L'exil dans la littérature grecque archaïque et classique 9782343213613, 2343213615

Dans la littérature grecque archaïque et classique, l'exil apparaît et évolue dans des contextes politiques détermi

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L'exil dans la littérature grecque archaïque et classique
 9782343213613, 2343213615

Table of contents :
INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE PREMIER
L’EXIL PENDANT LES RÉGIMES OLIGARCHIQUES
CHOISIR L’EXIL
TABLE DES MATIÈRES

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Amandine Gouttefarde est professeur de lettres classiques en lycée, docteur en études grecques et membre extérieur du laboratoire EDITTA de l’université Paris-Sorbonne. Après avoir réalisé sa thèse sur l’exil dans la littérature antique, elle s’attache à l’étude de l’exil dans la culture grecque contemporaine, afin d’examiner les parallèles possibles entre ces périodes dans des œuvres littéraires, cinématographiques et musicales. Ses domaines de recherche sont la marginalité liée à l’exil dans l’Antiquité, mais aussi la transmission des concepts de xenitia ou de double exil issus de l’expatriation grecque, à travers les siècles, et de façon plus générale l’évolution des représentations culturelles issues de la Grèce antique.

En couverture : Grand masque tragique attribué au sculpteur Silanion. Milieu du ive siècle av. J.-C. Musée archéologique du Pirée.

ISBN : 978-2-343-21361-3

42 €

Amandine Gouttefarde

Dans la littérature grecque archaïque et classique, l’exil apparaît et évolue dans des contextes politiques déterminants. Du VIIe au IVe siècle avant J.-C., à travers les régimes tyranniques et oligarchiques, mais aussi durant la démocratie, c’est une mesure à la fois punitive et préventive qui sert à maintenir un pouvoir en place, tendant à évoluer vers une modération des expulsions, à travers notamment l’ostracisme, tout en étant de plus en plus encadrée par la législation. L’exil peut également être une démarche volontaire pour fuir les malheurs de l’existence, échapper à un procès ou encore s’éloigner d’une cité corrompue. Au-delà de cet ancrage politique, les représentations de l’exil et des exilés participent à un imaginaire riche qui est exploité dans tous les genres littéraires de cette période. Ces représentations font naître une réflexion sur l’histoire et l’état de la démocratie, ainsi que sur la dimension métaphorique de l’exil. De plus, les malheurs de l’exil, les plaintes ou la souillure qui lui sont associées côtoient des représentations moins attendues, telles que celle d’une communauté active et vindicative d’exilés ou encore celle d’archétypes du bon ou du mauvais exilé. L’exil prend souvent fin lorsque l’on intègre une terre d’accueil ou que l’on est rappelé dans son pays d’origine, mais peut tout aussi bien être à perpétuité et parfois perdurer au-delà de la mort. Enfin, l’abondance de ses représentations, autant que de son vocabulaire, fait de l’exil une image propre à illustrer des concepts politiques et philosophiques de premier plan dans la pensée grecque.

L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique

L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique

Amandine

Gouttefarde

L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique

EL Espaces Littéraires

L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique

Espaces Littéraires Collection fondée par Maguy Albet et dirigée par Jérôme Martin Cette collection est consacrée à la publication d’œuvres de recherche universitaire dans le domaine des études littéraires. Privilégiant la littérature contemporaine, elle est ouverte à toutes les aires culturelles. Dernières parutions Gilles GONTIER, Sous le fleuve de lumière, Joseph Joubert, de mémoire, 2020. Hamsa EL SOLH, Les rêveries du monde dans le roman totalisant, 2020. Vicky GAUTHIER, Rachilde, écrivaine fantastique monstrueuse, 2020. Jean-Charles HUCHET, La joie haineuse. Le moment pamphlétaire de Louis-Ferdinand Céline, 2020. Gérard BERTOLINI, L’écriture, une déjection ?, 2020. Marie-France DESERABLE-ADAM, L’Orgie sadienne ou Les Plaisirs de la grammaire, 2020. Aline CHARLES, Écrire le voile, Réponses aux discours coloniaux et patriarcaux dans les œuvres d’Évelyne Accad et Assia Djebar, 2020. Alain MOREEWS, Virginia Woolf. Une courageuse traversée, 2020. Jean-Valère BALDACCHINO, Mauriac et Camus, prix Nobel de littérature, 2020. Marie-Antoinette BISSAY, À la découverte des espaces de Vassili Golovanov entre Éloge des voyages insensés et Espace et labyrinthes, 2019. Annick GENDRE (dir.), Polyphonies littéraires francophones transcontinentales, Frontières, fronts tierces ?, 2019. Maurice WEYEMBERGH, Littérature et terreur, 2019. Boubakary DIAKITÉ, Écritures et désécriture dans les romans africains, 2019. Elena FERNÁNDEZ-MIRANDA, Les fantasmes d’Apollinaire, 2019. Michèle FINCK et Yves-Michel ERGAL (dir.), Anise Koltz l’inapaisée, La poésie entre les langues, 2019.

Du même auteur

« Faut-il accueillir ou non les exilés ? Représentation d’un dilemme dans la littérature grecque archaïque et classique », in VIAGGIATORI. CIRCOLAZIONI, SCAMBI ED ESILIO (SECOLI XII-XX), septembre 2017. « Identité et langue grecque dans l’œuvre cinématographique et romanesque d’Elia Kazan » in Elia Kazan : la confusion des sentiments, dir. Jean-Michel Durafour & José Moure, Presses Universitaires de Provence, 2019. « « Chercher sa patrie dans l’exil » : échos poétiques de l’exil dans la culture grecque antique, moderne et contemporaine », dans la revue Alkémie « L’exil », n°24, Éditions Garnier, janvier 2020. « Lieux communs et représentations littéraires des exilés » dans Political Refugees in the Ancient Greek World, dir. Laura Loddo, revue Pallas n°112, juin 2020. « Expier sur les routes : exil et mendicité dans la littérature grecque » in Mendiants et mendicité dans la Grèce ancienne, dir. Etienne Helmer, Éditions Garnier, collection Kaïnon, 2020. « L’âme est-elle exilée dans le corps ? Réflexions sur l’origine d’une croyance néoplatonicienne », dans la revue Alkémie « L’âme », n°26, Éditions Garnier, janvier 2021.

© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’École-Polytechnique ‒ 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-21361-3 EAN : 9782343213613

Mes remerciements sincères vont à Madame Dominique Arnould, qui fut une directrice de thèse exigeante, bienveillante et inspirante, ainsi qu’aux autres membres du laboratoire EDITTA de l’Université Paris-Sorbonne, qui m’ont permis de mener à bien mes travaux de recherche. Mon affection profonde et inaltérable va vers mon mari Baptiste qui m’a encouragée et soutenue durant l’élaboration finale de cet ouvrage, et également vers mes parents qui en ont suivi toutes les étapes, depuis sa conception, il y a plusieurs années, à sa publication.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

L’exil dans la Grèce antique a été, ces vingt dernières années, le sujet d’une réflexion historique et politique particulièrement prolifique, mais cette réflexion demeure totalement morcelée en littérature. La confrontation des textes avec les recherches archéologiques ou sociologiques a ainsi permis d’examiner d’un regard neuf ce thème primordial pour une étude de la démocratie. Très récemment encore, en 2015, un ouvrage de Benjamin Gray, Stasis and Stability, Exile, the Polis and Political Thought, c. 404-146 BC1, proposait de prendre l’exil comme outil de réflexion politique à propos de la fin de la période classique et du début de la période hellénistique, en partant du constat suivant : « l’expérience ou la discussion à propos de l’exil a provoqué une réflexion politique fondamentale ou exposé des hypothèses politiques fondamentales2 ». Cette seule idée permet d’emblée de comprendre que l’étude de l’exil, depuis l’époque archaïque, est un moyen d’évaluer l’évolution de la démocratie et des cités et, pour cette raison, l’exil est un thème traditionnellement soumis à une réflexion exclusivement historique et politique. Les recherches littéraires sont en revanche timides voir quasi inexistantes. Dans la perspective d’une approche littéraire globale, il convient de ne pas tomber dans ce travers persistant qui consiste à morceler l’exil en études historiques d’une part, philologiques de l’autre et, de plus en plus, philosophiques ou psychologiques, dans l’idée que ces différents domaines peuvent apporter des éclairages complémentaires sur notre objet de travail principal, les textes littéraires. La critique historique elle-même prend de plus en plus le parti d’intégrer l’apport épigraphique et archéologique à l’étude de l’exil pour ne plus avoir comme unique témoignage les textes des historiens antiques ou des orateurs. De fait, sa contribution à une meilleure compréhension sur le phénomène complexe de l’exil est considérable et nous permet de dresser une contextualisation précise des différentes causes de l’exil au cours des deux grandes périodes qui retiennent notre intérêt dans le présent travail, à savoir l’époque archaïque et classique. La délimitation même de notre sujet est le 1 2

B. GRAY, Stasis and Stability, Exile, the Polis and Political Thought, c. 404-146 BC, Oxford University Press, 2015. Ibid., p. 4 : « experience or discussion of exile provoked fundamental political reflection or exposed fundamental political assumptions ». C’est nous qui traduisons les critiques étrangères, comme dans l’ensemble de l’ouvrage, sauf mention contraire.

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fruit de cette réflexion historique poussée qui met particulièrement en avant l’importance du politique dans le traitement de l’exil. Alors qu’autrefois on étudiait l’exil à la lumière des « événements historiques », la critique contemporaine préfère parler de « démocratie » ou de « cité ». Ainsi, nous garderons cette même approche pour contextualiser l’exil en parlant des trois principaux régimes politiques des deux grandes périodes que nous traitons : les régimes tyranniques de l’époque archaïque, la démocratie athénienne, avec notamment l’institution de l’ostracisme, et les régimes oligarchiques de la période classique. Le IVe siècle marque une étape importante au cours de laquelle la cité comme institution politique est en crise et les modalités d’exil ne sont plus les mêmes que pendant la démocratie du Ve siècle3. La limite de notre étude sera donc la veille de la paix macédonienne, dans les années 350 avant J.-C. Au-delà de cette période, de nombreuses études, dont des thèses4, se concentrent sur les exils sous Alexandre. L’ouvrage le plus récent et le plus complet sur le thème de l’exil pendant les périodes que nous étudions est celui de Sara Forsdyke, Exile, Ostracism, and Democracy5, paru en 2005. La critique S. Forsdyke y propose une réflexion historique et politique qui prend principalement appui sur des textes littéraires comme preuves historiques et sur les récentes recherches archéologiques. Elle dresse ainsi un état des lieux complet de l’évolution de la politique de l’exil depuis l’époque archaïque, agitée par des conflits entre élites, à l’époque classique où la démocratie athénienne agit de manière plus modérée, à travers notamment l’ostracisme, même dans les brefs épisodes oligarchiques, aussi bien dans la cité athénienne qu’à l’égard des autres cités grecques. Elle montre ainsi que le propos de la démocratie athénienne est de ne pas reproduire les exils massifs que l’on prête aux tyrans de l’époque archaïque. Sa dernière partie « Exile in the Greek Imagination6 » s’appuie sur une étude plus littéraire de certains extraits, mais dans l’optique de voir chez les auteurs une prise de position par rapport à la démocratie. Ainsi elle analyse l’utilisation de certains lieux communs, comme celui de l’expulsion des Héraclides ou du mythe du tyran qui expulse massivement, ce qui lui permet d’opérer une distinction entre les auteurs de la « tradition démocratique » (Hérodote, Lysias, Euripide) et ceux de la « tradition antidémocratique » (Thucydide, Xénophon, Platon). Dans une perspective historique également, Andrew Wolpert se concentre sur la période du régime 3 4

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B. GRAY place même ce basculement plus tôt, au moment de la seconde révolution oligarchique en 404 av. J.-C. K. TELSCHOW, Die griechischen Flüchtlinge und Verbannten von der archaischen Zeit bis zum Rekonstitutionsedikt Alexanders des Grossen (324), thèse de doctorat, Université de Kiel, 1952 (inédit) ; A. J. HEISSERER, Alexander and the Greek Exiles, thèse de doctorat, Université de Cincinnati, 1971 (inédit). S. FORSDYKE, Exile, Ostracism, and Democracy, The Politics of Expulsion in Ancient Greece, Princeton University Press, 2005. Op. cit., p. 240-277.

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oligarchique des Trente dans son ouvrage Remembering Defeat : Civil War and Civic Memory in Ancient Athens7 paru en 2002, et analyse notamment le mouvement de résistance des bannis en masse regroupés au Pirée qui a contribué à restaurer la démocratie. À la lumière d’études récentes sur l’identité et la mémoire, il montre qu’une manipulation idéologique s’opère dans les discours du début du IVe siècle visant à opposer de façon manichéenne le peuple en exil comme représentant de la démocratie et les Athéniens non exilés partisans de l’oligarchie afin de reconstruire une identité commune. Le rappel de ces exilés, nombreux pendant cette période, est donc soumis à une analyse critique permettant de révéler à quel point l’exil est fondateur de l’identité athénienne du IVe siècle. Sur le domaine précis de l’ostracisme, l’œuvre récente de S. Brenne8, datée de 2001, et l’ouvrage collectif Ostrakismos-Testimonien9 daté de 2002 proposent des lectures interprétatives des tessons retrouvés et des motifs parfois présentés10 qui favorisent une mise en perspective intéressante des témoignages littéraires sur l’ostracisme. Des articles aux objectifs plus ciblés, bien que plus anciens, proposent également de dresser un état des lieux précis des modalités de restitution des biens aux exilés et de la condition des réfugiés politiques en Grèce, à partir des historiens classiques11. Des ouvrages historiques anciens, dont l’approche nous semble maintenant dépassée par la critique, sont parfois utilisés dans notre travail, ne serait-ce que pour les tentatives d’études lexicales et littéraires qu’ils proposent. Ainsi, l’ouvrage de Jakob Seibert, Die politischen Flüchtlinge und Verbannten in der Griechischen Geschichte12, aborde de façon cloisonnée et presque sous forme de catalogue l’exil dans « l’histoire ». Il ne mentionne que le verbe φεύγω et ses substantifs dans l’étude des réfugiés et des exilés13, dissocie d’une part une « histoire des Phygades14 » en adoptant 7 8 9

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A. WOLPERT, Remembering Defeat : Civil War and Civic Memory in Ancient Athens, Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 2002. S. BRENNE, Ostrakismos und Prominenz in Athens : Attische Bürger des 5. Jahrhunderts v. Chr. auf den Ostraka, Vienne, 2001. P. SIEWERT, S. BRENNE, B. EDER, H. HEFTNER, W. SCHEIDEL, OstrakismosTestimonien, vol. 1 : Die Zeugnisse antiker Autoren, der Inschriften und Ostraka über das athenische Scherbengericht aus vorhellenistischer Zeit (487-322 v.Chr), Stuttgart : Historia Einzelschriften 155, 2002. Plus particulièrement S. BRENNE dans la partie « Die Ostraka (487-CA. 416 V. CHR.) als Testimonien (T1), p. 36-166. R. LONIS, « La réintégration des exilés politiques en Grèce : le problème des biens », Hellenika Symmikta, 1991, p. 91-109 ; R. LONIS, « La condition des réfugiés politiques en Grèce : statut et privilèges », Mélanges Pierre Lévêque, VII, 1993 (1988 pour l’article), p. 209-225. J. SEIBERT, Die politischen Flüchtlinge und Verbannten in der Griechischen Geschichte, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1979. Ibid., p. 2-3. Le sens est rapidement expliqué et il n’est pas fait mention d’autres verbes qui pourraient désigner l’exil. Ibid., p. 7-272.

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comme repère chronologique les guerres et les règnes, pour mettre en avant les exilés victimes de guerre ou de dissension intérieure, et d’autre part « le Phygas et son sort dans le miroir de la littérature grecque15 ». L’auteur ne cherche, dans cette seconde partie, qu’à explorer « dans les grandes lignes16 » de quelle façon « les poètes, historiens, orateurs et philosophes grecs voyaient les réfugiés et les exilés17 » et « quel rôle a joué la "littérature de l’exil18" dans l’histoire de la littérature grecque19 ». Il fait pour cela une description par genres littéraires20, puis propose des « structures et analyses21 ». On y trouve notamment une « structure sociologique22 » des exilés, un bilan sur la situation économique, familiale et relationnelle des exilés23, ou encore des réflexions sur le comportement de l’exilé politique vis-à-vis de son lieu d’origine ainsi que son influence24, comme son comportement à l’étranger25 ; enfin, les conditions de retour dans la patrie sont rapidement énoncées26. Pour clore son ouvrage, J. Seibert propose un bilan statistique des exilés politiques par cités27 et une définition du « sens de l’exil ». Le fil conducteur de l’« histoire » qui est proposé est davantage un état des lieux, sans étude de textes ni de vocabulaire, morcelé par un cloisonnement en trois parties. La proposition d’étude synthétique intitulée « structures et analyses » est faite d’observations, parfois chiffrées, d’ordre sociologique, qui prennent surtout appui sur les Historiens et qui tiennent peu compte, si ce n’est pas du tout, des remarques faites chez les autres auteurs dont il a pu être question, ni des objectifs initiaux28. De même, Élemer Balogh, dans son ouvrage Political refugees in ancient Greece from the period of the tyrants to Alexander the Great29 ne retient également que les substantifs φυγάς, φυγή, ἀειφυγία pour désigner l’exil imposé ou 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28

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Ibid., p. 275- 407. Ibid., p. 275. Ibid., p. 275. L’auteur entend par là « les œuvres des auteurs qui ont eux-mêmes été exilés ». Ibid. Ibid., p. 275- 350. Il propose comme catégorie finale les « lettres de l’exil ». Ibid., p. 353- 407. Ibid., p. 375-377. Ibid., p. 377-382. Ibid., p. 384-390. Ibid., p. 390-400. Ibid., p. 400-405. Ibid., p. 405-406. C’est ce qui pousse Jean-Marie HANNICK, dans son compte-rendu publié dans l’Antiquité Classique, à dire que « Monsieur Seibert suggère plus [...] qu’il n’apporte luimême de véritables solutions » et qu’« il reste à souhaiter, avec l’auteur lui-même, que l’on poursuive le travail ». (J.-M. HANNICK, « Jakob Seibert, Die politischen Flüchtlinge und Verbannten in der griechischen Geschichte », L’Antiquité Classique, Tome 52, 1983, p. 470-472. E. BALOGH, Political refugees in ancient Greece from the period of the tyrants to Alexander the Great, Roma : « L’Erma » di Bretschneider, 1943.

Introduction

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volontaire30. Un premier chapitre de quatre pages, « De l’usage tribal à la loi de le cité » décrit un soi-disant « usage tribal » de l’exil dont le « prototype31 » serait l’exilé pour meurtre, même lors de conflits entre tribus, pour une partie de la période archaïque32. Un second chapitre « Proscription et bannissement dans la cité » montre, pour le cas d’Athènes seulement, une validation de ce système énoncé précédemment33 dans le fonctionnement de la polis à la fin de la période archaïque34 et pendant l’époque classique35, avant d’explorer l’extension du modèle athénien dans son empire36, pour enfin observer le déclin et la chute de l’état classique grec37. Le chapitre 3 étudie les institutions de la Metoecia et la Proxenia38, la naturalisation39 et la persécution des réfugiés40. Enfin, un dernier chapitre étudie le rapatriement des réfugiés politiques41. De plus, on cite souvent l’article de C. Lécrivain, « L’exil politique dans l’histoire grecque42 », dans les ouvrages critiques comme un élément important de la critique littéraire, mais cet article, daté de 1919, ne dresse pourtant que de longues listes de tous les exils et exilés que l’on peut rencontrer dans la littérature grecque, sans contextualisation précise. En dehors de ces ouvrages historiques, la critique littéraire demeure muette sur le sujet depuis de nombreuses années43. Les textes des Historiens 30 31 32 33

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Ibid., p. 1. Ibid., p. 2. Ibid., p. 1-4. Ibid., p. 5: « La cité-état complètement développée a continué à maintenir la pratique de l’expulsion, mais l’a incorporée dans son propre système de lois avec une cohérence logique » (« The fully developed Greek city-state continued to maintain the practice of expulsion, but it incorporated it in its own system of laws with logical consistency »). Ibid., p. 5-12. Ibid., p. 12-19. Ibid., p. 19-30. Ibid., p. 30-40. Ibid., p. 42-46. Ibid., p. 46-52. Ibid., p. 52-56. Ibid., p. 57-82. C. LÉCRIVAIN, « L’exil politique dans l’histoire grecque, Mémoires de l’Académie des Sciences », Inscription et Belles Lettres de Toulouse, 11e série, vol. VII, 1919, p. 317-371. Nous nous permettons toutefois de renvoyer le lecteur à nos propres publications, sous forme d’articles ou de chapitre d’ouvrages, qui reprennent et développent certains thèmes et cas étudiés dans le présent ouvrage : GOUTTEFARDE, A., « Faut-il accueillir ou non les exilés ? Représentation d’un dilemme dans la littérature grecque archaïque et classique », in VIAGGIATORI. CIRCOLAZIONI, SCAMBI ED ESILIO (SECOLI XII-XX), septembre 2017 ; « « Chercher sa patrie dans l’exil » : échos poétiques de l’exil dans la culture grecque antique, moderne et contemporaine » in Alkémie « L’exil », n°24, Éditions Garnier, janvier 2020, p. 81-9 ; « Lieux communs et représentations littéraires des exilés » in Political Refugees in the Ancient Greek World, dir. Laura Loddo, revue Pallas n°112, juin 2020, p. 93-106 ; « Expier sur les routes : exil et mendicité dans la littérature grecque » in Mendiants et mendicité dans la Grèce ancienne, dir. Etienne

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ou des orateurs sont soumis à des études rigoureuses de chronologie ou de statistique sans être étudiés comme des œuvres littéraires. Deux articles seulement proposent une approche du thème de l’exil avec un angle littéraire, et de façon très ciblée. Ainsi, Georges Schnayder, propose un relevé thématique de citations issues du corpus tragique grec et latin, concernant l’exil et la captivité44. De façon plus précise encore, Lucien Bordaux, dans « Exil et exilés dans la tragédie d’Euripide 45» expose en seulement huit pages, mais de façon très complète, une liste des catégories d’exilés, chez Homère et Eschyle d’une part et chez Euripide d’autre part, avant d’énumérer les représentations de l’exil chez Euripide et parfois leur interaction avec celles d’Eschyle. Ce premier état des lieux est révélateur de l’absence de crédit porté à ce sujet : on le traite peu ou alors on lui donne un cadre chronologique le plus vaste possible, par peur sans doute de ne rien avoir à dire sur la seule période archaïque et classique. C’est par exemple le cas de Nancy Sultan dans son ouvrage Exile and the Poetics of Loss in Greek Tradition46, paru en 1999, qui propose une approche littéraire diachronique. Elle étudie les représentations de l’exil dans un corpus antique très restreint, l’Odyssée et quelques passages des Tragiques, en plus d’étudier ces mêmes représentations dans les chansons populaires grecques, les demotika, au XXe siècle. L’Odyssée y est traitée comme une grille de lecture de ces mêmes représentations, comme par exemple le traitement masculin et féminin de la douleur ou la question de la fidélité, et son emploi de la notion d’exil se rapproche davantage du fait d’être « loin de chez soi » plutôt que d’« être chassé de sa patrie ou la quitter volontairement ». La critique N. Sultan emploie ainsi le terme de xenitia qui n’existe pas dans la langue grecque archaïque et classique, mais seulement dans la langue grecque moderne, et désigne le fait qu’un « héros devienne un xenos, ou, en des termes de la langue moderne, un xenitemenos, une personne qui est dépendante d’un peuple inconnu (xenoi) pour l’hospitalité dans un pays qui n’est pas le sien47 ». Le parcours initiatique d’Ulysse pendant son errance et lors de son

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Helmer, Éditions Garnier, collection Kaïnon, 2020, p. 71-89 ; « L’âme est-elle exilée dans le corps ? Réflexions sur l’origine d’une croyance néoplatonicienne », in Alkémie « L’âme », n°26, Éditions Garnier, janvier 2021. G. SCHNAYDER, « De exulibus et captivis tragicis », EOS XLIX, n°1, 1957-1958, p. 3563. L. BORDAUX, « Exil et exilés dans la tragédie d’Euripide », Pallas 38, Dramaturgie et Actualité du Théâtre Antique : Actes du Colloque International de Toulouse - 17-19 Octobre 1991, 1992, p. 201-208. N. SULTAN, Exile and the Poetics of Loss in Greek Tradition, Boston : Rowman and Littlefield,1999. N. SULTAN, op. cit., p. 9 : « a hero becomes a xenos, or in modern terms, a xenitemenos, a person who is dependant on unknown people (xenoi) for hospitality in a land that is not his own ».

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retour est examiné et confronté à des réécritures modernes48, mais il n’est pas question des causes ou du contexte de ces exils que près de trois mille ans séparent. L’approche littéraire de l’exil avec un cadre chronologique le plus vaste possible est particulièrement manifeste lors des colloques. Très récemment encore, se sont tenus à ce sujet « Voies d’exil, voix d’exilés : bannissements et déplacements de population dans l’Antiquité », à l’automne 2015, à l’Université de Genève et le colloque international « Le regard de l’exilé », à l’Université Paris IV-Sorbonne en avril 201349. L’approche synthétique et propre à l’époque archaïque ou classique est rare, car c’est souvent l’aspect historique et politique de l’exil, avec notamment l’ostracisme, et l’Antiquité romaine qui ont le plus de succès. Il faut déjà connaître des thèmes attenants à celui de l’exil pour trouver dans la critique littéraire des recherches qui touchent à ce thème, car elles sont toujours présentes dans des travaux qui n’y font pas a priori allusion. Ainsi, Anastasia Serghidou, dans son ouvrage Servitude tragique, paru en 2010, consacre quelques pages aux exils des captives dans la Tragédie et explique que l’esclave tragique peut représenter les exclus de manière plus générale50. Dominique Arnould, dans son ouvrage Le rire et les larmes dans la littérature grecque d’Homère à Platon, paru en 1990, consacre également une partie aux « larmes de l’exilé51 ». De même, l’aspect religieux de l’exil est toujours traité à part : R. Parker en parle dans son Miasma : Pollution and Purification in Early Greek Religion52, et plus récemment B. Eck, dans La Mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne53 l’aborde dans son étude de la souillure, mais à chaque fois dans le cadre plus vaste du meurtre ou de la souillure. De manière générale, le clivage entre ces deux approches demeure sur un sujet qui pourtant est particulièrement à même de concilier approche historique et littéraire. L’état des lieux sur le vocabulaire en est 48 49

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L’ouvrage est ainsi composé de deux parties : « La voix du héros en exil » et « La voix du héros de retour ». À paraître dans F. PROST (éd.), Actes du colloque Le regard de l’exilé, Éditions Garnier. Nous signalons également J. F. GAERTNER (éd.), « Writing Exile : the discourse of displacement in Greco-Roman Antiquity and beyond », Mnemosyne Supplementum 283, Leiden et Boston : Brill, 2007. Les articles sont issus d’un séminaire effectué à Oxford en 2001. A. SERGHIDOU, Servitude tragique. Esclaves et héros déchus dans la tragédie grecque, Besançon: Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, (Collection « ISTA », 1153), 2010. Pour la partie « Exils », p. 76-79. D. ARNOULD, Le rire et les larmes dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris : Les Belles Lettres, 1990, p. 66-69. R. PARKER, Miasma : Pollution and Purification in Early Greek Religion, Oxford : Clarendon Press, 1983. B. ECK, La Mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, Paris : Les Belles Lettres, 2012.

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particulièrement révélateur : on se contente, dans la très grande majorité des cas54, de signaler le verbe φεύγω55 comme verbe de l’exil, tout en évoquant le fait qu’il contient l’ambiguïté de la fuite volontaire et de l’exil imposé, et rien d’autre ne semble exister en dehors de lui. La très grande variété du vocabulaire grec dans ce domaine est pourtant tout à fait disposée à concurrencer ce seul verbe de l’exil. Pour des commodités de lecture nous ferons, dans cette introduction, une présentation ordonnée du vocabulaire de l’exil accompagnée d’un relevé de constructions et de certaines expressions remarquables. Les éditions de référence utilisées pour l’étude des textes seront également présentées à cette occasion et seront suivies, sauf mention contraire, tout au long de l’ouvrage. Étant donné l’étendue de notre corpus, les éditions choisies – en grande partie issues de la collection Loeb aux éditions Harvard University Press– ne sont pas toujours les meilleures ni les plus récentes mais présentent l’avantage d’une grande lisibilité. Les passages que nous avons retenus faisant l’objet de commentaires sur le vocabulaire de l’exil et pour lesquels l’établissement du texte est parfois incertain sont confrontés à d’autres éditions. Nous traduisons nous-même tous les passages en grec sur l’ensemble de l’ouvrage. Le mot « exil », dans la langue française, recouvre à lui seul une multiplicité de sens que la langue grecque possède par le biais de plusieurs substantifs, verbes et expressions. Le nom « exil » vient directement du mot latin « exilium, i, n. » ou « exsilium, i, n », régulièrement attesté chez Cicéron, aux côtés de « exsul » qui viendrait de « ex solo », « hors du sol » ou de « solum56 ». En provençal, ce mot évolue en « essil », qui signifie « ravage, destruction ». Selon Emile Littré57 , l’exil est à la fois : « Expulsion hors de la patrie, bannissement » et « exil volontaire, action de quitter volontairement le pays où l’on est accoutumé à vivre », puis par extension « Tout séjour en dehors de l’endroit où l’on voudrait être », ainsi que « Dans le langage mystique. La terre est un lieu d’exil ».

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S. FORSDYKE signale d’autres verbes (op. cit., p. 11). L’œuvre de B. GRAY contient également un index des « mots et concepts grecs importants » où certains verbes de l’exil sont présents (op. cit., p. 419-420). Ce verbe est le seul mentionné comme représentatif de l’exil dans les études historiques : S. FORSDYKE, op. cit., p.9 -10 ; J. SEIBERT, op. cit., p. 2-3 ; E. BALOGH, op. cit., p. 1. Cicéron, Les paradoxes des Stoïciens (tr. fr. J. MOLAGER), Paris : Les Belles Lettres, 1971 : Paradoxe 4, II, 31 : « Omnes scelerati atque impii […], quos leges exilio adfici volunt, exules sunt, etiam si solum non mutarunt. ». P.-E. LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, tome 3, s. v.

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L’exil apparaît comme une situation double : punition politique quand il est synonyme de « bannissement 58», mais également décision personnelle. En français, le mot « exil » ne suffit donc pas à déterminer les causes du départ loin de la patrie : il faut souvent préciser s’il est « volontaire » ou non. De plus, ce mot fait l’objet d’images poétiques59, ainsi que le précise E. Littré : il qualifie le sentiment même que désigne son action, puisqu’on peut parler du sentiment d’exil, mais encore le lieu où l’on est en exil60. En grec, il n’y a pas d’unanimité lexicale pour l’exil61. Cette notion évolue, et son vocabulaire avec elle, en fonction des époques et de l’établissement politique de l’exil. Quand Zeus chasse loin de l’Olympe une divinité qui le gêne, quand on vote l’ostracisme d’Alcibiade ou quand Platon préconise l’éloignement volontaire du philosophe loin de la cité idéale, on parle de trois formes d’exil qui n’ont rien à voir entre elles. Les ressentis varient de facto : formalité quasi administrative dans certains cas, affres de l’existence dans d’autres. Nous avons cherché, par cette étude, à étudier les différentes formes d’exil présentes dans la littérature grecque archaïque et classique, la représentation de l’impact de cet événement dans l’univers social et identitaire, et l’élaboration de « lieux communs » de l’exil. Nous entendons par « exil » rien de moins que ce que la langue française entend de subtil et de complexe dans ce mot : une situation, le sentiment qui découle de cette situation et les images poétiques qu’elle inspire62. L’essentiel du vocabulaire de l’exil se regroupe autour de quatre verbes : φεύγω, ἐκπίπτω, ἐκβάλλω et ἐξελαύνω. 58 59

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Ce mot vient du nom commun « ban » : publication officielle qui permet, entre autres, de chasser officiellement un individu. On retiendra l’expression « exsul mentis domusque » que l’on trouve chez Ovide, Métamorphoses, IX, v. 409 qui préfigure l’emploi du mot « exil » en français au sens propre et figuré (Ovide, Métamorphoses (éd. et tr. G. LAFAYE), t. 2, l. VI-X (édition revue et corrigée par H. LE BONNIER), Paris : Les Belles Lettres, 1972 [1928]). Dictionnaire LAROUSSE : 1. « Lieu où [une] personne réside à l’étranger » ; 2. « Ce lieu où [quelqu’un] se sent étranger, mis à l’écart » Hans-Joachim GEHRKE dresse une liste sommaire de tous les verbes qui signifient « exiler » ou « chasser » : H.-J. GEHRKE, Stasis. Untersuchungen zu den inneren Kriegen in den griechischen Staaten des 5. und 4. Jahrhunderts v. Chr., München : C. H. Becksche Verlagsbuchhandlung, 1985, p. 216-217. S. FORSDYKE propose une définition équivalente de l’exil dans l’introduction de son ouvrage : « L’exil au sens large peut désigner une séparation de la communauté à laquelle un individu ou un groupe appartient depuis longtemps. L’exil au sens strict implique une séparation physique de l’endroit où l’on vit déjà. À l’époque moderne, cependant, nous connaissons de nombreux cas de ce que l’on appelle "exil intérieur", où un individu ou un groupe est éloigné de son environnement immédiat sans être complètement chassé du pays » (op. cit., p. 7 : « Exile in the broadest terms can denote a separation from a community to which an individual or group formerly belonged. Exile in the strictest sense involves a physical separation from the place where one previously lives. In the modern era, however, we know many cases of what is called “internal exile”, in which an individual or group is removed from the immediate surroundings but not expelled from the country altogether »).

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Le verbe φεύγω et ses composés se rapprochent le plus de la multiplicité de sens que le mot « exil » contient en français : ses sens, depuis Homère, vont de « prendre la fuite, fuir, éviter quelqu’un ou quelque chose, échapper à quelqu’un ou à quelque chose, s’exiler, être exilé, banni, interdit de séjour »63 à, en attique, « être accusé, être défendeur » devant un tribunal64. Ce verbe est celui qui est le plus employé, ainsi que ses dérivés, pour désigner l’exil dans toutes ses modalités. De manière générale, ses formes préfixées sont nombreuses, mais pour le cas précis de l’exil, on a observé une occurrence du verbe ἀντιφεύγω65 « être dans l’exil pour expier l’exil d’un autre » chez Euripide – hapax créé par l’auteur –, un emploi de διαφεύγω66 « s’enfuir, échapper par la fuite » chez Isocrate, et enfin quelques emplois de συμφεύγω « fuir avec, être exilé ensemble » chez Hérodote67, Euripide68, Lycurgue69 et Platon70. On observe l’emploi massif du substantif φυγή, créé à partir du nomracine *φύξ71 et celui, beaucoup plus rare, de ἀειφυγία. Le substantif φυγή désigne la « fuite » et la « possibilité de fuir » chez Homère et, après lui, « fuite, action d’échapper à, bannissement, exil ». Aucun substantif issu des dérivés préfixés du verbe φεύγω n’a été observé, dans le cas de l’exil. Le composé ἀειφυγία, que l’on trouve chez Démosthène72, Aristote73 et Platon74, 63 64 65

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Les trois sens principaux (« Die Flucht » ; « Die Verbannung » ; « Die Vertreibing ») que peut prendre ce verbe sont développés par Jakob SEIBERT : op. cit., p. 353-361. P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, nouvelle édition avec supplément, Paris : Klincksieck 1999 [1968], s. v. Électre, v. 1091 : « ἀντιφεύγει » (Euripides, edited and translated by David KOVACS, Cambridge, Ma. ; London : Harvard University Press, 6 vol. : t. 1 : Cyclops, Alcestis, Medea, 1994 ; t. 2 : Children of Heracles, Hippolytus, Andromache, Hecuba, 1995 ; t.3, Suppliant Women, Electra, Heracles, 1998 ; t. 4 : Trojan Women, Iphigenia among the Taurians, Ion, 1999 ; t. 5 : Helen, Phoenician Women, Orestes, 2002 ; t. 6, Bacchae, Iphigenia at Aulis, Rhesus, 2002). Busiris, 38 : « διέφυγον » (Isocrates, Cambridge, Ma. : Harvard University Press ; London : William Heinemann Ltd, 3 vol ; t. 1, with an english translation by G. NORLIN, 1954 ; t. 2, with an english translation by G. NORLIN, 1929 ; t. 3, with an english translation by L. VAN HOOK, 1945). Hérodote, IV, 11 : « συμφεύγειν τῷ δήμῳ » (Herodotus, with an english translation by A. D. GODLEY, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 4 vol. ; vol. 1, 1946 ; vol. 2, 1950 ; vol. 3, 1950 ; vol. 4, 1946). Les Héraclides, v. 26 : « συμφεύγω » ; Les Phéniciennes, v. 1679 : « συμφεύξομαι ». Lycurgue, Contre Léocrate, 25 : « συμφεύγειν αὑτῷ » (Minor Attic Orators, Cambridge, Ma., Harvard University Press ; London, William Heinemann Ltd, 2 vol. ; vol 1, Antiphon Andocides, with an english translation by K. J. MAIDMENT, 1968 ; vol. 2, Lycurgus, Dinarchus, Demades, Hyperides, with an english translation by J. O. BURTT, 1962). Platon, Apologie de Socrate, 21a : « συνέφυγε τὴν φυγὴν ταύτην » (Plato I, Euthyphro, Apology, Crito, Phaedo, Phaedrus, with an english translation by H. NORTH FOWLER, London : William Heinemann Ltd, Cambridge, Ma. : Harvard University Press ; 1947). P. CHANTRAINE, op. cit., s. v. Démosthène, Contre Midias, 43 (Demosthenes, Cambridge, Ma. : Harvard University Press ; London : William Heinemann Ltd, 8 vol. ; t. 1, Olynthiacs, Philippics, Minors Public Speeches, Speech Against Leptines, with an english translation by J. H. VINCE,

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sur les inscriptions d’Amphipolis et chez Plutarque, peut être directement issu de φυγία, un autre substantif issu de *φύξ, ou le dérivé d’un *ἀεί-φυγος non attesté. Les autres dérivés de ce verbe tels que φυγάς, -άδος « qui fuit , chassé de son pays, exilé, banni », συμφυγάς, -άδος « le compagnon d’exil » et φυγαδεύω sont utilisés pour désigner respectivement les exilés contraints ou volontaires, leurs compagnons d’exil et le fait d’être exilé et de vivre en exil. Le substantif φυγάς, -άδος75, absent chez Homère, est usuel depuis Hérodote ; il serait dérivé de *φύξ ou de φυγή76. On trouve quelques emplois de son composé συμφυγάς, -άδος chez Euripide77, Thucydide78, Xenophon79, Isocrate80 et un seul emploi de l’adjectif φυγαδικός, ή, όν81 chez Thucydide82. Enfin, quelques emplois du verbe dénominatif de φυγάς, φυγαδεύω, sont observés chez Xénophon83, Isocrate84, Démosthène85 et Aristote86. L’emploi du verbe φεύγω est souvent absolu, mais ce dernier accepte également des compléments nombreux : on observe, à l’accusatif et une fois

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1954 ; t. 2, De Corona and De Falsa Legatione, with an english translation by C. A. VINCE and J. H. VINCE, 1953 ; t. 3, Against Meidias, Androtion, Aristocrates, Timocrates, Aristogeiton, with an english translation by J. H. VINCE, 1956 ; t. 4-5-6, Private Orationis, with an english translation by A. T. MURRAY, 1956 ; t. 7, Funeral Speech, Exordia and Letters, with an english translation by N. W. DEWITT and N. J. DEWITT, 1949). Aristote, Constitution d’Athènes , I, 1 (Aristotle, Athenian Constitution, edited by G. P. GOOLD, with an english translation by H. RACKHAM, Cambridge, Ma., London : Harvard University Press, 1992 [1935]). Platon, Lois, IX, 871d, 881d (Plato, Laws, with an english translation by R. G. BURY, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press ; 1952, 2 vol.) On le trouve chez Eschyle sous la forme φύγδα, dans Les Euménides, v. 256 (Aeschylus, edited and translated by A. H. SOMMERSTEIN, Cambridge, Ma. ; London : Harvard University Press, 2008, 2 vol. ; t. 1, Persians, Seven Against Thebes, Suppliants, Prometheus Bound ; t. 2, Oresteia). E. SCHWYZER, Griechische Grammatik, Munich : Beck, 1939, I, p. 508. Les Bacchantes, v. 1382. Thucydide, VI, 88 (Thucydides, with an english translation by C. FORSTER SMITH, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 4 vol. ; vol. 1, 1956 ; vol. 2, 1953 ; vol. 3, 1952 ; vol. 4, 1958). Xénophon, Les Helléniques, I, 2, 13 (Xenophon’s Hellenica, with an english translation by C. L. BROWNSON, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 2 vol., vol. 1 : 1947 ; vol. 2 : 1950). Isocrate, Sur l’attelage, 14, 26 ; Éginétique, 38. Cet adjectif est également présent sur une inscription d’Erétrie et chez Polybe. Thucydide, VI, 89 : « τὴν φυγαδικὴν προθυμίαν » « l’ardeur de l’exil ». Xénophon, Les Helléniques, II, 3, 42 ; VII, 3, 8. Isocrate, Lettre VII, 8 ; Sur la Paix, 98. Démosthène, Contre Boeotos II, 32 (deux occurrences). Aristote, Politique, III, 1284a, 1288a ; V, 1311a (Aristotle Politics, with an english translation by H. RACKHAM, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1959).

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au génitif, l’endroit que l’on quitte par l’exil87, mais on le trouve le plus fréquemment indiqué dans un groupe prépositionnel introduit par ἐκ88 et ἔξω89. L’endroit où l’on vit son exil, où l’on se dirige pour s’établir, est mentionné dans un groupe prépositionnel introduit par εἰς90 et, lorsque cet endroit est Athènes, dans une construction directe en « Ἀθήναζε »91. D’autres constructions prépositionnelles avec διά92 et ἐπί93 permettent de fournir les causes d’exil, mais on observe une construction directe au génitif qui exprime la cause94 ; et celles introduites par ὑπό95 indiquent l’agent qui chasse. Les substantifs issus du verbe φεύγω n’ont que de rares constructions

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À l’accusatif : Homère, Odyssée, XV, v. 229 : « πατρίδα φεύγων » (Homer, The Odyssey, with an english translation by A.T. MURRAY, Cambridge, Ma. : Harvard University Press; London : William Heinemann, Ltd, 1995, 2 vol.) ; Euripide, La Folie d’Héracles, v. 1287 : « φεύγω πάτραν » ; Oreste, v. 434 : « φεύγειν πόλιντήνδ [ε] » ; Lysias, Contre Andocide, 15 : « φεύξεται τὴν πόλιν » ; 28 : « ἔφευγε τὴν πόλιν » (Lysias, with an english translation by W. R. M. LAMB, Cambridge, Ma. : Harvard University Press ; London : William Heinemann Ltd, 1943) ; Isocrate, Busiris, 38 : « φεύγων τὴν πατρίδα » ; Xénophon, Cyropédie, III, 1, 24 : « φύγωσι πατρίδα » (Xenophon’s Cyropaedia, with an english translation by W. MILLER, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 2 vol., t. 1, 1947 ; t. 2, 1953) ; au génitif : Eschyle, Les Choéphores, v.254 : « ἄμφω φυγὴν ἔχοντε τὴν αὐτὴν δόμων ». Eschyle, Les Choéphores, v. 135-136 : « ἐκ δὲ χρημάτων / φεύγων » ; Hérodote, I, 64 : « ἔφευγον ἐκ τῆς οἰκηίης » ; I, 76 : « ἔφευγον ἐκ τῆς οἰκηίης » ; IV, 11 : « « φεύγοντας ἐκ τῆς πατρίδος » ; V, 15 : « ἔφυγον ἐκ Νάξου » ; V, 47 : « ἔφυγε ἐκ Κρότωνος » ; VI, 66 : « ἔφυγε ἐκ Δελφῶν » ; VI, 72 : « ἔφυγε ἐκ Σπάρτης » ; VI, 103 : « φυγεῖν ἐξ Ἀθηνέων » ; Lysias, Contre Eratosthène, 95 : « φεύγοντας ἐκ τῶν πόλεων » ; Dinarque, Contre Démosthène, 44 : « τῶν φευγόντων ἐξ Ἀρείου πάγου » ; Isocrate, Contre Callimakhos, 7 : « οἱ φεύγοντες ἐκ Πειραιέως » ; Archidamos, 68 : « φεύγουσι […] ἐκ μιᾶς πόλεως [...] ἐξ ἁπάσης τῆς Πελοποννήσου » ; Lettre VIII, 3 : « φεύγειν ἐκ τῆς [...] πόλεως » ; Xénophon, Les Helléniques, I, 1, 32 : « ἔφυγεν ἐκ Σπάρτης » ; I, 3, 13 : « φεύγων ἐκ Συρακουσῶν » ; V, 2, 8 : « οἱ δ᾽ἐκ Φλειοῦντος φεύγοντες ». Xénophon, Les Helléniques, IV, 4, 5 : « φευξόμενοι ἔξω τῆς Κορινθίας ». Hérodote, VII, 239, 2 : « φυγὼν ἐς Μήδους » ; II, 152 : « φεύγοντα ἐς Συρίην » ; « φεύγειν ἐς τὰ ἕλεα » ; IV, 162 : « ἔφυγε ἐς Σάμον » ; « ἐς Σαλαμῖνα τῆς Κύπρου ἔφυγε » ; VI, 72 : « ἔφυγε [...] ἐς Τεγέην » ; VII, 213 : « ἔφυγε ἐς Θεσσαλίην » ; Lysias, Contre Andocide, 26 : « ἔφευγε δὲ εἰς οὓς τὸ πρῶτον ἀφίκοιτο τόπους ». Xénophon, Les Helléniques, V, 4,2 : « τῶν Ἀθήναζε πεφευγότων ». Thucydide, I, 9 : « φεύγοντα […] διὰ τὸν Χρυσίππου θάνατον » ; I, 137 : « δι᾽ἃ φεύγει » ; Eschine, Contre Ctésiphon, 129 : « τοὺς δὲ δι᾽εὐσέβειαν φεύγοντας » (Aeschines, with an english translation by C. D. ADAMS, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1948) ; Andocide, Sur les Mystères, 68 : « ἔφυγον δι᾽ἐμέ ». Thucydide, I, 138 : « ἐπὶ προδοσίᾳ φεύγοντος » ; Démosthène, Contre Midias, 105 : « ἐφ᾽ αἵματι φεύγειν » ; Xénophon, Les Helléniques, IV, 4, 15 : « ἐπὶ λακωνισμῷ φεύγειν ». Lycurgue, Contre Léocrate, 133 : « οἱ μὲν γὰρ φόνου φεύγοντες ». Chez Solon (M. L. WEST, Iambi et Elegi Graeci ante Alexandrum Cantati, Oxford, 1998 [1971], vol. II, fr. 36, p. 141) : « τοὺς δ᾽ἀναγκαίης ὑπὸ / χρειοῦς φυγόντας » ; Xénophon, Les Helléniques, I, 1, 27 : « φεύγοιεν ὑπὸ τοῦ δήμου » ; II, 3, 15 : « φυγὼν ὑπὸ τοῦ δήμου » ; VII, 3, 2 : «φεύγουσιν ὑπ᾽ἑμοῦ ».

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prépositionnelles96 et le génitif est souvent employé seul comme complément de provenance97. Certaines figures dérivationnelles sont remarquables : « φεύγω φυγάς 98», « φεύγων φυγήν99 », « ἔφυγεν ἀειφυγίαν100 », « φευγέτω ἀειφυγίαν101 », « οἱ φεύγοντες […] ἔφευγον102 », « ὑπὲρ […] τῆς φυγῆς ἧς αὐτοὶ ἔφυγον103 », « συνέφυγε τὴν φυγὴν ταύτην104 ». Enfin certaines constructions récurrentes méritent d’être mentionnées : avec le verbe ἔχω (« ἄμφω φυγὴν ἔχοντε τὴν αὐτὴν105 » ; « φυγάς ἔχων106 ») ; en attribut du complément de l’objet direct avec le verbe ποιέω (« φυγάδα πεποιήκασι107 » ; « φυγάδα ἐποίησε τὸν Παραπίτας υἱόν108 » ; « πολλοὺς φυγάδας ἐποίησε109 » ; « πολλοὺς ἐποίησαν τοὺς φεύγοντας110 » ; « τοὺς δὲ [...] φυγάδας ἐποίησε111 » ; « ποιήσαντες φυγάδ[α]112 » ; « τῆς πατρίδος φυγὴν ποιήσασθαι113 » ; « φυγάδα ποιεῖν τῆς πατρίδος114 ») ; une construction marginale chez Hérodote (« φυγὴν ἐπιβαλὼν ἑωυτῷ115 »). C’est 96

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Sophocle, Œdipe roi , v. 659 : « φυγὴν ἐκ τῆσδε γῆς » ; Électre, v. 1136 : « κἀπὶ γῆς ἄλλης φυγάς » (Sophocles, edited and translated by H. LLOYD-JONES, Cambridge, Ma. ; London : Harvard University Press, 3 vol. : t. 1, Ajax, Electra, Oedipus Tyrannus, 1994 ; t. 2 : Antigone, The Women of Trachis, Philoctetes, Oedipus at Colonus, 1994 ; t. 3, Fragments, 1996) ; Euripide, Les Bacchantes, v. 1371 : « φυγὰς ἐκ θαλάμων » ; Thucydide, IV, 66 : « τῶν φυγάδων τῶν ἐκ Πηγῶν » ; Dinarque, Contre Démosthène, 58 : « τοῖς φυγάσιν εἰς Μέγαρα » ; Eschine, Contre Ctésiphon, 79, 171 : « φυγὰς ἀπ᾽εἰσαγγελίας » ; Xénophon, Les Helléniques, I, 5, 19 : « φυγάδα ἐξ Ἀθηνῶν » ; IV, 8, 28 : « τοὺς ἐκ τῶν πόλεων φυγάδας ». Sophocle, Œdipe roi, v. 310 : « γῆς φυγάδας » ; Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 81 : « φυγάδες χθονός » ; v. 511 : « φυγὰς πατρίδος » ; Électre, v. 210-211 : « δωμάτων / πατρίων φυγάς » ; Hélène, v. 90 : « φυγὰς πατρῴας » ; Médée, v. 706 : « φυγάδα γῆς Κορινθίας » ; Lysias, Contre Simon, 42 : « τῆς πατρίδος φυγὴν » ; Platon, Second Alcibiade, 145a : « τῆς πατρίδος φυγὴν » ; 142a : « φυγάδες τῆσδε πόλεως » (Plato VIII, Charmides, Alcibiades I and II, Hipparchus, The Lovers, Theages, Minos, Epinomis, with an english translation by W. R. M. LAMB, London : William Heinemann Ltd, Cambridge, Ma. : Harvard University Press,1955). Euripide, Andromaque, v. 976. Aristote, Constitution d’Athènes, LVII, 3. Aristote, Constitution d’Athènes, I, 1. Platon, Lois, IX, 871d. Andocide, Sur les Mystères, 59. Lysias, Contre Agoratos, 74. Platon, Apologie de Socrate, 21a. Eschyle, Les Choéphores, v. 254. Euripide, Électre, v. 233. Hérodote, VII, 104. Xénophon, Les Helléniques, IV, 1, 40. Xénophon, Les Helléniques, VI, 4, 34. Aristote, Politique, V, 1304b, 35-40. Lysias, Contre Agoratos, 64. Démosthène, Contre Midias, 144. Lysias, Contre Simon, 42. Platon, Second Alcibiade, 145a. Hérodote, VII, 3.

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enfin le substantif φυγή qui est contenu dans les expressions de condamnation à l’exil : « κατεγνώκει […] φυγήν116 » ; « φυγὴν αὐτοῦ κατεγνώσαν117 » ; « φυγῇ ἐζημίωσαν118 » ; « φυγῇ ζημιώσαντες119 » ; « φυγῇ ζημιοῦντας120 » ; « φυγῇ προσεζημίωσαν121 » ; « φυγαῖς ἐζημίουν122 ». P. Chantraine rapproche le radical présent φεύγω de la racine indoeuropéenne *bheu-g- qu’on retrouve en lituanien dans baugùs « craintif », baugìnti « effrayer » et en latin dans le parfait fugi (*bhou-g-) ; sur la racine *bhu-g- sont formés l’aoriste φυγεῖν, le nom-racine *φύξ, son dérivé φυγή dont le substantif latin fuga est le pendant exact, et le présent en *-yᵉ/ₒ du verbe latin fugio. La parenté des formes de ces trois langues serait la seule certaine123. Le deuxième verbe, ἐκπίπτω, est employé pour désigner le fait d’être chassé. Le verbe πίπτω seul signifie « tomber, s’abattre, se jeter en bas », mais avec le préfixe ἐκ-, il prend presque un sens passif, puisque ce dernier lui confère le sens de « être renversé, chassé de quelque part ». On trouve donc davantage de participes aoristes124, parfaits125 ou présents126 souvent substantivés, qui désignent alors « l’exilé » ou « les exilés », que d’autres modes127. Le préfixe ἐκ- justifie la présence d’un groupe nominal au génitif

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Lycurgue, Contre Léocrate, 22. Isocrate, Sur l’Attelage, 37. Thucydide, IV, 65 ; VIII, 73. Thucydide, VIII, 21. Euripide, Oreste, v. 901. Platon, Gorgias, 516d (Plato V, Lysis, Symposium, Gorgias, with an english translation by W. R. M. LAMB, London : William Heinemann Ltd, Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1946). Euripide, Hippolyte, v. 1043. P. CHANTRAINE, op. cit., s. v.. Hérodote, I, 150 : « ἐκπεσόντας », VI, 91 : « ἐκπεσόντες » ; Euripide, Médée, v. 713 : « ἐκπεσοῦσαν »; Hippolyte, v. 897 : « ἐκπεσών ; Thucydide, I, 127 : « ἐκπεσόντος »; IV, 66 : « τοὺς ἐκπεσόντας » ; V, 4 : « τῶν τοῦ δήμου ἐκπεσόντων » ; VI, 4 : « ἐκπεσών » ; Lysias, Contre Simon, 47 : « ἐκπεσόντα » ; Démosthène, Sur la couronne, 186 : « τοὺς […] ἐκπεσόντας » ; Isocrate, Sur l’Attelage, 10 : « « ἐκπεσόντος »; 12 : « ἐκπεσόντες » ; Xénophon, Les Helléniques, VII, 1, 43 : « οἱ ἐκπεσόντες » ; Platon, La République, VIII, 553a : « ἐκπεσόντα » (Plato, Republic, edited and translated by C. EMLYN-JONES and W. PREDDY, London ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 2013, 2 vol.) ; Lois, III, 682d : « οἱ […] ἐκπεσόντες ». Thucydide, III, 68 : « ἐκπεπτωκόσι » ; Lysias, Contre Agoratos, 77 : « τῶν ὑπὸ τούτου ἐκπεπτωκότων » ; Sur la confiscation des biens du frère de Nicias (ci-après abrégé en Sur la confiscation), 9, 26 : « τῶν ἐκπεπτωκότων » ; Démosthène, Sur l’ambassade, 80 : « τῶν ἐκπεπτωκότων » ; Isocrate, Éginétique, 23 : « ἐκπεπτωκυίας » ; Xénophon, Les Helléniques, IV, 8, 20 : « οἱ ἐκπεπτωκότες »; VI, 3,1 : « ἐκπεπτωκότας ». Un seul : Aristote, La Politique, V, 5, 3 : « οἱ ἐκπίπτοντες ». Sophocle, Œdipe à Colone, v. 767 : « ἐκπεσεῖν » ; Euripide, Médée, v. 458 : « ἐκπεσῇ »; Électre, v. 542 : « ἐκπίπτει » ; Démosthène, Contre Midias, 144 : « ἐκπεσεῖν » ; Isocrate, Sur l’Attelage, 4 ; 40 :« ἐξέπεσεν » ; Lettre VII, 8 : « ἐξέπεσον » ; Évagoras, 26 : « ἐκπέσωσι » ; Xénophon, Les Helléniques, I, 1, 32 : « ἐκπίπτουσιν » ; IV, 8, 5 ; Aristote,

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seul128 désignant l’endroit d’où on est chassé, mais celui-ci est plus souvent précisé par un groupe nominal au génitif précédé de la préposition ἐκ129. On trouve parfois un groupe prépositionnel au génitif introduit par ὑπό qui indique l’agent qui chasse130, ou encore, une fois seulement, un groupe prépositionnel pour le motif de l’exil131. Ce verbe est bâti sur l’alternance πετ-/ ποτ-/ πτ-/ πτω-. Sa racine est la même que πέτομαι « voler », sens qui est présent dans le sanskrit pátati, qui signifie plus largement « voler, se hâter, se précipiter, tomber ». Le verbe πίπτω n’a gardé que le dernier sens de « tomber ». Le verbe ἐκβάλλω, contrairement aux précédent, possède le sens actif de « chasser quelqu’un de quelque part ». Usuel, il est abondamment utilisé, avec une construction régulière : la personne chassée à l’accusatif, le lieu d’où l’on est chassé au génitif seul132 ou dans un groupe prépositionnel introduit par ἐκ133, un seul cas avec un complément introduit par ἐκτός134. Une expression équivalente a été observée chez Euripide et Sophocle en

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Constitution d’Athènes, XV, : « ἐξέπεσε » ; XVI, 9 : « ἐκπέσοι » ; XIX, 2 :« ἐξέπεσεν » ; XXVIII,2 : « ἐξέπεσον » ; Politique, V, 3, 11-12 : « ἐξέπεσον ». Sophocle, Œdipe à Colone, v. 767 : « ἐκπεσεῖν χθονός » ; Euripide, Médée, v. 458 : « ἐκπεσῇ χθονός » ; Hippolyte, v. 897 : « τῆσδε χώρας ἐκπεσών » ; Électre, v. 542 : « ἐκπίπτει χθονός » ; Thucydide, V, 4 : « τῶν τοῦ δήμου ἐκπεσόντων » ; Aristote, Politique, V, 3, 11 : « τῆς χώρας ἐξέπεσον ». Hérodote, I, 150 : « « ἐκπεσόντας ἐκ τῆς πατρίδος », VI, 91 : « « ἐκπεσόντες ἐκ τῆς νήσου » ; Lysias, Contre Simon, 47 : « ἐκ τῆς πατρίδος […] ἐκπεσόντα » ; Sur la confiscation, 26 ; Isocrate, Sur l’Attelage, 4 : « ἐξέπεσεν ἐκ τῆς πόλεως » ; 40 : « ἐξ ἁπάσης τῆς Ἐλλαδος ἐξέπεσεν » ; Lettre VII, 8 : « τὰς κτήσεις ἐξ ὧν ἐξέπεσον » ; Éginétique, 23 : « ἐκ τῆς πατρίδος ἐκπεπτωκυίας »; Évagoras, 26 : ici au sens figuré : « ἐκ τυραννίδος ἐκπέσωσι » ; Xénophon, Les Helléniques, IV, 8, 5 ; VI, 3,1 : « « ἐκπεπτωκότας […] ἐκ τῆς Βοιωτίας ». Lysias, Contre Agoratos, 77 : « τῶν ὑπὸ τούτου ἐκπεπτωκότων » ; Démosthène, Contre Midias, 144 : « ὑπὸ τῶν τυράννων […] ἐκπεσεῖν » ; Isocrate, Sur l’attelage, 12 : « « ὑπὸ γὰρ τῶν τριάκοντ ἐκπεσόντες »; Thucydide, IV, 66 : «« τοὺς ἐκπεσόντας ὑπ`σφῶν » ; VI, 4 : « ὑπὸ αὐτῶν ἐκπεσών » ; Xénophon, Les Helléniques, IV, 8, 20. 3 οἱ ἐκπεπτωκότες […] ὑπὸ τοῦ δήμου » ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIX, 2 : « ἐξέπεσεν ὑπὸ Κλεομένους ». Thucydide, III, 68 : « κατὰ στάσιν ». Euripide, Les Bacchantes, 1366 : « πατρίδος ἐκβεβλημένη » ; Électre : « ἐξέβαλε […] οἴκων ». Hérodote, V, 67 : « ἐκβαλεῖν ἐκ τῆς χώρης » ; Euripide, Médée, v. 749 : « ἐκ γῆς σῆς ἐκβάλειν » ; Lysias, Sur le meurtre d’Eratosthène, 43 : « ἐκ τῆς πόλεως ἐκβάλλειν » ; Au sujet d’une accusation pour blessure, 13 : « ἐκ τῆς πόλεως ἐκβάλειν » ; Contre Diogiton, 16 : « ἐκβάλλειν ἐκ τῆς οἰκίας » ; 17 : « ἐκ τῆς οἰκίας ἐκβάλων » ; Hypéride, Contre Athénogène, 31 : « ἐξέβαλεν ἐκ τῆς πόλεως » ; Dinarque, Contre Démosthène, 63 : « ἐξέβαλες ἐκ τῆς πόλεως ἐπὶ προδοσίᾳ » ; Isocrate, Sur l’attelage, 8 : « ἐκ τῆς πόλεως ἐξέβαλον » ; Platon, Gorgias, 460c, 468c : « ἐκβάλλειν ἐκ τῶν πόλεων » ; 466b : « ἐκβάλλουσιν ἐκ τῶν πόλεων » ; Aristote, Constitution d’Athènes, I, 1 : « ἐκ τῶν τάφων ἐξεβλήθησαν ». Platon, Lois, IX, 854d : « ἐκτὸς τῶν ὅρων τῆς χώρας ἐκβληθήτο ».

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« ἔξω βάλω135 » où le préfixe ἐκ- est transformé en l’adverbe ἔξω ; une autre expression construite avec seulement le verbe « βάλω » sans préfixe, mais avec un groupe prépositionnel introduit par ἀπό, observée chez Euripide, possède un sens similaire136 ; une occurrence de προσεκβάλλω est présente chez Démosthène137. Aucun substantif issu du verbe ἐκβάλλω ne désigne l’exil, si ce n’est une seule occurrence chez Eschyle de ἐκβολή138. Le verbe ἐξελαύνω139 est suivi d’un complément à l’accusatif pour la personne que l’on chasse. Il peut aussi avoir un complément au génitif seul140 ou groupe prépositionnel au génitif introduit par ἐκ141 qui indique l’endroit d’où l’on est chassé. On le trouve parfois sans préfixe142 ou avec un autre préfixe, ἀπο-143. Chez Hérodote seulement l’agent qui exile est mentionné dans un groupe prépositionnel introduit par ὑπό144, et une fois seulement chez Lysias, il est fait mention de l’endroit où l’on part se réfugier145. On observe également certains composés à partir du nom δῆμος : 135 136 137 138 139

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Euripide, Médée, v. 276 : « σε γαίας τερμόνων ἔξω βάλω » ; Les Phéniciennes, v. 1621 : « με γῆς ἔξω βαλεῖς » ; Sophocle, Œdipe roi, v.622 : « με γῆς ἔξω βαλεῖν ». Euripide, Hélène, v. 695- 96 : « ἐμέ […] / ἔβαλλε ἀπό τε πόλεος ἀπό τε σέθεν ». Démosthène, Contre Midias, 122 : « κἀμὲ προσἐκβαλεῖν ». Eschyle, Les Suppliantes, v. 422 : « ἐκβολαῖς ». Employé seul : Hérodote, I, 60 : « ἐξελαύνουσι » ; III, 39 : « ἐξελάσας » ; III, 46 : « οἱ ἐξελασθέντες Σαμίων » ; Pseudo-Xénophon, La Constitution des Athéniens, 1, 14 : « ἐξελαύνονται » (Xenophon, Scripta Minora, with an english translation by E. C. MARCHANT, London ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1968, 1 vol. : Hiero, Agesilaus, Constitution of the Lacedaemonians, Ways and Means, Cavalry Commander, Art of Horsemanship, On Hunting, Constitution of the Athenians). Homère, Odyssée, XVI, v. 381-82 : « ἐξελάσωσι γαίης ἡμετέρης » ; Sophocle, Œdipe à Colone, v. 357 : « γῆς […] ἐξηλαυνόμην » ; Euripide, Médée, v. 704 : « ἐξελαύνομαι χθονός » ; Hippolyte, v. 893 : « ἐξελῶ τῆσδε γῆς » ; Hélène, v. 90 : « ἐξελήλαμαι χθονός » ; Les Phéniciennes, v. 628, v. 1761 : « ἐξελαύνομαι χθονός » ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIII, 2 : « ἐξηλάθη τῆς ἀρχῆς ». Hérodote, III, 50 : « ἐξελαύνει ἐκ τῶν οἰκίων » ; IV, 145 : « ἐξελασθέντες ἐκ Λήμνου » ; Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1293 : « γῆς ἐκ πατρῴας ἐξελήλαμαι » ; Lysias, Contre Andocide, 29 : « ἐξήλασατε ἐκ τῆς πόλεως » ; Démosthène, Troisième Philippique, 58 : « ἐξελήλακεν ἐκ τῆς χώρας » ; Platon, Gorgias, 460c : « ἐξελαύνειν ἐκ τῆς πόλεως ». Homère, Iliade, XXIV, v. 532 : « ἐλαύνει » (Homer, The Iliad, with an english translation by A. T. MURRAY, Cambridge, Ma. : Harvard University Press ; London : William Heinemann, Ltd, 1999, 2 vol.) ; Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 682 : « γῆν πρὸ γῆς ἐλαύνομαι » ; Euripide, Médée,v. 70 : « γῆς ἐλᾶν » ; v. 439 : « ἐλαύνῃ » ; v. 706 :« ἐλαύνει » ; Iphigénie en Tauride, v. 81 : « ἠλαυνόμεσθα » ; Thucydide, I, 126 : « ἤλασαν », « ἤλασε », « ἐλαύνοντες », « ἐλαύνειν » ; I, 135 : « ἅγος […] ἐλαύνειν » ; Isocrate, Sur l’attelage, 8 : « ἐλαύνειν ἐξ ἁπάσης τῆς Ἐλλαδος » ; Aristote, Constitution d’Athènes, XX, 2 : « ἐλαύνειν τὸ ἅγος » ; « ὡς ἐναγεῖς ἤλαυνον ». Hérodote, III, 50: « ἀπηλαύνετ[ο] » ; Sophocle, Œdipe à Colone, v. 600 : « γῆς ἐμῆς ἀπηλάθην » ; Aristote, Politique, V, 1311a, 10 : « ἐκ τοῦ ἄστεως ἀπελαύνειν ». Hérodote, I, 35: « ἐξεληλαμένος ὑπὸ τοῦ πατρός » ; I, 168 : « ὑπὸ Θρηίκων ἐξελασθείς » ; III, 50 : « ἐξελασθείς ὑπ᾽αὐτοῦ » ; IV, 145 : « ἐξελασθέντες ὑπὸ Πελασγῶν » . Lysias, Contre Eratosthène, 21: « εἰς τοὺς πολεμίους ἐξήλασαν ».

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créés par Eschyle, le substantif « δημηλασία146 » « le bannissement décrété par le peuple » et l’adjectif « δημήλατος, α, ον147 » « banni par le peuple ou exil voté par le peuple » sont formés sur le verbe ἐλαύνω ; à partir du nom ξενία le substantif ξενηλασία148 « le bannissement des étrangers » ; à partir du nom ἀνήρ ἀνδρηλατέω149. On trouve également le verbe ἀγηλατέω150, composé du nom ἄγος « la souillure », et du verbe ἐλαύνω qui signifie « chasser un être souillé ». C’est enfin ce verbe qui est présent sur les décrets athéniens visant à limiter la circulation des exilés151. La famille de ἐλαύνω est tirée d’une racine qui a le sens large de « pousser, avancer » ; le présent semble être un dénominatif de *ἐλα-Ƒαρ, ἐλα-υν-. L’étymologie n’est pas établie. On a également pensé à une racine el- que l’on retrouverait notamment dans le second terme du composé latin ex-ul, dans amb-ulare, dans ἦλθον et peut-être le verbe ἀλάομαι152. L’exil peut également passer par une procédure particulière, l’ostracisme, qui est exclusivement évoqué par le verbe ὀστρακίζω153 qui signifie littéralement : « écrire le nom d’une personne sur un tesson pour l’exiler » ou ἐξοστρακίζω154 et son substantif ὁ ὀστρακισμός155. L’adverbe ὀστρακίνδα156 est utilisé par Aristophane dans une expression qui signifie « jouer à la coquille » qui fait allusion à l’ostracisme. Le verbe, préfixé ou non est généralement en emploi absolu, sauf dans une expression d’Hérodote où le verbe est complété par un groupe prépositionnel en ὑπό157. Le verbe ὀστρακίζω vient du nom ὄστρακον « carapace, coquille » et par analogie les objets en terre cuite, les tessons, et notamment le tesson pour voter. Ce mot est apparenté au nom de l’os ὄστεον et ὀστακός, en tant qu’il désigne des 146 147 148 149 150 151 152 153

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Eschyle, Les Suppliantes, v. 6: « οὔτιν’ἐφ’αἵματι δημηλασίαν ». Eschyle, Les Suppliantes, v. 614 : « ξὺν φυγῇ δημηλάτῳ ». Thucydide, I, 144 ; 2, 39 ; Platon, Lois, 950b ; Pseudo-Xénophon, La Constitution des Athéniens, XIV, 4. Platon, La République, VIII, 565e. Hérodote, V, 72 ; Sophocle, Œdipe Roi, v. 402 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XX, 2-3. Il est au futur, sous la forme « ἐχσελο », comme tous les verbes de serment et de décret : Inscriptiones Graecae, Berlin, 1873 - , 1³, 14, 26-29 ; 40, 3-10. A. ERNOUT et E. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris : Klincksieck, 1994 [1932], à propos de « ambulo, as, are, avi, atum », p. 27-28. Thucydide, I, 135 ; Andocide, Sur la paix, 3 ; Contre Alcibiade, 2 ; 36 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXII, 6 ; XXVII, 4 ; Politique, III, 1284a, 13, ; III, 1288a, 17, ; V, 1302b, 3. Hérodote, VIII, 79 ; Andocide, Contre Alcibiade, 32, 33 ; Platon, Gorgias, 516d. Aristote, Constitution d’Athènes, XXII, 1 ; Politique, III, 13, 1284a. Aristophane, Les Cavaliers, v. 855 : « βλέψειας ὀστρακίνδα » (Aristophanes, edited and translated by J. HENDERSON, Cambridge, Ma. ; London : Harvard University Press, 4 vol. : t. 1, Acharnians, Knights, 1998 ; t. 2, Clouds, Wasps, Peace, 1998 ; t. 3, Birds, Lysistrata, Women at the Thesmophoria, 2000 ; t. 4, Frogs, Assemblywomen, Wealth, 2002). Hérodote, VIII, 79 : « ἐξωστρακισμένος δὲ ὑπὸ τοῦ δήμου ».

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objets durs. Tous deux supposent un radical en -r- ὀστρ-, l’-r- alternant anciennement avec la nasale du sanskrit asthn-áḥ au génitif et de ὀστακός. D’autres verbes dont le sens est « chasser, exiler, bannir » sont employés de façon plus marginale. Le verbe ἐξορίζω « chasser hors des frontières, exiler, bannir », présent chez Euripide158 et chez Démosthène159 donne l’adjectif ἐξόριστος en grec ancien et le substantif ἐξορία, absent de la langue archaïque et classique mais qui signifie « exil » en grec moderne. Le verbe εἴργω est employé tel quel160, ou préfixé en ἐξ- chez Hérodote, Euripide, Platon161 ou en ἀπ- chez Xénophon et Platon162 possède parfois un complément au génitif. Il signifie « chasser » « empêcher d’être quelque part ». Chez Platon ou Lysias163, il est employé pour définir les temples où il ne faut pas autoriser la présence d’un criminel et signifie donc « empêcher la présence » au sens large. Néanmoins, dans certains cas, il est synonyme d’« exiler »164. Le verbe ἔρρω, observé chez Euripide préfixé en ἐξ- et suivi du génitif165, possède le sens de « s’en aller péniblement » mais, en locrien, est un terme juridique pour désigner l’exil166. Le verbe κλείω préfixé en ἀπ- chez Xénophon et Eschyle167, et suivi du génitif de provenance, signifie « exclure ». Le verbe διώκω168 est présent chez Hérodote et préfixé en ἐξ- chez Thucydide possède le sens de « poursuivre, chasser ». Le verbe ἐξαμιλλάομαι qui signifie « rivaliser », prend chez Euripide169 le sens précis de « repousser violemment, chasser par la force ». Le verbe ἀνίστημι170 signifie « chasser », préfixé en ἐξ- chez Sophocle171, ou μεθίστημι172. 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170

Les Héraclides, v. 16 : « ἄλλην ἀπ᾽ ἄλλης ἐξορισθέντες πόλιν » ; v. 257 : « σὺ δ᾽ ἐξόριζε » ; Les Troyennes, v. 1106 : « γᾶθεν ἐξορίζει ». Contre Aristogiton 1, 95 : « ἐξορίσαι ». Isocrate, Sur l’attelage, 9 : « πανταχόθεν εἰργόμενος » ; Platon, Lois, IX, 865e - 866d: « τῆς […] χώρας […]εἰργέσθω ». Hérodote, III, 51 : « ἐξείργειν » ; Euripide, Les Héraclides, v. 25 : « ἐξείργουσι γῆς » ; Platon, Lois, VII, 799b. Xénophon, Les Helléniques, I, 4, 15 : « φυγῇ ἀπειργόμενος » ; Platon, La République, VIII, 566b. Lysias, Contre Andocide, 52 ; Platon, Lois, IX, 881d. Lysias, Contre Andocide, 28. Euripide, Hippolyte, v. 973 : « ἔξερρε γαίας τῆσδ[ε] ». P. CHANTRAINE, op. cit., s. v.. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 671 : « με κἀπέκλῃσε δωμάτων » ; Xénophon, Les Helléniques, V, 3, 12. Hérodote, I, 68 : « οἱ αἰτίην ἐδίωξαν » ; V, 73 : « τὰ διωχθέντα », 92 ; 95e ; Thucydide, I, 24 : « ἐξεδίωξε ». Euripide, Oreste, v. 431. Thucydide, I, 8 : « ἀνέστησαν ὑπ᾽αὐτοῦ ».

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Le verbe ῥίπτω suivi d’un groupe prépositionnel au génitif introduit par ἐκ173 signifie « jeter violemment, brandir, jeter à bas, arracher » : le champ sémantique diffère de celui de βάλλω parce qu’il implique vivacité et violence. Le verbe ὠθέω signifie « pousser, chasser » quand il est employé seul chez Eschyle174 ; préfixé en ἀπ-175 suivi d’un groupe au génitif, ou sans préfixe mais suivi d’un groupe prépositionnel introduite par ἀπό176 il prend le sens d’« exclure » chez Euripide et Sophocle. Le verbe ἀπαλλάσσω177 signifie « s’éloigner, quitter un pays » avec une construction prépositionnelle introduite par ἐκ et suivi du génitif ou au génitif seul. Les verbes μετοικέω178 et ἐξοικέω179 signifient « émigrer ». Le verbe κηρύσσω possède le sens de « proclamer publiquement par l’intermédiaire d’un héraut » préfixé en ἐκ-180 il signifie « bannir, exiler de manière officielle ». A partir du nom δῆμος, outre « δημηλασία » et « δημήλατος, α, ον », on observe l’expression « ἀποδημίαν ποιέω181 », « quitter son pays », chez Aristote, le verbe ἀποδημέω182 « être absent de son pays », ἐκδημέω183 « quitter son pays » ou ἐπιδημέω184 qui a le sens de « résider dans un pays en qualité d’étranger » : ces expressions peuvent signifier un exil volontaire ou momentané.

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Sophocle, Antigone, v. 297 : « ἐξανίστησιν δόμων » ; Œdipe à Colone, v. 48 : « τοὐξανιστάναι πόλεως ». Eschine, Contre Ctésiphon, 129. Démosthène, Contre Aristogiton, 1 :« ῥῖψαι ἐκ τῆς πόλεως » ; Sophocle, Œdipe roi, v. 1291 : « ἐκ χθονὸς ῥίψων ». Prométhée enchaîné, v. 665. Euripide, Les Héraclides, v. 47 : « τῆσδ´ἀπωθώμεσθα […] χθονός » ; Les Phéniciennes, v. 76 : « ἀπωθεῖ τῆσδε […] χθονός ». Sophocle, Œdipe roi, v. 242 : « ὠθεῖν δ᾽ἀπ᾽οἴκων ». Hérodote, I, 61 : « ἀπαλλάσσετο ἐκ τῆς χώρης » ; II, 152 : « ἀπαλλάχθη ἐκ ῆς ὄψιος τοῦ ὀνείρου » ; Euripide, Les Phéniciennes, v. 974 : « τῆσδ᾽ἀπαλλαχθεὶς χθονός ». Eschyle, Les Suppliantes, v. 609 : « μετοικεῖν τῆσδε γῆς » ; Lysias, Contre Philon, 9 ; Isocrate, Sur l’attelage, 47 ; Éginétique, 23. Hypéride, Contre Athénogène, 29. Hérodote, III, 148 ; Lysias, Contre Simon, 45 : « ὑπὸ τῶν στρατηγῶν ἐξεκηρύχθη » ; Contre Erathosthène, 95 : « ἐξεκηρύχθητε […] ἐκ τῆς πόλεως » ; 97 : « πανταχόθεν ἐκκηρυττόμενοι » ; Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 22 : « ἐκ τοῦ ἄστευς ἐκκεκηρυγμενους » ; Contre Philon, 8 : « ἐκκεκηρυγμενους ἐκ τοῦ ἄστευς ὑπὸ τῶν τριάκοντα » ; Eschine, Contre Ctésiphon, 258 : « ἐξεκήρυξαν δ´ ἐκ τῆς πόλεως καὶ ἐξ ἁπάσης ἧς ἄρχουσιν Ἀθηναῖοι ». Aristote, Constitution d’Athènes, XIII, 1, à propos de Solon. Xénophon, La Constitution des Lacédémoniens, 14, 4 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIII, 1, à propos de Solon. Platon, Lois, IX, 864d. Eschine, Contre Ctésiphon, 258 : « ἐπιδημήσαντα εἰς τὴν πόλιν ».

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Le verbe ἐκχωρέω possède le même sens, celui de « quitter un pays », sans que cela soit forcément définitif : il peut être rapproché de celui de l’expulsion chez Hérodote185. On observe également des composés en ὑποχωρέω chez Démosthène186 et Xénophon187, ou chez Thucydide χωρέω188 seul. Le verbe ἀποδιδράσκω signifie « s’enfuir, fuir » : chez Hérodote189, Lysias190 et Eschine191 il prend le sens de « s’exiler ». Le verbe μολέω « partir » et son composé ἀυτομολέω « partir de soimême » mais aussi « passer à l’ennemi » sont parfois utilisés et notamment ensemble chez Aristophane192. Parfois, des verbes de mouvement plus généraux sont employés pour signifier précisément la fuite ou l’exil : ainsi en est-il du verbe πορεύω193 « s’en aller », λείπω194 « quitter », préfixé en ἐκ-195 , en ἀπο-196 ou προ-197; ἐξικνέομαι198 « parvenir à, atteindre », περάω199 « traverser », ἐκλιμπάνω200 « abandonner » ; ἔξειμι201 « sortir, quitter », οἴχομαι202 « aller, venir » souvent accompagné d’un participe de φεύγω ; ἔρχομαι203 « aller », ἀπέρχομαι204 « partir », ὑπεξέρχομαι205 « sortir secrètement », ὑπεξέχω206

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Hérodote, V, 65 : « ἐκχωρῆσαι ἐκ τῆς Ἀττικῆς » ; VI, 137. Contre Androtion, 66 : « οἱ δ᾽ ὑποχωρήσαντες φεύγουσιν » ; Contre Timocrate, 173 : « οἱ δ᾽ὑποχωρήσαντες ᾤχοντο ». Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 1 : « τῶν ὑποχωρούντων ». Thucydide, VI, 59. Hérodote, III, 148 : « ἀποδρὰς ἐκ τῆς Σάμου ». Lysias, Plaidoyer pour un soldat, 21 ; Contre Andocide, 28. Contre Ctésiphon, 253 : « ἀπέδρα ἐκ τῆς πόλεως ». Aristophane, Les Cavaliers, v. 22 ; v. 23 ; v. 25 ; v. 26. Euripide, Andromaque, v. 1032 : « Ἀργόθεν πορευθείς ». Hésiode, Le Bouclier, v. 13 (Hesiod, edited and translated by G. W. MOST, London ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 2 vol. ; vol. 1 : Thegony, Works and Days, Testimonia, 2006 ; vol. 2 : The Shield, Catalogue of Women, Other Fragments, 2007) ; Eschyle, Les Suppliantes, v. 4 ; v. 931 ; Euripide, Hippolyte, v. 33 ; Oreste, v. 459. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1322 ; Lysias, Oraison funèbre, 33. Hérodote, III, 131 ; Andocide, Contre Alcibiade, 12. Homère, Odyssée, XXIII, v. 120. Homère, Iliade, XXIV, v. 481. Euripide, Médée, v. 273 : « τῆσδε γῆς ἔξω περᾶν ». Euripide, Médée, v. 800. Hérodote, I, 94 : « ἐξιέναι ἐκ τῆς χώρης » ; VI, 137 : « ἐξιέναι ἐκ τῆς γῆς ». Andocide, Sur les Mystères, 15, 19, 49 ; Sur la paix, 10. Lysias, Contre Philon, 7. Andocide, Sur les Mystères, 21 ; Contre Alcibiade, 5 ; Xénophon, Anabase, I, 7, 4, 5 (Xenophon Anabasis, with an english translation by C. L. BROWNSON, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 2 vol.,vol. 1, 1950 ; vol. 2, 1947). Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 1. Hérodote, V, 72.

Introduction

29

« sortir discrètement », ou encore πλέω207. De même, certains substantifs ou adverbes forment des expressions qui désignent l’exil, tels que ἔξοδος dans « ἐπὶ ἐξόδῳ ἐκ τῆς χώρης208 » ou ἔξω dans « ἔξω […] γίγνεσθαι τῆς πολιτείας209 ». Enfin, dans la tragédie210 les mots ἀπόπολις ou ἄπτολις sont souvent utilisés en synonymes de φυγάς : ils signifient clairement, par le préfixe en ἀπό- qui marque l’éloignement ou la privation, « banni de sa cité, exilé ». Chez Hérodote211 et également chez les tragiques212, on trouve aussi l’emploi de ἄπολις qui signifie « sans patrie ». Le vocabulaire du retour, présent chez certains auteurs est usuel : il s’agit très souvent du substantif κάθοδος213, du verbe κατέρχομαι214, parfois συγκατέρχομαι215, ou ἀναλαμβάνω216. On trouve également de κατάγω217 ou ἀνάγω218, quand il s’agit de rappeler les exilés. Un groupe verbal formé autour de l’adverbe οἴκαδε219 signifie également le retour. 207 208 209 210 211 212 213

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Euripide, Médée, v. 433 : « ἐκ μὲν οἴκων πατρίων ἔπλευσας
 ». Hérodote, I, 94 Aristote, Constitution d’Athènes, XXXVII, 1. Eschyle, Agamemon, v. 1410 ; Sophocle, Œdipe roi, v. 402 ; Œdipe à Colone, v. 208 ; Les Trachiniennes, v. 647. Hérodote, VII, 104 ; VIII, 61. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1357 ; Philoctète, v. 1018 ; Euripide, Médée, v. 255 ; v. 646 ; v. 811. Chez Alcée : « εἰς τὴν Μυρίλου κάθοδον » (Greek Lyric I, Sappho and Alceus, edited and translated by D. A. CAMPBELL, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1990 [1982], Alcée, fr. 305) ; Thucydide, V, 16; VIII, 45 : « κάθοδον ἐς τὴν πατρίδα » ; Lysias, Sur la confiscation, 9 ; Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 21 ; Au sujet de l’examen d’Evandros, 18 ; Démosthène, Contre Timocrate, 153 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 1. Hérodote, V, 30 ; Eschyle, Les Choéphores, v. 462 ; Les Euménides, v. 462 ; Sophocle, Antigone, v. 200 ; Thucydide, I, 126 ; VIII, 45, 53, 68, 81, 97 ; Andocide, Sur les Mystères, 78 ; Lycurgue, Contre Léocrate, 145 ; Dinarque, Contre Démosthène, 38 : « εἰς Θήβας » ; 44 ; Lysias, Plaidoyer contre Agoratos, 77 : « οἴκαδε » ; Sur la confiscation, 9 ; Evandros, 18 ; Contre Nicomaque, 15 ; Contre une proposition, 2, 11 ; Eschine, Contre Ctésiphon, 129 ; Isocrate, Plataïque, 29 ; Évagoras, 58 ; Sur la Paix, 123 ; Aréopagitique, 65, 67 ; Xénophon, Les Helléniques, II, 2, 22, 23 ; V, 4, 9 ; Platon, Lois, IX, 868a ; La République, 566a ; Aristote, Politique, V, 1304b, 35-40. Lysias, Contre Philon, 9 ; Aristote, Politique, 1300a. Aristote, Constitution d’Athènes, XVI, 9 : « πάλιν ἀνελάμβανε ». Hérodote, V, 30 : « ἐς τὴν πόλιν » ; Thucydide, I, 26 ; VIII, 53 ; Andocide, Sur les Mystères, 103 ; Dinarque, Contre Démosthène, 82 ; Eschine, Contre Ctésiphon, 129 ; Isocrate, Lettre, IX, 13 : « εἰς τὰς πόλεις » ; Lettre, VIII, 1 ; Xénophon, Anabase, I, 2, 2 ; Agesilas, 2, 21 ; Platon, Ménexène, 242b (Plato VII, Timaeus, Critias, Cleitophon, Menexenus, Epistles, with an english translation by R. G. BURY, London : William Heinemann Ltd, Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1952). Chez Solon : M. L. WEST, op. cit., vol. II, fr. 36, p. 141. Xénophon, Les Helléniques, I, 4, 8-10 : « ἀποπλεῖν οἴκαδε » ; III, 1, 8 : « ἀπῆλθεν οἴκαδε » ; Anabase, I, 2, 2 : « κατάγοι οἴκαδε » ; I, 7, 4, 5 ; V, 6, 20: « ἀπιέναι οἴκαδε ».

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Introduction

Le plan que nous choisissons de suivre présente trois grandes parties. La première partie consiste en une contextualisation des causes de l’exil sous un angle qui ne sera pas seulement historique mais qui, tout en replaçant les causes d’exil dans les enjeux des périodes politiques qui les déterminent, propose une première approche littéraire. Cette partie vise à réunir les données historiques pour les trois grandes périodes retenues – la période archaïque, démocratique et les régimes oligarchiques – et les représentations littéraires des causes de l’exil afin de mieux cerner la dimension politique de cette mesure. Le dernier chapitre de cette partie, « choisir l’exil », réserve une place à cette forme particulière d’exil qui est volontaire. La deuxième partie se concentre, au-delà de cette contextualisation, sur les représentations de l’exil et des exilés de manière diachronique, afin de dégager les constantes, parfois mésestimées, qui émergent de ces représentations. Une poétique de l’exil côtoie de près une interrogation politique : loin de n’être qu’un lieu commun propice aux expansions élégiaques, la représentation de l’exil questionne sur les limites de la polis et de la démocratie, notamment à travers une réflexion sur les exils tyranniques ou encore la portée religieuse de l’exil par le biais du concept de la souillure. Les malheurs de l’exil, unanimement partagés pendant la longue période que nous étudions et la topologie qui peut être dressée ont donné à l’image antique de l’exil ses heures de gloire. Pourtant, des représentations plus inattendues, comme celle d’une communauté solidaire et active des exilés, nous permet d’affiner l’élaboration de portraits-types d’exilés, en remarquant ainsi qu’il en existe des bons comme des mauvais. Enfin la dernière partie confronte les modalités historiques de la fin de l’exil – qui passe par un accueil à l’étranger ou chez un hôte – et ses représentations littéraires, mais envisage aussi les cas d’exil éternel. Le dernier chapitre traite de l’exil comme métaphore afin de porter, par le biais du retour au lexique de l’exil, un regard neuf sur une métaphore fondatrice de la démocratie chez Eschyle, celle de l’assimilation des Érinyes en Euménides. Nous proposerons également de réévaluer la métaphore de l’exil traditionnellement admise, celle de la métempsychose chez Platon.

PREMIÈRE PARTIE CONTEXTUALISATION DES CAUSES DE L’EXIL

L’abondance du vocabulaire de l’exil et certaines catégories élaborées par les critiques suggèrent que les causes de l’exil sont nombreuses et complexes. Lucien Bordaux, par exemple, dans son étude « Exil et exilés chez Euripide » opère une distinction entre l’exil chez Homère et Eschyle et l’exil chez Euripide1 : avant Euripide, il énumère « des exilés qui fuient le châtiment d’un meurtre », ceux qui « partent épuiser à l’étranger la virulence de leur souillure », des « victimes de persécutions » et des « vaincus des luttes politiques » ; chez Euripide, il recense différentes formes d’« exil criminel », des « exilés victimes d’usurpateurs » et enfin des « condamnations brutales ». Si à l’échelle de trois auteurs, il est encore possible d’envisager les causes subtiles de l’exil, il nous a semblé nécessaire de prendre davantage de hauteur pour aborder tous les auteurs de notre corpus. Les causes ne sont d’ailleurs pas si nombreuses ni complexes. On pourrait même simplifier à l’extrême en disant que l’exil est très souvent involontaire et parfois seulement volontaire. Néanmoins une contextualisation historique s’impose pour mettre en lumière les modalités de l’exil, qui est, avant toute chose, une mesure politique, mais n’est pas toujours, contrairement aux raccourcis que l’on peut parfois faire, une sanction. L’exil du poète d’Alcée pendant la période archaïque n’est pas celui d’Alcibiade, pendant la Guerre du Péloponnèse. De même s’exiler pour fuir la vengeance du meurtre chez Homère est bien éloigné de l’exil, bien que tout aussi volontaire, d’un prévenu qui fuit pour échapper à son procès après la première plaidoirie, comme la loi l’y autorise, pendant la période démocratique. On exile d’abord pour éloigner un potentiel rival ou un opposant avéré, dès l’époque archaïque et encore pendant la période de la démocratie athénienne, à travers une mesure telle que l’ostracisme. Les études récentes ont montré que seule l’époque archaïque aurait été probablement marquée par des exils nombreux que la tradition démocratique aurait largement exagérés, en faisant du tyran un personnage souvent injuste et à la main leste en termes de répression, afin de mieux mettre en avant le contraste que cherche à opérer la démocratie. La mise en place de l’ostracisme pendant la démocratie athénienne met particulièrement en avant cette volonté de modérer l’exil pour en faire une mesure exceptionnelle et non systématique. 1

Op. cit., p. 201.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

Ce procédé étrange, dont la durée de vie fut relativement courte par rapport à celle de la démocratie à Athènes, ne vise pas à punir mais à désamorcer des conflits parmi les citoyens les plus notables afin de préserver la cité des querelles entre élites qui agitèrent les cités de l’époque archaïque. À cette même période, l’exil apparaît officiellement dans les décrets qu’impose Athènes aux cités qui lui sont alliées comme une mesure qu’il faut pratiquer avec modération. Pendant la démocratie athénienne, pour ainsi dire, le moins on exile, mieux c’est. On ne connaît que trop ces exilés qui vont trouver secours à Sparte, la cité rivale, ou dans toute cité prête à mettre le feu aux poudres et même auprès des Mèdes, fort généreux lorsqu’il s’agit d’accueillir ces Athéniens détenteurs de certaines informations. Deux périodes troubles dans l’histoire de la démocratie bouleversent néanmoins cette nouvelle conception de l’exil modéré : il s’agit des régimes oligarchiques de 411 et de 404 av. J.-C. Durant ces brefs changements de régime, l’oligarchie, profitant de l’affaiblissement de la démocratie par les conflits extérieurs, installe un régime qui est souvent présenté comme un retour au système tyrannique. Des exils imposés aux citoyens non partisans de ce nouveau régime sont officiellement décrétés. Ce ne sont pourtant pas eux qui font le plus de ravages dans la population athénienne, mais bien au contraire les exils volontaires et croissants de citoyens qui se regroupent à la périphérie d’Athènes pour résister à ce nouveau régime et incarner, en quelque sorte, Athènes en exil. Le retour à la démocratie en 403 et la volonté de reconstruire une identité commune font de l’exil une attitude héroïque, très largement étendue à toute la population athénienne, au mépris du bon sens. On ne cesse alors de revendiquer, à travers les discours judiciaires, qu’on a fait partie du peuple en exil, qu’on a choisi de quitter Athènes pour sauver la démocratie. Un retournement ironique s’opère pendant cette période puisque ce sont finalement ces exilés que la démocratie redoute qui réussirent à la maintenir sauve. Nous présenterons successivement dans les premiers chapitres ces trois moments capitaux dans l’histoire de l’exil, en prenant appui sur les textes littéraires comme témoignages historiques et sur les ouvrages historiques récents qui ont étudié la question de l’exil et de l’ostracisme pendant ces périodes. En premier lieu, nous étudierons, pendant la période archaïque, les exils imposés pendant les régimes tyranniques mais aussi les retours d’exils qui sont presque systématiques pendant cette période. Les tyrans, tous euxmêmes exilés, et parfois plusieurs fois, nous montrent que l’exil n’est pas une punition grave, mais tout au plus une mise à l’écart, dans des conditions souvent confortables, dans l’attente d’un retour presque inévitable. Notre deuxième chapitre présentera les modalités d’un exil plus modéré pendant la démocratie athénienne, à travers l’ostracisme et la législation. Enfin, les épisodes particuliers des régimes oligarchiques, denses en exil de toute sorte, feront l’objet d’un troisième chapitre. Un état des lieux global de ces personnages, rares mais néanmoins capitaux, qui choisissent l’exil, en dehors

Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

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de toute contrainte politique immédiate, sera proposé dans le quatrième chapitre. Ils sont souvent des indicateurs indésirables du régime politique auquel ils appartiennent, fictif ou non, et la forme même de leur exil en fait l’incarnation d’une faille.

CHAPITRE PREMIER LA PÉRIODE ARCHAÏQUE : EXIL DES TYRANS ET EXIL PENDANT LES RÉGIMES TYRANNIQUES

Les témoignages sur l’exil dans les cités archaïques sont peu nombreux et essentiellement littéraires1. Le début même de la période archaïque est marqué par une forme d’exil très particulière qui consiste en la fondation de colonies sur les rivages de la mer Méditerranée et en un important déplacement de population, dont il n’y a aucun témoignage littéraire contemporain2. On emploie plus volontiers le terme de mobilité ou de diaspora que d’exil pour cette période dont les modalités politiques sont peu connues. Le terme d’exil apparaît en revanche chez les auteurs archaïques à propos d’exils tyranniques, aussi bien imposés par un tyran que subis par le tyran lui-même. Ainsi que le rappellent Claude Orrieux et Pauline Schmitt Pantel dans leur Histoire grecque, il est difficile d’énumérer les tyrannies archaïques « dans la mesure où souvent la frontière n’est pas claire entre le pouvoir d’un roi, celui d’un législateur et celui d’un tyran3 ». Rappelons que les tyrannies sont apparues au VIIe siècle, non pas dans tout le monde grec, mais dans les cités au développement social et institutionnel avancé. Ainsi, ce chapitre qui étudie les modalités d’exils pendant la période archaïque, c’est-à-dire d’environ 750 à 500 avant J. C., abordera les cas connus de tyrans mais aussi ceux des législateurs Solon et Clisthène, par grandes cités4. Mytilène, Mégare, Samos, Sparte et Corinthe, sont connues pour avoir été le théâtre de conflits entre élites, marqués par des exils imposés, en particulier à des poètes lyriques, par les tyrans ou subis par les tyrans eux-mêmes ; et enfin Athènes, où, comme dans les cités évoquées, les conflits entre grandes familles ont lieu, jusqu’à ce que l’émergence du « peuple » laisse progressivement place à l’instauration du régime démocratique. 1

2

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Gregory NAGY explique ainsi que sans aller jusqu’à réfuter l’existence des tyrans de la tradition littéraire, il faut prendre en compte le fait que leur personnage historique a été transformé en personnage générique, et que la figure du poète elle-même a été absorbée par la tradition (G. NAGY Pindar’s Homer : The Lyric Possession of an Epic Past, Baltimore, 1990, p. 79). J. SEIBERT, op. cit., p. 7-10. Voir Les diasporas grecques du VIIIe à la fin du IIIe siècle av. J.-C., Actes du colloque de la SOPHAU, tenu à l’Université Charles-de-Gaulle, Lille 3 les 11 et 12 mai 2012 (Halma - Ipel - UMR 8164 / Lille 3 Learning Center archéologie – Égyptologie). C.ORRIEUX et P. SCHMITT PANTEL, Histoire grecque, PUF, 2013 [1995], p. 117. Nous reprenons ainsi la présentation adoptée par S. FORSDYKE, op. cit., p. 30-78. J. SEIBERT propose aussi un état des lieux historique de l’exil, cité par cité (op. cit., p. 1126).

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

Comme l’a fait valoir Sara Forsdyke, l’image du tyran véhiculée doit être examinée avec précaution. Dans les cités, hormis Athènes, pour lesquelles il nous reste des témoignages littéraires, il est important de replacer dans son contexte le genre même de ce témoignage. Il s’agit principalement de poésie lyrique et élégiaque, dont par ailleurs il ne reste que des fragments. Il est généralement admis que la poésie lyrique et élégiaque était déclamée dans le cadre du symposium5, qui jouait une part importante dans la vie sociale et politique des élites. Les élites étaient les seules à jouer un rôle politique dans les cités archaïques et, de fait, les poèmes déclamés dans le contexte du symposium étaient « profondément impliqués dans les problèmes politiques, sociaux et économiques du moment6 », ce qui peut expliquer le manque de détails historiques explicites dans les poèmes d’Alcée7, car la situation était parfaitement connue de l’auditoire initial8. Enfin, à Athènes, les fragments de Solon nous apportent un témoignage sur les exils de la fin du VIIe siècle, avant les réformes, tandis que l’impact des tyrannies de Pisistrate et d’Hippias dans ce domaine ne nous est connu que des historiens postérieurs à cette période. Les témoignages sur la situation des tyrans ou des législateurs de l’époque archaïque sont en effet plus généralement postérieurs : on les trouve chez Hérodote et Aristote, qui voient souvent dans leur récit de l’époque archaïque un moyen de légitimer la lecture qu’ils font de leur propre époque. L’image du tyran qui exile massivement est souvent véhiculée, par contraste avec la démocratie. I. MYTILÈNE Le cas de cette première cité, située sur l’île de Lesbos, est celui pour lequel nous avons le plus de témoignages, hormis Athènes, essentiellement à travers les fragments d’Alcée et de Sappho. C’est, semble-t-il, dans la question de la gestion des sols et de l’agriculture que se trouvent les raisons des conflits entre élites9. 5

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Voir E. L. BOWIE, « Early Greek Elegy, Symposium and Public Festival », JHS 106, 1986, p. 13-35 ; concernant Alcée : W. RÖSLER, Dichter und Gruppe : Eine Untersuchung zu den Bedingungen und zur historischen Funktion früher griechischer Lyrik am Beispiel Alkaios, Munich, 1980. Sur les différentes façons de réciter lors d’un symposium, voir D. COLLINS, Master of the Game : Competition and Performance in Greek Poetry, Cambridge, Ma., 2004. L. KURKE, « The Politics of ἀβροσύνη in Archaic Greece », ClAnt 11, p. 91 -120 : « deeply embroiled in the political, social and economic issues of the day » (p. 92). Le tyran Pittacos y est par exemple nommé : « le fils de Hyrrhas » (Greek Lyric I, Sappho and Alceus, edited and translated by D. A. CAMPBELL, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma.: Harvard University Press, [1982] 1990, Alcée, fr. 129). Cf. W. RÖSLER, op. cit., p. 33-56. Cette idée est suggérée par S. FORSDYKE (op. cit., p. 38) à l’appui de recherches archéologiques et de témoignages littéraires.

Chapitre 1 : La période archaïque

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1) L’exil attesté d’un tyran : Myrsilos Il n’en est pourtant pas question dans les poèmes d’Alcée où la mise en scène d’un conflit presque personnel entre le poète et le tyran Pittacos prend toute la place10, sur un arrière-plan de conflits entre élites et de mentions d’exils fréquents propres à toute la cité. Rien de semblable ne se trouve cependant chez Sappho. La mention d’un certain Mélanchros se trouve également chez Alcée11, dont nous ne savons que peu de choses, à part ce qu’en dit le poète, à savoir qu’il fut renversé par une coalition formée par Pittacos et les frères d’Alcée. Il est probable qu’il fut tué ou chassé de Mytilène. Un autre tyran encore, Myrsilos, fait l’objet d’une lutte par cette même coalition. Elle ferait l’objet de nombreux poèmes d’Alcée12 où il est question de l’allégorie du navire pris dans la tempête13. Cette métaphore suggèrerait que ce violent conflit ait pu se terminer par la mort ou l’exil d’un des deux partis, sans que cela ne soit très clair. Plus certain en revanche est le fait que Myrsilos a pu revenir d’exil. Un fragment contenant des parties de commentaire évoque un poème « adressé à la personne qui a fourni un bateau pour le retour de Myrsilos (εἰς τὴν Μυρίλου κάθοδον)14 », et dans lequel Alcée précise qu’il ne blâme pas cette personne, montre que l’exil du tyran était donc possible, de même que son retour et son rétablissement au pouvoir, à condition d’avoir les ressources financières et le soutien nécessaires. Certains fragments inviteraient, enfin, à l’ivresse pour fêter la mort de Myrsilos15. 2) L’exil d’Alcée et de ses frères C’est sans doute à ce moment qu’Alcée et ses frères furent eux-mêmes contraints à l’exil quand Pittacos se rangea aux côtés de Myrsilos. Un

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I. MORRIS y voit l’idéal de l’ennemi traditionnel contre lequel on se bat et que l’on veut chasser, comme Archiloque contre Neoboulé, Hipponax contre Boupalos, Démosthène contre Eschine (« The Strong Principle of Equality and the Archaic Origins of Greek Democracy » in J. OBER and C. HEDRICK, Demokratia : A Conversation on Democracies, Ancient and Modern, Princeton, 1996, 19-48, p. 27 pour l’idée ci-dessus énoncée. Le fragment 331 en fait brièvement l’éloge : Greek Lyric I, Sappho and Alceus, Alcée, fr. 331: « Μέλαγχρος αἴδως ἄξιος ἐς πόλιν (Mélanchros, digne de respect, à la cité) ». Il pourrait s’agir du début d’un poème ironique, puisque le même Mélanchros est critiqué ailleurs. D. PAGE confirme cette hypothèse dans Sappho and Alceus : An Introduction to the Study of Lesbian Poetry, Oxford, 1955, p. 181-197. Greek Lyric I, Sappho and Alceus, Alcée, fr. 6. 1-14 ; fr. 208. Greek Lyric I, Sappho and Alceus, Alcée, fr. 305. Alcée, Sappho, texte établi et traduit par T. REINACH et A. PUECH, Paris : Les Belles Lettres, 1937, fr. 55 (p. 69-70) et 124 (p. 106-107).

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

fragment met en scène un appel à la vengeance contre Pittacos et Myrsilos en forme de prière : Viens, avec un esprit bienveillant, écoute notre prière et sauve-nous de ces difficultés et de ce pénible exil (ἀργαλέας φύγας16) et permet à leur vengeur de poursuivre le fils de Hyrrhas17, depuis que nous avons juré, en concluant un pacte18/ en coupant19 (?) de ne jamais [abandonner] aucun de nos camarades, mais plutôt de mourir entre les mains des hommes qui sont alors venus contre nous et de gésir tout habillés dans le sol, ou alors de les tuer et de sauver le peuple de leurs malheurs.20

Sans grande surprise, l’exil subi y est évidemment qualifié de « pénible » mais la haine qu’il inspire est unique : elle s’explique, on le comprend, par le sentiment de trahison et de rupture de serment21. Alcée aurait été exilé plus d’une fois sans que cela soit clairement attesté22. Alcée ne manque pas de rappeler un autre serment, vraisemblablement fait avec ses frères, comme gage de son intégrité. Alcée et ses compagnons auraient fui à Pyrrha23, la plus proche cité de Mytilène sur l’île de Lesbos, d’où ils auraient tenté vainement un retour pour être finalement exilés à nouveau. Aristote mentionne cela dans sa Politique et y voit une explication à l’élection officielle de Pittacos : Une autorité d’un chef électif (αἰσυμνήτης) est, pour faire simple, une tyrannie élue.[...] Par exemple, les Mytiléniens ont élu (εἵλοντο) une fois Pittacos pour résister contre les exilés (πρὸς τοὺς φυγάδας) qui étaient conduits par Antiménidès24 et le poète Alcée.25

Faut-il comprendre que les incursions menées par Alcée et ses compagnons étaient particulièrement virulentes et que le nombre des 16 17 18 19 20 21

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Un autre fragment très elliptique contient le verbe φεύγω et désignerait, selon D. A. CAMPBELL, le fait d’être en exil: Greek Lyric I, Sappho and Alceus, Alcée, fr. 131. Pittacos. Dans l’édition de G. LIBERMAN : Alcée, fragments, texte établi, traduit et annoté par G. LIBERMAN, Paris : Les Belles Lettres, 1999. Dans l’édition de CAMPBELL. Alcée, fragments, texte établi, traduit et annoté par G. LIBERMAN, op. cit., t. 1, fr. 129 (p. 61-62), v. 10-21 ; Greek Lyric I, Sappho and Alceus, Alcée, fr. 129, v. 9-20. Pour une discussion du serment évoqué v. 21-24 du fr. 129 (édition de G. LIBERMAN), voir S. CACIAGLI, « Un serment violé chez Alcée », Revue des Études Grecques, tome 122, fascicule 1, Janvier-juin 2009, p. 185-200. Le fragment 114, très peu explicite, daterait du « premier exil » : Alcée y exprime le souhait d’un secours. Seule la scholie relie ce fragment à l’exil (Alcée, fragments, texte établi, traduit et annoté par G. LIBERMAN, t. 1, fr. 114 ; Greek Lyric I, Sappho and Alceus, Alcée, fr. 114. D. PAGE, op. cit., p. 179. Le frère d’Alcée. Aristote, Politique, III, 1285a, 32-38.

Chapitre 1 : La période archaïque

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assaillants devait prendre un caractère impressionnant et intimidant26 ? De fait, la juxtaposition de ces deux seuls témoignages, celui d’Alcée et celui d’Aristote, fait des exilés des figures particulièrement violentes, proches de celles que l’on observera dans les récits historiques de l’époque classique27. Sara Forsdyke va jusqu’à supposer que cette anecdote est révélatrice d’attaques beaucoup plus nombreuses de la part d’exilés autres qu’Alcée et ses compagnons28. Ce serait même, selon elle, une condition sine qua non à l’apparition sur le plan politique des « non-élites », comme en atteste l’élection de Pittacos, motivée par le désir de changer la structure politique de Mytilène et de restaurer une stabilité dans la cité. Cependant, Hérodote fournit une autre explication à l’exil d’Alcée : « Le poète Alcée, lors d’un combat où les Athéniens furent vainqueurs, prit de luimême la fuite (φεύγων ἐκφεύγει), mais les Athéniens gardèrent ses armes et les suspendirent au mur du temple d’Athéna dans Sigée29 ». L’expression « φεύγων ἐκφεύγει » associe autour du même verbe l’idée de fuite et celle d’exil loin de Mytilène. 3) L’exil de la poétesse Sappho ? Une inscription sur le Marbre de Paros évoquerait l’exil de la poétesse : « Depuis l’époque ou Sappho s’embarqua (ἔπλευσε) de Mytilène pour la Sicile30, exilée / fuyant ? (φυγοῦσα31), Critias l’Ancien était archonte à Athènes32 », ce qui le situerait en 598. Bien qu’elle ne semble pas avoir été mêlée aux conflits entre élites qui impliquèrent Alcée, il est tout de même probable que son origine aristocratique ait dû être la raison de son exil. Dans un fragment de Sappho, mis à jour en 1938, où il est question d’exil, deux restitutions très variables permettent des interprétations différentes. Celle d’Achille Vogliano suggère que Sappho regrette les exils subis par le « Cléanactide », à savoir Myrsilos :

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L’explication à l’élection de Pittacos résiderait bien au contraire dans un échec des exils et l’établissement d’une période de paix qui dura jusqu’à l’abdication de Pittacos, dix ans plus tard. Voir chapitre 9 « La communauté des exilés ». S. FORSDYKE, op. cit., p. 47. Hérodote, V, 95. Cicéron rapporte qu’une statue la représentant s’y trouvait et qu’elle fut ravie par Verrès (Cicéron, Seconde action contre Verrès, (éd. H. BORNECQUE et tr. G. RABAUD) IV, Paris : Les Belles Lettres, 2008, 125- 126). Le passage qui suit est lacunaire et ne permet pas de donner un sens précis à φυγοῦσα. Marbre de Paros, entrée 36 (F. JACOBY, Die Fragmente der griechischen Historiker, Berlin : Weidmann, 1926, II, B, p. 997, n°239). Pour une discussion sur les dates, voir Greek Lyric I, Sappho and Alceus, p. 9, n. 2.

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ταύτας τᾶς Κλεανακτίδα[ν φύγας ἄλις ἀ πόλις ἔχει μνᾶμα·τεῖδε γὰρ αἴνα διερρύ[η33 » De cet exil du Cléanactide, la cité garde bien le souvenir, car des maux affreux s’y répandirent.34

Celle de D. Campbell, en revanche, range Sappho du côté d’Alcée contre Myrsilos et l’exil en question serait celui de Sappho : ταῦτα τὰς Κλεανακτίδα[ν φύγας †. . ισαπολισεχει † μνάματ᾽· . ἴδε γὰρ αἶνα διέρρυε[ν35 (La cité a ?) ces souvenirs de l’exil des fils de Cléanax ; pour ces (pour nos ?) ... dépérirent terriblement.

Sappho dirait, selon D. Campbell qu’elle ne peut offrir à la femme à qui est dédicacé ce poème un cadeau précieux, car sa condition d’exilée l’en empêche36. Comme chez Alcée, l’exil évoqué côtoie, de près ou de loin, l’idée de regrets ou de malheurs. II. MÉGARE : L’EXIL DU POÈTE THÉOGNIS ? À Mégare, de fréquents épisodes d’exil sont eux aussi rapprochés de moments clefs dans l’histoire politique de la cité. Le poète Théognis nous en livre de maigres témoignages. Comme à Mytilène, il devait exister des conflits entre élites riches débouchant sur l’expulsion d’un groupe par un autre, de façon constante37. Aristote relate cette caractéristique dans l’histoire de Mégare : 33 34

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Texte publié dans l’article de F. CUMONT, « Strophes nouvelles de Sappho », L’antiquité classique, Tome 8, fasc. 1, 1939. p. 181-182. F. CUMONT, art. cit., p. 181 : « Sappho s’adresse à des jeunes filles, ses amies ou élèves, dont l’une, Cléis, était déjà connue par ailleurs. Elle voudrait leur offrir de brillants cadeaux, mais le malheur des temps ne le lui permet pas et l’exil du fatal « Cléanactide » a causé sa détresse. Il s’agit probablement de Myrsilos, haï par Alcée, mais qui a dû être pour sa rivale un protecteur ». Greek Lyric I, Sappho and Alceus, Sappho, fr. 98. Greek Lyric I, Sappho and Alceus, p. 125, n. 3 : « les objets de luxe (souvenirs des jours heureux à Mytilène) ne peuvent être obtenus maintenant qu’elle est en exil » (« luxuries (reminders of happy days in Mytilene) are not obtainable, now that she is in exile »). Voir H. van WEES, « Megara’s Mafiosi : Timocracy and Violence in Theognis » in R. BROCK and S. HODKINSON, Alternatives to Athens : Varieties of Political Organization and Community in Ancient Greece, Oxford, 2000, p. 52-67.

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Les démagogues, afin qu’ils puissent avoir de l’argent à distribuer, ont exilé (ἐξέβαλον) beaucoup de notables jusqu’à ce qu’ils fassent de nombreux exilés (πολλοὺς ἐποίησαν τοὺς φεύγοντας) et que ceux-là, de retour (κατιόντες), renversent le peuple lors de combats et établissent une oligarchie.38

Aristote précise aussi que parmi les critères d’éligibilité à Mégare, se trouve le fait de faire partie « de ceux qui étaient revenus d’exil (ἐκ τῶν συγκατελθόντων) et de ceux qui avaient combattu contre le peuple39 ». Théognis ne se fait pas l’écho de cette interprétation anachronique, mais le thème de l’exil est néanmoins présent dans ses fragments, sous forme de maximes ou de conseils : Οὐκ ἔστιν φεύγοντι φίλος καὶ πιστὸς ἑταῖρος· τῆς δὲ φυγῆς ἐστιν τοῦτ᾽ἀνιηρότατον40· Μήποτε φεύγοντ᾽ἄνδρ᾽ἐπὶ ἐλπίδι, Κύρνε, φιλήσῇς· οὔτι γὰρ οἴκαδε βὰς γίνεται αὐτὸς ἔτι41· Il n’y a pas pour l’exilé d’ami et de compagnon digne de confiance ; dans l’exil c’est cela la plus pénible part. Ne sois jamais ami, Cyrnos, avec un exilé qui a de l’espoir, car une fois revenu chez lui, il n’est plus le même.

Ses maximes se concentrent sur le personnage de l’exilé comme s’il était une figure récurrente de la société, ce qui pourrait indiquer que les exils, au moins à Mégare, sont couramment pratiqués ou que la cité est amenée à accueillir de nombreux exilés. Le thème de l’amitié, ici abordé, met en avant la méfiance qu’inspire l’exilé : il n’est pas un bon compagnon et semble destiné à la solitude. Une prière mêlée de désir de vengeance suggère que ces généralités sur l’exil pourraient être issues d’une expérience personnelle de l’exil par Théognis, qu’il est néanmoins difficile d’attester historiquement42 : « Je suis de la race d’Aithon, mais j’habite Thèbes aux solides murailles, écarté que je

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Aristote, Politique, V, 1304b, 35-40. Aristote, Politique, IV, 1300a, 18-19. Greek Elegiac Poetry, edited and translated by D. E. GERBER, London : Wiliam Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1999, Théognis, 332a-b. On trouve une variante avec « οὐδείς τοι » à la place de « οὐκ ἔστιν » en 209-210. Greek Elegiac Poetry, Théognis, 333-334. M. L. WEST, Studies in Greek Elegi and Iambus, Berlin, 1974, p. 66-71 : l’exil de Théognis aurait eu lieu à la fin du VIIe siècle, sous le tyran Theagenes. R. P. LEGON (Megara : The Political History of a Greek City-State to 336 B. C., Ithaca, 1981, p. 116119) et R. LANE FOX (« Theognis : An Alternative to Democracy » in BROCK and HODKINSON, op. cit.) le situent plutôt au VIe siècle.

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suis (ἀπερυκόμενος) de ma patrie43 ». Cet extrait, à la première personne, relaterait l’expérience vécue par l’élite de la société mégarienne44, victime d’une confiscation de ses biens et de ses terres45. C’est ce que semble également suggérer une autre sentence : « Pitié sur ma faiblesse ! Cérinthe a péri et on saccage les bons vignobles de Lélante. Les hommes honnêtes sont en exil (οἱ ἀγαθοὶ φεύγουσιν) et les méchants gouvernent la ville. Puisse Zeus perdre la race de Cypselos !46 ». Comme chez Alcée, l’expérience douloureuse de l’exil serait associée à un désir de vengeance – ce que l’on peut interpréter comme une forme de dénonciation de l’injustice de ce procédé. Comme chez Alcée, encore, la prière47 comme appel à la vengeance de l’exil s’impose, semble-t-il, pour sceller, de soi à soi, un pacte ou un serment en cas de retour. III. SAMOS ET CORINTHE Aucun témoignage littéraire contemporain ne permet de dresser un tableau vraisemblable de la situation à Samos ou à Corinthe, mais il semblerait que les problématiques étaient les mêmes que dans les cités précédemment vues. À Samos, la tyrannie exercée par Polycrate de 538 à 522 av. J.-C. est l’objet d’une partie de l’Enquête d’Hérodote48. Sa prise de pouvoir de force s’accompagne, tout d’abord, immédiatement d’un bannissement49 : il s’était associé à ses frères pour cette prise de pouvoir, puis « après avoir tué l’un d’eux et chassé (ἐξελάσας) le plus jeune, Syloson, il était devenu le maître de l’île entière »50. Il opère ensuite un exil préventif de certains Samiens qu’il soupçonnait de fomenter une révolution51, en les faisant embarquer à destination de l’Égypte. Hérodote relate plusieurs hypothèses, à partir de ce moment : ils s’arrêtèrent à Carpathos sans aller plus loin ; une fois arrivés en Égypte, ils réussirent à repartir pour Samos et furent vainqueurs. Ces derniers, « οἱ ἐξελασθέντες Σαμίων »52, seraient par ailleurs repartis 43 44 45 46 47

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Greek Elegiac Poetry, Théognis, 1209-1210. Sur la décadence de Mégare : voir G. NAGY, « Théognis et Mégare. Le poète dans l’âge de fer », Revue de l’histoire des religions, tome 201, n°3, 1984, p. 239-279. C’est la thèse privilégiée par S. FORSDYKE, op. cit., p. 58. Greek Elegiac Poetry, Théognis, 891. Jules LABARBE suggère qu’une prière de demande de protection à Artémis pourrait être une prière d’adieu à Mégare avant son exil : J. LABARBE, « Une prière de Théognis (1114) », L’antiquité classique, Tome 62, 1993. p. 23-33. Hérodote, III, 39-46. S. FORSDYKE développe l’idée que ce que font les tyrans aux membres de leur famille est une métaphore du mauvais traitement imposé au peuple (op. cit., p. 248-249). Hérodote, III, 39. Hérodote, III, 44. Hérodote, III, 46.

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convaincre les Spartiates d’attaquer Polycrate, ce qui, selon l’auteur, est signe d’une incohérence53. L’attitude des populations exilées pendant les conflits est souvent à cette image54 : on va chercher dans une cité concurrente un soutien militaire pour se venger ou pour réintégrer sa cité d’origine. Une autre histoire d’exil se trouve chez Hérodote reliée au personnage de Polycrate, pour de toutes autres raisons : celle du médecin exilé Democédès, que le tyran avait fait venir de Crotone et par lequel une forme de « souillure » est véhiculée aux dépens du tyran55. À Corinthe, la tyrannie de Cypselos, de 657 à 627 av. J. -C., aurait contraint à l’exil des individus pour les mêmes raisons, à savoir les luttes intra-élites : Hérodote mentionne simplement le fait que le tyran « chassa beaucoup de Corinthiens (πολλοὺς μὲν Κορινθίων ἐδίωξε), en dépouilla beaucoup de leurs biens et plus encore de la vie56 ». Il est possible que ce même tyran en ait aussi ramené d’exil57. Cypselos est en effet réputé avoir lutté contre les Bacchiades, oligarchie dont il est lui-même issu, puis les avoir expulsés58 après les avoir privés de leurs biens. Son fils Périandre, qui lui succède en 627av. J. -C., est l’objet, chez Hérodote, d’une anecdote concernant un exil qu’il impose à son propre fils59. Chacune de ces cités est marquée par des exils de tyrans ou des exils imposés par les tyrans à des concurrents, que ce soit dans leur propre famille ou issues de familles rivales. IV. ATHÈNES C’est à Athènes que les plus grandes « tyrannies » se sont illustrées : celles de Pisistrate, des Pisistratides et des Alcméonides et enfin le pouvoir du législateur Clisthène, à la fin de la période archaïque. Les cas d’exils sont plus précisément décrits, car les témoignages sont plus nombreux et plus précis. Ce sont principalement Hérodote et Aristote, dans des perspectives historiques et politiques parfois anachroniques, qui en font le récit.

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Hérodote, III, 45. Il peut s’agir d’un anachronisme visant à faire, déjà, de Sparte une cité où se rendent les exilés des autres cités afin d’attiser le conflit. Voir le chapitre 7 « La communauté des exilés ». Hérodote, III, 130-32. Hérodote, V, 92. F. JACOBY, éd., Die Fragmente der griechischen Historiker, Berlin, 1923-30 ; Leiden, 1940-58, 90 F, 57, 7. Plutarque parle d’un exil à Sparte, Ephore à Corcyre (F. JACOBY, ed., op. cit., 90 F, 57, 7). Hérodote, III, 48-53. Nous traitons ce cas dans le chapitre 7 « Les malheurs de l’exil ».

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil 1) Le rappel des exilés par Solon

Solon, qui fut législateur à Athènes vers 594 - 593 avant J.-C. évoque dans les fragments qui nous restent, cités par Aristote dans la Constitution d’Athènes, les cas les plus anciens d’exil à Athènes. Dans ces poèmes, il évoque la solution trouvée au problème foncier, à savoir l’annulation des créances qui se matérialise par l’enlèvement des bornes marquant les droits des créanciers sur les récoltes des champs. De cela résulte un rappel des Athéniens qui avaient quitté leur cité pour des problèmes de dettes : J’ai ramené (ἀνήγαγον) à Athènes, leur patrie fondée par les dieux, des hommes qui avaient été vendus, les uns selon le droit, les autres non, les uns exilés par la contrainte de l’endettement (τοὺς δ᾽ἀναγκαίης ὑπὸ / χρειοῦς φυγόντας), ne parlant plus la langue attique – si nombreux étaient les lieux où ils étaient errants (πλανωμένους) –, les autres, ici même, subissant une servitude indigne et qui tremblaient devant la conduite de leur maître. Je les ai faits libres.60

La construction du verbe φεύγω mérite d’être commentée : dans tout le corpus des auteurs archaïques, c’est une des rares occurrences verbales qui désigne explicitement l’exil. L’agent qui exile est habituellement désigné par le groupe prépositionnel introduit par ὑπό61 : il est ici personnifié, ce qui est particulièrement original. Le responsable de l’exil est bien « la contrainte de l’endettement » et non un éventuel tyran, comme on pourrait l’attendre. Les exilés mentionnés par Solon étaient certainement des débiteurs insolvables, victimes « d’une crise économique causée ou aggravée par l’occupation étrangère et la guerre62 ». Dans une autre élégie, Solon déplore en effet ces maux affectant les pauvres qui « arrivent (ἱκνοῦνται) nombreux (πολλοί) dans une terre étrangère (γαῖαν ἐς ἀλλοδαπήν), vendus, enserrés dans des liens déshonorants63 ». Quoi qu’il en soit, même si ces exilés ne parlent plus la langue attique, Solon suggère qu’Athènes saura les accueillir au même titre que les autres exclus qu’il décrit, et les mettre à égalité avec les citoyens athéniens. C’est la première fois, dans l’histoire athénienne, que le retour d’exil et la liberté vont de pair : cette idée sera plus largement exploitée au moment du retour d’exil des victimes des régimes oligarchiques pendant la démocratie athénienne. Néanmoins, ainsi que A. J. Dominguez-Monedero l’a montré, les difficultés concrètes consistant à localiser et à rapatrier un nombre aussi 60 61 62 63

M. L. WEST, Iambi et Elegi Graeci ante Alexandrum Cantati, Vol. II, fr. 36, p. 141. Voir introduction pour le détail de cette construction verbale, s. v.. L. M. L’HOMME WERY, « La notion de patrie dans la pensée politique de Solon », L’antiquité classique, Tome 69, 2000, p. 38. M. L. WEST, Iambi et Elegi Graeci ante Alexandrum Cantati, Vol. II, fr. 4, 23-25.

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conséquent d’individus suggèrent que ce fragment de poème relève davantage de la propagande64. L’aura qui entoure Solon à partir de l’établissement de la démocratie expliquerait que cette affirmation ait été prise au pied de la lettre. Il n’en demeure pas moins qu’avec Solon et son célèbre fragment, l’exil et l’esclavage deviennent caractéristiques des périodes de crises politiques, et « ramener les exilés » une caractéristique du bon dirigeant. 2) Les allers - retours de Pisistrate Après la période de pouvoir de Solon65, une sorte de tyrannie législative, Pisistrate instaure une tyrannie sur fond de conflits entre grandes familles de 561 à 528/527 av. J.-C. De tous les tyrans, il est celui qui part et revient d’exil le plus souvent et illustre, à ce titre, la vanité de l’exil comme sanction66. Sa première prise de pouvoir, de 561/ 560 à 554 av. J. -C. se termine par un premier exil. Hérodote explique qu’« après un accord commun, les partisans de Mégaclès et ceux de Lycurgue le chassèrent (ἐξελαύνουσι)67 ». Aristote aussi mentionne, dans sa Constitution d’Athènes, le fait que Mégaclès et Lycurgue aient « chassé (ἐξέβαλον) Pisistrate68 ». Son exil est donc dû à l’alliance de deux membres des puissantes familles aristocratiques : Mégaclès de la famille des Alcméonides et Lycurgue de la famille des Etéoboutades69. Pisistrate revient cependant de son exil, onze ans après, avec l’appui de Mégaclès et des Alcméonides, famille aristocratique qui est traditionnellement opposée à la sienne. Comme dans le cas de Mytilène et certainement des autres grandes cités, l’exil résulte de conflits

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A. J. DOMINGUEZ-MONEDERO, Solón de Atenas, Barcelona, 2001, p. 54. Claude MOSSÉ ne dit rien de ce prétendu rappel des exilés dans son article qui montre comment s’élabore la construction du mythe de Solon : « Comment s’élabore un mythe politique : Solon, « père fondateur » de la démocratie athénienne », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 34ᵉ année, N. 3, 1979, p. 425-437. Aristote précise qu’après une longue période sans archonte, le premier, après Solon, à être élu en -582, Damasias, fut « chassé par la force du pouvoir (ἐξηλάθη βίᾳ τῆς ἀρχῆς) » (Aristote, Constitution d’Athènes, XIII, 2). J. G. F. HIND souligne le caractère « amusant » de cette chronologie de l’exil, tout en faisant un état des lieux de la reconstruction littéraire compliquée de cette même chronologie : J. G. F. HIND, « The « Tyrannis » and the Exils of Pisistratus », The Classical Quarterly, XXIV, 1974, p. 1-18. Hérodote, I, 60. Aristote, Constitution d’Athènes, 14, 3. Sur l’importance des conflits entre élites qui ont mené aux exils et tyrannies successives de Pisistrate, voir M. STAHL, Aristokraten und Tyrannen im archaischen Athen, Stuttgart, 1987, p. 60-105 ; J. BLOK, « Phye’s Procession : Culture, Politics and Peisistratid Rule », p. 17-48 in H. SANCISI-WEERDENBURG, Peisistratos and the Tyranny : A Reappraisal of the Evidence, Amsterdam, 2000.

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entre grandes familles qui se disputent le pouvoir et dont les alliances n’ont jamais rien de définitif. Avant ce premier exil, Hérodote mentionne le fait que Pisistrate « avait échappé (ἐκπεφευγώς) à ses ennemis, qui voulaient le tuer70 ». À cette tentative d’intimidation, Pisistrate avait répondu en demandant au peuple de lui procurer une garde personnelle, qui lui servirait par la suite à s’emparer de l’Acropole71. Selon S. Forsdyke, la réponse de Pisistrate à la tentative de meurtre commise par ses ennemis fut la fuite, mais […] Pisistrate a fui dans la cité plutôt qu’hors de la cité, comme c’était normalement le cas lors des violences entre élites.72

Néanmoins, comme nous venons de le voir, l’exil qui lui est imposé par Mégaclès et Lycurgue s’opère, lui, en dehors d’Athènes. Son retour d’exil, agencé par celui même qui avait contribué à l’exiler, est l’objet d’une mise en scène rocambolesque racontée par Hérodote et relatée par Aristote : il revient sur un char, accompagné d’une Athénienne affublée d’une tenue visant à la faire passer pour Athéna elle-même73. Il gouverne pendant plusieurs années avant de devoir s’exiler à nouveau hors d’Attique, dans la région thrace du mont Pangée puis à Érétrie en Eubée pendant trois ans74. Hérodote, comme Aristote, justifie le deuxième exil de Pisistrate par le fait suivant : bien qu’il eût épousé la fille de Mégaclès, conformément à un accord, il ne voulait pas d’enfant avec elle, ce qui fut porté à la connaissance de Mégaclès75. Hérodote précise que « Pisistrate, informé de ces manœuvres contre lui, abandonna complètement le pays (ἀπαλλάσσετο ἐκ τῆς χώρης τὸ παράπαν)76 ». Cette périphrase suggère que, pour Hérodote, il ne s’agit pas d’un exil au même titre que le précédent. Aristote est plus concis, mais établit une chronologie précise dans les allersretours de Pisistrate : 70 71 72

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Hérodote, I, 59. Aristote, Constitution d’Athènes, XIV, 2-3. S. FORSDYKE, op. cit., p. 109 : « Pisistratus’s response to the attempt of his ennemies to kill him was flight, but […] Pisistratus fled into the city rather than out of it, as was usual in cases of intra-elite violence ». Hérodote, I, 60. Voir le chapitre 10 « Le retour des exilés ». Hérodote, I, 61 et Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 1. Il est possible que Pisistrate se soit retiré à Brauron, où il avait déjà probablement effectué une retraite lors de son premier exil, dans une dépendance personnelle. Hérodote précise que c’est parmi les citadins de cette cité que Pisistrate avait pu recruter ses gardes du corps (I, 59, 5). G. ANDERSON suggère le fait que les tyrans possédaient une résidence en Attique en cas d’exil : G. ANDERSON, « Alkmeonid ‘Homelands’, Political Exile, and the Unification of Attica », Historia 69, 2000, p. 387-412. Hérodote, I, 61 et Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 1. Hérodote, I, 61.

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Ainsi se déroula son premier retour (πρώτη κάθοδος). Après cela, il fut chassé une seconde fois (ἐξέπεσε τὸ δεύτερον), dans la septième année après son retour. Il ne tint pas longtemps, mais à cause du fait qu’il n’avait pas voulu s’unir avec la fille de Mégaclès, et par peur des deux partis opposés, il s’enfuit en secret (ὑπεξῆλθεν).77

L’alternance des adjectifs numéraux met sur le même plan le premier exil (désigné par « ἐξέβαλον »78) et celui dont il est question. De fait, le verbe « ἐξέπεσε » exprime l’idée d’être chassé et non l’idée de fuir. Néanmoins, Aristote précise que cet exil fut à l’initiative de Pisistrate. Aristote présente ces deux retours d’exil comme une habitude – par l’emploi de l’optatif de répétition dans le passé – et comme une formalité : Il resta longtemps au pouvoir, et à chaque fois qu’il était chassé (ὅτ᾽ ἐκπέσοι), il revenait facilement (πάλιν ἀνελάμβανε ῥᾳδίως). En effet, la majorité des nobles et des démocrates l’aimait, car il se conciliait les uns par le commerce, les autres en les aidant dans leurs affaires, et il était bien doué pour plaire aux deux partis.79

Il aurait ainsi passé onze années en exil à accumuler de l’argent et des troupes dans l’espoir de restaurer son pouvoir de force à Athènes80. Il aurait traversé l’Érétrie, en Eubée, et de là atteint le nord de la Grèce par le Golfe Thermaïque. Aristote dit que Pisistrate a fondé une petite armée à Rhaecelos, au nord-ouest de la Chalcidique, où il est possible qu’il abandonnât momentanément ses espoirs de retour pour se contenter de diriger une petite cité, comme le firent beaucoup d’exilés émigrés81. Il termina son périple près du mont Pangée, connu pour ses mines d’or et d’argent. Aristote dit qu’il y passa son temps à faire « des transactions d’argent et à engager des mercenaires82 », ainsi qu’à établir des contacts avec des Thébains, des Naxiens exilés, dont le tyran Lygdamis, et des Érétriens83. Tout, en somme, dans le but de reprendre le pouvoir, ce qu’il fit avec l’appui de mercenaires en débarquant à Marathon et en s’emparant ensuite de l’Acropole. Il gardera le pouvoir jusqu’à sa mort en 528-52784. 77 78 79 80 81

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Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 1. Ibid.,XIV, 3. Ibid., XVI, 9. Hérodote, I, 61 et Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 1-3. Les aristocrates de Samos firent de même : ils fondèrent Cydonia en Crète (Hérodote, III, 59). K. BABA suppose que Pisistrate s’établit à Sistos, à côté de l’actuelle Thessalonique, sur les conseils des Erétriens, marchands et colonisateurs de renom. Le but aurait été d’y faire fructifier des ressources, toujours dans la perspective de retourner à Athènes. (K. BABA, « The Macedonian / Thracian Coastland and the Greeks in the Sixth and Fifth Centuries B. C. » Kodai 1, 1990, p. 1-23). Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 2. Hérodote, I, 61 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 2. Hérodote, I, 63-64 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XV, 3-4.

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Les allers-retours de Pisistrate mettent presque sur le même plan le fait d’être chassé ou de partir volontairement. La perspective d’un retour est toujours possible et l’exil peut consister à se retirer dans une résidence prévue à cet effet en vue de préparer de nouvelles alliances avec des familles aristocratiques d’autres cités. 3) L’exil des Alcméonides La famille des Alcméonides est également une grande coutumière de l’exil. Toujours dans le cadre de conflits entre grandes familles, les Alcméonides sont en exil après la bataille de Pallène, en 546 av. J.-C. et le restent jusqu’au retour de Pisistrate au pouvoir en 510 av. J.-C.85. Aristote fait de Pisistrate un tyran modéré dans de nombreux domaines, et en particulier celui de l’exil : Pisistrate exile temporairement certains de ses adversaires, dont les Alcméonides, mais laisse leurs biens intacts. En ce sens, il amène progressivement un usage plus modéré et moins violent de l’exil, que l’on retrouve notamment dans la pratique de l’ostracisme, mais qui ne sera pas gardé par ses enfants. Chez Hérodote, l’exil que Pisistrate a imposé aux Alcméonides est un élément qui apparaît comme un repère temporel, révélateur d’une époque marquée par les conflits entre grandes familles : « Pisistrate était le tyran d’Athènes, et certains Athéniens étaient morts au combat, d’autres étaient exilés de leur patrie avec les Alcméonides (οἳ δὲ αὐτῶν μετ᾽Ἀλκμεωνιδέων ἔφευγον ἐκ τῆς οἰκηίης)86 ». Plus loin dans l’Enquête, Hérodote revient sur les tentatives de retour d’exil des Alcméonides : Alors qu’Hippias gouvernait et que la mort de son frère l’avait exaspéré contre les Athéniens, les Alcméonides, Athéniens d’origine, qui avaient fui les Pisistratides (φεύγοντες Πεισιστρατίδας), ne réussirent pas leur retour de force (κατὰ τὸ ἰσχυρόν), malgré leur tentative pour eux-mêmes et pour d’autres exilés athéniens (τοῖσι ἄλλοισι Ἀθηναίων φυγάσι), mais en essayant de retourner à Athènes et de la délivrer, ils subirent un grave échec.87

La seconde tentative est différente : les Alcméonides entreprirent de faire construire le temple de la Pythie à Delphes88, qu’ils soudoyaient pour lui 85 86 87 88

Hérodote, I, 64, 3. Sur le retour des Alcméonides en 510 : Hérodote, V, 62. Hérodote, I, 64. Hérodote, V, 62. Sur la question de savoir si le temple a été entièrement construit par les Alcméonides ou s’ils en ont simplement achevé la construction, voir Pierre DE LA COSTEMESSELIERE, « Les Alcméonides à Delphes », Bulletin de correspondance hellénique, vol. 70, 1946, p. 271-287.

