quo Cyrum Alexandrinum inter Monothelitarum Antesignanos acriter oppugnat, cuius hæresis propagatio in principio septimi circiter coeperat sæculi. » F. NAIRONUS, Evoplia, op. cit., p. 115-116. Toute l’histoire de Jean Maron, sa sainteté et ses controverses contre les hérétiques sont bien développées dans F. NAIRONUS, Dissertatio, op. cit., p. 20-44.

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officielle concernant la vie, l’œuvre, le patriarcat et les luttes de Jean Maron 28. Il est suivi jusqu’à présent par la plupart des auteurs maronites 29. Notons, pour finir, que les vertus de Jean Maron sont déjà exposées dans la première œuvre d’Ecchellensis, la Grammaire syriaque 30, où il écrit : Cela suffit pour la dignité et la gloire de Dieu et de son élu, Maron le patriarche, chef et soutien de notre peuple maronite. Il est celui qui a élevé la foi orthodoxe, l’a portée dans ses bras, l’a protégée et l’a gardée dans son cœur… 31

2. Les œuvres de Jean Maron À plusieurs reprises, Ecchellensis énumère et utilise des œuvres qu’il considère de la main de Jean Maron : a. La dissertation contre les nestoriens, les monophysites et les autres hérésies Le manuscrit le plus ancien de ce traité de Jean Maron, écrit en syriaque et en arabe, est l’actuel manuscrit Vat Syr 146 32, qu’Ecchellensis a eu entre les mains, puisque d’après Assemani il faisait partie de sa collection 33. Abraham utilise cette œuvre dans la Lettre à Jean Morin, datée du 13 juillet 1654. Il veut y démontrer comment Jean Maron a été un grand défenseur des deux natures et des deux volontés dans le Christ 34. Cette Lettre a été éditée deux fois par Richard Simon. Il est remarquable que la seconde édition, de 1682, est moins exacte par

28. Chapitre 8 : De Jean de Sarmine qui est Maron, son origine, sa science, sa vie et son élévation à l’épiscopat de Batroun (I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 88-101 ; traduction et annotation dans P. ROUHANA, op. cit., II, p. 347-383). Chapitre 9 : De l’élévation de l’évêque Jean Maron au patriarcat d’Antioche (I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 102-112 ; P. ROUHANA, op. cit., II, p. 384-409). Chapitre 10 : Du transfert du patriarche Jean Maron d’Antioche au Mont-Liban (I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 113122 ; P. ROUHANA, op. cit., II, p. 410-440). Chapitre 11 : De la sainte lutte du patriarche Jean Maron jusqu’à la fin de sa vie (I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 123-134 ; P. ROUHANA, op. cit., II, p. 441-467). 29. Rouhana, qui ne connaît pas la version d’Ecchellensis, considère que les œuvres d’Ibn al-Qilâ‘î († ca. 1516), Duwayhî († 1704), Faustus Naironus († entre 1708-1712), Simon Awwad († 1756) et Joseph Assemani († 1768) sont « comme des textes fondamentaux […] c’est qu’ils fixeront jusqu’au XXe s. la version officielle que l’Église maronite entendait laisser de ses origines religieuses et de sa place dans l’Église romaine » : P. ROUHANA, op. cit., I, p. 112. 30. A. ECCHELLENSIS, Linguæ syriacæ sive chaldaicæ perbrevis institutio ad eiusdem nationis studiosos adolescentes, Rome 1628, p. 239-241. 31. Ecchellensis écrit en syriaque et Duwayhî traduit en arabe. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 129. Traduction française d’après P. ROUHANA, op. cit., II, p. 459. 32. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 450. Dans l’index de son œuvre De origine nominis papæ, Ecchellensis dit de Jean Maron : « Ioannes Maro, Scriptor Syrus, plura edidit adversus Orientalium hæreses opera, quorum Epitome apud nos extat. » A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., index, I, n° 38. 33. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 576. C’est le ms. numéro XIV parmi les manuscrits d’Ecchellensis : « Joannis Maronis Patriarchæ Antiocheni Libellus Fidei adversus Nestorianos et Monophysitas ad Libani incolas transmissus. Liber adversus Monophysitas. Liber adversus Nestorianus. Epistola de Trisagio : Syriace, cum versione Arabica, ut videtur, Thomæ Haranitæ Episcopi Caphartabensis. » 34. R. SIMON (éd.), Fides, op. cit., p. 277-278 ; R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 451.

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rapport au manuscrit que la première, qui date de 1671. Toutefois, les deux éditions attestent une altération du manuscrit original, le Vat Syr 146. Ecchellensis transcrit le manuscrit de la façon suivante 35 :

?É¿m 37ʳÉ{Æ>Àº­>ÆeÇìj¾ÀºÁfºa>ÌÇÈbVÍS·«º>ÍÈaÆÌ 36 Í£ÈgÌÌ>b²Æ ÀºÍ·G®Ì>b²Æ7Áfºa 39>bɆ?WÉGm?¿É²ÀÈD̸¢ØG¶ÇFÆ

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À¿ÉFͲ44À²eÍFa>ÌDËÖ¾>ÌâÆaÖiÀºÁÆÖ¶ 43>ljÆÁÆÖ¶>ÆÕ42>Ìf¾ÍÈ?¿Éº> +45?¿ÉF@bVÀÈaǺalÆeÇ®a>bâə̸G®Ç¶IÆÌÆÀÈÖ¶ Alors que fut répandue la doctrine (opinion) de Nestorius et celle du maudit Eutychès, qui divise l’unité de Notre-Seigneur, en corrompant et confondant les deux glorieuses natures réunies du Seigneur, et alors que [cette doctrine] fut reçue par les adeptes des deux susmentionnés, Jean appelé Maron entreprit de les combattre fidèlement et toujours, et de leur opposer les témoignages des Pères, que nous donnerons par la suite, [et de lutter] aussi contre les adeptes de Cyrus, qui confessent une volonté 46.

35. Vat Syr 146, f. 1v-2v ; M. BREYDY, Jean Maron : exposé de la foi et autres opuscules, 2 vol., (“CSCO”, 497 et 498), Louvain 1988, p. 51-52 (texte syriaque) ; 17 (traduction française). Nous reproduisons la version de l’édition de 1671 (Fides) et nous mettons en note les variantes de l’édition de 1682 (Antiquitates). 36. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit. : ƦŶĮŁŁŦ. 37. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit. : ŦƀƃƀŹĭŦ. 38. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit. : ŦƀƃŴũŷĴ. Breydy le considère comme variante et édite : ƨũŶũ. 39. M. BREYDY, op. cit., le considère comme variante et édite : ŦűƀòŶƉĭ. 40. M. BREYDY, op. cit., le considère comme variante et édite : ŦĭĬ. 41. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit. : ƾƇƃ. Les deux éditions ne reproduisent pas le vrai terme du Vat Syr 146 qui est : ƗƤƇƃ. M. Breydy, op. cit., l’édite plutôt en deux mots : Ɨƣ ƈƃ. 42. Le Vat Syr 146 contient : IJŴŶĪ, corrigé dans la marge par : ķŴƌŦ ŦŁƢſ. M. Breydy, op. cit., le considère comme variante et édite : ľƌſĪ. 43. Le Vat Syr 146 contient : ŦŴŶƉ, repris par Breydy, op. cit. 44. M. Breydy le considère comme variante et édite : ƎƀƃĿƦŨĪ, op. cit. 45. L’état actuel du Vat Syr 146 contient : ĸŴƉſƦƌŧ, corrigé dans la marge par : ĸĭĿŴƟ. En regardant de près nous pouvons constater facilement plusieurs manipulations du texte original : – Il y avait le mot (dmaksîmûs ĸŴƉƀƓƄƉĪ) dont les deuxième, troisième et quatrième lettres (mks ĸƃƉ) sont grattées en restant toutefois visibles et changées ensuite en (ant Ʀƌŧ). Ainsi le mot (maksîmûs ĸŴƉƀƓƄƉ) devient (antîmûs ĸŴƉſƦƌŧ). – Il y avait le mot (trin ƎſǓŁ) qui est mal gratté. Il reste une partie de la lettre (r Ŀ), sans la marque du pluriel, les siomé (ě) et les lettres (in Ǝſ). La partie grattée n’est remplacée par aucune autre lettre. – Il y a le mot ( ibyoné ŧƍƀŨòĽ) qui avait les siomé, la marque du pluriel. Ces siomé (ě) sont grattés mais restent visibles. 46. M. BREYDY, Jean Maron, op. cit., p. 17. Le texte entre crochets a été rajouté à la traduction française due à Breydy, pour des raisons de syntaxe. Breydy était conscient du caractère boiteux de sa phrase, puisqu’il a mis entre crochets la version originale [ŧƍƀòŨĽ ƎſǓŁ ƎſĪŴƉĪ ĸŴƉƀƓƄƉĪ ŦűƀòƊƆŁ ƈũƟŴƆ] [contre les adeptes de Maxime, qui confessent deux volontés], en justifiant ainsi cette déroutante version critique à l’égard de Maxime : « Le passage mis entre crochets est manifestement intercalé dans la phrase principale par un ignorant, puisque cette incise ne s’accorde même pas grammaticalement avec le contexte. »

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Si l’original voulait viser Maxime le Confesseur († 662) et ses adeptes qui confessaient deux volontés, alors l’auteur de la lettre, en l’occurrence Jean Maron, doit être soupçonné de monothélisme. C’est pourquoi, le texte manuscrit a été altéré à deux reprises : le mot « Maximos » a été gratté et est devenu « Antimos » (patriarche monophysite de Constantinople 535-536), puis il a été corrigé dans la marge pour devenir « Cyrus » (patriarche d’Alexandrie, condamné après sa mort pour son monothélisme, lors du troisième concile de Constantinople, en 680). Le mot « volonté » au pluriel est réécrit au singulier. Ainsi, la lettre serait opposée aux monothélites, à savoir Cyrus et ses adeptes 47. Cette modification du texte pose un problème : qui l’a altéré ? Et plus précisément : est-ce qu’il a été altéré 48 avant Ecchellensis ou par lui ? Seul le texte du manuscrit Vat Syr 146 dont il s’est servi porte cette altération, qui n’apparaît ni dans le manuscrit de Paris (Par Syr 203) ni dans celui de ‘Ashqut au Liban (‘Ashqut 52), contenant la même dissertation. La Dissertation attribuée à Jean Maron est également utilisée dans l’Historiæ Orientalis supplementum 49, dans laquelle Ecchellensis cite la controverse de celui-ci contre les nestoriens, voulant démontrer dans ce texte que le Verbe est uni à la chair (au corps) lors de la conception, et que cette chair ne précède pas l’union avec le Verbe 50. Après lui, la plupart des auteurs maronites, à commencer par Naironus 51, Duwayhî 52 et Assemani 53, relayés ensuite par les autres, ont continué à attribuer cette œuvre dans sa version altérée à Jean Maron. Le dernier qui ait étudié le texte est Michel Breydy, lequel édite l’œuvre sous le titre de Jean Maron : exposé de la foi et autres opuscules 54, en signalant les variantes, mais en justifiant la version d’Ecchellensis.

47. Plusieurs autres manuscrits conservent toujours la version « les adeptes de Maxime qui confessent deux volontés » ; ils sont signalés dans M. BREYDY, Jean Maron, op. cit., p. 51 (texte syriaque). 48. Notons qu’Assemani, qui utilise, après Ecchellensis, le même ms. Vat Syr 146, opte également pour la version altérée : J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 514. 49. C’est la partie écrite de la main d’Ecchellensis sur l’histoire des Arabes et qui fait suite à la version latine établie par Ecchellensis en 1651 de l’œuvre anonyme Chronicon Orientale, identifiée ensuite comme étant l’œuvre du copte Butrus ibn Râhib (XIIIe s.). À propos de cette œuvre, voir G. TROUPEAU, « Les deux séjours parisiens d’Abraham Ecchellensis », dans ce volume. 50. « Ex Maronitis, quos nominatim hujus assertionis insimulavit, adsit modo pro omnibus D. Joannis Maro, ut multos alios brevitatis omittam gratia, qui in suis disputationibus adversus Nestorii dogma ita animæ, et corporis utitur exemplo ad demonstrandum Verbum Carni unitum fuisse in ipso conceptionis instanti, nec carnem præcessisse unionem. » A. ECCHELLENSIS, Chronicon Orientale, Venise 1729, p. 157. 51. F. NAIRONUS, Dissertatio, op. cit., p. 19-20, 131. 52. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 92, 115, 130. 53. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 513-520. 54. M. BREYDY, Jean Maron, op. cit.

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b. Le livre du Sacerdoce Ecchellensis considère Jean Maron comme étant l’auteur d’un livre portant sur le sacerdoce contenu dans le manuscrit Vat Syr 101. Celui-ci est un autographe d’Abraham 55, figurant dans sa collection de manuscrits, dont Assemani a dressé la liste 56. Il est cité 57 et utilisé à maintes reprises par Ecchellensis 58. Il est ensuite employé par Naironus 59 et cité par Assemani 60 avec la même attribution à Jean Maron. Il est inconnu de Duwayhî. Des auteurs occidentaux ont affirmé qu’Ecchellensis a attribué à tort ce traité à Jean Maron, alors qu’il revenait en fait à Jean de Dara (IXe siècle). Michel Breydy a disculpé Ecchellensis de cette accusation 61. Il est le dernier à avoir édité le texte de ce traité en 1977 62. c. Le commentaire de la liturgie de saint Jacques Ecchellensis attribue à Jean Maron un commentaire de la liturgie de saint Jacques. Cette œuvre est utilisée d’après l’actuel manuscrit Vat Syr 101, copié de la propre main d’Ecchellensis 63, qui en a fait une traduction conservée dans l’actuel manuscrit Vat Lat 7117 64.

55. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 580 : « Propria Abrahami Ecchellensis manu exaratus ». 56. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 580, n° XLIV. Joannis Maronis Patriarchæ Antiochiæ Libri duo. I. de Sacerdotio in capita 40 divisus. 57. En réponse à Hottinger (sur le mariage des prêtres), Ecchellensis écrit : « De variis opinionibus circa horum verborum intelligentiam agimus in notis ad cap 7 lib. D. Ioannis Maronis, De Sacerdotio, ubi de hoc differit argumento et varias affert Interpretum sententias in supra laudatam Pauli ad Timotheum Epistolam. » L. ALLATIUS, De Octava, op. cit., p. 642. 58. A. ECCHELLENSIS, De Alexandrinæ Ecclesiæ originibus, Rome 1661, p. 170-172 (chap. 4) ; 139 (chap. 6) ; 172-173 (chap. 21) ; 173 (chap. 22) ; 139 (chap. 24) et 174-175 (chap. 25). 59. F. NAIRONUS, Evoplia, op. cit., p. 331 (chap. 1) ;118-119, 213, 222, 320, 328-329, 361-362 (chap. 2) ; 229, 373 (chap. 4) ; 139-140 (chap. 13) ; 260 (chap. 14) ; 175-176, 180 (chap. 16) ; 319, 366-367, 377 (chap. 21) ; 154 (chap. 30) ; 161-162 (chap. 31) ; 149-151 (chap. 33) ; 363-364 (chap. 46) ; 145 (sans précision). 60. J. S. ASSEMANUS Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 520. 61. M. BREYDY, « Les compilations syriaques sur le sacerdoce au IXe siècle : Jean de Dara », Orientalia Christiana Analecta 205 (1978), p. 267-293 (p. 268). 62. M. BREYDY, La doctrine Syro-Antiochienne sur le Sacerdoce dans sa version Maronite, Jounieh 1977. 63. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 580. C’est le deuxième livre que contient le ms. numéro LXIV parmi les manuscrits d’Ecchellensis : Joannis Maronis Patriarchæ Libri duo. II. Expositio Liturgiæ Syrorum in capita 50. 64. Dans l’index de son livre De origine nominis papæ, Ecchellensis écrit : « Ioannes Maro […] Liturgiam præterea composuit, necnon in Liturgiam D. Iacobi Apostoli eruditissima Commentaria, brevi, Deo favente, cum Latina versione, et notis in lucem proditura. Hæc omnia apud nos extant. » A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., index, lettre I, n° 38. Assemani cite cette traduction dans le ms. n° XIII (l’actuel ms. Vat Lat 7117) parmi les manuscrits d’Ecchellensis : « […] Joannis Maronis Patriarchæ Antiochiæ Expositio Liturgiæ Syrorum : Syriace usque ad caput 21. […] Codex propria Abrahami Ecchellensis manu exaratus. » J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 575.

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Il cite ce commentaire 65 et en utilise plusieurs fragments dans ses expositions 66. Le manuscrit est ensuite utilisé par Naironus 67 et cité par Assemani 68. Il est inconnu de Duwayhî. d. L’anaphore de Jean Maron Ecchellensis cite une anaphore de Jean Maron parmi les cinquante anaphores utilisées par les chrétiens d’Orient 69. Il possédait dans sa collection de manuscrits une copie de ce texte liturgique, qui correspond actuellement au Vat Syr 29 70. La même attribution est reprise par Naironus 71, Assemani 72 et Duwayhî 73 qui prête à cette anaphore une vertu thérapeutique pour les pestiférés 74. Cette anaphore fut introduite pour la première fois dans le missel maronite de 1716 75 et, après un parcours mouvementé, elle est réapparue récemment dans le missel, dans la dernière version éditée en 2005 76. Entre temps, une virulente polémique, en l’occurrence de la part d’auteurs non maronites, en a contesté l’authenticité 77.

65. En réponse à Hottinger, Ecchellensis écrit : « Purumputum mendacium est, si intelligat, sola fide sine operibus nos iustificari. Contrarium quippe testatissimum est apud omnes Orientales, quibus, Catholica Epistola D. Iacobi authentica, et canonica est, ac proinde passim illum cum Paulo conciliare totis viribus satagunt, uti nos ex ipsis in nostris notis ad Commentaria D. Ioannis Maronis in Liturgiam D. Iacobi fuse demonstramus. De hoc etiam Doctissimorum Orientalium integra extant opuscula. » L. ALLATIUS, De Octava, op. cit., p. 638. 66. A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu, op. cit., p. 136-137, 138, 140 et 154 ; A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., p. 490-491 (chap. 12) ; A. ECCHELLENSIS, De Alexandrinæ, op. cit., p. 195 (chap. 6) ; 93 (chap. 16) ; L. ALLATIUS, De Octava, op. cit., p. 657-660 (chap. 40 ; erreur de pagination, qui devrait être 663-666). 67. F. NAIRONUS, Dissertatio, op. cit., p. 42 (chap. 21) et 43 (chap. 33) ; F. NAIRONUS, Evoplia, op. cit., p. 115116, 377 (chap. 23) et 382 (chap. 4). 68. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 520. 69. Ecchellensis signale cette anaphore dans ses notes sur la notice faite par Ebedjesus sur Nestorius : A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu, op. cit., p. 135. 70. C’est le manuscrit n° V parmi les manuscrits d’Ecchellensis. Il est copié à Chypre en 1535. Cf. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 574. 71. F. NAIRONUS, Evoplia, op. cit., p. 113. 72. J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 512-513. 73. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 103, 127 ; I. DUWAYHÎ, Manârat al-aqdâs, édité par R. Chartouni, 2 vol., Beyrouth 1895, II, p. 152. 74. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 103-104. 75. Missale syriacum iuxta ritum Ecclesiæ Antiochenæ nationis maronitarum, Rome 1716. L’anaphore occupe les pages 396-418. Chabot en propose une nouvelle édition d’après le ms. Vat Syr 29. Cf. J. B. CHABOT, « La liturgie attribuée à saint Jean Maron : texte syriaque extrait des manuscrits de la Bibliothèque vaticane », Notices et Extraits des MSS de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques 43 (1965), p. 1-43 : ici p. 9-25 (texte syriaque), p. 25-40 (texte latin). Une traduction française se trouve dans M. HAYEK, Liturgie maronite : histoire et textes eucharistiques, Paris 1964, p. 374-383. 76. Kitâb al-quddâs bi-hasab taqs al-kanîsa al-intâkiyya al-suryâniyya al-mârûniyya, Bkerké 2005. L’anaphore occupe les pages 325-370 (textes arabe et syriaque). 77. Par exemple J. B. CHABOT, op. cit., qui l’attribue à Gabriel Ibn al-Qilâ‘î. Cf. P. ROUHANA, op. cit., II, p. 387, n° 14, qui fournit une note explicative sur le sujet.

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III. Les mardaïtes L’histoire des mardaïtes, en particulier leur identification avec les maronites, a fait couler beaucoup d’encre à partir du XVIIe siècle et jusqu’à nos jours. On attesterait leur présence, dès le VIIe siècle, au Liban, où ils auraient joué un rôle mitigé, tantôt par des incursions contre les Arabes, tantôt par des rébellions contre les Byzantins. Pour s’épargner le souci de ces rebelles, les Arabes auraient conclu plusieurs trêves avec les Byzantins. Enfin, en 686, le calife arabe ‘Abd-al-Malik aurait accepté de payer un tribut quotidien comprenant mille pièces d’or, un cheval et un esclave. En contrepartie, l’empereur byzantin Justinien II aurait ordonné la retraite de douze milles mardaïtes, qui quittèrent le Liban pour l’Arménie. Si les auteurs grecs considèrent ceux-ci comme des étrangers, plusieurs historiens, essentiellement maronites, prétendent identifier ces mardaïtes avec les maronites. Cette affirmation est à l’origine de beaucoup de légendes locales glorifiant ces guerriers implacables. Cela dit, il n’est pas dans notre intention ici d’étudier l’histoire des mardaïtes, mais de comprendre les faits avancés par Ecchellensis à ce sujet 78. Nous trouvons dans les écrits d’Ecchellensis deux hypothèses concernant l’origine et l’histoire des mardaïtes : 1. La première hypothèse d’Ecchellensis La première définition des mardaïtes donnée par Ecchellensis est insérée dans son édition du Chronicon orientale 79. Il y fait précéder la traduction du livre du copte Butrus ibn al-Râhib (XIIIe siècle), par une partie écrite par lui-même, dédiée à l’histoire des tribus arabes, intitulée Historiæ Arabum. Dans cette dissertation, Ecchellensis énumère les sept tribus issues du tronc de Kahlân, fils de Saba’ 80. La sixième tribu est celle des « Maraditarum », dont le patronyme dérive du nom de « Marado 81 filio Cahlani ». Ces gens ont habité dans les régions limitrophes de la Syrie et beaucoup d’entre eux ont occupé des villes du

78. Pour une approche globale de l’histoire des mardaïtes, cf. A. H. ANQUETIL-DUPERRON, « Recherches sur les migrations des Mardes, ancien peuple de Perse », Mémoires de littérature, tirés des registres de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres 50 (1808), p. 1-47 ; Y. DIRYAN, Kitâb al-barâhîn al-râhina fî asl al-marada wal-jarâjima wal-mawârina, Beyrouth 1904, édition anastatique, Beyrouth 1984 ; A. ISMAÏL, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos jours, t. I : Le Liban au Temps de Fakhr-ed-Din II (1590-1633), Paris 1955, Appendice : les Mardaïtes, p. 169-189 ; G. CHALHOUB, Recherches sur les Mardaïtes-Jarâjima (“Bibliothèque de l’Université Saint-Esprit de Kaslik” 35), Kaslik 1999 ; A. ISMAÏL, Al-Mardâ’iyûn (alMarada), man hum ? min ‘ayn jâ’uû ?, wa mâ hiyya ‘alâqatuhum bi-l-jarâjima wa-l-mawârina ?, Beyrouth 2000. 79. L’Editio princeps est de 1651. Nous avons utilisé l’édition de Venise 1729. Cf. A. ECCHELLENSIS, Chronicon, op. cit. 80. Ecchellensis donne les sept noms suivants : Azaditæ (en arabe al-Azd), Taitæ (Tayyi’), Madhagitæ (Madhîj), Hamdanitæ (Hamdân), Canaditæ (Kindat), Maraditæ (Murâd) et Agaritæ (Anmâr). Sur l’appellation de ces tribus et leur généalogie, cf. A. QALQASHANDÎ, Subh al-’a‘shâ fî sinâ‘at al-’inshâ, vol. 1, Le Caire 1963, p. 318-330. 81. Al-Jawharî († 1003), un grammairien arabe, rapporte une tradition selon laquelle Murâd s’appelait Yuhâbir mais quand il s’est rebellé (tamarrada), il a pris le nom de Murâd. Cf. I. AL-JAWAHARÎ, Al-Sahâh : tâj al-lughat wa-sihâh al-‘arabiyya, édité par A. ‘Uttâr, 3e éd., 6 vol., Beyrouth 1984, II, p. 538.

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Yémen (Arabie heureuse) ; ils se sont distingués parmi les Arabes par le maniement des armes et surtout par la défense de la foi chrétienne 82. Le premier à avoir signalé cette thèse d’Ecchellensis est Jacques Goar († 1653), dans ses notes sur un texte de Théophane (appelé le Confesseur, † 817) traitant des mardaïtes 83. Cette note de Goar est citée ensuite par Anquetil-Duperron 84, Diryan 85 et d’autres. 2. La deuxième hypothèse d’Ecchellensis La deuxième hypothèse se trouve dans la lettre envoyée par Ecchellensis à Jean Morin, datée du 13 juillet 1654 86. Pour répondre à une question concernant l’identité des melkites, Ecchellensis avance l’idée que les melkites de langue syriaque et les maronites formaient un seul groupe et suivaient le même dogme 87 jusqu’au temps de Justinien le Petit 88. Ainsi, à cause de la fougue (petulantia) de cet empereur, de son apathie (ignavia) et de son inertie (inertia), le mal s’empara de l’Empire et le schisme sépara les maronites des melkites. C’est l’histoire des mardaïtes-maronites qui défendirent l’Empire byzantin contre les Arabes, avant que Justinien ne déplaçât douze mille d’entre eux loin du Liban. Ecchellensis considère que ce sont les chroniqueurs byzantins Théophane 89, Cedrenus 90 (XIe siècle) et Zonaras 91 (XIIe siècle) qui ont appelé les maronites « mardaïtes ». Or ces chroniqueurs ne font aucune mention des maronites et n’associent nullement les deux groupes ; ils considèrent même que les mardaïtes sont étrangers au Liban.

82. « Sexta cognatio Maraditarum appellatione dignoscitur ita dicta a Marado filio Cahlani, quæ regionem Syriæ conterminam longe lateque habitat, et ad quam referendæ quoque sunt innumeræ propemodum hujus nominis familiæ, quæ plures Arabiæ felicis occupant urbes et agros. Hi præ omnibus Arabibus genus armorum virtute, ac splendore præclarum reddiderunt, sed multo magis Christiana religione, cujus propugnatores acerrimi fuere. » : A. ECCHELLENSIS, Chronicon, op. cit., p. 112. 83. L’édition de Goar porte le titre « Theophanis Chronographia et Leonis grammatici Vitæ » ; elle est éditée à Paris en 1655. Nous avons utilisé l’édition de J. P. Migne, Patrologiæ cursus completus, series Græca (P.G.), 161 vol., Paris 1857-1866, ici P.G., vol. 108, col. 721-722. 84. A.-H. ANQUETIL-DUPERRON, op. cit., p. 17. 85. Y. DIRYAN, op. cit., p. 101, 131, 149 et 174. 86. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 459-462. 87. « Ad quæ dico, Melchitas Syros, quibus primo hoc nomen Melchitarum inditum fuit, tum in alias quoque derivatum gentes, eosdem fuisse cum Maronitis, usque ad Justiniani Junioris tempora, eademque utrisque dogmata. » R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 459. Pour justifier cette « unité » entre les Maronites et les Melkites, Ecchellensis cite le Kitâb al-Hudâ, qui affirme que les deux formaient jadis un seul groupe. Cf. B. FAHD, Kitâb al-hudâ wa-huwa dustûr al-tâ’ifa al-mârûniyya fî al-ajyâl al-wustâ, Alep 1935, p. 38. Il fait également allusion à la lettre envoyée par l’archevêque David à Arsène, évêque de Ainqara, et qui est citée également dans Kitâb al-Hudâ. Cette lettre, inconnue jusqu’à présent, devrait disserter sur les divergences qui existaient entre les Maronites et les Melkites. Cf. B. FAHD, op. cit., p. 38. 88. C’est en fait Justinien II Rhinotmète qui a régné de 685 à 695 puis de 705 à 711. 89. Théophane le Confesseur, Chronographia, J. P. Migne, P.G., vol. 108, col. 722, 734, 738-739 et 742. 90. G. CEDRENUS, Compendium Historiarum, J. P. Migne, P.G., vol. 121, col. 838 et 842-843. 91. J. ZONARAS, Epitomæ Historiarum, J. P. Migne, P.G., vol. 134, col. 1298.