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faire dire aux Spartiates qu’il fallait chasser les Pisistratides89. Une première expédition lancée contre eux se solde par un échec, mais la seconde aura définitivement raison des Pisistratides encerclés dans l’enceinte Pélasgique90. Les Pisistratides se retirent alors à Sigeum, dans l’Hellespont91. Ainsi le conflit mis en place entre Pisistrate et les Alcméonides perdure sur plusieurs générations, car les Pisistratides en héritent. Rien n’indique en revanche que les Alcméonides revinrent à Athènes, si ce n’est la mention de Clisthène dans la cité92. Les Alcméonides sont, avant même l’action de Pisistrate, touchés par une action infamante, qui ne cessera de les poursuivre et qui entrera en compte dans l’exil de Clisthène : le potentiel tyran Cylon et son frère avaient été tués – alors même qu’ils cherchaient à fuir Athènes93 – vers 630, sur l’Aréopage, malgré les promesses faites de les laisser partir libres94. Mégaclès en fut tenu responsable95. Sur cet événement, les historiens sont d’accord, mais ne

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Hérodote, V, 62- 63. La reconstruction du temple d’Apollon est interprétée comme un acte d’auto-promotion dans le cadre d’un conflit de prestige entre élites, en particulier avec les tyrans qui ont construit un autel à Apollon Pythien à Athènes (M. STAHL, op. cit., p. 12133). Sur les discussion à propos de la corruption de l’oracle, voir : E. W. ROBINSON, « Reexamining the Alcmeonid Role in the Liberation of Athens », Historia 93, 1994, p. 363-69 ; R. THOMAS, Oral Tradition and Written Record in Classical Athens, Cambridge, 1989, p. 249-50 ; F. JACOBY, « Herodotus » in A. VON PAULY, G. WISSOWA and W. KROLLS, éd., Real-encyclopädie der klassischen Altertumswissenschaft, Munich, 1893-, Supplément 2 : 205-520, 1914 [Réimprimé dans Griechische Historiker, Stuttgart, 1956, 7-164]. Sur les rapports entre les Pisistratides et les Spartiates, voir Hérodote, V, 63, 90, 91 ; Aristote, Constitution d’ Athènes, XIX, 4. Hérodote, V, 63-64 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIX, 5. Hérodote, V, 64-65 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIX, 5-6. Hérodote, V, 66. Thucydide emploie à propos de l’exil de Cylon et de son frère le terme « ἐκδιδράσκουσιν » (I, 126, 10) et « φεύγει ». S. FORSDYKE voit dans la loi de Dracon sur l’homicide une réponse à cet événement et, par là-même, une façon de mettre fin à l’escalade de la violence entre Cylon et les Alcméonides, et de manière générale aux conflits entre élites qui avaient cours à Athènes. Op. cit., p. 80-90. Pour la loi de Dracon : H. VAN EFFENTERRE, Nomina : recueil d’inscriptions politiques et juridiques de l’archaïsme grec, Rome, 1994, p. 16-23 ; Inscriptiones Graecae, Berlin, 1871, p. 104 : l’inscription qui mentionne cette loi daterait de 409-408, année où les lois athéniennes ont été révisées et republiées. Pour la date de la loi originale, voir R. S. STROUD, Drakon’s Law on Homicide, Berkeley and Los Angeles, 1968, p. 66-70. Il existe également une loi de Dracon qui protège le meurtrier en exil de la vengeance. Avant l’existence de cette loi, chez Homère par exemple, les meurtriers devaient trouver refuge dans une autre cité auprès d’hôtes puissants : M. GAGARIN, Drakon and Early Athenian Homicide Law, New Haven, 1981, p. 10-11. Ce fait est curieux car tous les magistrats qui conspiraient contre Cylon, et pas seulement Mégaclès, en sont en fait responsables : voir Thucydide, I, 126 ; Plutarque, Vie de Solon (texte établi et traduit par R. FLACELIÈRE), t. 2, Paris : Les Belles Lettres, 1961, 12, 12.

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donnent pas d’explications plus détaillées et parfois contradictoires96. Ainsi que l’a démontré Louis Moulinier, la question de la faute originelle des Alcméonides n’est ni plus ni moins qu’une « de ses affaires banales de suppliants massacrés » mais où il est « inévitable aussi que tout le monde y ergote et que tout le monde y ait raison et tort, puisque la politique s’en mêle97 ». Il est difficile d’établir le véritable degré de responsabilité des Alcméonides, mais une chose est néanmoins sûre : la dénomination d’« impureté » est liée au fait d’avoir souillé le sanctuaire d’Athéna. L. Moulinier a également cherché à établir la date probable de ce premier crime et a ainsi mis en avant la confusion qui existe entre ce premier exil et celui qu’opère Pisistrate : « la tentative de Cylon et le bannissement des Alcméonides ont lieu avant Solon, le premier de ses événements assez longtemps avant le second et vraisemblablement avant Dracon. Les exilés rentrent à Athènes grâce à l’amnistie de Solon. Pisistrate redoute pour son sang, mais utilise pour sa politique les conséquences vivaces de leur crime. Enfin, vers 508, Sparte s’en sert et provoque un nouveau bannissement des familles « impures ».98 » Les Alcméonides en exil et de retour à Athènes semblent ainsi fonctionner en doublon avec Pisistrate et les Pisistratides. Les historiens montrent que leur évolution est en effet parallèle et que malgré les divers motifs invoqués, religieux ou militaires, une raison semble toujours présider à ce conflit : la dispute du pouvoir athénien entre grandes familles aristocratiques99. 4) L’exil des Pisistratides Dans cette logique, les descendants de Pisitrate sont eux aussi touchés par l’exil. À la mort de Pisistrate en 528/527 av. J.-C., ses deux fils Hippias et Hipparque lui succèdent. Hipparque est assassiné en 514 av. J.-C.100 par deux 96 97 98 99

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Hérodote, V, 70 ; Thucydide, I, 126 ; Aristote, Constitution d’Athènes, I, 1 et XX, 2 ; Plutarque, Vie de Solon, 12. L. MOULINIER, « La nature et la date du crime des Alcméonides », Revue des Études Anciennes, Tome 48, 1946, n°3 - 4, p. 184. L. MOULINIER, « La nature et la date du crime des Alcméonides », art. cit., p. 202. Sur la prétendue appartenance d’Hérodote à la famille des Alcméonides, voir B. M. LAVELLE, The Sorrow and The Pity : A Prolegomemon to a History of Athens under the Peisistratids, c. 560-510 B. C., Stuttgart, 1993. Thucydide rappelle que les Athéniens croyaient à tort qu’Hipparque était tyran au moment où il a été tué, mais le pouvoir, selon lui, était déjà entre les mains d’Hippias (I, 20) et il précise, dans un excursus, au moment du passage de la Salaminienne, que c’est avant tout une histoire d’amour contrariée qui précipite la mort d’Hipparque (VI, 54). Cependant, Hérodote suggère qu’Hipparque a exercé une forme de pouvoir tyrannique quand il évoque un certain « Onomacrite, autrefois chassé d’Athènes par Hipparque fils de Pisistrate (ἐξηλάσθη γὰρ ὑπὸ Ἱππάρχου), parce que Lasos d’Hermione l’avait pris à

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Athéniens, Harmodios et Aristogiton. Cet événement est par la suite célébré comme le sursaut d’Athènes contre la tyrannie et les assassins deviennent des héros nationaux101, mais cela a immédiatement comme conséquence de rendre la tyrannie encore plus répressive. Les véritables libérateurs d’Athènes sont en fait les Spartiates et les Alcméonides102. Les motifs du meurtre demeurent flous et ne suffisent pas à abolir la tyrannie. Hippias « pour venger son frère, mit à mort et chassa (ἐκβεβληκέναι) beaucoup d’hommes103 ». Il fut ensuite renversé en 510 av. J.-C. par Sparte104 à la demande des Alcméonides et conduit ainsi à l’exil par ceux mêmes qu’il avait exilés105. Malgré ce qu’en dit Aristote106, les hommes exilés par Hippias ne devaient constituer qu’un petit groupe composé des rivaux d’Hippias, à savoir les Alcméonides et quelques autres familles de renom107. Ainsi qu’on l’a déjà vu, la tentative de renversement d’Hippias ayant échoué,

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introduire un faux dans les oracles de Musée […]. Hipparque l’avait alors chassé (ἐξήλασε) d’Athènes, en dépit de la grande amitié qui les unissait jusque-là » (Hérodote, VII, 6). Platon dans le Banquet (182c) attribue la libération d’Athènes à Harmodios et Aristigiton du fait de la force de leur amour. La tradition historique tardive ignore aussi les versions d’Hérodote et de Thucydide et préfère cette version plus populaire. C. W. FORNARA y voit une façon d’ignorer le rôle réel des Spartiates et des Alcméonides dans la libération d’Athènes : C. W. FORNARA, « The Cult of Harmodius and Aristogeiton », Philologus, 114, p. 155-80. En revanche, chez Isocrate, dans le Sur l’Attelage, 26-27, daté de 397 av. J.-C., une allusion suggère que la libération d’Athènes de la tyrannie est due à Clisthène et à Alcibiade, de même que dans l’Aréopagitique, 16 et dans Sur l’Echange, 232, datés de 350 av. J.-C., ceci, sans doute afin d’associer expulsion des tyrans et idéaux démocratiques. La même chose est constatée chez Andocide, dans Sur son Retour, 26, rédigé en 409 et Sur les Mystères, 106, rédigé en 400 : l’orateur fait appel à la mémoire de ces illustres ancêtres qui auraient libéré Athènes des tyrans. Cette reconstruction historique vise à gagner la faveur des partisans démocrates, après les périodes oligarchiques. Pour l’étude de ces passages : F. POWNALL, « A case study in Isocrates : the expulsion of the Peisistratids », Dialogues d’histoire ancienne, Supplément n°8, 2013, p. 339-354. Hérodote, V, 55-56 ; V, 62-65 ; VI, 123 ; Thucydide, VI, 53, 3-59 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XVII-XIX. Aristote, Constitution d’Athènes, XIX,1. Ibid., XIX, 2 : « ἐξέπεσεν ὑπὸ Κλεομένους ». Sur la tyrannie d’Hippias : Hérodote, V, 55-62 ; Thucydide, I, 20 ; VI, 54-59 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XVII-XIX ; Politique, 1311a, 36. Aristote, Constitution d’Athènes, XIX, 3. Andocide, qui appartenait à une grande famille athénienne, mentionne le fait qu’un de ces ancêtres se trouvait parmi Les exilés (Sur les Mystères, 106). F. GHINATTI décrit les exilés de Leipsydrium comme essentiellement les Alcméonides et leurs plus proches alliés (F. GHINATTI, I gruppi politici ateniesi fino alle guerre persiane, Rome, 1970). Par ailleurs, comme Rosiland THOMAS l’a montré, dire, au IVe siècle, que tout un peuple a été exilé par Pisistrate est une déformation opérée sous le régime des Trente : R. THOMAS, Oral Tradition and Written Record in Classical Athens, Cambridge, 1989, p. 131-54 ; p. 252.

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les exilés se sont tournés vers d’autres cités, et en particulier Delphes et Sparte108. Chez Hérodote, le stratagème qui met fin à la tyrannie est détaillé : les Athéniens envisagent d’abord de faire appel aux Lacédémoniens pour déloger les Pisistratides retranchés dans l’enceinte Pélasgique de l’Acropole, mais les Pisistratides avaient suffisamment de vivres pour endurer ce siège109. Une autre solution est trouvée : Les enfants des Pisistratides furent pris, alors qu’on cherchait à les transporter en lieu sûr hors du pays (ἔξω τῆς χώρης). Quand cela arriva, la situation des tyrans en fut totalement modifiée, et pour récupérer leurs enfants, ils se soumirent à tout ce que les Athéniens voulaient, à savoir quitter l’Attique (ἐκχωρῆσαι ἐκ τῆς Ἀττικῆς) sous cinq jours. Ils se rendirent à Sigée, sur le Scamandre.110

Thucydide évoque ce renversement de situation d’une autre façon : Hippias ressent que la tyrannie pèse sur les Athéniens et commence à vivre dans l’inquiétude ; il multiplie les exécutions de citoyens « tout en regardant ce qui se passait à l’extérieur (πρὸς τὰ ἔξω ἅμα διεσκοπεῖτο) pour voir de quel pays, en cas de révolution, pourrait venir un secours (εἴ ποθεν ἀσφάλειάν τινα ὁρῴη μεταβολῆς γενομένης ὑπάρχουσάν οἱ)111 ». Et, en effet, dans sa quatrième année, il fut renversé par les Lacédémoniens et par les Alcméonides en exil (Ἀλκμεωνιδῶν τῶν φευγόντων), et partit en vertu d’un accord (ἐχώρει ὑπόσπονδος) pour Sigée, d’où il se rendit ensuite à Lampsaque et, de là, auprès du roi Darius.112

Chez les deux historiens, l’exil d’Hippias, chez Thucydide, ou des Pisistratides, au sens large chez Hérodote, est signifié par le verbe « χωρέω » et son composé « ἐκχωρέω » : il s’agit clairement plus d’un éloignement géographique que d’un bannissement politique. Dans les deux cas, il est même question d’un arrangement à l’amiable : chez Thucydide, Hippias part « ὑπόσπονδος », tandis que chez Hérodote, à la suite d’un chantage, les Pisistratides sont invités à partir. Dans les deux cas encore, la destination, Sigée, est explicitement mentionnée. Thucydide seul ménage une prolepse dans son récit, en faisant référence à la préparation de son exil. Il ne manque d’ailleurs pas de dire qu’Hippias « vingt ans après, devenu un vieil homme, participa à l’expédition des Mèdes à Marathon113 ». La chute de la tyrannie à 108 109 110 111 112 113

Hérodote, V, 62 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIX. Voir aussi Aristote, Constitution d’Athènes, XIX, 5-6. Hérodote, V, 65. Thucydide, VI, 59. Thucydide, VI, 59. Ibid.

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Athènes laisse cependant la place libre pour le retour d’un gouvernement oligarchique et la reprise immédiate du conflit entre les grandes familles. Il semble par ailleurs que les Alcméonides et leurs alliés ne réussirent à faire partir en exil que la famille immédiate d’Hippias, puisque le cercle plus large des amis et des proches demeure à Athènes où ceux-ci deviennent les premières victimes de l’ostracisme114. À ce titre, selon S. Forsdyke, Aristote interprète par anachronisme l’idée de « peuple » athénien quand il affirme que certains Pisistratides furent autorisés à rester « avec la bienveillance habituelle du peuple (τῇ εἰωθυίᾳ τοῦ δήμου πραότητι)115 », puisque le « peuple », en 510 av. J.-C., n’a rien à voir avec l’expulsion des Pisistratides116. Peu de temps après leur expulsion, les Pisistratides cherchent à revenir de force, avec l’appui des Spartiates : selon Hérodote, les Spartiates auraient même été à l’initiative de ce fait, inquiets de voir grandir le pouvoir d’Athènes117. Cette tentative échoue ce qui pousse naturellement les Pisistratides à se tourner vers les Perses : même si, en 510 av. J.-C., Athènes ne représente pas pour eux un grand enjeu, ce sera le cas vingt ans plus tard, et à cette occasion, comme nous l’avons déjà dit, les conseils d’Hippias seront déterminants pour permettre aux Perses de débarquer à Marathon. 5) L’exil et le rappel de Clisthène Clisthène est à la frontière entre deux époques et deux conceptions de l’exil118. Après la chute des Pisistratides, le gouvernement redevient oligarchique et le pouvoir est disputé entre de grandes familles. En 508-507, Clisthène, membre de la famille des Alcméonides119, fait adopter des mesures qui seront amenées à perdurer pendant toute la période classique.

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Aristote parle des amis des tyrans (Constitution d’Athènes, XXII, 4) et d’Isagoras, l’opposant de Clisthène en 508-507, proche des tyrans, mais qui fut autorisé à rester à Athènes après l’expulsion des Pisistratides (Constitution d’Athènes, XX, 1). Aristote, Constitution d’Athènes, XXII, 4. S. FORSDYKE, op. cit., p. 131. Hérodote, V, 91. La corruption de l’oracle de Delphes et son action sur les Spartiates, à l’initiative des Alcméonides, montre que cette prétendue alliance entre les Pisistratides et Sparte est fluctuante. Il est traditionnellement cité comme l’un des fondateurs des nouvelles institutions athéniennes caractéristiques de l’époque classique (ce que font C. ORRIEUX et P. SCHMITT-PANTEL dans leur Histoire grecque, p. 157), mais il se rapproche aussi par différents aspects de la période archaïque, ne serait-ce que par son appartenance à la famille des Alcméonides. À ce titre, Sara FORSDYKE le relie à cette période dans son ouvrage Exile, Ostracism and Democracy, op. cit, p. 133 sq. Voir aussi A. MASARACCHIA, Solone, Florence : La Nuova Italia, 1958. Pour une critique récente des fragments de la liste des archontes (IG, I³, 1031), voir C. PEBARTHE, « Clisthène a-t-il été archonte en 525/4 ? Mémoire, oubli et histoire des

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Sa prise de pouvoir reste dans le cadre de conflits entre grandes familles, puisqu’il est l’adversaire d’Isagoras, membre des Eupatrides120. Isagoras est archonte quand « Clisthène qui avait le dessous, attacha le peuple à son hétairie121 » sans que l’on sache comment. Chez Hérodote, l’origine alcméonide de Clisthène est rappelée122, et l’auteur lui attribue en plus la responsabilité de la corruption de la Pythie123, comme pour rappeler que l’homme, avant d’être ce grand réformateur qu’il décrit par la suite, est déterminé par ses racines familiales. En effet, la création de nouvelles tribus est brièvement mentionnée124, tandis qu’Hérodote accorde plus d’importance à un fait qui semble mineur : le bannissement d’un certain Adraste dont la statue était honorée à Sycione. Cet événement est discuté sur l’ensemble d’un paragraphe, et Hérodote y voit le fait, annoncé au départ, que « Clisthène, [lui] semble-t-il, suivait l’exemple de son aïeul maternel Clisthène, tyran de Sycione125 ». Ainsi, sa détermination à vouloir le chasser est telle qu’il se rend auprès de la Pythie : Clisthène voulait le chasser hors du territoire (ἐκβαλεῖν ἐκ τῆς χώρης) parce qu’il était argien (ἐόντα Ἀργεῖον). Se rendant à Delphes, il demanda s’il fallait chasser (εἰ ἐκβάλοι) Adraste. La Pythie lui répondit qu’Adraste était le roi de Sycione et lui un misérable à lapider. Puisque le dieu ne lui permettait pas d’agir à sa guise, de retour à Sycione, Clisthène chercha une ruse (μηχανήν) par laquelle Adraste s’exilerait de lui-même (αὐτὸς ὁ Ἄδρηστος ἀπαλλάξεται).126

Le procédé est habile : il instaure comme culte à Sycione celui de Melanippos, meurtrier du frère d’Adraste et fait en sorte que les cérémonies habituellement rendues à Adraste soient transférées à Melanippos127. Hérodote ne dit pas explicitement qu’Adraste partit de Sycione, mais cela est suggéré dans le paragraphe suivant : « Voilà comment il avait réglé la question d’Adraste128 ». Et en effet, il n’est plus question d’Adraste par la suite. Cet événement peut clairement être analysé comme la preuve que Clisthène garde, en ce qui concerne ses rivaux à Sycione d’où sa famille est

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Athéniens à l’époque classique », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 83, fasc. 1, 2005, Antiquité – Oudheid, p. 25-53. Hérodote, V, 66. Aristote, Constitution d’Athènes, XX, 1. Chez Hérodote, une expression semblable est utilisée : « Clisthène vaincu se tourna du côté du peuple » (V, 66). Hérodote, V, 66 : « Κλεισθένης τε ἀνὴρ Ἀλκμεωνίδης ». Ibid. : « ὅς περ δὴ λόγον ἔχει τὴν Πυθίην ἀναπεῖσαι ». Ibid. Ibid., V, 67. Ibid., V, 67. Ibid. Ibid., V, 68.

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originaire, le même fonctionnement que ses prédécesseurs : l’exil, et la manipulation caractéristique des Alcméonides129, en sont le reflet. Toujours dans cette logique de lutte entre grandes familles, mais cette fois à Athènes, Isagoras demande l’appui du roi Cléomène de Sparte pour expulser Clisthène et ses alliés d’Athènes : c’est à ce moment-là que le prétexte de la souillure des Alcméonides refait surface130. Néanmoins, comme le raconte Hérodote, après que « Cléomène chassa (ἐξέβαλλε), par l’intermédiaire d’un héraut, Clisthène et des Maudits. Clisthène, de lui-même, partit en secret (Κλεισθένης μὲν αὐτὸς ὑπεξέσχε) ». Alors, Cléomène « chassa comme sacrilèges (ἀγηλατέει) sept cents familles athéniennes131 » qui lui avaient été désignées par Isagoras, ce qui suscita une révolte du peuple et un échec de la prise de pouvoir spartiate132. Une version semblable est présentée par Aristote, dans La Constitution d’Athènes : Isagoras, trop faible pour lutter, rappela Cléomène qui était son hôte et le décida à chasser les sacrilèges (ἐλαύνειν τὸ ἅγος), parce que les Alcméonides passaient pour faire partie des gens souillés par le sacrilège (διὰ τὸ τοὺς Ἀλκμεωνίδας δοκεῖν εἶναι τῶν ἐναγῶν). Quand Clisthène se fut enfui (ὑπεξελθόντος δὲ τοῦ Κλεισθένους), Cléomène chassa comme sacrilèges (ἡγηλάτει) sept cents familles athéniennes.133

La responsabilité d’Isagoras et son ascendant sur Cléomène sont unanimement évoqués chez les deux auteurs, néanmoins seul Aristote insiste sur le prétexte religieux qui est fourni. L’emploi remarquable du verbe ἀγηλατέω présent dans les deux textes fait explicitement référence à la souillure134 traditionnellement associée au meurtre commis par les Alcméonides. Les Athéniens firent ensuite mander (μεταπεμψάμενοι) « Clisthène et les sept cents familles qui avaient été bannies (τὰ διωχθέντα) par Cléomène135 ». Ce rappel par le peuple athénien de personnages exilés serait le symbole d’un véritable changement et incarnerait la fin des exils tyranniques136. 129 130 131 132 133

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Le nom μηχανήν employé ici renvoie directement au verbe μηχανῶνται employé par Hérodote à propos du retour de Pisistrate (I, 60). Hérodote, V, 70. Voir Chapitre 6 « L’exil et la souillure ». Il est possible que ce nombre très important soit exagéré ou, si ce n’est pas le cas, prenne en compte des familles athéniennes qui ne fassent pas partie de l’élite. Hérodote, V, 72. Aristote, Constitution d’Athènes, XX, 2-3. Pour une discussion du terme qui désigne les sept cents familles chassées chez Hérodote et chez Aristote, voir R. D. CROMEY, « Kleisthenes’ 700 Epistia », L’antiquité classique, Tome 69, 2000, p. 43-63. Voir introduction, s. v. Hérodote, V, 73. S. FORSDYKE, op. cit., p. 136 : « En chassant Isagoras et les Spartiates, et en rappelant Clisthène et les autres exilés, le peuple athénien n’est pas seulement intervenu dans les politiques d’exil intra-élites mais a réarticulé la connexion fondamentale entre exil et

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

Les exils pendant la période archaïque sont déterminés par les luttes politiques entre élites au sein d’une même cité137. Ce phénomène n’est pas généralisé à l’ensemble de la Grèce mais touche les cités les plus développées, pour lesquelles il ne demeure que certains témoignages contemporains – essentiellement les poètes lyriques et élégiaques – ou des analyses a posteriori des historiens. Néanmoins, à travers l’étude de Mytilène, Mégare, Samos, Corinthe et Athènes, il ressort que les exils « tyranniques » ne sont jamais définitifs : le tyran – ou le législateur – est rappelé ou trouve le moyen de revenir au gré de nouvelles alliances et mésalliances entre élites. Même les témoignages des poètes élégiaques qui présentent des complaintes annonciatrices de celles que l’on retrouve au théâtre classique ou chez les orateurs attiques138, comme « la plainte de l’exilé », sont, au moins pour Alcée, mensongers. On sait que les exils de cette période sont toujours temporaires et les appels à la vengeance vains. Enfin, la différence n’est pas nette entre un exil imposé, suggéré ou volontaire : cela s’explique d’une part par le fait qu’il semble admis que l’exil est provisoire et d’autre part certains tyrans, par anticipation, partent de leur cité avant d’en être chassés. À ce titre, il convient de souligner que le substantif et le verbe employés pour désigner l’exil sont déjà, chez les auteurs archaïques, φυγή et φεύγω, qui contiennent cette même ambiguïté de sens. Le processus de l’exil n’a donc rien de solennel et ne touche qu’une part mineure de la population, même si, dans certains extraits139, des chiffres exagérément élevés disent le contraire.

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pouvoir politique » (« In expelling Isagoras and the Spartans, and in recalling Cleisthenes and the other exiles, the Athenian people not only intervened in intra-elite politics of exile, but rearticulated the fundamental connection between exile and political power »). Voir également p. 136 et suivantes. E. BOLOGH voit dans l’expulsion à la période archaïque une façon d’éviter la souillure d’un éventuel meurtre qu’engendraient les conflits : « il est maintenant possible pour un clan de sacrifier un membre fautif pour échapper à la vengeance meurtrière d’un autre clan injurié, ce qui pourrait toucher tous les autres membres » (op. cit., p. 3 : « It now became possible for a clan to sacrifice one offending member in order to escape the blood revenge of another injured clan, which might possibly harm all other members »). C’est, semble-t-il, anticiper à l’extrême et mettre de côtés les conflits relatifs à la détention du pouvoir, particulièrement présents à cette période. Un fragment de Tyrtée est à ce titre cité par Lycurgue dans le Contre Léocrate, 107. C’est le cas du célèbre fragment de Solon qui parle des familles rapatriées à Athènes depuis le reste de la Grèce (M. L. WEST, Iambi et Elegi Graeci ante Alexandrum Cantati, vol. II, fr. 36, p. 141) ou encore la mention précédemment vue des sept cents familles athéniennes qui accompagnèrent Clisthène dans son retour d’exil (Hérodote, V, 73).

CHAPITRE 2 L’EXIL PENDANT LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

L’histoire de l’instauration de la démocratie à Athènes peut être suivie à travers le seul prisme de l’évolution du statut de l’exil1. S. Forsdyke résume ainsi ce processus : une caractéristique clef des événements qui ont eu pour issue l’adoption d’une organisation politique démocratique a été l’intervention des non-élites dans les politiques d’exil des intra-élites et l’usurpation par les non-élites du contrôle sur les expulsions. En intervenant et, finalement, en résolvant le violent conflit qui opposait les élites entre elles, les non-élites ont, en même temps, imposé leur contrôle sur les décisions qui concernent l’exil et signalé un changement fondamental dans la balance du pouvoir entre élites et nonélites.2

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Sur le passage des tyrannies à la démocratie, la bibliographie est conséquente. Pour les récents débats : M. OSTWALD, « The Reform of the Athenian State by Cleisthenes » in J. BOARDMAN, N. G. L. HAMMOND, D. M. LEWIS, et M. OSTWALD, éd., The Cambridge Ancient History, vol. 4, Persia, Greece and the Western Mediterranean c. 525 to 479 B. C., Cambridge, 1988, p. 303-46 ; W. EDER, « Political Self-Confidence and Resistance : The Role of the Demos and Plebs after the Expulsion of the Tyrant in Athens and the King in Rome » in T. YUGE et M. DOI, éd., Forms of Control and Subordination in Antiquity, p. 465-75, Leiden ; J. OBER, « The Athenian Revolution of 508/ 7 B. C. E. : Violence, Authority, and the Origins of Democracy » in C. DOUGHERTY et L. KURKE, Cultural Poetics in Archaic Greece : Cult, Performance, Politics, Oxford, 1998 [1993], p. 215-32, [réimpr. in J. OBER, The Athenian Revolution : Essays on Ancient Greece Democracy and Political Theory, Princeton,1996] ; K. A. RAAFLAUB, « Power in the Hands of the People : Foundations of Athenian Democracy », in I. MORRIS et K. A. RAAFLAUB, Democracy 2500 ? Questions and Challenges, AIA Colloquium 2, Dubuque, IA, 1998, p. 31-66 ; K. A. RAAFLAUB, « The Thetes and Democracy (A Response to Josiah Ober) » in I. MORRIS et K. A. RAAFLAUB, op. cit., p. 87-103 ; S. FORSDYKE, « Exile, Ostracism and the Athenian Democracy », ClAnt 19, 2000, p. 23263 ; S. FORSDYKE, « Herodotus on Greek History, 525-480 » in E. J. BAKKER, I. J. F. DE JONG, et H. VAN HEES, Brill’s Companion to Herodotus, Leiden, 2002 ; S. FORSDYKE, op. cit., 2005. S. FORSDYKE, op. cit., p. 134 : « a key feature of the events that resulted in the adoption of democratic political organization was the intervention of non-elites in intra-elites politics of exile and the usurpation by non-elites of control over expulsion. By intervening and ultimately resolving the violent struggle between competing elites, non-elites simultaneously asserted their control over decisions of exile and signaled a fundamental change in the balance of power between elites and non-elites ».

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

La mise en place de l’ostracisme est caractéristique de cette période : ce procédé est entièrement voué à exiler, mais d’une manière règlementée, afin de limiter à un par an, et de façon non systématique, le nombre d’ostracismes. La participation des Athéniens est demandée lors de deux étapes décisives : décider si l’on veut pratiquer un ostracisme et quelques mois après voter pour un candidat à l’ostracisme « sans autre raison à faire valoir que leur bon plaisir3 », ce qui rend ce procédé si étrange. J. Carcopino le qualifie même de « monstruosité, puisqu’il comporte une condamnation à l’exil, sans qu’un crime ait été commis, sans qu’un jugement ait été prononcé4». L’exil pendant la démocratie athénienne n’est pourtant pas déterminé par cette seule mesure qui finit par rapidement tomber en désuétude, après seulement soixante-dix ans d’application. Un système de décrets destiné à réguler la circulation des exilés entre Athènes et ses cités alliés semble répondre, dans l’esprit et la lettre, aux serments que doivent prêter les membres du Conseil et les juges de l’Héliée, jurant de ne pas exiler injustement ni de remettre en cause des sanctions ou décisions prises précédemment au sujet des exilés. Par ailleurs, dans certains procès publics et privés, l’exil apparaît comme une sanction aux côtés d’autres sanctions variées, telles que l’amende, l’emprisonnement, la confiscation des biens ou la peine de mort, mais aussi comme échappatoire au procès. Il était en effet toujours possible, et parfaitement établi, de fuir avant un procès, quand on soupçonnait que la peine allait être conséquente5. Au regard de cet état des lieux positif de l’exil, qui ne demeure plus unique mais prend plusieurs aspects – ostracisme, fuite, sanction –, quelle peut être l’utilisation réelle qu’en fait le peuple athénien ? En nous appuyant sur les témoignages littéraires et historiques, nous confronterons les représentations de ces différents exils démocratiques à l’usage théorique qui leur est assigné. I. L’OSTRACISME L’ostracisme est une pratique attestée à Athènes au cours du Ve siècle pour laquelle les témoignages sont nombreux et précis6, mais aussi dans 3 4 5 6

J. CARCOPINO, L’ostracisme athénien, Paris : Librairie Félix Alcan, 1935, p. 5. J. CARCOPINO, op. cit., p. 34-35. C’est l’objet de notre Chapitre 4 « Choisir l’exil ». Pour un état des lieux récent de la recherche sur l’ostracisme : A. MARTIN, P. CABANES, J.- M. ALONSO NUNEZ, « Bulletin de bibliographie thématique et critique. L’ostracisme athénien. Un demi-siècle de découvertes et de recherches », Revue des Études Grecques, tome 102, fascicule 485-486, janvier-juin 1989, p. 124-174 ; S. Forsdyke, Exile, Ostracism and Democracy, op. cit. Sur l’ostracisme comme « manœuvre politique », voir A. QUEYREL, « Dissimulation, ententes politiques et revirements dans l’Athènes du Ve siècle », in Individus, groupes et politique à Athènes de Solon à

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d’autres cités grecques7. La date de l’apparition de l’ostracisme, bien qu’incertaine, est traditionnellement située pendant la législation de Clisthène, en 508/507 av. J.-C.8, mais le premier cas d’ostracisme a lieu vingt ans après, en 488/487 av. J.-C9. Le dernier cas a lieu en 415 av. J.-C. Durant toute l’existence de cette pratique, il est admis qu’un seul ostracisme était prononcé, au maximum, par an, et de façon non systématique10. La première étape était de demander à l’assemblée votante si elle désirait soumettre ou non un cas à l’ostracisme11, lorsqu’elle se réunissait selon le calendrier, entre fin décembre et début février12. Chez Aristophane, une allusion renvoie au fait que l’assemblée se réunit à propos du politicien Cléon dans Les Cavaliers13 et d’autres allusions sont présentes dans Les Guêpes14, La Paix15, le Ploutos16, suggérant ainsi que la décision de voter l’ostracisme avait déjà lieu à date fixe au Ve siècle. Si la décision était prise de procéder au vote de l’ostracisme, celui-ci avait lieu peu de temps après, début mars17, ce qui permettait aux votants de se procurer des ostraka,

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Mithridate [en ligne]. Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2007 (généré le 12 avril 2016). S. FORSDYKE, op. cit., appendice 2 : cela est attesté à Argos, Milet, Mégare, Syracuse et peut-être à Ephèse. Sur les discussions concernant cette date, voir H. TAEUBER « Androtion FgrHist 324 F 6 (ca. 340 v. Chr.) : Die Einführung und erste Anwendung des Ostrakismos (488/7 v. Chr.) in P. SIEWERT, S. BRENNE, B. EDER, H. HEFTNER, W. SCHEIDEL, éd., Ostrakismos-Testimonien, vol. 1, Historia Einzelschriften 155, Stuttgart, 2002, p. 401407 ; S. FORSDYKE, op. cit., Appendix one « The date of the athenian law of ostracism », p. 281-284. Androtion affirme que la création de l’ostracisme est concomitante de sa première utilisation (F. JACOBY, Die Fragmente der griechischen Historiker, 324, fr. 6). Ainsi, on dénombre cinq ostracismes entre 487 et 482, soit un par an, puis rien avant 471. Aristote, Constitution d’Athènes, 43, 5 ; Philochore (F. JACOBY, Die Fragmente der griechischen Historiker, 328, fr. 30). Cette période coïnciderait avec la période la moins faste en agriculture et serait, de fait, celle qui permet une plus grande participation du peuple athénien au vote de l’ostracisme mais aussi aux élections des magistrats (W. SCHEIDEL, H. TAEUBER, « T41 : Aristoteles, Ath. Pol., 43, 5 (ca. 328-325 v. Chr.) - Vorabstimmung in der Volksversammlung über die Abhaltung eines Ostrakismos », in P. SIEWERT, S. BRENNE, B. EDER, H. HEFTNER, W. SCHEIDEL, op. cit., p. 467-68). Aristophane, Les Cavaliers, v. 819, 855-57. La pièce a été représentée en 424. Cf. W. SCHEIDEL « Aussagen der Testimonien über die Institution des Ostrakismos » in SIEWERT et al., Ostrakismos-Testimonien, vol. 1, p. 483-84. Aristophane, Les Guêpes, v. 947 : à propos de Thucydide. La pièce a été représentée en 422. Aristophane, La Paix, v. 681 : à propos d’Hyperbolos. La pièce a été représentée en 421. Il est aussi fait référence à Hyperbolos dans Les Acharniens, v. 846 et Les Cavaliers, v. 1304-1315. Aristophane, Le Ploutos, v. 627 : une allusion est faite aux fêtes de Thésée. La pièce a été représentée en 388. Philochore in F. JACOBY, ed., Die Fragmente der griechischen Historiker, p. 328, fr. 30.

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des tessons18, et d’y inscrire le nom de la personne qu’ils souhaitaient exclure de la cité19. Cela permettait aussi sans doute aux votants de ne pas se ruer aux urnes et de murir leur choix20. De cette pratique tout à fait originale21 dérive le nom d’ostrakismos. Le procédé de l’ostracisme est moqué par Aristophane dans une expression qui signifie « jouer à la coquille »22. Le jour du vote, sur l’agora, dans un espace fermé, dix entrées sont aménagées, correspondant aux dix tribus d’Athènes. Sous la direction des membres du Conseil et des neuf archontes, chaque citoyen vote23. Les tessons sont ensuite collectés24 et comptés : si au moins six mille votes sont dénombrés25, l’individu qui accuse le plus grand nombre de votes est contraint de quitter Athènes pour dix ans. Contrairement aux exilés des périodes tyranniques et les exilés plus traditionnels de la période démocratique, les ostracisés ne sont pas tentés de rentrer par la force, car 18

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Ainsi, un nombre considérable d’ostraka a été retrouvé à Athènes, en particulier 1145 dans l’agora (M. L. LANG, Ostraka, in The Athenian Agora, vol. 25, Princeton, 1990) et 8500 dans l’ancien quartier du Céramique (S. BRENNE, Ostrakismos und Prominenz in Athen : Attische Bürger des 5. Jahrhunderts v. Chr. auf den Ostraka, Vienne, 2001 ; Die Ostraka (487-ca. 416 v. Chr.) als Testimonien » in SIEWERT et al., 2002). Ce délai était aussi l’occasion de mettre en place des campagnes organisées. Par ailleurs l’anecdote de Plutarque sur le paysan illettré qui demande à Aristide lui-même d’écrire le nom d’Aristide sur le tesson, sans l’avoir reconnu, montre que savoir écrire n’était pas un critère de participation. Cette anecdote, couplée aux récentes fouilles athéniennes, met en lumière un problème majeur dans la pratique de l’ostracisme : tous les citoyens athéniens ne savaient pas lire ni écrire. De là, on peut envisager que les votes étaient faussés par le biais de faux « écrivains publics », qui étaient censés écrire pour les illettrés. Voir Plutarque, Aristide, VII, 5-6 (Plutarch’s Lives, with an english translation by B. PERRIN, London : William Heinemann ; New York : The Macmillan Co., 11 vol. ; vol. 2, 1928). L. G. H. HALL, « Remarks on the Law of Ostracism », Tyche, 1989, p. 95. Il devait y avoir des débats informels sur les meilleurs candidats à l’ostracisme, pendant la première réunion et après, qui pouvaient nécessairement influencer les décisions. Sur le pouvoir de la rumeur dans le peuple athénien, voir V. HUNTER, « Gossip and the Politics of Reputation in Classical Athens », Phoenix, 44 : 299-325, 1990 ; Policing Athens : Social Control in the attic Lawsuits, 420-390, Princeton, 1994 ; S. LEWIS, News and Society in the Greek Polis, Londres, 1996. L’aspect extraordinaire et bizarre de l’ostracisme ne cesse d’être souligné, car il est sans comparaison. (L. G. H. HALL, op. cit., 1989, p. 93 ; J. T. ROBERTS, Athens on Trial : The Antidemocratic Tradition in Western Thought, Princeton, 1994, p. 318, n. 8 ; R. DEVELIN, « Cleisthenes and Ostracism : Precedents and Intentions », Antichton, 1977, p.16 ; S.BRENNE, op. cit., 2001, p. 24 ; P. SIEWERT, op. cit., 2002, p. 479. Aristophane, Les Cavaliers, v. 855 : « βλέψειας ὀστρακίνδα ». Philochore (F. JACOBY, Die Fragmente der griechischen Historiker, 328, fr. 30). C’est ce qu’on peut voir chez P. SIEWERT et al., Ostrakismos-Testimonien, vol. 1, planches 10-12 ; S.BRENNE, « Rotfigurige Schale des ‘Pan-Malers’ (Oxford 1911, 617) aus Cerveteri (470-460 v. Chr.) : Auszählung der Ostraka ? » in P. SIEWERT et al., op. cit., 2002. Sur les discussions concernant ce nombre incertain, et variable selon les circonstances, voir T. J. FIGUEIRA, « Residential Restrictions on the Athenian Ostracized », GRBS 28, 1987, p. 281-305 ; S. BRENNE, op. cit., 2001, p. 23.

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après les dix années obligatoires d’éloignement, leurs biens et leurs droits leur sont intégralement restitués26. Même pendant leur exil, ils peuvent continuer de toucher des revenus27. Le rôle symbolique de l’ostracisme est souvent rapproché des problématiques rencontrées pendant la période archaïque : il s’agirait d’une forme de prévention ou de punition en cas de rivalités entre personnalités importantes28. C’est l’image célèbre que véhiculent Hérodote et Aristote : Périandre aurait fait comprendre à Thrasybule en désignant des épis de blés qui dépassent qu’il fallait écarter les hommes qui dépassent les autres29. Par ailleurs, c’est un procédé encadré par la loi et qui limite le nombre d’exilés dans le temps et le réduit au minimum, cherchant ainsi à modérer l’usage de l’exil tout en le maintenant. Le contraste avec les nombreux exils de l’époque tyrannique accompagnés d’une usurpation des biens et d’une durée illimitée, parfois transgénérationnelle, même si on a pu voir que le retour d’exil était presque systématique, est évident30. La mise en scène codifiée de ce procédé va dans ce sens : en ritualisant l’exil, on cherche à lui donner le caractère magistral qu’il n’avait pas pendant la période archaïque. Cependant, même les lois de l’ostracisme sont capables de souplesse en certaines circonstances. En 480 av. J.-C., au moment des invasions perses, Athènes rappelle Mégaclès, Xanthippe et Aristide et leur laisse jouer un rôle d’importance31. Les ostracisés sont donc susceptibles de devenir les héros nationaux qu’ils promettaient d’être. À ce titre, l’ostracisme supposé de Thésée inscrit dans l’inconscient athénien qu’un héros peut être ostracisé et n’en retire pas moins les honneurs de la cité. Mieux, il lui confère une aura et accentue son image de personnage important voire trop important pour

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Andocide, Sur les Mystères, 107 ; Aristote, Constitution d’Athènes, 22, 7-8. Plutarque, Aristide, VII, 5. M. OSTWALD, Nomos and the Beginnings of the Athenian Democracy, Oxford, 1969, p. 156 ; « The Reform of the Athenian State by Cleisthenes », op. cit., 1988, p. 344-46 ; R. DEVELIN, op. cit. ; M. H. HANSEN, The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, Oxford, 1991, p. 35 ; R. OSBORNE, Greece in the Making, 1200-479 B.C., Londres, 1996, p. 331-32 ; D. MIRHADY, « The Ritual Background to Athenian Ostracism », AHB, 1996, p. 16 ; S. FORSDYKE, op. cit., p. 149-165. M. OSTWALD, Nomos and the Beginnings of the Athenian Democracy, Oxford, 1969, p. 156 ; « The Reform of the Athenian State by Cleisthenes », op. cit., 1988, p. 344-46 ; R. DEVELIN, op. cit. ; M. H. HANSEN, The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, Oxford, 1991, p. 35 ; R. OSBORNE, Greece in the Making, 1200-479 B.C., Londres, 1996, p. 331-32 ; D. MIRHADY, « The Ritual Background to Athenian Ostracism », AHB, 1996, p. 16 ; S. FORSDYKE, op. cit., p. 149-165. Aristote compare l’ostracisme à l’exil pratiqué pendant les périodes tyranniques (« φυγαδεύειν ») et y voit la même force (« δύναμιν ») (Politique, III, 1284a, 35-38). Mégaclès est ostracisé une seconde fois en 471 ; Xanthippe est à la tête de la flotte athénienne pendant les batailles de Mycale en 479 et de Sestos en 478 (Hérodote, VIII, 131 et IX, 114-121) ; Aristide est général pendant les batailles de Salamine et Platée et fait partie des membres de la ligue de Délos (Hérodote, VIII, 76 ; 95 ; Thucydide, V, 18).

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Athènes32 : le but premier de l’ostracisme est presque détourné. On comprend alors davantage que les ostracisés n’éprouvent aucune tentation de retour, car il est bien plus valorisant d’être rappelé en urgence et attendu comme un bienfaiteur, ou dans le pire des cas de revenir au terme de sa peine de dix ans pour retrouver intacts son honneur et ses biens. Les motifs réels trouvés sur les ostraka sont très variés, même si la grande majorité ne contient que les noms des candidats à l’ostracisme. On trouve des allusions aux aspirations tyranniques de certains candidats33, aux sympathies perses et donc à la traîtrise34 – le mot προδόται est employé35 ou encore l’appellation de Mède36 –, à la corruption37, mais on leur reproche aussi leur prestige excessif38, leur train de vie luxueux39, leur rôle dans un adultère ou un inceste40 et même des formes de souillure41. Dans certains cas, l’ostracisme ressemble même aux rituels primitifs d’expulsion d’un bouc émissaire42. La grande variété de ces motifs montre qu’entre 488 et 415 av. J.-C., l’utilité première de l’ostracisme a été détournée à diverses fins43 : il ne s’agit plus tellement de se prémunir contre un notable dangereux, mais 32

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Dans l’anecdote de l’ostracisme d’Aristide que l’on trouve chez Plutarque, on voit à quel point la rumeur qui touche les candidats à l’ostracisme n’est pas nécessairement négative, mais les porte paradoxalement aux nues. Quand Aristide demande au paysan illettré ce que lui a fait Aristide, celui-ci répond : « Rien, je ne connais même pas cet homme, mais je suis las de l’entendre partout nommé le Juste ». L’attitude d’Aristide va évidemment dans le sens de sa réputation puisqu’il se contente de noter son propre nom sur l’ostrakon et de le tendre au paysan (Plutarque, Aristide, VII, 5-6). S. BRENNE, Die Ostraka (487-ca. 416 v. Chr.) als Testimonien » in SIEWERT et al., 2002, p.160-161. Les lois athéniennes proposaient d’autres sanctions pour les tentatives de prise de pouvoir tyrannique, comme la condamnation à mort ou l’exil à perpétuité (Aristote, Constitution d’Athènes, XVI, 10 ; M. OSTWALD, « The Athenian Legislation against Tyranny and Subversion », TAPA 86, 1955, p.103-28). Punir la traitrise par l’ostracisme est une idée défendue par S. M. BURSTEIN («The Recall of the Ostracized and the Themistocles Decree », CSCA 4, 1971, p. 93-110) et J. H. SCHREINER (« The Origin of Ostracism Again », C&M 31, 1976, p. 84-97). C’est le cas de Callixène et de Leagros : M. L. LANG, op. cit., p. 589, S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 65 ; Testimonium 1/ ostrakon 71. S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 45-61. On a aussi trouvé un personnage dessiné dans un costume perse (ibid., Testimonium 1/ ostrakon 46) : illustration chez BRENNE, ibid., planche 1). C’est le cas de Xanthippe : voir plus loin pour le détail des ostraka. C’est le cas de Thémistocle. C’est le cas de Mégaclès : voir plus loin pour le détail des ostraka. C’est le cas de Thémistocle et de Cimon : voir plus loin pour le détail des ostraka. C’est encore le cas de Thémistocle : voir plus loin pour le détail des ostraka. Certains ostraka contre les Alcméonides parlent d’une offense religieuse (S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 92-93), d’autres contre Aristide d’une offense envers des suppliants (S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 38) Voir Chapitre 6 « L’exil et la souillure ». V. J. ROSIVACH, « Some Fifth- and Fourth-Century Views on the Purpose of Ostracism », Tyche 2, 1987, p.161-70 ; J. T. ROBERTS, op. cit., p. 29 ; W. SCHEIDEL, op. cit., 2002, p. 494.

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de sanctionner son mode de vie. Il n’en ressort pas moins que l’ostracisme correspond à une punition d’un mauvais comportement envers la communauté, quelle qu’en soit la raison44. Les motifs retrouvés sur les ostraka sont, à ce titre, le reflet de ce que l’ostracisme « est le lieu de négociation, si ce n’est de transformation, des normes communes et de l’identité collective45 ». Néanmoins, les retours prématurés d’exil par ostracisme suggèrent que le peuple athénien ne devait pas tenir grande rigueur aux ostracisés en question. Jérôme Carcopino établit une distinction entre les « ostracisés imaginaires » et les « victimes réelles » de l’ostracisme, à savoir les neuf hommes que l’ostracophorie aurait vraiment contraints à s’éloigner d’Athènes46, mais les recherches récentes nous invitent à reconsidérer cette liste. 1) Chronologie historique et littéraire de l’ostracisme

Elle est principalement établie par Aristote, notamment pour Hipparque, Mégaclès, « l’ami des tyrans » anonyme, Xanthippe et Aristide47. Les recherches archéologiques nous permettent de mettre en perspective la tradition littéraire afin d’établir une chronologie exacte des ostracisés réels48. Néanmoins, nous gardons parfois dans cette chronologie les cas supposés réels que la tradition nous transmet – c’est notamment le cas d’Alcibiade l’Ancien – car il nous importe davantage d’étudier la représentation de l’ostracisme en littérature que de discuter la vraisemblance historique de certains cas douteux. a) Hipparque (banni en 487, amnistié en 481) La première victime de l’ostracisme, Hipparque49, a sans doute été suspectée de trahison après 490, quand Hippias, le tyran au pouvoir, est arrivé à Marathon avec les Perses50. Aristote l’explique par la proximité d’Hipparque avec Pisistrate51. Il a par ailleurs été condamné à mort pour trahison peu après son ostracisme, mais s’est enfui avant son jugement52.

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C’est l’idée soutenue par P. SIEWERT : « Der ursprüngliche Zweck des Ostrakismos (Versuch einer historischen Auswertung) in SIEWERT et al., op. cit., 2002, p. 505-8. S. FORSDYKE, op. cit., p. 161 : « ostracism was a locus for the negociation, if not transformation, of communal norms and collective identity ». Op. cit., p. 114 à 178. Aristote, Constitution d’Athènes, XXII, 4-8. C’est ce que fait principalement S. FORSDYKE : op. cit., p. 144-204. Il ne s’agit pas ici d’Hipparque fils de Pisistrate, mais d’Hipparque fils de Charmos. Hérodote, VI, 102-107. Aristote, Constitution d’Athènes, XXII, 4. Lycurgue, Contre Léocrate, 117.

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b) Mégaclès (banni en 486, amnistié en 481 ; banni à nouveau en 471) et Alcibiade : les ancêtres d’Alcibiade le Jeune. La réputation de traîtres qui suit les Alcméonides a sans doute influencé la décision d’ostracisme de Mégaclès, et également de Xanthippe en 484. Mégaclès est le seul personnage qui ait connu un double ostracisme : cela prouve qu’après son premier retour il a dû continuer à jouer un rôle important dans la cité. En plus des témoignages d’Andocide et de Lysias, des ostraka trouvés dans l’ancien quartier du Céramique, datés de 471, attestent de ce second ostracisme53. La date de l’ostracisme d’Alcibiade demeure incertaine54. Dans le Contre Alcibiade d’Andocide, discours fictif à propos d’un vote d’ostracisme opposant Nikias et Alcibiade, un lien de filiation est abordé à propos de Mégaclès et d’Alcibiade : Et maintenant, s’il faut décider d’après notre famille (κατὰ γένος) à tous deux, je ne me vois nulle part aucun lien avec l’ostracisme et personne ne saurait citer un des miens qui ait enduré un tel malheur (τῶν ἡμετέρων οὐδένα τῇ συμφορᾷ ταύτῃ χρησάμενον). Cela revient à Alcibiade, plus qu’à aucun autre Athénien (Ἀλκιβιάδῃ δὲ μάλιστα πάντων Ἀθηναίων) : le père de sa mère, Mégaclès, et son grand-père, Alcibiade, ont tous deux été bannis par l’ostracisme ( ἐξωστρακίσθησαν ἀμφότεροι), il n’y aurait donc rien d’étonnant ni d’anormal pour lui à être frappé de la même peine que ses ancêtres (τοῖς προγόνοις). Et lui-même n’oserait certes pas nier que ceux-ci, tout en étant moins respectueux des lois (παρανομώτατοι ὄντες) que tous leurs concitoyens, ne fussent plus sages et plus justes que lui, car il n’est même personne qui puisse qualifier dignement les actes d’Alcibiade.55

Mégaclès et Alcibiade sont mis sur le même plan : deux ostracisés qui auraient, selon l’orateur, transmis leur vice à leur descendant, l’Alcibiade que l’on connaît davantage. La transmission de la souillure, souvent présentée dans la tragédie comme une malédiction, est remplacée celle de l’ostracisme. L’orateur utilise même l’argument de l’évidence et de la logique concernant cette transmission. Mégaclès, comme Alcibiade, est à ce titre présenté comme un homme mauvais, car non respectueux des lois. Les trois mille ostaka retrouvés, tous contre Mégaclès, contiennent des motifs variés d’ostracisme : le plus souvent son statut d’élite est mis en cause, sa richesse56, son style de vie luxueux (il est accusé de « posséder des chevaux (ἱπποτρόφος) »57, ce qui est un signe ostentatoire de luxe), et on lui reproche 53 54 55 56 57

S. BRENNE, op. cit., 2001, 30, 31-41 ; op. cit., 2002, 42-43. J. CARCOPINO (op. cit.) proposait la date de 485 av. J.-C. et un rappel en 481. Andocide, Contre Alcibiade, 34. S. BRENNE, in SIEWERT et al. op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 111 : plus précisément son amour de l’argent (φιλάργυρος) Ibid., Testimonium 1/ ostrakon 101-5.

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également des relations adultères58. Certains encore le qualifient de « ἱπποκράτος » et sont accompagnés de dessins de renard ou de chouette59, mettant peut-être en évidence son intelligence maligne. Chose plus rare encore, on trouve l’injonction suivante : « Mégaclès, fils d’Hippocrate, Vat’en! Ne rentre pas ! Ne plaisante plus (μὲ᾽ρετρίαζε)60 ». De la même façon, ils sont cités tous les deux, en rapport avec Alcibiade le Jeune, par Lysias : « Alcibiade son grand-aïeul (τὸν πρόπαππον αὐτοῦ) et Mégaclès le père de sa mère (τὸν πατρὸς πρὸς μητρὸς πάππον), ses deux ancêtres ont été ostracisés tous les deux (δὶς ἀμφοτέρους ἐξωστράκισαν)61 ». Il y a une incertitude sur l’identité du Mégaclès cité par Lysias. Il se pourrait qu’il y ait deux Mégaclès, l’un fils et l’autre neveu de Clisthène, tous deux frappés d’ostracisme : cela expliquerait le double ostracisme dont il parle. Dans les deux extraits, la présence de l’adverbe « δίς » est problématique et récurrente : elle tend à laisser penser que chacun des deux hommes a été ostracisé deux fois, ce qui semble a priori peu probable62. Cela concernerait plutôt Mégaclès, ce qui est attesté par la présence d’ostraka datés de 471 av. J.-C., portant le nom de Mégaclès63. Notons que chez Andocide, les deux hommes sont cités dans l’ordre chronologique de leur ostracisme, ce qui n’est pas le cas chez Lysias. c) Un anonyme banni en 485 / Xanthippe banni en 484 et amnistié en 481 On a longtemps cru que l’anonyme en question était Callias, mais des ostraka récemment trouvés nommant Callias et datés de 471 prouvent le contraire64. Xanthippe, fils d’Ariphron aurait été accusé de corruption. La remarque trouvée sur un ostrakon, daté de 484 est particulièrement révélatrice: « cet ostrakon dit que Xanthippe, fils d’Ariphron, est très coupable d’avoir beaucoup nui au prytanée65 ». 58 59 60

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Ibid., Testimonium 1/ ostrakon 95-100. Ibid., Testimonium 1/ ostrakon 160-161 et planches 5 et 6. M. BERTI, « ’Megakles, non eretrizzare!’Una nuova proposta di lettura e d’interpretazione di un ostrakon attico », in συγγραφή, Materili e appunti per lo studio della storia e della letteratura antica, Como, 2001, p. 42-57. Lysias, Contre Alcibiade 1, 39. Cette interprétation est proposée par M. BIZOS, dans Lysias, Discours, Paris : Les Belles Lettres, 1924, t. 1, p. 233, n. 3. Cf. J. CARCOPINO, op. cit., p. 114 ; « δίς » est une addition de Markland. S. BRENNE, op.cit., 2001, 27 ; S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., p. 42-43. S. BRENNE, op. cit., 2001, 179-80. M. L. LANG, op. cit., ostrakon 1065 : nous choisissons cette traduction, plutôt que l’autre, possible, qui reviendrait à dire que c’est le prytanée qui est coupable et non Xanthippe. D’une part, cela n’aurait pas de sens par rapport à l’accusation portée contre Xanthippe et d’autre part cela tendrait à lui trouver des circonstances atténuantes, ce qui est, dans le cas d’un vote pour l’ostracisme, absurde. M. L. LANG discute les interprétations possibles de cet ostrakon dans son ouvrage, p. 134.

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d) Aristide (banni en 482, amnistié en 481) : le « bon ostracisé » Le contexte de l’ostracisme d’Aristide est marqué par une forte rivalité avec Thémistocle, dans les années qui précèdent l’invasion perse de 480, notamment autour des questions de la gestion de l’argent des mines de Maronea66 et du conflit entre Athènes et Égine67. Aristide s’est opposé à la politique belliqueuse de Thémistocle envers Égine. Il y séjourna, par ailleurs, durant la période de son exil68. Chez Hérodote, cette rivalité est sans équivoque : Aristide, fils de Lysimaque, arriva d’Égine. C’était un Athénien (ἀνὴρ Ἀθηναῖος), frappé d’ostracisme par le peuple (ἐξωστρακισμένος δὲ ὑπὸ τοῦ δήμου), mais par tout ce que je sais de son caractère, je le considère comme l’homme le plus vertueux et le plus juste qu’Athènes ait connu (ἄριστον ἄνδρα γενέσθαι ἐν Ἀθήνῃσι καὶ δικαιότατον). Donc Aristide vint à la porte de la salle du Conseil et fit appeler Thémistocle, qui n’était point son ami, mais bien son pire ennemi69. Cependant la grandeur du péril qui les menaçait lui fit oublier leur dissentiment et il appela Thémistocle pour conférer avec lui [...]. Quand Thémistocle fut devant lui, Aristide lui dit ceci : « Nous sommes rivaux, mais nous devons en toute circonstance, et aujourd’hui surtout, lutter à qui de nous deux rendra le plus de services à la patrie (πλέω ἀγαθὰ τὴν πατρίδα ἐργάσεται) »70.

La rivalité personnelle qui l’oppose à Thémistocle est proche des conflits entre élites de l’époque tyrannique. On peut vraisemblablement penser que le peuple athénien a voulu mettre fin à ce conflit, en votant massivement pour son ostracisme71. Hérodote auréole Aristide de superlatifs (ἄριστον ἄνδρα γενέσθαι ἐν Ἀθήνῃσι καὶ δικαιότατον) qui le placent au-dessus de la foule même des Athéniens qui l’a ostracisé (ἐξωστρακισμένος δὲ ὑπὸ τοῦ δήμου) et au-dessus encore d’un autre ostracisé, Thémistocle. Le mécontentement d’Hérodote au sujet de l’ostracisme d’Aristide est perceptible. C’est également ce statut de « bon ostracisé » que revêt Aristide quand il est mentionné dans le Contre Alcibiade d’Andocide, à propos des 66

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Hérodote, VII, 144 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXII, 7 ; Plutarque, Thémistocle, IV, 1-3 (Plutarch’s Lives, with an english translation by B. PERRIN, London : William Heinemann ; New York : The Macmillan Co., 11 vol. ; vol. 2, 1928. Hérodote, VII, 144-145 ; Plutarque, Thémistocle, IV, 1. Demosthène, Contre Aristogiton 2, 6 ; Aristodème (E. JACOBY, Die Fragmente der grechischen Historiker, op. cit.), fr.104, 1, 1, 4 ; Hérodote, VIII, 79 ; T. J. FIGUEIRA, op. cit., 1987, 291-94. Sara FORSDYKE voit dans cet extrait une preuve que l’ostracisme d’Aristide aurait été voté par le peuple athénien afin de dissoudre le conflit entre les deux hommes et d’affirmer sa propre capacité à décider du pouvoir dans la cité (op.cit., p. 167). Hérodote, VIII, 79 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXIII, 3 ; XXVIII, 2. Aristote, Constitution d’Athènes, 22, 8 ; Plutarque, Aristide, 7, 2. On a retrouvé un ostrakon qui accuse Aristide d’hostilité envers des suppliants, qui pourraient être issus d’Égine et réfugiés à Athènes : voir M. L. LANG, op. cit., 44.

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contributions financières, particulièrement équitables, qu’il avait imposées aux alliés pour l’entretien d’une flotte après la retraite des Perses72: « Si donc vous pensez qu’Aristide fut un bon citoyen et un homme juste (πολίτην ἀγαθὸν Ἀριστείδην καὶ δίκαιον), il convient de voir dans Alcibiade le pire des hommes, puisqu’il prit pour les alliés des mesures totalement contraires à celles d’Aristide73 ». Aucune allusion n’est faite à l’ostracisme de ce dernier, pourtant c’est bien cela dont il est question pour Alcibiade le Jeune. L’argument est donc le suivant : si le peuple a été capable d’ostraciser un honnête citoyen, pourquoi perd-il son temps à hésiter concernant le pire des hommes ? Aristide, le « bon ostracisé » est unanimement présenté comme une injuste victime de l’ostracisme, même si, historiquement, la question de son ostracisme était justifiée par le conflit marqué qui l’opposait à Thémistocle. Aristide est, en littérature, hissé au rang de héros ou de modèle de vertu. e) Thémistocle (banni en 471 et meurt en exil en 465) : ostracisé et puni d’exil ? Il est possible que la loi de l’ostracisme que l’on attribue traditionnellement à Clisthène ait été instaurée par Thémistocle en 488/487 av. J.-C.74. Quoi qu’il en soit, lui-même fut touché par cette mesure, en 471 av. J.-C. et frappé, de plus, d’une autre forme d’exil75. Dans le passage d’Hérodote précédemment cité, Thémistocle est présenté comme l’antithèse d’Aristide. Il est montré comme un personnage intelligent et rusé76 qui tient un double discours : il fait envoyer un faux message aux Perses pour leur dire que les Grecs prennent la fuite afin de déclencher les hostilités à Salamine, mais c’est aussi la première occasion de se signaler auprès des Perses77. L’état des relations entre Thémistocle et Aristide suffit à laisser penser que Thémistocle est bien l’antithèse d’Aristide, notamment sur l’objet de la venue de ce dernier (ἀγαθὰ τὴν πατρίδα ἐργάσεται). Avant même qu’Hérodote ne mentionne le fait que Thémistocle va trahir sa patrie, l’apparition d’Aristide, ostracisé de sa patrie injustement mais la servant toujours, laisse présager ce qui va advenir de Thémistocle. Un ostracisé « mauvais » éclipse le « bon » et prend davantage de place.

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Andocide, Contre Alcibiade, 11 : Hérodote, VIII, 76 ; 95 ; Thucydide, V, 18, 5. Andocide, Contre Alcibiade, 12. J. H. SCHREINER, op. cit., p. 92 ; H. TAEUBER, op. cit., p. 410. Sur les différentes étapes de l’exil de Thémistocle en Perse jusqu’à sa mort, à partir des sources littéraires, voir A. KEAVENEY, The Life and Journey of Athenian Statesman Themistocles (524-460 B.C.?) as a Refugee in Persia, The Edwin Mellen Press, 2003. Hérodote, VIII, 4-5 : il garde l’argent des négociations pour lui. Ibid., VIII, 75.

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La trahison de ce dernier78 n’est d’ailleurs pas l’objet de l’indignation de l’auteur, bien au contraire : « Thémistocle, par ses paroles, entendait se ménager la bienveillance du Perse, pour disposer d’un asile si jamais il avait à se plaindre des Athéniens ; et c’est justement ce qui arriva79 ». Une phrase seulement laisse comprendre que Thémistocle se tourne vers cet asile qu’il s’est gardé. L’absence de commentaires négatifs de la part de l’auteur est étonnante, surtout quand celui-ci ne se prive pas de placer au-dessus de tous un homme, Aristide, qui est dévoué à sa patrie. Il semblerait que la louange de l’antithèse de Thémistocle soit une alternative habile au blâme de ce dernier, ce qui justifierait les allusions lapidaires à sa trahison. Chez Thucydide, Thémistocle est également présenté comme un homme rusé80 qui arrive à s’attirer subtilement l’amitié des Spartiates grâce à ses dons d’orateur : dans un premier discours des Athéniens aux Lacédémoniens, il est d’abord nommé « ξένον81 » mais acquiert petit à petit le statut de φιλός : « Les Lacédémoniens qui écoutaient Thémistocle lui faisaient confiance, par amitié (ἐπείθοντο διὰ φιλίαν αὐτοῦ)82 ». Un autre exil frappe donc cet homme rusé, traître de tous côtés : Puisque le dieu avait dénoncé le sacrilège (ἄγος), les Athéniens invitèrent les Lacédémoniens à le chasser (ἐλαύνειν αὐτό). [...] Les Lacédémoniens avaient envoyé une ambassade à Athènes pour mettre également Thémistocle en cause. L’enquête sur Pausanias leur avait, disaient-ils, apporté la preuve de sa complicité. Ils demandèrent, en conséquence, un châtiment identique (κολάζεσθαι) pour Thémistocle et parvinrent à convaincre les Athéniens. Celui-ci, à ce moment-là frappé d’ostracisme, résidait à Argos (ἔτυχε γὰρ ὠστρακισμένος καὶ ἔχων δίαιταν μὲν ἐν Ἄργει).83

Thémistocle est sur le point de subir un exil (que mentionnent les verbes ἐλαύνειν et κολάζεσθαι), alors qu’il est déjà ostracisé (ὠστρακισμένος). Une gradation dans le vocabulaire de l’exil est perceptible. Thémistocle semble traîner avec lui cette souillure indélébile de l’exilé, qui n’est donc pas incompatible avec le statut d’ostracisé. Il va tout d’abord à Corcyre mais y déclenche la peur de la colère de Sparte et d’Athènes :

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Sur la date probable de la tentative de trahison de Thémistocle, voir E. CARAWAN, « Eisangelia and Euthyna : The Trials of Miltiades, Themistocles, and Cimon », GRBS, 1987, p. 196. Hérodote, VIII, 109. Thucydide, I, 14 : il décide les Grecs à mettre en chantier leur bateau au moment où ils s’attendent à une offensive des Perses. Ibid., I, 74 : « Vous l’avez loué pour cela : jamais un homme étranger (ξένον) chez vous ne l’a autant été ». Ibid., I, 91. Ibid., I, 135.

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Thémistocle quitta le Péloponnèse pour se réfugier à Corcyre (φεύγει ἐκ Πελοποννήσου ἐς Κέρκυραν), où on lui avait décerné le titre de bienfaiteur. Mais les Corcyréens déclarèrent qu’ils avaient peur (δεδιέναι), en le gardant chez eux, de s’attirer la colère des Spartiates et des Athéniens (ὥστε Λακεδαιμονίοις καὶ Ἀθηναίοις ἀπεχθέσθαι).84

Le verbe φεύγει désigne davantage l’attitude d’un exilé que celle d’un ostracisé, dont la fuite n’est pas une caractéristique : Thémistocle suscite de plus la peur (δεδιέναι), mais elle semble être simplement politique et non religieuse (ἀπεχθέσθαι). Ensuite, Thémistocle se présente chez son ennemi Admète « ἱκέτης γενόμενος85 ». Il cherche à susciter la pitié en adoptant la traditionnelle position de supplication : Il n’est pas juste de se venger d’un exilé (φεύγοντα τιμωρεῖσθαι), car sa victime serait en l’occurrence quelqu’un de bien plus faible que lui [...] Admète écouta Thémistocle qui était resté assis avec son fils dans les bras : il était dans l’attitude de supplication la plus grande (μέγιστον ἦν ἱκέτευμα τοῦτο).86

Il demande par la suite à se rendre chez le roi des Perses87 : il explique sur un navire marchand « δι᾽ ἃ φεύγει88 », les raisons pour lesquelles il est en fuite, puis achète le chef du navire pour ne pas être livré aux Athéniens. Il présente une lettre à Atarxerxès et demande un délai d’une année pendant lequel il acquiert un statut exceptionnel en Perse. Il fait appel dans cette lettre à « τὴν σὴν φιλίαν89 ». Pendant ce délai, il apprit la langue perse et les usages du pays autant qu’il put. Après une année, il se rendit auprès du roi et acquit à sa cour une autorité telle qu’aucun Grec n’en avait acquise. Il la devait à l’estime où on le tenait déjà auparavant, aux espérances qu’il avait fait naître chez le roi en lui promettant de faire des Grecs ses sujets et surtout à cette grande intelligence dont il donnait des preuves manifestes. Thémistocle avait en effet montré des dons naturels indiscutables. C’était, à cet effet, une personnalité exceptionnelle.90

Thémistocle est l’objet de louanges peu communes de la part de Thucydide : il semble acquérir en Perse le statut qu’il aurait mérité d’avoir

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Ibid., I, 136. Ibid., I, 136. Ibid., I, 137. Ibid., I, 137. Ibid., I, 137. Ibid., I, 137. Ibid., I, 138.

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en Grèce, à savoir la reconnaissance de son intelligence et de ses dons naturels91. Sa mort fait cependant polémique puisqu’Hérodote relate les deux hypothèses, maladie ou suicide92. Il termine en disant que son corps aurait été rapatrié malgré l’interdiction des Athéniens. Sa famille affirme que, selon ses vœux, ses os ont été rapatriés et ensevelis en Attique, à l’insu des Athéniens (κρύφα Ἀθηναίων) : en effet, il était interdit à un homme banni pour trahison d’être enseveli (οὐ γὰρ ἐξῆν θάπτειν ὡς ἐπὶ προδοσίᾳ φεύγοντος).93

Cette anecdote soulève des interrogations : si le motif exact du bannissement de Thémistocle est enfin donné, « ἐπὶ προδοσίᾳ φεύγειν » exil pour trahison, s’agit-il du motif même qui a motivé son ostracisme94, ou bien les différentes dérobades de Thémistocle l’ont-elles conduit à acquérir un statut d’exilé différent ? Enfin, l’idée d’exil dans la mort vient-elle de l’ostracisme ou se réclame-t-elle d’une croyance plus ancienne qui concerne l’exil de manière générale, souvent associé à l’idée de souillure ? L’ostracisme de Thémistocle chez Hérodote et Thucydide est donc traité de façon tout à fait anecdotique, car c’est la personnalité fourbe et maline de Thémistocle qui retient l’intention. D’ailleurs, il est davantage cité à travers des termes généraux de l’exil qu’à travers celui d’ostracisé. Les ostraka trouvés fournissent plusieurs motifs : son honneur ([τ]ιμῆς ἕνεκα95), sa

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C’est aussi la conclusion à laquelle arrive A. KEAVENEY, en comparant Thucydide, Diodore de Sicile et Plutarque, concernant le passage de Thémistocle en Perse : « Nous sommes en présence du fait que, en effet, il y a deux Thémistocle complètement différents. Le Thémistocle de Thucydide est un homme circonspect qui, bien au fait des affaires perses, devine avec soin l’humeur du Roi avant de se présenter à la cour et de s’accorder la confiance de Sa Majesté. Le Thémistocle que l’on trouve dans les autres sources, Diodore et Plutarque, est bien différent. Il est d’un caractère téméraire qui mise tout sur une entrevue avec le Roi avant de venir, annoncé, et sans deviner en quoi que ce soit l’humeur du Roi. (op. cit., p. 99-100 : « We are presented with what, in effect, are two completely different Themistocles. The Themistocles of Thucydides is a circumspect man who, well versed in things Persian, carefully divines the mood of the King before presenting himself at court and insinuating himself into his majesty’s confidence. The Themistocles we find in our other chief sources, Diodorus and Plutarch, is far otherwise. He is a reckless character who stakes all on an interview with the King before he comes unannounced and without in any way divining the royal mood »). Cf. D. ARNOULD, « "Boire le sang de Taureau" : la mort de Thémistocle », Revue de philologie, 1993, LXVII, 2, p. 229-235 : la version du suicide de Thémistocle par ingestion de sang de taureau repose sur une méprise de traduction. Ce pharmakon serait une plante aux vertus létales, l’arsenic. Thucydide, I, 138. C’était un motif tout à fait valable et même fréquent. Voir S. FORSDYKE, op.cit., p. 15455 S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 147.

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sexualité (« Thémistocle, fils de Néoclès, trou du cul (καταπύγον)96 »), sa souillure (ὑπέγαιος ἄγος)97. Chez Platon, Socrate développe l’exemple de mauvais orateurs, qui ont été chassés, avec raison, de leur cité. Et Thémistocle en fait partie : Mais venons-en maintenant à Cimon, dis-moi, ses concitoyens ne l’ont-ils pas ostracisé (οὐκ ἐξωστράκισαν), ceux-là même dont il a pris soin (ἐθεράπευεν), pour que ceux-ci n’aient plus à entendre sa voix pendant dix ans (ἵνα αὐτοῦ δέκα ἐτῶν μὴ ἀκούσειαν τῆς φωνῆς) ? Et à l’égard de Thémistocle, les Athéniens n’ont-ils pas agi de même ? Et ne l’ont-ils pas puni en le frappant d’exil (καὶ Θεμιστοκλέα ταὐτὰ ταῦτα ἐποίησαν καὶ φυγῇ προσεζημίωσαν) ? Et pour Miltiade, vainqueur de Marathon, n’ont-ils pas voté qu’il serait jeté dans le Barathre ? S’il n’y avait eu l’intervention du prytane, il y aurait été bel et bien jeté ! Pourtant, si comme tu dis, ces grands hommes avaient été des hommes de bien (ἀγαθοί), ils n’auraient jamais subi un tel sort !98

Ce passage permet de constater que, d’après Platon, Démosthène fut ostracisé et puni par une autre forme d’exil. Ce cas est unique et montre que l’ostracisme ne s’accompagne pas de honte99 et n’est pas incompatible avec la législation de l’exil. f) Cimon (banni en 461, amnistié en 457) Cimon, comme Aristide, est ostracisé dans une période de conflit avec un adversaire puissant, Éphialte, à la fin des années 460 : Cimon est d’avis d’aider Sparte qui demande de l’aide tandis qu’Éphialte s’y oppose100. Une fois de plus, le conflit personnel prend le dessus sur les divergences politiques et malgré l’ostracisme de Cimon, la tension aurait été encore palpable à Athènes101, puisqu’Éphialte fut assassiné peu de temps après. L’extrait de Platon met Cimon et Thémistocle sur le même plan102, de la même façon que Mégaclès et Alcibiade, ostracisés l’un à la suite de l’autre,

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S. BRENNE, in SIEWERT et al. op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 150. Comme Stéphane BRENNE le remarque, le mot καταπύγον fait référence au rôle passif de l’homme dans les relations homosexuelles, ce qui est considéré comme impropre à un homme athénien. (S. BRENNE, Die Ostraka als Testimonien, p. 132). S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 149. Platon, Gorgias, 516d. J. de ROMILLY affirme à propos de l’ostracisme que « cet exil n’a rien d’infamant et n’est pas une punition » (Alcibiade, Paris : Éditions de Fallois, 1995, p. 76). Aristote, Constitution d’Athènes, 28, 2 ; Thucydide, I, 102. Un passage des Euménides d’Eschyle, jouée en 457, peut aussi être lu comme un appel indirect à mettre fin à la vengeance dans Athènes (v. 976-86). De façon non chronologique, comme chez Lysias.

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le sont chez Lysias et Andocide103. Cimon est présenté comme un homme bon par Socrate dans un premier temps, mais sa remarque finale suggère l’ironie : si Cimon avait été vraiment bon, il n’aurait pas été ostracisé. La durée de son bannissement est précisée non en fonction de sa durée effective, mais de sa durée normalisée (δέκα ἐτῶν). Sans remettre en cause l’honnêteté de Cimon, Andocide se fait l’écho d’une affaire de mœurs qui aurait été le motif de l’ostracisme de Cimon104 : Souvenez-vous aussi combien vos aïeux furent justes et sages en frappant Cimon de l’ostracisme pour mépris de la loi (οἵτινες ἐξωστράκισαν Κίμωνα διὰ παρανομίαν), sous prétexte qu’il avait cohabité avec sa sœur. Pourtant, il avait été vainqueur à Olympie, et non seulement lui, mais encore son père, Miltiade. Mais ils ne tinrent aucun compte de ces victoires. Ils le jugèrent non sur ses combats gymniques (ἐκ τῶν ἀγώνων), mais sur ses mœurs (ἐκ τῶν ἐπιτηδευμάτων).105

Le motif explicite « διὰ παρανομίαν » est unique dans notre corpus. À aucun moment une raison autre que celle qui justifie l’existence même de l’ostracisme n’est invoquée. Le caractère bon de Cimon est cependant mis en avant par ses victoires gymniques106. C’est à nouveau l’injustice de l’ostracisme qui est démontrée à travers cet exemple et, de fait, une lucidité accrue sur l’aspect dérisoire des motifs invoqués pour l’ostracisme. Une remarque d’Hérodote suggère que Cimon fut tué par les Pisistratides107, mais ceci semble incohérent avec le fait que son fils Miltiade, soi-disant ostracisé lui aussi, fût bien accueilli par les mêmes Pisistratides. g) Thucydide, banni en 443 ou 436 et amnistié en 442 Thucydide, fils de Mélesias, est souvent considéré comme le successeur de Cimon dans le conflit qui l’oppose avec, non plus Éphialte, mais Périclès108. Un fragment du poète comique Kratinos suggère que Périclès a échappé de peu à l’ostracisme : « Ce Zeus à la tête pointue, Périclès, va de l’avant, avec l’Odéon sur sa tête, depuis que l’ostrakon l’a frôlé (ἐπειδὴ τοὔστρακον παροίχεται)109 ». Après l’exil de Thucydide, Périclès aurait pu 103

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Chez Hérodote, on a observé le même procédé de « rencontre » des ostracisés, entre Aristide et Thémistocle, à la différence que Thémistocle n’est pas encore frappé par l’ostracisme. Ce motif a été retrouvé sur un ostrakon : « Que Cimon, fils de Miltiade parte et prenne Elpinice avec lui ! » (S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 106) Andocide, Contre Alcibiade, 33. Comme Callias l’est grâce à ses victoires. Voir Lysias, Contre Alcibiade, 32. Hérodote, VI, 39, 1. Aristote, Constitution d’Athènes, XXVIII, 2. R. KASSEL- C. AUSTIN, Poetae Comici Graeci, Berlin : De Gruyter, 1984, Cratinus, fr.73.

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en effet bénéficier d’une grande renommée. Il est possible que ce même Thucydide ait été général après son retour d’ostracisme110, mais il pourrait y avoir confusion avec le Thucydide qui fut général en 440/ 439111. h) Hyperbolos, banni en 415112, meurt en exil en 411 Hyperbolos est le dernier individu à être ostracisé, dans un contexte des plus compliqués113 car on ne l’y trouve pas opposé à un autre personnage important, mais à trois autres : Alcibiade, Nikias et Phaeax. Les ostraka retrouvés montrent que le vote opposa à Hyperbolos les trois hommes cités, mais aussi un autre politicien de premier plan, Cléophon114. L’ostracisme ne devait, semble-t-il, concerner qu’Alcibiade et Nikias ou Alcibiade et Phaeax, mais des conspirateurs réussirent à imposer finalement le nom d’Hyperbolos. Hyperbolos115 comme Cléophon116 sont l’objet de railleries d’Aristophane. Thucydide dit qu’Hyperbolos a été ostracisé non pas car on redoutait son trop grand pouvoir, mais à cause de sa réputation : Les Trois Cents assassinèrent un Athénien nommé Hyperbolos, individu méprisable (μοχθηρὸν ἄνθρωπον117) qui avait été ostracisé, non par peur de son pouvoir et de son crédit (ὠστρακισμένον οὐ διὰ δυνάμεως καὶ ἀξιώματος φόβον), mais à cause de sa méchanceté et de la honte qu’il apportait à la cité (ἀλλὰ διὰ πονηρίαν καὶ αἰσχύνην τῆς πόλεως).118

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Plutarque, Périclès, XVI, 13 (Plutarch’s Lives, with an english translation by B. PERRIN, London : William Heinemann ; New York : The Macmillan Co., 11vol. ; vol. 3, 1940. Voir P. KRENTZ, « The Ostracism of Thoukydides, Son of Melesias », Historia, 33, 1984, p. 499-504 ; D. J. PHILLIPS, « Men named Thoukydides and the General of 440/ 39 B. C. », Historia, 40, 1991, p. 385-95 ; P. BRENNE, op. cit., 2002, p. 93-94. Sur la discussion sur la date : H. HEFTNER, « Zur Datierung der Ostrakisierung des Hyperbolos », RSA 30, 2000, p. 27-45. ROSENBLOOM interprète son ostracisme comme une des persécutions qui suivirent la mutilation des Hermès et la parodie des Mystères. (D. ROSENBLOOM, « From Poneros to Pharmakos : Theater, Social Drama and Revolution in Athens, 428-404 B.C.E. », ClAnt, 2002, p.33) Huit sont contre Cléophon, cinq contre Alcibiade et Phéax ensemble, quatre contre Hyberbolos et un contre Nikias. BRENNE op. cit., 2002, p.47, 55, 59, 64, 66 ; voir aussi A. ROOBAERT, « L’apport des ostraka à l’étude d’Hyperbolos », L’antiquité classique, Tome 36, fasc. 2, 1967, p. 524-535. Aristophane, Les Nuées, v. 552. Aristophane, Les Grenouilles, v. 1504. Voir F. SALVIAT, « La deuxième représentation des Grenouilles. La faute d’Adeimantos, Cléophon et le deuil de l’hirondelle », in Architecture et poésie dans le monde grec. Hommage à Georges Roux, Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1989, p. 171-183. Patrice BRUN fait un rapprochement entre cette expression et « μοχθηρὸν πολίτην » dans les Cavaliers d’Aristophane, v. 1304. Toujours à propos d’Hyperbolos : P. BRUN, « Hyperbolos, la création d’une "légende noire" », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 13, 1987, p. 183-198. Thucydide, VIII, 73, 3.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

Le jugement laconique de Thucydide – et c’est la seule chose qu’il dise sur lui – viendrait de l’événement suivant : au lendemain de la bataille de Mantinée, en 417, Hyperbolos aurait cherché à faire ostraciser Alcibiade ou Nikias, qui, s’unissant pour l’occasion, réussirent à faire en sorte qu’Hyperbolos lui-même fut ostracisé. La virulence de son propos pourrait, en outre, tenir au fait qu’Hyperbolos aurait été personnellement impliqué dans l’exil de Thucydide après son échec à Amphipolis119. Comme le précise P. Brun, Hyperbolos est sans nul doute le démagogue athénien le plus rudoyé par les poètes comiques de son temps, traité tour à tour d’ignorant120, de malhonnête121, de sycophante122 et autres insultes classiques. Platon le Comique avait composé une pièce au titre direct d’Hyperbolos et Eupolis le traîna sous le nom d’emprunt de Maricas123. Aristophane qui le prit pour cible favorite après la mort de Cléon reconnaît d’ailleurs implicitement le caractère outrancier de ces attaques.124

Le poète comique Platon, dans un fragment de son Hyperbolos, met en lumière le fait que sa punition était trop légère pour un homme de sa condition125 : « Bien qu’il ait eu ce qu’il méritait, son sort était trop bien pour lui et ses stigmates d’esclave. Car l’ostracisme n’a pas été inventé pour des hommes comme lui (οὐ γὰρ τοιούτων οὕνεκ’ὄστραχ᾽εὑρέθη)126 ». La candidature étonnante de cet homme, d’origine modeste, qui ne dérangeait pas par sa trop grande richesse reflèterait, selon S. Forsdyke, un changement fatal de l’utilisation de l’ostracisme : « Sa candidature […] reflète le changement des origines socio-économiques des dirigeants de la démocratie athénienne dans la seconde moitié du Ve siècle127 ». De fait, que le dernier cas d’ostracisme soit avéré pour un tel homme a souvent été interprété

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Cette idée est suggérée par P. BRUN, op. cit., p. 185. Fragments of Old Comedy, edited and translated by I. C. STOREY, Harvard University Press, t. 2, 2011, Eupolis fr. 193 ; t. 3, 2011, Platon, fr. 182-183. Aristophane, Les Nuées, v. 1064-65. Aristophane, Les Acharniens, v. 846-47. Aristophane, Les Nuées, v. 553. P. BRUN, op. cit., p. 185. Un fragment d’Andocide fait du père d’Hyperbolos un esclave public employé à l’atelier de la monnaie (fr. 5) et Aristophane présente sa mère comme une usurière (Les Thesmophories, v. 839-845). Quant à Hyperbolos, il aurait été fabriquant de lampes et se serait enrichi dans les affaires (Aristophane, Les Cavaliers, 739, 1315 ; Paix, 690 ; Nuées, 1065. Pour une synthèse des informations sur Hyperbolos : P. BRUN, art. cit., pp. 183198. R. KASSEL- C. AUSTIN, op. cit., fr. 203. S. FORSDYKE, op. cit., p. 173 : « His candidacy […] reflects the changing socioeconomic origins of the leaders of the Athenian democracy in the second half of the fifth century ».

Chapitre 2 : L’exil pendant la démocratie athénienne

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comme un signe de la décadence de la démocratie128 ou tenant au fait qu’il était de plus en plus difficile de réunir le quorum requis, car l’ostracisme n’a pas été officiellement aboli, ainsi qu’Aristote le rappelle129. Pour ces ostracisés, la tradition littéraire et l’archéologie nous portent à penser qu’ils furent réellement ostracisés, hormis Alcibiade l’Ancien dont il ne nous est pas permis de dater l’ostracisme, mais qui est cité dans la tradition littéraire non pas pour lui-même mais afin de mieux mettre en avant Alcibiade le Jeune. Il n’y apparaît, aux côtés de Mégaclès qui, lui, fut réellement ostracisé, que comme son repoussoir. Certains ostracisés, dont Aristide, Cimon et Thucydide, vivent une intense période de conflit au moment de leur exil, ce qui, en dehors des motifs allégués retrouvés sur les ostraka, peut justifier la mise en place de l’ostracisme. 2) Les autres ostracisés

Peu de données existent concernant les ostracismes d’Hippocrate et Kleippides, même si des ostraka portant leur nom ont été trouvés130, Ménon qu’un ostrakon retrouvé accuse d’être « très corrompu ([δορο]δοκότατος)131 », Callias, Damon et Miltiade sont seulement cités par la tradition littéraire. L’histoire et la date de leur ostracisme sont incertaines. Callias est cité dans le Contre Alcibiade d’Andocide : Vous ferez manifestement une action des plus indignes, si vous favorisez un homme qui n’a accompli ses hauts faits qu’avec votre argent, alors que vous avez banni par l’ostracisme (ἐξωστρακίσατε) Callias, fils de Didymios, qui avait vaincu, en payant de sa personne, dans toutes les luttes où la récompense est une couronne ; vous n’y avez eu nul égard, et cependant c’est au prix de ses peines qu’il avait honoré la cité (ὃς ἀπὸ τῶν ἑαυτοῦ πόνων ἐτίμησε τὴν πόλιν).132

Il apparaît dans cet argumentaire comme un modèle de courage et de dévouement à la cité. La punition par ostracisme est clairement mentionnée par le verbe « ἐξωστρακίσατε » et est associée à l’idée d’injustice. Aristote ne cite pas Damon dans sa Constitution d’Athènes, mais Damonidès d’Oié. Il aurait été ostracisé pour avoir trop conseillé Périclès (« διὸ καὶ ὠστράκισαν αὐτὸν ὕστερον133 »). La différence entre les deux 128 129 130 131 132 133

W. R. CONNOR, op. cit., 1971. À son époque, l’ostracisme pouvait toujours être officiellement appliqué : Constitution d’Athènes, XLIII, 5. S. BRENNE, op. cit., 2002, p. 46-71. S. BRENNE, in SIEWERT et al., op. cit., Testimonium 1/ ostrakon 118. Andocide, Contre Alcibiade, 32. Aristote, Constitution d’Athènes, XXVII, 4.

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noms pourrait être due à une erreur de copie. Il n’est pas apporté de précision sur l’ostracisme de Damon134. Miltiade est cité par Andocide comme un exemple de politicien qu’on rappelle malgré l’ostracisme qui l’a condamné : Donc à l’époque où nous avions la guerre en Eubée et que nous tenions Mégare, Pèges et Trézène, nous désirions la paix et nous avons rappelé (κατεδεξάμεθα) Miltiade, fils de Cimon (Μιλτιάδην τὸν Κίμωνος), qui, banni par l’ostracisme (ὠστρακισμένον), vivait en Chersonèse, dans l’intention de l’envoyer à Sparte préparer la trêve, car il était proxène des Lacédémoniens.135

Hérodote dit que Miltiade fut en effet envoyé par les fils de Pisistrate pour remplacer son frère qui avait été tué136. L’historien précise qu’il fut même bien traité à Athènes par les Pisistratides « comme s’ils ne savaient pas comment son père, Cimon, avait été tué137 ». Le corpus littéraire qui permet d’étudier la réception de l’ostracisme est relativement mince et seul le cas particulier de Thémistocle est davantage développé que les autres. C’est sans doute parce qu’il est particulier qu’il attire l’attention. La question de l’ostracisme n’y est d’ailleurs qu’anecdotique car c’est l’autre forme d’exil dont Thémistocle est puni qu’Hérodote et Thucydide développent davantage. De manière générale, les ostracisés sont montrés comme des victimes de ce procédé injuste et parfois absurde, au point que les hommes soient systématiquement rappelés avant la fin de leur peine138. Platon seulement, dans l’extrait du Gorgias, sans faire de généralités, nuance le sentiment d’injustice que peuvent susciter les cas de Thémistocle et de Cimon. Les motifs invoqués y sont très variables, et vont de la trahison à l’inceste. La présence de ces ostracisés n’est pas motivée, semble-t-il, par une interrogation sur l’ostracisme, mais possède souvent un rôle narratif stratégique : Mégaclès et Alcibiade ne sont cités qu’en tant qu’ancêtres d’Alcibiade le Jeune, qui cumule à lui seul tous les motifs possibles d’exil ; Aristide est présenté comme le modèle inverse de Thémistocle, le seul 134

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I. R. W.WALLACE admet l’existence historique de son ostracisme (« Private Lives and Public Enemies : Freedom of Thought in Classical Athens », in A. BOEGEHOLD et A. C. SCAFURO, Athenian Identity and Civic Ideology, Baltimore, 1994, p. 127-55) , mais K. A. RAAFLAUB la rejette (« the Alleged Ostracism of Damon » in G. W. BAKEWELL et J. P. SICKINGER, Gestures : Essays in Ancient History, Literature and Philosophy Presented to Alan L. Boegehold, Oxford, 2003, p. 317-31). Andocide, Sur la paix, 3. Hérodote, VI, 39, 1. Hérodote, VI, 39, 1. À l’exception de Thémistocle, mort en territoire barbare et d’Hyperbolos, assassiné à Samos.

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ostracisé hors-norme de notre corpus littéraire. Bon nombre d’ostracisés réels ou pour lesquels la question historique se pose n’apparaissent pas. Derrière ces ostracisés l’ombre de deux « cas » surgit donc : Thémistocle et Alcibiade139, dont les exils sont en de nombreux points semblables. II. LÉGISLATION, DÉCRETS ET SERMENTS SUR L’EXIL L’ostracisme n’est pas la seule mesure destinée à sanctionner un citoyen par l’exil. Depuis Dracon, des lois visant à punir essentiellement l’homicide sont établies et perdurent, semble-t-il, pendant une grande partie de la période classique, avec comme sanction possible l’exil. Contrairement à l’ostracisme dont l’exil ou l’absence d’exil sont les seules issues possibles, la peine de mort, l’exil à perpétuité, l’exil temporaire, une amende – ou encore une transaction privée – coexistent et sont envisagés dans cet ordre, avec une très large utilisation de la peine de mort140. D’autres témoignages sur le fonctionnement de la démocratie athénienne apportent un regard différent sur l’exil : des décrets destinés aux cités alliées d’Athènes imposent de limiter les exils au sein du territoire contrôlé par Athènes, tandis que le Serment des Héliastes et des membres du Conseil impose de ne pas rappeler les exilés. L’ensemble de ces éléments d’ordre législatif met en lumière une volonté manifeste de limiter l’exil comme sanction – ne serait-ce qu’en ayant recours à d’autres – et de contrôler, de l’intérieur et à l’extérieur d’Athènes, la circulation des exilés. Chez Aristote, dans la Politique, le processus de l’exil est également mentionné comme une alternative à la mort, et même à l’ostracisme, comme cela est souvent présenté dans les décrets ou les serments officiels. À propos d’une famille ou d’un individu quelconque qui serait particulièrement vertueux, Aristote précise qu’« il ne convient ni de mettre à mort (οὔτε γὰρ κτείνειν), ni d’exiler (φυγαδεύειν), ni non plus de frapper d’ostracisme (οὐδ᾽ ὀστρακίζειν) un homme de cette valeur141 ». Au moins deux formes d’exil peuvent se côtoyer et il n’apparaît pas que l’ostracisme prenne le pas sur l’exil judiciaire.

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D. ROSENBLOOM met en rapport l’ostracisme d’Hyperbolos avec les poursuites qui ont suivi la mutilation des Hermès et la parodie des Mystères. Pour lui, ces deux événements sont des moyens de s’en prendre au conflit qui oppose les élites traditionnelles et les « élites industrielles nouvelles » (D. ROSENBLOOM, op. cit., p. 333). Pour le détail des peines, voir L. GERNET, « Le droit pénal de la Grèce ancienne (Introduction de Riccardo Di Donato, en italien) », in Du châtiment dans la cité, Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982), Rome : École Française de Rome, 1984. p. 23 ; p. 27-29. Aristote, Politique, III,1288a, 24-26.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil 1) La législation sur l’exil à Athènes

L’exil en tant que peine judiciaire revêt deux aspects principaux. Avant d’être une peine, c’est une mesure préventive que tout citoyen pouvait prendre de sa propre initiative, à savoir fuir. Cette forme d’exil apparaît ensuite inscrite dans la loi : tout citoyen jugé pour homicide au tribunal de l’Aréopage a la possibilité de s’enfuir après la première plaidoirie. Il n’en sera pas moins sanctionné en étant déclaré coupable et privé de ses biens142. En second lieu, de façon très précise, l’exil peut être une peine applicable pour coups et blessures volontaires, jugés devant le tribunal de l’Aréopage ; pour l’homicide involontaire de citoyens ou d’esclaves, devant le tribunal du Palladion ; enfin, sans que cela soit clair, l’exil pourrait aussi être appliqué pour le meurtre de métèque ou d’étranger143. Ce sont principalement les crimes de sang qui posent problème, dans la mesure où tous les sangs versés ne se valent pas : tuer un citoyen est différent de tuer un métèque – et ne concerne pas le même tribunal – et l’est encore plus lorsqu’on tue un esclave, auquel cas on se contente souvent d’indemniser le maître de l’esclave ; tuer hors du territoire athénien ne constitue pas une souillure et n’implique pas de poursuites ; un meurtre volontaire est plus grave qu’un meurtre involontaire ou qu’une tentative de meurtre, même si dans le dernier cas il faut exiler le coupable. Ainsi, cinq tribunaux athéniens répondent à ces différents cas144. On est assigné à l’Aréopage pour les meurtres, les blessures et les empoisonnements volontaires. Sophocle, dans Œdipe à Colone, évoque ainsi le Conseil de l’Aréopage : je savais que la ville n’admettrait ni un parricide (ἄνδρα καὶ πατροκτόνον) avec sa souillure (κἄναγνον) ni un homme dont l’hymen s’est révélé un inceste. Je n’étais pas sans savoir qu’il existe sur le sol un sage conseil de l’Aréopage, qui interdit à de pareils vagabonds (τοιούσδ᾽ ἀλήτας) de résider en ce pays.145

Dans le discours de Lysias, Contre Andocide, la loi qui concerne les coups et blessures est rappelée : « Si un homme blesse un autre à la tête, au visage, aux mains ou aux pieds, il devra fuir (φεύξεται), d’après les lois de l’Aréopage, la cité de sa victime (τὴν τοῦ ἀδικηθέντος πόλιν) ; s’il rentre 142 143

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Cette catégorie est traitée plus loin, dans le Chapitre 4 : « Choisir l’exil ». Sur la peine de l’exil concernant les crimes de sang, voir D. M. MACDOWELL (Athenian Homicide Law in the Age of the Orators, Manchester, 1963 ; J.- L. DURAND, « La mort, les morts et le reste », dans M. CARTRY et M. DETIENNE, Destins de meurtriers. Systèmes de pensée en Afrique noire 14, Paris 1996, p. 39-56. Voir R. SEALEY, « The Athenian courts for homicide », CPh, 78, 1983, p. 275-296 et notamment p. 277 où un tableau résume les compétences des tribunaux. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 944-949.

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(κατίῃ), il sera appréhendé et puni de mort146 ». Au tribunal du Palladion, qui n’a que l’exil comme peine possible, ne sont jugés que les tentatives de meurtres, homicides d’un métèque, d’un étranger ou d’un esclave, ou l’homicide involontaire d’un citoyen147. Le Delphinion concerne les meurtres légitimes avoués. On sait que le tribunal du Prytaneion à Athènes se charge de juger les meurtriers inconnus, les objets en bois ou en fer ou les pierres responsables de mort, ainsi que le rappelle Démosthène148. Platon recommande, dans ses lois fictives, de les expulser hors du territoire, ainsi que les cadavres des animaux qui auraient été aussi responsables de meurtres149. Le plus étrange est sans conteste le tribunal du Phréatto, vers le Pirée, pour le jugement d’un meurtre volontaire dont l’accusé est déjà exilé pour un autre meurtre involontaire. Démosthène cite la procédure particulière qui s’y déroule : Le législateur a trouvé le moyen de satisfaire la religion (τό τ᾽ εὐσεβὲς) sans priver cet homme de défense et de jugement. Qu’a-t-il donc fait ? Il a conduit ceux qui doivent être juges dans un lieu accessible à l’accusé. Il a désigné, dans toute l’étendue du pays, un endroit appelé « dans le Phréatto » (τόπον τιν᾽ ἐν Φρεαττοῖ καλούμενον), sur le bord de la mer. L’accusé s’approche dans une nacelle et parle sans toucher terre, les juges150 écoutent et jugent sur la rive. S’il est déclaré coupable, il subit la peine du meurtre volontaire, selon la loi. S’il est déclaré non coupable, il est désormais à l’abri de cette peine, mais il continue de subir l’exil à cause du meurtre antérieur (τὴν δ᾽ἐπὶ τῷ πρότερον φόνῳ φυγὴν ὑπέχει).151

Ainsi que le rappelle B. Eck « les savants, perplexes, commentent rarement ce cas152 ». Effectivement, les conditions de mise en place d’un tel procès sont pour le moins complexes : quand un individu, exilé auparavant pour un homicide involontaire est accusé d’un homicide volontaire ou de coups et blessures, il doit plaider selon les conditions exposées par Démosthène. Le texte de loi le plus ancien concernant l’exil est la loi de Dracon, datée de 621 av. J.-C.153, qui explicite le lien entre homicide involontaire et exil :

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Lysias, Contre Andocide, 15. L. GERNET, op. cit., p. 25. Démosthène, Contre Aristocrate, 76 : « il n’est pas conforme à l’ordre divin de laisser sans jugement des objets inanimés et privés d’intelligence ». Platon, Lois, IX, 873. Sur les juges du Phréatto, voir R. SEALEY, op. cit., p. 285-287. Démosthène, Contre Aristocrate, 78. B. ECK, op. cit., p. 289. La loi de Dracon sur l’homicide a été republiée en 409/ 408 pendant la révision des lois qui eurent lieu en 403. Voir H.VAN EFFENTERRE, op. cit., p. 16.

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« Même si quelqu’un commet un meurtre involontaire, il devra s’exiler154 ». La durée était sans doute temporaire et il semblerait que l’exil indiqué soit hors de l’Attique et pas seulement hors d’Athènes. Rien n’indique enfin qu’il s’accompagnait d’une confiscation des biens155. La loi précise que le pardon peut être accordé, peut-être contre une indemnité, par trois groupes de parenté, à condition que l’homicide ait été involontaire et jugé comme tel156. Il est possible aussi que l’exil était une sanction pour l’homicide volontaire157. En revanche, d’après les lois de Dracon citées par Démosthène158, si quelqu’un tue involontairement au cours des jeux, ou abat [un brigand] sur une route, ou à la guerre par méprise, ou en flagrant délit avec son épouse, sa mère, sa sœur, sa fille ou la concubine qu’il a prise pour avoir des enfants libres, ce meurtrier ne sera pas banni.159

La loi de Dracon envisage aussi de tuer celui qui tuerait le meurtrier alors qu’il s’abstient de fréquenter certains endroits dont « les marchés frontaliers », les lieux de « concours » et les « sanctuaires amphictyoniques »160. La tentative de tyrannie est punie par l’atimie ou par un exil à perpétuité de la cité161. La trahison est en principe punie de mort, mais les exils préventifs permettent aux potentiels prévenus d’échapper à la sanction162. En plus de ces sanctions pour des crimes, dans de nombreux cas d’offenses, la décision est remise au vote du jury pour choisir entre la proposition de l’accusation et celle de la défense. Au cas où aucun accord n’est trouvé, l’exil est une solution consensuelle, dont le procédé est parfois ambigu, ainsi que S. Forsdyke l’analyse : « Il est souvent difficile de faire la différence entre une sentence d’exil et un exil volontaire comme résultat

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IG, I³, 104, ligne 11. E. RUSCHENBUCH dit qu’une transaction était toujours possible entre famille de la victime et coupable, si bien que la confiscation des biens n’était pas systématique (op. cit., 1960, p. 139). IG, I³, 104, ligne 13-19. Voir M. GAGARIN, Drakon and Early Athenian Homicide Law, New Haven-Londres, 1981, p. 111-144 ; J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « La sanction de l’homicide en droit grec et hellénistique » in M.-M. MACTOUX et E. GENY, dir. : Mélanges Pierre Lévêque 7, Besançon-Paris, 1993, p. 252. Démosthène, Contre Aristocrate, 51. Démosthène, Contre Aristocrate, 53. IG, I³, 104, ligne 26-29. Aristote, Constitution d’Athènes, XVI, 10. Après la révolution oligarchique de 411, la punition est limitée à l’atimie, comme le précise le décret de Démophante (Andocide, Sur les Mystères, 96-98). Ainsi Isagoras, Hipparchos et Thémistocle ont quitté Athènes sans attendre leur jugement ou leur emprisonnement.

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d’une fuite loin d’Athènes afin d’éviter un procès ou une sanction »163. L’exil comme mesure imposée par la loi peut même apparaître comme une sorte de bricolage, transformant en sanction une fuite164. Tous les exils ne se valent pas. L’exil prononcé par le tribunal du Palladion s’effectue dans un délai prescrit, sur une route fixée, en attendant la grâce d’un parent ou une purification. Démosthène rapporte la seule loi athénienne relative à l’homicide et qui mentionne la souillure : Et qu’ordonne la loi ? Que celui qui a été condamné pour meurtre involontaire quitte le pays suivant une route fixée (ἀπελθεῖν τακτὴν ὁδόν), dans un délai prescrit, et soit exilé (φεύγειν) jusqu’à ce qu’il ait obtenu sa grâce d’un parent de la victime. Alors, il lui est accordé de rentrer, non pas n’importe comment, mais suivant certaines formalités : il y a des sacrifices, des purifications, d’autres actes obligatoires qui sont définis par la loi.165

B. Eck voit dans cette loi « la seule reconnaissance légale de la souillure liée à l’homicide166 » mais nous pouvons aller jusqu’à dire qu’il s’agit également de la seule loi qui explicite le lien légal entre l’exil et la souillure. L’exil qui sera prononcé par le Prytanéion impliquera un objet, quand enfin, au tribunal du Phréatto, pour lequel aucun cas explicite n’est connu, le prévenu est déjà exilé et doit obtenir la grâce des parents du mort pour affronter sa deuxième accusation, ce qui suggère qu’on ne peut pas suspendre l’exil. D’ailleurs, rentrer d’exil avant la fin de sa peine ou sans avoir obtenu de pardon ni de purification débouche sur la mise à mort167. Démosthène expose, enfin, de quelles façons la multiplicité des causes d’exil impose de modifier le vocabulaire judiciaire : L’exilé n’est pas désigné par le nom de sa nation (τὸν γὰρ φυγάδα τὸ τῆς πόλεως οὐ προσεῖπ᾽ ὄνομα), car il n’en fait plus partie, mais par le nom de son action (τὸ τοῦ πράγματος) et dont il subit les conséquences. [...] La loi a

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S. FORSDYKE, op.cit., p. 179 : « it is often difficult to distinguish between a sentence of exile and self-imposed exile as a result of flight from Athens to avoid trial and punishment ». 164 Voir Chapitre 4 : « Choisir l’exil ». 165 Démosthène, Contre Aristocrate, 72. 166 B. ECK, op. cit., p. 303. Il rappelle que cette idée est soutenue avec force, concernant ce passage, par D. M. MACDOWELL (Athenian Homicide Law in the Age of the Orators, Manchester, 1963, p. 163), tandis que I. ARNAOUTOGLOU (« Pollution in the Athenian homicide Law », RIDA 40, 1993, p. 115) affirme que le terme νόμος traduit par « la loi » dans cet extrait désigne en fait « la coutume ». 167 Démosthène, Contre Aristocrate, 81 : « si l’on voit un meurtrier hanter les sanctuaires et l’agora, il est permis de le conduire à la prison […]. Condamné, il subira la peine de mort ».

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil permis à ces hommes de vivre en sûreté dans l’exil (μετ᾽ ἀσφαλείας ζῆν φεύγουσιν), pourvu qu’ils n’approchent pas des lieux dont j’ai parlé.168

L’exil ne saurait être considéré comme une simple pénalité, quand on examine la précision des lois qui s’y rapportent, celle des modalités de l’application de cette peine, et enfin l’éclatement de l’appareil judiciaire en plusieurs tribunaux. Plusieurs explications sont apportées concernant le lien entre homicide et exil, ou encore éloignement des lieux sacrés169 : Démosthène pense que la volonté première de ces mesures, imposées par Dracon, était de détourner le citoyen de la perspective du meurtre par la seule idée d’être privé d’une vie publique170 ; c’est aussi une façon de protéger le coupable de représailles de la part de la famille de la victime en attendant que son procès ait effectivement lieu et qu’une sanction soit prononcée171 ; Démosthène affirme encore que le législateur « écarte le coupable de tous les lieux que pouvait hanter la victime de son vivant172 ». Quoi qu’il en soit, l’exil ne semble pas seulement relever du droit pénal mais reposer sur un système « juridico-rituel173 » fondateur de l’identité athénienne. D. Jaillard a récemment montré l’importance de la place du sacrifice dans les interdits qui accompagnent l’exil et ainsi proposé une définition de la cité comme étant « une communauté de ceux qui sacrifient ensemble174 » : quand on interdit au meurtrier ou à l’exilé de s’approcher des lieux de rites, de participer aux sacrifices communs175, c’est qu’on ne l’estime plus digne de faire partie de cette communauté, autrement dit d’être athénien.

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Démosthène, Contre Aristocrate, 41-42. Aristote, Constitution d’Athènes, LVII, 4 : « L’accusé jusqu’au jour du jugement est exclu (εἴργεται) des lieux sacrés, et la loi ne lui permet même pas de renter dans l’agora » ; Démosthène, Contre Leptine, 158 : « (Dracon) interdit au meurtrier (εἴργεσθαι) l’eau lustrale, les libations, les cratères, les lieux sacrés, l’agora » ; Antiphon, Sur le Choreute, 4 : « la loi bannit (εἴργεσθαι) [l’accusé] de la ville, des sanctuaires, des jeux, des sacrifices, de ce qui est le plus précieux et le plus ancien dans la vie des hommes ». L’expression εἴργεσθαι τῶν νομίμων « se tenir à l’écart des choses légales » est fréquemment employée : Aristote, Constitution des Athéniens, LVII, 2 ; Antiphon, Sur le Choreute, 36. Démosthène, Contre Leptine, 158. I. ARNAOUTOGLOU, art. cit., p. 121 et B. ECK, op. cit., p. 304. Démosthène, Contre Aristocrate, 40. Selon l’expression de D. JAILLARD, « L’exil judiciaire dans l’Athènes classique ou de quelques effets du sang versé », conférence donnée dans le cadre du cours publique « Voies d’exil, voix d’exilés », Université de Genève, 27 octobre 2015 (en ligne à l’adresse suivante : https://mediaserver.unige.ch/search/?q=birchler). D. JAILLARD, op. cit. Démosthène, Contre Leptine, 158 : « Que le meurtrier se tienne à l’écart de l’eau lustrale, des libations, des cratères, des rites, sanctuaires et lieux sacrés de l’agora ».

Chapitre 2 : L’exil pendant la démocratie athénienne

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2) Décrets régulant les exils en dehors d’Athènes et répartition des

exilés en Grèce Ainsi que S. Forsdyke l’a récemment mis en avant dans son étude historique, certains décrets contribuent également à réguler la circulation des exilés à travers les cités grecques176. Athènes, par ce biais, affirme son impérialisme sur ses alliés et exerce une forme de modération dans les punitions par l’exil. Le décret d’Erythrées, daté de la fin des années 450 ou du début des années 440 av. J.-C.177 impose ainsi à cette cité de ne pas accueillir des exilés ou de bannir des citoyens sans le consentement d’Athènes : Je ne recevrai personne parmi les exilés (τον φ[υγάδ]ον [κατ]αδέχσομαι οὐδ[ὲ] ένα) et je n’obéirai à aucun exilé avec les Perses ([τον ἐς] Μέδος φε[υ]γό[ντο]ν) sans le consentement du Conseil et du peuple des Athéniens, et je ne chasserai (ἐχσελο) aucun de ceux qui restent sans le consentement du Conseil et du peuple des Athéniens.178

Il semblerait qu’Athènes cherche par ce biais à limiter le nombre d’exilés de cette cité située sur la côte ionienne qui rejoindraient les Perses et contribueraient ainsi à l’affaiblir. Cette cité rattachée à Athènes possédait néanmoins sa propre autonomie judiciaire et était capable de sanctionner le meurtre, comme à Athènes, par la peine de mort, l’exil ou la confiscation des biens179. Le décret de la cité de Chalcis, en Eubée, établi après la révolte de 446180 apparaît comme un moyen de pacifier cette région en lui imposant les mêmes limites : Je ne chasserai (ἐχσελο) pas de Chalcidiens de Chalcis, je ne détruirai pas la cité, je ne frapperai aucun citoyen d’atimie ou d’exil (φυγει ζεμιόσο) ni ne le ferai arrêter ou tuer ou ne ferai confisquer ses biens sans jugement ou sans le consentement du peuple athénien.181

176 177

178 179 180 181

S. FORSDYKE, op. cit., p. 205-232. IG, 1³, 14. Sur la discussion de la date présumée : R. MEIGGS, The Athenian Empire, Oxford, 1972, p. 422 ; C. KOCH, Volksbeschlüsse in Seebundangelegenheiten : Das Verfahrensrecht Athens im ersten attischen Seebund, Frankfurt, 1991, p. 61-63 ; H. B. MATTINGLY, The Athenian Empire Restored : Epiraphic and Historical Studies, Ann Arbor, 1996. IG, 1³, 14, 26-29 : c’est nous qui traduisons. IG, 1³, 14, 29-32. Thucydide, I, 113 ; voir le Chapitre 9 « La communauté des exilés ». IG, 1³, 40, 3-10.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

On sait que pour les cas d’exil, de peine de mort ou d’atimie, Chalcis devait précisément en référer aux thesmothètes de l’Héliée182. On est frappé par la similitude lexicale de ces deux décrets : l’emploi du verbe ἐξελαύνω au futur revient systématiquement et son utilisation dans des textes officiels suggère qu’il apparaît comme le verbe le plus approprié, du moins dans les années 440, pour désigner l’exil officiel. La consultation démocratique est constamment rappelée afin d’encadrer les sanctions, et l’exil en particulier. Un décret de 412 av. J.-C. s’inspire du modèle de Samos qui a réussi à se débarrasser de ses oligarques en les exilant : Si les Samiens ont condamné des hommes à mort ou à l’exil (φυγὲν) ou à la confiscation des biens, que leur décision demeure valide. Il est aussi permis au peuple athénien de les condamner à mort ou à l’exil ou à la confiscation des biens si nécessaire.183

Celui-ci laisse supposer qu’il existait un décret commun aux cités alliées d’Athènes184. Thucydide n’est pas aussi modéré lorsqu’il s’agit de rétablir la vérité sur les exils imposés par Athènes aux autres cités. Athènes a elle-même contraint de nombreuses cités et colonies à un exil massif. C’est d’abord le cas d’Histiaea en 447/ 6, où « après avoir chassé les habitants (ἐξοικίσαντες) ils prirent cette terre (τὴν γῆν ἔσχον)185 ». A Potidée en 432, les Potidéens assiégés, à bout de ressources, sont contraints d’accepter de quitter leur cité selon les modalités des Athéniens. Les hommes ont le droit de prendre seulement un vêtement, les femmes deux et il leur est permis de prendre de l’argent. « Les habitants partirent en vertu de leur capitulation vers la Chalcidique et là où c’était possible à chacun (οἱ μὲν ὑπόσπονδοι ἐξῆλθον ἔς τε τὴν Χαλκιδικὴν καὶ ᾗ ἕκαστος ἐδύνατο)186 ». L’émigration forcée des habitants n’est cependant pas du goût d’Athènes qui adresse pour cette raison un blâme aux stratèges à leur retour. Des Athéniens sont ensuite envoyés à Potidée pour s’y installer : « ils envoyèrent des colons de chez eux (ἐποίκους ἔπεμψαν ἑαυτῶν) à Potidée et les y installèrent (κατῴκισαν)187 ». Égine subit un sort semblable en 431 : Les Athéniens déportèrent les Eginètes d’Égine (ἀνέστησαν [...] ἐξ Αἰγίνης), hommes, femmes et enfants. Ils reprochaient aux Eginètes d’avoir eu une très grande part de responsabilité dans le déclenchement des hostilités et ils 182 183 184 185 186 187

IG, 1³, 40, 70-76. IG, 1³, 96. Voir S. FORSDYKE, op. cit., p. 223-25. Thucydide, I, 114, 3-4. Ibid., II, 70, 3. Ibid., II, 70, 3.

Chapitre 2 : L’exil pendant la démocratie athénienne

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jugèrent plus sûr qu’il y ait dans cette île avoisinant le Péloponnèse des gens de chez eux (ἐποίκους). Peu de temps après, ils envoyèrent des colons (τοὺς οἰκήτορας) à Égine.188

Pour la cité de Mytilène, en 427, il est décidé de tuer tous les habitants hommes et de réduire en esclavage toutes les femmes et les enfants, car les Athéniens « leur reprochaient de s’être révoltés, alors que Mytilène n’était pas, comme c’est le cas pour les autres, une cité soumise189 ». Cette alternative à l’exil de masse est expliquée par Thucydide comme motivée « par la colère (ὑπὸ ὀργῆς)190 ». On fait de même à Torônè soumise par Cléon en 422, puisque les Athéniens « réduisirent en esclavage les femmes et les enfants de Torônè et envoyèrent les hommes à Athènes avec les Péloponnésiens et quelques Chalcidiens, tous ensemble au nombre de sept cents191 ». À Skiônè, en 421, les Athéniens « mirent à mort les hommes en âge de porter les armes, réduisirent les femmes et les enfants en esclavage et donnèrent aux Platéens la terre à occuper (τὴν γῆν Πλαταιεῦσιν ἔδοσαν νέμεσθαι)192 ». À Milos, enfin, en 416, les Athéniens massacrèrent tous les hommes en âge de servir qui tombèrent entre leurs mains ; les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves. Ils occupèrent (ᾤκισαν) eux-mêmes cette terre, après avoir envoyé cinq cents colons (ἀποίκους) d’Athènes.193

À travers ces sept cas, il est possible de constater un changement de stratégie au fil du temps : ce qui est d’abord un simple déplacement de peuple, hommes, femmes et enfants confondus, évolue progressivement vers la suppression des hommes – potentiels bras armés qui pourraient se rebeller – et la vente comme esclaves des femmes et des enfants. Thucydide ne commente qu’au début les motivations des Athéniens – mauvais choix stratégique, colère – puis se contente de chiffrer approximativement ou précisément les populations chassées. Étant donné que le schéma est toujours le même, on peut penser que, même quand cela n’est pas précisé, le jugement porté par l’auteur est toujours aussi négatif. Il apparaît même, dans les derniers cas, qu’Athènes n’est plus aussi naïve que dans le premier cas, à Histaea : elle a compris l’intérêt de tuer les hommes pour se garantir une certaine tranquillité, de vendre femmes et enfants pour renflouer les caisses, et faire venir des colons d’Athènes pour dominer plus définitivement les 188 189 190 191 192 193

Ibid., II, 27, 1. Voir T. J. FIGUEIRA, « Four notes on the Aiginetans in exile », Athenaeum, 66², 1988, p. 523-551. Thucydide, III, 36. Ibid., III, 36. Ibid., V, 3. Ibid., V, 32, 1. Ibid., V, 116, 4.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

cités conquises tout en redistribuant de façon efficace les premiers exilés. Il n’est pas permis de savoir qui étaient ces colons ni selon quels critères ils étaient envoyés : le cas de Milos montre que leur nombre était assez important, puisque Thucydide parle de cinq cents hommes. On peut penser que ces colons n’étaient pas des Athéniens de souche, mais devaient être eux-mêmes issus de cette immigration forcée : la mention de sept cents hommes ramenés de Torônè n’est pas si éloignée des cinq cents envoyés à Milos et, par ailleurs, Thucydide dit clairement que la cité de Skiônè, en Chalcidique, est donnée à occuper aux habitants de Platée, en Béotie, soit à l’autre bout de la Grèce continentale ; également, on sait, au moins pour un cas, que les groupes d’exilés transitaient par Athènes – comme les prisonniers de Torônè – où ils étaient tout d’abord envoyés, afin, peut-être de leur offrir la citoyenneté athénienne. Il semble donc envisageable de voir derrière ces Béotiens qui arrivent en Chalcidique un peuple précédemment exilé et stratégiquement replacé dans une nouvelle cité conquise mais suffisamment loin de sa cité d’origine. Ainsi, d’après nous, les exils seraient contrôlés et serviraient à maintenir la stabilité d’Athènes, d’une façon moins officielle que les décrets. 3) Les Serments des membres du Conseil et des Juges

Dans la même logique que le décret d’Erythrées et de Chalcis, le Conseil est tenu de prêter serment, et doit en particulier promettre de ne pas « exiler (ἐξελᾶν), emprisonner ou tuer sans jugement194 » un Athénien, ainsi que les juges membres de l’Héliée doivent promettre de rester fidèles à la loi et de ne pas rappeler les exilés, comme Démosthène l’évoque195 : Je ne rappellerai pas les exilés (τοὺς φεύγοντας κατάξω) ou ceux qui ont été condamnés à mort, ni je ne chasserai (ἐξελῶ) ceux qui restent contrairement aux lois établies et aux décrets du peuple athénien et du Conseil, et moimême, je ne permettrai pas que quelqu’un d’autre le fasse.196

Ces serments ont probablement été mis en place après la révolution oligarchique de 404 av. J.-C. à Athènes qui a donné lieu à un exil de masse197. On retrouve dans cette autre forme de texte officiel le verbe ἐξελαύνω déjà présent dans les décrets. 194 195 196 197

Andocide, Contre Alcibiade, 3. Démosthène, Contre Timocrate, 149. Démosthène, Contre Timocrate, 149. Voir chapitre 3 « L’exil pendant les révolutions oligarchiques ». Sur la date présumée de ce serment : A. R. W. HARRISON, The Law of Athens, vol. II, Procedure, London, 1997 [1971], p. 48 ; J. M. BALCER, The Athenian Regulations for Chalkis : Studies in Athenian Imperial Law, Wiesbaden : Historia Einzelschriften, 1978, p. 40-43 ; D. M. MAC DOWELL, op. cit., p. 44 ; M. H. HANSEN, op. cit., 1991, p. 182 ; S. C. TODD, The Shape of Athenian Law, Oxford, 1993, p. 54.

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Il apparaît que l’usage plus modéré de l’exil ainsi qu’il est institutionnalisé dans l’ostracisme, les décrets et les serments prêtés par les membres du Conseil et de l’Héliée ont pour but de rompre avec la tradition des exils tyranniques. C’est également une façon de maintenir la stabilité d’Athènes au sein de la Grèce en réduisant le plus possible le risque de passage à l’ennemi, les Perses ou Sparte, de ces exilés, auprès desquels ils pourraient trouver des alliés pour se retourner contre Athènes. Le dispositif législatif d’Athènes, les décrets et les Serments accordent une place contrôlée à l’exil. Dans les faits, cette sanction comprend des inconvénients à plus d’un titre : il n’est pas aisé de savoir en quelle mesure la loi érige au titre de sanction la fuite inévitable de tout prévenu avant son procès. Les exilés représentent, depuis l’époque tyrannique, une menace potentielle. III. REPRÉSENTATION DU PROCÈS POPULAIRE AU THÉÂTRE Chez les auteurs tragiques, l’exil arbitraire côtoie l’exil décidé collectivement. Et pour cause, la démocratie athénienne est en plein essor et avec elle la pratique de l’exil et de l’ostracisme. Si les exils prononcés par des tyrans sont unanimement condamnés par les auteurs pour leur caractère injuste et violent, la pratique de la démocratie n’est pas pour autant glorifiée quand elle se manifeste dans des procès dont l’exil est une sanction possible. Le peuple des citoyens n’y apparaît pas animé de meilleures intentions que les tyrans dont il s’est débarrassé. 1) Chez Eschyle : Clytemnestre bannie par le chœur des Argiens de

L’Agamemnon Le seul cas de procès avec l’exil comme enjeu et finalité chez Eschyle est présent dans l’Agamemnon, même s’il s’agit davantage de la condamnation spontanée d’un acte criminel. Clytemnestre est l’objet d’un bannissement après que le meurtre d’Agamemnon a été découvert. Si cet exil prend les accents d’une décision politique et apparaît comme le seul exil politique et démocratique de l’œuvre d’Eschyle, il n’en demeure pas moins de très courte durée : en l’espace de moins de deux cent soixante-cinq vers198, cet exil devient caduque et Clytemnestre retrouve le palais qu’elle n’a en réalité jamais quitté. Le chœur prononce officiellement l’exil de la reine d’Argos, après qu’il a découvert le meurtre d’Agamemnon.

198

L’exil de Clytemnestre est prononcé par le chœur au v. 1410 et Égisthe rétablit cette dernière reine d’Argos au v. 1673.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil […] ἀπόπολις199 δ’ἔσῃ, μῖσος ὄβριμον ἀστοῖς200. Tu seras bannie de la cité, les habitants de la cité ressentent pour toi une forte haine.

La périphrase utilisée met en parallèle la sentence (« ἀπόπολις ») avec les auteurs de cette décision (« ἀστοῖς ») : le pluriel de ce nom montre, sans que cela soit explicité, que le jugement est démocratique. Le terme de « ἀπόπολις » est utilisé pour qualifier la nouvelle situation de la reine. Ce terme neutre, auquel on n’attache aucune valeur affective, comme dans « φεύγων », illustre le fait que, sur décision du chœur argien, cette dernière n’est non seulement plus reine, mais encore elle n’est même plus une citoyenne argienne. Elle cristallise de plus une « haine forte » (« μῖσος ὄβριμον »). L’adjectif « ὄβριμον », peu fréquent en tragédie201, caractérise ce sentiment qui accompagne la décision judiciaire. À cette condamnation, Clytemnestre répond : νῦν μὲν δικάζεις ἐκ πόλεως φυγὴν ἐμοὶ καὶ μῖσος ἀστῶν δημόθρους τ’ἔχειν ἀράς, οὐδὲν τότ’ ἀνδρὶ τῷδ’ἐναντίον φέρων202, ὃς203 […] ἔθυσεν αὐτοῦ παῖδα204 […]. οὐ τοῦτον ἐκ γῆς τῆσδε χρῆν σ’ἀνδρηλατεῖν μιασμάτων ἄποιν᾽ ; ἐπήκοος δ’ἐμῶν ἔργων δικαστὴς τραχὺς εἶ205. Tu me condamnes maintenant à l’exil et à la haine des citoyens ainsi qu’aux imprécations du peuple, mais ce n’est rien que tu avais à opposer, naguère, contre cet homme, lui qui […] avait sacrifié son enfant […]. N’était-ce pas lui qu’il aurait fallu jeter hors de cette ville pour lui faire payer ses souillures ? Et pour moi, rien qu’à entendre mes actes, tu deviens un juge implacable.

Clytemnestre comprend la portée de cette punition mais y oppose celle que n’a pas eue Agamemnon lorsqu’il commettait une semblable faute en 199 200 201

202 203 204 205

On trouve aussi ἄπολις. L’édition de Martin L. WEST laisse les deux formes comme possibles (Aeschylus’ Agamemnon edidit Martin L. WEST, Teubner, 1991, ad. loc.). Eschyle, Agamemnon, v. 1410-1411. Ὄβριμον est considéré comme un « mot épique que la tragédie évite complètement » (E. FRAENKEL, Aeschylus Agamemnon, Oxford, 1950, t. 3, ad. loc.: « an epic word wich tragedy almost entirely eschews. »). Eschyle, Agamemnon, v. 1412-14. Ibid., v. 1415. Ibid., v. 1416. Ibid., v. 1419-21.

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sacrifiant Iphigénie. Par ailleurs, au-delà de sa détermination à démontrer qu’elle est victime d’une injustice206, les expressions qu’elle emploie montrent qu’elle en reconnaît la légitimité. Le verbe « δικάζεις » suggère l’idée qu’il s’agit d’une punition politique, dans le sens où c’est bien la cité, objet d’une métaphore en « δικαστής », en juge, qui prend unanimement la décision de cet exil. Ce dernier est par ailleurs précis et limité, comme le montre le groupe nominal « ἐκ πόλεως »: il se limite aux bornes de la cité d’Argos, de même que la haine dont elle est l’objet (« δημόθρους […] ἀράς »). Le thème de la haine est très présent (« μῖσος ὄβριμον ἀστοῖς207 » ; « μῖσος ἀστῶν ») : ce sentiment viendrait justifier la décision de justice du peuple. M. Fartzoff a montré, en étudiant la représentation de la cité dans l’Agamemnon et plus précisément l’emploi des composés de δῆμος, parmi lesquels se trouvent l’expression « δημόθρους […] ἀράς208 », que par ce type de termes, la plainte de la cité n’est plus seulement privée et largement féminine, mais prend une portée politique nouvelle et menaçante. Cette évolution marque une perturbation profonde de la cité, lorsque le privé prend le pas, d’une manière ou d’une autre, sur le politique, c’est-àdire sur la cité conçue comme une entité unie, qui cesse ici d’exister.209

La fin de la pièce est cependant marquée par la fin de l’exil pour Clytemnestre : le bannissement n’a donc été effectif qu’en paroles, car à aucun moment Clytemnestre n’a quitté son lieu d’origine. 2) Chez Euripide : Oreste et Électre condamnés à mort plutôt qu’à

l’exil par un tribunal populaire ? La pièce Oreste est la seule de tout le corpus des auteurs tragiques qui présente la description précise d’un procès populaire où il est question de l’exil. À la différence du cas précédent, l’exil n’est pas la seule sanction proposée. Ménélas : – « En ce qui concerne la cité (τὰ πρὸς πόλιν), comment te trouves-tu, après de tels actes ? Oreste : – Nous sommes haïs au point que l’on ne doit pas nous adresser la parole (μισούμεθ᾽ οὕτως ὥστε μὴ προσεννέπειν).

206 207 208 209

Cf. Ibid., v. 1497-1503 ; 1521-29. Ibid., v. 1411 ; v. 1420. Ibid., v. 1409 ; 1413. M. FARTZOFF, « Cité et citoyens sur la scène tragique ? », Antiquité et citoyenneté. Actes du colloque international de Besançon (3-5 novembre 1999), Besançon : Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, 2002, p. 244.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil Ménélas : – Tu n’as pas purifié le sang de tes mains selon la loi (κατὰ νόμον) ? Oreste : – Non, car où que j’aille toute porte se ferme. Ménélas : – Qui sont les citoyens qui te chassent violemment (τίνες πολιτῶν ἐξαμιλλῶνταί σε γῆς210)? Oreste : – Oeax qui impute à mon père la vilénie commise à Troie. Ménélas : – Je comprends. On venge sur toi la mort de Palamède. Oreste : – Je n’en fus pourtant pas complice, mais je succombe par trois.... Ménélas : – Quel autre ennemi te poursuit ? Les amis d’Égisthe ? Oreste : – Ils m’outragent, eux qui maintenant commandent dans la ville. Ménélas : – Les citoyens te laissent-ils maître du sceptre d’Agamemnon ? Oreste : – Comment ? Eux qui ne veulent pas même me laisser vivre ? Ménélas : – Que font-ils ? Peux-tu me le dire clairement ? Oreste : – Un vote sera porté contre nous aujourd’hui (ψῆφος καθ᾽ ἡμῶν οἴσεται τῇδ᾽ἡμέρᾳ). Ménélas : – Fuir la cité ? Mourir ou ne pas mourir ? (φεύγειν πόλιν τήνδ᾽ ; ἢ θανεῖν ἢ μὴ θανεῖν ;) Oreste : – Mourir lapidé par les citoyens (θανεῖν ὑπ᾽ ἀστῶν λευσίμῳ πετρώματι) Ménélas : – Mais tu ne fuis pas déjà (φεύγεις γῆς) en passant les frontières ? Oreste : – Nous sommes encerclés par des gardes bien armés.211

C’est à nouveau la haine des citoyens qui est à l’origine de ce procès populaire (« μισούμεθ’[α] »). Le peuple est désigné par le substantif « ἀστῶν » comme chez Eschyle, mais également par « πολιτῶν » qui fait écho à l’expression « τὰ πρὸς πόλιν » au début du texte. Les habitants de la « ville » sont également, chez Euripide, habitants de la « cité », animés par 210

211

Nous signalons ici l’emploi original du verbe ἐξαμιλλῶμαι avec le sens de « chasser violemment hors de », suivi du génitif de l’endroit où l’on est chassé, perdant son sens habituel de « rivaliser avec quelqu’un ». Euripide, Oreste, v. 427-44.

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une conscience politique. Le vote est explicitement nommé (ψῆφος), mais il n’est pas évident de savoir si les trois possibilités évoquées (« φεύγειν πόλιν τήνδ᾽; ἢ θανεῖν ἢ μὴ θανεῖν; ») sont préalablement proposées aux citoyens, ou s’il s’agit des seules sanctions usuellement appliquées en cas de meurtre : l’exil pour meurtre212 , la mort ou l’acquittement. Il demeure la possibilité que la proposition de « φεύγειν » soit aussi une fuite avant le procès ou avant la mise en application de la sanction, et donc une possibilité réservée aux condamnés. C’est d’ailleurs ce même verbe qu’utilise Ménélas pour signifier la fuite avant le procès213. Le procès populaire est, plus loin, rapporté à Électre par un messager214 dans ses moindres détails : « Je vois la foule (ὄχλον) accourir, et prendre place sur la colline où l’on dit que Danaos fut le premier puni du crime qu’il avait commis envers Égyptos, ayant réuni le peuple en assemblée (λαὸν ἐς κοινὰς ἕδρας)215 ». La description de l’arrivée du peuple atteste du fait que le processus démocratique est installé et normalisé au moment où Euripide rédige la pièce, en 408 av. J.-C. Tantôt désigné par le nom péjoratif de « ὄχλον » et le nom « λαόν », cette « masse » éparse trouve son unité et s’harmonise sur un lieu symbolique d’Argos. La mise en scène de la délibération est précise : « Quand l’assemblée des Argiens fut au complet, un héraut se leva et dit : « Qui veut parler ? Sur le point s’il faut ou non punir de mort Oreste le matricide (πότερον Ὀρέστην κατθανεῖν ἢ μὴ χρεών)?216 ». Il semblerait que la possibilité de l’exil comme sanction ne soit pas envisagée d’emblée comme une punition valable. Mais nous savons que dans les procès civils, les sanctions sont proposées par ordre décroissant de gravité. Si les citoyens s’entendent pour ne pas voter la condamnation à mort, l’exil peut être, dans un second temps, soumis au vote. Plusieurs citoyens interviennent et participent au débat : Talthybios prononce un discours « équivoque » contre Égisthe217 ; le roi Diomède plaide

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Cette supposition est amenée par la réflexion faite plus haut par Ménélas concernant la souillure sur les mains d’Oreste. Ainsi qu’on l’a vu, en cas de souillure après un meurtre, l’exil est souvent imposé aux meurtriers. Comme le précise Sara FORSDYKE « la différence entre fuir par peur de persécutions ou de poursuites et un décret de bannissement n’est généralement pas importante depuis que la sentence formelle est typiquement suivie de la fuite (depuis que la fuite est devenue une preuve de culpabilité), et souvent les deux ont lieu en même temps » (op. cit., p. 10 : « the difference between flight out of fear of persecution or prosecution and an actual decree of banishment is usually not important, since formal sentence would typically follow flight (since flight was taken to be an indication of guilty), and often the two occurred simultaneously ». Euripide, Oreste, v. 866 à 956. Ibid., v. 871-873. Ibid., v. 885-887. Ibid., v. 888- 897.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

l’exil (« φυγῇ δὲ ζημιοῦντας εὐσεβεῖν 218») et non la lapidation pour Oreste et sa sœur219 ; un bruit confus s’élève, entre approbation et désapprobation220 ; un Argien prône la lapidation à nouveau221 ; un paysan le contredit et donne raison au meurtre d’Oreste222. Oreste lui-même vient plaider sa cause223, mais en vain : Il ne persuada pas l’assemblée, malgré l’éloquence de ses paroles ; et la victoire resta au méchant orateur (« Νικᾷ δ’ἐκεῖνος ὁ κακός ») qui avait prôné de vous condamner à mort, ton frère et toi. À peine le malheureux Oreste a-t-il persuadé la foule qu’on ne vous lapidât pas ; il a promis de s’ôter la vie de sa propre main ce jour-même, et que tu en ferais autant. Pylade en pleurs l’a reconduit au sortir de l’assemblée. Ses amis l’accompagnent en fondant en larmes, et en déplorant son sort.224

Le caractère injuste de l’issue du procès est mis en avant par la conclusion de ce récit : c’est un homme « κακός » qui a le dernier mot, malgré le caractère honnête et juste de la défense d’Oreste. Cependant, comme dans le cas précédent, une « faille » existe dans le jugement prononcé : ce sont les condamnés à mort qui obtiennent finalement d’« arranger » leur condamnation, et surtout, Oreste obtient d’Apollon de pouvoir fuir à Athènes et d’y rester un an225, afin d’« être jugé du sang versé lors du matricide par les trois Érinyes226 ». Une fois de plus, le jugement du tribunal populaire n’est pas appliqué, mais il en ressort une image positive de l’exil qui apparaît moins barbare que la peine de mort227. L. Bordaux a mis en avant que certaines scènes d’Euripide sont semblables à un agôn judiciaire. Ainsi, Hippolyte se lancerait ainsi dans un agôn « sous forme de procès en appel » qui ne serait que « retardateur et sans influence sur l’issue mais révélateur de la vraie nature d’Hippolyte228 ». Cette vraie nature est « héroïque » au regard du serment qu’il a prononcé au début de la pièce et auquel il reste fidèle malgré l’exil qu’il encourt229. De la même façon, un débat judiciaire est montré dès le début des Héraclides, autour notamment du mot φυγή et de son double sens et du fait de savoir aux

218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229

Ibid., v. 900. Ibid., v. 898-900. Ibid., v. 901-902. Ibid., v. 902-916. Ibid., v. 917-931. Ibid., v. 931- 942. Ibid., v. 943-951. Ibid., v. 1643-48. Ibid.,v. 1651. Voir aussi ibid.,v. 495 ; v. 500-503. L. BORDAUX, op. cit., p. 203-204. Euripide, Hippolyte, v. 612 ; v. 1060-63.

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lois de quelles cités il convient de se référer230. Les échanges sont violents et demeurent, encore une fois, sans effet. 3) Chez Sophocle : prudence en matière de jugement

Un choix similaire à celui qui est exposé chez Euripide est présenté dans Œdipe roi, qui fut représenté entre 430 et 420 av. J.-C. : Œdipe déclare, au début de la pièce, qu’« un seul moyen nous est offert de nous délivrer du fléau : c’est de trouver les assassins de Laïos pour les faire ensuite périr ou les exiler du pays (κτείναιμεν ἢ γῆς φυγάδας ἐκπεμψαίμεθα)231 », comme s’il s’agissait d’une alternative proposée dans les procès démocratiques. L’emploi de la première personne du pluriel suggère que le peuple est mis à contribution dans ce choix. Or, c’est Œdipe lui-même prononce la sentence d’exil, sans consultation du peuple232. Cependant, lorsque Œdipe arrive à Colone, un étranger venant à sa rencontre parle de l’indispensable consultation du peuple, avant toute décision d’exil : « Je n’ai pas la prétention de t’expulser d’ici sans l’aveu de la ville (τοὐξανιστάναι πόλεως). Je lui exposerai les faits et je demanderai que faire233 ». Peut-on voir dans cette réplique une réponse à l’absence de tribunal populaire dans Œdipe roi ? Comment interpréter enfin le désaveu général qui ressort de ces exemples, chez les auteurs tragiques, concernant le tribunal populaire ? La haine éprouvée par la foule, la parole forte des hommes mauvais, l’impossibilité manifeste de mettre en application les jugements prononcés pourraient être les griefs que formulent les auteurs qui ont vu naître et mourir la démocratie234. À travers ces passages, nous percevons de la part des auteurs tragiques une critique des failles de la démocratie : l’impossibilité, que dénonce Eschyle, pour un jugement d’être appliqué peut renvoyer au fait 230 231 232 233 234

Euripide, Les Héraclides, v. 120-278. Sophocle, Œdipe roi, v. 308-310. Ibid., v. 237-243. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 48-49. Ainsi pouvons-nous compléter l’analyse de Sara FORSDYKE : « En examinant les critiques de la démocratie faites par Thucydide, Xénophon, Platon et Aristote, je montre que l’exil n’a pas seulement joué un rôle vital dans la défense de la démocratie mais a aussi servi de but à la contestation idéologique de sa critique. En bref, ces quatre auteurs ont réagi à l’équation entre expulsion de masse et régimes non démocratiques en suggérant que la démocratie n’était pas différente de la tyrannie et de l’oligarchie, quand elle a recours à des expulsions injustes et illégales. » (op. cit., p. 267 : « By examining the critiques of democracy made by Thucydides, Xenophon, Plato and Aristotle, I show that exile not only played a vital role in the defense of democracy but also served as a point of ideological contestation for its critics. In short, all four of these authors reacted to the equation between mass-expulsion and non-democratic regimes by suggesting that democracy was no different from tyranny and oligarchy in resorting to injust and unlawful expulsions »).

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que les prévenus ont la possibilité de fuir avant leur procès et même bien souvent après, avant l’application réelle de la peine235. On retrouve dans le tableau du tribunal populaire dépeint par Euripide des échos à certains ostraka. On a démontré, en présentant ces motifs, que les raisons alléguées pour l’exclusion d’un citoyen n’allaient souvent pas au-delà de la simple rumeur ou pouvaient être motivées par une haine gratuite envers un illustre inconnu, que les ragots athéniens pouvaient rendre cependant détestable au tout venant. On retrouve dans le portrait fait par Euripide une forme d’hystérie générale que déplorent souvent les historiens, et en particulier Thucydide, lorsqu’il s’agit de juger un citoyen de premier plan, comme Alcibiade par exemple236, ou des généraux qui ont déçu le peuple en échouant dans leur mission237. Néanmoins et malgré tout, semble dire Sophocle, le tribunal populaire et la possibilité pour un prévenu de se défendre demeurent les conditions sine qua non de la démocratie, qu’un regard approfondi sur les exils tyranniques ne fait que valoriser. IV. LES PROCÈS PRIVÉS À l’époque classique, les délits d’ordre privé appartiennent également au droit pénal, même s’ils ne constituent pas des atteintes « à la chose publique » mais aux individus. La frontière est souvent mince entre les deux et ne vient pas du droit en lui-même, mais de la procédure : tout citoyen peut intenter une action publique quand il estime que la cité a été lésée, mais seules les victimes – ou présumées victimes – peuvent intenter des procès privés238. Ainsi, entre une affaire de coups, pleinement privée, et une action proprement criminelle d’"outrage" qui est du reste une action publique, il n’y a pas de distinction conceptuelle ; ce sont des faits du même ordre qui, suivant les réactions du sentiment collectif, peuvent donner lieu à l’une ou l’autre.239

Certains procès privés mettent en évidence un motif récurrent pour lequel on risquait l’exil : l’accusation de coups et blessures. Mais avec les sycophantes, tout peut être motif de plainte, à partir du moment où l’on se déclare victime. On ne se prive d’ailleurs pas, même dans un procès privé, de réveiller les passions du « sentiment collectif », et, si possible, de suggérer que, derrière le procès privé en question, ce sont les valeurs de la cité qui sont bafouées. 235 236 237 238 239

Voir chapitre 4 « Choisir l’exil ». Voir Chapitre 10 « Bons et mauvais exilés ». Voir infra « L’exil des généraux ». Voir L. GERNET, art. cit., p.33. L. GERNET, art. cit., p.33-34.

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Dans Au sujet d’une accusation pour blessure, Lysias rapporte que deux hommes avaient acheté ensemble une femme. L’un blesse l’autre car il estime ne pas pouvoir profiter de son « bien » autant qu’il le souhaite. Il risque l’exil : Oui, assurément il cherche à vous tromper par des mensonges. Mais quelle est son injustice à mon égard ! Ayant fourni une partie des deniers pour acheter la femme, je pourrais, si j’étais en captivité chez les ennemis, faire d’elle ce que je voudrais pour me racheter. Lorsque je me vois exposé à perdre ma patrie (κινδυνεύοντι δέ μοι περὶ τῆς πατρίδος), je ne puis obtenir que cette même femme dépose des faits pour lesquels je suis cité devant votre tribunal ! Il serait bien plus juste de la mettre à la torture pour cette dernière cause, que de la vendre pour payer ma rançon. Car si les ennemis consentaient à recevoir le prix de ma liberté, je pourrais me rendre libre en tirant de l’argent de quelque autre part ; au lieu que si je suis abandonné à mes adversaires, je ne pourrai me racheter de ma disgrâce. Non, ce n’est pas de l’argent qu’ils me demandent (οὐ γὰρ ἀργύριον λαβεῖν προθυμοῦνται,), ils veulent me chasser de ma patrie (ἀλλ᾽ἐκ τῆς πατρίδος ἐκβαλεῖν ἔργον ποιοῦνται).240

L’orateur suggère que la punition requise contre lui, l’exil, n’est qu’un moyen de l’écarter de la femme au cœur du litige : ce ne serait donc pas une punition juste et cela servirait même les intérêts de son détracteur. Un tel procès ne peut donc être qu’intenté par un sycophante, comme il s’en trouve beaucoup qui agissent de la sorte. Dans Le Contre Simon, accusé de coups et blessures, le plaidant risque également l’exil et la confiscation de ses biens, car la loi est ainsi faite. C’est l’occasion pour lui de rappeler que cette mesure semble bien excessive pour un motif si répandu : Il est clair que même ceux qui ont établi les lois n’ont pas bien envisagé que, quand il arrive qu’au court d’une rixe, les gens se portent des coups à la tête, ils mériteraient d’être exilés de leur patrie (ἠξίωσαν τῆς πατρίδος φυγὴν ποιήσασθαι) : que de gens alors il aurait fallu bannir (ἐξήλασαν) !241

L’orateur cite une anecdote à savoir que Simon en est déjà venu aux mains avec un stratège et qu’il a réussi à obtenir que celui-là soit exilé (« ὑπὸ τῶν στρατηγῶν έξεκηρύχθη242 »). À ce titre, il fait appel à la clémence de l’auditoire et demande à ne pas être exilé : N’ayez pas le cœur de me voir injustement chassé de ma patrie (ἐκ τῆς πατρίδος ἀδίκως ἐκπεσόντα), pour laquelle j’ai couru tant de périls et 240 241 242

Lysias, Au sujet d’une accusation pour blessure, 13. Lysias, Contre Simon, 42. Ibid., 45.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil assumé tant de liturgies, elle qui, loin d’avoir souffert de moi ou d’aucun de mes ancêtres le moindre mal, a reçu de nous mille services.243

Face à l’abondance de procès intentés pour des motifs fallacieux, les orateurs avertissent l’auditoire contre le danger que représente les sycophantes qui tirent notamment bénéfice des changements de lois après le retour à la démocratie en 403 av. J.-C. Lysias, dans le Sur le meurtre d’Ératosthène, fait ainsi explicitement allusion à la pratique des sycophantes : Et maintenant, demandez-vous en votre for intérieur, s’il y eut jamais entre Ératosthène et moi d’autre sujet d’inimitié : vous n’en trouverez pas. Il ne m’avait pas, comme un sycophante (συκοφαντῶν), intenté d’action publique. Il n’avait pas essayé de me faire exclure de la cité (ἐκβάλλειν ἐκ τῆς πόλεως).244

Andocide, dans Sur les Mystères, prononcé en 399 av. J.-C., rappelle qu’il a été établi que les seules lois considérées valables sont celles de Solon et de Dracon245, et pour les crimes d’ordre public, celles édictées sous l’archontat d’Euclide246. C’est l’occasion de confondre un de ses accusateurs, Céphisios, qui tire bénéfice de ce changement de législation : Considérez donc, citoyens, et les lois et la conduite de mes accusateurs. Qui sont-ils pour accuser les autres ? Ce Céphisios a acheté à l’État le droit de collecter certains impôts publics, et a obtenu une plus-value de quatre-vingtdix mines des fermiers de cette terre. Il ne paya pas ce qu’il devait à l’État et s’enfuit (ἔφυγεν). En effet, s’il s’était présenté, il aurait été mis en prison. La loi était telle que le Conseil avait le droit d’emprisonner celui qui ne payait pas son fermage. Donc, cet homme, étant donné que vous avez décrété qu’on se servirait des lois édictées depuis l’archontat d’Euclide, juge à propos de ne pas vous rendre l’argent qu’il a prélevé sur vous, et aujourd’hui, au lieu d’être exilé (καὶ νῦν γεγένηται ἀντὶ μὲν φυγάδος), c’est un citoyen (πολίτης), ce n’est plus un homme frappé d’atimie (ἀντὶ δὲ ἀτίμου), mais un sycophante (συκοφάντης), parce que vous obéissez aux lois maintenant établies.247

Les procès truqués semblent même être légion, ainsi que le dénonce Andocide, toujours dans ce même discours : Instruit de mes intentions, Callias revendiqua l’héritière au nom de son fils, le dixième jour du mois, pour m’empêcher d’obtenir une adjudication. 243 244 245 246 247

Ibid., 47. Lysias, Sur le meurtre d’Erathostène, 43. Andocide, Sur les Mystères, 82-83. Ibid., 88. Ibid., 92-93.

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Après vingt jours, pendant les Mystères, il donna mille drachmes à Céphisios pour faire l’indication et me jeter dans ce procès. Puis, voyant que je tenais bon, il déposa un rameau de suppliant, espérant que je serais mis à mort ou envoyé en exil sans jugement (ὡς ἐμὲ μὲν ἀποκτενῶν ἄκριτον ἢ ἐξελῶν), et qu’en corrompant Léagros à prix d’or il aurait la fille d’Epilycos.248

Il ressort, à travers ces exemples, que l’on peut être menacé d’exil pour des délits mineurs, tels que les coups et blessures. Après les excès de la démocratie en ce domaine, la loi peut dépasser les cas de meurtre, d’impiété ou de faute envers la cité. Puisque dans le cadre des procès privés, on pouvait condamner à l’exil un homme reconnu coupable de coups et blessures, dans la mesure où ce prétexte est plus facile à alléguer qu’un meurtre ou que l’impiété, il devient possible, grâce à des sycophantes d’obtenir l’éloignement d’un opposant. Ainsi que S. Gotteland l’a montré, à l’époque classique, le sycophante est un des visages familiers de la vie athénienne, un mal dont il est difficile de se débarrasser [.] Le poids de la rumeur explique que ce personnage constitue un danger effectif pour tout individu, notamment pour ceux qui désirent prendre part à la vie politique de la cité.249

Dans ces procès, on pratique, pour ainsi dire, des ostracismes « privés ». Néanmoins, comme les témoignages en attestent, il était toujours possible aux prévenus de se défendre des accusations, même injustes. V. L’EXIL DES GÉNÉRAUX Le cas particulier de l’exil des généraux doit être signalé dans la mesure où, au terme d’un procès, cette sanction pouvait être appliquée en cas de manquement, et dans la mesure surtout où les généraux avaient déçu les attentes du peuple250. Malgré la possibilité de se défendre qui échoit en principe à ces accusés, les enjeux, davantage psychologiques que proprement politiques, sont tels qu’il n’était pas possible, bien souvent, d’être totalement relaxé. On reproche ainsi à Miltiade de ne pas avoir réussi à conquérir Paros en 489 :

248 249 250

Andocide, Sur les Mystères, 121. S. GOTTELAND, « Rumeur et politique dans la cité grecque à l’époque classique », Hypothèses 1/2001, 4, p. 267-279. Nous reprenons ici la liste établie par S. FORSDYKE, op.cit., p. 180-181.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil Dans Athènes, le nom de Miltiade, de retour de Paros, était dans toutes les bouches (ἔσχον ἐν στόμασι) et surtout celle de son ennemi le plus acharné, Xanthippe, fils d’Ariphon, qui demanda au peuple de le condamner à mort pour avoir trompé les Athéniens (τῆς Ἀθηναίων ἀπάτης εἵνεκεν).251

Miltiade n’est finalement pas condamné à mort – Hérodote précise que « le peuple athénien se trouva opposé à la peine de mort contre lui (προσγενομένου δὲ τοῦ δήμου αὐτῷ κατὰ τὴν ἀπόλυσιν τοῦ θανάτου) »252 – mais est puni d’une lourde amende. L’appréciation implicite que fait Hérodote tend à montrer que Xanthippe a profité du fait que la rumeur se concentrait sur Miltiade pour mettre en place une vengeance personnelle, qui ne fut cependant pas suivie par le peuple. Il est presque permis de penser que le procès de Miltiade n’avait rien à voir avec l’échec de la prise de Paros et que le peuple, dans son vote, a exprimé sa désapprobation de voir se tenir un tel procès. En revanche, chez Thucydide, sur les trois généraux revenus de l’expédition de Sicile en 424, deux furent condamnés à l’exil et le dernier à une amende : Quand les stratèges revinrent à Athènes, les Athéniens condamnèrent à l’exil (φυγῇ ἐζημίωσαν) Pythodoros et Sophocle, et au troisième, Eurymédon, ils infligèrent une amende, sous prétexte que (ὡς), alors qu’il leur était possible de soumettre la Sicile, ils avaient déserté (ἀποχωρήσειαν), en échange d’argent.253

L’emploi de l’optatif oblique dans la proposition causale introduite par « ὡς » montre la distance que prend Thucydide avec le motif allégué. L’historien développe par la suite ce qui a mené les Athéniens à prendre des mesures contre les stratèges : les Athéniens « avec la chance qui était la leur à ce moment-là, s’imaginaient que le possible au même titre que l’impossible était réalisable avec des moyens importants comme insuffisants254 ». Thucydide dénonce une perte de jugement des Athéniens et en fait le motif premier de ce procès contre les stratèges, que l’on peut également interpréter comme la dénonciation de boucs émissaires. Chez Xénophon, il est également question de stratèges condamnés à mort pour ne pas avoir ramené les cadavres des Athéniens d’un champ de bataille255. Xénophon lui-même aurait été exilé après le retour de la démocratie par peur qu’il ne restaure l’oligarchie en tant que membre de la cavalerie256. 251 252 253 254 255 256

Hérodote, VI, 136. Ibid. Thucydide, IV, 65. Thucydide, IV, 65. Xénophon, Les Helléniques, I, 7, 34. P. GREEN, « Text and Context in the Matter of Xenophon’s Exile », in I. WORTHINGTON, éd., Ventures into Greek History, Oxford, 1994, p. 215-227.

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L’historien Thucydide – ou alors s’agit-il de Xénophon ?257 – dit, au début de la Guerre du Péloponnèse, qu’il est lui-même parti en exil pendant vingt ans après qu’il a été général, mais on ne peut pas savoir si son exil fut déterminé au terme d’un procès – ce qui est la version traditionnellement admise – ou s’il s’agit d’une fuite pour éviter un procès ou la peine de mort. Le texte est en effet ambigu : « Il m’arriva moi-même d’être exilé (ξυνέβη μοι φεύγειν τὴν ἐμαυτοῦ) vingt ans, à la suite de mon commandement dans la région d’Amphipolis258 ». Il pourrait tout aussi bien ne pas être rentré à Athènes après le désastre d’Amphipolis et ne pas avoir eu connaissance de sa condamnation259. Il y a eu, par ailleurs, des confusions avec Thucydide, fils de Mélésias qui fut frappé par l’ostracisme en 442 av. J.-C. Les cas sont en réalité peu nombreux mais montrent que même dans le cas particulier de l’armée, la variété traditionnelle des sanctions – amende, exil, peine de mort – était aussi appliquée260. L’ensemble des historiens suggère que ces procès ne sont pas toujours mérités et il est possible de croire avec eux que ces cas particuliers d’exil répondent avant tout à une volonté de désigner un coupable lors d’une défaite globale, de désigner ainsi un bouc émissaire. Le jugement du peuple est souvent altéré par un sentiment de toute puissance chez Thucydide, ou encore par la rumeur chez Hérodote. La démocratie athénienne affirme une volonté de changement par rapport à l’époque archaïque en mettant en place, en théorie, des dispositions destinées à modérer les exils, à travers trois mesures principales : l’ostracisme, des décrets destinés aux cités alliées d’Athènes et les serments prononcés par les membres de Conseil et de l’Héliée. Il n’est officiellement plus possible d’exiler massivement et injustement comme pendant les régimes tyranniques. Pourtant, la pratique de ces mesures invite à davantage de nuances. Les historiens, les Tragiques, les orateurs, et même les ostraka nous ont montré les dérives possibles de ces remparts contre la tyrannie : les procès publics sont souvent motivés par une hystérie générale et les raisons d’exiler ou d’ostraciser ne sont pas toujours valables, mais issues surtout des jalousies, des rumeurs et peut-être du besoin de désigner un bouc émissaire pour remédier à un malaise dans la cité et même à une défaite militaire. On 257

258 259 260

C’est la thèse défendue par Luciano CANFORA, dans son bref mais convaincant article « L’historien Thucydide n’a jamais été exilé », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 6, 1980, p. 287-289. Thucydide, V, 26. Cette théorie est défendue par J. SEIBERT (op. cit., p. 132). J. T. ROBERTS, Accountability in Athenian Government, Madison, 1982 ; W. K. PRITCHETT, the Greek State at War, vol. 2, Berkeley et Los Angeles, 1974, p. 4-33 ; L. BURCKHARDT et J. von UNGERN-STERNBERG, Grosse Prozesse im antiken Athen, Munich, 2000.

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déplore également le fait que le traitement que font les sycophantes des procès privés ne repose pas toujours sur des motifs plus valables. Les failles de la démocratie que mettent en lumière les procès publics sont également sensibles dans les procès privés. Néanmoins, l’exil n’en redevient pas pour autant une sanction massivement votée. Généralement, tous procès confondus, d’autres alternatives sont proposées – l’amende, la confiscation des biens, l’emprisonnement, ou la peine de mort – ce qui permet de maintenir une certaine mesure, même lorsque les procès sont injustement intentés. Même pour le cas de l’ostracisme, la modération a été de mise : les amnisties furent nombreuses et l’arrêt rapide de cette mesure suggère qu’on en avait saisi les limites et peut-être l’inefficacité.

CHAPITRE 3 L’EXIL PENDANT LES RÉGIMES OLIGARCHIQUES

En 411 av. J.-C., après la défaite athénienne en Sicile et à nouveau en 404 av. J.-C., après la défaite finale d’Athènes pendant la guerre du Péloponnèse, la démocratie athénienne est affaiblie et une oligarchie s’empare du pouvoir1. Il est alors davantage question de ce que l’on peut appeler des exils « suggérés » par les Quatre-Cents et surtout les Trente alors au pouvoir. Ces exils en masse qui ont lieu durant les deux périodes oligarchiques sont un phénomène unique dans la Grèce classique. Ils constituent une période à part, car ils s’appuient souvent sur les bases du système démocratique, mais lui sont en réalité totalement contraires. Loin d’être condamnées à l’oubli, ces exilés en masse, anonymes, sont relayés pourtant jusqu’à la tribune et dénoncés comme des victimes supplémentaires des tyrans de 411, les Quatre-Cents, et de 404, les Trente. Contrairement à notre principale source de compréhension de ces épisodes complexes de l’histoire athénienne, Thucydide pour la révolution de 4112 et Xénophon pour celle de 4043, les orateurs mettent en lumière les ressentis et permettent de mieux cerner les épreuves endurées par les particuliers, au point même que ce soit principalement par eux que passe une déformation idéologique de cette période. Unanimement, les oligarques sont représentés comme l’origine des violences les plus extrêmes et en particulier les exils de masse arbitraires. La fin de l’oligarchie de 404 est due aux efforts de ces exilés regroupés entre eux qui, contrairement à leurs prédécesseurs, une fois la démocratie restaurée, veilleront à user de l’exil, comme de la condamnation à mort, avec modération, même à l’encontre des anciens oligarques. Comme le souligne S. Forsdyke, « les oligarques ont recours à des expulsions de masse pour sécuriser leur régime, et […], en fin de compte, ces expulsions ont conduit à leur chute4 ». Pour la première fois dans l’histoire grecque, les exilés jouent un rôle actif dans l’évolution politique d’Athènes5. Néanmoins, tout ne s’arrête pas au moment du rétablissement de la démocratie en 403. Puisque l’exil est apparu pendant cette période comme un critère déterminant pour différencier les partisans de l’oligarchie de ceux de la démocratie, il s’agit de 1 2 3 4 5

Cette période particulière dans l’histoire de la démocratie fait l’objet d’un développement important chez S. FORSDYKE (op. cit., p. 181-204). Avec également Aristote, Constitution d’Athènes, XXIX-XXXIII. Avec également Aristote, Constitution d’Athènes, XXXV-XXXX. S. FORSDYKE, op. cit., p. 182 : « the oligarchs relied on mass expulsions to secure their regime, and […] ultimately these expulsions led to their otherthrow. » Voir le chapitre 9 « La communauté des exilés ».

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faire le tri entre tous ces exilés a posteriori, ainsi que le montrent les orateurs dans certains de leurs discours. I. CHEZ LES HISTORIENS La représentation de l’exil joue un rôle fondamental chez Thucydide pour la critique de la démocratie athénienne. Le récit de la mise en place de régimes oligarchiques occupe le dernier livre de La Guerre du Péloponnèse, à savoir le livre VIII. La défaite de 413 en Sicile met tout d’abord en place les conditions du renversement de la démocratie à Athènes6. Thucydide mentionne, à ce titre, les révoltes en Eubée, sur les îles de Lesbos et de Chios et dans la cité d’Erythrées en Ionie7, vite récupérées par Sparte et par les Perses8, déterminés à tirer avantage de la faiblesse d’Athènes. L’historien affirme qu’en plus de ce contexte la mise en place de la première oligarchie est largement due à Alcibiade. Alcibiade est à ce moment en exil, suite à son implication dans la mutilation des Hermès et la parodie des Mystères9. Avec l’aide des Perses, Alcibiade se tourne vers Samos afin d’y fomenter une révolution10 : En donnant ces conseils en même temps à Tissaphernès et au Roi, auprès desquels il se trouvait, Alcibiade estimait sans doute que c’était le meilleur service qu’il pouvait leur rendre, mais, en même temps, il négociait son retour dans sa patrie (τὴν ἑαυτοῦ κάθοδον ἐς τὴν πατρίδα ἐπιθεραπεύων). Il savait que s’il ne faisait pas détruire Athènes, il lui serait un jour possible de persuader la cité de le rappeler (κατελθεῖν).11

La volonté personnelle d’Alcibiade de rentrer d’exil trouve un allié dans celle des révoltés de Samos d’obtenir leur indépendance : Après que les soldats athéniens de Samos apprirent qu’Alcibiade jouissait d’un grand crédit auprès du satrape […], il leur dit qu’il était prêt à rentrer (κατελθών) à Athènes à condition d’y trouver un gouvernement oligarchique, et non plus cette mauvaise condition et cette démocratie qui l’avait banni (ἐκβαλούσῃ).12

6 7 8 9 10 11 12

Thucydide, VIII ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXIX, 1. Thucydide, VIII, 5, 1-4. Ibid., VIII, 5 – 8. Sur l’alliance entre Sparte et Athènes : ibid.,VIII, 18. Sur la représentation d’Alcibiade et les explications divergentes selon les auteurs des causes de ses exils, voir le chapitre 10 « Bons et mauvais exilés ». Thucydide, VIII, 47-48. Ibid., VIII, 47. Ibid.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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Thucydide ne fait pas mystère des talents de manipulateur d’Alcibiade, mais insiste sur le fait que ses motivations sont avant tout égoïstes, suggérant qu’on ne saurait le rendre totalement responsable de la mise en place d’un système oligarchique à Athènes : Alcibiade ne tenait pas plus à l’oligarchie qu’à la démocratie et, cherchait seulement de quelle façon, en faisant changer la constitution d’Athènes (τὴν πόλιν μεταστήσας) à partir de l’ordre établi, il pourrait rentrer, rappelé par ses partisans (ὑπὸ τῶν ἑταίρων παρακληθεὶς κάτεισι).13

L’idée de renverser la démocratie et celle de rappeler Alcibiade se trouvent certes souvent coordonnées. On informe ainsi les troupes de Samos des intentions du roi perse à l’égard des Athéniens « dès qu’ils auraient rappelé Alcibiade et aboli la démocratie (Ἀλκιβιάδου τε κατελθόντος καὶ μὴ δημοκρατουμένων)14 » ou des émissaires envoyés à Athènes « pour le rappel d’Alcibiade et le renversement de la démocratie (περί τε τῆς τοῦ Ἀλκιβιάδου καθόδου πράσσοιεν καὶ τῆς τοῦ ἐκεῖ δήμου καταλύσεως)15 » ou encore de la possibilité offerte aux athéniens de s’allier au Roi « en rappelant Alcibiade et en étant sous le régime démocratique d’une façon différente (Ἀλκιβιάδην καταγαγοῦσι καὶ μὴ τὸν αὐτὸν τρόπον δημοκρατουμένοις)16 », mais l’explication fournie par Thucydide sur le manque de conviction politique d’Alcibiade prend corps dès que la démocratie est abolie. Considérant qu’Alcibiade « ne voulait pas les aider et que, du reste, il ne conviendrait pas de l’envoyer dans une cité oligarchique17 », on décida de se passer de ses services. Et effectivement, à partir de ce moment, Alcibiade disparaît du récit des événements d’Athènes, en dehors de brèves allusions ou rappels historiques. Il trouve cependant appui sur des notables à Athènes pour mettre en place une campagne violente contre la démocratie, en assassinant démocrates et partisans de la démocratie18, au point que le Conseil des Cinq Cents n’a de démocratique que l’apparence, devenant principalement le lieu de prise de parole des conspirateurs19. La peur et la terreur forcent les Athéniens au silence20, ce qui permet à l’oligarchie des Quatre-Cents d’être 13 14 15 16 17 18 19 20

Ibid., VIII, 48. Ibid. Ibid., VIII, 49. Ibid., VIII, 53. Ibid., VIII, 63. Ibid., VIII, 54 ; 65 ; sur la nature de ces notables, voir W. R. CONNOR, The New Politicians of Fifth-Century Athens, Indianapolis, 1992 [1971]. Thucydide, VIII, 66. Ibid.,VIII, 54 : « le peuple manifesta d’abord une vive répugnance à l’idée d’adopter un régime oligarchique, mais quand Pisandre lui eut clairement démontré qu’il n’y avait pas d’autre moyen de salut, il prit peur et céda ». Sur la peur dans les révolutions oligarchiques, voir R. K. BALOT, Greed and Injustice in Classical Athens, Princeton, 2001, p. 211-19.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

établie et ratifiée sans la moindre opposition21, avec cependant l’espoir que « l’on rétablirait ensuite l’ancien ordre des choses22 ». Dans cette continuité, puisque le régime est établi avec un semblant de légitimité, les emprisonnements, expulsions et assassinats sont eux aussi mis en place. « Ils modifièrent profondément les institutions démocratiques, sans toutefois, à cause d’Alcibiade, rappeler les exilés (πλὴν τοὺς φεύγοντας οὐ κατῆγον τοῦ Ἀλκιβιάδου ἕνεκα)23 ». Thucydide insiste sur le fait que ces mesures étaient nécessaires au maintien de l’oligarchie et n’étaient pas aussi nombreuses que la rumeur le dit : « Ils ont tué des hommes, pas beaucoup (οὐ πολλούς), dont ils pensaient qu’il fallait se débarrasser, et ils emprisonnèrent les uns et exilèrent les autres (μετεστήσαντο)24 ». La façon de faire est indéniablement semblable à celle des tyrans25, mais l’auteur ne porte pas pour autant de jugement de valeur sur ce procédé, et semble, au contraire, vouloir atténuer l’exagération communément véhiculée sur ce régime et sur le régime tyrannique en général26. Le rôle de la rumeur est encore démontré par Thucydide dans l’établissement sur l’île de Samos, proche de la côte ionienne et, de fait, très éloignée d’Athènes, d’une résistance censée représenter Athènes exilée27. La déformation par des marins athéniens, et en particulier par Chaereas, des récits de violence perpétrée par le régime oligarchique de 411 aurait conduit à la première révolte contre le régime oligarchique28, mais avant cela à une forme d’exil volontaire. C’est ce contexte particulier qui fait de la résistance athénienne un groupe plus violent que le régime oligarchique lui-même. Cela est notable dans l’anecdote des exécutions et exils imposés aux trois cents

21 22 23 24 25 26 27

28

Thucydide, VIII, 69. S. FORSDYKE voit dans cette attitude du peuple en 411 un « exil interne » résultant de la peur de représailles violentes (op.cit., p. 186). Thucydide, VIII, 54. Ibid., VIII, 70. Ibid., VIII, 70, 2. S. FORSDYKE propose un parallèle entre ce passage et celui, chez Hérodote, qui évoque les mêmes actions du tyran Cypselos. (op.cit., p. 187). Ainsi, Thucydide rétablit une vérité plus modérée sur la tyrannie des Pisistratides (I, 20 ; VI, 54-59). Thucydide, VIII, 75 ; 76 ; 77 ; 81 ; 86 : les marins mettent en place des assemblées, élisent leurs représentants et généraux et reçoivent des ambassadeurs. On étudie alors la possibilité de faire venir Alcibiade pour bénéficier de l’alliance perse (VIII, 76) et son rappel à Samos est finalement voté (VIII, 81). Ibid., VIII, 74 : « Il mit les troupes au courant de tout ce qui se passait à Athènes, en exagérant tout à outrance (ἐπὶ τὸ μεῖζον πάντα δεινώσας). Il leur affirma que n’importe qui pouvait se voir appliquer la peine des verges, qu’aucune critique n’était tolérée par les gouvernants, que leurs femmes et leurs enfants subiraient des violences et que l’on se proposait d’arrêter et de jeter en prison les parents de tous ceux qui ne partageaient pas les vues des gens au pouvoir, afin de les tuer, s’ils n’obéissaient pas. Il leur dit encore beaucoup d’autres choses en les déformant par des mensonges (καὶ ἄλλα πολλὰ ἐπικαταψευδόμενος ἔλεγεν) ».

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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oppresseurs du peuple de Samos29, avec l’aide des marins de la Paralienne, tous citoyens athéniens libres hostiles à la démocratie : Lorsque les trois cents conjurés déclenchèrent leur opération, tous ces gens et notamment les marins de la Paralienne prêtèrent main-forte aux démocrates samiens et leur permirent de triompher de leurs agresseurs. Parmi les trois cents, ils en tuèrent (ἀπέκτειναν) trente et condamnèrent à l’exil (φυγῇ ἐζημίωσαν) trois des responsables. Aucune sanction ne fut prise contre les autres.30

Thucydide ne précise pas qui fut à l’origine de ces sanctions mais l’on devine l’influence des marins dans ce procédé athénien où se côtoient peine de mort et exil. La formulation même opère un rapprochement avec les mesures prises par le régime oligarque31. On peut supposer que les marins athéniens, dans une volonté de lutter contre l’oligarchie en général, aient influencé les démocrates samiens afin d’agir en représailles. Cette anecdote ne fait pas l’objet de commentaire de la part de l’auteur, mais se trouve au cœur de l’épisode des marins athéniens à Samos32 connus pour exagérer les agissements des Quatre-Cents à Athènes. Le charisme grandissant de cette cité opposée à l’Athènes des oligarques conduit à nouveau à un changement politique avec l’établissement des Cinq Mille. Les oligarques partent alors eux-mêmes : « après ce changement de gouvernement, Pisandre, Alexiclès, leurs proches et quiconque avait un poste important pendant l’oligarchie, partirent (ὑπεξέρχονται) immédiatement à Décélée33 ». Tous cependant ne quittèrent pas Athènes : Antiphon, Onomaclès et Archéptolémos furent arrêtés34, mais, semble-t-il, la majorité des Quatre-Cents a été acquittée35. Thucydide expose, à la fin de son ouvrage, l’éclatement progressif de la démocratie entre manipulations des uns et des autres, effet de rumeur et déformation de la vérité, et volonté de représailles en dehors d’Athènes. Les partisans de la démocratie tiennent un discours contre-productif et adoptent un comportement presque disproportionné au regard de ce qu’est et fait le régime oligarchique, mais 29 30 31 32 33 34

35

Ils sont notamment responsables de l’assassinat d’Hyperbolos, le dernier ostracisé (ibid., VIII, 73). Ibid., VIII, 73. Ibid., VIII, 70. Ibid., VIII, 73-75. Ibid., VIII, 98, 1. Ostwald suggère que s’ils sont restés c’est avec l’idée qu’ils pourraient se défendre en cas de jugement (M. OSTWALD, From Popular Sovereignty to the Sovereignty of Law : Law, Society and Politics in Fifth-Century Athens, Berkeley and Los Angeles, 1986, p. 401402 ; M. H. JAMESON déclare que même Pisandre serait resté à Athènes et aurait fui avant l’application de la peine de son jugement (M. H. JAMESON, « Sophocles and the Four Hundred », Historia, 20, 1971, p. 541-68). C’est ce que dit Lysias dans le Pour Polystratos, 14.

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comment saurait-il en être autrement, semble suggérer l’auteur, dans cette période trouble où il n’est plus possible de discerner la manipulation politique de l’intention honnête ? Le livre II des Helléniques de Xénophon prend le relai du récit de Thucydide et expose la transition entre le régime oligarchique des QuatreCents et celui des Trente d’une façon plus précise qu’Aristote36. Il mentionne notamment un traité de paix entre Sparte et Athènes, en 404 av. J.-C., qui autorise les Athéniens exilés à revenir37. Il concerne sans doute les oligarques membres des Quatre-Cents, qui ont pris la fuite après le décret de Démophante en 410/409, après la restauration de la démocratie, mettant fin aux poursuites contre ceux qui avaient attenté à la démocratie pendant le régime oligarchique, mais autorisant en fait quiconque à tuer sans jugement38. Au retour de ces oligarques succède la mise en place d’un régime oligarchique39 avec les mêmes membres que dans le précédent régime : Critias, Chariclès et Aristotelès40, pour établir à nouveau une atmosphère de peur dans Athènes41. Xénophon suggère que la violence exercée par les Trente envers les citoyens et les métèques à Athènes42 conduit à de nombreux exils volontaires : Comme je voyais dans la cité de nombreux hommes être hostiles au gouvernement, ainsi que de nombreux autres devenir exilés (φυγάδας γιγνομένους), il ne me semblait pas bon d’exiler (φυγαδεύειν) Thrasybule, ni Anytos ni Alcibiade.43

De plus, Xénophon précise que les Trente ont procédé à des expulsions hors d’Athènes44, ordonnées par un décret, et que les bannis se sont retrouvés au Pirée, à la périphérie d’Athènes, d’où les Trente ont essayé à nouveau de les chasser : Les Trente, pensant qu’ils pouvaient maintenant agir comme des tyrans, sans peur, décrétèrent que ceux qui n’étaient pas sur la liste45 ne rentreraient 36 37 38

39 40 41 42 43 44 45

Pour une comparaison entre Xénophon et Aristote des différentes étapes de cette période, voir A. WOLPERT, op. cit., p. 16-24. Xénophon, Helléniques, II, 20. Cf. Lysias, Contre Agoratos, 73. Andocide, Sur les Mystères, 96-98 ; Lycurgue, Contre Léocrate, 125 ; Démosthène, Contre Leptine, 59. M. OSTWALD (op. cit., 1955) rapproche ce décret des lois contre les tyrans. Xénophon, Les Helléniques, II, 2, 20. Ibid., II, 3, 2. Ibid., II, 3 et Aristote, Constitution d’Athènes, XXXV, 4. Parmi lesquels se trouvent Lysias et son frère qui étaient métèques. Xénophon, Les Helléniques, II, 3, 42. Aristote ne mentionne pas cette étape et passe directement à l’occupation de Phylé par Thrasybule « μετὰ τῶν φυγάδων » (Aristote, Constitution d’Athènes, XXXVII, 1). Cette liste implique trois mille citoyens.

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pas dans la cité et ils les chassèrent de leur campagne (ἦγον ἐκ τῶν χωρίων) afin qu’eux-mêmes et leurs amis puissent obtenir leurs terres. Quand ils s’exilèrent au Pirée (φευγόντων εἰς τὸν Πειραιᾶ), les Trente en chassèrent beaucoup de là-bas (πολλοὺς ἄγοντες) et remplirent Mégare et Thèbes avec les exilés (τῶν ὑποχωρούντων).46

L’exagération est perceptible dans le fait que deux cités entières purent être remplies avec des exilés : cette idée, très improbable, sert essentiellement à dénoncer la démarche tyrannique des Trente, en les faisant ressembler à l’image que l’on se faisait des tyrans de l’époque archaïque. L’historien suggère même que le décret impliquait un exil hors de toute la région attique47, mais cela semble concrètement peu probable. Retranchés à Phylé, les exilés sont pris pour cible par la cavalerie des Trente, mais réussissent à les mettre en échec48. Les Trente demandent l’aide de Sparte mais ne parviennent pas à venir à bout de Phylé49. Les exilés rejoignent alors en très grand nombre – environ mille – le Pirée, sous le commandement de Thrasybule50. Les Trente les font néanmoins reculer sur la colline du Pirée, Munychia, ce qui contribue à redonner l’avantage aux exilés et leur permet de venir à bout de l’oligarchie des Trente51. Le nombre des exilés du Pirée continue de s’accroître, même après la victoire : citoyens et métèques athéniens s’y pressent, ainsi que ceux des cités alentour52, motivés pour certains par la promesse d’acquérir la citoyenneté athénienne, mais à certaines conditions. Un décret daté de 401 offre la citoyenneté athénienne à ceux qui ont effectué les trois étapes de la résistance : le départ de Phylé, la bataille de Munychia et l’établissement au Pirée53. L’opposition lexicale est nette entre « ceux de la cité (οἱ ἐν ἄστει) » et « ceux du Pirée (οἱ

46 47

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Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 1. Sur la discussion à propos de ce décret tel qu’il est présenté chez Hérodote, voir P. KRENTZ, Xenophon : Hellenika II, 3, 11-IV, 2, Warminster, 1995, p. 139-140 et A. WOLPERT, op. cit., p. 22. Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 2-3. Sur ce point, A. WOLPERT note une différence majeure chez Aristote (Constitution d’Athènes, XXXVII, 1-2) : « Whereas Xenophon places the occupation of Phyle after the trial and execution of Theramenes, Aristotle places it before, thus depicting the Thirty as becoming more violent because the opposition was successful » (A. WOLPERT, op.cit., p. 21). Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 8. Ibid., II, 4, 10 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXXVIII, 1. Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 11-12. Ibid., II, 4, 25 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXXVIII, 3. IG, 2² 10. Sur les discussions concernant ce décret : D. WHITEHEAD, « ΙΣΟΤΕΛΕΙΑ, a Metaphor in Xenophon », Eirene 16, 1978, p. 19-22 ; « A thousand new Athenians », LCM 9, 1984, p. 8-10 ; « The Ideology of the Athenian Metic : Some Pendants and a Reappraisal », PCPS 32, 1986, p.1 47-48, ; M. J. OSBORNE, Naturalization in Athens, Brussels, 1981-82, vol. 1, p. 37-41 ; vol. 2, p. 26-43 ; P. KRENTZ, « The Rewards for Thrasyboulos’ Supporters », ZPE 62, 1986, p. 201-204 ; P. HARDING, « Metics, Foreigners or Slaves ? The Recipients of Honours in IG II² 10 », ZPE 67, 1987, p.176-82.

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ἐν Πειραιεῖ) », chez Xénophon54 et chez Aristote55 et reflète le fait que la démocratie n’est plus l’apanage d’Athènes en tant que ἄστυ, mais que l’esprit de la πόλις est en substance au Pirée. Ainsi qu’Andrew Wolpert l’observe, « finalement, les exilés n’ont pas été à l’origine des violences, ils y ont répondu. Quand les Trente devenaient plus extrêmes, la résistance démocrate gagnait en force56 ». Les exilés du Pirée sont bientôt assiégés par Sparte, par terre et par mer57, qui leur impose de rentrer chez eux, sans effet autre que de susciter de nouvelles rébellions et la victoire finale de Sparte58. Pausanias, à la tête de l’armée spartiate, entreprend de réconcilier les exilés du Pirée et les Athéniens demeurés dans la cité, en décrétant la paix entre les deux partis, sauf pour les membres des Trente, des Dix et des Onze59, pour lesquels il est permis d’émigrer, dans un délai de vingt jours, à Éleusis, place forte des Trente depuis leur conflit ouvert avec Phylé et le Pirée. Néanmoins, une fois à Éleusis, il ne leur sera plus possible de revenir à Athènes et ceux qui seront restés à Athènes n’auront pas le droit de se rendre à Éleusis, sauf pour y célébrer les Mystères60. Cependant, en 401, les émigrés d’Éleusis sont priés de retourner à Athènes afin de couper court aux suspicions grandissantes61. On ne doit même plus parler des faits passés, sous peine de mort62. Cet épisode a dû être particulièrement marquant pour les Athéniens et explique qu’on en trouve des témoignages en si grand nombre chez les orateurs. Sans avoir nécessairement fait partie des exilés, la plupart des Athéniens « ont dû faire l’expérience d’une perte personnelle, si ce n’est un membre de la famille ou un proche, puis d’un ami, associé, ou voisin63 », d’autant que plus de cinq pour cent des citoyens auraient été tués en moins d’un an64.

54 55 56

57 58 59 60 61 62 63 64

Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 26-27. Aristote, Constitution d’Athènes, XXXVIII, 3-4 : « τῶν ἐν ἄστει μεινάντων » et « τῶν ἐκ Πειραιέως κατελθόντων » A. WOLPERT, op. cit., p. 19 : « finally, the exiles did not cause the violence, they responded to it. As the Thirty became more extreme, the democratic resistance gained strength ». Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 26-29. Ibid., II, 4, 31- 34. Ibid., II, 4, 38 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXXVIII, 3-4. Xénophon, Les Helléniques, II, 4, 43. Ibid., II, 4, 43 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXXIX, 4. Ibid., XXXX, 2. A. WOLPERT, op.cit., p. 22 : « must have experienced a personal loss, if not of a family member or relative, then a friend, associate, or neighbor ». Chiffre proposé par A. WOLPERT, op.cit., p. 22.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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II. CHEZ LES ORATEURS ATTIQUES Par la nature de ce qu’ils nous ont laissé, les orateurs attiques nous permettent d’avoir accès à un historique de l’exil à travers les différents types de discours, depuis les plaidoyers ou réquisitoires qui concernent des personnages politiques, notamment après les régimes oligarchiques de 411 et 40465, jusqu’à ceux qui s’insèrent dans des procès entre particuliers, pour des motifs aussi variés que l’adultère, les coups et blessures, le meurtre. Les cas de conscience concernant les exilés sont nombreux, peut-être parce que, comme le dit Claude Orrieux, « l’auditoire est toujours un dèmos, mais un dèmos qui a perdu ses illusions et souhaite qu’on lui parle de ses inquiétudes66 ». Avec les révolutions oligarchiques, le dèmos est « en exil » : accusateurs et défendants s’adressent souvent aux membres de l’auditoire en tant qu’anciens du Pirée, après 403, même si tous n’en ont pas fait partie. Les raisons de cette manie oratoire sont multiples : une forme de flatterie pour s’accorder la faveur du jury, une façon de rappeler à l’auditoire que lui aussi a pu être vulnérable par le passé, une façon encore de construire une continuité avec le passé démocratique et de faire du retour des exilés du Pirée une restauration de la démocratie67. 1) Les exils des Quatre-Cents

Les oligarques qui ont pris la fuite après le décret de Démophante en 410 sont souvent évoqués. Andocide rappelle ainsi, dans Sur les Mystères, qu’un décret a été voté concernant l’amnistie des débiteurs68, et qu’un rappel des exilés a lieu après la chute des Quatre-Cents : « Tous ceux dont les noms sont inscrits comme ayant été des Quatre Cents (ὅσα ὀνόματα τῶν τετρακοσίων τινὸς ἐγγέγραπται) ou inscrits comme ayant participé à quelque autre acte du gouvernement oligarchique (ἄλλο τι περὶ τῶν ἐν τῇ ὀλιγαρχίᾳ πραχθέντων ἐστί που γεγραμμένον), exceptés les noms de tous ceux qui ne sont pas restés qui sont gravés sur les stèles (πλὴν ὁπόσα ἐν στήλαις γέγραπται τῶν μὴ ἐνθάδε μεινάντων), qui ont été condamnés ou par l’Aréopage, ou par les Éphètes, ou par le Prytanée, ou par le Delphinion, ou par un tribunal que préside l’archonte-roi, soit à l’exil, soit à la mort (τίς ἐστι φυγὴ ἢ θάνατος κατεγνώσθη) pour meurtre (ἢ ἐπὶ 65

66 67 68

Ainsi, il est aussi question de l’exil et du traitement des exilés sous Philippe de Macédoine et Alexandre le Grand : Démosthène, Troisième Philippique, 58, 62, 66 ; Sur la Couronne, 132, 166 ; Sur le Traité avec Alexandre, 15-16 ; Lycurgue, Contre Léocrate, 89. Sur les exils sous Alexandre : J. SEIBERT, op. cit., p. 158-162. Voir aussi E. PODDIGHE, « La condition juridique des citoyens athéniens frappés par le décret 322 : Ἄτιμοι ou Φυγάδες ? », Métis 8, 1993, p. 271-283. C. ORRIEUX et P. SCHMITT PANTEL, op.cit., p. 319. A. WOLPERT, op.cit., p. 91-95. Andocide, Sur les Mystères, 77-78.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil φόνῳ), comme assassins ou tyrans (ἢ σφαγεῦσιν ἢ τυράννοις) ; que tous les autres donc soient effacés par les soins des percepteurs et du Conseil, suivant ce qui a été dit, partout sur les registres publics, et s’il se trouve quelques copies de l’inscription, que les thesmothètes et autres magistrats les produisent ; que cela soit fait dans les deux jours qui suivront le vote du peuple. Qu’aucun particulier ne puisse posséder d’exemplaire des inscriptions effacées ni injurier jamais personne à ce sujet. Sinon, le transgresseur sera passible des mêmes peines que ceux qui sont bannis par l’Aréopage (οἱ ἐξ Ἀρείου πάγου φεύγοντες), afin qu’Athènes retrouve toute sa sécurité pour aujourd’hui et pour toujours ». Par ce décret vous avez rendu aux dégradés leurs droits ; quant aux exilés (τοὺς δὲ φεύγοντας), ni Patroclidès n’a proposé leur retour (οὔτε Πατροκλείδης εἶπε κατιέναι), ni vous ne l’avez voté (οὔθ᾽ὑμεῖς ἐψηφίσασθε).69

L’importance de la trace écrite est ici mise en évidence, comme preuve indispensable des événements sous les Quatre-Cents : que ce soit les QuatreCents eux-mêmes, ou ceux qui les ont aidés, leurs noms sont consignés (ὅσα ὀνόματα [...] ἐγγέγραπται / ἄλλο τι […] γεγραμμένον). L’orateur recommande d’effacer ces noms, à l’exception des exilés de cette période. Le droit à l’oubli ne va pas jusqu’à ceux dont une stèle (πλὴν ὁπόσα ἐν στήλαις γέγραπται) rappellera à la cité entière leur exil, au sens large du terme : leur fuite, qui est mentionnée cette fois, non pas par le verbe φεύγω bien trop ambigu, mais par la périphrase « τῶν μὴ ἐνθάδε μεινάντων » et leur condamnation à l’exil que retranscrit le nom φυγή (τίς ἐστι φυγὴ […] κατεγνώσθη). L’orateur établit une nette distinction entre ces deux exils, bien que dans les faits, la proposition de l’orateur montre que ces deux types d’exils sont équivalents. Ils sont en effet mentionnés plus loin dans le texte par « τοὺς δὲ φεύγοντας ». Les condamnations prononcées sont « φυγὴ ἢ θάνατος » et le vote d’un retour semble être possible (οὔθ᾽ὑμεῖς ἐψηφίσασθε), mais n’a pas été envisagé. L’orateur souligne plus loin dans son discours, la volonté formelle du Conseil de faire table rase du passé, sauf en ce qui concerne les exilés, qui se trouve dans le Serment prêté par les membres du Conseil : « Et le Conseil, quand il rentre en fonction, quel est son serment ? "Et je n’admettrai ni indication, ni arrestation, à propos des faits antérieurs, si ce n’est contre les exilés (πλὴν τῶν φυγόντων)" ». Par ailleurs, comme le rappelle Lysias, dans le Contre Agoratos, le gouvernement oligarchique qui suit les Quatre-Cents, les Trente, est constitué d’anciens membres des Quatre-Cents : Mais voici une nouvelle preuve non moins forte qu’il n’est pas l’auteur du meurtre de Phrynichos, à cause duquel il dit avoir obtenu le titre d’Athénien. En effet, c’était Phrynichos qui avait établi les Quatre-Cents : dès qu’il fut mort, la plupart d’entre eux s’exilèrent (οἱ πολλοὶ τῶν 69

Ibid., 78-80.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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τετρακοσίων ἔφυγον). Mais pensez-vous que les Trente et le Conseil établi sous les Trente, tous tirés des Quatre-Cents qui s’étaient exilés (ἅπαντες τῶν τετρακοσίων τῶν φυγόντων), auraient laissé échapper le meurtrier de Phrynichos, s’ils avaient été les maîtres de son sort ? Pensez-vous qu’ils n’auraient pas vengé la mort de Phrynichos, et l’exil auquel ils s’étaient condamnés eux-mêmes (τῆς φυγῆς ἧς αὐτοὶ ἔφυγον) ? Oui, sans doute, ils se seraient vengés.70

L’exil des membres du gouvernement oligarchique est en tout point semblable à celui des tyrans pendant la période archaïque : il ne semble être qu’une formalité, d’autant plus qu’il est volontaire, et le pouvoir demeure partagé et disputé entre les mêmes élites. 2) Les Trente contre les exilés du Pirée

Sous le régime des Trente, l’orateur Lysias et son frère Polémarchos furent parmi les cibles des Trente, car ils faisaient partie des métèques d’Athènes, ce qui explique sans doute le ton particulièrement virulent de l’orateur contre les oligarques et contre les « faux exilés ». Tandis que Polémarchos est exécuté, Lysias réussit à s’échapper et à fuir à Mégare71. Le décret promulgué par les Trente impose un exil à ceux qui ne sont pas enrôlés dans le groupe des Trois Mille citoyens partisans de l’oligarchie, ce qui est décrié par Lysias72 et par Isocrate73. Ainsi que Xénophon le montre, les exils sont nombreux à cette période hors d’Athènes et pour remédier à cela, Sparte, sans doute à la demande des Trente, fait officiellement interdire aux autres cités grecques d’accueillir des exilés athéniens et ordonne de les faire livrer aux Trente, ainsi que le rappellent Lysias74 et Dinarque75. Cependant, toutes les cités n’obéissent pas, car Thèbes fournit à certains exilés athéniens, entre cinquante et cent76, et en grande partie non athéniens, une aide qui leur permettra par la suite de renverser l’oligarchie77. Thrasybule, souvent cité par les orateurs, se trouve parmi eux. Contrairement à ce que les orateurs aiment à montrer, tout le peuple athénien ne fut pas en exil et ne contribua pas, de fait, comme un seul homme, à renverser les Trente. Cette idée, pourtant participe beaucoup, à la fin de l’oligarchie, à

70 71

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Lysias, Contre Agoratos, 73-75. Lysias, Contre Erathostène, 6-7. Son exil est aussi mentionné dans le fragment du Contre Hippothèrses (Lysias, Discours, texte établi et traduit par L. GERNET et M. BIZOS, Paris : Les Belles Lettres, 1992, vol. 2, Fragment 1, l. 34-35). Lysias, Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 22. Isocrate, Aréopagitique, 67. Lysias, Contre Erathostène, 95. Dinarque, Contre Démosthène, 25. Ce nombre est proposé par A. WOLPERT, op. cit., 2002, p. 24. Lysias, Contre Erathostène, 96-97.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

réconcilier les foules78. L’image du peuple athénien tout entier tourné vers le rétablissement de la démocratie, à l’initiative des orateurs, se retourne finalement contre le peuple lui-même, puisque de nombreux discours, prononcés après la chute des Trente, cherchent à démêler les vrais des faux exilés. Après la chute des Trente et la victoire de Sparte sur les exilés du Pirée qui conduisit brièvement au retranchement à Éleusis des anciens oligarques, une amnistie impose, en 401, le retour des anciens oligarques à Athènes et la paix entre les citoyens79. Après cette date, Lysias mentionne encore la présence de quelques exilés qui sont sans doute d’anciens oligarques qui n’ont pas voulu rentrer à Athènes80. L’image du tyran est souvent perceptible dans ce corpus et rend nette l’opposition entre ce régime qui opère, si l’on en croit les orateurs, un retour en arrière et l’époque modérée de la démocratie. Ainsi qu’A. Wolpert l’a montré dans son ouvrage Remembering Defeat, dans ce corpus qui peut nous paraître excessivement important pour une si petite période, on trouve répétée la même idée manichéenne, et, finalement, peu de précisions historiques : Combien de citoyens ont rejoint les hommes du Pirée ? Quelles étaient leurs occupations ? Ont-ils reçu une aide substantielle de l’élite ou étaient-ils seulement composés d’hommes pauvres ? Les discours ne nous donnent aucune conclusion substantielle.81

Néanmoins, les grandes étapes de cette résistance dans l’exil peuvent être reconstituées avec plus de détails que chez les historiens. a) Les exilés se réfugient à Phylé puis au Pirée Les exilés d’Athènes prennent position à Phylé, une place forte naturelle au sud du Mont Parnasse82, premier lieu de regroupement, selon Lysias83. À Phylé, ce premier groupe est rejoint par un groupe de trois cent à cinq cents mercenaires réunis par Lysias lui-même84. Le nombre grossit rapidement 78

79 80 81

82 83 84

Voir A. WOLPERT, op. cit., 2002, p.75-136 ; sur le lieu commun du peuple en exil voir R. THOMAS, Oral Tradition and Written Record in Classical Athens, Cambridge, 1989, p. 132-54 ; p. 252-54. Lysias, Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 28 ; Andocide, Sur les Mystères, 81, 90. Lysias, Contre Érathostène, 35 ; Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 24. A. WOLPERT, op. cit., p. XIX : « How many citizens joined the men of Piraeus ? What were their occupations ? Did they receive substantial support from the elite or were they composed mainly of the poor ? The speeches do not give us any substantial clues ». J. OBER, Fortress Attica : Defense of The Athenian Land Frontier, 404-322 B. C., Leiden, 1985, p. 116, 145-47. On retrouve une mention de Phylé dans Lysias, Contre Agoratos, 62-64. P. KRENTZ, op. cit., 1982, p. 73 et n. 11.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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puisque des exilés arrivés après les mercenaires porteraient le nombre à sept cents. La résistance y est très active, ainsi que l’évoque Lysias85 (« Quand les exilés allèrent de Phylé au Pirée (ἐπειδὴ δὲ οἱ ἀπὸ Φυλῆς κατῆλθον εἰς τὸν Πειραιᾶ)86 ») dans le Contre Alcibiade 1 : Vous-mêmes, pendant votre exil (ὑμᾶς φεύγοντας), vous avez pris Phylé, coupé des arbres, monté à l’assaut des murs, et, loin de léguer par-là de l’opprobre à vos enfants, vous y avez gagné la considération de tous les hommes !87

Ce sont les actions au Pirée qui ont marqué les mémoires : Isocrate, dans le Contre Callimakhos, prend le retour des exilés du Pirée (« οἱ φεύγοντες ἐκ Πειραιέως88 ») comme repère temporel dans son discours89. Il est également appelé « δημόσιος90 », explicitement associé au peuple. De façon tout à fait manichéenne, une scission géographique s’opère entre Athènes, siège des oligarques et de ses partisans, et le Pirée, lieu de refuge du peuple, des partisans de la démocratie, en exil. Dans un autre discours, Archidamos, Isocrate insiste sur le caractère exceptionnel de cet exil de masse qui a touché Athènes : Il y a maintenant plus d’exilés qui sortent d’une seule ville (πλείους δὲ φεύγουσι νῦν ἐκ μιᾶς πόλεως), qu’il n’en sortait autrefois du Péloponnèse entier (ἐξ ἁπάσης τῆς Πελοποννήσου). Aussi nombreux que soient les maux que je viens d’énumérer, ceux que j’ai omis sont plus nombreux encore. Il n’est pas de malheur ou de calamité (ὅ τι τῶν δεινῶν ἢ χαλεπῶν) qui ne soient venus fondre sur ce pays.91

L’amplification du phénomène est certainement à rattacher à une volonté de l’orateur de sensibiliser l’auditoire au traumatisme de l’exil au Pirée, mais la comparaison permet de prendre la mesure du caractère tout à fait exceptionnel de ces exils sous les Trente. Isocrate, dans un autre discours, estime le nombre des exilés à plus de cinq mille92. De même, Lysias, dans le Contre Ératosthène : Vous qui faites partie des gens du Pirée (ὅσοι δ’ἐκ Πειραιῶς ἐστε), souvenez-vous qu’après avoir livré plusieurs combats chez l’étranger, vous fûtes dépouillés de vos armes, non par des ennemis, mais, au sein de la paix, 85 86 87 88 89 90 91 92

Lysias, Contre Érathosthène, 52 ; Contre Arogatos, 44. Lysias, Contre Philon, 7. Lysias, Contre Alcibiade 1, 33 Isocrate, Contre Callimakhos,7. Isocrate, Contre Callimakhos, 7 : « ἐπειδὴ κατῆλθον οἱ φεύγοντες ἐκ Πειραιέως ». Isocrate, Contre Callimakhos, 6. Isocrate, Archidamos, 68 Isocrate, Panégyrique, 67.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil par des compatriotes ; souvenez-vous que, chassés de la ville (ἐξεκηρύχθητε μὲν ἐκ τῆς πόλεως) que vous avaient laissée vos ancêtres, ils vous ont cherchés durant votre exil loin des cités (φεύγοντας δὲ ὑμᾶς ἐκ τῶν πόλεων ἐξῃτοῦντο).93

Dans cet extrait le verbe « ἐξεκηρύχθητε » qui mentionne le fait d’être chassé, bien plus que d’être exilé lors d’un procès, côtoie néanmoins le verbe plus régulier « φεύγοντας », qui devient l’attribut des exilés du Pirée. L’ensemble de l’auditoire est abusivement assimilé aux « gens du Pirée », toujours dans une logique d’exagération94. On peut voir dans la dernière affirmation une allusion à la tradition relatée par Aristote, dans la Constitution d’Athènes, qui veut que Solon ait ramené de toute la Grèce les exilés athéniens. Dans son Aréopagitique, Isocrate explique que les citoyens qui n’étaient pas sur la liste des 3000 établie par les Trente, ont été habilement contraints à l’exil, sans qu’aucun procès n’ait lieu : Certes, il serait injuste aussi de louer pour sa douceur et de mettre au-dessus de la démocratie le gouvernement de pareils hommes ; car, après s’être emparés de la cité par un décret (οἱ μὲν γὰρ ψηφίσματι παραλαβόντες τὴν πόλιν), ils ont fait mettre à mort sans jugement quinze cents citoyens (χιλίους τῶν πολιτῶν ἀκρίτους ἀπέκτειναν), et en ont forcé plus de cinq mille à se réfugier au Pirée (εἰς δὲ τὸν Πειραιᾶ φυγεῖν πλείους ἢ πεντακισχιλίους ἠνάγκασαν).95

Cet extrait montre une absence totale de modération dans les exils, et semble bien éloigné de la législation athénienne. Tout est fait, semble-t-il, pour rappeler la tradition tyrannique des exils de masse. La prise de pouvoir des Trente s’accompagne d’abord d’un semblant de légalité, puisqu’ils utilisent un décret (ψηφίσματι), pour ensuite tomber dans la tyrannie la plus excessive : les citoyens ne sont plus jugés de manière démocratique (ἀκρίτους) et les exils sont explicitement « forcés » (φυγεῖν [...] ἠνάγκασαν). On parle désormais des « gens du Pirée » : cette expression devient répandue chez les orateurs96. Dans le Contre Agoratos, il est encore fait mention de ces exils forcés, orchestrés en partie par Agoratos, un des Trente :

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Lysias, Contre Érathosthène, 95. A. WOLPERT, op. cit., p. 91-95 et en particulier p. 91, n. 28 pour une liste des occurrences de ce lieu commun. Isocrate, Aréopagitique, 67. On trouve même, dans les fragments de Lysias, cette seule mention : « Μόλπις ὁ τῶν ἐν Πειραιεῖ » (Lysias, Discours, texte établi et traduit par L. GERNET et M. BIZOS, Paris : Les Belles Lettres, 1992, Fragment 12, Contre le fils d’Hippocrate, 5).

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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Maintenant, Athéniens, il me faut vous apprendre quels sont les hommes dont vous a privés Agoratos : s’ils n’étaient pas si nombreux, je vous parlerais de chacun en particulier, mais je vais vous les présenter tous ensemble. Les uns, plusieurs fois stratèges à votre service, rendirent la République plus puissante lorsqu’ils remirent le commandement aux mains de leurs successeurs ; les autres avaient exercé de grandes charges, et commandé plusieurs vaisseaux, sans être jamais cités devant vous pour aucun procès honteux. Il y parmi eux des rescapés et des survivants, bien qu’Agoratos ait voulu leur mort et qu’ils aient été condamnés (οὓς οὗτος μὲν ἀπέκτεινεν ὁμοίως καὶ θάνατος αὐτῶν κατεγνώσθη), mais la fortune et la divinité les ont épargnés. Ils ont fui (φυγόντες) d’Athènes [n’ayant pas été arrêtés et n’ayant pas attendu leur jugement] ([οὐ συλληφθέντες δὲ οὐδὲ ὑπομείναντες τὴν κρίσιν]97). Rentrés de Phylé (κατελθόντες ἀπὸ Φυλῆς), ils sont honorés par vous comme de bons citoyens. Tels sont les hommes dont Agoratos a causé la mort ou l’exil (τοὺς δὲ φυγάδας ἐντεῦθεν ἐποίησε).98

Une précision est apportée par cet extrait concernant les exils forcés : des citoyens irréprochables sont arbitrairement condamnés à mort (θάνατος αὐτῶν κατεγνώσθη) mais ne sont pas arrêtés immédiatement (οὐ συλληφθέντες). Cette manœuvre, qui repose sur une loi établie qui laisse au condamné à mort la possibilité de s’exiler, pousse inévitablement à l’exil fuite (φυγόντες). Dans le Contre Ératosthène, on apprend que la relégation au Pirée s’est faite après de nombreuses errances : Animez-vous, généreux citoyens, comme dans les temps de votre exil (ὥσπερ ὅτ’ ἐφεύγετε), animez-vous contre les auteurs de vos maux ; représentez-vous tout ce que vous eûtes à souffrir de ces tyrans farouches. Ils arrêtaient les particuliers dans la place publique, ou les arrachaient des temples pour leur faire subir une mort violente, et d’autres qu’ils enlevaient à leurs parents, à leurs femmes, à leurs enfants, ils les forçaient à s’ôter la vie de leurs propres mains, ils allaient jusqu’à empêcher qu’on ne leur donnât la sépulture, bravant les dieux, et s’imaginant que leur puissance était à l’abri de la vengeance céleste. Ceux d’entre vous qui échappaient à la mort, ne rencontrant partout que des dangers, errant de ville en ville, chassés de tous les pays (ὅσοι δὲ τὸν θάνατον διέφυγον, πολλαχοῦ κινδυνεύσαντες καὶ εἰς πολλὰς πόλεις πλανηθέντες καὶ πανταχόθεν ἐκκηρυττόμενοι), réduits à la plus extrême indigence (ἐνδεεῖς ὄντες τῶν ἐπιτηδείων), contraints de laisser leurs enfants dans une terre étrangère ou dans une patrie ennemie, après mille infortunes, malgré mille obstacles, se sont enfin saisis du Pirée.99

97 98 99

Lysias, Contre Agoratos, Paris : Les Belles Lettres, 1992, tome 1 (établissement du texte : Louis GERNET et Marcel BIZOS). Lysias, Contre Agoratos, 62-64. Lysias, Plaidoyer contre Ératosthène, 95-97.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

De manière générale, une compassion est manifeste chez les orateurs pour ces exilés forcés. Lysias va jusqu’à dire que, dans de telles circonstances, on ne peut que leur pardonner leur trahison : « Ceux-ci ont en effet chassé (ἐξήλασαν) de nombreux citoyens (πολλοὺς μὲν τῶν πολιτῶν) vers nos ennemis (εἰς τοὺς πολεμίους)100 ». L’emploi du verbe « ἐξήλασαν » confirme l’idée que l’exil en masse n’a évidemment rien d’un procédé démocratique. Par conséquent, leur trahison ne peut leur être reprochée. b) La lutte des Dix contre les exilés du Pirée101 Les citoyens chassés sont l’objet de persécutions officielles menées par les Dix. Lysias, ainsi qu’on l’a vu, le rappelle à l’auditoire du Contre Ératosthène : « ils vous ont cherché durant votre exil loin des cités (φεύγοντας δὲ ὑμᾶς ἐκ τῶν πόλεων102 ἐξῃτοῦντο)103 ». Isocrate, dans son Panégyrique, en 380 av. J.-C., rappelle l’action des dix magistrats, qui ont été établis par les Trente104 afin de remettre de l’ordre dans le Pirée : Qui pourrait énumérer les exils (φυγάς), les séditions, les bouleversements de lois, les changements d’institutions dont ils se sont rendus coupables, les enfants qu’ils ont outragés, les femmes qu’ils ont déshonorées, les trésors qu’ils ont pillés ? Du moins nous est-il permis de dire, quant aux rigueurs qui ont pu être exercées sous notre gouvernement, qu’un décret aurait suffi pour en effacer la trace, tandis qu’il ne serait au pouvoir de personne de réparer les meurtres et les iniquités qui ont signalé leur domination. Non, la paix, la paix comme elle existe aujourd’hui, et cette indépendance inscrite dans les traités, mais sans réalité dans les institutions, ne peuvent être préférables à notre suprématie. Qui pourrait désirer une situation où les pirates sont les maîtres de la mer (καταποντισταὶ μὲν τὴν θάλατταν κατέχουσιν) ; où des soldats s’emparent des villes (πελτασταὶ δὲ τὰς πόλεις καταλαμβάνουσιν), où les citoyens, au lieu de combattre contre les étrangers pour la défense de leur patrie, combattent entre eux dans l’enceinte de leurs murailles ; où plus de villes sont réduites en esclavage qu’avant l’établissement de la paix ; où, par suite de la rapidité avec laquelle les révolutions se succèdent, ceux qui habitent leurs villes sont plus découragés que les citoyens qui sont condamnés à l’exil (τῶν ταῖς φυγαῖς ἐζημιωμένων), parce que les premiers redoutent l’avenir (οἱ μὲν γὰρ τὸ μέλλον δεδίασιν), tandis que les exilés espèrent toujours rentrer (οἱ δ’ἀεὶ κατιέναι προσδοκῶσιν).105

100 101 102 103 104 105

Ibid., 21. Voir A. WOLPERT, op.cit., p. 101-110. L’emploi du pluriel (ἐκ τῶν πόλεων) rappelle la malédiction des exilés chassés de ville en ville. Lysias, Plaidoyer contre Érathostène, 95. Isocrate, Panégyrique, 110. Isocrate, Panégyrique, 114-116.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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La comparaison est violente : les Dix sont assimilés à des pirates (καταποντισταί) ou des soldats (πελτασταί). L’expression « τῶν ταῖς φυγαῖς ἐζημιωμένων » suggère une véritable condamnation, contrairement à ce qui est dit dans le Contre Agoratos. Peut-être que la lucidité dont fait preuve le peuple lui permet-elle de comprendre que l’exil forcé auquel il est soumis, du fait de son propre choix, à défaut d’une condamnation à mort, est en fait l’équivalent d’une punition. La situation est présentée comme tellement désespérée que les exilés sont considérés comme les moins malheureux. On pressent déjà le statut tout à fait honorable qui sera accordé aux anciens exilés du Pirée, seuls défenseurs de la démocratie. Rester à Athènes signifie craindre l’avenir (τὸ μέλλον δεδίασιν) à plusieurs titres : être sous le coup d’une condamnation par les Trente, ou, le moment venu, être montré du doigt comme sympathisant de l’oligarchie. c) La victoire des exilés du Pirée et l’exil des Trente Les exilés du Pirée ne tardent pas, en effet, à s’organiser pour faire tomber les tyrans. Dans le Contre Alcibiade, l’orateur s’attire la bienveillance de son auditoire en mettant en lumière de quelles façons le peuple des Athéniens a su lutter contre la tyrannie : Alcibiade, a-t-il l’audace de dire, n’a rien fait de si grave en marchant contre sa patrie. Vous-mêmes, pendant votre exil (ὑμᾶς φεύγοντας), vous avez pris Phylé (Φυλὴν καταλαβεῖν), coupé des arbres, monté à l’assaut des murs, et, loin de léguer par-là de l’opprobre à vos enfants, vous y avez gagné la considération de tous les hommes ! Comme s’il n’y avait pas de différence à faire entre des exilés qui marchèrent contre leur pays avec l’étranger (ὡς τῶν αὐτῶν ὄντας ἀξίους ὅσοι φυγόντες μετὰ τῶν πολεμίων ἐπὶ τὴν χώραν ἐστράτευσαν), et ceux qui rentraient dans leur ville occupée par les Lacédémoniens (καὶ ὅσοι κατῄεσαν Λακεδαιμονίων ἐχόντων τὴν πόλιν) ! Il est clair pour tout le monde, je pense, que les premiers cherchaient à rentrer dans Athènes pour livrer aux Spartiates l’empire de la mer et devenir vos maîtres, au lieu que le peuple, revenu d’exil (τὸ δ᾽ ὑμέτερον πλῆθος κατελθόν), a chassé les ennemis (τοὺς μὲν πολεμίους ἐξήλασε) et affranchi ceux-là mêmes des citoyens qui acceptaient l’esclavage ; les actes des deux partis, auxquels il fait allusion, ne sont donc pas comparables.106

L’orateur valorise le caractère héroïque de la révolte du peuple exilé au Pirée pour confondre la traîtrise d’Alcibiade. Être exilé est un gage de foi en la démocratie, seulement lorsqu’il s’agit de l’exil au Pirée. Lysias, dans son Plaidoyer contre Eratosthène, rédigé en 403 av. J.-C., relate la façon dont les exilés du Pirée ont mis fin à la tyrannie des Trente :

106

Lysias, Contre Alcibiade 1, 33-34.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil Après que nous sommes allés au Pirée (εἰς τὸν Πειραιᾶ ἤλθομεν), que les dissensions se sont installées et qu’on parlait déjà de rapprocher les citoyens, nous avions, dans les deux camps, de grands espoirs de se réconcilier, ainsi que les deux partis l’ont montré. Ceux du Pirée (οἱ μὲν γὰρ ἐκ Πειραιῶς), vainqueurs, laissèrent donc aller les vaincus ; ceux qui étaient rentrés dans la ville (οἱ δὲ εἰς τὸ ἄστυ ἐλθόντες) chassèrent (ἐξέβαλον) les Trente, exceptés Phidon et Eratosthène, et choisirent pour chefs les plus grands ennemis de la tyrannie, pensant qu’ils pourraient avec la même égalité détester les tyrans et chérir les gens du Pirée (τοὺς ἐν Πειραιεῖ). Mais lorsque Phidon qui avait été un des Trente, Hippoclès, Epicharès, et d’autres qui passaient pour avoir été les plus contraires à Chariclès et à Critias et leur soutien, se furent de nouveau installés au pouvoir, ils créèrent une dissension (στάσιν) et une guerre (πόλεμον) encore plus grande contre les hommes du Pirée (ἐπὶ τοὺς ἐν Πειραιεῖ) que des hommes de la ville (τοῖς ἐξ ἄστεως). Ils montrèrent ainsi clairement que ce n’était ni pour les hommes du Pirée (ὑπὲρ τῶν ἐν Πειραιεῖ), ni pour ceux qui étaient injustement morts qu’ils étaient divisés (ἐστασίαζον), que ni les morts ni ceux qui devraient mourir ne les affectaient, mais plutôt les plus puissants et les plus riches. Le pouvoir et Athènes entre leurs mains, ils persécutaient aussi bien les Trente qui vous avaient accablés de maux que vous qui les aviez soufferts. Cependant, c’était une chose évidente pour tous, que si les Trente étaient justement exilés (εἰ μὲν ἐκεῖνοι δικαίως ἔφευγον), vous l’aviez été injustement (ὑμεῖς ἀδίκως), que si vous l’étiez justement (εἰ δ’ὑμεῖς δικαίως), les Trente ne l’étaient pas (οἱ τριάκοντα ἀδίκως), eux qui n’avaient été bannis que pour avoir opprimé les citoyens (οὐ γὰρ δὴ ἑτέρων ἔργων αἰτίαν λαβόντες ἐκ τῆς πόλεως ἐξέπεσον, ἀλλὰ τούτων).107

Le vocabulaire de l’exil des Trente est varié : « ἐξέβαλον » et « ἐξέπεσον », qui désignent davantage l’expulsion, côtoient « ἔφευγον ». Le rétablissement d’une justice concernant l’exil semble un enjeu primordial, ainsi que le souligne le parallélisme de construction répété entre « δικαίως » et « ἀδίκως ». La démocratie restaurée aurait ainsi à cœur d’agir en toute légalité, même lorsqu’il s’agit de punir les oligarques, afin de montrer qu’il ne s’agit pas de faire se succéder les oligarchies108. d) Les procès après les Trente : le privilège d’être exilé Les discours des orateurs attiques qui ont été prononcés après la chute des Trente permettent de mieux comprendre de quelles façons les Athéniens ont décidé de se souvenir de leur passé de façon sélective. Un phénomène unique dans la littérature a alors lieu : Une fois que la démocratie a été restaurée, des hommes ont déclaré en public qu’ils avaient été en exil avec le peuple, qu’ils avaient souffert des mêmes infortunes, ou qu’ils avaient été des spectateurs innocents. C’était 107 108

Lysias, Contre Ératosthène, 53-57. Voir A. WOLPERT, op. cit., p. 3 - 4.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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comme si les sympathisants de l’oligarchie avaient simplement disparu ou n’avaient jamais existé du tout.109

Il s’agit, dans bon nombre de procès, de déterminer qui fut un véritable exilé au Pirée, qui un opportuniste. La construction de bon nombre de démonstrations, en particulier chez Lysias, est binaire : le ton polémique des discours ne laisse en effet pas place à la nuance. Isocrate, dans le Contre Callimakhos, daté de 402 ou 401 av. J.-C., dénonce ainsi un de ces hommes qui, profitant du mouvement de foule sous la tyrannie des Trente, a cherché, alors que celle-ci touchait à sa fin, à se faire passer pour un des exilés du Pirée : Il resta et s’associa à ce régime jusqu’à ce jour où vous étiez sur le point de donner l’assaut ; alors il sortit d’Athènes (ἐξῆλθεν), non par haine du régime présent, mais par crainte des dangers futurs, comme il le montra bien plus tard. En effet, quand après la venue des Lacédémoniens, le peuple fut bloqué dans le Pirée (ὁ δῆμος ἐν τῷ Πειραιεῖ κατεκλείσθη), il s’enfuit de nouveau là-bas (πάλιν ἐκεῖθεν διαδράς) et alla vivre en Béotie (ἐν Βοιωτοῖς διῃτᾶτο). Aussi convient-il bien plus de l’inscrire parmi les déserteurs (μετὰ τῶν αὐτομόλων ἀναγεγράφθαι) que de le nommer un des bannis (πολὺ μᾶλλον ἢ τῶν φυγόντων ὀνομάζεσθαι).110

Dans le contexte des procès qui ont lieu après les Trente, être considéré comme un ancien exilé est – et c’est bien le seul cas que nous connaissions – un atout et une preuve de soutien à la démocratie. Les exilés du Pirée sont ainsi désignés par « ὁ δῆμος ». L’emploi du verbe φεύγω leur est d’ailleurs uniquement réservé et ne sert plus à qualifier la fuite des oligarques. Andocide illustre cette idée dans Sur les Mystères avec la formule : « ὁ δὲ δῆμος ἔφευγε »111. La fin de la tyrannie permet, comme l’écrit encore Isocrate, de distinguer les hommes de bien des mauvais, à travers le prisme de l’exil : Sous leur gouvernement, pendant un grand nombre d’années, notre démocratie n’a éprouvé ni secousse ni révolution ; tandis que, sous le gouvernement de ces hommes, elle a été deux fois détruite112 dans un court espace de temps, et que les exilés sous les tyrans et sous les Trente (καὶ τὰς φυγὰς τὰς ἐπὶ τῶν τυράννων καὶ τὰς ἐπὶ τῶν τριάκοντα γενομένας) ne sont pas rentrés grâce aux sycophantes (οὐ διὰ τοὺς συκοφάντας κατελθούσας), 109

110 111 112

A. WOLPERT, op.cit., p.115 : « Once the democracy was restored, speakers proclaimed in public that they had been with the demos in exile, had suffered the same misfortunes, or had been innocent bystanders. It was as if the oligarchic sympathizers had simply vanished or had not existed at all ». Isocrate, Contre Callimakhos, 49. Andocide, Sur les Mystères, 106. Pendant les régimes oligarchiques.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil mais grâce à ceux qui haïssent de tels hommes et possèdent la plus grande renommée à cause de leurs vertus.113

Les sycophantes sont présentés ici, de façon surprenante, comme des hommes qui auraient permis le retour de certains exilés sous les QuatreCents (τὰς ἐπὶ τῶν τυράννων) et sous les Trente (τὰς ἐπὶ τῶν τριάκοντα γενομένας), d’une façon, toutefois, peu glorieuse, semble-t-il. On les voit aussi bien intenter des procès où il en va de l’exil que permettre à des exilés d’être réhabilités. Les arguments de réhabilitation ne manquent pas à qui veut se justifier de son attitude sous les Trente : il s’agit, en somme, de prouver que l’on était à Phylé ou au Pirée. Comme l’écrit Lysias dans le Contre Agoratos, en 403 av. J. -C. : [Agoratos] se dispose à dire, selon ce que j’apprends, qu’il s’est rendu à Phylé (ἐπὶ Φυλήν τε ᾤχετο), et qu’il en est revenu avec les autres exilés (συγκατῆλφεν ἀπὸ Φυλῆς) et que c’est sa plus grande prouesse. Mais voici ce qui en est. Il est bien allé à Phylé. Pourtant, pourrait-il y avoir un homme plus scélérat ? Lui qui, sachant qu’il y avait à Phylé plusieurs de ceux dont il avait causé l’exil (τῶν ὑπὸ τούτου ἐκπεπτωκότων), osait se rendre où ils étaient ? Dès qu’ils l’aperçoivent, ils se saisissent de lui, et le conduisent, pour le faire mourir, dans le lieu où ils exécutaient les autres, tout voleur (λῃστήν) ou malfaiteur (κακοῦργον) qu’ils prenaient. Anytos, qui commandait à Phylé, leur dit qu’ils ne devaient pas agir de la sorte, arguant qu’ils n’étaient pas encore dans la situation de se venger de leurs ennemis, mais que pour le moment ils devaient rester tranquilles. Quand ils rentreraient (οἴκαδε κατέλθοιεν), alors ils pourraient punir les coupables.114

Le personnage d’Anytos, dans ce court passage, est l’antithèse d’Agoratos : il garde une éthique, lui, le chef des bannis d’Athènes, quand Agoratos cherche à se rendre sans scrupules au milieu de ceux qu’il a exilés. Cet épisode révèle qu’une organisation était bien installée à Phylé, davantage méritante que celle qui régnait à Athènes. Avec le phénomène des exils de masse, c’est la démocratie elle-même qui s’est déplacée à Phylé et au Pirée. Dans Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, un citoyen d’Athènes, sous la domination des Trente, était resté dans la ville avec un grand nombre d’autres et est accusé d’avoir travaillé à détruire la démocratie. Lysias appuie son argumentation sur l’opposition entre les exilés et ceux qui ont contraint des hommes à l’exil, bien que ce dernier ne fît pas partie des exilés politiques :

113 114

Isocrate, La Paix, 123. Lysias, Contre Agoratos, 77-78.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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Je pense, ô juges, qu’il est injuste que vous haïssiez ceux qui n’ont pas souffert pendant l’oligarchie : il faut que vous soyez en colère contre ceux qui ont nui au peuple. Il ne faut pas considérer comme des ennemis ceux qui ne furent pas exilés (οὐδὲ τοὺς μὴ φυγόντας ἐχθροὺς νομίζειν), mais ceux qui vous chassèrent de votre patrie (ἀλλὰ τοὺς ὑμᾶς ἐκβαλόντας), […] ni ceux qui restèrent dans la cité pour leur propre salut, mais ceux qui participèrent aux affaires avec le dessein de faire périr d’autres hommes.115

Cet argument ne sert qu’à déplacer le problème et pousser l’auditoire à s’interroger non sur la responsabilité de l’accusé mais sur celle des Trente. En revanche, Lysias sait qu’il risque l’exil et fait appel au ressenti de l’auditoire qui a lui-même subi l’exil : Il n’est pas juste de commettre les mêmes erreurs que celles que vous avez vues commises par ceux qui se trompaient (ἐκείνους ἑωρᾶτε ἐξαμαρτάνοντας), et ne pensez pas que les injustices que vous avez endurées (ἃ πάσχοντες ἄδικα ἐνομίζετε πάσχειν) seraient justes (δίκαια ἡγεῖσθαι) si vous les infligiez à d’autres. Ayez à notre sujet pour notre retour (κατελθόντες), les mêmes sentiments que vous aviez pour vous-mêmes dans votre exil (ἥνπερ φεύγοντες περὶ ὑμῶν αὐτῶν). De là, vous créerez la plus grande union, la cité deviendra plus grande et vous voterez contre vos ennemis les décisions les plus funestes.116

L’exil est assimilé à une injustice commise à outrance par les Trente (« ἐκείνους ἑωρᾶτε ἐξαμαρτάνοντας ») et est presque associé à un traumatisme collectif. L’expression « ἃ πάσχοντες ἄδικα ἐνομίζετε πάσχειν » met en avant la dérivation verbale autour du verbe « πάσχειν » et présente l’exil comme une punition associée à de la souffrance psychologique et physique : Vous devez vous souvenir, juges, de ce qui s’est passé sous les Trente pour que les fautes de vos tyrans vous rendent plus sages pour vos propres affaires. Quand vous avez appris que ceux de la ville (τοὺς ἐν ἄστει) étaient du même avis, vous n’aviez que de faibles espérances de retour, convaincus que notre union était pour votre exil (τῇ ὑμετέρᾳ φυγῇ) ce qu’il y avait de plus nuisible. Mais, quand vous avez appris que trois mille citoyens s’étaient détachés suite à des dissensions, que plusieurs avaient été chassés d’Athènes (τοὺς ἄλλους δὲ πολίτας ἐκ τοῦ ἄστεως ἐκκεκηρυγμένους), que les Trente n’étaient plus du même avis, que ceux qui avaient peur pour vous étaient plus nombreux que ceux qui vous combattaient, alors vous vous attendiez à revenir, et à tirer bientôt vengeance de vos ennemis (κατιέναι). En effet, vous avez demandé aux dieux que ces hommes fissent ce que vous leur montriez, depuis que vous pensiez être sauvés grâce à la vilenie des

115 116

Lysias, Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 18. Ibid., 20.

122

Première partie : Contextualisation des causes de l’exil Trente plutôt que grâce à la force des exilés (διὰ τὴν τῶν φευγόντων δύναμιν κατιέναι).117

Lysias évoque un faible espoir de retour (μικρὰς ἐλπίδας […] τῆς καθόδου) et un soutien inefficace de la minorité qui n’était pas exilée. Même après la chute des Trente, l’orateur prétend qu’on ne peut parler pour autant d’une union des exilés (τὴν τῶν φευγόντων δύναμιν). Les dissensions seraient en fait plus nombreuses qu’il n’y paraît : Le passé doit donc vous servir de leçon pour l’avenir, et ceux-là doivent être mis au nombre des plus zélés partisans du peuple, qui, jaloux de voir tous les citoyens parfaitement unis, sont fidèles au traité de réconciliation, parce qu’ils pensent que c’est le moyen le plus sûr de conserver la cité et de se venger pleinement de leurs ennemis. Quoi de pire pour eux que d’apprendre que nous participons tous au gouvernement, et de se rendre compte que nous sommes disposés les uns envers les autres comme si nous n’avions aucun sujet de plainte réciproque. Il faut savoir que les exilés (οἱ φεύγοντες) n’ont rien plus à cœur que de voir décrié et diffamé un grand nombre de citoyens, dans l’espoir de trouver des alliés dans les hommes que vous avez opprimés. Ils souhaitent que les sycophantes puissent être considérés auprès de vous et puissants dans votre cité, car ils pensent que leur vilénie pourrait être leur salut.118

L’orateur insiste sur le fait que ce traumatisme de l’exil peut influencer les décisions concernant les procès après la chute des Trente. Il invite l’auditoire à prendre conscience de ce qui est devenu un motif de grief des uns contre les autres. Il prend ainsi appui sur ce qui se passa « après les Quatre-Cents » : Ils vous persuadaient de condamner à mort une foule de citoyens sans jugement (ἀκρίτων θάνατον καταψηφίσασθαι), de confisquer les biens de nombre d’entre eux, et de chasser et de priver de leurs droits les citoyens (τοὺς δ´ ἐξελάσαι καὶ ἀτιμῶσαι τῶν πολιτῶν). Ils étaient tels qu’à prix d’or ils faisaient absoudre les plus coupables, et que traînant devant les juges les plus innocents, ils les faisaient périr. Ils ne cessèrent pas avant d’avoir amené la cité à des dissensions et aux plus grands malheurs, tandis qu’euxmêmes se trouvèrent tout à coup dans l’opulence. Vous, au contraire, telles étaient vos dispositions, que vous avez accueilli les exilés (τοὺς μὲν φεύγοντας κατεδέξασθε), rendu leurs droits à ceux qui étaient frappés d’atimie (τοὺς δ᾽ἀτίμους ἐπιτίμους ἐποιήσατε), et conclu avec les autres un traité d’union scellé du serment.119

117 118 119

Ibid., 21-22. Ibid., 23-24. Ibid., 26-27.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

123

L’exil (ἐξελάσαι) sous les Trente s’accompagne de nombreux avilissements : la confiscation de ses biens (πολλῶν δὲ ἀδίκως δημεῦσαι τὰς οὐσίας) et la perte des droits politiques (καὶ ἀτιμῶσαι τῶν πολιτῶν). L’utilisation des particules « μέν…δέ » dans la première phrase montre que l’exil et ce qui en découle est une alternative à la condamnation à mort. Toujours dans la perspective de n’être ni condamné à mort ni exilé, l’orateur met en avant le fait que l’auditoire a eu à cœur de réparer les traumatismes causés par l’exil – et ne s’est pas contenté de rappeler les exilés – puisqu’il a accueilli ces derniers (κατεδέξασθε) et rétabli les droits politiques (τοὺς δ´ἀτίμους ἐπιτίμους ἐποιήσατε). Après ce qu’ont fait les Trente de l’exil, semble-t-il dire, il n’est plus possible d’exiler à nouveau. Dans le Contre Nicomaque, l’argument de l’exil, aussi percutant soit-il dans ce contexte de la tyrannie des Trente, ne doit pas être utilisé à tout propos. Lysias semble prévenir l’utilisation que pourrait en faire Nicomaque : Je n’aurais pas parlé de cela, si je n’avais pas senti que Nicomaque tâcherait de se faire absoudre contre toute justice, en se présentant comme démocrate (ὡς δημοτικὸν ὄντα), et en cherchant à prouver son attachement au peuple par le fait qu’il a été en exil (ἔφυγεν). Mais moi je pourrais en citer d’autres parmi ceux qui contribuèrent à détruire le pouvoir démocratique et qui ont été tués ou en exil (τοὺς δὲ φυγόντας), sans avoir été admis à l’administration des affaires. On ne doit donc pas tenir compte de son affirmation. C’est bien lui qui a contribué à votre exil (ὑμᾶς φυγεῖν), mais c’est vous tous ensemble qui êtes à l’origine de son retour (κατελθεῖν). De plus, il serait terrible de reconnaître le mal qu’il a enduré contre sa volonté, mais qu’on ne retienne aucune charge contre ce qu’il a fait volontairement.120

Cette idée est à nouveau exploitée par Lysias, dans le Contre Philon. Philon était membre du Conseil. On lui reproche d’avoir fui Athènes au moment de la tyrannie des Trente, alors qu’il était en son pouvoir de tenter de défendre la démocratie. L’orateur veut démontrer que Philon a fait plus grand cas de sa propre sécurité que du péril commun à la cité (τὸν κοινὸν τῆς πόλεως κίνδυνον) et estimait meilleur de vivre à l’abri du danger (ἀκινδύνως τὸν βίον διάγειν) plutôt que de sauver sa patrie en s’exposant aux dangers comme tous les autres citoyens. Cet homme, ô Conseil, quand le malheur touchait la cité – malheur que je ne rappelle que par nécessité – a été proclamé banni de la ville (ἐκκεκηρυγμένος ἐκ τοῦ ἄστεως) par les Trente, avec une foule de citoyens (μετὰ τοῦ ἄλλου πλήθους τῶν πολιτῶν), et s’établit pour un temps dans la campagne. Mais lorsque les gens de Phylé rentrèrent au Pirée, et que des 120

Lysias, Contre Nicomaque, 15-16.

124

Première partie : Contextualisation des causes de l’exil gens qui venaient non seulement des campagnes mais aussi d’au-delà des frontières pour se rassembler dans la ville ou dans le Pirée, et que chacun, autant qu’il le pouvait, s’efforçait de sauver la patrie, Philon fit l’inverse de tous les autres. Rassemblant ses effets, il partit s’établir à l’étranger (εἰς τὴν ὑπερορίαν) pour s’installer en tant que métèque à Oropos, où il payait le tribut et vivait sous la protection d’un des habitants, aimant mieux être étranger ailleurs que citoyen avec nous (βουληθεὶς παρ’ἐκείνοις μετοικεῖν μᾶλλον ἢ μεθ’ἡμῶν πολίτης εἶναι). Quand il vit que les gens de Phylé réussissaient dans leurs entreprises, il ne voulut même pas prendre part à cette réussite, mais il ne le voulut que quand tout fut terminé, plutôt que de rentrer avec eux pour les seconder dans ce qui pouvait être utile à la cité.121

Comme dans le discours précédent, Philon est accusé d’avoir profité des exils de masse pour défendre son intérêt personnel. Il a été chassé lui aussi par les Trente (ἐκκεκηρυγμένος ἐκ τοῦ ἄστεως ὑπὸ τῶν τριάκοντα μετὰ τοῦ ἄλλου πλήθους τῶν πολιτῶν), plus précisément proclamé banni. Son retour est envisagé comme un acte volontaire et ne semble pas faire partie des rappels de bannis (ἐπὶ κατειργασμένοις μᾶλλον ἐλθεῖν βουλόμενος). Ce discours est l’occasion du rappel d’une loi qui punit ceux qui abandonnent la ville en cas de danger : Je suppose que si un homme quittait son poste quand la cité n’est pas en danger mais quand c’est elle qui met en danger d’autres personnes, une loi aurait été faite pour condamner cela comme une faute grave. Mais si quelqu’un abandonnait la cité quand elle est attaquée, nous n’aurions aucune loi contre cela ! Nous en aurions certainement, si tant est qu’on ait pensé qu’un citoyen aurait été capable de commettre un tel crime.122

Un problème déontologique se pose : comment différencier un bon d’un mauvais exilé ? Comment enrayer les procès des sycophantes et le retour anarchique des exilés ? Chez Démosthène, dans le Contre Timocrate, la problématique est également présente. L’attaque contre Timocrate est à ce sujet très violente : Pour moi il mérite le pire des châtiments, non seulement pour avoir proposé cette loi, mais pour avoir indiqué à tout le monde une façon de détruire les tribunaux, de rappeler les exilés (καὶ περὶ τῶν φευγόντων καθόδου), et d’amener les pires atrocités. Si l’auteur de cette loi continue son chemin sans avoir de problèmes, qu’est-ce qui peut empêcher, juges, un autre homme de venir renverser les fondements les plus sûrs par une nouvelle loi ?123

121 122 123

Lysias, Contre Philon, 7-9. Ibid., 28. Démosthène, Contre Timocrate, 153.

Chapitre 3 : L’exil pendant les régimes oligarchiques

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Dans cette période, les exils imposés par les régimes oligarchiques demeurent modérés, même si les auteurs tendent à les comparer aux exils des régimes tyranniques, en adoptant une présentation binaire des événements et des acteurs de cette période. Les exils de masse apparaissent avant tout volontaires, surtout pendant la deuxième oligarchie, où Xénophon montre que le nombre ne cesse de grossir au fur et à mesure que la résistance au Pirée dure. Le vocabulaire de l’exil devient manichéen et finalement peu varié par rapport à la taille du corpus qui concerne cette période. Des généralisations sont faites concernant les exilés et le but, semble-t-il, est de savoir dans quelle catégorie on se range : ceux du Pirée, c’est à dire le dèmos en entier, ou ceux de la ville, les oligarques. La place n’est pas à la nuance ou au cas particulier, ou alors si cas particulier il y a, ce sera toujours pour montrer qu’il y a eu usurpation du titre d’exilé. L’objectif est bien, ainsi qu’A. Wolpert l’a démontré124, de réconcilier a posteriori le peuple athénien autour de grands idéaux, au mépris de la vraisemblance historique.

124

Op. cit.

CHAPITRE 4 CHOISIR L’EXIL

La particularité de l’exil – dans la langue française comme dans la langue grecque – est de n’être pas seulement une sanction, mais aussi un choix. Le sort de fugitif n’est pas enviable, mais il laisse à la victime l’initiative de la fuite et la possibilité d’échapper ainsi au malheur qui la poursuit. Le sort d’exilé est beaucoup plus désespérant, car il résulte d’une sentence prise par autrui et ne connaît pas généralement d’issue heureuse.1

Les personnages historiques et littéraires qui choisissent l’exil ne sont jamais anodins mais incarnent toujours, de façon explicite ou non, une opposition contre un ordre tyrannique, même s’il s’agit de la démocratie. C’est aussi une particularité du système judiciaire athénien qui permet de fuir avant un procès, et dans les faits, il est même possible de fuir après que le jugement a été prononcé. C’est une façon de se soustraire à une sanction bien pire. Mais même dans ces cas-là, il n’est pas particulièrement honorable de partir plutôt que d’affronter sa sanction. C’est à partir de cette possibilité offerte à Socrate avant de boire la ciguë que Platon discute, dans deux œuvres différentes, de l’exil comme acte philosophique. I. FUIR LES MALHEURS DE LA VIE Avant d’être ce que Platon en fait, en théorie, un acte philosophique, la fuite est avant tout, dès Homère, motivée par la peur. Choisir de fuir permet d’échapper aux divers malheurs de l’existence : la persécution, la vengeance, un mariage indésirable, une ville où l’on n’est plus le bienvenu. 1) Chez Homère

Chez Homère, c’est presque toujours un meurtre qui motive une fuite. Un seul cas marginal d’exil existe où le meurtre n’entre pas dans ces exils volontaires. L’exil n’a même pas lieu mais est simplement envisagé et fait penser aux luttes entre élites caractéristiques de l’époque archaïque2. En 1 2

A. BERNAND, La carte du tragique, la géographie dans la tragédie grecque, Paris, Editions du CNRS, 1985, p. 330. Homère, Odyssée, XX, 217-23. Ce cas est similaire à un autre (Odyssée, XVI, 376-82), où les prétendants redoutent d’être exilés au retour d’Ulysse.

128

Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

dehors de ce cas, c’est la vengeance du meurtre qu’on fuit, et ce meurtre est souvent celui d’un proche. Ainsi, l’un, Médon, était un bâtard du divin Oïlée et le frère d’Ajax. Il résidait à Phylaké, loin de sa terre paternelle (γαίης ἄπο πατρίδος), car il avait tué làbas un frère de sa marâtre (ἄνδρα κατακτὰς / γνωτὸν μητρυιῆς) Eriopis, la femme d’Oïlée.3

On observe également le cas d’Épigée qui régna autrefois dans Boudéion, la grande ville ; mais ayant fait périr au combat (ἐσθλὸν ἀνεψιὸν ἐξεναρίξας) un cousin valeureux, il vint en suppliant vers Pélée et Thétis aux pieds d’argent, qui l’envoyèrent aux côtés du foudroyant Achille, vers la riche Ilion pour y combattre les Troyens.4

On trouve encore un certain Tlépolème coupable du meurtre de son oncle et « en hâte, il équipa des nefs, se donna une armée et s’enfuit vers la haute mer (βῆ φεύγων ἐπὶ πόντον) sous les cris menaçants des autres fils et petitsfils du puissant Héraclès5 ». Lors d’une discussion avec Télémaque, un certain Théoclymène confesse encore un parcours semblable : Moi aussi, j’ai quitté ma terre (καὶ ἐγὼν ἐκ πατρίδος), ayant tué un homme de ma famille (ἄνδρα κατακτὰς / ἔμφυλον). Il y avait dans le riche pays d’Argos beaucoup de frères et d’alliés qui régnaient en seigneurs. Je fuis pour éviter la mort et la noire Parque (τῶν ὑπαλευάμενος θάνατον καὶ κῆρα μέλαιναν / φεύγω) : mon sort est désormais d’errer parmi les hommes (μοι αἶσα κατ᾽ ἀνθρώπους ἀλάλησθαι). Laisse-moi monter sur ton bateau, toi que j’implore en exilé (σε φυγὼν ἱκέτευσα) pour qu’on ne me tue pas (μή με κατακτείνωσι) !6

Le meurtre du frère d’une marâtre, d’un cousin ou d’un parent semble équivalent au fait de vouloir tuer un parent, dans un autre extrait de l’Iliade, où Phénix « le vieux meneur de chars » prend la parole : Je fuyais les reproches de mon père (φεύγων νείκεα πατρός) Amyntor, fils d’Orménos. Il m’en voulait à cause d’une fille aux beaux cheveux : il l’aimait et dédaignait son épouse, ma mère. Celle-ci me suppliait sans cesse, à genoux, de l’étreindre avant lui, pour la dégoûter de ce vieux. Je finis par céder. Mais mon père l’apprit aussitôt, me maudit, et invoqua le courroux des Érinyes (στυγερὰς δ᾽ἐπεκέκλετ᾽ Ἐρινῦς) en leur demandant de ne 3 4 5 6

Homère, Iliade, XIII, 694-697. Ibid., XVI, v.572-576. Ibid., II, v. 664-667. Homère, Odyssée, XV, 272-278.

Chapitre 4 : Choisir l’exil

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jamais asseoir sur ses genoux un enfant né de moi. Et c’est ce que lui accordèrent Zeus, le maître des Enfers et la terrible Perséphone. Je méditai alors de le frapper du bronze aigu. Mais il n’y avait plus du tout dans mon cœur le désir de me voir opposé à Mégare pour m’être courroucé contre mon père [...]7. Puis je m’enfuis bien loin à travers la vaste Grèce (φεῦγον).8

On trouve également le simple fait d’avoir tué un homme : Un étranger survint, fuyant Argos où il avait tué un homme (φεύγων ἐξ Ἄργεος ἄνδρα κατακτάς). C’était un devin de la race de ce Mélampous qui habita jadis Pylos, la mère des troupeaux, où il vivait très riche en un palais des plus superbes. Il se rendit dans un pays étranger (ἄλλων δῆμον ἀφίκετο) fuyant tout à la fois sa patrie et Nélée au grand cœur (πατρίδα φεύγων / Νηλέα τε μεγάθυμον), le plus généreux des humains, qui gardait de force depuis une année entière la plupart de ses biens ; pendant ce temps, il est retenu dans de terribles chaînes, dans le palais de Phylacos, il souffrait mille maux, dus à la fille de Nélée et au lourd égarement (εἵνεκα Νηλῆος κούρης ἄτης τε βαρείης) dont avait frappé son cœur la terrible Érinys. Mais fuyant la Parque (ἔκφυγε κῆρα), il mena les bœufs mugissants de Phylaké jusqu’à Pylos, où il punit Nélée de son méfait. Puis, quand il eut amené une épouse au foyer de son frère, il se rendit dans un pays étranger (ὁ δ᾽ἄλλων ἵκετο δῆμον) et s’en fut dans la riche Argos où le sort lui permit de s’établir et de régner sur de nombreux Argiens.9

La proximité de l’expression de la fuite ou de l’éloignement avec celle du meurtre – les deux dans le même vers10 – établit un lien de cause à effet. Ainsi qu’on l’a vu, le meurtre est un motif récurrent de l’exil. Mais d’autres contraintes sont parfois exprimées : la volonté de fuir la mort dans son incarnation divine, sous le nom de κῆρ11, et également de manière concrète12. Le verbe φεύγω est exclusivement employé et convient à l’expression de l’état d’exilé13 ainsi qu’à l’expression de ce que l’on fuit : dans certains cas la mort, mais également sa patrie, un homme14 ou des reproches15. Peut-on parler de choix pour ces exils homériques ? Bien que l’on observe que le sujet « en fuite » n’est pas sous le joug d’une imprécation collective, sa fuite 7 8 9 10

11 12 13 14 15

Homère, Iliade, IX, 448-459. Ibid., IX, 448-478. Homère, Odyssée, XV, 223-240. Homère, Iliade, XIII, v. 696 : « γαίης ἄπο πατρίδος ἄνδρα κατακτάς » ; Odyssée, XV, 272 : « ἐγὼν ἐκ πατρίδος ἄνδρα κατακτάς » ; ibid., XV, 223 : « φεύγων ἐξ Ἄργεος ἄνδρα κατακτάς ». Homère, Odyssée, XV, 275-276 : « ὑπαλευάμενος [...]κῆρα μέλαιναν / φεύγω » ; ibid., XV, 235: « ἔκφυγε κῆρα ». Ibid., XV, 275-276 : « ὑπαλευάμενος θάνατον […] / φεύγω » ; Odyssée, XV, 278 : « μή με κατακτείνωσι ». Ibid., XV, 277: « φυγών ». Ibid., XV, 228-229 : « πατρίδα φεύγων/ Νηλέα τε μεγάθυμον ». Homère, Iliade, IX, 448: « φεύγων νείκεα πατρός ».

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

semble être par défaut, par peur d’une sanction, la mort, qui relève de la vengeance animée par la colère16. Les divinités mythologiques, Parque et Érinyes, ainsi que l’allégorie de l’égarement semblent être, davantage que les humains, des motifs aux malheurs, aux crimes et à la fuite. Ce même motif est, par ailleurs, utilisé par Euripide, dans Iphigénie en Tauride, à propos d’Oreste, qui impute l’origine de son exil aux Érinyes. Iphigénie demande si Ménélas l’a chassé, Oreste répond : « Non, mais la peur que m’inspire les Érinyes me chasse de ma terre (Ἐρινύων δεῖμά μ᾽ ἐκβάλλει χθονός)17 ». L’influence homérique de cet archaïsme est ici sensible. Chez Homère, les motifs varient donc peu car il est essentiellement question de la culpabilité du meurtre. 2) Chez Eschyle : fuir le mariage

Chez Eschyle, un motif tout à fait différent est développé dans les Suppliantes : celui de la fuite motivée par la peur du mariage. Les premières paroles des Suppliantes sur scène présentent aux spectateurs cette situation connue d’eux : les jeunes filles sont en fuite, elles sont arrivées sur une nouvelle terre et pleurent sur leur sort malheureux : Ζεὺς μὲν Ἀφίκτωρ ἐπίδοι προφρόνως στόλον ἡμέτερον νάïον ἀρθέντ᾽ ἀπὸ προστομίων λεπτοψαμάθων Νείλου· Δίαν δὲ λιποῦσαι χθόνα σύγχορτον Συρίᾳ φεύγομεν18, οὔτιν᾽ἐφ’αἵματι δημηλασίαν ψήφῳ πόλεως γνωσθεῖσαι ἀλλ᾽αὐτογενῆ φυξανορίαν, γάμον Αἰγύπτου παίδων ἀσεβῆ τ᾽ ὀνοταζόμεναι 19· […] φεύγειν ἀνέδην διὰ κῦμ᾽ἅλιον, κέλσαι δ᾽Ἄργους γαῖαν20, ὅθεν δὴ 16

17 18

19 20

On trouve dans l’Iliade, IX, 632-36, l’idée qu’une compensation doit être donnée à la famille, après le meurtre d’un frère ou d’un fils, afin que le meurtrier puisse rester dans son pays sans encourir de vengeance. Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 931. P. SANDIN (Aeschylus’Supplies, Introduction and Commentary on vv. 1-523, Göteborg, 2003, ad. loc.) suggère l’idée que les Danaïdes précisent qu’elles ne sont pas des suppliantes au sens homérique du terme, c’est-à-dire qui cherchent une purification pour avoir commis un meurtre, pour accentuer le fait qu’elles sont volontairement en fuite. Eschyle, Les Suppliantes, v. 1-10. Il semblerait que la « terre d’Argos » à cette époque désigne « la terre grecque » en général. Par ailleurs, Eschyle fait aussi d’Argos le siège du pouvoir d’Agamemnon. Enfin, étant donné les rapports non conflictuels existant entre Athènes et Argos, il semblerait que « Ἀργεῖοι » représente les Grecs dans leur ensemble.

Chapitre 4 : Choisir l’exil

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γένος ἡμέτερον τῆς οἰστροδόνου βοὸς ἐξ ἐπαφῆς κἀξ ἐπιπνοίας Διὸς εὐχόμενον τετέλεσται21. Que Zeus Suppliant jette un regard bienveillant sur notre expédition navale partie des embouchures de sable fin du Nil ! Après avoir quitté la terre de Zeus voisine de la Syrie, nous fuyons, non pas du fait d’un bannissement, sous motif de sang versé, décidé contre nous par le vote d’un peuple, mais c’est par haine pour les hommes de notre même famille que nous nous opposons à un mariage impie et à la folie des enfants d’Égyptos […]. Fuir sans contrainte à travers le flot de la mer et débarquer sur la terre d’Argos, d’où notre famille bienheureuse est née de la génisse tournoyante au vol du taon sous le toucher et le souffle de Zeus.

Le verbe de la fuite et de l’exil, conjugué ici à la première personne du pluriel au présent de l’indicatif actif, φεύγομεν, est en construction absolue. Le temps et le mode inscrivent ce verbe dans un processus discursif : il s’agit de la deuxième précision que les Suppliantes apportent sur leur situation. Les jeunes femmes précisent qu’elles n’ont commis aucun crime de sang, rappelant ainsi que ceci est un motif d’exil, organisé par le vote de la ville lésée (« ψήφῳ πόλεως »). À cette modalité politique, la plus courante, s’oppose, par la conjonction de coordination22, l’exil volontaire. L’exil des Danaïdes a pour motivation le refus du mariage avec leurs cousins égyptiens23. Quelles que soient les raisons24 qui puissent pousser les Danaïdes à refuser de les épouser, il semblerait que l’origine de ce refus soit ramenée à un principe que la terre égyptienne a en partage : la fécondité. C’est en refusant d’accepter cette prérogative féminine, en s’exilant de leur identité de femmes que les Danaïdes sont contraintes de s’exiler du pays qui incarne cette même prérogative. L’origine même de l’exil des Danaïdes réside dans le refus de se marier. L’exil semble avoir été voté par les jeunes filles, de la même façon qu’il aurait pu être voté par la cité contre elles. Les Danaïdes considèrent de façon négative le mariage avec les fils d’Égyptos, car elles veulent « ἄγαμον ἀδάματον ἐκφυγεῖν (fuir loin du mariage, loin du joug)25 ». Cette situation d’exil originale semble correspondre à une volonté de demeurer dans la sauvagerie féminine, traditionnellement opposée au 21 22 23 24

25

Ibid., v. 14-19. Ibid., v. 9 « ἀλλ’[ά] ». Cf. Ibid., v. 9-11. Alors que rien n’est explicite dans le texte (la seule explication se situe v. 9-11), beaucoup d’hypothèses ont été formulées : refus de l’inceste, refus d’une passation de pouvoir aux fils d’Egyptos, refus de l’institution que représente le mariage. Eschyle, Les Suppliantes, v. 143.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

mariage. On observe une autre caractéristique du refus de la soumission des jeunes femmes aux pouvoirs des hommes et de la fécondité : elles ont les cheveux dénoués. Or, lorsqu’une femme se marie et accepte d’être la « terre fertile » d’un homme, on lui rase la tête pour inscrire en elle une marque de domestication26 et de mise en esclavage. C’est bien à cette domestication que veut faire allusion le héraut des Égyptiens lorsqu’il cherche à raisonner les jeunes filles : σοῦσθε σοῦσθ᾽ἐπὶ βᾶριν ὅπως ποδῶν. οὐκοῦν οὐκοῦν τιλμοὶ τιλμοὶ και στιγμοί, πολυαίμων φόνιος ἀποκοπὰ κρατός27 ; En route, en route vers la galiote, autant que le peuvent vos jambes ! Sinon, sinon, arrachés, vos cheveux seront arrachés, vous serez marquées au fer, vos têtes seront tranchées et déverseront des flots de sang.

La menace se fait dans un cadre de punition et dans ce qui ressemble à un accès de colère, les « τιλμοί » (action d’arracher les cheveux) sont répétés deux fois. La marque au fer est une autre marque de domestication à laquelle les jeunes filles veulent se soustraire. Ce cas de fuite par peur du mariage est tout à fait unique et propre au thème des Suppliantes d’Eschyle. La peur y est marquée par les menaces de violence souvent répétées. Il s’agit, encore une fois, d’une fuite par défaut. 3) Chez Euripide : formalisation de l’exil volontaire

Chez Euripide, la volonté de fuir, bien que toujours motivée par des raisons tout aussi valables que celles que l’on vient de voir, est bien plus évidente et apparaît presque comme un motif qui se suffit à lui-même. On n’en trouve pas moins le motif archaïque de la peur de la vengeance ou de la mort elle-même. Ainsi, dans Iphigénie en Tauride, les divinités vengeresses sont, comme chez Homère, des persécutrices d’Oreste et d’Électre : Puisque tu m’as fait venger le sang de mon père, en tuant ma mère (μητέρα κατακτάς) et que nous avons fui devant les poursuites successives des Érinyes (διαδοχαῖς δ᾽Ἐρινύων / ἠλαυνόμεσθα) en exilés chassés de notre terre (φυγάδες ἔξεδροι χθονός).28

Dans les Héraclides, il est encore question de fuir une menace de mort : 26 27 28

J.-P.VERNANT, La Mort dans les yeux, Paris : Hachette, 1998, p. 42-46. Cette pratique a lieu seulement à Sparte. Ibid., ν. 836- 840. Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 79-81.

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D’abord, Eurysthée a voulu nous tuer, mais nous nous sommes échappés (ἐξέδραμεν). Notre patrie est perdue (πόλις μὲν οἴχεται), mais notre vie est sauve. Nous fuyons en errant, chassés d’une ville à l’autre (φεύγομεν δ᾽ ἀλώμενοι/ ἄλλην ἀπ᾽ ἄλλης ἐξορισθέντες πόλιν).29

Une autre héroïne, Médée, avant d’être bannie par Créon, a quitté volontairement sa terre natale. Médée, la pièce d’Euripide s’ouvre sur un prologue nous présentant une Médée gémissante, refusant de manger, pleurant son malheur d’avoir été répudiée. À sa douleur et ses injures est associée l’évocation de sa fuite volontaire vers la Grèce, mais seulement par le chœur30. Dans le premier épisode, Médée évoque le fait d’être « seule, sans cité (ἄπολις), bonne à être insultée par un mari qui l’a conquise en pays étranger (ἐκ γῆς βαρβάρου λελῃσμένη)31 », ce qui précède de peu l’annonce de l’exil officiel imposé par Créon. L’exil volontaire de Médée n’est plus évoqué dans l’œuvre, où il est largement éclipsé par son bannissement. Ce n’est pas, ici, son exil volontaire qui est la cause de sa douleur, mais sa répudiation. L’argument de l’exil choisi par Médée vient simplement renforcer l’injustice de sa situation. Dans de nombreux autres extraits, un jeu de mots est opéré avec les variations autour de l’adjectif ἑκών. C’est le cas dans les Suppliantes d’Euripide : Thésée : - Le fils d’ Œdipe, pourquoi a-t-il quitté (λιπών) Thèbes ? Adraste : - À cause des imprécations de son père, pour l’empêcher de tuer son frère. Thésée : - Sage exil dont tu as parlé, lui qui était volontaire (σοφήν γ᾽ἔλεξας τήνδ᾽ἑκούσιον φυγήν).32

Également dans Iphigénie en Tauride : Iphigénie : – Es-tu parti en exilé de ta patrie (φυγὰς δ᾽ ἀπῆρας πατρίδος), ou par quel autre accident ? Oreste : – Je suis en exil, d’une certaine façon, bon gré mal gré (φεύγω τρόπον γε δή τιν᾽οὐχ ἑκὼν ἑκών).33 29 30

31 32

Euripide, Les Héraclides, v.13-16. Dans le parodos, le chœur raconte que Médée « atteste la fille de Zeus, Thémis garante des serments, qui la décida à partir vers la lointaine Grèce (ἔβασεν / Ἑλλάδ᾽ἐς ἀντίπορον) dans la nuit, sur la mer ténébreuse, jusqu’au passage difficile à franchir, la clef de l’océan illimité » (v. 205-213). Euripide, Médée, v. 255-56. Euripide, Les Suppliantes, v. 149-151.

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Dans Les Phéniciennes, on apprend que Polynice doit « s’exiler de ce pays volontairement (φεύγειν ἑκόντα τήνδε Πολυνείκη χθόνα)34 ». Il affirme de plus : « Je ne suis pas venu volontairement (οὐχ ἑκὼν γὰρ ἦλθον), mais j’ai été chassé involontairement de mon pays (ἄκων δ᾽ ἐξελαύνομαι χθονός)35 ». L’emploi de ces deux adjectifs formalise la dimension volontaire de l’exil, même s’il est toujours possible de discuter l’aspect véritablement volontaire de cette décision. Un désastre semble à chaque fois évité : une mise à mort, un fratricide, un autre conflit chez les Atrides, une querelle de pouvoir entre frères. Également, avec l’emploi d’un autre mot, dans Les Suppliantes, Thésée dit de Polynice qu’il « s’est enfui (φυγῇ) […] de son plein gré (αὐθαίρετος)36 ». Avec Euripide, la volonté de fuir son pays prend corps dans la tragédie37, sans être toutefois un phénomène prépondérant. 4) Chez Aristophane

Dans les comédies d’Aristophane, en revanche, où la satire de la société athénienne et de son système politique est souvent faite, on s’exile volontairement et même de bon cœur. À l’image des personnages principaux des Oiseaux qui quittent une Athènes procédurière pour fonder leur propre ville dans les airs38, les dieux de La Paix eux-mêmes quittent l’Olympe39, « en colère contre les Grecs (Ἕλλησιν ὀργισθέντες)40 » et pour ne plus voir les hommes se battre entre eux ni n’avoir à entendre leurs jérémiades41. Les personnages des Oiseaux, Euelpidès et Pisthétairos, précisent bien, en employant des images de circonstance : Nous, citoyens parmi les citoyens, personne ne nous chasse (οὐ σοβοῦντος οὐδενός), nous nous sommes envolés de notre patrie (ἀνεπτόμεσθ᾽ ἐκ τῆς πατρίδος) de nos deux pieds (ἀμφοῖν ποδοῖν).42

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Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 511-512. Euripide, Les Phéniciennes, v. 71-72. Ibid., v. 630. Euripide, Les Suppliantes, v. 931-932. De façon plus marginale, l’idée de l’exil volontaire est présente aussi chez Sophocle, quand Œdipe dit à Créon : « Quand cela aurait été un plaisir pour moi d’être chassé du pays (ἐκπεσεῖν χθονός), tu ne voulais pas (οὐκ ἤθελες) m’accorder ce bienfait, à moi qui le voulais (θέλοντι) (οὐκ ἤθελες θέλοντι) » (Sophocle, Œdipe à Colone, v. 767-768). Voir K. LUCK-HUYSE, Der Traum vom Fliegen in der Antike, Stuttgart : Fr. Steiner, 1997. Aristophane, La Paix, v. 197 : « φροῦδοι γὰρ ἐχθές εἰσιν ἐξῳκισμένοι » « partis hier, ils se sont expatriés » ; v. 203 : « ἐξῳκίσαντο » ; v. 206 : « ἀνῳκίσανθ’[ο] ». Aristophane, La Paix, v. 204. Ibid., v. 208-209. Aristophane, Les Oiseaux, v. 34-35.

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Cet exil volontaire est même comparé à une maladie : « nous sommes malades de la maladie à l’opposé de celle de Sakas43 (νόσον νοσοῦμεν τὴν ἐναντίαν Σάκᾳ)44 ». Eux, au contraire « haïss[ent] cette cité45 » dont les habitants ne pensent qu’à faire des procès46. Dans les Cavaliers également, les deux personnages principaux de la pièce, qui représentent Nikias et Démosthène, veulent fuir à cause des mauvais traitements qu’ils endurent d’un certain « Peuple », mais aucun des deux n’arrive à dire le mot, finalement lâché : « μόλωμεν47 » « Partons ! » qui devient « αὐτομολῶμεν48 » « Partons de nous-même ! » ou plutôt « Passons à l’ennemi ! ». C’est l’exil des dirigeants qui est ici moqué à travers ce qui ressemble à une scène de discussions entre esclaves maltraités. 5) Chez les orateurs attiques : de deux maux, le moindre

On a pu voir que pendant le régime oligarchique de 404, l’exil volontaire a été très souvent suivi. Chez les orateurs, cet exil est particulièrement mis à l’honneur, avec l’idée dominante de « entre deux maux le moindre ». Dans l’Oraison funèbre de Lysias, dans le contexte des Guerres Médiques, l’exil est présenté comme le fruit d’une réflexion visant à privilégier la vertu à la honte : Nos ancêtres apprirent le malheur qui frappe les Lacédémoniens. Menacés de toutes parts, ils voyaient que, s’ils allaient par terre au-devant des Perses, ceux-ci, avec leur millier de navires, laisseraient Athènes vide, et que, s’ils s’embarquaient sur les trières, ils seraient accablés par les troupes terrestres. Ils ne pouvaient donc pas en même temps repousser l’ennemi et garder leur ville, il fallait choisir entre abandonner sa patrie (τὴν πατρίδα ἐκλιπεῖν), ou se joindre aux Barbares pour asservir les Grecs, ils pensèrent qu’il valait mieux (κρεῖττον εἶναι) la liberté avec courage, pauvreté et exil (μετ’ἀρετῆς καὶ πενίας καὶ φυγῆς ἐλευθερίαν), plutôt que soumettre la patrie avec la

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Sakas étant le surnom donné à un poète qui a tout fait pour devenir Athénien. Aristophane, Les Oiseaux, v. 34. Ibid., v. 36. Ibid., v. 37-41. Plus loin, Euelpidès se définit comme « ἀπηλιαστά » « qui fuit les Héliastes » pour dire qu’il a fui Athènes (v. 110). Il est possible que la pièce perdue d’Aristophane Les Îles évoque une thématique semblable : voir J.- C. CARRIERE, « L’Aristophane perdu. Une introduction aux trente-trois comédies disparues avec un choix de fragments traduits et commentés », in Le théâtre grec antique : la comédie. Actes du 10ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 1er & 2 octobre 1999, Paris : Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2000, p. 197-236. Il est notamment question dans cette pièce d’une certain Panetios exilé après l’affaire des Hermès et sujet aux mêmes images que les autres personnages politiques exilés chez Aristophane. Aristophane, Les Cavaliers, v. 22 ; v. 23 ; v. 25 ; v. 26. Ibid., v. 26.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil honte et les richesses. Ils quittèrent leur cité (ἐξέλιπον [...] τὴν πόλιν) dans l’intérêt de la Grèce.49

La portée éthique de l’exil volontaire confère ainsi aux fuyards un statut valorisant. Chez Andocide, dans le Sur son retour, également, la délibération entre deux malheurs est mise en scène : Et alors comprenant ma détresse, à laquelle ne manqua, je crois, aucun malheur ni aucune honte, grâce à ma propre folie et à la fatalité des circonstances, je sentis que le mieux (ἥδιστον εἶναι), pour vous plaire, était de choisir le genre de vie et la résidence qui me déroberait le plus à votre vue (που ἥκιστα μέλλοιμι ὀφθήσεσθαι ὑφ᾽ὑμῶν). Mais quand avec le temps vint à moi, comme il était naturel, le regret de la citoyenneté et de cette existence parmi vous que j’avais quittées (ἐξ ἧς δευρὶ μετέστην), je décidai qu’il était de mon intérêt ou de me délivrer de la vie ou de rendre à cette cité un service tel que vous puissiez un jour me voir volontiers reprendre ma place parmi vous.50

Dans un contexte critique, à cause d’événements qui touchent le pays ou la cité, comme chez Lysias, ou bien à cause d’événements personnels – chez Andocide –, l’exil est présenté après une délibération intérieure, à la manière d’un procès. Même si le choix de l’exil est assez rare, la justification opérée systématiquement par les orateurs suggère que ce n’était pas un fait glorieux. Sans doute pour ces raisons cherchent-ils à lui trouver des vertus cachées : Lysias lui associe paradoxalement le courage et la sauvegarde de la liberté et Andocide l’élégance de la discrétion. II. LA FUITE ET LE PROCÈS De même que l’on a pu voir dans le procès un lieu et un moment emblématiques de l’exil dans le cadre d’un exil imposé, il l’est tout autant lorsqu’il s’agit d’un exil volontaire. Dans la démocratie athénienne, la fuite avant le procès est possible et parfaitement envisagée par les lois. C’est une sorte de privilège dont seul le citoyen athénien peut jouir : il n’y a pas pour lui d’arrestation préventive et, même inculpé, il peut se dérober à sa condamnation en s’exilant51. De façon moins légale, on peut également prendre la fuite après que le procès a eu lieu, afin d’échapper à son verdict.

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Lysias, Oraison Funèbre, 32-33. Andocide, Sur son retour, 10. Voir L. GERNET, op. cit., p. 34.

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1) Fuir avant la tenue du procès

Dans l’Athènes classique, c’est un droit reconnu, clairement souligné par Démosthène, mais seulement pour les affaires de meurtre portées devant le tribunal de l’Aréopage : « L’accusé a le droit de s’exiler (μεταστῆναι) après la première plaidoirie : ni l’accusateur, ni les juges, ni personne au monde n’ont le pouvoir de l’en empêcher52 ». Ce droit ne semblerait valable que lorsque la peine capitale est en jeu. La confiscation des biens, comme lors de la condamnation à mort, frapperait celui qui s’exile de lui-même avant son verdict53. Ainsi les fuites anticipées des accusés seraient tout à fait légales. Un cas fait néanmoins polémique54 : l’arrestation d’Euxithéos, que défend Antiphon dans le Sur le meurtre d’Hérode. Accusé de meurtre et mis en prison jusqu’à son procès, il ne lui est pas possible de s’enfuir. On lui refuse ce que tout meurtrier présumé a le droit de faire : fuir avant et même pendant la tenue de son procès : Tu dis que je ne serais pas resté, si j’avais été libéré, mais que je serais parti (ᾠχόμην ἂν ἀπιών), comme si tu m’avais forcé malgré moi à venir dans ce pays. Pourtant, si cela ne m’importait pas d’être privé de cette cité, c’était la même chose pour moi qui était cité en justice de ne pas partir, mais d’être condamné en justice par défaut (ἐρήμην ὀφλεῖν τὴν δίκην), et qu’il me soit possible, si je plaidais ma cause, de partir (ἐξελθεῖν) à la première plaidoirie. Cela est un droit commun pour tout le monde, mais toi, ce qui est commun à tous les autres Grecs, tu désires, dans ton intérêt, que moi seul en soit privé, en faisant appel à la loi pour toi-même.55

On retrouve pareil cas chez Eschine, sans pourtant que la première plaidoirie n’ait eu lieu : Il y avait un certain Gylon du Céramique ; il avait livré aux ennemis Nymphée, ville du Pont, qu’Athènes possédait alors. Il devint exilé de la ville à la suite d’une accusation pour haute trahison (φυγὰς ἀπ᾽ εἰσαγγελίας ἐκ τῆς πόλεως ἐγένετο) sans attendre son jugement (τὴν κρίσιν οὐχ ὑπομείνας) ; il arriva dans le Bosphore, il y reçut des tyrans, pour récompense, une place appelée Képoi.56 52 53 54

55 56

Démosthène, Contre Aristocrate, 69. B. ECK, op. cit., p. 289. M. GAGARIN et M. H. HANSEN y voient une « prise de corps » (ἀπαγωγή) normalement réservée aux malfaiteurs tels que les voleurs pris sur le fait, et non aux meurtriers présumés : cela sert d’ailleurs d’argument à l’orateur (Sur le Meurtre d’Hérode, 9). Sur les différents types d’arrestation et sur l’étude de ce cas particulier, voir M. GAGARIN « The prosecution of homicide in Athens », GRBS, 20, 4, 1979, p. 301-323 et M. H. HANSEN, « The prosecution of homicide in Athens : a reply », GRBS, 22, 1, 1981, p. 11-30. Antiphon, Sur le Meurtre d’Hérode, 13. Eschine, Contre Ctésiphon, 171.

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Cette possibilité est mise en scène aussi bien chez les orateurs que dans la tragédie ou chez les historiens57. Ainsi, dans l’Oreste d’Euripide, la fuite est suggérée à Oreste, dans une discussion anachronique, où la pénalité archaïque de la lapidation58 côtoie le vote démocratique : Oreste : – Un vote sera porté contre nous aujourd’hui. Ménélas : – Fuir la cité ? Mourir ou ne pas mourir (φεύγειν πόλιν τήνδ᾽ ; ἢ θανεῖν ἢ μὴ θανεῖν ;) ? Oreste : – Mourir lapidé par les citoyens. Ménélas : – Mais tu ne fuis pas déjà le pays (φεύγεις γῆς) en passant les frontières ? Oreste : - Nous sommes encerclés par des gardes bien armés.59

Ainsi qu’on l’a déjà observé, la première mention de φεύγειν désigne, selon nous, l’exil-punition, tandis que le second désignerait cette possibilité de fuir avant le procès lui-même. Le même conseil est formulé par Pylade à Oreste, et la même réponse lui est donnée : la présence de gardes l’empêche de fuir60. Chez les historiens, les cas d’exils volontaires sont rares ou côtoient de près ceux des exils forcés. Un seul exemple est mentionné dans l’Enquête : Éphialte qui a trahi les Grecs en indiquant aux Perses le sentier dans les montagnes des Thermopyles s’exile pour échapper aux poursuites. Par la suite Éphialte craignit la vengeance des Lacédémoniens et s’enfuit en Thessalie (ἔφυγε ἐς Θεσσαλίην), mais bien qu’il fût exilé par les Pylagores (οἱ φυγόντι ὑπὸ τῶν Πυλαγόρων), lorsque les Amphictyons se réunirent aux Thermopyles, ils mirent sa tête à prix ; plus tard il revint à Anticyre 57

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59 60

Thucydide, III, 98, 5 ; Xénophon, Anabase, II, 6, 3 ; Lycurgue, Contre Léocrate, 117 : Hipparchus, première victime de l’ostracisme, fuit sans attendre son jugement mais fut quand même condamné à mort par contumace pour trahison. Sur la lapidation comme expulsion symbolique, voir M. GRAS, « Cité grecque et lapidation », Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique. Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982) Rome : École Française de Rome, 1984, p. 75-89. Voir Notamment p. 87-88, où l’auteur commente le passage d’Euripide : « les Tragiques du Ve siècle sont les meilleurs interprètes de cette situation, mais au moment-même où ils célèbrent la lapidation, celle-ci est en train de disparaître, du moins comme mécanisme politique [...]. Moment décisif où le vote prévaut sur la lapidation, où le caillou déposé précède la pierre lancée ». Euripide, Oreste, v. 427-44. Ibid., v.759-760.

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(κατῆλθε γὰρ ἐς Ἀντικύρην) où il trouva la mort de la main d’un Trachinien, Athénadès.61

L’exil d’Éphialte précède une vengeance qui se concrétise par ce qui semble être un procès qui a pour issue l’exil. Cet exemple interroge l’existence même de l’exil comme punition : ayant pris acte des nombreuses fuites des malfaiteurs, les tribunaux n’auraient-ils pas formalisé ces dernières pour ne pas tomber en désuétude ? Un autre exemple, chez Démosthène invite à se poser à nouveau la question : Pourquoi donc, Androtion et Timocrate, depuis plus de trente ans que l’un de vous deux a pris part à la vie publique, temps pendant lequel il s’est trouvé bon nombre de généraux et d’orateurs qui, ayant nui à l’état, ont été cités devant les tribunaux (οἳ παρὰ τουτοισὶ κέκρινται), dont les uns ont subi la mort pour leurs crimes, les autres ont quitté le territoire (οἱ δ᾽ ὑποχωρήσαντες ᾤχοντο) et se sont ainsi condamnés eux-mêmes (καταγνόντες αὑτῶν) ?62

À nouveau, l’expression « καταγνόντες αὑτῶν » ne renverrait-elle pas au fait que la fuite soit transformée, a posteriori, en sanction ? Chez Andocide, avec l’affaire des Mystères, les nombreuses dénonciations poussent les « coupables » à s’enfuir plutôt qu’à affronter un procès. Rien de plus normal et de plus légal. L’orateur ne peut pourtant s’empêcher d’interpréter cette attitude : Alcibiade, Niciade et Mélétos étaient ceux qui célébraient les Mystères, tandis que d’autres se trouvaient présents pour voir ce qui se passait, il y avait même des esclaves, l’accusé, son frère, Hicésios le joueur de flûte, et l’esclave de Mélétos. Telle fut la première dénonciation, tels sont ceux dont il donna les noms par écrit. Parmi eux, il y avait Polystratos, qui fut arrêté et exécuté, tandis que les autres s’enfuirent (φεύγοντες ᾤχοντο), et vous avez prononcé contre eux la peine de mort63. […] Puis eut lieu la seconde dénonciation. Teucer était un métèque d’Athènes qui partit secrètement à Mégare (ᾤχετο Μέγαράδε ὑπεξελθών). Il écrit de là au Sénat pour promettre, si on lui assurait l’impunité, de faire des dénonciations sur les Mystères, et sur ceux qui, avec lui, ont participé aux cérémonies. Il dira aussi ce qu’il sait de la mutilation des Hermès. Le Conseil, qui avait les pleins pouvoirs, ayant décrété l’impunité, lui envoie des émissaires à Mégare, et Teucer de retour, assuré de l’impunité, donne la liste de ses complices ; et ceux-ci, sur la dénonciation de Teucer, s’enfuirent (ᾤχοντο φεύγοντες)64. [...] Nous arrivons à la troisième dénonciation. La femme 61 62 63 64

Hérodote, VII, 213. Démosthène, Contre Timocrate, 173. Andocide, Sur les Mystères, 12-13. Ibid.,15.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil d’Alcméonidos [...] dénonça Alcibiade, Axiochos et Adimante, comme célébrant les Mystères dans la maison de Charmidès, qui est près du temple de Jupiter Olympien. Et tous prirent la fuite (ἔφυγον), sur cette dénonciation65. [...] Appelle Callias et Stéphanos, appelle aussi Philippe et Alexippos, ils sont les parents d’Akoumènos et d’Autocrator, qui se sont enfuis (ἔφυγον) sur la dénonciation de Lydos. Autocrator est neveu de l’un, et Akoumènos oncle de l’autre. C’est leur devoir de haïr celui qui a chassé leurs parents (τὸν ἐξελάσαντα ἐκείνους) et de savoir mieux que personne qui a été cause de leur exil (δι᾽ ὅντινα ἔφυγον)66. [...] Telles furent les quatre dénonciations relatives aux Mystères. Ceux qui s’enfuirent (ἔφυγον) après chaque dénonciation, je vous ai lu leur nom, et les témoins ont attesté. Mais, en outre, pour vous convaincre, voici ce que je veux faire. Parmi les exilés (τῶν γὰρ φυγόντων) après l’affaire des Mystères, certains sont morts en exil (ἀπέθανον φεύγοντες), les autres sont revenus et sont à Athènes et sont ici cités par moi. Eh bien, sur le temps qui m’est accordé, je cède la parole à quiconque voudra prouver que l’un d’eux a été en exil à cause de moi (ὅτι ἔφυγέ τις αὐτῶν δι᾽ ἐμέ), ou que j’en ai dénoncé un, et qu’ils n’ont pas tous successivement pris la fuite (ἔφυγον) à la suite des dénonciations que je vous ai racontées.67

Dans les cas ci-dessus, il n’est même pas encore question de procès que la fuite « préventive » est déjà amorcée. Les dénonciations ayant lieu auprès du Conseil et à sa demande, il semble, évidemment, logique que les participants aux Mystères qui ont été dénoncés soient rapidement conduits devant les tribunaux. La dénonciation (ἔνδειξις) est en général suivie d’une arrestation effectuée par les Onze, auprès desquels la dénonciation doit être faite. Le vocabulaire est homogène : le verbe « φεύγω » désigne cette fuite, en emploi absolu à l’indicatif ou au participe, souvent à côté du verbe « οἴχομαι ». Deux occurrences sont toutefois originales : à la formule « οἴχομαι φεύγων » se substitue « ᾤχετο […] ὑπεξελθών68 », comme si, dans ce contexte, « ὑπεξέρχομαι », « sortir par dessous, en secret », était un synonyme de « fuir ». Fuir avant son procès s’apparente en effet à une discrète échappée loin des tribunaux. Enfin, le participe substantivé « τὸν ἐξελάσαντα69 » du verbe « ἐξελαύνω » ne désigne pas l’exil volontaire, mais le fait de chasser. On retrouve le coutumier retournement de situation opéré par les accusateurs malveillants : les coupables n’ont pas fui, ils ont été contraints à l’exil. Cet argument, comme on l’a vu, est très largement utilisé dans les procès relatifs aux exils sous les régimes oligarchiques. Dans le discours Sur les Mystères, l’orateur est personnellement mis en cause, ainsi que son père, qu’on lui reproche d’avoir dénoncé. C’est 65 66 67 68 69

Ibid.,16. Ibid.,18. Ibid., 25. Ibid., 15. Ibid., 18.