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Le premier auteur qui ait confondu les mardaïtes et les maronites paraît être, en fait, le cardinal Cesare Baronio († 1607) qui, en annotant le texte de Théophane sur les événements de l’an 676 ap. J.-C., mit un signe à côté du mot « mardaitarum », pour l’expliquer dans la marge par le mot « maronitas » 92. Si Baronio se contente d’associer les deux mots « mardaïtes » et « maronites », Ecchellensis, qui ne cite pas Baronio, essaie d’expliquer ce rapprochement, et devient ainsi le pionnier d’une école qui subsiste jusqu’à présent : d’après lui, le vocable « mardaïtes » dérive du syriaque ĪƢƉ (mrd), qui signifie rebelles et insoumis (rebelles et indomitos) 93. Ensuite, Ecchellensis reprend la version classique et raconte comment les mardaïtes repoussèrent les incursions des Arabes contre l’Empire byzantin, ce qui contraignit ces derniers à demander la paix à Justinien et à lui payer un tribut quotidien de mille pièces, un cheval et un esclave. À la suite de cette trêve, l’empereur renvoya douze mille de ces mardaïtes. Par conséquent, l’Empire byzantin s’affaiblit et les Arabes lui infligèrent d’immenses pertes 94. 3. Conclusion d’Ecchellensis Ecchellensis conclut ce passage par un fait original, qu’aucun des historiens grecs de l’époque n’a relaté : à la suite de la trêve avec les Arabes, ceux qui consentirent aux ordres de l’Empereur et quittèrent le Liban furent appelés « melkites », terme signifiant « impériaux » ou « royaux ». Par contre, ceux qui gardèrent les armes et qui ne répondirent pas aux ordres gagnèrent le nom de « mardaïtes », de « rebelles » et de « maronites » 95. Ainsi, Ecchellensis avance une thèse nouvelle, à savoir que le schisme entre maronites et melkites n’est à aucun moment d’origine religieuse ou dogmatique, mais plutôt politique, ce qui pourrait bien être conforme à l’historiographie romaine officielle du schisme avec les Grecs en son temps 96.

92. C. BARONIUS, Annales, op. cit., XI, p. 602. Chalhoub, s’appuyant sur les remarques d’Anquetil-Duperron, considère qu’Ecchellensis est le premier à associer les mardaïtes aux maronites. Cf. G. CHALHOUB, op. cit., p. 9. Rouhana attribue cette identification à Naironus : P. ROUHANA, op. cit., II, p. 368, n. 93. 93. Les auteurs postérieurs ignorent la paternité d’Ecchellensis pour cette hypothèse. Ils citent plutôt Naironus (F. NAIRONUS, Dissertatio, op. cit., p. 50 et suivantes), qui la reprend en détails sans citer Ecchellensis. Il est suivi par I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 95-98 (texte traduit et commenté dans P. ROUHANA, op. cit., II, p. 367-378) et par J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 501-503 et 508-509 ; J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Juris Orientalis Canonici et Civilis, 5 vol., Rome 1762-1766, reproduction anastatique, Aalen 1969, IV, col. 620-635. Ils sont ensuite relayés par tous les autres auteurs qui adoptent cette hypothèse. Diryan, qui cite la première hypothèse d’Ecchellensis, affirme que ce dernier n’a jamais connu une identification des maronites avec les mardaïtes : Y. DIRYAN, op. cit., p. 101. 94. Ecchellensis utilise la version de Cedrenus qui correspond à la trêve conclue en 686 entre le calife arabe ‘Abd al-Malik et l’Empereur byzantin Justinien II : J. P. Migne, P.G., vol. 121, col. 842-843. F. NAIRONUS, Dissertatio, op. cit., p. 63 et 65-66, reprend les mêmes détails ainsi que Duwayhî (I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 104-105 ; P. ROUHANA, op. cit., II, p. 388-390). 95. « Hinc quidem factum est ut qui imperatoris mandatis acquieverint, Melchitæ dicti sunt & hactenus hoc nomine dignoscuntur quasi dicas Imperiales seu Regii ; qui vero non, & Mardaitarum, seu rebellium, & Maronitarum nomen retinuere. » R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 462. 96. Cette thèse est ensuite reprise et développée par Naironus, Duwayhî et Assemani. F. NAIRONUS, Evoplia, op. cit., p. 177-178 ; I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 117-118 (traduction et analyse dans P. ROUHANA, op. cit., II, p. 426-429) ; J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., I, p. 508-509.

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Les origines des maronites d’après Abraham Ecchellensis

Pour finir, il ajoute que la désobéissance des maronites les aurait incités à livrer plusieurs combats contre les chefs de Justinien, comme en témoigneraient non seulement les documents maronites, mais également les documents melkites et jacobites 97. IV. Le Kitâb al-Hudâ Abraham Ecchellensis paraît être l’un des premiers écrivains à recourir à un livre appelé communément « Kitâb al-Hudâ » (Livre de la Direction), qui se veut le recueil de droit des maronites. Sur ce livre, Ecchellensis nous fournit plusieurs informations : 1. Il est le premier à intituler cette collection : « Epitomes constitutionum Ecclesiæ Maronitarum » 98. 2. Il considère que ce livre a été écrit en syriaque et que l’archevêque David l’a traduit en arabe en 1370 de l’ère d’Alexandre (en 1059 après Jésus-Christ), à la demande de l’abbé Joseph et des moines 99. 3. Il utilise la copie qui se trouve à la Bibliothèque du Collège maronite de Rome 100. 4. Il cite toujours le Kitâb al-Hudâ où il est signalé que l’archevêque David avait déjà envoyé une lettre à Arsène, évêque de Ainqara (Arsenium Episcopum Haincurensem), pour expliquer les différences qui existent entre melkites et maronites. Bien que le texte original ne date pas cette lettre, Ecchellensis la situe en l’an 1370 d’Alexandre, et commet une faute dans la conversion chronologique, en considérant que cette date correspond à l’an 1053 après Jésus-Christ 101.

97. Ecchellensis ne cite pas ses sources. C’est Duwayhî qui, dans son Apologie, développe ce sujet en se fondant sur les anciennes traditions maronites et sur le Catéchisme des Jacobites : I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 116-118 ; P. ROUHANA, op. cit., II, p. 416-428. 98. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 326 ; L. ALLATIUS, De Octava, op. cit., p. 661 ; L. ALLATIUS, De Ecclesiæ Occidentalis atque Orientalis perpetua consensione, liber Tres. Ejusdem Dissertationes, de Dominicis et Hebdomadibus Græcorum, et de Missa Præsanctificatorum ; cum Bartoldi Nihusii ad hanc Annotationibus de Communione Orientalium sub specie unica, Colonia Agrippina 1648, p. 1664-1665 ; A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu, op. cit., p. 144 ; A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., index, lettre C, n° 19 ; A. ECCHELLENSIS, De Alexandrinæ, op. cit., p. 167-168. 99. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 326. 100. A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., index, lettre C, n° 19 : « Constitutiones Ecclesiæ Maronitarum ex Syriaca lingua Arabici iuris fecit David Archiepiscopus Maronita an. ab Alexandro 1370 qui est Christi Domini 1059 plus minus, rogantibus Abbate Iosepho, et eius Monachis, ut alias, et alibi notavimus. Exemplar satis pervetustum Syriacis characteribus, sed Arabica lingua exaratum in Collegii Maronitarum de Urbe servatur Bibliotheca. » Naironus confirme l’existence du manuscrit dans la susdite bibliothèque : F. NAIRONUS, Dissertatio, op. cit., p. 89 ; F. NAIRONUS, Evoplia, op. cit., p. 71. 101. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 460 ; B. FAHD, op. cit., p. 38. L’an 1370 d’Alexandre correspond en fait à l’an 1059 de notre ère. Cette faute de chronologie s’applique parfois à tout le livre. A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu, op. cit., p. 141 ; A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., p. 492-493.

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5. Il utilise plusieurs fragments de l’ouvrage : la commémoration des défunts 102, l’union des melkites et des maronites 103, la messe des présanctifiés non pratiquée chez les maronites 104, les lois qui devraient être observées par les prêtres 105, les limites de la juridiction des prêtres 106, la primauté de Pierre 107, l’eucharistie 108, les canons de la messe 109. Notons, cependant, que dans sa lettre à Jean Morin, datée du 22 avril 1644, Ecchellensis nous fournit une structure du Kitâb al-Hudâ 110 et en cite une référence concernant la fornication et la durée de la pénitence qui ne figurent pas dans la version que nous connaissons 111. Michel Breydy, après avoir déclaré qu’il a fait une analyse « minutieuse » de l’affaire, affirme que l’œuvre désignée par Ecchellensis dans la lettre susmentionnée est de tradition jacobite. Il ajoute que c’est Richard Simon, l’éditeur de toute la collection des lettres, qui « avait contrefait la lettre d’Ecchellensis » et avait remplacé dans le titre le « mot Iacobitarum par Maronitarum » 112. Breydy conclut que le manuscrit jacobite utilisé par Ecchellensis était l’actuel Vat Ar 636. Cette hypothèse 113 est peu crédible, puisque Ecchellensis lui-même, au début de la lettre, l’identifie comme étant bien la Collection maronite 114.

102. L. ALLATIUS, De Octava, op. cit., p. 661 (chap. 39) ; B. FAHD, op. cit., p. 281 (chap. 41). 103. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 459 (chap. 1) ; R. SIMON (éd.), Fides, op. cit., p. 280-281 ; B. FAHD, op. cit., p. 38 (chap. 1). Naironus utilise la même référence : F. NAIRONUS, Evoplia, op. cit., p. 54. 104. L. ALLATIUS, De Ecclesiæ, op. cit., p. 1664-1665 ; B. FAHD, op. cit., p. 92-93 (chap. 8). 105. A. ECCHELLENSIS, De Alexandrinæ, op. cit., p. 167-168 (chap. 42) ; B. FAHD, op. cit., p. 285-286 (chap. 44). 106. A. ECCHELLENSIS, De Alexandrinæ, op. cit., p. 169 (chap. 42) ; B. FAHD, op. cit., p. 284 (chap. 44). 107. A. ECCHELLENSIS, De Alexandrinæ, op. cit., p. 225 (chap. 1) ; B. FAHD, op. cit., p. 36 (chap. 1). 108. A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu, op. cit., p. 141-142 (chap. 10) ; A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., p. 492-493 (chap. 10) ; B. FAHD, op. cit., p. 136 (chap. 10). 109. A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit., p. 493. (chap. 7) ; B. FAHD, op. cit., p. 73 (chap. 7). 110. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 326-330. Il donne une structure de 17 chapitres très différents du contenu connu de la Collection maronite. 111. R. SIMON (éd.), Antiquitates, op. cit., p. 331-332. 112. Dans le résumé donné au début de la lettre ainsi que dans son titre, il est écrit : Epitomes Constitutionem Ecclesiæ Maronitarum. M. BREYDY, « Les compilations », art. cit., p. 269-271, considère que Richard Simon († 1712) « avait été exclu de l’Oratoire en 1678. Pour se venger, il tenta à plusieurs occasions de détruire le prestige de Morin et son Oratoire en démantelant les bases scientifiques de sa renommée ». 113. Breydy consacre un autre article pour exposer son hypothèse et pour étudier le plan de l’actuel Vat Ar 636 : M. BREYDY, « Abraham Ecchellensis et la collection dite (Kitab) al Huda », Oriens Christianus 67 (1983), p. 123-143. 114. « Hic liber legitur Syriace in Ecclesiis Maronitarum cujus hic habemus Arabicam versionem Davidis Archiepiscopi factam era Alexandri 1370 scilicet Domini 1059 rogantibus Abbate Josepho et Monachis. » R. SIMON éd., Antiquitates, op. cit., p. 326.

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V. Ecchellensis par les auteurs maronites Bien que sa propre conception des origines maronites soit de la plus haute importance, Ecchellensis demeure, semble-t-il, méconnu ou partiellement connu par les auteurs maronites. Faustus Naironus, devenu propriétaire de plusieurs manuscrits appartenant à son beau-frère, développe dans ses œuvres les opinions de ce dernier sans toutefois le citer comme en étant l’auteur. Dans les livres du patriarche Duwayhî, qui s’efforce pourtant de rassembler toutes les traditions et les sources maronites, les œuvres d’Ecchellensis sont peu connues, et ses opinions historiques sont totalement absentes : 1. Dans la version dite courte des Annales, Duwayhî se contente de relater la mort d’Ecchellensis par ces mots : Le 15 juillet 1664, Abraham Ecchellensis mourut à Rome ; il avait été élève du Collège [maronite] de Rome ; il avait été interprète auprès du roi de France [Louis XIV] et des papes de Rome ; il a écrit plusieurs livres dont une grammaire syriaque 115, [un livre] sur les histoires des Arabes 116 et sur les novateurs en Occident 117 pour lesquels il a reçu beaucoup d’approbation et de louange 118.

2. Dans son Apologie/I, il cite les témoignages d’Ecchellensis sur Jean Maron : « Dans les livres qu’il a composés, Abraham Ecchellensis loue la sainteté de [Jean Maron] dont il mentionne les livres et les témoignages [shahâdatihi] à plusieurs reprises 119 ». Il fait référence aux Récits des Arabes 120 dans lesquels Ecchellensis dit : « Des maronites à qui on impute cette accusation, Jean Maron le Juste est le porteparole » 121. Il cite également la Grammaire syriaque 122, où Ecchellensis écrit : « Cela suffit pour la dignité et la gloire de Dieu et de son élu, Maron le patriarche, chef et soutien de notre peuple maronite. Il est celui qui a élevé la foi orthodoxe, l’a portée dans ses bras, l’a protégée et l’a gardée dans son cœur… 123 ». 3. Duwayhî connaît également la traduction qu’Ecchellensis a faite du catalogue d’Ebedjesus 124, et est induit en erreur par deux informations tirées de celle-ci : (a) Ecchellensis considère que l’auteur du catalogue est Ebedjesus de Nisibe, second patriarche chaldéen (1555-1567), alors que le vrai auteur en est un autre Ebedjesus, métropolite nestorien de Nisibe († 1318). Duwayhî reprend ces informations inexactes,

115. A. ECCHELLENSIS, Linguæ, op. cit. 116. Historiæ Orientalis supplementum. Cf. A. ECCHELLENSIS, Chronicon, op. cit. 117. C’est l’œuvre globale intitulée : Eutychius Patriarcha Alexandrinus Vindicatus. La première partie est le livre paru, en 1661, sous le titre : De Alexandrinæ Ecclesiæ Originibus. La deuxième partie est parue un an avant, en 1660, sous le titre : De Origine nominis Papæ. Cf. A. ECCHELLENSIS, De Origine, op. cit. 118. I. DUWAYHÎ, Târîkh al-azmina (1095-1699), édité et annoté par F. Taoutel, Beyrouth 1951, p. 362. 119. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 129. Traduction française d’après P. ROUHANA, op. cit., II, p. 457. 120. A. ECCHELLENSIS, Chronicon, op. cit., p. 157. 121. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 129. Traduction française d’après P. ROUHANA, op. cit., II, p. 458. 122. A. ECCHELLENSIS, Linguæ, op. cit., p. 239-241. 123. Ecchellensis écrit en syriaque et Duwayhî traduit en arabe. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 129. Traduction française d’après P. ROUHANA, op. cit., II, p. 459. 124. A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu, op. cit.

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et c’est Assemani qui rétablira la véritable parenté de l’ouvrage 125. (b) Citant un auteur nestorien du VIIe siècle, Ecchellensis lit son nom comme « Ioannes Barfrangoie » (Fils des Francs) 126 au lieu de « Ioannes Bar-Phincaje » 127 (Fils des potiers 128 ou originaire de Phenek 129). Duwayhî reprend les mêmes informations, et va jusqu’à associer ce Barfrangoie à Jean Maron ; par conséquent, les livres énumérés par Ebedjesus comme étant ceux de Bar-Phincaje seront considérés par Duwayhî comme étant ceux de Jean Maron 130. 4. Pour conclure son Apologie/II, il reprend en entier la citation qui se trouve dans la Grammaire syriaque d’Ecchellensis 131. 5. Dans son Apologie/III, il réfute l’affirmation d’Ecchellensis selon laquelle ‘Abdallah Abul-Faraj Ibn al-Tayyib (XIe siècle) est nestorien, et le tient pour maronite 132. Cette méconnaissance d’Ecchellensis n’est compensée que plus tard dans l’Histoire de la littérature arabe chrétienne de Georg Graf 133 et surtout dans la thèse de Nasser Gemayel 134. En outre, la notice sans doute autobiographique manuscrite d’Ecchellensis n’a été exploitée que partiellement au XVIIIe siècle par Angelo Fabroni 135 et récemment par Peter Rietbergen 136. Elle vient d’être éditée par Issa et Moukarzel en 2009 137.

125. P. ROUHANA, op. cit., II, p. 352, n. 16. Voir H. KAUFHOLD, « Abraham Ecchellensis et le catalogue des livres de ‘Abdîshô‘ bar Brîkâ », dans ce volume. 126. A. ECCHELLENSIS (éd.), Hebedjesu, op. cit., p. 88-89, lit : ťſŬƌǔƘ ƢŨ ƎƍŶŴſ et donne la traduction latine Barfrangoie. 127. Assemani rétablit la véritable version dans sa réédition du même catalogue : J. S. ASSEMANUS, Bibliotheca Orientalis, op. cit., III, p. 189. Il lit : ťſƄƍòƘ ƢŨ ƎƍŶŴſ et donne la traduction latine Bar-Phincaje. 128. R. DUVAL, Anciennes littératures chrétiennes. II : La littérature syriaque, Paris 1900, p. 295. 129. Dans la région d’Ídil en Turquie, connue historiquement comme Beth Zabday ou Azakh. 130. I. DUWAYHÎ, Apologie/I, op. cit., p. 90 ; P. ROUHANA, op. cit., II, p. 356-357. 131. I. DUWAYHÎ, Rad jawâb ‘alâ al-tuhmât al-bâtilat al-latî ashâb al-tawârîkh talabû bihâ al-Mawârina, édité et annoté par B. Fahd, Beyrouth 1974, p. 320-321 ; I. DUWAYHÎ, Liber brevis explicationis de Maronitarum origine eorumque perpetua orthodoxia et salute ab omni hæresi et supestitione, vol. II, édité par B. Fahd, Beyrouth 1974, p. 188-189. 132. I. DUWAYHÎ, Ihtijâj ‘an al-milla al-Mârûniyya bisabab al-razâyâ wa-l-bid‘a al-latî idda‘â bihâ ‘alayhim Tûmâ al-karmalîtî wa ghayrihi min al-musannifîn, édité et annoté par P. Samrani, Jounieh 1944, p. 42. Cette définition se trouve dans l’index des auteurs (Index operum auctorum) du livre de A. Ecchellensis, De Origine, op. cit., index, A, n° 2. 133. G. GRAF, Geschichte der christlichen arabischen Literatur (GCAL), Dritter Band, Die Schriftsteller von der Mitte des 15. bis zum Ende des 19. Jahrhunderts, Melchiten, Maroniten, Città del Vaticano 1949, III, p. 354-359. 134. N. GEMAYEL, op. cit., p. 299-317 et 386-400. 135. A. FABRONIUS, Historiæ Academiæ Pisanæ, vol. III, Pise 1795, p. 151, qui édite l’épitaphe qui se trouvait sur la tombe d’Ecchellensis. 136. P. RIETBERGEN, op. cit. 137. M. ISSA et J. MOUKARZEL, « Abraham Ecchellensis Maronita : biographie faite par Carlo Cartari », Tempora 18 (2007-2009), p. 155-195.

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Les origines des maronites d’après Abraham Ecchellensis

Conclusion Abraham Ecchellensis, médiateur entre l’Orient et l’Occident, semble être tiraillé entre un Orient de sagesse et un Orient d’oppression. Agent de Fakhraddîn auprès des ducs de Toscane (entre 1631-1633), zélé pour une croisade qui délivrerait l’Orient du joug de l’islam, il se contente de traduire la sagesse des Arabes sans pour autant prêcher les vertus de leur religion. Parallèlement, il s’évertue de transmettre la sagesse des chrétiens d’Orient, surtout celle de culture syriaque, pour la présenter aux érudits occidentaux de son époque. Cette époque est celle où les protestants-novateurs essayent de s’affirmer face au catholicisme ; ils veulent se rattacher à une certaine « apostolicité » à travers des dénominateurs communs qu’ils cherchent à trouver avec les liturgies et les coutumes des Orientaux. Face à cette vague, notre auteur se charge de la mission de défendre le Siège de Pierre. Mettant sa méthode historique au service de l’apologétique, Ecchellensis veut rattacher son peuple à l’histoire de l’Église catholique. Par conséquent, il pose les prémisses de la « perpétuelle orthodoxie des maronites » développée ensuite, à partir de la fin du XVIIe siècle. Ainsi, l’auteur cherche à situer l’histoire de son Église maronite dans une double appartenance à l’Orient et à l’Occident. Il esquisse le portrait d’une histoire maronite enracinée dans l’orthodoxie chalcédonienne, ancrée dans le combat pour la foi de l’Église universelle et porteuse du message catholique en Orient 138. Dans son œuvre manuscrite De Maronitis, Eusèbe Renaudot († 1720) critique Ecchellensis pour ne pas avoir tenu sa promesse de consacrer un livre particulier à la défense des maronites contre les calomnies des hérétiques 139. Cette affirmation de Renaudot nous paraît infondée, car Ecchellensis lui-même, dans son autobiographie, se contente de promettre une édition des œuvres de Jean Maron, sans pourtant prétendre préparer un projet particulier sur l’histoire des maronites 140. Mais, même s’il n’a pas abondamment disserté sur les maronites, nous estimons que les concises informations qu’il fournit sur l’histoire de leurs origines constituent un tournant historiographique d’une importance majeure. Certes, plusieurs auteurs maronites ont devancé Ecchellensis pour parler de l’histoire de leur communauté (Thomas de Kfartab, Gabriel Ibn al-Qilâ’î, Gabriel Sionite, Victor Scialac, etc.) ; mais avec lui, nous sommes pour la première fois devant une tentative d’explication homogène des origines maronites : la descendance des maronites de l’abbé Maron et de son monastère, l’énumération des œuvres de Jean Maron, l’identification des maronites avec les mardaïtes, la cause politique de la division entre maronites et melkites, l’utilisation des plus anciennes sources dites maronites ainsi

138. P. Rietbergen, op. cit., p. 37, écrit à propos de ce tiraillement : « In his life and works he seems the personification of the Maronites, a group that, while trying to achieve a certain synthesis between the two dominant Mediterranean cultures, was at the same time torn between them. » 139. E. RENAUDOT, De Maronitis, p. 165 et 171, œuvre faisant partie du ms. Fr N 7473, conservé à la Bibliothèque nationale de France. 140. ASR, Fondo Cartari-Febei, vol. 64, f. 83. Cette notice est écrite en 1657 et constitue d’après Rietbergen « an extensive (auto-)biographical note, apparently supplied by Ecchellen himself to Carlo Cartari ». P. RIETBERGEN, op. cit., p. 14. Voir également M. ISSA et J. MOUKARZEL, op. cit.

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que plusieurs autres thèmes initiés et écrits par Ecchellensis avant qu’ils ne soient développés ensuite par Naironus, Duwayhî et Assemani, les maîtres de la « tradition historiographique maronite ». Dans l’ensemble de son entreprise, Ecchellensis, comme beaucoup de pionniers, se contente de défricher le terrain, en laissant aux successeurs le soin du développement méthodique et institutionnel. Cela dit, il est toujours étonnant de voir qu’il reste jusqu’à présent injustement méconnu dans l’historiographie des origines maronites. Celle-ci tout entière demeure un chantier, nécessitant une relecture plus profonde et moins crispée, à l’abri des soucis apologétiques, des besoins de controverse ou des politiques d’uniatisme.

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ABRAHAM ECCHELLENSIS, PHILOSOPHE ET HISTORIEN DES SCIENCES Geneviève GOBILLOT Université Jean Moulin, Lyon III

Au cours d’une récente intervention, le professeur Gérard Troupeau a souligné le fait que la discipline d’élection d’Abraham Ecchellensis, comme l’indique le choix de la plupart des textes qu’il a traduits, fut sans aucun doute la philosophie 1. Dans la mesure où ce savant homme s’est intéressé conjointement à des ouvrages de mathématiques et de pharmacopée, et à des livres consacrés à l’éducation et à l’étude raisonnée des sciences, il est possible de se demander si l’on ne peut pas déceler chez lui une vocation de philosophe et d’historien de ces disciplines, vocation ayant sa source dans l’héritage arabe dont il disposait. Il en détenait en tout cas deux clés essentielles : celle de la compréhension des œuvres, par sa connaissance de la langue, et celle de la juste appréciation de leur contenu, grâce à sa vaste érudition, qualités qui ont fait de lui un passeur culturel privilégié entre l’Orient et l’Europe. Son initiative de traduire en latin un certain nombre d’écrits touchant aux sciences exactes répondait directement à un besoin des milieux savants européens de l’époque, après l’échec de la tentative de diffuser des ouvrages de science en langue arabe, destinés au monde arabophone, entre 1587 et 1600. Car ce remarquable projet de la Typographia Medicea 2, destiné, entre autres, à permettre de rentabiliser plusieurs éditions de textes entièrement ou en partie bilingues à l’intention d’un public européen arabisant, aurait sans doute eu, s’il avait réussi, des conséquences considérables sur l’amélioration du niveau des études arabes, mais surtout sur la qualité et la quantité des informations transmises par les textes traduits. Ainsi, dans un contexte où les moyens d’accéder à la science arabe restaient aussi rares que précieux, il va de soi qu’Ecchellensis a dû très soigneusement choisir les livres qu’il allait traduire. I. La médecine, reine des sciences Il expose l’un des critères de la sélection qu’il a opérée parmi les nombreux manuscrits acquis par Mazarin dans la préface de sa traduction du De Proprietatibus ac virtutibus medicis animalium, plantarum ac gemmarum. Ce livre, publié en 1647 par l’éditeur Sébastien Cramoisy, comporte trois parties consacrées successivement aux propriétés curatives des animaux, à celle des plantes et à celle des gemmes,

1. Gérard Troupeau, « Le rôle d’Abraham Ecchellensis dans l’orientalisme en France » conférence donnée à l’occasion du colloque “Le dialogue interculturel à travers le message d’Abraham Ecchellensis”, 10 juin 2005 à l’Unesco. 2. G. DUVERDIER, « Des éditions savantes en arabe aux traductions latines », dans C. ABOUSSOUAN (dir.), Le livre et le Liban jusqu’à 1900, Paris, Unesco-Agecoop, 1982, p. 246.

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chacune provenant de manuscrits différents 3. Ecchellensis signale l’attribution du texte au célèbre polygraphe égyptien ‘Abd al-Rahman Ibn Abî Bakr al-Suyûtî (14451505), information qu’il convient de rectifier. Selon Georg Graf 4, il s’agirait du Diwân al-hayawân, répertorié par Carl Brockelmann 5. Il existe en effet un Diwân al-hayawân attribué à Suyûtî au département des manuscrits orientaux de la Bibliothèque Nationale de France, répertorié sous le n° 2800 (1°). Néanmoins, il ressort de l’examen de ce texte qu’il ne peut absolument pas s’agir du livre traduit par Ecchellensis. En effet, ce Dîwân est un commentaire du Kitâb hayât al-hayawân al-kubrâ de Dâmirî. Tout d’abord, son volume de 188 folios écrits très serré (29 sur 20, 31 lignes par page) excède largement celui de la traduction latine qui n’occupe que 135 pages écrites en très gros caractères (20 lignes par page). En second lieu, le texte de Suyûtî présente les animaux par ordre alphabétique, en commençant par le lion (asad), et il ne cite pas du tout l’homme, qui apparaît le premier dans la traduction latine, le lion y étant cité vers la fin. Ces différences pourraient encore laisser penser à un simple remaniement de la part du traducteur : résumé de certaines parties, refonte du plan, ajouts. C’est pourquoi nous avons comparé les deux textes en détail, ce qui nous a permis de conclure que le contenu du Dîwân ne présente aucun point commun avec le texte latin d’Ecchellensis. Le Diwân est élaboré à partir de traditions et de récits prophétiques donnant la description morphologique et les détails de la vie des animaux en ne faisant que quelques rares allusions à leurs propriétés médicinales, alors que le De proprietatibus se limite exclusivement aux vertus médicinales des diverses parties de leur corps et ne cite pas une seule fois Muhammad. Il faut donc définitivement éliminer l’identification du De proprietatibus au Diwân de Suyûtî. En revanche, le texte latin d’Ecchellensis présente plusieurs points communs avec le manuscrit n° 2782 intitulé : Kitâb manâfi‘ al-hayawân (Le livre des avantages que l’on peut tirer des animaux) du célèbre médecin chrétien ‘Ubayd Allâh Ibn Bukhtîshû‘ (début du Xe siècle). Le manuscrit est daté de l’an 700 de l’hégire (1300-1301 après J.-C.), il comporte 58 feuillets. À la fin, on lit que cet ouvrage est un extrait d’un livre intitulé Kitâb al-khawwâs bi-jarrâb al-manâfi‘ (Traité des propriétés dont les avantages ont été constatés par l’expérience). L’ordre de présentation des chapitres est identique à celui du De proprietatibus : l’homme, les animaux domestiques, les bêtes sauvages, les oiseaux, quelques poissons et sauriens, quelques insectes, bien que les animaux présentés ne soient pas tous exactement les mêmes. Poussant plus loin la comparaison, nous avons commencé une étude terme à terme du contenu des textes et trouvé de nombreux passages communs, comme par exemple les propriétés du lait de la femme (folio 4 du manuscrit, page 8 de l’édition) ou celles du sang du loup. Néanmoins, les contenus respectifs des deux textes sont loin d’être totalement superposables. On

3. Respectivement pour le premier, qui concerne les animaux, deux manuscrits provenant, l’un de la bibliothèque de Mazarin, l’autre de la bibliothèque des Oratoriens. Pour le deuxième, sur les arbres (Tractatus pistaceae disputationis) et le troisième, sur les pierres (Tractatus disputationis lacutinae), les manuscrits lui avaient été fournis pas Nicolas Melchisedech Thévenot : voir C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., p. 252. 4. G. GRAF, Geschichte der christlischen arabischen Literatur, t. III, Cité du Vatican, 1949, p. 357. 5. C. BROCKELMANN, Geschichte der arabischen Literatur, éd. Witkam, Brill, Leyde 1996, S.II, 171.