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l’occasion d’aborder cette fois l’éventualité d’un procès, d’abord pour l’orateur : Beaucoup m’ont rapporté que mes ennemis disaient que je ne resterais pas et que je m’enfuirais (ὡς ἄρα ἐγὼ οὔτ᾽ἂν ὑπομείναιμι οἰχήσομαί τε φεύγων) : « Dans quel but Andocide affronteraient-il un tel procès (ἀγῶνα τοσοῦτον ὑπομείνειεν), alors qu’il peut, en partant d’Athènes, avoir tout ce qu’il lui faut, alors qu’il n’a qu’à retourner à Chypre, d’où il vient, où il a un grand et fertile domaine, une donation. Est-ce bien lui qui voudra risquer sa vie (περὶ τοῦ σώματος τοῦ ἑαυτοῦ κινδυνεῦσαι) ? Dans quel espoir ? Ne voit-il pas quel est l’état de la ville ? »70

Ensuite pour le père de l’orateur : Celui qui a donné son nom, c’est Lydos, esclave de Phéréclès ; celui qui l’a décidé à rester et à ne point partir pour l’exil, (ὑπομεῖναι καὶ μὴ οἴχεσθαι φεύγοντα) c’est moi, moi, qui le suppliai longuement et touchai ses genoux. Et qu’aurais-je pu prétendre si, ayant dénoncé mon père, comme ils l’affirment, je l’avais supplié de rester pour être perdu par moi, si mon père avait été ainsi déterminé à engager ce procès (ἀγῶνα τοιοῦτον ἀγωνίσασθαι) où, pour lui, il n’y avait d’alternative possible qu’entre les deux plus grands malheurs (ἐν ᾧ δυοῖν τοῖν μεγίστοιν κακοῖν)71 ? […] Voyons ! Si même mon père avait voulu rester (ὑπομένειν), pensez-vous que ses amis lui eussent permis de rester (μένειν) ou lui auraient servi de caution (ἐγγυήσασθαι), et ne l’en auraient pas plutôt détourné, l’engageant à partir (ἀπιέναι) là où il devait être en sûreté sans me perdre ?72

Dans ces extraits, le verbe récurrent « ὑπομένω » désigne le fait de rester avec, semble-t-il, la perspective d’affronter un procès, davantage que le verbe « μένω », employé une fois seulement, qui signifie de manière courante « rester ». Il est employé aussi bien de manière intransitive que transitive, avec comme complément « ἀγῶνα τοσοῦτον73 », ou chez Eschine « τὴν κρίσιν74 ». On observe aussi la tournure dérivative « ἀγῶνα [...] ἀγωνίσασθαι75 » qui signifie « soutenir un procès ». Le raisonnement est imparable : pourquoi rester et encourir des peines difficiles, risquer sa vie (« περὶ τοῦ σώματος τοῦ ἑαυτοῦ κινδυνεῦσαι76 ») ou être confronté à l’un des deux plus grands malheurs (« ἐν ᾧ δυοῖν τοῖν μεγίστοιν κακοῖν77 »), la mort ou l’exil, quand on peut de soi-même 70 71 72 73 74 75 76 77

Ibid., 4. Ibid., 19-20. Ibid., 21. Ibid., 4. Eschine, Contre Ctésiphon, 171 : « τὴν κρίσιν οὐχ ὑπομείνας ». Andocide, Sur les Mystères, 21. Ibid., 4. Ibid., 20.

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s’infliger la moindre des peines, l’exil volontaire ? D’autant que la perspective d’un exil en villégiature ne correspond pas exactement à la définition d’un « des plus grands malheurs ». L’orateur prend le contrepied du lieu commun de l’ami qui conseille la fuite in extremis avant le procès, comme Ménélas à Oreste78, ou comme les disciples de Socrate à leur maître avant qu’il ne boive la ciguë : pourquoi fuir quand on n’a rien à se reprocher ? Ce lieu commun est souvent révélateur, par les réponses de celui qui doit choisir, de la grandeur morale de l’intéressé : ainsi, Oreste s’intéresse-t-il simplement au fait qu’il est encerclé par les gardes et qu’il n’est plus temps de s’échapper, Andocide fait valoir le fait qu’il supplie son père de rester et d’affronter son procès pour montrer à tous qu’il n’est pas le fils indigne que l’on croit et qu’il ne l’a pas dénoncé, Socrate, enfin, comme on le verra plus tard, donne à ce lieu commun une envergure éthique particulière. 2) Fuir après la tenue du procès

Quelques brèves allusions montrent qu’il n’était pas impossible de partir, même quand le verdict du procès avait été rendu. Dinarque mentionne dans le Contre Aristogiton « Cydimaque, père d’Aristogiton, ayant été condamné à mort (θανάτου καταγνωσθέντος) et ayant fui d’Athènes (καὶ φυγόντος ἐκ ταύτης τῆς πόλεως)79 » ; Xénophon parle d’un homme, rhodien d’origine, « exilé depuis longtemps d’Athènes et de Rhodes (φυγάδα ἐξ Ἀθηνῶν καὶ Ῥόδου), pour échapper à la peine de mort que les Athéniens avaient prononcée contre lui et ses parents (ὑπὸ Ἀθηναίων κατεψηφισμένων αὐτοῦ θάνατον καὶ τῶν ἐκείνου συγγενῶν)80 ». Dans le Plaidoyer pour un soldat de Lysias, un soldat est accusé d’avoir formulé des insultes à l’encontre d’un magistrat mais n’envisage pas de se soumettre à sa sanction, verser une amende : « Si vous me rendez la justice que je dois attendre de votre équité, je resterai à Athènes (μείναιμι ἄν) ; mais, si je suis condamné injustement sur les poursuites de mes adversaires, je partirai (ἀποδραίην ἄν)81 ». Fuir sa condamnation ne tient pas à la gravité de la sanction : cela est valable aussi bien pour la peine de mort que pour l’amende. Chez Dinarque et Xénophon, on observe que se côtoient le statut d’exilé et de condamné à mort, ainsi que la ville où a été prononcée cette condamnation, périphrases relativement longues pour des personnages qui n’apparaissent que de façon anecdotique dans les textes. Les cas d’exils volontaires que l’on trouve chez les orateurs, avant ou après le procès, ne sont pas restés dans les mémoires, à part peutêtre la fuite d’Alcibiade alors qu’il est en route vers la Sicile, que l’affaire de 78 79 80 81

Euripide, Oreste, v. 427-44. Dinarque, Contre Aristogiton, 8. Xénophon, Les Helléniques, I, 5, 19. Lysias, Plaidoyer pour un soldat, 21.

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la parodie des Mystères est portée au grand jour et qu’on lui ordonne pour cette raison de rentrer à Athènes. 3) L’exemple de Socrate

L’attitude de Socrate, auquel on propose de fuir après que son procès a eu lieu, prête à davantage de commentaires. Selon l’expression d’Yves Charbit dans un article consacré à la cité platonicienne, « il est remarquable qu’une des rares victimes du retour à la démocratie en 403 ait été ce vieillard de 70 ans »82, rappelant qu’il n’appartenait pas à l’oligarchie et qu’il s’était même opposé à la mise à mort d’un stratège démocrate par les tyrans. Il avait néanmoins parmi ses disciples « les fils des familles les plus riches »83, parmi lesquels Alcibiade, et les oligarques Critias et Charmide qui firent partie des Trente. Comme l’amnistie de 403 interdisait de tenir rigueur aux anciens oligarques ou à ceux qui avait pris part au régime des Trente, on ne pouvait que reprocher à Socrate d’avoir formé les futurs conspirateurs contre la démocratie, d’être coupable de « corruption de la jeunesse »84. Les accusations d’impiété et d’introduction de nouvelles pratiques religieuses, ainsi que Claude Mossé l’a démontré, sont en grande partie imputables au tanneur Anytos85. Xénophon montre, avec le bon mot de Socrate, que son refus de fuir, alors que les conditions y sont favorables, est le fruit d’une profonde sagesse : Il ne pensait pas qu’il fallait supplier pour échapper à la mort (τὸ δὲ μὴ ἀποθανεῖν), mais croyait que c’était le moment déjà de finir sa vie (τελευτᾶν). Le fait qu’il raisonnait de cette façon, cela fut encore plus manifeste après que son procès eut été voté (ἐπειδὴ καὶ ἡ δίκη κατεψηφίσθη). D’abord, en effet, lorsqu’on l’invita à proposer sa peine, il ne la proposa pas et interdit à ses amis de le faire, mais disait même que le fait de proposer sa peine serait reconnaître qu’il était coupable. Ensuite, quand ses amis voulaient le faire évader en cachette (ἐκκλέψαι), il n’y consentit pas mais parut se moquer d’eux en leur demandant s’ils connaissaient hors de l’Attique un endroit qui fût inaccessible à la mort (οὐ προσβατὸν θανάτῳ).86 82 83 84 85 86

Y. CHARBIT, « La cité platonicienne: histoire et utopie », Population, 57ᵉ année, n°2, 2002. p. 246. Platon, Apologie de Socrate, 23c. Socrate, pour se défendre, argue qu’il avait aussi un démocrate comme disciple Khairéphon (Platon, Apologie de Socrate, 20d). Sur le motif d’impiété après la révolution oligarchique, voir A. WOLPERT, op. cit., p. 6267. C. MOSSE, Histoire d’une démocratie : Athènes, Paris : Seuil, 1971, p. 106. Xénophon, Apologie de Socrate, 23 (Xenophon, Memorabilia, Oeconomicus (tr. E.C. MARCHANT), Symposium, Apology (tr. O. J. TODD), edited by J. HENDERSON, with

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L’emploi du verbe ἐκκλέπτω est, ici, particulier : si l’on comprend que le préfixe ἐκ- se rapporte au fait de partir, le verbe principal κλέπτω qui signifie habituellement « voler, dérober, dissimuler, cacher » introduit l’idée de « tromperie, dissimulation »87. C’est davantage cette seconde idée qui heurte Socrate et qui justifie sa réponse ironique : on ne peut se cacher de tout, et en particulier de la mort. Plus généralement, Xénophon insiste sur le fait que Socrate revendique ouvertement et de façon manifeste le fait d’accepter sa sanction et écarte plusieurs fois la possibilité d’attendre du secours de ses amis, dont certains sont très influents. Cette attitude a une double fonction : faire de Socrate un personnage respectueux des lois de la démocratie pour mieux mettre en avant l’aspect injuste et tyrannique de cette même démocratie. Chez Platon, la supériorité du philosophe sur cette cité qui ne veut pas de lui est démontrée à l’occasion même des discussions qui ont lieu autour d’une éventuelle fuite ou des condamnations encourues par Socrate. Sachez-le bien, en effet, si vous me condamnez à mort, ce n’est pas à moi, si je suis bien l’homme que je dis être, que vous ferez le plus de tort, mais à vous-même. Ni Mélétos, ni Anytos ne sauraient me faire de tort à moi. Comment le pourraient-ils d’ailleurs, puisqu’il n’est pas permis, j’imagine, que celui qui vaut le mieux éprouve un dommage de la part de celui qui vaut le moins ? On pourrait même peut-être me faire condamner à mort, me chasser (μεντἂν [...] ἐξελάσειεν) ou me priver de mes droits civiques : peutêtre que cet accusateur (οὗτος) pense que ce sont de terribles épreuves mais je ne partage pas cet avis. Je considère au contraire qu’il est plus grave de faire ce que cet homme (οὑτοσί) fait maintenant, quand il tente d’obtenir injustement la condamnation à mort d’un homme.88

Socrate considère qu’il est dans le cas d’une condamnation abusive, dont les répercutions « psychiques » touchent directement ses accusateurs. Alors qu’il pourrait se défendre, Socrate parle de ses accusateurs et les accuse (« οὗτος » / « οὑτοσί ») en utilisant le déictique dont lui-même vient d’être affublé. Il fait cependant lui-même son procès et bien que Xénophon affirme qu’il n’a pas voulu fixer sa peine, son discours, chez Platon semble conduire assez naturellement l’auditoire à voter, pour lui, la mort : Faut-il proposer une amende jusqu’à ce que je l’aie payée ? Mais alors je répète ce que je disais tout à l’heure : je n’ai pas de quoi payer cette amende. Devrais-je me condamner à l’exil (φυγῆς τιμήσωμαι) ? Peut-être serait-ce la peine que vous m’appliqueriez ? Il faudrait que j’aie un bien grand amour de la vie (πολλὴ μεντἄν με φιλοψυχία ἔχοι), Athéniens, si an english translation by O. J. TODD, London ; Cambridge, MA : Harvard University Press, 2013.) 87 P. CHANTRAINE, op. cit., s. v. 88 Platon, Apologie de Socrate, 30c-d.

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j’étais irréfléchi au point de ne pouvoir réfléchir à ceci : vous, qui êtes mes concitoyens (ὑμεῖς μὲν ὄντες πολῖταί μου), n’avez pu supporter les entretiens auxquels je vous soumettais et les propos que je vous tenais. Ils ont fini par devenir un fardeau si lourd et si haïssable que maintenant vous cherchez à vous en débarrasser. Ces entretiens et ces propos seront-ils plus faciles à supporter pour d’autres ? Tant s’en faut, Athéniens. Ah ! Quelle belle vie ce serait, pour un homme de mon âge, que de partir (ἐξελθόντι) pour vivre en passant, chassé, d’une cité à l’autre (ἄλλην ἐξ ἄλλης πόλεως ἀμειβομένῳ καὶ ἐξελαυνομένῳ ζῆν) ! Car je sais bien que, partout où j’irais, les jeunes gens viendraient, comme ici, m’entendre discuter. Et si je les repoussais, ce sont eux qui prendraient l’initiative de me chasser (ἐξελῶσι) en persuadant les citoyens plus âgés de le faire. Si, au contraire, je ne les repoussais pas (ἀπελαύνω), ce sont leurs pères et leurs relations qui, pour les protéger, le feraient.89

Socrate cherche à renforcer son ethos de philosophe incompris en faisant appel à différentes images, et d’abord à celle du philosophe absolu. En signalant le fait qu’il n’a pas de quoi payer l’amende qui lui permettrait d’échapper à sa condamnation à mort – en écartant du même coup la possibilité de faire jouer ses connaissances90 –, il se positionne en tant que philosophe détaché des biens matériels, se démarquant ainsi des sophistes par cette simple allusion, et revendique l’originalité de ses méthodes d’enseignement. Il fait également appel à l’image du citoyen modèle qui ne cherche pas à se soustraire à ses devoirs : l’emploi de la périphrase « ὑμεῖς μὲν ὄντες πολῖταί μου », met sur un plan d’égalité les accusateurs et l’accusé. Il cherche ainsi à montrer à ces juges, d’abord, qu’il connaît aussi bien les lois qu’eux au point de savoir que l’exil ne serait pas le châtiment adéquat à ce qu’on lui reproche, ensuite qu’eux-mêmes, en train de commettre une injustice, sont susceptibles d’être touchés par ces mêmes lois qu’ils invoquent contre Socrate. De plus, Socrate cherche à souligner le caractère injuste de sa condamnation en soulignant avec ironie que son exil ne ferait que l’éloigner d’Athènes et serait la source des mêmes problèmes dans d’autres cités. Enfin, c’est bien l’image de l’exilé absolu que Socrate évoque en dernier lieu, faisant appel au registre tragique, créant l’image d’un rebut, presque d’une souillure. L’homme âgé (« τηλικῷδε ἀνθρώπῳ ») et exilé de toute cité (ἄλλην ἐξ ἄλλης πόλεως ἀμειβομένῳ καὶ ἐξελαυνομένῳ) pourrait tout aussi bien être Œdipe, ou un Héraclide, n’importe quelle victime, en fait, d’une expulsion tyrannique91. Le motif de l’exil sert de repoussoir à la démonstration de force que Socrate opère : il préfère mourir en philosophe 89 90

91

Ibid., 37c-e. Sur cette pratique fort répandue dans les procès athéniens (avec l’existence d’un véritable marché de synégores), voir L. RUBINSTEIN, Litigation and Cooperation, Supporting Speakers in the Court of Classical Athens, Stuttgart, 2000. C’est la thèse développée par S. FORSDYKE, op. cit., p.273.

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que d’être dégradé à l’état de souillure. Ainsi, il incarne parfaitement l’idéal du philosophe bafoué par la cité corrompue, mais en même temps déifié par l’injustice de cette dernière. Sa condamnation et son refus de l’exil font de lui une sorte de divinité, il s’agit presque de son apothéose. Ce passage, confronté aux Mémorables de Xénophon92 illustre l’idée de Nietzsche à propos de cet événement célèbre : Dans ce conflit insoluble, une fois qu’on l’avait cité sur le forum de l’État grec, il n’y avait plus qu’une seule forme de condamnation possible, l’ostracisme. On aurait pu le reconduire aux frontières comme un individu suspect, inexplicable, échappant à toutes les rubriques, sans que de ce fait la postérité fût en droit d’accuser les Athéniens d’un acte infâme. Mais c’est Socrate lui-même qui en toute lucidité, sans le frisson naturel qui saisit l’homme devant la mort, semble avoir obtenu d’être condamné à la mort et non à l’exil ; il y est allé avec ce calme décrit par Platon, comme le dernier convive quitte à l’aube la salle du banquet pour commencer une journée nouvelle, tandis que derrière lui, sur les bancs et sur le sol, ses compagnons endormis demeuraient pour rêver de Socrate, le vrai serviteur d’Éros. Socrate mourant devint l’idéal nouveau, jamais rencontré auparavant, de l’élite de la jeunesse grecque.93

Dans le Criton, Socrate et son ami, venu lui rendre visite au lever du jour avant qu’il ne prenne la ciguë pour le convaincre d’accepter de le suivre94, discutent de la nécessité d’avoir une ligne de conduite. Socrate refuse de s’évader et, pour convaincre Criton du bien-fondé de sa décision, il imagine un dialogue fictif avec les Lois. Ce dialogue met à nouveau en lumière le citoyen modèle qu’est Socrate : Pendant ton procès, tu pouvais si tu le souhaitais, proposer l’exil comme peine (φυγῆς τιμήσασθαι) ; ainsi, ce que précisément aujourd’hui tu projettes de faire contre son assentiment (νῦν ἀκούσης), tu l’aurais alors fait avec l’assentiment (τότε ἑκούσης) de la cité. Mais tu te donnais le beau rôle

92

93 94

Dans les Mémorables (IV, 8, 8), il n’est pas fait mention de l’alternative de l’exil, mais dans une déclaration de Socrate, on peut percevoir une allusion : « Si je vivais plus longtemps, il me faudrait sans doute payer mon tribut à la vieillesse ; je verrais et j’entendrais moins bien, mon intelligence baisserait, j’aurais plus de peine à apprendre et plus de facilité à oublier, et partout où je valais mieux, je deviendrais pire ». C’est un Socrate qui « croit en la maitrise de son corps, en moraliste » (in préface de Jean-François Mattéi aux Mémorables de Socrate, « le philosophe », éditions Manucius, 2012, p. 18) qui nous est présenté. Le Socrate de Xénophon semble éluder la question de l’exil en avançant l’argument du corps, thème très présent dans les Mémorables. F. NIETZSCHE, La naissance de la tragédie, traduction de G. BIANQUIS, Paris : Folio Gallimard, 1949, p. 92-93. Platon, Criton, 45 a-c.

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(ἐκαλλωπίζου) de celui qui affronte la mort sans en concevoir aucune irritation, et tu déclarais préférer la mort à l’exil (πρὸ τῆς φυγῆς θάνατον).95

Les Lois mettent en avant que si Socrate est sur le point d’accepter la proposition de fuite que lui fait Criton, il est en contradiction avec le discours qu’il tenait précédemment. Le parallélisme de construction entre « νῦν ἀκούσης » et « τότε ἑκούσης » montre que l’acte de fuite est semblable dans les faits à celui de l’exil, mais dans sa dimension politique contient une contradiction qui ne peut pas être acceptable pour le citoyen modèle qu’est Socrate. Le verbe « ἐκαλλωπίζου » est à la fois une provocation qui vise à détourner Socrate de ce projet de fuite, et une allusion à la dimension spectaculaire de ce choix opéré lors de son procès. Les Lois poursuivent leur démonstration : Considère en effet maintenant ceci : une fois que tu auras transgressé ces engagements et que tu auras commis une faute sur un point ou sur un autre, quel avantage apporteras-tu à toi-même ou à tes amis ? Que ces gens qui sont tes amis courent bien eux aussi le risque d’être exilés (φεύγειν), d’être privés de leur droit de cité ou de perdre leurs biens, la chose est claire. Et toi-même, à supposer que tu te rendes dans une des villes les plus proches, Thèbes ou Mégare, deux villes qui ont de bonnes lois, tu y arriveras, Socrate, en ennemi de leur constitution et tous ceux qui ont souci de leur cité te regarderont en corrupteur de leur constitution.96

Les démonstrations effectuées par Platon dans ces deux œuvres consacrées à Socrate se retrouvent dans La République : un philosophe est d’autant plus méritant qu’il n’est pas reconnu par la foule des hommes « irréfléchis ». Au moment de son procès, Socrate incarne donc l’idéal du philosophe qu’une cité corrompue n’a pas su reconnaître. Il devient la preuve vivante de sa propre théorie et pas seulement dans l’œuvre platonicienne. III. L’ÉLOIGNEMENT VOLONTAIRE DE LA CITÉ CORROMPUE Aristophane fait presque de l’exil volontaire une rébellion citoyenne avec les personnages principaux des Oiseaux, et même les dieux de le Paix, mais c’est davantage à Platon que l’on devrait le concept d’exil « éthique » ou métaphorique97. Chez Aristophane, les exilés des Oiseaux servent à faire rire et réfléchir la cité sur ses penchants procéduriers, l’exil des dieux de la Paix dit, quant à lui, combien le peuple souffre d’attendre un accord entre Athènes 95 96 97

Ibid., 52 c. Ibid., 53 a-b. Voir le chapitre 14 « L’exil comme métaphore ».

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et Sparte, tandis que, quand Platon forge l’idée du « philosophe en exil », c’est que la démocratie a déjà échoué, selon lui. Chez Platon, φυγή signifie l’éloignement de la cité corrompue et se manifeste comme un refus d’une politique jugée indigne, et de manière générale comme une critique de la démocratie athénienne98. Dans le livre VI de la République, Socrate et Adimante réfléchissent à la formation que doivent recevoir les guerriers les plus dignes d’habiter cette cité imaginaire que Socrate façonne. Ils abordent le thème de la philosophie et opposent ceux qu’ils estiment « ἀναξίους παιδεύσεως (indignes de la culture) » et propres à n’engendrer que des sophismes à un petit nombre susceptible « de s’associer à la philosophie » : πάνσμικρον δή τι, ἔφην ἐγώ, ὦ Ἀδείμαντε, λείπεται τῶν κατ᾽ἀξίαν ὁμιλούντων φιλοσοφίᾳ, ἤ που ὑπὸ φυγῆς καταληφθὲν γενναῖον καὶ εὖ τεθραμμένον ἦθος, ἀπορίᾳ τῶν διαφθερούντων κατὰ φύσιν μεῖναν ἐπ᾽ αὐτῇ, ἢ ἐν σμικρᾷ πόλει ὅταν μεγάλη ψυχὴ φυῇ καὶ ἀτιμάσασα τὰ τῆς πόλεως ὑπερίδῃ· Il reste donc, Adimante, dis-je, un tout petit groupe de personnes qui sont dignes de s’associer à la philosophie ; il peut être soit éloigné par l’exil, d’un noble caractère et formé à une bonne éducation, loin des corrupteurs, à demeurer par nature voué à la philosophie, soit il est dans une petite ville, quand il y naît une grande âme, méprisant les affaires de la cité qu’elle trouve indignes.99

Dans ce passage, l’exil est un gage d’honorabilité du prétendant à la philosophie. Du verbe « καταληφθέν » au participe aoriste passif neutre, dont le sujet est « πάνσμικρον [...] τῶν […] ὁμιλούντων φιλοσοφίᾳ » dépend un groupe infinitif, « ἀπορίᾳ τῶν διαφθερούντων […] μεῖναν ». Le complément d’agent de ce verbe au passif, « ὑπὸ φυγῆς », entre en opposition avec le groupe nominal au datif « ἀπορίᾳ τῶν διαφθερούντων » : l’exil est un bienfait dans la mesure où la distance par rapport à la ville est synonyme, pour Platon, d’une distance par rapport aux corrupteurs. L’exil n’est pas entaché ici d’une mauvaise réputation car le groupe exilé est doté d’une bonne éducation et de bonnes mœurs (γενναῖον καὶ εὖ τεθραμμένον ἦθος). Il s’agit plutôt d’un synonyme d’éloignement, voire d’une opposition entre la cité et le reste. Qui n’est pas dans le centre politique qu’est la cité se trouverait, selon Platon, dans la φυγή. L’alternative à cette hypothèse de la φυγή se trouve dans le fait de résider « ἐν σμικρᾷ πόλει », dans une petite ville, où semble-t-il, la corruption est 98

99

Pour des discussions sur les critiques de Platon envers la démocratie : J. T. ROBERTS, op. cit. p. 71-92 ; J.OBER, op. cit., p. 156-247 ; pour une vision opposée : S. S. MONOSON, Plato’s Democratic Entanglements : Athenian Politics and the Practice of Philosophy, Princeton, 2000, p.111-238. Platon, République, VI, 496 a – b.

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moindre et où les prétendants à la philosophie ont la possibilité de cohabiter avec elle sans quitter la cité (« ἀτιμάσασα τὰ τῆς πόλεως ὑπερίδῃ »). Ces deux principes sont en effet mis en concurrence, comme le révèle le parallélisme de construction « ἤ που ὑπὸ φυγῆς » // « ἢ ἐν σμικρᾷ πόλει ». Cette opposition montre que le fait de ne pas habiter une ville, a fortiori Athènes, qui n’est jamais mentionnée mais est évidemment visée par Platon, est une forme de φυγή, tandis qu’il apparaît envisageable d’être encore citoyen d’une cité corrompue quand celle-là est petite. La cité corrompue apparaît alors comme un écueil pour les hommes de bien. Au livre VIII, Adimante et Socrate envisagent les différents régimes politiques d’une cité et en particulier leur dégradation progressive : l’aristocratie des philosophes fondée sur le savoir et non sur la richesse, donne d’abord naissance à la timocratie puis à l’oligarchie. – ἆρ᾽ οὖν ὧδε μάλιστα εἰς ὀλιγαρχικὸν ἐκ τοῦ τιμοκρατικοῦ ἐκείνου μεταβάλλει ; – πῶς ; – ὅταν αὐτοῦ παῖς γενόμενος τὸ μὲν πρῶτον ζηλοῖ τε τὸν πατέρα καὶ τὰ ἐκείνου ἴχνη διώκῃ, ἔπειτα αὐτὸν ἴδῃ ἐξαίφνης πταίσαντα ὥσπερ πρὸς ἕρματι πρὸς τῇ πόλει, καὶ ἐκχέαντα τά τε αὑτοῦ καὶ ἑαυτόν, ἢ στρατηγήσαντα ἤ τιν᾽ ἄλλην μεγάλην ἀρχὴν ἄρξαντα, εἶτα εἰς δικαστήριον ἐμπεσόντα βλαπτόμενον ὑπὸ συκοφαντῶν ἢ ἀποθανόντα ἢ ἐκπεσόντα ἢ ἀτιμωθέντα καὶ τὴν οὐσίαν ἅπασαν ἀποβαλόντα. – N’est-ce pas ainsi que cet homme, de timocratique se transforme en homme oligarchique ? – Comment ? – Quand un fils né d’une homme estime d’abord son père, suit ses pas et le voit ensuite subitement se heurter, comme contre un écueil, contre la cité, alors qu’il a donné ses biens et sa personne, soit qu’il ait été stratège soit qu’il ait eu quelque grande responsabilité ; pour le voir ensuite finir au tribunal, calomnié par des sycophantes, condamné à mort, banni, privé de ses droits et dépouillé de toute sa fortune.100

L’exil est ici un rouage faisant partie d’un mécanisme de déchéance de la citoyenneté. Comme dans le cas précédent, la cité est accusée de corruption et d’injustice envers la minorité juste. L’exemple pris ici sert d’argument au changement politique. La corruption de la cité atteint l’homme en 100

Platon, République, VIII, 553 a – b.

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profondeur, même le plus juste. L’exil, mentionné ici par le participe « ἐκπεσόντα », fait partie d’une suite quaternaire. Les trois participes aoristes à l’accusatif seul sont coordonnées par la conjonction « ἤ » auquel s’ajoute un groupe nominal et un autre participe aoriste à l’accusatif. Ces quatre participes ont également en commun un préfixe : ἀπο- ; ἐκ- ; ἀ-. Ces préfixes se regroupent autour des notions d’éloignement et de privation. L’opposition entre le passé « idyllique » ou l’« Âge d’or » politique et le présent « corrompu » se voit dans la proposition suivante, dont la conjonction qui la débute marque une rupture avec le reste de celle-ci : « καὶ ἐκχέαντα τά τε αὑτοῦ καὶ ἑαυτόν, ἢ στρατηγήσαντα ἤ τιν᾽ ἄλλην μεγάλην ἀρχὴν ἄρξαντα ». À ces aoristes à valeur temporelle s’oppose l’adverbe temporel « εἶτα » : même si l’exemple proposé par Socrate se situe dans l’éventuel (ὅταν + ζηλοῖ / ἴδῃ), l’opposition temporelle fait encore une fois allusion à une réalité politique telle que Platon la conçoit dans la cité d’Athènes. C’est là, en effet, qu’agissaient les sycophantes, responsables dans cet exemple d’avoir « jeté » dans un tribunal cet homme juste. Mais c’est, de manière générale, toute la cité qui devient un tyran101. De même que l’exil est la marque de l’intégrité du philosophe dans l’exemple précédent, il est presque ici celle du martyre de l’homme juste, dont le navire se heurte contre l’écueil de la cité corrompue. Contrairement aux textes des orateurs où la cité est assimilée à un navire, elle est, chez Platon, un écueil. Le concept de « philosophe en exil » apparaît, avec l’histoire de Socrate d’une part – qui choisit, d’une certaine façon, un « exil éternel » loin de cette cité corrompue qui l’a condamné – et, d’autre part, ce qui est théorisé dans la République comme un danger contre la démocratie. Nietzsche résume en quelques mots cette idée : « Le philosophe protège et défend sa patrie. Or, désormais, depuis Platon, le philosophe est en exil et conspire contre sa patrie102 ». Socrate refusant de partir en exil devient paradoxalement, et sans doute par confusion, la meilleure propagande qui soit pour l’exil dans la pensée platonicienne. On sait ainsi que, en réaction à la condamnation à mort de Socrate, les intellectuels athéniens s’exilent physiquement mais se targuent aussi d’être exilés spirituellement d’Athènes : il s’agit aussi d’un choix délibéré, relevant autant d’une pratique que d’une rhétorique de la rupture et qui permet à son auteur de se distinguer et,

101 102

Cf. S. FORSDYKE, op.cit., p. 271-274. F. NIETZSCHE, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », œuvres philosophiques complètes, Ecrits posthumes 1870-1873, vol. 2, trad. de l’allemand par Jean-Louis BACKES, Michel HAAR et Marc DE LAUNAY, Édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Paris : Gallimard, 1975, p. 218.

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partant, de parvenir à une forme d’autorité nouvelle, intellectuelle en l’occurrence.103

Cela n’empêche cependant pas que ces intellectuels continuent de réfléchir à ce qui se passe à Athènes, bien au contraire. Il s’agit en quelque sorte de mettre en application le seul cas d’exil volontaire que reconnaît Socrate, « quand est née dans une petite ville une grande âme et qu’elle méprise les affaires de la cité qu’elle trouve indigne »104. Loin de la cité corrompue, il est plus aisé d’en voir les limites. Le statut d’exilé de Xénophon lui permettrait ainsi de penser, avec la Cyropédie, une forme d’éducation qui ne serait pas exclusivement athénienne. Ainsi, « de nouvelles visions « transcendantales » sont susceptibles d’être proposées par des personnes qui se trouvent dans un positionnement social précaire, solitaire, dans une place interstitielle105 ». On a ainsi souligné depuis longtemps le fait que « cela ne peut pas être un accident que tant d’historiens grecs soient exilés de leur propre pays106 ». Démosthène ou Eschine exilés ne s’interrogent pas moins sur la situation politique à Athènes et font part à la cité de leur réflexion : même si l’idée sous-jacente est de se rappeler au bon souvenir des Athéniens dans l’espoir de rentrer plus vite, leur démarche intellectuelle se rapprocherait de ces nombreux historiens grecs qui, en quelque sorte, pensaient mieux en exil. Ainsi, Eschine précise qu’il préfère l’exil au statut d’Athénien, car « comme d’un chien enragé, il [lui] semble être éloigné (ἀπηλλάχθαι) de la passion de la politique107 ». Cependant, l’éloignement géographique des écoles de pensée, comme en Sicile ou à Chypre, n’a pas pour vocation d’être définitif, puisque le but de l’école platonicienne est de former des hommes politiques capables d’agir dans la cité108. Comme tout exil, celui-là aussi est temporaire : « après 330 av. J.-C., les écoles philosophiques s’intègrent étroitement à la cité jusqu’à en devenir la vitrine à l’époque hellénistique109 ». 103

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V. AZOULAY, « Champ intellectuel et stratégies de distinction dans la première moitié du IVe siècle : de Socrate à Isocrate », in Individus, groupes et politique à Athènes de Solon à Mithridate [en ligne], Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 2007 (généré le 12 avril 2016). Platon, République, VI, 496 a – b. S. C. HUMPHREYS, « "Transcendence" and Intellectual Roles : the Ancient Greek Case », in Anthropology and the Greeks, Londres, 1978, p. 240-241. Voir déjà les remarques de O. REVERDIN, « Crise spirituelle et évasion », in Grecs et Barbares (Entretiens de la fondation Hardt, 8), Genève, 1962, p. 85-120, ici p. 94-97. A. MOMIGLIANO, « The Historians of the Classical World and their audience : Some Suggestions », ASNP, Ser., III, VIII, 1978, p. 61. Eschine, Lettre V, 6. Les lettres d’Eschine sont considérées comme apocryphes. Voir P. M. SCHUL, « Platon et l’activité politique de l’Académie », REG, 44-45 (19461947), p. 46-53. V. AZOULAY, art. cit. L’auteur renvoie à F. PERRIN-SAMINADAYAR, « Des élites intellectuelles à Athènes à l’époque hellénistique ? Non, des notables », in M.

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Première partie : Contextualisation des causes de l’exil

Au terme de notre première partie, nous pouvons affirmer que les causes de l’exil, qu’il soit volontaire ou non, ont toujours un ancrage politique déterminant. À travers l’exil historique et le traitement littéraire qui en est fait, il nous est possible de suivre le passage de la période archaïque à la période démocratique, mais également de mettre en perspective l’exil théorique et l’exil en pratique. S’il est manifeste que le passage d’une période à l’autre est clairement marqué, dans les lois, les décrets, les serments, par une volonté de modérer les exils de masse, les dérives de la démocratie en matière d’exil n’en sont pas moins présentes. L’exil est un moyen constant, au fil de ces périodes, pour représenter une situation politique, en monter les limites ou les bienfaits, d’autant plus constant que les représentations plus anciennes servent à jauger une situation contemporaine. Ainsi, on a pu observer dans un premier temps que l’ombre des exils tyranniques plane davantage sur la démocratie athénienne et ses brefs épisodes oligarchiques qu’elle ne le fait chez les auteurs archaïques. L’exil de masse, depuis Solon jusqu’aux orateurs classiques, est le critère déterminant d’une société malmenée, même s’il nous est permis, maintenant, de constater que les représentations en sont presque toujours exagérées. Cette contextualisation des causes de l’exil permet d’en mettre en avant un aspect original, qui se démarque des contraintes historiques, politiques et législatives de l’exil : une forme particulière de l’exil volontaire s’érige comme une protestation qui soulève de nombreuses questions. L’exil ne serait donc pas seulement une donnée historique ou législative, mais ferait aussi partie de l’imaginaire philosophique de la période classique. L’imaginaire de l’exil, qui fait l’objet de peu de recherches chez les historiens, orateurs et philosophes, nous semble être une donnée cohérente que l’on peut observer au-delà des clivages historiques. Ainsi que nous avons pu en avoir un aperçu, le thème de l’exil n’est pas seulement présent chez les historiens ou les orateurs, mais fait également l’objet d’un traitement chez les poètes lyriques, épiques et chez les auteurs tragiques, audelà de la simple anecdote.

CEBEILLAC-GERVASONIG et L. LAMOINE, éd., Les élites et leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain, Rome-Clermont-Ferrand, 2003, p. 383400. D’après lui, les philosophes des écoles et leurs auditeurs ne constituent pas des élites dans la mesure où « ils ne souhaitent pas constituer un groupe à part au sein de la cité et parce que celle-ci n’a aucun intérêt à les considérer comme tels » (p. 399).

DEUXIÈME PARTIE REPRÉSENTATIONS DE L’EXIL ET DES EXILÉS

Sans l’étude des représentations de l’exil et des exilés, notre sujet serait platement historique. Celles-ci sont variées et certaines sont même inattendues. En général, ainsi qu’on a déjà pu le pressentir dans notre première partie, leur apparition dans la littérature est conditionnée par l’actualité. L. Bordaux dit à propos des exilés chez Euripide que l’histoire récente avec les ostracismes, dont celui de Thémistocle qui avait beaucoup frappé, et avec les expulsions ou la fuite d’acteurs des luttes civiles, en particulier pendant la Guerre du Péloponnèse, avait multiplié les épreuves de l’exil et ne pouvait que charger la représentation des résonances de l’actualité.1

Cela est tout aussi valable déjà chez les Lyriques, sans doute chez Homère, et davantage encore dans le théâtre d’Aristophane, où les exilés sont nommément victimes des railleries de l’auteur. Les auteurs ne se contentent pas de pimenter leurs œuvres avec de petits rappels d’actualité. De nombreuses pièces, chez Eschyle, Sophocle et Euripide, sont construites autour de l’exil, et se répondent même entre elles, d’un auteur à l’autre. Ainsi, chez Eschyle, les Suppliantes commencent par un exil, tandis que l’Orestie est traversée du double exil d’Oreste. Chez Euripide, des exils en cascade, dans Médée, Les Phéniciennes, La Folie d’Héraclès, montrent que cet élément est un ressort de la pièce : souvent « un exil a déclenché une action qui a conduit son auteur à un nouvel exil2 ». Ce thème nous semble être un instrument de réflexion de la démocratie sur elle-même et sur ses fondements. Bien souvent, chez Homère et dans la tragédie, des luttes de pouvoir sont montrées comme étant à l’origine de ces exils : cette représentation est aussi une réflexion sur les exils tyranniques, contemporains sans doute d’Homère, mais plus des Tragiques. Pourtant, on ne peut être que frappé par ce paradoxe pour un genre contemporain de la démocratie : dans toutes les Tragédies, la très grande majorité des sujets se situe dans une période archaïque reconstituée, avec des exils qui lui sont propres. Ainsi qu’on a pu le voir, la tragédie laisse une place infime à l’exil démocratique et en montre surtout les défauts. Pourquoi alors s’interroger massivement sur des exils qui, dans l’actualité, n’ont plus court ?

1 2

L. BORDAUX, op.cit., p. 201. Ibid., p. 203.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Chez les Historiens, la représentation des exilés ne sert pas seulement à suivre l’évolution de l’exil pendant la période démocratique et oligarchique. Elle met en scène de véritables portraits tant d’anonymes que d’hommes illustres. Le rôle des exilés pendant la guerre, en dehors de Thémistocle ou d’Alcibiade, a souvent été limité à des interventions ponctuelles sans grand intérêt. Ainsi J. C. Riedinger, dans son Étude sur les Helléniques, Xénophon et l’histoire, évoque la « valeur anecdotique » des passages sur les exilés anonymes3. Pourtant il nous apparaît que leur fonction va au-delà de l’anecdote récurrente, chez Xénophon comme chez Hérodote et Thucydide : les exilés anonymes, comme un seul homme, participent souvent à relancer l’action dans le récit en attisant les inimitiés. À d’autres, il est même donné d’avoir, de la part des dieux, des informations sur l’évolution du conflit avant tout le monde ! En faisant se croiser les auteurs et les genres, des représentations communes apparaissent4. Une des particularités de l’exil est d’avoir un aspect profondément religieux qui n’est pas incompatible avec sa dimension législative. Souvent associé à la souillure, l’exil répond à la nécessité d’expier une faute, traditionnellement un meurtre, mais pas seulement. Le motif de la souillure est récurrent dans la représentation des exilés, tous genres confondus. La belle image de « la souillure dans les mains » de l’exilé, par exemple, évolue ainsi de façon autonome et n’est pas seulement comprise comme une métaphore mais prise parfois au pied de la lettre. L’idée même de souillure appartient, semble-t-il, à une dimension rituelle et religieuse qui est au fondement de la cité grecque pendant la période classique et que l’exil permet de mieux comprendre. Que serait, enfin, un exilé sans ses traditionnels malheurs ? Le registre lyrique leur accorde une grande place, mais les malheurs de l’exil ne constituent pas qu’un lieu commun artificiel. Les lois elles-mêmes réclament que l’exilé souffre, sans ses biens, sans confort, mis à l’écart du reste de la communauté. Une topologie peut même être dressée où la terre d’exil participe toujours à l’inconfort et à la précarité de cette situation, rappelant que l’exil est avant tout, sous sa forme pénale ou religieuse, une expiation. L’exil est majoritairement représenté, sans grande surprise certes, comme une épreuve et souvent redouté, à ce titre, comme un des plus grands malheurs de la vie. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de la solidarité et la malignité dont les exilés sont capables. Quand ils se regroupent, ils ont tôt fait de tourner leur mauvaise réputation à leur avantage et de manipuler sans vergogne les cités qui se déchirent pour 3 4

J.- C. RIEDINGER, Étude sur les Helléniques, Xénophon et l’histoire, Paris : Les Belles Lettres, 1991, p. 66, n. 3, à propos de Xénophon, Les Helléniques, I, 5, 19. Nous reprenons et développons plusieurs notions et cas présentés dans les chapitres de cette partie dans l’article suivant : GOUTTEFARDE, A., « Lieux communs et représentations littéraires des exilés » dans Political Refugees in the Ancient Greek World, dir. Laura Loddo, revue Pallas n°112, juin 2020, p. 93-106.

Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

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obtenir ce qu’ils veulent. On peut même dresser des portraits types du bon et du mauvais exilé à travers les descriptions qu’en font les auteurs archaïques et classiques. Dans une société qui se questionne sur les limites de ses institutions, ce n’est jamais anodin.

CHAPITRE 5 L’EXIL ET LES LUTTES DE POUVOIR CHEZ HOMÈRE ET LES TRAGIQUES : RÉFLEXION SUR LES EXILS TYRANNIQUES

En dehors des cas historiques de tyrans exilés ou d’exils qui ont réellement eu lieu pendant les périodes tyranniques, la littérature grecque s’interroge sur ce type d’exil que l’on nommera « tyrannique » afin de le distinguer de l’exil institutionnalisé de l’époque classique. Chez Homère d’abord, les cas d’exil rencontrés sont évidemment fictifs mais révélateurs des problématiques réelles soulevées pendant la période archaïque. Dans les tragédies de l’époque classique, alors même que l’exil existe politiquement, une réflexion abondante est amorcée autour de la raison principale de ces nombreux exils, à savoir encore les conflits intrafamiliaux impliquant la passation du pouvoir. Rares sont, à l’apogée de la démocratie athénienne, les pièces tragiques qui mettent en scène un processus démocratique d’exil. Celui-ci est bien plus souvent opéré de façon arbitraire : Athènes semble réfléchir à l’exil démocratique par le biais de l’exil tyrannique. Chez Hérodote enfin, on observe quelques cas d’exil de cet ordre, qui ne se réclament pas d’une punition politique mais familiale. Il est à chaque fois question de luttes de pouvoir entre dieux et humains, entre membres d’une même famille. Nous avons cherché à hiérarchiser les causes internes de ces exils tyranniques en observant à chaque fois les agents qui exilent – dieux ou hommes –, leur position par rapport au pouvoir et les raisons invoquées, quand il est possible de les étudier. Il apparaît ainsi que l’exil est présenté comme une punition divine chez Homère mais également dans la tragédie. C’est surtout une punition par ascendance familiale dans bon nombre de pièces, d’Eschyle à Euripide. En dehors de ces deux cas identifiés, nous serons amenée à discuter certains cas pour lesquels la limite entre le lien familial et le pouvoir est floue : c’est souvent d’ailleurs au sein de cette complexité que se noue, en dehors de l’intérêt de la pièce, un questionnement primordial sur le statut de l’exil dans la période archaïque et classique. Représenter un passé mythologique, au théâtre, permet de mieux questionner le présent1. 1

J. J. WINKLER et F. I. ZEITLIN, Nothing to Do with Dionysos ? Athenian Drama in Its Social Context, Princeton, 1990 ; J. GRIFFIN, « The Social Function of Attic Tragedy », CQ 48, 1998, p.39-61, ; R. SEAFORD, « The Social Function of Attic Tragedy : A Response to Jasper Griffin », CQ 50, 2000, p. 30-44, ; P. J. RHODES, « Nothing to Do with Democracy : Athenian Drama and the Polis », JHS 123, 2003, p. 104-19.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés I. UNE PUNITION DIVINE

Si les humains exilent ou chassent, c’est que les dieux le font aussi, ou, du moins, on imagine qu’ils imposent cette punition. Il n’est donc pas étonnant d’observer dans un corpus assez varié, d’Homère à Isocrate, des cas d’exils d’origine divine, même à des périodes où l’ostracisme est parfaitement établi. Que nous apprennent ces « histoires d’exil » d’origine divine sur la représentation que l’on se fait de cette pratique ? 1) Chez Homère

Dans L’Iliade et l’Odyssée, les premiers exils que nous rencontrons sont dans une très grande majorité imposés par une autorité divine. Un héros, une divinité ou un humain, qui s’est attiré la colère ou la haine des dieux, pour une raison qui n’est pas forcément explicitée, subit un châtiment qui est considéré comme pire que la mort : il est chassé de sa patrie ou de l’Olympe. Ainsi, Bellérophon, « à qui les dieux donnèrent tout ensemble la beauté et le charme viril »2 est le premier à subir ce châtiment. Ce jeune héros, descendant d’Éole et de Sisyphe doit affronter des épreuves imposées3 par le roi Proetos, après qu’il l’a chassé d’Argos, sous prétexte qu’il était « plus fort que lui »4. Il les remporte toutes et obtient la fille de ce dernier en épouse ainsi que des droits royaux5. Est-ce à cause de cette chance démesurée que Bellérophon tombe soudainement en disgrâce divine ? L’Iliade ne le dit pas mais le texte opère un rapprochement direct entre la haine soudaine des dieux et l’errance qui l’attend : « Quand Bellérophon a été haï par tous les dieux (ἀπήχθετο πᾶσι θεοῖσιν), il se mit à errer (ἀλᾶτο) seul par la plaine aléienne (κὰπ πεδίον τὸ Ἀλήϊον), rongeant son cœur et évitant la route des humains (πάτον ἀνθρώπων ἀλεείνων) »6. On ne retrouve pas chez Homère le vocabulaire de l’exil que l’on a défini précédemment, car on passe, dans cet extrait et dans les suivants, directement de la cause de l’exil, ici la colère, au fait d’errer loin de sa patrie. Ainsi, Bellérophon se retrouve près de la Cilicie, en Asie Mineure, bien loin de son Argolide natale : il est donc chassé de sa patrie, sans que cela soit explicité. C’est l’errance qui retient l’attention du poète : la similitude entre cette plaine Ἀλήϊον et le verbe ἀλάομαι indique que l’exil, quand il est une punition, n’est possible qu’au bout du monde grec connu. Chez Homère, ce verbe est

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Homère, Iliade, VI, v. 156-157. Notamment tuer certaines créatures chimériques. Homère, Iliade, VI, v. 158 Ce passage est raconté dans Homère, Iliade, VI, v. 153-199. Ibid.,v. 200-203.

Chapitre 5 : L’exil et les luttes de pouvoir

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employé comme un synonyme d’exiler7. Le vagabond – ὁ ἀλήτης – est souvent, dans la tragédie, assimilé à un exilé8. C’est également aux confins du monde que Zeus entend envoyer Héra pour la punir de vouloir la chute de Troie : Même si tu atteins les dernières limites de la terre et de la mer, là où Japet et Cronos se trouvent privés de la lumière du haut soleil et des vents, le profond Tartare autour d’eux, même si tu y arrives errante (ἀλωμένη), je me moque de ton mécontentement, car il n’y a pire chienne que toi.9

Cette menace terrible d’exil n’est finalement pas mise à exécution. C’est sans doute parce qu’Héra comprend que rien de pire ne peut l’attendre qu’« elle ne lui répondit rien10 », étouffant son courroux dans un silence rédempteur. Le contexte de cette discussion s’inscrit dans le cadre particulier de l’Iliade, où la guerre a lieu aussi bien sur terre que sur le mont Olympe, mais Zeus, avec cette menace, coupe justement court à tout débat, en montrant que l’exil, même pour une déesse, peut être une déchéance impitoyable et irrémédiable. Il ne précise pas clairement qu’il pourrait être à l’origine de cet exil, mais étant donné son statut et le ton véhément de la dispute, il ne pourrait en être autrement. Avec ces deux exemples, on constate que l’exil est de même ordre : d’abord la disgrâce auprès d’un ou des dieux, ensuite l’éloignement géographique à la marge du monde grec. Dans les deux cas, les indications sont très précises et, pour l’auditeur grec des chants de l’Iliade, représentent des lieux hostiles. Un même verbe est également employé : c’est bien l’errance qui est avant tout évoquée de manière explicite dans les deux exemples étudiés, mais comme on l’a vu, il fait suite à un éloignement en guise de punition, ce qu’on peut donc nommer « exil ». Ce qui est valable pour des divinités semble l’être également pour les hommes. Cette maxime contenue dans l’Iliade fait de l’exil un sort généralisé : Celui à qui (ᾧ) Zeus qui tonne fait un mélange de ses dons se heurte tantôt à la peine, tantôt à la joie. Mais s’il n’en obtient que des maux, il se trouve outragé, et la vile infortune le chasse à travers la terre divine (ἐπὶ χθόνα δῖαν ἐλαύνει) il erre (φοιτᾷ), estimé ni par les dieux, ni par les hommes.11

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Cet emploi est attesté par P. CHANTRAINE (dictionnaire étymologique, s. v.). On trouve également tous les dérivés du verbe πλανάομαι, qui signifie aussi « errer ». Voir le chapitre 7 « Les malheurs de l’exil ». Homère, Iliade,VIII, v. 479-483. Ibid., VIII, v. 484. Ibid., XXIV, v. 529-533.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

L’exil et l’errance se rejoignent de manière presque indissociable et à ce malheur s’ajoute ce qu’on a précédemment vu comme la haine des dieux. Le verbe « ἐλαύνει » est clairement identifiable comme un verbe de l’exil, que l’on retrouve couramment, mais son sujet n’est pas Zeus. On remarque qu’à l’instar de Bellérophon qui « évite la route des hommes », celui qui est frappé par un exil d’origine divine n’est pas le bienvenu. Ce passage demeure ambigu quant au destinataire de la punition par l’exil-errance : Achille, recueillant Priam à genoux devant lui, tente de lui expliquer que le chagrin est le lot des mortels12. Aussi le pronom relatif « ᾧ » pourrait-il légitimement désigner un « mortel », mais l’expression « ἐπὶ χθόνα δῖαν » pourrait être soit une périphrase pour l’Olympe, soit pour le monde grec connu, en dehors duquel il n’y a que des créatures du Tartare ou des Barbares. L’ambiguïté crée l’image poétique et il ressort de cette sentence que l’exil et l’errance font partie des pires malheurs qui puissent toucher humains et divinités. Point n’est question ici de la colère de Zeus ou de la haine des dieux, mais de la destinée des hommes. Dans l’Odyssée, c’est sans conteste un humain qui est en proie à cette punition divine avec le personnage d’Ulysse. Dès le chant I, on apprend que c’est Poséidon cette fois, et non Zeus, qui est à l’origine de l’exil d’Ulysse, puisque le dieu a été outragé : « Poséidon, soutien de la terre, sans mettre Ulysse à mort, le fait errer loin de sa patrie (πλάζει δ᾽ ἀπὸ πατρίδος αἴης13) ». Encore une fois, aucun verbe régulier de l’exil n’est ici présent, l’exil n’étant lui-même pas explicité, mais être loin de sa patrie (« ἀπὸ πατρίδος αἴης ») sans pouvoir y retourner est une notion qui s’en rapproche14. La dimension initiatique du parcours d’Ulysse et l’importance du thème de l’errance dans l’Odyssée, nous pousse à nous demander si Ulysse doit être compté lui aussi au nombre des exilés. La tradition critique est également dubitative15, et pour cause, car son cas est très complexe : il ne fait pas partie de la grande catégorie des exilés, volontaires ou contraints, pour meurtre et il n’est pas non plus pris dans une lutte de pouvoir qui l’aurait contraint à partir. Les raisons de son errance sont multiples et se rapprochent de la souillure sans lui être complètement assimilée. D’abord loin de sa patrie parce qu’il est parti à Troie, il est ensuite victime d’une malédiction sur le chemin du retour : celle, d’abord, du Cyclope16 et celle ensuite qu’engendre l’ouverture 12 13 14 15

16

Ibid., XXIV, v. 525-526. Homère, Odyssée, I, v. 75. Nancy SULTAN y voit une forme d’exil qu’elle nomme xenitia, selon le terme grec contemporain qui signifie « être étranger » (op. cit., p. 9). Voir T. BENATOUIL, « Ulysse est-il un exilé ? Quelques platoniciens et stoïciens face à l’Odyssée », à paraître dans F. PROST (éd.), Actes du colloque Le regard de l’exilé, aux éditions Garnier. Homère, Odyssée, IX, v. 527-535.

Chapitre 5 : L’exil et les luttes de pouvoir

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de l’outre d’Éole17. Deux actes impies sont scellés par deux condamnations orales, alors que la patrie d’Ulysse est déjà proche, puisqu’on voit, de l’île d’Éole, les feux des bergers d’Ithaque18. La première condamnation, celle du Cyclope, demeure légère. C’est d’abord une demande formulée à Poséidon : Écoute, ô soutien de la terre, ô dieu coiffé d’azur ! Retiens loin de chez lui ce pilleur de cités, Ulysse, qui est fils de Laërte et qui habite dans Ithaque, ou du moins, si le sort lui permet de revoir les siens et de retrouver son palais, au pays de ses pères, qu’il y rentre après bien des maux, sur un vaisseau d’emprunt, privé de tous ses gens, pour trouver le malheur chez lui !19

La seconde est un constat : Éole après avoir aidé Ulysse à reprendre la mer lui confie une outre qui enferme les vents, pour contrer la malédiction de Poséidon. À l’insu d’Ulysse, cette outre est ouverte par ses compagnons, et le navire retourne vers l’île. Éole refuse alors d’aider Ulysse et lui rappelle quelle condamnation pèse sur lui : Décampe en vitesse de l’île, opprobre des vivants (ἐλέγχιστε ζωόντων) ! Il ne m’est pas permis d’aider ni de ramener (ἀποπέμπειν) un homme qui est haï par les dieux bienheureux (ὅς κε θεοῖσιν ἀπέχθηται μακάρεσσιν).20

Chronologiquement, ce discours scelle sa condamnation à l’exil : Ulysse s’attire cette fois la haine de tous les dieux, lorsque l’outre d’Éole a été ouverte par ses compagnons, mais il avait déjà été condamné à l’exil et à l’errance sur la mer. De manière plus précise qu’Achille ne l’explique dans l’Iliade, l’exilé n’est pas seulement haï des dieux, mais il est également malvenu auprès des « vivants » : pas seulement parmi les humains donc, mais au milieu de toute forme de vie, semble-t-il, qui peuple le monde éclairé par les dieux. L’exil prononcé par un dieu et l’errance qui s’ensuit ne semblent faire qu’un. Une explication à la fois mythologique et étymologique de ce lien se trouve dans l’Iliade : « Erreur (Ἄτη) est la fille de Zeus qui trompe tous les hommes (πάντας ἀᾶται), la maudite. Elle a les pieds fins, et sans toucher la terre marche sur la tête des humains et leur fait du mal21 ». Zeus la rend responsable d’avoir fait naître Eurysthée qui impose à son fils Héraclès d’infamants travaux. Il décide de l’exiler loin de l’Olympe :

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Homère, Odyssée, X, v. 30-75. Ibid., X, v. 29-30. Ibid., IX, v. 527-535. Ibid., X, 72-75. Homère, Iliade, chant XIX, v. 91-94.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Vite, il saisit Erreur (Ἄτην) par sa tête aux tresses luisantes, le cœur plein de courroux, et jura par un grand serment que jamais plus ne reviendrait dans le ciel étoilé ni dans l’Olympe Erreur, qui trompe tous les hommes (Ἄτην, ἣ πάντας ἀᾶται22). Ayant ainsi parlé, il la jeta loin du ciel étoilé (ἔρριψεν ἀπ᾽ οὐρανοῦ ἀστερόεντος) après l’avoir fait tournoyer de sa main et bientôt elle atteint les cultures des hommes (ἔργ᾽ ἀνθρώπων).23

La menace faite par Zeus à Héra trouve ici son accomplissement : la divinité est exilée du monde des dieux, mais ne semble pas tomber aux confins du monde des hommes, puisque l’expression « ἔργ᾽ ἀνθρώπων » désigne un monde où les terres sont cultivées, où les hommes ne sont donc pas des Barbares. Zeus exile celle qui est responsable de l’errance physique et morale et de l’erreur, pour la rendre elle-même errante. Le verbe « ἔρριψεν » n’est pas un verbe courant de l’exil, son emploi est ici singulier, et en dehors de son contexte, pourrait n’avoir aucun rapport avec l’exil. 2) Dans la tragédie classique

Paradoxalement, le théâtre classique qui connait l’exil démocratique met beaucoup en scène les exils tyranniques sous toutes les formes que nous proposons d’étudier. La punition divine en fait partie. Prométhée, dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, apparaît dès le début de la pièce sous le coup d’une punition émanant de Zeus. Son châtiment qui se double d’un éloignement géographique le rend semblable, en partie, à un exilé. Pouvoir, dès son arrivée sur scène, emploie un vocabulaire digne du domaine judiciaire pour justifier auprès d’Héphaïstos l’acte qu’il doit accomplir, à savoir enchaîner Prométhée : Car ta fleur, la lumière du feu qui crée tous les arts, il l’a volée pour l’offrir aux mortels. Il faut donc qu’il soit condamné pour cette faute devant les dieux (τοιᾶσδέ τοι / ἁμαρτίας σφὲ δεῖ θεοῖς δοῦναι δίκην), pour qu’il apprenne à se résigner à la tyrannie de Zeus.24

Dès le début de la pièce, la situation de Prométhée est justifiée par ce qui ressemble à une sentence judiciaire. La punition est amenée par la proposition finale impersonnelle, dont le verbe principal est « δεῖ » et dont l’objet est « δοῦναι δίκην ». Le châtiment de Prométhée semble inévitable au regard de la justice qu’incarnent Zeus mais également les autres dieux (« θεοῖς » est le datif d’intérêt de « δοῦναι δίκην ») : le vol du feu que Prométhée a donné aux mortels est considéré comme une faute 22 23 24

Le substantif ἄτη est un dérivé du verbe ἀάω (voir P. CHANTRAINE, op. cit., s. v.) : ils sont ici employés conjointement. Homère, Iliade, chant XIX, v. 126-131. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 6-10.

Chapitre 5 : L’exil et les luttes de pouvoir

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(« ἁμαρτίας ») ce qui fait de ce dernier un « λεωργόν 25», un criminel et même l’ennemi de Zeus (« ἐχθρόν26 »). Prométhée serait coupable aux yeux d’une justice qui touche tous les dieux mais que semble présider Zeus. Pouvoir et Force attachent Prométhée à un rocher, car c’est là « ἐντολὴ Διός27 », une mission de Zeus. Le pouvoir qu’il exerce est d’ailleurs qualifié de « τυραννίδα28 » : il est le seul à en être le détenteur. Aussi Prométhée en donnant le feu aux mortels a-t-il nui à cette cité divine que représentent les autres dieux et Zeus : « Tu as fait don d’honneurs aux mortels, en outrepassant le droit (πέρα δίκης)29 ». L’intérêt commun des dieux est incarné par une « δίκη » : ce terme suggère l’idée que, bien que l’intrigue concerne le monde des Olympiens, un système judiciaire règne parmi eux, comme chez les humains. Chez Euripide, Zeus est également à l’origine d’un exil tyrannique, celui d’Ino, qui est évoqué dans la pièce Médée, mais il est aussi question d’un exil opéré par Dionysos dans Les Bacchantes, ce qui est moins traditionnel. Dans Médée d’Euripide, c’est l’exemple d’Ino qui est invoqué par le chœur, au moment où les cris des enfants retentissent sous les coups de Médée : μίαν δὴ κλύω μίαν τῶν πάρος γυναῖκ᾽ ἐν φίλοις χέρα βαλεῖν τέκνοις, Ἰνὼ μανεῖσαν ἐκ θεῶν, ὅθ᾽ ἡ Διὸς δάμαρ νιν ἐξέπεμψε δωμάτων ἄλαις : πίτνει δ᾽ ἁ τάλαιν᾽ ἐς ἅλμαν φόνῳ τέκνων δυσσεβεῖ, ἀκτῆς ὑπερτείνασα ποντίας πόδα, δυοῖν τε παίδοιν συνθανοῦσ᾽ ἀπόλλυται.30 J’ai entendu dire qu’une seule femme, autrefois, avait frappé ses chers enfants, Ino, que les dieux avaient rendue folle, quand l’épouse de Zeus l’avait chassée de chez elle dans des courses errantes. Elle se lança, la malheureuse, dans la mer, pour tuer ses enfants dans un meurtre impie, ayant bondi du haut du promontoire marin, et elle mourut en tuant ses deux enfants ensemble.

Ino n’est pas traditionnellement connue pour avoir été exilée, mais il semblerait que, chez Euripide, ce thème ait été développé pour faire écho à l’exil de Médée qui est double : exilée volontairement de chez elle après avoir tué son frère, elle est officiellement bannie par le roi pour s’être opposée à lui. Elle est, par ailleurs, la sœur d’Agavé : la punition qui frappe 25 26 27 28 29 30

Ibid., v. 5. Ibid., v. 120. Ibid., v.12. Ibid., v. 10. Ibid., v. 30. Euripide, Médée, v. 1282-88.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

son père et sa sœur dans les Bacchantes31 s’opère pour elle aussi, dans d’autres circonstances. Un rapport direct est, de plus, établi dans le texte entre la folie d’Ino (μανεῖσαν ἐκ θεῶν) et son exil, par la conjonction de subordination ὅτε, et, de fait, avec le meurtre des enfants et le suicide d’Ino : c’est son exil, plus que la colère d’Héra ou la haine des dieux, qui lui aurait fait perdre la raison. La pièce des Bacchantes d’Euripide s’ouvre et se termine sur des exils prononcés par Dionysos. Le dieu rappelle d’abord qu’il a exilé les sœurs de sa mère Sémélé, parce qu’elles prétendaient qu’il n’était pas né de Zeus mais d’un simple mortel : Aussi les ai-je aiguillonnées, comme un taon, loin de leur demeure (αὐτὰς ἐκ δόμων ᾤστρησ᾽ἐγὼ). Elles habitent la montagne, frappées de délire. Je les ai forcées à porter les insignes de mes mystères orgiaques, et toute la gent féminine née de Cadmée, toutes les femmes, je les ai rendues folles, loin de leurs demeures (ἐξέμηνα δωμάτων)32.

À la fin de la pièce, le même sort attend Cadmos et sa fille Agavé, après que celle-ci a pris conscience qu’elle avait tué et démembré son propre fils. Cadmos, d’abord, avant même que Dionysos ne lui annonce cette sentence, sous forme de prédiction et non d’ordre33, sait qu’il sera chassé : « Maintenant je vais être chassé de mon palais en infâme (ἐκ δόμων ἄτιμος ἐκβεβλήσομαι)34 ». Agavé se joint à cet exil, sans que Dionysos ne l’ait demandé35 et pour eux deux un avenir fait d’une douloureuse errance se dessine : Ô mon enfant, dans quel terrible malheur nous sommes tombés, toi, malheureuse, et tes sœurs chéries, ainsi que moi, misérable ! Je m’en irai chez les Barbares, en vieillard et en étranger (βαρβάρους ἀφίξομαι / γέρων μέτοικος). Il m’est encore prédit que je conduirai en Grèce une horde barbare. Quant à la fille d’Arès, Harmonie, mon épouse, métamorphosée comme moi-même en dragon sauvage, je la mènerai contre les autels et les tombeaux des Grecs, guidant les lances ennemies. Je ne verrai pas de fin à mes malheurs, pauvre de moi et même après avoir traversé l’Achéron qui mène sous la terre je ne trouverai pas le repos.36 31 32 33 34 35

36

Écriture et représentation de Médée (431 av. J.-C.) sont antérieures à celles des Bacchantes (405 av. J.-C.). Euripide, Les Bacchantes, v. 32- 36. Euripide, Les Bacchantes, v. 1330-1343. Le futur de l’indicatif est majoritairement employé. Ibid., v. 1313. Ibid., v. 1350 : « De terribles exils [...] nous sont donnés (δέδοκται [...] τλήμονες φυγαί) ». À ce titre, Agavé s’exile volontairement avec son père pour une raison qu’elle explique plus loin : « Privée de toi, mon père, je serai moi aussi exilée (φεύξομαι) » (ibid., v. 1363). Ibid., v. 1352-1362.

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À l’installation provisoire – que désigne le substantif μέτοικος – chez les Barbares, loin du monde grec, succédera une errance psychologique que Cadmos prévoit éternelle. D’une façon plus surprenante, dans l’Hélène d’Euripide, la figure éponyme représente son départ à Troie comme un exil37 imposé par Héra : ἐμὲ δὲ πατρίδος ἄπο κακόποτμον ἀραίαν ἔβαλε θεὸς ἀπό τε πόλεος ἀπό τε σέθεν38 La déesse me jeta, malheureuse et maudite que je suis, loin de ma patrie, de ma cité et de toi (Ménélas).

Les exils de ces personnages d’Euripide se ressemblent grâce aux expressions employées : la provenance est marquée par le groupe prépositionnel « ἐκ δόμων39 » ou le génitif de provenance « δωμάτων40 » et l’emploi de verbe eux-mêmes caractérisés par le préfixe ἐκ-41 ou, pour le cas d’Hélène, des groupes prépositionnels en ἀπό. L’exil imposé par Zeus est, de manière générale, effectué depuis la demeure familiale et royale mais s’étend au royaume entier. 3) Un cas marginal chez Isocrate

Dans un tout autre contexte, dans le Busiris d’Isocrate, l’exil et l’errance sont également associés à une punition divine. Ce sont, cette fois, les poètes qui en sont frappés, pour avoir représenté les dieux de manière indigne : Mais, pour vous, loin de tenir compte de la vérité, vous vous êtes attachés aux calomnies inventées par les poètes, qui ont accusé les enfants des dieux d’avoir commis et supporté de plus grandes indignités que les enfants des hommes les plus impies, et qui ont employé à l’égard des dieux eux-mêmes des paroles telles qu’aucun homme n’oserait en proférer de semblables à l’égard de ses ennemis. Les poètes, en effet, ont accusé les dieux non seulement de larcin, d’adultère, de service mercenaire chez les hommes ; ils les ont aussi représentés comme ayant mangé leurs enfants, mutilé leurs pères, enchaîné leurs mères, et s’étant rendus coupables d’une foule d’autres crimes (ἀνομίας). Pour cela, ils n’ont pas reçu des châtiments proportionnés (τὴν μὲν ἀξίαν δίκην οὐκ ἔδοσαν), mais du moins n’ont-ils pas fui 37 38 39 40 41

Euripide, Hélène, v. 934 : Hélène parle également de « quitter l’errance amère (τὴν δ᾽ἐνθάδ᾽ ἐκλιποῦσ᾽ ἀλητείαν πικρὰν) » de sa vie à Troie. Ibid., v. 694-695. Euripide, Les Bacchantes, v. 32 et v. 1313. Ibid., v.36 ; Euripie, Médée, v. 1285 « Ἐξέμηνα » (Les Bacchantes, v. 36) ; « ἐκβεβλήσομαι » (Les Bacchantes, v. 1313) ; « ἐξέπεμψε » (Médée, v. 1285)

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés impunément (οὐ μὴν ἀτιμώρητοί γε διέφυγον). Les uns sont devenus errants (ἀλλ’οἱ μὲν αὐτῶν ἀλῆται) et privés des nécessités du quotidien (τῶν καθ’ἡμέραν ἐνδεεῖς) ; d’autres sont devenus aveugles (οἱ δ’ἐτυφλώθησαν) ; un autre, exilé de sa patrie (ἄλλος δὲ φεύγων τὴν πατρίδα), a combattu jusqu’au terme de sa vie contre les hommes de son sang ; enfin le principal auteur de ces fictions impies, Orphée, a péri déchiré et mis en pièces. Par conséquent, si nous sommes sages, nous n’imiterons pas leurs discours ; et, quand nous faisons des lois pour empêcher les calomnies réciproques entre les citoyens, nous ne tolérerons pas une telle liberté de parole envers les dieux (τῆς δ’εἰς τοὺς θεοὺς παρρησίας ὀλιγωρήσομεν) ; nous veillerons sur nous-mêmes, nous considérerons comme également impies (ἀσεβεῖν) les auteurs de ces fables et ceux qui les croient.42

Le rapport entre le crime (ἀνομίας) et la punition (τὴν μὲν ἀξίαν δίκην οὐκ ἔδοσαν) est mentionné, mais est jugé insuffisant par l’orateur. Alors que chez Homère, l’errance aux confins du monde semble être un des pires châtiments qui soient, elle n’est plus ici qu’un moindre mal, comme le montrent, dans l’expression « οὐ μὴν ἀτιμώρητοί γε διέφυγον » la prétérition et l’emploi des particules « μὴν » et « γε ». Néanmoins, on ne peut s’empêcher de voir dans ces poètes maudits des personnages tragiques, et non homériques, le souvenir lointain d’Œdipe, errant et aveugle, exilé de sa patrie à la recherche d’une terre d’accueil, dans un monde où ni les dieux ni les hommes ne voudraient de lui. Les cas évoqués sont différents et demeurent anonymes, seul Orphée, le pire d’entre tous, est nommé : un premier groupe d’hommes est constitué d’errants démunis, un second d’aveugles, un seul individu ensuite est évoqué, l’anonyme exilé qui a combattu contre les siens, et enfin Orphée, qui est mort de son « crime ». Les poètes anonymes dont il est question dans ce passage pourraient être Homère, le poète aveugle par excellence, Stésichore, frappé de cécité pour avoir médit d’Hélène dans ses vers ; l’exilé qui combattit les siens serait Archiloque, exilé de Paros et devenu soldat mercenaire, ou peut-être Alcée. Les deux premiers groupes de poètes, bien que distincts l’un de l’autre par les particules « οἱ μέν » et « οἱ δέ », pourraient n’en faire qu’un : l’errance et la cécité vont souvent de pair. Il y a par ailleurs un parallèle évident entre le verbe « διέφυγον » qui regroupe l’ensemble des poètes et le verbe « φεύγων » attribué au poète anonyme : le radical commun exprime l’idée d’une fuite loin de la punition méritée, loin de la patrie également et enfin l’exil. Tous ces malheurs, enfin, sont attribués aux dieux eux-mêmes et invitent à fuir l’impiété des créations poétiques. Les exils d’origine divine ont pour victimes les dieux43, les humains44 et les demi-dieux45 qui sont indifféremment touchés par cette punition. Même si tous 42 43

Isocrate, Busiris, 38-40. Héra, Erreur et Prométhée.

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les dieux peuvent avoir le pouvoir d’exiler46, trois sont explicitement nommés : Zeus est le principal auteur des exils rencontrés47, tandis que sa sœur et épouse Héra48, son frère Poséidon49 et son fils Dionysos50 font tous partie de l’étroite sphère de Zeus. Si les motifs varient en fonction de chaque cas, une constante apparaît quand Zeus est l’instigateur de la punition : elle vise toujours à éloigner ou sanctionner une divinité qui s’est opposée à son pouvoir ou qui l’a remis en cause51. Les autres motifs de punition par exil ne touchent que les demi-dieux et les humains : ils peuvent se regrouper autour des notions d’impiété et de démesure52, mais demeurent parfois vagues53. L’exil viserait d’abord clairement à assoir une autorité tyrannique en place, celle de Zeus, puis de manière plus large, à punir des excès de tout ordre, physiques et verbaux, qui portent atteinte à l’honneur des dieux, donc à préserver leur autorité sur les humains. Les verbes ou expressions qui désignent l’exil sont rares, car ce phénomène est éludé au profit d’une insistance sur l’errance. L’exil et l’errance vont dès lors de pair : en éloignant le fautif loin de l’endroit où cette autorité divine était à sa portée – un endroit béni des dieux – il n’est plus que l’ombre de lui-même, car il a basculé dans un monde hostile54 que n’éclaire plus le « Soleil dont le regard voit tout55 », et ne sait plus où porter ses pas. Les cas d’exils divins sont très minoritaires mais les motifs retenus – l’opposition au pouvoir, l’impiété et la démesure – sont abondamment invoqués pour les exils politisés que nous verrons par la suite. 44 45 46

47 48 49 50 51

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53

54 55

Ulysse, Cadmos, les poètes. Bellérophon, les sœurs de Sémélé, Ino. Dans le cas de Bellérophon, il n’y a aucune précision et dans celui des poètes maudits d’Isocrate, il est simplement suggéré que les dieux offensés sont à l’origine des malheurs des poètes. Il menace d’exil Héra, exile de manière universelle les hommes et les dieux quand c’est leur destinée, exile Erreur et Prométhée. Exile Ino. Exile Ulysse. Exile les sœurs de Sémélé et Cadmos. Héra est menacée d’exil pour défendre des intérêts opposés à ceux de Zeus dans la guerre de Troie ; Erreur est coupable d’avoir berné Zeus et d’avoir fait naître Eurysthée ; Prométhée, enfin, s’est opposé à la toute puissance de Zeus en donnant le feu aux humains. Bellérophon a « trop de chance » ; Ulysse en crevant l’œil du Cyclope et ouvrant l’outre d’Eole a manqué de respect aux dieux ; les sœurs de Sémélé, ainsi que Cadmos ont outragé Dionysos, pour les premières en déniant son origine divine, pour Cadmos, le motif est flou : ne pas avoir empêché le meurtre de Penthée le rend peut-être impie ; les poètes sont clairement accusés d’impiété. Les humains et les dieux peuvent recevoir des jarres de Zeus l’exil et l’errance comme destinée ; Ino n’est accusée de rien de précis ; il est possible que le meurtre de Penthée soit reproché à Cadmos, autant que l’impiété de ses filles : ce serait pour cette raison qu’Agavé, la meurtrière, s’associe à l’exil de son père. C’est le seul cas d’exil pour meurtre comme punition divine, qui demeure toutefois flou. Ce monde est souvent situé précisément. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 91.

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II. UNE PUNITION PAR ASCENDANCE Dans la perspective de l’étude d’un exil non politisé, nous avons cherché s’il existait des cas d’exils faits par une figure d’autorité qui ne soit pas un chef d’État, quel que soit le régime politique. Or, il n’y a pas d’exemple de père ou de mère sans autorité politique qui exile son enfant. Après les dieux, les rois et les reines exilent donc, loin du palais, cellule familiale d’abord mais avant tout cellule du pouvoir. Ainsi qu’on l’a vu, quand l’endroit d’où l’on exile est mentionné, il est toujours un lieu symbolique de la cellule représentée : le ciel étoilé (« ἀπ᾽ οὐρανοῦ ἀστερόεντος 56») pour le monde des dieux, la maison ou le palais (« ἐκ δόμων57 » ; « δωμάτων58 ») pour la famille ou la patrie. Même s’il n’est pas toujours question de lutte directe pour le pouvoir dans les causes de l’exil invoquées, dans la mesure où les enfants sont chassés, les rois qu’ils pourraient devenir le sont également. L’exil, dans ce cas, trouve toujours un prétexte, semble-t-il, pour préserver un pouvoir menacé. 1) Pères et rois exilent

Io, dans le Prométhée enchaîné, raconte comment son père, par crainte du courroux de Zeus dont elle a refusé les offres de mariage59, la chasse de la demeure familiale : [Une réponse d’oracle] recommandait sagement et disait [à mon père] de me mettre hors de chez moi et de ma patrie (ἔξω δόμων τε καὶ πάτρας ὠθεῖν ἐμέ) pour que j’erre, abandonnée à moi-même, jusqu’aux montagnes les plus extrêmes de la terre (ἄφετον ἀλᾶσθαι γῆς ἐπ’ἐσχάτοις ὅροις), sinon, un tonnerre rouge feu s’abattrait depuis Zeus pour détruire toute sa famille. Persuadé par ce genre de prophéties de Loxias, mon père m’a, malgré lui et malgré moi, chassée et exclue de chez moi (ἐξήλασέν με κἀπέκλῃσε δωμάτων / ἄκουσαν ἄκων.60

Io est doublement exilée de chez elle : elle est d’abord chassée de son foyer puis de sa patrie. Son père Inachos est en effet également roi d’Argos. La dissociation de ces deux termes met paradoxalement en lumière leur proximité : parce que Io est chassée de la demeure familiale, elle n’est donc plus reliée d’aucune manière à sa patrie. Io, de plus, est condamnée à

56 57 58 59 60

Homère, Iliade, v. 130. Euripide, Les Bacchantes, v. 32 et v. 1313. Ibid., v. 36 ; Médée, v. 1285. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 645-54. Ibid., v. 664-72.

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l’errance (« ἀλᾶσθαι ») sans but. Le grand nombre d’occurrences61 qualifiant cet état indique que c’est bien là une des punitions62 que lui inflige le dieu. Le malheur qui touche Io est certes l’exil, mais plus grave encore, l’errance sans fin : Io n’est pas recluse dans un endroit du monde, puisque nulle part elle ne peut être chez elle. Elle est exilée du monde des humains. C’est cette situation qui confine le personnage dans une forme de folie, un exil total de soi, une perte de l’identité, en ce qu’elle ne se sait pas appartenir à un lieu. Cette déclaration le laisse entendre : « De trop longues errances m’ont suffisamment brisée (ἄδην με πολύπλανοι πλάναι / γεγυμνάκασιν)63 ». Le nom commun πλάνη fait l’objet d’une figure dérivationnelle, puisqu’il est aussi contenu dans l’adjectif qualificatif « πολύπλανοι », littéralement, ce sont des « errances aux multiples errances ». Cette figure apporte l’idée, confirmée par le reste de la phrase, que l’errance est pour Io un cercle vicieux et interminable. « πολύπλανοι πλάναι » est sujet du verbe « γυμνόω » qui signifie « mettre à nu, dépouiller » tandis que le pronom personnel « με » est complément d’objet direct de ce verbe. Io est donc passive vis-à-vis de ces errances. Le verbe « γυμνόω » doit être vu comme une métaphore car le dénuement physique ici évoqué renvoie au dénuement psychologique que Io essaie d’exprimer. Cet exil semble sans retour possible, puisque c’est le père de Io lui-même qui l’a chassée dans la crainte des menaces de Zeus : « πυρωπόν [...] κεραυνόν64 », un tonnerre de feu, pourrait anéantir toute sa famille (« πᾶν [...] γένος65 »). Aussi Io a-t-elle été sacrifiée au profit de sa famille et chassée de chez elle. Ainsi, un retour n’est pas envisageable de ce fait : Io ne peut plus appartenir à une famille ni même à une patrie tant la malédiction qui la poursuit est puissante. Elle est exilée de la vie humaine ainsi que son apparence physique en atteste également. Par ailleurs, Io erre loin de sa terre d’origine, elle est déjà aux confins de la terre (« γῆς ἐπ’ἐσχάτοις ὅροις66 »). L’arrivée de Io n’est pas le fait de sa volonté mais semble s’expliquer par sa condition de bannie. Io déclare : « Je suis chassée de pays en pays (γῆν πρὸ γῆς ἐλαύνομαι67) ». Sans être un but, cette extrémité du monde est un terme, celui de l’errance : chassée de partout, elle a été repoussée jusqu’aux confins de la terre. Pourtant si son arrivée à l’endroit où Prométhée est retenu est un terme, c’est là « πορείας [...] τέρμα68 », la fin de sa marche sans être celle de 61

62 63 64 65 66 67 68

Ce sont ces πλάναι qui définissent Io au cours de cette pièce: ibid., v. 573; v. 578, v. 585, v. 622, v. 738, v. 784, v. 788, v. 820 ; v. 608, elle se nomme « δυσπλάνῳ παρθένῳ », « la vierge errante ». Io est également transformée en vache par Zeus. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 585-86. Ibid., v. 668. Ibid., v. 669. Ibid., v. 666. Ibid., v. 682. Ibid., v. 823.

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son exil. Io arrive en quelque sorte sur la terre mythique des exilés, celle des « anormaux », des « autres », que le reste des humains a rejetés. Ce « γένος » qui lui semble si étrange est en fait aussi le sien : elle-même ne fait plus désormais partie de la race humaine et de la terre humaine. Son exil n’est pas seulement géographique, il concerne un exil loin d’un ensemble humain : dès lors, Io est atteinte de folie et sait que son exil est sans retour possible. C’est encore un père et roi qui exile son fils, chez Hérodote : Je suis le fils de Gordias fils de Midias, je m’appelle Adraste et, pour avoir tué sans le vouloir mon propre frère, je viens ici, exilé par mon père et sans nulle ressource (πάρειμι ἐξεληλαμένος τε ὑπὸ τοῦ πατρὸς καὶ ἐστερημένος πάντων).69

Le motif de l’exil d’Adraste est le meurtre de son frère bien qu’il soit involontaire ; l’exil qui en résulte, bien que cela ne soit pas précisé, est effectué loin de la patrie d’origine, la Phrygie. Adraste se réfugie en effet chez le roi Crésus, en Lydie où il obtient l’hospitalité et une purification pour son crime. Adraste n’est toutefois pas un fils comme les autres, puisque son père est également roi : l’a-t-il exilé en tant que père ou en tant que roi ? Il est difficile de trancher et bien souvent ces deux statuts se mélangent. Dans l’Hippolyte d’Euripide enfin, il est tout aussi difficile de trancher, lorsque Thésée doit prendre une décision concernant son fils, après qu’il a compris que son épouse nourrissait pour Hippolyte des sentiments interdits : Je vais de plus le chasser de cette terre (ἐξελῶ σφε τῆσδε γῆς), et il sera frappé par l’un ou l’autre de ces deux sorts : ou bien Poséidon l’enverra aux demeures de l’Hadès (εἰς Ἅιδου δόμους), ou bien chassé de ce pays, errant et pauvre, il traînera sa pauvre vie sur la terre étrangère (ἢ τῆσδε χώρας ἐκπεσὼν ἀλώμενος / ξένην ἐπ᾽ αἶαν λυπρὸν ἀντλήσει βίον).70

Cette hésitation est à relier à une loi de Solon qui punit l’adultère par la mort. Or, si Thésée est si sûr qu’il y a eu adultère, il devrait tuer son fils. Hippolyte s’en défendant, le roi est partagé : l’exil apparaît finalement comme la solution la plus acceptable71. Ainsi, Hippolyte n’est plus une menace ni pour son foyer ni pour son pouvoir : « Pars loin d’ici, sur le champ, pour l’exil (ἔξερρε γαίας τῆσδ᾽ ὅσον τάχος φυγάς), et qu’Athènes bâtie par les dieux ne te revoie jamais, ni les confins jusqu’où règne ma

69 70 71

Hérodote, I, 35, 3. Euripide, Hippolyte, v. 893-897. Hippolyte lui-même ne comprend pas cette hésitation : « Si tu étais mon fils, je te punirais non d’exil (φυγαῖς ἐζημίουν) mais de mort, si je pouvais penser que tu eusses touché à ma femme » (ibid, v. 1042- 44).

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lance72 ». L’exil d’Hippolyte loin du palais est même souhaité le plus loin possible : Hippolyte : – [...] Tu me chasseras loin d’ici (μ᾽ ἐξελᾷς χθονός) ? Thésée : – Par-delà la mer et les bornes de l’Atlantique (πέραν γε πόντου καὶ τόπων Ἀτλαντικῶν), si j’en avais le pouvoir, tant je te hais73.

Les exils effectués par les pères sont définitifs et leur mise en place rapide, malgré des réticences (« ἄκων »74), et sans aucune pitié : dans une terre hostile pour Io, sans ressources pour Adraste (« ἐστερημένος πάντων »75), et avec une haine manifeste pour Hippolyte. 2) Mères et reines sont causes d’exil

Les femmes haut placées ont également le pouvoir de chasser. Les deux cas connus de femmes qui chassent concernent deux reines : Clytemnestre, reine de Mycènes, et une reine perse et sœur de Darius. Chez Eschyle, Clytemnestre bannit ses deux enfants, Oreste et Électre, après avoir tué son mari Agamemnon, de retour de Troie, avec l’aide d’Égisthe qui accède au pouvoir auprès d’elle. Oreste et Électre ne sont cependant pas exilés dans les mêmes conditions. Il apparaît très clairement, dans la bouche d’Électre, que son frère et elle-même ne sont pas au même niveau, dans cette condition de l’exil qu’ils partagent. Oreste semble avoir une supériorité sur sa sœur. Électre se rend auprès du tombeau de son père pour lui offrir des libations. Alors qu’elle n’a pas encore retrouvé son frère, elle évoque leur double statut : […] ἐποίκτιρόν τ᾽ἐμὲ φίλον τ᾽ Ὀρέστην φῶς ἄναψον ἐν δόμοις. πεπραμένοι γὰρ νῦν γέ πως ἀλώμεθα πρὸς τῆς τεκούσης, ἄνδρα δ᾽ἀντηλλάξατο Αἴγισθον, ὅσπερ σοῦ φόνου μεταίτιος. κἀγὼ μὲν ἀντίδουλος, ἐκ δὲ χρημάτων φεύγων Ὀρέστης εστίν […].76 Lamente-toi sur moi et sur mon cher Oreste et allume une lumière dans notre maison ! Vendus, maintenant nous errons, du fait de celle qui nous a enfantés. Elle a pris, en échange, comme mari, Égisthe, qui a participé au 72 73 74 75 76

Ibid., v. 973- 95. Ibid., v. 1052-54. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 664-72. Hérodote, I, 35, 3. Eschyle, Les Choéphores, v. 130-136.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés meurtre qu’elle a commis. Quant à moi, je suis traitée en esclave et Oreste est en exil, loin de ses biens.

Électre commence ses prières de libation avec des invocations à Hermès, aux pouvoirs souterrains (« δαίμονες77 ») et à la Terre elle-même « qui, seule, enfante tous les êtres, les nourrit, puis en reçoit à nouveau le germe (κῦμα) fécond 78», qui sont parallèles à celles que fait Oreste, au début de la pièce à Hermès χθόνιος79. Aussi, quand Électre évoque, immédiatement après, les morts (φθιτοῖς80) auxquels elle offre ses libations, elle reconnaît paradoxalement, sur le tombeau81 de son père, les doubles fonctions des pouvoirs chtoniens : porteurs de vie et porteurs de mort. Ces considérations sont importantes dans la mesure où c’est bien une mort, celle d’Agamemnon, qui est à l’origine de la situation qu’Électre décrit plus tard – situation qui est en quelque sorte une mort pour Électre et Oreste –, mais il est intéressant de constater qu’Électre semble envisager un retour à la vie, une fin possible de l’exil. Si la mort est évidemment évoquée par la présence même du tombeau, on pourrait envisager que la vie qu’apporte la Terre réside en une promesse de la fin de l’exil, promesse qu’incarne Oreste82. Électre rappelle que son frère et elle ont été vendus (« πεπραμένοι »). Ce premier état explique le second, celui de l’errance (« νῦν γέ πως ἀλώμεθα ») : l’utilisation d’un participe parfait à valeur résultative et d’un adverbe de temps (« νῦν »), à valeur non pas générale mais ponctuelle, nous ramène à cette idée que dans l’esprit d’Électre, même si cet état est insupportable, il n’est pas envisagé comme éternel. Si le tombeau possède une grande valeur symbolique, c’est qu’il existe une adéquation entre les responsables du meurtre d’Agamemnon et ceux de l’exil d’Électre et Oreste. La principale responsable, Clytemnestre, est évoquée par la périphrase « πρὸς τῆς τεκούσης » : elle est dénuée de toute valeur affective et ramenée à sa seule fonction procréatrice. Par ailleurs, même si son complice, Égisthe, est mentionné dans le même vers (ainsi, symboliquement, « τῆς τεκούσης, ἄνδρα » réunit le duo meurtrier), c’est encore Clytemnestre qui est tenue pour responsable : le sujet de « ἀντηλλάξατο » est bien Clytemnestre. Le préfixe « ἀντι- » renforce l’abomination de l’échange qui a eu lieu : à ses deux enfants, Clytemnestre a préféré un homme qui n’est pas légitimement le sien. Cet 77 78 79 80 81

82

Ibid., v. 125. Ibid., v. 127-128. Euripide, Oreste, v. 1. Ibid., v. 129. Τάφος vient de « θάπτω », ensevelir, enterrer. Ce nom désigne aussi bien « la cérémonie funèbre » que « la tombe ». Le sens originel de ce verbe est d’abord lié à l’action de creuser: cette signification générale apparaît dans le dérivé « τάφρος », « fosse, fossé ». En effet, v. 236, Oreste est appelé « ἐλπὶς σπέρματος σωτηρίου » ; « σπέρματος » rappelle le « κῦμα » du v. 128, la vie qui semble jaillir du tombeau à travers Oreste et bien sûr l’espoir (« ἐλπὶς ») de renouer avec le droit royal que symbolise également le tombeau d’Agamemnon.

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affront touche donc autant les enfants qu’Agamemnon lui-même, auquel sont aussi destinées ces paroles. Tout au long de la pièce, ainsi que dans les Euménides, ce qui justifie le sentiment d’injustice lié à ce double exil trouve son faire-valoir dans la monstruosité du meurtre d’Agamemnon, que le chœur, qui semble ignorer la situation d’Électre et d’Oreste, a vu et vivement critiqué. Aussi semble-t-il déjà manifeste, et de plus en plus évident, que l’injustice de l’exil pourra être réparée quand l’injustice du meurtre d’Agamemnon le sera. Oreste et Électre ont été clairement chassés de chez eux : Clytemnestre, après avoir tué Agamemnon, invite Égisthe à régner dans le palais avec elle83. Oreste, qui constituait principalement une menace, parce qu’il est l’héritier d’Agamemnon84, a été écarté du royaume, ainsi que sa sœur. Cette hiérarchie naturelle, au vu de la passation des pouvoirs, semble se retrouver dans l’exil lui-même : Électre ne se situe pas, en effet, au même niveau que son frère, car elle est seulement « ἀντίδουλος » quand Oreste est « φεύγων ». Le scholiaste Triclinius ne met pas en avant cette hiérarchie et voit une égalité dans la servitude. Il interprète ainsi le mot « ἀντίδουλος » comme un synonyme de « ἰσόδουλος, ἐν δούλης τάξει (dans une servitude égale, en état de servitude)85 ». En effet, ceci est possible dans la mesure où « ἀντίδουλος » fait partie de ces composés en ἀντί- qu’utilise Eschyle pour signifier l’égalité86. De même G. Thomson considère qu’il s’agit ici d’une égalité et non d’une hiérarchie : « Ils se voient ensemble tous les deux comme des exilés, ensemble tous les deux comme vendus pour être esclaves87 ». Pourtant, il nous apparaît assez significatif que cette hiérarchie existe, bien qu’il soit indéniable que tous deux sont exilés. En effet, alors qu’Électre parle d’elle-même, les mots qui la concernent (« κἀγὼ μὲν ἀντίδουλος88 ») ne prennent qu’un demi-vers, tandis que les expressions qui concernent Oreste, celui-là même étant absent, prennent deux demi-vers (« ἐκ δὲ χρημάτων / φεύγων Ὀρέστης εστίν89 »). De plus, alors qu’un adjectif qualificatif est l’attribut du sujet « κἀγώ », c’est un participe présent, celui du verbe de l’exil φεύγω, employé de manière occasionnelle en tant qu’adjectif qualificatif qui est l’attribut du sujet « Ὀρέστης », il garde en conséquence une valeur active, transitoire, que le premier adjectif qualificatif 83 84

85 86 87 88 89

Eschyle, Agamemnon, v.1672-74. Dans l’Agamemnon, le chœur cherche à dissuader Égisthe de suivre Clytemnestre en évoquant cette éventuelle prise de pouvoir : v.1646-48. Aucune mention n’est faite d’Électre. G. DINDORF Aeschyli Tragoediae et deperditarum Fragmenta, Olms, 1962, ad loc. et O. L. SMITH, Scholia in Aeschylum, Leipzig, 1976, ad loc. Cf. Eschyle, Les Euménides, v. 38 : ἀντίπαις, « comme un enfant » ; v. 136 et v. 466: ἀντίκεντρα, « comme des aiguillons ». G. THOMSON, The Oresteia of Aeschylus, Cambridge, 1938, 2 vol., vol. 2, v. 132 : « They regard themselves both as exiles, both as sold into slavery ». Eschyle, Les Choéphores, v. 135. Ibid., v. 135-136.

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ne possède pas : Oreste est plus actif que sa sœur, elle qui a sombré dans le statut définitif de l’esclavage. À ce titre, A. H. Sommerstein considère que le statut d’ « ἀντίδουλος » d’Électre est une métaphore, qui « signifie d’abord que, bien qu’elle doive à ce jour être dans ses vingt ans, elle n’a toujours pas été donnée en mariage comme n’importe quelle fille libre d’une famille doit normalement l’être à l’adolescence90 ». Au contraire, si Oreste n’est pas nommé « ἀντίδουλος » chez Eschyle, c’est qu’il doit être estimé comme au-delà de ce statut et Électre ne doute pas qu’il recouvrera sa véritable identité. À ce statut d’« ἀντίδουλος », socialement et psychologiquement immobile et sans issue, elle préfère pour Oreste celui du « φεύγων », de l’exilé en action, en mouvement qui incarne la promesse d’une rémission. C’est Oreste qui, en effet, va orchestrer la vengeance de son père et obtenir, au terme d’un procès laborieux, la restitution de ses droits. Son état implique donc qu’il est potentiellement encore en possession de ses droits – avant même qu’il ne le revendique sur scène – mais qu’ils sont momentanément non reconnus, ce qui n’est pas le cas d’Électre, qui est devenue, socialement et psychologiquement une esclave. Aussi ce statut n’est-il réversible que si l’on considère qu’elle doit être affranchie par son frère, pour recouvrer ses droits royaux. Enfin, « Ὀρέστης » est considéré comme le seul possesseur de χρημάτων91, puisqu’elles sont présentées comme étant loin de lui92. Électre, au vu de ces formulations, semble bien consciente qu’il n’y a pas d’égalité possible avec son frère et elle se soumet déjà à celui qui obtiendra la gloire de venger Agamemnon. Oreste, tout au long de la trilogie est défini par de nombreuses expressions, qui contrairement à celles qui peuvent désigner Électre, ne laissent aucun doute quant à ce qu’il est, un exilé. Jean Bollack dit même de lui qu’il est « l’homme par excellence, l’exilé éternel93». Il y a, comme on a pu le voir, une forte connotation virile dans cette situation d’exilé, car Oreste est porteur de nombreuses promesses que seul un homme fort, un digne fils de roi peut assumer. Depuis la vengeance de Cassandre jusqu’à celle de son père, en passant par la punition de Clytemnestre et d’Égisthe, avec la possibilité d’entraîner dans cette glorieuse spirale sa sœur Électre, Oreste ne manque pas d’aiguillons. Il bénéficie en outre de la restitution de sa citoyenneté et de ses droits royaux. Si Jean Bollack le qualifie d’« exilé 90

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92 93

Aeschylus, Oresteia, éd. et trad. A. H. SOMMERSTEIN, op. cit., t. 2, p. 229, n. 26 : « Meaning primarly that, though she must by now be well into her twenties, she has still not been given in marriage as any free daughter of a family routinely would be in her midteens ». Eschyle, Les Choéphores, v. 301, Oreste avoue que l’une de ses motivations pour venger son père est « χρημάτων ἁχηνία », un manque de richesses. Dans Les Euménides, il les recouvre et retrouve par là même son identité: v. 757-758. Ibid., v. 135-36 : « ἐκ δὲ χρημάτων/ φεύγων Ὀρέστης εστίν ». Les Choéphores et les Euménides, Eschyle, traduit par Jean et Mayotte BOLLACK, Éditions de Minuit, 2009, avant-propos aux Euménides, p. 77.

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éternel », c’est, nous semble-t-il, que, malgré une victoire finale, Oreste est présenté unanimement, depuis la fin de l’Agamemnon jusqu’à celle des Euménides, comme un exilé en quête de rémission. La fin de l’Agamemnon est marquée par cette prophétie de Cassandre : οὐ μὴν ἄτιμοί γ᾽ἐκ θεῶν τεθνήξομεν. ἥξει γὰρ ἡμῶν ἄλλος αὖ τιμάορος, [...] φυγὰς δ’ἀλήτης τῆσδε γῆς ἀπόξενος94 Les dieux ne laisseront pas ma mort impunie. Quelqu’un d’autre viendra, un vengeur [...] en exil, errant, banni de cette terre.

Cassandre présente bien Oreste comme son vengeur et le décrit comme « φυγάς », « ἀλήτης » et « ἀπόξενος ». Ce sont ces mêmes mots qu’Oreste reprend, dans les Choéphores, pour se décrire : « Je suis un errant, banni de cette terre (ἐγὼ95 δ’ἀλήτης τῆσδε γῆς ἀπόξενος) 96». Par ailleurs, d’autres expressions mentionnent ce même état. Au début des Choéphores, Oreste dit : « J’arrive dans ce pays et je rentre chez moi (ἥκω γὰρ ἐς γῆν τήνδε καὶ κατέρχομαι)97 ». Dans Les Euménides, Oreste déclare : Κἀγὼ κατελθών, τὸν πρὸ τοῦ φεύγων χρόνον ἔκτεινα τὴν τεκοῦσαν98 Et moi, rentrant chez moi, exilé tout ce temps jusque-là, je tuai ma mère.

Les expressions « φυγὰς99 », « φεύγων100 », « ἀπόξενος » et « ἀλήτης » présentent toutes Oreste comme un exilé, tandis que « κατελθών » et « κατέρχομαι » illustrent bien le fait que cet exil est temporaire et promis à un retour. De plus, Oreste se présente devant Zeus comme à la hauteur des promesses qu’il incarne. Animé d’un sentiment de justice, il n’admet pas que sa sœur soit dans la même situation que lui. Pour décrire leur exil, il n’opère pas de distinction comme a pu le faire Électre : οὕτω δὲ κἀμὲ τήνδε τ᾽, Ἠλέκτραν λέγω, ἰδεῖν πάρεστί σοι, πατροστερῆ γόνον, ἄμφω φυγὴν ἔχοντε τὴν αὐτὴν δόμων.101 94 95 96 97 98 99 100 101

Eschyle, Agamemnon, v. 1279-1282. On trouve aussi « φεύγω », que garde SOMMERSTEIN dans son édition (op. cit., t. 2). Eschyle, Les Choéphores, v. 1043. Ibid., v. 3. Ibid., v. 462-463. Ibid., v. 1282 et cf. « φυγέδας » v. 337. Ibid., v. 136, v. 462. Ibid., v. 252-254.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Ainsi, tu peux voir en moi et en elle, je veux dire Électre, des enfants privés de père. Tous deux avons le même exil loin de notre maison.

Oreste se présente sur un plan d’égalité avec sa sœur : cela est manifeste dans la tournure « κἀμὲ τήνδε τ[ε] » et le pronom « ἄμφω » où les deux personnages sont réunis. En se désignant sous le terme de « πατροστερῆ γόνον », « des enfants privés de père », Oreste utilise un singulier à valeur collective annihilant ainsi toute distinction entre sa sœur et lui. L’adjectif « πατροστερῆ » illustre une première position de passivité des deux sujets par l’utilisation d’un composé en -στερής dont le sens est ici passif : la privation d’un père est le premier événement d’une série d’actions subies. On observe qu’une fois de plus, mentionner la mort d’Agamemnon est indispensable pour évoquer la situation de l’exil. Par ailleurs, comme dans l’extrait précédent102, cette mention contient en puissance la promesse d’un salut par le rétablissement de la vérité. En second lieu, l’exil est évoqué comme étant absolument identique, non hiérarchisé : « φυγὴν […] τὴν αὐτήν » ; et enfin le génitif de privation « δόμων » rappelle, en évoquant le palais d’Agamemnon, que les deux exilés sont loin d’un endroit où ils désirent retourner, un endroit enfin synonyme de pouvoir pour Oreste. Si dans l’extrait précédent une hiérarchie réaliste s’opère, cette déclaration d’Oreste semble excessivement simplifier la situation. En s’adressant à Zeus, il semble évident qu’Oreste cherche à dramatiser la situation. Ainsi que le précise Allan H. Sommerstein dans son édition, qu’Oreste mette sa sœur sur le même plan que lui est erroné, car « Électre n’a pas véritablement été bannie, mais elle a été traitée de façon inadéquate en tant que membre de la famille103 ». Électre ne représente en rien une menace pour Clytemnestre et Égisthe. Aussi peut-on se demander si la compassion qu’éprouve Oreste à l’égard de sa sœur est feinte ou sincère. En effet, ce passage semble bien être une exception, car Oreste, partout ailleurs, semble vouloir se sortir seul de cet exil. Il demande à son père d’avoir la seule exclusivité du pouvoir : « Donne-moi, alors que je te le demande, le pouvoir de ton palais »104, tandis que les projets qu’il nourrit pour Électre sont ambigus : « Que celle-ci rentre à l’intérieur (τὴνδε μὲν στείχειν ἔσω) ! »105. L’action de faire « rentrer à l’intérieur » Électre peut avoir plusieurs sens : qu’elle retrouve ses droits royaux et devienne l’égal d’Oreste106, ou peut-être que son exil prenne fin107. Oreste est présenté par 102 103 104 105 106

Ibid.,v. 130-136. Aeschylus, Oresteia, op.cit., t. 2, p. 245, n. 55 : « Electra has not literally been banished, but she has been treated in a manner unbefitting a member of the family ». Eschyle, Les Choéphores, v. 480. Ibid., v. 554. À ce titre, on notera une similitude avec l’invitation formulée par Agamemnon, et reprise par Clytemnestre : faire rentrer Cassandre dans le palais pour qu’elle en devienne officiellement l’esclave. Cf. Agamemnon, v. 950-51 et 1035-37.

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les autres personnages et se présente lui-même comme le seul véritable exilé de la trilogie ; si sa sœur l’est également, il ne lui promet pas la restitution de droits égaux aux siens. Le statut d’Électre est ambigu et cette dernière n’apparaît pas comme un personnage de premier plan. Alors que le frère et la sœur évoquent la mort infâme de leur père, Électre dit ceci, en s’adressant à Oreste : λέγεις πατρῷον μόρον· ἐγὼ δ᾽ἀπεστάτουν ἄτιμος, οὐδὲν ἀξία, μυχῷ δ᾽ἄφειρκτος πολυσινοῦς κυνὸς δίκαν ἑτοιμότερα γέλωτος ἀνέφερον λιβή, χέουσα πολύδακρυν γόον κεκρυμμένα. τοιαῦτ᾽ἀκούων ἐν φρεσὶν .108 Tu parles de la mort de mon père, mais moi j’étais tenue à l’écart, en déshonorée, en digne de rien. On me fermait le foyer comme à un chien malfaisant ; et les larmes plus promptes à jaillir que le rire, je me cachais pour répandre des sanglots et des pleurs sans fin. Entends cela et inscris-le dans ton cœur.

Électre évoque, moins qu’un bannissement officiel, une répudiation avilissante : exilée, elle est devenue « ἄτιμος » et « οὐδὲν ἀξία ». Contrairement à Oreste, elle semble avoir intériorisé cette dégradation morale que lui a causée son exil. De plus, elle se compare à un chien: « πολυσινοῦς κυνὸς δίκαν », montrant ainsi le peu d’estime qu’on lui a témoignée lorsqu’on l’a chassée de chez elle (« ἀπεστάτουν »). Un lien évident est créé avec la mort de son père (« μόρον ») : il semblerait que, par le biais de cette confession, Électre exprime une douleur telle qu’elle est comme une mort intérieure. De plus, cette mort intérieure s’accompagne de ce qui ressemble au souhait d’une mort physique, dans l’évocation du tombeau d’Agamemnon. Électre rappelle la différence de statut entre son frère et elle et déclare de manière ambiguë : τάφος δ᾽ἱκέτας δέδεκται φυγάδας θ᾽ὁμοίως·109 le tombeau accueille les suppliants, les exilés également.

On observe une nouvelle dissociation opérée par Électre, avec cependant des termes différents : « ἱκέτας » semble avoir remplacé « ἀντίδουλος110 » et « φυγάδας » « φεύγων111 ». Il semblerait en effet que ce terme fasse allusion 107 108 109 110 111

Voir le chapitre 7 « Les malheurs de l’exil ». Eschyle, Les Choéphores, v. 445-50. Eschyle, Les Choéphores, v. 336 Ibid., v. 135. Ibid., v. 136.

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à Électre telle que nous la découvrons au début des Choéphores : elle vient se recueillir sur la tombe de son père ; c’est également en suppliante112 qu’elle s’adresse par la suite à son frère en lui demandant de recouvrer pour eux deux les droits qu’ils ont perdus. Si Électre n’est plus ici « l’esclave » qu’on a pu voir, elle se définit tout de même par une identité passive et en attente : de même que l’« ἀντίδουλος » attend d’être affranchie ou - si l’on accepte qu’il s’agisse d’une métaphore - que la jeune fille soit épousée, de même l’ « ἱκέτας » attend que ses supplications soient prises en compte. Chez Euripide, il est tout autant question d’exil pour les deux enfants de façon plus équitable113. Tous deux partagent le même statut d’indésirables dans la maison d’Agamemnon, ainsi qu’Électre : « La fille de Tyndare, ma mère (μήτηρ ἐμή), m’a chassée du palais pour plaire à son époux. Depuis qu’elle a d’autres enfants dont Égisthe est le père, elle nous tient, Oreste et moi, pour les superflus de son foyer (πάρεργ᾽ Ὀρέστην κἀμὲ ποιεῖται δόμων)114 ». Les deux enfants sont ici mis sur le même plan, réunis dans un même vers. L’attribut du complément d’objet direct « πάρεργα » a pour complément du nom « δόμων ». Tous les deux représentent davantage une menace politique qu’une souillure. Vivant chacun un même exil, Oreste et Électre ne sont pas cependant à égalité. Une nuance, comme chez Eschyle, est perceptible, dans ces paroles d’Électre : Je pleure celui qui est mort, et celui qui vit en errant (τοῦ τε ζῶντος ἀλάτα) sur un sol étranger, malheureux, reçu par grâce à la table des journaliers, né du célèbre père. Et moi je consume ma vie dans des maisons pauvres (ἐν χερνῆσι δόμοις), exilée du palais des ancêtres (δωμάτων / πατρίων φυγάς) au milieu de rochers sauvages.115

On retrouve cette mention symbolique de la maison paternelle (δωμάτων /πατρίων) remplacée par celle de la maison de l’esclavage (ἐν χερνῆσι δόμοις). Pour cette raison peut-être, Électre ne se définit pas comme errante comme son frère, mais « φυγάς ». Euripide procède à un décentrement par rapport au palais, qui transforme une Électre pour ainsi dire esclave en femme de pauvre paysan. Sans maison fixe, Oreste est « ἀλάτα », c’est-àdire qu’il ne vit que grâce à une aide ponctuelle. Néanmoins, un même environnement hostile entoure les deux enfants : un sol étranger pour l’un, 112

113 114 115

Comme le souligne P. SANDIN à propos des Suppliantes (op. cit., à propos du v. 6), Électre n’est pas une suppliante au sens homérique du terme (elle ne cherche pas une purification pour avoir commis une faute). Électre et les Danaïdes ont en commun d’être des suppliantes de l’exil: elles font l’aveu de leur impuissance et de leur passivité par rapport à leur situation d’exil. Chez Sophocle enfin, il est question d’Oreste « hors de sa maison (ἐκτὸς οἴκων) » et « exilé sur une autre terre (κἀπὶ γῆς ἄλλης φυγὰς) » (Sophocle, Électre, v. 1136). Euripide, Électre, v. 60-63. Ibid., v. 203-211.

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des rochers sauvages pour l’autre. Oreste semble presque plus à plaindre que sa sœur : elle évoque ainsi elle-même « un pauvre homme avec de pauvres exils (ὁ τλήμων τλήμονας φυγὰς ἔχων)116 », les pauvres exils d’Oreste (τὰς Ὀρέστου τλήμονας φυγὰς)117 », ou encore « un homme faible et exilé (ἀσθενὴς δὲ δὴ φεύγων ἀνήρ)118 », et ne manque pas de rappeler que l’exil de son frère est antérieur au sien : « Quand Oreste quitta le pays (ἐκπίπτει χθονός), j’étais encore jeune119 ». Chez Eschyle comme chez Euripide, Oreste et Électre, tous deux chassés de la demeure familiale par leur mère, ne partagent pas le même exil. Des nuances sont sensiblement présentes. Sur Oreste pèse un exil plus lourd, faits d’errances, tandis que sa sœur, bien que devenue esclave, a été seulement chassée car elle ne présente pas la même menace. Il existe enfin un dernier cas tout à fait original d’exil prononcé par une reine perse, que l’on trouve chez Hérodote : L’Achéménide Sataspès fils de Teaspis ne fit pas lui, le tour complet de la Libye, bien qu’il en fût spécialement chargé ; effrayé par la longueur du voyage et la solitude, il revint sur ses pas sans avoir accompli la tache que sa mère qui avait imposée. Il avait en effet fait violence à un jeune fille, la fille de Zopyre fils de Mégabyze, et pour ce crime il allait être empalé sur ordre de Xerxès ; mais sa mère, qui était sœur de Darius, demanda sa grâce au roi en promettant de lui imposer elle-même une plus grande punition que la sienne (φᾶσά οἱ αὐτὴ μέζω ζημίην ἐπιθήσειν ἤ περ ἐκεῖνον) : elle l’obligerait à prendre la mer (περιπλώειν) et à faire le tour de la Libye pour arriver en fin de périple sur le golfe arabique. Xerxès y consentit et Sataspès partit pour l’Égypte, y prit un navire et des matelots et se dirigea vers les colonnes d’Héraclès. Il les franchit, doubla le promontoire libyen qu’on appelle le cap Soloeis et fit voile vers le midi. Il navigua de longs mois et parcourut une longue route, puis désespérant de voir la fin de son voyage il revint sur ses pas et regagna l’Égypte.120

Cet exil intervient à la place d’une peine de mort. Sa victime est encore un fils de roi, très proche du pouvoir. Il est un des rares exemples d’exil qui a un retour, mais il ne semble pas que l’on puisse l’imputer à une menace politique. Peut-être peut-on y voir la manipulation d’une mère, reine également, qui, jouant avec les usages concernant les sanctions valables pour les enfants de roi, cherche avant tout à sauver la vie de son enfant. L’éloignement est tout de même conséquent : les limites de la mer Méditerranée sont atteintes et Sataspès s’est engagé dans l’océan atlantique. 116 117 118 119 120

Ibid., v. 233. Ibid., v. 506. Ibid., v. 236. Ibid., v. 542-43. Hérodote, IV, 43.

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Ces deux cas ont en commun d’être des exils qui ressemblent davantage à des éloignements provisoires, qu’accompagnent néanmoins un certain déshonneur et des conditions de vie difficiles, sans être toutefois aussi terribles que celles de Io qui la conduisent à la folie, car il est à chaque fois question d’un retour, comme si celui-ci avait été ménagé par leurs mères aux enfants chassés du palais. Les exilés imposés par les pères sont bien plus durs et complètement définitifs. III. DES EXILS SOLENNELS PRONONCÉS PAR DES ROIS : POUVOIR ET LIEN DE PARENTÉ ENTRENT-ILS ENCORE EN JEU ? Face à l’abondance de cas où l’autorité qui chasse – davantage d’ailleurs qu’elle n’exile de manière officielle – le fait sur un individu qui a un lien familial avec elle, on pourrait se demander s’il existe des cas d’exils, imposés par des rois ou des reines, qui n’impliquent pas ce lien de parenté direct. Trois cas rentrent dans cette catégorie, mais sont eux-mêmes « limites » et la question reste en suspens. Quelles sont, par ailleurs, les représentations de l’exil dans des situations où la politisation commence à être mise en scène ? 1) L’exil de Médée

Le personnage de Médée, chez Euripide, est un cas complexe. Médée est d’abord officiellement exilée par le roi Créon : σὲ τὴν σκυθρωπὸν καὶ πόσει θυμουμένην, Μήδει᾽, ἀνεῖπον τῆσδε γῆς ἔξω περᾶν φυγάδα, λαβοῦσαν δισσὰ σὺν σαυτῇ τέκνα, καὶ μή τι μέλλειν ὡς ἐγὼ βραβεὺς λόγου τοῦδ᾽ εἰμί, κοὐκ ἄπειμι πρὸς δόμους πάλιν πρὶν ἄν σε γαίας τερμόνων ἔξω βάλω. Toi, la triste figure, toi l’épouse en fureur, Médée, voici ma décision : tu quittes ce pays en tant qu’exilée avec tes deux enfants ; et qu’on se dépêche, car je me suis chargé moi-même de faire exécuter mon ordre et je ne rentrerai chez moi qu’après t’avoir jetée par-delà les frontières.121

La solennité de l’acte d’exil est inédite, car Créon agit en tyran122. Il lie très explicitement son statut (« ἀνεῖπον » / « ἐγώ » / « εἰμί ») avec ce 121 122

Euripide, Médée, v. 271-76. Sur la représentation de Créon en tyran dans Médée, voir M. FARTZOFF, « Le pouvoir dans Médée », Pallas 45, Médée et la violence, 1996, p.153-168, et en particulier p. 155156.

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bannissement, dit une première fois par la périphrase « τῆσδε γῆς ἔξω περᾶν », puis par « σε γαίας τερμόνων ἔξω βάλω », tandis que « φυγάδα » demeure ambigu. Le statut d’exilée de Médée est-il antécédent ou concomitant au statut d’exilée par Créon, auquel cas « φυγάδα » serait un attribut d’un complément d’objet direct non exprimé, et non le complément d’objet direct de la phrase, sujet du verbe περᾶν ? Médée, avant d’être bannie par Créon, est déjà exilée de son pays natal, ainsi que le chœur le rappelle plus loin : σὺ δ᾽ ἐκ μὲν οἴκων πατρίων ἔπλευσας μαινομένᾳ κραδίᾳ διδύμους ὁρίσασα Πόντου πέτρας· ἐπὶ δὲ ξένᾳ ναίεις χθονί, τᾶς ἀνάνδρου κοίτας ὀλέσασα λέκτρον, τάλαινα, φυγὰς δὲ χώρας ἄτιμος ἐλαύνῃ. Toi, Médée, tu as navigué loin de la maison paternelle, tu t’es embarquée, le cœur en démence, tu as dépassé les roches jumelles qui ferment la mer. Et te voici, sur la terre étrangère, dépossédée du lit où ton mari t’a laissée seule, ô malheureuse ! Exilée, tu es chassée du pays en objet de honte.123

L’exil antérieur est volontaire, loin de la demeure paternelle (οἴκων πατρίων), que semble résumer « φυγάς » en fin de vers124, tandis que le bannissement est mentionné par le verbe « ἐλαύνῃ ». La raison de l’exil de Médée fait l’objet d’une explication tout aussi solennelle que son bannissement. Créon est venu le lui signifier125 et lui dit sans détour qu’il a « peur d’elle » et qu’elle représente une menace pour sa famille126. Jason revient plus loin dans la pièce lui expliquer qu’elle est coupable d’opposition au pouvoir : Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le constate : on ne saurait aider ceux qui s’obstinent dans la violence. Tu pouvais avoir ce pays et cette maison (σοὶ γὰρ παρὸν γῆν τήνδε καὶ δόμους ἔχειν) si tu te prêtais sans humeur aux décrets les plus forts (κούφως φερούσῃ κρεισσόνων βουλεύματα), et maintenant t’en voilà exilée pour des discours de folle (λόγων ματαίων οὕνεκ᾽ἐκπεσῇ χθονός). Ce que tu dis, je ne m’en soucie pas, et tu peux répéter partout que Jason est le pire des hommes. Quant à ce que tu as dit contre les tyrans (ἃ δ᾽ἐς τυράννους ἐστί σοι λελεγμένα), estime-toi heureuse d’en être quitte pour l’exil (πᾶν κέρδος ἡγοῦ ζημιουμένη φυγῇ). Quant à moi, chaque fois, j’ai fait ce que j’ai pu pour dissiper la colère royale, car je 123 124 125 126

Euripide, Médée, v. 433-39. Construit avec le génitif du lieu d’où l’on est exilé, caractéristique d’Homère. Euripide, Médée, v. 271-276. Ibid., v. 282-291.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés voulais que tu restes. Mais toi, loin d’apaiser ta frénésie, tu dis sans cesse que les rois sont mauvais et c’est pourquoi tu vas être bannie (λέγουσ᾽ἀεὶ / κακῶς τυράννους· τοι γὰρ ἐκπεσῇ χθονός). Malgré cela pourtant, dans mon refus de renier les miens, je viens vers toi, poussé par le souci que m’inspire ton sort. Je ne veux pas te voir partir dans le besoin et qu’avec tes enfants vous soyez sans ressources (ὡς μήτ᾽ ἀχρήμων σὺν τέκνοισιν ἐκπέσῃς / μήτ᾽ ἐνδεής του). L’exil entraîne bien des maux à sa suite (πόλλ᾽ ἐφέλκεται φυγὴ / κακὰ ξὺν αὑτῇ). Toi tu peux me haïr, je ne saurais jamais te vouloir aucun mal.127

Jason insiste sur le manque de respect dont Médée aurait fait preuve : « ἃ δ᾽ἐς τυράννους ἐστί σοι λελεγμένα » et « λέγουσ᾽ ἀεὶ/ κακῶς τυράννους ». Ce ne sont pas des actes mais des paroles qui lui sont reprochées, sans doute récurrentes. De la même façon que Zeus s’est senti menacé par des paroles, Créon l’est également et la punition est la même. Le rapport de cause à conséquence est clairement exprimé : la formule « ἐκπεσῇ χθονός » est présente deux fois et précédée à chaque fois de la référence à ces paroles « folles ». Les expressions « οὕνεκα » et « τοι γάρ » rendent ce rapport logique. Les arguments évoquent une réflexion explicite sur le phénomène de l’exil, peu présente jusqu’alors, même s’il est vrai que le genre de la tragédie laisse plus de place que tout autre texte à une exposition de cette réflexion. Qu’en est-il du lien de parenté ici ? Il n’est, a priori, pas pris en compte. Pourtant, Médée est l’épouse de Jason, fils de Créon ce qui la rapproche du pouvoir. Il est également question des enfants de Médée et de Jason, directement impliqués par ce lien de parenté. Au début de la pièce, ils sont concernés par l’exil mais sont finalement graciés par Créon128. Médée se retrouve donc seule, doublement exilée, en proie à l’errance : « Je serai exilée de cette terre, seule (« ἐγὼ δ᾽ ἔρημος τήνδε φευξοῦμαι χθόνα »)129 » ; « Je suis exilée vers une terre étrangère [...] malheureuse, à cause de mon arrogance (« ἐγὼ δ᾽ ἐς ἄλλην γαῖαν εἶμι δὴ φυγάς / [...] ὦ δυστάλαινα τῆς ἐμῆς αὐθαδίας130 », ou encore : εἰ φεύξομαί γε γαῖαν ἐκβεβλημένη, φίλων ἔρημος, σὺν τέκνοις μόνη μόνοις : καλόν γ᾽ ὄνειδος τῷ νεωστὶ νυμφίῳ, πτωχοὺς ἀλᾶσθαι παῖδας ἥ τ᾽ ἔσωσά σε.131

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Euripide, Médée, v. 446-464. Ibid., v. 70-72 : « Créon s’apprête à chasser ses enfants du pays de Corinthe (γῆς ἐλᾶν Κορινθίας) avec leur mère » ; v. 1002 : « Maîtresse, tes enfants sont épargnés par l’exil (ἀφεῖνται παῖδες οἵδε σοι φυγῆς) ». Ibid., v. 604. Ibid., v. 1024 -1028. Ibid., v. 512 -515.

Chapitre 5 : L’exil et les luttes de pouvoir

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Si je suis exilée, expulsée du pays, sans amis, seule avec mes fils seuls, ce sera un beau décri pour le nouveau marié qu’errent ses enfants pauvres et la femme qui le sauva.

Dans les cas ci-dessus, le verbe φευξοῦμαι et le substantif φυγάς concernent l’exil prononcé par Créon, et non son exil antérieur, de même que le participe parfait passif ἐκβεβλημένη, tandis que l’on retrouve également le verbe de l’errance ἀλᾶσθαι. 2) L’exil d’Œdipe

Le second exil prononcé par un roi contre quelqu’un qui n’a pas de lien de parenté avec lui est Œdipe. Dans la mesure où il prononce cet exil contre lui-même, peut-on parler de lien de parenté ? Le motif est d’ailleurs tout autre que dans les cas précédents : il n’est pas question d’opposition au pouvoir, mais de souillure. Quoi qu’il en soit, aussi absurde soit-elle, cette condamnation à l’exil ne peut être annulée et Œdipe doit s’exiler : Quel que soit le coupable, j’interdis à tous dans ce pays où j’ai le trône et le pouvoir, qu’on le reçoive, qu’on lui parle, qu’on l’associe aux prières et aux sacrifices, qu’on lui accorde la moindre goutte d’eau lustrale. Je veux que tous, au contraire, le jettent hors de leurs maisons au titre de souillure (ὠθεῖν δ᾽ ἀπ᾽ οἴκων πάντας, ὡς μιάσματος).132

Comme dans le cas de Médée, la tragédie laisse une place importante à la solennité des déclarations performatives, qui scellent de manière irrémédiable133 les exils prononcés. Dans le cas d’Œdipe, il ne s’agit pas tant de l’envoyer quelque part, au bout du monde, que de le chasser de partout. La répétition des négations implique d’ailleurs d’avantage l’interdiction de rites communs, comme c’est souvent le cas dans les exils pour souillure. Il s’agit toutefois bien d’un exil, car il s’apprête à « se jeter lui-même hors de son pays ne pouvant plus demeurer dans sa maison » (ἐκ χθονὸς ῥίψων ἑαυτὸν οὐδ᾽ ἔτι / μενῶν δόμοις ἀραῖος)134 ». Comme les précédents cas, la terre de son pays et sa maison lui sont interdites, celle des autres également : c’est encore l’errance qui suit de près cet exil solennel. À la différence des cas précédents, l’aspect solennel de l’exil est manifeste. Dans cette catégorie, on en expose les raisons et l’on donne à l’acte de chasser une place importante, que l’on ne trouvait absolument pas chez Homère. Le vocabulaire est très fourni, parfois redondant, ce qui laisse

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Sophocle, Œdipe Roi, v. 237-243. On remarque toutefois que Créon avait exilé solennellement les enfants de Médée et de Jason avant de les gracier. Sophocle, Œdipe Roi, v. 1291-92.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

penser qu’une conscience politique est concomitante à l’acte d’écriture et que l’aspect psychologique de l’exil est développé. IV. AUTRES CAS D’EXILS FAMILIAUX Après les dieux, les hommes investis du pouvoir royal exilent leur semblable. L’exil n’est, jusqu’à présent, pas un acte qui cherche à rétablir un intérêt commun bafoué : il a, au contraire, pour but de préserver le pouvoir du tyran menacé presque exclusivement par ses enfants, par ses potentiels successeurs. Si l’exil peut être prononcé par quiconque possède le pouvoir et veut le garder, il ne l’est donc pas nécessairement par le traditionnel tyran. On a déjà vu des exemples d’exil prononcés par des reines. Il est même possible que des enfants exilent leur père. Ce n’est pas l’autorité divine ou familiale qui confère la possibilité d’exiler mais le pouvoir politique. 1) Une autre version de l’exil d’Œdipe

Contrairement au cas précédent, l’exil d’Œdipe, dans Œdipe à Colone, est imputé à ses propres fils : «Voici ma situation : j’ai été chassé de ma terre (γῆς ἐμῆς ἀπηλάθην) par mes propres fils (πρὸς τῶν ἐμαυτοῦ σπερμάτων). Il est impossible pour moi, à tout jamais d’y rentrer (πάλιν κατελθεῖν), moi le parricide135 ». Il est notable que les fils ne sont pas nommés par le nom usuel davantage affectif : ils ne sont que des rejetons (σπερμάτων). Œdipe reproche, plus loin dans la pièce, directement à Polynice son exil et son errance : « En ayant toi-même chassé (ἀπήλασας) ton père, tu as fait de lui un homme sans pays (ἄπολιν) et couvert de ces hardes […] c’est toi qui m’as fait errer (ἐκ σέθεν δ᾽ ἀλώμενος)136 ». Le rapport au pouvoir de cette famille est si complexe qu’il passe entre les mains d’Œdipe, d’Étéocle et de Polynice de manière très rapide, de même que le pouvoir d’exiler passe d’une main à l’autre : Ils tombèrent d’accord que Polynice le cadet consentirait à s’exiler (φεύγειν ἑκόντα) tandis qu’Étéocle régnerait en demeurant là pour revenir, l’an écoulé, reprendre sa place. Mais une fois assis au gouvernail, Étéocle n’a plus voulu renoncer au pouvoir et il bannit Polynice de Thèbes (φυγάδα δ᾽ἀπωθεῖ τῆσδε Πολυνείκη χθονός). Polynice s’en fut alors à Argos (ὃ δ᾽Ἄργος ἐλθών) épouser la fille d’Adraste.137

Il est intéressant de constater que deux mots de la même racine désignent, chez Euripide, tantôt un exil volontaire (φεύγειν), tantôt un exil imposé 135 136 137

Sophocle, Œdipe à Colone, v. 600-602. Ibid., v.1357- 64. Euripide, les Phéniciennes, v. 71-77.

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(φυγάδα) : rien de solennel dans ces exils, mais des arrangements à l’amiable et un abus de pouvoir de la part d’Étéocle, qui ne peut donner lieu à un exil définitif puisque, face à cet acte illégitime, Polynice demande son dû138. Chez Sophocle, deux mots différents définissent ces situations : Voici que le cadet, qui a le moins de droit quant à son âge, enlève le trône à Polynice et le chasse de sa patrie (κἀξελήλακεν πάτρας). Mais l’autre, s’il faut en croire la rumeur la plus répandue chez nous, gagne en banni la plaine encaissée d’Argos (βὰς φυγὰς προσλαμβάνει).139

Ces deux expressions sont réunies dans un autre passage, lorsque Polynice s’exprime : « j’ai été chassé loin de ma terre paternelle, en exilé (γῆς ἐκ πατρῴας ἐξελήλαμαι φυγάς)140 ». Il est encore et toujours question de garder le pouvoir dans ces différents exils. Si les liens familiaux n’empêchent pas les parents d’exiler leurs enfants, ils n’empêchent pas plus les enfants d’exiler leurs parents, ni les frères de s’exiler entre eux. 2) L’exil de Ménécée

Un cas d’éloignement d’un fils par son père est marginal : il s’agit de Ménécée qui suit les intentions bienveillantes de son père Créon. Ce dernier lui prépare une fuite confortable, lui indiquant précisément son itinéraire, pour ne pas avoir à le sacrifier : Pars d’ici le plus rapidement possible, chassé de cette terre (φεῦγ᾽ὡς τάχιστα τῆσδ᾽ ἀπαλλαχθεὶς χθονός) [...] Là où tu seras le plus loin de cette terre (ὅπου χθονὸς τῆσδ᾽ ἐκποδὼν μάλιστ᾽ ἔσῃ). […] Je te donnerai de l’or.141

Néanmoins, Ménécée préfère finalement se sacrifier à Thèbes et refuse cette opportunité. L’éloignement de Ménécée par son père est encore différent des autres cas car il s’agit clairement de sauver Ménécée et de lui ménager un asile. Que Créon soit roi ne confère pas, semble-t-il, de portée solennelle à cet éloignement.

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Ibid., v. 610 et 628-631 : « toi qui me chasses comme un exclu (ὅς μ᾽ ἄμοιρον ἐξελαύνεις) » ; « Comme un infâme, endurant un sort terrible, je suis chassé de mon pays (ὡς ἄτιμος οἰκτρὰ πάσχων ἐξελαύνομαι χθονός), comme esclave et non en tant que fils de notre père Œdipe [...]. Je ne suis pas venu de mon plein gré, mais j’ai été chassé sans le vouloir (οὐχ ἑκὼν γὰρ ἦλθον, ἄκων δ᾽ ἐξελαύνομαι χθονός) ». Sophocle, Œdipe à Colone, v. 374-78. Ibid., v. 1293. Euripide, Les Phéniciennes, v. 974- 985.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Les exils mythologiques sont effectués par des personnages qui incarnent le pouvoir : dieu, roi, reine, figure paternelle, ou, lorsque le pouvoir est entre d’autres mains, substitut de cette même figure. Il est toujours question de lutte pour garder un pouvoir menacé. À ce titre, ce sont les problématiques de l’époque archaïque qui sont représentées à travers ces personnages, chez Homère comme chez les Tragiques. En explorant les causes des exils mythologiques au théâtre, les Tragiques ne parlent pas seulement des exils tyranniques mais semblent proposer une réflexion sur l’exil démocratique, le premier fonctionnant comme le miroir inversé du second. On sait qu’Athènes est unanimement présentée comme la cité qui recueille les faibles, dont les exilés font partie142. Cette image serait une façon d’affirmer la puissance d’Athènes, mais aussi une façon de se démarquer de Sparte143. Comment interpréter, alors, ces conflits interfamiliaux ? Les querelles qu’a connues Athènes à la fin de la période archaïque impliquaient plutôt des familles opposées entre elles, mais il n’est pas interdit d’y voir une allusion, d’autant que l’avènement de la démocratie n’est pas synonyme de la fin des conflits entre grandes familles.

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Voir A. TZANETOU, City of Suppliants, Tragedy and the Athenian Empire, University of Texas Press, 2012. N. LORAUX, Né de la Terre, Mythe et politique à Athènes, La Librairie du XXe siècle, 1998.

CHAPITRE 6 L’EXIL ET LA SOUILLURE1

Même institutionnalisé et inscrit dans les lois athéniennes, l’exil « judiciaire » possède une complexité qui peut sembler bien mystérieuse aux citoyens modernes et laïcs que nous sommes. Nous avons déjà pu entrevoir, à travers seulement l’étude des lois ou témoignages de procédures qui concernent l’exil pendant la démocratie athénienne, que la dimension religieuse de la cité ne peut être mise de côté. Louis Gernet, dans son étude du droit pénal dans la Grèce antique, rappelle que l’exil comme sanction judiciaire est le prolongement d’un rite de purification. Ainsi, on sait que des cérémonies annuelles, dans plusieurs cités, ont pour objet l’expulsion de boucs émissaires représentés par des hommes – qui sont parfois des criminels condamnés : promenés à travers la ville dont ils charrient les « souillures », ils sont ensuite refoulés au-dehors, et dans certains cas exécutés suivant des procédés comme la lapidation ou la précipitation à la mer qui sont ceux de la pénalité primitive.2

Dominique Jaillard a récemment montré que dans le cas d’exil pour meurtre, l’exil judiciaire vise à « séparer le meurtrier du territoire » parce que la présence du meurtrier met en jeu le système sacrificiel fondateur, selon lui, de l’identité de la cité3. Comprendre l’exil ne reviendrait pas à comprendre le droit pénal mais à comprendre « le système juridico-rituel de la cité » qui le sous-tend4. Ainsi, on peut expliquer le lien entre le meurtre et l’exil de cette façon : 1

2 3

4

Nous reprenons et développons les thèmes et cas étudiés dans ce chapitre dans un autre ouvrage consacré à la figure du mendiant : GOUTTEFARDE, A., « Expier sur les routes : exil et mendicité dans la littérature grecque » in Mendiants et mendicité dans la Grèce ancienne, dir. Etienne Helmer, Éditions Garnier, collection Kaïnon, 2020, p. 71-89. Louis GERNET, art. cit., p. 17. D. JAILLARD, op. cit. Nous avons déjà eu l’occasion de donner, dans le chapitre 2, la définition de la Cité proposée par D. JAILLARD à savoir la « communauté de ceux qui sacrifient ensemble ». D. JAILLARD explique encore, en s’appuyant notamment sur le mythe de la purification d’Athènes par Épiménide, que l’autel est le symbole de ce système. Cette idée est très proche de celle que défend E. KARABELIAS : « Les fondements de la répression pénale dans l’Athènes classique sont en étroit rapport avec la notion de souillure (μιάσμα) et de sa purification. L’espace civique souillé par l’acte délictueux doit être purifié par le moyen d’une peine qui possède la vertu de faire enlever la souillure provoquée par le comportement qui offense le citoyen, la πόλις, le mort, la morale civique, la religion » (E.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Le sang versé est considéré comme un principe néfaste qui contamine toute la cité : le sentiment religieux dont le meurtre était l’objet pour la famille seule de la victime est partagé par le groupe tout entier, auquel il fait une obligation de s’associer à la vengeance ou, d’une manière générale, d’assurer « l’expiation ».5

En se penchant sur les textes littéraires dans lesquels ce lien entre meurtre, souillure et exil est établi, on observe que la souillure n’est pas seulement un pendant du meurtre mais devient un motif à lui seul et évolue de manière presque autonome. On en vient ainsi à exiler parce qu’on redoute une souillure à venir autant qu’on veut mettre fin à une souillure déjà existante. Bien plus, l’exilé porteur de souillure se confond parfois avec cette souillure même, et il n’est pas impossible que la souillure existe sans le meurtre qui lui est traditionnellement associé. La souillure n’a plus alors besoin de sang versé pour être mais nécessite toujours, néanmoins, d’être « traitée » par l’exil. Enfin, on étudiera le statut particulier que réserve Eschyle à la dimension expiatoire de l’exil : il y est question de souillure pour meurtre, notamment dans le cas d’Oreste, mais d’autres personnages doivent expier, dans leur exil, une souillure métaphorique. I. EXILER LA SOUILLURE OU EXILER LE MEURTRIER ? Dans les cas suivants, il est difficile de savoir qui exile, mais le motif est récurrent : c’est toujours le meurtre. Les cas étudiés ne relèvent pas encore d’un exil inscrit dans la loi et bien souvent, on ne sait pas s’il s’agit d’un exil imposé, ou choisi, car aucune précision n’est apportée. D’autres cas, qu’on étudiera plus loin, sont nettement plus précis : on peut identifier clairement le choix de l’exil après un meurtre ou la décision judiciaire d’exiler un meurtrier. Cette catégorie est d’abord chargée d’une connotation religieuse qui n’est pas l’apanage des exilés par les dieux ou par les détenteurs du pouvoir, ainsi qu’on l’a précédemment observé. Ensuite, les exilés pour meurtre sont chargés d’une souillure qui se confond avec la cause même de leur exil. Comme le rappelle Louis Gernet, les meurtriers « maudits sont donc impurs. L’image-force de l’expulsion, de la poursuite, de la chasse, se traduit donc par un doublet : on dit alternativement "expulser l’homme" et

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KARABELIAS, « La peine dans l’Athènes classique », Recueils de la Société Jean Bodin, 55, La peine, partie 1, 1991, p. 77-132, pour la citation, p. 79). B. ECK préfère dissocier nettement expulsion primitive et exil judiciaire pour meurtre : l’exil, selon lui, « est créé par le législateur, notamment, pour infliger une punition sévère et réprimer un crime grave, et non pas pour expulser un miasma ». Il ne faudrait pas le confondre avec une autre approche : « Éloigner l’individu souillé pour qu’il se purifie est une réponse magique aux souffrances intérieures de l’assassin accablé par la culpabilité » (B. ECK, op. cit., p. 388). L. GERNET, op. cit., p. 23.

Chapitre 6 : L’exil et la souillure

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"expulser la souillure"6 ». S’ils sont souvent exilés pour meurtre ou s’exilent d’eux-mêmes, ils en deviennent souvent exilés pour souillure, puis deviennent souillure. Avec cette catégorie, la souillure devient un motif d’exil d’envergure religieuse. 1) L’exil pour meurtre dans la littérature archaïque et dans le

« monde archaïque » d’Euripide Dans la littérature archaïque – chez Homère et Hésiode – où le cadre législatif n’existe pas encore, on rencontre quelques exils pour meurtre, mais le concept de souillure n’y est pas présent. C’est ce qui amène notamment Louis Moulinier à dire que « Homère ne connaît aucun des principaux cas de souillure de l’époque classique7 ». Néanmoins l’ouvrage récent de B. Eck, La Mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, montre, à travers quatre extraits tirés de l’Iliade, qu’Homère met en scène une souillure propre à la guerre8. Un lien explicite entre meurtre et exil existe pourtant chez Homère et de façon cohérente. Les exilés qui fuient le châtiment d’un meurtre sont nombreux et sont souvent volontaires, ainsi que nous l’avons déjà exposé9. D’autres cas, en revanche, ne mentionnent pas explicitement la peur d’une vengeance, mais illustrent le fait que, même sans cette peur, l’exil est nécessaire. Ainsi, dans l’Iliade : ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ἂν ἄνδρ᾽ ἄτη πυκινὴ λάβῃ, ὅς τ᾽ ἐνὶ πάτρῃ φῶτα κατακτείνας ἄλλων ἐξίκετο δῆμον ἀνδρὸς ἐς ἀφνειοῦ, θάμβος δ᾽ ἔχει εἰσορόωντας, ὣς Ἀχιλεὺς θάμβησεν ἰδὼν Πρίαμον θεοειδέα.10 Quand un fort égarement s’empare de l’homme qui, ayant commis un meurtre dans sa patrie, quitte son pays pour se rendre dans un pays étranger chez un homme riche, la stupeur saisit tous ceux qui le voient, de même, Achille fut saisi de stupeur en voyant Priam semblable à un dieu.

Cette maxime ne laisse pas de doute sur le lien entre l’exil et le meurtre, mais le verbe ἐξίκετο ne permet pas de savoir si cet exil est imposé ou non. La peur particulière qu’inspire le meurtrier, nommée « θάμβος11 », est en fait celle qu’inspirent les dieux, ainsi que l’adjectif θεοειδέα le rappelle. 6 7 8 9 10 11

Ibid., p. 13. L. MOULINIER, Le pur et l’impur dans la pensée des Grecs, d’Homère à Aristote, Paris : Klincksieck, 1952, p. 33. Op. cit., sous-partie « Homère sans souilllure ? », p. 106-116. Homère, Iliade, II, v. 667 ; XIII, v. 695-96 ; XV, v. 432 ; XVI, v. 574 ; Odyssée, XIII, v. 253 et suivants ; XIV, v. 380 ; XV, v. 272-76. Homère, Iliade, XXIV, v. 480-482. Pour une explication de ce mot, voir B. HEIDEN, « The simile of the fugitive homicide, Iliad 24, 480-84 : analogy, foiling, and allusion », AJPh, 119, 1, 1998, p.1-10.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Comment expliquer qu’un meurtrier en exil ressemble aux dieux ? « Homère indique [...] par-là que le meurtrier, transfiguré par son acte, est, d’une certaine façon sorti de l’humanité12 », pense B. Eck, tandis que L. Gourmelen rapproche « θάμβος » de l’épithète « θεοειδέα » et y voit le fait que « Priam est à l’image du guerrier victorieux13 », Achille, auquel cette épithète est traditionnellement réservée. Il voit ainsi dans la comparaison de Priam à un exilé une inversion caractérisée des rôles : Priam est en son pays, l’homme riche qui apporte une rançon au meurtrier de son fils, envahisseur de son royaume. On peut voir également dans cette comparaison un rappel implicite de la situation qui fut celle de Patrocle, meurtrier involontaire dans son enfance, exilé et recueilli par Pélée, le père d’Achille, qui l’éleva comme son fils. Les rôles s’inversent à nouveau : Achille est le père, Priam l’enfant recueilli.14

On est aussi tenté de voir dans cette allusion aux croyances religieuses une piste vers une autre forme de souillure, mais les autres passages d’Homère ne laissent plus de place à l’ambiguïté. Ainsi, dans l’Odyssée, deux autres cas rappellent, dans des termes semblables, le lien entre meurtre et exil. Un Étolien « qui avait tué un homme et beaucoup erré sur terre (ὅς ῥ’ἄνδρα κτείνας πολλὴν ἐπὶ γαῖαν ἀληθείς)15 » arrive à la cours du roi Eubée, et une maxime fait de l’exil un impondérable du meurtre : καὶ γάρ τίς θ᾽ ἕνα φῶτα κατακτείνας ἐνὶ δήμῳ, ᾧ μὴ πολλοὶ ἔωσιν ἀοσσητῆρες ὀπίσσω, φεύγει πηούς τε προλιπὼν καὶ πατρίδα γαῖαν.16 Il suffit qu’un homme ait tué quelqu’un dans son pays, même quelqu’un qui n’a pas de grands vengeurs de sa mort, pour qu’il quitte les siens et abandonne aussi sa patrie.

L’expression « φῶτα κατακτείνας17 » est employée deux fois, à côté de l’expression synonyme « ἄνδρα κτείνας18 », mais le verbe d’exil n’est pas le même à chaque fois : « ἐξίκετο », « προλιπών » et « ἀληθείς » qui désigne simplement l’errance. Il ne nous est donc pas permis de savoir si l’exil est 12 13

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B. ECK, op. cit., p. 101-102. L. GOURMELEN, « La supplication de Priam (Iliade, XXIV, 460-517). Discours, images et gestes du suppliant », in La supplication. Discours et représentation, ALBERT, L., BRULEY, P., DUFIEF, A.-S., éd., Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 108. Ibid., p. 109. Homère, Odyssée, XIV, v. 380. Ibid., XXIII, 118-20. Ibid., XXIII, 118 et Iliade, XXIV, v. 480. Homère, Odyssée, XIV, v. 380.

Chapitre 6 : L’exil et la souillure

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imposé ou non, même si à chaque fois, on ne mentionne pas d’intervenants extérieurs. Patrocle, enfin, s’est rendu coupable du même genre de fait, et c’est ce qui explique sa présence auprès d’Achille dans l’Iliade, comme il le lui rappelle dans un rêve : Nous avons grandi sous ton toit, depuis que Ménoetios m’a conduit, enfant, d’Oponte jusqu’à ton pays. J’avais commis un homicide affreux, ayant assommé bêtement le fils d’Amphidamas, sans le vouloir, irrité pour de simples osselets.19

Ce terrible exemple d’un meurtre accidentel commis par un enfant est révélateur du fait qu’il n’y avait pas, dans le monde homérique, de distinction entre meurtre volontaire, involontaire, et encore moins de préoccupation concernant l’âge du meurtrier20. Chez Hésiode non plus, point de souillure. Dans le Bouclier, Amphitryon doit quitter sa patrie, Tirynthe, après avoir tué son beau-père lors d’une querelle21. Dans un autre passage issu des fragments d’Hésiode, on apprend que Hyettos, après avoir tué Molouros, fils chéri d’Arisbas, dans sa maison, parce qu’il était dans le lit de sa femme, prit les devants en abandonnant sa demeure (οἶκον ἀποπρολιπών) et s’enfuit (φεῦγ’[ε]) d’Argos riche en chevaux.22

Le verbe ἀποπρολείπω, dont l’emploi est rare, signifie « quitter dans la précipitation » ou « quitter avant » et prête à de nombreuses interprétations : M. Gagarin y voit le fait que le meurtrier part en exil de lui-même avant un jugement convenu d’avance23, tandis que B. Eck y voit la peur d’une vengeance exercée par la famille de la victime24. Comment expliquer, alors, que, aussi loin que l’on remonte dans la littérature archaïque, on ne trouve pas, dans les cas d’exils pour meurtre, cette fameuse souillure « primitive » qu’on verra cependant apparaître plus tard, dans la littérature classique25 ? Les exemples dans la tragédie sont très nombreux à mettre en scène des fonctionnements faussement archaïques – à l’image de cette scène où Oreste redoute qu’on vote sa lapidation26, où la souillure apparaît mystérieusement. 19 20 21 22 23 24 25 26

Homère, Iliade, XXIII, 84-90. Voir la liste détaillée dressée par M. GAGARIN des dix-neuf cas d’homicides avérés, volontaires et involontaires (op. cit., 1981, p. 6-10). Hésiode, Le Bouclier, 11-19 ; 80-84. Hesiodi Fragmenta selecta, R. MERKELBACH et M. L. WEST, éd., Oxford, 1990³, p. 194. M. GAGARIN, op. cit., 1981, p. 17. B. ECK, op. cit., p. 95. R. PARKER propose, en vain, de son propre aveu, d’élucider le problème du « silence d’Homère » à propos de l’absence de souillure liée au meurtre (op. cit., p. 130-143). Euripide, Oreste, v. 427-44.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Ainsi, chez Euripide, les exemples se dévident. La souillure est explicitement mentionnée comme cause d’exil, ou alors le sang – métaphore de la souillure –, et parfois le meurtre seulement27. Les cas de souillure et de sang sont les plus nombreux. On sait ainsi que Thésée quitta le pays de Cécrops (Κεκροπίαν λείπει χθόνα) fuyant la souillure du sang des Pallantides (μίασμα φεύγων αἵματος Παλλαντιδῶν). Avec sa femme il s’embarqua pour ce pays, résigné à passer ici l’année de son bannissement (ἐνιαυσίαν ἔκδημον αἰνέσας φυγήν).28

ou que « Tydée était en exil à cause du sang d’un parent (Τυδεὺς μὲν αἷμα συγγενὲς φεύγων χθονός)29 ». Dans La Folie d’Héraclès, le même anachronisme que le vote de lapidation d’Oreste peut être décelé : « Quitte donc Thèbes selon la coutume (Θήβας μὲν οὖν ἔκλειπε τοῦ νόμου χάριν), et viens avec nous vers la ville de Pallas où je purifierai tes mains souillées (χέρας σὰς ἁγνίσας μιάσματος)30 ». Bien qu’en 416 av. J.-C., date de représentation de la pièce, une législation soit établie concernant l’exil, il semble difficile de donner, comme certaines éditions, à l’expression « τοῦ νόμου χάριν » le sens de « selon la loi ». Thésée suggèrerait-il, le cas échéant, qu’il vaut mieux fuir avant un éventuel procès ou qu’en cas de procès, comme la loi le suggère, l’exil serait sûrement prononcé ? On voit mal comment un tel anachronisme pourrait être rendu crédible pour un mythe aussi impossible à dater que celui d’Héraclès, d’autant qu’il côtoierait l’idée très archaïque de la purification des mains souillées. On trouve également, mais en plus petit nombre, chez Euripide, à l’instar d’Homère et d’Hésiode, la mention seule d’un meurtre comme cause d’exil, sans davantage de précision. Ampitryon est ainsi en exil « dans la cité cyclopéenne après avoir tué Électryon (Κυκλωπίαν πόλιν / ὠρέξατ᾽ οἰκεῖν, ἣν ἐγὼ φεύγω κτανὼν /Ἠλεκτρύωνα)31 ». À Oreste qui vient de tuer sa mère dans Électre on dit : Quitte Argos ! Tu ne peux plus rester (ἐμβατεύειν) dans cette cité après avoir tué ta mère. Les terribles Furies, les déesses à face de chienne, vont te faire tourner comme une roue, te rendre fou, te faire errer (τροχηλατήσουσ᾽ἐμμανῆ πλανώμενον).32

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Pour faciliter la lecture des extraits suivants, nous soulignons différemment le vocabulaire de l’exil et le vocabulaire de la souillure. Euripide, Hippolyte, v. 33-37. Euripide, Les Suppliantes, v. 148. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1322-23. Ibid., v. 17-19. Euripide, Électre, v. 1250-53.

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Pylade, enfin, se plaint, dans Oreste, que son père l’a « chassé de la maison comme exilé (ἤλασέν μ᾽ ἀπ᾽οἴκων φυγάδα)33 » car il le sait complice d’Œdipe dans le meurtre de Clytemnestre. A travers ces exemples, on constate que les occurrences du verbe φεύγω ainsi que le substantif dérivé φυγή sont les plus majoritairement associées au meurtre. Une explication logique s’impose : dans un souci d’inscrire ces exils dans un cadre vaguement archaïque mais où les allusions aux exils démocratiques existent, Euripide peut manier à loisir ce verbe qui est intrinsèquement ambigu, signifiant à la fois exil volontaire et exil imposé, et dans le droit pénal, exil préventif et exil-sanction. Son emploi s’étend même au sang des victimes (αἷμα συγγενὲς φεύγων) et à la souillure qui en résulte (μίασμα φεύγων αἵματος Παλλαντιδῶν / χέρας σὰς ἁγνίσας μιάσματος). Dans deux pièces d’Euripide, enfin34, une précision est apportée sur la durée de cet exil arbitraire, à chaque fois d’une durée d’un an, ce qui ressemble davantage à un exil judiciaire qu’à un exil tyrannique. L’exil pour meurtre n’est donc pas lié à la souillure dans la littérature archaïque, mais il l’est dans le « monde archaïque » d’Euripide qui n’est pas totalement archaïque. Comment expliquer ce paradoxe ? Peut-être que la souillure chez Euripide est justement un de ces phénomènes de l’époque classique, contemporains de la pièce, qui font irruption dans une époque reconstruite où ils n’ont pas leur place. 2) De la souillure à l’exil

Une souillure suit de près le meurtrier35, même si tous les homicides ne sont pas systématiquement associés à la souillure. Le cas échéant, elle devient – et le meurtrier avec – une menace pour la collectivité. Exiler le meurtrier devient nécessaire et, contrairement aux exils motivés par les luttes de pouvoir, cela représente un intérêt pour la cité entière et pas seulement pour le détenteur du pouvoir. L’exil apparaît ainsi comme une forme de purification36, même si le concept de souillure n’est pas explicité. Ainsi, un

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Euripide, Oreste, v. 765. Dans Oreste, v. 1644-46, Apollon dit à Oreste : « Il faut que tu passes les frontières de ce pays et ailles habiter la terre de Parrhasia pendant une année (ἐνιαυτοῦ κύκλον) ; voir aussi Euripide, Hippolyte, v. 33-37. La souillure peut apparaître à ce titre comme la métaphore ou l’allégorie de la colère de la victime et de son désir de vengeance. R. PARKER, op. cit., p. 107-111. D’autres sont néanmoins nécessaires (libations et rituels) et même parfois insuffisantes à effacer la souillure. Voir R. PARKER, op. cit., p. 104-143. Pour l’exil comme purification, R. PARKER renvoie à : Eschyle, Agamemnon, v. 1419 ; Choéphores, v. 1038 ; Euripide, Hippolyte, v. 35 ; Antiphon, Tetralogies, passsim; Platon, Lois, 865d-e. Sur l’expulsion pour mettre fin à une souillure : W. BURKERT, Greek Religion, Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1985, p. 82-84 à propos du « Pharmakos ».

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cas dans l’Éthiopide37 est révélateur du fait, selon R. Parker, que « le meurtrier homérique ne peut pas simplement être purifié, mais doit s’exiler à la place38 » : Achille, après avoir tué Thersitès, s’exile temporairement à Lesbos pour faire des sacrifices et être purifié et finalement rejoindre l’armée grecque. S’il ne l’avait pas fait, il aurait été frappé d’un exil permanent par le cousin de Thersitès39. On peut voir dans le μίασμα (souillure) une similitude avec le λοιμός (pestilence), mais le terme λοιμός « désigne une maladie qui s’applique toujours à une communauté et non à un individu particulier40 ». Cependant, de nombreuses légendes développent ce thème « qui repose […] sur la croyance en la contagion de la souillure, sans qu’un loimos intervienne nécessairement41 ». Hésiode, dans Les Travaux et les Jours, expose la hantise collective face à la malédiction comme un phénomène universel : Souvent même une ville entière participe au sort d’un homme mauvais (κακοῦ ἀνδρὸς ἀπηύρα) qui s’égare et trame des actes insensés (ὅς κεν ἀλιτραίνῃ καὶ ἀτάσθαλα μηχανάαται). Sur eux, du haut du ciel, le Cronide fait tomber une immense calamité, à la fois famine et pestilence (ἐπήγαγε πῆμα Κρονίων / λιμὸν ὁμοῦ καὶ λοιμόν). Les hommes se meurent, les femmes cessent d’enfanter, les maisons dépérissent par le conseil de Zeus Olympien. Parfois aussi le Cronide leur détruit un rempart, une vaste armée, ou se paie sur leur flotte, au milieu des mers.42

Il n’est pas fait explicitement référence au meurtre dans ce passage, mais à une « erreur » ou une forme de folie – qui peut faire allusion à tout acte que la morale, la religion ou la communauté désapprouve – dont le retentissement est sensible sur l’ensemble de la communauté. Comme le précise Florence Dupont, la communauté est en danger si le meurtrier reste au milieu de ses concitoyens, participant aux banquets et aux sacrifices. Il est impératif

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Greek Epic Fragments, edited and translated by M. L. WEST, London : William Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 2003, Aethiopis, argument 1. R. PARKER, op. cit., p. 130. R. PARKER, op. cit., p. 131. J. JOUANNA, « Famine et pestilence dans l’Antiquité grecque : un jeu de mots sur limos/loimos », « L’homme face aux calamités naturelles dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Actes du 16ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 14 & 15 octobre 2005 », Paris : Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2006, p. 198. P. DEMONT, « Les oracles delphiques relatifs aux pestilences et Thucydide », Kernos 3, 1990, p. 152. Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 240-247.

Chapitre 6 : L’exil et la souillure

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d’identifier le coupable, sinon la cité est menacée de la Peste, d’un loimos, d’un fléau sacré envoyé par Apollon qui la ravagera.43

Un lien immédiat est établi, par le biais des dieux, entre cette faute et une contagion générale en guise de punition. C’est sans doute dans le rapport du meurtrier à sa communauté que se dénoue le problème du rapport entre souillure et exil. On pourrait presque dire que « sans communauté, point de souillure » et de fait « point d’exil ». C’est encore dans la Tragédie que l’on voit le plus apparaître ce qui ressemble à un lieu commun. Ainsi, Sophocle met en scène dans Œdipe Roi la nécessité d’emmener loin des siens sa propre malédiction. Les mises à l’écart qui touchent Œdipe sont celles qu’il a lui-même prononcées : τὸν ἄνδρ᾽ ἀπαυδῶ τοῦτον, ὅστις ἐστί, γῆς τῆσδ᾽, ἧς ἐγὼ κράτη τε καὶ θρόνους νέμω, μήτ᾽ εἰσδέχεσθαι μήτε προσφωνεῖν τινα, μήτ᾽ ἐν θεῶν εὐχαῖσι μήτε θύμασιν κοινὸν ποεῖσθαι, μήτε χέρνιβας νέμειν : ὠθεῖν δ᾽ ἀπ᾽ οἴκων πάντας, ὡς μιάσματος τοῦδ᾽ ἡμὶν ὄντος [...].44 Quel que soit le coupable, j’interdis à tous dans ce pays où j’ai le trône et le pouvoir, qu’on le reçoive, qu’on lui parle, qu’on l’associe aux prières et aux sacrifices, qu’on lui accorde la moindre goutte d’eau lustrale. Je veux que tous au contraire, le jettent hors de leurs maisons au titre de souillure.

C’est bien au titre de souillure qu’on interdit à un homme l’accès aux activités religieuses de la communauté et que, de fait, on réclame son exil. La nécessité de l’exil est effectivement directement reliée à cette forme de souillure, par Œdipe lui-même : […] ἆρ᾽ ἔφυν κακός ; ἆρ᾽ οὐχὶ πᾶς ἄναγνος; εἴ με χρὴ φυγεῖν, καί μοι φυγόντι μἤστι τοὺς ἐμοὺς ἰδεῖν μηδ᾽ ἐμβατεύειν πατρίδος […].45 Suis-je né mauvais ? Ne suis-je pas toute impureté ? S’il faut que je m’exile et qu’exilé je renonce à revoir les miens, à fouler de mon pied le sol de ma patrie.

Les synonymes sont nombreux chez Sophocle. On a vu dans ces extraits μίασμα ou ἄναγνος, impureté, mais on trouve aussi les expressions « τὸν 43 44 45

F. DUPONT, l’Insignifiance tragique, Paris : Éditions Gallimard, 2001, p. 45. Sophocle, Œdipe Roi, v. 236-43. Ibid., v. 823-26.

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καταρατότατον46 », le plus maudit, ou « κηλῖδα47 », autre terme pour dire souillure. Il n’est pourtant pas sûr que chaque terme parle de la même chose quand on le sait coupable du meurtre de son père et coupable d’inceste. Un passage d’Œdipe à Colone semble pourtant suggérer que la souillure serait liée seulement au parricide : ᾔδη δ᾽ ὁθούνεκ᾽ ἄνδρα καὶ πατροκτόνον κἄναγνον οὐ δεξοίατ᾽, οὐδ᾽ ὅτῳ γάμοι ξυνόντες ηὑρέθησαν ἀνόσιοι τέκνων.48 Je savais que la ville n’admettrait ni un parricide avec sa souillure ni un homme dont l’hymen s’est révélé un inceste.

Chez Euripide également, le lien est clairement établi, à propos du meurtre commis par Oreste, entre souillure du meurtre et exil49 : Celui qui est souillé de sang (ὅστις αἷμ᾽ ἔχων), on lui interdisait de paraître aux regards, de rencontrer les autres hommes. On le purifiait par des exils (φυγαῖσι δ᾽ ὁσιοῦν), sans exiger meurtre pour meurtre (ἀνταποκτείνειν δὲ μή), car indéfiniment il y aurait eu un homme exposé au meurtre, celui qui sur ses mains eût porté la dernière souillure (τὸ λοίσθιον μίασμα λαμβάνων χεροῖν).50

Ce passage met en lumière l’idée de contamination associée à celle de la malédiction. Le meurtre devient souillure et son mode de contamination est la main51, main symbolique qui tue, qui demeure entachée de sang. Bernard Eck voit, de plus, dans ce passage le lien indéfectible entre la souillure et la loi du talion. Croire en la souillure produit des meurtres sans fin et constitue un obstacle à une véritable justice. La loi, au contraire, en imposant l’exil et, par-là, en évitant de tuer le coupable, empêche une nouvelle vengeance et freine la violence meurtrière.52

Dans La Folie d’Héraclès, c’est le porteur même de la souillure qui décide de s’auto-expulser : après avoir massacré ses enfants, Héraclès se sait souillure pour la cité : « il est impie (ὅσιον) que j’habite ma chère Thèbes, et

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Ibid., v. 1344. Ibid., v.1385. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 944-46. Ce qui pousse notamment Tyndare à dire qu’Oreste aurait dû chasser sa mère (ἐκβαλεῖν) et non la tuer (Euripide, Oreste, v. 501). Euripide, Oreste, v. 513-18. Voir le chapitre 7 « Les malheurs de l’exil ». B. ECK, op. cit., p. 215.

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même si je reste, dans quel temple, dans quelle réunion d’amis irai-je ?53 ». Une double purification doit donc être effectuée : celle de l’espace souillé et celle d’Héraclès. C’est Thésée lui-même qui se chargera de celle d’Héraclès, à Athènes54. Les Historiens rapportent aussi des récits d’exil pour souillure où il est à nouveau question du rapport du meurtrier avec la communauté et en particulier dans des sanctuaires. Chez Hérodote, un cas de souillure pour meurtre conduit ainsi à un exil immédiat : Les habitants d’Égine les plus riches matèrent le peuple soulevé contre eux avec Nicodromos et, une fois maîtres des révoltés, ils les menèrent à la mort (ἐξῆγον ὡς ἀπολέοντες). Ils se chargèrent alors d’une souillure abominable (ἀπὸ τούτου δὲ καὶ ἄγος σφι ἐγένετο), et nul sacrifice ne put les en délivrer en dépit de tous leurs efforts, mais ils furent chassés de l’île (ἔφθησαν ἐκπεσόντες πρότερον ἐκ τῆς νήσου) avant que la déesse se fût apaisée à leur égard. Tandis qu’ils menaient au supplice sept cents de leurs adversaires tombés vivants entre leurs mains, l’un de ces malheureux se débarrassa de ses liens, se jeta dans l’entrée du temple de Démeter Législatrice et s’y tint cramponné aux anneaux de la porte ; incapables de l’en détacher par la force, les autres lui coupèrent les mains pour l’emmener, et ses mains demeurèrent crispées sur les anneaux.55

La souillure (ἄγος) existe, semble-t-il, au regard de la déesse Démeter, qui « réclame » leur exil. De nombreux individus sont tués, mais une mutilation – lourde de sens – a lieu devant son temple. Ce même mot, ἄγος56, est employé chez Thucydide, pour deux autres cas de meurtres similaires, dans des endroits sacrés : Une première ambassade lacédémonienne invita les Athéniens à éloigner la souillure (τὸ ἄγος ἐλαύνειν57) qui offensait la déesse. Voici ce dont il s’agissait. Autrefois vivait à Athènes un citoyen nommé Cylon, qui était un champion olympique et un personnage considérable par sa naissance et par sa fortune [...] allèrent s’asseoir en suppliants au pied de l’autel sur l’Acropole (καθίζουσιν ἐπὶ τὸν βωμὸν ἱκέται τὸν ἐν τῇ ἀκροπόλει). Les Athéniens chargés de les surveiller, les voyant mourir dans le sanctuaire, les relevèrent, et, après s’être engagés à ne leur faire aucun mal, les emmenèrent et les massacrèrent. Certains, même, furent, chemin faisant, égorgés près des autels des Déesses Vénérables. Aussi les 53 54 55 56 57

Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1281-1284 Ibid., v. 1324-25. Hérodote, VI, 91. Bernard ECK le définit comme « un concept difficile à cerner […] puissance destructrice et sacrée » (op. cit., p.16). Le terme désignerait Périclès, alors au sommet de sa gloire, mais descendant des Alcméonides.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés responsables de ses exécutions furent-ils déclarés sacrilèges et criminels envers la déesse (ἐναγεῖς καὶ ἀλιτήριοι τῆς θεοῦ), eux et leurs descendants. Les Athéniens exilèrent ces hommes maudits (ἤλασαν μὲν οὖν καὶ οἱ Ἀθηναῖοι τοὺς ἐναγεῖς τούτους) et plus tard Cléomènes de Sparte les exila (ἤλασε) de nouveau, lui qui agissait de concert avec une des factions qui divisait Athènes. Les vivants furent chassés (τούς τε ζῶντας ἐλαύνοντες) et les ossements des morts jetés hors du pays (τῶν τεθνεώτων τὰ ὀστᾶ ἀνελόντες ἐξέβαλον). Cependant, les exilés purent par la suite rentrer à Athènes, où leurs descendants vivent encore. C’est cette souillure que les Lacédémoniens prétendaient chasser (τοῦτο δὴ τὸ ἄγος οἱ Λακεδαιμόνιοι ἐκέλευον ἐλαύνειν), d’abord sans doute, pour se poser en défenseurs des dieux (δῆθεν τοῖς θεοῖς πρῶτον τιμωροῦντες), mais aussi parce qu’ils savaient que Périclès, fils de Xanthippos, avait du côté maternel des ancêtres qui avaient participé au sacrilège. Ils pensaient que si on le chassait (ἐκπεσόντος αὐτοῦ), les Athéniens se montreraient plus traitables. Les Athéniens répliquèrent en invitant les Lacédémoniens à « chasser la souillure de Tainare (τὸ ἀπὸ Ταινάρου ἄγος ἐλαύνειν). Jadis, en effet, les Lacédémoniens avaient fait sortir des hilotes suppliants du sanctuaire de Poséidon à Tainare (τῶν Εἱλώτων ἱκέτας ἀπαγαγόντες) et les avaient mis à mort. Ils pensent de ce fait que le grand tremblement de terre de Sparte est un effet de ce sacrilège.58

Le meurtre, déjà porteur de souillure, serait, d’après ces extraits, aggravé quand il a lieu dans une enceinte sacrée. L’ἄγος apparaît plus puissant que le μίασμα59. Comme l’affirme J. Rudhard, « l’action de l’ἄγος et ses effets redoutables suivent souvent le viol d’un asile. Des fugitifs abrités dans un lieu chargé de puissance ont acquis un caractère inviolable que leurs poursuivants ne respectent pas : un ἄγος punit cette infraction60 ». Invoquer une telle puissance serait, en même temps, de l’ordre « des ragots destinés à salir périodiquement la réputation d’un genos61 », et, de plus, la part de construction littéraire empêche de croire sérieusement à l’existence de ce

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Thucydide, I, 126-128. L. MOULINIER soutient qu’il faut le rapprocher du sanscrit ágaḥ qui veut dire « faute, péché » : il voit un lien logique entre ἄγος « acte, personne ou chose qui attaque la sainteté d’un dieu » et ágaḥ « faute, crime ». Il refuse la thèse de Eugen FEHRLE (Kultische Keuschheit im Altertum, 1910, p. 45, n. 1) qui voit dans ce mot un doublet de *ἅγος signifiant « vénération religieuse », ce que réfute également CHANTRAINE (pas de rapprochement possible avec ἅγιος) : « On ne prouverait, en effet, quelque chose d’intéressant que si l’on nous montrait que, dans tel exemple réel, c’est-à-dire concret et particulier, un homme employant un mot de la racine ἁγ- pour dire qu’un être est sacré voulait dire du même mouvement de pensée qu’il est souillé » (op. cit., p. 15). Il rappelle enfin « la forte différence de sens » entre les mots de la racine ἁγ- et ἄγος et ses composés. J. RUDHARDT, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Genève, 1958, p. 42. B. ECK, op. cit., p. 24.

Chapitre 6 : L’exil et la souillure

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motif d’exil62. Thucydide, ainsi que P. Demont l’a observé à propos de la description d’une pestilence athénienne63, rend semblable « la contagion de la souillure » et « la progression de la maladie par un processus de contagion entre les hommes, entre les animaux et des animaux aux hommes64 ». De plus, il semblerait que « c’est le loimos qui entraîne la dégradation des valeurs, en particulier pour ce qui concerne la mort, et non l’inverse65 ». Chez les Historiens, dans ces deux seuls cas d’exil pour souillure, c’est bien la pratique collective des rites qui est menacée par la souillure des meurtres ou par la souillure d’une malédiction qu’on ne peut plus contrôler, car elle émane des dieux. La ressemblance entre ces deux passages et l’extrait d’Hésiode est troublante, car elle repose sur les mêmes mécanismes : 1) Faute ou meurtre66 2) les dieux sont offensés, les autels profanés par le sang versé67 ou les lois religieuses de la supplication ne sont pas respectées68 3) un fléau ou une souillure apparaît69. Chez les Historiens seulement, la nécessité de l’exil de cette souillure est exposée : on parle alors de « chasser (ἐκπεσόντες) », chez Hérodote, ceux sur qui la souillure s’est abattue, mais il s’agit, par deux fois, d’ « éloigner la souillure (τὸ ἄγος ἐλαύνειν) » chez Thucydide, en désignant le groupe d’hommes coupables. Thucydide le premier70, donc, opère un glissement de sens entre « coupables d’un meurtre impie » et « souillure » qu’on aime à retenir et à généraliser. Encore une fois, il est assez curieux de constater que c’est à un auteur de la fin du Ve siècle que l’on prête une pensée primitive que l’on ne trouve pas dans les textes archaïques. 62 63 64 65

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« Le souhait spartiate d’expulser Péricles l’ἄγος est un prétexte pour introduire dans la narration l’histoire de Cylon » (B. ECK, op. cit., p. 24). Thucydide, II, 52, 2-4. P. DEMONT, art. cit., p. 153. Ibid. Voir également P. DEMONT, « Notes sur le récit de la pestilence athénienne chez Thucydide et sur ses rapports avec la médecine grecque de l’époque classique », Actes du IVeColloque international hippocratique (Lausanne 1981), F. LASSERRE, P. MUDRY, éd., Genève : Droz, 1983, 341-353 ; P. DEMONT, « Hérodote et les pestilences (Note sur Hdt VI, 27 ; VII, 171 ; VIII, 115-117) », Revue de Philologie 62, 1988, p.7-13. Chez Hésiode, un homme commet des « actes insensés » ; chez Hérodote, les notables d’Égine massacrent le peuple révolté ; chez Thucydide, les Athéniens massacrent Cylon et ses compagnons et, autre cas, des Lacédémoniens tuent des suppliants hilotes. Le sang sacrificiel d’un animal peut être versé aux autels, mais le sang d’un humain serait le pire des sacrilèges. Chez Hésiode, colère de Zeus ; chez Hérodote, colère de Déméter Législatrice, car un suppliant a été tué et mutilé à la porte de son temple ; chez Thucydide, les suppliants à l’autel de l’Acropole sont tués malgré la promesse faite de les laisser vivre et certains sont tués auprès des autels des Déesses Vénérables. Chez Hésiode, peste, famine, infertilité dans la communauté ; chez Hérodote et chez Thucydide, les coupables sont porteurs d’un ἄγος ; chez Thucydide, pour le second cas, un tremblement de terre a lieu. On voit bien ici que « la souillure exprime un sentiment de trouble » (B. ECK, op. cit., p. 124). Aristote reprend exactement la même expression : Aristote, Constitution d’Athènes, XX, 2-3.

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On remarque, en outre, que, déjà chez les Historiens, le prétexte de la souillure n’est pas pris pour argent comptant. Thucydide montre bien que les Athéniens se dépêchent de faire remarquer aux Lacédémoniens qu’ils ont eux aussi une souillure à expulser, en réponse à leur demande initiale. La souillure est alors un motif, parmi tant d’autres, pour attiser le conflit qui oppose Athènes à Sparte. Hérodote aussi montre que le prétexte tout trouvé de la prétendue souillure héréditaire des Alcméonides est employé par Isagoras et Cléomènes pour exiler Clisthène d’Athènes en 508 av. J.-C. : Isagoras fit appel au Lacédémonien Cléomène, son hôte depuis qu’ils avaient assiégé ensemble les Pisistratides. On accusait d’ailleurs Cléomène d’avoir une liaison avec la femme d’Isagoras. Pour commencer, Cléomène, envoyant un héraut à Athènes, bannit (ἐξέβαλλε) Clisthène et de bon nombre d’Athéniens avec lui qu’il nommait les Maudits (τοὺς ἐναγέας). Cette démarche lui avait été inspirée par Isagoras, car il s’agissait d’un meurtre dont les Alcméonides et leurs partisans se trouvèrent accusés, mais dans lequel Isagoras n’était pas impliqué, ni ses amis.71

D’autres cas d’exil pour souillure sont attestés chez Aristote : le premier se trouve au début de la Constitution d’Athènes : Sur l’accusation de Myron, trois cents juges choisis parmi les familles nobles rendirent le jugement après avoir prêté serment sur les chairs des victimes. La souillure fut reconnue (καταγνωσθέντος δὲ τοῦ ἅγους) et les coupables eux-mêmes furent arrachés de leurs tombeaux, et leur famille condamnée à l’exil perpétuel. Puis le crétois Épiménide purifia la ville.72

Un autre exemple concerne Mégaclès et ses partisans, accusés d’avoir tué un groupe d’hommes réfugiés dans un temple, et qui « sont chassés par les Athéniens comme des souillures (ὡς ἐναγεῖς ἤλαυνον73) », sans que davantage de précisions ne soient apportées sur le contexte de cet exil. Ces cas montrent l’ambiguïté qui persiste entre la vieille croyance en la souillure, attestée dès Homère, et la politisation de l’exil : ici, la présence d’une loi et ce qui ressemble à un cas d’ostracisme diffèrent des exemples précédents, en ce sens, sur bien des points. Cependant, le meurtre, dans la loi rappelée par Aristote et dans l’exemple de Mégaclès et de ses partisans, est à nouveau associé à la notion de souillure74. 71 72 73 74

Hérodote, V, 70. Aristote, Constitution d’Athènes, I, 1. Ibid. Sans contredire formellement Bernard ECK qui affirme qu’Aristote « n’accorde pour ainsi dire aucune place à la souillure attachée au meurtre et même à la souillure en général » (op. cit., p. 26), on remarque que le premier exemple est un témoignage précis de la législation concernant les exilés, tandis que le second, peu développé, ne permet pas

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Chez Sophocle, la pièce Philoctète met en scène le même mécanisme, même si Philoctète n’est pas exilé. Il est relégué sur l’île de Lemnos pour les raisons qu’explique Ulysse dès le début de la pièce : νόσῳ καταστάζοντα διαβόρῳ πόδα : ὅτ᾽ οὔτε λοιβῆς ἡμὶν οὔτε θυμάτων παρῆν ἑκήλοις προσθιγεῖν [...].75 son pied suppurait à cause d’une maladie qui le rongeait : nous ne pouvions plus procéder tranquillement à une libation ou à des sacrifices.

Philoctète devient, par sa maladie, une entrave aux pratiques religieuses effectuées par Ulysse et ses compagnons, de la même façon qu’un meurtrier, par sa souillure, l’est pour celles de la cité. La pièce met d’ailleurs en scène les mêmes lieux communs que pour les exilés : l’habitation de Philoctète est une grotte, il dort sur un lit de feuillage et mène une vie sauvage qui modifie son apparence physique. Philoctète se questionne sur les raisons de sa relégation et y voit une injustice. Quand on vient le chercher, il fait même, comme les autres exilés des tragédies, un adieu solennel à sa terre d’exil. 3) La souillure dans les textes législatifs de l’exil

Pourtant, comme on a déjà pu le voir, la souillure a un statut officiel. La loi de Dracon envisage ainsi de tuer celui qui tuerait le meurtrier alors qu’il s’abstient de fréquenter certains endroits dont « les marchés frontaliers », les lieux de « concours » et les « sanctuaires amphictyoniques76 », autrement dit tous les endroits communautaires qu’il pourrait souiller de sa présence. De plus, Démosthène rapporte la seule loi athénienne relative à l’homicide et qui mentionne la souillure : Et qu’ordonne la loi ? Que celui qui a été condamné pour meurtre involontaire quitte le pays suivant une route fixée (ἀπελθεῖν τακτὴν ὁδόν), dans un délai prescrit, et soit exilé (φεύγειν) jusqu’à ce qu’il ait obtenu sa grâce d’un parent de la victime. Alors il lui est accordé de rentrer, non pas n’importe comment, mais suivant certaines formes : il y a des sacrifices, des purifications, d’autres actes obligatoires qui sont définis par la loi.77

75 76 77

de savoir si l’auteur cautionne ou non l’appellation d’« ἐναγεῖς », et par là même le concept de souillure. Sophocle, Philoctète, v. 7-9. IG, I³, 104, ligne 26-29. Démosthène, Contre Aristocrate, 72. Voir aussi Contre Panténètos, 59 : l’exil n’est plus nécessaire dans les cas d’homicides involontaires quand la famille de la victime a accordé son pardon.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

C’est ici la référence aux sacrifices et aux purifications qui induisent une souillure préexistente. Chez Aristote également, la souillure du meurtre est évoquée dans une loi établie concernant le sort des exilés : Quand un exilé, dont l’exil fait l’objet de pitié (ἐὰν δὲ φεύγων φυγὴν ὧν αἴδεσίς ἐστιν), est accusé de meurtre ou de blessure, ces faits sont jugés dans l’enceinte du Phréatto. L’accusé présente sa défense du haut d’un navire qui a mouillé près du rivage (ὁ δ᾽ἀπολογεῖται προσορμισάμενος ἐν πλοίῳ) […]. L’accusé, jusqu’au jour du jugement, est exclu des lieux sacrés, et la loi ne lui permet même pas d’entrer dans l’agora. Ce jour-là, il pénètre dans l’enceinte du temple pour présenter sa défense.78

Cette loi indique qu’un procès est toujours possible pour un exilé, mais que celui-ci demeure porteur d’une souillure dont il faut se méfier79. Son éloignement est aussi une façon de protéger sa personne contre d’éventuels désirs de vengeance de la part de la famille de la victime80. Platon, également, développe dans les moindres détails les cas d’exil pour meurtre, dans ses Lois fictives81, qui ont toujours pour but de purifier le meurtrier de sa souillure. Là encore, la purification est la condition sine qua non de la fin de l’exil et de la souillure. Si aucune purification n’est possible, si le meurtrier est incurable, l’exil n’a plus de raison d’être : Platon préconise la mise à mort. Une explication est donnée dans les Lois sur la notion de souillure issue du meurtre et son lien avec l’exil : On raconte que celui qui a péri d’une mort violente, s’il a vécu en homme fier de sa condition libre, se trouve dès qu’il est mort, irrité contre celui qui l’a fait périr : parce qu’il est lui-même rempli de la peur et de la frayeur que lui ont causées les mauvais traitements subis et parce qu’il voit son meurtrier aller et venir dans les lieux qu’il était lui-même habitué à fréquenter, il s’épouvante, et, troublé comme il est, il trouble à son tour autant qu’il peut celui qui l’a fait périr, en prenant pour alliée sa mémoire pour l’inquiéter en son for intérieur et dans ses actes. Voilà pourquoi il est justement nécessaire que le meurtrier se dérobe à celui qui en a été la victime pendant la totalité des saisons d’une année en désertant chacun des endroits familiers par tout le pays (ἐρημῶσαι πάντας τοὺς οἰκείους τόπους συμπάσης τῆς πατρίδος). Si c’est un étranger qui a été tué, il devra éviter le pays de l’étranger pendant la même période de temps (τῆς τοῦ ξένου χώρας 78 79

80 81

Aristote, Constitution d’Athènes, LVII, 3-4. On retrouve cette loi dans celle que propose fictivement Platon dans les Lois (IX, 866d) qui impose à un exilé en procès de ne pas toucher de ses pieds la terre ferme qu’il a souillée. De la même façon chez Platon, il est aussi banni de tous les lieux religieux, y compris des lieux communautaires tels que l’agora. I. ARNAOUTOGLOU, op. cit. Platon, Lois, IX, 867d- 872a.

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εἰργέσθω). Si le coupable se soumet de son plein gré à cette loi, le parent le plus proche du mort, auquel il incombe de veiller à ce que tout cela ait lieu, lui pardonnera, fera la paix avec lui et agira en toute convenance. En revanche, si le coupable ne se soumet pas de son plein gré à la loi, c’est à dire, d’abord si, alors qu’il n’est pas purifié, il a l’audace de pénétrer dans les temples et d’y offrir les sacrifices (ἐὰν δέ τις ἀπειθῇ καὶ πρῶτον μὲν ἀκάθαρτος ὢν εἰς τὰ ἱερὰ τολμᾷ πορεύεσθαι καὶ θύειν), puis s’il refuse de remplir la période dont il a été question, le plus proche parent de la victime devra le poursuivre pour meurtre et, s’il est reconnu coupable, il paiera au double toutes ses peines. Par ailleurs, si le plus proche parent n’entame pas les poursuites pour ce crime, puisqu’il attire sur lui la souillure (τὸ μίασμα ὡς εἰς αὐτὸν περιεληλυθός), la victime tournant vers lui son désir de vengeance, celui qui le voudra lui intentera un procès et le forcera à s’exiler de son pays pendant cinq ans conformément à la loi (πέντε ἔτη ἀποσχέσθαι τῆς αὑτοῦ πατρίδος ἀναγκαζέτω κατὰ νόμον). Par ailleurs, si un étranger, sans agir de plein gré, tue un étranger résidant dans la cité, celui qui le voudra entamera une poursuite au nom des mêmes lois ; si c’est un métèque, il s’exilera pour une année ; s’il est entièrement étranger, il devra non seulement se purifier (πρὸς τῷ καθαρμῷ) mais, que sa victime soit un étranger de passage, un étranger domicilié ou un citoyen, notre contrée qui édicte de pareilles lois lui sera interdite toute sa vie. Si pourtant il revient à l’encontre des lois, les gardiens des lois le condamneront à mort et, s’il a quelque bien, ils le remettront au plus proche parent de la victime. Si c’est contre son gré qu’il y revient, si c’est à la suite d’un naufrage qui l’aurait jeté sur les côtes du pays, il demeurera les pieds dans la mer, en attendant une embarcation. Et si c’est par terre qu’il a été amené de force par tels ou tels, le premier magistrat de la cité qui le rencontrera le remettra en liberté et lui fera repasser la frontière sans dommage.82

La loi de purification du meurtre, inventée par Platon, mais peut-être déjà potentiellement en germe à son époque, implique un éloignement salutaire aux règles strictes83. La souillure du meurtre est considérée comme une maladie (τὸ μίασμα) qui se propage du meurtrier à la famille de la victime si celle-ci ne décide pas d’attaquer le meurtrier en justice84. Le vocabulaire médical est omniprésent : « ἀκάθαρτος ὢν » ; « τὸ μίασμα ὡς εἰς αὐτὸν περιεληλυθός » ; « πρὸς τῷ καθαρμῷ ». Les verbes ou expressions qui désignent l’exil sont construits autour d’indications temporelles : « πέντε ἔτη ἀποσχέσθαι τῆς αὑτοῦ πατρίδος ἀναγκαζέτω » est une longue périphrase 82 83

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Platon, Lois, IX, 865d – 866d. T. J. SAUNDERS voit des « mesures d’hygiène sociale et religieuse » dans l’exil d’un homme qui tue sous l’emprise de la folie (864e) : Plato’s penal Code. Tradition, Controversy, and Reform in Greek Penology, Oxford, 1991, p. 218. Pour ces raisons sans doute R. PARKER estime que l’exil est une purification et non une punition. La souillure serait « une chose réelle » et non une fiction de « législateur » (op.cit., p. 113).

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dont le verbe « ἀποσχέσθαι » n’est pas particulièrement lié au bannissement : il s’agit d’ailleurs ici d’éloignement salutaire ; « ἀπενιαυτησάτω » est un hapax créé par Platon qui signifie « être loin pour un année » dont le sens ne se rapproche pas non plus explicitement de l’exil. Platon essaie d’imaginer tous les cas de figure, comme dans les lois dont il nous reste des traces écrites, avec la répétition du « ἐάν ». Il existe même des propositions d’exil pour des objets et des animaux souillés85. Ces lois hypothétiques sont inspirées par certaines pratiques en cours. À Athènes, le tribunal du Prytaneion se chargeait de juger les objets en bois ou en fer ou une pierre qui tuent ou blessent86. Un passage du Phédon développe les raisons de la crainte de cette souillure de l’exil, dans le récit de ce qu’il advient des âmes après la mort des meurtriers : Une fois parvenue là où sont les autres âmes, celle qui ne s’est pas purifiée (τὴν μὲν ἀκάθαρτον) et qui s’est rendue coupable d’avoir tué sans un juste motif, par exemple, ou d’avoir commis d’autres crimes de ce genre – qui sont de même famille et sont l’œuvre d’âme appartenant à la même famille – cette âme, tous la fuient et l’évitent. Personne n’accepte ni de l’accompagner ni de la guider. Elle erre solitaire, dans le désarroi le plus total (αὐτὴ δὲ πλανᾶται ἐν πάσῃ ἐχομένη ἀπορίᾳ) jusqu’à ce que les temps soient venus.87

L’exil serait, dans cette logique, une façon de purifier l’âme pour lui éviter d’endurer dans la mort ce que le coupable peut endurer et abolir de son vivant. Dans cette conception, l’exil revêt un aspect religieux indéniable, qui, chez Platon, est au fondement de toute forme d’exil. Il est certain qu’« existe la croyance en la contagion de la souillure liée à l’homicide88 », mais il apparaît également qu’existe une croyance en la contagion de la souillure liée à l’exil, en lien étroit, toujours, avec l’homicide. II. EXILER UN BOUC ÉMISSAIRE Dans certains cas, le problème est presque pris à l’envers : parce qu’on redoute une souillure ou un fléau d’envergure communautaire, on va procéder à un exil, même si les victimes de cet exil n’ont pas de lien direct avec la souillure. On choisit alors un bouc émissaire.

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Platon, Lois, IX, 873d-e. C’est le cas de la hache sacrificielle chargée de tuer un bœuf pendant les Bouphonies : elle est jugée chaque année au Prytaneion. Platon, Phédon, 108a. B. ECK, op. cit., p.29.

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La famine est un de ces fléaux tant redoutés. Chez Hésiode89, on l’impute à un fautif parmi le peuple, mais, lorsqu’il n’y a aucun moyen de trouver le « vrai » coupable, comment faire ? Ainsi que l’expose Hérodote, c’est dans ce cas qu’intervient l’exil d’un bouc émissaire : Le fléau (τὸ κακόν) de la famine loin de cesser, s’aggravait encore : alors le roi répartit tous les Lydiens en deux groupes et le sort désigna celui des deux qui resterait dans le pays, tandis que l’autre s’exilerait (κληρῶσαι τὴν μὲν ἐπὶ μόνῃ τὴν δὲ ἐπὶ ἐξόδῳ ἐκ τῆς χώρης). Il demeura lui-même à la tête du groupe désigné pour rester, et donna pour chef au groupe exilé (ἐπὶ δὲ τῇ ἀπαλλασσομένῃ) son fils qui s’appelait Tyrrhénos. Les autres, auxquels il échut de quitter leur pays, (λαχόντας δὲ αὐτῶν τοὺς ἑτέρους ἐξιέναι ἐκ τῆς χώρης) descendirent à Smyrne, se firent des vaisseaux qu’ils chargèrent de tous leurs biens, et partirent à la recherche d’une terre qui pût les nourrir ; ils longèrent bien des rivages jusqu’au jour où ils arrivèrent en Ombrie, où ils fondèrent des villes et où ils demeurent encore aujourd’hui.90

L’exil est ici totalement arbitraire, mais répond à un besoin de désigner un coupable pour apaiser le fléau. La souillure est multiple : c’est exactement la moitié du peuple des Lydiens, bien que nous ne sachions pas selon quels critères les deux groupes ont été formés. Dans cette logique, on peut être tenté de voir dans les formes plus courantes de l’exil une version dissimulée du bouc émissaire. On a ainsi évoqué le caractère injuste de l’ostracisme, de l’exil des idoles populaires que sont Thémistocle et Alcibiade, ou des exils des généraux qui apparaissent souvent comme un moyen de calmer la colère et la jalousie du peuple et de les exclure symboliquement avec le « coupable ». On a même pu voir dans l’exil que Périandre impose à son fils l’expulsion d’un bouc émissaire91. C’est aussi le cas des manipulations politiques. Ainsi, dans la Constitution d’Athènes : Isagoras, trop faible pour lutter, rappela Cléomène qui était son hôte et le décida à chasser le sacrilège (συνέπεισεν ἐλαύνειν τὸ ἅγος), parce que les Alcméonides passaient pour faire partie des gens souillés par le sacrilège (διὰ τὸ τοὺς Ἀλκμεωνίδας δοκεῖν εἶναι τῶν ἐναγῶν). Quand Clisthène se fut

89

90 91

Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 240-247 :« du haut du ciel, le Cronide fait tomber une immense calamité, peste et famine à la fois (ἐπήγαγε πῆμα Κρονίων / λιμὸν ὁμοῦ καὶ λοιμόν) ». Hérodote, I, 94. C. SOURVINOU-INWOOD, « On Herodotus 3. 48 and 3. 50-53 » in C. SOURVINOUINWOOD, ‘Reading’ Greek Culture : Texts and Images, Rituals and Myths, Oxford, p. 244-84.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés enfui, Cléomène chassa sept cents foyers athéniens (ἡγηλάτει τῶν Ἀθηναίων ἑπτακοσίας οἰκίας).92

Malgré la mise en place de l’ostracisme dans la cité93, le motif de sacrilège est encore invoqué sous le nom de « τὸ ἅγος » pour un exil de masse. Aristote manifeste une distance sensible entre le motif invoqué, la souillure, et les véritables motifs du tyran Cléomène, dans l’emploi des verbes « συνέπεισεν » et « δοκεῖν εἶναι ». Par ailleurs, il semblerait qu’il faille opérer une distinction entre la sanction religieuse et la sanction civile qui aurait permis aux Alcméonides de revenir et de récupérer leur bien94. Il convient enfin de rappeler, avec Bernard Eck, que « la croyance en la purification et, du coup, en la souillure est bien loin d’être ancrée chez tous les Grecs et à toutes les époques95 ». III. TRAITEMENT RHÉTORIQUE DE LA SOUILLURE Le thème de la souillure trouve un écho intéressant dans certaines œuvres oratoires, où il fait figure de véritable argument. Chez Lysias, dans le Contre Andocide, Andocide incarne, au même titre qu’un Œdipe maudit des dieux, la figure même de l’exilé - souillure, chassé de toutes les villes qu’il traverse : Il navigua jusque chez le roi des Citiens, et surpris dans une trahison, fut enfermé par celui-là ; il ne craignait pas seulement la mort, mais aussi des tortures quotidiennes, pensant qu’on lui couperait de son vivant toutes les extrémités (οἰόμενος τὰ ἀκρωτήρια ζῶντος ἀποτμηθήσεσθαι). Fuyant ce danger (ἀποδράς δὲ ἐκ τούτου τοῦ κινδύνου), il revint par bateau à Athènes sous les Quatre-Cents. La divinité lui fit perdre la mémoire au point qu’il désirât revenir chez ceux qu’il avait offensés. Une fois revenu, il fut enfermé et maltraité, mais il ne périt pas encore et sortit de prison. De là, il navigua jusque chez Évagoras, roi de Chypre, et fut chassé (εἵρχθη) pour un tort qu’il avait commis. Échappant à cet homme (ἀποδράς δὲ καὶ τοῦτον), il fuyait les dieux de sa patrie (ἔφευγε μὲν τοὺς ἐνθάδε θεούς) et il fuyait sa propre cité (ἔφευγε δὲ τὴν ἑαυτοῦ πόλιν), il fuyait vers les lieux où il était 92 93 94

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Aristote, Constitution d’Athènes, XX, 2-3. Ibid., XXII, 1 : « ὁ περὶ τοῦ ὁστρακισμοῦ νόμος ». Pour étayer cette idée, le cas des Alcméonides est rapproché par François RUZÉ et Henri VAN EFFENTERRE d’un autre nommé « Jugement de Mantinée » dans leur ouvrage Nomina. Recueil d’inscriptions politiques et juridiques de l’archaïsme grec. Il s’agit d’un double jugement pour meurtre : un par la déesse d’un temple souillé par un meurtre, un autre civil. Les verdicts sont identiques : confiscation des biens au profit de la déesse et malédiction des meurtriers et sur leurs « descendants en ligne masculine », tous considérés comme sacrilèges. Op. cit., p. 22.

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allé au début (ἔφευγε δὲ εἰς οὓς τὸ πρῶτον ἀφίκοιτο τόπους). Mais quelle sorte de plaisir éprouvait-il pour sa vie à souffrir (κακοπαθεῖν) souvent, sans que cela ne prenne jamais fin ? De là, par bateau, il revint de nouveau dans sa propre cité, devenue démocratie, et il donna de l’argent aux prytanes pour qu’ils lui permissent de monter à la tribune. Vous, Athéniens, vous l’avez chassé de votre cité (ἐξηλάσατε ἐκ τῆς πόλεως), confirmant aux dieux (τοῖς θεοῖς βεβαιοῦντες) les lois que vous avez votées. Cet homme, nul peuple, nulle oligarchie, nul tyran ne voulait l’accueillir (ἐθέλει δέξασθαι) jusqu’à la fin, mais tout le temps, à partir du moment où il a été impie (ἐξ ὅσου ἠσέβησεν), il mène une vie errante (ἀλώμενος διάγει), se fiant toujours davantage aux inconnus qu’à ses connaissances, à cause du fait qu’il a fait du tort à ceux qu’il connaît. Tout récemment encore, depuis son retour dans Athènes, il a été accusé deux fois dans la même année.96

Andocide accumule les méfaits au point qu’il n’y a pas de doute sur le fait qu’il est « mauvais »97. Néanmoins, l’intention de ses méfaits n’est jamais explicitée et – si l’on se fie à la malédiction des exilés dans la tragédie, nécessairement présente à l’esprit de l’orateur et de l’auditoire – on est presque tenté de croire qu’Andocide subit davantage les méfaits qu’il n’en commet. Il ne s’agit d’ailleurs à chaque fois de rien d’aussi grave qu’un meurtre – une trahison et un tort commis, sans que l’on sache lequel –, mais les châtiments, eux, sont narrés avec précision : la torture – dont une très particulière, le maschalismos, couper les extrémités du corps – et l’emprisonnement. La mention très rare98 de ce type de torture mérite d’être commentée : souvent pratiqué post mortem, le maschalismos servirait à empêcher la victime de revenir se venger99. Il est tentant d’y voir une façon de couper court à la malédiction, latente dans le texte, de cet exilé particulièrement malchanceux : lui couper les extrémités – les mains plus particulièrement100 – pourrait être une façon de lutter contre cette malédiction. Cette forme de torture n’est cependant pas pratiquée sur Andocide, mais ce dernier la redoute : la proposition participiale « οἰόμενος τὰ ἀκρωτήρια ζῶντος ἀποτμηθήσεσθαι » permet, ce qui est unique dans cet extrait, de connaître les pensées supposées d’Andocide. Il est surprenant que l’orateur lui prête la crainte du maschalismos, qui plus est « ζῶντος », de son vivant, alors que cette pratique rituelle n’a plus lieu que chez Homère et quelques auteurs tragiques. 96 97 98

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Lysias, Contre Andocide, 26-30. Andocide s’inscrit à ce titre dans la catégorie des « mauvais exilés » que nous dressons dans le chapitre 10 « Bons et mauvais exilés ». Homère, Iliade, XI, 145 sq. ; Odyssée, XXII, 475-476 ; Eschyle, Les Choéphores, v. 439 ; Sophocle, Électre, v. 445. Les extrémités coupées étaient attachées par une cordelette au cou du meurtrier ou de la victime elle-même. B. ECK, op. cit., p. 163-166. On songe au passage d’Hérodote (Enquête, VI, 91) où les mains coupées demeurées accrochées aux portes du temple symbolisent un sacrilège porteur de souillure pour les meurtriers.

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L’accumulation des voyages et de son lot de châtiments pousse l’orateur à se demander la véritable motivation d’Andocide, sans qu’il puisse en donner la réponse. Le constat final est néanmoins radical : chasser Andocide d’Athènes agrée non seulement aux lois mais également aux dieux. C’est dans cette colère des dieux envers Andocide – « la divinité » lui joue même des tours en lui faisant perdre la mémoire – que semble résider la réponse à la question posée par l’orateur : au cœur de cet extrait majoritairement à l’aoriste, l’emploi du présent de l’indicatif dans « ἀλώμενος διάγει » indique que, du fait de son impiété manifeste (« ἐξ ὅσου ἠσέβησεν »), Andocide est condamné à être indésirable partout et à susciter la haine de ses contemporains. Sa souillure ne nuit cependant qu’à lui-même et prend l’apparence d’une malchance extraordinaire101, au point même que personne n’en vient à le tuer, laissant sa vie être une suite continuelle de souffrances (« κακοπαθεῖν »). Le thème métaphorique de la souillure fait nécessairement appel au vocabulaire de la médecine, du moins en apparence. Chez Démosthène, cela est particulièrement remarquable dans le Contre Aristogiton 1, dans un conseil qu’il prodigue aux Athéniens : « Incurable, incurable (ἀνίατον, ἀνίατον), Athéniens, est le mal (τὸ πρᾶγμ[α]) de cet homme ! Il faut que vous tous, comme quand les médecins (οἱ ἰατροί) ont vu une tumeur (καρκίνον) ou un ulcère (φαγέδαιναν) ou quelque mal incurable (τῶν ἀνιάτων τι κακῶν), ils l’ont brûlé ou l’ont complètement enlevé, vous chassiez (ἐξορίσαι) cette créature (τοῦτο τὸ θηρίον), que vous l’arrachiez de la cité (ῥῖψαι ἐκ τῆς πόλεως), que vous la détruisiez (ἀνελεῖν), sans attendre de souffrir quelque autre malheur qui vous atteindrait personnellement (μήτ’ἰδίᾳ) ou atteindrait le peuple (μήτε δημοσίᾳ), mais en prenant des précautions »102. La souillure décrite est constitutive de l’individu, qui n’est même plus un être humain mais une créature monstrueuse (θηρίον). L’exil est alors un remède préventif, au même titre que chez Platon. C’est une fois de plus la crainte de la contamination qui sert d’argument principal : face à un événement aussi incontrôlable – la métaphore du θηρίον fait appel aux mythes de punition divine par l’arrivée parmi les humains d’un monstre –, il faut procéder non seulement comme en médecine, mais également comme dans les mythes en reléguant la créature loin des hommes. L’apparence 101

102

La malchance de l’exilé est également suggérée chez Démosthène, dans Contre Apatourios, 20 : « Un malheur terrible frappa Parménon : il vivait à Ophrynion pendant son exil de Byzance (οἰκοῦντος γὰρ αὐτοῦ ἐν Ὀφρυνείῳ διὰ τὴν οἴκοθεν φυγήν) et quand le séisme de Chéronèse eut lieu, sa femme et ses enfants périrent dans l’effondrement de sa maison. À la nouvelle de ce malheur, il partit aussitôt par la mer. Mais Aristoclès à qui Parménon avait fait défense, devant témoins, de rendre sa sentence en l’absence des coarbitres, dès qu’il vit Parménon éloigné d’Athènes par ce triste événement, rendit contre lui une sentence par défaut ». Démosthène, Contre Aristogiton 1, 95.

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scientifique de l’argument est nettement brisée par ce lieu commun du mythe, et par le recours à la dimension épique de l’exil. Chez Antiphon, enfin, dans les Tétralogies, on retrouve le même type d’image, inspiré du registre tragique, avec un vocabulaire différent. Ainsi, dans la Première Tétralogie, l’orateur évoque explicitement la souillure en opposition avec l’exil en déclarant : « si je meurs condamné, je lèguerai à mes fils des causes d’une honte sacrilège (ἀνόσια ὀνείδη), à moins que, en exil (φυγών), vieux et sans patrie (ἄπολις) j’aille mendier à l’étranger103 ». Cette opposition est reprise dans la Deuxième Tétralogie pour inciter les jurés à prononcer une peine d’exil : « Au nom de votre piété (εὐσεβείας), au nom des lois, punissez-le en l’éloignant (ἀπάγοντες) ! Ne partagez pas sa souillure (μιαρίας) ! »104.

IV. LES DIMENSIONS EXPIATOIRES DE L’EXIL CHEZ HOMÈRE ET ESCHYLE La dimension expiatoire de l’errance est présente dès Homère. La fin de l’exil d’Ulysse, c’est-à-dire de sa condamnation par Zeus à errer sur la mer, s’opère lorsqu’il échoue sur les rivages phéaciens105. Il n’est à ce moment-là plus un homme, mais un monstre marin : « Tout son corps était gonflé, et l’eau salée remplissait sa bouche et ses narines106 ». De plus, les conditions de la malédiction lancée contre lui sont en passe d’être remplies : Qu’il rentre après dans le malheur (κακῶς ἔλθοι), après avoir perdu tous ses compagnons (ὀλέσας ἄπο πάντας ἑταίρους), sur un vaisseau d’emprunt (νηὸς ἐπ᾽ ἀλλοτρίης), pour trouver le malheur dans sa maison.107

Il a, en quelque sorte, rempli les conditions de sa peine et, comme Oreste après lui, « usé sa souillure » en mer. Évidemment, l’expression n’existe pas ainsi chez Homère, mais la dimension initiatique de l’errance d’Ulysse permet légitimement de se demander si la malédiction qui le frappe n’est pas une forme de souillure métaphorique. La souillure – ἄγος – n’est pas, en effet, exclusivement associée au meurtre. C’est, selon J. Rudhardt, un « principe actif » déclenché par une impiété au sens large108. L’impiété peut tout aussi bien être le meurtre, la profanation d’un asile que la démesure ou la volonté de se soustraire à des prérogatives naturelles. 103 104 105 106 107 108

Antiphon, Première Tétralogie, II, 9. Antiphon, Deuxième Tétralogie, III, 12. Homère, Odyssée, V, v. 388-423. Ibid.,V, v. 455-56. Ibid., IX, v. 534-535. J. RUDHARDT, op. cit., p. 42.

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Une fois sur le rivage des Phéaciens, Ulysse peut à nouveau redevenir un suppliant de Zeus et il sort symboliquement de la mer de l’errance pour aller dans le fleuve de la civilisation109. La nudité d’Ulysse à ce moment-là110 reflète la dégradation progressive qu’il a subie pendant son périple et matérialise cette purification. Le récit qu’il fera, après, de son errance montre que son expiation est, d’une part, déterminée par les conditions à remplir de la malédiction et, d’autre part, par les étapes de son voyage. Entre le moment où le Cyclope et Éole formalisent cette malédiction, et celui où il n’est plus qu’un monstre marin ou une créature inhumaine, Ulysse a été confronté à des lieux symboliques et initiatiques : la première étape de son errance est la terre sauvage et inculte de Lamos111, la seconde, l’île de Circé où la tentation de l’oubli et d’une nouvelle vie s’offrent à lui112, les Enfers « aux confins de l’Océan » où il va consulter Tirésias113, et enfin, loin du regard des dieux, sur l’île de Calypso114. Ulysse pleure sur le promontoire de l’île, face à la mer115 et regrette sa patrie au moment où Hermès vient lui annoncer que la malédiction est levée et qu’il peut rentrer chez lui. N. Sultan parle, à ce propos, d’une « relation agonistique116 » avec les dieux, très présente chez Homère : seul leur bon vouloir permet à Ulysse de rentrer – c’est l’objet d’une discussion entre eux dans les premiers chants de l’Odyssée –, de la même façon que, dans l’Iliade, l’armure magique d’Achille ne fonctionne que si les dieux le veulent117. L’errance d’Ulysse est également, selon elle, une forme de rite de passage de la jeunesse à la maturité : « quand il quitte ses champs en tant que jeune marié pour rejoindre la campagne argienne contre Troie, sa maison et ses terres sont ravagées, et quand il revient, il est tenu de tout recommencer118 ». Sur l’île de Calypso, il a ainsi perdu la démesure qui était la sienne au moment où, par orgueil et malgré les conseils de ses compagnons, il donne son nom à Polyphème119, ce qui lui permet ainsi de lui lancer une malédiction : il a perdu son désir pour les autres femmes120 et pleure, sans fierté, « se lamentant sur son retour (νόστον ὀδυρομένῳ)121 ».

109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121

Homère, Odyssée, V, v. 444-452. Ibid., VI, v. 127-130. Ibid., X, 87-98. Ibid., X, 141-236. Ibid., XI, v. 13. Ibid., V, 1-115. Ibid., V, 81-84 ; v. 152-153. N. SULTAN, op. cit., p. 29 Homère, Iliade, XXI, 21-22. N. SULTAN, op. cit., p.33. Homère, Odyssée, IX, v. 492-505. Ibid., V, v. 153-155. Ibid., V, v. 153.

Chapitre 6 : L’exil et la souillure

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Chez Eschyle, la souillure prend des aspects uniques, que l’on ne retrouve pas chez les autres auteurs tragiques, et elle est encore différente de celle d’Ulysse. Ses pièces présentent toujours un questionnement sur l’exil, ce qui permet aux exilés de comprendre les causes profondes de leur situation, au-delà du simple fait de déplorer un exil injuste, tyrannique ou politique. Chez Homère, malgré une errance initiatique, il n’y a pas de questionnement, car les raisons sont simples : c’est la colère des dieux qui est à l’origine de son exil et, même si l’on constate symboliquement une évolution d’Ulysse à travers ses étapes, on ne le voit jamais se questionner sur les raisons profondes de ce qui lui arrive. Chez Eschyle, la dimension expiatoire de l’exil passe, comme chez Homère, par un éloignement géographique et s’opère principalement dans un questionnement des exilés. On assiste alors presque à une maïeutique, ou pour le moins, à une évolution psychologique des personnages. La trilogie de l’Orestie est représentative, à elle seule, de la dimension expiatoire de l’exil. Le processus entier, depuis l’apparition de la souillure du meurtre jusqu’à sa disparition totale est ainsi présenté, mais d’autres œuvres adoptent un schéma identique, le temps d’une pièce seulement. Au cours de leur exil, les personnages arrivent à percevoir quelle est la souillure, métaphorique ou non, véritablement responsable de leur exil. Dans l’Orestie, Oreste se rend coupable de matricide et véhicule, de fait, avec lui, une souillure concrète dont il doit se purifier. Cet impératif lui est exposé par Apollon lui-même comme la condition sine qua non de la fin de son exil et de sa reconnaissance. Oreste présente ainsi dans les Choéphores le double statut de suppliant et d’exilé. Au début des Euménides, pourtant, il n’est plus qu’exilé : ἀλλ’ ἀμβλὺν ἤδη προστετριμμένον τέ πρὸς ἄλλοισιν οἴκοις καὶ πορεύμασιν βροτῶν. ὅμοια χέρσον καὶ θάλασσαν ἐκπερῶν.122 […] mais affaibli et frotté déjà contre les maisons et les chemins des autres hommes, traversant également terre et mer.

Oreste mentionne ce paradoxe : s’il avait été banni politiquement, il n’aurait pas pu être admis dans les demeures qu’il mentionne123, pourtant il est bien en errance. Par ailleurs, il n’est plus souillé du crime que lui 122 123

Eschyle, Les Euménides, v. 238-240. L’adjectif ἄλλος se rapporte ici non pas aux noms avec lesquels il est accordé mais avec le génitif qu’ils gouvernent. Par ailleurs, cette remarque signale qu’un temps considérable s’est écoulé depuis le début de l’exil d’Oreste.

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reprochent les Érinyes. À ce titre, Bernard Deforge souligne la similitude, chez Eschyle, entre le voyage de Io et celui d’Oreste en parlant de « voyage purificateur124 ». En effet, ce n’est pas le voyage en lui-même qui met fin à l’exil : [Oreste est pur] parce qu’il a voyagé à travers les étendues du temps, et que, par ce voyage, au cours duquel il s’est débarrassé, par contact, de sa souillure, il est devenu digne de retrouver sa place dans la cité.125

Étonnamment, la souillure d’Oreste aurait donc disparu à mesure qu’il la transmettait. Dans le Prométhée enchaîné, en revanche, Io n’est porteuse d’aucune souillure liée à un meurtre. Pourtant, son exil est explicitement associé à une maladie. C’est Prométhée qui aide Io à comprendre l’importance de sa situation et à voir au-delà de sa seule transformation monstrueuse. Io sait qu’elle ne pourra jamais retourner chez son père et cherche à savoir s’il existe une solution à sa situation. C’est avec des cornes de vache au front qu’elle arrive sur scène et demande à Prométhée qu’il se serve de ses dons de prophétie pour lui dire quand elle cessera d’errer. Après avoir d’abord refusé, Prométhée s’apprête à lui dire la vérité quand le coryphée lui coupe la parole. Il préfère d’abord savoir ce qu’elle a enduré avant de savoir comment elle va finir. ΙΩ καὶ πρός γε τούτοις τέρμα τῆς ἐμῆς πλάνης δεῖξον τίς ἔσται τῇ ταλαιπόρῳ χρόνος.126 […] μήτοι με κρύψῃς τοῦθ’ ὅπερ μέλλω παθεῖν.127 […] ΠΡ. ἐπεὶ προθυμῇ, χρὴ λέγειν· ἄκουε δή. ΧΟ. μήπω γε, μοῖραν δ’ἡδονῆς κἀμοὶ πόρε· τὴν τῆσδε πρῶτον ἱστορήσωμεν νόσον, αὐτῆς λεγούσης τὰς πολυφθόρους τύχας· τὰ λοιπὰ δ’ἄθλων σοῦ διδαχθήτω πάρα. ΠΡ. σὸν ἔργον, Ἰοῖ, ταῖσδ’ ὑπουργῆσαι χάριν, ἄλλως τε πάντως καὶ κασιγνήταις πατρός·128

124 125 126 127 128

B. DEFORGE, Eschyle, poète cosmique, Paris : Les Belles Lettres, 1986, p. 217-21. Ibid., p.220-21. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 622-23. Ibid., v. 625. Ibid., v. 630-36.

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Io : – Montre-moi donc le terme de mon errance: quand viendra ce moment pour l’infortunée ? […] Ne me cache pas ce que je vais souffrir […]. Prométhée : – Puisque tu le souhaites, je dois parler. Écoute donc. Coryphée : – Pas encore. Donne-moi à moi aussi une part de plaisir. Examinons d’abord quelle est sa maladie quand elle racontera ses aventures pleines de malheur, et qu’elle apprenne de ta part le reste de ses douleurs. Prométhée : – C’est ton affaire, Io, rends-leur service, par reconnaissance, surtout à elles, les sœurs de ton père.

Cet extrait du Prométhée enchaîné constitue un tournant dans la pièce, car Io prend conscience du fait qu’elle partage, d’une certaine façon, son identité d’exilée avec le chœur des Océanides. Leur sort apparaît même être étroitement lié. Il s’agit, de plus, du moment primordial pour Io de l’annonce de « τέρμα τῆς […] πλάνης (la fin de son errance) ». Un sentiment paradoxal, celui du plaisir, anime le chœur, alors qu’on s’apprête à entendre par Io elle-même le récit de ses « πολυφθόρους τύχας129 ». Plus paradoxal encore, le chœur dit « κἀμοί (à moi aussi) », ce qui sous-entend qu’il n’est pas le seul à éprouver bientôt du plaisir à ce que Prométhée va dire. Prométhée lie alors cette remarque130 à la parenté qui existe entre Io et les Océanides. En effet, le père de Io, Inachos a le même père que les Océanides qui composent le chœur, Océan : elles sont donc de la même famille. L’intérêt que porte le chœur à Io de manière plus empressée que pour Prométhée trouverait donc son origine ici. Est désigné comme « νόσος » l’aspect monstrueux de Io, son allure animale, mais également l’égarement et l’exil de la condition humaine propres à Io. Les deux allant de pair, l’aspect extérieur et intérieur de Io sont considérés comme une anomalie, une maladie ou une forme visible de la souillure. Pourtant le terme de « maladie » signifie bien qu’il ne s’agit pas d’un mal incurable, puisque justement Prométhée va en annoncer le « τέρμα ». Ce mot a déjà été employé par Océan pour qualifier, par métaphore, l’attitude de Prométhée envers Zeus131. Les enfants d’Océan reprennent le même terme pour qualifier celle de Io qui, comme Prométhée, 129 130 131

Ibid., v. 633. Ibid., v. 636 : « ἄλλως τε πάντως καὶ κασιγνήταις πατρός ». Océan vient pour chercher à adoucir l’opposition de Prométhée et lui parle de l’ὀργῆς νοσούσης (ibid., v. 378) dont fait preuve Prométhée, de sa « colère malade » (ibid.,v. 383385). Océan envie à Prométhée cette maladie, ce péché contre Zeus, dont il retirera une gloire immortelle. Ibid.,v. 473 : le coryphée reproche à Prométhée de subir des malheurs affreux, étant un mauvais médecin. La maladie est donc associée à la notion de révolte précisément tournée contre Zeus : elle est, à l’image d’un corps affaibli, une anomalie inoculée par Prométhée dans le nouveau système instauré par Zeus.

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est une victime de Zeus, pensant par analogie que si Io est « malade », c’est qu’elle aussi a fauté contre Zeus. Il reprend par ailleurs un terme déjà employé par Io elle-même lors de sa plainte à Prométhée : D’où donnes-tu le nom de mon père ? Dis-le-moi, à moi la malheureuse, qui es-tu ? Qui donc es-tu, infortuné, toi qui salues de paroles vraies la pauvre que je suis, en nommant la maladie envoyée par les dieux (θεόσυτόν τε νόσον), qui me consume en me piquant de ses aiguillons qui rendent fou, hélas !132

C’est ce que semble souligner Jean Dumortier lorsqu’il déclare que « le mot de maladie est pris par Eschyle en des acceptions diverses : il signifie une maladie du corps ou de l’esprit, et d’une façon générale une affection quelconque ou un fléau133 ». On constate, de plus, un parallélisme de construction entre le v. 606 (« τί μῆχαρ ἤ τί φάρμακον νόσου ; (Quelle est l’issue ou le remède de ma maladie ?) ») et le v. 622 (« τέρμα τῆς ἐμῆς πλάνης / δεῖξον (Montre-moi le terme de mon errance) »). Les termes « νόσου » et « πλάνης » d’une part, et « μῆχαρ » ou « φάρμακον » d’autre part, sont mis sur le même plan. Maladie et errance auraient donc une origine commune et ce serait guérir les deux symptômes que de connaître cette origine134. La particularité de cette maladie semble, de plus, d’être extensible à sa famille. En effet, comme toute malédiction familiale, elle peut s’étendre sur plusieurs générations avant d’atteindre son terme. Pour cette raison, Prométhée rappelle à Io qu’aussi désagréable que puisse être le fait de raconter la terrible genèse de cette « νόσος » honteuse, les Océanides sont en droit de s’en enquérir. De plus, la présence de Io sur scène, mais plus généralement dans le monde est des plus inquiétantes, si l’on s’en réfère à la perception du monstre physique dans l’Antiquité135. Bien que la monstruosité physique de Io ne soit pas la conséquence d’un fait de bestialité, si ce n’est la bestialité métaphorique des pulsions de Zeus, elle apparaît nettement aux yeux du chœur comme « le signe avant-coureur d’une catastrophe ». Il pousse, dès

132 133 134 135

Ibid., 593-599 : J. DUMORTIER, Le vocabulaire médical d’Eschyle et les écrits hippocratiques, Paris : Les Belles Lettres, 1975, p. 43. L’errance d’Ulysse est également comparée à une maladie (Homère, Odyssée, V, v. 39299). E. MARTIN, Histoire des monstres, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, Éditions Jérôme Million, Grenoble, 2002, p. 42 : « Lorsqu’une monstruosité se produisait, et qu’elle était soupçonnée d’être la conséquence d’un fait de bestialité, elle n’était pas considérée comme une dérogation aux lois naturelles de la génération, car la doctrine de la fécondité entre espèces différentes était universellement admise. […] Ce monstre était le signe avant-coureur d’une catastrophe qui allait bientôt éclater, et c’était sur lui qu’en pesait toute la responsabilité ».

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lors, vaillamment Prométhée à dire quelle sera l’issue de cette « νόσος » qui risquerait bien de contaminer la famille Océan : λέγ’, ἐκδίδασκε· τοῖς νοσοῦσὶ τοι γλυκὺ τὸ λοιπὸν ἄλγος προὐξεπίστασθαι τορῶς.136 Parle, instruits-nous ! Pour les malades, il est doux assurément de savoir clairement par avance la souffrance à venir.

Tout en cherchant à presser Prométhée de dévoiler la fin des souffrances de Io, par les impératifs (« λέγ’[ε] », « ἐκδίδασκε ») et la mise en avant du principal argument du coryphée en fin de vers (« γλυκύ »), le chœur file ainsi la métaphore de la maladie137 (« τοῖς νοσοῦσι ») en s’incluant dans les malades. En ce qui concerne les Danaïdes dans les Suppliantes, l’origine du mal est clairement identifiée et même revendiquée : c’est le refus du mariage qui est à l’origine de leur exil volontaire et constitue une sorte de péché. Ce péché est bien assimilé à une souillure à l’encontre de la communauté, quand, au début de la pièce, le roi reconnaît qu’une guérison s’impose : οὔτοι κάθησθε δωμάτων ἐφέστιοι ἐμῶν· τὸ κοινὸν δ᾽εἰ μιαίνεται πόλις, ξυνῇ μελέσθω λαὸς ἐκπονεῖν ἄκη.138 Vous n’êtes pas assises à mon propre foyer : si la souillure est pour Argos, pour la cité entière, que le peuple entier s’occupe d’en découvrir le remède.

Faire rentrer les Danaïdes dans un foyer sans le consentement du peuple reviendrait à faire s’abattre sur lui une souillure. Le chœur recommande même au roi de se méfier de cette souillure : « – Garde-toi de la souillure (ἄγος φυλάσσου) – Que la souillure soit pour mes ennemis (ἄγος μὲν εἴη τοῖς ἐμοῖς παλιγκότοις) !139 ». Fuir le mariage est une idée déjà décriée dans la Théogonie d’Hésiode, mais n’est pas présentée pour autant comme un péché : « Celui qui fuyant le mariage (γάμον φεύγων) et ce que les femmes font de pénible (μέρμερα ἔργα 136 137

138 139

Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 698-99. Jean DUMORTIER voit dans cette intervention un témoignage « de la confiance de Io, tout autant que de la curiosité bien féminine des Océanides » (op. cit., p. 43). Il l’analyse par ailleurs comme l’application d’une recommandation du Pronostic hippocratique qui vise à ce que le médecin s’attire la confiance de son malade en lui exposant le présent, le passé et l’avenir (comme l’indique le sens grec de ce mot « connaître par avance ») de sa maladie et à ainsi asseoir sa supériorité scientifique auprès de ce dernier (ibid. p. 43-44). Eschyle, Les Suppliantes, v. 365- 67. Ibid., v. 375-376.

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γυναικῶν), ne veut pas se marier, arrive dans la funeste vieillesse sans soutien pour ses vieux jours140 ». Le verbe φεύγω est déjà employé au sens métaphorique pour ce « malheur de la vie » qu’est le mariage, du point de vue masculin chez Hésiode et féminin chez Eschyle. Hésiode le présente comme un « mal » nécessaire dans l’existence, et c’est également ce que les Danaïdes doivent comprendre afin de mettre fin à leur tourment et, par la même, à leur exil. Comme souvent chez Eschyle, d’une pièce à l’autre, les personnages sont liés par la filiation. Io qui refuse l’amour de Zeus dans Prométhée enchaîné, condamne ses descendantes, les Danaïdes, dans les Suppliantes, au même refus. Or, les jeunes filles sont confrontées à l’obligation d’accepter cette prérogative humaine : XO. ἐπίδοι δ’ Ἄρτεμις ἁγνὰ στόλον οἰκτιζομένα, μηδ’ ὑπ’ἀνάγκας γάμος ἔλθοι Κυθεραίας·141 [...] ΑΡ142. [...] μετάκοινοι δὲ φίλᾳ ματρὶ πάρεισιν Πόθος ᾇ τ’οὐδὲν ἄπαρνον τελέθει θέλκτορι Πειθοῖ, δέδοταί θ᾽Ἁρμονίᾳ μοῖρ’ Ἀφροδίτᾳ ψεδυραὶ τρίβοι τ’ ἐρώτων. φυγάδεσσιν δ’ἔτι ποινὰς κακά τ’ἄλγη πολέμους θ’αἱματόεντας προφοβοῦμαι· τί ποτ’εὔπλοιαν ἔπραξαν ταχυπόμποισι διωγμοῖς ; Ὅ τί τοι μόρσιμόν ἐστιν, τὸ γένοιτ’ἄνΔιὸς οὐ παρβατός ἐστιν μεγάλα φρὴν ἀπέρατοςμετὰ πολλᾶν δὲ γάμων ἅδε τελευτὰ προτερᾶν πέλοι γυναικῶν. ΧΟ. ὁ μέγας Ζεὺς ἀπαλέξαι γάμον Αἰγυπτογενῆ μοι. ΑΡ. τὸ μὲν ἂν βέλτατον εἴηΧΟ. σὺ δὲ θέλγοις ἂν ἄθελκτον.

140 141 142

Hésiode, Théogonie, v. 603-605. Eschyle, Les Suppliantes, v. 1030-1032 Paul MAZON préfère aux Argiens les Suivantes dans son édition : Eschyle, Tragédies (tr. P. MAZON), Paris : Les Belles Lettres, 1935 [1925]. Pour des discussions sur ce point, voir l’édition d’A. H. SOMMERSTEIN, op. cit., p. 424, n. 215.

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ΑΡ. σὺ δέ γ’οὐκ οἶσθα τὸ μέλλον. ΧΟ. τί δὲ μέλλω φρένα Δίαν καθορᾶν, ὄψιν ἄβυσσον ; ΑΡ. μέτριόν νυν ἔπος εὔχου. ΧΟ. τίνα καιρόν με διδάσκεις ; ΑΡ. τὰ θεῶν μηδὲν ἀγάζειν.143 Le Coryphée : – Que la chaste Artémis acquitte cette expédition en prenant pitié d’elle et qu’un mariage pris par les contraintes de Cypris ne se fasse pas ! [...] Les Argiens : – […] Αssociés à leur chère mère, sont présents Désir et la Persuasion charmante, à qui rien ne peut être refusé. L’harmonie est donnée à Aphrodite comme sa part, ainsi que le babil joyeux des Amours érotiques. Je redoute pour les fugitives de douloureux maux encore et des guerres sanglantes. Pourquoi a-t-on permis une heureuse navigation à leurs promptes poursuites ? Il pourrait bien advenir ce qui est prévu. On ne peut aller contre Zeus, on ne peut pas pénétrer sa pensée profonde. Et après de nombreux mariages, que cela, pour finir, touche la première des femmes ! Le Coryphée : – Que l’auguste Zeus éloigne de moi le mariage des fils d’Égyptos ! Les Argiens : – Ce serait pourtant ce qu’il y a de mieux. Le Coryphée : – On ne saurait charmer l’insensible au charme ! Les Argiens : – Tu ne sais pas ce qui se prépare. Le Coryphée : – En quoi puis-je me préparer à contempler la pensée de Zeus, ce regard sans fond ? Les Argiens : – Fais donc un vœu plus mesuré ! Le Coryphée : – Quelle juste mesure cherches-tu à m’enseigner ? Les Argiens : – Ce n’est pas avec peine qu’il faut supporter les décisions divines.

Si ce sont les Argiens qui interviennent pour proférer cette vérité générale, c’est que les Danaïdes souhaitent se soustraire au mariage. Ainsi 143

Eschyle, Les Suppliantes, v. 1038-61.

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symboliquement, elles se placent sous l’égide d’Artémis144, déesse de la chasteté. Elles n’invoquent d’ailleurs, dans leur hommage après les fleuves nourriciers de l’Argolide, que cette seule déesse. Les Argiens en nommant les déesses Aphrodite145 et Héra146, déesse de l’amour et du mariage, semblent rappeler aux jeunes filles leur devoir. Ils tentent ainsi de convaincre les Danaïdes de ne pas formuler le souhait de la sauvagerie qui les inscrit dans une forme de dénaturation. Or, les Danaïdes semblent refuser de sortir de la sauvagerie de l’état féminin que leur exil incarne. Selon le schéma proposé par Jean-Pierre Vernant147, les jeunes filles basculent « en deçà du mariage » en s’y opposant catégoriquement pour être a fortiori « terres incultes », échapper à la transmission de la vie en restant étrangères à toute forme d’« ἔρωτα ». On pourrait envisager que « la part » donnée « à Aphrodite » contienne potentiellement des penchants vers ce qu’il nomme le « dévergondage érotique sans frein ». Ce ne serait pas seulement un statut d’épouse (statut seulement social), mais aussi de courtisane (statut social et lié au plaisir), auquel on destine les jeunes Danaïdes. La délimitation entre l’épouse et la concubine, toujours selon l’auteur, reste d’ailleurs floue à l’époque classique : La première est vue dans sa fonction procréatrice et assimilée à la terre céréalière de Déméter148, la seconde rattachée, avec l’hétaïre, au domaine de la séduction érotique, patronné par Aphrodite […]. Plaisir amoureux et mariage légitime sont classés dans des catégories de pensée d’autant plus éloignées l’une de l’autre que dans la pratique sociale la pallaké garde un statut à bien des égards équivoque, oscillant entre la courtisane avec

144 145 146 147

148

Cf. v. 676-677 : « Qu’Artémis Hécate veille aux couches des femmes ! ». Eschyle, Les Suppliantes, v. 1041. Ibid., v. 1035. J.-P. VERNANT, Mythe & Société en Grèce ancienne, Paris : FM/ Fondations, 1982, p. 149-150 : « Le mariage revêt, pour les Grecs, la forme d’un labour dont la femme est le sillon, le mari, le laboureur ; si l’épouse ne se fait pas, dans et par le mariage, terre cultivée, terre céréalière, elle ne saurait engendrer des fruits valables et bienvenus, des enfants légitimes où le père peut reconnaître le germe qu’il a lui-même, en labourant, ensemencé. Déesse de l’agriculture, Déméter patronne également le mariage. En entrant dans l’union conjugale, la jeune fille pénètre dans le domaine qui appartient à la divinité des céréales ; pour y avoir accès et y demeurer, il lui faut dépouiller toute la "sauvagerie" que comporte l’état féminin, et qui, sous les deux formes opposées qu’elle peut revêtir, risquerait de faire basculer l’épouse soit en deçà du mariage, du côté d’Artémis, dans le refus de toute union sexuelle, soit au-delà, du côté d’Aphrodite, dans un dévergondage érotique sans frein. Fuyant le contact des mâles, loin des hommes, loin des cités, la korè partage, en compagnie d’Artémis, vierge chasseresse, maîtresse des bêtes fauves et des terres incultes, la "vie sauvage" que symbolisent, dans les rites d’hyménée, la couronne de plantes épineuses et les glands du chêne ». On ne remarque aucune mention de cette déesse dans la pièce des Suppliantes. Ce qui signifierait que dans la pièce plaisir et procréation ne sont pas distingués et dépendent du même ordre cosmique.

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laquelle souvent elle se confond et l’épouse dont elle n’est pas, sur le plan des institutions, rigoureusement distincte.149

Il semble cependant que cette part due à Aphrodite ne concerne aucun de ces deux excès. Il s’agit simplement de la reconnaissance du principe d’Éros et du devoir qui incombe à chaque être humain. Que ce soient des femmes, plus précisément des suivantes, qui interviennent pour suggérer la voie à suivre à des jeunes filles semblerait ainsi plus cohérent, ainsi que P. Mazon le fait dans son édition. Ces femmes, qui ne sont plus de sauvages adolescentes oscillant entre « l’altérité juvénile » et l’« identité adulte150 », imposeraient davantage leur stabilité à des jeunes filles dans le doute. Comme lors d’une cérémonie de passage, elles leur tendraient la main vers leur nouvelle terre d’accueil, là où se trouve la place qui leur est due. Ce moment particulier du texte indique un basculement des Danaïdes dans la démesure. Les Argiens, représentant la sagesse populaire, dans ce vif échange, prennent une fonction de repoussoir face à un entêtement croissant. Leur argument principal est que la soumission à Aphrodite, au devoir social du mariage151, est nécessaire et fait partie de la nature. Ainsi, la valeur forte du potentiel au v. 1047 (« ὅ τί τοι μόρσιμόν ἐστιν, τὸ γένοιτ’ ἄν· ») semble presque un euphémisme. Pour ne pas heurter les jeunes filles naïves, ceux qui incarnent le principe de réalité avertissent d’abord sans sermonner. On remarque aussi l’emploi de l’adjectif « μόρσιμος » qui entre en écho avec le mot « μοῖρα », puisqu’ils sont de même nature étymologique. Les Argiens ajoutent également à leur discours un argument imparable : Zeus, qui serait le garant de cette loi universelle152. On observe, à partir du v. 1054, une gradation dans le champ lexical de la mesure qui va de pair avec l’entêtement excessif des Danaïdes : ainsi, au v. 1054, on retrouve d’abord ce même emploi du potentiel à valeur d’euphémisme (« τὸ μὲν ἂν βέλτατον εἴη ») en réponse au souhait des Danaïdes de voir écarter d’elles le mariage. Dans la deuxième partie de cette dernière proposition, ce sont « γάμον » et « μοι » qui sont mis en évidence, respectivement en début et fin de vers. On abandonne peu à peu la discussion de la légitimité de la demande en mariage des fils d’Égyptos pour 149 150 151

152

J.-P. VERNANT, op. cit., 1982, p. 64, note 25. Cf. J.- P. VERNANT, La mort dans les yeux, Hachette Littérature, 1998. On trouve la formule « γάμου μοῖρα » chez Hésiode, Théogonie, v. 607, avec ce sens de « devoir de mariage ». Eckhard LEITZKE suppose qu’elle est créée sur le modèle homérique de « μοῖρα θανάτοιο » (E. LEITZKE, Moira und Gottheit im alten griechieschen Epos, Sprachliche Untersuchungen, Göttingen, 1930, p. 72). Il est assez ironique de constater que le dieu auquel on s’en remet n’est autre que celui qui a soumis Io à un destin injuste sans aucun égard pour ses supplications. Ce fait est complètement absent de la pièce, car Zeus est même présenté et loué comme le champion des descendantes de Io. La pièce des Suppliantes devient la glorification d’un dieu au regard plein de pitié pour les femmes. Zeus devient ainsi le symbole d’une religion absolument pure de la violence masculine.

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se concentrer sur l’idée de mariage en elle-même. Il est assez étonnant de remarquer que la consanguinité des deux partis ne fait que peu objet de discussion, dans l’ensemble de la pièce, car semblerait-il, le propos n’est pas là153. Les Danaïdes, poussées à se confronter au principe de réalité, se retranchent pourtant dans leur position. Elles reprennent, au v. 1055, avec ironie, ce même emploi du potentiel à valeur d’euphémisme. L’emploi de l’adjectif « ἄθελκτος » prolonge le jeu de mot sur le verbe « θέλγω » qui veut dire « charmer, apaiser » et s’emploie aussi dans les métaphores de l’amour ou du sommeil : ainsi, c’est à partir de ce verbe qu’on qualifie la célèbre ceinture d’Aphrodite dans l’Iliade154, de « θελκτήρ ». Cet adjectif sert également à qualifier la divinité Persuasion nommée par les Argiens (« θέλκτορι Πειθοῖ »). La persuasion « est ainsi consacrée par Eschyle […] comme l’arme la plus efficace pour lutter contre la sauvagerie 155 ». Quand il y a persuasion, sous sa forme personnifiée comme ici, ou comme simple processus rhétorique, c’est qu’il y a une forme de sauvagerie à combattre. C’est encore la dimension sacrée de la parole – si l’on prend « charmer156 » en son sens premier – qui est mise en exergue dans le processus de la persuasion. La sauvagerie des Danaïdes, on l’a vu, est cette persistance à vouloir demeurer sous l’égide d’Artémis, elle-même déesse de la sauvagerie. Le concept de sauvagerie, étudié par Christine Mauduit, se définit en creux comme le refus de bonheur et de fécondité157 auquel remédie la persuasion. Au v. 1059, les Argiens adoptent maintenant un ton plus injonctif en utilisant l’impératif pour montrer ce qui manque définitivement aux jeunes filles : la mesure. Au vers suivant, le sens de « καιρός » est « ce qui est 153

154 155 156

157

W. CHASE GREENE, Moïra: Fate, Good and Evil in Greek Thought, Harvard U.P., 1944, p. 110 : « Le propos [de la pièce] n’est pas la consanguinité, ni […] la réflexion sur un système social de gynocratie (ou « de droit de mère ») passé à un système patriarcal et endogamique, ni de la haine amazonienne pour le mariage ; c’est plutôt la protestation des jeunes filles contre un mariage obligatoire sans amour. » (« The reason is not consanguinity nor [...] the reflection of a changed social system from gynocracy (or « mother-right ») to a patriarchal system and endogamy, nor any Amazonian hatred of marriage ; it is rather the protest of the maidens against a forced marriage without love. »). Bien que le propos de l’œuvre ne semble pas se résumer à un « mariage obligatoire sans amour », cette affirmation n’est pas fausse dans la mesure où le mariage paraît superflu à des jeunes filles qui nient le principe d’Éros et tout ce qui peut en découler. Homère, Iliade, XIV, v. 197-221. C. MAUDUIT, La sauvagerie dans la poésie grecque d’Homère à Eschyle, Paris : Les Belles Lettres, 2006, p. 367 (à propos des Euménides). « Charmer : 1. Exercer une action magique, un charme sur. 2. Faire céder à une influence magique. 3. Captiver par un attrait puissant ; plaire par son charme. 4. Causer une grande joie à. » (Le petit Robert) On constate que ce mot réunit les trois étapes de la transformation des Danaïdes : la persuasion « magique » par la parole des Suivantes, la sensibilisation à « l’attrait » d’Aphrodite et enfin la perspective de plaisir, de « joie » au terme de cette transformation. Christine MAUDUIT applique ce constat seulement aux Érinyes, cependant il est tout aussi valable pour les Danaïdes (op. cit., p. 367).

Chapitre 6 : L’exil et la souillure

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convenable, la juste mesure » tandis que l’emploi de « διδάσκω » est ici très révélateur d’un renversement de situation, puisqu’il implique un véritable rapport de maître à élève, de sage à insensé. Les Argiens énoncent, à la fin de ce conflit oral, cette vérité qui semble être le maître mot de la pièce : « Τὰ θεῶν μηδὲν ἀγάζειν (Ce n’est pas avec peine qu’il faut supporter les décisions divines) ». Les Danaïdes, en prétextant vouloir échapper au mariage des fils d’Égyptos, qui les poursuivent en outrepassant les lois communes, ont fait le vœu de ne jamais être soumises au mariage avec qui que ce soit, allant ainsi contre les lois de la Nature. C’est en ce sens qu’elles perdent la mesure de leur condition féminine. Comme le souligne Bernard Deforge, le véritable sujet de cette œuvre d’Eschyle [la trilogie des Danaïdes] est bien celui que nous révèle la fin des Suppliantes : l’Amour, lot humain […] est aussi divin, et […], dès lors, c’est péché de refuser.158

Ainsi, avec Eschyle, la souillure prend des formes variées : c’est la souillure du meurtre que l’on connaît traditionnellement, mais aussi une maladie physique et intérieure, ou encore une faute envers l’ordre cosmique. Avec Eschyle donc, la souillure s’impose comme faute envers des lois qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, ce qui nous fait dire que c’est peut-être dans ses œuvres qu’il nous est le plus permis de comprendre quel était l’arrièreplan juridico-rituel qui nous échappe tant, où la religion joue un rôle certain. La communauté y est d’ailleurs représentée : c’est d’abord, pour Oreste et les Suppliantes, celle qui accueille leur supplication, mais c’est aussi la communauté familiale. Toutes deux, par peur d’une contamination s’enquièrent du remède à trouver. La prise de conscience de la faute religieuse qui est à l’origine de l’exil est effectuée par une sorte de maïeutique : des personnages extérieurs apportent des réponses aux questions des exilés – ou sont les repoussoirs des réponses qu’ils avaient déjà en eux-mêmes.

La souillure est un motif plastique : ce thème évolue de manière presque autonome, de sorte que l’on passe d’une volonté d’exiler une souillure – un individu ou groupes d’individus précis – à celle d’exiler un individu ou groupes d’individus aléatoire pour mettre fin à une souillure. On peut vérifier à travers le prisme de l’exil ce que J.-P. Vernant a énoncé concernant la souillure :

158

Op. cit., p. 99. Paul MAZON, quant à lui, souligne que « l’idée qui a guidé Eschyle semble donc avoir été celle de la sainteté du mariage » (op. cit., p. 10.). Cf. aussi Euménides, v. 217 et suivants.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés [La souillure] est à la fois objective et subjective, une réalité extérieure à l’homme et intérieure à lui. Elle apparaît en même temps cause et conséquence : ce qui déclenche un fléau et le fléau qu’elle cause. Elle appartient au meurtrier, elle est le meurtrier lui-même ; elle appartient tout autant à la victime, elle est son esprit de vengeance.159

L’absence de pragmatisme dans ce phénomène de souillure serait encore, selon Lucien Lévy-Bruhl, une attitude mentale caractéristique des peuples premiers, une « puissance mystique160 » qui régit la vie en communauté. L’étude des textes laisse en suspens ce mystère car il n’est pas possible de comprendre quand précisément cette idée apparaît, on peut seulement constater qu’elle est absente du corpus archaïque, mais exploitée de différentes façons dans le corpus classique. Les Historiens montrent qu’il y a, dans l’utilisation de la souillure comme motif d’exil, une part de manipulation politique, tandis que le système législatif, réel et fictif, de Platon, accorde une place non négligeable au rapport entre ces deux thèmes. La Tragédie, enfin, en fait un lieu commun d’envergure dont s’inspirent également les orateurs. Force est de constater que c’est à l’époque classique qu’apparaît clairement dans la littérature un lien entre souillure et exil, et non à l’époque archaïque, comme on peut être tenté de le croire, à force de vouloir voir dans cette souillure un concept primitif qui nécessite une expiation. Cette observation nous amène à dire que c’est peut-être à l’époque classique que l’exil prend une dimension religieuse – à côté d’une dimension politique déjà établie –, tandis qu’à l’époque archaïque l’exil possède exclusivement une dimension politique. La place particulière qu’accorde Eschyle à la dimension expiatoire de l’exil nous permet de constater que la souillure ou la faute n’est pas mesurée par rapport aux lois de la cité, ni même par rapport à la communauté, mais par rapport à un ordre qu’on a souvent qualifié de « cosmique », englobant croyances religieuses et tabous ancestraux. Il nous appartiendrait donc de considérer davantage que questionnement politique et questionnement religieux ne font qu’un dans la cité.

159 160

J.-P. VERNANT, op. cit., 1982, p. 126. L. LEVY-BRUHL, La Mentalité primitive, Paris : Alcan, [1922] 1960, p. 19 : « le primitif […] ne se préoccupe aucunement de rechercher les liaisons causales qui ne sont pas évidentes par elles-mêmes, et, tout de suite, il fait appel à une puissance mystique. »

CHAPITRE 7 LES MALHEURS DE L’EXIL

Exilés de toutes les époques, exilés politiques et exilés religieux ont en commun de partager de nombreux malheurs. Cette représentation est indéniablement la plus répandue dans la littérature archaïque et classique. A contrario, les exilés qui ne sont pas malheureux ne sont pas heureux pour autant mais sont mus par une sorte de malignité qui leur permet de rompre avec cette représentation1. D’un point de vue pénal, l’exil s’accompagne souvent d’un lot de privations, dont la confiscation des biens, ce qui fait que « toute la littérature grecque, d’Homère à Isocrate, dépeint parfois avec une certaine complaisance la misère économique des exilés2 ». L’emphase tragique ou rhétorique n’est pourtant pas si loin de la réalité puisque « l’exilé, apatride et privé de ses droits de citoyen, devient un néant politique et un néant complet si le bannissement est aggravé par la malédiction, la destruction de la maison, voire la dispersion des dépouilles des membres de la famille qui sont décédés3 ». Le principal malheur de l’exilé est de n’être plus personne. En le chassant, on lui ôte sa place dans la communauté et, de fait, on lui ôte métaphoriquement son identité. De là, une foule de malheurs sont à déplorer : ne pas savoir où aller, être chassé ou persécuté, connaître la misère et la souffrance physique du manque de soins et de nourriture. Le sentiment commun qui naît de cette situation est un désarroi profond qui se manifeste par des pleurs, des plaintes et aboutit parfois à la folie et la perte de ses repères. On parle aujourd’hui d’« exil intérieur » pour désigner cet état propre aux exilés, en littérature et en sociologie moderne et contemporaine, mais on ne peut que constater que nos auteurs grecs ont questionné ce thème, en détaillant à l’envi les affres de l’exil intérieur, sans bien sûr nommer ainsi cet état. I. LA MISE EN SCÈNE DU DÉPART POUR L’EXIL La Tragédie se prête particulièrement à donner un écho aux plaintes des exilés. Un traitement particulier est même accordé aux mises en scène de départ pour l’exil ou de fin d’exil. Chez Eschyle, il n’y a pas de mise en scène de départ, ni chez Sophocle, où Œdipe demande plusieurs fois lui1 2 3

Voir le chapitre 9 « La communauté des exilés ». B. ECK, op. cit., p. 229. L’auteur renvoie par une note à J. SEIBERT, op. cit., p. 377-379. B. ECK, op. cit., p. 229. L’auteur renvoie par une note à J. SEIBERT, op. cit., p.357 ; 359 ; 375-77.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

même à être chassé de sa cité4, mais la pièce se termine avant qu’il ne soit officiellement exilé. Seul Euripide utilise à loisir la mise en scène du départ pour l’exil dans ses pièces, de façon parfois artificielle et redondante – dans la seule pièce des Phéniciennes, il y a trois départs pour l’exil mis en scène, car c’est un « ressort » tragique qui fait son effet. Dans sa version élémentaire, la scène du départ pour l’exil suit le schéma suivant que l’on retrouve dans de nombreuses pièces : 1) annonce du bannissement – 2) plaintes, pleurs, promesses et adieux – 3) départ de la scène. Dans Électre d’Euripide, alors que la pièce s’ouvre sur le retour à Argos d’Oreste, elle se termine par le départ pour un autre exil de ce dernier. Toute l’exodos est une scène de départ, après qu’Oreste a tué Égisthe et sa mère. Les Dioscures, Castor et Pollux, apparaissent pour la première fois dans la pièce pour dire à Oreste tout ce qu’il a à faire : entre autres choses, donner Électre en mariage à Pylade – ils quitteront Argos ensemble –, et lui-même partir pour Athènes poursuivi par les Érinyes pour être jugé dans un procès5. S’ensuit une scène d’adieu entre le frère et la sœur, mêlée de pleurs, qui vient du fait qu’ils voient leur route se séparer si peu de temps après s’être retrouvés6. Dans Les Phéniciennes, le premier exil concerne Polynice, pourtant déjà chassé de Thèbes mais revenu à la demande de sa mère : il est reconnu par son frère Étéocle et à nouveau chassé de la ville, après une brève discussion. Polynice salue les temples de sa ville, sa cité toute entière, implore de revoir son père, ses sœurs, sans que cela lui soit accordé. Il promet alors de tuer son frère et sort de scène en saluant ses compagnons et les statues des dieux7. Une deuxième scène de départ pour l’exil se trouve dans la pièce : Créon exile son fils Ménécée plutôt que de le sacrifier pour apaiser les dieux8. Il lui demande de partir de Thèbes avant que la cité ne soit au courant de l’annonce de l’oracle9. Suit une « plainte du ποῖ »10, puis un plan de route précis11, l’assurance enfin d’avoir de l’or12. Ménécée, rassuré par ces informations fait sortir son père de scène pour qu’il aille chercher l’or en question et sa sœur13, et entame un monologue adressé au chœur des Phéniciennes14. La pièce se clôt sur une dernière scène de départ pour l’exil, 4

5 6 7 8 9 10 11 12 13 14

Sophocle, Œdipe roi, v. 1436-37 : « Chassez-moi de cette terre (ῥῖψόν με γῆς ἐκ τῆσδ᾽[ε]) le plus vite possible, là où je n’apparaîtrai à aucun mortel qui m’adresse la parole » ; v. 1517 : « Bannis-moi loin de mon pays (γῆς μ᾽ὅπως πέμψεις ἄποικον) » ; v. 1522 : « Chasse-moi d’ici maintenant (ἄπαγέ νύν μ᾽ἐντεῦθεν ἤδη) ». Euripide, Électre, v. 1238-1291. Ibid., v. 1294-1358. Euripide, Les Phéniciennes, v. 602-637. Ibid., v. 970-1018. Ibid., v. 970- 976. Ibid., v. 977-78. Cette plainte consiste à se demander où aller. Voir infra. Ibid., v. 979-984. Ibid., v. 984-985. Ibid., v. 985-990. Ibid., v. 991-1018.

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celle d’Œdipe chassé par Créon15. Créon ne permet plus à Œdipe de rester, car le lot de malheurs qu’il entraîne à sa suite est bien trop grand16. Œdipe déplore son destin, voit dans l’exil une adéquation avec la mort – « Tu me tues, si tu me chasses du pays (ἀποκτενεῖς γάρ, εἴ με γῆς ἔξω βαλεῖς)17 » –, mais refuse de supplier Créon18. Après une discussion au sujet du cadavre de Polynice, Antigone s’engage à s’exiler avec son père19. Œdipe touche, sous la conduite d’Antigone, les cadavres de Jocaste, Étéocle et Polynice20, puis ils se mettent en route vers Athènes au milieu de leur propres plaintes21 : pas de « plainte du ποῖ » dans cette scène, puisque l’oracle avait déjà informé Œdipe de l’endroit où se rendre. La pièce Les Bacchantes se termine par un double départ : Cadmos est contraint par Dionysos à émigrer, et Agavé est sans doute contrainte à l’exil par le même dieu22, mais loin de son père. Elle demande où aller23, puis fait ses adieux aux lieux qui lui sont chers : « Adieu, maison, adieu, ville paternelle, toi que je quitte dans mon malheur (ἐκλείπω σ᾽ ἐπὶ δυστυχίᾳ), exilée de ma chambre (φυγὰς ἐκ θαλάμων)24 ». Après la mention de pleurs réciproques25, Agavé salue son père26, demande aux Bacchantes de la guider dans son exil jusqu’à ses sœurs puis sort de scène27. Dans les Troyennes, Cassandre fait une brève apparition sur scène28 et en sort définitivement pour s’embarquer en tant que captive à destination de la Grèce29, en formulant un adieu temporaire à sa patrie : Adieu, ma mère, ne pleure pas ! Ô chère patrie (ὦ φίλη πατρίς), et vous, mes frères couchés sous terre, et toi, père qui nous a donné la vie, dans peu de temps, vous m’accueillerez (οὐ μακρὰν δέξεσθέ μ᾽[ε]). J’arriverai chez les morts victorieuse, après avoir ruiné la maison des Atrides qui nous a perdus.30 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29

30

Ibid., v. 1584-1766. Ibid., v. 1584-94. Ibid., v. 1621. Ibid., v. 1622-24. Ibid., v. 1679-1693. Ibid., v. 1694-1702. Ibid., v. 1705-1766. Il y a des lacunes dans le texte grec. Euripide, Les Bacchantes, v. 1366. Ibid., v. 1369-71. Ibid., v. 1372-73. Ibid., v. 1379. Ibid.,v. 1381-87. Euripide, Les Troyennes, v. 308 à v. 461. Hécube et Andromaque formulent de même une sorte d’adieu à la patrie, mais il s’agit plus d’une plainte que d’un départ (Ibid., v. 601-602). La fin de la pièce est un adieu collectif du chœur et d’Hécube à la cité en flammes, dans le sens plutôt où Troie est totalement détruite plus que dans la mesure où il s’agir d’un départ pour l’exil (v. 12731332). Ibid., v. 458-461.

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La mort seulement sera synonyme de la fin de l’exil. Tous les personnages concernés sortent définitivement de la scène et de la pièce, après ce rituel théâtral du départ pour l’exil. Leur exil est donc réussi. Les scènes de départ pour l’exil les plus développées et les plus intéressantes sont celles qui sortent de ce schéma élémentaire et dans lesquels le départ est annulé. C’est le cas de deux exils : celui de Médée et celui d’Hippolyte. Dans la Médée d’Euripide, la mise en scène du bannissement et du départ pour l’exil est annulée à plus d’un titre. Médée adopte l’attitude inverse de tous les autres personnages bannis chez Euripide : chez eux, l’annonce de leur bannissement suscite une attitude larmoyante. Dépassés par leur désespoir, ils sont contrits et s’apitoient sur tout ce qui leur rappelle leur pays déjà loin : ville, temples, maison, chambre, parents, frères et sœurs, compagnons de jeu. Il n’est même pas question de remettre en cause la décision de leur bannissement à ce moment-là, car la douleur passive de l’exil est déjà en eux. Médée et Hippolyte, eux, osent contester leur exil, au point qu’on les menace tous deux de violence. Médée tout particulièrement est animée par des sentiments inverses de tous les autres personnages exilés : elle semble se gargariser de la violence de son bannissement et en tirer une force. Médée s’ouvre sur les plaintes et les gémissements de l’héroïne, dans son lit, au sujet de sa répudiation. Elle quittera rapidement cette attitude passive pour réussir à mettre en place sa vengeance, tout en discutant avec Créon. Celui-ci vient annoncer à Médée sa décision31 en précisant qu’il s’est chargé lui-même de faire exécuter son ordre et qu’il ne rentrera chez lui « qu’après [l’]avoir jetée par-delà les frontières (σε γαίας τερμόνων ἔξω βάλω)32 », mais c’est lui qui quitte la scène, après que Médée a totalement retourné la situation à son avantage. Créon lui signifie d’abord son bannissement33, pour lequel Médée demande le motif, après avoir clamé son désespoir34. Créon lui répond sans détour qu’il a « peur d’elle » et qu’elle représente une menace pour sa famille35. C’est à partir de cet aveu que Médée se relève, flattée dans son orgueil : elle emploie alors un langage faussement rassurant mais ironique sur les intentions qu’on lui prête36. Elle va jusqu’à supplier Créon37, s’offusquant même que sa prière ne soit pas écoutée38. Au moment où Créon la menace de violence physique pour la déloger39, Médée fait une requête40 : elle demande à 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40

Euripide, Médée, v. 271- 358. Ibid., v. 276. Ibid., v. 271-276. Ibid., v. 277-81. Ibid., v. 282-291. Ibid., v. 300-315. Ibid., v. 324. Ibid., v. 326. Ibid., v. 335 : « Tu seras vite chassée de force par la main de serviteurs (τάχ᾽ἐξ ὀπαδῶν χειρὸς ὠσθήσῃ βίᾳ) ». Ibid., v. 336.

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différer son départ d’une journée « pour décider du lieu de [leur] exil (ξυμπερᾶναι φροντίδ᾽ ᾗ φευξούμεθα)41 ». Créon accepte, sûr qu’en une journée seulement Médée ne pourra pas faire grand mal. Et c’est lui qui quitte la scène. Médée expose alors immédiatement au public ses noirs desseins, comme si en même temps qu’elle discutait avec Créon elle était en train de les fomenter42. Cette scène de départ pour l’exil renversée annonce la victoire finale de Médée. Médée ne sera en effet jamais chassée, mais partira d’ellemême sur le char solaire en direction de sa nouvelle terre d’accueil qu’elle a réussie à se ménager en même temps qu’elle mettait en place sa vengeance. Le même mécanisme est utilisé pour la scène d’accueil dans la pièce : Médée fait sortir de la scène celui duquel elle a obtenu l’accueil. La scène du bannissement sera finalement différée et se transformera en scène d’émigration, à la fin de l’œuvre : « Je pars pour la terre d’Éréchtée (γαῖαν εἶμι τὴν Ἐρεχθέως), où je vivrai avec Egée le fils de Pandion43 » dit-elle, emmenant avec elle les cadavres de ses enfants. Un même départ annulé est présent dans Hippolyte. L’annonce du bannissement officiel est suivie rapidement du départ d’Hippolyte, mais il est amené à revenir à la fin de la pièce, à l’agonie. Thésée, déjà présent sur scène, demande, en peu de vers, à Hippolyte, de partir pour l’exil44. Entre les remarques du coryphée, Hippolyte se défend des accusations portées contre lui45, va jusqu’à dire que si les rôles étaient inversés, il tuerait plutôt que de bannir46, demande deux fois à son père de confirmer sa décision47. On assiste alors à une plainte du « ποῖ »48 et à des gémissements49. Thésée s’impatiente et demande à ses gardes de saisir Hippolyte50, mais Hippolyte demande à ce que son père l’expulse lui-même51. Puis seul sur scène, il fait ses adieux à son pays avant de sortir : Mais adieu ma cité, et pays d’Eréchtée, ô terre de Trézène, que de bénédictions tu recèles pour un jeune homme, adieu, pour la dernière fois, je te regarde et te salue. Allons, jeunes gens, mes compagnons de cette terre, saluez-nous et escortez-nous à la frontière.52

41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52

Ibid., v. 341. Ibid., v. 364-409. Ibid., v. 1384-85. Euripide, Hippolyte, v. 973-975. Ibid., v. 983-1035. Ibid., v. 1041-43. Ibid., v. 1049-50 et 1053-54. Ibid.,v. 1066-67. Ibid., v. 1071-83. Ibid., v. 1084-85. Ibid., v. 1086-89. Ibid., v. 1095-99.

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Plus tard, un valet raconte le départ loin de Trézène : Hippolyte et ses valets pleurent de concert, tandis qu’il leur demande d’atteler son cheval53. Il adresse une dernière prière à Zeus54 et, accompagné, à pied, de ses valets, il va en direction d’Argos et d’Épidaure55. Une scène extraordinaire a lieu : l’apparition d’un taureau monstrueux qui affole ses chevaux et le fait tomber. Le corps agonisant d’Hippolyte revient finalement sur scène, à la fin de la pièce56. La vérité rétablie, Hippolyte meurt dans son pays, réhabilité par son père. II. LA « PLAINTE DU ΠΟῖ » : OÙ ALLER ? Cette question est primordiale pour un exilé, et pas seulement dans la tragédie. Euripide l’utilise particulièrement, dans ses mises en scène de départ pour l’exil. La réponse donnée à cette question angoissante renforce sa dimension tragique : ignorance de l’interlocuteur, agressivité ou absence de réponse laissent l’exilé face à lui-même, sans aucune perspective d’asile. Dans Les Bacchantes, Agavé demande à son père : « Où dois-je aller, chassée de ma patrie (ποῖ γὰρ τράπωμαι πατρίδος ἐκβεβλημένη)57? ». Celuici lui répond : « Je ne sais pas, mon enfant ; ton père est d’un faible secours58 ». Oreste, dans Électre, pose une question à laquelle personne ne répond : « Vers quelle autre cité aller (τίνα δ᾽ ἑτέραν μόλω πόλιν) ? Quel hôte (τίς ξένος), quel homme pieux jettera ses regards sur ma tête de matricide ?59 ». Médée, toute bonne calculatrice qu’elle est en matière de vengeance, est travaillée par la question de sa destination. Après avoir exposé ses plans meurtriers au public, elle préfère y renoncer momentanément. Elle sait qu’elle n’a aucun proche pour l’aider, et pire encore, elle sait aussi qu’aucune cité ne voudra de cette meurtrière : Quelle cité me recevra (τίς με δέξεται πόλις ;) ? Quel hôte, en me donnant une terre pour asile et une maison pour garantie (τίς γῆν ἄσυλον καὶ δόμους ἐχεγγύους), cachera ma personne ? Aucun. Mieux vaut attendre encore un peu.60

53 54 55 56 57 58 59 60

Ibid., v. 1173-1181. Ibid., v. 1191-93. Ibid., v. 1194-1200. Ibid., v. 1347-1466. Euripide, Les Bacchantes, v. 1366. Ibid., v. 1367. Euripide, Électre, v. 1195-98. Euripide, Médée, v. 386-89.

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Sans refuge certain, Médée sait qu’elle se fera prendre. Le chœur se fait souvent l’écho de cette question douloureuse : « Pauvre femme, hélas, hélas, quelle est ta détresse ! Où te tourner (ποῖ ποτε τρέψῃ) ? Quelle hospitalité, quelle maison, quelle terre trouveras-tu pour te sauver de tes malheurs ?61 » ; « Tu ne peux plus te réfugier dans la maison de ton père, malheureuse (σοὶ δ᾽οὔτε πατρὸς δόμοι, / δύστανε, μεθορμίσα-/σθαι)62 ». Médée se pose finalement la question, et y répond elle-même : Où maintenant pourrais-je aller (ποῖ τράπωμαι) ? Au foyer paternel (πρὸς πατρὸς δόμους), que j’ai trahi ainsi que ma patrie pour partir avec toi ? Chez les infortunées filles de Pélias ? Elles vont bien me recevoir à leur foyer (οἴκοις), elles dont j’ai tué le père ! Car voilà comme je me retrouve : je suis un objet de haine pour les amis de ma maison (τοῖς μὲν οἴκοθεν φίλοις).63

Elle va cependant jusqu’à refuser la proposition de Jason d’avertir ses propres hôtes pour qu’ils accueillent Médée64. La rencontre inopinée avec Égée qui lui promet de l’accueillir, dans le troisième épisode, met finalement fin à cette interrogation, et pousse allègrement Médée sur le chemin de la vengeance. La réponse est parfois marquée par l’agressivité. Quand Créon exile Ménécée, dans Les Phéniciennes : Créon : – Pars sur le champ (φεῦγ᾽ ὡς τάχιστα), loin de cette terre (τῆσδ᾽ ἀπαλλαχθεὶς χθονός) ! […] Ménécée : – Mais où devrais-je aller (ποῖ δῆτα φεύγω) ? dans quelle ville (τίνα πόλιν) ? vers lequel de nos hôtes (τίνα ξένων) ? Créon : – Où tu seras le plus éloigné du pays (ὅπου χθονὸς τῆσδ᾽ ἐκποδὼν μάλιστ᾽ἔσῃ).65

Dans Hippolyte, le même procédé est observé : Thésée : – N’es-tu donc pas encore parti de cette terre, le plus vite possible (οὐκ εἶ πατρῴας ἐκτὸς ὡς τάχιστα γῆς) ? Hippolyte : – Mais où me tournerai-je, malheureux que je suis (ποῖ δῆθ᾽ὁ τλήμων τρέψομαι ;) ? À la demeure duquel de nos hôtes irai-je (τίνος ξένων / δόμους ἔσειμι), exilé (φυγών) pour cette raison ? 61 62 63 64 65

Ibid., v. 358-62. Ibid., v. 441-443. Ibid., v. 502-506. Ibid., v. 613-618. Euripide, Les Phéniciennes, v. 974-979.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Thésée : – Quelque homme qui sera content de recevoir à son foyer des hôtes qui séduiront son épouse et qui participeront à leur déshonneur.66

Chez Eschine, on observe une parodie de ces passages tragiques dans le Contre Ctésiphon. L’orateur y reproche à Démosthène de craindre l’exil au moment de son procès, quand il ne s’est pas soucié avant de celui des Athéniens : Quant à ses larmes (περὶ δὲ τῶν δακρύων) et au ton de sa voix (τοῦ τόνου τῆς φωνῆς), lorsqu’il s’écriera « Où me réfugierai-je (ποῖ καταφύγω), Athéniens ? Vous m’avez banni (περιεγράψατέ με), il n’y a pas d’endroit où voler (οὐκ ἔστιν ὅποι ἀναπτήσομαι) ! », répondez-lui « Et le peuple athénien, où se réfugiera-t-il (ποῖ καταφύγῃ), Démosthène ? Vers quel secours des alliés ? Vers quel argent ? Quelles ressources as-tu ménagées au peuple ? Ce que tu as fait pour toi-même, ça, nous le voyons tous ! »67

Isocrate, enfin, dans une longue complainte du Plataïque, dresse un portrait d’exilés accablés par tous les malheurs, dont celui de « ne pas savoir vers où porter [ses] pas (ἀποροῦντες ὅποι τραπώμεθα)68 ». III. LA PERSÉCUTION Loin d’être seulement chassés, certains exilés sont persécutés. Leur exil les poursuit où qu’ils aillent. Cet effet tragique est très utilisé au théâtre, mais trouve aussi un écho chez les orateurs. Au théâtre, la figure du héraut persécuteur permet de mettre en scène l’angoisse et le désespoir lors de sa venue, alors même qu’on le voit arriver de loin, mais son rôle est davantage celui d’un « repoussoir » du roi qui s’apprête à accueillir les exilés. Les deux personnages sont présentés comme des extrêmes : le héraut qui menace, persécute, angoisse est finalement vaincu par le roi qui rassure, offre protection et accueil. Chez Eschyle, les Suppliantes sont poursuivies, à travers ce personnage du héraut, jusque dans leur terre d’asile par les fils d’Égyptos qu’elles veulent fuir69 . La vision des navires égyptiens au loin est une source terrible de panique parmi les suppliantes70. L’arrivée sur scène du héraut se fait dans les menaces de

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70

Euripide, Hippolyte, v. 1066-69. Eschine, Contre Ctésiphon, v. 209. Isocrate, Plataïque, 46. Eschyle, Les Suppliantes, v. 817-820 : « « La descendance d’Egyptos, intolérable démesure, dans des courses masculines me poursuivant (διόμενοι), moi la fugitive, de leurs vaines paroles ». Ibid., v. 710-835.

Chapitre 7 : Les malheurs de l’exil

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tortures71 mais il est rapidement et définitivement débouté72, car les jeunes filles avaient été officiellement accueillies par le roi d’Argos avant son arrivée. Chez Euripide, le rôle du héraut persécuteur est davantage développé dans Les Héraclides73. Les personnages y sont présentés « chassés d’une ville à l’autre (ἄλλην ἀπ᾽ ἄλλης ἐξορισθέντες πόλιν)74 », persécutés par Eurysthée « qui envoie, à quelque endroit sur terre où ils se rendent, s’établir des hérauts et les réclame (ἐξαιτεῖ) et les chasse du pays (κἀξείργει χθονός)75 » ; ils se retrouvent « privés de toute la Grèce (πάσης δὲ χώρας Ἑλλάδος τητώμενοι)76 ». La vision du héraut est, là encore, une véritable cause de souffrance : Mes enfants, mes enfants, par ici, attrapez mon vêtement ! Je vois venir à nous le héraut d’Eurysthée, par lequel nous sommes poursuivis (οὗ διωκόμεσθ᾽ ὕπο), comme des errants privés de la terre entière (πάσης ἀλῆται γῆς ἀπεστερημένοι).77

Le héraut apparaît dès le prologue : il est le deuxième personnage à entrer sur scène. Il emploie la force sur la scène même, faisant tomber Iolaos sous ses coups78. Les cris de Iolaos attirent ainsi le chœur des Athéniens au point que le coryphée en « pleure de pitié »79. La parole lui est donnée dans la pièce : Je suis argien et je pousse ces Argiens fugitifs (δραπέτας) hors de mon territoire, eux contre lesquels la peine de mort a été votée selon les lois (νόμοισι τοῖς ἐκεῖθεν ἐψηφισμένους / θανεῖν). Nous sommes dans le droit, puisque nous habitons une cité, de faire exécuter nous-mêmes les jugements qui ont force de loi (κυρίους κραίνειν δίκας). Ils se sont présentés à de nombreux autres foyers (ἑστίας), mais nous sommes restés fermes en tenant le même discours et aucun n’a osé s’attirer de tels malheurs.80

Cette persécution est discutée et remise en cause par Iolaos, devant les Athéniens :

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Le héraut menace d’arracher les cheveux, de marquer au fer le corps des jeunes filles, de couper des têtes si on lui oppose résistance. Eschyle, Les Suppliantes, v. 836-851. C. GΟBLOT-CAHEN y voit une référence aux incidents diplomatiques concernant les bannis (« Les hérauts et la violence », in Cahiers du Centre Gustave Glotz, 10, 1999, p. 182). Euripide, Les Héraclides, v. 16. Ibid., v.19-20. Ibid., v. 31. Ibid., v. 48-51. Ibid., v. 63- 68. Ibid., v. 128-129. Ibid., v. 139-146.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Puisque nous n’avons plus le droit d’être Argiens, ils l’ont établi par un vote, mais fuyant notre patrie, de quel droit viendrait-il nous réclamer comme Mycéniens, nous qu’ils ont chassés de notre terre ? Étrangers, voilà ce que nous sommes. Ou bien, vous estimez juste que celui qui est exilé d’Argos (τἄργος φύγῃ), doit s’exiler de la limite de la Grèce (τὸν Ἑλλήνων ὅρον/φεύγειν) ?81

Sa sortie de scène82 n’annonce pas une victoire du roi lors du dialogue, comme chez Eschyle. Ce n’est que partie remise, car une guerre est déclarée entre les Argiens et les Athéniens qui occupera tout le reste de la pièce. C. Goblot-Cahen, dans son article « Les hérauts et la violence », voit un lien entre les personnages de suppliants, qu’incarnent ici les Héraclides, et celui du héraut83 : Le suppliant, malgré son insigne faiblesse, est un personnage redoutable par le danger de la souillure qu’il fait peser sur la communauté […]. Cette inquiétante faiblesse, le héraut ne la partage-t-il pas, de fait, avec le suppliant ? Expédié seul en territoire ennemi, à l’abri tout symbolique de son caducée, chargé de messages désagréables susceptibles d’attirer sur lui l’hostilité du destinataire, le héraut, comme le suppliant, est placé sous la protection de Zeus.84

Ainsi, « le pouvoir sacré du héraut paraît fonctionner comme un talisman capable de protéger la communauté qui l’emploie contre la souillure85 ». La figure du héraut persécuteur est également présente chez Hérodote. Périandre persécute son fils car il refuse d’adresser la parole à son père, après avoir compris que ce dernier avait tué sa mère : Finalement, par colère, Périandre le chassa de sa maison (ἐξελαύνει ἐκ τῶν οἰκίων) [...]. Là où son fils qu’il avait chassé (ὁ ἐξελασθεὶς ὑπ᾽ αὐτοῦ) résidait, il ordonna de faire porter un message (πέμπων ἄγγελον) disant qu’il ne fallait pas le recevoir dans les maisons (μή μιν δέκεσθαι οἰκίοισι). Chaque fois que chassé (ὁ δὲ ὅκως ἀπελαυνόμενος), il allait dans une autre maison (ἐς ἄλλην οἰκίην), il était chassé aussi de celle-ci (ἀπηλαύνετ᾽ ἂν καὶ ἀπὸ ταύτης), car Périandre menaçait ceux qui le recevaient, et il leur ordonnait de le mettre dehors (ἐξέργειν) : chassé de partout, il allait de la demeure d’un ami à celle d’un autre (ἀπελαυνόμενος δ᾽ ἂν ἤιε ἐπ᾽ ἑτέρην τῶν ἑταίρων) ; et ses amis accueillaient malgré leurs craintes le fils de Périandre86. [...] Enfin Périandre fit proclamer que toute personne coupable 81 82 83 84 85 86

Ibid., v. 185-190. Ibid., v. 283. Le héraut des Héraclides serait Coprée. Pour une étude de ce « personnage maudit », voir C. GΟBLOT-CAHEN, op. cit., p. 184-185. Ibid., p. 183. Ibid., p. 187. Hérodote, Enquête, III, 50-51.

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de l’avoir accueilli ou de lui avoir parlé aurait à verser au temple d’Apollon une amende dont il fixerait le montant.87

On voit bien ici que « le héraut est sur la scène tragique le représentant et le substitut du tyran : les violences tyranniques n’étant pas directement montrées, ce sont les paroles du héraut qui les prennent en charge88 ». Contrairement au messager, son rôle tragique est de transmettre des messages injonctifs89, et souvent de déloger ou de réclamer des suppliantes. La persécution a également pour origine des divinités vengeresses, les Érinyes, et non pas des humains. C’est le cas d’Oreste, chez Eschyle et chez Euripide : la persécution est opérée par les Érinyes qui le suivent où qu’il aille après le meurtre de sa mère. Dans les Euménides, Apollon avertit Oreste de ce qui l’attend : Cependant, fuis (φεῦγε) et ne te relâche pas ! Elles vont te poursuivre (ἐλῶσι) à travers tout un continent, te chassant tour à tour de chaque terre ouverte à tes pas vagabonds (βιβῶντ ἀν’αἰεὶ τὴν πλανοστιβῆ χθόνα), puis par-delà la mer et les cités des îles.90

Dans Iphigénie en Tauride, Euripide imagine une suite aux Euménides d’Eschyle, où certaines Érinyes refusent la sentence qui innocente Oreste et continuent de le poursuivre. Oreste raconte cette persécution. Avant le procès, il était « chassé en exilé par les poursuites des Érinyes (μεταδρομαῖς Ἐρινύων /ἠλαυνόμεσθα φυγάδες)91 » ; après, celles qui refusaient le « poursuivaient toujours sur les routes vagabondes (δρόμοις ἀνιδρύτοισιν ἠλάστρουν μ᾽ ἀεί)92 », au point qu’Oreste en vient à se préparer à mourir, à moins qu’Apollon ne lui vienne en aide. La folie accompagne cette persécution : Oreste : – La peur que m’inspirent les Érinyes me chasse de ma terre (Ἐρινύων δεῖμά μ᾽ἐκβάλλει χθονός). Iphigénie : – C’est pour cela qu’on t’a dit fou (μανείς) sur les côtes et icimême. Oreste : – Cela ne date pas d’aujourd’hui que l’on me voit misérable (ἄθλιοι) !