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peut donc supposer qu’Ecchellensis aurait tiré sa traduction plutôt de l’autre version qu’il cite dans son introduction, celle de la bibliothèque des oratoriens, manuscrit que nous n’avons malheureusement pas pu, à ce jour, nous procurer, et qui pourrait bien avoir été la version complète du traité. Nous espérons pouvoir proposer dans quelque temps des résultats plus complets, mais d’ores et déjà il est possible d’attribuer sans risque d’erreur une partie du texte, ainsi que de son plan, à Ibn Bukhtishû‛. Il restera à s’interroger sur les causes de son attribution erronée à Suyûtî. Par ailleurs, plusieurs manuscrits annotés de la main d’Ecchellensis 6 témoignent de l’intérêt qu’il portait à ces questions purement médicales et biologiques. Il s’agit du n° 4201 (5°) (fol. 53-73), qui traite des signes et marques externes qui distinguent les hommes des animaux et du n° 2637 (11°) (fol. 46 à 50), minuscule traité consacré à l’utilité que l’on peut tirer des diverses parties du corps de certains animaux, et qui commence par le loup. Ecchellensis a pu s’en inspirer pour étoffer son De proprietatibus. Pour ce qui est des deux autres traités qui le composent : sur les plantes, Tractatus II seu pistacea disputatio (p. 136-146 du texte latin) et sur les gemmes : Disputatio iacutina sive de gemmis (p. 147-153 du texte latin), ils devraient se trouver à la Bibliothèque nationale de France, puisque le baron De Slane signale dans son catalogue que cette bibliothèque a acheté en 1712 la collection complète de Thévenot, soit 96 manuscrits arabes 7. Nos recherches, limitées par le temps, ne nous ont pas permis d’aller plus loin pour l’instant, mais nous espérons pouvoir compléter bientôt cette notice par un article consacré à la question. Abraham Ecchellensis a dédicacé sa traduction à François Vautier, médecin de Marie de Médicis, puis du roi et, à partir de 1646, période à laquelle le savant maronite enseignait le syriaque et l’arabe au Collège royal, surintendant du Jardin des plantes. À cette époque, l’intérêt des médecins pour la pharmacopée arabe, qui avait déjà une longue histoire, était encore très vif. La botanique, en particulier, qui avait connu de grands progrès depuis la découverte des « Indes Occidentales et Orientales », selon l’expression consacrée, était extrêmement prisée, ainsi qu’en témoigne le fait qu’en 1637, tout juste cinq ans avant le premier voyage d’Ecchellensis à Paris, Gui de la Brosse avait offert au public La description du Jardin Royal des plantes médicinales estably par le Roy Louis le Juste 8.

6. Catalogue des manuscrits persans, ancien fonds, par E. BLOCHET, t. I, Ernest Leroux, Paris 1905, puis Réunion des bibliothèques nationales, 1928, p. 7, aimablement indiqué par Mme Anne Vernay-Nouri, chargée des manuscrits arabes, division orientale des manuscrits, Bibliothèque Nationale de France, que nous remercions ici. 7. Catalogue des manuscrits arabes, texte imprimé, B.N., dir. de publication Hermann ZOTENBERG, Paris, Imprimerie Nationale, 1883-1898, avertissement, p. II. 8. Y. CONRY, « Peiresc et l’ordre des portraits », dans A. REINBOLD (dir.), Peiresc ou la passion de connaître, Colloque de Carpentras, Préface de Pierre Costabel, Vrin, Paris 1990, p. 111.

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Dans sa dédicace à Vautier, Ecchellensis fait sienne une définition des sciences rationnelles qu’il présente comme étant celle des « Sages arabes » : Elles peuvent toutes être ramenées à deux : la Loi et la Médecine : l’une est celle qui convient aux âmes, et c’est la Loi, l’autre est celle qui se soucie des corps, et c’est la Médecine 9.

Il argumente ensuite personnellement en faveur de la pertinence de cette division : L’homme étant composé d’une âme immortelle et d’un corps mortel, son souci est de soigner, d’instruire et d’établir solidement la première en l’imprégnant des lois divines et, d’autre part, de servir le corps en le débarrassant de tous les maux qui s’attaquent à lui.

Suit une série d’exemples justificatifs : Qu’est-ce que la théologie, sinon un appel à la fidélité à l’égard de la loi divine et une interprétation de celle-ci ? Les conciles qui décrètent les constitutions de l’Église ont le même but ; quant à la philosophie morale, elle vise uniquement à établir une institution juste pour les âmes. D’un autre côté, la philosophie naturelle ne fait rien d’autre que poser des questions et ouvrir des débats autour de causes et d’effets dont la Médecine apprécie à la fois les raisons et les moments. Dans la même optique, à quoi visent les astronomes et les observateurs du ciel ? À quoi servent les horoscopes, les figures célestes et les signes, si ce n’est à prévoir l’imminence des maladies, à éviter les maux et à recouvrer la santé ? C’est pourquoi la Médecine est le maître de tous les arts 10.

Cette conclusion indique à quel point Ecchellensis fait sienne cette classification des sciences rationnelles des sages arabes. Il poursuit en glissant vers une autre thématique qui lui tient à cœur, sans cesser toutefois de vanter avec force superlatifs les qualités de son distingué collègue orientaliste, dont la précieuse connaissance de la discipline reine est « garante de la santé du Roi de France, duquel toute la chrétienté attend de vivre dans une situation saine tandis que nous, sphère orientale (de cette chrétienté) attendons de lui et de lui seul, la liberté » 11. Il est possible, malgré tout, de se rendre compte du fait que son éloge de la science médicale dépasse largement les limites de la simple convention littéraire d’une dédicace adressée à un spécialiste auquel on se doit de présenter l’éloge de sa discipline. Même en supposant qu’Ecchellensis aurait pu espérer de la part de Vautier une manifestation de générosité pour la publication de son ouvrage, ce que l’histoire ne dit pas 12, son introduction sur la définition des sciences indique avant tout une volonté

9. L’auteur gratifie ces deux disciplines de majuscules que nous reproduisons ici. 10. A. ECCHELLENSIS, De Proprietatibus ac virtutibus medicis animalium, plantarum ac gemmarum, Epistola, Cramoisy, Paris 1647, p. 1. 11. Ibid., p. 3. 12. Il est bien connu que « C’était un peu la coutume au XVIIe siècle que celui qui bénéficiait d’une dédicace se montrât généreux avec l’auteur ». On peut citer à l’appui l’exemple célèbre de Peiresc qui versa une provision de cent écus en mars 1634 à Sébastien Cramoisy, l’éditeur du livre d’Ecchellensis, pour l’ouvrage que Mersenne lui avait dédicacé avec force éloges : les Harmonicorum libri. Rappelons pour l’anecdote que cet éditeur se serait alors écrié que la façon du livre coûterait dix fois plus : A. BEAULIEU, « Mersenne rival de Peiresc », dans A. REINBOLD (dir.), op. cit., p. 37.

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délibérée de donner son avis personnel sur l’objet de sa traduction. En effet, il ne s’agit pas là seulement d’une précision sur quelque détail secondaire, mais du jugement d’un amateur éclairé sur la validité scientifique de la médecine qui justifie le choix qu’il a fait de ce manuscrit, parmi des centaines d’autres portant sur des sujets très divers, comme l’histoire, la théologie, l’astronomie, la géométrie ou encore la littérature, comme il s’est plu à le préciser 13. On mesurera d’autant mieux la portée de sa déclaration sur l’exemplarité universelle de cette bipartition des sciences, si l’on se penche sur la source à laquelle il a puisé son inspiration. Il s’agit d’un autre ouvrage qu’il a traduit en latin et publié en 1646, un an avant le De Proprietatibus 14. Il a rendu assez librement son titre arabe de : Ta‘lîm al-muta‘allim ; tarîq al-ta‘allum (l’Instruction de l’étudiant - méthode d’apprentissage) par : Semita sapientiae, sive ad scientias comparandas methodus (La voie de la sagesse, méthode de sciences comparées) choisissant de mettre par là en lumière le thème du livre qui lui semblait le plus important et le plus significatif. Son auteur, Burhân al-Dîn al-Zarnûjî (12e-13e s.), y affirme, en effet, se référant au juriste al-Shâfi‘î (m. 204/820), qu’il n’est de place, en réalité, que pour deux sciences : la jurisprudence (fiqh) et la médecine (tibb). Néanmoins, ce qu’il entend par là exprime une résonance profondément différente de la réflexion qu’en a tirée Ecchellensis. En effet, selon al-Zarnûjî, si l’astronomie est interdite, à l’exception de ce que l’on doit en connaître pour déterminer la position de la qibla, l’étude de la science de la médecine est admise dans la mesure où elle s’occupe des causes accidentelles secondaires, tout comme est tolérée l’étude de ces causes secondaires elles-mêmes. Mais elle l’est, avant tout, parce que l’on sait que le Prophète se traitait lui-même d’un point de vue médical. C’est pourquoi la science se compose de deux branches : celle de la doctrine de la Loi, qui traite des problèmes religieux, et celle de la médecine, qui traite du corps humain. Toute étude qui s’éloigne de ces deux sciences est seulement une stratégie visant à attirer le public 15. Bien qu’inspirée directement de ce texte, la démarche d’Ecchellensis revêt une tout autre dimension. En effet, d’une part il passe totalement sous silence la raison essentielle pour laquelle la médecine a été considérée comme tolérable par les arabomusulmans, à savoir le fait que l’on en a attribué la pratique au Prophète, d’autre part, il occulte la hiérarchie des valeurs adoptée par Zarnûjî, qui plaçait la jurisprudence à un degré supérieur, pour présenter ces deux sciences comme étant d’importance équivalente. Enfin, il développe un aspect nouveau, qui est la confiance qu’il estime

13. A. ECCHELLENSIS, De Proprietatibus…, op. cit., Praefatio interpretatis, p. 5. 14. A. ECCHELLENSIS, Semita sapientiae, sive ad scientias comparandas methodus, Éditions Taupinart, Paris 1646. 15. Ta‘lîm al-muta‘allim. Tarîq al-ta‘allum, éd. Muhammad ‘Abd al-Qâdir Ahmad, Matba‘at al-Sa‘âda, Le Caire 1986, p. 90-91. L’éditeur, p. 90, n. 4, précise que, même si l’Imâm al-Shâfi‘î a pu dire quelque chose de ce genre, il ne faut pas l’interpréter comme le fait que toutes les autres sciences ne sont que des discours de salon. Selon lui, il voulait seulement exprimer le fait que tout un chacun doit nécessairement connaître assez de jurisprudence pour pratiquer convenablement sa religion et assez de médecine pour se conserver en bonne santé.

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devoir être placée en la science médicale, détentrice des clés de toutes les questions posées par la philosophie naturelle. Cette attitude, qui pourrait paraître aujourd’hui aller de soi, représentait pour l’époque une véritable profession de foi scientifique animée par un esprit soucieux de progrès. L’une des meilleures preuves de cette situation est un petit opuscule, traduction d’un texte anglais anonyme, publiée en 1714 à Paris chez Pierre Miquelin et Jacques Piget, intitulée Traité de l’incertitude des sciences 16. Cet ouvrage, réalisé à partir de sa quatrième édition anglaise, datée de 1708, a donc eu, comme le constate son traducteur, un assez franc succès. Son auteur, qui avait préféré rester anonyme, décision qui en dit long sur les passions que la question soulevait encore à la fin du XVIIe siècle, date vraisemblable de sa composition, déclare avoir pour but de « contribuer au bien de la religion chrétienne sans faire tort aux sciences » 17. Ce qu’il reproche aux scientifiques de son époque est leur tendance, en vertu du fait qu’ils sont persuadés que leur propre opinion n’est autre que la vérité absolue, à « nous détourner de la voie la plus sûre, pour nous faire insensiblement tomber dans les erreurs d’une religion naturelle » 18. Dans le but de rectifier cette situation, il passe au crible les certitudes et les incertitudes respectives de chaque science. Pour la médecine, il conclut que : « C’est la science la plus incertaine de toutes, soit que nous la considérions par rapport à nos corps, soit que nous examinions nos médicaments » 19. Il consacre également un chapitre à « la lecture des livres juifs et arabes » qu’il conclut sur une critique sévère de la valeur scientifique du texte traduit par Gabriel Sionite sous le titre de Géographie nubienne 20, ainsi que sur l’assertion suivante : « En un mot, nous ne pouvons, ce me semble, nous servir utilement des auteurs arabes et des Rabbins que pour réfuter l’Alcoran et le Talmud » 21. On mesure mieux à quel point la prise de position d’Ecchellensis le rapproche des défenseurs des idées modernes à un moment où Bacon se plaignait que « tout soit pour les gens de lettres et les métaphysiciens, rien pour les expérimentalistes » 22. Cette option est, de plus, remarquablement illustrée par les vingt-cinq pages de notes qu’il a adjointes à sa traduction du livre sur les propriétés médicinales des gemmes, lesquelles, selon Le Livre et le Liban 23, étaient destinées à constituer un

16. Traité de l’incertitude des sciences, Pierre Miquelin et Jacques Piget, Paris 1714. 17. Ibidem, préface traduite, p. 14. 18. Ibid., p. 4-5. 19. Ibid., p. 270-271. 20. Il s’agit de l’ouvrage intitulé Geographia nubiensis, id est accuratissima totius orbis in septem climata divisi descriptio… ex arabico in latinum versa a Gabriele Sionita et Joanne Hesronita de nonnullis orientalium urbibus, nec non indigenarum religione ac moribus tractatus brevis a Gabriele Sionita ac Joanne Hesronita… nubiensi geographiae adjectus, H. Blageart, Paris 1619. 21. Ibid., p. 316 : « Pour ce qui est de leur géographie, elle ne doit pas fort exciter notre curiosité. L’échantillon que Gabriel Sionita nous en a donné dans le Geographe nubien a été si peu goûté qu’on n’en demandera pas, je crois, davantage ». 22. R. LENOBLE et Y. BELAVAL, « La révolution scientifique du XVIIe siècle », dans R. TATON (dir.), La science moderne de 1450 à 1800, P U F, Paris, dernière édition 1995, (première édition 1958), p. 196. 23. C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., p. 252.

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prolongement du De nonnullibus orientalium urbibus de Sionite et Hesronite 24. Il y fait preuve d’un véritable esprit scientifique, s’exprimant à travers quatre éléments de méthode : la précision de la documentation bibliographique dont les références vont de Pline aux derniers ouvrages parus sur la question ; le souci d’exactitude de la terminologie scientifique, à partir de l’arabe, mais aussi de l’hébreu et du syriaque 25 ; une ouverture sur l’histoire des idées qui se déploie, en l’occurrence, sous la forme d’une critique de certains textes musulmans d’un point de vue scientifique ; enfin une réflexion s’appuyant tant sur la logique scientifique que sur l’expérience, illustrée en particulier par deux exemples : la nature du corail et la formation du cristal. Si la mise en œuvre des deux premières compétences était déjà l’apanage, entre autres, des encyclopédistes du Moyen Âge, les deux autres démarches méritent de retenir l’attention. En effet, s’appuyant sur une démonstration de la validité scientifique de laquelle il est certain, Ecchellensis s’attache à relativiser un savoir qu’il présente comme ayant été transmis par Mahomet à propos des gemmes. Pour ce faire, il part du principe que les musulmans prennent à la lettre la matérialité de toutes les descriptions du Paradis, à la différence des Pères de l’Église et des théologiens chrétiens qui envisagent de manière métaphorique les pierres précieuses citées dans le chapitre 21 de l’Apocalypse 26. Sa critique portant alors sur ce qu’il a ainsi défini comme des représentations du réel, il s’appuie sur l’argumentation suivante : le « pseudo-prophète » 27, lorsqu’il affirme que le Paradis est pavé de rubis « rouge » (yâqût ahmar) et d’émeraude « verte » (zamarrud akhdar) 28, définit ces gemmes au moyen de leurs couleurs respectives. Il fait donc preuve, tout comme les traditionnistes et les commentateurs 29 du Coran qui ont repris son enseignement 30, d’une ignorance de l’existence des émeraudes blanches, pourtant attestée par le texte d’un historien égyptien dont une copie figure dans la bibliothèque de Mazarin, qui signale que des émeraudes blanches étaient utilisées pour les anciennes sépultures pharaoniques 31.

24. Voir Arabia seu Arabum vicinarumque gentium Orientalium leges, ritus, sacri et profani mores, instituta et historia. Accedunt praeterea varia per Arabiam itinera, in quibus multa notatu digna enarrantur, J. Janssonius, Amsterdam 1633. Le texte du Nonullibus Orientalium urbibus s’étend des pages 3 à 90. 25. A. ECCHELLENSIS, De Proprietatibus…, op. cit. : Notae interpretatis in Iacutinam disputationem sive in questionem de gemmis. Voir, par exemple, le saphir, p. 176. 26. Ibidem, p. 157. 27. Expression présente plusieurs fois dans ce texte, mais aussi dans toutes ses autres traductions, utilisée systématiquement chaque fois qu’il parle du prophète de l’islam. Voir pour cette citation : De Proprietatibus ac virtutibus medicis animalium, plantarum ac gemmarum, p. 157. 28. « Paradisi voluptatis pavimentum pretiosum lateribus stratum est, scilicet iacuto rubro et smaragdo viride », Ibid., p. 157. Le texte est transcrit en italiques. Il s’agit donc d’une citation. 29. Al-Bukhârî aurait dit dans son commentaire coranique que tous ceux qui auront respecté le jeûne de Ramadan se trouveront au Paradis dans des demeures de rubis rouge, A. ECCHELLENSIS, De Proprietatibus, op. cit., Notae interpretatis in Iacutinam disputationem sive in questionem de gemmis, p. 156 30. Selon Ibn ‘Abbâs, les feuillages des palmiers du Paradis sont en émeraude, ibidem, p. 168. 31. Ibidem, p. 157-158. L’ouvrage aurait porté le titre de « Testaments et sépultures des rois de l’ancienne Égypte après le déluge ».

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Il faut dire qu’Ecchellensis pose là un véritable problème à l’islamologie actuelle. En effet, selon les documents disponibles de nos jours, il n’est fait allusion au yâqût qu’une seule fois dans le Coran, pour une comparaison, au verset (55, 58) « Les houris seront semblables au rubis et au corail » (ka-anna hunna kal-yâqût wal-marjân). De plus, selon les plus anciens commentaires, la particularité de ce yâqût est d’être transparent et non pas rouge 32. Quant aux hadîth-s, si l’on trouve quelques traditions, l’une figurant par exemple dans les Sunan de Tirmidhî 33, l’autre dans le Musnad de Ibn Hanbal 34 qui font allusion à des gemmes (yâqût) figurant avec des émeraudes (zamarrud) au Paradis, un seul récit traditionnel associe le rubis « rouge » et l’émeraude « verte ». Il s’agit d’une spéculation rapportée dans le Bahr al-Muhît, selon laquelle al-Rabî‘ Ibn Anas aurait dit : « La Torah est descendue du ciel. On s’est demandé quelle était la matière de son support. Ibn Jubayr a dit qu’elle était en rubis rouge et Ibn ‘Abbâs en émeraude verte » 35. Cela ne signifie en aucun cas que l’on puisse soupçonner a priori Ecchellensis d’avoir inventé ce qu’il avance. Deux hypothèses se présentent : soit il s’est basé simplement sur des sources orales que les transmetteurs avaient quelque peu « enjolivées », soit il a eu accès à des textes dont on semble ne plus connaître aujourd’hui l’existence. Certains points sont pourtant troublants, comme le fait qu’il mentionne avec précision la partie « commentaire du Coran » des traditions de Bukhârî 36 et la question reste donc, dans l’immédiat, en suspens. En tout état de cause et quel que soit le statut que l’on puisse un jour attribuer à ces récits, il est à remarquer que le fait d’avoir entrepris de critiquer ce qu’il pensait être des assertions à caractère religieux au nom du principe de la logique scientifique représente une initiative incontestablement nouvelle et originale pour son temps, même si cette critique s’inscrit par ailleurs dans un souci très traditionnel de controverse contre l’islam.

32. Voir, par exemple le Tafsîr de Tabarî du verset concerné. Il est dit que les Houris ont une peau transparente qui permet de voir leurs veines. 33. Janna, 11. 34. III, 128. 35. Al-Bahr al-Muhît, 143, 154. Pour la présence de gemmes au Paradis voir également : Ibn Hanbal, Musnad, 11853 (Le prophète aurait vu un jujubier dont les feuilles se changeaient en gemmes ou en émeraude ou en quelques chose de semblable), n° 21904 (où il est question d’un cheval en rubis rouge). Il n’est nulle part question, en revanche, d’une tradition chez Bukhârî faisant allusion à une demeure paradisiaque en rubis rouge ni d’un commentaire d’Ibn ‘Abbâs disant que les feuillages des palmiers du Paradis sont en émeraude, comme signalé supra (notes 28 et 29). 36. A. ECCHELLENSIS, De Proprietatibus, op. cit. : Notae interpetatis in Iacutinam disputationem sive in questonem de gemmis, p. 158.

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Le second aspect « innovant » de sa pensée réside dans l’importance qu’il accorde à l’aspect expérimental des sciences. Concernant le mystère de la nature du corail, – qui ne sera élucidé qu’en 1725 par Peyssonel, correspondant de l’Académie royale des sciences 37 –, il explique de quelle manière l’expérimentation doit corriger la tradition des anciens qui étaient persuadés que cette matière n’est autre que le fruit d’une plante et, qu’étant d’une consistance molle lorsqu’il se trouve dans l’eau, il se pétrifie seulement lorsqu’il est exposé à l’air libre 38. D’une part, il prend position contre cette opinion au nom de la logique, en objectant que si le corail était un fruit, sorti de l’eau, il devrait pourrir et non pas durcir 39. D’autre part, il s’appuie sur l’expérience en faisant part des observations qu’il a pu faire lors de ses voyages en bateau, au cours desquels il a vu les pêcheurs, aussi bien près des côtes africaines qu’italiennes, remonter du corail déjà dur 40. Cet argument mérite d’être souligné dans la mesure où le dictionnaire de l’Académie, dans son édition de 1814, reproduit encore les anciennes hypothèses relatives au corail 41. Ecchellensis examine de même le préjugé selon lequel le cristal ne serait que de la glace pétrifiée : de façon immédiate, la raison va à l’encontre des opinions de Pline. En effet, si le cristal était le résultat du gel, il fondrait au feu, ce qui n’arrive pas toujours. De plus, d’un point de vue expérimental, on devrait trouver des cristaux dans toutes les montagnes, en particulier celles qui sont couvertes de neiges éternelles. Or ce n’est nullement le cas pour le mont Liban, sur lequel on n’en a jamais trouvé, ainsi que l’atteste une expérience de plusieurs siècles. En revanche, à Chypre où l’on ignore jusqu’à l’existence de la neige, le cristal est présent, comme en témoignent de nombreux observateurs 42.

37. Voir l’article « Corail » dû à la plume de Daubenton dans L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, éd. Diderot, 1751-1772, vol. 4 (1754), p. 194 : « M. Peyssonel a trouvé le premier que ces prétendues plantes appartiennent au règne animal ». 38. A. ECCHELLENSIS, De Proprietatibus, op. cit. : Notae interpetatis in Iacutinam disputationem sive in questonem de gemmis, p. 168. Ecchellensis présente cette information transmise par Pline et par Théophraste comme une « croyance du vulgaire ». 39. Ibid., p. 169-170. 40. Ibid., p. 169. 41. Dictionnaire de l’Académie française, 5e édition 1814, tome premier, p. 314 : « Sorte d’arbrisseau qui croît dans la mer ; qui durcit lorsqu’il est tiré de l’eau ». Cette lacune dans la mise à jour du Dictionnaire de l’Académie est d’autant plus frappante que la question de la consistance du corail était déjà résolue dans un dictionnaire beaucoup plus ancien, mais qui, lui-même, ne s’était pas encore mis à jour par rapport aux découvertes de Peyssonel, réalisées pourtant depuis plus de trente ans. Il s’agit du Dictionnaire de physique dédié à Monseigneur le Duc de Berry, par le Père Aymé-Henry Paulian Prêtre de la compagnie de Jésus, professeur de physique au Collège d’Avignon, imprimerie Louis Chambeau, Paris 1761. On y trouve (p. 438) que le corail, cette « plante marine très curieuse », « une fois formé est aussi dur dans l’eau qu’il est hors de l’eau ». 42. A. ECCHELLENSIS, De Proprietatibus, op. cit. : Notae interpetatis in Iacutinam disputationem sive in questonem de gemmis, p. 171.

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II. La voie de la sagesse 43, un plaidoyer en faveur de la culture arabe Ecchellensis reprend l’argument du préjugé relatif au corail dans la préface de sa traduction de ce deuxième ouvrage 44, parue un an plus tôt, ce qui prouve qu’il travaillait conjointement sur plusieurs textes à la fois. Il l’utilise pour dénoncer, par comparaison, l’idée préconçue selon laquelle le « pseudo-prophète » Muhammad aurait radicalement interdit l’étude de tout livre, hormis le Coran. Pourtant, il n’existe peut-être pas au monde un peuple ayant accordé autant de valeur à la littérature et à ses auteurs et s’étant autant référé à des textes « en hébreu, syriaque, chaldéen, égyptien, indien, grec, latin ou d’autres langues ainsi qu’à leurs auteurs, les ayant recherchés avec autant de zèle, écrits avec une telle diligence et fait transcrire dans leur langue, l’arabe, en se montrant si généreux avec les traducteurs » 45. En effet, les historiographes, dans le monde chrétien comme dans le monde arabe, font unanimement référence au calife al-Ma’mûn, qui avait acquis beaucoup d’ouvrages en langues étrangères et en avait fait traduire une grande quantité, de même qu’il avait fait ouvrir des écoles 46. Ainsi, tout invite à reconnaître que Muhammad n’avait en vérité jamais interdit l’étude 47, comme le prouve, de surcroît, cet ouvrage : La Voie de la sagesse. Pourtant, ce texte d’al-Zarnûjî, composé en 1203, qu’Ecchellensis a choisi comme modèle de l’ouverture des arabes à l’étude, n’est pas, en soi, très novateur. Il n’apporte rien, en effet, aux conceptions de ses prédécesseurs, dont il n’a fait que compiler les acquis 48. Néanmoins, il a connu un grand succès d’abord en Europe, puisque la traduction d’Ecchellensis fut rééditée en 1709 à Utrecht 49, puis en 1838 50. Enfin, à partir du début du vingtième siècle, il connaîtra neuf rééditions en Orient, la dernière étant celle de Mustâfâ ‘Ashûr 51. Il s’agit d’une théorie de l’éducation prenant appui sur deux fondements : la religion musulmane et la psychologie de l’apprenant et de l’enseignant. En effet, étant disciple de Abû Hanîfa, al-Zarnûjî était avant tout un

43. Ecchellensis a sans doute consulté, pour sa traduction de cet ouvrage, au moins deux manuscrits à propos desquels il est précisé dans le Catalogue des manuscrits persans, ancien fonds, op. cit., p. 7, qu’ils portent de brèves notices latines de sa main. Il s’agit des manuscrits arabes 2314 et 2370. Le 2314 est un exemplaire du Ta‘lîm al-muta‘allim daté de 988/1580 (fol. 1-16, 20/13,5 cm), ancien fonds 515. Il est le seul qui aurait pu lui servir directement, puisque le 2320 ne comporte pas l’ouvrage lui-même, mais un commentaire de ce texte par Ibn Ismâ‛îl (125 pages, 21/13, 5 cm, 21 lignes par page, ancien fonds 976). La note 44 du catalogue des manuscrits persans, ancien fonds, p. 7 précise qu’une notice, nécessairement postérieure à 1646, signale que ce texte a été traduit par Ecchellensis et avance l’idée qu’il a dû se servir du 2314. 44. A. ECCHELLENSIS, Semita sapientiae, op. cit., préface, p. 3. 45. Ibid., p. 1. 46. Ibid. 47. Ibid., p. 3. 48. Khalîl A. TOTAH, « The contribution of the Arabs to Education », PH D, Columbia University, New York, 1926, p. 67-76. Voir aussi la récente édition (Georgia Press, 2002). 49. Avec celle du jeune orientaliste danois Frederik Rostgaard faite à Rome en collaboration avec un maronite (C. ABOUSSOUAN (dir.), op. cit., p. 254). 50. Baumgaertner, Leipzig, 48 pages. 51. Éd. Maktabat al-Qur’ân, Le Caire 1986.