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Ibid., III, 52. C. GΟBLOT-CAHEN, op. cit., p. 181. Voir O. LONGO, Techniche della communicazione nella Grecia antica, Napoli, 1981, p. 30. Eschyle, Les Euménides, v. 74-77 . Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 941-942. Ibid., v. 971.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Iphigénie : – Je sais. C’est à cause de ta mère que les déesses t’ont poursuivi (ἠλάστρουν). Oreste : – Au point qu’elles m’ont mis dans la bouche un mors ensanglanté (αἱματηρὰ στόμι᾽ἐπεμβαλεῖν ἐμοί).93

Ce sont encore les Érinyes qui persécutent Oreste, dans Iphigénie en Tauride, et le contraignent à une errance interminable : « Nous sommes chassés par les poursuites successives des Érinyes (διαδοχαῖς δ᾽ Ἐρινύων /ἠλαυνόμεσθα), en exilés (φυγάδες), mis hors de notre terre (ἔξεδροι χθονός)94 ». Dans Électre, à Oreste qui vient de tuer sa mère, on dit : Quitte Argos ! Tu ne peux plus fouler le sol de cette cité (ἐμβατεύειν) après avoir tué ta mère. Les terribles Furies, les déesses à face de chienne, vont te faire tourner comme une roue, te rendre fou, te faire errer (τροχηλατήσουσ᾽ ἐμμανῆ πλανώμενον).95

La persécution la plus terrible demeure cependant celle qui est anonyme, sans persécuteur précis. On parle ainsi, dans Iphigénie en Tauride, d’Oreste et Électre mais cette fois « chassés de toute la Grèce par des poursuites (πάσης διωγμοῖς ἠλάθησαν Ἑλλάδος)96 », sans davantage de précision. Dans La folie d’Héraclès, la persécution provient du regard d’autrui. Héraclès vient de tuer ses enfants et se demande où aller : Partir pour Argos, ma patrie ? Comment ? J’en suis exilé (φεύγω πάτραν). Allons, j’irai donc vers quelque autre cité (ἐς ἄλλην δή τιν᾽ ὁρμήσω πόλιν) et ensuite je serai regardé par en-dessous (ὑποβλεπώμεθ’[α]), comme quelqu’un qu’on a reconnu, enfermé à clef (κλῃδουχούμενοι), loin des aiguillons piquants de la parole (γλώσσης πικροῖς κέντροισι) : « Ce n’est pas lui le fils de Zeus qui tua un jour ses enfants et sa femme ? Qu’il aille à sa perte, mais pas chez nous ! » 97

Cette persécution est, enfin, un argument qu’utilise le Socrate de Platon pour refuser de fuir avant sa condamnation à mort : « Ah ! Quelle belle vie ce serait, pour un homme de mon âge, que de partir (ἐξελθόντι) pour vivre en passant, chassé, d’une cité à l’autre (ἄλλην ἐξ ἄλλης πόλεως ἀμειβομένῳ καὶ ἐξελαυνομένῳ ζῆν)98 ! ». Comme beaucoup d’autres motifs liés à l’exil qui sont empruntés par les orateurs aux Tragiques, celui de la persécution trouve sa place dans le récit 93 94 95 96 97 98

Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 931-935. Ibid., v. 79-80. Euripide, Électre, v. 1250-53. Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 1175. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1286- 91. Platon, Apologie de Socrate, 37d.

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de l’exil du peuple sous les Trente, notamment chez Lysias. L’orateur exhorte l’auditoire, dans le Contre Ératosthène, à se rappeler que « chassés d’Athènes (ἐξεκηρύχθητε μὲν ἐκ τῆς πόλεως), la cité que leurs ancêtres leur avait transmise, ils [les] réclamaient, exilés hors des cités (φεύγοντας δὲ [...] ἐκ τῶν πόλεων ἐξῃτοῦντο)99 ». Comme dans la tragédie, les citoyens sont représentés « errant de villes en villes (εἰς πολλὰς πόλεις πλανηθέντες), chassés de partout (πανταχόθεν ἐκκηρυττόμενοι)100 ». IV. PORTE CLOSE L’appareil législatif impose à l’exilé l’exclusion de certains lieux religieux ou communautaires. Dans la tragédie, c’est l’image poétique de la porte fermée qui illustre l’idée que l’exilé est, de manière générale, un indésirable. Cette image n’est d’ailleurs pas que littéraire car elle est aussi un symbole pictural antique qui possède, comme dans la littérature, de nombreuses subtilités101. Une expression synonyme d’être exilé est parfois « être chassé de sa patrie102 », mais on trouve beaucoup plus le fait d’« être chassé de la demeure familiale103 ». La porte close est la porte symbolique de cette demeure d’où l’exilé est d’abord chassé puis celle où il vient demander de la nourriture ou un refuge. Comme il trouverait, en français, « porte close », l’exilé reste bien souvent « θυραῖος », à la porte. Cette représentation est contraire à celle communément admise de l’hospitalité – ξενία104 – qui est, en principe, de rigueur quand un étranger la demande. Les étrangers et les suppliants sont traditionnellement sous la protection de Zeus, et, de ce fait, tout hôte est tenu de subvenir à leurs besoins avant même de les questionner sur leur identité. C’est ce que rappelle le porcher Eumée à Ulysse qui se présente à lui :

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Lysias, Plaidoyer contre Erathosthène, 96. Ibid., 97. Voir M. HALM-TISSERANT, « Exo-, entos- : de l’ambiguïté des portes et des fenêtres dans la peinture de vases grecque », Revue des Études Anciennes, Tome 97, 1995, n°3-4, p. 473-503. Homère, Odyssée, I, 75 ; Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 664-72 ; Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1293. Souvent les personnages de la tragédie en exil sont décrits comme « sans cité », du fait d’une part de leur bannissement et d’autre part de leur errance sans terme : Médée est « seule et sans cité (ἐγὼ δ᾽ ἔρημος ἄπολις οὖσ’[α]) » (Euripide, Médée, v. 255.) ; les Héraclides emploient l’image suivante : « notre cité est partie (πόλις μὲν οἴχεται) » (Euripide, Les Héraclides, v. 14). Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 664-72 ; Les Choéphores, v. 252-254 ; Sophocle, Œdipe Roi, v. 1291-1292 ; Électre, v. 1136 ; Euripide, Électre, v. 60-63 ; Médée, v. 1283-1285 ; Les Bacchantes, v. 32-38 ; v. 1313. E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris : Les Éditions de Minuit, 1969.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés ξεῖν᾽, οὔ μοι θέμις ἔστ᾽, οὐδ᾽ εἰ κακίων σέθεν ἔλθοι, ξεῖνον ἀτιμῆσαι : πρὸς γὰρ Διός εἰσιν ἅπαντες ξεῖνοί τε πτωχοί τε105 Étranger, je n’ai pas le droit de mépriser un hôte, même s’il en venait un plus misérable que toi, car ils viennent tous de Zeus, étrangers et mendiants.106

D’après cette parole, à aucun homme ne devrait être refusée l’hospitalité au regard des croyances religieuses. Pourtant, une forme de paraclausithuron, non pas amoureux mais tragique et spécialement propre aux exilés, est présente dans la Tragédie. Ainsi, chez Eschyle, dans les Choéphores, le coryphée demande à Électre de se souvenir d’Oreste « même s’il est à la porte (κεἰ θυραῖός ἐσθ’ὅμως)107 » et Oreste déclare que tous deux sont « devant la maison (προσθοδόμοις) » . De même, Électre se plaint d’être « exclue de l’intimité de la maison (μυχοῦ ἄφερκτος) comme un chien très malfaisant108 ». Dans Les Suppliantes d’Euripide, Adraste, le roi d’Argos, dit que « deux exilés, la nuit, sont venus à [sa] porte (ἐλθόντε φυγάδε νυκτὸς εἰς ἐμὰς πύλας)109 ». Oreste se plaint que, où qu’il aille, il lui est « interdit d’entrer dans des maisons (ἐκκλῄομαι [...] δωμάτων)110 ». Cette présence à la porte close est essentiellement silencieuse, sauf chez Sophocle où le motif de la plainte à la porte est développé par Électre qui déclare se rendre « pour faire entendre à tous (πᾶσι προφωνεῖν) des lamentations (ἐπὶ κωκυτῷ), devant les portes du palais paternel (τῶνδε πατρῴων /πρὸ θυρῶν)111 ». Ce motif est même présent chez Hérodote, où l’on apprend que le fils de Périandre, auquel l’accès à toute maison a été refusé, « se roulait sous les portiques (ἐν τῇσι στοῇσι ἐκαλινδέετο)112 ». La porte fermée s’ouvre parfois, mais elle est alors symbole d’un guetapens. Dans Les Choéphores, Oreste ne franchit les portes du palais d’où il a été chassé que grimé en étranger pour y commettre un double meurtre113. Dans La Folie d’Héraclès, Amphitryon et sa compagne ont été « scellés à l’extérieur de leur maison (ἐκ γὰρ ἐσφραγισμένοι / δόμων)114 » et on n’ordonne de « retirer les verrous (οἴγειν κλῇθρα)115 » que pour que

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Homère, Odyssée, XIV, v. 56-58. Ibid., XIV, 57-59. Voir aussi VI, v. 205-206 pour la même idée. Eschyle, Les Choéphores, v. 115. Ibid., v. 447. Euripide, Les Suppliantes, v. 142. Euripide, Oreste, v. 430. Sophocle, Électre, v. 108-109. Hérodote, III, 52. Eschyle, Les Choéphores, v. 653-973. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 53-54. Ibid., v. 332.

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Ampitryon et Mégara aillent y chercher leur vêtements funèbres116. Dans Les Phéniciennes, quand les portes de Thèbes s’ouvrent pour Polynice qui en a été chassé, il avance dans la ville avec anxiété : Les verrous des portiers m’ont laissé entrer (τὰ μὲν πυλωρῶν κλῇθρά μ᾽ εἰσεδέξατο) dans les murs facilement ; pour cela je redoute qu’un filet ne se resserre sur moi, d’où je ne saurai échapper sans y laisser du sang.117

V. L’ERRANCE ET LA SOLITUDE À un exilé auquel on refuse l’accès des maisons, des villes ou d’un asile provisoire ne reste plus que l’errance sans fin. Dans l’Odyssée, comme on l’a vu, l’errance est synonyme de l’exil118. Ce thème est particulièrement développé au fil de l’œuvre119. Ainsi, Ulysse déclare : « Nous les Achéens, au départ de Troie, nous avons erré (ἀποπλαγχθέντες) par tous les vents, sur le grand gouffre de la mer120 » ; « J’arrive ici, après avoir erré (ἀλώμενος) entre les nombreuses villes des hommes (πολλὰ βροτῶν ἐπὶ ἄστε᾽[α])121 » ; « portant tout le temps au fond de ma poitrine un cœur déchiré (δεδαιγμένον ἦτορ), j’errai (ἠλώμην) jusqu’au jour où les dieux me tirèrent de mon malheur122 ». Un autre personnage, un Etolien coupable de meurtre, se rend également à la cours du roi Eumée, « après avoir beaucoup erré (πολλὴν ἐπὶ γαῖαν ἀληθεὶς)123 ». À partir de cette œuvre, l’errance devient un lieu commun associé au départ loin de sa patrie, et de fait à l’exil. La célèbre élégie de Tyrtée, souvent citée par les orateurs, exploite cette idée : « Quitter (προλιπόντα) sa patrie, sa cité et ses champs gras pour mendier toute chose (πτωχεύειν πάντων) est très pénible (ἀνιηρότατον), en errant çà et là (πλαζόμενον) avec sa mère et son vieux père, avec ses petits-enfants et son épouse124 ». Dans la tragédie surtout, l’errance est une étape obligée de l’exil, une image incontournable de la figure de l’exilé. Chez Sophocle, Œdipe se voit « errant

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Ibid., v. 333-35. Euripide, Les Phéniciennes, v. 261-264. Voir le chapitre 5 « L’exil et les luttes de pouvoir chez Homère et chez les Tragiques : réflexion sur les exils tyranniques ». En plus des exemples développés, voir aussi Homère, Odyssée XV, v. 276 ; Iliade, II, v.657. Homère, Odyssée, IX, v. 259- 260. Ibid., XV, v.492. Ibid., XIII, v.320-21. Ibid., XIV, v. 380. Elegy and Iambus (J. M. EDMONDS), op. cit., p. 68- 70, fr. 10, cité dans le Contre Léocrate de Lycurgue, 107. L’errance y est liée à la guerre mais diffère cependant de celle d’Ulysse.

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(μ᾽ἀλώμενον) mourir à Athènes125 », il « a toujours erré (ἠλώμην ἀεί)126 » car il est un « errant éternel (ἀεὶ δ᾽ ἀλήτην)127 ». Dans les Trachiniennes, Déjanire est émue à la vue de femmes errantes : « Une puissante émotion est montée en moi, mes amies, quand j’ai vu ces pauvres femmes sur une terre étrangère, sans maison, sans père et errantes (ἀλωμένας)128 ». Chez Euripide, l’errance « prend plus d’importance129 » que chez Homère, et l’emploi du verbe « ἀλάομαι » et de ses composés y est très présent. Ainsi, Thésée décide de bannir son fils et lui souhaite à deux reprises, avec les mêmes mots, d’errer : « chassé de ce pays (τῆσδε χώρας ἐκπεσών), errant (ἀλώμενος), il traînera sa pauvre vie (λυπρόν ἀντλήσει βίον) sur la terre étrangère (ξένην ἐπ᾽ αἶαν)130 » ; « chassé de ton pays natal (ἐκ πατρῴας φυγάς), errant sur terre (ἀλητεύων χθονός), tu traîneras sur une terre étrangère (ξένην ἐπ᾽ αἶαν) une existence douloureuse (λυπρὸν ἀντλήσεις βίον) 131». Électre plaint son frère « qui vit en errant (τοῦ τε ζῶντος ἀλάτα)132 », le désignant parfois par son « pied errant (πόδ᾽ ἀλάταν)133 ». Les Héraclides se définissent comme ayant « une vie errante et misérable (πλανήτην εἴχετ᾽ ἄθλιον βίον)134 ou comme des « exilés en errance (φεύγομεν δ᾽ ἀλώμενοι)135 ». Chez Euripide, le thème de l’errance est abondamment associé aux exilés136. La vie d’exilé s’accompagne, enfin, parfois, de solitude, car il est rejeté de la société, même si des exemples nous montrent que le compagnonnage dans l’exil est tout à fait possible. Ainsi, chez Sophocle, Polynice répond à sa mère qui lui demande si les amis d’Œdipe lui sont venus en aide pendant son exil, qu’il n’y a « plus rien de l’amitié, si l’on est dans quelque malheur (τὰ φίλων δ᾽ οὐδέν, ἤν τι δυστυχῇς)137 ». De même, Œdipe chez Sophocle est dépeint « solitaire (χηρεύων)138 ». Chez Euripide, la solitude est beaucoup plus marquée : Médée se plaint que ses enfants et elle soient « exilés

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Euripide, Les Phéniciennes, v. 1705. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 444. Ibid., v. 746. Sophocle, Les Trachiniennes, v. 298-300. L. BORDAUX, art. cit., p. 201. Euripide, Hippolyte, v. 896-897. Ibid., v. 1048-49. Euripide, Électre, v. 204 Ibid., v. 138. Euripide, Les Héraclides, v. 878. Ibid., v. 15. Voir aussi Médée, v. 515 ; Les Héraclides, v. 51, v. 224, v. 364 ; Hippolyte, v. 974 ; Électre, v. 113, v. 202, v. 589 ; Les Phéniciennes, v. 1705, v.1739. Euripide, Les Phéniciennes, v. 403. Sophocle, Œdipe roi, v. 478.

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(φεύγοντας) et dépourvus d’amis (σπανίζοντας φίλων)139 », d’être « seule et sans cité (ἐγὼ δ᾽ ἔρημος ἄπολις οὖσ’[α])140 » ou encore « seule et bannie (ἐγὼ δ᾽ ἔρημος τήνδε φευξοῦμαι χθόνα)141 », de n’avoir « ni mère, ni frère, ni parent142 » ; le chœur souligne le fait que personne ne peut compatir à ses souffrances : « Il n’y a pas de cité, aucun ami (σὲ γὰρ οὐ πόλις, οὐ φίλων τις) pour plaindre (οἰκτιρεῖ) celle qui souffre la plus terrible des épreuves143 ». Amphitryon et Mégara dans La Folie d’Héraclès, réfugiés à l’autel de Zeus se plaignent de ne plus avoir d’amis : Je vois que parmi nos amis les uns n’étaient pas de véritables amis (φίλων δὲ τοὺς μὲν οὐ σαφεῖς ὁρῶ φίλους) et que ceux qui le sont véritablement sont incapables de nous aider (οἳ δ᾽ ὄντες ὀρθῶς ἀδύνατοι προσωφελεῖν).144

C’est encore la perte des liens familiaux et civiques qui aggrave cette solitude145. VI. UNE EXISTENCE PRÉCAIRE ET DÉGRADÉE À la période classique, l’exil s’accompagne souvent d’une confiscation des biens : la loi a formalisé que l’exil, quand il est une punition, ne doit pas se faire dans l’aisance, sauf pour les ostracisés dont les biens ne sont pas confisqués et les revenus ne sont pas supprimés. De manière générale, la pauvreté et le dénuement sont l’apanage des exilés146 et un motif de plainte dans la tragédie comme chez les orateurs. À l’époque de Démosthène, les exilés sont même des « ἀτυχοῦντες » : ce sobriquet de « malheureux » viendrait presque remplacer le nom de citoyen auquel les exilés n’ont plus droit147 . Le mot « misère » est d’ailleurs souvent employé comme synonyme du mot « exil ». Ainsi, chez Euripide, les Héraclides se disent « tombés au fond des maux (κακῶν/ ἐς τοὔσχατον πεσόντες)148 ». Oreste, questionné sur l’origine de son exil dans Iphigénie en Tauride dit que ce n’est pas la

139 140 141 142 143 144 145 146 147 148

Euripide, Médée, v. 881. Ibid., v. 255. Ibid., v. 604. Ibid., v. 257. Ibid., v. 656-658 Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 55-56. Euripide, Les Héraclides, v. 189 ; Les Phéniciennes, v. 619 ; Médée, v. 644-47 ; Hippolyte, v. 1085. J. SEIBERT explore brièvement ce thème sous le titre de « Situation économique » (op. cit., p. 377-379). Démosthène, Contre Aristocrate, 39-41. Euripide, Les Héraclides, v. 303-304.

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première fois qu’il est vu « comme un misérable (ἄθλιοι)149 ». Les orateurs également ont recours à cette expression comme hyperbole. Le manque de nourriture est évoqué dans la tragédie comme un pendant de cette misère. Œdipe se demande ainsi : « Comment, errants sur une terre lointaine ou sur la vague marine, trouverons-nous la nourriture de notre vie difficilement supportable (βίου δύσοιστον ἕξομεν / τροφάν)150 ? ». Amphitryon se plaint d’être, avec sa compagne d’exil, « dans le besoin de tout (πάντων δὲ χρεῖοι) […], de nourriture (σίτων), de boisson (ποτῶν), de vêtement (ἐσθῆτος), posant [leurs] flancs sur le sol sans couverture (ἀστρώτῳ πέδῳ)151 ». De même, Électre plaint son frère qui est reçu « à la table des mercenaires errants (ἀλαί-/νων ποτὶ θῆσσαν ἑστίαν)152 » et demande à Oreste, sans le reconnaître, s’il « ne manque pas du nécessaire de chaque jour (οὔ που σπανίζων τοῦ καθ᾽ ἡμέραν βίου)153 ». Jocaste s’inquiète également de cela auprès de Polynice : « D’où te nourrissais-tu (ἐβόσκου), avant de trouver de quoi vivre (εὑρεῖν βίον) dans le mariage 154 ? ». Polynice répond : « Parfois j’avais pour la journée, ensuite je n’avais rien155 […]. C’est un malheur que de ne rien avoir (κακὸν τὸ μὴ ἔχειν). Ma naissance ne m’a pas nourri (τὸ γένος οὐκ ἔβοσκέ με)156 ». Oreste dans Iphigénie en Tauride a plus de chance : si nul hôte ne consent d’abord à l’accueillir, ceux qui eurent pitié [lui] donnèrent des présents d’hospitalité sur une table à part (ξένια μονοτράπεζά), restant sous le même toit que [lui], par leur silence complotaient pour ne pas [lui] adresser la parole, de sorte qu’[ils] buv[aient] et mang[aient] séparément.157

La pauvreté, la mendicité, la faiblesse physique et la saleté sont des lieus communs qui accompagnent la situation précaire des exilés. Les motifs sont très largement développés au théâtre, mais également présents chez Hérodote et les orateurs. Dès Homère, Ulysse incarne la situation précaire de l’exilé ou de l’errant, mais son statut de mendiant n’est qu’un leurre, quand il rentre à Ithaque. Ce n’est pas le cas pour la grande majorité des exilés. Chez Eschyle, par exemple, le roi Danaos rappelle à chacune de ses filles qu’elle est « une étrangère en exil dans le besoin (χρεῖος […] ξένη φυγάς)158 ». Œdipe et 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158

Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 933. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1686- 88. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 51-52. Euripide, Électre, v. 203-204. Ibid., v. 235. Euripide, Les Phéniciennes, v. 400. Ibid., v. 401. Ibid., v. 405. Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 949-952. Eschyle, Les Suppliantes, v. 202.

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Antigone, plus particulièrement chez Sophocle, sont réduits à vivre dans le plus total dénuement. Antigone est décrite par son père à travers la forêt sauvage, sans avoir mangé (ἄσιτος), les pieds nus (νηλίπους) et errante, endurant avec peine les nombreuses pluies et la chaleur du soleil, la malheureuse, elle considère secondaires les douceurs d’une belle vie à la maison (τὰ τῆς / οἴκοι διαίτης), si son père a à manger (εἰ πατὴρ τροφὴν ἔχοι).159

Avec sa sœur, elles procurent donc à Œdipe de quoi survivre. Ce dernier affirme : « τροφὰς ἔχω βίου (j’ai de quoi manger pour vivre)160 », mais il se définit en « πτωχός161 », en mendiant. Thésée, en le voyant, décrit même « un vêtement et une tête de misère (σκευή τε [...] καὶ τὸ δύστηνον κάρα)162 », Créon décrit Œdipe comme « un étranger de misère (δύστηνον ὄντα) [...] privé de ressources pour vivre (βιοστερῆ163)164 », et Polynice voit que avec une sorte de vêtement (ἐσθῆτι σὺν τοιᾷδε) l’odieuse et vieille crasse (ὁ δυσφιλὴς /γέρων […] πίνος) a pris possession du flanc du vieillard en le consumant, et à sa tête sans yeux (κρατὶ δ᾽ ὀμματοστερεῖ), une chevelure qui n’a pas été peignée (ἀκτένιστος) flotte à travers les airs.165

Œdipe et Antigone sont, de plus, presque réduits à l’état de bêtes sauvages et sont à la merci des éléments naturels. Œdipe surtout « cumule » à lui seul tous les malheurs de l’exil, avec son « errance solitaire et misérable (τοῦ [...] ἐρήμου τοῦδε δυστήνου πλάνου)166 », et il a peur de voir ses filles « mendiantes (πτωχάς) [...] et errantes (ἀλωμένας)167 ». Polynice enfin, dans Œdipe à Colone, dit être « un mendiant (πτωχοί), un étranger168 » comme son père. Oreste et Électre n’échappent pas non plus à ces clichés : dans l’Électre d’Euripide, l’héroïne se plaint de vivre mariée à un laboureur, après avoir été chassée du palais par sa mère et Égisthe, tout en reconnaissant en son mari la valeur d’un homme noble. Elle apparaît cependant sur scène une cruche sur la tête et arbore elle aussi « une chevelure sale (πιναρὰν κόμαν) et les haillons de [ses] vêtements (τρύχη τάδ᾽ ἐμῶν πέπλων)169 ». Oreste, lui, est 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169

Sophocle, Œdipe à Colone, v. 347-352. Ibid., v. 446. Ibid., v. 444. Ibid., v. 557. Hapax créé par l’auteur. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 745-747. Ibid., v. 1257-62. Ibid., v. 1115 Sophocle, Œdipe roi, v. 1506. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1335. Euripide, Électre,v. 184-185. Cet état est l’objet d’une plainte qu’elle veut faire connaître à Oreste : ibid., v. 304-310

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condamné, malgré sa réhabilitation dans les Euménides, à « aller à l’abandon (παρημελημένον / ἔρρειν) 170». Chez Euripide, dans La Folie d’Héraclès, le chœur insiste sur la vieillesse d’Amphitryon171 ; lui-même se plaint de « n’être plus que le bruit d’une langue (γλώσσης ψόφον), car la vigueur (ῥώμη) qu’[il] avait avant [l’a] délaissé (ἐκλέλοιπεν) et à cause de la vieillesse (γήρᾳ) [il] tremble des genoux et [sa] force est faible (κἀμαυρὸν σθένος)172 ». Dans la Folie d’Héraclès, quand Héraclès revient, il apprend, voyant sa femme, son père et ses enfants revêtus de leur parure funèbre, qu’ils ont été chassés par la force et surtout que son vieux père a été « chassé (ἐκπεσών) de son lit173 ». « Nulle pudeur n’a retenu Lycos d’outrager un vieillard (τὸν γέροντ᾽ ἀτιμάσαι)174 ? » s’indigne-t-il. De même, Mégara, accompagnée de ses jeunes enfants, incarne une autre figure de l’exil cruel, qui frappe les plus vulnérables : vieillards, mères et enfants. Mégara pense un moment implorer l’exil pour ses enfants, mais « quelle douleur d’acheter le salut au prix d’une si pitoyable pauvreté (πενίᾳ σὺν οἰκτρᾷ)175 ». Dans les Héraclides, Iolaos est, de la même façon, « un vieillard faible, étendu sur le sol (τὸν γέροντ᾽ ἀμαλὸν ἐπὶ πέδῳ χύμενον)176 » au point que le chœur se demande s’il n’a pas traversé la mer pour être dans cet état d’épuisement177. Les Héraclides se définissent aussi comme « des mendiants (πτωχούς)178 » ou ayant « une vie errante et misérable (πλανήτην εἴχετ᾽ἄθλιον βίον)179 ». Médée, enfin, se prétend modestement « sans force » face à ses potentiels poursuivants, mais c’est pour mieux convaincre Égée de l’accueillir dans sa cité : « moi, je suis sans force (ἀσθενῆ), quand eux ont la richesse (ὄλβος) et un palais royal (δόμος τυραννικός)180 ». Chez Euripide, le lieu commun de la pauvreté est abondamment utilisé. Aristophane se moque d’Euripide à ce propos dans les Grenouilles, à travers la bouche d’Eschyle. Les deux poètes se disputent la distinction de meilleur poète181. Eschyle reproche à Euripide d’« habiller ses rois de guenilles (ῥάκι’[α]) pour qu’ils paraissent pitoyables aux gens182 » 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181

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Eschyle, Les Euménides, v. 300-301. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 108 ; v. 125. Ibid., v. 229-231. Ibid., v. 555. Ibid., v. 556. Ibid., v. 304-305. Euripide, Les Héraclides, v. 75. Ibid., v. 82-83. Ibid., v. 318. Euripide, Les Héraclides, v. 878. Euripide, Médée, v. 739-740. Voir M. TRÉDÉ, « Présence et image des poètes lyriques dans le théâtre d’Aristophane », in La poésie grecque antique. Actes du 13ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-surMer les 18 & 19 octobre 2002, Paris : Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2003, p. 169-183. Aristophane, Les Grenouilles, v. 1063-1064.

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inspirant de cette façon au moindre riche de la cité le même comportement : « revêtant ses haillons (ῥακίοις), il pleure et dit qu’il est pauvre (κλάει καὶ φησὶ πένεσθαι)183 ». Chez Hérodote, Adraste se plaint auprès de Crésus qui l’accueille d’être « exilé par son père (ὑπὸ τοῦ πατρός) et de manquer de tout (καὶ ἐστερημένος πάντων)184 » ; Périandre, qui a exilé son fils le voyait tant « s’affaisser faute de bains et de nourriture (ἀλουσίῃσί τε καὶ ἀσιτίῃσι συμπεπτωκότα), qu’il en eût pitié185 ». Chez les orateurs attiques, les conditions de vie difficiles du peuple en exil à Phylé ou au Pirée sont un argument de poids et se manifestent souvent dans l’exposition du dilemme suivant : rester à Athènes mais prendre le risque de périr ou « s’exiler pour vivre dans la misère (φεύγοντας ἀπορεῖν) et être démuni de tout espoir (καὶ τῶν ἐλπίδων ἁπασῶν ἐστερῆσθαι)186 » – alors pourtant que chez Eschyle « les hommes en exil se nourrissent d’espérances (φεύγοντας ἄνδρας ἐλπίδας σιτουμένους)187 » et chez Euripide aussi « les espoirs nourrissent les exilés, à ce que l’on dit (αἱ δ᾽ἐλπίδες βόσκουσι φυγάδας, ὡς λόγος)188 ». Loin de l’errance éternelle d’Œdipe, l’exil au Pirée était pourtant provisoire et, comme on le verra, le peuple y est actif et solidaire, mais la mention, même rapide, de la misère de l’exil opère un parallèle inévitable avec l’exil misérable d’Œdipe et suffit à faire naître le pathos dans l’auditoire. Dans le Busiris d’Isocrate, l’exil côtoie également la misère pour prouver que les poètes ont tort de se moquer des dieux, puisque certains, errants, sont « privés des ressources nécessaires de la vie quotidienne (τῶν καθ’ἡμέραν ἐνδεεῖς)189 ». Dans l’Éloge d’Hélène, ce sont les sophistes qui ont tellement fait prospérer l’art de débiter des mensonges, qu’en les voyant s’enrichir par de tels moyens, il se rencontre des hommes qui osent écrire que la vie des mendiants et des exilés (ὁ τῶν πτωχευόντων καὶ φευγόντων βίος) est plus digne d’envie que toute autre.190

Démosthène ne fait que suggérer des conditions de vie difficile dans la Lettre sur son exil : « Vu leur nombre, je ne sais pas lequel de mes maux déplorer d’abord. Mon âge, où je suis contraint d’éprouver un exil hasardeux, contraires à mes habitudes et à ma dignité (παρ᾽ ἔθος καὶ παρὰ

183 184 185 186 187 188 189 190

Aristophane, Les Grenouilles, v. 1066. Hérodote, I, 35. Ibid, III, 52. Isocrate, Plataïque, 34. Eschyle, Agamemnon, v. 1668. Euripide, Les Phéniciennes, v. 396. Isocrate, Busiris, 38. Isocrate, Eloge d’Hélène, 8.

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τὴν ἀξίαν) ?191 ». Isocrate, enfin, dans la Plataïque, exploite tous les ressorts possibles de la misère de l’exil : Qui pourrait trouver des mortels plus accablés par l’infortune que nous qui, dépouillés en un même jour de notre patrie, de nos champs, de nos richesses (καὶ πόλεως καὶ χώρας καὶ χρημάτων ἐν μιᾷ στερηθέντες ἡμέρᾳ), et privés également de tout ce qui est nécessaire à la vie (πάντων τῶν ἀναγκαίων [...] ἐνδεεῖς), sommes devenus des vagabonds et des mendiants (ἀλῆται καὶ πτωχοὶ καθέσταμεν), sans savoir où nous tourner (ἀποροῦντες ὅποι τραπώμεθα) et redoutant tous les lieux habités. Si nous rencontrons des malheureux (δυστυχοῦντας), nous souffrons (ἀλγοῦμεν) sous la contrainte de partager les malheurs des habitants et des étrangers. Si nous sommes conduits chez ceux que la fortune favorise, nous nous trouvons dans un pire état (ἔτι χαλεπώτερον ἔχομεν), non pas parce que nous envions leur bonheur, mais parce que, au milieu de leur bonheur, nous voyons mieux nos malheurs (συμφορὰς καθορῶντες), sur lesquels nous ne passons pas un seul jour sans pleurer ; bien au contraire, c’est en déplorant notre patrie et en regrettant le changement dont elle a été la victime que nous passons tout notre temps. Quel sentiment croyez-vous que nous devons éprouver, quand nous voyons nos parents nourris dans leur vieillesse d’une manière indigne (ἀναξίως γηροτροφουμένους), nos enfants privés dans leur jeune âge des espérances au milieu desquelles nous leur avions donné le jour et dont un grand nombre est forcé de travailler pour un petit salaire, que d’autres partent comme journaliers, et que d’autres, enfin, cherchent à se procurer les ressources nécessaires à la vie par tous les moyens possibles (ὅπως ἕκαστοι δύνανται τὰ καθ’ἡμέραν ποριζομένους), sans rapport avec les œuvres de leurs pères, avec leur âge, et avec nos propres avis ? […] Je pense que vous n’ignorez pas les autres humiliations qui accompagnent l’exil et la pauvreté (τὰς ἄλλας αἰσχύνας ἀγνοεῖν τὰς διὰ πενίαν καὶ φυγὴν γιγνομένας), que nous endurons avec plus de difficulté que le reste (ἃς ἡμεῖς τῇ μὲν διανοίᾳ χαλεπώτερον τῶν ἄλλων φέρομεν), mais nous les passons sous silence, couverts de honte à l’idée de raconter dans le détail nos malheurs (τὰς ἡμετέρας αὐτῶν ἀτυχίας).192

Le malheur de l’exil s’exprime ici par un bouleversement du cours normal de la vie : vieillards et enfants sont sous le poids de la famine et du travail précoce et subvenir aux besoins quotidiens est une lutte. Une tristesse excessive est en plus déplorée, que même le bonheur environnant ne peut consoler. Enfin, Platon réserve une place de choix à l’exil dans La République qui s’achève avec le mythe d’Er sur le choix des destinées :

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Démosthène, Lettre II, 13. On retrouve l’idée d’une vieillesse prématurée apportée par l’exil dans la lettre III, 38 : « comme salaire des peines que je vous ai consacrées, la vieillesse et l’exil (γῆρας καὶ φυγήν) ». Isocrate, Plataïque, 46-50.

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Il y en avait de toutes sortes : on y trouvait en effet les vies de tous les animaux et la totalité des existences humaines. Parmi celles-là, il y avait celles des tyrans, certaines en entier, d’autres s’achevant dans la pauvreté, l’exil et la mendicité (καὶ εἰς πενίας τε καὶ φυγὰς καὶ εἰς πτωχείας).193

N. Sultan a pu souligner que, dans l’Odyssée, par exemple, « de tous les objets que le héros cherche à acquérir dans la xenitia – pièces, bronze, or, vêtement d’apparat –, les femmes [sont] en tête de liste194 ». Leur statut d’exilées diffère de celui des hommes puisque la situation misérable par excellence réservée aux femmes est celle de la servitude. Ainsi qu’Anastasia Serghidou l’a récemment étudié dans son ouvrage Servitude tragique, Esclaves et héros déchus dans la tragédie grecque195, l’une des représentations de l’exilée est celle de la captive de guerre ou de l’esclave. Cette représentation est le pendant féminin de l’exilé mendiant, davantage propre à décrire les hommes. Ils ont en commun les mêmes misères : Perte d’identité, anéantissement du regard, déchéance physique, dégradation de l’enveloppe vestimentaire, privation de la liberté de mouvement, sont quelques indices d’altération qui affaiblissent la souveraineté héroïque. Menés vers un destin d’esclave, les personnages héroïques sont associés au destin des faibles et des exclus.196

Le passage de prisonnière de guerre à exilée vient de la « catastrophe civique197 » à l’origine de ces souffrances198. Le prologue des Troyennes illustre bien quelle est cette catastrophe civique qui crée tant d’exilées captives : « quand la funeste solitude s’empare de la cité (ἐρημία γὰρ πόλιν ὅταν λάβῃ κακή)199 », il ne reste plus qu’aux Grecs à faire des survivantes leurs captives et à les embarquer avec eux. Les captives tragiques sont toutes issues de Troie. Ainsi, le chœur de l’Hécube d’Euripide se déclare « chassé de la cité de Troie (πόλεως ἀπελαυνομένη τῆς Ἰλιάδος)200 » par la guerre elle-même. Andromaque, Hécube, Cassandre sont également destinées à être déplacées en Grèce, dans des cités étrangères. Le chœur des Troyennes rend directement responsable Ménélas de cette forme d’exil particulière :

193 194 195 196 197 198 199 200

Platon, La République, 618a. N. SULTAN, op. cit., p. 19 : « Of all the objetcs that a hero tries to acquire in xenitia – coins, bronze, gold, ornamented clothing – women top the list ». Pour le détail, p. 18-20. A. SERGHIDOU, op. cit. Ibid., p. 48. Ibid., p. 76. Voir G. SCHNAYDER, art. cit., p. 43-52 pour une liste exhaustive des passages concernés. Euripide, Les Troyennes, v. 26. Euripide, Hécube, v. 101.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés εἴθ᾽ ἀκάτου Μενέλα μέσον πέλαγος ἰούσας, δίπαλτον ἱερὸν ἀνὰ μέσον πλατᾶν πέσοι Αἰγαίου κεραυνοφαὲς πῦρ, Ἰλιόθεν ὅτε με πολύδακρυν Ἑλλάδι λάτρευμα γᾶθεν ἐξορίζει201 Quand la barque de Ménélas arrivera au milieu de la mer Égée, puisse le double feu sacré, lancé par Zeus à deux mains, brillant comme la foudre tomber au milieu du vaisseau, lorsqu’il m’exile plein de larmes, loin de Troie comme servante en Grèce, loin de ma terre.

Dans l’Hécube d’Euripide, Hécube rappelle à Agamemnon de quelles privations la servitude s’accompagne : En prenant du recul, comme un peintre, regarde-moi et prends la mesure de tous mes malheurs (οἷ᾽ ἔχω κακά). J’étais une reine autrefois, mais maintenant je suis ton esclave. J’étais heureuse de mes enfants et maintenant je suis vieille et privée d’eux, sans patrie (ἄπολις), abandonnée (ἔρημος), le plus misérable des êtres vivants (ἀθλιωτάτη βροτῶν).202

L’image de la mer et du bateau sont mises en avant dans ces moments fatidiques : « L’embarquement des captives sur les bateaux, apparaissant comme le moment ultime d’une séparation qui s’annonce irréversible, fonctionne comme une rupture et un moment de bascule203 ». VII. LES PLEURS ET LES PLAINTES Ainsi que D. Arnould l’a montré dans son ouvrage Le rire et les larmes dans la littérature grecque d’Homère à Platon, du point de vue des bouleversements qu’il entraîne dans le statut social, le départ en exil correspond, en quelque manière, au départ en servitude : perte des liens familiaux, perte de la timè, perte de l’identité sociale204. […] Les larmes de l’exilé se situent, au-delà même de leurs causes immédiates, dans une sorte d’attachement viscéral à la patrie.205

Dès Homère, la douleur de l’exil s’exprime par les larmes : Ulysse, assis sur la grève dans l’île de Calypso a « les yeux [qui] ne s’assèchent pas de 201 202 203 204 205

Euripide, Les Troyennes, v. 1100-1106. Euripide, Hécube, v. 807-811. A. SERGHIDOU, op. cit., p. 78. D. ARNOULD, op. cit., p. 67. Ibid., p. 68.

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larmes (οὐδέ ποτ᾽ ὄσσε / δακρυόφιν τέρσοντο)206 » ; « la douce vie s’écoule pour celui qui se lamente sur son retour (κατείβετο δὲ γλυκὺς αἰὼν / νόστον ὀδυρομένῳ)207 » ; en Phéacie également, il ne lui manquait rien, mais il se lamentait sur sa terre-patrie (ὁ δ᾽ ὀδύρετο πατρίδα γαῖαν), se traînant sur le sable au bord de la mer au bruit retentissant, se plaignant beaucoup (πόλλ᾽ὀλοφυρόμενος).208

Chez Eschyle, la plainte de l’exilé est, dans les Suppliantes, évoquée à travers la comparaison à l’hirondelle209 que suit cette déclaration : Ainsi, moi aussi, j’aime gémir (φιλόδυρτος) sur les tons d’Ionie, je déchire ensemble ma tendre joue mûrie au soleil du Nil et mon cœur novice aux larmes (ἀπειρόδακρυν). Je cueille la fleur des gémissements (γοεδνὰ δ᾽ἀνθεμίζομαι), en craignant les amis, s’il s’en trouve un pour prendre soin de ces exils (φυγᾶς) loin de la Terre Brumeuse.210

Le désespoir est ensuite poussé à l’extrême quand le chœur des suppliantes crie, pleure en déchirant ses vêtements et en suppliant la terre d’Apis de l’accueillir211. Les plaintes sont essentiellement formulées dans les prières qui sont censés, en même temps, forcer l’aide212. Chez Euripide, Électre vient « pour faire entendre à tous (πᾶσι προφωνεῖν) des lamentations (ἐπὶ κωκυτῷ), devant les portes du palais paternel213 » et « marche en mouillant (τέγγουσ´[α]) [sa] tendre paupière214 ». Dans les Bacchantes, Agavé et son père, partant chacun pour un exil différent, se saluent de pleurs réciproques : Agavé : – Je me lamente sur toi (στένομαί σε), père. Cadmos : – Moi aussi, mon enfant, et j’ai pleuré pour tes sœurs (ἐδάκρυσα).215

Hippolyte évoque le fait qu’il est sur le point de pleurer à plusieurs reprises, dans la scène de son bannissement, dans un court passage constitué

206 207 208 209 210 211 212 213 214 215

Homère, Odyssée, V, v. 151-152. Ibid., V, v. 152-153. Ibid., XIII, v. 219-221. Eschyle, Les Suppliantes, v. 57-67. Voir infra. Ibid., v. 68-76. Ibid., v. 111-132 Eschyle, Les Choéphores, v. 195 ; v. 249-50 ; Les Suppliantes, v. 202 ; v. 349. Euripide, Électre, v. 108-109. Ibid., v. 1339. Euripide, Les Bacchantes, v. 1372-73.

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de plaintes216 : « Hélas ! Droit au cœur (αἰαῖ, πρὸς ἧπαρ) ! Je suis proche des larmes (δακρύων ἐγγὺς τόδε), si tu me crois un homme mauvais !217 » ; « Hélas (φεῦ) ! Si je pouvais me trouver en face de moi-même pour pleurer (ὡς ἐδάκρυσ᾽[α]) sur ma propre souffrance218 ! ». Les larmes viendront, mais pas sur scène, car on apprend par le chœur qu’Hippolyte quitte le pays219 « avec le chant de ses larmes (δακρύων ἔχων μέλος)220 ». Les amis d’Hippolyte, par milliers, pleurent avec lui : Nous pleurions (κλαίοντες) car un messager était venu nous dire que Hippolyte ne foulerait plus jamais de son pied ce sol (ἐν γῇ τῇδ᾽ ἀναστρέψοι πόδα), avec son malheureux exil (τλήμονας φυγὰς ἔχων) qu’il tient de [Thésée].221

Médée elle-même se laisse momentanément aller aux plaintes quand on lui annonce son bannissement, signifiant ainsi sa détresse : Hélas ! Je suis complètement détruite, malheureuse que je suis, je meurs (πανώλης ἡ τάλαιν᾽ ἀπόλλυμαι). Des ennemis sont toutes voiles dehors et il n’y a pas de port facilement accessible pour mon égarement (κοὐκ ἔστιν ἄτης εὐπρόσοιστος ἔκβασις). Mais, malgré ma dure souffrance (κακῶς πάσχουσ᾽[α]), je vais quand même demander : pourquoi me chasses-tu de cette terre, Créon ?222

La douleur de l’égarement est très brève, quelques vers seulement, avant que Médée ne s’affaire à orchestrer ses crimes. Mais des bouffées de mélancolie la prennent subitement, alors même qu’elle a trouvé un refuge chez Égée et peut faire avancer ses projets. Exposant froidement au public ses intentions (elle compte envoyer ses enfants pour porter le vêtement qui tuera la femme de Thésée sous prétexte de leur faire épargner l’exil)223, elle s’arrête de parler224, puis envisage l’avenir avec pessimisme, semblant faire remonter l’origine de son malheur et de sa folie dévastatrice à un acte

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Euripide, Hippolyte, v. 1070-83. Ibid., v. 1070-71. Ibid., v. 1078-79. Andromaque, prise comme esclave adopte le même comportement : « De nombreuses larmes tombaient sur ma peau (πολλὰ δὲ δάκρυά μοι κατέβα χροός) quand je quittais la ville, ma chambre et mon mari dans la poussière (ἁνίκ᾽ ἔλειπον/ ἄστυ τε καὶ θαλάμους καὶ πόσιν ἐν κονίαις) » (Euripide, Andromaque, v. 111-112). Euripide, Hippolyte, v. 1178. Ibid., v. 1175-77. Euripide, Médée, v.277-281. Ibid., v. 764-789 Ibid., v. 790-792 : « Là pourtant, j’arrête mon discours et je pleure (ᾤμωξα) sur la sorte d’ouvrage que j’ai à accomplir ».

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précis : « J’ai commis une faute le jour où j’ai abandonné (ἐξελίμπανον) la maison de mon père, à cause des paroles d’un Grec225 ». Dans les Phéniciennes, Polynice, rentrant dans Thèbes, est submergé par les larmes : Je suis arrivé en pleurant beaucoup (πολύδακρυς), voyant après si longtemps, la maison, les autels des dieux, les gymnases où je m’étais exercé, et les eaux de Dircé, moi qui, chassé injustement (ἀπελαθείς), habite une ville étrangère, un flot de larmes dans les yeux (δι᾽ ὄσσων νᾶμ᾽ἔχων δακρύρροον).226

Cette image est particulièrement novatrice et vise nécessairement à transformer la représentation de Polynice et avec lui des personnages tout aussi durs, comme Médée et Héraclès qui sont submergés par les larmes et les malheurs. Une forme particulière de plainte, chez Euripide, en dehors des pleurs, peut être aussi l’évocation des épreuves qu’on a traversées227, ou encore l’emploi explicite du vocabulaire de la souffrance et du malheur228. Parfois, « les larmes de la servitude rejoignent les larmes de l’exil229 ». Ainsi, Le chœur des Troyennes rappelle que l’éloignement de toutes les captives est considéré comme un exil et s’accompagne de pleurs, « lorsque [Ménélas l’] exile pleine de larmes (πολύδακρυν), loin de Troie comme des servantes en Grèce, loin de [sa] terre230 ». Mais les larmes ne sont pas seulement dues au fait se quitter sa patrie. Le récit du départ d’Andromaque de Troie est l’illustration de la complexité de ce motif : Depuis ma chambre à coucher, j’ai été traîné jusqu’au rivage de la mer, portant le joug de l’affreuse servitude sur ma tête. Beaucoup de larmes coulèrent sur mes joues (πολλὰ δὲ δάκρυά μοι κατέβα χροός) quand j’ai quitté (ἔλειπον) ma cité, ma chambre à coucher et mon mari dans la poussière.231

Les larmes d’Andromaque viennent du fait de quitter sa cité autant que de laisser son mari sans sépulture et de partir pour l’esclavage232. Dans les 225 226 227 228

229 230 231 232

Ibid., v. 800-801. Euripide, Les Phéniciennes, v. 365-370. Euripide, Electre, v. 234-236 ; Iphigénie en Tauride, v. 947 et suivants. Pour un détail de ce vocabulaire, voir. L. BORDAUX, op. cit., p. 202. Selon lui, ce vocabulaire est absent chez Homère et Eschyle. Voir également B. CHAUVET, « Pour un Phrygien : Oreste, vv. 1369-1536. [D’un rapport « mélodique » à la souffrance et à l’exil] », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 11, 1996, p. 151-179. D. ARNOULD, op. cit., p. 65. Euripide, Les Troyennes, v. 1105-1106. Euripide, Andromaque, v. 109-112. Dans les Troyennes, ce motif est rappelé à travers le personnage de Talthybios : « Que de larmes j’ai versées (πολλῶν ἐμοὶ / δακρύων ἀγωγός) à cause du départ [d’Andromaque]

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Troyennes également, Andromaque et Hécube s’encouragent mutuellement à pleurer pour autant de raisons : « Troie est partie (βέβακε Τροία)233 » ou « la cité perdue (οἰχομένας πόλεως)234 » côtoient la perte des enfants et des époux et l’approche de la servitude235. D’une seule voix, elles adressent leurs adieux à leur terre : Ἑκάβη : – ὦ πατρίς, ὦ μελέα... Ἀνδρομάχη : – καταλειπομέναν σε δακρύω236 Hécube : « – Ô patrie, ô ma pauvre patrie... Andromaque : – En te quittant, je pleure !

Chez Aristophane, dans les Cavaliers, Nicias et Démosthène entonnent de concert un chant de plainte avec leur flûte, avant d’envisager la possibilité de partir : Démosthène : – Viens là, afin que nous fassions pleurer nos flûtes (ξυναυλίαν κλαύσωμεν), sur un air d ‘Olympos ! Démosthène et Nicias : – Mumû mumû mumû mumû mumû mumû. Démosthène : – Pourquoi nous lamenter (κινυρόμεθ’[α]) inutilement ? Ne faudrait-il pas chercher notre salut plutôt que de pleurer (κλάειν) ?237

Comme dans une parodie des scènes où le désespoir est exposé, le bref chant des flûtes est suivi par le questionnement de la démarche à suivre ; elle est d’ailleurs difficile à avouer, car aucun des deux personnages n’ose dire lui-même le mot « partons ! (μόλωμεν) », prononcé dix vers plus loin. La douleur réside dans le fait de rester et non de partir. Chez Aristophane, l’exil est d’abord présenté comme une heureuse solution à tous les problèmes, mais elle apparaît toutefois vite limitée, si on prend en compte les rencontres que font les exilés des Oiseaux et le nombre de fâcheux qui se pressent aux portes de la nouvelle cité. Chez les orateurs attiques, on s’inspire de la plainte tragique, mais chez les historiens, on se contente de mentionner le manque de ressources ou, tout

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(ἡνίκ᾽ ἐξώρμα χθονός), gémissant sur sa patrie (πάτραν τ᾽ ἀναστένουσα) et saluant la tombe d’Hector » (Euripide, Les Troyennes, v. 1130-1133). Ibid., v. 582. Ibid., v. 597. Ibid., v. 577 - 607. Ibid., v. 601- 602. Aristophane, Les Cavaliers, v. 8-12.

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au plus, on « déplore (ἀπωλοφύροντο) le malheur d’être frappé par un exil injuste (ἀδίκως φεύγοιεν) et illégal (παρὰ τὸν νόμον)238 ». Ainsi, on observe dans cet extrait de l’Éginétique d’Isocrate la fameuse « plainte de l’exilé », très semblable – mais plus sommaire – à celle du Plataïque239 : Moi qui, auparavant, étais épargné par les malheurs (ἀπαθὴς ἦν κακῶν), tout à coup je faisais l’épreuve de l’exil (ἐπειρώμην φυγῆς), du fait de vivre en étranger chez les autres (καὶ τοῦ παρ᾽ ἑτέροις μὲν μετοικεῖν), d’être dépouillé de ma fortune (στέρεσθαι δὲ τῶν ἐμαυτοῦ), et, en plus, j’avais vu ma mère et ma sœur, chassées de leur patrie (ἐκ μὲν τῆς πατρίδος ἐκπεπτωκυίας), finir leurs jours sur une terre étrangère (ἐπὶ δὲ ξένης) et parmi des étrangers (παρ᾽ ἀλλοτρίοις).240

À nouveau, on déplore un changement de situation qui amène une vie précaire et inconfortable, bien loin de la vie aisée et insouciante que l’on menait auparavant. La plainte de l’exilé met ainsi en avant un âge d’or de la politique où les vieillards étaient bien nourris, les enfants élevés dans la confiance en l’avenir et où l’on pouvait terminer sa vie aisément sur la terre de ses ancêtres241. Ces deux plaintes sont un moyen détourné d’appeler à une marche arrière politique. Les larmes, souvent mêlées de plaintes, ont des causes multiples, mais matérialisent la douleur du déracinement et anticipent, en quelque sorte, les malheurs de l’exil à venir. VIII. LA SOUILLURE DANS LES MAINS Dans un registre plus surnaturel, un pendant de l’exil peut être la souillure. Ainsi qu’on l’a vu, cette souillure traditionnellement rattachée au meurtre semble posséder son existence propre. On redoute sa propagation comme une malédiction ou une maladie. Une métaphore fréquente situe la souillure dans la main, main coupable du meurtre. Or, il apparaît, dans de nombreux cas, que l’image de cette souillure dans la main soit prise très au sérieux. C’est souvent par les mains que la souillure de l’exil se transmet, de manière involontaire, faisant du contaminé un homme aussi mal vu que l’exilé lui-même242. La main est, d’ailleurs, dans la Grèce antique, une partie du corps sur laquelle on projette volontiers toute souillure ou infraction aux principes religieux. Ainsi, la main du suicidé était coupée et enterrée à part243. 238 239 240 241 242 243

Xénophon, Les Helléniques, I, 1, 27. Isocrate, Plataïque, 46-50. Isocrate, Éginétique, 23. Voir D. ARNOULD, op. cit., p. 69-71. La souillure physique du meurtre est « la seule que les savants relèvent », selon Bernard ECK (op.cit., p.22) ; la souillure morale exprimerait « le sentiment de culpabilité ». Voir L. GERNET, « Le droit pénal de la Grèce ancienne (Introduction de Riccardo Di Donato, en italien) », in Du châtiment dans la cité, Supplices corporels et peine de mort

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Ce thème est particulièrement développé dans un passage de l’Enquête d’Hérodote, dans l’histoire d’Adraste : À Crésus qui s’occupait du mariage de son fils (littéralement : « qui avait dans les mains le mariage de son fils : ἔχοντι δέ οἱ ἐν χερσὶ τοῦ παιδὸς τὸν γάμον), se présente dans Sardes (ἀπικνέεται ἐς τὰς Σάρδις) un homme touché par le malheur (ἀνὴρ συμφορῇ ἐχόμενος) et dont les mains n’étaient pas pures (καὶ οὐ καθαρὸς χεῖρας) ; c’était un Phrygien de sang royal. Il vint au palais de Crésus et demanda à avoir une purification selon les rites du pays (κατὰ νόμους τοὺς ἐπιχωρίους καθαρσίου ἐδέετο κυρῆσαι). Crésus le purifia (μιν ἐκάθηρε) : la purification est à peu près la même chez les Lydiens et chez les Grecs (ἔστι δὲ παραπλησίη ἡ κάθαρσις τοῖσι Λυδοῖσι καὶ τοῖσι Ἕλλησι). Après qu’il eut effectué ces rites (ἐπείτε τὰ νομιζόμενα ἐποίησε), il lui demanda son pays et son nom. « Ami, lui dit-il, qui es-tu ? De quelle partie de la Phrygie es-tu venu à mon foyer ? Quel homme ou quelle femme as-tu fait périr ? » 244

L’arrivée d’Adraste est présentée de manière à impliquer directement Crésus : le groupe au datif d’intérêt « ἔχοντι δέ οἱ » est en début de phrase, il dépend du verbe « ἀπικνέεται » dont le sujet est postposé : paradoxalement ce n’est pas le personnage qui vient qui semble important mais c’est plutôt le fait que cette venue impromptue touche le roi Crésus, indiquant par-là que la souillure dont il est porteur « touchera » Crésus. Cet homme est présenté par la périphrase « συμφορῇ ἐχόμενος καὶ οὐ καθαρὸς χεῖρας » : « il est dans le malheur et n’est pas pur quant à ses mains ». La mention des mains impures du visiteur introduit un parallèle avec les mains du roi dont l’action est dédiée au mariage de son fils (« ἐν χερσὶ τοῦ παιδὸς τὸν γάμον »). Ainsi par ce contact direct avec le roi, la menace implicite d’une contamination « main à main » est suggérée. L’utilisation de la périphrase pour désigner un homme exilé et souillé par l’origine de son exil permet d’effectuer une différentiation dans les degrés de l’exil. Comme bien souvent l’exil est présenté comme un grand malheur, mais la mention de la souillure auréole l’exilé d’un danger supplémentaire, car cette souillure implique une malédiction divine. L’utilisation de la métonymie des mains prend son importance dans la suite de l’histoire : cette image est certes traditionnelle pour mentionner le crime, mais l’expression utilisée pour désigner le roi affairé au mariage de son fils l’est moins. Hérodote met en place une symbolique de la souillure par les mains. Crésus procède à la purification de ce dernier avant même de lui demander son identité. Jusqu’à ce qu’il soit purifié, Adraste ne demeure qu’un homme souillé, avant même d’être un Phrygien d’origine royale.

244

dans le monde antique, Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982) Rome : École Française de Rome, 1984, p. 16. Hérodote, I, 35.

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L’importance du vocabulaire de la purification – « καθαρός » et « κάθαρσις » – révèle que cette souillure, presque définitoire de l’identité du personnage, doit être traitée. C’est seulement après la purification (ἐπείτε) que Crésus demande à Adraste son identité. Hérodote semble cependant émettre des doutes, avec l’expression « κατὰ νόμους τοὺς ἐπιχωρίους », quant à la validité de cette dernière. L’emploi de l’adjectif « παραπλησίη » montre une proximité étroite entre les usages grecs et lydiens. ὁ δὲ ἀμείβετο· "ὦ βασιλεῦ, Γορδίεω μὲν τοῦ Μίδεω εἰμὶ παῖς, ὀνομάζομαι δὲ Ἄδρηστος, φονεύσας δὲ ἀδελφεὸν ἐμεωυτοῦ ἀέκων πάρειμι ἐξεληλαμένος τε ὑπὸ τοῦ πατρὸς καὶ ἐστερημένος πάντων." Κροῖσος δέ μιν ἀμείβετο τοῖσιδε·"ἀνδρῶν τε φίλων τυγχάνεις ἔκγονος ἐὼν καὶ ἐλήλυθας ἐς φίλους, ἔνθα ἀμηχανήσεις χρήματος οὐδενὸς μένων ἐν ἡμετέρου, συμφορήν τε ταύτην ὡς κουφότατα φέρων κερδανέεις πλεῖστον". Celui-là répondit : « Seigneur, je suis le fils de Gordias fils de Midias, je m’appelle Adraste et, pour avoir tué sans le vouloir mon propre frère, je viens ici, exilé par mon père et sans nulle ressource ». Crésus lui répondit : « Tu descends d’une famille amie, et tu es ici chez des amis ; reste dans ma demeure, et tu ne manqueras de rien. Pour ton infortune, tu auras tout avantage à la supporter en t’en consolant de ton mieux ».245

Le motif de l’exil et de la souillure d’Adraste est d’avoir tué son frère même involontairement. La punition en en a été la suivante : exilé par son père (« ἐξεληλαμένος τε ὑπὸ τοῦ πατρὸς »), Adraste est privé de toute ressource (« ἐστερημένος πάντων »). Après avoir purifié religieusement Adraste, Crésus substitue à l’exil imposé l’accueil en tant qu’hôte (« ἐλήλυθας ἐς φίλους ») et à la privation des biens, l’abondance de ressources (« ἀμηχανήσεις χρήματος οὐδενὸς »). Ainsi, Crésus annule les trois pendants de l’exil : la souillure religieuse, l’expatriation et le dénuement. Dès lors, le malheur dont il était question à l’arrivée d’Adraste est l’objet d’une transformation comme l’indiquent les superlatifs « ὡς κουφότατα » et « πλεῖστον » qui entourent le mot συμφορή. En effet, lorsque Crésus évoquera cette transformation, ce sera pour rappeler qu’il en est l’origine : « Adraste, c’est moi qui t’ai purifié quand tu étais touché par le malheur, que je ne te reproche pas, je t’ai reçu et je te garde dans mon palais, je subviens à toutes tes dépenses (ἐκάθηρα καὶ οἰκίοισι ὑποδεξάμενος ἔχω, παρέχων πᾶσαν δαπάνην).246 ». Cette opération n’est pas sans conséquence car, sans faire de lien explicite avec la purification et réhabilitation d’Adraste, Hérodote mentionne une concomitance entre la présence de ce dernier chez Crésus et la survenue d’un animal exceptionnel : 245 246

Ibid., I, 35. Ibid., I, 41.

254

Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Adraste vécut donc chez Crésus. Pendant ce temps, à Mysie, sur le Mont Olympe, un sanglier, énorme créature, apparut (ὑὸς χρῆμα γίνεται μέγα). Il descendait de la montagne pour ravager les travaux des Mysiens et souvent les Mysiens lui donnaient la chasse, mais loin de lui faire du mal, euxmêmes en éprouvaient de son fait.247

L’apparition de cet animal qualifié de « χρῆμα […] μέγα » peut être considérée comme une apparition monstrueuse : le monstre dans l’Antiquité est toujours le fait d’un acte impie des hommes. Hérodote ne prend pas la peine de mentionner cette croyance connue de ses contemporains et joue au contraire avec le non-dit : seul le complément circonstanciel de temps « ἐν δὲ τῷ αὐτῷ χρόνῳ τούτῳ » établit un lien, temporel seulement, entre la présence d’Adraste chez Crésus et l’arrivée du sanglier. Au lecteur seul de comprendre la portée blasphématoire de l’acte de Crésus : la présence de ce sanglier sur le Mont Olympe, son action destructrice dans le monde des hommes fait appel à la légende herculéenne du sanglier d’Érymanthe, qu’Hercule devait tuer pour se purifier de ses fautes. Le sanglier incarne alors la sauvagerie divine déchaînée qui vient détruire le monde civilisé des hommes, que semble désigner la mention des travaux (« τὰ τῶν Μυσῶν ἔργα »), pour les faire souffrir (« ἔπασχον »). En échange de ses remédiations Crésus enjoint Adraste de surveiller son fils lors de la chasse, redoutant un rêve lui prédisant la mort de ce dernier par un javelot. À l’évocation de ce rêve, le fils de Crésus lui avait fait remarquer : « Où sont donc les mains du sanglier (ὑὸς δὲ κοῖαι μὲν εἰσὶ χεῖρες)?248 ». Le thème de la main apparaît à nouveau dans cette étrange question. Afin d’apaiser les doutes de son père, l’exilé rappelle qu’un javelot ne peut être tenu que par une main et qu’en toute logique, un sanglier n’en a pas. Mais la contamination « main à main » n’est pas physique mais passe par cet échange de service : « Tu dois, puisque moi je t’ai fait du bien, me faire du bien en échange (ὀφείλεις γὰρ ἐμοῦ προποιήσαντος χρηστὰ ἐς σὲ χρηστοῖσί με ἀμείβεσθαι)249 ». En surveillant le fils de Crésus lors de la chasse, c’est de ses mains encore souillées qu’il va le tuer. Si Crésus ne redoute plus la souillure de son hôte qu’il croit avoir supprimée, Adraste est conscient qu’il représente un danger pour les autres : ὦ βασιλεῦ, ἄλλως μὲν ἔγωγε ἂν οὐκ ἤια ἐς ἄεθλον τοιόνδε· οὔτε γὰρ συμφορῇ τοιῇδε κεχρημένον οἰκός ἐστι ἐς ὁμήλικας εὖ πρήσσοντας ἰέναι.

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Ibid., I, 36. Ibid., I, 39. Ibid., I, 41.

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255

Seigneur, en toute autre circonstance, je ne participerais pas à pareille entreprise : à un homme frappé d’un tel malheur que le mien, il ne convient pas de se mêler à la jeunesse heureuse.250

En accomplissant ce crime, Adraste redevient « ὁ ξεῖνος, οὗτος δὴ ὁ καθαρθεὶς τὸν φόνον, καλεόμενος δὲ Ἄδρηστος251 » « l’étranger, celui qui avait été purifié du meurtre, celui qui s’appelait Adraste ». Subitement, l’hôte de Crésus redevient un étranger et la périphrase faisant mention de sa purification apparaît comme une antiphrase, laissant à penser que la morale de cette anecdote est la suivante: il ne peut y avoir de purification religieuse d’un exilé pour meurtre, car ce dernier demeure pour la société un être dangereux et entaché de la fatalité de son crime. La contamination main à main de cette souillure apparaît alors manifeste au roi : « Crésus fut bouleversé par la mort de son enfant et son désespoir fut encore plus accru par le fait que le meurtrier était l’homme qu’il avait lui-même purifié d’un meurtre (ὅτι μιν ἀπέκτεινε τὸν αὐτὸς φόνου ἐκάθηρε)252 ». On peut observer la contamination de la souillure dans la structure de la subordonnée : « ἀπέκτεινε » et « ἐκάθηρε » semblent avoir le même sujet « αὐτός ». Ainsi, celui qui a lui-même purifié est devenu celui qui a tué. Par le même renversement des choses, Adraste est également nommé « φονεὺς δὲ τοῦ καθήραντο253 », « meurtrier de celui qui l’avait purifié ». Chez Platon, cette image poétique est prise au pied de la lettre, comme en témoignent certaines de ses lois fictives. Ainsi, par exemple : Sauf si, d’aventure, un homme a tué quelqu’un et qu’il n’a pas purifié ses mains de son meurtre (μὴ καθαρὸς ᾖ τὰς χεῖρας φόνου) : alors, il s’en ira résider dans une autre contrée et en un autre lieu pour une période d’un an. S’il revient avant le temps fixé par la loi ou pénètre en quelque endroit son propre pays (ἢ καὶ πάσης ἐπιβὰς τῆς οἰκείας χώρας), les gardiens des lois l’enfermeront pour deux ans dans une prison publique d’où il ne sera pas libéré avant ce terme.254

La souillure dans les mains est évoquée par l’accusatif de relation « τὰς χεῖρας » ; le génitif φόνου se rapporte à « τὰς χεῖρας » : avant d’être contaminantes, les mains sont les instruments du meurtre. Plus loin, Platon qualifie de « αὐτόχειρ 255» un homme meurtrier qu’il faudra exiler. Une même peur de la contamination peut s’étendre, dans ses lois fictives, à la souillure de celui qui a maltraité ses parents : 250 251 252 253 254 255

Ibid., I, 42. Ibid., I, 43. Ibid., I, 44. Ibid., I, 45. Platon, Lois, IX, 864 d-e. Ibid., IX, 871a.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Si une personne libre a mangé ou bu, ou si elle a eu quelque autre rapport du même genre avec lui (συμφάγῃ ἢ συμπίῃ ἤ τινα τοιαύτην ἄλλην κοινωνίαν κοινωνήσῃ), si même, l’ayant rencontré, elle l’a touché volontairement (ἢ καὶ μόνον ἐντυγχάνων που προσάπτηται ἑκών), qu’elle ne mette le pied dans aucun temple, ni dans la place publique, ni même dans la ville, avant de s’être purifiée (πρότερον ἢ καθήρηται), persuadée qu’elle a participé à la fortune du criminel.256

Platon aborde à nouveau le thème de la transmission de la souillure par le simple partage de la boisson, du repas ou l’échange de paroles : « συμφάγῃ ἢ συμπίῃ ἤ τινα τοιαύτην ἄλλην κοινωνίαν κοινωνήσῃ » offre une répétition remarquable des deux préfixes συμ- et une tournure dérivationnelle autour du verbe κοινωνέω. Le contact, quel qu’il soit, serait formellement contagieux257. IX. LA COMPARAISON AVEC DES ANIMAUX Dans la Tragédie, la présence des animaux en tant qu’image poétique est souvent associée à des symboles, surtout chez Eschyle et Sophocle, ou bien possède un rôle simplement illustratif chez Euripide258. Les exilés y sont eux-mêmes l’objet de nombreuses comparaisons qui les inscrivent clairement dans l’animalité toujours pour des raisons symboliques. Les images sont aussi variées que des comparaisons avec des oiseaux – pour signifier principalement le fait que l’exilé vient d’ailleurs –, des animaux domestiques, des animaux sauvages ou encore des créatures monstrueuses. Les images avec les oiseaux sont les plus nombreuses : on relève ainsi des comparaisons avec un oiseau « sans intérêt », l’hirondelle, le rossignol, la colombe et un cygne. « Les oiseaux de l’exil » sont sans conteste l’hirondelle et le rossignol. Ainsi, chez Eschyle, l’exil est accompagné de la métaphore de l’hirondelle ou du rossignol259 et chez Sophocle, c’est un « harmonieux rossignol » qui chante à Colone pour accueillir Œdipe et la fin de son exil260. Oiseaux pitoyables ou pleureurs, hirondelle et rossignol partagent un mythe en commun : Térée, époux de la sœur de Philomèle, Procné, viola et coupa la langue à Philomèle pour qu’elle ne puisse parler de cet acte. Philomèle aurait par la suite été changée en hirondelle, sa sœur 256 257 258 259 260

Ibid., IX, 881d – 882a. De même, il n’est pas permis d’accueillir sous son toit Oreste, de partager le feu avec lui ou de lui parler (Euripide, Oreste, v. 46-48). A. BERNAND, « Les animaux dans la tragédie grecque », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 12, 1986, p. 241-269. Eschyle, Les Suppliantes, v. 58-62 ; Agamemnon, v. 1140-50. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 671-672.

Chapitre 7 : Les malheurs de l’exil

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Procné en rossignol et Térée en huppe. Ce mythe met en scène principalement un animal, l’hirondelle, à qui la capacité de dire la vérité, de communiquer, a été ôtée. Le lien de cet animal avec l’exil est postérieur à la transformation : Philomèle et Procné, changées en oiseaux, sont chassées de chez elles et vivent en bannies261. L’image est souvent utilisée pour accompagner les plaintes féminines262. C’est cette même malédiction qui semble, chez Eschyle surtout, se répéter et frapper les exilés. L’image qu’emploie Euripide, celle d’un « un oiseau sans intérêt qu’enlacerait un cygne263 » est semblable au mythe de l’hirondelle et du rossignol, puisqu’elle fait se réunir deux exilés : c’est Cadmos lui-même qui se compare à cet oiseau « sans intérêt » en train d’enlacer un cygne, sa fille Agavé. Chez Euripide, l’image est peu utilisée264, alors pourtant que les oiseaux y abondent. Chez Eschyle en revanche, l’image de l’hirondelle est exposée deux fois. Le cas le plus manifeste et celui de Cassandre – même si Cassandre n’est pas une exilée mais une « prise de guerre » : c’est d’abord sa voix barbare qui est à l’origine de l’incommunicabilité, mais bien plus que cela, Cassandre incarne – par la malédiction qui la touche – la parabole de l’impossible contact avec autrui qui caractérise les exilés. Cassandre est l’objet, du fait de son origine étrangère, de la comparaison suivante : ἀλλ᾽εἴπερ ἐστὶ μὴ χελιδόνος δίκην ἀγνῶτα φωνὴν βάρβαρον κεκτημένη265 si elle n’est pas dotée, à la manière de l’hirondelle, d’une voix barbare inconnue [...].

Bien que personne n’ait entendu la voix de Cassandre dans la pièce, elle est présentée comme « barbare » ; la comparaison répandue266 avec l’hirondelle renforce le caractère que l’on suppose incompréhensible de la langue de Cassandre. Cette comparaison même la relie cependant aux Barbares, du fait que cet animal évoque les migrations : l’hirondelle est ici présentée comme un animal qui n’a pas de chez lui. Ainsi, dans l’Odyssée, le bruit de la corde de l’arc d’Ulysse est comparé à un cri d’hirondelle267, sans doute pour indiquer le retour chez lui de ce dernier, et Athéna elle-même se transforme en hirondelle après avoir rappelé à Ulysse les neuf années qu’il a passées à 261 262 263 264 265 266 267

Voir Ovide, Métamorphoses, VI, v. 572 et suivants. Homère, Iliade, IX, v. 561-564 ; Odyssée, XIX, v. 518-522. Euripide, Les Bacchantes, v. 1365. Euripide, Hélène, v. 1107-1166 : les captives grecques invoquent un rossignol. Eschyle, Agamemnon, v. 1050-1051. Cf. Aristophane, Les Oiseaux, v. 199, 1681 ; Les Grenouilles, v. 681; Hérodote, II, 57. Homère, Odyssée, XXI, v. 411.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Troie : affronter les prétendants de Pénélope est, en comparaison, bien peu de chose268. Dans ce deuxième cas, l’hirondelle symbolise « une allusion au retour du printemps, coïncidant avec celui d’Ulysse, marquant le rétablissement de la joie et de l’ordre », mais aussi « un présage funeste et sinistre269 ». Elle peut apparaître aussi comme l’incarnation de cette Troie qu’Ulysse semble oublier et le rappel que, comme l’oiseau évoqué, il est luimême un être qui revient de la terre lointaine et mythique qu’est Troie. C’est peut-être avec cet intertexte qu’il faut lire la comparaison de Cassandre avec une hirondelle, à ceci près qu’elle ne revient pas de Troie mais en vient et ne pourra plus y retourner. Dans ces deux cas, les « connotations sinistres et inquiétantes270 » que relève L. Gourmelen à propos de l’hirondelle sont bien présentes : Ulysse se prépare à accomplir un massacre et Cassandre se dirige vers la mort. L’adjectif « βάρβαρος » peut référer à la langue thrace par le biais de cette comparaison avec l’oiseau. Or, Cassandre se défendra plus loin de ne pas parler la langue commune : « Pourtant, je sais parler la langue grecque (καὶ μὴν ἄγαν γ’ ἕλλην’ ἐπίσταμαι φάτιν)271 ». Le problème ne résiderait donc pas dans la langue elle-même, mais dans l’absence de signification véhiculée par les mots272. Cependant, pour remplacer cette voix inconnue, Clytemnestre suggère les gestes pour communiquer, mais eux aussi, bien qu’ils marquent moins, pourtant, une différence de culture, sont qualifiés de barbares : « À la place de ta voix, exprime-toi de ta main barbare (σὺ δ’ἀντὶ φωνῆς φράζε καρβάνῳ χερί)273 ». On peut voir dans « καρβάνῳ χερί » une hypallage : ce n’est pas la main qui est barbare, mais bien ce que le geste de celle-ci exprime. Même l’usage de signes demeure obscur : est donc qualifiée de « barbare » l’impossibilité de communiquer. Cette impossibilité de communication n’est pas tant due à un contexte seulement extérieur mais aussi à la distance mise entre l’exilé et l’hôte : dès lors qu’on considère l’exilé comme un non-humain, l’échange est impossible. En effet, J. D. Denniston et D. Page soulignent le fait que « même une barbare ignorante pourrait sûrement comprendre qu’on la presse de rentrer dans le palais274». De plus, il est intéressant d’observer avec E. Fraenkel, que « dans la tragédie 268 269

270 271 272 273 274

Ibid., XXII, v. 239. L. GOURMELEN, « Bestiaires et mythologie en Grèce ancienne : l’hirondelle, images, métaphores et métamorphoses », Bestiaires : Mélanges en l’honneur d’Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI [en ligne], Angers : Presses universitaires de Rennes, 2014 (généré le 19 août 2016). Ibid. Eschyle, Agamemnon, v. 1254. Ainsi, devant cette incompréhension, Cassandre demande au chœur de ne « pas voir en elle un oiseau qui pépie » (Eschyle, Agamemnon, v. 1316). Eschyle, Agamemnon, v. 1061. J. D. DENNISTON et D. PAGE, Aeschylus’ Agamemnon, Oxford : Clarendon Press, 1957, ad. loc. : « Even a benighted barbarian could surely understand that she is being urged to enter the palace ».

Chapitre 7 : Les malheurs de l’exil

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attique le fait que les non Grecs ne parlent pas grec est en général ignoré, sauf, lorsque cela est mentionné dans un but spécifique »275. Cette insistance aurait donc le but suivant : « attirer la sympathie sur Cassandre276 ». En ce sens, la « barbarie » n’est pas présentée comme une tare mais comme une manifestation d’une étrangeté qui fait l’objet d’une compassion de la part de l’auteur : elle qualifie de ce fait l’impossible contact entre l’exilé et son hôte, chacun d’un côté différent de la porte. Les Danaïdes font ainsi clairement allusion au mythe de l’hirondelle, quand elles évoquent leur plainte : εἰ δὲ κυρεῖ τις πέλας οἰωνοπόλων ἔγγαιος οἶκτον ἀΐων, δοξάσει τιν᾽ ἀκούειν ὄπα τᾶς Τηρεΐας μήτιδας οἰκτρᾶς ἀλόχου, κιρκηλάτου γ᾽ἀηδόνος, ἅτ᾽ ἀπὸ χλώρων ποταμῶν εἰργομένα πενθεῖ μὲν οἶκτον ἠθέων, ξυντίθησι δὲ παιδὸς μόρον, ὡς αὐτοφόνως ὤλετο πρὸς χειρὸς ἕθεν δυσμάτορος κότου τυχών.277 S’il est près de moi un homme d’ici qui sache interpréter le chant des oiseaux, à entendre ma plainte, il croira ouïr une voix semblable à celle de l’épouse de Térée, pitoyable en ses remords, la voix du rossignol que poursuit l’épervier. Chassée de son séjour d’antan, elle pleure douloureusement sa demeure familière, tout en disant la mort de son enfant, comment il succomba sous sa main maternelle, sous ses propres coups, victime d’un courroux de mère dénaturée.278

Elles évoquent la possibilité de ne pas être comprises par le biais de cette allusion mythologique, du fait de « καρβᾶνα αὐδάν279 », leur voix barbare lorsqu’elles demandent à la terre d’Apis de leur être propice. La malédiction de l’hirondelle – ou ici du rossignol – est, de plus, explicitement reliée au 275

276 277 278

279

E. FRAENKEL, Aeschylus Agamemnon, t. 3: « In Attic tragedy the fact that non-Greeks do not speak greek is in general ignored, except […] when it is mentioned with a special purpose. ». Cf . Les Suppliantes, v. 118. Ibid.: « To win sympathy for Cassandra ». Eschyle, Les Suppliantes, v. 57-67. Les Danaïdes évoquent le moment où, ayant appris de sa soeur le viol commis par Térée, Procné décide de tuer le fils qu’elle a eu de ce dernier, Itys, et le lui offre en repas, avant de s’exiler avec sa soeur. Eschyle, Les Suppliantes, v. 118 ; P. SANDIN (op. cit., ad. loc.) rappelle ce qu’on a pu observer dans Agamemnon : la mention d’un langage étranger n’est normalement pas effectuée dans la tragédie, dans un dialogue entre personnages de langues différentes. Ces mentions sont exceptionnelles: Iliade, II, v. 803-06 ; v. 867 ; IV, v. 437-38 ; Eschyle, Les Perses, v. 406 ; v. 635-36 ; Eschyle, Agamemnon, 1050-51 ; 1060-63.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

fait d’être exilé (« ἅτ’ἀπὸ χώρων προτέρων εἰργομένα »). Chez Sophocle, c’est exclusivement Électre qui est associée à la plainte du rossignol : Électre se compare « au rossignol qui a tué ses petits280 », en référence au mythe que l’on a évoqué, et assimile ses plaintes funèbres à celles de cet animal 281. Dans Les Troyennes, devant les ruines de Troie, aux captives prêtes au départ dans des barques, Hécube entonne un chant marqué à nouveau par l’image de l’oiseau : μάτηρ δ᾽ ὡσεί τις πτανοῖς ὄρνισιν, ὅπως ἐξάρξω ᾽γὼ κλαγγάν, μολπάν [...] comme une mère sur ses oiseaux prêts à voler, je pousse un cri, un chant [...].282

Le dernier oiseau, la colombe, est une image qu’emploie Hérodote, à propos de captives283. Les oiseaux, par leur capacité à voyager, rappellent aux exilés qu’eux aussi viennent d’ailleurs et partagent en outre avec ces petits oiseaux, à l’inverse des oiseaux de proie, la fragilité et un aspect pitoyable particulièrement propice à la plainte dans la tragédie. Les autres animaux dont il est question dans les images poétiques n’ont pas de lien particulier avec l’exil mais servent à montrer un changement de comportement résultant de l’exil ou la perception négative que l’on se fait de l’exilé. Les comparaisons avec des animaux domestiques montrent les personnages dans l’animalité, mais une animalité encore contrôlable, car ils représentent, chez Eschyle surtout, des « victimes ou des énergies impuissantes284 ». Ainsi Électre et Cassandre sont comparées à des chiennes : à un chien errant qu’on rejette pour Électre285, mais à un chien qui a du flair pour Cassandre286. L’image du chien est ambiguë car c’est tantôt un animal intelligent qui anticipe ce qui va lui arriver, mais aussi un animal impudent que l’errance et le manque de domesticité ramènent vite à l’état sauvage. 280 281

282 283 284 285 286

Sophocle, Électre, v. 108. Sophocle, Électre, v. 147-149 : « Ce qui répond à mon humeur, c’est l’oiseau qui se lamente en répétant « Itys ! Itys ! », c’est l’oiseau désespéré qui sert de messager à Zeus » ; v. 1074-77 : Électre répète le thrène de son père « pareille au rossignol gémissant ». Euripide, Les Troyennes, v. 146-148. Hérodote, II, 56-57. A. BERNAND, art. cit., p. 242. Eschyle, Les Choéphores, v. 447 « πολυσινοῦς κυνὸς δίκαν » pour Électre, « comme un chien très malfaisant ». Eschyle, Agamemnon, v. 1093 : « κυνὸς δίκην », « à la manière d’une chienne » pour Cassandre (sur le même modèle que « χελιδόνος δίκην », « à la manière d’une hirondelle ») ; v. 604-610 ; v. 896 ; v. 1184-85.

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D’autres animaux domestiques sont utilisés dans les images : Cassandre et les Danaïdes sont encore comparées à des génisses287 et Œdipe à un taureau288. Ces animaux ont en partage d’être des victimes promises aux dieux. Les images les plus frappantes sont celles qui évoquent une animalité qui n’est plus contrôlable, dans des comparaisons à des bêtes sauvages et, pire, à la bête monstrueuse. Chez Eschyle, les animaux servent à « peindre les impulsions ou les entreprises malfaisantes289 ». Ainsi, Oreste, seul ou avec Pylade, est comparé à un lion290 ; les Danaïdes sont comparées à des loups291, Polynice et Tydée, qui se sont battus pour un lit où dormir, à des bêtes sauvages292, de même que Cassandre293, dont on dit que « sa façon de faire est comme celle d’une bête sauvage qui vient d’être capturée (τρόπος δὲ θηρὸς ὡς νεαιρέτου) ». La comparaison avec « θήρ », la bête sauvage, illustre le mieux à quel point l’exilé peut être considéré certes comme un non-humain mais aussi comme un animal non-domestique. On s’éloigne ainsi de plus en plus, comme par cercles concentriques, de la porte de l’humanité, même dans la sphère animale. Cette image extrême est aussi un repoussoir : la bête sauvage demande à être domptée, assimilée par le pays qui l’accueille : cette conception peut alors justifier que l’on fasse de l’exilé un esclave294, mais n’est, par exemple, pas valable pour le cas de Polynice et Tydée dont on veut simplement mettre en avant les affres de la précarité. L’exilé, devenu barbare dès lors qu’il a franchi le seuil de la porte, tombe dans l’animalité. Cette identification trouve par ailleurs son incarnation en Io, dont la monstruosité est la forme la plus extrême de l’exil295. Médée, également, est comparée au monstre Scylla, après qu’elle a tué ses enfants296. Les monstres que sont les Érinyes sont l’objet d’une métaphore de l’exil pour montrer qu’elles incarnent une justice également en exil297. Dès lors 287 288 289 290

291 292 293 294

295 296 297

Eschyle, Les Suppliantes, v. 275 pour les Danaïdes ; Agamemnon.v. 1298 pour Cassandre. Sophocle, Œdipe roi, v. 477 pour Œdipe. A. BERNAND, op. cit., p. 242. Eschyle, Les Choéphores, v. 937-941, pour Oreste et Pylade ; Euménides, v. 147 : Oreste est un lion qu’on tente de prendre dans des filets ; Euripide, Oreste, v. 1400 : Oreste et Pylade sont « venus dans la maison, les deux lions grecs », comme chez Eschyle. Eschyle, Les Suppliantes, v. 760 pour les Danaïdes. Euripide, Les Phéniciennes, v. 420-21. Eschyle, Agamemnon, v. 1064 Cassandre, comparée à la bête sauvage, fait l’objet d’une métaphore qui est filée: « Elle n’a pas appris à porter le mors » (Eschyle, Agamemnon, v. 1066). En effet, le coryphée lui demande de faire l’épreuve du joug : « καίνισον ζυγόν (Porte le joug pour la première fois) » (ibid.,v. 107). Ce joug a deux référents : d’abord la condition d’esclave de Cassandre, toute nouvelle pour elle ; ensuite sa situation de bête sauvage, non civilisée. Cette remarque, prise dans sa deuxième acception, implique qu’il est visible que Cassandre n’a jamais été civilisée. Eschyle, Les Suppliantes, v. 569-70 pour qualifier Io. Euripide, Médée, v. 1342-43 ; v. 1358-60. Voir Chapitre 14 « L’exil comme métaphore ».

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

qu’on concrétise par des images animalières la distance mise entre l’humain et l’exilé, on n’a plus de scrupules à avilir ces derniers. On remarque que dans une civilisation où la femme était privée de droits civiques, l’exclusion hors de la cité frappait souvent les femmes : Les suppliantes chassées d’Égypte, Io condamnée à l’errance, la reine Atossa réduite aux lamentations, les femmes thébaines menacées d’esclavage, Clytemnestre punie de ses crimes mais ayant méritée l’exil, Cassandre obligée de suivre son vainqueur et acculée au rôle de victime. […] Toutes ont perdu ou risquent de perdre leur patrie.298

Et de fait, et pas seulement chez Eschyle, ce sont essentiellement des femmes qui sont sujettes à des images faisant d’elles des animaux. X. L’« EXIL INTÉRIEUR » L’exil intérieur est un concept psychologique qui n’est jamais nommé dans l’Antiquité grecque et dont la reconnaissance est moderne. Le vocabulaire même de l’exil dans la langue grecque ne laisse aucune place à ce genre d’image : on est toujours chassé ou exilé d’un endroit concret mais jamais de « soi-même » ou de son « esprit ». Ainsi que nous l’avons dit en introduction, c’est dans la littérature latine qu’une telle image apparaît, avec la belle expression « exsul mentis domusque » que l’on trouve chez Ovide299. Il n’est donc pas question de faire une lecture psychologique et nécessairement anachronique du comportement des exilés dans cette partie, mais de mettre en lumière les passages où cette attitude est perceptible. L’exil intérieur pourrait tout aussi bien être l’ensemble des malheurs précédemment cités, car l’expression physique du désarroi est multiple : questionnements, souffrances physiques, pleurs et lamentations en sont les symptômes. Des troubles plus subtils sont mis en lumière, essentiellement dans les œuvres tragiques qui se prêtent le plus à l’exposition et l’expression des sentiments, et presque unanimement chez Eschyle. Comme on a déjà pu le voir, Eschyle explore la dimension expiatoire de l’exil et pour cela en expose les troubles intérieurs. Les exils sont très nombreux chez Euripide également, mais l’auteur en explore des facettes différentes. Chez Sophocle, en revanche, au-delà des plaintes traditionnelles qui sont déjà l’expression d’une douleur, il n’y a pas de réflexion sur les remises en question causées par l’exil. Les troubles intérieurs de l’exil prennent les aspects suivants : la perte des repères physiques mène à une perte des repères intérieurs. Vivre parmi des étrangers, perdre son ancien statut social, conduit également à un 298 299

A. BERNAND, op.cit., p. 327. Ovide, Métamorphoses, IX, v. 409.

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questionnement identitaire particulièrement marqué chez Eschyle. Certains personnages deviennent parfois très proches de la folie. Cassandre fait partie des nombreuses femmes, prises de guerre des Grecs, contraintes de vivre dans l’esclavage. Elle est caractérisée par l’aspect multiple de sa personnalité. Son identité est d’autant plus mystérieuse qu’elle ne s’exprime que très peu à ce sujet. Cassandre est d’abord présentée comme une « ξένη300 », une étrangère. Son apparition même est précédée de la mention de son statut marginal : elle arrive à Argos en tant que prise de guerre indésirable. Ce statut indéfini servirait à dissimuler la complexité de l’identité de cette dernière : en effet, E. Fraenkel rappelle que ce mot « attire l’attention de l’audience pour la première fois sur la signification de la femme voilée, maintenant assise seule dans le chariot. […] Les mots τὴν ξένην servent à dissimuler son identité301 ». Par ailleurs, Fraenkel soutient l’interprétation suivante de Willamowitz : « Cassandre est immédiatement reconnaissable du public par sa robe en tant que prophétesse dès qu’elle arrive dans le chariot 302». Cette seconde remarque semble pourtant en contradiction avec la première et on se saurait passer outre le fait que Cassandre est d’abord présentée comme une inconnue, à l’identité dissimulée d’un voile symbolique, même si, en second lieu, ce voile peut évoquer l’habit des prophètes303. Son statut de prophète est par ailleurs révélé plus explicitement par l’attitude de cette dernière dans la suite de la pièce304. Cependant, ce n’est pas ce dernier qu’Agamemnon et Clytemnestre reconnaissent lorsqu’ils s’apprêtent à accueillir Cassandre comme une nouvelle esclave. Agamemnon déclare ainsi : […] τὴν ξένην δὲ πρευμενῶς τήνδε ἐσκόμιζε305· [...] […] Fais la rentrer, cette étrangère, avec bienveillance, dans notre maison.

Cette remarque montre que le statut d’exilée de Cassandre est bien pris en compte C’est la « ξένη » qu’Agamemnon veut accueillir. Ce dernier semble 300 301

302 303 304

305

Eschyle, Agamemnon, v. 950, 1062. E. FRAENKEL, Aeschylus Agamemnon, t. 2: « turns the attention of the audience for the first time to the significance of the veiled woman now sitting alone in the chariot.[…] The words « τὴν ξένην » serve up to a point to conceal her identity ». Ibid.: « Cassandra [ is ] immediately recognizable to the audience by her dress as a prophetess as soon as she enters in the chariot ». Cassandre évoque plus loin sa tenue de prophétesse: le sceptre et les bandelettes mantiques (Eschyle, Agamemnon, v. 1265). Ibid., v. 1097-98, le chœur fait allusion à ces capacités divinatoires et la nomme « προφήτας » ; v. 1270, Cassandre évoque Apollon la dépouillant du manteau des prophètes ; v. 1275, elle se nomme « μάντιν ». Ibid., v. 950-951.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

désireux de vouloir extraire sa captive de cette condition en proposant à Clytemnestre de faire, par un rite initiatique, passer Cassandre du statut d’étrangère à celui de familière de la maison. Elle ne serait dès lors plus en exil. Le verbe « ἐσκομίζω » traduit bien l’idée de « faire rentrer » quelqu’un, à la manière des cérémonies de mariage, et de lui conférer un nouveau statut. Or, si Cassandre finit par rentrer dans le palais, la portée initiatique de cet acte en est finalement absente, puisqu’elle y rentre en étrangère et y meurt de même. À la fin de la pièce, elle identifie les portes du palais aux portes de l’Enfer306. Lorsque Clytemnestre s’adresse à Cassandre pour la première fois, elle reprend ce statut de « ξένη » qu’Agamemnon veut transformer en statut de « familier », pour le transposer en statut d’esclave : εἴσω κομίζου καὶ σύ, Κασσάνδραν λέγω, ἐπεί σ᾽ ἔθεκε Ζεὺς ἀμηνίτως δόμοις κοινωνὸν εἶναι χερνίβων [...].307 Rentre à l’intérieur, toi aussi, je veux dire : Cassandre. Puisque Zeus a décidé, sans ressentiment, que tu sois un compagnon des ablutions dans cette maison.

Clytemnestre reprend le verbe « ἐσκομίζω » employé par Agamemnon quelques vers avant308 et l’amplifie même : au préfixe « ἐς- » elle substitue un adverbe « εἴσω »: cette invitation à entrer, visiblement identique à celle qu’a formulée Agamemnon, est présentée par Eduard Fraenkel comme légèrement différente et marquée d’impolitesse309. C’est l’esclave310 que Clytemnestre accueille, tout en lui promettant l’honneur préconisé par Agamemnon, celui d’une égalité de traitement (« κοινωνόν »). Elle serait digne, à la manière d’un membre de la famille, ou d’un hôte, de prendre un bain. Par cette proposition dont Clytemnestre est la première à savoir qu’elle 306 307 308 309

310

Ibid., v. 1291: « Ἅιδου πύλας δὲ τάσδε ἐγὼ προσεννέπω· » « Je nomme ces portes portes de l’Enfer ». Ibid., v. 1035-1037. Ibid., v. 951. E. FRAENKEL, Aeschylus Agamemnon, t. 2, à propos du v. 1035 ; Cf. Les Suppliantes, v. 949: « κομίζου δ’ὡς τάχιστ’ἐξ ὀμμάτων » « disparais le plus vite possible hors de ma vue! » ; Prométhée enchaîné, v. 392: « στέλλου, κομίζου » « pars, éloigne-toi! ». On constate que « κομίζου » est employé, dans ces deux occurrences, avec un ton de menace et cherche à provoquer un éloignement. Quand Clytemnestre l’emploie, c’est au contraire pour provoquer un rapprochement, de manière visiblement bienveillante. On serait alors tenté de voir dans la déclaration de cette dernière une antiphrase tant elle détone avec les précédents emplois. Eschyle, Agamemnon, v. 954-55 : « χρημάτων ἐξαίρετον / ἄνθος » « une fleur remarquable parmi les richesses » ; les v. 953, 1038, 1041et 1084 mentionnent explicitement l’esclavage de Cassandre.

Chapitre 7 : Les malheurs de l’exil

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n’aboutira jamais, il semble qu’elle « se donne la satisfaction d’humilier la fille de Priam 311» en lui signifiant son statut d’esclave. Par ailleurs, E. Fraenkel rappelle qu’il n’y a rien d’exceptionnel dans ce traitement : Ce que Clytemnestre fait apparaître ici comme une faveur spéciale n’est en vérité rien de plus que la pratique commune de l’Antiquité. [...] L’esclave est un membre de la maison (« οἰκέτης » était l’ancien terme grec). Pour cette raison, il avait sa part dans les cultes de la maison, dans l’adoration domestique, et tandis qu’il était exclu des cérémonies religieuses de l’État, il participait aux festivals organisés par la communauté et les gens qui ont grandi loin du culte de la famille.312

Pourtant, ce qui suscite la jalousie de Clytemnestre est que Cassandre est aussi considérée par Agamemnon comme sa courtisane. Cassandre est qualifiée par ce dernier de « χρημάτων ἐξαίρετον / ἄνθος (une fleur remarquable parmi les richesses)313». C’est même Clytemnestre qui résume en quelques mots le conflit d’identités de Cassandre quand elle avoue l’avoir tuée : ἥ τ᾽αἰχμάλοτος ἥδε καὶ τερασκόπος, ἡ κοινόλεκτρος τοῦδε θεσφατηλογος314 elle, la captive et l’observatrice des présages, l’amante de cet homme, elle qui rend les oracles.

Les statuts de Cassandre sont ainsi multiples : exilée accueillie en hôte, esclave, victime sacrificielle, courtisane, prophétesse. L’identité de Cassandre est d’autant plus difficile à cerner qu’elle est ellemême incapable de communiquer avec son auditoire. En effet, quand Cassandre prend la parole pour la première fois, c’est pour interpeller Apollon315 qu’elle nomme « ἀγυιάτης316 », protecteur des routes317. Si ce 311 312

313 314 315 316 317

J. D. DENNISTON et D. PAGE, Aeschylus’Agamemnon, à propos du vers 1035 : « she gives herself the satisfaction of humiliating the daughter of Priam ». E. FRAENKEL, Aeschylus Agamemnon, t. 2: « What Clytemnestra here makes appear as a special favour is in truth nothing more than the common practice of antiquity [...]. The slave is a member of the house, old οἰκέτης was the greek term. Therefore he had his part in the cults of the house, in the household worship, and while he was cut off from the actual religious ceremonies of the State, he participated in those festivals of the community and the people wich had grown out of family cults ». Eschyle, Agamemnon, v. 954-955. Eschyle, Agamemnon, v. 1440-41. Eschyle, Agamemnon, v. 1073, 1077, 1080-81, 1085-86. Ibid, v. 1081, 1086. Il s’agit d’un hapax. Ce titre, qu’on trouve plus souvent sous la forme ἀγιεύς, était attribuée à Apollon quand on l’incluait dans le pilier en pierre conique qui trône au-dessus de beaucoup de maisons

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

n’est pas Apollon qui est responsable de la présence de Cassandre en Argolide, il est néanmoins à l’origine d’un sort la touchant318. Le thème de l’errance est d’emblée évoqué par cette interpellation et cela est d’autant plus marquant que Cassandre s’adresse à l’image d’Apollon au-dessus du palais. Si Cassandre l’invoque en tant qu’« ἀγυιάτης », c’est qu’elle est elle-même « sur la route ». Elle revient d’un long périple depuis Troie avec Agamemnon. Une indication plus tardive nous indique qu’il s’agit pour Cassandre autant d’une réalité concrète que d’un sentiment de perdition dû à la malédiction que lui a jetée Apollon. Après avoir évoqué combien elle a subi de railleries à cause de son statut de prophétesse319, elle relate une des insultes récurrentes qu’elle a essuyée : ἀλωμένη δέ, φοιτὰς ὡς ἀγύρτρια320 errante, égarée comme une mendiante

La comparaison « ἀγύρτρια321 » crée, par un biais phonétique, le lien entre la qualité d’« ἀγυιάτης » d’Apollon et l’impression donnée par Cassandre, celle d’être « ἀγύρτρια » : Cassandre n’est pas guidée par le protecteur des routes, mais laissée par lui en errance, dénuée de toute crédibilité et rabaissée au statut de simple vagabonde. Cassandre semble, de ce fait, directement relier le sort qu’il lui a jeté à sa présence loin d’Ilion. L’une de ses premières déclarations est une question qui est adressée au dieu : ἆ, ποῖ ποτ᾽ἤγαγές με ; πρὸς ποίαν στέγην322 ; Ah ! Mais où m’as-tu conduite ? Vers quelle maison ?

Le pronom personnel « με » complément d’objet direct de verbe « ἤγαγες » indique que Cassandre est passive par rapport à sa situation d’errance : elle n’a fait que suivre les indications d’un dieu. Par ailleurs, la question « ποῖ » est ambivalente323 : elle est certes significative de la

318 319 320 321 322 323

athéniennes (cf. Aristophane, Les Guêpes, v. 875 ; Les Thesmophories, v. 489), souvent accompagné d’un autel, et également au-dessus de la scène des théâtres de tragédies comme de comédies (cf. Aristophane, Les Thesmophories, v. 748 ; Euripide, Les Phéniciennes, v. 631). Cassandre revient sur cette situation : Eschyle, Agamemnon, v. 1204-1212. Ibid.,v. 1268-72. Ibid.,v. 1273. « ἀγύρτια » est un nom irrégulier qui vient de « ἀγείρω », rassembler. Le mendiant n’est pas tant un vagabond qu’un individu qui rassemble, collecte de l’argent. Ibid.,v. 1087. L’arrivée d’Ulysse sur la terre des Phéaciens est marquée par le même genre d’interrogations : Ulysse, qui a tant erré, s’attend à voir des monstres et non des humains (Odyssée, chant VI, v. 119-25).

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méconnaissance du lieu où elle arrive, dans une terre différente de la sienne, mais elle traduit également, sans doute, un désarroi tel que Cassandre ne peut pas rationaliser le fait qu’elle soit captive des vainqueurs de Troie. Un rapprochement étymologique peut être fait entre « ἀγυιάτης » et le verbe « ἤγαγές » : cela tend à souligner le paradoxe entre la fonction de guide ici conférée à Apollon et le désarroi dans lequel il laisse Cassandre. On retrouve de plus un autre jeu de mots avec le nom du dieu, lorsque Cassandre déclare : ἀπώλεσας γὰρ οὐ μόλις τὸ δεύτερον.324 Tu as causé ma perte, sans difficulté, pour la deuxième fois !

Cassandre rapproche ici le verbe « ἀπολλύναι » du nom « ἀπόλλων » : le dieu est ici présenté clairement comme l’instigateur des tous les malheurs de Cassandre. En effet, l’accusatif à valeur adverbiale « τὸ δεύτερον » suggère l’idée qu’après lui avoir ôté toute crédulité, le dieu l’a conduite dans cette terre inconnue. Ainsi, la première apparition de Cassandre indique un désarroi concomitant à un exil physique dont la cause est imputée au dieu Apollon. De ce fait, Cassandre, qui a déjà éprouvé le courroux du dieu, ne cherche pas à expliquer rationnellement sa situation. En effet, contrairement aux Suppliantes, à Électre et Oreste qui savent expliciter les causes et les noms de ceux qui sont à l’origine de leur exil, Cassandre ne cite qu’un nom, celui d’Apollon, comme seule cause de tous les malheurs qui lui arrivent325. De plus, si Cassandre n’est pas considérée à sa place dans le pays où elle vient d’arriver, elle possède cette originalité de n’être même pas considérée comme à sa place dans son pays d’origine. Ceci est, d’une part, lié à la malédiction qui la touche, celle de ne pas être crue quand elle parle, et d’autre part, à sa ville d’origine, Ilion. Même si elle est connue des Grecs et du chœur en particulier, elle est totalement anéantie à l’heure où Agamemnon revient chez lui326. Cassandre vient, en ce sens, de nulle part dans la mesure où Troie est à présent un lieu qui n’existe plus. De plus, Troie, telle qu’elle est évoquée, fait partie de cette catégorie de non-lieux imaginaires, de la même façon que l’est l’Égypte pour les Danaïdes, et Cassandre ne peut même pas avoir recours au langage pour se justifier. Elle 324 325

326

Eschyle, Agamemnon, v. 1082. Cassandre le dit clairement, à l’approche de la mort (ibid.,v. 1275-76): « καὶ νῦν ὁ μάντις μάντιν ἐκπράξας ἐμέ / ἀπήγαγ’ἐς θανασίμους τύχας (et maintenant, le prophète qui a fait de moi une prophète m’a conduite vers un destin de mort) ». On retrouve ici le verbe « ἀπήγαγ[ε] » explicitement relié à la mort (« θανασίμους τύχας »). Quand Agamemnon arrive triomphant à Argos, c’est d’ailleurs une des premières choses qu’il affirme : « La fumée marque maintenant où fut la ville conquise. La tourmente d’Até seule vit encore, tandis qu’Ilion s’éteint dans la cendre mourante d’où montent des vapeurs lourdes de sa richesse » (ibid., v. 818-820) ; plus loin, Agamemnon est nommé « ἰλίου ἀναστάτης (le destructeur de Troie) » (ibid., v. 1227).

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

en est par ailleurs consciente lorsqu’elle déclare : « Hélas, malheurs, malheurs d’une ville entièrement détruite (πόλεος / ὀλομένας τὸ πᾶν)327 ». Il semble manifeste que Cassandre s’identifie à cette ville qui n’existe plus, dans la mesure où le même verbe est utilisé pour décrire le sentiment intérieur de Cassandre (« ἀπώλεσας328 ») et l’état de sa ville d’origine (« ὀλομένας329 »). La mise en scène de l’arrivée d’une captive exilée, telle que Cassandre, permet ainsi de rendre perceptible un désarroi aux raisons multiples : une perte des repères et un conflit entre différents statuts. Toutes les captives de guerre ne partagent pas cette même errance identitaire qui n’est développée que chez Eschyle. Ainsi, l’héroïne éponyme de l’Andromaque d’Euripide, présente clairement dès le prologue sa nouvelle identité – tout en la déplorant rapidement330 – sans qu’elle soit l’objet d’un questionnement : αὐτὴ δὲ δούλη τῶν ἐλευθερωτάτων οἴκων νομισθεῖσ᾽ Ἑλλάδ᾽ εἰσαφικόμην τῷ νησιώτῃ Νεοπτολέμῳ δορὸς γέρας δοθεῖσα λείας Τρωϊκῆς ἐξαίρετον. Φθίας δὲ τῆσδε καὶ πόλεως Φαρσαλίας σύγχορτα ναίω πεδί᾽[α] [...]331 Moi-même esclave, alors que j’étais habituée aux demeures les plus libres, je suis arrivée en Grèce comme offrande honorifique à Néoptolème qui vit sur une île, donnée comme le fleuron du butin de Troie. J’habite les plaines voisines de Phthie et de la cité de Pharsale.

Contrairement à Cassandre, Andromaque est capable de donner une identité fiable – δούλη – et de définir clairement une zone géographique qui, même en Grèce, est celle de son habitation – avec le verbe ναίω. Cet ancrage est d’autant plus fort qu’Andromaque précise qu’elle y a eu un enfant de son maître332. Le problème n’est d’ailleurs pas tant cette condition d’esclave, mais le fait qu’Andromaque est persécutée par Hermione, la nouvelle épouse de Néoptolème. De même, Hécube, dans les Troyennes d’Euripide, bien qu’anxieuse à l’idée d’ignorer la destination où on la conduit de force, sait néanmoins quel statut elle y aura :

327 328 329 330 331 332

Eschyle, Agamemnon, v. 1167-68. Ibid., v.1082. Ibid., v.1168. Andromaque rappelle qu’elle a été tirée de force de sa chambre à coucher jusqu’au rivage, au milieu de ses pleurs (Euripide, Andromaque, v. 109-114). Ibid., v. 12-17. Ibid., v. 25.

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φεῦ φεῦ. τῷ δ᾽ ἁ τλάμων ποῦ πᾷ γαίας δουλεύσω γραῦς, ὡς κηφήν, ἁ δειλαία, νεκροῦ μορφά, νεκύων ἀμενηνὸν ἄγαλμα, αἰαῖ τὰν παρὰ προθύροις φυλακὰν κατέχουσ᾽ ἢ παίδων θρέπτειρ᾽ἃ Τροίας ἀρχαγοὺς εἶχον τιμάς ;333 Hélas, Hélas ! À qui serai-je, pauvre de moi ? À quel endroit de la terre serai-je esclave, dans ma vieillesse, comme un frelon, malheureuse que je suis, une sorte de cadavre, image vacillante d’une morte ? Ah ! Il me faudra garder une porte, soigner des enfants, moi qui avais les honneurs souverains de Troie.

Sa future fonction lui est connue et, comme Andromaque, ne fait pas l’objet de davantage de questionnements. Le désarroi causé par l’errance et la perte des repères peut conduire à la folie. C’est ainsi le cas de Io, chez Eschyle, qui doit son exil à la volonté d’un dieu, Zeus, dont elle a refusé les offres de mariage334. Ce refus lui vaut un acharnement interminable. Même si elle trouve un point de chute à son errance – « πορείας [..] τέρμα335 » – la fin de sa marche n’est pas celle de son exil, car la perte des repères va en s’aggravant. En effet, quand Io arrive sur scène, ses premières paroles sont les suivantes : τίς γῆ ; τί γένος ; τίνα φῶ λεύσσειν τόνδε χαλινοῖς ἐν πετρίνοισιν χειμαζόμενον ; τίνος ἀμπλακίας ποινὰς ὀλέκῃ ; σήμηνον ὅποι γῆς ἡ μογερὰ πεπλάνημαι.336 Quelle est cette terre ? Quelle est cette espèce ? Que dire ? Qui est celui que je regarde, battu dans ses liens faits de roche ? De quelles expiations de faute meurs- tu ? Donne-moi un signe ! À quel endroit de la terre, malheureuse, arrivé-je, perdue, au terme de mes errances ?

333 334 335 336

Euripide, Les Troyennes, v. 190-193. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 645-54. Ibid., v. 823. Ibid., v. 562-565.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Ses premières paroles sont des interrogations, qui signifient l’absence totale pour elle de certitudes et de convictions. Ces interrogations ne semblent pas porter sur un pays mais sur la terre, le monde lui-même (« τίς γῆ » ; « ὅποι / γῆς »). Io, chassée de sa condition humaine est maintenant à un endroit de la terre qui n’est plus celui des humains. Ainsi Io, mortelle, ne reconnaît pas l’endroit où elle arrive. Elle se demande, de plus, à quelle espèce elle a affaire : « γένος337 » semble suggérer l’idée que les êtres qu’elle voit ne lui sont pas familiers dans la mesure où ils ne sont peut-être pas humains et possèdent un caractère monstrueux. En effet, Io familière des dieux, ne peut pas ne pas reconnaître la nature de Prométhée et du chœur des Océanides. Il semblerait qu’elle désigne par ce « γένος » qui lui est inconnu les peuples qui ont été évoqués un peu avant dans la pièce par le chœur : peuples de Colchide338, de Scythie339 et du Caucase340. De plus, Io constate que Prométhée est enchaîné et lui demande la cause de cette punition. Il semble relever de l’ironie tragique que Io rencontre Prométhée, qui paie par les chaînes le tort qu’il a commis envers Zeus, de la même manière que Io paie par sa métamorphose et par sa folie le refus qu’elle a opposé au même dieu et que l’endroit de la terre qui l’accueille soit celui que Zeus a choisi pour y reclure Prométhée et ceux qu’habitent les peuples des extrémités du monde. Io arrive en quelque sorte sur la terre mythique des exilés, celle des « anormaux », des « autres », que le reste des humains a rejetés. Ce « γένος » qui lui semble si étrange est en fait aussi le sien : elle-même ne fait plus désormais partie de la race humaine et de la terre humaine. Io emploie le verbe « πεπλάνημαι » parfait moyen de πλανάω qui signifie « s’égarer », « errer », « aller çà et là ». Ce verbe peut s’employer aussi bien au sens propre qu’au sens figuré, avec l’idée d’avoir l’esprit égaré, troublé, être presque fou. Io arrive donc à cet endroit, alors qu’elle erre géographiquement et mentalement : « πεπλάνημαι » est un parfait résultatif qu’on pourrait traduire par « j’arrive, perdue, au terme de mes errances ». L’errance mentale de Io, sa folie née de son exil, prend une forme particulière : ὃν οὐδὲ κατθανόντα γαῖα κεύθει, ἀλλά με τὰν τάλαιαν ἐξ ἐνέρων περῶν κυνηγετεῖ πλανᾷ τε νῆστιν ἀνὰ τὰν παραλίαν ψάμμον·341

337 338 339 340 341

Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 562. Ibid., v. 414-15. Ibid., v. 416 -18. Ibid., v. 419-23. Ibid., v. 571-74.

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[Le taon] que la terre ne cache pas, même quand il est mort, mais c’est moi, l’infortunée qu’il harcèle en sortant des Enfers extrêmes, moi qui suis affamée, dans une course errante sur le sable du rivage maritime.

Dans sa crise de folie, Io évoque le taon qui la poursuit : il est « γηγενοῦς342 », né de « γῆ », la terre mythologique, cette terre des confins. Il y est même puissamment relié puisqu’il y vit, mais la terre cependant ne le retient pas. De plus, la provenance du taon des Enfers est explicite dans le groupe prépositionnel « ἐξ ἐνέρων περῶν343 ». On constate, enfin, la présence du nom commun « πέρας » qui veut dire « extrémité, limite, fin » et rappelle cette idée que Io est arrivée à la limite du monde et que les Enfers sont également une limite identifiable de la terre344. Avec ce cas particulier, l’errance prend des dimensions mythologiques propres à la rendre interminable. L’errance de l’exil est aussi associée à la folie chez Euripide. Ainsi, dans Iphigénie en Tauride, Oreste, arrivé en Tauride pour consulter Apollon, fait explicitement ce rapprochement : J’ai rempli de mes pas de nombreuses routes recourbées (δρόμους τε πολλοὺς ἐξέπλησα καμπίμους) et je suis venu te demander comment je vais arriver au terme de cette folie qui tourne en tous sens (τροχηλάτου / μανίας) et au terme des peines (πόνων τ᾽ἐμῶν) que j’ai endurées en faisant le tour de la Grèce (οὓς ἐξεμόχθουν περιπολῶν καθ᾽ Ἑλλάδα).345

Les mêmes vers sont repris à la fin de la pièce par Athéna qui propose à Oreste de faire construire un temple en l’honneur « des peines (πόνων τε σῶν) que tu as endurées en faisant le tour de la Grèce (οὓς ἐξεμόχθεις περιπολῶν καθ᾽ Ἑλλάδα), sous les aiguillons des Érinyes (οἴστροις Ἐρινύων)346 ». À la persécution du taon chez Eschyle se substitue ainsi celle des Érinyes. De la même façon, Oreste et Électre sont partagés entre plusieurs identités : exilés, esclaves, héritiers d’Agamemnon, mais chez Eschyle, c’est principalement Électre qui semble être atteinte d’un flou identitaire, nettement plus que son frère. Si Oreste aperçoit, en effet, dès le début de la pièce347 sa sœur Électre, elle, en revanche, a besoin de preuves pour le reconnaître348. Cette difficulté, 342 343 344 345 346 347

Ibid., v. 567. Ibid., v. 573. Cf. Ibid., v. 433 : « κελαινὸς Ἄιδος ὑποβρέμει μυχὸς γᾶς ». Euripide, Iphigénie en Tauride, v.81-84. Ibid., v. 1454-56. Eschyle, Les Choéphores, v. 16-18.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

qu’on pourrait croire liée à l’émotion, semble être la manifestation physique de la confusion, dont souffre Électre, dès le début de la pièce, sur les rôles sociaux et familiaux que chacun doit jouer. Ainsi, son arrivée sur scène, près du tombeau, est marquée de questions : τί φῶ χέουσα τάσδε κηδείους χοάς ; πῶς εὔφρον’ εἴπω ; πῶς κατεύξομαι πατρί ; πότερα λέγουσα παρὰ φίλης φίλῳ φέρειν γυναικὸς ἀνδρί, τῆς ἐμῆς μητρὸς πάρα ;349 Que dire en versant ces libations funéraires ? De quelle manière dire des paroles à propos ? De quelle manière adresserai-je mes vœux à mon père ? Est-ce en disant les apporter de la part d’une épouse chérie à son mari chéri, de la part de ma mère ?

Électre ne sait plus quelles sont les places de chacun au sein de cette famille éprouvée. Tiraillée entre son devoir de fille, d’une part d’un père mort, et d’autre part d’une mère meurtrière, Électre ne sait si elle est face à ce tombeau d’abord en tant que fille, ou d’abord en tant qu’envoyée, comme le souligne la répétition du groupe prépositionnel « παρά » suivi du génitif. Elle est encore déchirée entre le fait d’être envoyée par une épouse (παρὰ φίλης […] γυναικός) ou par sa mère (τῆς ἐμῆς μητρὸς πάρα). Le parallélisme de construction qu’on peut observer entre le polyptote « φίλης φίλῳ350 » et « γυναικὸς ἀνδρί » montre combien faire un discours apparaît artificiel à Électre dans une situation où les rapports sociaux sont complètement brouillés. Elle-même est incapable de parler en son propre nom : si le sentiment qu’elle porte à son père est grand, comme le marque la position en fin de vers du mot « πατρί », Électre est surtout freinée par le poids honteux de sa mère, comme en atteste la formule « τῆς ἐμῆς μητρός ». La marque de la possession est employée pour désigner la mère mais pas le père. Électre, respectueuse de son devoir n’oublie pas que c’est au nom de sa mère qu’elle est ici, elle se doit, pour ainsi dire, d’incarner Clytemnestre. La perte des 348

349 350

Ibid., v. 219-220 : Même devant l’évidence, Électre doute de manière excessive et voit même en son frère le « ξένος » qu’il est pour son pays. Oreste ne se prive pas de souligner cette difficulté à ne pas le reconnaître (v. 225). Cette attitude trouve son pendant dans la passion, voire le culte qu’elle vouera à son frère une fois qu’elle l’aura reconnu. Ibid., v. 87-90. Cf. K. SCHINKEL Die Wortwiederholung bei Aischylos, Stuttgart, 1973, p. 50 et suivantes. Il étudie notamment l’utilisation du polyptote qui, dans les Choéphores, sert à exprimer la loi du Talion. Par exemple, v. 461 : Ἄρης Ἄρει ξυμβαλεῖ, Δίκᾳ Δίκα (« La Force luttera contre la Force et le Droit contre le Droit »). Dans notre cas, le polyptote marque le désordre social qui marque la relation entre Agamemnon et Clytemnestre. Sur la φιλία : « La philia se définit non plus par la parenté au sein du palais, à partir de Clytemnestre, mais par l’adhésion à l’un ou l’autre camp des deux ennemis » (F. DUPONT, op. cit., p. 66).

Chapitre 7 : Les malheurs de l’exil

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repères familiaux et sociaux au cœur de l’exil est si grande qu’Électre en perd son identité. Les Suppliantes d’Eschyle se définissent également par une double identité, leur identité d’exilée et leur identité générationnelle. Ainsi, quand elles expliquent les causes de leur exil, elles font appel à leur ancêtre Io : φεύγειν ἀνέδην διὰ κῦμ᾽ἅλιον, κέλσαι δ᾽ Ἄργους γαῖαν, ὅθεν δὴ γένος ἡμέτερον, τῆς οἰστροδόνου βοὸς ἐξ ἐπαφῆς κἀξ ἐπιπνοίας Διὸς εὐχόμενον, τετέλεσται.351 Fuir sans contrainte à travers le flot de la mer et débarquer sur la terre d’Argos, d’où notre famille bienheureuse est née de la génisse tournoyante au vol du taon sous le toucher et le souffle de Zeus.

Les Danaïdes relient explicitement leur situation d’exilées (φεύγειν) à celle de leur ancêtre Io. Elles emploient la tournure « γένος ἡμέτερον » pour expliquer que Io est venue au monde sur cette terre de l’Argolide. Elles semblent trouver dans ce rapport une identité fondatrice, d’autant que c’est le lieu même de leur exil qui est un rappel de cette identité. Par conséquent, les causes de leur fuite sont complexifiées par un conflit d’identités. Les Danaïdes revendiquent en effet deux identités : une identité de l’exil et une identité de la génération. D’un point de vue formel, ces deux identités coexistantes sont marquées par la coordination (v. 14 et 15) de la proposition « φεύγειν ἀνέδην διὰ κῦμ᾽ἅλιον » et de « κέλσαι δ᾽ Ἄργους γαῖαν » par la particule δέ, à laquelle on peut donner une nette valeur adversative. Elles revendiquent cette double identité, plus loin dans la pièce, lorsque le roi d’Argolide leur demande qui elles sont : « Argiennes de naissance et la descendance d’une génisse féconde352 ». Les Suppliantes sont dans une situation double de l’affirmation de leur statut d’exilé et de leur statut de « descendantes de Io ». Or, ce second statut les enferme dans la fuite infinie que Io connaît, tandis que leur volonté propre est d’être accueillies en Argolide. Ainsi, les personnages en exil ne se contentent pas de se borner à leur seule identité d’exilés. Bien souvent cette même identité est complémentaire d’une autre identité actuelle, surtout lorsqu’il s’agit de l’esclavage, et est surtout en conflit avec des identités passées. Les exilés ne sont donc pas seulement physiquement désemparés, mais aussi intérieurement.

351 352

Eschyle, Les Suppliantes, v. 14-18. Ibid., v. 274-75.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Quand on lit çà et là que tel vers ou telle déclaration dans un discours judiciaire est typiquement « la plainte de l’exilé », on a tôt fait de résumer au singulier ses innombrables souffrances. De la poésie élégiaque aux discours, en passant par la Tragédie, la Comédie et les Historiens, les malheurs se recoupent facilement de façon pragmatique et imagée. Historiquement, la grande partie des exilés est condamnée à la privation de ses biens et, de fait, à une existence précaire que l’on expose et dont on se plaint. Néanmoins les difficultés matérielles ne sont pas les seules, car, ainsi qu’on a pu le voir avec le thème de la souillure, l’exilé est chargé d’un poids religieux qui fait souvent de lui un être indésirable, et c’est là, davantage, qu’il y a des raisons de se plaindre. Tous les exils ne sont pas chargés d’une souillure religieuse, mais beaucoup d’éléments font converger la représentation des malheurs de l’exil vers une forme de malédiction : on déplore ainsi, à travers l’image de la souillure dans les mains, le fait qu’un exilé n’est jamais vraiment digne de confiance et qu’il faut, par principe de précaution, toujours s’en méfier. On lui oppose alors une « porte close », ce qui le relègue davantage dans la précarité à laquelle l’exil le condamne déjà. Le regard porté sur lui n’est plus le même : souvent comparé à un animal, l’exilé est victime de son exil et des représentations que l’on se fait de son exil. Comme le chien domestique – auquel il est parfois comparé –, parfaitement intégré dans la communauté des hommes, qui, aussitôt abandonné, devient chien errant, sale, repoussant et parfois agressif, on ne voit plus dans l’exilé un homme aussitôt qu’il est exilé. On le chasse et on le persécute sans vergogne. L’errance et la solitude sont alors le corollaire de cet abandon de tous et, de là, les pleurs et les plaintes. L’attachement des exilés à leur terre d’origine, dont ils sont parfois arrachés de force, est aussi une cause de malheur, particulièrement bien représentée dans la mise en scène du départ pour l’exil dans la Tragédie. S’ensuit souvent ce que nous avons appelé une « plainte du ποῖ » : sans plus de repères, se doutant du fait qu’il sera chassé où qu’il aille, l’exilé ne sait où tourner ses pas et doit souvent errer avant de trouver une terre d’asile. Cette errance n’est parfois pas seulement géographique, mais aussi métaphorique. Accablé par tant de malheurs, déchu de son rang ou même nié en tant qu’être humain, l’exilé tâtonne pour retrouver son identité et composer avec sa nouvelle existence. Une forme d’exil intérieur est ainsi parfois dépeinte pour illustrer, en somme, les conséquences de tous ces malheurs.

CHAPITRE 8 TOPOLOGIE DE L’EXIL

Sous le poids de tant de malheurs, les exilés ne sont pas très disposés à voir d’un bon œil la terre de leur exil. Bien au contraire, ils ne lui trouvent que des inconvénients. Comment saurait-il, d’ailleurs, en être autrement ? Si l’on se plaît sur sa terre d’exil, c’est que l’on ne se sent plus exilé et qu’elle devient une terre d’accueil ! Il convient donc de n’en montrer que les défauts pour bien signifier le malheur autant que l’aspiration de l’exilé à ne pas s’enliser dans un tel endroit. A. Bernand rappelle, de plus, que la géographie antique est faite d’un vaet-vient entre une « géographie réelle », à dimension panhellénique, et une « géographie imaginaire »1. C’est dans cette dernière que les auteurs Tragiques, en premier, puisent les images les plus saisissantes pour dresser un paysage qui montre immédiatement la terrible situation de l’exilé. Nature hostile et mortifère, monstres, humains étranges évoqués sur scène suffisent à remplacer ou accompagner les plaintes de l’exilé. Le souvenir de l’itinéraire d’Ulysse y est souvent présent et la topologie fort semblable, puisque l’Odyssée est en quelque sorte la première géographie à la fois imaginaire et réelle de la littérature grecque. On fera l’économie, dans cette partie, d’un exposé historique des lieux d’exils, ce qui n’aurait pas grand intérêt sans l’étude de sa représentation. Chez les Historiens, nous pouvons suivre les exilés, avec une réelle précision géographique, d’une terre d’accueil à une autre, d’un asile à l’autre, mais jamais sur une terre d’exil. On peut, en fait, déjà affirmer que la terre d’exil n’existe pas, car elle est une construction tout aussi imaginaire que la géographie dont elle s’inspire. Elle est même un no-man’s land entre deux terres, la terre d’origine et la terre d’accueil. I. LA NATURE HOSTILE Sur la terre d’exil, tout concourt à rappeler aux exilés à quel point leur situation est pénible, y compris les éléments naturels. La nature participe ainsi à l’inconfort de l’exil et devient la métaphore de l’hostilité des hommes en même temps que la projection d’un état intérieur. C’est aussi, au théâtre, 1

A. BERNAND, La carte du tragique, la géographie dans la tragédie grecque, Paris, Editions du CNRS, 1985.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

une commodité pour exposer à l’auditoire que ce lieu austère n’est que provisoire. Tout n’y est, unanimement, que mort et tristesse. 1) Terre et végétation

Dans l’Odyssée, le premier contact d’Ulysse avec la terre des Phéaciens est marqué par l’austérité des roches et des pics qu’il aborde2. Cette image d’une terre minérale est aussi très présente chez les Tragiques, à côté de celle d’une terre déserte, ou d’une végétation sombre et épineuse. Chez Eschyle, dans Les Suppliantes, les Danaïdes recherchent d’ellesmêmes un endroit retiré du monde et éloigné de la vie et disent se réfugier sur des roches escarpées (« πέτραις / ἠλιβάτοις3 »). Ce type d’habitation est évoqué à de nombreuses reprises, tout au long de la pièce : πόθεν δέ μοι γένοιτ᾽ἂν αἰθέρος θρόνος, πρὸς ᾧ χιὼν ὑδρηλὰ γίγνεται νέφη ; ἢ λισσὰς αἰγίλιψ ἀπρόσδεικτος oἰόφρων κρεμὰς γυπιὰς πέτρα, βαθὺ πτῶμα μαρτυροῦσά μοι, πρὶν δαΐκτορος βίᾳ καρδίας γάμου κυρῆσαι ;4 Dans quel endroit trouverais-je un siège aérien, près duquel les eaux des nuages se changent en neige ? Ou alors une pierre escarpée, abandonnée des chèvres, invisible, sauvage, suspendue, habitée des vautours, témoin de ma chute profonde, avant que, à contre cœur, je ne subisse un mariage meurtrier ?

Dans cet espace, l’austérité est représentée par plusieurs éléments : l’élément aquatique n’est pas incarné par la violence de la mer mais par la froideur de la neige, illustrant bien le caractère infertile que le chœur lui prête. L’alternative à cet élément sans vie est un autre élément minéral qui est qualifié six fois : ce refuge est une pierre coupée du reste du monde (« ἀπρόσδεικτος » avec ses deux préfixes contient l’idée « qu’on ne peut pas l’approcher du regard » ; « κρεμάς » précise qu’elle est en hauteur, inaccessible). La transposition psychologique opérée sur cet espace est rendue par la personnification de la pierre : elle est « αἰόφρων (d’esprit solitaire) ». L’élément minéral est clairement associé à des valeurs mortifères : la roche évoquée fait écho au « tombeau de Sarpédon rempli de sable » (« Σαρπηδόνιον χῶ-/μα πολύψαμμον5 ») où le sable maritime est 2 3 4 5

Cf. Homère, Odyssée, V, v. 405 ; v. 411-14. Eschyle, Les Suppliantes, v. 350-51. Ibid.,v. 791-99. Eschyle, Les Suppliantes, v. 869-70.

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explicitement relié à un lieu de mort, contrairement au sable fluvial, qui évoque la fécondité et la douceur6. De plus, les connotations apportées par la présence de deux animaux, dans les préfixes (« αἰγίλιψ » : « escarpé » ou « abandonné des chèvres » ; « γυπιάς » : habitée des vautours) rend cette terre d’exil infréquentable7. Si l’on considère que la chèvre est l’animal d’Artémis, déesse de la sauvagerie8 et que cet animal – le plus sauvage de tous les animaux domestiques – est absent, cet espace est plus que sauvage, il est funeste, ainsi que le suggère la présence des vautours. Dans le Prométhée enchaîné, les éléments minéraux sont, de même, primordiaux dans le décor d’exil de Prométhée : ce sont « ἁλιστόνοις […] / [...] ῥαχίαισιν (les falaises qui résonnent du gémissement de la mer)9 » ; les falaises, marques abruptes de la fin d’une terre sont désignées par leur solitude et, dans une opposition inquiétante, par l’aspect vivant de la mer sauvage qui les habite. Le Caucase est désigné comme « ὁρῶν / ὕψιστον, ἔνθα ποταμὸς ἐκφυσᾷ μένος / κρόταφων ἀπ’αὐτῶν (la plus haute des montagnes, là où le fleuve exhale sa force de ses sommets)10 ». Une fois de plus, élément minéral et aquatique sont liés, cette fois par un lien d’ascendance. Chacun de ces éléments reflète la force sauvage de l’autre. De plus, le Caucase possède des sommets « voisins des astres11 » : les sommets du Caucase sont caractérisés par leur absence de vie, un climat froid et infertile. Ce dernier est par ailleurs proche de monde divin et est à la fois une réalité géographique et mythologique. On trouve également une qualification de Salmydesse en tant que « τραχεῖα πόντου Σαλμυδησσία γνάθος / ἐχθρόξενος ναύτῃσι, μητρυιὰ νεῶν (Salmydesse rocailleuse, mâchoire de la mer inhospitalière aux marins, marâtre des navires)12 ». Salmydesse est l’objet d’une métaphore monstrueuse, celle de la mâchoire dont les victimes sont les navires et les marins : on retrouve bien cette idée qu’il y a complémentarité entre l’élément minéral et aquatique autour du thème de la mort. Ainsi, il semblerait que la proximité avec les supposées frontières soit liée dans l’imaginaire grec à la présence de hautes montagnes. Plus précisément, le lieu où est attaché Prométhée est des plus austères. Pouvoir l’emmène « πρὸς πέτραις / ὑψηλοκρήμνοις (vers des roches aux escarpements élevés)13 » et Héphaïstos doit l’enchaîner « φάραγγι πρὸς 6 7 8

9 10 11 12 13

Eschyle, Agamemnon, v. 1158-59 ; Les Suppliantes, v. 3-4. Cf. Homère, Odyssée, IX, v. 116-24: l’île des Cyclopes qui incarne un espace de sauvagerie et d’absence de culture n’est habitée que par des chèvres sauvages. « La chèvre qu’on égorge [à Artémis] partage le statut ambigu de la déesse, en position charnière : c’est le plus sauvage de tous les animaux domestiques » (J.-P. VERNANT, La mort dans les yeux, p. 24). Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 712-713. Ibid., v. 719-721. Ibid., v. 721-722. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 726-727. Ibid., v. 4-5.

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δυσχειμέρῳ (à un précipice au climat froid)14 » ou encore « τῷδ’ ἀπανθρώπῳ πάγῳ (à ce rocher privé d’hommes)15 ». Prométhée est confiné dans un endroit en marge du reste des dieux et des hommes, caractérisé par son aspect escarpé, froid : la vie est absente de ce lieu. L’ouverture du Prométhée enchaîné est marquée par la volonté délibérée des deux agents de Zeus d’emmener Prométhée dans le lieu le plus inhospitalier qui soit : « Nous marchons en direction d’une contrée de la terre à l’écart (Χθονὸς μὲν ἐς τηλουρὸν ἥκομεν πέδον), en direction du pays scythe, en direction d’un désert sans humains (Σκύθην ἐς οἷμον, ἄβροτον εἰς ἐρημίαν)16 ». Cette première phrase est construite sur un parallélisme de construction : le groupe prépositionnel articulé autour de « εἰς » ou « ἐς » est répété trois fois. De façon mimétique, le public est emmené loin d’Athènes (la première personne du pluriel contenue dans « ἥκομεν » invite le public à cette transposition), sur une terre qu’il ne connaît que parce qu’elle est le lieu de fantasmes. La seule donnée géographique de la destination est qu’il s’agit du pays scythe (« Σκύθην ἐς οἷμον »). Or, cette région est envisagée pour les Athéniens comme les limites de la terre, à la frontière du monde connu et de l’inconnu ou de ce qui s’apparente aux Enfers. Par ailleurs la première indication qui est donnée précise qu’il s’agit d’un endroit en marge : on peut comprendre le génitif singulier « χθονός » comme un partitif, faisant de ce nom la Terre en général. Ainsi, « τηλουρὸν πέδον » serait un endroit, un morceau de terre à part, en marge du reste du monde connu. De plus, cette terre à la marge semble bien s’apparenter au territoire froid de la Mort ou des Enfers : il s’agit d’un désert privé d’humains (« ἄβροτον εἰς ἐρημίαν »). L’absence d’être humain est à considérer d’un point de vue social : l’adjectif « ἄβροτον » semble presque redondant lorsqu’il qualifie « ἐρημίαν ». En effet, il ne s’agit pas tant d’un désert géographiquement repérable par l’absence de végétation mais plutôt social. En cet endroit, les hommes ne vont pas, n’ont pas de commerce les uns avec les autres17. Il ne s’agit pas d’une terre qui serait frontalière à un autre pays, mais plutôt d’une terre frontalière de quelque chose d’autre, de non humain (comme peut être compris l’adjectif « ἄβροτον »). Prométhée dit, de plus, qu’il obtient pour lot « ἑρήμου τοῦδ’ἀγείτονος πάγου (cette roche déserte sans voisins)18 ». L’adjectif qualificatif « ἑρήμου » rappelle le nom commun « ἐρημία » dont nous avons parlé plus haut ; or la roche est doublement qualifiée, puisqu’elle est aussi « ἀγείτονος ». Il s’agit ici d’un hendiadyn intéressant dans la 14 15 16 17

18

Ibid., v. 15. Ibid., v. 20. Ibid., v. 1-2. Héphaïstos dit à Prométhée qu’il ne verra « ni la voix ni l’apparence d’un quelconque mortel (βροτῶν) » (Ibid., v. 21). On observe que le nom βροτῶν se retrouve dans l’adjectif ἄβροτον. C’est bien l’idée d’une opposition entre mortel et immortel qui semble être retenue. Ibid., v. 270.

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mesure où la notion de « désert » est socialement qualifiée, puisqu’elle ne semble valable que par rapport à des voisins, avec qui un échange est potentiellement envisageable, une frontière potentiellement franchissable. L’espace d’exil de Prométhée serait alors une terre obscurément divine : tout semble indiquer qu’il s’agit d’un lieu infernal. En effet, Pouvoir et Force sont sommés par Héphaïstos de se retirer dès qu’ils ont accompli leur tâche19 : c’est un lieu, où les dieux et divinités olympiennes n’aiment pas demeurer. Chez Sophocle, Œdipe est dépeint, dans une vision prophétique du chœur, « sous la forêt sauvage (ὑπ᾽ἀγρίαν/ὕλαν), au milieu des grottes et des rochers (ἀνά τ᾽ ἄντρα καὶ /πέτρας), semblable au taureau (ἰσόταυρος), misérable d’un misérable pas (μέλεος μελέῳ ποδὶ), solitaire (χηρεύων), tâchant d’échapper aux oracles du centre de la terre (τὰ μεσόμφαλα γᾶς)20 ». Œdipe est en quelque sorte persécuté par le centre de la terre, auquel sont rattachées les prophéties, mais oppressé par la forêt qui le recouvre, tandis qu’autour de lui tout n’est que minéral. On voit bien que la nature sauvage a, ici, vocation à lui rappeler sa faute et à recréer autour de lui l’étau inévitable de la malédiction21. Œdipe, lui-même, à la manière des Danaïdes, demande ainsi à ce qu’on l’envoie « habiter les montagnes (ναίειν ὄρεσιν)22 », conscient qu’il doit se réfugier à l’écart du monde. Dans Œdipe à Colone, c’est encore dans une « forêt sauvage (κατ᾽ ἀγρίαν / ὕλην)23 » qu’Antigone n’a cessé d’errer au hasard pour accompagner son père. Le sauvage (ἄγριος) et la montagne (ὄρος) ont en commun d’être des espaces géographiques et symboliques : l’ἄγριος est ce qui est caractéristique de l’ἀγρός, lieu intermédiaire entre l’espace domestique et les sommets de la montagne. L’adjectif ἄγριος s’applique aussi aux animaux de l’ὄρος – ou ici, à des hommes déchus –, espace qui prolonge l’ἀγρός24. Le sauvage « est avant tout spatial mais englobe, en définitive, tout ce qui est extérieur à la cité25 ». Chez Euripide, Hippolyte accompagné de ses valets pénètre « dans un pays désert (ἔρημον χῶρον εἰσεβάλλομεν)26 », immédiatement après avoir quitté Trézène, où surgit d’ailleurs un taureau monstrueux. La cité à peine 19 20 21

22 23 24 25 26

Ibid., v. 12-13. Sophocle, Œdipe roi, v. 478-80. C. MAUDUIT a montré que l’espace sauvage est aussi le lieu de contact entre l’homme et le sacré (« Le sauvage et le sacré dans la Tragédie grecque », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°47, décembre 1988, p. 303-317). Sophocle, Œdipe roi, v. 1451. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 348-49. P. CHANTRAINE, Étude sur le vocabulaire grec, p. 35. C. MAUDUIT, op. cit., p. 304. Euripide, Hippolyte, v. 1198.

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quittée, la nature se transforme donc symboliquement, rappelant que seule la cité et le respect de ses lois sont, chez Sophocle, garants d’un ordre du monde. Électre, dans la pièce éponyme, consume sa vie « dans la maison d’un ouvrier (ἐν χερνῆσι δόμοις)27 » qui se trouve « sur les pics escarpés des montagnes (οὐρείας ἀν᾽ ἐρίπνας)28 ». La montagne hostile rappelle qu’Électre est obligée d’exercer une activité indigne de son rang et que cette situation est synonyme pour elle d’un inconfort. Dans les Bacchantes, les filles de Cadmos et certaines femmes de Thèbes, une fois chassées par Dionysos, se retrouvent assises « sous les verts sapins (χλωραῖς ὑπ᾽ ἐλάταις) sur des rochers qui ne leur offrent pas d’abris (ἀνορόφοις […] πέτραις)29 », confinées, comme Œdipe, entre une terre inhospitalière et un ciel masqué par de sombres arbres. Chez Hérodote, on trouve aussi une étrange allusion à un autre espace hostile et sauvage, un marais : Les Égyptiens du nôme de Saïs rappelèrent l’Ethiopien Sabakôs, qui avait tué son père Nécôs, alors qu’il était en exil en Syrie (φεύγοντα τότε ἐς Συρίην), lorsque l’Ethiopien fut chassé par la vision d’un songe (ὡς ἀπαλλάχθη ἐκ τῆς ὄψιος τοῦ ὀνείρου). Pendant son règne, pour la seconde fois, à cause de ses onze collègues, il fut envoyé en exil, à cause d’un casque, dans les marais (καταλαμβάνει μιν διὰ τὴν κυνέην φεύγειν ἐς τὰ ἕλεα). S’estimant victime d’un traitement indigne, il décida de se venger de ceux qui l’avaient banni (τοὺς διώξαντας).30

Pour la première fois, dans un texte historique, une destination précise d’exil est mentionnée par l’autorité qui bannit. Cette destination est volontairement hostile et révèle à l’intéressé qu’il ne s’agit plus seulement d’un éloignement temporaire comme la première fois mais, cette fois, d’un exil dégradant. C’est cette même observation qui pousse Sabakôs à vouloir se venger. La nature sauvage de la terre d’exil a plusieurs fonctions au théâtre : montrer d’abord que l’exil est une épreuve. En ce sens, le décor participe à l’expiation de la souillure ou de la faute. Certains personnages tragiques demandent eux-mêmes à être relégués dans de tels endroits, pour mieux y purger leur peine. Montagnes, rochers et forêts obscures sont immédiatement le signal, pour le spectateur, de l’inconfort de l’exil, mais aussi de son aspect provisoire. Tous les personnages qui ont à s’en plaindre sont en vérité amenés à partir de ces lieux, une fois leur faute expiée. C’est aussi parfois, 27 28 29 30

Euripide, Électre, v. 207. Ibid., v. 210. Euripide, Les Bacchantes, v. 38. Hérodote, II, 152.

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avec Prométhée et le personnage d’Hérodote, la marque d’une humiliation, mais en même temps, la promesse d’une vengeance à venir. 2) L’eau mortifère et l’eau féconde

Pour signifier l’hostilité de la terre d’exil, un autre motif est également développé, celui de l’eau mortifère incarnée par la mer, à l’opposé de l’eau féconde, incarnée par le fleuve de la terre d’origine. Cette opposition est déjà présente dans l’Odyssée : tandis qu’Ulysse erre sur la mer « aux mille maux », c’est par le biais du fleuve de la terre des Phéaciens qu’il pénètre une terre accueillante31. Symboliquement, il se lave alors dans ce fleuve pour ôter de son corps le sel marin, mettant ainsi fin à son errance32. Ainsi, dans l’Agamemnon d’Eschyle, Cassandre mentionne le pays qu’elle n’a plus et évoque ses rives fertiles : ἰώ Σκαμάνδρου πάτριον ποτόν· τότε μὲν ἀμφὶ σὰς ἀιόνας τάλαιν᾽ ἠνυτόμαν τροφαῖς· νῦν δ᾽ἀμφὶ Κωκυτόν τε κἀχερουσίους ὄχθους ἔοικα θεσπιῳδήσειν τάχα.33 Io ! Fleuve Scamandre, boisson originelle de ma patrie! Jadis, malheureuse, j’ai grandi sur tes rives et tu me nourrissais. Mais maintenant, c’est près du Cocyte et sur les rives escarpées de l’Achéron qu’il me semble que je prophétiserai bientôt.

Au fleuve de son pays (« Σκαμάνδρου πάτριον ποτόν ») caractérisé par ses pouvoirs féconds (« ἠνυτόμαν τροφαῖς »), Cassandre oppose les fleuves mortifères du Cocyte et de l’Achéron34 dont les rives semblent être marquées par leur aspect hostile (« κἀχερουσίους / ὄχθους »). On retrouve cette idée de la rive porteuse des caractéristiques du fleuve dans Les Suppliantes d’Eschyle lorsqu’elles évoquent « les embouchures de sable doux du Nil » (« ἀπὸ προστομίων λεπτοψαμάθων / Νείλου·35 ») dont la douceur est associée à la fertilité de ce fleuve36. On remarque que, bien qu’il semble probable selon E. Fraenkel que l’auditoire se soit plutôt attendu à l’expression « γῆ πατρία » au lieu de « πάτριον ποτόν », si c’est un élément 31 32 33 34 35 36

Homère, Odyssée, V, 441-42; 462-63. Ibid., VI, 210. Eschyle, Agamemnon, v. 1157-1161. Cf. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 690, v. 856. Ces destinations finales sont appelées pour mettre fin à une douleur. Eschyle, Les Suppliantes, v. 3-4. Ibid., v. 854-857 : « Puissé-je ne plus revoir l’eau « qui nourrit les bœufs », là où un sang prospère et porteur de vie abonde pour les hommes. »

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aquatique qui est évoqué ici, c’est qu’aucun élément terrestre ne représente un élément stable, un élément d’attache certain pour Cassandre et pour les Danaïdes. Il serait de plus excessif de ne voir, comme Fraenkel, dans cette référence à un endroit d’origine qu’« un vieux lieu commun issu du fonds de commerce du poète 37». Bien plus que cela, évoquer la terre disparue revient à signifier sa situation d’exilé. On voit à nouveau apparaître positivement la glorification du fleuve de la terre d’accueil à la fin des Suppliantes, dont les eaux douces38 sont plusieurs fois évoquées : […] μηδ᾽ἔτι Νείλου προχοὰς σέβωμεν ὕμνοις, ποταμοὺς δ’οἳ διὰ χώρας θελεμὸν πῶμα χέουσιν, πολύτεκνοι, λιπαροῖς χεύμασι γαίας τόδε μειλίσσοντες οὖδας.39 Nous n’honorerons plus les bouches du Nil de nos hymnes, mais les fleuves très féconds qui déversent, en traversant les terres, une onde paisible, adoucissant le sol de cette terre par des ruisseaux fertiles.

Les fleuves (« ποταμούς ») et les ruisseaux (« λιπαροῖς χεύμασι ») sont associés à une notion de fécondité exacerbée (« πολύτεκνοι ») ainsi qu’à une notion de douceur (« θελεμὸν πῶμα »; « μειλίσσοντες »). Il est étonnant de remarquer qu’à la prétendue vertu de très grande fécondité du Nil est substituée celle des fleuves d’Argos qui semble tout aussi grande, bien que moins réputée. Il faut bien voir dans ses vertus des transpositions fantasmatiques et non des réalités géographiques. À l’opposé, la mer est exclusivement associée à la mort et représente la douleur de l’exil40. Dès le début des Suppliantes, la mer est désignée comme le lieu de l’errance et de l’exil : « Fuir sans contrainte sur le flot (φεύγειν ἀνέδην διὰ κῦμ’ἅλιον)41 ». Plus précisément, c’est la vague maritime qui est

37 38 39 40

41

E. FRAENKEL, Aeschylus Agamemnon, t. 3, ad. loc.: « This kind of reference to the homeland is an old-established item of the poet’s stock-in-trade ». Eschyle, Les Suppliantes, v. 24 : « λευκὸν ὕδωρ ». Ibid., v. 1024-1033. A. BERNAND y voit l’« image du malheur chez Eschyle » (op. cit., p. 363-371). Sur le rapprochement entre la mer mortifère et la présence des captives à bord incarnant le malheur de l’exil, voir A. SERGHIDOU, « La mer et les femmes dans l’imaginaire tragique », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 6, n°1-2, 1991, p. 63-88. Sur la mer comme lieu d’exil et de conjuration des fléaux, voir L. RADERMACHER, « Das Meer und die Toten », Anzeiger der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, Vienne, 86, 1949, p. 313-314. Eschyle, Les Suppliantes, v. 14.

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envisagée comme porteuse d’une violence mortifère42. Cet espace clos est présenté comme le lieu même de l’errance et de la souffrance qui en résulte : πρὸς ταῦτα μὴ πάθωμεν ὧν πολὺς πόνος, πολὺς δὲ πόντος οὕνεκ᾽ἠρόθη δορί43 Ne souffrons pas pour ces choses dont nous avons supporté une grande douleur, grande à cause de la mer qui a été labourée de notre carène.

On observe un parallélisme de construction entre « πολὺς πόνος » et « πολὺς δὲ πόντος », associant de manière manifeste la mer et la souffrance. La souffrance est par ailleurs explicitée dans cette déclaration du chœur par le verbe « μὴ πάθωμεν » : dans la synecdoque de la carène (« δορί »), on note une allusion à l’errance maritime, en particulier celle des Danaïdes. La mer est reliée, de fait, à l’impossibilité d’agir, à l’errance physique et morale : κακῶν δὲ πλῆθος ποταμὸς ὣς ἐπέρχεται· ἄτης δ᾽ἄβυσσον πέλαγος οὐ μάλ’εὔπορον τόδ’ εἰσβέβηκα [...].44 Une masse de maux vient sur moi comme un fleuve, et me voici au large d’une mer de folie, mer sans fond, dure à franchir.

Il est intéressant de constater que le fleuve (« ποταμός ») est relié à la mer (« πέλαγος ») autour de la sémantique de la douleur. Cependant, c’est surtout la mer qui est l’objet de la métaphore de la folie. Enfin, toujours dans la perspective d’un espace délimité et sacré, consacré à la mort physique et morale, la mer est considérée comme le refuge des bêtes sauvages et monstrueuses, ainsi, dans Prométhée enchaîné : ποντίοις δάκεσι δὸς βοράν45 Donne-moi en pâture aux monstres de la mer.

La mer est considérée dans cette déclaration de Io comme le lieu de l’oubli de soi-même où l’on souhaite être jeté comme l’on souhaite mourir. C’est son aspect mythologique qui est évoqué. Bien plus qu’un lieu d’errance où repères géographiques et temporels sont brisés, c’est un lieu où 42 43 44 45

Ibid., v. 843-44 :« Si seulement tu avais péri au cours de ton périple maritime semé de vagues (ἀνὰ πολύρρυτον/ ἁλμήεντα πόρον) ». Ibid., v. 1006-07. Ibid., v. 469-71. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 583.

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les règles de la nature elles-mêmes ne fonctionnent plus. En ceci, la mer est l’espace fantasmé le plus représentatif de l’exil. On remarque, de plus, avec A. Bernand que les errances d’Io sont marquées par la crainte de la mer, puisque dans Prométhée enchaîné, Io ne franchit pas le Pont-Euxin et que, dans Les Suppliantes, elle gagne l’Égypte en longeant les côtes de la Grèce, puis celles de l’Asie Mineure et de la Phénicie. L’horreur de la mer oriente toutes les pérégrinations de Io46.

Par ailleurs, l’image de la vague est également employée pour mentionner l’exil : τὰν φυγάδα μὴ προδῷς, τὰν ἕκαθεν ἐκβολαῖς δυσθέοις ὀρμέναν·47 Ne livre pas la fugitive, celle qui a été poussée de bien loin par des exils impies.

Sémantiquement c’est « ἐκβολή (l’expulsion) » qui est sujet de l’action. On peut observer une ressemblance entre le rejet des exilés sur la terre argienne et l’image de la mer ou de la vague maritime violente et mortifère qui rejette ses victimes. Ainsi, les exilés fantasment principalement la mer comme le lieu de toutes les morts – mort physique, psychologique, mort des lois de la nature – et c’est ce lieu qui est évoqué pour évoquer le sentiment de l’exil, car sa représentation y invite : un lieu insondable, pourtant envisagé comme une enceinte sacrée, qui concentre les forces mortifères de la nature et des éléments. Au contraire, les fleuves sont évoqués avec nostalgie ou espoir pour leur douceur et leur fertilité bienfaisante. On note que ces éléments constituent la frontière naturelle du monde grec, présentée comme particulièrement monstrueuse et sauvage. Leur monstruosité provient de leur gigantisme. Si l’on devine leur ampleur, on ne sait exactement où ils se terminent. On parle de « sommets » et d’« astres » : ces éléments se noient dans l’immensité infinie du ciel. On parle également de « mâchoire de la mer », soit d’une partie identifiable du « visage » de la mer qui, lui, reste vaste et imprécis. Même le fleuve dont il est question n’est défini que par sa provenance (« κρόταφων ἀπ’αὐτῶν ») et non par sa destination. Ces éléments ont, de plus, en commun leur attitude de refus, de rejet, sinon des humains, du moins des exilés : la seule mention des humains dans les images 46 47

Op. cit., p. 366. Eschyle, Les Suppliantes, v. 420-22.

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maritimes est contenue dans « ναύτῃσι », les marins. Or, on a pu observer que la mer est envisagée comme l’espace de l’exil ; par conséquent les marins peuvent être une métaphore des exilés. On remarque que des lieux naturellement hostiles ou côtiers, comme le Pirée ou Phylé sont utilisés aux mêmes fins : les exilés de masse tournent à leur avantage cette hostilité, à l’image des Danaïdes et d’Œdipe qui demande à se retrancher dans des rochers. II. UN ESPACE FRONTIÈRE La terre mortifère de l’exil est marquée par la proximité entre l’élément minéral et l’élément aquatique, surtout maritime. Elle est présentée comme un espace frontière. Cette notion de frontière ne se limite pas seulement aux éléments mais touche aussi ce qui différencie l’exilé de l’environnement qui l’entoure : une frontière entre l’humain et le monstrueux. Chez Eschyle, la terre d’exil des Danaïdes est présentée comme une terre sans port48, où le franchissement des frontières est impossible : ἄλλως τε καὶ μολόντες ἀλίμενον χθόνα ἐς νύκτ᾽ἀποστείχοντος ἡλίου·[...]49 surtout quand [les navigateurs] arrivent dans un pays sans port, à l’heure où le soleil décline pour la nuit.

L’image du pays sans port (« ἀλίμενον χθόνα ») suggère l’idée que la terre d’exil des Danaïdes, bordée par la mer sauvage et mortelle, est ellemême touchée par la sauvagerie car elle n’est pas accueillante. Par ailleurs, l’indication de la nuit peut être perçue comme une métaphore de la terre maudite des dieux Olympiens, une terre en périphérie du monde grec est une terre où le soleil ne brille pas. Elle est plongée dans une obscurité qui peut être annonciatrice d’une proximité avec les Enfers. C’est un espace frontière où l’échange n’est pas possible. À cette frontière géographique, s’ajoute une frontière entre l’humain et le monstrueux. En effet, être exilé aux confins de la terre est la punition des monstres50. Prométhée évoque les punitions infligées à Typhée par Zeus qui s’était dressé contre les dieux. Il est maintenant « στενωποῦ πλησίον θαλασσίου / ἰπούμενος ῥίζαισιν Αἰτναίαις

48 49 50

Cf. Homère, Odyssée, V, v. 404 : la terre des Phéaciens, la terre qui marque la fin de l’errance d’Ulysse, est présentée comme un espace hostile, sans port. Eschyle, Les Suppliantes, v. 768-69. C’est l’objet de nombreux récits, dans la Théogonie d’Hésiode, de relégation de monstres ou de Titans aux limites de la terre ou sous la terre : cf. v. 155-159 ; v. 301-305 ; v. 335336 ; v. 519 ; v. 618-624 ; v. 718.

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ὕπο (près d’un détroit marin, comprimé par les racines de l’Etna)51 ». Le détroit marin évoque les zones frontalières où se trouvent les exilés, tandis que les racines de l’Etna font allusion à un lieu infernal, qui est également envisagé comme un espace de fin du monde. Ainsi, Io qui arbore un aspect monstrueux, mi-femme, mi-génisse, est rejetée du monde grec jusqu’aux confins du monde. Par ailleurs, ce monstre symbolique est assez semblable à certains exilés. Typhée est qualifié d’ὑβριστής52 : Zeus l’avait puni et chassé du monde des hommes pour le renvoyer dans le Tartare parce qu’il constituait une menace pour la pax deorum. Typhée est ainsi un exemple type de la démesure qui menace l’ordre cosmique. Or Prométhée partage ce même défaut : il est lui-même écarté du monde pour sa démesure. Les Danaïdes également possèdent cette forme de démesure lorsqu’elles rejettent obstinément leur prérogative. Le roi des Argiens leur rappelle d’ailleurs, à leur arrivée, la présence d’un « ἰατρόμαντις53 », « un médecin infaillible » qui a vidé sa terre des monstres (« κνωδάλων54 »). Chez Euripide, dans Hippolyte, Hippolyte voit surgir également un taureau monstrueux, aussitôt après avoir quitté Trézène, débarquant dans un pays désertique. Un bruit parvient d’abord « comme le tonnerre de Zeus produit un lourd grondement (ὡς βροντὴ Διὸς / βαρὺν βρόμον μεθῆκε)55 », ensuite Hippolyte et les siens voient « un prodige (ἱερόν), une vague dressée jusqu’à toucher le ciel […]. Puis elle s’enfle et bouillonne en écume sous le vent de la mer. […] Avec la grosse lame qui crève et s’abat sort du flot un taureau, un monstre sauvage (ἄγριον τέρας). Son mugissement remplit la terre56 ». Dans la Folie d’Héraclès, les éléments seraient, d’après Héraclès, également partie prenante de cette persécution : Je pense alors arriver à ce degré de malheur : le sol fera entendre sa voix (φωνὴν γὰρ ἥσει χθών) pour m’interdire de toucher la terre, et la mer pour m’interdire de passer, et les sources des fleuves aussi ; je ressemblerai exactement à Ixion, poussé comme une roue de char dans ses chaînes.57

Chez les orateurs, on ne trouve point de monstres dans la terre d’exil, mais on rencontre une altérité inquiétante. Isocrate ainsi, dans l’Éginétique, déplore la présence de l’« autre », sous toutes ses formes : il doit « vivre en étranger chez les autres (καὶ τοῦ παρ᾽ ἑτέροις μὲν μετοικεῖν) » et a vu sa mère et sa sœur « finir leurs jours sur une terre étrangère (ἐπὶ δὲ ξένης) et 51 52 53 54 55 56 57

Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 364-365. Hésiode, Théogonie, v. 307. Eschyle, Les Suppliantes, v. 263. Ibid., v. 264. Euripide, Hippolyte, v. 1201-02. Ibid., v. 1201-1217. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1294-98.

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parmi des étrangers (παρ᾽ ἀλλοτρίοις)58 ». Une grande variété de vocabulaire de « l’étranger » est utilisée dans ce court passage pour désigner rien moins que les habitants d’Égine. Ainsi, l’espace de l’exil peut aussi symboliser la frontière entre humanité et monstruosité, que les exilés ont franchie, ou s’apprêtent à franchir. La terre d’exil est présentée de manière univoque comme un espace infertile, mortifère, austère, d’où la vie est absente, mais qui n’empêche paradoxalement pas qu’on y conçoive des espoirs. Cet espace-frontière laisse à penser que la terre d’exil prédispose aussi au contact, à l’échange avec l’inconnu et le nouveau. Comme l’affirme J.-P. Vernant, plutôt que d’espace de complète sauvagerie, représentant par rapport à la ville et aux terres humanisées de la cité une altérité radicale, il s’agit de confins, des zones limitrophes, des frontières où l’Autre se manifeste dans le contact qu’on entretient régulièrement avec lui, sauvage ou cultivé se côtoyant, pour s’opposer certes, mais pour s’interpénétrer tout autant.59

III. UNE GÉOGRAPHIE MYTHIFIÉE De nombreux espaces évoqués appartiennent aux limites connues du monde grec et forment une cartographie relativement cohérente à ce titre, mais ces espaces sont avant tout présentés dans leur aspect mythique : toujours reliés à des personnages en exil, ils leur apportent une dimension fantasmatique. L’exil est d’autant plus tragique qu’on peut le situer dans un espace assez réaliste pour qu’on puisse accorder crédit à cet exil, mais assez mythologique pour que l’exil soit symbolique. Chez Eschyle, les Danaïdes évoquent l’Égypte d’abord sous son aspect mythologique60 : c’est une terre qui incarne une prérogative naturelle, celle de la fertilité. Mais, le Nil [...] n’est pas seulement pourvu d’une existence mythique. Les Suppliantes en parlent comme d’une réalité bien connue, puisqu’elles savent qu’il a plusieurs bouches s’ouvrant sur un littoral de sable fin.61 58 59 60

61

Isocrate, Éginétique, 23. J.-P. VERNANT, La mort dans les yeux, p. 17. Selon A. BERNAND « Cette Egypte fortement stylisée est considérée par Eschyle avec curiosité, mais aussi avec une certaine méfiance, pour ne pas dire malveillance. En effet, une série de notations péjoratives présente les Danaïdes […] comme des étrangères venant demander asile et apportant en pays grec leurs particularités exotiques » (op. cit., p. 68). A. BERNAND, op.cit., p. 71 (à propos des Suppliantes, v. 1-11). Il semblerait que l’épithète « λεπτοψαμάθων » v. 4 possède une valeur didactique: l’abondance des détails

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

En effet, le texte d’Eschyle permet à partir de quelques indications62 de retracer la route des Danaïdes pour atteindre l’Égypte : depuis la mer Égée jusqu’à l’île de Cnide, à l’ouest de l’Anatolie, le long de la côte de l’Asie Mineure, le nord de l’île de Chypre, puis vers le sud le long de la côte phénicienne. De la même façon, Prométhée est rejeté par Zeus aux confins du monde. Ce sont les peuples de cette zone frontalière qui permettent d’en dresser une topographie. πρόπασα δ’ἤδη στονόεν λέλακε χώρα, μεγαλοσχήμονά τ’ἀρχαιοπρεπῆ [...]στένουσι τὰν σὰν ξυνομαιμόνων τε τιμάν· ὁπόσοι τ᾽ἔποικον ἁγνᾶς Ὰσίας ἕδος νέμονται μεγαλοστόνοισι σοῖς πήμασι συγκάμνουσι θνατοί, Κολχίδος τε γᾶς ἔνοικοι παρθένοι, μάχας ἄτρεστοι, καὶ Σκύθης ὅμιλος, οἳ γᾶς ἔσχατον τόπον ἀμφὶ Μαι ῶτιν ἔχουσι λίμναν, Ἀραβίας τ’ἄρειον ἄνθος, ὑψίκρημνον οἳ πόλισμα Καυκάσου πέλας νέμονται, δάιος στρατὸς ὀξυπρῴροισι βρέμων ἐν αἰχμαῖς.63 Déjà le pays tout entier fait retentir son gémissement, ils se lamentent sur ta renommée magnifique et vénérable par son antiquité et sur celle de tes frères ; tous ceux qui occupent le sol voisin de la sainte Asie compatissent à tes souffrances qui te font pousser de grands gémissements, bien qu’ils soient mortels. Et aussi les vierges qui habitent la terre de Colchide, qui ne craignent pas le combat, et la horde de Scythie, eux qui occupent un endroit à l’extrémité de la terre, autour de la mer du Palus-Méotide,

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géographiques chez Eschyle aurait fait écho, auprès du public, aux écrits d’Hérodote. De plus, selon Triclinius, le mot « προστομίων » au même vers ne signifierait rien de plus que « στομίων »: la préfixation ne serait qu’une commodité métrique et non une indication géographique valable (G. DINDORF, op. cit., ad. loc. ; O.L. SMITH, op. cit., ad. loc.). Notamment « le tombeau de Sarpédon », évoqué v. 869-70 des Suppliantes. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 406-431.

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Et aussi la fleur guerrière de l’Arabie, ceux qui occupent la ville bâtie sur une hauteur escarpée près du Caucase, armée destructrice grondant dans leurs lances acérées.

Les peuples des frontières participent à la tragédie de l’exil politique de Prométhée en se lamentant. Un exilé politique est normalement rejeté de sa terre d’accueil, mais ce n’est pas le cas ici : « πρόπασα » qui qualifie « χώρα » est mis en tête de vers et démontre le paradoxe entre le rejet de Prométhée et l’aspiration des peuples à vouloir l’intégrer à leur cité. Le préfixe προ- renforce « πασα » qui veut déjà dire « en entier ». Le pays « tout entier », sans exception, manifeste une telle volonté. Les verbes et expressions traduisant le gémissement et la plainte sont nombreux64 et unissent ces peuples et ces éléments autour d’un chant commun de désespoir qui cherche à traduire le tragique de la situation de Prométhée. Le point commun entre ces peuplades est qu’elles habitent à l’est du Bosphore cimmérien, à la frontière entre l’Europe et l’Asie. Or, L’Asie n’est pas considérée comme une terre civilisée, à l’image de la Grèce. Elle est auréolée de magie et de mystère (elle est qualifiée de « ἁγνή », « pure, sacrée, chaste »). Il est étonnant de constater que, même si le premier passage de la pièce nomme expressément les voisins comme l’au-delà humain de la limite où se trouve Prométhée, cet au-delà humain n’apporte à celui-là aucun retour à la normalité. En effet, le premier peuple cité consiste en des « vierges de Colchide » (« Κολχίδος τε γᾶς ἔνοικοι / παρθένοι65 »), les Amazones, connues pour leur refus de se soumettre à leur condition féminine. Elles sont en quelque sorte des monstres femmes, qui refusent de franchir la frontière qui sépare le sauvage du civilisé. Ensuite viennent un peuple de Scythie puis un peuple d’Arabie. Ces trois peuples ont plusieurs points communs. Ils partagent d’abord un tempérament guerrier : les vierges son dites « μάχας ἄτρεστοι66 » : elles ne craignent pas le combat ; le peuple de Scythie est déterminé par sa consistance guerrière, il s’agit d’une horde, une troupe (« ὅμιλος 67») avant même d’être un peuple ; le peuple d’Arabie est quant à lui déterminé par son excellence68 (ἄρειον ἄνθος69) et son extrême rage ou sauvagerie: littéralement, ils vont « grondant dans leur lances acérées » (« ὀξυπρῴ-/ροισι 64

65 66 67 68

69

Ibid., v. 406 : « στονόεν λέλακε » ; v. 408 : « στένουσι » ; v. 412 : « μεγαλοστόνοισι » ; v. 431 : « Ὑποστενάζει » ; v. 432 : « στένει » ; v. 433 : « ὑποβρέμει » ; v. 435 : « στένουσιν ἄλγος οίκτρόν ». On retrouve un même radical du verbe στένω. Ibid., v. 414. Ibid., v. 415. Ibid., v. 416. On pourrait considérer que cette métaphore de la fleur (« ἄνθος ») illustre la jeunesse, ce qui en ferait un peuple qui lui aussi, à l’instar des Amazones, refuse de passer la frontière de l’âge et s’installe définitivement dans la sauvagerie de l’adolescence, ici manifestée sous sa forme guerrière. Ibid., v. 419.

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βρέμων ἐν αἰχμαῖς 70»). Ils ont ensuite en commun une situation géographique à la marge : la Colchide est située dans l’actuelle Géorgie occidentale ; la Scythie entre la Mer Caspienne et le Pont-Euxin, de l’actuelle Ukraine à l’Altaï en passant par le Kazakhstan. Le texte d’Eschyle nous précise qu’il s’agit, dans la pensée grecque, de la fin du monde: « γᾶς / ἔσχατον τόπον71 », un lieu à l’extrémité de la Terre dont une mer est connue : « Μαι -/ ῶτιν […] λίμναν 72». Ici, « λίμνη » ne désigne pourtant pas une mer comme il pourrait y en avoir sur un territoire de la grandeur de la Grèce, mais plutôt un lac, un marais, un bras de mer. Dans la pensée grecque, même si certains endroits de la Scythie sont connus, cette terre demeure la fin du monde connu et non un pays indépendant. Enfin, ce qui est considéré comme l’Arabie mais proche du Caucase, de manière floue, possède une topographie accidentée, marque de la fin de la terre : « ὑψίκρημνον [...] πόλισμα (une ville bâtie sur une hauteur escarpée)73». Ces peuples sont ceux de la fin du monde, ceux qui occupent le dernier endroit de la terre où l’on trouve des humains qui sont eux-mêmes à la limite de l’humanité. On sait, par ailleurs, que l’extension géographique de la Scythie a beaucoup varié selon les époques. Ses peuples étaient divisés « en peuplades nombreuses, les unes sédentaires, les autres nomades, toutes réputées belliqueuses et sauvages74 » et, pour cette raison, il ne faut pas chercher à y situer avec précision l’emplacement du rocher de Prométhée75. A. Bernand précise ainsi que la « Scythie [est] à la fois réelle et imaginaire76 ». On constate que les éléments géographiques mentionnés comme l’environnement de Prométhée, le sont une seconde fois dans le Prométhée enchaîné, mais, cette fois, à propos de Io. Prométhée lui dresse en effet la liste des pays qu’elle doit traverser77 et c’est là « τέρματ’[α] [ …] ὁδοῦ 78», la fin de son errance. La direction de Io est opposée à celle du cours de la vie, elle doit aller « ἡλίου πρὸς ἀντολάς (en direction du soleil levant) 79». À cette principale indication de voyage, une autre est donnée par Prométhée : elle doit traverser « ἀνηρότους γύας80 », « les terres non labourées ». Il s’agit ici d’un élément 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80

Ibid., v. 422-423. Ibid., v. 416-417. Ibid., v. 417-418. Ibid., v. 420. A. BERNAND, op.cit., p.74-75. A. BERNAND suppose par ailleurs qu’il serait plutôt sur les contreforts de l’Oural que dans le Caucase. Ibid., p.74-75. Eschyle, Prométhée enchaîné, v.705-735. Ibid., v. 706. Ibid., v. 707. Voir aussi ibid., v. 791. Ibid., v. 708.

Chapitre 8 : Topologie de l’exil

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primordial, rappelant le refus de la culture au sens propre et figuré des peuples vivant au-delà de ces terres, mais également le refus de fécondité, de sortir de la terre sauvage de l’adolescence de Io. Les Scythes sont le premier peuple que Io doit rencontrer ; il est composé de « νομάδας81 », c’est à dire d’hommes qui n’ont pas de terre d’attache, sans pourtant être en exil. Les Chalazes sont le deuxième peuple rencontré dont Prométhée dit que ses membres sont « ἀνήμεροι γὰρ οὐδὲ πρόσπλατοι ξένοις (non civilisés et non abordables aux hôtes)82 ». On retrouve l’idée que la sauvagerie de ce peuple empêche un échange, de la même manière que les exilés ne peuvent pas être reçus chez des hôtes. A. Bernand signale que « malgré la mention de peuplades fabuleuses, les Chalybes (qu’Eschyle situe au nord du Caucase, alors que leur pays était en Asie Mineure) et les Amazones (qu’une tradition plaçait au Nord du Pont-Euxin et qu’une autre, plus répandue, localisait au Sud de cette mer), l’itinéraire indiqué ici ne manque pas de logique géographique83 ». Ainsi, la topographie mythologique n’empêche pas une certaine cohérence qui suffit à rendre le récit de ce voyage réaliste. Le troisième ensemble rencontré s’articule autour des peuples du Caucase dont l’armée des Amazones fait partie : elle est dite « στυγάνορ[α]84 », « qui hait les hommes ». On retrouve l’idée d’un refus du passage de la sauvagerie adolescente à la fécondité féminine qui caractérise aussi les Danaïdes ; elles sont d’ailleurs comparées, à ce propos, aux Amazones85. Les extrémités du monde sont donc symbolisées par des peuples qui tiennent rôle de frontière, du fait de leurs caractéristiques qui sont à la limite de l’humain. Dans le Prométhée enchaîné, la toute fin du monde est marquée par la présence d’un élément mythologique. […] πόντιος κλύδων ξυμπίπτνων, στένει βυθός, κελαινὸς Ἄιδος ὑποβρέμει μυχὸς γᾶς, παγαί θ᾽ἁγνορύτων ποταμῶν στένουσιν ἄλγος οίκτρόν.86 […] les gémissements le flot de la mer qui tombe et retombe, l’abîme se lamente, le fond noir de la terre d’Hadès gronde en dessous, et les ondes des fleuves aux flots sacrés gémissent une plainte désolée.

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Ibid., v. 709. Ibid., v. 716. Op. cit., p.79. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 724. Eschyle, Les Suppliantes, v. 287-89. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 431-35.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

C’est la mer qui est considérée comme le dernier élément frontalier séparant le monde des humains de l’abîme. L’image du monde véhiculée par la poésie grecque archaïque est en effet la suivante87: le cercle des terres et des mers est intermédiaire, au-dessus se trouve l’Olympe, en dessous le Tartare, et tout autour le fleuve Océan. Par ailleurs, on observe que, dans la mythologie, les héros fondateurs vont d’Est en Ouest88, retraçant ainsi le parcours du soleil et par là-même le parcours de la naissance à la mort. Or, les personnages qui se trouvent en marge du monde grec font le chemin inverse : ils s’éloignent du centre grec pour demeurer en périphérie, à l’est de ce monde. Leur situation géographique, même terrestre, est déjà la marque d’une dénaturation. La marque d’un basculement dans un au-delà sans humains semble également résider dans la mer elle-même, évoquée dans le groupe nominal « πόντιος κλύδων89 ». Cette limite naturelle est donc caractérisée par son absence précise de délimitation, ainsi que le précise une allusion de Prométhée concernant Océan : τοῦ περὶ πᾶσάν θ᾽εἱλισσομένου χθόν᾽ ἀκοιμήτῳ ῥεύματι παῖδες πατρὸς Ὠκεανοῦ [...]90 Filles d’Océan, votre père, enroulé autour de toute la terre grâce à son cours qui ne s’éteint jamais […].

Cette absence de limites est marquée par le terme « ῥεῦμα » qui définit le flot continu, qui coule sans cesse, tandis que l’adjectif qualificatif épithète à ce nom, « ἀκοιμήτος », avec son préfixe privatif, définit quelque chose qui n’a ni commencement ni fin. L’Océan est envisagé non pas dans son aspect géographique mais mythologique, infini et intemporel. Il est un élément de vie, une force constitutive de la Nature. En effet, « dans la tradition épique, Océanos est un être divin. S’il peut être évoqué sous l’aspect d’un fleuve, ce fleuve possède une présence cosmique plus qu’il n’a de réalité géographique91 ». C’est à ce titre que le chœur le mentionne : après les éléments géographiques, à la fin du monde, ce sont les éléments mythologiques qui interviennent et qui sont évoqués de manière presque naturelle comme le continuum de ces derniers. C’est sans doute à cet espace 87

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Cf. Alain BALLABRIGA, Le Soleil et le Tartare, l’image mythique du monde en Grèce archaïque, Paris : Éditions de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1986. L’auteur insiste sur le fait que cette image n’est pas fixe et varie d’un auteur à l’autre. C’est également le trajet d’Ulysse, de Troie jusqu’à Ithaque. L’adjectif qualificatif « πόντιος » est issu du nom commun « πόντος » qui signifie la mer et qui est l’incarnation du dieu Océan. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 138-40. Jean RUDHARDT, Le thème de l’eau primordiale dans la mythologie grecque, Travaux publiés sous les auspices de la Société suisse des sciences humaines, 12, Berne, 1971, p. 77.

Chapitre 8 : Topologie de l’exil

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mythologique que les Danaïdes font si souvent allusion, ainsi qu’on l’a observé, lorsqu’elles évoquent ce lieu infini de perdition. De même, dans l’Hécube d’Euripide, le chœur met en avant et déplore l’abandon de l’Asie pour une Europe assimilée à l’Hadès : Troie s’écroule dans les fumées de l’incendie, conquise par la lance argienne ! Et moi, sur un sol étranger, je porte le nom d’esclave ; en quittant l’Asie (λιποῦσ᾽ Ἀσίαν), je l’ai échangée pour le séjour de l’Europe, pour la demeure d’Hadès (Εὐρώπας θεραπνᾶν ἀλλά- /ξασ᾽ Ἅιδα θαλάμους).92

La situation mythique des Enfers est parfois présentée comme un lieu d’exil, mais elle est ici une projection, celle de l’avenir mortifère qui attend généralement les captives en Grèce. Cette topologie de l’exil met en avant la représentation de la terre d’exil bien plus qu’une véritable géographie. Les lieux véritables importent finalement peu puisqu’on y projette, quels qu’ils soient, les mêmes images. Une nature hostile – reflet de la vindicte, de la persécution et de la déchéance provisoires – à la frontière entre deux mondes et deux époques rappelle qu’avant l’exil tout n’était qu’« ordre et beauté, luxe, calme et volupté », quand dans la sidération de l’exil, le monde entier devient hostilité et altérité. Cette hostilité peut être tournée à l’avantage de l’exilé, dans certains cas, pour devenir un lieu de retranchement et de résistance. Les humains sont très peu présents dans ce décor souvent désertique et peuplé de monstres. S’ils s’y trouvent, aucun contact n’est possible comme s’ils ne faisaient pas partie de la même humanité que l’exilé. Ce no-man’s land qu’est la terre d’exil est bien heureusement provisoire et appelle toujours à être quitté.

92

Euripide, Hécube, v. 476-483.

CHAPITRE 9 LA COMMUNAUTÉ DES EXILÉS

Parmi ces malheureux persécutés et livrés à la solitude de l’errance que sont les exilés, certains arrivent tout de même à tirer bénéfice de leur situation. Sans être pour autant heureux d’être exilés, ils font preuve d’une solidarité et d’une malignité dont les « plaintes de l’exilé » ne disent mot ! On oublie trop souvent que tous les exilés n’errent pas désespérément seuls comme Œdipe. Un regroupement, discret mais bien réel, entre exilés est perceptible, autour d’intérêts et d’actions communs1. Et dans certains cas, l’union fait la force. Ce chapitre est l’occasion de voir que des sentiments positifs peuvent animer les exilés, comme la philia, jamais, cependant, à l’égard de leurs persécuteurs. Bien naïfs sont ceux qui, en contexte de guerre, se sont laissés attendrir par un semblant de philia émanant de ceux qu’ils avaient exilés. Cette amitié est uniquement tournée vers leurs compagnons d’exil. Les exilés exclus de la communauté créent ainsi, d’une certaine façon, leur propre communauté. La Tragédie présente quelques fois des exilés ensemble, mais en petit nombre. Les Historiens, en revanche, mettent davantage en scène des exilés anonymes, en groupe, dont le rôle dans les conflits est souvent négligé par la critique, car ils pâtissent, dans cette tradition critique, de la renommée des « célébrités de l’exil », qu’on ne manquera pas non plus d’étudier dans le chapitre suivant. Le rôle d’un Thémistocle ou d’un Alcibiade pendant la guerre est indiscutable, mais qu’en est-il de ces populations exilées, ces groupes d’hommes chassés de leur cité ? Les recherches épigraphiques permettent de mettre en lumière le rôle déprécié des exilés pendant la Guerre du Péloponnèse2. Par exemple, la découverte de deux fragments de stèle commémorative, en 1989, met au jour la contribution, minime mais néanmoins portée à la connaissance de tous sur cette fameuse stèle, des exilés de Chios auprès de Sparte3. Ainsi, « Matthaiou

1

2

3

P. BRUN, souligne cette différence de représentation entre l’image de l’exilé errant, véhiculée par Isocrate, et celle des exilés de Lesbos, particulièrement virulente : « Les exilés politiques en Grèce : l’exemple de Lesbos », Ktèma XIII, 1988, p. 253. M. PIÉRART, « Chios entre Athènes et Sparte, La contribution des exilés de Chios à l’effort de guerre lacédémonien pendant la Guerre du Péloponnèse, IG V 1, 1 + (SEG XXXIX 370) », Bulletin de correspondance hellénique, Volume 119, 1995, p. 253-282. A. P. MATTHAIOU et Y. A. PIKOULAS, « Ἔδον τοῖς Λακεδαιμονίοις ποττὸν πόλεμον », Ηόρος 7, 1989, p. 77-124.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

et Pikoulas4 se demandent comment des gens dispersés dans la Grèce ont pu faire une contribution et quel intérêt elle pouvait représenter pour Sparte. C’est préjuger de la façon dont les exilés ont organisé la lutte contre Athènes5 ». Les historiens, et particulièrement Thucydide, ont mis en avant ce rôle, mais ainsi que le souligne M. Piérart, l’existence d’un groupe de citoyens en exil pouvait presque passer inaperçu. Elle le pouvait difficilement par contre si les [exilés de Chios] formaient un groupe de citoyens exilés à la suite de troubles civils.6

De même, J. T. Figueira, dans une étude sur la communauté des exilés Eginètes, note chez Thucydide « l’introduction relativement rare des contingences de l’exil7 ». L’épigraphie a révélé ce qui n’avait peut-être pas été suffisamment perçu chez les Historiens, et c’est bien par le biais de l’analyse des textes et du vocabulaire de l’exil que l’on a cherché à comprendre le sens de l’expression φεύγοντες8 dans ces nouveaux fragments. I. LES COMPAGNONS D’EXIL Le compagnonnage dans l’exil ne revient pas exactement à trouver des amis9, ou un hôte sympathique, qui, en plus d’une amitié, apporte à l’exilé un refuge, le tirant de sa condition, mais cela équivaut plutôt au fait de « s’exiler avec un exilé ». Cet exil peut être dû aux circonstances – se retrouver exilé au même endroit, au même moment –, ou aux liens familiaux et amicaux qui poussent à partager ensemble les malheurs de l’exil10. Le concept de l’amitié dans l’Antiquité est beaucoup plus large que le nôtre et repose sur des liens parfois plus solides encore que la relation qui lie hôte et étranger. Le substantif συμφυγάς, -άδος, « le compagnon d’exil » exprime particulièrement cette idée

4 5 6 7 8 9

10

Ibid., p. 101. M. PIÉRART, art. cit., p. 260. Ibid., p. 264. T. J. FIGUEIRA, « Four notes on the Aiginetans in exile », Athenaeum, 66², 1988, p. 529, n. 18 : « the relatively rare introduction of contingents of exiles ». Ainsi W. T. LOOMIS fait une étude de vocabulaire dans son article « The Spartan War FUND. IG V 1, 1 and a new Fragment », Historia Einzelschriften 74, 1992, p. 63-64. Certains citoyens, présentés comme « les amis des exilés » de Mégare (Thucydide, IV, 66 : « οἱ δὲ φίλοι τῶν ἔξω » ; IV, 74 : « τοῖς τῶν φευγόντων φίλοις » participent à leur retour dans la cité ; il y aussi dans Phliunthe des gens bienveillants (« εὐμενεῖς ») envers les exilés, sans compter les Lacédémoniens qui font savoir aux habitants de Phlionte restés dans la ville que « les exilés étaient amis des Lacédémoniens (« φίλοι μὲν οἱ φυγάδες τῇ Λακεδαιμονίων πόλει ») et qu’il fallait les laisser revenir (Xénophon, Les Helléniques, V, 2, 9). J. SEIBERT, dans son paragraphe intitulé « Die Anhänger und Freunde », n’envisage que la dimension politique de l’amitié (J. SEIBERT, op. cit., p. 382).

Chapitre 9 : La communauté des exilés

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chez Euripide11, Thucydide12, Xenophon13, Isocrate14, ainsi que le verbe συμφεύγω « fuir avec, être exilé ensemble » chez Hérodote15, Euripide16, Lycurgue17 et Platon18. On ne trouve qu’une seule occurrence du verbe συμφυγαδεύω, dans la littérature du IIIe siècle après J.C. C’est la solidarité entre compagnons d’exil qui est principalement vantée19. Ainsi, chez Euripide, dans Les Héraclides, Iolaos dit qu’il « fuit avec les enfants qui fuient (ἐγὼ δὲ σὺν φεύγουσι συμφεύγω τέκνοις) et [qu’]avec ceux qui sont dans le malheur, [il est] dans le malheur (καὶ σὺν κακῶς πράσσουσι συμπράσσω κακῶς)20 » ; dans Les Phéniciennes, Antigone déclare qu’elle veut « s’exiler avec son père (συμφεύξομαι)21 » et même mourir avec lui. De même, dans Les Bacchantes, Agavé part pour l’exil, « retrouver ses pauvres sœurs compagnes d’exil (συμφυγάδας)22 » : la solidarité y est ici absolue, sans aucune nuance, renforcée par les liens familiaux. Alcibiade est particulièrement entouré de ses compagnons d’exil. Ainsi, chez Xénophon, il est accompagné dans son exil par un homonyme : Thrasyllos envoya tous les prisonniers à Athènes à l’exception d’un Athénien qu’il fit lapider, c’était un nommé Alcibiade, cousin d’Alcibiade et compagnon d’exil (Ἀλκιβιάδου ὄντα ἀνεψιὸν καὶ συμφυγάδα).23

Chez Thucydide, il est également question d’Alcibiade et de « ses compagnons d’exil (μετὰ τῶν ξυμφυγάδων)24 » pour assurer la charge d’ambassadeurs de Sparte auprès des Corinthiens. Chez Isocrate, encore, ce sont les Alcméonides qui « jouissaient d’une telle confiance auprès de leurs compagnons d’exil (ὑπὸ δὲ τῶν συμφυγάδων), que pendant tout le cours de cette période ils furent constamment reconnus comme les chefs du parti populaire25 », parmi lesquels Alcibiade jouit d’une certaine renommée. 11 12 13 14 15 16 17 18 19

20 21 22 23 24 25

Euripide, Les Bacchantes, v. 1382. Thucydide, VI, 88. Xénophon, Les Helléniques, I, 2, 13. Isocrate, Sur l’attelage,14, 26 ; Éginétique, 38. Hérodote, IV, 11. Euripide, Les Héraclides, v. 26; Les Phéniciennes, v. 1679. Lycurgue, Contre Léocrate, 25. Platon, Apologie de Socrate, 21a. On trouve, dans le Contre Midias de Démosthène, 122, de façon tout à fait marginale l’expresion « ἐπὶ τῷ μετ᾽ ἐκείνου κἀμὲ προσεκβαλεῖν ἀδίκως » - « pour le fait de me faire chasser avec lui de façon injuste » -. L’orateur y dénonce une dénonciation calomnieuse. Euripide, Les Héraclides, v. 26-27. Euripide, Les Phéniciennes, v. 1679. Euripide, Les Bacchantes, v. 1382. Xénophon, Les Helléniques, I, 2, 13. Thucydide, VI, 88. Isocrate, Sur l’attelage, 26.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Chez Xénophon, l’amitié pour les exilés est bien vite récupérée à des fins belliqueuses. Agésilas réussit ainsi à tirer profit du siège de Sparte par les Philasiens : Toutes les fois que des gens sortaient de la ville, par amitié ou parenté envers les exilés (διὰ φιλίαν ἢ διὰ συγγένειαν τῶν φυγάδων) il les engageait à organiser entre eux des repas en commun (συσσίτια) et faisait donner des moyens de subsistance suffisants à ceux qui voulaient s’exercer. Il voulut aussi qu’on fournisse des armes à tous et qu’on n’hésitât pas à emprunter de l’argent pour cela. Ses ordres sont exécutés et on produisit plus de mille hommes en très bonne condition physique, disciplinés et bien armés, si bien qu’à la fin les Lacédémoniens convinrent qu’ils ne pouvaient se passer de pareils compagnons d’armes (συστρατιωτῶν).26

Ceux qui furent des compagnons d’exil le temps d’un repas ou d’un entrainement hors de la ville assiégée deviennent des compagnons d’armes. Un procédé semblable est suggéré par Thucydide, à propos des habitants de Thasos dont l’exil avait été décidé par les Athéniens (φυγὴ αὐτῶν ἔξω ἦν ὑπὸ τῶν Ἀθηναίων) auprès des habitants du Péloponnèse et cette troupe en exil, avec des soutiens dans Athènes (μετὰ τῶν ἐν τῇ πόλει ἐπιτηδείων), tentait par la force (κατὰ κράτος ἔπρασσε) d’obtenir l’envoi d’une flotte et de mettre en échec Thasos.27

Deux discours développent le thème des liens forts d’une amitié passée qui perdure dans l’exil. Le discours d’Isocrate, l’Éginétique dresse le tableau de cette amitié28 entre l’orateur et Thrasyloque : Thrasyloque et moi, ayant reçu de nos pères cette amitié si intime dont je viens de vous parler, nous la rendîmes plus intime encore. Tant que dura notre enfance, nous nous donnions mutuellement la préférence sur nos frères, et nous n’avons pas l’un sans l’autre pris part à un sacrifice, à une théorie, ou à une fête quelconque. Parvenus à l’âge d’homme, on ne nous vit jamais agir en opposition l’un à l’autre. Tout fut par nous mis en commun dans nos affaires domestiques. Nous n’eûmes qu’un sentiment sur les intérêts de notre pays. Nous eûmes les mêmes hôtes et les mêmes amis. Mais qu’est-il besoin de parler de nos rapports dans ma patrie ? Même dans l’exil, nous n’avons jamais voulu être séparés l’un de l’autre (ἀλλ᾽οὐδὲ φυγόντες ἀπ᾽ ἀλλήλων ἠξιώσαμεν γενέσθαι).29 26 27 28

29

Xénophon, Les Helléniques, V, 3, 17. Thucydide, VIII, 64. Cf. J. ALAUX, « philia et lien familial : l’exemple de l’Éginétique d’Isocrate », in Amis et ennemis en Grèce antique - colloque international Amis et ennemis en Grèce antique, Tours, 2009. Isocrate, Éginétique, 10-11.

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Leur amitié va jusqu’à supporter mutuellement les douleurs de l’exil : Il éprouvait de telles souffrances que nous ne passions pas un jour sans verser des larmes (ἀδακρύτους), sans déplorer mutuellement nos peines, notre exil et notre solitude (τοὺς πόνους τοὺς ἀλλήλων καὶ τὴν φυγὴν καὶ τὴν ἐρημίαν τὴν ἡμετέραν αὐτῶν). Et cela, sans interruption, car il m’était impossible de m’éloigner sans paraître le négliger, ce qui aurait été pour moi une douleur beaucoup plus grande que tous les maux auxquels j’étais en proie.30

Les compagnons exilés sont mentionnés par le substantif « συμφυγάς » à la fin du discours quand Isocrate insiste sur la sincérité de l’amitié que lui vouait Thrasyloque : « Il l’a montrée dans beaucoup d’occasions, mais principalement à l’époque où ses compagnons d’exil (τοῖς συμφυγάσιν) essayèrent de rentrer dans leur pays, en s’appuyant sur des troupes auxiliaires31 ». Thrasyloque avait été choisi comme général et avait pris l’orateur comme secrétaire, puis comme trésorier général de l’armée, et, au moment du combat, il avait l’habitude de le placer à ses côtés. Dans le Pour Phérénice de Lysias, la même amitié persiste malgré l’exil : Céphisodote, père de Phérénice, était mon hôte ; et lorsque nous fûmes exilés (ὅτε ἐφεύγομεν), je logeais dans sa maison à Thèbes, qui m’était ouverte et à tout autre Athénien qui le voudrait (ἐγὼ καὶ ἄλλος Ἀθηναίων ὁ βουλόμενος). Nous revînmes dans notre patrie après avoir reçu de lui toutes sortes de bons offices, soit en son propre nom, soit au nom de l’état. Quand ils éprouvèrent le même sort, et que dans leur exil ils arrivèrent à Athènes (καὶ φυγάδες Ἀθήναζε ἀφίκοντο), persuadé que je devais leur témoigner toute ma reconnaissance, je les reçus dans ma maison avec tant d’amitié, que ceux qui y entraient, à moins qu’ils ne fussent prévenus, ignoraient qui de nous deux était le maître.32

L’exil a même pour fonction, dans ces deux discours, de monter que l’amitié a été renforcée par cette épreuve de la vie, et qu’elle, par conséquent, tout aussi absolue que le sont les liens familiaux des compagnons d’exil présents chez Euripide. Cette démonstration, basée sur la puissance de la philia, participe à la construction de l’ethos des deux orateurs. De la même façon, Platon, dans l’Apologie de Socrate, parle de Chéréphon, un ami de Socrate qui est parti consulter la Pythie de Delphes pour lui demander s’il existait quelqu’un de plus sage que Socrate. Socrate, dans le dialogue instauré avec ses accusateurs, présente Chéréphon comme 30 31 32

Ibid., 27. Ibid., 38. Lysias, Discours, texte établi et traduit par L. GERNET et M. BIZOS, vol. 2, Fragment 24.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

son « ami depuis l’enfance et un ami du peuple des Athéniens et il a subi le même exil (καὶ συνέφυγε τὴν φυγὴν ταύτην) et est revenu avec [eux]33 ». Cette précision redondante vise à donner une image politiquement rassurante pour l’auditoire de celui qui va apporter aux Athéniens la réponse, contrariante, de la Pythie : il n’y a pas plus sage que Socrate. C’est, en revanche, l’absence de cohésion entre compagnons d’exil qui est parfois déplorée. Dans Les Phéniciennes, Polynice rencontre un autre exilé (ἄλλος αὖ φυγάς34) et ils deviennent compagnons, mais sont surpris en train de se battre pour un lit. Chez Hérodote, un peuple scythe nomade attaqué n’a pas les mêmes positions que ses rois : le peuple préfère s’enfuir, tandis que les rois engagent à livrer bataille, préférant mourir dans leur patrie que d’« être en exil avec le peuple (συμφεύγειν τῷ δήμῳ)35 ». Isocrate, dans le Sur l’attelage, déplore le manque de cohésion pendant les expulsions massives : Vous avez montré plus de colère envers ceux de vos compagnons d’exil qui étaient restés dans l’inaction (τοῖς ἡσυχίαν ἄγουσι τῶν συμφυγάδων), que contre les auteurs mêmes de vos maux. Il ne faut donc pas blâmer ceux qui désirent les mêmes choses que vous, ni regarder comme de mauvais citoyens les hommes qui, étant exilés (ὅσοι φεύγοντες), ont cherché à rentrer dans leur patrie, mais bien plutôt ceux qui, restés dans leur pays, ont tenu une conduite digne de l’exil (φυγῆς ἄξι᾽ ἐποίησαν).36

Chez Lycurgue, dans Contre Léocrate, l’emploi du verbe « συμφεύγω » est tout à fait déconcertant, puisqu’il est utilisé à propos d’objets : C’était peu pour Léocrate de soustraire sa personne et ses richesses, même les objets sacrés qui étaient son héritage paternel, que ses ancêtres lui avaient transmis en vertu de vos coutumes légitimes et héréditaires, en leur élevant un monument religieux. Il les a fait venir à Mégare, il les a fait sortir du pays (ἐξήγαγεν ἐκ τῆς χώρας), sans crainte du nom des reliques paternelles sacrées, sans craindre de risquer de leur faire partager son exil (συμφεύγειν αὑτῷ), loin de la patrie (ἐκ τῆς πατρίδος), quittant (ἐκλιπόντα) les temples et la terre qu’ils occupaient, il jugea bon de les fixer sur une terre étrangère, devenus eux-mêmes étrangers au territoire de Mégare, et aux coutumes qui y sont établies.37

33 34 35 36 37

Platon, Apologie de Socrate, 21a. Euripide, Les Phéniciennes, v. 417. Hérodote, IV, 11. Isocrate, Sur l’attelage, 14. Lycurgue, Contre Léocrate, 25.

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La métaphore filée des objets sacrés comme compagnons d’exil sert à accentuer le portrait négatif de Léocrate, faisant de ses étonnants « compagnons d’exil » des victimes de son immoralité. II. LES EXILÉS VANDALES Les exilés se comportent parfois comme des vandales : réduits à toutes les privations, ils s’organisent pour prendre par la force ce qui leur est refusé. L’assimilation des vagabonds à des voyous est présente dès Homère, où les Achéens sont comparés à des pirates : « Errez-vous (ἀλάλησθε) semblables à ces pirates sur la mer qui errent (οἷά τε ληιστῆρες ὑπεὶρ ἅλα, τοί τ᾽ἀλόωνται) », risquant leur vie et apportant le malheur sur les terres étrangères (ψυχὰς παρθέμενοι κακὸν ἀλλοδαποῖσι πέροντες)38 ». Solon rappelle, dans un fragment, qu’avant que ceux qui avaient été contraints de s’exiler à cause de leur dettes ne soient rappelés à Athènes, ils vivaient de pillage : « ils vinrent au pillage (ἐφ᾽ἁρπαγῆισιν ἦλθον), possédés qu’ils étaient d’espérances infinies, chacun comptait trouver grande richesse39 ». Thucydide fait allusion à cette question au début de La Guerre du Péloponnèse, expliquant que la piraterie est née au début des relations maritimes, à l’époque où les « Grecs d’autrefois » ainsi que les « Barbares » étaient installés en bordure de continent et dans les îles : Ces pirates cherchaient, outre leur profit personnel, les moyens d’assurer la subsistance des faibles. Ils tombaient sur des populations dépourvues de remparts et vivant par bourgades, se livraient au pillage et tiraient de là le plus clair de leur ressource. Ces activités n’avaient rien de déshonorant ; mieux, elles apportaient de la gloire.40

C’est pourtant bien au pillage violent que se livrent certains exilés : certains « pillèrent (ἐλῄζοντο) les habitants de la ville sur terre et sur mer », au point que ceux-ci furent « réduits à la famine (ἐπιέζοντο)41 » ; d’autres « se comportaient violemment (χαλεποὶ ἦσαν) en faisant des pillages (λῃστεύοντες)42 » ; des habitants d’une cité, encore, « étaient victimes des pillages des exilés dans la montagne (ἐλῃστεύοντο ὑπὸ τῶν ἐν τῷ ὄρει φυγάδων)43 ». Dans Pour Polystratos de Lysias, le frère de l’orateur s’est illustré en tuant un exilé qui s’apprêtait à piller :

38 39 40 41 42 43

Homère, Odyssée, III, v. 71-72 et IX, v. 253-54. M. L. WEST, Iambi et Elegi Graeci ante Alexandrum Cantati, vol. II, fr. 34, p. 140. Thucydide, I, 5. Ibid., I, 24. Ibid.,IV, 66. Ibid., IV, 2.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Les exilés faisaient des incursions (καταδρομῆς γὰρ γενομένης τῶν φυγάδων) : non seulement ils y commettaient toute mauvaise action qu’ils pouvaient faire (ὅ τι οἷοι τ᾽ ἦσαν κακὸν εἰργάζοντο), mais ils sortaient aussi des murs du fort de Décelie et vous pillaient (ἦγον ὑμᾶς) ; mon frère, se détachant de la troupe de cavalerie, tua l’un d’eux.44

Les exactions reprochées se comprennent d’autant mieux que le discours est écrit pour défendre un ancien membre des Quatre-Cents, dont les convictions politiques sont mises en cause par la démocratie. On voit parfois les exilés aux côtés d’« ἐπίκουροι », de mercenaires, s’adonner ensemble à cette pratique. Ainsi, d’après Thucydide, pendant la huitième année de la guerre du Péloponnèse : Les exilés de Mytilène et des autres cités de Lesbos (οἱ Μυτιληναίων φυγάδες καὶ τῶν ἄλλων Λεσβίων) partant pour la plupart du continent, après avoir soudoyé une troupe mercenaire issue du Péloponnèse (ἔκ τε Πελοποννήσου ἐπικουρικόν) et des hommes rassemblés sur place, s’emparèrent de Rhoïtéion. Après s’être fait versé une somme de deux mille statères phocéens, ils rendirent la place à ses habitants sans leur avoir fait de mal. Ils attaquèrent ensuite Antandros.45

L’exemple de l’île de Lesbos est caractéristique de la conscience que les exilés ont de la force qu’ils constituent et de leur détermination à rentrer chez eux46. Isocrate situe une action dans l’Éginétique « quand il semblait que les compagnons d’exil cherchaient à s’emparer de la ville avec des pillards (ὅτ᾽ ἔδοξε τοῖς συμφυγάσιν ἐπιχειρεῖν τῇ πόλει μετὰ τῶν ἐπικούρων)47 » : les exilés vandales font figure de décor ou de repère temporel. Ils demeurent un groupe impersonnel, mais rappellent constamment par la violence de leurs actes ou de leurs tentatives la violence même de la situation politique48. 44 45 46

47 48

Lysias, Pour Polystratos, 28. Thucydide, IV, 52. C’est l’idée défendue par P. BRUN dans son article consacré aux exilés de Lesbos : P. BRUN, « Les exilés politiques en Grèce : l’exemple de Lesbos », Ktèma XIII, 1988, p. 253-261. L’auteur précise que le cas n’est pas isolé. Isocrate, Éginétique, 38. Comme on l’étudiera par la suite, c’est notamment le cas des exilés d’Epidamme, qui sont malgré eux les déclencheurs de la Guerre du Péloponnèse, en même temps qu’ils incarnent par leurs actions vandales l’incroyable violence générale qui, d’après Thucydide, a sévi pendant cette guerre : « À la veille de notre guerre, le peuple [d’Epidamme] expulsa les citoyens puissants qui, après avoir rejoint les Barbares, pillèrent (ἐλῄζοντο) les habitants de la ville sur terre et sur mer. Les habitants de la ville, les Epidammiens, après avoir été réduits à la famine (ἐπιέζοντο) envoyèrent des ambassadeurs à Corcyre, qui était leur métropole, pour leur demander de ne pas les laisser succomber mais de s’interposer entre les exilés et eux (τούς τε φεύγοντας ξυναλλάξαι σφίσι) pour les réconcilier, et de faire cesser la guerre avec les Barbares » (Thucydide, I, 24). Plus loin, le même scénario se reproduit avec les Corcyréens de la ville « qui étaient

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Les orateurs ne manquent pas de rappeler certains détails des activités des exilés du Pirée : « ils ont détruit les moissons dans la campagne, dévasté le territoire, incendié les faubourgs, et, pour finir, donné l’assaut aux Murs49 », ou encore « coupé des arbres, monté à l’assaut des murs50 ». La violence des pillages se transforme parfois en violence meurtrière, comme c’est le cas dans l’Éginétique : Quelques-uns de nos exilés (τινες τῶν ἡμετέρων φυγάδων) avaient surpris la ville, et, en un seul jour, avaient assassiné mon père, mon oncle, mon beau-frère et trois de mes cousins. Aucun de ces malheurs cependant n’avait pu me détourner de ma résolution, et j’avais fait voile, croyant devoir m’exposer pour eux comme pour moi-même. Ensuite, nous avons fui de notre patrie (φυγῆς ἡμῖν γενομένης ἐκ τῆς πόλεως), au milieu d’un tumulte et d’une terreur tels que plusieurs citoyens ne songèrent pas même à préserver leurs parents.51

Cependant, ainsi qu’on a pu déjà le voir, cette représentation n’est pas motivée par une volonté de réalité historique mais semble biaisée par une vision monolithique de la résistance des exilés face aux Trente. Après la chute des oligarques et le rétablissement de la démocratie, il est plus simple, dans une perspective d’apaisement des tensions et de reconstruction d’une identité commune, de faire des exilés des héros, et si possible de faire des tous les Athéniens des exilés. III. LE RÔLE DES EXILÉS PENDANT LES GUERRES La virulence présente chez certains exilés ne passe pas inaperçue dans un contexte de guerre : leur grand nombre et leur situation désespérée les rend a priori favorables à la violence organisée qui va au-delà du simple vandalisme. On les a vus ainsi s’accompagner de mercenaires, il s’en faut donc de peu pour qu’ils ne basculent eux-mêmes dans le mercenariat. Mais tous n’ont pas choisi la voie du brigandage. Leur représentation dans les œuvres des historiens et le traitement de leur rôle pendant les guerres sont surprenants et assez inattendus : le cliché hérité des Tragiques de l’exilé cherchant un asile côtoie cette représentation nouvelle de l’exilé vandale sans foi ni loi.

49 50 51

victimes des pillages des exilés dans la montagne (ἐλῃστεύοντο ὑπὸ τῶν ἐν τῷ ὄρει φυγάδων). Une terrible famine régnait dans la ville. » (Ibid.,IV, 2). Enfin, c’est encore le cas des exilés de Mégare, qui, à la suite de luttes civiles (στασιασάντων), chassés (ἐκπεσόντες) par le parti démocratique se comportaient violemment (χαλεποὶ ἦσαν) en faisant des pillages (λῃστεύοντες) » (Ibid., IV,66). Isocrate, Sur l’attelage, 13. Lysias, Contre Alcibiade 1, 33. Isocrate, Éginétique, 19.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Dans la tragédie, quelques héros exilés sont montrés actifs dans les conflits. Polynice et son compagnon Tydée, par exemple, prennent d’assaut les sept portes de Thèbes52. Thésée évoque, dans Œdipe à Colone, son passé de mercenaire : « Je n’oublie pas que moi-même j’ai grandi aussi comme un étranger comme toi et que j’ai plus qu’un autre risqué ma vie en maints combats sur une terre étrangère53 ». 1) Chez Hérodote

Chez Hérodote, les exilés occupent un rôle paradoxal : dans le contexte des Guerres Médiques, ils deviennent, malgré eux, des maillons de la sauvegarde de la Grèce. Leurs actions ne sont pas particulièrement impressionnantes, mais à travers trois anecdotes qu’Hérodote a particulièrement développées, une unité ressort : traîtres à leur patrie en se rendant auprès des Mèdes, ils se retrouvent dans des situations où l’intervention du hasard les hisse, a posteriori, au statut de réceptacle de la bienveillance divine envers la Grèce. Les exilés de Naxos se présentent a priori comme un maillon essentiel dans la conquête médique : Des hommes parmi les plus riches furent exilés par le peuple (ἐκ Νάξου ἔφυγον ὑπὸ τοῦ δήμου) et arrivèrent exilés à Milet (φυγόντες δὲ ἀπίκοντο) [...]. Quand ils arrivèrent à Milet, ils demandèrent à Aristagoras s’il pouvait leur fournir quelque moyen pour qu’ils rentrent chez eux (κατέλθοιεν ἐς τὴν ἑωυτῶν). Il médita sur le fait que s’ils rentraient dans leur cité grâce à lui (δι᾽ αὐτοῦ κατέλθωσι), il deviendrait le maître de Naxos.54

Il leur propose alors de s’adresser au puissant Artaphrénès qu’il présente comme son ami, et c’est tout naturellement que les exilés le choisissent comme négociateur. Aristagoras s’en remet directement à Darius, après avoir présenté à Artaphrénès, frère de Darius, les avantages que l’on peut tirer de la possession de Naxos55. Une flotte mède considérable vient finalement chercher à Milet Aristagoras, les troupes ioniennes et les exilés de Naxos, pour assiéger l’île, mais un conflit d’autorité conduit à l’échec de cette entreprise : « Mais sans doute Naxos ne devait-elle (ἔδεε) pas succomber (ἀπολέσθαι) sous les coups de cette expédition car un incident survint (πρῆγμα τοιόνδε συνηνείχθη γενέσθαι)56 ». Au terme d’un siège de quatre mois très coûteux, les assiégeants « bâtirent une forteresse pour les bannis de Naxos (τείχεα τοῖσι φυγάσι τῶν Ναξίων οἰκοδομήσαντες) » puis regagnèrent 52 53 54 55 56

Euripide, Les Phéniciennes, v.1090-1199. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 562-564. Hérodote, V, 30. Ibid., V, 31. Ibid., V, 33.

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le continent sur cet échec57. La sauvegarde de Naxos semble due au hasard de ce conflit qui fit échouer les tentatives d’invasion, mais qui permit tout de même aux exilés de retrouver un toit, tout à côté de leur cité. Sans doute forts des enseignements à tirer de cet événement, les Athéniens envoient à Sardes des représentants pour dissuader les Mèdes « d’écouter leurs bannis (τοῖσι φυγάσι)58 », après qu’ils eurent appris qu’Hippias s’était rendu en Asie et fomentait un mauvais plan contre Athènes. Pourtant, la présence auprès des Mèdes d’Athéniens exilés demeure : Hérodote en cite notamment un, Dicéos fils de Théocydès « Athénien exilé (ἀνὴρ Ἀθηναῖος φυγάς) devenu un homme important auprès des Mèdes (παρὰ Μήδοισι λόγιμος γενόμενος)59 », comme source d’un renseignement important pour l’historien et à l’origine d’une anecdote surprenante. Il est le témoin d’une intervention divine en faveur de la Grèce. il se trouvait en compagnie du lacédémonien Démarate non loin d’Éleusis et vit un nuage surnaturel se diriger contre les Mèdes. Son ami lui conseilla de ne rien dire à Xerxès, bien que tous deux étaient à ce moment du côté du roi mède, alléguant qu’il fallait « laisser faire les dieux de cette armée ce qu’ils voudr[aient] ». Et Hérodote précise ensuite : « Voilà ce qu’a raconté Dicéos fils de Théocydès (ταῦτα μὲν Δίκαιος ὁ Θεοκύδεος ἔλεγε), en invoquant à l’appui de son récit le témoignage de Démarate et d’autres personnes ». Une troisième anecdote impliquant des exilés a lieu le lendemain de la prise de l’Acropole par les Mèdes. Xerxès « fit venir les Athéniens exilés (Ἀθηναίων τοὺς φυγάδας) qui l’accompagnaient (ἑωυτῷ δὲ ἑπομένους) et leur ordonna d’aller sacrifier sur l’Acropole selon leur rites60 ». Hérodote précise l’intérêt de cette remarque61 : un olivier sacré dans le temple d’Éréchtée avait été brûlé par les Mèdes lors du saccage de l’Acropole, mais le lendemain de l’incendie, quand les Athéniens chargés par le roi d’offrir un sacrifice montèrent au sanctuaire, ils virent qu’une pousse haute d’une coudée avait jailli du tronc. Voilà ce qu’ils dirent (οὗτοι μέν νυν ταῦτα ἔφρασαν).62

La seule présence d’Athéniens sur l’Acropole, après que ceux qui résistaient ont été massacrés, aurait suffi à redonner de la vigueur à cet arbre sacré qu’aurait fait pousser Athéna, mais la décision prise par Xerxès de les y envoyer est mystérieuse. Hérodote l’attribue à un songe ou aux remords63.

57 58 59 60 61 62 63

Ibid., V, 32-34. Ibid., V, 96. Ibid.,VIII, 65. Ibid.,VIII, 54. Ibid.,VIII, 55. Ibid.,VIII, 55. Ibid.,VIII, 54.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Comme Théocydès et Démarate, les exilés sont l’objet de visions ou d’apparitions qui leur donnent – à eux les exilés de leur cité – un signe d’un regard bienveillant des dieux. Ces deux actions ont lieu en Grèce, près d’Éleusis et sur l’Acropole, des lieux symboliques de la Grèce religieuse, auprès d’« exilés » qui se trouvent tout de même en Grèce, mais aux côtés des Mèdes. De la même façon, les exilés de Naxos réussissent à retrouver une situation acceptable, grâce aux Mèdes, mais leur île ne subit pas les assauts des Barbares, grâce à un simple incident qui a fait échouer les tentatives mèdes. Cette situation inédite trouve son explication dans le contexte belliqueux : contrairement aux premiers exilés, ils n’ont pas besoin d’aller jusqu’en Asie pour y trouver les Mèdes, car ceux-ci sont déjà en Grèce. Comment interpréter le fait que des signes divins soient donnés à voir à des traîtres à leur patrie ? Hérodote ne donne pas d’explication mais précise, à chaque fois, qu’il ne fait que rapporter ce que les principaux intéressés ont dit avoir vu. 2) Chez Thucydide

Chez Thucydide, les exilés sont beaucoup plus véhéments. Dans son introduction, l’auteur explique que le contexte général est particulièrement rude : pendant toute la durée de la guerre du Péloponnèse, un nombre incroyable de villes furent vidées de leurs habitants, « jamais il n’y eut autant d’exils ni autant de massacres (οὔτε φυγαὶ τοσαίδε ἀνθρώπων καὶ φόνος)64 » et les phénomènes naturels rares furent abondants, tremblements de terre d’une intensité jamais vue jusqu’alors, des éclipses de soleil nombreuses, des périodes de sécheresse et de famine, et enfin la peste65. Les exilés sont toujours en groupe et anonymes66. On ne sait d’eux que leur ville d’origine, éventuellement la cause de leur exil, et parfois l’endroit où ils sont réfugiés. La violence annoncée par Thucydide est tout à fait perceptible dans le traitement des exilés dans l’œuvre67, qui se trouvent très présents dans le livre IV, dans la septième et la huitième année de la guerre. Ils le sont également dès le livre I, car c’est précisément par le problème des exilés que Thucydide commence le récit de la guerre du Péloponnèse, dans la cité d’Epidamne : 64 65 66

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Thucydide, I, 23. Ibid., I, 23. Sauf les cas que l’on étudiera par la suite : Hippias, Thémistocle, Alcibiade. À part eux, et d’autres stratèges parfois nommés aucun exilé n’est appelé par son nom et il n’y a pas de hiérarchie dans les groupes d’exilés étudiés. Ce cas, peu intéressant dans l’évolution du conflit, en est tout à fait représentatif : en V, 4, les membres du parti démocrates Léontiniens furent expulsés (ἐκπεσόντων) par les plus riches citoyens car ils avaient proposé un partage des terres. Ils partent s’installer à Syracuse, mais vont finalement rejoindre un district de leur ancienne cité doté d’un fort et « depuis la base fortifiée, ils engageaient des hostilités (ἐκ τῶν τειχῶν ἐπολέμουν) », avec les encouragements des Athéniens (Thucydide, V, 4).

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À la veille de notre guerre, le peuple [d’Épidamne] expulsa les citoyens puissants qui, après avoir rejoint les Barbares, pillèrent (ἐλῄζοντο) les habitants de la ville sur terre et sur mer. Les habitants de la ville, les Épidamniens, après avoir été réduits à la famine (ἐπιέζοντο), envoyèrent des ambassadeurs à Corcyre, qui était leur métropole, pour leur demander de ne pas les laisser succomber mais de s’interposer entre les exilés et eux (τούς τε φεύγοντας ξυναλλάξαι σφίσι) pour les réconcilier, et de faire cesser la guerre avec les Barbares.68

Le problème n’est pas simple : Corcyre refuse et les habitants d’Épidamne s’en remettent à Corinthe, qui accepte. La rivalité jusque-là latente entre Corinthe et sa riche colonie, Corcyre, explose : Corinthe est bien trop heureuse de récupérer Épidamne qu’elle considère comme sa colonie et s’y rend rapidement. Les Corcyréens ordonnèrent, dans de mauvaises intentions (κατ᾽ἐπήρειαν), aux Épidamniens de rappeler les bannis (τούς τε φεύγοντας) – les exilés d’Épidamne (οἱ τῶν Ἐπιδαμνίων φυγάδες) étaient en effet venus à Corcyre, où ils avaient montré leurs tombeaux et leur origine commune avec Corcyre, en vertu de laquelle ils demandaient qu’on les ramène – ils ordonnèrent aussi le renvoi des garnisons que Corinthe avait envoyées et des colons. Les Épidamniens n’acceptèrent aucune de ces propositions, mais les Corcyréens ouvrirent les hostilités au moyen de quarante navires, et avec les exilés qu’ils avaient l’intention de rétablir dans leur pays (μετὰ τῶν φυγάδων ὡς κατάξοντες).69

Cet épisode est semblable en de nombreux points à celui des exilés de Naxos chez Hérodote. Une demande d’aide de la part d’exilés met à jour des conflits politiques latents bien plus larges. Les exilés sont instrumentalisés par les cités ou peuples sollicités, qui se précipitent sur l’occasion de mettre le feu aux poudres – les intentions des Corcyréens sont clairement malveillantes dès les sommations –, avec comme prétexte la nécessité de ramener les exilés dans leur cité. Le livre IV est particulièrement marqué par la présence et le rôle important des exilés dans l’évolution du conflit. La même logique est développée : les Locriens, aux côtés des Syracusains pour des raisons différentes, entreprennent de détruire Rhégion, une puissante cité du détroit Messine, « par haine (κατὰ ἔχθος τὸ Ῥηγίνων) ». C’est à ce moment-là que « des exilés de Rhégion (Ῥηγίνων φυγάδων) réfugiés chez eux les pressaient d’intervenir70 », leur apportant un renseignement essentiel : « Rhégion était depuis longtemps en proie aux dissensions et se trouvait à ce moment-là hors 68 69 70

Ibid., I, 24. Ibid., I, 26. Ibid., IV, 1.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

d’état de résister aux Locriens. Ceux-ci mirent d’autant plus d’ardeur à attaquer leurs voisins 71». Toujours au début du livre IV, à Corcyre cette fois, se produit la même chose qu’à Épidamne. Au moment où les Athéniens font partir des navires pour la Sicile, on donne l’ordre aux deux stratèges qui accompagnent l’expédition de faire un détour pour aller secourir les Corcyréens de la ville « qui étaient victimes des pillages des exilés dans la montagne (ἐλῃστεύοντο ὑπὸ τῶν ἐν τῷ ὄρει φυγάδων)72 », mais les Athéniens sont devancés par la flotte péloponnésienne, sans doute – Thucydide ne le précise pas – parce que les Corcyréens avaient aussi fait appel aux Spartiates. Cet excursus n’est pas sans conséquence sur le conflit, car les Athéniens ayant débarqué à Pylos, près de Corcyre, vont y être confrontés aux Spartiates qui les attaquent par la mer73. Le processus peut être aussi inverse : des exilés désireux de rentrer chez eux peuvent très bien, lorsqu’ils sont suffisamment armés, prendre « en otage » une cité jusqu’à ce que cette dernière les ramène chez eux. C’est ce que font les exilés béotiens. Au moment de l’expédition des Athéniens en Béotie menée par Tolmidès contre les cités d’Orchomène et de Chéronée, des cités « tenues par des exilés béotiens (Βοιωτῶν τῶν φευγόντων) ». Une fois les deux cités soumises, le commandant de l’armée athénienne fut assailli à Chéronée par les exilés béotiens venus d’Orchomène (οἵ τε ἐκ τῆς Ὀρχομενοῦ φυγάδες Βοιωτῶν), et avec eux des Locriens, des exilés d’Eubée (Εὐβοέων φυγάδες) et tous ceux qui avaient la même opinion. Dominant les Athéniens au combat (μάχῃ κρατήσαντες), ils en tuèrent certains et prirent les autres vivants. Les Athéniens quittèrent toute la Béotie, après avoir conclu un traité (σπονδὰς ποιησάμενοι) à la condition qu’ils ramènent leurs hommes. Les exilés béotiens (οἱ φεύγοντες Βοιωτῶν) rentrèrent chez eux et tous les autres redevinrent indépendants.74

La pratique de la prise d’otage ou du chantage se retrouve dans l’œuvre. Dans une moindre mesure, c’est ce que fait le fils d’un roi thessalien qui « en exil (φεύγων), décida les Athéniens à le rétablir dans son pays (κατάγειν). Avec leurs alliés béotiens et phocidiens, les Athéniens marchèrent contre la ville théssalienne de Pharsale75 ». C’est ce que pratiquent également les exilés de Mytilène, au début de la huitième année de la guerre. Thucydide précise qu’avant cet événement une éclipse partielle de soleil et un

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Ibid.,IV, 1. Ibid.,IV, 2. Ibid., IV, 3-14. Ibid., I, 113. Ibid., I, 111.

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tremblement de terre eurent lieu76. Comme on l’a déjà dit, avec l’appui de mercenaires, ils s’emparent de la cité de Rhoïtéion, qu’ils restituent aux habitants, après s’être fait verser une somme de deux mille statères phocéens. Ils attaquèrent ensuite Antandros. Thucydide précise qu’ils avaient l’intention de libérer toutes les cités qui appartenaient autrefois à Mytilène et qui étaient maintenant sous la coupe d’Athènes. Leur projet est même encore plus ambitieux : « Une fois fortifiée, la ville d’Antandros serait une base commode pour faire des coups de main contre Lesbos toute proche et pour s’emparer des places éoliennes du continent »77. La ville, bien que défendue par les exilés, leur est par la suite reprise par les Athéniens78. Les pillages commis par les exilés sont parfois tellement brutaux qu’ils contraignent les habitants de la cité assaillie à demander de l’aide à une cité plus puissante, et nécessairement à s’impliquer dans le conflit entre Athènes et Sparte. Ainsi, Les Mégariens de la ville se trouvaient rudement éprouvés à la fois par la guerre que leur faisaient les Athéniens, qui, deux fois par an, envahissaient en masse le territoire de la cité, et par leurs propres exilés qui venaient de Pèges (ὑπὸ τῶν σφετέρων φυγάδων τῶν ἐκ Πηγῶν), et qui, à la suite de luttes civiles (στασιασάντων), chassés (ἐκπεσόντες) par le parti démocratique se comportaient violemment (χαλεποὶ ἦσαν) en faisant des pillages (λῃστεύοντες). Les habitants de la ville se disaient entre eux qu’il fallait laisser rentrer les exilés (δεξαμένους τοὺς φεύγοντας) pour que la cité ne périsse pas des deux côtés. Les amis des exilés (οἱ δὲ φίλοι τῶν ἔξω), au courant de cette rumeur, décidèrent de faire eux-mêmes campagne plus ouvertement qu’avant en faveur de ce projet. Les chefs du parti démocratique se rendirent compte alors que le peuple, accablé par ses souffrances, serait incapable de rester fermement à leurs côtés et pris de peur, ils entrèrent en pourparlers avec les stratèges athéniens Hippocrate, fils d’Ariphron et Démosthène, fils d’Alkisthénès dans l’intention de leur livrer la place. Ils pensaient qu’ils courraient moins de risques qu’en laissant entrer les hommes qu’ils avaient eux-mêmes bannis (τοὺς ἐκπεσόντας ὑπὸ σφῶν).79

Par la suite, certains d’entre eux « s’entendirent avec les amis des exilés (τοῖς τῶν φευγόντων φίλοις) et ceux-ci purent revenir de Pèges après s’être engagés par serment solennel à oublier leurs rancunes pour servir de leur

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77 78 79

Ibid., IV, 52. Cela n’est pas explicité, mais Thucydide fait une corrélation entre la violence excessive de la nature et celle qui oppose les hommes entre eux, notamment autour de la question de l’exil. Voir ibid., I, 23. Ibid., IV, 52. Ibid., IV, 75. Ibid., IV, 66.

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mieux les intérêts de la cité80 ». La collaboration avec Athènes est une source de dissension dans la cité, qui vient pourtant de retrouver un certain calme, et, d’après Thucydide, est l’origine de l’établissement d’un système oligarchique qui dura « pendant un temps exceptionnellement long81 ». Les autres mentions d’exilés dans l’œuvre sont nettement moins développées et relèvent davantage de l’anecdote ou du journal de guerre. Leur fonction est d’ailleurs éloignée de ce qu’on a pu étudier précédemment. Une fois seulement, accueillir des exilés est motif de querelle : Les Argiens envahirent le territoire de Phlionte. Ils saccagèrent les campagnes, puis rentrèrent chez eux, sous prétexte que les Phliasiens avaient accueilli chez eux les exilés argiens (τοὺς φυγάδας ὑπεδέχοντο). La plupart de ces derniers se trouvaient en effet établis à Phlionte,82

mais cela n’a pas d’incidence sur le conflit plus général. On retrouve un peu plus loin dans l’œuvre une brève allusion aux exilés argiens qui, aux côtés des Phliasiens, tendent une embuscade aux Argiens et en tuent un grand nombre83. Cette anecdote, si elle montre le désir d’exhaustivité de l’auteur, malgré le fait qu’elle ne rentre pas vraiment dans l’historique des événements constitutifs du conflit, rappelle tout de même que les exilés sont confrontés à la violence, quelle que soit leur situation. On retrouve, dans cette perspective, la mention rapide d’un autre groupe, au livre VI, celle « d’exilés macédoniens réfugiés (Μακεδόνων τοὺς παρὰ σφίσι φυγάδας) » qu’Athènes envoie pour grossir les rangs de la cavalerie aux frontières de la Macédoine, où, là encore, ils « commirent des méfaits (ἐκακούργουν)84 ». Un seul cas d’exilés, qui n’ont pas de revendications précises et qui ne s’inscrivent pas dans cette atmosphère polémique, se trouve dans le livre III. Une simple remarque nous apprend que « certains exilés de Ionie (τινες τῶν ἀπ᾽ Ἰωνίας φυγάδων) » et des gens de Lesbos se trouvent à bord de la flotte spartiate commandée par Alkidès et émettent des avis et des conseils – qui ne seront finalement pas suivis85 – au moment où Alkidès se demande s’il doit aller ou non à Mytilène86. Il n’y a d’ailleurs pas d’explication à leur présence.

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Ibid., IV, 74. Ibid., IV, 74. Ibid., V, 83. Ibid., V, 115. Ibid., VI, 7. On observe une scène similaire chez Xénophon, des exilés corinthiens conseillent Agésilas après un combat près de Corinthe, mais ne sont pas écoutés (Agésilas,7, 5-6). Thucydide, III, 31.

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3) Chez Xénophon

Les exilés que Xénophon traite dans ses différentes œuvres ont en commun avec ceux de Thucydide de participer à la violence générale qui règne pendant les conflits, mais sont dotés d’une malignité remarquable. a) Dans l’Agésilas Les exilés sont en position de passivité et de faiblesse : on les mentionne pour dire que de très nombreux habitants de différentes villes « exceptés tous ceux qui s’en trouvaient alors exilés (φυγάδες)87 » font des offensives. b) Dans les Helléniques Beaucoup d’exilés viennent se réfugier auprès de Sparte ou demandent l’aide des Spartiates. Ils sont, en quelque sorte, dans les Helléniques, leurs interlocuteurs privilégiés. Le statut des exilés auprès de Sparte est variable : certains ont fonction d’ambassadeurs auprès des Perses88 ou auprès des Athéniens89. D’autres, les exilés de Corinthe par exemple, fournissent des renseignements aux Spartiates qui leur permettent d’attaquer Corinthe90. La plupart sont mentionnés presque en qualité de mercenaires dans les troupes armées de Sparte91. Ils sont d’abord officiellement recrutés par Sparte92 : le général spartiate Dercylidas rassemble ainsi tous ceux qui avaient obtenu des terres dans la Chersonèse grâce aux Lacédémoniens et aussi tous les harmostes qui avaient été chassés des cités d’Europe (ὅσοι αὖ ἐκ τῶν ἐν τῇ Εὐρώπῃ πόλεων ἁρμοσταὶ ἐξέπιπτον), et ils les reçut en leur disant qu’eux non plus ne devaient pas se décourager.93

Un exilé grec se trouve, lui, engagé dans les trières : Les Athéniens mirent aux fers tous les prisonniers, sauf leur chef Dorieus, Rhodien, qui s’était exilé depuis longtemps d’Athènes et de Rhodes (πάλαι δὲ φυγάδα ἐξ Ἀθηνῶν καὶ Ῥόδου), car il avait été condamné à mort par les

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Xénophon, Agésilas, II, 2. Xénophon, Les Helléniques, I, 3, 13 : Hermocrate, « déjà exilé de Syracuse (ἤδη φεύγων ἐκ Συρακουσῶν) ». Lysandre envoya aux éphores comme messager (ἀγγελοῦντα), avec d’autres Lacédémoniens, Aristotélès, un exilé d’Athènes (φυγάδα Ἀθηναῖον ὄντα) (ibid., II, 8). Ils les informent que les habitants de la ville gardent tout leur bétail au Pirée (ibid., IV,5, 1). Ibid.,V, 4, 39 : on mentionne quelques exilés thébains morts au combat avec les Spartiates. Voir le passage déjà cité : ibid.,V, 3, 17. Ibid., IV, 8, 5.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés Athéniens, ainsi que ses parents. Il était alors devenu citoyen de Thuroi. On eut pitié de lui et on le relâcha sans même exiger de rançon.94

De manière générale, les exilés s’illustrent de manière positive dans un contexte de guerre : ils sont vaillants au combat, utiles, et font très souvent preuve d’ingéniosité. Les exilés de Corinthe s’illustrent ainsi lors d’une bataille qui oppose, d’un côté les Lacédémoniens, les Sicyoniens95 et « les exilés de Corinthe (Κορινθίων δὲ τοὺς φυγάδας) au nombre d’environ cent cinquante » et de l’autre « les mercenaires (μισθοφόροι) d’Iphicrate96 », les Argiens et les Corinthiens de la ville97. Alors que les Sicyoniens sont rapidement défaits, les exilés corinthiens parviennent près du mur d’enceinte et permettent aux Lacédémoniens par leur position de vaincre les troupes ennemies98. Les Athéniens ne sont, pour ces raisons, pas moins intéressés par les exilés. Quand Trasybule arrive sur l’île de Lesbos, à ce moment-là totalement attachée à Sparte, à l’exception de Mytilène, il recrute le plus d’hommes possible dans la seule cité sur laquelle il peut s’appuyer : Les quatre cents hoplites de ses vaisseaux, les exilés des cités (τοὺς ἐκ τῶν πόλεων φυγάδας) qui s’étaient réfugiés (κατεπεφεύγεσαν) à Mytilène, en y adjoignant les plus robustes des Mytiléniens ; il voulait aussi suggérer l’espérance aux Mytiléniens, que, s’il s’emparait des cités, ils seraient les maîtres de toute l’île de Lesbos ; aux exilés (τοῖς δὲ φυγάσιν), que, s’ils marchaient tous ensemble contre chacune des villes, ils seraient à même de rentrer tous dans leur patrie (εἰς τὰς πατρίδας ἀνασωθῆναι).99

Les épisodes les plus développés dans l’œuvre ne concernent pas les prouesses de ces braves soldats au service de Sparte, mais presque l’inverse. Avec une ruse certaine, ce sont en fait les exilés qui arrivent souvent à leur fin en soumettant les Spartiates à leurs propres desseins. Les « exilés de Rhodes chassés par le peuple (οἱ ἐκπεπτωκότες Ῥοδίων ὑπὸ τοῦ δήμου)100 », viennent ainsi se présenter aux Spartiates pour leur suggérer de prendre 94

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Ibid., I, 5, 19 ; ce passage qui est une « notice » n’aurait « qu’une valeur anecdotique » (J.-C. RIEDINGER, op. cit., p. 66, n. 3) dans un texte qui se distinguerait par une absence d’« unité de style [et] de contenu, ce qui est rendu très apparent par l’allure brève, et même sommaire, que prend constamment le récit historique » ; il s’agirait d’une « inspiration d’exemplarité [...] qui venant se greffer sur l’inspiration proprement historique, témoigne dès le début d’une sorte d’ambiguïté de l’œuvre » (ibid., p. 66). Xénophon, Les Helléniques, IV, 4, 8 : « tous les exilés de Corinthe (Κορινθίων ὅσοι φυγάδες ὄντες ἐτύγχανον) » sont aux côtés de Sicyone. Ibid., IV, 4, 9. On observe, dans cette construction en miroir, que les exilés sont face aux mercenaires. Ils sont semblables en de nombreux points chez Xénophon. Ibid., IV, 4, 9-11. Ibid., IV, 8, 28. Ibid., IV, 8, 20.

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possession de Rhodes avant les Athéniens101. Un autre passage important102, dans le livre V, concerne « les exilés de Phlionthe (οἱ δ᾽ ἐκ Φλειοῦντος φεύγοντες) » qui se rendent à Sparte pour leur faire savoir que depuis qu’ils étaient bannis, ils n’étaient plus aussi enclins qu’avant à recevoir les Lacédémoniens103 ». Après les avoir entendus, les Spartiates trouvèrent que « l’affaire était digne d’attention (ἄξιον [...] ἐπιστροφῆς) » et firent savoir aux habitants de Phlionte restés dans la ville que « les exilés étaient amis des Lacédémoniens (φίλοι μὲν οἱ φυγάδες τῇ Λακεδαιμονίων πόλει) et qu’ils étaient bannis contre toute justice (ἀδικοῦντες δ᾽οὐδὲν φεύγοιεν) » et qu’il fallait les y laisser rentrer104. Les Phliasiens craignirent, alors, que si les Lacédémoniens marchaient contre eux, certaines gens de l’intérieur ne les introduisissent dans la ville ; car il y avaient beaucoup de parents (συγγενεῖς) des exilés et des gens bienveillants (εὐμενεῖς) à leur égard d’une autre manière, et certains qui désiraient des révolutions dans la plupart des cités voulaient rappeler les exilés (κατάγειν [...] τὴν φυγήν).105

Ils rappelèrent les exilés, leur rendirent « leurs biens reconnus (τὰ ἐμφανῆ κτήματα) », dédommagèrent aux frais du trésor public ceux qui les avaient achetés ; les mécontents n’auraient qu’à s’en remettre à la justice. « Ainsi fut réglé ce qui concerna en ce temps-là les exilés de Phlionthe (περὶ τῶν Φλειασίων φυγάδων)106 ». Le même chantage « à la menace spartiate » est opéré par des exilés, au livre VII : des harmostes chassés (ἐκπεσόντες) de certaines cités achéennes se retrouvèrent rapidement en grand nombre et marchèrent contre les cités une par une. « Une fois rétablis dans leur cité, ils ne tinrent plus le milieu (οὐκέτι ἐμέσευον), mais soutinrent avec zèle Lacédémone. Alors les Arcadiens se trouvèrent pressés d’un côté par les Lacédémoniens, de l’autre par les Achéens107 ». D’autres épisodes révèlent, à l’instar des exilés de Phlionthe, la manipulation habile et les stratagèmes audacieux dont certains exilés sont capables, sans que Sparte ne soit cette fois un rouage déterminant dans l’entreprise. Au livre V, un certain Phyllidas, au service d’Archias, 101 102

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Ibid., IV, 8, 20. J.-C. RIEDINGER voit dans cet épisode « un développement tout à ait disproportionné, et contraire aux habitudes de l’auteur, sur les origines et les préliminaires de la guerre. Or, il n’est pas difficile d’y trouver une fonction apologétique permanente » (op.cit., p. 130). D’après l’auteur, « la plainte des bannis à Sparte, dans le droit fil du programme tracé au début du chapitre, établit un lien direct entre leur absence et le mauvais comportement de la cité : leur retour devient ainsi pour Sparte le moyen d’obtenir la plus légitime des satisfactions, le respect des Phliasiens à leur alliance. De plus, la demande présentée ensuite à la cité se fonde sur la justice à rendre à des innocents. » (ibid.) Xénophon, Les Helléniques, V, 2, 8. Ibid.,V, 2, 9. Ibid.,V, 2, 9. Ibid.,V, 2, 10. Ibid., VII, 1, 43.

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commandant thébain au service des Spartiates, organise le meurtre de ce dernier grâce à des exilés. Il prend appui sur Mélon, « un des exilés thébains réfugiés à Athènes (ὢν Μέλων τῶν Ἀθήναζε πεφευγότων Θηβαίων)108 », qui prend lui-même avec lui « six exilés, les plus convenables, qui avaient de petites épées (ἓξ τοὺς ἐπιτηδειοτάτους τῶν φευγόντων ξιφίδια ἔχοντας) et aucune autre arme109 ». Ils se rendent à Thèbes de nuit, après avoir passé la journée dans un lieu désert, ils s’approchèrent des portes, comme s’ils revenaient des champs (ὡς δὴ ἐξ ἀγροῦ ἀπιόντες), à l’heure où les travailleurs les plus attardés rentrent de leurs travaux (οἱ ἀπὸ τῶν ἔργων ὀψιαίτατοι).110

Phyllidias avait promis à Archias et aux polémarques de leur présenter les plus belles femmes de Thèbes : il attendit qu’ils fussent ivres et fit entrer les hommes de Mélon dont il y avait « trois habillés comme des maîtresses (τρεῖς μὲν στείλας ὡς δεσποίνας), et les autres comme des servantes (τοὺς δὲ ἄλλους ὡς θεραπαίνας)111 ». Prétextant la pudeur des femmes, Phyllidas demande à ce que les serviteurs sortent, puis il introduisit les courtisanes (τὰς ἑταίρας) et les fit asseoir près de chacun des polémarques. Il avait été convenu qu’aussitôt assis, les conjurés ôteraient leur voile et frapperaient. C’est ainsi, dit-on, que les polémarques périrent ; d’autres prétendent que c’est en se présentant comme des membres de la fête (ὡς κωμαστὰς) que les hommes de Mélos tuèrent les polémarques.112

L’emploi répété de l’adverbe de comparaison « ὡς » au fil de ce passage montre la capacité de ruse des exilés : ils se font d’abord passer pour des ouvriers agricoles, puis soit pour des maîtresses et des servantes, soit pour des membres de la fête. A posteriori, la précision de Xénophon selon laquelle les exilés avaient « des petites épées et aucune autre arme113 » semble ironique : les exilés, Mélon en chef, se servent de leur capacité à se travestir comme d’une arme. C’est ce talent, que l’on ne trouve pas chez d’autres auteurs, qui était déjà à l’œuvre dans l’épisode des exilés de Phlionthe qui feignaient l’hostilité auprès des Lacédémoniens. La même malignité est mise en œuvre – toujours par les exilés de Phlionthe – pour prendre d’assaut un rempart : ils viennent trouver les Thébains, les Arcadiens et les Éléens pour leur faire savoir que « s’ils 108 109 110 111 112 113

Ibid., V, 4, 2. Ibid., V, 4, 3. Ibid.,V, 4, 3. Ibid.,V, 4, 5. Ibid., V, 4, 6-7. Ibid., V, 4, 3.

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voulaient seulement se montrer à eux, ils prendraient la ville114 ». Alors, « se mirent en embuscade (ὑπεκαθίζοντο) de nuit sous le mur, avec de petites échelles (κλίμακας), les exilés (φυγάδες) et d’autres hommes avec eux, environ six cents ». C’est avec le signal des « traîtres (οἱ προδιδόντες) » aux « embusqués (τοῖς ὑποκαθημένοις) » que le rempart est finalement assailli115. Ici encore, armés seulement de « petites échelles » et d’ingéniosité, les exilés réussissent leur entreprise. Dans les deux épisodes, les actions se passent de nuit et constituent un fait guerrier particulièrement stratégique : les exilés y figurent à mi-chemin entre les mercenaires, hommes de l’ombre, des armes et des mauvaises actions, et les stratèges, hommes de la lumière et guidés par l’intérêt de leur cité116. L’influence des exilés mérite d’être reconsidérée : elle est perceptible auprès de Sparte, mais elle l’est aussi auprès de leurs propres concitoyens et de leurs alliés. Ainsi, au livre VII117, quand « avec Argéios et Charopos environ quatre cents citoyens sont envoyés en exil (ἔφυγον) » et qu’ils s’emparent par la suite de Pylos, ils sont rejoints par « beaucoup de membres du peuple, car l’endroit était beau et ils avaient pour appui la grande force des Arcadiens » que les exilés persuadèrent par la suite d’envahir le territoire des Éléens, alléguant que la cité se rapprocherait d’eux118. c) Dans l’Anabase La récupération des exilés à des fins guerrières, commune à tous les récits historiques, se retrouve également dans l’Anabase. Les exilés de Grèce trouvent refuge auprès des Perses cette fois, notamment les exilés lacédémoniens, en particulier Cléarque « ὁ Λακεδαιμόνιος φυγὰς » qui se

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Ibid., VII, 2, 5. Ibid.,VII, 2, 5. Cela concerne surtout les anciens exilés, habités par la volonté de sauver leur cité : au moment où Euphron - qui s’est auparavant vanté d’avoir exilé tous les traîtres (φεύγουσιν ὑπ᾽ ἐμοῦ πάντες οἱ ὑμᾶς προδιδόντες) - entre dans Sicyone, avec des mercenaires levés à Athènes, mais ne peut prendre possession de l’Acropole occupée par les Thébains, il prévoit alors de partir soudoyer les Thébains. Mais « les anciens exilés (οἱ πρόσθεν φυγάδες), instruits de son voyage et de son projet, se rendirent à Thèbes pour le contrecarrer (ἀντεπορεύοντο). Comme ils le virent en bon terme avec les dirigeants, ils eurent peur qu’il ne réussisse ses projets et quelques-uns d’eux, bravant le danger, l’égorgèrent dans l’acropole, au moment où les magistrats et le sénat y tenaient séance » (Ibid., VII, 3, 5). Dans le passage qui suit, J.-C. RIEDINGER ne voit, à nouveau, qu’une « rencontre inopinée » (op.cit., p. 76, n. 4). De manière générale, à part dans l’épisode des exilés de Phlionthe qui sollicitent Sparte de manière détournée (Xénophon, Les Helléniques, V, 2, 8.), où comme on l’a déjà dit, J.-C. RIEDINGER n’y souligne qu’une fonction « apologétique », l’importance des exilés dans l’intrigue de l’œuvre n’est reléguée qu’au rang de digression ou d’anecdotes. Il ne voit aucune utilité à leur intervention dans les Helléniques. Xénophon, Les Helléniques, VII, 4, 16.

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rend chez Xerxès avec une armée qu’il a constituée119 ; puis « exilé (φυγὰς ὢν) », il vient trouver Cyrus qui lui donne dix mille dariques. Mais il ne s’abandonne pas pour autant « à l’inaction (ἐπὶ ῥᾳθυμίαν) » car il monte une armée avec cette somme, d’abord pour sa propre lutte contre les Thraces, puis au service de Cyrus120. Les exilés sont souvent mentionnés comme des participants aux préparatifs de guerre121 et aux combats, pour lesquels ils sont recrutés comme des mercenaires. Et l’argument du retour dans la patrie est répété dans l’œuvre, de manière assez redondante. Cyrus « accueille les exilés de Milet (ὑπολαβὼν τοὺς φεύγοντας) », citoyens que Tissapherne a, pour les uns, tués, pour les autres, chassés, en prévision de leur future trahison, « assemble une armée, assiège Milet par terre et par mer, et essayait de faire rentrer ceux qui en avaient été exilés (κατάγειν τοὺς ἐκπεπτωκότας). C’était pour lui un nouveau prétexte (ἄλλη πρόφασις) de lever des troupes122 ». Cet argument sert, plusieurs fois, à motiver les hommes lors du siège de Milet : Cyrus promet, à condition de réussir, « de ne pas s’arrêter avant d’avoir ramené les exilés à la maison (καταγάγοι οἴκαδε). Ils obéissaient alors avec plaisir (ἡδέως), car ils avaient confiance en lui123 ». Un soldat, plus loin dans l’œuvre, est sceptique, alors que Cyrus promet, à nouveau, de renvoyer chez lui quiconque le souhaitera (τὸν μὲν οἴκαδε βουλόμενον ἀπιέναι). Un certain Gaulitès, « exilé de Samos (φυγὰς Σάμιος) et confiant en Cyrus (πιστὸς δὲ Κύρῳ) » ose cependant remettre en doute ces paroles, alléguant que certains prétendent [qu’il fait] beaucoup de promesses aujourd’hui, parce [qu’il est] dans un danger imminent, mais que, si tout va bien, [il] n’aura plus de mémoire. D’autres disent que, même s’[il] s’en souvenait et le voulait, [il] ne pourrait donner tout ce qu’il promet.124

Dans les récits historiques, le rôle des exilés repose très généralement sur une manipulation réciproque, que ce soit l’enrôlement des exilés avec la promesse de les ramener, ou l’utilisation par les exilés de la puissance d’une cité et de ses intérêts politiques pour rentrer chez eux. Leur représentation est proche de celle du mercenaire ou de l’homme de main, violent, chez Thucydide, mais aussi malin et stratège, chez Xénophon.

119 120 121 122 123 124

Xénophon, Anabase, I, 2, 9. Ibid., I, 6, 6. Ibid., I, 1,11. Ibid., I, 1, 7. Ibid., I, 2, 2. Ibid.,I, 7, 4-5.

CHAPITRE 10 BONS ET MAUVAIS EXILÉS

À la différence des individus perdus dans les groupes d’exilés, quelques cas sont plus développés par les auteurs de notre corpus. En dehors des célèbres personnages mythologiques de la tragédie, certains individus sortent de l’anonymat, chez les Historiens et chez les orateurs, d’une façon différente de celle qui a été traitée précédemment. Les auteurs émettent un jugement sur la nature de leur exil et sur leur attitude, de sorte que l’on peut établir deux grandes catégories parmi ces quelques cas : les exilés modèles, peu nombreux, et les mauvais exilés. Si les auteurs le font c’est que la société grecque, le peuple, le faisait certainement. Ce n’est donc pas seulement un lieu commun littéraire, puisque Platon déplore la présence de ces exilés qui se pavanent comme des « demi-dieux dans la cité » ou des héros modernes. On imagine ainsi facilement que ce sujet ait dû alimenter de nombreuses conversations à Athènes, notamment à propos du plus célèbre d’entre tous, Alcibiade, qui est bien loin de faire l’unanimité chez nos auteurs. Selon quels critères, donc, détermine-t-on qu’un exilé est bon ou mauvais ? I. LES EXILÉS MODÈLES Malgré la sinistre réputation qui leur est attachée – meurtrier, entaché de souillure, arrogant, vandale, mercenaire –, quelques hommes font mentir les lieux communs. C’est sans doute pour ces raisons qu’Hérodote, Xénophon (à propos de lui-même) et Lysias s’attachent à montrer qu’il existe de bons exilés, suggérant souvent que tous les autres devraient s’inspirer de ces modèles. 1) Démocédès

Démocédès est l’objet d’une admiration certaine de la part d’Hérodote. Son apparition, au livre III de l’Enquête est marquée d’emblée par des termes laudatifs : « Démocédès, fils de Calliphon, qui était médecin et exerçait son art mieux que ses contemporains (τὴν τέχνην ἀσκέοντα ἄριστα τῶν κατ᾽ ἑωυτόν)1 ». Son arrivée à la cour de Darius trouve son origine dans 1

Hérodote, III, 25.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

un conflit qu’il a eu avec son père : « Il était accablé à Crotone par son père, un homme d’un tempérament difficile à supporter ; quand il ne put plus le supporter, il partit pour aller à Égine (ἀπολιπὼν οἴχετο ἐς Αἴγινα)2 ». Il s’agit d’un exil volontaire. Démocédès sort du schéma traditionnel de l’exilé banni par son père3 : semblable à un personnage de comédie, c’est lui qui quitte son père, renversant ainsi le schéma de la toute-puissance paternelle. Le père est même condamné par les mots d’Hérodote et c’est le fils qui part car il ne peut plus supporter le père. Cette originalité est également développée quand Hérodote évoque ses compétences de médecin : établi dans l’île, il en surpassa dès les première année tous les médecins (ὑπερεβάλετο τοὺς ἄλλους ἰητρούς), bien que sans outils (ἀσκευής) et n’ayant rien de tout ce qui constitue les instruments relatifs à son métier (οὐδὲν τῶν ὅσα περὶ τὴν τέχνην ἐστὶ ἐργαλήια).4

À Égine, il se fait connaître comme le meilleur médecin puis son talent l’emmène à Samos où Polycrate fait sa rencontre. Son attachement à sa patrie est très fort. Dès sa rencontre avec Darius, Démocédès, arrivé pourtant volontairement chez le roi, est pris de regrets : Darius lui demanda, quand il fut devant lui, s’il connaissait la médecine ; l’autre ne voulait pas en convenir de peur de ne jamais revoir la Grèce (τὸ παράπαν τῆς Ἑλλάδος ᾖ ἀπεστερημένος) s’il se faisait connaître.5

Par la suite, Démocédès, bien traité auprès de Darius, se plaint d’avoir tout ce qu’il désirait excepté une chose, retourner en Grèce (πλήν τε ἑνὸς τοῦ ἐς Ἕλληνας ἀπιέναι)6 ». Darius va rapidement jouer du fait que Démocédès n’est pas véritablement exilé et aspire à rentrer chez lui pour arriver à ses fins, en lui confiant une mission de prospection en Grèce, tout en précisant bien à ses gardes de ne « surtout de ne pas le laisser échapper et de le ramener à tout prix7 ». Cependant, la ruse du médecin aura raison de Darius puisqu’il réussit à rejoindre Crotone qu’il ne quitte plus8. Son ultime provocation le pousse à seulement annoncer à Darius qu’il a épousé la fille de Milon, un célèbre lutteur connu de Darius, ce qu’Hérodote interprète comme une façon de montrer à Darius « qu’il était un personnage d’importance (δόκιμος) chez lui aussi 9». Hérodote présente l’exil volontaire de Démocédès comme la regrettable « fuite d’un cerveau » à l’étranger, qui 2 3 4 5 6 7 8 9

Ibid.,III, 131. C’est le cas d’Adraste chez Hérodote (Ibid., I, 35 - 45). Ibid.,III, 131. Ibid., III, 130. Ibid., III, 132. Ibid., III, 135. Ibid., III, 136. Ibid., III, 137.

Chapitre 10 : Bons et mauvais exilés

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plus est, chez les Perses. En mettant en avant ses remarquables qualités de médecin, sa ruse qui consiste à utiliser Darius pour rentrer chez lui, le bon mot final de Démocédès, l’auteur nous pousse à adopter un regard bienveillant pour le personnage. Il émet même un avis – chose rare dans l’Enquête – qui va dans ce sens. L’auteur semble se réjouir du retour de cet exilé tout à fait respectable. L’anecdote qui suit ce récit prête, de plus, à sourire : au départ de Crotone, les Perses s’échouent au sud-est de l’Italie, mais sont réduits en esclavage. L’ironie du sort, dans ce passage qui succède immédiatement l’histoire de Démocédès tient au fait que c’est un exilé qui délivre les Perses, un exilé de Tarente (ἀνὴρ Ταραντῖνος φυγὰς), Gillos, qui les ramena au roi Darius. En récompense, le roi se déclara prêt à lui accorder tout ce qu’il voulait : Gillos lui demanda de le ramener dans sa patrie (κάτοδόν οἱ ἐς Τάραντα γενέσθαι) et lui fit le récit de son malheur.10

La même situation se répète : un homme loin de sa patrie n’aspire qu’à y retourner. Darius semble avoir tiré des enseignements de sa précédente aventure puisqu’il n’émet pas, cette fois, de réserve à faire rentrer chez lui Gillos. Les exilés sont malins, semble vouloir nous dire Hérodote, et quand cette malignité est tournée contre les Perses, les exilés sont « de bons exilés ». 2) Xénophon

Dans l’Anabase, Xénophon raconte, à la troisième personne, son activité en tant que général d’armée, mais il témoigne également de son exil, au livre V. « Après avoir été exilé (ἔφευγεν), Xénophon habitait alors Scillonte, ville bâtie par les Lacédémoniens dans les environs d’Olympie11 ». Cette mention est suivie du récit très développé de la manifestation de sa pitié. Un certain Mégabyze se rend, à l’occasion des Jeux Olympiques, auprès de Xénophon pour lui rendre son argent. Avec cet argent, il achète un emplacement pour le dieu, là où le dieu l’avait désigné. Traversant l’emplacement se trouvait le fleuve Sélinonte. Dans Éphèse, le long du temple d’Artémis le fleuve Sélinonte coule aussi. Des poissons (ἰχθύες) se trouvent dans les deux fleuves ainsi que des coquillages (κόγχαι). Dans l’emplacement à Scillonte, il y a aussi des bêtes sauvages (θῆραι) de toute sorte parmi celles que l’on peut chasser (ὁπόσα ἐστὶν ἀγρευόμενα θηρία). Xénophon fit un autel et un temple à partir de l’argent consacré (ἀπὸ τοῦ ἱεροῦ ἀργυρίου), et, pour le reste, il prélevait toujours 10 11

Ibid., III, 138. Xénophon, Anabase, V, 3, 7.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés d’un dixième les produits de la terre pour faire des offrandes à la déesse (θυσίαν ἐποίει τῇ θεῷ), et tous les citoyens et les hommes et femmes voisins participaient à la fête (τῆς ἑορτῆς). La déesse fournissait aux résidents (τοῖς σκηνοῦσιν) des farines (ἄλφιτα), des pains (ἄρτους), du vin (οἶνον), des friandises (τραγήματα) et une part des animaux sacrifiés élevés dans le pâturage sacré (τῶν θυομένων ἀπὸ τῆς ἱερᾶς νομῆς λάχος) et des animaux chassés (τῶν θηρευομένων).12

L’abondance de détails concernant les produits fournis par la nature dans l’emplacement que Xénophon a acheté sert montrer – sans jamais le dire – que ce dernier a les faveurs de la déesse Artémis. Xénophon disparaît petit à petit du texte pour être remplacé par la déesse elle-même qui donne aux habitants toutes les bonnes choses énumérées. Xénophon, d’abord homme particulièrement pieux, devient comme habité par l’abondance et la générosité d’Artémis, au point qu’ils ne semblent plus faire qu’un seul personnage. Xénophon montre par ailleurs que l’exil n’est pas synonyme pour lui d’oisiveté, mais l’occasion de laisser s’exprimer sa piété. Tout son argent y est consacré. Xénophon dresse de lui-même le portrait de l’exilé idéal. 3) Diognète

Dans le Sur la confiscation des biens du frère de Nicias de Lysias, l’orateur utilise l’argument de l’exil sous les Trente au sujet de Diognète, un des persécutés, pour montrer que loin d’en avoir abusé, il est resté digne même dans sa difficile situation : Diognète persécuté par les sycophantes (διαβληθεὶς μὲν ὑπὸ τῶν συκοφαντῶν) fut exilé (φεύγων ὤχετο), mais il n’a pas, avec un petit nombre de gens chassés (μετ᾽ ὀλίγων δὲ τῶν ἐκπεπτωκότων), combattu contre Athènes, ni ne s’est rendu dans le fort Décélie. Il n’a pas été non plus la cause de quelque malheur (ὅτου κακοῦ αἴτιος) pour votre peuple, ni pendant son exil ni après son retour (οὔτε φεύγων οὔτε κατελθών), mais il est arrivé à un tel point de valeur (εἰς τοῦτ᾽ ἀρετῆς ἦλθεν) qu’il était plus en colère contre ceux qui vous ont trompé (τοῖς εἰς ὑμᾶς ἡμαρτηκόσιν) que contre les auteurs de son retour d’exil (τοῖς αὐτῷ τῆς καθόδου αἰτίοις γεγενημένοις).13

Diognète est lui aussi présenté comme un exilé « modèle ». Il est d’abord une victime et à ce titre s’inscrit sur la liste des nombreuses victimes de l’exil en masse perpétré par les Trente. Dans ce court passage, les expressions verbales qui mentionnent l’exil sont nombreuses, alors que le 12 13

Ibid., V, 3, 8-9. Lysias, Sur la confiscation, 9.

Chapitre 10 : Bons et mauvais exilés

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cas de Diognète dans cette péroraison est unique, mais l’orateur fait appel à la sensibilité de l’auditoire qui a été lui-même exilé en développant cette idée de l’exilé victime mais intègre. En effet, si Diognète s’associe à d’autres exilés, il ne rentre pas dans le lieu commun de l’exilé sans foi ni loi. Même dans l’exil, Diognète serait resté un bon citoyen car il se distingue par son absence d’actions néfastes quelles que soient les circonstances, ainsi que les propositions participiales introduites par οὔτε le mettent en avant. Enfin, Diognète semble n’avoir été animé que par son devoir de citoyen et non par la rancœur personnelle, puisque c’est à sa patrie qu’il pense quand il fomente quelque vengeance : l’orateur met en avant ce noble sentiment dans les expressions « τῷ ὑμετέρῳ πλήθει » et « τοῖς εἰς ὑμᾶς ἡμαρτηκόσιν », dans lesquels l’emploi du déterminant et du pronom possessif favorise la bienveillance de l’auditoire. Ce travail de captatio benevolentiae trouve écho dans la fin de la péroraison : Je vous supplie, membres du tribunal, de nous être favorables en vous souvenant du temps où, chassés de votre patrie (ἐκ τῆς πατρίδος ἐκπεπτωκότες) et dépossédés de vos biens (τὰς οὐσίας ἀπολωλεκότες), vous regardiez comme d’excellents patriotes ceux qui vous sacrifiaient leur vie, vous vous enorgueillissiez de pouvoir, grâce aux dieux, témoigner votre reconnaissance à leurs descendants.14 4) Évagoras

Évagoras est présenté par Isocrate comme une exception parmi les exilés dans cet exemplum. Alors qu’un comploteur avait essayé de l’enrôler dans ses projets, Évagoras, ayant échappé au danger, et s’étant réfugié à Soles, ville de Cilicie, n’avait pas le même état d’esprit que ceux qui tombent dans de semblables malheurs (οὐ τὴν αὐτὴν γνώμην ἔσχε τοῖς ταῖς τοιαύταις συμφοραῖς περιπίπτουσιν). Les autres hommes, et même les rois chassés du trône, laissent fléchir leur âme sous le poids de leur infortune. Évagoras, au contraire, s’éleva à un tel orgueil (εἰς τοσοῦτον μεγαλοφροσύνης) qu’après avoir toujours vécu comme un simple particulier, du moment où il fut obligé de fuir (φεύγειν), il pensa qu’il fallait être roi.15

Dans ces quatre exemples, l’intention de l’auteur est la cause de l’exagération de ces portraits : Hérodote montre que, même exilés, les Grecs, sont plus malins que les Perses, Xénophon fait de lui-même le portrait d’un homme pieux, Lysias fait pour son client l’apologie d’un comportement

14 15

Ibid., 26. Isocrate, Évagoras, 27-28.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

exemplaire pendant les expulsions massives, tandis qu’Isocrate dresse le portrait du tyran idéal. II. LES MAUVAIS EXILÉS À l’identique, une liste de « mauvais exilés » peut être établie d’après les jugements des auteurs. Un des principaux critères est le fait qu’on ne peut leur faire confiance16. 1) Démarate

Démarate est, chez Hérodote, le portrait inverse de Démocédès. On apprend, selon le même procédé, ce qu’il fait chez les Perses : cet ancien roi de Sparte, « s’infligeant l’exil à lui-même de Lacédémone (φυγὴν ἐπιβαλὼν ἑωυτῷ ἐκ Λακεδαίμονος)17 » se rend utile grâce à ses conseils18 : ayant pris fait des querelles entre les enfants de Darius pour savoir qui succèderait au Roi, Démarate se rend auprès de Xerxès pour lui souffler des arguments à opposer afin d’être le nouveau roi19 et devient son conseiller. Il mène un double jeu entre les Perses et les Lacédémoniens20 : demeurant toujours en Asie, il ne cesse de vanter à Xerxès la vaillance des Grecs et en particulier des Spartiates21 mais il lui indique également la meilleure façon de déstabiliser les Spartiates, en investissant Cythère22, ce qui suscite la suspicion chez le frère de Xerxès. Pourtant, malgré la précision suivante, le jugement d’Hérodote est sans appel : « on raconte » que Démarate aurait envoyé aux Spartiates une tablette de cire dissimulant un message gravé dans le bois où il révélait les projets de Xerxès, mais Démarate, fils d’Ariston, exilé chez les Mèdes (φυγὼν ἐς Μήδους), comme je le pense et les apparences viennent renforcer mon opinion (ὡς μὲν ἐγὼ δοκέω καὶ τὸ οἰκὸς ἐμοὶ συμμάχεται), n’était pas bienveillant (εὔνοος) 16 17

18 19 20 21 22

On trouve déjà cela chez Homère avec le cas d’un Etolien anonyme qui trompe son hôte avec des paroles mensongères (Homère, Odyssée, XIV, 380 et suivantes). Hérodote, VII, 3 ; la cause de son exilé est exposée en VI, 67 : il aurait mal pris une provocation de la part de son plus farouche opposant, faisant allusion au fait qu’il n’était pas le fils légitime de son père. En VI, 70, on apprend qu’il se rend en Asie selon un mauvais concours de circonstances : il voulait en fait se rendre depuis Sparte à Delphes, mais comme on le fuit suivre, le soupçonnant de vouloir quitter le pays, il en partit finalement. En VII, 104, Démarate impute directement son exil aux Spartiates. Hérodote, VI, 70 : ses conseils et ses actes étaient déjà appréciés à Sparte. Ibid.,VII, 3. À ce titre, l’histoire de Démarate annonce celle de Thémistocle au livre VIII, 75 ; 79-80 ; 83 ; 85 ; 92 ; 108-109 ; 112 ; 123-125. Ibid., VII, 101-105 ; 209 ; 234. Ibid.,VII, 235.

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envers les Lacédémoniens, et on peut se demander si c’est par bienveillance (εὐνοίῃ) qu’il fit cela ou si c’est pour se réjouir à leur dépend (καταχαίρων).23

Pourtant, c’est bien à lui qu’apparaît le mystérieux nuage en provenance d’Éleusis24, comme si les dieux lui faisaient comprendre qu’il avait été utile à sa patrie, malgré tout. 2) L’inconnu de Phénicie

Dans le discours Évagoras d’Isocrate, il est question d’un exilé qui renverse le roi son hôte et prend son pouvoir : un exilé venu de la Phénicie (ἐκ Φοινίκης ἀνὴρ φυγὰς), en lequel le Roi avait placé sa confiance, ayant eu de grands pouvoirs (μεγάλας δυναστείας λαβὼν), n’en éprouva pas de la reconnaissance, mais devenu mauvais (κακὸς μὲν γενόμενος) envers celui qui l’avait accueilli, et terrible (δεινὸς δὲ) envers celui qui avait plus que lui, il chassa son bienfaiteur (τὸν μὲν εὐεργέτην ἐξέβαλεν), et s’empara de la royauté.25 3) « Les demi-dieux dans la Cité »

Platon dresse la liste des incohérences de la démocratie athénienne, sans la nommer, en s’appuyant sur l’exemple de l’exil. Un passage de la République condamne par le biais d’une étonnante métaphore ces exilés nocifs, à l’image des cas précédents, qui circulent en toute impunité : Comment donc ? La clémence des habitants à l’égard des condamnés n’estelle pas attrayante ? N’as-tu pas vu que dans cette constitution les hommes condamnés par vote à la mort ou à l’exil (ἀνθρώπων καταψηφισθέντων θανάτου ἢ φυγῆς) ne demeurent pas moins et se promènent (ἀναστρεφομένων) en plein cœur de la cité, ni comment, alors que personne ne s’en soucie ou ne les voit (οὔτε φροντίζοντος οὔτε ὁρῶντος οὐδενός), ce type d’hommes erre çà et là comme un demi-dieu (περινοστεῖ ὥσπερ ἥρως) ?26

Platon fait ici référence à une autre catégorie d’exilés, celle qui ne voit pas d’application à sa peine et demeure en toute impunité dans la cité. La comparaison au « ἥρως » est étonnante : ce mot signifie le héros, celui qui est entre les hommes et les dieux et semble donc inapproprié pour désigner un homme ou un groupe d’hommes que la justice a condamnés. Etant donné 23 24 25 26

Ibid.,VII, 239. Ibid.,VIII, 65. Isocrate, Évagoras, 19. Platon, République, VIII, 558a.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

que Platon a réussi à démontrer que les hommes condamnés à l’exil sont souvent des hommes justes et que Socrate en est la première victime, et que dans cet exemple les condamnés ne sont pas mentionnés de manière négative, cette comparaison peut être comprise de deux façons : les condamnés se « pavanent » tels des demi- dieux, car ils savent qu’ils sont intouchables et sont auréolés d’une forme de gloire. III. L’EXILÉ QUI DIVISE : ALCIBIADE C’est inévitablement à Alcibiade que pourrait revenir le titre du meilleur ou du pire exilé, selon l’utilisation que l’on veut faire de cet argument d’autorité qu’est le « cas » Alcibiade. Les témoignages littéraires sont nombreux et contradictoires, de même que les rebondissements dans cette histoire qui réunit à elle seule tous les cas possibles d’exil. 1) Chez les historiens

Chez Thucydide, Alcibiade intervient du livre V à la fin de la Guerre du Péloponnèse, soit de 420 à 411. L’intelligence et les qualités d’orateur d’Alcibiade son mises en avant. Il évite une première fois l’ostracisme au printemps 417. Après le scandale des Hermès mutilés et de la parodie des Mystères, Alcibiade, parti pour la Sicile, doit rentrer à Athènes. Il suit un moment la Salaminienne venue l’escorter jusqu’à Athènes, mais une fois à Thourioi, ils cessent de suivre, quittent le vaisseau et disparaissent: ils ne se souciaient pas de rentrer pour être jugés sur des imputations calomnieuses. […] Alcibiade était dès lors un exilé (ὁ δὲ Ἀλκιβιάδης ἤδη φυγὰς ὤν).27

Alcibiade choisit d’abord l’exil et échappe ainsi à une condamnation à mort et à la confiscation de ses biens à l’été 415. Thucydide précise : « Lorsqu’Alcibiade, rappelé à Athènes et relevé déjà de son commandement, avait quitté la Sicile, il savait qu’il fuirait / serait exilé (ἐπιστάμενος ὅτι φεύξοιτο)28 ». La même ambiguïté que dans les cas précédemment étudiés accompagne l’emploi du verbe φεύγω : la possibilité de fuir avant son procès ? La certitude de s’en sortir par l’exil ou l’ostracisme ? Il se rend alors auprès des Lacédémoniens et cherche à s’attirer leur bienveillance : il déclare alors devoir son exil à « ceux qui ont entraîné la foule dans des événements pénibles (οἳ ἐπὶ τὰ πονηρότερα ἐξῆγον τὸν ὄχλον). Ce

27 28

Thucydide, VI, 61, 6-7. Ibid., VI, 74.

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sont eux précisément qui [l’]ont exilé (ἐξήλασαν)29 ». Alcibiade assure aux Lacédémoniens le fait de ne pas parler avec « le zèle de l’exilé (τὴν φυγαδικὴν προθυμίαν)30 », car, dit-il, il est « exilé de la méchanceté de ceux qui l’ont chassé (φυγάς [...] τῆς τῶν ἐξελασάντων πονηρίας), mais pas de « l’aide qu’il pourrait apporter » aux Spartiates31. Ce passage représente à lui seul plusieurs prouesses lexicales autour des vocables de l’exil : l’adjectif φυγαδικός, dont l’occurrence est unique dans la littérature archaïque et classique, qualifie une attitude ; le nom φυγάς est, lui, employé au sens figuré32. Mais devenu par la suite suspect aux Lacédémoniens33, Alcibiade propose ses services aux Perses : En donnant ces conseils à Tissaphernès et au Roi, auprès desquels il se trouvait, Alcibiade estimait sans doute que c’était le meilleur service qu’il pouvait leur rendre, mais il songeait aussi à préparer son retour dans sa patrie (τὴν ἑαυτοῦ κάθοδον ἐς τὴν πατρίδα). Il savait que s’il ne faisait pas détruire Athènes, il pourrait un jour décider ses concitoyens à le rappeler.34

Ce choix le place dans une position de force puisque si les Athéniens rappellent Alcibiade, ils auront avec lui l’appui du roi de Perse pour triompher des Péloponnésiens. À cette proposition faite devant l’assemblée, les ennemis d’Alcibiade protestent à grands cris et invoquent le caractère sacré des Mystères, « raison pour laquelle il était en exil (δι᾽ ἅπερ ἔφυγε) »35. La troisième étape est donc le retour d’Alcibiade à Athènes : tous les espoirs du peuple se portent désormais sur lui, à tel point que pour « être agréable à Alcibiade qu’on pensait sur le point de rentrer », de jeunes gens tuent Androclès, à la fois l’homme le plus influent du parti populaire et aussi un de ceux qui « ont chassé Alcibiade (ἐξήλασε) »36, mais les Quatre-Cents veillent à ne pas intégrer le rappel des exilés lors du remaniement des institutions37. C’est finalement Trasybule qui obtient, avec l’appui de l’armée, « le vote d’un décret rappelant l’exilé et lui garantissant sa sécurité38 ». Il part le chercher chez Tissaphernès et le ramène à Samos. Se présentant devant l’assemblée des soldats, Alcibiade exposa le malheur de son exil (τήν τε ἰδίαν ξυμφορὰν τῆς φυγῆς) et se lamenta (ἀνωλοφύρατο), puis aborda les questions d’intérêt public, dont il parla 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38

Ibid.,VI, 89. Ibid.,VI, 92. Ibid., VI, 92. C’est l’unique emploi figuré que nous ayons identifié dans notre corpus. Thucydide, VIII, 45. Ibid.,VIII, 47. Ibid.,VIII, 53. Ibid.,VIII, 65. Ibid.,VIII, 70. Ibid.,VIII, 81.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés longuement, stimulant les espérances de ses auditeurs par les perspectives qu’il leur ouvrit. Il vanta en exagérant (ὑπερβάλλων ἐμεγάλυνε) sa puissance auprès de Tissaphernès, afin que les dirigeants de l’oligarchie le redoutent et que les ligues se dissolvent. [...] Mais ajouta-t-il, le satrape avait précisé qu’il ne se fierait aux Athéniens que le jour où Alcibiade en personne, revenu sain et sauf de Samos, se porterait devant lui garant de leurs intentions.39

Par la suite, un décret est voté permettant à Alcibiade et aux autres exilés de rentrer, et qui annule notamment la condamnation à mort d’Alcibiade40. Xénophon, dans les Helléniques, donne la suite de la Guerre du Péloponnèse, puisque Alcibiade y intervient pour les années 411 à 404. Son retour spectaculaire à Athènes y est décrit : Alcibiade, voulant revenir (ἀποπλεῖν οἴκαδε) avec ses troupes, cingla droit sur Samos ; de là, avec vingt vaisseaux, il mit la voile pour le golfe Céramique, en Carie, et, après avoir prélevé vingt talents sur ces contrées, il retourna à Samos41. [...] Les Athéniens avaient élu trois stratèges, Alcibiade, qui était exilé (Ἀλκιβιάδην μὲν φεύγοντα), Thrasybule, qui était absent, et le troisième, Conon, qui était dans la ville.42

L’emploi du participe présent φεύγοντα est ambigu : c’est « en fuite » mais aussi « prévenu dans un procès ». Il n’y a pas si longtemps, Alcibiade était encore sous le coup de sa condamnation à mort. Son retour triomphal auprès des Athéniens est particulièrement remarquable : Quand il vit qu’ils étaient bien disposés à son égard, qu’ils l’avaient élu stratège et que ses amis (τοὺς ἐπιτηδείους), par des messages personnels, l’invitaient à revenir, il entra dans le Pirée le jour où la ville célébrait les Plyntéries et où la statue d’Athéna était voilée, ce que quelques-uns regardèrent comme un présage funeste pour lui et pour Athènes. Aucun Athénien, durant cette journée, n’oserait entreprendre quelque acte sérieux. Comme il abordait, la foule, tant du Pirée que de la ville, se pressait devant les vaisseaux pour chercher à voir Alcibiade et l’admirer. Ils disaient qu’il était le meilleur (κράτιστος) des citoyens, qu’il s’était justifié tout seul d’avoir été en exil pour des raisons injustes (ὡς οὐ δικαίως φύγοι), qu’il avait été victime (ἐπιβουλευθείς) des intrigues de gens moins puissants que lui, moins éloquents, qui ne cherchaient dans la politique que leur intérêt personnel, tandis que lui ne songeait qu’à accroître le bien commun par ses propres moyens comme par ceux de l’État.43 39 40 41 42 43

Ibid.,VIII, 81. Ibid.,VIII, 97. Xénophon, Les Helléniques, I, 4, 8. Ibid., I, 4, 10. Ibid., I, 4, 12-13.