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traditionaliste et traditionniste recherchant des exemples chez les anciens, comme dans la Sunna et le Coran. Son ouvrage est composé de treize chapitres : 1. Nature et mérite du savoir et de l’apprentissage ; 2. Le but de l’étude ; 3. Choix de la matière étudiée, les professeurs, les compagnons d’apprentissage et la fidélité au maître ; 4. Le respect du savoir et de ceux qui le possèdent ; 5. L’application, la persévérance et l’assiduité ; 6. Le début de l’étude, son déroulement et son organisation ; 7. Le fait de placer sa foi en Dieu ; 8. Le temps le plus favorable pour l’acquisition du savoir ; 9. L’aide et le bon conseil ; 10. Les moyens utiles pour atteindre le savoir ; 11. Le fait qu’il convient de s’éloigner du mal durant la poursuite de l’étude ; 12. Ce qui favorise la mémoire et ce qui cause l’oubli ; 13. Ce qui aide à acquérir un bon mode de vie et ce qui empêche de l’obtenir, ce qui augmente le temps de la vie et ce qui le diminue. Grunebaum et Abel, traducteurs du texte en anglais 52, ont classé dans leur introduction ces chapitres en deux groupes : ceux qui s’étendent lourdement sur les rites et les prescriptions de la croyance musulmane (2, 7, 9, 13) et ceux qui sont surtout consacrés aux moyens psychologiques d’acquisition des connaissances (3, 6, 10, 12). Sans aller jusqu’à qualifier al-Zarnûjî d’« esprit étroit », comme l’ont fait ces deux chercheurs, force est de constater qu’en dehors de la classification des sciences évoquée plus haut, et de quelques sujets de réflexion pertinents, comme le fait que la capacité d’étude serait le véritable trait qui différencie l’homme des animaux ou encore l’idée que la motivation est la condition indispensable d’un apprentissage réussi, l’ouvrage contient peu de développements théoriques d’envergure. On peut alors se demander pourquoi Ecchellensis a porté un tel intérêt à ce texte. Il semble qu’en réalité cette traduction a surtout été pour lui une occasion d’argumenter en faveur de la valeur de la culture arabe et de mettre en évidence l’urgence qu’il y avait à traduire les textes acquis par les érudits français de l’époque. C’est sur ce point essentiellement qu’il insiste dans sa dédicace au chancelier Séguier 53, qui lui avait suggéré le choix de cet ouvrage. Il introduit ensuite dans ces quelques pages l’éloge d’un certain nombre de ceux qui s’intéressaient à ces livres arabes et en encourageaient la traduction à son époque : l’Abbé André Mondin, qui a produit un témoignage positif sur sa personne et sur ses activités, à la suite de sa dispute avec Gabriel Sionite qui l’avait publiquement accusé de malhonnêteté 54, Gilbert Gaulmin (Gaulminus), conseiller du roi (1585-1665) qui se consacrait, entre autres, au développement des sciences et à la connaissance des langues 55, Guy Michel Le Jay (1588-1674),

52. G. E. VON GRUNEBAUM, T. M. ABEL (édit. et trad.), Ta‘lîm al-Muta‘allim- Tarîq at-ta‘allum, Instruction of the Student : the Method of Learning, The Iranian Institute and School of Asiatic Studies by King’s Crown Press, New York 1947. 53. Ce grand protecteur des arts et des lettres (1588-1672) a laissé une bibliothèque, conservée à la B.N.F, qui contient 44 titres en hébreu, 3 en arabe et 5 en syriaque. Voir à ce sujet : Y. NEXON, Histoire des bibliothèques françaises, 2 tomes, Paris 1988, t. 2, p. 154-155. 54. « Il avait paru honnête et très laborieux lors de son séjour à Paris ». Paroles attribuées à l’abbé Mondin, par le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, Desoer, Paris 1820, t. II, p. 135. 55. Sur Gilbert Gaulmin de Montgeorges et ses liens avec Abraham Ecchellensis, voir A. HAMILTON, F. RICHARD, André du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth-Century France, The Arcadian LibraryOxford University Press, Londres-Oxford 2004, p. 44-45, p. 167 et passim.

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célèbre « dans le monde entier » 56 pour sa profonde connaissance de l’arabe, avocat au parlement de Paris et éditeur de la Polyglotte conçue dès 1615 par François Savary de Brèves, enfin Nicolas Melchisédech Thévenot (1620-1692) spécialiste de persan autant que de turc et d’arabe, qui sera bibliothécaire du roi à partir de 1684 et membre de l’Académie des sciences en 1685. Ecchellensis insiste dans sa préface sur l’importance de ces écrits arabes qui ont conservé, quoique dans une langue « barbare », des œuvres dont les originaux latins et grecs avaient été irrémédiablement perdus 57. Il cite, entre autres, les œuvres de Tite Live, dont seuls 35 sur 142 livres ont été conservés en latin, alors que la collection complète existe en arabe, et les deux derniers livres d’Euclide, les 14 et 15, connus seulement en arabe et conservés dans la bibliothèque du Cardinal de Mazarin. Il fait aussi allusion à un ouvrage arabe attribué à Salomon, dans lequel il est question « du cèdre, un bois du Liban, et de l’hysope, qui pousse sur les murs, des chevaux, des oiseaux, des reptiles et des poissons ». Il ajoute que les arabes, qui ont transmis ce livre sous ce nom, disent aussi que la reine de Saba, étant arabe, s’est adressée à Salomon dans cette langue, et il conclut que, même si l’ouvrage n’est pas de Salomon, il ne serait pas indigne de l’être 58. Sa position très claire en faveur du développement des sciences se situe donc à l’opposé des thèses défendues par Le traité de l’incertitude des sciences à l’égard des traductions orientalistes. Selon lui, il convient de prendre la science là où elle se trouve en faisant fi de tous les préjugés, et il est primordial de profiter de l’héritage que représentent ces traductions arabes, dont aucune partie ne doit être négligée ou méprisée. Quant à sa traduction de l’ouvrage lui-même, il n’y consacre aucun commentaire particulier et l’on constate qu’elle est très libre, en particulier pour ce qui concerne les traditionnels éloges adressés à Muhammad et à sa famille, qu’il a entièrement supprimés. Mais le trait le plus « moderne » de la pensée d’Ecchellensis dans cette préface consiste sans aucun doute dans la réflexion qu’il propose autour de la philosophie arabe. Il constate, en effet, que même si le pseudo-phrophète Muhammad n’a jamais interdit formellement l’étude, force est d’admettre que les mahométans condamnent les philosophes, lesquels ne se sont pas privés de mettre en doute plusieurs propositions et principes du Coran. Il donne l’exemple du « mahométan al-Ghazâlî » qui, non seulement a dit adieu, en ce qui le concerne, à toute philosophie, mais encore a produit ce piètre ouvrage qu’est L’effondrement de la philosophie. Heureusement, Averroès lui a répondu par cet illustre titre : L’effondrement de l’effondrement de la philosophie, dans la préface duquel il souligne l’aspect défectueux des lois islamiques, tout comme celui des commentaires coraniques. En effet, « aucun philosophe arabe n’est assez sot pour ne pas se gausser des inepties nombreuses qui émaillent le Coran ». L’une des

56. A. ECCHELLENSIS, Epistola, op. cit., p. 7. 57. A. ECCHELLENSIS, Semita sapientiae, op. cit. : Praefatio operis ad lectorem, p. 9. 58. Ibid. Ecchellensis fait sans doute allusion ici au fait que dans le livre deutérocanonique de La Sagesse de Salomon, il est dit en 6, 20 que Dieu a donné à Salomon « la connaissance du pouvoir des esprits et des pensées des hommes, les variétés de plantes et les vertus des racines ».

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plus considérables d’entre elles n’est autre, à son avis, que l’assertion de Mahomet selon laquelle la terre, suspendue dans les airs, est maintenue par les cornes d’un taureau. Une fois de plus on constate qu’Ecchellensis semble avoir donné un coup d’épée dans l’eau en s’attaquant à la tradition musulmane par le biais de ce récit. En effet, ces légendes ne figurent actuellement que dans des ouvrages consacrés à des recueils de mythes, ceux qui les rapportent les ayant présentées comme telles. De plus, aucune d’entre elles n’a été attribuée à Muhammad par la tradition musulmane reconnue 59 et l’on se demande à quelles sources il a pu puiser ses affirmations. Cette question, qui reste en suspens à l’instar de celle des rubis et des émeraudes, ne change néanmoins rien à la justesse globale du raisonnement selon lequel la condamnation de la philosophie par les oulémas orthodoxes de l’islam n’a rien d’étonnant dans la mesure où ses enseignements s’éloignent par beaucoup d’aspects de la loi de Mahomet Ecchellensis prend là délibérément parti pour les philosophes, convaincu de la valeur de leur discipline, se faisant fort, grâce à ses lumières, de faire reculer l’obscurantisme. C’est sans doute en raison de ce penchant qu’il avait choisi de traduire un troisième ouvrage, dont le titre indique nettement qu’il se rapporte à la philosophie des sciences. III. La sagesse des philosophes, « miroir du monde » Ce dernier ouvrage, chronologiquement le premier publié, puisqu’il est daté de 1641, permet de mieux saisir ce qu’Ecchellensis entend, précisément, par « Sagesse des arabes ». C’est pourquoi nous avons choisi de le présenter ici en conclusion. Il s’agit, selon Graf, du résumé arabe d’un Compendium des thèses des philosophes composé par Mîr Husayn Ibn Mu‘în al-Dîn al-Maybûdî (m. 1500) 60. Son titre arabe complet (Mukhtasir muqâsid hikma falâsifat al-carab al-musammî) (sic !), id est : Mukhtasar maqâsid hikma falâsifat al-‘arab al-musammâ « Giâm-e Chîtî Numâ » (Résumé des propositions de la sagesse des philosophes arabes, appelé [en persan] miroir du monde) a été traduit en latin par : Synopsis propositorum sapientiae Arabum philosophorum inscripta : speculum mundum repraesantans 61. S’appuyant sur une remarque

59. Il semble qu’il s’agisse là d’une très ancienne cosmologie d’origine indienne. Certains récits rapportent que les cornes du taureau sortent des extrémités de la terre et s’entrelacent sous le Trône. Dans la plupart des versions, la terre est tenue par un ange qui, lui-même s’appuie sur le taureau, lequel se tient sur une baleine. Voir à ce sujet le PSEUDO BALKHÎ, Abû Zayd al-Balkhî, Le livre de la création et de l’histoire, éd. et trad. Clément Huart, E. Leroux, Paris, I, (1899) et II (1901) (“Publications de l’École des langues orientales vivantes”, IVe série, vol. XVI et XVII). L’ouvrage, composé en 355/966 alors que Balkhî était mort en 322/934 semble avoir pour auteur al-Mutahhar b. Tahir al-Maqdisî. Tawfik Fahd signale que cet auteur lui-même porte un jugement ironique sur les légendes qu’il rapporte en donnant leurs sources. Voir PSEUDOBALKHÎ, II, 41, 5 et T. FAHD, « La naissance du monde selon l’islam », dans La naissance du monde (“Sources orientales”), Le Seuil, Paris 1959, p. 235-279, spécialement p. 252-253. 60. G. GRAF, Geschichte der christlischen Arabischen Literatur, op. cit., t. III, p. 356, qui renvoie à C. BROCKELMANN, op. cit., II, 210, Suppl. II, 294. 61. A. ECCHELLENSIS, Synopsis propositorum sapientiae Arabum philosophorum inscripta : speculum mundum repraesentans, A. Viré, Paris 1641, 83 pages.

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figurant à la fin de la dixième proposition du livre : « D’autres sphères célestes que ce résumé n’a pas pu aborder sont décrites dans le Tuhfat al-sultân (Le musée du roi) » 62, Ecchellensis en a déduit que tel était le titre de l’ouvrage original. Il est assez difficile de se prononcer sur ce point. Par ailleurs, le commentaire, rédigé en 1475 par Maybûdî sous le nom de Sarh al-Hidâya d’un Kitâb Hidâyat al-Hikma de Athîr al-dîn al-Abhârî (philosophe et mathématicien persan originaire de Abhar dans le Zanjan, m. 1264) 63 se trouve à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro 2363. Mais il apparaît immédiatement qu’il ne peut s’agir du texte traduit par Ecchellensis, puisque cet ouvrage compte 169 feuillets, alors qu’il explique dans sa préface que l’abrégé qu’il a traduit tient dans un très petit livre (tout au plus une quarantaine de pages, la publication du texte avec traduction en face atteignant seulement quatre-vingt trois pages). Il semble que, pour cet ouvrage, il faille s’orienter vers une recherche parmi les manuscrits de la bibliothèque Vaticane. En effet, Ecchellensis l’a publié en 1641, l’année même de son premier voyage à Paris. Tout porte donc à penser qu’il était arrivé à Paris avec sa traduction déjà préparée 64. Quelques recherches réalisées avec l’aide de M. Renato Traini 65 ont permis de mettre en évidence la présence du manuscrit traduit par Ecchellensis dans cette bibliothèque 66. Cet ouvrage contient selon lui, « comme dans un miroir tendu », tout ce qui concerne la nature des choses, les formes du vivant, la vérité des représentations cognitives, ainsi que les occupations essentielles de l’homme. Or une telle définition semble renvoyer,

62. Ibidem, p. 38-39. 63. Cet ouvrage contient un cycle complet de philosophie : logique, philosophie naturelle, métaphysique. Il a été traduit en latin et en hébreu et a eu une influence sur les traités occidentaux de la fin du MoyenÂge et de la Renaissance. Il correspond au manuscrit n° 80 (2155) fol. 1v-144r, qui contient ses parties 2 et 3 avec le commentaire de Maybûdî. Deux manuscrits de ce texte sont signalés par C. BROCKELMANN, op. cit., I, 464, p. 1 à 5 et S. I, 840, p. 1 à 5, qui mentionnent les manuscrits et les anciennes éditions. Voir également l’ouvrage intitulé Hidâyat al-mughtazî ilâ hall al-Maibuzi, Diyoband, 1968, ouvrage qui contient le texte arabe du Sharh Hidâyat al-Hikma de Maybûdî. Le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, ancienne cote 8993, porte une notice datée du 21 juillet 1875, qui précise : Compendium philosophiae, autore Husein I. Mu‛inaddin, commentarius brevius in philosophiam de Abharî, composé vers 880. 64. Il a néanmoins sans doute cherché à se documenter davantage sur le sujet, puisque le manuscrit 2370 arabe de la B.N. porte des annotations de sa main. Il s’agit d’un texte intitulé Jâmi‘ al-daqâ’iq fî kashf alhaqâ’iq, attribué à Abû-l-Hasan ‘Alî Ibn ‘Umar al-Kâtibî, mort vers 650/1252, en trois parties : logique, physique et métaphysique dont chacune contient plusieurs chapitres, manuscrit daté de 863/1459, ancien fonds 932, qui comporte 151 feuillets. 65. Nous lui exprimons ici nos remerciements, ainsi qu’au Père Maurice Borrmans, qui lui a aimablement transmis notre requête. ASCPF, SOCG, Memoriali, vol. 397, 1637, f. 320r : il mentionne que sa traduction est déjà prête (Cf. B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume). 66. Voir : Elenco dei manoscritti arabi islamici, p. 274, notice n° 265 dont voici la traduction : seconde partie (f. 27v-46v) Mukhtasar maqâsid hikmat al-‘Arab al-falâsifa al-musammâ Jâm jetî numa par Husayn Ibn Mu‘inaddîn al-Maybudî (Sâm Mirzâ, Qâdî Mîr) (Br. II 210.6 [ou I.499e jâm], Sarkis 1487. Sur l’auteur voir : Br. I 43 ult., 464, 23 I 5, 466 26 I 4 et nn. 1201 1314 1331, Br. Mus. Pers. P. 19) ; l’original persan : Oxford Laud.Or. 313, British Museum p. 812 (Add. 7720 III), Pétersb. Collection Chanykov 154c (Mélanges Asiatiques V, 262), Bodl. Pers. 414 (attribué à Ghiyâthaddîn Mansûr b. Muhammad al-Shirâzî). Le texte correspond exactement à l’édition d’Abraham Ecchellensis, lequel ne donne aucune indication sur les manuscrits qu’il a utilisés. Commentaires dans les marges. Copie exécutée à Ikhmîm en Égypte au monastère Estéphanos.

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si l’on considère une majorité des sujets abordés, à celle d’une encyclopédie selon les critères en vigueur depuis le Moyen Âge, à savoir : Dieu et la création, les quatre éléments, forme et division du monde, géographie, météorologie, planètes, firmament et étoiles, zodiaque, humeurs, homme physique, âme. En effet, l’ouvrage se compose de vingt-six chapitres, qui se partagent entre métaphysique (chap. I à V et chap. XXI à XXVI) et sciences de la nature (chap. VI à XX). Les cinq premiers chapitres sont consacrés à la théologie pure. Ils abordent les thèmes suivants : chap. I : de la quiddité de l’Existant nécessaire (Dieu) ; chap. II : des sciences divine et humaine ; ch. III : du mode de connaissance que Dieu a des créatures ; chap. IV : de la manière dont opère la volonté divine ; enfin, ch. V, des catégories de créatures dont font partie les intellects, c’est-à-dire les anges, et des sphères célestes lumineuses. Quant aux chapitres de la fin, consacrés à la théologie morale, ils traitent de l’âme humaine et de ses facultés (chap. XXI), des lois divines visant à la conservation de l’ordre universel (chap. XXII), des révélations, des apparitions et de l’extase qui caractérisent les âmes saintes en cette vie comme dans l’autre monde (chap. XXIII), de l’acquisition de la vertu par l’âme (chap. XXIV) et des dix propositions (où, quand, comment, etc…) (chap. XXV). Enfin, le dernier propose de mettre en œuvre un doute philosophique sur la philosophie elle-même. Il s’intitule : « Pourquoi il ne faut pas croire tout ce qu’affirment les philosophes, pas plus que rejeter tout de ce qui vient de leur part » (chap. XXVI). Le second ensemble (chap. VI à XX), qui se trouve ainsi encadré par les deux parties de la métaphysique, suit une progression qui commence avec l’étude du ciel, inscrite dans le prolongement de la question des anges, esprits des sphères. Le chap. VI traite de la position des cieux et des horoscopes, le chap. VII de l’âme raisonnable, le chap. VIII de la matière et de la forme, le chapitre IX des corps simples et composés, de l’orbite des planètes et des cercles de leurs orbites, des plus grands aux plus petits, le X, de la sphère complète (de l’univers), le XI, du mouvement orbitaire, le XII, de la taille des planètes par rapport à la terre, le XIII, de ce qui permet de définir les qualités des orbites, le XIV, de la luminosité des planètes, des éclipses et des phases de la lune, le XV, des éléments et de leurs qualités, des formes et de leurs mutations, le XVI, des cercles qui causent les tempêtes et autres calamités, le XVII, des climats, des montagnes et des fleuves, le XVIII, des météorites, le XIX, du tempérament et de la genèse des choses, enfin, le XX, de la chimie et de l’alchimie. Un certain nombre de sujets caractéristiques des encyclopédies semble néanmoins absents comme : les quatre fleuves, la géographie, le bestiaire, les pierres, les plantes et les poissons. Cependant nous ne pouvons être assurés qu’ils étaient totalement absents de l’original, dans la mesure où l’auteur du résumé a pu choisir de laisser de côté certains thèmes. Ecchellensis présente cet ouvrage comme l’exemple par excellence de l’essence propre de la philosophie et de la sagesse arabes. Cette sagesse n’est autre, selon lui, que celle de la reine de Saba qui « pour nous [orientaux] est arabe » et qui, selon les témoignages des textes sacrés eux-mêmes, ayant entendu parler de la réputation de sagesse de Salomon, se mit en route pour un long et pénible voyage vers Jérusalem, emportant avec elle d’immenses richesses « dans le but de l’éprouver au moyen d’énigmes, c’est-à-dire pour lui parler de questions universelles qu’elle portait en son

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cœur » 67. Il ajoute, s’adressant au Cardinal de Richelieu, à qui il dédie l’ouvrage : « Cette sagesse universelle de Saba, c’est-à-dire la sagesse arabe, la voici, ô très sage mortel, dans ce livre aux dimensions plus que modestes ». En faisant appel à des références bibliques, il entend donc authentifier l’existence d’une sagesse arabe bien antérieure à l’islam et totalement indépendante de lui. Plus que cela, indépendante de toute religion quelle qu’elle soit : une sagesse philosophique naturelle ayant sa source dans le cœur humain. Cela ne signifie en aucun cas, néanmoins, qu’il veuille se déclarer étranger au christianisme. Au contraire, il poursuit sa dédicace en demandant instamment au Cardinal de faire en sorte que la France exerce une protection de plus en plus importante sur les populations chrétiennes d’Orient et finit en réaffirmant sa fidélité au catholicisme, à travers l’éloge d’un Richelieu défenseur de la foi dont le catéchisme intitulé L’instruction du chrétien, traduit en arabe par le Père Juste de Beauvais, est distribué gratuitement en Orient. Il rappelle l’importance des caractères d’imprimerie en langue arabe, créés par Savary de Brèves, félicitant chaudement Richelieu d’avoir refusé de les céder aux protestants qui auraient pu les utiliser pour corrompre les chrétiens d’Orient 68. C’est en tenant compte de toutes les nuances de cet état d’esprit que l’on doit se poser une dernière question : quelles caractéristiques du Miroir du monde ont pu attirer l’attention d’Ecchellensis, au point qu’il l’a présenté comme l’expression d’une sagesse universelle, susceptible d’apporter quelque chose de vraiment inédit aux lecteurs à qui il proposait de le découvrir en langue latine ? En apparence, de par sa table des matières, l’ouvrage ne diffère pas beaucoup du modèle des nombreux « miroirs du monde » de l’encyclopédisme médiéval occidental, qui avaient pour fonction de présenter les créatures comme des signes renvoyant au Créateur. Certains commencent par l’exposé des choses de la nature pour finir par une méditation religieuse, comme le De naturis rerum de Guillaume Neckam (fin XIIe siècle), d’autres, comme le De proprietabus rerum (vers 1240) de Barthélemy l’Anglais, suivent un principe hiérarchique qui va du plus haut vers le plus bas, c’està-dire de Dieu vers les minéraux, les végétaux et les animaux terrestres en passant successivement par les anges, les hommes, le ciel et les phénomènes météorologiques. D’autres encore, comme le très célèbre Speculum maius de Vincent de Beauvais (vers 1250) suivent l’ordre classique des six jours de la création. Néanmoins, le Miroir du monde traduit par Ecchellensis se distingue dès le premier chapitre par son ton résolument philosophique, de ce type de compilations, à visée essentiellement religieuse, dont le but ultime était de compléter la compréhension du contenu de la Révélation par l’intelligence du monde créé. Le seul ouvrage auquel il pourrait être comparé sur ce point est le Compendium philosophiae, une encyclopédie latine de la fin du XIIe siècle dont Ecchellensis pouvait ne pas avoir eu vent dans la mesure où elle avait été très peu diffusée. Redécouvert seulement dans les années 1930 par Michel

67. A. ECCHELLENSIS, Synopsis propositorum, op. cit., première page de la Préface. Ecchellensis introduit là un modèle biblique repris dans sa préface à La voie de la sagesse. 68. Ibid., Préface, quatrième page.

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De Bouard 69, le Compendium présente effectivement de nombreux points communs avec le Miroir du monde. D’une part, il est la seule encyclopédie du XIIIe siècle à ne pas moraliser les phénomènes naturels et à ne pas subordonner la connaissance à une fin religieuse ; d’autre part, il présente un plan presque point par point superposable à celui du Miroir : Dieu, cause première, les anges, le ciel, les astres, la météorologie, la terre, les pierres, les plantes, les animaux et, pour finir, l’homme, ses fonctions vitales et facultés intellectuelles, suivies des préceptes concernant sa conduite. Le Miroir est construit exactement sur le même modèle et, de plus, comme le Compendium, il reflète une étroite imbrication d’aristotélisme et de platonisme. Dans l’introduction, il n’est fait aucune mention de la religion, Dieu étant simplement décrit comme « l’être nécessaire dont témoignent toutes choses » et l’homme comme « le plus parfait dans l’échelle des êtres » 70 dont l’« âme joue le rôle d’intermédiaire entre le monde des idées et le monde matériel qu’il représente » 71. C’est en réalité cette âme qui est désignée explicitement par l’auteur comme étant le « miroir du monde », puisque c’est sur elle que s’impriment les représentations des vérités essentielles, le livre n’étant qu’un auxiliaire dans sa démarche pour sortir de l’obscurité et se diriger vers Dieu. Un parti pris gnostique, à savoir l’obtention du salut par la connaissance, est donc manifeste dès les premiers paragraphes. Le chapitre V permet encore de préciser cette tendance, puisque l’on y trouve l’affirmation, bien connue des alchimistes, selon laquelle « toute chose est lumière de l’existence du Vrai ». Suit une description des émanations du plérôme des dix intelligences, chaque ciel et son âme devant son existence à la médiation de celle qui se trouve au-dessus d’elle. Enfin, la quasi certitude d’être devant un traité de philosophie provenant d’un milieu chiite, peutêtre même ismaélien, se trouve renforcée par le fait qu’il est précisé que la première intelligence, seule, a été suscitée à partir de rien 72, Dieu n’étant saisissable qu’en tant que cause première de tous les êtres, suprême « faire être » selon l’expression de Henry Corbin. Le chapitre consacré à l’alchimie confirme encore, si besoin était, l’orientation du texte, que l’on pourrait situer dans la ligne de pensée d’un Molla Sadra Shirâzî (1572/1640), contemporain d’Ecchellensis, qui précise, dans son Livre des pénétrations métaphysiques que : Dieu instaura les choses et fit paraître les êtres de degré en degré de précellence. Il instaura d’abord les lumières sacro-saintes, par leur intermédiaire il créa les astres pourvus d’âmes vivantes. Ensuite il créa la matière des éléments qui est la plus inférieure des créatures contingentes, l’impératif divin opérant d’abord en descendant du ciel vers la terre. Il réalisa ensuite la remontée vers lui en faisant être les minéraux, les végétaux, les animaux et, finalement, l’homme 73.

69. M. DE BOUARD, « Une Encyclopédie jusqu’à présent inconnue, le Compendium philosophiae (XIIIe siècle) étude sur le genre encyclopédique au Moyen Âge », Positions de thèses de l’École des Chartes, 1930, p. 1926. 70. A. ECCHELLENSIS, Synopsis propositorum, op. cit., p. 2-3. 71. Ibid., p. 5. 72. Ibid., p. 15. 73. Molla Sadrâ Shirâzî, Le livre des pénétrations métaphysiques. Texte arabe publié avec la version persane de Badi’ ol-Molk ‘Emâdoddawleh. Traduction et annotations par H. Corbin (“Bibliothèque

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Il est néanmoins évident que ce n’est pas le milieu religieux d’origine du texte qui, en l’occurrence, a pu mobiliser l’intérêt d’Ecchellensis 74, ni même son contenu doctrinal implicite. En revanche, deux choses l’ont très certainement interpellé. La première est la mise en œuvre d’une méthode objective d’histoire des idées. En effet, le Miroir du monde s’efforce à plusieurs reprises de mettre en avant la plus grande impartialité dans l’exposé des divers courants de pensée qu’il évoque. Opposant les thèses de Ghazâlî à celles d’Avicenne 75, il fait allusion à des contradictions au sein même de l’œuvre de ce dernier à propos de l’alchimie 76 et présente parfois plusieurs opinions en évitant de donner son propre avis. Cette méthode l’autorise tout au plus à approuver la thèse qui recueille le plus de suffrages comme dans l’exemple suivant : Selon les sages, l’intelligence agente, la dixième, celle qui produit les éléments matériels, les formes et les accidents, n’est autre que Gabriel. Or les adeptes de la pensée illuminative, philosophes ou théosophes « orientaux » 77 [ishrâqiyyûn], de laquelle semble se réclamer l’auteur, nient cela, affirmant que chaque espèce a un Seigneur du genre des intellects, lesquels ne sont autres que les idées de Platon. Ce dernier point ne saurait être mis en doute du fait que les ishrâqiyyûn s’accordent avec les soufis pour le défendre 78.

D’autre part, l’un des traits les plus remarquables de ce texte réside dans la conception philosophique qui, dans le dernier chapitre, induit la nécessité pour le philosophe de pratiquer le doute méthodique sur sa propre démarche. Sa conclusion est qu’il ne faut pas croire vrai tout ce que les philosophes disent. En effet, certains de leurs propos vont à l’encontre de la loi sacrée, comme l’éternité du monde et l’incorruptibilité du monde supra-lunaire. Il ne faut pas non plus croire que tout ce qu’ils disent est faux, car d’immenses pans de vérité résident dans leurs ouvrages. Il faut donc faire la part des choses : pour ce qui est du domaine des phénomènes naturels, comme la question de la composition des corps, les philosophes l’emportent sans aucun doute sur les théologiens qui s’opposent à eux. Réciproquement, les théologiens, s’ils restent sur leur propre terrain, sont en mesure de mettre en évidence les aspects débiles et faibles des propos des philosophes 79. C’est sans aucun doute avec cette conception qu’Ecchellensis a pu se sentir en harmonie : une pensée libre et soucieuse de construire une véritable histoire des doctrines en gardant la position la plus objective possible, mais respectueuse des valeurs religieuses à condition que celles-ci ne se posent pas en obstacle à la science. Les philosophes,

iranienne” 10), 1969, p. 232-233. Molla Sadrâ a lui-même composé un commentaire, à la suite de Maybûdî, du Kitâb hidâyat al-Hikma d’al-Abharî. 74. Bien qu’il reconnaisse en toute honnêteté intellectuelle qu’il s’agit d’un texte composé par un musulman, ce qu’il déduit de certaines expressions : voir A. ECCHELLENSIS, Synopsis propositorum, op. cit., préface, p. 3 et 4. 75. Ibid., p. 76-77. 76. Ibid., p. 64-65. 77. Selon Sohrâwardî, précision qu’Ecchellensis ne semble pas avoir saisie, puisqu’il transcrit ce nom sous la forme « Sarachiun », par exemple, ibidem, p. 17. Au sujet des ishrâqiyûn : H. CORBIN, En islam iranien, NRF Gallimard, Paris 1971, t. II, p. 40-80. 78. A. ECCHELLENSIS, Synopsis propositorum, op. cit., p. 16-17. 79. Ibid., p. 82-83.

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quant à eux, ne doivent pas avoir la prétention d’imposer leurs méthodes à l’univers de la théologie. En résumé, une revendication en faveur d’une étude profane des sciences qui préserverait néanmoins la dimension spirituelle de l’homme. Dans cette mesure, précisément, son nom peut être rattaché à ceux des penseurs qui, comme Roberval, Du Hamel, Huygens ou Pardies ont jalonné « la période décisive pour la science qui va de 1630 à la fin du siècle et où, dans les échanges qui se réalisent au dessus des options religieuses ou étroitement rationalistes, se constitue un milieu convaincu de la nécessité d’une autonomie de la science » 80. Sa démarche s’inscrit tout à fait dans la sphère du « nouvel esprit scientifique », qui sort d’une science contemplative pour se diriger vers une conversion au « mobilisme » moderne, néanmoins corrigé par une métaphysique 81. Dans cette perspective, il manifeste le souci de faire savoir que le vent de cette modernité a soufflé aussi sur le monde arabe, dont les véritables œuvres de sagesse ont quelque chose à apporter au monde, cette transmission ne pouvant se faire, d’après lui, qu’en latin, langue de culture universelle sur laquelle il parie pour l’avenir des sciences, à l’instar de quelques autres intellectuels de son époque 82. Ici prend fin ce qui n’a pu être qu’un rapide tour d’horizon de cette partie de l’activité intellectuelle d’Ecchellensis. Néanmoins, l’éclairage que la lecture de ces documents apporte d’ores et déjà sur sa personnalité scientifique permet tout à fait de reprendre, pour conclure et en les modifiant à peine, à son endroit, les termes de cet hommage rendu à Nicolas-Claude Fabri De Peiresc (m. 1637) par Pierre Costabel : « Il faisait sans aucun doute partie de ces hommes avantagés par la culture et qui se sentaient tenus par Dieu de mettre leur bagage à la disposition des autres » 83.

80. P. COSTABEL, « Avant Propos », dans P. COSTABEL, M. MARTINET (dir.), Quelques savants et amateurs de sciences au XVIIe siècle, Cahiers d’Histoire et de Philosophie des sciences, nouvelle série, n° 14 (1986). 81. R. LENOBLE et Y. BELAVAL, art. cit., p. 206. On peut également citer à ce sujet l’épitaphe réalisée en 1695 pour Jacques Rohault, « Très célèbre mathématicien et philosophe, qui avait mis un terme aux discordes de la Nature et de la Religion, en conciliant les causes naturelles et les mystères de la foi » : M. MARTINET, « Jacques Rohault (1617-1672) », dans P. COSTABEL, M. MARTINET (dir.), op. cit., p. 89-132, p. 93. 82. Comme, par exemple, Jean-Baptiste Du Hamel (1623-1706), premier secrétaire de l’Académie royale des sciences, qui, délibérément, n’écrivit et ne publia qu’en cette langue. Pierre Costabel note à son sujet que « Du Hamel n’a pas manqué de lecteurs en France et à l’étranger puisque l’usage de cette langue universelle était encore très répandue, mais la science à laquelle il accordait tant d’attention et dont il pressentait la puissance de transformation était précisément en train de bouleverser les habitudes de langage, langage de discours comme langage technique et opératoire ». On pourrait donc dire de même à propos d’Ecchellensis que « La manière dont il a tendu la main vers les temps nouveaux n’en est que plus émouvante pour l’historien de la philosophie », P. COSTABEL, « Du Hamel », dans P. COSTABEL, M. MARTINET (dir.), op. cit., p. 57-61. 83. C’est sans aucun doute en pensant à sa propre vocation, appuyée par la conviction que « la cause de Dieu ne fait qu’un avec la cause d’une vraie science » (P. COSTABEL, « Mersenne », dans P. COSTABEL et M. MARTINET, op. cit., p. 4), que Pierre Costabel, mon oncle maternel, oratorien, philosophe et historien des sciences, directeur d’études à l’E.P.H.E, et secrétaire perpétuel de l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences, qui nous a quittés en 1989, avait ajouté : « A 350 ans de distance, si la figure du monde a changé, le devoir reste le même » : P. COSTABEL, « Préface », dans A. REINBOLD (dir.), op. cit., préface, p. 11.

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ABRAHAM ECCHELLENSIS ET LES CONIQUES D’APOLLONIUS : LES ENJEUX D’UNE TRADUCTION Hélène BELLOSTA CNRS Centre d’Histoire des Sciences et des Philosophies Arabes et Médiévales Bernard HEYBERGER École Pratique des Hautes Études Université François Rabelais, Tours Institut universitaire de France

Abraham Ecchellensis est connu des historiens des mathématiques pour sa traduction latine du texte arabe des livres 5 à 7 des Coniques d’Apollonius, effectuée en étroite association avec le professeur de Pise Giovanni Alfonso Borelli 1. Celle-ci survint vers la fin d’un long parcours d’une œuvre qui, après avoir profondément marqué le début des sciences mathématiques dans le monde arabophone à partir du IXe siècle, ne fut réellement connue par les savants européens qu’à partir du XVIe, lorsque, avec l’arrivée des manuscrits grecs, les études mathématiques connurent un nouvel essor. Les quatre premiers livres traduits du grec furent découverts dans leur intégralité au moment même où les travaux astronomiques de Kepler soulevaient d’intéressants problèmes de géométrie. Mais alors que de l’aveu d’Apollonius lui-même, son apport original se trouvait dans les volumes suivants, ceux-ci ne furent connus qu’à partir de traductions effectuées sur des manuscrits arabes, dans une atmopshère de compétition entre catholiques italiens et réformés hollandais. Celle d’Ecchellensis, sous la supervision de Borelli, fut la première, mais pas la meilleure. L’entreprise a néanmoins laissé une importante documentation sur les difficultés rencontrées et sur la collaboration entre le mathématicien et le traducteur maronite.

1. Apollonii Pergaei conicorum lib. V, VI, VII paraphraste Abalphato Asphahanensi nunc primum editi, additus in calce Archimedis assumptorum liber, ex codicibus arabicis mss … Abrahamus Ecchellensis maronita in alma Vrbe linguarum … reddidit, Jo-Alfonsus Borellus, … notas uberuires in universum opus adjecit, Florence, 1661. Sur G. A. Borelli, on peut lire U. BALDINI, « Borelli, Giovanni Alfonso », Dizionario biografico degli Italiani, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, XII, Rome 1970, p. 543-551. L. GUERRINI, « Matematica ed erudizione. Giovanni Alfonso Borelli e l’edizione fiorentina dei libri V, VI e VII delle Coniche di Apollonio di Perga », Nuncius 14, 2 (1999), p. 505-568, donne un panorama de la bibliographie concernant cette traduction d’Apollonius et publie une correspondance sur le sujet.

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I. L’œuvre d’Apollonius de l’Antiquité aux sciences mathématiques arabes et à l’Occident médiéval L’œuvre d’Apollonius (IIIe siècle av. J. C.) a eu un destin singulier. S’il est avec Euclide et Archimède, l’un des trois grands géomètres de l’Antiquité gréco-hellénistique, et si ses travaux ont joué, tant dans le monde arabe à partir du IXe siècle qu’en Europe à partir du XVIe siècle, un rôle central, il n’en a pas été de même dans l’Antiquité, où ceux-ci n’ont inspiré que de rares commentaires, qui plus est assez tardifs 2. Ceci explique sans doute que, de l’œuvre immense d’Apollonius, seuls les quatre premiers livres des Coniques – dans la rédaction tardive et à visée didactique d’Eutocius (Ve/ VIe siècle après J. C.) qui plus est – nous aient été transmis en grec 3. L’ouvrage majeur d’Apollonius est en effet le traité des Coniques, en huit livres 4. Somme incontournable sur le sujet, il a tôt éclipsé les premiers travaux sur ces courbes – ceux de Ménechme, d’Aristée (Lieux solides) ou d’Euclide (Coniques en 4 livres) – qui ne nous sont, de ce fait, pas parvenus. Les quatre premiers livres présentent de façon systématique les propriétés générales des coniques et reprennent, en les reformulant, des propositions déjà connues auparavant ; ils constituent, comme le dit Apollonius dans la préface au livre I des Coniques, l’exposition des « éléments ». Les quatre derniers livres en revanche, ceux dont le texte grec ne nous est pas parvenu, abordaient, toujours selon Apollonius, de nouveaux domaines de recherches et constituaient plus exclusivement l’apport propre du géomètre 5. Trois de ces livres perdus en grec – les livres 5, 6 et 7 – nous sont arrivés dans une traduction arabe ; le huitième livre, qui a inspiré plusieurs tentatives de restitution parmi lesquelles celles d’Ibn al-Haytham au XIe siècle 6 et de Halley au XVIIe siècle 7, semble en revanche avoir été tôt perdu, bien avant la traduction arabe : si le bio-bibliographe al-Nadîm (Xe siècle) fait allusion à une partie de ce huitième livre constituée de quatre propositions, nous n’avons pour l’heure aucune

2. Parmi les quelques commentaires des Coniques qui nous ont été transmis en grec, on peut citer ceux de Pappus (IIIe-IVe siècle AD), de Sérénus d’Antinoë (IVe siècle AD), celui d’un certain mystérieux Dtrums (R. RASHED, Les catoptriciens grecs, Les Belles Lettres, Paris 2000, p. 155-216.) et enfin celui d’Eutocius (Ve-VIe siècle AD) ; Hypatie (morte en 415 AD) aurait également rédigé un commentaire, lequel ne nous est pas parvenu. 3. Sur l’histoire du texte grec des Coniques, voir l’ouvrage de Micheline DECORPS FOULQUIER, Recherches sur les Coniques d’Apollonius de Perge, Klincksieck, Paris 2000. 4. Les Coniques d’Apollonius de Perge, trad. P. VER EECKE, Anvers 1922 ; rééd. Blanchard, Paris 1963. Apollonius de Perge, Coniques. Texte grec et arabe, établi, traduit et commenté, éd. R. Rashed, M. DecorpsFoulquier, M. Federspiel, Walter de Gruyter, Berlin – New-York 2008-2009. 5. Le livre V en particulier, le plus remarquable et le plus difficile des livres qui nous ont été conservés, traite des normales et des sous normales. Apollonius de Perge, Coniques, éd. R. Rashed, t. 3 : Livre V, 2008 ; t. 4 : Livres VI et VII, 2009. 6. R. RASHED, Les mathématiques infinitésimales du IXe au XIe siècle, vol. III, Ibn al-Haytham : Théorie des coniques, constructions géométriques et géométrie pratique, Al-Furqân, Londres, 2000 ; Chap. I : L’achèvement des Coniques, p. 1-271. 7. E. HALLEY, Apollonii Pergaei Conicorum libri octo et Sereni Antissensis De sectione cylindri et Coni libri duo, Oxford, 1710 ; la deuxième partie de l’ouvrage comporte la traduction de l’arabe des livres 5, 6 et 7 avec les lemmes de Pappus, ainsi qu’une reconstitution conjecturale du livre 8 (Subjicitur liber Conicorum octavus restitutus).

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trace de ce fragment 8. Comme c’est le cas pour d’autres œuvres mathématiques grecques – Les Arithmétiques de Diophante 9 ou Les Sphériques de Ménélaüs 10 entre autres –, le détour par l’arabe pour la connaissance de l’œuvre du géomètre grec est donc, ici encore, indispensable. L’œuvre d’Apollonius, essentiellement Les Coniques, a profondément marqué le développement des sciences mathématiques dans le monde arabe à partir du IXe siècle. La – ou les – traduction(s) arabe(s) des Coniques a (ont) été faite(s) au IXe siècle, par Hilâl Ibn Abî Hilâl al-Himsî et le grand mathématicien Thâbit Ibn Qurra, à l’instigation des Banû Mûsâ et suscitée par les recherches en cours (en particulier celles d’al-Hasan Ibn Mûsâ sur l’ellipse) 11. Cette traduction a suscité de nombreux commentaires, rédactions et résumés. Parmi ceux qui nous sont parvenus, on peut citer le résumé d’Abû al-Fath al-Isfahânî (XIIe siècle, Talkhîs al-makhrûtât), l’étude d’Abû al-Husayn al-Shîrâzî (XIIe siècle, Tasaffuh al-makhrûtât), la rédaction de Nasîr al-Dîn al-Tûsî (XIIIe siècle Tahrîr al-makhrûtât), le commentaire d’Ibn Abî Shukr al-Maghribî (XIIIe siècle, Sharh al-makhrûtât), etc. Cette traduction a également inauguré toute une tradition de recherches : regain d’intérêt pour les problèmes solides (i. e. les problèmes géométriques non constructibles à la règle et au compas, mais à l’aide de sections coniques – en particulier la trisection de l’angle et la construction de l’heptagone régulier 12), application des coniques à des problèmes issus d’autres domaines comme l’optique (travaux d’al-Kindî 13 et surtout d’Ibn Sahl 14 sur les instruments ardents,

8. Outre Les Coniques, Apollonius est également l’auteur de six autres traités, cités par Pappus dans l’introduction au livre VII de la Collection mathématique comme appartenant au champ de l’analyse ; ces traités sont : La Section de rapport, La Section d’aire, La Section déterminée, Les Contacts, Les Inclinaisons et Les Lieux plans. Aucun de ces six traités ne nous est parvenu en grec. Seul le traité sur La Section de rapport nous a été transmis, et ce uniquement dans une traduction arabe anonyme, faite vraisemblablement au IXe siècle : Pappus d’Alexandrie, La Collection mathématique, traduit par P. VER EECKE, 2 volumes, Desclée de Brouwer, Bruges 1932, rééd. Blanchard, Paris 1982, vol. II, p. 479 ; H. BELLOSTA, « Les mathématiciens arabes et le problème des Contacts », Oriens-Occidens, Cahiers du Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, n° 1 (1997), p. 105-122 ; H. BELLOSTA, « Ibrâhîm Ibn Sinân, Apollonius arabicus », Perspectives arabes et médiévales sur la tradition scientifique et philosophique grecque, Institut du Monde Arabe-Peeters, Paris-Louvain 1997, p. 31-48 ; Apollonius de Perge, La section des droites selon des rapports. Texte édité, traduit et commenté par R. Rashed et H. Bellosta, Walter de Gruyter, Berlin – New-York 2009. 9. La traduction arabe des quatre derniers livres des Arithmétiques, dont l’original grec est perdu, a été découverte, éditée et traduite par Roshdi Rashed : R. RASHED, Diophante, Les Arithmétiques, 2 vol., Livres IV, V, VI et VII, Les Belles Lettres, Paris 1984. 10. Le texte grec des Sphériques est perdu et seules diverses versions arabes nous en ont été conservées. Sur la connaissance des Sphériques dans le monde arabe voir H. BELLOSTA « Le traité de Thâbit Ibn Qurra sur La figure secteur », Arabic Sciences and Philosophy, vol. 14, n° 1 (2004) p. 145-168. 11. Pour l’histoire de cette ou ces traductions, voir Apollonius de Perge, Coniques, éd. R. Rashed, t. 1. 1 : Livre I, p. 25-69. 12. R. RASHED, Les mathématiques infinitésimales, vol. III, Ibn al-Haytham, op. cit. 13. R. RASHED, Œuvres philosophiques et scientifiques d’al-Kindî, 2 vol., Brill, Leyde 1997, vol. I, L’optique et la catoptrique. 14. R. RASHED, Géométrie et Dioptrique au Xe siècle, Ibn Sahl, al-Qûhî et Ibn al-Haytham, Les Belles Lettres, Paris 1993.

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recherches optiques d’Ibn al-Haytham et d’al-Fârîsî 15), résolution géométrique des équations du troisième degré (travaux d’al-Khayyâm et de Sharaf al-Dîn al-Tûsî 16), ou encore théorie des astrolabes, des cadrans solaires ou du compas parfait ; ces applications font découvrir en retour de nouvelles propriétés de ces courbes – propriétés focales, étude des asymptotes, propriétés locales, propriétés harmoniques. Cet usage des coniques, débordant le cadre de la géométrie euclidienne et prolongeant les travaux d’Apollonius, conduit les mathématiciens du monde arabe, et tout particulièrement Ibn al-Haytham 17, à des réflexions aux frontières des mathématiques et de la philosophie sur la nature des courbes recevables en géométrie et sur la distinction entre existence et constructibilité. La théorie des coniques unifie ainsi des domaines jusque-là distincts et occupe une place centrale, jamais occupée auparavant, dans tous ces travaux. L’Europe qui, au XIIe siècle, s’initie à la géométrie via les premières traductions faites à partir de l’arabe des Éléments d’Euclide, ne connaîtra en revanche l’ouvrage d’Apollonius que beaucoup plus tard. La première initiation à la théorie des coniques s’y fait, de façon un peu paradoxale, par le biais de la traduction latine, non d’un traité de géométrie, mais d’un traité d’optique, et ce bien avant que le texte (grec ou arabe) des Coniques ne parvienne au monde latin 18. Gérard de Crémone en effet, traduisant au XIIe siècle le traité d’Ibn al-Haytham sur les miroirs ardents (Liber de speculis comburentibus), fait précéder ce texte d’un court fragment, également traduit de l’arabe, de l’énoncé sans démonstration de quelques-unes des premières propositions du livre I des Coniques, propositions qu’il estimait, non sans raison, nécessaires à la compréhension de l’œuvre. Ce traité d’Ibn al-Haytham, largement divulgué dans le monde latin à partir du XIIe siècle, offre ainsi aux mathématiciens un premier accès à la géométrie des coniques. Cependant, comme le dit Marshall Clagett : only the constructional instructions for the three sections have been taken from Apollonius’ propositions… Now it should be clear that this introductory fragment would hardly give the neophyte Latin reader much precise information that could be of significant use to him when he approached the very specific treatment of the parabola that followed in Alhazen’s De Speculis 19.

Un autre ouvrage d’optique très répandu dans le monde latin, la Perspectiva de Witelo (1271) – sous la dépendance directe de l’Optique d’Ibn al-Haytham (De Aspectibus ou Perspectiva également traduite au XIIe siècle) – apporte de même à l’Europe médiévale quelques lumières sur la théorie des coniques ; Witelo aurait

15. R. RASHED, Optique et mathématiques : recherches sur l’histoire de la pensée scientifique arabe, Variorum reprints, Aldershot 1992. 16. R. RASHED et B. VAHABZADEH, Al-Khayyâm mathématicien, Blanchard, Paris 1999 ; R. RASHED, Sharaf al-Dîn al-Tûsî, Œuvres mathématiques, Algèbre et géométrie au XIIe siècle, 2 vol., Les Belles Lettres, Paris, 1986. 17. R. RASHED, Les mathématiques infinitésimales, vol. IV, Ibn al-Haytham, op. cit. 18. M. CLAGETT, Archimedes in the Middle Ages, vol. IV, A Supplement on the medieval Latin translations of conic sections (1150-1566), part I, Text and analysis, The American Philosophical Society, Philadelphie 1980. 19. M. CLAGETT, op. cit. p. 9, 13.

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en effet été, selon Marshall Clagett, « le premier auteur à lire la solution d’Alhazen conjointement avec le texte d’Apollonius 20 », auquel il aurait pu avoir accès grâce à Guillaume de Moerbeke 21. On trouve, en tout état de cause, dans le texte de Witelo, la terminologie grecque pour désigner les sections coniques (parabole, hyperbole, ellipse) – là où Gérard de Crémone usait de traductions littérales de l’arabe (sectio mukefi, sectio addita et sectio diminuata) – et l’ouvrage d’Apollonius y est cité sous le titre Liber de conicis elementis (Gérard le citait sous le titre de Liber de pyramidalibus ou Liber Pyramidum). Le seul traité médiéval sur les sections coniques dégagé du contexte optique est un traité de Jean de Palerme (première moitié du XIIIe siècle), également traduit de l’arabe et intitulé De duabus lineis semper approximantibus et numquam concurrentibus, découvert et édité par Marshall Clagett. Voilà donc ce qu’il en est de la connaissance de l’œuvre d’Apollonius en Europe à la fin du Moyen-Âge. II. Les Coniques d’Apollonius et la traduction d’Ecchellensis Le paysage change radicalement au XVe siècle avec l’arrivée en Europe de manuscrits grecs en provenance d’Orient 22, laquelle est contemporaine du renouveau des études mathématiques ; ces manuscrits vont donner lieu aux premières traductions du grec en latin des quatre premiers livres des Coniques. Faisant suite à une tentative avortée due à Giorgio Valla de traduire ce texte (De expetendis et fugiendis rebus, Venise, 1501), une première traduction, fort approximative, faite par Giovanni Battista Memmus est publiée à Venise en 1537. Francesco Maurolico, qui s’était déjà intéressé aux coniques, découvre par ce biais un monde que la tradition latine ne laissait qu’à peine entrevoir ; il tentera d’amender le texte à peu près incompréhensible de Memmus et il y travaillera pratiquement jusqu’à sa mort 23 (son texte est publié bien après sa disparition, en 1664). Cette première traduction est suivie de celle de Federico Comandino à partir des quatre premiers livres des Coniques dans la rédaction d’Eutocius, avec le commentaire de celui-ci et les lemmes de Pappus. Publiée à Bologne en 1566 cette traduction restera, jusqu’à l’édition de Halley en 1710, la version standard des quatre premiers livres de l’ouvrage d’Apollonius. On doit également à Comandino la première traduction de La Collection mathématique de Pappus, publiée après sa mort à Pesaro en 1583. Tant la préface au livre I des Coniques que l’Introduction au livre VII de La Collection mathématique font alors connaître aux milieux savants de cette fin du

20. M. CLAGETT, op. cit., p. 31. 21. Voir ce qu’en dit Marshall Clagett : « It will be clear, as our analysis unfolds, that Witelo most probably had some direct access to the Conics of Apollonius ; either trough the Greek text itself, which Moerbeke may have helped him read or, what is more likely, through a Latin translation prepared by his friend… if he did read or consult the Conics directly he was probably the only one before Regiomontanus to have done so, but despite his reading of the Conics, Witelo depended significantly on the Apollonian fragment translated by Gerard of Cremona » (M. CLAGETT, op. cit., p. 64). 22. François Philelphe en particulier apporte en Italie en 1427 un manuscrit grec des quatre premiers livres des Coniques d’Apollonius. P. VER EECKE, op. cit., M. DECORPS-FOULQUIER, op. cit. 23. P. D. NAPOLITANI, « Les coniques chez Maurolico », communication au colloque “Les traditions des Coniques d’Apollonius”, Paris 2-3 juin 2006.

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siècle l’existence des autres œuvres d’Apollonius – les 4 derniers livres des Coniques et les six traités de la Collection analytique – tout en donnant une vague idée de leur contenu, et ce au moment même où les coniques prennent, avec la publication par Kepler de son Astronomia nova (Prague 1609), une importance nouvelle : la terre et les planètes, cessant de tourner en rond autour du soleil, suivent maintenant des trajectoires elliptiques dont un des foyers est le soleil, en obéissant à la loi des aires (aires proportionnelles aux temps) ; l’étude des coniques prend alors, pour les astronomes mais également pour les géomètres, une importance nouvelle. Les tentatives de reconstitution des travaux perdus d’Apollonius – les six traités de la Collection analytique ou les quatre derniers livres des Coniques – vont dès lors se multiplier, précédant ou accompagnant les recherches propres des géomètres sur la théorie des coniques 24. Le contenu des quatre derniers livres des Coniques, dont la préface au livre I ne donne qu’un fort vague aperçu, devient ainsi l’objet des supputations des géomètres travaillant sur le sujet. Les tentatives de reconstitution de ces quatre livres commencent avec Maurolico : celui-ci tente une restitution des livres 5 et 6, achevée en 1547 et qui sera publiée par Borelli à Messine en 1654. Sa reconstitution du livre 5, quoique fort intéressante, diffère cependant radicalement de l’ouvrage d’Apollonius ; elle est, pour Aldo Brigaglia qui l’a étudiée, une des créations les plus originales de Maurolico 25. On peut également citer les reconstitutions conjecturales de Claude Mydorge (Podromi catoptricorum et diptricorum sive conicorum, 1631) ou du Père Claude Richard (Apollonii Pergaei conicorum libri IV cum commentariis, 1655). L’Europe va découvrir presque simultanément le texte arabe de ces livres 5 à 7 des Coniques, si ardemment recherchés par les géomètres, par deux canaux rivaux : le canal italien et le canal hollandais 26. Ignace Na‘matallâh, patriarche syriaque de Diyarbakir, fit un long séjour à Rome entre la fin de 1577 et le début de 1595 au plus tard, et y apporta divers manuscrits arabes, parmi lesquels le résumé des 7 livres des Coniques dû à Abû al-Fath al-Isfahânî, qui entra dans la collection du cardinal Ferdinand de Médicis. Gianbattista Raimondi, qui en avait la conservation, l’identifia, mais mourut en 1614 avant de l’avoir traduit et publié comme il en avait annoncé l’intention. Il y eut alors une vaine tentative d’intéresser à l’entreprise Galilée et le grand duc de Toscane Côme II. L’ouvrage fut néanmoins transporté à Florence 27. Quelques années plus tard, en 1629, l’orientaliste hollandais Jacob Golius rapportait d’Orient d’autres manuscrits, dont un exemplaire de la traduction arabe des sept livres

24. Qu’il nous suffise d’évoquer les travaux de Bonaventura Cavalieri (Lo specchio ustorio, overo Trattato delle settioni coniche…, 1632), Girard Desargues (Brouillon Project, 1639), Blaise Pascal (Essai pour les coniques, 1640), Grégoire de Saint-Vincent (Opus geometricum quadraturae circuli et sectionum coni, 1647), et plus tard Philippe de La Hire (Nouveaux éléments des sections coniques et de leur usage, 1679)… 25. A. BRIGAGLIA, « Maurolico’s reconstruction of 5th and 6th book of Conics », communication au colloque “Les traditions des Coniques d’Apollonius”, Paris 2-3 juin 2006. 26. Pour l’histoire de ces traductions, voir l’article de G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana dei Conici di Apollonio », extrait de Memorie della Pontificia Accademia Romana dei Nuovi Lincei, série II, vol. II, Rome-Florence 1916, 31 p. 27. G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p. 2, note 4. G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche sulla formazione del più antico fondo dei manoscritti orientali della Biblioteca Vaticana, Città del Vaticano, 1949, p. 194 (n. 4), 202-205.

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des Coniques. Le cercle du Père Marin Mersenne – et en particulier Claude Mydorge, qui dans la seconde édition de 1636 de son Podromi catoptricorum avait tenté une restitution du livre 6 des Coniques – eut vent des manuscrits de Golius, s’y intéressa et acquit une connaissance indirecte de leur contenu (notamment, que le livre 8 n’avait pas été traduit en arabe). Mersenne lui-même fait mention de ce qu’il en a appris de Golius dans son Universae Geometriae mixtaeque mathematicae synopsis…, parue à Paris en 1644 28. Une course de vitesse semble alors engagée, dans laquelle Abraham Ecchellensis se trouve entraîné. Des correspondants du P. Mersenne s’intéressent à la traduction du texte arabe conservé à Florence. Giovanni Battista Doni, de cette ville, envoie à Lucas Holstenius, à Rome, le 18 novembre 1644, un extrait du manuscrit, à la demande de Léopold de Médicis, pour « voir si on peut réussir la traduction des livres d’Apollonius restant ». Holstenius ne tarit pas d’éloge pour les compétences du « Sieur Abraham » (Ecchellensis) auquel il a confié l’exercice. Il raconte qu’ayant voulu tenir caché l’auteur du texte arabe qu’il lui a donné à traduire, celui-ci a deviné tout de suite de quoi il s’agissait, ayant eu quelques années auparavant l’opportunité de voir la bibliothèque du grand duc. Mais de l’échange épistolaire entre Holstenius et Doni il ressort qu’Ecchellensis s’est heurté à des difficultés insurmontables, qu’il a attribuées aux erreurs et incorrections de l’original ou du copiste 29. Le maronite a sans doute cherché à se gagner l’appui, voire la coopération, d’un mathématicien, en prenant l’initiative de s’adresser à Michelangelo Ricci pour approcher Evangelista Torricelli, argumentant du risque de voir un « ultramontain diligent » se servir du manuscrit arabe de la Hollande et voler ainsi la gloire de cette traduction à l’Italie. Il aurait entendu dire par Holstenius que le grand duc offrirait une très grosse somme à celui qui réaliserait la traduction avec succès, mais c’est pour l’honneur seulement qu’il s’offrait pour cette tâche 30. L’affaire n’eut pas de suite, et Abraham Ecchellensis abandonna momentanément le projet en saisissant l’opportunité de se rendre à Paris les mois suivants 31. Le projet hollandais concurrent entrait dans une mauvaise passe vers la même époque. Le 21 octobre 1645, Christian Ravius (Raue), le disciple de Golius, écrit au même Mersenne qu’il traduisait en latin « tout Appollonius de Perga », soit les sept livres des Coniques, dont il avait rapporté un exemplaire de son séjour à Constantinople (1639-1641). Mais les guerres et les difficultés du temps l’ont condamné à « se taire, à faire silence et à se battre avec les blattes et les teignes ». Il s’agit vraisemblablement de la rédaction de ‘Abd al-Mâlik al-Shirâzî de ces mêmes Coniques, dont il ne fera paraître l’édition à Kiel qu’en 1669 32.

28. G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p.3- 4. 29. A. MIRTO, Lucas Holstenius e la Corte Medicea. Carteggio (1629-1660), Olschki, Florence 1999, p. 134-141, lettres de G. B. Doni, du 18 nov. 1644 et du 15 mars 1645 ; lettres de Holstenius du 4 déc. 1644, du 24 déc. 1644, et du 25 mars 1645. 30. Extrait de la lettre de Michelangelo Ricci à Evangelista Torricelli citée par G. Giovannozzi, « La versione borelliana… », art. cit., p. 4 et 5, et par C. DE WAARD, A. BEAULIEU (éd.), Correspondance du P. Marin Mersenne, religieux minime, t. XIII (1644-1645), CNRS, Paris 1977, p. 381 note 2. 31. B. HEYBERGER, « Abraham Ecchellensis dans la République des Lettres », dans ce volume. 32. C. RAVIUS, Apollonii Pergaei conicarum sectionum Libri V, VI et VII in Graecia deperditi, jam vero ex arabo manuscripto…latinate donati…, Kiel 1669 ; C. DE WAARD, A. BEAULIEU (éd.), op. cit., t. XIII (1644 –

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Giovanni Alfonso Borelli, à peine appelé de Messine à Pise pour enseigner les mathématiques en 1656, se mit presque immédiatement en quête « de quelque moine ou esclave sachant la langue arabe » pour traduire et expliquer « les très désirés quatre derniers livres des coniques d’Apollonius » 33. Mais ce n’est qu’en 1658 que le projet prit corps, lorsque Borelli, ayant obtenu de transporter le manuscrit à Rome, y fit la connaissance d’Abraham Ecchellensis par l’intermédiaire de Leo Allatius. Dans une première phase, qui va de mai à décembre 1658, le mathématicien et l’arabisant travaillèrent ensemble à Rome sur la traduction des trois livres inédits des Coniques. Dans une seconde phase, qui va d’octobre de la même année à septembre 1659, alors que Borelli était reparti en Toscane, ils préparèrent à partir du texte arabe la traduction latine des quatre premiers livres, déjà connus à partir des versions grecques. Borelli correspondait alors avec Abraham Ecchellensis directement, ou envoyait ses consignes et commentaires au P. Angelo Morelli di San Domenico. Michelangelo Ricci était mis à contribution pour l’élaboration de la traduction 34. Tant la difficulté de l’œuvre et sa longueur que l’état imparfait du manuscrit (absence de vocalisation et de points diacritiques, erreurs introduites par un copiste ignorant la géométrie) rendirent la tâche ardue. La traduction d’Ecchellensis, même si la compétence de celui-ci était hors de cause, ne satisfaisait pas Borelli, qui, revenant à la charge plusieurs fois auprès du traducteur avec des questions concernant des obscurités du texte, se vit chaque fois rejeter sur lui-même « le soin d’ajuster les choses », l’arabisant ne trouvant pas de solution aux problèmes dans le manuscrit arabe 35. Dans une lettre au prince Léopold du 14 août 1658, le mathématicien écrivait : « Je suis par la grâce de Dieu presque à la fin de cette très laborieuse traduction d’Apollonius, que je pourrais appeler avec bonne conscience ma propre composition, car il a été nécessaire de retrouver d’abord les démonstrations pour pouvoir arracher un sens à ce manuscrit si défectueux et si incorrect » 36. Par la suite, les lettres de Borelli, revenu à Pise, au P. Angelo di San

1645), CNRS, Paris 1977, p. 501-502. 33. Lettre de Borelli au grand duc Léopold, citée par G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit. p. 5, à partir de A. FABRONI, Lettere inedite di uomini illustri per servire d’Appendice all’Opera intitolata Vitae Italorum doctrina excellentium, Francesco Moücke, Florence 1773, vol. 1, p. 90-92. 34. L. GUERRINI, art. cit., p. 510 ; G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p. 6-13 ; G. GIOVANNOZZI (éd.), « Lettere inedite di Gio. Alfonso Borelli al P. Angelo di S. Domenico sulla versione di Apollonio », Scuola tipografica calasanziana, Florence 1916, 16 p. Sur Michelangelo Ricci (1619-1682), mathématicien, théologien, puis cardinal, galiléen, « intermédiaire entre Rome et Florence […], entre la Curie et les milieux savants », cf : A. ROMANO, « Activité scientifique et pratique académique à Rome », dans J. BOUTIER, B. MARIN, A. ROMANO (dir.), Naples, Rome Florence. Une histoire comparée des milieux intellectuels italiens (XVIIe-XVIIIe siècles), Collection de l’École Française de Rome, Rome 2005, p. 235 et passim. 35. L. GUERRINI, art. cit., p. 521, n. 54, et p. 532-533, lettre écrite de Pise par Borelli, le 21 janvier 1660. Ibidem, p. 542, lettre de Pise, 28 février 1660 : Borelli dit avoir ajusté des propositions, ne pouvant les amender si elles étaient fausses, en vertu de la licence que lui en a donné Ecchellensis, désespéré de ne pouvoir les corriger dans le texte. 36. G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p. 7 : « Sono già per gratia d’Iddio quasi alla fine di questa stentatissima traduttione d’Apollonio, la quale io con buona coscienza potrei chiamare mia compositione propria, perche è stato necessario ritrovar prima le dimostrattioni per potere cavar costrutto da questo manuscritto tanto difettoso, e scoretto ».

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Domenico, indiquent la manière dont il cherchait à diriger le travail du maronite, celui-ci étant parfois rappelé à l’ordre pour ne pas avoir conservé la terminologie qu’on lui avait indiquée, ou pour ne pas avoir su s’élever au-dessus de la traduction mot à mot 37. La responsabilité de l’édition, enfin, avec des questions importantes comme celle du respect du texte original même défectueux et de l’usage des notes, allait encore incomber au professeur de mathématiques 38. Cette manière de travailler a été confirmée par Ecchellensis lui-même. Dans une lettre au prince Léopold du 6 octobre 1658, rendant compte du travail accompli, il faisait un hommage appuyé à Borelli, tout en reconnaissant ses propres limites. Il affirmait que les « points principaux de difficulté » avaient été au nombre de trois : la question des « termes de la science » ; la lecture, du fait que les lettres étaient « mal formées, et sans leurs points diacritiques » ; « l’extravagance des chiffres, ou caractères des figures et démonstrations ». Le premier point, celui de la terminologie scientifique, fut résolu par l’assistance, le grand savoir et la pratique du Sieur Docteur Borelli, qui, avec grande facilité, m’a fait comprendre les termes en question, et d’autres choses concernant la profession, si bien que plus d’une fois, je suis resté émerveillé de sa grande perspicacité. Et je peux dire que souvent, c’est lui qui s’est rendu compte des erreurs tant des miennes que de celles du copiste 39.

Dans la préface à l’ouvrage publié, il revenait encore sur « la perspicacité de l’intelligence singulière qu’avait cet homme très savant », qui arrivait à deviner le sens du texte, comme s’il savait l’arabe 40. Le projet de Borelli, associé à Ecchellensis, avait rouvert la compétition entre érudits autour de la production des livres inédits d’Apollonius. En Toscane, même, Vincenzo Viviani, mathématicien et ingénieur des eaux du grand duché, travaillait depuis plusieurs années à tenter de restituer les démonstrations du cinquième livre perdu des Coniques. À l’annonce de l’entreprise de Borelli, il accéléra la cadence, et publia sa « divinatio » à la fin de 1659, sans avoir bénéficié d’aucune communication sur le contenu de la traduction qui se préparait alors 41. Après la publication de cette

37. G. GIOVANNOZZI (éd.), « Lettere inedite di Gio. Alfonso Borelli … », op. cit., p. 2 (Florence, le 19 oct. 1658) ; p. 3 (Pise, le 15 nov. et le 25 nov. 1658) ; p. 4 -5 (le 30 nov. 1658) ; p. 6 (le 8 déc. 1658) ; p. 7 (le 15 déc. et le 22 déc. 1658) ; p. 8-9 (le 30 déc. 1658) ; p. 10 (le 19 janv. 1659) ; p. 16 (le 7 nov. 1659). 38. L. GUERRINI, art. cit., p. 525-527. 39. BNCF, Gal 275, f. 123rv, 6 oct. 1658 : « Il primo fu superato dall’assistenza, gran sapere e prattica del signor Dottor Borelli che con gran facilità m’ha dato ad’intendere i detti termini et altre cose concernenti alla professione, tanto che più d’una volta sono restato maravigliato dalla di lui gran perspicacità. E posso dire che spesso si è egli accorto delli errori, tanto miei come dello scrittore. » 40. Apollonii Pergaei conicorum lib. V, VI, VII paraphraste Abalphato Asphahanensi…, op. cit., préface d’Ecchellensis : « Porro quod hac in re magis mirandum est, nec silentio praetereundum, ea erat Viro illi doctissimo singularis ingenii perspicacitas, ut saepe in abstrusis quibusdam locis, non ex integris, inquam, praemissis, sed ex unica dictione totam illationem inde colligeret, non sensu, sed totidem pene verbis, ac si Arabica legeret verba, et linguae veteranus esset professor ». 41. G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p. 10-12 ; V. VIVIANI, De Maximis et Minimis geometrica divinatio in Quintum Conicorum Apollonii Pergaei…, Florence 1659. Voir à ce sujet la lettre de Viviani (5 avril 1697) publiée par A. FABRONI, Lettere inedite…, op. cit., vol. 1, p. 4-15. Sur Vincenzo

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dernière, en 1663, passant à Rome pour des affaires diplomatiques, Viviani rencontra Ecchellensis, et ils décidèrent de travailler ensemble sur un autre traité de mathématiques, dont l’attribution à Apollonius s’avéra rapidement inexacte. Abraham, avec l’aide de son gendre Giovanni Matteo Nairone, se mit au travail, mais il fut interrompu par sa maladie en février 1664, et sa mort le 15 juillet suivant 42. Le réseau européen des relations d’Ecchellensis semble avoir eu vent du projet de traduction dès les premiers mois de travail. Dans une lettre du 20 juillet 1658, Borelli affirmait que « cette œuvre est célébrée jusqu’aux cieux par les lettrés romains, et particulièrement par le Père Athanase Kircher » 43. Quelques semaines plus tard, des propositions de la faire imprimer à des conditions avantageuses à Paris ou à Londres arrivaient à Abraham, de la part de Nicolas Thévenot et de James Allestry 44. Mais c’est la peur de la concurrence hollandaise qui stimulait le travail du mathématicien et de l’arabisant. Au début de l’entreprise, en août 1658, Abraham fit savoir qu’ayant interrogé son compagnon de travail à Rome, le carme orientaliste Celestino di Santa Ludivina (Peter van Gool), frère de Jacob Golius, il tenait pour fausse la mention publiée par le P. Mersenne dans son traité de 1644, qu’il existait une version arabe du texte en Hollande. Mais en mars 1660, Carlo Roberto Dati, surintendant de l’imprimerie à Florence chargé de l’édition de l’ouvrage en préparation, reçut un échantillon de l’Apollonius qui se préparait à Leyde, et manifesta sa crainte, parce que le manuscrit hollandais contenait une véritable traduction arabe des Coniques (et non pas un résumé ou une paraphrase comme celui de Florence) et que Golius, contrairement aux affirmations d’Ecchellensis, lui apparaissait comme un bon arabisant, professeur de mathématiques de surcroît. Il voyait donc un risque que la version hollandaise l’emporte sur le marché, et qu’il ne rentre pas dans les frais de la traduction et de l’édition. Mais à l’inverse, Golius semblait partager les mêmes craintes. En avril 1660, Celestino di Santa Ludivina vint demander à Ecchellensis s’il était vrai que sa version était déjà sous presse, et proposa un échange d’information sur le texte avec Leyde. Dati, informé de la démarche, suggéra de répondre au P. Celestino que les deux textes paraissaient identiques, mais que la version de Florence était déjà imprimée. Ce n’était pas le cas, mais il s’agissait de démoraliser l’adversaire 45. En 1663, deux ans après la publication de l’ouvrage à Florence, Golius aurait encore sollicité Ecchellensis pour

Viviani (1623-1703), « uno dei ultimi discepoli di Galileo », voir J. BOUTIER, M. P. PAOLI, « Letterati cittadini e principi filosofi. I milieux intellettuali fiorentini tra cinque e settecento », dans J. BOUTIER, B. MARIN, A. ROMANO (dir.), op. cit., p. 331-403, passim. 42. G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p. 26-27. BNCF, Gal. 282, f. 67rv, lettre adressée à Ecchellensis, le 26 mai 1663 : il est question de traduire des manuscrits arabes concernant la géométrie, détenus par Monanni. Gal. 276, f. 203rv, Ecchellensis à Léopold, 24 juin 1663 : affirme avoir commencé à traduire deux « trattatelli ». 43. BNCF, Gal. 275, Div 5a, p. 3 a I, t. 16, vol. 1, f. 100r-101r, 20 juillet 1658, Borelli à Léopold (texte digitalisé accessible sur Internet) : « Quest’opera vien celebrata fino a i cieli da’letterati di Roma, e particolarmente dal Pre Atanasio Chircherio, il quale ha mostrato desiderio di vedere l’originale arabico… » 44. G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p. 19. BNCF, Gal. 275, f. 121rv, 122rv, Borelli, 23 sept 1658. 45. Ibidem, p. 14-18. Sur le P. Celestino, le frère de Golius, S. K. SAMIR, Le P. Célestin de Sainte-Lydwina, alias Peter van Gool (1604-1676), missionnaire carme et orientaliste. Étude historico-littéraire (“Études

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obtenir de lui la terminologie arabe d’Apollonius. Comme mentionné plus haut, ce n’est qu’en 1669 que son disciple Ravius fit paraître sa version du texte 46. Il avait été question de publier le texte arabe avec sa traduction latine. Apparemment, Ecchellensis avait préparé un manuscrit arabe du texte, parvenu jusqu’à nous 47. Il avait été question aussi d’éditer l’ensemble des sept livres des Coniques. Mais Borelli y était hostile, craignant que cela ralentisse la publication. De plus, le texte arabe était trop corrompu et ne pouvait être édité tel quel, alors que le mathématicien, comme nous l’avons vu, avait dû se livrer à une véritable reconstitution du sens. La concurrence hollandaise persuada sans doute le commanditaire, le prince Léopold, de se cantonner à une version latine des livres inédits. L’ouvrage achevé commença à être diffusé vers le milieu du mois d’août 1661 48. C’est donc par la traduction d’Ecchellensis et de Borelli que l’Europe savante acquit le premier aperçu du contenu de ces livres si ardemment recherchés. L’histoire du texte des Coniques ne s’arrête cependant pas là. L’astronome Halley – dont on dit qu’il avait appris l’arabe à seule fin de traduire Apollonius – publiera à Oxford en 1710 49, la traduction latine d’une partie du manuscrit de Golius, le texte arabe des livres 5 à 7. Ce texte est la base tant de la traduction française de Paul Ver Eecke que de la paraphrase anglaise de Thomas L. Heath de ces trois livres, et c’est uniquement sur cette traduction latine approximative qu’a reposé, jusqu’à la fin du XXe siècle, notre connaissance du texte des livres 5 à 7 50. Le texte arabe des Coniques avait été l’objet d’une tentative d’édition critique du livre 5 entreprise par Ludwig Nix ; éditée à Leipzig en 1889, cette édition se limite à la préface et aux 7 premières propositions ; plus récemment Gerald J. Toomer a donné une édition des livres 5 à 7 51. Roshdi Rashed vient d’achever l’édition critique et la traduction de l’intégralité du texte arabe des Coniques 52. La traduction d’Ecchellensis et de Borelli fut finalement une étape, vite dépassée par une meilleure édition, dans l’histoire longue et complexe de cette œuvre.

sur le Patrimoine Carmélitain” 4), Beyrouth 1995, 84 p. Lettre originale d’Ecchellensis à Borelli sur sa discussion avec le frère de Golius : BNCF, Gal. 282, f. 228r-229r, s.d. 46. G. GIOVANNOZZI, « La versione borelliana… », art. cit., p. 18. C. RAVIUS, Apollonii Pergaei conicarum sectionum Libri V, VI et VI…, op. cit. 47. G. Giovannozzi, « La versione borelliana… », art. cit., p.28. 48. Ibidem, p. 20-21. L. Guerrini, art. cit., p. 513-514. 49. E. HALLEY, op. cit. Cette édition avait été précédée par la traduction latine du même Halley du traité sur La Section de rapport (Apollonii Pergaei opuscula e tenebris eruta ac restituta, Oxford, 1706). 50. La traduction française des Coniques de Paul Ver Eecke est basée, comme la paraphrase anglaise de Heath, sur l’édition critique de Heiberg du texte grec des quatre premiers livres et sur la traduction latine de Halley pour les trois derniers. P. VER EECKE, op. cit. ; T. L. HEATH, Apollonius of Perga (Cambridge, 1896, rééd. 1961) ; J. L. HEIBERG, Apollonii Pergaei quae graece exstant cum commentariis antiquis, 2 vol. (Leipzig 1891-1893). 51. G. J. TOOMER, The Arabic translation of the lost Greek in the version of the Banu Musa, Sources in the history of Greek mathematics, 2 vol. (Springer, 1990). 52. Apollonius de Perge, Coniques, op. cit.

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USAGES DE L’ŒUVRE D’ABRAHAM ECCHELLENSIS DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE : CONTROVERSES RELIGIEUSES ET HISTOIRE CRITIQUE Loubna KHAYATI Université Paris IV Sorbonne

De son vivant, Ecchellensis avait participé à l’essor des études orientales en Europe en s’efforçant de montrer, contre la Réforme, la conformité de la foi catholique avec celle des Églises orientales. Par ses nombreuses traductions annotées d’écrits venus d’Orient, il avait aussi contribué à une meilleure connaissance des origines du christianisme. En France, pourtant, ce n’est qu’après sa mort que les études orientales ont connu un nouvel essor, autour de l’un des plus fameux épisodes de l’affrontement entre catholiques et protestants : la dispute autour du dogme de l’Eucharistie, dispute qui opposa Port-Royal au protestant Jean Claude et à laquelle Richard Simon prit aussi part de façon originale. Abraham Ecchellensis devint vite un enjeu dans la dispute 1 du fait de sa position ambiguë : savant, témoin direct des Églises d’Orient et ancien élève du Collège maronite de Rome, il constituait certes un gage de fiabilité, mais il était aussi trop impliqué dans les intérêts du camp catholique pour ne pas susciter la controverse. C’est qu’en réalité, derrière la réception polémique de l’œuvre d’Ecchellensis, c’était le statut même de garant qui était en cause. Pouvait-on continuer à en dépendre ou fallait-il le soumettre à examen critique, et parfois même s’en passer, en accédant directement aux sources ? I. L’œuvre d’Abraham Ecchellensis dans la controverse de la Perpétuité En 1669, lorsque paraît le premier volume de La Perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’eucharistie 2, la polémique a commencé depuis cinq ans. L’argument de « perpétuité » consiste à affirmer que la doctrine de la présence réelle a existé de tout temps et pour toutes les communautés chrétiennes, et qu’elle n’a pas été une innovation comme le soutiennent les protestants. Les gens de Port-Royal, conscients de l’intérêt qu’il y avait à mener le combat de l’Église contre ses ennemis, avaient choisi le thème de l’eucharistie car l’ouvrage du protestant Edme Aubertin de

1. Il est par exemple significatif que Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique, consacre une grande part de son article sur Ecchellensis à la dispute autour de la Perpétuité de la foy (Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, 1740, vol. 2, p. 335-336). 2. Dite la « grande Perpétuité », par opposition à la « petite » publiée en 1664. Nicole semble être le principal auteur de la grande Perpétuité. Voir à ce sujet J.-L. QUANTIN, Le Catholicisme classique et les Pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713), Institut d’Études Augustiniennes, Paris 1999, p. 322, n. 6.

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1633 3, qui attaquait les fondements historiques de la doctrine catholique de l’Eucharistie, n’avait pas eu de réponse, et qu’eux-mêmes avaient été accusés de déviance sur ce point par le jésuite Meynier 4. La méthode qu’ils adoptent est prescriptive, c’est-à-dire qu’ils opposent une objection de principe aux calvinistes : la théorie du changement de croyance est fausse parce qu’elle va à l’encontre du « sens commun ». Il est impossible que les hommes aient pu vivre en paix tout en étant dans une « si étrange diversité de créance » 5. Il suffit donc de prouver qu’aucune Église orientale n’a jamais eu de conflit avec les latins au sujet de l’Eucharistie, et de démontrer, en mettant en œuvre une théologie positive, c’est-à-dire qui s’appuie sur des preuves objectives, que les orientaux croient à la présence réelle 6. Ce programme répond à une demande de Claude qui, en 1665, dans sa Réponse aux deux traitez intitulez la Perpétuité de la foy avait raillé la méthode par le recours aux faits telle qu’elle était mise en œuvre par Port-Royal : Il [l’auteur de la Perpétuité] veut qu’une question de droit se décide […] par le fait mesme, c’est à dire, par ce que l’Église ancienne en a crû : mais dés qu’on en est à la question de fait, il la veut décider non plus par l’inspection du fait mesme ; mais par des subtilitez & des vraysemblances 7.

Les auteurs de la Perpétuité, qui ne maîtrisent pas les langues orientales, ont donc besoin d’alléguer des garants de la foi des Orientaux pour montrer qu’elle est identique à la foi catholique. Pour cela, Ecchellensis est très utile puisqu’il a déjà effectué ce travail contre les thèses protestantes. Il suffit donc de citer fidèlement les textes que lui-même a fait connaître pour prouver les mêmes thèses. Ainsi, au Livre V du premier tome de la Perpétuité, le Catalogue des livres chaldéens d’Ebedjesus 8 est allégué essentiellement pour les notes qu’Ecchellensis a ajoutées à la publication du texte, et qui constituent un véritable vivier de preuves écrites irréfutables en faveur de la présence réelle : les melkites, par exemple, y croient, et preuve en est : Que si l’on demande des témoignages positifs de leur foy sur ces articles, on en peut trouver un fort clair dans les notes d’Abraham Echellensis Maronite sur un catalogue

3. L’Eucharistie de l’ancienne Église, ou Traité auquel il est montré quelle a été durant les six premiers siècles, depuis l’institution de l’Eucharistie, la doctrine de l’Église, Genève 1633. 4. Dans Le Port-Royal et Genève d’intelligence contre le Très-saint sacrement de l’autel dans leurs livres (1656). Voir à ce sujet, J.-L. QUANTIN, « De la Contre-Réforme comme monopole : les anti-jansénistes et la Perpétuité de la foi », Chroniques de Port-Royal 47 (1998), p. 115-148. 5. « Traité sur l’Eucharistie, où l’on fait voir la perpétuité de la foy… », dans La Perpétuité de la foy de l’Eglise catholique touchant l’Eucharistie. Avec la Réfutation de l’Ecrit d’un Ministre contre ce Traité, Seconde édition, Paris 1664, p. 42. Voir à ce sujet J. LE BRUN, « Entre la Perpétuité et la Demonstratio evangelica », dans Leibniz à Paris (1672-1676), Wiesbaden 1978, t. II, p. 1-5. 6. Voir R. SNOEKS, L’Argument de tradition dans la controverse eucharistique entre catholiques et réformés français au XVIIe siècle, Louvain-Gambloux 1951. 7. Réponse aux deux traitez intitulez la Perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’eucharistie, Charenton 1668, p. 5. 8. Voir H. KAUFHOLD, « Abraham Ecchellensis et le catalogue des livres de ‘Abdîshô‘ bar Brîkâ », dans ce volume.

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de livres Caldéens fait par Abdjesu, ou Hebedjesu, Evesque Nestorien, qui se réünit à l’Église Romaine 9.

C’est le même procédé qui est à l’œuvre pour les nestoriens, où est reprise la citation que produit Ecchellensis d’un ouvrage d’Ebedjesus pour prouver sa doctrine de l’Eucharistie 10. Ecchellensis est donc un passeur de textes inconnus en Occident, et qu’il fait connaître par morceaux choisis. Cette méthode apologétique, si elle paraît efficace, repose en réalité sur un « bricolage » argumentatif, où les citations sont sorties de leur contexte, et où les preuves s’accumulent même si elles sont parfois contradictoires. L’exemple le plus évident porte sur les maronites : leur monothélisme, pourtant vivement réfuté par Ecchellensis, est présenté comme une preuve en faveur de la présence réelle, puisqu’éloignés de Rome sur la doctrine de l’Incarnation, on ne peut les taxer de complaisance pour la théologie des latins. Ainsi, après avoir allégué quantité de témoignages pour prouver que les maronites ont été condamnés pour de nombreuses hérésies, mais qu’il n’a jamais été question de l’Eucharistie 11, on cite encore une fois Ecchellensis pour les sources qu’il rapporte – notamment le Commentaire sur la liturgie de saint Jacques –, attribuées à Jean Maron, présentées comme des preuves objectives supplémentaires, qui s’intègrent au reste de la démonstration, alors même qu’alléguer Jean Maron revient à affirmer la perpétuelle orthodoxie des maronites, et donc à réfuter la thèse du monothélisme 12. Cette faiblesse argumentative a pour origine l’écart entre l’ambition d’efficacité polémique et les moyens mis en œuvre : ne connaissant pas lui-même les textes allégués par Ecchellensis, l’auteur de la Perpétuité dépend totalement de son intermédiaire. Conscient, semble-t-il, de la faille de la démonstration, il réfute prudemment à l’avance toutes les objections qui pourraient lui être opposées. Il tente alors de faire exister les sources en-dehors de celui qui les a produites : M. Claude nous dira peutestre que ces passages sont pris de livres qui luy sont inconnus. Mais s’agissant du sentiment des Maronites, d’où veut-il que l’on en tire des preuves, que des livres Arabes & Syriaques. Il luy est d’ailleurs très-aisé de recouvrer le livre d’Echellensis dont je les ay pris ; & s’il a tant soit peu d’équité, il ne soupçonnera jamais

9. La Perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’eucharistie défendue contre les livres du Sieur Claude Ministre de Charenton, Paris 1669, t. I, p. 452. Suivent les citations en français directement traduites du latin. 10. Ibid., p. 494. 11. Ibid., p. 504-506. 12. Ibid. p. 509 : « Abraham Echellensis Maronite fournit mesme des preuves positives de la foy de sa nation sur ces articles, non seulement pour le tems present où elle n’est pas douteuse, mais aussi pour les siècles precedens. Car que peut-on désirer de plus formel que ce passage qu’il rapporte dans les Notes sur le catalogue des livres Caldéens d’Abdjesu, & qu’il attribuë à Jean Maron, qui vivoit, comme il dit, entre le 6. & 7. siècle ? [suit une citation du chapitre 12 du Commentaire sur la liturgie de saint Jacques] (…) Le mesme auteur rapporte un autre passage qui n’est pas moins clair, tiré des Constitutions Syriaques de l’Église des Maronites, mises en Arabe par David Archevesque Maronite l’an 1053. En voicy les paroles tirées du 10. chapitre qui traitte du jeûne. »

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ny cet auteur de les avoir inventez, ny ces auteurs dont il allegue les passages, d’avoir enseigné une autre doctrine que celle de l’Église de leur siècle 13.

En appeler à la bonne foi de l’adversaire n’a bien évidemment aucun effet sur Jean Claude : le protestant, qui n’a pas non plus les moyens de réfuter le contenu des citations ou leur véracité, vise uniquement la méthode, et à travers Ecchellensis, c’est l’honnêteté intellectuelle de ses détracteurs qu’il met en cause. Dès la préface de sa réponse au premier volume de la Perpétuité, il se targue de n’utiliser aucun auteur partisan dans la dispute, contrairement à ses adversaires : M. Arnaud, & ses amis n’en ont pas usé de la sorte, eux qui ont produit dans cette dispute […] des témoignages d’Echoliers du Séminaire de Rome comme de Paysius Ligaridius, d’Abraham Ecchelensis, & Leo Allatius, &c. 14.

C’est donc par ce moyen qu’il rend légitime sa suspicion à l’égard de toutes les preuves invoquées, aussi objectives soient-elles. Mais si la méthode de Port-Royal est mise à mal, c’est peut-être plus encore les intérêts inavouables de l’ouvrage qui sont suggérés : Jean Claude, rappelant la position ecclésiale incertaine de Port-Royal avant 1669, date de la paix clémentine, laisse entendre que la Perpétuité a été écrite « par politique ». Antoine Arnauld aurait donc peut-être aussi allégué des pensionnaires du Pape « pour se remettre en grâce avec Rome » 15. Puis, non content de cette objection de principe, il entend définitivement discréditer les sources alléguées par Port-Royal en s’en prenant directement à la réputation d’Ecchellensis. Pour cela, tous les moyens sont bons, et Claude ne se prive pas de verrouiller sa réfutation par un argument ad hominem qui a pour but évident de jeter l’opprobre sur l’entreprise de Port-Royal, en mettant en cause la fiabilité de son travail. Répondant au chapitre sur les melkites où l’auteur de la Perpétuité avait cité Ecchellensis, Claude instrumentalise sans scrupules la querelle qui avait opposé Ecchellensis et Gabriel Sionite : On ne traitera pas icy en particulier des Melchites ou Syriens tant parce que M. Arnaud reconnoit luy-méme qu’ils ne sont en rien différens des Grecs touchant la foy & la religion, que parce aussi que ce qu’il en allégue tiré des Notes d’Abraham Echellensis Maronite sur le Catalogue des livres Caldéens […] ne mérite pas qu’on s’y arreste. Le témoignage d’Abraham Echellensis n’est digne d’aucune foy, & je m’en rapporte à Gabriël Sionita son compatriote qui l’a dépeint comme un ignorant, un broüillon, un fripon, un menteur, un imposteur, & un fourbe. Ces deux hommes avoient l’un & l’autre étudié dans le Séminaire des Maronites à Rome, & ils s’estoient l’un & l’autre

13. Ibid., p. 510. 14. J. CLAUDE, Réponse au livre de M. Arnauld intitulé La perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’eucharistie défendue, Quévilly, Rouen 1670, « Préface ». 15. J. CLAUDE, op. cit., p. 300. Voir à ce sujet J.-.L. QUANTIN, art. cit., p. 119. C’est ce que Richard Simon affirme dans sa préface aux accents très anti-papistes des Additions aux « Recherches curieuses sur la diversité des langues et des religions d’Edward Brerewood », lorsqu’il écrit : « Ces Livres [la Perpétuité] ont néanmoins été très bien reçus à Rome, où sa [d’Arnauld] doctrine avait été regardée comme suspecte jusqu’alors, parce qu’il y autorise fort Leo Allatius, Abraham Ecchellensis, et les autres pensionnaires du pape. » (R. SIMON, Additions aux « Recherches curieuses sur la diversité des langues et des religions d’Edward Brerewood », Édition moderne de J. Le Brun et J. D. Woodbridge, PUF, Paris 1983, p. 62-63).

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absolument attachez aux intérets de l’Église Romaine, mais s’estant broüilléz sur le sujet d’une Edition de la Bible en Syriaque, Gabriël se crût obligé de dire à Abraham ses véritez, & de les faire connoitre au public. Il luy adressa pour cét effet un Ecrit […] où il le représente de la maniére que je viens de rapporter. Il luy reproche d’avoir mis en division tout le Séminaire de Rome, d’avoir trahy le Patriarche des Maronites, d’avoir trompé le Prince Fachraddin, d’avoir fourbé le duc de Florence, d’avoir esté banny de son pays, d’avoir esté emprisonné à Florence pour ses crimes, & enfin il le menace pour sa derniére confusion de faire imprimer des lettres qu’il a receuës du Mont-Liban, de Rome & de Florence touchant sa vie. En voylà ce me semble assez pour pouvoir révoquer en doute la sincérité d’un homme 16.

Cette très lourde mise en cause sur ce qui n’était qu’un point de la polémique devient alors un enjeu de taille : il faut sauver la réputation et l’autorité d’Ecchellensis pour sauver Port-Royal et la cause catholique. Dans sa Réponse générale de 1671, Pierre Nicole prend la défense d’Ecchellensis, en insistant surtout sur le caractère invraisemblable d’une imposture du maronite au sujet de textes disponibles à la bibliothèque Vaticane 17. Jusqu’en 1713, date de l’édition du cinquième et dernier volume de la Perpétuité, l’orientaliste Eusèbe Renaudot, qui avait aussi participé à l’élaboration des autres volumes après 1670, y consacre encore un chapitre entier, alors que tous les tenants de la dispute sont morts. Cependant, si la polémique porte sur la personne d’Ecchellensis, et non sur son œuvre ou sur les thèses qu’il a défendues, c’est que le procédé argumentatif employé par Port-Royal prête à la controverse : les protagonistes du débat, dans leur ignorance des langues et des Églises orientales, sont tributaires de ceux qui les maîtrisent le mieux. Ecchellensis est alors une des rares sources aisément accessibles, et malgré toutes ses tentatives pour faire vivre les sources indépendamment de celui qui les transmet, Port-Royal se voit attaqué là où le bât blesse. Avec le recul, Renaudot justifie alors la médiation par les auteurs orientaux comme un pis-aller : Dans les premiers volumes de la Perpetuité, les Auteurs en parlant de la foy des Orientaux, n’avaient cité que quelques témoignages rapportez par Abraham Echellensis, parce qu’on ne connaissait alors rien de meilleur 18.

Pour éviter l’écroulement de tout l’édifice de la Perpétuité, on préfère alors par précaution, à partir du second et surtout du troisième volume, les sources directes, telles que les attestations ou des extraits des liturgies orientales. Une véritable campagne de collecte est alors mise en œuvre, mettant à contribution les diplomates du Levant, et l’on demande la collaboration d’Eusèbe Renaudot, dont la réputation de polyglotte et de philologue est avérée, pour entretenir des correspondances, traduire et préparer les copies 19. Et c’est ainsi qu’en 1713, Renaudot, après avoir défendu la

16. J. CLAUDE, op. cit., p. 544-545. 17. Réponse générale au nouveau livre de M. Claude, Vve de Charles Savreux, Paris 1671, p. 214-215. 18. La Perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’eucharistie défendue contre les livres du Sieur Claude Ministre de Charenton, Jean Baptiste Coignard, Paris 1711, t. IV, Préface. 19. Sur cette quête d’attestations des Églises orientales, mise en œuvre par le Marquis de Nointel, Ambassadeur de France à Constantinople, et réalisée par Antoine Galland, voir M. ABDEL-HALIM, Antoine

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bonne foi, le sérieux et le savoir d’Ecchellensis, conclut son chapitre de façon quelque peu cavalière à l’égard du maronite : Qu’ils disent tout ce qu’ils voudront contre Abraham Echellensis, & les autres qui ont escrit à Rome, […] ces reproches sont presentement inutiles. Dans la Response generale, & dans le troisiéme volume de la Perpetuité, on a plus donné de passages & d’extraits de livres Orientaux, que tous les Protestants n’en ont jamais citez, & qu’ils n’en peuvent citer 20.

Ce débat autour d’Ecchellensis a donc posé le problème des garants et montré que sans être érudit, on n’accepte plus de se fier aveuglément à une autorité, aussi savante soit-elle. S’il est désormais établi que la controverse a bien été la source de l’historiographie moderne et de l’érudition 21, c’est peut-être avant tout qu’elle a forcé à abandonner les autorités anciennes pour en adopter de nouvelles, et surtout pour rechercher directement les sources sans médiation aucune. Du point de vue de l’efficacité polémique, le recours à Ecchellensis apparaissait désormais obsolète dans la controverse contre les protestants. II. L’œuvre d’Abraham Ecchellensis aux origines de l’histoire critique Il faut donc regarder du côté de ceux qui sont moins impliqués dans la lutte contre la Réforme, et qui sont davantage intéressés par l’histoire du christianisme, pour voir un usage plus critique, mais aussi plus attentif, de l’œuvre d’Ecchellensis. Le père Morin de l’Oratoire avait déjà sollicité le maronite pour s’informer sur de nombreux points de la religion des Orientaux. Dans les années 1670, c’est Richard Simon 22 qui poursuit à sa façon le projet d’élaborer une histoire documentée des Églises orientales. Il y voit là le moyen d’« éclaircir les difficultés qui se trouvent dans les anciennes histoires et même dans l’Écriture Sainte » 23. Dès 1671, dans sa Fides ecclesiae orientalis, il intervient dans la polémique contre Jean Claude pour pallier les faiblesses de la méthode de Port-Royal (ce qui lui attire les foudres d’Antoine Arnauld) 24, et opte pour l’édition critique complète, traduite et annotée, d’un auteur grec, Gabriel de Philadelphie. Il y prend la défense d’Ecchellensis

Galland. Sa vie et son œuvre, Nizet, Paris 1964, p. 26-28. Voir aussi P. F. BURGER, « Pierre Nicole, la Perpétuité et l’abbé Eusèbe Renaudot », Chroniques de Port-Royal 45 (1996), p. 138-139. 20. La Perpétuité de la foy de l’Église catholique sur les sacrements, et sur tous les autres points de Religion et de discipline…, Jean Baptiste Coignard, Paris 1713, t. V, p. 689. 21. Voir à ce sujet l’article déjà ancien de P. Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire », dans Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris 1979, p. 230 : « Si l’on cherche au XVIIe siècle, quelque chose qui ressemble un peu à ce que l’on appelle science historique au XIXe siècle, on le trouvera non dans le genre historique, mais dans la controverse ». 22. Sur l’auteur, voir J. STEINEMAN, Richard Simon et les origines de l’exégèse biblique, Desclée de Brouwer, Paris 1960. et P. AUVRAY, Richard Simon (1638-1712). Étude bio-bibliographique avec des textes inédits, PUF, Paris 1974. 23. J. DANDINI, Voyage du Mont Liban, traduit de l’italien par P. Richard Simon et suivi de ses remarques, Kaslik, 2005 [Paris 1675], p. 8. 24. Voir à ce sujet J. STEINEMAN, op. cit., p. 45-50.

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en citant une lettre que le Père Morin avait écrite au Cardinal Barberini pour témoigner de l’assiduité du maronite lors de son séjour à Paris 25. Mais cette défense a une toute autre visée que celle de Port-Royal : ici, on défend l’homme pour n’examiner que l’œuvre. Il prodigue à Claude une véritable leçon en insistant précisément sur la question de l’autorité : Il est honteux de s’attacher à ces petitesses. Et je ne suis bien sûr pas de ceux qui considèrent que quelqu’un a raison ou tort en se fiant uniquement à l’autorité de ceux qui le jugent. À l’évidence, ce ne sont pas tant les autorités que le poids des arguments que l’on doit examiner. Je n’ai pas épargné Abraham Ecchellensis lorsque j’ai estimé qu’il s’écartait de la vérité, quand bien même il était versé dans les langues orientales 26.

Avec Richard Simon, on assiste au dépassement de l’impasse apologétique, qui avait conduit à la « mort » symbolique d’Ecchellensis. Paradoxalement, c’est donc l’auteur le plus critique à son égard qui aura réellement fait vivre son œuvre en France. Moins soucieux de l’efficacité rhétorique propre à l’apologétique, il se permet tout au long de l’ouvrage de longues digressions pour préciser ou corriger des points qui n’ont pas directement de lien avec la question de la présence réelle. Par exemple, il récuse les arguments d’Echellensis, qui, dans une lettre au Père Morin, affirmait que les maronites communiaient de tout temps avec du pain azyme comme les latins 27. Pour Richard Simon, il est impossible que les maronites soient les seuls orientaux à communier avec du pain azyme, si ce n’est depuis leur réunion avec Rome. Et avec cette réfutation, c’est tout un aspect de l’œuvre d’Ecchellensis qui est pointé. Comme les protestants, Simon lui reproche son caractère partisan et trop attaché à la conciliation avec Rome, qui l’empêche d’être toujours rigoureux. Mais alors que les protestants se contentaient de cette position partisane pour le rejeter d’un bloc, Richard Simon met en débat, tout au long de ses écrits, les thèses d’Ecchellensis. Il publie ainsi dans deux ouvrages les lettres que ce dernier avait adressées au père Morin 28, alors même qu’il conteste une grande partie de ce qui y est écrit. C’est là la méthode critique de Simon : plus « curieux » qu’érudit 29, il n’a pas réellement les moyens ni le temps de faire de la collecte de sources et travaille essentiellement en confrontant différents travaux et en utilisant son « jugement » pour évaluer la véracité de ce qui est avancé. Pour cela, il doit prendre en compte tous les documents auxquels

25. Il évoque le passage où le Père Morin parle « de illius probitate, vigillis assiduis, et labore indefesso quandiu Parisiis commoratus est », in Fides ecclesiae orientalis, Paris 1671, p. 198. 26. « Pudet haec minuta consectari. Nec enim ii sumus, quibus aliquid verum, aut falsum esse videatur ex aliorum duntaxat autoritate. Quippe non tam autores, quam rationis momenta quaerenda sunt. Abrahamo Echellensi, quando illum a vero discedere censuimus, etsi linguis Orientalibus bene informatus fuerit, non pepercimus. », ibid., p. 198-199. Nous traduisons. 27. Ibid., p. 89-90. 28. Dans la Fides ecclesiae orientalis, op. cit., et dans les Antiquitates ecclesiae orientalis, Londres, 1682. 29. C’est ainsi que J. Le Brun et J. D. Woodbridge le qualifient dans leur introduction à l’édition qu’ils publient des Additions aux « Recherches curieuses sur la diversité des langues et religions », op. cit., p. 35. Eusèbe Renaudot raillera férocement cette méthode, qu’il juge trop superficielle et justement pas assez « critique » dans sa Perpétuité de la foy de l’Église catholique sur les sacrements, et sur tous les autres points de Religion et de discipline…, op. cit., p. 698-699.

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il a accès et présenter systématiquement un « état de l’art », surtout pour les sujets polémiques. La plus grande partie de son œuvre est donc l’édition annotée et critique : Richard Simon écrit d’abord dans les marges des autres en corrigeant, développant, précisant, à l’aide des travaux les plus récents. Il ajoute ainsi de substantielles additions à l’ouvrage d’Edward Brerewood intitulé Recherches curieuses sur la diversité des langues et des religions 30 et publie une traduction annotée du Voyage du Mont-Liban du jésuite Jérôme Dandini. Ce dernier ouvrage est exemplaire de la méthode critique de Simon : le père Dandini, mandaté par Clément VIII au Mont-Liban, y atteste la perpétuelle orthodoxie des maronites, tâchant de se dépouiller de tous les préjugés des missionnaires qui l’avaient précédé, tels que Raggio ou Eliano. Richard Simon explique cette bienveillance en ces termes : Car il s’imagina que la créance, dont ces peuples faisaient alors profession, avait toujours été la même et qu’ils n’avaient jamais eu d’autres usages que ceux où il les trouva. Peut-être jugea-t-il qu’il valait mieux ne pas tant approfondir les sentiments de cette Nation qui témoignait publiquement qu’elle voulait dépendre en toutes choses de l’Église romaine. Et, en effet, il semble qu’il n’était pas à propos de les irriter de nouveau en insistant trop sur leurs anciennes erreurs 31.

Et c’est justement parce que lui n’a pas « à traiter sur ce pied-là avec les Maronites » 32, que Simon peut en toute liberté « examiner dans une rigueur de critique » 33 leur religion avant qu’ils ne s’unissent à Rome. Partant du postulat que « l’Église grecque est la source de tout le Christianisme qui est répandu dans l’Orient » 34, il ne croit pas que les maronites aient été de tout temps si proches des latins. Ce qui le conforte dans cette thèse, c’est que les textes allégués par les savants maronites présentent souvent des aspects trop latins pour lui paraître authentiques. Il y voit donc un désir de conciliation avec Rome, dont le risque est d’imposer une fausse histoire de la religion maronite. Il conteste donc l’idée que l’on aurait attribué aux maronites des « erreurs » par pure calomnie. Par exemple, il écrit qu’ils n’ont pu avoir de tout temps dans leur symbole que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, parce que cette manière « n’est pas ordinaire aux Chrétiens d’Orient », qui n’ont jamais eu de dispute sur ce point qui aurait pu les diviser. Les maronites auraient donc adopté ces paroles « pour se conformer aux Latins », et il ajoute : Je sais qu’Abraham Ecchellensis croit avoir lu dans un manuscrit arabe que les Coptes ont aussi, dans leur symbole, ces mêmes paroles touchant la Procession du Saint-Esprit, qui procède du Père et du Fils. Mais elles ne se trouvent point dans celui que l’on a. […] C’est pourquoi il faut se défier de tous ceux qui prétendent que les Orientaux lisent dans leur symbole le ex filioque des Latins. Car ou ils se trompent, ou ils donnent occasion aux autres de se tromper, et c’est ce qui arrive d’ordinaire à ceux qui veulent concilier

30. Op. cit. 31. J. DANDINI, op. cit., p. 4. 32. Ibid. 33. Ibid. 34. Ibid., p. 6.

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toutes les différentes opinions, comme il serait facile de le justifier par les livres […] de Léo Allatius, et d’Abraham Ecchellensis. Aussi n’ai-je pas suivi ces auteurs sans examiner leurs raisons ; et l’on trouvera même, que je m’en suis quelquefois éloigné 35.

Ainsi, au lieu de passer sous silence les débats qui fâchent, comme l’ont fait d’autres auteurs catholiques, il présente les différentes thèses avant de trancher en faveur de ce qui lui paraît le plus vraisemblable. Le monothélisme des maronites est donc aussi longuement débattu, et s’il opte pour cette thèse, ce n’est pas faute d’avoir examiné les arguments de Gabriel Sionite et d’Ecchellensis. C’est que pour lui, les monothélites, les jacobites et les nestoriens ne « sont hérétiques que parce qu’ils ne s’expliquent pas à notre manière, pour n’avoir pas étudié la théologie dans nos écoles » 36 : le monothélisme est comme ces autres « prétendues hérésies », une hérésie imaginaire. Il est donc inutile, et même dangereux pour la recherche de la vérité, de vouloir à tout prix calquer la foi des Églises orientales sur la foi des latins pour échapper à la vindicte de Rome. Richard Simon reproche plutôt à Ecchellensis de ne pas étendre son esprit de conciliation aux autres chrétiens d’Orient 37. Il préfère alors suivre le témoignage de Guillaume de Tyr, qui écrit avoir assisté à l’abjuration du Patriarche d’Antioche 38, mais il ne demande toutefois qu’à être convaincu du contraire : Il serait à souhaiter que quelque savant maronite éclaircît cette histoire [des maronites] dont nous n’avons presque point de connaissance, car il se peut qu’ils aient mis au nombre des saints, l’hérésiarque Maron […] Il y a bien de l’apparence que nous ne serons pas encore longtemps sans voir les ouvrages, que les Maronites du Mont Liban promettent de donner au public dans une de leurs attestations qui est imprimée à la fin du troisième tome de la Perpétuité. Je souhaiterais néanmoins, qu’avant que d’écrire sur leurs liturgies, ils se fussent dépouillés d’une infinité de faux préjugés dont ils sont remplis, et qui ne leur permettront pas de traiter cette matière avec assez d’exactitude 39.

Ici, il laisse entrevoir ce que pourrait être selon lui le savant maronite idéal, non soumis aux « préjugés des Orientaux » et non aveuglé par l’« amour de sa nation », pour reprendre deux défauts d’Ecchellensis que Renaudot concède quelques années plus tard à ses adversaires protestants 40. Il espère alors le trouver dans le beau-frère d’Ecchellensis, Fausto Nairone, qui ne parvient pas non plus à le convaincre 41. En réalité, ce sont deux conceptions du travail d’historien qui s’affrontent : l’accumulation et la transmission prolifique de sources pour Ecchellensis et le compte rendu critique et de détail pour Simon. Ce dernier fait par exemple des critiques pointilleuses de la traduction du catalogue des livres d’Ebedjesus, pas assez attentive selon lui, en

35. Ibid., p. 209. 36. Ibid., p. 6. 37. Ibid., p. 209. 38. Ibid., p. 167-168. 39. Ibid., p. 169-170. 40. La Perpétuité de la foy de l’Église catholique sur les sacrements…, t. V, op. cit, p. 685-686. 41. Voir par exemple J. DANDINI, op. cit., p. 169 et R. SIMON, Histoire critique des coutumes des nations du Levant, Francfort [=Rotterdam] 1684, p. 161-164.

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Loubna Khayati

confrontant le texte syriaque édité par Ecchellensis et la traduction latine qu’il produit en regard. Il en donne alors une raison culturelle : Les Maronites, même les plus habiles, sont peu exacts dans les versions Latines, qu’ils nous ont données des Livres Syriaques & Arabes, parce que leur érudition est fort limitée. Gabriel Sionite, qui étoit beaucoup plus savant & dans les Arts et dans les Langues, qu’Abraham Echellensis, n’est pas exempt de ces sortes de fautes 42.

Cette recherche ostentatoire de la rigueur et du sens critique ne doit pourtant pas tromper. Richard Simon, comme beaucoup d’autres écrivains de son époque, travaille vite et a besoin d’auteurs comme Ecchellensis, qui lui fournissent des sources auxquelles il ne peut avoir accès. Dans sa rapidité, il lui arrive même parfois de mal recopier Ecchellensis, induisant en erreur de nombreux auteurs y compris modernes 43. Simon est donc souvent redevable au travail du maronite : il recopie ainsi la biographie d’Ebedjesus 44 qu’il trouve dans la préface du catalogue des livres chaldéens, perpétuant la confusion sur l’auteur du catalogue 45 ; il reprend l’argumentation qu’Ecchellensis avait opposée à Gabriel Sionite pour prouver que les Jacobites pratiquent la confession 46. Enfin, il précise certains aspects de la religion musulmane et de ses différents courants 47 à l’aide de la réfutation qu’Ecchellensis avait écrite contre l’Historia orientalis de l’orientaliste protestant Johann Heinrich Hottinger 48. C’est donc une sorte de « dépendance critique » qui lie Richard Simon à l’œuvre d’Ecchellensis, et la pratique qui représente le mieux cette relation consiste à se fonder sur les sources que le maronite lui a fait connaître, mais pour en faire un usage différent. L’édition des canons arabes du Concile de Nicée 49 lui permet par exemple de les comparer aux canons arabes des melkites et de conclure qu’il faut préférer ces derniers, plus proches de l’original grec 50. De la même façon, la traduction du Semita sapientiae de Burhân al-Dîn al-Zarnûjî par Ecchellensis 51 lui donne l’occasion de mener une controverse acerbe contre Antoine Arnauld. Ce dernier lui avait violemment reproché d’avoir écrit sur l’islam

42. R. SIMON, Lettres choisies, chez Pierre Mortier, Amsterdam 1730, t. III, p. 125. 43. Ainsi, lorsqu’il publie la lettre du 22 avril 1644, il présente comme le plan des « Constitutiones Ecclesiae Maronitarum » (c’est-à-dire le Kitâb al-Huda) ce qui était dans la lettre manuscrite le plan de l’« Epitomen constitutionum Ecclesiae Jacobitarum » de Daniel de Mardin. Voir à ce sujet M. BREYDY, « Abraham Ecchellensis et la collection dite (Kitab) al Huda », Oriens christianus 67 (1983), p. 123-143. 44. Voir par exemple R. SIMON, Histoire critique…, op. cit., p. 85. 45. Voir à ce sujet H. KAUFHOLD, art. cit., dans le présent ouvrage. 46. Notamment la lettre du 22 avril 1644 adressée au Père Morin, et publiée dans les Antiquitates ecclesiae orientalis, op. cit., qu’il reprend dans le Voyage au Mont-Liban, op. cit., p. 205. 47. J. DANDINI, op. cit., p. 157, 163 et 164. 48. Il s’agit des chapitres XXVIII à XXXI du De Origine nominis Papae, dans A. ECCHELLENSIS, Eutychius Patriarcha vindicatus… in duas tributa partes quarum prima est De Alexandrinae Ecclesiae Originibus altera De Origine nominis Papae quibus accedit censura in Historiam Orientalem Iohannis Henrici Hottingeri…, Rome 1661, p. 283-495. 49. A. ECCHELLENSIS, Concilii Nicaeni praefatio, una cum titulis et argumentis canonum at constitutionum…, Paris 1645. 50. R. SIMON, Additions…, op. cit., p. 141 et R. SIMON, Histoire critique…, op. cit, p. 70-71. 51. A. ECCHELLENSIS, Semita sapientiae, sive ad scientias comparandas methodus, Paris 1646.

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Usages de l'œuvre d'Abraham Ecchellensis

en se fondant sur les écrits des musulmans, et non sur les apologies du christianisme de Grotius ou de Hoornebeek. Le Semita sapientiae, qu’Ecchellensis voulait pourtant couper de son origine musulmane pour en faire un condensé de sagesse « arabe » 52, devient précisément pour Simon la preuve qu’il faut considérer la religion musulmane dans « tout ce qu’elle contient de bon, principalement ce qui regarde la Morale » 53. Il se sert alors de l’ouvrage pour consacrer les méthodes de l’orientalisme moderne, fondé sur la connaissance des sources premières : Ce n’est point de Hornebeck 54 qu’on doit aprendre la morale des Mahometans ; mais de leurs propres Ecrivains. Et de peur que nôtre savant Theologien ne dise, que je lui renvoye à des livres qu’il ne peut pas consulter, je me contenterai de lui indiquer un petit ouvrage, qui a été traduit d’Arabe en Latin par Abraham Echellensis, & qui a été imprimé à Paris sous le titre de, semita sapientiae 55.

Puis, après avoir longuement cité l’ouvrage, il prodigue au grand Arnauld une leçon de morale qui frise l’outrage. Ironisant sur son tempérament trop vif, il lui conseille de prendre modèle sur ses ennemis mahométans : Cette morale des Mahometans au regard de la patience, est tout autre que M. Arnauld ne nous la represente. Je souhaite que ce grand Docteur profite de leurs excellentes leçons, & qu’à l’avenir il fasse paroître plus de modération dans les écrits qu’il donne au public 56.

Cette dépendance critique à l’égard de l’œuvre d’Ecchellensis est donc le signe d’un déplacement de la fonction du passeur : d’autorité première et dernière, son œuvre devient un outil indispensable qu’il s’agit d’évaluer et de confronter. Et Richard Simon, parce qu’il n’est pas un homme « de parti », peut tirer profit du travail d’un auteur qu’il conteste par ailleurs 57. Conclusion Les usages de l’œuvre d’Ecchellensis dans cette seconde moitié du XVIIe siècle semblent donc être à l’image de l’histoire des études orientales en France : de référence qu’il faut alléguer pour faire taire ses adversaires chez Port-Royal, cette œuvre devient un vivier d’arguments à évaluer et à réagencer pour élaborer une histoire critique chez Richard Simon. La polémique autour d’Ecchellensis traduirait alors le passage à l’orientalisme moderne, dans son ambition de s’affranchir de l’autorité des intermédiaires, et de faire sienne la connaissance de l’Orient.

52. Voir à ce sujet G. GOBILLOT, « Abraham Ecchellensis, philosophe et historien des sciences », dans le présent ouvrage. 53. R. SIMON, Histoire critique…, op. cit., p. 264. 54. C’est l’auteur de la somme apologétique Summa controversiarum religionis cum Infidelibus, Haereticis, Schismaticis…, Utrecht, 1653. 55. R. Simon, Lettres choisies, op. cit., t. III, p. 257. 56. Ibid., p. 259. 57. C’est que selon lui, le « parti » « empêche d’ordinaire de dire la vérité » : R. Simon, Additions…, op. cit., p. 44.

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BIBLIOGRAPHIE D’ABRAHAM ECCHELLENSIS

Ouvrages personnels Linguae syriacae sive chaldaicae perbrevis institutio ad eiusdem nationis studiosos adolescentes, Typographie de la SCPF, Rome 1628, 255 p. Synopsis propositorum sapientiae arabum philosophorum, inscripta speculum mundum repraesentans…, Antoine Vitray, Paris 1641, 83 p. Sanctissimi patris nostri B. Antonii Magni monachorum omnium parentis epistolae viginti,…, Antoine Vitray, Paris 1641, 160 p. Praefatio Concilium Nicaeni unâ cum titulis et argumentis Canonum et Constitutionum ejusdem, qui hactenus apud Orientales nationes extant,…, Antoine Vitré, Paris 1645, 74 p. Sapientissimi patris nostri Antonii Magni Abbatis regulae, sermones, documenta, admonitiones, responsiones, et vita duplex, Adrien Taupinart, Paris 1646. Semita Sapientiae sive ad scientias comparandas methodus…, Adrien Taupinart, Paris 1646, 104 p. (rééd. Hadrianus Relandus, Trajecti ad Rhenum, 1709). De proprietatibus, ac virtutibus medicis, animalium, plantarum, ac gemmarum, tractatus triplex, auctore Habderrahmano Asiutensis Aegyptio, Cramoisy, Paris 1647, 179 p. Epistola Apologetica prima…, altera…, tertia, Paris, s.e., 1647, 193 p. Chronicon orientale [Petri Rahebi] … Cui accessit Supplementum Historiae Orientalis…, Typographie Royale, Paris 1651, 288 p. (Rééd. : Paris 1685 ; Assemani, Venise 1729). Tractatus continens catalogum librorum caldaeorum tam ecclesiasticorum quam prophanorum…, Rome 1653, 84 p. Eutychius Patriarcha Alexandrinus vindicatus et suis restitutus orientalibus… Typographie SCPF, Rome 1661, 2 parties en 1 ou 2 vol. Rééd. de la partie 2 (De origine nominis papae…) dans Biblioteca maxima pontificia in qua authores mellioris notae qui hactenus que pro Sancta romana sede …, t. 1, Rome 1697-1699. Apollonii Pergaei conicorum lib.V, VI, VII, paraphraste Abalphato Asphahanensi…, J. Cocchini, Florence 1661, 4 parties en 1 vol. (Avec Giovanni Alfonso Borelli). Contributions dans des ouvrages collectifs Le Jay (Guy-Michel) (dir.), Biblia hebraica, samaritana, chaldaica, graeca syriaca, latina, arabica, …, Antoine Vitré, Paris 1645, 9 t. en 10 vol. Allatius (Leo), Ecchellensis (Abraham), Nihusius (Bartoldus), Concordia nationum christianarum per Asiam, Africam, et Europam in fidei catholicae dogmatibus, apud borealis Europae Protestantes deseri, contra fas…, Heyl, Mayence 1655. Biblia sacra Arabica Sacrae Congregationis De Propaganda Fide jussu edita ad usum ecclesiarum Orientalium…, Typographie SCPF, Rome 1671.

215

Simon (Richard) (éd.), Fides ecclesiae orientalis, seu Gabrielis [Severi] metropolitae philadelphiensis, opuscula…, G. Meturas, Paris 1671, 300 p. Simon (Richard) (éd.), Antiquitates Ecclesiae orientalis, clarissimorum virorum card. Barberini, L. Allatii, Luc. Holstenii, Joh. Morini, Abr. Ecchellensis, Nic. Peyrescii, Pet. A Valle…dissertationibus epistolicis enucleatae, G. Wells, Londres 1682, 487 p. Ouvrages manuscrits d’Abraham Ecchellensis cités dans ce volume Catalogus codicum mmss. Linguarum orientalium Vaticanae Bibliothecae … Inceptus ab Abrahamo Ecchellense et absolutus a Io. Matteo Naironio Banesio Maronitis…, 1686, Rome, Bibliotheca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 13201. Nomenclator arabico-latinus, Paris, BNF, MS Arabe 4345.

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LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES DANS LES RÉFÉRENCES

ACF : Archives du Collège de France, Paris ASCPF : Archivio Storico della Congregazione « De Propaganda Fide », Rome SOCG : série de l’ASCPF : Scritture Originali Riferite alle Congregazioni Generali CP : série de l’ASCPF : Congregazioni Particolari ASF : Archivio di Stato di Firenze ASR : Archivio di Stato di Roma BAV : Biblioteca Apostolica Vaticana, Rome BNCF : Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze BNF : Bibliothèque Nationale de France, Paris MEFRIM : Mélanges de l’École Française de Rome Italie et Méditerranée

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INDEX DES NOMS DE PERSONNES

‘Abd Al-Malik (calife omeyyade) Abel (Léonardo) Abel (T. M.) Abhârî (Athîr al-dîn al-) Abraham Abû ‘Ubayd Abû Hanîfa Abû Mashar Abudacnus Acosta (José de) Acurius (Josephus) Adrien de la Brosse (capucin) Afrahat Afranius Alberizzi Alessio da Todi (OFM) Alexandre (archimandrite de Saint-Maron) Alexandre VII (Chigi) Alhazen Allatius (Leo) Allestry (James) Ambrosius (Theseus) (Theseo Ambrogio degli Albonesi) Amira (Georges) (Jirjîs ‘Amîra) Ammonas Anaesius (Moïse) (Anaissi) Anquetil-Duperron (Abraham-Hyacinthe) Antimos (pat. de Constantinople) Antoine (saint) Antonio da Virgoletta (OFM) Antonio dell’Aquila (OFM) Apollonius de Perga Archimède Arcos (Thomas d’) Aristée Arnauld (Antoine)

162 38, 94 181 184 93 92 180 86 89 60 104, 128 19 130 105 75 72 153 24, 44 194,195 23, 30 – 32, 37, 42, 198, 206, 211 200 104-106, 128 104, 110-114, 139 43 139 163 159 43, 54 70 30, 31, 69, 71, 77, 78 10, 17, 24, 26, 27, 35, 38, 42, 191198, 200, 201 47, 192 18 192 46, 49, 206, 208, 212, 213

219

Arsène (évêque de Ainqara) ‘ Ashûr (Mustâfâ) Assemani (famille) Assemani (Giuseppe Simone) Assemani (Stefano Evodio) Aubertin (Edme) Audio (Giacomo) (‘Awad) Augustin (saint) Averroès Avicenne (Ibn Sinâ) Azzopardi (Francesco) Babai le Grand Bacon (Francis) Badger (George Percy) Bandini (Cardinal Ottavio) Bâr Shushân (Jean) Bar Zobi (Jean) Barachias Nephi Barberini Barberini (cardinal Antonio) Barberini (cardinal Francesco) Barhebraeus Baronio (Cesare) Bar-Phincaje (Ioannes) Barthélemy l’Anglais Bartolomeo da Pettorano (OFM) Basluqîtî (Youssef al-) Baumstark (Anton) Bayle (Pierre) Bedwell (William) Bellarmin (Robert) Benoît XIII Bianchi (Riccardo) Bibliander (Theodor) Blanc (marchand français de Saïda) Bonnici (Fabrizio) Boot (Arnold) (Arnoldus Bootius) Borelli (Giovanni Alfonso) Borromeo (Federigo) Bouard (Michel De) Brerewood (Edward) 220

165 180 62 39, 47, 50, 112, 121-133, 157, 159161, 168, 170 124, 131 203 41 147 45, 182 188 73 123 88, 176 131, 133 24, 63, 113 140 103, 112, 116 82, 85 24, 27, 209 24, 27, 46 24 – 26, 81 – 83, 91, 116 103, 107, 110, 116 43, 69, 164 168 186 70, 72 114 131 50, 128 89 66, 70 34 32 96 15 73 112, 127 24, 31, 42, 46, 47, 191, 196 – 201 61, 70, 90 187 210

Index des noms de personnes

Bertram Breydy (Michel) Brice de Rennes (capucin) Brigaglia (Aldo) Brockelmann (Carl) Brosse (Gui de la) Bukhârî Buxtorf (Jean) Caetani (Cardinal Luigi) Caninius (Angelus) Capponi (Cardinal Luigi) Caracciolo (Francesco) Carafa (Cardinal Antonio) Carali (Abdalla Corelli / ‘Abdallâh Qarâ‘alî) Carali (Paolo) (Bûlus Qarâ‘alî) Carmaniensis (Georges) (Karmsaddânî) Cartari (Carlo) Cassien de Nantes (capucin) Cayet (Victor Pierre) (Victorius Petrus) Cedrenus (Giorgius) Célestin (pape) Celestino di Santa Ludivina (carme déchaux) (Peter van Gool) Cerri (Urbano) Champollion (Jean-François) Charles Quint Clagett (Marshall) Claude (Jean) Clément VIII Coislin (Duc de) Colbert (Jean-Baptiste) Comandino (Federico) Côme II (Médicis) Côme III (Médicis) Constantin 1er Copus (Pietro Paolo) Corbin (Henry) Corneille (Bonaventure)(Bonaventurus Cornelius Bertramus, dit « Maître Corneille ») Costabel (Pierre) Cramoisy (Sébastien et Gabriel) Cyprien (saint)

110 159, 160, 166 30, 69, 77 196 172 173 178 109, 110 110, 140 128 29, 31, 126 68 101 17, 18 10 139 10, 11 82 108 163 142 30, 37, 69, 73, 74, 200 76 84 106 194, 195 49, 50, 203-209 139, 210 97 38 195 196 24 120 63 187 108 189 29, 56, 171 147

221

Cyrus (pat. d’Alexandrie) Dādīšō‘ Dâmirî Dandini (Jérôme) Dati (Carlo Roberto) Dauvergne (d’Auvergne) (Jacques) David David (archevêque) David (juif de Saïda) Denys de Thrace Denys l’Aréopagite Desreumaux (Alain) Dieu (Ludwik De) Diodore de Tarse Dioscore Dippy (Pierre) (Butrus Di’b / Diyâb) Diryan (Yûsuf) Dobelo de Nisibe (Marco) Domenicus Germanus de Silésie (OFM) Domingo de Jesús María (carme déchaux) Doni (Giovan Battista) Dupuy (Pierre et Jacques) Durand (David) Duval (Jean-Baptiste) Duval (Pierre) Duwayhî (Istifân al-) (Stefano Edenensis) Ebedjesus (‘Abdîshô‘ bar Jean, métropolite de Gâzartâ, patriarche chaldéen) Ebedjesus Sobensis (‘Abdîshô‘ bar Brîkâ) (Abdisho) métropolite de Nisibe

Ecchellensis (Abraham) (Ibrahîm al-Haqilânî) Ecchellensis (Dionisio) Eliano (Jean-Baptiste) Élie de Nisibe Elsevier Enoch Éphrem (saint) Erpenius (Thomas) (van Erpen) Estienne (Henri) 222

158, 159 130 172 50, 139, 210 200 28, 30, 57 93 165 15 103 126 116 109, 110 129 140, 145, 146, 153 12, 93 163 39 41, 71, 77, 91, 92, 96, 97 60 26, 197 29 96 57 96 33, 44, 155, 159-161, 167, 168, 170 124, 125, 167 25, 36, 47, 49, 50, 112, 119, 121, 122, 124-127, 130, 131, 167, 204, 205, 211, 212 passim 34 19, 67, 210 112, 116, 127 109 86 129, 130, 144, 147 40, 89 – 92, 110 108

Index des noms de personnes

Euclide Euthychès Euthychès d’Alexandrie Eutocius Eutychianus (pape) Fabricius (Johann Albert) Fabroni (Angelo) Fabrot (Charles-Annibal) Fakhraddîn (émir) Fârîsî (al-) Fenech (Salvatore) Ferdinand II (Médicis) Ferdinand III (Habsbourg, empereur) Ferrari (Franco) Fîrûzâbâdî (al-) Flavigny (Valérien de) Francesco da Malta (OFM) Gabriel de Philadelphie Galilée (Galileo Galilei) Gamerio (Sergio) (Sarkîs al-Jamrî) Gaspar de Chypre Gaulmin (Gilbert) Gemayel (Nasser) Gérard de Crémone Ghazâlî (al-) Giattini (Giambattista) Giggei (Antonio) Goar (Jacques) Golius (Jacob) (van Gool) Gormann (J.) Graf (Georg) Grégoire de Nysse Grégoire XIII Grotius Grunebaum (G.E. Von) Grünes (Christoph) (Christophorus Crinesius) Guadagnoli (Filippo) Guillaume de Moerbeke Guillaume de Tyr Habbi (Joseph)

192, 194 145, 146, 153, 158 35, 45, 156 192, 195 147 109 10, 18, 21, 168 29 11, 12, 14-16, 18-20, 22, 40, 99, 112, 152, 169, 207 194 73, 74 17, 24, 196 83 120 89, 91, 93, 97 13, 28, 40, 50, 54, 55, 58, 138 72 208 45, 196 28, 39 136 28,29, 91, 181 9, 10, 13, 19, 168 194, 195 45, 182, 188 69 41, 90-92, 96, 97 163 37, 41, 73, 82, 91, 97, 196, 197, 200, 201 109 168, 172, 183 147 9, 101, 139, 140 213 181 109 30, 31, 40, 47, 63, 67, 73, 77, 78 195 156, 211 133

223

Hajarî (Ahmad ibn Qâsim al-) Halley (Edmund) Hamel (Jean-Baptiste du) Heath (Thomas L.) Hélène (sainte) Herbelot (Barthélémy d’) Hermès Trismégiste Hesronita (Giovanni) (Al-Hasrûnî) Hesronite (Jean-Baptiste) (Al-Hasrûnî) Heyberger (Bernard) Heyl Hilaire (saint) Holstenius (Lucas) (Lukas Holste) Hoornbeeck (Johannis) Hormisdas (pape) Hottinger (Johann Heinrich) Hubert (Etienne) Huygens (Christiaan) Ibn ‘Abbâs Ibn Abî Hilâl al-Himsî (Hilâl) Ibn Abî Shukr al-Maghribî Ibn al-Hâjib Ibn al-Haytham Ibn al-Qilâ‘î (Gabriel) Ibn al-Râhib (Butrus) Ibn al-Tayyib (‘Abdallâh Abul Faraj) Ibn Anas (al-Rabî‘) Ibn Bukhtîshû‘ (‘Ubayd Allâh) Ibn Dawud ibn Hassan (Simon, patriarche maronite) Ibn Fâris Ibn Hanbal Ibn Jubayr Ibn Mûsâ (al-Hasan) Ibn Qurra (Thâbit) Ibn Sahl Ibn Sayyid ‘Alî (Ya’qûb) Ibn Wahshiyya Idris Idrisî (al-) Ignace Abdallah (patriarche syrien) 224

90 192, 195, 201 189 201 120 50 85, 86, 87 14, 41, 136 19, 40, 44, 114, 135-145, 148-150, 177 135, 136, 138 127 147 24 – 27, 29, 30, 32, 66, 81, 91, 197 213 44, 153 37, 49, 125, 128, 129, 212 57 189 178 193 193 40 192, 194 152, 169 55, 162 168 178 39, 172, 173 104 89, 91 178 178 193 193 193 98 86 86 97 106

Index des noms de personnes

Ignace de Loyola Ingoli (Francesco) Innocent X (Pamphili) Innocent XI Iona (Giovan Battista) Isaac Isaac le Syrien Isaïe Isfahânî (Abû-l-Fath al-) Ishai Shimun (patriarche de l’Église d’Orient) Issa (Mireille) Jacques (Bardaeus) Jacques de Batnan Jacques de Saroug Jacques d’Édesse Jacques (saint) Jawharî (al-) Jean Chrysostome Jean Damascène Jean de Dara Jean de Palerme Jean le moine (Jean d’Apamée) Jean-Baptiste (saint) Jérémie Jérôme (saint) Jules (Africain ?) Julien d’Halicarnasse Juste de Beauvais (capucin) Justinien II Kahlân (Fils de Saba’) Kelaita ((Joseph) (Yausef d-Bēt Qellāitā) Kepler (Johannes) Ketton (Robert de) Khâzin (Abû Nawfal al-) Khâzin (Abû Sâfî al-) Khâzin (Cheikhs) Khayyâm (al-) Kircher (Athanase) Kindî (al-) Larcher (Pierre)

100 20, 61, 63, 72, 74, 75, 79, 140 46 76 33, 87 93 144 93 46, 193, 196 132, 133 168 140 129 129 103, 129 156, 160, 205 89, 91 143 142 126, 160 195 129 146 93 43 129 129 186 152, 162-165 162 132, 133 191, 196 96 34 19 19 194 25, 30, 32, 37, 42, 46, 69, 70, 8188, 99, 200 193 77, 78

225

Le Fèvre de La Boderie (Guy) (Guido Faber Boderianus) Le Jay (Claude) Le Jay (Guy-Michel) Léon I (saint) Léon X Leonardi (Giovanni) Léopold (de Médicis)

107 100 28, 53, 93, 181 140, 146, 147 104 68 17, 18, 22, 24, 25, 33, 197-199, 201 Lescuier (Denis) 105 Levi Della Vida (Giorgio) 9, 126 Ligaridius (Paysius) (Païssios Ligaridès) 206 Lomellino (Ignazio) (Lomellinus) 113, 140 Lorenzo da Làmmari (OFM) 72 Lorraine (Famille de) 12 Louis XIII 25 Louis XIV 167 Lucaris (Cyrille) 37 Ludovico da Malta (OFM) 71 Lulle (Raymond) 59 Luna (Giuseppe) (Yûsuf Ibn Hilâl al-Tûlawî) 31, 110 Ma‘mûn (Al-, calife abbasside) 45, 180 Macedo (Francisco) 67 Macedonius 149 Masius (Andreas) (Maes) 103, 107, 108, 129 Magni (Domenico) 33 Mahomet (Muhammad) 47, 56, 95, 172, 180, 182, 183 Mai (Angelo) 122, 124 Marc (saint) 35 Marie de Médicis 173 Maron (Jean) 44, 114, 115, 152, 153, 155 – 161, 167-169, 205 Maron (saint) 152, 155, 211 Maronio (Giorgio) 22 Marracci (Ippolito) 23, 78 Marracci (Ludovico) 30, 31, 40, 50, 63, 68, 73, 96 Martin Le Jeune 105 Martinius 109 Maruta de Tagrit 140, 153 Matthiolo (Mattiolo) (Petrus Andreas Mattheolus) 15 Maurolico (Francesco) 195, 196 Maxime le Confesseur 159 226

Index des noms de personnes

Maybûdî (Mîr Husayn Ibn Mu‘în al-Dîn al-) Mazarin (Cardinal) Médicis Memmus (Giovanni Battista) Ménechme Ménélaüs Mercier (Jean) (Johannes Mercerius) Mersenne (Marin) Metoscita (Butros) Meynier (Bernard) Miquelin (Pierre) Mitek a Kronens (Zacharia Domenico) (Acsamitek di Kronenfeld) Moïse Moïse (prêtre syrien de Mardin) Moïse bar Képha Mondin (André) Morel (Guillaume) Morelli (P. Angelo Morelli di San Domenico) Morin (Jean)

54, 183, 184 27, 29, 38, 57, 91, 171, 177, 182 14, 24 195 192 193 105, 108 29, 32, 34, 35, 48, 197, 200 14, 67, 112 204 176

31 93 106, 107, 129 129 28, 181 105 31, 198, 199 23, 25, 27, 32, 44, 50, 53, 127, 128, 151, 153, 155, 157, 163, 166, 208, 209 Moukarzel (Joseph) 168 Mutarrizî (al-) 89 Mydorge (Claude) 196, 197 Mylon (Claude) 35 Myricaeus (Caspar) 109 Na‘matallâh (Ignace) 196 Nadîm (al-) 192 Nairone (al-Nimrûnî al-Bânî) (Constance) 34 Nairone (Naironus) (al-Nimrûnî al-Bânî) (Fausto) 24, 25, 43, 44, 155, 156, 159, 160, 161, 167, 170, 211 Nairone (Naironus) (al-Nimrûnî al-Bânî) (Giovanni Matteo) 25, 39, 67, 200 Nairone (Naironus) (al-Nimrûnî al-Bânî) (Nicola) 34 Napoléon Bonaparte 120 Narsai 130 Neckam (Guillaume) 186 Nestorius 47, 130, 131, 158 Nicole (Pierre) 207 Nihusius (Barthold) 32, 37 Nix (Ludwig) 201

227

Numysius Obicini (Tommaso, da Novara) (OFM) Pappus d’Alexandrie Pardies (Ignace-Gaston) Pastrizio (Giovanni) Paolini (Stefano) Paul d’Anbar Paul V Pedro de Alcalá Pedro de la Madre de Diós (carme déchaux) Peiresc (Nicolas Fabri de) Peyssonel Philoxène de Mabboug Photios Pie IV Piget (Jacques) Pizzorusso (Giovanni) Plantin (Christophe) Platon Pline l’Ancien Plunkett (Oliver) Pococke (Edward) (Senior) Postel (Guillaume) Poumarède (Géraud) Prevosteau Qarahisârî (Mustafâ ben Shamsaddîn al-) Quantin (Jean-Louis) Raggio (Bruno) Raimondi (Gianbattista) Rancati (Ilarione) (Hilarion Rancatus) Raphelengien (François) (Raphelengius / Frans van Ravelingen) Rashed (Roshdi) Rassām (Nimrod) Ravius (Raue) (Christian) Reitzenstein (Richard) Relandus (Adrianus) Renaudot (Eusèbe) Renazzi (Filippo Maria) Rhodes (Alexandre de) Ricci (Michelangelo) Richard (Claude) 228

129 40, 63, 69, 70-72, 83, 92 195 189 67 70 123 60, 64, 67, 69 89 60 18, 25, 32, 37, 42, 81-83, 189 179 129 36 67 176 10 107, 108 188 179 67 32, 37 40, 105-107, 128 21 108 90 43 210 38, 57, 61, 196 25, 34, 113, 120, 140 40, 89, 90, 94, 108, 110 201 132 35, 197, 201 87 96 22, 50, 51, 169, 207, 211 38 79 27, 31, 38, 197, 198 196

Index des noms de personnes

Richelieu (cardinal de) Richter (Johannes) Rietbergen (Peter) Risi (Sergio) (Sarkîs Rizzî) Rivet (André) Rizzî (Mikhâ’îl) Rizzî (Sarkîs) Roberval (Gilles Personier de) Romanos (Michel) Roviere (Petrus de la) Ruska (Julius) Ryer (André du) Saba (reine de) Saghânî (al-) Salamas Salomon San Cecilia (Cardinal) Saumaise (Claude) Savary de Brèves (François) Scaliger (Joseph-Juste) Schipani (Maryam) Sciadrensis (Isaac) (Sciadrense) (Ishâq al-Shadrâwî) Scialac (Vittorio Scialac Accurensis ou Accorense / Nasrallâh Shalaq al-‘Aqûrî) Scott (Walter) Séguier (Pierre) Selden (John) Sévère d’Alexandrie Sévère d’Antioche Shâfi‘î (al-) Shirâzî (‘Abd al-Mâlik al-) Shirâzî (Abû al-Husayn al-) Shirâzî (Molla Sadra) Sidarus (Adel) Simon (évêque maronite de Tripoli) Simon (Richard) Sionite (Gabriel) (Jibrâ’îl al-Sahyûnî)

20, 24 -26, 53, 54, 186 109 10, 151, 168 38, 113, 114, 139 34, 35 139 139 189 132 109 87 29, 38, 96, 97 20 89 85 20, 182, 185 27 83 23, 38, 53, 182, 186 89 11 12, 18, 111, 112, 116, 117 20, 22, 39, 41, 57, 63, 67, 70, 91, 96, 97, 136, 140, 141, 148, 169 87 24, 27-29, 38, 56, 57, 90, 181 34, 37, 45 108 129 175 197 193 187 55 106 44, 46, 50, 128, 151, 157, 166, 203, 208-213 21, 25, 26, 28, 39-41, 50, 53-55, 57, 58, 70, 96, 97, 112, 136, 138, 169, 176, 177, 181, 206, 207, 211, 212

229

Sirleto (Domenico) Sirmond (Jacques) Slane (William Mac-Guckin de) Soderini Sullâqâ (Jean) Suyûtî (Jalâl al-Dîn / ‘ Abd Al-Rahman Ibn Abî Bakr al-) (Gelaldinus) Terracina (Thomas) Théodore « le traducteur » Théodore le Nestorien Théodoret de Cyr Théophane d’Antioche Théophane le Confesseur Thévenot (Nicolas Melchisedech) Thomas a Kempis Thomas d’Aquin Thomas de Kafartab Thomas de Saint-Joseph (carme déchaux) Tirmidhî (al-) Tisserant (Eugène) Tite Live Tomás de Jesús (carme déchaux) Toomer (Gerald J.) Torricelli (Evangelista) Traini (Renato) Tremellio (Emanuele) (Johannes Immanuel Tremellius) Troupeau (Gérard) Tûsî (Nasîr al-Dîn al-) Tûsî (Sharaf al-Dîn al-) Ubaldini (Cardinal Roberto) Urbain VIII (Barberini) Valla (Giorgio) Valle (Pietro della) Vattier (Pierre) Vautier (François) Ver Eecke (Paul) Vigile (pape) Vincent de Beauvais Vitelleschi (Muzio) Vitray (Antoine) Viviani (Vincenzo) 230

93, 94 29 173 22 125 55, 81, 85, 87, 93, 172, 173 139 129 129 43, 131, 152 156 163, 164 28, 32, 173, 182, 200 69 137, 143 152, 154, 169 74 178 124 182 60 201 27, 197 184 108, 129 171 193 194 14, 140, 141 24, 25, 27, 81, 140 195 63, 83 29 173, 174 201 146 186 62 53 32, 199, 200

Index des noms de personnes

Vööbus (Arthur) Waser (Caspar) (Waserus) Widmanstetter (Johann Albrecht) Witelo Wright (W.) Yûsuf Day Zaccaria (théatin) Zamakhsharî (al-) Zarnûjî (Burhân al-Dîn) Zonaras (Jean)

133 104, 108 104, 106, 108, 128 194, 195 131 17 140 91 38, 45, 49, 55, 175, 180, 181, 212 163

231

INDEX DES NOMS DE LIEUX

Abbey Abruzzes Afrique Ainqara Aix-en-Provence Alcala Alep Alexandrie Allemagne Amérique Amsterdam Angleterre Antioche Anvers Arabie Arménie Asie ‘Ashqut Avignon Babylone Bagdad Bâle Barbarie Beyrouth Bologne Camaiore Cambridge Cannoubin Chalcédoine Chio Chypre Collège maronite (Rome)

Collège Royal (Paris) Collège Urbain (de la Propagande) (Rome)

232

42 68 17, 81, 87, 137 165 81, 82 36 12, 17, 33, 69, 74, 155 35, 56, 159 71, 82, 100, 109 61 35 89 154, 211 36, 60, 107, 129 56 152, 162 73 159 82 86 67, 132 35, 109 17 11, 14, 19 104, 106, 128, 195 68 39 19, 139 140, 146, 147, 153 67 22, 179 9, 13, 14, 50, 51, 53, 62, 67, 91, 94, 99, 101, 102, 110 – 113, 116, 129, 135, 136, 139, 151, 165, 167 12, 13, 21, 26, 28-30, 39, 53, 54, 57, 58, 93, 105 67, 73, 74-76

Index des noms de lieux

Constantinople Damas Dyarbakir Égypte Ehden Éphèse Erfurt Ernaculam (Inde) Escorial Espagne Éthiopie Europe

Famagouste Florence France Galilée Gâzartâ Genève Goa Grenade Hama Hâqil (Haqel) Hasrûn (Hesron) Heidelberg Hijâz Hira Hollande Homs Illyrie Inde Istanbul Italie Jbayl (Byblos) Iéna Jérusalem Kérala

37, 90, 149, 159, 197 42, 88, 113, 114 124, 196 37, 81, 82, 84 - 86 19, 110 144 32 132, 92 71 70 20, 37, 43, 51, 63, 78, 83, 86, 87, 89, 90, 92, 103, 104, 107, 111, 117, 120, 128, 133, 135, 171, 180, 194196, 201, 203 22 10, 14, 16, 22, 24, 26, 38, 71, 91, 196, 197, 200, 207 21, 26, 46, 57, 67, 71, 82, 83, 89, 91, 93, 106, 136, 167, 186, 209, 213 33 124 60, 108, 109 76 89 154, 155 113 41 38, 127, 128 56 56 197, 200 154, 155 61 49, 115, 116 14 18, 28, 29, 37, 57, 59, 70, 71, 72, 76, 91, 93, 197 11, 12 109 22, 91, 120, 185 116

233

Kiel Kisruwân Kottayam La Haye La Mecque Le Caire Leipzig Leyde Liban (Mont-Liban)

Livourne Londres Louvain Lucques Magliano dei Marsi Malte Mardin Maroc Mayence Messine Milan Mossoul Naples Nicée Nisibe Ombrie Oronte Ourmia Oxford Palestine Paris

Pavie Pays-Bas Pesaro Phénicie Pise

234

197 19 116 34 95 33, 82, 88 49, 201 11, 37, 39-41, 89-91, 108-110, 200 10, 12, 14, 19, 20, 22, 33, 110, 111, 115, 117, 136, 152, 154, 155, 159, 162, 163, 179, 207, 210, 211 15 – 17, 21, 72 36, 131, 200 107 68 68 16, 41, 64, 72-76, 83, 86 106 37 30, 32, 37, 82, 127 196, 198 41, 61, 64, 70, 90 132 14, 66, 68, 72 24, 35, 55, 144, 212 39, 112, 119, 124, 167 72, 154 132 11, 37, 39, 101, 201 92 9, 11, 12, 21, 24-27, 29, 30, 35, 36, 38, 39, 40, 42, 53–55, 57, 70, 84, 93, 99, 105, 108, 127, 128, 138, 151, 173, 176, 182, 184, 197, 198, 200, 209, 213 105 90, 108 195 12, 20 9, 18, 19, 31, 33, 39, 72, 81, 91, 100, 198

Index des noms de lieux

Pologne Port-Royal Prague Quzhayya Ravenne Reggio di Modena Reims Romagne Rome

Safed Saïda (Sidon) Saint-Antoine (monastère du Liban) Salerno San Pietro in Montorio (Rome) Sapienza (Université de Rome) Schnurgast Sicile Silésie Spalato Suisse Syrie Tagrit Terre Sainte Thozhiyur Thuringe Tolède Torcigliano Toscane Trente Trichur Tripoli Tunis Utrecht

33 203, 204, 206 -209, 213 196 110 20, 94 106 13 72 9-12, 15, 17, 18, 20-22, 24-26, 29- 37, 39-42, 44, 50, 51, 53, 54, 57, 59 – 64, 66, 67, 69-76, 79-84, 86, 87, 91 – 93, 99-101, 106, 107, 110-113, 116, 119, 120, 122, 124, 127, 129, 131, 135, 136, 138, 140, 151, 165, 167, 196-198, 203, 205208, 210, 211 33, 87 12, 14-17, 21 12, 111 72 26, 66, 69-73, 75, 76, 91 25, 30, 34, 39, 53, 62, 65, 67, 87 91 14 70, 91 64 108 14, 18, 137, 153, 162 153 12, 20, 69, 71, 72, 76 116 32 137 68 10, 14, 16-18, 25, 71, 72, 91, 169, 188, 199 100, 136, 141, 147 116 12, 18, 106 16-18, 20, 22, 51, 81 180

235

Vatican (Bibliothèque Vaticane)

Venise Vienne (Autriche) Vienne (France) Vincennes Wittenberg Yémen (Arabie Heureuse) Zurich

236

10, 13, 18, 25, 30, 31, 38, 39, 42, 47, 50, 62, 63, 67, 87, 91, 93, 94, 101, 120-124, 126, 131, 184, 207 50, 57, 64, 70, 89, 90, 107, 195 106, 107, 128 59 53 109 163 127

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES,

SCIENCES RELIGIEUSES vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l'Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L'essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l'origine de la Grande Perfection dans la tradition ìrNying ma pa' 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe. L'invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l'histoire des ordres et congrégations religieuses (France, XVIe-XIXe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) XVIII + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d'un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2

237

vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze IV + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës X + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas XVI + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux VIII + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L'être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion XII + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes VIII + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d'Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse XII + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7

238

vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne XVIII + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1

vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant VIII + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9

vol. 126 (Série ìHistoire et prosopographieî n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3

vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l'histoire de l'art religieux en France à l'époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série ìHistoire et prosopographieî n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale II + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d'un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières VII + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du XVIIe siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6

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