Chapitre 10 : Bons et mauvais exilés

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Xénophon suggère que l’exil d’Alcibiade est le fruit d’une machination de ses ennemis politiques et montre que des hommes pires que lui gouvernèrent la cité, et que ce sont eux qui, d’une certaine façon, ouvrirent la voie à l’établissement en 411 d’un système oligarchique. Alcibiade est en état de grâce et le contexte solennel de son retour accentue cet épisode44. La scène du retour d’Alcibiade illustre de façon saisissante l’impact d’une personnalité sur la cité entière, les controverses qu’elle fait naître, la passion notamment de ses défenseurs. Mais cette scène est unique : elle est liée au moment d’apogée et de triomphe qu’a été la réconciliation d’Alcibiade avec Athènes. [...] Moins qu’une destinée politique unique, Xénophon présente donc un moment exceptionnel dans l’histoire politique athénienne.45

Un seul passage évoque avec emphase les difficultés de son exil : esclave de la misère (ὑπὸ ἀμηχανίας δουλεύων), il s’était vu forcé de servir ses plus cruels ennemis, exposé chaque jour à perdre la vie. Il voyait ceux qui le touchaient de plus près, ses concitoyens, ses parents et tout l’État, commettre des fautes, et il ne pouvait leur être d’aucun secours, empêché qu’il était par l’exil (φυγῇ ἀπειργόμενος).46

Pour Thucydide et Xénophon, l’exil d’Alcibiade est le fruit d’une forme d’hystérie47 – manifestée par une peur et une suspicion extrêmes48 – et les 44

45 46 47

48

Cf. J.- C. RIEDINGER, op.cit., p. 246 : « L’usage des sacrifices de divers ordres, divinatoires, propitiatoires ou d’actions de grâces, reconnaît la part que prennent les dieux dans l’événement accompli ou à venir, tandis que les présages manifestent leur volonté. Mais sous cet aspect, le surnaturel relève de la croyance commune de l’auteur et des acteurs de l’histoire : il représente une foi collective, impersonnelle. Il faut le distinguer de ce qui relève de l’interprétation historique, et qui est la part propre de Xénophon : car c’est lui qui explique alors de sa propre initiative, et sous sa propre responsabilité un événement comme provoqué par les dieux ». Pour l’auteur, la suite est « à peu près athée » hormis quelques passages dont celui que nous étudions qui est analysé comme suit (ibid., n. 2 p. 347) : les prodiges sont « mentionnés soit avec les débuts de l’année, soit dans un synchronisme, c’est à dire dans des passages suspects d’être interpolés. Dans le récit, une seule allusion : la coïncidence du retour d’Alcibiade et des Plyntéries est considérée par « certains » comme un présage ; un tel détail est partie intégrante du récit historique ». Ibid., p. 260. Xénophon, Les Helléniques, I, 4, 15. C’est l’idée développée par Alain DUPLOY dans son article « Du voisinage à la sphère internationale : cercles de collectivité et niveaux d’énonciation des modes de reconnaissance sociale dans l’Athènes classique » où il compare l’exil de Thémistocle et d’Alcibiade (« Quand la cité brûle ses anciennes idoles : l’exil de Thémistocle et d’Alcibiade ») : A. DUPLOUY, « Du voisinage à la sphère internationale : cercles de collectivité et niveaux d’énonciation des modes de reconnaissance sociale dans l’Athènes classique », in Individus, groupes et politique à Athènes de Solon à Mithridate [en ligne], Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 2007 (généré le 12 avril 2016). Thucydide, VI, 53, 3 ; VI, 60, 1.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

manigances de ses opposants, parmi lesquelles l’accusation de la mutilation des Hermès et de la parodie des Mystères, une conséquence de cette bêtise49. Ils suggèrent par ailleurs que l’exil de ce dernier a eu son importance dans la défaite d’Athènes dans le conflit qui l’opposa à Sparte et même dans l’installation de l’oligarchie de 411. Ainsi Thucydide suggère que la richesse de ses vêtements et son état d’esprit ont contribué à le faire détester et à le soupçonner de vouloir instaurer une tyrannie50. Ses opposants n’eurent qu’à exploiter la rumeur de son implication dans les affaires des Hermès et des Mystères, afin de le faire partir d’Athènes (ἐξελάσειαν)51. Alcibiade incarne la preuve pour ces auteurs qu’Athènes, à ce moment-là, ne se comporte plus comme un état démocratique mais presque comme un état tyrannique. 2) Chez les orateurs attiques

Chez Isocrate, dans le Sur l’attelage, Alcibiade est défendu par son propre fils. Le fils d’Alcibiade doit en effet revenir sur l’exil de son père avant de pouvoir parler de sa propre affaire, qui n’ont a priori rien à voir, « puisque Teisias [lui] reproche souvent l’exil de [son] père (τὴν φυγὴν τὴν τοῦ πατρὸς)52 ». Après avoir tenté de défendre son père, l’orateur développe cette idée d’une persécution et va jusqu’à parler de dangers qu’il encourt à cause de son père avec insistance : moi qui, à cause de l’exil de mon père (τοῦ μὲν πατρὸς φυγόντος) et de la mort de ma mère, suis resté orphelin, aussitôt après ma naissance ; moi qui, n’ayant pas encore quatre ans, ai couru des dangers pour ma vie à cause de l’exil de mon père (διὰ τὴν τοῦ πατρὸς φυγὴν περὶ τοῦ σώματος εἰς κίνδυνον κατέστην).53

L’orateur donne toute une série de causes extérieures à l’exil d’Alcibiade. Il impute aux oligarques la destruction de la démocratie et l’exil de son père, rapprochant ainsi un gouvernement d’un exil injuste54. Dans un long plaidoyer55, Isocrate, au nom du fils d’Alcibiade, montre à l’auditoire que ce que celui-ci reproche finalement à Alcibiade est d’avoir été un exilé « oisif », là où l’auditoire forme un ancien groupe d’exilés « vandales » : lui, en effet, n’est pas comme ces hommes de l’auditoire « qui ont pris le Pirée, détruit les moissons dans la campagne, dévasté le territoire, incendié les faubourgs, et

49 50 51 52 53 54 55

S. FORSDYKE, op. cit., p. 266-71. Thucydide,VI, 15, 4. Ibid.,VI, 28, 2. Isocrate, Sur l’attelage, 3. Ibid., 45. Ibid., 4. Ibid.,8-15.

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pour finir donné l’assaut aux Murs56 ». Alcibiade n’a rien entrepris quand il était à Argos, car il a toujours été dans « l’oisiveté (ἡσυχίαν εἶχεν)57 » – et ne voulait surtout pas « nuire à son pays » alors même qu’il était exilé58 – ou « exilé et dans l’oisiveté (καὶ φεύγων μὲν ἡσυχίαν εἶχε)59 ». C’est cette même expression qu’il reprend à propos des « compagnons d’exil qui sont dans l’oisiveté (τοῖς ἡσυχίαν ἄγουσι τῶν συμφυγάδων)60 » et qui suscitent la colère de l’auditoire61. S’il est parti chez les Lacédémoniens, c’est qu’il était « repoussé de tous côtés au milieu de ses calamités62 » et qu’il n’avait aucun autre moyen de salut que de leur demander « asile ». Tout ce que l’on peut dire sur lui n’est que calomnie63. Il cherche, enfin, à renverser la situation et à étendre l’état d’exil à un état intérieur proche de la passivité, de l’attentisme, ou de l’insouciance par rapport à la situation politique sous les Trente : il ne faut pas blâmer ceux qui désirent les mêmes choses que vous, ni regarder comme de mauvais hommes (κακοὺς ἄνδρας) tous ceux qui, en exil, ont cherché à rentrer (ὅσοι φεύγοντες κατελθεῖν ἐζήτησαν), mais plutôt ceux toux ceux qui, restés à Athènes ont fait des choses dignes de l’exil (ὅσοι μένοντες φυγῆς ἄξι᾽ ἐποίησαν).64

Alcibiade a été « si injustement exilé (οὕτως ἀνόμως τοῦ πατρὸς ἐκπεσόντος)65 » que tout ce qu’il fit pour rentrer fut injuste, car il a doublement trahi sa patrie, mais cela aurait presque été involontaire. Il l’aurait finalement trahie pour mieux y retourner. Les véritables exilés seraient donc ceux qui sont restés et non ceux qui sont partis. L’orateur fait ensuite un rappel des origines d’Alcibiade66 pour expliquer son comportement par celui des Alcméonides qui ont choisi « de s’exiler (φυγεῖν)67 » plutôt que de vivre dans leur patrie asservie. D’ailleurs Alcibiade a hérité de l’autorité naturelle qu’avaient ses ancêtres, notamment auprès de « ses compagnons d’exil (συμφυγάδων)68 ».

56 57 58 59 60 61

62 63 64 65 66 67 68

Ibid., 13. Ibid., 8. Ibid., 9. Ibid., 42. Ibid., 14. Isocrate montre avec cette référence aux compagnons d’exil que les Athéniens étaient enclins aux dissensions alors que c’est la solidarité qui aurait été souhaitée. Ils ont adopté la même attitude avec Alcibiade. Ibid., 9. Ibid.,10-11. Ibid.,14. Ibid.,10. Ibid., 25-26. Ibid., 25. Ibid., 26.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

L’orateur crie finalement à l’injustice prétextant qu’Alcibiade a été exilé « deux fois (δίς) » : on l’a d’abord « écarté (ἐκεῖνον ἐκποδὼν ἐποιήσαντο) » et ensuite « condamné à l’exil » (αὐτοῦ φυγὴν κατέγνωσαν) celui qui était « le premier entre tous les citoyens », le contraignant à « partager les malheurs de la cité »69. Mais Alcibiade a davantage souffert que les autres : « Quand les autres étaient seulement exilés de la ville (οἱ μὲν ἄλλοι τὴν πόλιν ἔφυγον), Alcibiade n’a-t-il pas été chassé de la Grèce entière (ἐκεῖνος δὲ ἐξ ἁπάσης τῆς Ἑλλάδος ἐξέπεσεν) ?70 ». Isocrate insiste avec ce verbe « ἐξέπεσεν » sur la violence de l’exil d’Alcibiade, même dans un contexte d’exils massifs que recouvre le verbe « ἔφυγον » ; cette opposition entre l’exil « normal » et l’exil « injuste » d’Alcibiade est perceptible dans l’opposition binaire « οἱ μὲν ἄλλοι ... ἐκεῖνος δέ ». Dans ce discours d’Isocrate, Alcibiade est présenté comme un martyr de la démocratie, victime notoire de l’injustice. Les mêmes observations sont faites concernant l’attitude particulière d’Alcibiade durant son exil, dans le Philippe d’Isocrate : Examinez d’abord la conduite d’Alcibiade. Exilé par nous (φυγὼν παρ’ἡμῶν), et voyant les hommes atteints du même malheur avant lui (τοὺς πρὸ αὑτοῦ ταύτῃ τῇ συμφορᾷ κεχρημένους) considérer avec effroi la puissance de notre ville, il n’éprouva pas le même sentiment (οὐ τὴν αὐτὴν γνώμην ἔσχεν) qu’eux ; et, croyant qu’il devait rentrer dans sa patrie par la force, il résolut de lui faire la guerre.71

C’est ici son courage et son originalité qui sont mis en valeur par son exil, là où d’autres ont peur de se confronter à un régime injuste. Une forme d’admiration pour Alcibiade est sensible dans les discours d’Isocrate, même si elle est déterminée par les commanditaires des discours. Démosthène, dans le Contre Midias, utilise Alcibiade comme référence, comme repoussoir à celui qu’il veut voir condamner. Midias est accusé d’avoir lacéré un habit sacré, ce que l’orateur rapproche de la mutilation des Hermès. C’est l’occasion d’un excursus sur Alcibiade. On rappelle d’abord sa famille, touchée elle aussi par l’exil, mais qui s’est illustrée, du côté de son père, par le fait de « chasser les enfants de Pisistrate (τοὺς Πεισιστράτου παῖδας ἐκβαλεῖν) », et du côté de sa mère, par le fait de « servir le peuple de très nombreuses fois »72. On évoque ensuite ses prouesses pour Athènes : il avait pris lui-même les armes pour le peuple, deux fois à Samos, et une troisième fois dans l’enceinte même de la ville. C’est en exposant sa vie (τῷ 69 70 71 72

Ibid., 37. Ibid., 40. Isocrate, Philippe, 58. Démosthène, Contre Midias, 144.

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σώματι) qu’il montra son attachement (τὴν εὔνοιαν) à sa patrie, et pas avec de l’argent ou des discours. Enfin, il avait remporté des victoires, et obtenu des couronnes dans les combats de chars aux jeux olympiques ; il passait pour être aussi bon orateur qu’excellent général.73

Mais cela n’empêcha pas les Athéniens de « le chasser en faisant de lui un exilé (ποιήσαντες φυγάδ᾽ ἐξέβαλον)74 ». Le motif invoqué est le suivant : « pour avoir fait preuve d’excès (ὑββρίζειν)75 ». Il faut donc « punir toutes les impiétés avec la même rigueur76 », d’après l’orateur. Ce qu’a fait Midias est bien pire que ce qu’a fait Alcibiade, et il n’avait pas ses glorieux états de service. Chez Lysias, dans le Contre Alcibiade 1, l’orateur ne trouve aucune excuse à Alcibiade. Il livre le tableau inverse d’Isocrate dans le Sur l’attelage : Alcibiade, a-t-il l’audace de dire, n’a rien fait de si grave en marchant contre sa patrie: vous-mêmes, pendant votre exil, vous avez pris Phylé, coupé des arbres, monté à l’assaut des murs, et, loin de léguer par-là de la honte à vos enfants vous avez gagné la considération auprès de tous les hommes ! Comme s’il n’y avait pas de différence à faire entre des exilés (ὅσοι φυγόντες) qui marchèrent contre leur pays avec les ennemis, et ceux qui rentraient dans leur ville occupée par les Lacédémoniens ! Il est clair pour tout le monde, je pense, que les premiers cherchaient à rentrer dans Athènes pour livrer aux Spartiates l’empire de la mer et devenir vos maîtres, tandis que votre peuple, revenu d’exil (κατελθόν), a chassé les ennemis (τοὺς μὲν πολεμίους ἐξήλασε) et libéré ceux des citoyens qui acceptaient l’esclavage ; les actes des deux partis, auxquels il fait allusion, ne sont donc pas semblables.77

D’après Lysias, Alcibiade s’est exilé lui-même, non pas par désespoir, mais par honte : Il se sentait si coupable envers vous que, bien qu’éloquent, avec des amis et des richesses, il n’osa jamais venir vous rendre ses comptes : il se condamna lui-même à l’exil (φυγὴν αὑτοῦ καταγνούς) et préféra être citoyen de Thrace et de n’importe quelle ville, plutôt que de sa propre patrie.78

73 74 75 76 77 78

Ibid.,145. Ibid.,146. Ibid.,146. Ibid.,147. Lysias, Contre Alcibiade 1, 32-34. Ibid., 38.

332

Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

Andocide également, dans le Contre Alcibiade, effectue un réquisitoire pour l’ostracisme d’Alcibiade au moment où il en était question, au printemps 417, et même si ce n’est « qu’un exercice d’école et une suite de critiques plus ou moins gratuites79 », la haine sans doute mêlée de jalousie à l’encontre d’Alcibiade est tout à fait perceptible. L’affaire des Hermès n’a pas encore eu lieu, mais comme le précise l’orateur, il s’agit de savoir s’il faut qu’un homme, à qui la République n’a rien à reprocher, soit exilé dix ans. Les rivaux qui se disputent ce prix sont, avec [lui], Alcibiade et Nicias : l’un d’[eux] doit être nécessairement frappé.80

Alcibiade y est présenté comme « le pire des hommes81 » : sa fortune est attaquée82, ses ancêtres déjà frappés par l’ostracisme le sont aussi83 ; il est présenté comme un homme dont on redoute davantage les méfaits à venir que les méfaits passés84, méprisé des jeunes comme des vieux à cause de son insolence85. L’ostraciser reviendrait à « apprendre le respect des lois aux plus arrogants86 ». 3) Chez Platon

Alcibiade était connu pour être apprécié de Socrate pour sa beauté et son intelligence et apparaît, de fait, souvent dans les œuvres de Platon. Ainsi que Jacqueline de Romilly le précise au début de son Alcibiade, une des images les plus marquantes de l’aspect fascinant de ce personnage est celle de son arrivée dans le Banquet. Ivre, orné d’une couronne de lierre et de violettes et soutenu par une joueuse d’aulos87, Alcibiade n’en provoque pas moins l’admiration. Dans le Second Alcibiade88, Socrate et Alcibiade ont des discussions à propos de l’exil. Socrate parle des hommes qui sont devenus tyrans dans l’idée d’accomplir quelque chose de grand et qui ont été destitués de leur pouvoir. Il aborde le cas des citoyens : Tu vois que parmi nos citoyens – et ces choses nous ne les avons pas apprises par ouï-dire mais nous les avons nous-mêmes apprises en étant témoins – aussi nombreux soient-ils à désirer le statut de stratège et à 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88

J. DE ROMILLY, Alcibiade, p. 15. Andocide, Contre Alcibiade, 2. Ibid.,12. Ibid.,32-33. Ibid., 34. Ibid.,36. Ibid., 39. Ibid.,40. J. DE ROMILLY, op. cit., p. 17 ; Platon, Le Banquet, 212e. Cette œuvre est considérée comme apocryphe.

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l’obtenir, pour les uns, encore maintenant, ils sont exilés de cette cité (φυγάδες τῆσδε τῆς πόλεως), pour les autres, ils sont morts.89

Son propos vient illustrer la thèse qu’avant d’accepter une offre, il faut en considérer les désagréments. Socrate rappelle à Alcibiade, qui semble, lui, défendre la folie contre la raison, cette idée présente dans toute l’œuvre de Platon : le statut de citoyen implique un sacrifice aux lois qui peut prendre forme dans deux sanctions, l’exil ou la mort. Alcibiade soutient la thèse que la plupart des gens est irréfléchie et quel seul un petit nombre est doté de réflexion. Socrate prend alors appui sur le thème de l’exil pour montrer que cette pratique, faite de manière abusive, n’est pas l’apanage d’une personne réfléchie : Socrate : – Donc, ce n’est pas non plus celui qui sait faire périr un autre homme, le spolier de ses biens, l’exiler de sa patrie (φυγάδα ποιεῖν τῆς πατρίδος), mais qui ignore au contraire quand cela vaut le mieux, et contre qui ? Alcibiade : – Non, évidemment !90

Socrate affine ainsi sa définition de l’exil, en précisant dans le dialogue qui est engagé autour de la raison et de la mesure, que même si l’exil est une sanction possible applicable à un citoyen, son utilisation abusive est révélatrice de la démesure de celui qui l’applique et non de celui qui la subit. Les exils abusifs sont des souillures pour ceux qui exilent et non pour les condamnés. Cette discussion entreprise avec Alcibiade n’est pas anodine : elle révèle une bienveillance certaine de Socrate pour Alcibiade. Comment ne pas y voir une défense de la part de Platon, aussi bien pour Alcibiade que pour Socrate, contre son exil injuste ? Elle est également révélatrice de la décadence politique à Athènes, dont on peut penser qu’Alcibiade l’a subie autant qu’il y a contribué. Une fois encore, la question de l’exil est un moyen fiable de sonder l’état de la situation politique. Les exilés constituent un topos politico-littéraire complexe : leur représentation est variable et plus riche que ne le laisse penser la litanie des malheurs qui leur sont associés. On désire parfois expressément détourner l’image majoritairement répandue de l’exilé mauvais pour hisser un personnage au rang d’exception, pour sa piété ou sa valeur intellectuelle. Un exilé peut donc être respectable. Les mauvais exilés profitent eux-aussi, en quelque sorte, de leur propre image. Comme enfermés dans leur nocivité, ils tirent bénéfice sans scrupule de leur situation de transfuge ou d’hôte. Mais leur portrait ne se limite pas à ce simple constat : cette nocivité qu’ils 89 90

Platon, Second Alcibiade, 141e -142a. Ibid., 145a.

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Deuxième partie : Représentations de l’exil et des exilés

traînent en leur sillage est le fruit d’une politique ou d’une société qui a échoué. Leur simple présence est un rappel inquiétant des limites de la démocratie, en littérature comme dans la cité. Le personnage fascinant d’Alcibiade en est l’incarnation la plus discutée, si bien qu’on ne sait plus si l’on doit l’admirer ou le détester. La représentation de l’exil et des exilés permet, plus généralement, une réflexion sur l’histoire et sur l’état de la démocratie. La mise en scène des exilés a presque des vertus pédagogiques, car ils sont ce que la cité a fait d’eux. Ils sont mêmes ce qu’est la cité : bons quand elle est encore mue par des valeurs respectées, mauvais quand la démocratie s’est fourvoyée. Les malheurs de l’exil, que l’on s’attend toujours à connaître, quel que soit le genre qui s’y prête, prennent des formes particulièrement visibles et marquantes : mendiants, captives, larmes, plaintes, scènes d’adieu matérialisent ainsi une souffrance inévitable. Cette représentation pathétique n’est pas seulement l’apanage de la Tragédie qui a donné à l’exil ses heures de gloire, mais se trouve déjà en germe chez les auteurs archaïques. Peu importe, finalement, le régime politique, les désagréments de l’exil sont, à peu de choses près, les mêmes. On est donc peu surpris de voir chez les orateurs contemporains des régimes oligarchiques les mêmes plaintes, indignées ou désespérées, que chez des auteurs plus anciens. Les représentations se nourrissent même entre elles : les exils tyranniques de l’époque archaïque inspirent une abondante réflexion aux auteurs contemporains de la démocratie, tandis que la souillure de l’exil – apanage de l’exil démocratique seul – annonce sa dimension métaphorique. Loin d’être réductible à une mesure politique, l’exil inquiète les penseurs de la démocratie mais se prête tout autant à la création d’un imaginaire poétique. Tantôt martyrs, tantôt machiavéliques, les exilés surprennent et s’éloignent parfois des archétypes. On savait ainsi qu’aux plus célèbres sont imputables une grande partie des maux que la Grèce classique ait connue, mais on avait sans doute sous-estimé le rôle des anonymes, notamment dans les ouvrages historiques, qui sont tout autant redoutables. Cette force surprenante nous semble provenir d’une conscience que les exilés ont de leur statut d’indésirables ou de malvenus, aussi bien à titre individuel que collectif. Comme des taons persécuteurs, les exilés dérangent les cités et les hommes et les pressent de trouver une réponse à leur situation.

TROISIÈME PARTIE FIN DE L’EXIL ET EXIL SANS FIN

La sanction qu’est l’exil est conçue, dans les textes législatifs, comme une mesure provisoire. Elle ne prend véritablement de sens que si l’exilé a purgé sa peine pour réintégrer dans de meilleures conditions la société qui, en théorie, lui garde toujours une place. Les durées d’exil sont variables selon les époques et selon le régime sous lequel elles ont été prononcées. Dans un cadre démocratique, le retour d’exil est toujours possible, mais dans les périodes de troubles qui jalonnent la démocratie, où les exils sont nombreux et illégaux, il n’est plus aussi simple de revendiquer son droit de retour. Il est souvent plus facile d’envisager de quitter l’exil, même provisoire, pour intégrer une terre d’accueil1. Un passé d’exilé n’est pas la meilleure recommandation qui soit. Il faut donc, dans cette perspective, s’amender d’une façon ou d’une autre afin d’être digne de sa nouvelle citoyenneté ou de sa condition d’hôte. Une mesure impitoyable consiste pourtant à condamner à l’exil à perpétuité les plus irréductibles : dans la loi ou à travers la poétique de cet exil éternel, il est possible de constater la dimension terrifiante de cette perspective de non-retour à la normale. Les poètes et les Tragiques ne sont pas les premiers à développer un imaginaire de l’exil éternel, car cette forme d’exil est une donnée historique particulièrement tenace. Au terme de cette partie, nous étudierons enfin en quelle mesure l’exil est employé comme métaphore, notamment chez Eschyle, avec la transformation des Érinyes en Euménides, et chez Platon, à propos de la métempsychose.

1

Nous reprenons et développons les idées présentées et les cas étudiés dans le chapitre 11 « Intégrer une terre d’accueil » et le chapitre 12 « Le retour des exilés » dans l’article suivant : GOUTTEFARDE, A., « Faut-il accueillir ou non les exilés ? Représentation d’un dilemme dans la littérature grecque archaïque et classique », in VIAGGIATORI. CIRCOLAZIONI, SCAMBI ED ESILIO (SECOLI XII-XX), septembre 2017.

CHAPITRE 11 INTÉGRER UNE TERRE D’ACCUEIL

La représentation des exilés ne se limite pas à l’exposition de leur désarroi, de leur errance ou de leur pugnacité. Elle se poursuit dans la recherche d’une terre d’asile ou d’un hôte accueillant. Le statut des exilés en tant que réfugiés politiques a été beaucoup étudié1. On a ainsi pu dire d’eux qu’ils étaient « plus que des étrangers, moins que des citoyens2 », souvent présentés comme des métèques auxquels la cité réserve néanmoins une place, aussi bien concrètement que dans son système législatif. Si l’angle historique a toujours été privilégié, en revanche, la représentation littéraire de ces exilés en quête d’une terre d’asile a été, une fois de plus, complètement négligée. Des étapes sont pourtant identifiables et diversement exploitées par les auteurs de notre corpus : on insiste beaucoup sur la supplication et la purification, même s’il n’est pas toujours question de souillure. Un rituel d’intégration de l’exilé à sa cité d’accueil doit être effectué, sur le plan religieux ou politique, afin d’expliciter les modalités de vie de ce nouveau citoyen. Une autre alternative à l’accueil est l’émigration : ce procédé attesté dans l’histoire grecque est représenté chez les Historiens mais utilisé aussi comme ressort comique ou tragique au théâtre. I. PARAÎTRE AUX REGARDS La première étape pour trouver un refuge est de se présenter à la porte d’un hôte. Ce moment symbolique est représenté chez Homère et Euripide par l’image du regard ou du visage de l’hôte. On a pu voir qu’un des pendants de l’exil est d’« envoyer loin des yeux3 » l’exilé afin de le faire disparaître symboliquement du monde des vivants. Il s’agit, maintenant, de se montrer concrètement aux yeux de l’hôte qu’on sollicite. Chez Homère, c’est une maxime suivie d’une comparaison qui évoque l’arrivée d’un exilé en demande :

1 2 3

E. BALOGH, op.cit. ; J. SEIBERT, op. cit. ; R. LONIS, « La condition des réfugiés politiques en Grèce : statut et privilèges », op. cit. E. BALOGH, op.cit., p. 41. Hérodote, III, 50-52.

338

Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin Quand le coriace égarement s’empare d’un homme, qui a tué un homme parmi les autres dans sa patrie et arrive à la maison (ἐξίκετο δῆμον) d’un riche homme, la stupeur saisit ceux qui le voient (θάμβος δ᾽ ἔχει εἰσορόωντας), de même Achille fut stupéfait (ὣς Ἀχιλεὺς θάμβησεν) en voyant (ἰδών) Priam semblable à une divinité (θεοειδέα).4

Chez Euripide, on apprend qu’il est interdit à un homme « couvert de sang (αἷμ᾽ ἔχων) de paraître à la vue des regards (ἐς ὀμμάτων μὲν ὄψιν) ou à leur rencontre (οὐδ᾽ εἰς ἀπάντημ᾽[α])5 », ou encore que « le visages des hôtes (τὰ ξένων πρόσωπα), à leurs amis exilés, un jour seulement, offre un regard doux (ἡδὺ βλέμμ᾽ ἔχειν), comme on dit6 ». Ces trois phrases sont à chaque fois présentées comme des vérités générales. Cette étape, peu représentée, indique que l’exilé fait parfois figure de monstre ou d’anormalité dont la vue n’est pas anodine. II. LA SUPPLICATION Pourquoi une telle peur à la vue d’un exilé ? C’est qu’il lui est possible de supplier son hôte de l’accueillir et de le purifier de son crime, si c’est là la cause de son exil, et c’est, semble-t-il, une demande que l’on ne peut refuser. La supplication est une attitude corporelle, celle notamment de toucher les genoux, concrète qui accompagne une demande7. Le verbe ἱκετεύω, « supplier », possède le même radical que les verbes ἱκνέομαι ou ἱκάνω qui signifient « arriver » ou « atteindre8 » et aurait comme sens originel « toucher9 ». C’est donc l’étranger qui arrive pour demander protection et bien souvent cet étranger est un exilé. L’étape de la supplication est particulièrement mise à l’honneur chez Homère10 et chez les Tragiques mais est totalement absente chez les historiens et les orateurs11. On peut y vérifier la définition récente que L. Gourmelen en propose : La supplication tend à fléchir l’autre, bien plus qu’à le convaincre et à le persuader. Elle peut aussi constituer, de diverses manières, une forme 4 5 6 7

8 9 10

11

Homère, Iliade, XXIV, v. 480-482. Euripide, Oreste, v. 513-514. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 306-307. E. BENVÉNISTE, op. cit., p. 247-251. Voir également L. GOURMELEN, « La supplication de Priam (Iliade, XXIV, 460-517). Discours, images et gestes du suppliant », op. cit., p. 103-105 pour un état des lieux du vocabulaire et des gestes de la supplication. P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, p. 461. F. LETOUBLON, « Le vocabulaire de la supplication en grec : performatif et dérivation délocutive », Lingua 52, 1980, p. 327-328. Voir F. RIBEIRO DE OLIVEIRA, « La supplication chez Homère : geste concret et abstraction », Gaia: revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, numéro 14, 2011, p. 67-72. Voir A. TZANETOU, op. cit.

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d’emprise, de contrainte exercée, visant à transformer celui à qui elle s’adresse. Par le recours aux mots, aux gestes, aux images et représentations phantasmatiques, elle suscite le sentiment de pitié chez celui qui semblait ne jamais pouvoir l’éprouver. Ce sentiment de pitié repose, dans une large mesure, sur un processus d’identification et de fusion entre deux êtres humains découvrant dans cet échange un sens à leurs douleurs respectives qu’ils peuvent apprivoiser sans les oublier pour autant.12

Chez Homère, Épigée, qui a tué son cousin, « vint en suppliant (ἱκέτευσε) chez Pélée (ἐς Πηλῆ᾽[α]) et Thétis aux pieds d’argent (ἐς Θέτιν ἀργυρόπεζαν)13 » ; Théoclymène, dont le discours est rapporté dans l’Odyssée, est coupable de meurtre et supplie Télémaque de l’accueillir non pas chez lui mais sur son bateau : Je fuis pour éviter la mort et la noire Parque (τῶν ὑπαλευάμενος θάνατον καὶ κῆρα μέλαιναν / φεύγω) : mon sort est désormais d’errer parmi les hommes (μοι αἶσα κατ᾽ ἀνθρώπους ἀλάλησθαι). Laisse-moi monter sur ton bateau, toi que je viens supplier en exilé (σε φυγὼν ἱκέτευσα) pour qu’on ne me tue pas (μή με κατακτείνωσι) !14

Chez Hésiode, le même procédé est observé : un homme, coupable d’avoir tué le père de sa femme, « abandonnant alors le sol de sa patrie (λιπὼν δ᾽ ὅ γε πατρίδα γαῖαν), vint en suppliant à Thèbes (ἐς Θήβας ἱκέτευσε), auprès des Cadméens qui portent un bouclier (φερεσσακέας Καδμείους)15 ». Chez Eschyle, dans les Euménides, Athéna reconnaît qu’Oreste a passé toutes les étapes nécessaires à un retour : « Surtout que tu as su venir en suppliant (ἱκέτης), soumis et purifié (καθαρός) sans danger pour ma demeure (ἀβλαβὴς δόμοις)16 ». Dans les Suppliantes, la supplication est évoquée dès le début de l’œuvre avec l’invocation à Zeus « Ἀφίκτωρ » « protecteur des suppliants »17 : « En quel pays mieux disposé pour nous pourrions-nous aborder avec cet attribut des bras suppliants (σὺν τοῖσδ᾽ἱκετῶν / ἐγχειριδίοις), ces rameaux ceints de laine ? ». La supplication prend des accents extrêmes : les jeunes femmes pleurent et déchirent leurs vêtements

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L. GOURMELEN, « La supplication de Priam (Iliade, XXIV, 460-517). Discours, images et gestes du suppliant », op. cit., p. 114. Homère, Iliade, XVI, v. 574. Ils l’envoient ensuite combattre à Troie avec Achille. Homère, Odyssée, XV, v. 275-278. Hésiode, Le Bouclier, v. 13-14. Eschyle, Les Euménides, v. 473-474. Cet épithète est très rare et se trouve à deux endroits dans la pièce, v. 1 et v. 241. Il y a une proximité étymologique entre cet adjectif et ἱκέτης, ainsi que ἰκταῖος (v. 385) qui sert aussi à qualifier Zeus. Pour une étude plus approfondie de l’emploi de « ἀφίκτωρ », voir C. DOBIAS-LALOU, « ἀφίκτωρ, Eschyle, Suppliantes 1 et 241 », Revue des Études Grecques, tome 114, juillet-décembre 2001, p. 614-625.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

en suppliant la terre d’Apis de les accueillir18. Mais Danaos demande à ses filles de se calmer pour s’adresser aux humains qui arrivent : Allons, hâtez-vous, et, avec vos rameaux aux guirlandes blanches, (ἱκετηρίας) attributs de Zeus Suppliant (αἰδοίου Διός19), gémissants et éplorés, ainsi qu’il convient à des gens qui arrivent, dites nettement que vos exils ne sont pas tâchés de sang (ἀναιμάκτους φυγάς).20

Il conseille ensuite d’adopter une attitude modeste21. Et c’est en effet à la vue des rameaux de supplication que le roi d’Athènes accepte d’écouter les étrangères22. La position même des jeunes filles est commentée : le roi d’Argos observe qu’elles ne sont « pas assises à un autel de foyer domestique (κάθησθε δωμάτων ἐφέστιοι)23 », mais aux autels communs. Il faut donc consulter la cité entière pour savoir si les jeunes filles seront accueillies24. Une forme de chantage est alors lancée par les Suppliantes, avant que le peuple ne délibère : elles menacent de se pendre aux statues des dieux avec leurs bandelettes de supplication25. Chez Euripide, la supplication est également une étape obligée de l’exil. Médée a un rapport « pervers » avec la supplication. On la voit d’abord supplier Créon au moment de l’annonce de son bannissement, mais en vain : Médée : – Ne le fais, par tes genoux et par la jeune épouse (μή, πρός σε γονάτων τῆς τε νεογάμου κόρης) ! Créon : – Tu perds tes paroles. Je ne te croirai jamais ! Médée : – Mais tu me chasserais sans avoir pitié de mes prières (ἀλλ᾽ ἐξελᾷς με κοὐδὲν αἰδέσῃ λιτάς) ?26

La supplication ne marchant pas, Médée demande autre chose à Créon : un jour supplémentaire pour mettre au point sa vengeance. Plus loin dans la pièce, avant de s’apprêter à tuer la jeune épouse de Jason, elle lui demande de « demander à Créon de renoncer à exiler27 » leurs enfants, allant jusqu’à

18 19 20 21 22 23 24 25 26 27

Eschyle, Les Suppliantes, v. 111-132 Pour une étude de toutes les épithètes qualifiant Zeus chez Eschyle : C. DOBIASLALOU, art. cit., p. 616. Eschyle, Les Suppliantes, v. 191-196. Ibid.,v. 197-202. Ibid., v. 240-243. Ibid., v. 364. Ibid., v. 365-369. Ibid., v. 465. Euripide, Médée, v. 324-326. Ibid., v. 940.

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dire qu’elle donnerait sa vie pour racheter leur exil28 ; puis, à eux-mêmes, après leur avoir remis entre les mains le vêtement empoisonné, elle leur ordonne d’aller au palais auprès de la jeune épouse : « Suppliez, demandez à ne pas être exilés du pays (ἱκετεύετ᾽ἐξαιτεῖσθε μὴ φυγεῖν χθόνα)!29 ». Elle a déjà, à ce moment-là, décidé de tuer ses enfants, mais se sert de l’attitude de la supplication pour être « blanchie » du meurtre qu’elle prépare tout en faisant en sorte qu’il ait lieu. Le cinquième épisode s’ouvre sur la réussite de cette entreprise, avec l’annonce que les enfants ont été graciés30. Elle adopte également une attitude de suppliante auprès d’Égée : Je te prie (ἄντομαί σε) en touchant cette barbe (τῆσδε πρὸς γενειάδος) et tes genoux (γονάτων τε τῶν σῶν), je suis suppliante (ἱκεσία). Pitié, pitié pour moi la malheureuse ! Ne me regarde pas (εἰσίδῃς), isolée et chassée (ἔρημον ἐκπεσοῦσαν), accueille (δέξαι) la suppliante (ἐφέστιον) dans ton pays, ta maison.31

Médée utilise la supplication comme un moyen supplémentaire d’arriver à ses fins : feindre le désespoir aux yeux de Créon et se ménager elle-même un asile. Dans les Héraclides, le désespoir est à son comble dès la tirade liminaire. La supplication a lieu directement aux autels, avec des rameaux : Repoussés de toute la Grèce, nous sommes venus à Marathon, et dans la région voisine, nous nous asseyons en suppliants (ἱκέται καθεζόμεσθα) aux autels des dieux (βώμιοι θεῶν), pour implorer leur secours (προσωφελῆσαι).32

Iolaos sait que l’on ne peut rien refuser à des suppliants et se sert de cet argument pour convaincre le roi : Ce serait une honte pas seulement pour toi, et dans ta ville, un malheur, que des suppliants (ἱκέτας), des errants (ἀλήτας), des cousins – Hélas ! Que de malheurs! Regarde-les ! Regarde ! – soient enlevés de force. Je t’en prie (ἄντομαί σε) et je t’entoure de mes bras (καταστέφω χεροῖν), en touchant ton menton (πρὸς γενείου), de ne pas nous traiter avec mépris.33

Une moralité sur l’accueil des suppliants est même énoncée par le chœur : « Chose impie que d’ignorer la prière d’un suppliant (ἄθεον ἱκεσίαν 28 29 30 31 32 33

Ibid., v. 967 Ibid., v. 971 Ibid., v. 1002. Cette annonce trouble Médée : elle hésite à les emmener avec elle dans son exil, plutôt que de les tuer ou de les voir graciés (v. 1045). Ibid., v. 709-713. Euripide, Les Héraclides, v. 31-34. Ibid., v. 223-227.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

μεθεῖναι), la supplication des étrangers (πέλει ξένων προστροπάν)34 ». La supplication des Héraclides est source de discussions dans le début de la pièce : Démophon cède davantage à la position des suppliants à l’autel de Zeus qu’aux arguments avancés par Iolaos: « Au premier rang, c’est Zeus, auprès de l’autel (βώμιος) duquel tu te tiens 35». Il ne manque pas de rappeler au héraut qu’il n’a pas le droit de saisir un suppliant36 ; une discussion du chœur, après le premier épisode, présente la crainte d’une guerre imminente contre Argos, mais comment pouvaient-ils repousser des suppliants37 ? Comme Les Héraclides, La Folie d’Héraclès s’ouvre sur une scène de supplication à l’autel de Zeus : Amphitryon, Mégara et leurs enfants sont chassés de leur palais38. Sur scène, cela devait être marqué par les gestes décrits dans Médée et dans les Héraclides : toucher le menton ou la barbe de l’hôte, l’entourer de ses bras, s’asseoir en position de suppliant. Le vocabulaire est d’ailleurs très semblable dans les deux scènes. Les didascalies internes inclues au texte sont rares dans la tragédie grecque mais elles sont souvent associées à des moments très émouvants : l’angoisse, les pleurs et ici la supplication. La supplication consiste à demander une vraie rédemption physique. C’est le verbe σῴζω que l’on trouve employé chez Sophocle : « Athènes, dit-on, est la ville la plus pieuse, seule capable de sauver (σῴζειν) un hôte en péril (τὸν κακούμενον ξένον), seule en mesure de le défendre39 ». Chez les Historiens également, ce lieu commun est présent. Le cas le plus célèbre, chez Thucydide, est celui de Thémistocle qui se présente chez Admète en s’installant avec le fils du roi dans les bras près du foyer40. III. LA PURIFICATION Si Homère parle d’un meurtrier en exil qui arrive en suppliant auprès d’un riche prince, sans mentionner de purification41, c’est que, selon R. Parker, « même dans les textes plus tardifs, la demande de purification apparaît simplement comme une subdivision ou un aspect particulier de la supplication42 ».

34 35 36 37 38 39 40 41 42

Ibid., v. 107 Ibid., v. 238. Ibid., v. 254. Ibid., v. 362-370. Euripide, Le Folie d’Heraclès, v. 44-50. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 261-63. Thucydide, I, 135-137. Homère, Iliade, 16, 574. R. PARKER, op. cit., p. 134.

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La dissociation de ces étapes est, en revanche, clairement exprimée dans la Tragédie. Ainsi, chez Euripide, c’est Thésée qui se charge de purifier Héraclès : Quitte donc Thèbes, puisque la loi l’ordonne, et viens avec moi vers la ville de Pallas; là, après avoir lavé tes mains de leur souillure (χέρας σὰς ἁγνίσας μιάσματος), je te donnerai une demeure (δόμους τε δώσω) et une part de mes biens (χρημάτων τ᾽ ἐμῶν μέρος).43

Il lui permet même d’essuyer directement ses mains pleines de sang sur son manteau44. Dans Oreste, Ménélas demande au matricide : « N’as-tu pas purifié le sang sur tes mains selon la coutume (οὐδ᾽ ἥγνισαι σὸν αἷμα κατὰ νόμον χεροῖν) » ; toutes les portes lui étaient fermées, répond-il45. Dans Médée, si Médée tue ses enfants, même si Égée a promis de la recevoir, il n’est pas sûr, d’après le chœur, qu’on voudra l’accueillir : « Comment la cité des rivières sacrées, la terre accueillante (πόμπιμός) des dieux, t’admettra-telle (ἕ-/ξει) en infanticide, en impie (τὰν οὐχ ὁσίαν) dans ses villes ?46 ». En l’absence de purification, cela semble impossible. Chez Sophocle également, une telle interdiction est prononcée par Œdipe contre lui-même : « Quel que soit le coupable, j’interdis à tous dans ce pays où j’ai le trône et le pouvoir, qu’on le reçoive (εἰσδέχεσθαι), qu’on lui parle (προσφωνεῖν), qu’on l’associe aux prières et aux sacrifices, qu’on lui accorde de l’eau pour ses mains (χέρνιβας)47 ». Ce thème est, de plus, particulièrement développé chez Hérodote avec l’histoire d’Adraste : Il vint au palais de Crésus et demanda à avoir une purification (καθαρσίου) selon les rites du pays (κατὰ νόμους τοὺς ἐπιχωρίους). Crésus le purifia (ἐκάθηρε) ; la purification est à peu près la même chez les Lydiens et chez les Grecs (ἔστι δὲ παραπλησίη ἡ κάθαρσις τοῖσι Λυδοῖσι καὶ τοῖσι Ἕλλησι). Après qu’il eut effectué ces rites, il lui demanda d’où il était et qui il était : « Homme, lui dit-il, qui es-tu ? De quelle partie de la Phrygie es-tu venu à mon foyer (ἐπίστιος) ? Quel homme ou quelle femme as-tu fait périr ?48

Les paroles rapportées montrent que la demande de purification est reliée à l’exil pour meurtre. Hérodote semble cependant émettre des doutes quant à la validité de cette dernière : « κατὰ νόμους τοὺς ἐπιχωρίους » montre qu’il n’y a pas de recette de purification générale et, bien plus, l’emploi de l’adjectif « παραπλησίη » renforce l’idée d’un « à peu près » dans la purification effectuée. 43 44 45 46 47 48

Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1322-25. Ibid., v. 1399-1400. Euripide, Oreste, v. 429-430. Euripide, Médée, v. 847-850. Sophocle, Œdipe Roi, v. 237-241. Hérodote, I, 35.

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IV. L’ACCUEIL DES EXILÉS Le thème de l’accueil des exilés en tant que réfugiés, et plus particulièrement en tant que réfugiés politiques. a été abondamment traité. Ainsi, R. Lonis affirme, en 1988, dans son article « La condition des réfugiés politiques en Grèce : statut et privilèges » : Ce qui frappe [...] chez ces réfugiés, c’est la diversité de leur condition sociale : rois déchus comme Démarate ou Leutychidès de Sparte, tyrans comme Pisistrate d’Athènes ou Maiandros de Samos, hommes politiques influents comme Thémistocle ou Alcibiade, mais aussi des centaines de petites gens qui partageaient le sort de leur chef de file ou qui avaient fui spontanément un régime insupportable49. Il n’était pas indifférent qu’on pût se prévaloir de relations personnelles et arriver avec une fortune dans ses bagages, ou qu’au contraire on ait, pour tout viatique, sa bonne apparence et quelques effets emportés à la hâte. Du moins tous ces exilés avaient-ils quelque chose en commun : ils étaient soigneusement distingués des criminels qui, eux aussi, cherchaient refuge à l’étranger pour échapper à un juste châtiment.50

L’étude de la représentation des exilés nous impose de nuancer quelque peu cette « bonne apparence » que leur prête R. Lonis, de même que la distinction nette qu’il opère entre les exilés communs et les exilés meurtriers51. Il fait valoir que « le choix de la terre d’asile était souvent fonction des titres que l’on pouvait faire valoir à la reconnaissance ou à l’amitié du pays d’accueil52 » ou encore que « le choix de la cité-refuge pouvait être aussi dicté par les liens particuliers qui existaient entre la cité de départ et la cité d’accueil53 » et, en dernier recours l’obligation d’accueillir un suppliant54 car « en choisissant de se présenter en suppliant, le réfugié n’a pas nécessairement à exciper de sa qualité de réfugié politique pour être accueilli55 ». R. Lonis précise qu’il n’y a pas de « statut de réfugié politique » mais « la qualité de réfugié politique était reconnue56 », par le 49 50 51

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Sur la composition sociale des réfugiés, cf. J. SEIBERT, op. cit., p. 375-376 (note de l’auteur). R. LONIS, « La condition des réfugiés politiques en Grèce : statut et privilèges », op. cit., p. 210-211. L’auteur mentionne par la suite le décret d’Alexandre Le Grand en 324 qui autorise les bannis à rentrer chez eux, sauf les meurtriers. Si cette distinction est valable à la fin de l’époque classique, elle ne l’est pas à son début, comme nous avons pu le montrer : les exils pour meurtre peuvent être temporaires. R. LONIS, « La condition des réfugiés politiques en Grèce : statut et privilèges », op. cit., p. 211. Ibid., p. 212. Ibid., p. 213. Ibid., p. 214. Ibid. C’est l’auteur qui souligne.

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biais, notamment, de décrets57, mais toujours dans le but de mentionner les avantages qui lui sont accordés, à savoir le droit de résidence – μετοικεῖν58–, l’atélie ou l’exemption des taxes59, l’enktesis ou le droit de posséder une terre ou une maison60, l’accès aux tribunaux61 et même de soutien financier62. Les obligations en contrepartie étant les mêmes que pour les autres citoyens, dont la taxe et l’obligation militaire63, mais « cette étape décisive dans l’intégration des réfugiés fut franchie avec circonspection » car « mieux valait, encore, faciliter [au réfugié], par tous les moyens, le retour dans sa cité d’origine64 ». Par ailleurs, ainsi que Claude Vatin l’expose dans Citoyens et noncitoyens dans le monde grec, les Danaïdes d’Eschyle, avant de devenir des métèques du peuple d’Argos, sont des réfugiées fuyant leur patrie égyptienne. L’Œdipe à Colone de Sophocle est un banni qui cherche asile sur la terre de l’Attique ; Adraste, des Suppliantes d’Euripide, est aussi un réfugié, et qui demande secours contre ses ennemis. Peu de fictions dans ces drames, mais la transposition héroïque de cruelles réalités que chacun connaissait et redoutait. Les poètes rappellent toujours au devoir d’hospitalité.65

L’auteur distingue deux grandes catégories d’exilés accueillis66 : les « personnalités de premier plan […] encombrantes67 », au nombre desquels il met Pisistrate, Alcibiade et Thémistocle, et l’exilé qui « bien souvent n’était pas dangereux68 », dont les destinées sont variées : Ceux qui partent sans esprit de retour peuvent espérer encore au VIe siècle se faire une nouvelle patrie dans quelque aventure coloniale, le plus souvent comme appoint ; au Ve siècle, ils viendront grossir les rangs des métèques, perdront leur qualité de citoyen, tout en gardant fidèlement leur ethnique d’origine, et seront des ressortissants de second ordre sur le territoire qu’ils considèreront comme une patrie d’adoption […]. Les exilés politiques sont 57

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Le décret de Philippe de Macédoine qui accueille, en 348, les Olynthiens chassés (IG, II², 211) est le plus célèbre. D’autres décrets ne font allusion qu’indirectement à la qualité de réfugié : pour le détail, voir R. LONIS, « La condition des réfugiés politiques en Grèce : statut et privilèges », op. cit., p. 214-215. Ibid., p. 215. Ibid., p. 216-217. Ibid., p. 217-218. Ibid., p. 218-221. Ibid., p. 221. Pour le détail : ibid., p. 222-224. Ibid., p. 225. C. VATIN, Citoyens et non-citoyens dans le monde grec, Paris : Société d’Édition d’Enseignement Supérieur, 1984, p. 188. C. VATIN, op. cit., p. 188-192. C. VATIN, op. cit., p. 189. Ibid.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin d’une autre espèce ; à toute époque, les hommes bannis par un régime politique ont espéré retrouver leur patrie à la faveur d’un retournement de fortune. Au Ve comme au IVe siècle, ceux-là n’ont cherché qu’un abri temporaire, ils restent résolument des étrangers qui n’attendent que l’occasion de partir.69

Au-delà de cet état des lieux, il nous est permis d’approfondir la représentation littéraire de cette donnée historique. Il est ainsi courant de voir qu’un exilé peut demeurer chez un hôte pour une longue durée, au-delà du temps de la purification. Des relations particulières se nouent alors, positives comme négatives. Chez Homère, les exilés « sont accueillis et intégrés70 ». L’hôte leur offre en effet une nouvelle vie positive, souvent meilleure qu’avant l’exil. Ainsi, le porcher Eumée accueille Ulysse et lui permet de partager ses biens71, lui offre à boire et à manger et prévoit d’échanger avec lui des paroles autour des malheurs de l’errance72. De même, Phénix est accueilli par Pélée73 : Il m’accueillit de bon cœur (ὃ δέ με πρόφρων ὑπέδεκτο), et il m’a aimé comme un père qui aime son fils unique chéri (ὡς εἴ τε πατὴρ ὃν παῖδα φιλήσῃ / μοῦνον τηλύγετον) en plus de nombreux cadeaux (πολλοῖσιν ἐπὶ κτεάτεσσι) ; il m’a rendu riche et m’a donné un peuple important.74

On passe, avec Eschyle, directement, de l’hôte qui purifie au vote démocratique de la cité. Ainsi, dans Les Suppliantes, les Danaïdes arrivées à Argos font connaître au roi leur ascendance commune75. C’est finalement un vote démocratique qui formalise l’accueil des exilées : Argos s’est prononcé d’une voix unanime, et mon vieux cœur s’en est senti tout rajeuni. De ses mains droites levées le peuple entier a fait frémir l’éther, pour ratifier ces mots : nous pouvons habiter (μετοικεῖν) dans cette terre libres, et non en tant que prises de guerre, avec l’inviolabilité des mortels (ξύν τ’ἀσυλίᾳ βροτῶν) ; nul habitant ni étranger ne pourra nous saisir ; si l’on use de violence, celui des cultivateurs qui ne nous aide pas sera frappé d’atimie (ἄτιμον), exilé par sentence du peuple (ξὺν φυγῇ δημηλάτῳ).76 69 70 71 72 73

74 75 76

C. VATIN, op. cit., p. 191-192. L. BORDAUX, op. cit., p. 201. Homère, Odyssée, XIV, 39-47. Homère, Odyssée, XV, 398-401. C’est encore Pélée qui s’occupe de Patrocle enfant, exilé de chez lui après avoir bêtement tué un camarade, à propos d’une querelle d’osselets, après l’avoir « accueilli dans sa maison (δεξάμενος ἐν δώμασιν) [l’]a élevé avec soin (ἔτραφέ τ᾽ ἐνδυκέως) » (Homère, Iliade, XXIII, 89-90). Homère, Iliade, IX, 480-83. Eschyle, Les Suppliantes, v. 291-323. Ibid. v. 605-14.

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On est frappé par la ressemblance de cette déclaration avec celle d’un décret officiel, notamment dans la formulation des hypothèses. Le verbe « μετοικεῖν » s’applique à la situation politique précise d’un étranger qui habite dans une ville avec le consentement de cette dernière. Les Danaïdes ne sont donc pas complètement assimilées à la population, elles y sont admises en tant qu’étrangères. Cette ambiguïté semble pourtant n’être qu’interne aux affaires de la ville d’Argos et ne transparaît pas face aux aux fils d’Égyptos. En effet, lorsque le roi situe les Danaïdes par rapport à sa cité, il les nomme « ἀστοξένοι (« hôtes de la cité » ou « étrangères de la cité »)77 ». Cet hapax révèle que l’assimilation n’est pas complète, mais lorsqu’il parle d’elles devant les Égyptiens, il ne laisse pas transparaître cette nuance et signifie clairement que les femmes qui sont menacés par les Égyptiens appartiennent désormais au peuple grec. Le choix entre différents types d’habitation leur est même proposé : Le pays possède de nombreuses demeures. Moi-même j’ai été logé d’une main généreuse. Il y a là des demeures tout prêtes à être habitées avec de nombreuses autres personnes. Si vous désirez mieux, il est possible d’habiter même des demeures ajustées pour vous seules78.

Deux options seraient proposées aux Danaïdes : il s’agirait soit de vivre dans des habitations publiques de manière non exclusive soit de vivre dans le palais ou dans une des dépendances du palais de manière exclusive. Cette hypothèse est étayée par la référence à la suite du texte où le choix des habitations proposées est réitéré : « Deux sortes de logis sont à disposition : Pélasgos nous en offre un, ainsi que la cité, dont nous pouvons user sans redevance79». L’établissement dans une demeure est la marque finale que les personnages ne sont plus en exil géographique. À l’absence de terre d’implantation initiale s’oppose, à la fin de la pièce, une prolifération de demeures qui n’a pu être rendue possible que par la reconnaissance officielle par la cité de la fin de l’exil des Danaïdes. L’assentiment général de la cité à la présence d’un exilé en son sein peut, seul, mettre fin aux peurs que cristallise ce dernier. Sans cette reconnaissance, ainsi que le soulignent Athéna à Oreste et le roi Pélasgos aux Danaïdes, la cité continuerait d’assimiler l’ancien exilé à un indésirable. Électre, dans Les Choéphores, trouve d’elle-même comment sortir de son exil, d’une façon, cette fois, métaphorique. En se soumettant entièrement à son frère, en l’habitant intérieurement, celui-ci devient ainsi symboliquement sa terre d’accueil.

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Ibid., v. 356. Ibid., v. 957-61. Ibid., v. 1009-11.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Au pied du tombeau d’Agamemnon, Électre vient de reconnaître son frère Oreste à la mèche de cheveux et l’empreinte de pied qu’il avait laissées. Convaincue par Oreste qu’il est bien son frère, elle se jette dans ses bras et lui adresse ces paroles : ὦ φίλτατον μέλημα δώμασιν πατρός, δακρυτὸς ἐλπὶς σπέρματος σωτηρίου80· ὦ τερπνὸν ὄμμα, τέσσαρας μοίρας ἔχον ἐμοί· προσαυδᾶν δ’ ἔστ’ ἀναγκαίως ἔχον πατέρα σέ, καὶ τὸ μητρὸς ἐς σέ μοι ῥέπει στέργηθρον – ἣ δὲ πανδίκως ἐχθαίρεται – καὶ τῆς τυθείσης νηλεῶς ὁμοσπόρου· πιστὸς δ’ ἀδελφὸς ἦσθ’ ἐμοὶ σέβας φέρων81 Ô objet de soucis qui est le plus cher à la maison de notre père, espoir pleuré de la semence salutaire ! Ô regard réjouissant qui possède pour moi quatre parts ! Il est nécessaire que je te salue, en t’ayant pour père et vers toi penche l’amour destiné à ma mère – elle qui, en toute justice, est détestée – et destiné à ma sœur immolée sans pitié, toi, un frère qui me témoignes du respect, tu étais digne de confiance.

Électre salue Oreste dans son double aspect : en sauveur de la famille et en sauveur d’elle-même. L’enthousiasme débordant d’Électre à retrouver son frère semble bien traduire l’idée qu’Électre « habite » Oreste comme elle habiterait sa terre d’origine. Le chiffre quatre correspond aux quatre statuts82 auxquels Électre associe son frère : il apparaît d’abord comme un substitut du père (« ἔχον πατέρα σέ »), de la mère (« τὸ μητρὸς […] στέργηθρον »), de sa sœur (« ὁμοσπόρου ») et enfin comme le frère qu’il est (« ἀδελφός »). Ainsi, Électre, se « trouve » en reconnaissant son frère, comme l’atteste la récurrence des pronoms personnels à la première personne (« ἐμοί » ; « μοι » ; « ἐμοί ») : elle redevient, ou plutôt devient une Électre, qui n’est plus une « esclave ». Elle prononce ces paroles à la manière de formules consacrées : ce qu’elle n’arrivait pas à dire en versant les libations semble plus facile dès lors que c’est bien pour elle, en son propre nom qu’elle parle. La scène de la reconnaissance prend alors un caractère officiel, comme le suggère Florence Dupont : « par ses paroles, Électre reconstituerait autour du palais la famille qu’a détruite le meurtre, et c’est elle, la fille de sa mère, sortant du palais, qui servirait de médiateur à cette réconciliation, certes monstrueuse mais religieusement efficace83 ».

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Eschyle, Les Choéphores, v. 235-236. Eschyle, Les Choéphores, v. 238-243. De même, Andromaque dans l’Iliade, VI, v. 429-430 : « Mais, Hector, tu es pour moi un père, une mère et un frère et tu es mon solide mari ». F. DUPONT, op. cit., p. 65.

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Le rôle de son frère est primordial dans cette prise de conscience : il cristallise à lui seul84, dès lors qu’elle le reconnaît, toutes les figures familiales qui, dans les faits, ne sont plus. En effet, Agamemnon est mort, Iphigénie aussi85, leur mère est devenue un objet de haine. Plus que cela, leur réunion brouille la stricte distinction des rapports familiaux. Électre subordonne ses élans passionnés à la lucidité et la clairvoyance de son frère : il a toujours su qu’il était dans son droit de réclamer son identité perdue tandis qu’Électre semble seulement s’en rendre compte. Ainsi, elle ne peut s’empêcher de teindre de lyrisme ses paroles, là où Oreste parle de manière objective et ne perd pas de vue son droit86. D’autre part, sa joie s’explique aussi par le fait que la réapparition de son frère annonce le recouvrement des droits sociaux dont tous deux ont été privés, comme en atteste l’expression « δώμασιν πατρός »87. Le « δῶμα »88 représente l’entité familiale et par conséquent la place sociale à laquelle Électre et Oreste peuvent prétendre, une place royale. Le recouvrement de la nouvelle identité d’Électre atteint aussi le domaine social : la clarification de la situation familiale correspond au retour à son identité sociale. L’expression « ἐλπὶς89 σπέρματος σωτηρίου »90, « espoir de semence salutaire » peut ainsi avoir un double sens : Oreste apparaît pour Électre, d’abord un membre intact de sa famille qui peut potentiellement lui redonner tout son sens en lui redonnant vie91. En second lieu, en prenant sa fonction

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Ce qui explique le superlatif φίλτατον, que Jean Alaux analyse ainsi : « Lorsqu’il s’agit de dénier la maternité de Clytemnestre, Électre n’hésite pas à conforter, sinon à susciter la stratégie d’Oreste : ce dernier affirme savoir que « les plus chers » (philtatoi), c’est-à-dire les plus proches par le sang, sont devenus « tout aigreur » (pikroi) Électre lui répond en l’appelant « souci bien aimé (philtaton) du foyer de ton père », en confisquant donc le superlatif au profit de la lignée paternelle et d’elle-même. » (J. ALAUX, le liège et le filet, Paris : Éditions Belin, 1995, p. 127-128). Bien que le meurtre d’Iphigénie ait pour auteur Agamemnon, c’est Clytemnestre qui est qualifiée d’ennemie (ἐχθαίρεται). Électre, selon Jean ALAUX, serait ainsi « passée toute entière du côté de l’homme, du père ». Ainsi, « Oreste serait plus chèrement aimé de réconcilier en lui, d’incarner à la fois la victime et son glorieux sacrificateur » (ibid.). À Électre qui vient enfin de comprendre qu’elle a bien affaire à son frère, Oreste lui demande de calmer sa joie (Eschyle, Les Choéphores, v. 233) : « Ἔνδον γενοῦ, χαρᾷ δὲ μὴ ᾽κπλαγῇς φρένας· » (« Sois réservée, ne frappe pas ton esprit de joie ! »). Ibid., v. 235. Le δῶμα est comme l’οἶκος : « L’oikos grec est d’abord conçu comme une entité collective, dont chaque membre se conforme à la logique propre de sa fonction. La lignée et le renom (kleos) qui le distingue, transcendent à la fois le fils et le père. […] Fils et père sont donc les principaux éléments d’un équilibre dont le but final est, en dernière instance, la bonne reproduction du modèle civique. » (J. ALAUX, op. cit., p. 53). Cf. Eschyle, Les Choéphores, v. 776. Ibid.,v. 236. Seul un homme peut faire exister une δῶμα. Électre seule n’est pas représentative de cette δῶμα, ce qui peut expliquer aussi l’hiatus entre la détermination d’Oreste et la confusion d’Électre : le premier sent que cette δῶμα est déjà en lui, tandis que la seconde cherche un

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

de mâle dominant, possible uniquement par la mort de son père, Oreste reprend également un nouveau statut social et permet à Électre d’en changer. Il sort ainsi de l’anonymat de l’exil92 et Électre sort de la multiplicité de ses noms (elle est « fille de » avant d’être elle-même) pour se réunir sur le plan d’égalité virtuelle qu’est la fraternité, qui, cependant, ressemble davantage à un rapport volontaire de soumission. Comme le suggère Florence Dupont, il est étonnant de constater que le personnage d’Électre est absent des Euménides et du jugement de matricide auquel on soumet Oreste ; c’est de plus sa dernière apparition dans l’Orestie. Cela viendrait de son caractère tragique tourné vers le deuil : Électre est un personnage entièrement tragique, c’est-à-dire qui n’appartient qu’à la tradition de la tragédie, dans la mesure où elle est un personnage féminin absent de l’épopée, et par excellence la figure du deuil associée au chant strident de l’aulos. […] Chaque poète utilise sa part d’impermanence.93

Son impermanence dans cette scène est en effet manifeste, elle touche au domaine de la définition des rôles sociaux. Chez Euripide, la scène d’accueil des Héraclides se déroule dans tout le premier épisode. Une discussion égale est d’abord entreprise par l’intermédiaire des Athéniens, mettant fin à la violence des coups porté par le héraut sur Iolaos. Une mise en scène de la justice athénienne permet d’écouter les deux partis, le héraut d’Argos et les Héraclides. Un chantage est engagé, d’une part, par le héraut qui persécute Iolaos est ses enfants : si les Athéniens les accueillent, ils s’exposent à une guerre sans merci de la part d’Argos94. Mais, de l’autre côté, Iolaos expose plusieurs arguments aux Athéniens : la persécution qu’ils éprouvent est injuste car elle a lieu au-delà des limites d’Argos et n’a aucune raison de se poursuivre à Athènes95 ; Athènes est une ville d’honneur, si elle leur cède, c’est qu’elle n’est plus libre96 ; une dette ancestrale relie par ailleurs personnellement Démophon, seigneur Athènes, aux Héraclides97 ; et enfin, on ne peut pas repousser des

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nouveau guide de cette δῶμα. Par ailleurs, la solution apparaît évidente à Électre, elle veut s’adresser à son frère comme à son mari (ibid., v. 486-488). Électre nomme elle-même son frère (ibid., v. 220) : « ὦ ξέν’[ε ] », le ξένος étant l’étranger, l’apatride par définition. La prochaine apostrophe qu’elle lui adresse (ibid., v. 235) illustre bien ce passage de l’anonymat, de l’exclusion, à la reconnaissance familiale et sociale : « Ὦ φίλτατον μέλημα ». F. DUPONT, op.cit., p. 28. Électre apparaît pourtant dans Hésiode, Catalogue des femmes, fr. 23a MW. Euripide, Les Héraclides, v. 134-178. Ibid., v. 181-191. Ibid., v. 191-204. Ibid., v. 205-219.

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suppliants98. Démophon est convaincu par Iolaos et demande au héraut de faire savoir à Argos qu’il accueille officiellement les Héraclides99. Le héraut ne s’avoue pas si facilement vaincu et profère des avertissements et des menaces100. Une scène de liesse à la gloire d’Athènes101 s’ensuit où les Héraclides et les Athéniens se prennent la main102 pour sceller cet accueil et cette amitié nouvelle. Démophon ordonne ensuite à Iolaos d’aller au palais (« ἴθ᾽ἐς δόμους »103), mais Iolaos préfère rester auprès de l’autel pour prier pour le succès d’Athènes et il s’y rendra une fois qu’Argos aura été vaincue104. Médée, également, rencontre par hasard Égée en pèlerinage à Corinthe, au troisième épisode de Médée, alors qu’elle se questionne justement sur l’endroit où elle pourrait se rendre après ses meurtres à venir. Se racontant mutuellement leurs malheurs – elle, sa répudiation et son exil, lui son désespoir d’avoir des enfants –, ils trouvent rapidement un arrangement. Médée le supplie de l’accueillir en échange d’enfants qu’elle lui fera engendrer grâce à ses filtres105. Égée promet alors de l’accueillir : Si tu viens dans mon pays (σοῦ μὲν ἐλθούσης χθόνα), j’essaierai d’être ton hôte (προξενεῖν). Mais je te signifie ceci d’avance, Médée ! De cette terre je ne veux pas t’emmener (ἐκ τῆσδε μὲν γῆς οὔ σ᾽ἄγειν). Mais si tu viens de toi même dans ma maison (αὐτὴ δ᾽ ἐάνπερ εἰς ἐμοὺς ἔλθῃς δόμους), tu resteras à l’abri (ἄσυλος) et je ne te laisserai partir entre les mains de personne. De cette terre, éloigne ton pied106 de toi-même (ἐκ τῆσδε δ᾽ αὐτὴ γῆς ἀπαλλάσσου πόδα), car je ne veux pas me rendre hostile mes hôtes.107

Cette promesse ne suffit pas à Médée qui impose à Égée de jurer « par le sol de la Terre, par le Soleil [...] et par tous les dieux ensemble108 » qu’elle ne sera jamais bannie par lui ou qui que ce soit d’autre109, et dicte même, mot à mot, son serment à Égée, qui s’y prête naïvement. Comme la scène du départ pour l’exil était détournée par Médée, celle de son accueil l’est tout autant : Médée subit son exil mais en maîtrise totalement les codes et a toujours le 98

Ibid., v. 220-231. Ibid., v. 236-252. 100 Ibid., v. 253-283. 101 Ibid., v. 297-328. 102 Ibid., v. 307-308. 103 Ibid., v. 343. 104 Ibid., v. 344-352. 105 Euripide, Médée, v. 718. 106 Egée vient justement de recevoir une prédiction de l’oracle d’Apollon qui lui interdit de « délier le pied qui sort de l’outre (ἀσκοῦ με τὸν προὔχοντα μὴ λῦσαι πόδα) » (ibid., v. 679). 107 Ibid., v. 723-730. 108 Ibid., v. 746-47. 109 Ibid., v. 749-751. 99

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dernier mot dans ces grandes étapes. Ainsi, comme Créon, Égée quitte la scène sous les salutations de Médée110. Dans la Folie d’Héraclès, c’est Thésée qui arrive sur scène, alors qu’Héraclès se désole de ses meurtres, pour lui proposer de l’accueillir111. Ce héros athénien ne cesse de monter en puissance112 et représente, sous plusieurs aspects, l’hégémonie athénienne113. Thésée a ainsi entendu dire qu’Héraclès était persécuté par Lycos et vient à sa rencontre pour racheter sa dette envers celui qui l’a sauvé des Enfers. Il contemple le spectacle des cadavres114 sans s’en affoler et demande à Héraclès de se tourner vers lui, de se relever, affirmant n’avoir aucune peur d’être en contact avec un meurtrier115. Héraclès sait qu’il ne pourra pas demeurer à Thèbes, après ce meurtre, ni aller à Argos d’où il est exilé, et que partout en Grèce il sera montré du doigt116. Personne ne l’exile, mais lui-même prend les devants et anticipe son exil. La présence de Thésée et la scène d’accueil qui se déroule sur scène ont lieu sans exil officiel. Thésée propose à Héraclès de le suivre à Athènes afin de le purifier et de l’accueillir dignement117 : Tu recevras une demeure, ainsi qu’une part de mes biens (δόμους τε δώσω χρημάτων τ᾽ἐμῶν μέρος). Ce que mes citoyens m’ont donné pour avoir sauvé les sept garçons, les sept jeunes filles, en tuant le taureau de Cnossos, je te le donnerai. Dans tout le pays, des lots de terre m’ont été réservés : ils recevront ton nom et seront tiens aussi longtemps que tu vivras. Quand viendra ton heure d’aller dans l’Hadès, toute la cité athénienne te déclarera son respect par des sacrifices et des monuments de pierre.118

Sans hésitation, Héraclès accepte et part porté par Thésée119, mais demande soudainement à faire demi-tour pour contempler une dernière fois les cadavres qu’il laisse derrière lui et saluer son vieux père, auquel il promet de le faire venir à Athènes une fois que les corps seront enterrés par ses soins120. L’accueil de l’exilé par un hôte est également présent chez les Historiens. Chez Hérodote, les Athéniens « accueillirent (ἐδέξαντο) comme leurs concitoyens (πολιήτας) des Cadméens chassés de nombreuses fois, mais à 110 111 112

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Ibid., v. 756-58 Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1164-1428. Voir D. ARNOULD, « Le mythe de Thésée dans l’œuvre de Bacchylide », in Cahiers de la villa Kerylos, numéro 14, Paris : Éditions de Boccard, 2003, p. 117-127 et notamment p. 120-121. Voir A. TZANETOU, op. cit., p. 73-104. Euripide, La Folie d’Héraclès, v. 1181. Ibid., v. 1214-1228. Ibid., v. 1255-1310. Ibid., v.1313-1339. Ibid., v. 1325. Ibid., v. 1402-1405. Ibid., v. 1406-1426.

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certaines conditions121 ». Démarate rappelle à Xerxès que son père « a accueilli sa vie (ὑποδεξάμενος βίον) et [lui] a donné une maison122 ». Chez Xénophon, un rite particulier d’accueil scelle une amitié solide : un fils de Pharnabaze va vers Argésilas123 pour lui dire : Je te prends pour mon hôte, Agésilas (ξένον σε, ἔφη, ὦ Ἀγησίλαε, ποιοῦμαι) – Et moi, j’accepte. – Souviens-t-en » dit l’autre, et aussitôt il prend son javelot (τὸ παλτόν) – il en avait un beau – et le donne à Agésilas. Celui-ci le reçoit, et enlevant le magnifique caparaçon (φάλαρα) du cheval de son serviteur Idaios, il le donne en échange au jeune homme (ἀντέδωκεν).124

Par la suite, un frère de ce jeune homme le dépouilla et « l’exila (φυγάδα ἐποίησε) », mais Agésilas « s’occupa de lui (ἐπεμελεῖτο) » allant même jusqu’à se faire l’entremetteur de ses amours125. Parfois, l’hôte doit faire face à l’ingratitude ou à des revers de fortune à cause de celui qu’il a accueilli. Chez Hérodote, Crésus procède d’abord à la purification d’Adraste et lui signifie ensuite qu’il est officiellement accueilli : « Tu descends d’une famille amie, et tu es ici chez des amis, et tu ne manqueras de rien (ἀμηχανήσεις χρήματος οὐδενός) en restant chez nous126 ». En effet, lorsque Crésus rappellera cette transformation, ce sera pour dire qu’il a remédié à ces problèmes, dans le même ordre : Adraste, c’est moi qui, quand tu étais touché par le malheur (συμφορῇ), ce que je ne te reproche pas, t’ai purifié (ἐκάθηρα), t’ayant reçu dans ma maison (οἰκίοισι ὑποδεξάμενος) je te garde (ἔχω), subvenant à toutes tes dépenses (παρέχων πᾶσαν δαπάνην).127

La souillure d’Adraste demeure pourtant, semble-t-il, puisque lors d’une chasse, Adraste tue le fils de Crésus. L’hôte de Crésus redevient subitement un étranger en accomplissant ce nouveau crime, puisqu’il est, dès lors, mentionné comme « l’étranger (ξεῖνος), celui qui avait été purifié du meurtre (ὁ καθαρθεὶς τὸν φόνον)128 ». La périphrase qui évoque sa purification apparaît comme une antiphrase, laissant à penser que la morale de cette anecdote est la suivante : il ne peut y avoir de purification religieuse d’un 121 122 123 124 125 126 127 128

Hérodote, V, 57. Ibid., VII, 104. D’après J. - C. RIEDINGER, « Ce motif de l’amitié est commun à presque tous les épisodes non historiques concernant Agésilas » (op. cit., p. 74, n. 5). Xénophon, Les Helléniques, IV, 1, 39. Ibid., IV, 1, 40. Hérodote, I, 41. Ibid., I, 14. Ibid., I, 43. Sur l’idée qu’on ne peut purifier et accueillir qu’une fois, voir aussi Odyssée, X, v. 72 et suivants.

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exilé pour meurtre, car ce dernier demeure pour la société un être dangereux et entaché de la fatalité de son crime. La contamination main à main de cette souillure apparaît alors manifeste au roi : « Crésus fut bouleversé par la mort de son enfant et son désespoir fut encore plus accru par le fait que le meurtrier était l’homme qu’il avait lui-même purifié d’un meurtre129 ». Un revers de fortune s’abat semblablement chez un autre hôte, de la part des exilés qu’il a accueillis. Des Scythes nomades trouvent refuge en Médie, chez Cyaxare. Celui-ci tout d’abord les entoura de soins au titre de suppliants (περιεῖπε εὖ ὡς ἐόντας ἱκέτας), de sorte qu’il les tenait en grande estime (περὶ πολλοῦ ποιεόμενος) et leur confia de jeunes garçons pour leur apprendre leur langue et la pratique de l’arc.130

Alors que les Scythes allaient chaque jour à la chasse et ramenaient toujours quelque chose, il arriva qu’un jour ils ne prirent rien, ce qui leur valut la colère de Cyaxare. Ils décidèrent de couper en morceaux un des enfants et d’en apprêter la chair comme ils apprêtaient habituellement leur gibier, de le servir à Cyaxare comme le produit de leur chasse puis de s’en aller à Sardes. Comme pour Adraste, c’est la pratique de la chasse – activité sociale par excellence – qui va révéler des exilés quelque chose de jusque-là latent : d’Adraste la souillure indélébile, des Scythes la cruauté. Lycurgue rappelle que de manière générale on ne peut rien attendre de bon d’un exilé émigré, ce qui explique que personne n’a voulu accueillir Léocrate : Aucune ville n’a consenti à le laisser habiter chez elle (παρ’αὑτῇ μετοικεῖν), mais l’a chassé (ἤλαυνεν) davantage que les meurtriers, et à bon droit, car ceux qui s’exilent pour meurtre (οἱ μὲν γὰρ φόνου φεύγοντες), quand ils vont s’établir (μεταστάντες) dans une autre cité, n’ont pas pour ennemis les citoyens qui les accueillent (τοὺς ὑποδεξαμένους), mais quelle ville aurait accueilli (ἂν ὑποδέξαιτο) cet homme ? L’homme qui n’a pas défendu sa propre patrie consentirait-il à courir quelque danger pour une ville étrangère ? Ce sont toujours de mauvais citoyens, de mauvais hôtes et de méchants amis (κακοὶ γὰρ καὶ πολῖται καὶ ξένοι καὶ ἰδίᾳ φίλοι), ces hommes qui veulent bien partager les avantages de la cité mais qui ne daignent pas lui prêter assistance dans le malheur.131

Le processus d’accueil était le plus courant dans les cités grecques pour permettre à un exilé de s’intégrer. De fait, il est largement représenté dans la

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Ibid., I, 44. Ibid., I, 73. Lycurgue, Contre Léocrate, 133.

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littérature. Il s’accompagne, symboliquement, de la fin de certains malheurs associés à l’exil mais pas nécessairement d’une réhabilitation totale. V. L’ÉMIGRATION L’émigration est une alternative à l’exil et propose à l’exilé une installation définitive sur une terre nouvelle, ce qui est encore différent de l’installation provisoire d’un exilé, le temps de son bannissement. L’histoire de l’émigration en Grèce remonte à l’origine de la cité grecque132. Contrairement à ce que laisse entendre le mot « colonie » en français, il n’y a pas, toujours, en Grèce, de relation de dépendance entre cité-fille et citémère : les émigrants sont donc relativement indépendants de l’endroit d’où ils viennent, et c’est bien là l’avantage de cette alternative à l’exil. Les causes en sont d’ailleurs multiples à l’époque archaïque : le besoin de terres cultivables, l’impossibilité pour des cités de vivre en autarcie ou des causes « locales », comme l’exil. On trouve des allusions à ce procédé au théâtre. Chez Aristophane, dans les Oiseaux, les deux personnages qui ont quitté Athènes pour fonder leur propre ville décrivent un rituel de fondation de cité : Nous marchons de cette marche (τόνδε τὸν βάδον βαδίζομεν), avec une corbeille (κανοῦν), un pot en terre (χύτραν) et des branches de myrte (μυρρίνας), nous errons (πλανώμεθα) en cherchant un endroit qui ne s’occupe pas d’affaires (ἀπράγμονα) où nous pourrions, une fois installés (καθιδρυθέντε), passer notre vie.133

Dans la tragédie, dans les Bacchantes, Dionysos, bannissant Cadmos et sa femme, lui dit : « Tu iras avec ta femme commander aux Barbares134 » et sera, comme il le dit lui-même un « vieillard immigré (γέρων μέτοικος)135; dans Médée d’Euripide, Jason confie à Médée - qui est elle-même sous le coup d’un bannissement – qu’il est arrivé « en immigré (μετέστην), en quittant Iolcos, traînant avec [lui] mille malheurs inextricables136 » et qu’épouser une princesse était pour lui, « l’exilé (φυγὰς137) », une aubaine. C’est également le cas, dans le Prométhée Enchaîné d’Eschyle, de Io, à laquelle Prométhée donne des informations pour trouver un pays où elle ne sera plus exilée, où elle aura à créer sa propre demeure. La transition entre ce 132 133 134 135 136 137

C. ORRIEUX et P. SCHMITT-PANTEL, op. cit., p. 61. Aristophane, Les Oiseaux, v. 42-45. Euripide, Les Bacchantes, v. 1335. Ibid., v. 1354-55. Euripide, Médée, v. 551-52 Ibid., v. 554.

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monde grec qui ne veut pas de Io et une nouvelle terre prête à l’accueillir, se fait, à la manière d’un passage initiatique, par des portes. Nous avons déjà pu voir que le motif de porte sert à exprimer la douleur de l’exclusion. Dans le contexte de l’accueil, ce motif revient. Ainsi Prométhée dit à Io : « Tu atteindras l’isthme cimmérien grâce aux portes-mêmes, au passage étroit, de la mer fermée (Ἰσθμὸν δ’ἐπ’αὑταῖς στενοπόροις λίμνης πύλαις / Κιμμερικὸν ἥξεις) »138. Là, Io se verra dotée d’une seconde identité à la suite de ce voyage : ἔσται δὲ θνητοῖς εἰσαεὶ λόγος μέγας τῆς σῆς πορείας, Βόσπορος139 δ’ἐπόνυμος κεκλήσεται. λιποῦσα δ’Eὐρώπης πέδον ἤπειρον ἥξεις Ἀσιαδ᾽.[...]140 Parmi les mortels le renom de ton passage sera grand à jamais : le détroit te devra le nom de Bosphore. Dès lors, laissant l’Europe tu prendras pied sur le continent d’Asie.

On constate que c’est la condition d’errante de Io qui est éponyme plus que Io elle-même : la deuxième personne employée qualifie en effet « πορεία » et « ἐπόνυμος » semble se référer à ce même nom. De la même façon, Io laisse un nom qui qualifie la mer de son errance : χρόνον δὲ τὸν μέλλοντα πόντιος μυχός, σαφῶς ἐπίστασ᾽, Ἰονιος κεκλήσεται, τῆς σῆς πορείας μνῆμα τοῖς πᾶσιν βροτοῖς.141 Pour les temps qui viendront, ce golfe marin sera, sache-le bien, le Golfe Ionien, et son nom rappellera ton passage à tous les mortels.

L’emploi des futurs (« ἔσται » ; « κεκλήσεται ») et des compléments circonstanciels de temps (« εἰσαεί » ; « χρόνον δὲ τὸν μέλλοντα ») illustre le fait que la nouvelle identité de Io n’est pas immédiate. Il apparaît manifeste qu’en quittant le monde connu, Io quitte la représentation même que l’on se fait de sa condition d’exilée et, dès lors qu’elle pénètre un autre continent, elle est porteuse d’autres valeurs qui ne seront concrétisées que dans les générations suivantes. Grâce à elle, une nouvelle génération de descendants de Zeus adviendra et Io ne restera pas seulement dans les mémoires en tant que monstre – un être à peine humain – mais sera définie par de nouveaux statuts. Les indications fournies par Prométhée à Io vont permettre à cette 138 139 140 141

Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 729-730. La mer qu’elle traverse sera appelée « βόσπορος » (« le passage de la génisse ») en mémoire de sa venue. Ibid., v. 732-35. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 839-41.

Chapitre 11 : Intégrer une terre d’accueil

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dernière de trouver un pays où elle ne sera plus exilée, où elle aura à créer sa propre demeure, et n’aura pas être accueillie ou acceptée comme c’est le cas pour Oreste et les Danaïdes. C’est surtout chez les historiens et les orateurs que ce procédé est mis en valeur, car il a effectivement eu lieu. Et cela, essentiellement pour deux raisons : l’émigration peut être choisie, suite à une expulsion ou elle peut être forcée. L’émigration choisie est une seconde vie qui s’offre aux exilés, mais à leurs propres frais. Il est beaucoup mentionné le coût du bateau, de l’équipage ou des nouvelles terres achetées. Ainsi, chez Hérodote, un certain Philippe, « exilé de Crotone (ἔφυγε ἐκ Κρότωνος) » ne peut plus se marier ; il « embarqua pour Cyrène, et partant de là, embarqua avec d’autres (συνέσπετο) sur une trière qui lui appartenait (οἰκηίῃ τε τριήρεϊ) et avec un équipage d’hommes à ses frais (οἰκηίῃ ἀνδρῶν δαπάνῃ)142 ». Ou encore, les Pélasges « expulsés (ἐκχωρήσαντας) » par les Athéniens « acquirent des terres (σχεῖν χωρία) entre autres à Lemnos143 ». Les colons, fondateurs de nouvelles cités, sont essentiellement des exilés, ainsi que le précise Thucydide : Himéra a été fondée (ᾠκίσθη) depuis Zanclée, par Euclide, Simon et Sacon, et la plupart des habitants de Chalcidique partirent fonder des colonies (ἦλθον ἐς τὴν ἀποικίαν) ; les ont rejoints pour coloniser (ξυνῴκισαν) des exilés de Syracuse (ἐκ Συρακουσῶν φυγάδες) vaincus lors de luttes civiles (στάσει νικηθέντες), appelés les Mylétides. Une langue entre le chalcidien et le dorien a été établie, et ils établirent des institutions chalcidiennes […] Kamarina aussi a été d’abord fondée (ᾠκίσθη) par des Syracusains.144

Ce sont les guerres et les expulsions qui sont à l’origine de la colonisation. Chez Hérodote également, ce genre de proposition est mentionné : le chef des Ioniens propose à ses soldats de former une expédition commune et de partir pour la Sardaigne où ils fonderaient (κτίζειν) une ville unique pour les Ioniens : délivrés de l’esclavage, ils vivraient heureux dans la plus grande de toutes les îles et commanderaient à d’autres ; s’ils restaient en Asie, leur dit-il, il ne les voyait plus jamais libres.145

Xénophon, enfin, expose dans l’Anabase, une proposition faite aux soldats, en temps de guerre, comme alternative au retour dans la patrie : 142 143 144 145

Hérodote, V, 47. Ibid., VI, 137. Thucydide, VI, 5. Hérodote, I, 170.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Soldats, nous vous voyons dans la détresse (ἀπόρους) ; vous n’avez ni de quoi acheter le nécessaire pour le temps où vous serez en mer, ni de quoi enrichir votre famille à votre retour. Si vous voulez, après avoir choisi à quel endroit du pourtour habité du Pont vous voudriez vous établir, à celui qui veut rentrer chez lui (ἀπιέναι οἴκαδε) et celui qui veut rester ici (μένειν αὐτοῦ), des navires sont à disposition, pour que vous tombiez sur le champ là où vous le voulez.146

L’émigration est alors une forme d’exil positif, l’occasion de vivre mieux sur de nouvelles terres. Pourtant, chez les orateurs, les cas d’émigration son mentionnés comme des preuves de lâcheté, propres aux dirigeants. Chez Isocrate, on rappelle qu’en Thrace Athénodore et Callistrate « l’un simple particulier, l’autre exilé (φυγάς), ont pu fonder des villes (οἰκίσαι πόλεις)147 ». Sans nécessairement fonder des cités, certains deviennent citoyens d’autres cités. C’est le cas de Philon qui choisit une émigration provisoire, à ses frais : Dans les plus grands malheurs d’Athènes, malheurs que je ne rappelle qu’à regret, proclamé banni de la ville (ἐκκεκηρυγμένος ἐκ τοῦ ἄστεως) par les Trente, avec une foule de ses compatriotes, il part habiter à la campagne (ᾤκει ἐν ἀγρῷ). Et lorsque le peuple se transporta de Phylé au Pirée, lorsque nos citoyens résidants dans les campagnes (οἱ ἐκ τῶν ἀγρῶν) et ceux qui étaient en pays étrangers (οἱ ἐκ τῆς ὑπερορίας), revenaient et se rassemblaient dans le Pirée ou dans la ville, et que chacun, autant qu’il était en soi, secourait la patrie, Philon fit l’inverse de tous les autres citoyens. Il rassembla ses effets, et alla s’établir à l’étranger (εἰς τὴν ὑπερορίαν ἐξῴκησε), et, payant la taxe des étrangers (μετοίκιον κατατιθείς) à Orope , il vivait sous la protection du patron de immigrants (ἐπὶ προστάτου ᾤκει) aimant mieux être étranger (μετοικεῖν) parmi eux que citoyen avec nous.148

Chez Hypéride aussi, Athénogène, au moment de la guerre contre Philippe « quitta Athènes (ἀπέλιπε) » et « émigra à Trézène (ἐξῴκησε δὲ εἰς Τροιζῆνα) en dépit de la loi qui ordonne la dénonciation (ἔνδειξιν) et l’assignation en justice (ἀπαγωγήν) de celui qui émigre en temps de guerre (τοῦ ἐξοικήσαντος ἐν τῷ πολέμῳ) s’il revient149 ». Isocrate se sert même de cette possibilité pour faire dire au fils d’Alcibiade que « vivre frappé d’atimie parmi les citoyens (παρὰ τοῖς αὑτοῦ πολίταις ἠτιμωμένον οἰκεῖν) et pire que vivre comme immigré (μετοικεῖν) parmi des étrangers150 », jouant sur l’opposition des verbes οἰκεῖν et μετοικεῖν, suggérant ainsi que si on le 146 147 148 149 150

Xénophon, Anabase, V, 6, 20. Isocrate, La Paix, 24. Lysias, Contre Philon, 8-9. Hypéride, Contre Athénogène, 29. Isocrate, Sur l’Attelage, 47.

Chapitre 11 : Intégrer une terre d’accueil

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frappe d’atimie, il ira s’installer ailleurs, comme tous les autres. Léocrate enfin, s’installe, fuyant Rhodes, à Mégare « plus de cinq ans sous la caution d’un Mégarien, ne rougissant pas de se voir si près des frontières de l’Attique, mais émigrant (μετοικῶν) dans le voisinage de cette patrie qui l’avait nourri151 ». L’émigration peut également être forcée. Par exemple, chez Hérodote, un peuple lydien procède à un exil de masse, déterminé par le hasard, pour enrayer la famine : Le roi répartit tout son peuple en deux groupes et le sort désigna celui des deux qui resterait dans le pays, tandis que l’autre s’expatrierait (τὴν δὲ ἐπὶ ἐξόδῳ ἐκ τῆς χώρης). Il s’établit lui-même chef du groupe désigné pour rester, et donna pour chef aux immigrants (ἐπὶ δὲ τῇ ἀπαλλασσομένῃ) son fils qui s’appelait Tyrrhénos. Les Lydien bannis par le sort (ἐξιέναι ἐκ τῆς χώρης) descendirent à Smyrne, se firent des vaisseaux sur lesquels ils chargèrent tout leur mobilier qui pourrait leur être nécessaire, et s’embarquent à la recherche d’une terre qui les nourrirait (κατὰ βίου τε καὶ γῆς ζήτησιν); ils longèrent bien des rivages jusqu’au jour où ils arrivèrent en Ombrie, où ils fondèrent leurs propres villes et où ils habitent (οἰκέειν) encore aujourd’hui.152

L’émigration est parfois causée par la guerre. Ainsi quand les Péoniens apprirent l’invasion des Perses, ils se livrèrent : parmi eux, certains « chassés de leur demeure (ἐξ ἠθέων ἐξαναστάντες) furent conduits en Asie (ἤγοντο ἐς τὴν Ἀσίην)153 ». L’émigration est également une façon de repeupler des cités ravagées, comme c’est le cas de Platées, où les Thébains « installèrent pour une année environ des Mégariens exilés à la suite de guerres civiles (κατὰ στάσιν ἐκπεπτωκόσι)154 ». Chez Thucydide, le début de l’œuvre établit un parallèle entre les peuples pirates, l’expansion maritime et l’apparition des premières colonies155. Mais c’est encore au moment des expulsions par les Grecs au retour de Troie que l’émigration est signalée : Les Grecs qui revinrent d’Ilion après une longue absence causèrent bien des bouleversements. Des troubles éclatèrent dans la plupart des cités et les bannis (ἐκπίπτοντες) s’en allaient fonder des villes (τὰς πόλεις ἔκτιζον). C’est ainsi que les ancêtres des Béotiens actuels furent, soixante ans après la prise de Troie, chassés d’Arnè par les Thessaliens.156

151 152 153 154 155 156

Lycurgure, Contre Léocrate, 21. Hérodote, I, 94. Ibid., V, 15. Thucydide, III, 68. Ibid., I, 8. Ibid., I, 12.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Certains exilés notoires passent même leur vie à passer de colonie en colonie, comme un certain Lamis qui pour établir une colonie depuis Mégare (ἀποικίαν ἄγων) arriva en Sicile, s’installant (οἰκίσας) sur le fleuve Pantakyas, dans un endroit appelé Trôtilos. Il partit ensuite de là pour aller à Léontinoi et fut pendant un certain temps admis dans la cité (ξυμπολιτεύσας) des Chalcidiens. Mais il fut chassé par eux (ἐκπεσών), fonda (οἰκίσας) Thapsos et mourut. Les autres, chassés de Thapsos (ἐκ τῆς Θάψου ἀναστάντες), après que le roi sicule Hyblon leur donna Mégare, appelée d’Hybla, allèrent habiter (ᾤκισαν) cette terre. Ils y vécurent pendant deux cent quarante-cinq ans, jusqu’au moment où ils furent expulsés (ἀνέστησαν) par Gélon, tyran de Syracuse, de la cité et du pays (ἐκ τῆς πόλεως καὶ χώρας).157

Chez Aristote, l’absence d’unité dans ces colonies est justement un motif d’expulsions : Tous ceux qui ont déjà accueilli des voisins (συνοίκους) ou des colons (ἐποίκους) ont, pour la plupart, connu des séditions (διεστασίασαν) : par exemple des Achéens fondèrent (συνῴκησαν) Sybaris avec des Trézéniens ; puis les Achéens plus nombreux expulsèrent (ἐξέβαλον) les Trézéniens : ce fut l’origine du sacrilège des Sybarites. À Thourioi, des Sybarites s’opposèrent à leur cofondateurs (τοῖς συνοικήσασιν) - exigeant d’avoir plus que les autres, sous prétexte que cette terre était la leur, ils en furent chassés (ἐξέπεσον) ; à Byzance, les colons (οἱ ἔποικοι), pris en flagrant délit de complot, furent chassés (ἐξέπεσον) de force ; les habitants d’Antissa expulsèrent de vive force les exilés (φυγάδας) de Chios qu’ils avaient accueillis (εἰσδεξάμενοι) ; les habitants de Zancle furent eux-mêmes chassés (ἐξέπεσον) par des Samiens qu’ils avaient recueillis (ὑποδεξάμενοι) [...] ; les Amphipolitains, après avoir accueilli (δεξάμενοι) des colons (ἐποίκους) de Chalcis furent pour la plupart chassés (ἐξέπεσον) par ces colons euxmêmes.158

Enfin, Platon, dans les Lois, dans l’apologue du berger159 qui cherche à purifier son troupeau en séparant les bêtes saines de celles qui ne le sont pas, afin de mieux exposer son idée de la purification de la cité par l’exil, aborde plus précisément le cas de l’émigration : Quant à la plus douce de nos deux purifications, la voici : à tous ceux qui en raison de leur manque de nourriture (διὰ τὴν τῆς τροφῆς ἀπορίαν), se montrent prêts, parce qu’ils n’ont rien, à suivre leurs meneurs pour marcher en armes contre les biens de ceux qui en possèdent, à ces gens-là, comme à une maladie née dans la cité (ὡς νοσήματι πόλεως ἐμπεφυκότι), à eux, il 157 158 159

Ibid., VI, 4. Aristote, Politique, V, 3, 11-12 (1303ab). Platon, Lois, V, 735b – 735d.

Chapitre 11 : Intégrer une terre d’accueil

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donne le nom de « colonie » (ἀποικίαν), à cause du soulagement que donne l’euphémisme, et il s’en débarrasse avec le plus de bienveillance possible.160

Platon évoque, dans l’Euthydème, la mise en application de cette émigration à propos de deux hommes, Euthydème et Dionysodore : Ces hommes sont, à ce que je crois, par leur famille originaire de quelque endroit de Chios, ils ont émigré (ἀπῴκησαν) à Thourioi ; puis ils en ont été bannis (φεύγοντες) et cela fait déjà pas mal d’années qu’ils vivent dans les environs d’Athènes.161

La fin de l’exil passe par des rituels précis. À l’expulsion ritualisée des exilés répondent des étapes différentes : il convient de s’assurer que toute forme de souillure est écartée avant de reconnaître officiellement qu’un exilé devient un hôte ou un métèque. Néanmoins, les exceptions demeurent et contribuent à faire de l’exilé un être indésirable, même lorsqu’un hôte bienveillant cherche à l’intégrer à sa cité. L’émigration permet, quant à elle, de recommencer une nouvelle vie, mais son traitement historique et théâtral montre qu’il est parfois difficile de s’affranchir de son passé d’exilé.

160 161

Ibid., V, 735d- 736 b. Platon, Euthydème, 271c.

CHAPITRE 12 LE RETOUR DES EXILÉS

Le retour « est perçu par la plupart des exilés comme une réparation, s’ils estiment avoir été bannis injustement, ou comme une absolution, s’ils se reconnaissent quelque culpabilité1 ». Les conséquences de l’exil « doivent être effacées et, parmi ces conséquences, la perte des biens. Il y a là, si l’on veut, une autre logique, psychologique celle-là, qui entraîne la restitution2 ». Le retour d’exil est une question préoccupante. Il est l’objet d’une mise en scène parfois spectaculaire au théâtre, comme il est, plus encore, l’objet de discours polémiques chez les orateurs. Un genre littéraire particulier, celui de la lettre, permet de faire valoir une demande de retour d’exil. De la lettre de recommandation à la lettre officielle de demande de réintégration, il est toujours question de mettre en avant le bénéfice que pourrait tirer la cité des qualités de l’exilé.

I. LE RETOUR DES EXILÉS DANS LA TRAGÉDIE Les joies du retour se manifestent par une salutation à la terre-patrie3, à l’image de la salutation lors du départ pour l’exil, car, comme dans l’Odyssée, « il n’y a rien de plus doux que sa patrie4 ». Οn ne revient, en fait, que rarement d’exil dans la tragédie, car cela n’est pas envisageable. Il n’existe qu’un seul cas de retour effectif, celui d’Oreste, mais pour l’autre cas de figure, celui de Polynice, où un retour a été envisagé, tout se termine dans le sang. Étéocle et Polynice conviennent d’une alternance, mais Étéocle une fois au pouvoir ne permet pas à son frère de revenir et le bannit5 . Pourtant, Polynice affirme dans Les Phéniciennes : « Je ne suis pas venu volontairement (οὐχ ἑκὼν γὰρ ἦλθον), mais j’ai été chassé involontairement de mon pays (ἄκων δ᾽ ἐξελαύνομαι χθονός)6 », malgré la promesse que lui 1 2 3 4 5 6

R. LONIS, « La réintégration des exilés politiques en Grèce : le problème des biens », Hellenika Symmikta, 1991, p. 92. Ibid., p. 92. Pour un relevé précis, voir G. SCHNAYDER, op. cit., 35-38. Homère, Odyssée, IX, 34. Euripide, les Phéniciennes, v. 71-77. Ibid., v. 630.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

avait faite Adraste de le « ramener dans sa patrie (κατάξειν ἐς πάτραν)7 ». C’est surtout l’impossibilité du retour qui est source de plaintes, même quand, contrairement à Polynice, rien n’a été convenu auparavant. Ainsi, Œdipe, dans Œdipe à Colone, invite le spectateur, en même temps que luimême, à prendre la mesure de sa situation désespérée : Voici ce qu’il en est de moi : j’ai été chassé de ma terre (γῆς ἐμῆς ἀπηλάθην) par mes propres enfants et il m’est impossible, un jour, de revenir à nouveau (πάλιν κατελθεῖν), puisque je suis un parricide.8

La perspective du retour est évoquée une fois dans les Héraclides, après la défaite d’Argos contre Athènes9, mais n’est jamais présentée et n’a finalement jamais lieu dans la pièce. Le seul exilé qui revient en toute légitimité est donc Oreste. C’est essentiellement dans les deux dernières pièces de l’Orestie d’Eschyle que se noue le processus du retour. Cela commence par un retour « en force » à Mycènes et le meurtre de Clytemnestre, marqué par les tous premiers mots des Choéphores : « J’arrive en cette terre et je reviens (ἥκω γὰρ ἐς γῆν τήνδε καὶ κατέρχομαι)10 ». Une discussion intéressante, instaurée par Aristophane qui se moque de ce vers dans les Grenouilles, mérite d’être évoquée. Euripide reproche à Eschyle de se répéter, alléguant que « ἥκω γὰρ ἐς γῆν » signifie la même chose que « κατέρχομαι »11 : Eschyle : – Arriver dans cette terre (ἐλθεῖν’ μὲν ἐς γῆν) est pour celui qui va dans sa patrie (μετῇ πάτρας), et sans autre malheur il est arrivé (χωρὶς γὰρ ἄλλης συμφορᾶς ἐλήλυθεν) ; mais un homme exilé (φεύγων δ᾽ἀνήρ) « arrive » (ἥκει) et « revient » (κατέρχεται) » Dionysos : – C’est bien, par Apollon ! Et toi que dis-tu, Euripide ? Euripide : – Je dis qu’Oreste n’est pas « revenu » chez lui (κατελθεῖν οἴκαδε), car il est arrivé en cachette (λάθρᾳ γὰρ ἦλθεν) sans avoir persuadé les autorités (οὐ πιθὼν τοὺς κυρίους).12

La réplique d’Euripide conteste – mais c’est le rôle d’Euripide dans cette scène – le retour légitime d’Oreste, sous prétexte qu’il n’a pas été reconnu par les autorités.

7 8 9 10 11 12

Euripide, les Phéniciennes, v. 429. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 600-602. Euripide, Les Héraclides, v. 873-77. Eschyle, Les Choéphores, v. 3. Aristophane, Les Grenouilles, v. 1155-1157. Ibid., v. 1163-1168.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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Dans les Euménides, Oreste déclare : « Et moi, rentrant chez moi (κατελθών), exilé tout ce temps jusque-là (τὸν πρὸ τοῦ φεύγων χρόνον), je tuai ma mère13 », mais l’exil d’Oreste ne prend véritablement fin que quand le tribunal, composé des deux partis, ratifie cette réalité à la suite d’un vote. Oreste le résume : Ô Pallas, ô toi qui as sauvé ma maison (τοὺς ἐμοὺς δόμους)! Et c’est toi aussi qui m’as réinstallé (κατῴκισας), quand j’étais privé de ma terre paternelle (γῆς πατρῴας ἐστερημένον). Et parmi les Grecs, on dira : « Il est Argien de nouveau, et il habite dans les biens de son père (Ἀργεῖος ἁνὴρ αὖθις ἔν τε χρήμασιν / οἰκεῖ πατρῴοις), grâce à Pallas et Loxias ».14

Le rétablissement de la condition perdue d’Oreste passe par le retour en « γῆς (ou γαίας) πατρῴας ». La terre symbolise ici, avant tout, la terre d’asile : celle qui matérialise le plus concrètement possible la fin d’un exil. Ce ne serait pas, comme le propose Allan H. Sommerstein « un cliché abondamment utilisé par les accusés en danger d’exil ou d’atimie15 ». Oreste bénéficie enfin du recouvrement de ces droits et de son identité de citoyen argien (« αὖθις ») et par là même de la jouissance des biens familiaux dont il avait été privé (« χρήμασιν / πατρῴοις »). L’exil prend d’autant plus fin qu’on reconnaît à Oreste la légitimité de la jouissance des biens paternels. Avant de sortir définitivement de scène, Oreste évoque l’endroit où il va aller : « Maintenant je rentre chez moi (νῦν ἄπειμι πρὸς δόμους)16 ». Le retour dans le palais paternel scelle de manière concrète la fin de l’exil géographique d’Oreste. Chez Euripide, le retour d’Oreste est également mis en scène dans Électre. Oreste est de retour dès le début de la pièce, mais il prend soin de rester à la frontière « pour mettre un pied (ἐκβάλω ποδί) dans un autre pays (ἄλλην ἐπ᾽ αἶαν), si quelque espion [le] reconnait17 », mais avant même que sa sœur ne l’ait reconnu, il élabore un plan de retour à Argos pour se venger18. Le chœur lui-même se réjouit à l’idée du retour d’Oreste19. Une fois que Égisthe a été tué de la main d’Oreste, Électre regrette cependant qu’il « ne soit exilé en retour (ἀντιφεύγει)20 » et demande à sa mère pourquoi elle « ne ramène pas (κομίζῃ) l’exilé (τὸν δ᾽ἔξω χθονός), son enfant qui erre

13 14 15 16 17 18 19 20

Eschyle, Les Euménides, v. 462-463. Ibid., v. 754-759. A. H. SOMMERSTEIN, Aeschylus Eumenides, v. 755 : « a cliché much used by the defendants in danger of exile or atimia ». Eschyle, Les Euménides, v. 764. Euripide, Électre, v. 96-97. Ibid., v. 274-281. Ibid., v. 585-95. Ibid., v. 1091.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

(παῖδ᾽ ἀλητεύοντα σόν)21 ». Elle lui répond clairement qu’elle le redoute et qu’elle préfère faire passer son propre intérêt avant celui de son fils22. À Philoctète, enfin, dont on a pu voir que sa relégation était semblable à un exil, il est permis de réintégrer la compagnie d’Ulysse. Son rappel est l’objet de toute la pièce de Sophocle, puisque celle-ci s’ouvre sur la présence d’Ulysse dans l’île de Lemnos pour faire à Philoctète la surprise de son rappel. La fin de la pièce est marquée par un adieu solennel à la terre d’exil23, inverse de la mise en scène du départ pour l’exil. II. L’IDÉAL DU BON DIRIGEANT QUI RAMÈNE LES EXILÉS Le portrait du bon tyran ou de la bonne cité est inévitablement orné d’un rappel des exilés, à défaut d’une absence totale d’exils. Solon lui-même se vante d’avoir ramené beaucoup d’exilés chez eux : J’ai ramené (ἀνήγαγον) à Athènes dans leur patrie fondée par les dieux beaucoup de gens vendus soit injustement soit justement ; les uns en l’exil par la nécessité terrible causée par leurs dettes (τοὺς δ᾽ ἀναγκαίης ὑπὸ / χρειοῦς φυγόντας), ne parlant plus la langue attique, tant ils avaient erré en tous lieux […].Cela je l’ai fait par la force de la loi (κράτει/νομοῦ), force et justice réunies et j’ai avancé comme je l’avais promis.24

Il est la première figure littéraire qui incarne cet idéal, même si, comme on l’a vu, il s’agit certainement d’une forme de propagande sans fondements réalistes. Isocrate, dans la Lettre VII, mentionne un certain Cléomnis tout aussi méritant : J’entends dire que Cléomnis, qui possède à Méthymne le souverain pouvoir, est dans tous ses actes de sa vie beau, bon et sage, et qu’il est si loin de condamner à la mort ou à l’exil (φυγαδεύειν) aucun de ses citoyens, de confisquer leurs biens, de leur faire le moindre mal, qu’il affranchit de toute crainte ses concitoyens, qu’il fait rentrer les exilés (κατάγειν δὲ τοὺς φεύγοντας), rend à ceux qui reviennent dans leur patrie les biens dont ils ont été dépouillés (ἀποδιδόναι δὲ τοῖς μὲν κατιοῦσι τὰς κτήσεις ἐξ ὧν ἐξέπεσον).25

21 22 23 24 25

Ibid., v. 1112-1113. Euripide, Électre, v. 1114-115. Sophocle, Philoctète, v. 1452-1469. Aristote, Constitution d’Athènes, XII, 4. Isocrate, Lettres, VII, 8.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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Agésilas, également, est présenté comme étant de la même lignée que Solon : Agésilas, excellent en toutes choses, le plus modéré des hommes, le plus juste, le plus habile dans la conduite du gouvernement, était dominé par deux désirs : chacun de ces désirs, séparément de l’autre, semblait être bon, mais ils ne s’accordaient pas entre eux et ne pouvaient se réaliser ensemble. Il voulait faire la guerre au Roi, et en même temps faire rentrer dans leur patrie ses amis exilés (τῶν φίλων τοὺς φεύγοντας εἰς τὰς πόλεις καταγαγεῖν), pour les placer à la tête des affaires (κυρίους καταστῆσαι τῶν πραγμάτων).26

Chez les orateurs attiques, le va-et-vient des peuples exilés fait que la mention d’accueil est souvent sommaire et concerne des groupes peu définis. Ainsi, par exemple, chez Isocrate, les exilés Thébains sont accueillis par les Lacédémoniens (τούς τε φεύγοντας καταδέχεσθαι)27. Chez Lysias, dans Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, l’orateur vante les mérites des Athéniens qui ont « accueilli les exilés (τοὺς μὲν φεύγοντας κατεδέξασθε), rendu leur citoyenneté à ceux qui étaient frappés d’atimie (τοὺς δ᾽ἀτίμους ἐπιτίμους ἐποιήσατε)28 ». Chez Eschine, les exilés Thébains ont été accueillis à Athènes à cause de Démosthène (φεύγοντας διὰ τοῦτον ὑποδέδεχθε τῇ πόλει)29. Chez Démosthène également, les Athéniens sauvent les exilés des Thébains (τοὺς παρ᾽ ἐκείνων φεύγοντας σῴζομεν)30. Andocide, glorifie les ancêtres des Athéniens qui quand le Grand Roi marchait contre la Grèce, connaissant la gravité des périls imminents et les armements du roi, décidèrent de recevoir les bannis (τούς τε φεύγοντας καταδέξασθαι), de rendre aux citoyens dégradés leurs droits civils, afin que tous eussent part et au salut et au danger.31

Cela servit d’exemple aux Athéniens contemporains de la Guerre du Péloponnèse qui, à leur tour, « assaillis de maux non moindres que les leurs, dignes fils de [leurs] sages aïeux, [ont] montré la vertu qui était en [eux]. [Ils ont] décidé de recevoir les exilés (τούς τε φεύγοντας καταδέξασθαι) de rendre leurs droits aux citoyens dégradés32 ». Ces mentions, plus ou moins développés remplacent, d’une certaine façon, l’idéal du bon dirigeant inspiré par Solon, qui ramène vaguement « beaucoup » d’exilés.

26 27 28 29 30 31 32

Isocrate, Lettres, IX, 13. Isocrate, Plataïque, 29. Lysias, Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 27. Eschine, Contre Ctésiphon, 156. Démosthène, Sur la paix, 18. Andocide, Sur les Mystères, 107. Ibid., 109.

368

Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Dans Contre Polyclès, enfin, Démosthène rapporte une loi, prétexte à un refus, concernant l’accueil des exilés : « Les lois n’autorisent pas de recevoir un banni (ὑποδέχεσθαι τῶν φευγόντων οὐδένα), et elles ordonnent que celui qui accueille les exilés en fasse partie33 ». On peut en effet interdire d’accueillir un exilé, ainsi que le fait Périandre pour son fils34. III. LE RAPPEL DES EXILÉS Chez les Historiens et les orateurs, le retour d’exil doit inévitablement passer par un rappel officiel afin d’être légitime. Les retours d’exil reconnus par la société interviennent dans leur très grande majorité, après des périodes de troubles politiques : Guerres Médiques, Guerre du Péloponnèse, régimes oligarchiques. Deux conceptions s’opposent : soit le rappel des exilés est synonyme de liberté et d’un rétablissement de la justice, soit il est, au contraire, l’objet de polémiques. La concomitance du rappel ou du retour des exilés avec le rétablissement d’une société juste est présente à de nombreuses périodes de l’histoire. Elle est, encore une fois, inaugurée par Solon qui fait figure de modèle à la fois littéraire et politique à ce sujet. Démosthène, dans Sur la couronne, rappelle que l’amitié entre Thèbes et Athènes a été scellée par le retour des exilés : les Athéniens « ramenèrent (κατήγαγον) les Héraclides chassés de leurs royaumes héréditaires par les Péloponnésiens, maîtrisant par les armes ceux qui cherchaient à s’opposer au retour (ἀντιβαίνειν) des enfants d’Héraclès35 ». On trouve également dans le Ménéxène de Platon une référence aux rappels des exilés pendant les Guerres Médiques, lors du combat à Tanagra : L’adversaire se retira en abandonnant ceux qu’il secourait, tandis que les nôtres, le troisième jour, remportèrent la victoire à Oinophyta et ramenèrent selon la justice (δικαίως κατήγαγον) ceux qui étaient injustement exilés (τοὺς ἀδίκως φεύγοντας).36

Dans la lutte contre Philippe, Démosthène met également sur le même plan l’installation de nouveaux tyrans et le rappel des exilés : Celui qui s’appropriait l’Eubée et s’en faisait un rempart contre l’Attique, celui qui attaquait Mégare, prenait Oréos, rasait Porthmos, installait comme tyrans dans Oréos Philistide, Clitarque à Érétrie, celui qui soumettait 33 34 35 36

Démosthène, Contre Polyclès, 48. Hérodote, III, 52. Démosthène, Sur la couronne, 186. Platon, Ménexène, 242b.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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l’Hellespont, assiégeait Byzance, détruisait les villes grecques ou y ramenait les bannis (εἰς τὰς δὲ τοὺς φυγάδας κατάγων), est-ce que cet homme, en faisant cela, commettait une infraction ou violait un traité, rompait la paix, ou non ?37

Ce lieu commun n’est pourtant pas unanimement partagé. Il est même, au contraire, largement dépassé par le constat polémique des problèmes que peut soulever le rappel des exilés. Eschine expose, par exemple, dans le Contre Ctésiphon les subtilités du rappel des exilés : On traita plutôt doucement les Amphissiens lors de la première expédition contre eux. Pour toute punition de leurs crimes énormes, on les condamna à une amende payable au dieu, dans un certain temps ; on exila (μετέστησαν) les auteurs impies du sacrilège (τοὺς μὲν ἐναγεῖς), et l’on fit revenir ceux que leur piété avait fait exiler (τοὺς δὲ δι᾽ εὐσέβειαν φεύγοντας κατήγαγον). Mais, comme les Amphissiens ne payaient pas au dieu leur amende, qu’ils rappelaient les citoyens impies qu’on avait chassés (τούς τ᾽ἐναγεῖς κατήγαγον), et chassaient les pieux citoyens qu’on avait rappelés (τοὺς εὐσεβεῖς καὶ κατελθόντας διὰ τῶν Ἀμφικτυόνων ἐξέβαλον), on marcha contre eux pour la seconde fois.38

Rappeler des exilés qu’on a chassés pour des motifs religieux ne peut pas être toléré comme s’il s’agissait de victimes de conflits intérieurs ou extérieurs à la cité. Il s’agit donc d’être prudent en la matière et de vérifier quel type d’exilé peut bénéficier d’une grâce. De même, après la chute des oligarques, souvent partis en exil, on condamne vertement ceux qui cherchent à les faire rentrer à Athènes, comme le fit par exemple Timocrate. Démosthène rappelle dans le Contre Timocrate39, que le serment des Héliastes prévient ce genre de démarche. Pour cette raison, Timocrate, selon l’orateur « mérite le pire des châtiments [...] pour avoir indiqué à tout le monde une façon de détruire les tribunaux, de rappeler les exilés (περὶ τῶν φευγόντων καθόδου), et d’amener les pires atrocités40 ». Bien au contraire, ramener ce type d’exilés à Athènes reviendrait à nuire à la démocratie rétablie. Si les procès se multiplient concernant le rappel des exilés, c’est qu’entre le régime des Quatre-Cents et celui des Trente, l’exil de certains citoyens suivi de leur rappel est un inextricable problème. Andocide en fait la démonstration dans le Sur les Mystères. Il rapporte le décret qui demande à ce que les condamnations prononcées sous les Quatre-Cents soient annulées et qu’il n’en reste aucune trace, hormis

37 38 39 40

Démosthène, Sur la couronne, 71. Eschine, Contre Ctésiphon, 129. Démosthène, Contre Timocrate, 149. Ibid., 153.

370

Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin ceux qui sont inscrits comme ayant été des Quatre Cents ou ayant participé à quelque acte du gouvernement oligarchique, excepté ceux dont le nom est gravé sur les stèles et qui ne sont pas restés (τῶν μὴ ἐνθάδε μεινάντων), qui ont été condamnés ou par l’Aréopage, ou par les Éphètes, ou par le Prytanée, ou par le Delphinion, ou par un tribunal que préside l’archonteroi, soit à l’exil (φυγή), soit à la mort pour meurtre, comme assassins ou tyrans.41

Le décret aurait été suivi d’une restitution de leur droit à ceux qui avaient été frappés d’atimie, mais « en ce qui concerne les exilés (τοὺς δὲ φεύγοντας), ni Patroclidès n’a proposé leur retour (οὔτε Πατροκλείδης εἶπε κατιέναι), ni vous ne l’avez voté (οὔθ᾽ ὑμεῖς ἐψηφίσασθε)42 ». Les nombreux changements de lois qui suivent cette période ne permettent donc pas le rappel effectif des exilés les plus dignes de cette mesure, et nombreux sont ceux qui restent dans l’attente. Lysias l’évoque ainsi, dans Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie : Lorsqu’on vous annonçait que les Trois Mille étaient en division, que les autres citoyens avaient été chassés d’Athènes par décret (ἐκ τοῦ ἄστεως ἐκκεκηρυγμένους), que les Trente n’avaient pas le même avis, qu’il y avait plus de citoyens qui avaient des craintes à votre sujet plutôt que de vous être hostiles, alors vous vous attendiez à revenir (κατιέναι προσεδοκᾶτε) et à obtenir justice de vos ennemis. Ce que vous avez demandé aux dieux, vous les avez vus précisément le faire, pensant beaucoup plus être sauvés grâce à la faiblesse des Trente plutôt que de rentrer grâce à la force des exilés (διὰ τὴν τῶν φευγόντων δύναμιν κατιέναι).43

L’attente du rappel provient d’une part d’une situation législative compliquée, mais aussi, de la part des exilés, du respect des institutions. Les exilés attendent, dans un premier temps, leur rappel légal, mais la tentation du retour par la force demeure présente. Le rappel des exilés est, enfin, un argument politique très souvent avancé lors des conflits. Ainsi, quand les Lacédémoniens envahissent Athènes, ils promettent de ne pas la détruire à condition qu’Athènes « abatte les Longs Murs et le Pirée, donne ses navires, sauf douze, rétablisse les exilés (τοὺς φυγάδας καθέντας), reconnaisse le même ennemi et ami que les Lacédémoniens et les suive sur terre et sur mer où ils la conduiraient44 ». Les Lacédémoniens ordonnent également aux Thébains, au moment où ces derniers prennent contact avec eux, de « ramener leur exilés (τούς τε

41 42 43 44

Andocide, Sur les Mystères, 78-79. Ibid., 80. Lysias, Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie, 22. Xénophon, Les Helléniques, II, 2, 20.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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φεύγοντας καταδέχεσθαι)45 », ce qui évite ainsi, selon Isocrate, une nouvelle expédition contre Athènes. IV. PLAIDOYERS POUR LE RETOUR Pour inciter au rappel des exilés, les genres littéraires exploités sont variés et les références sont plus ou moins subtiles. Ainsi, Aristophane plaide pour le rappel des exilés après le régime des Quatre-Cents dans les Grenouilles. La pièce jouée fin janvier / début février 405 av. J.-C., prône dans la parabase une amnistie de l’interdiction de retour pour les exilés46. Cette même parabase connut un grand succès auprès du public et donna lieu à une seconde représentation47. Même si le décret de Patroclide, fin 405, vote finalement cette amnistie, quand la pièce est rejouée, un an après, fin janvier / début février 404, elle est pourtant toujours d’actualité, grâce à des modifications qu’Aristophane aurait apportées à son texte48. La lettre est particulièrement utilisée à titre de plaidoyer : on trouve chez Isocrate une lettre de recommandation pour un musicien49, et chez Andocide, Démosthène et Eschine des demandes de réhabilitation directes et indirectes. Un cas tout à fait unique de lettre de recommandation pour un retour d’exil nous est fourni par Isocrate50. Le principal argument de la lettre est le suivant : l’exilé en question, Agénor, était très bon musicien, il faut donc lui permettre de réintégrer Athènes ! L’auteur de la lettre exploite le plus possible son unique argument : Les enfants d’Aphareos, qui sont mes petits-enfants, et qui ont appris la musique par les soins d’Agénor, m’ont demandé de vous écrire pour vous demander, puisque vous rappeliez quelques-uns de vos exilés (ἐπειδὴ καὶ τῶν ἄλλων τινὰς κατηγάγετε φυγάδων), de recevoir (καταδέξησθε) aussi Agénor, avec son père et ses frères.51

45 46 47

48 49 50 51

Isocrate, Plataïque, 29. Aristophane, Les Grenouilles, v. 616, v. 689. Voir F. SALVIAT, « La deuxième représentation des Grenouilles. La faute d’Adeimantos, Cléophon et le deuil de l’hirondelle », in Architecture et poésie dans le monde grec. Hommage à Georges Roux, Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1989, p. 171-183. Notamment avec la mise en scène de la malédiction d’Adeimantos et de Cléophon, v. 1504-1513, dont le sens est plus pertinent en 404 qu’en 405 av. J.-C. La lettre serait datée de 353 ou 352 / 349 ou 348 av. J.-C. Ioscrate, Lettre VIII. Ibid., 1.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Peu d’exilés sont rappelés, Isocrate le précise bien, et il insiste sur ce sujet – qui malheureusement ne va pas dans son sens – pour flatter les auteurs de cette décision : Je crois que vous avez pris une bonne décision en vous réconciliant avec vos concitoyens, en cherchant à diminuer le nombre des exilés (τοὺς μὲν φεύγοντας ὀλίγους ποιεῖν), à augmenter celui des hommes qui participent aux droits politiques, et à imiter la conduite de notre ville en ce qui concerne les discordes civiles. Vous obtiendrez surtout des louanges pour avoir rendu à ceux qui rentraient dans leur pays leurs biens (τοῖς κατιοῦσιν ἀποδίδοτε τὴν οὐσίαν). En effet, vous montrez et rendez évident à tous que vous les aviez bannis (ἐποιήσασθε τὴν ἐκβολὴν αὐτῶν), non parce que vous désiriez vous emparer de biens qui ne vous appartenaient pas, mais par crainte pour le salut d’Athènes. Mais même si vous n’aviez pris aucune de ces décisions et si vous ne rappeliez aucun de vos exilés (προσεδέχεσθε μηδένα τῶν φυγάδων), je penserais quand même que ce serait un avantage pour vous de rappeler (κατάγειν) ces hommes.52

Enfin, Athènes, la cité la plus « musicale (μουσικωτάτην) », ne saurait se passer de l’excellent Agénor et il serait honteux de le forcer, en ne le rappelant pas, à faire comme d’autres, « s’établir à l’étranger (παρ᾽ ἑτέροις μετοικοῦντας)53 ». Le chantage à l’émigration est finalement employé pour faire de cet exilé un personnage hors du commun, un peu à la manière d’Alcibiade, mais dans le domaine de la musique, dont les autres cités pourraient presque tirer profit, s’il ne rentrait à Athènes. Néanmoins, on ne renverse pas la démocratie avec la musique ! Les orateurs Andocide, Démosthène et Eschine doivent, eux, plaider pour leur propre retour. Andocide dans son discours, Sur son retour, présenté devant l’Assemblée expose les raisons bien connues de son exil : Andocide aurait ramené des vivres de Chypre pendant une période de famine en 415 av. J.-C. C’est un échec qui le force à quitter à nouveau Athènes en tant qu’exilé, après avoir déjà tenté vainement un retour. La date est disputée : le discours a pu être présenté en 411 après la chute des Quatre-Cents54. Andocide ne nie pas sa faute mais fait valoir pour sa réhabilitation son énergie patriotique depuis 415 : il aurait matériellement aidé Athènes à gagner une victoire navale55 et aurait permis d’éviter la famine en rapportant la Corne de Chypre56 et enfin fait valoir les services rendus par ses ancêtres à la cité57. Il fait avant tout démonstration de son repentir sans manquer de dire

52 53 54 55 56 57

Ibid., 3-4. Ibid., 4 Minor Attic Orators, op. cit., p. 454-459. Andocide, Sur son retour, 10-16. Ibid., 19-22. Ibid., 26.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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qu’il a été influencé58. Il intègre à son argumentation le fait qu’il a lui-même choisi de s’éloigner d’Athènes : « J’ai vu qu’il vous serait agréable de constater que j’ai adopté ce mode de vie et cet endroit de résidence qui me permettait de demeurer le plus loin possible de votre vue59 ». Andocide n’aurait pas été exilé selon les termes du décret d’Isotimidès qui rendait les conditions de vie à Athènes désagréables. Il aurait donc préféré quitté la cité pour son propre confort mais cherche, maladroitement, à le tourner à son avantage. La motivation de son retour serait donc la suivante : « après quelque temps, j’ai éprouvé, comme il normal, le désir de retrouver ma citoyenneté (πολιτείας) parmi vous et son mode de vie (διαίτης), que j’avais quitté pour m’installer ailleurs (ἐξ ἧς δευρὶ μετέστην)60 ». De la même façon, les lettres de Démosthène sont des plaidoyers directs et indirects. L’orateur se présente comme un fin observateur de la situation athénienne et ne se prive pas de faire des démonstrations d’intelligence visant à le faire réhabiliter, en plus de quelques allusions sur un hypothétique retour. Ainsi, seule une lettre s’intitule « Sur son retour61 » mais les autres, sous couvert de traiter d’autres sujets, sont ponctuées de rappel sur sa situation personnelle. Par exemple, le propos de la lettre III est interrompu par la remarque suivante : « si j’étais parmi vous, je vous instruirais de vive voix à ce sujet. Mais puisque je suis dans un endroit où je voudrais bien voir tous les auteurs des mensonges qui m’ont perdu, je vous envoie un message écrit62 ». Ou encore, dans une lettre « Sur les diffamations de Théramène », Démosthène précise : « Si je rentre (ἀφίκωμαι) un jour et que je m’en sors, je tâcherai de lui parler de ce qu’il dit sur moi et sur vous, et, bien qu’il ne connaisse pas du tout la honte, je crois que je lui ferai baisser le ton63 ». Les représentations tragiques de l’exil sont même convoquées, quand Démosthène déplore d’avoir comme salaire de ses peines « la vieillesse et l’exil (φυγήν) et de se montrer errant sur une terre étrangère (ἐπὶ ξένης περιιών) pour la honte commune de [ses] persécuteurs64 ». Les lettres d’Eschine, qui connaît le même sort, sont contestées car on y déplore un « sentimentalisme ridicule65 » de l’orateur exilé. Bien que l’orateur se dise heureux en exil66, une lettre adressée au peuple et au conseil est aussi une forme de plaidoyer indirect67. Il utilise pour cela les images pathétiques de sa femme et de ses enfants, contraints de vivre injustement 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67

Ibid., 6-7. Ibid., 10. Ibid., 10. Démosthène, Lettre II. Démosthène, Lettre III, 35. Démosthène, Lettre IV, 2. Démosthène, Lettre III, 38. Eschine, Discours, t. 2 : Contre Ctésiphon, Lettres, texte établi et traduit par V. MARTIN et G. de BUDÉ, Paris : Les Belles Lettres, 1928, p. 121. Eschine, lettre V. Eschine, lettre XI.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

comme des exilés et de partager son propre sort qui n’en est pas moins injuste, et qu’il impute même à Démosthène. V. LE RETOUR EN FORCE68 Les Historiens font état de la tradition du retour en force des exilés. C’est aussi ce que propose Aristote : À Héraclée aussi, la démocratie fut renversée, aussitôt après la fondation de la colonie, à cause des démagogues : brimés par eux, les notables étaient bannis (ἐξέπιπτον), mais ensuite les exilés (οἱ ἐκπίπτοντες) se regroupant (ἀθροισθέντες) et revenant (κατελθόντες) renversèrent le régime populaire. C’est encore d’une manière presque identique qu’à Mégare la démocratie fut renversée : les démagogues afin de pouvoir confisquer leurs biens expulsèrent (ἐξέβαλον) beaucoup de notables, jusqu’à ce qu’il y eût un grand nombre d’exilés (πολλοὺς ἐποίησαν τοὺς φεύγοντας) ; ceux-ci, revenant (κατιόντες) et combattant contre le peuple, installèrent l’oligarchie.69

Chez Xénophon, le meurtrier d’un certain Euphron, « rentré à Athènes (κατελθὼν εἰς τὴν πόλιν) », de force, se défend de son acte par l’argument suivant : « Rappelez-vous que vous avez décrété l’extradition des bannis (τοὺς φυγάδας ἀγωγίμους) entre tous les États alliés. Mais quand un exilé revient (κατέρχεται φυγάς) sans une décision générale des alliés, peut-on dire qu’il n’est pas juste de le mettre à mort ?70 ». Contrairement au rappel des exilés, le retour en force va contre toute forme de légalité. Le retour des exilés après l’oligarchie des Trente est, à ce titre, un véritable événement politique. Dans l’Aréopagitique, cela est mentionné comme un repère temporel : Lorsque les Trente se furent emparés du gouvernement, nos ennemis tenaient le nôtre, et à cette époque les Lacédémoniens étaient nos maîtres, et après que les exilés revenus (οἱ φεύγοντες κατελθόντες) ont osé combattre pour la liberté, et que Conon a remporté une victoire navale, les ambassadeurs de Sparte vinrent offrir à Athènes le commandement sur la mer.71

Quand ce retour est évoqué dans les discours des orateurs, c’est toujours pour rappeler la grande valeur de ces exilés, maintenant membres de l’auditoire des discours en question. Les exemples sont nombreux. Ainsi, 68 69 70 71

J. SEIBERT traite ce thème : J. SEIBERT, op. cit., p. 403-404. Aristote, La Politique, V, 5, 3-4 (1304b). Xénophon, Les Helléniques, VII, 3, 11. Isocrate, Aréopagitique, 65.

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chez Lysias, « ces citoyens, qui n’ont pas été arrêtés (οὐ συλληφθέντες) et n’ont pas attendu leur jugement (οὐδὲ ὑπομείναντες τὴν κρίσιν), rentrés de Phylé, sont considérés par vous comme de bons citoyens 72». Chez Isocrate, les exilés, après être rentrés dans leur patrie les armes à la main (μεθ᾽ὅπλων κατιόντες), ont tué les principaux auteurs des maux de leur pays, et se sont montrés, à l’égard des autres, modérés et généreux au point de ne pas traiter moins bien ceux qui avaient chassé leurs concitoyens (τοὺς ἐκβαλόντας) que ceux qui étaient revenus d’exil (τῶν κατελθόντων).73

Chez Andocide, vos pères, alors que de grands malheurs étaient arrivés à la cité, que les tyrans possédaient la ville, que le peuple était en exil, ayant vaincu au combat (νικήσαντες μαχόμενοι) les tyrans près du Pallénion, sous le commandement de Léogoras [...], rentrant dans leur patrie (κατελθόντες εἰς τὴν πατρίδα), mirent les uns à mort, exilèrent les autres.74

On cherche ainsi avant tout à montrer que ce sont précisément ces exilés qui ont mis fin à la tyrannie des Trente : « rentrés dans la ville (εἰς τὸ ἄστυ ἐλθόντες), ils chassèrent les Trente, excepté Phidon et Eratosthène, et choisirent pour chefs leurs plus grands ennemis, pensant avec raison qu’ils haïraient les Trente et aimeraient les gens du Pirée75 ». On dénonce pourtant avec précision les opportunistes qui prétextent faire partie des exilés de retour. Dans Contre Alcibiade 1, Lysias fait la distinction entre ces deux sortes d’hommes, à propos d’Alcibiade : Il est clair pour tout le monde, je pense, que les premiers cherchaient à rentrer (κατιέναι) pour livrer aux Spartiates l’empire de la mer et devenir eux-mêmes vos maîtres, au lieu que le peuple, revenu d’exil (κατελθόν), a chassé les ennemis et a même affranchi des citoyens qui acceptaient l’esclavage.76

C’est encore le cas d’Andocide qui « revint par bateau (κατέπλευσεν) à Athènes sous les Quatre-Cents. Les dieux l’aveuglèrent jusqu’à lui faire désirer de revenir (ἀφικέσθαι) chez ceux mêmes qu’il avait offensés77 ». Lysias s’attarde autant sur son manque d’intégrité que sur la transgression des lois que son retour à Athènes implique : 72 73 74 75 76 77

Lysias, Contre Agoratos, 63. Ibid., 67. Andocide, Sur les Mystères, 106. Lysias, Contre Érathosthène, un des tyrans, 54. Lysias, Contre Alcibiade 1, 34. Lysias, Contre Andocide, 27.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Transgressant la loi (παρελθὼν τὸν νόμον), que vous aviez établie, qui l’excluait des sanctuaires comme souillé d’un sacrilège (ὡς ἀλιτήριον ὄντα), violant toutes les défenses, il s’est introduit dans notre ville (εἰσελήλυθεν ἡμῶν εἰς τὴν πόλιν), il a sacrifié sur les autels qui lui étaient interdits, il s’est présenté aux cérémonies qu’il avait profanées, il a pénétré dans l’Éleusinion, il s’est lavé les mains avec l’eau sacrée.78

Callixénos enfin, qui s’est échappé avant son procès, profite du retour des exilés du Pirée pour rentrer également à Athènes, mais « haï par tous, il mourut de faim 79», sans compter Philon qui « ne voulut revenir (ἐλθεῖν) que quand tout fut terminé, plutôt que de rentrer avec eux (συγκατελθεῖν) pour les seconder dans ce qui pouvait être utile à la République80 ». Enfin, on échoue parfois à rentrer chez soi, comme c’est le cas des Alcméonides : Leur retour n’avait pas marché (οὐ προεχώρεε κάτοδος), pour eux-mêmes et d’autres exilés grecs essayant de revenir de force (κατὰ τὸ ἰσχυρὸν), mais ils avaient subi un grave échec en essayant de rentrer (κατιέναι) et de délivrer Athènes.81

Ce n’est souvent que partie remise pour ces habitués de l’exil qui trouvent d’autres façons de rentrer, comme par exemple en entreprenant la rénovation du temple de la Pythie à Delphes, à toutes fins utiles de manipulation des uns et des autres. VI. LA MISE EN SCÈNE DU RETOUR À l’image des Alcméonides, les personnages de l’histoire les plus controversés qui reviennent d’exil sont souvent l’objet d’une mise en scène exceptionnelle. Visant toujours à berner l’opinion publique souvent lasse de leurs déboires politiques, elle montre que le retour d’exil des personnages historiques, dans la démocratie athénienne, n’est qu’une formalité « administrative ». Afin de satisfaire la foule, on prend cependant soin d’imiter un rituel religieux. Ainsi Pisistrate est ramené à Athènes lors d’une fête en l’honneur d’Athéna.

78 79 80 81

Lysias, Contre Andocide, 52. Xénophon, Les Helléniques, I, 7, 34. Lysias, Contre Philon, 9. Hérodote, V, 62.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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Dans le dème de Phéanie82 vivait une femme du nom de Phyé, haute de quatre coudées moins trois doigts, et très belle. [Mégaclès et Pisistrate] la revêtirent d’une armure complète, la juchèrent sur un char, lui firent prendre l’attitude qui lui donnait l’air le plus majestueux et la conduisirent dans la ville précédée de hérauts qui, en arrivant en ville, proclamèrent selon les ordres qu’ils avaient reçus : « Athéniens, accueillez (δέκεσθε) avec un bon esprit Pisistrate qu’Athéna elle-même honorant le plus parmi les hommes accompagne sur sa propre acropole ». Ils proclamèrent cela par toute la ville. Aussitôt, le bruit se répandit dans les villages qu’Athéna ramenait (κατάγει) Pisistrate et les habitants d’Athènes qui croyaient que la femme était la déesse elle-même se prosternèrent devant la femme mortelle et accueillirent (ἐδέκοντο) Pisistrate.83

Le jugement d’Hérodote est sévère : ils « fabriquèrent pour son retour le procédé le plus bête (μηχανῶνται δὴ ἐπὶ τῇ κατόδῳ πρῆγμα εὐηθέστατον)84 ». De nombreuses et récentes études de ce passage ont cherché à interpréter cette mise en scène : W. R. Connor propose d’y voir un rituel civique qui n’est pas destiné à duper le peuple athénien mais plutôt une mise en scène dramatique dans laquelle les Athéniens expriment leur consentement au retour de Pisistrate85. Il s’agirait alors d’un plébiscite qui lui permettrait de reprendre le pouvoir sans controverse. Dans cette optique, le consentement du peuple n’était pas nécessaire au retour de Pisistrate, mais son retour d’exil une occasion pour l’expression collective de sa popularité sous l’égide d’Athéna et sous la propre égide de Pisistrate86. De plus, plusieurs détails, déjà chez Hérodote, suggèrent que Pisistrate et Mégaclès conduisaient le chariot et escortèrent eux-mêmes Athéna jusqu’à Athènes. Aristote explicite cela en écrivant que Pisistrate conduisait le chariot pendant qu’Athéna était une « passagère (παραβάτης)87 ». Pisistrate opère, chez les deux auteurs, un renversement de situation : « Le renversement est éloquent, peut-être même programmatique. Pisistrate ne s’empare pas de la royauté mais la sert comme un serviteur ou un auxiliaire d’Athéna88 ». 82

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87 88

La provenance de Phyé de ce dème conforte l’idée que Pisistrate était en séjour dans une résidence à Brauron, après son premier exil en 560 par Mégaclès et Lycurgue.Le trajet supposé, de Brauron à Athènes, suggère par ailleurs une imitation de la route suivie par la procession Panathénaïque jusqu’à l’Acropole, qui passe par la porte du Dipylon, ce que conforte évidemment la présence d’Athéna dans le char (S. FORSDYKE, op. cit., p. 115). Hérodote, I, 60. Hérodote, I, 60. W. R. CONNOR, « Tribes, Festivals and Processions : Civic Ceremonial and Political Manipulation in Ancient Greece », JHS 107, 1987, p. 40-50. R. SINOS et J. BLOK interprètent cette procession comme un triomphe militaire : R. SINOS, « Divine Selection : Epiphany and Politics in Archaic Greece » in C. DOUGHERTY and L. KURKE, éd., Cultural Poetics in Archaic Greece : Cult, Performance, Politics, Oxford, 1998, p. 73-91 ; J. BLOK, op. cit., p. 17-48. Aristote, Constitution d’Athènes, XIV, 4. W. R. CONNOR, op. cit., p. 45-46 : « The reversal is eloquent, perhaps even programmatic. Pisistratus is not seizing the kingship but serving as the subordinate and

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Pleistoanax également est l’objet d’une mise en scène religieuse, car il était critiqué par ses ennemis au sujet de son retour (διαβαλλόμενος περὶ τῆς καθόδου), et était toujours cité comme prétexte dans la pensée des Lacédémoniens, chaque fois que la cité subissait quelqu’échec, en affirmant que cela arrivait à cause de son retour illégal (διὰ τὴν ἐκείνου κάθοδον παρανομηθεῖσαν). Ils accusaient le roi d’avoir suborné, avec l’aide de son frère Aristoclès, la prêtresse de Delphes pour qu’elle répétât à tous les émissaires officiels envoyés par Sparte que les Lacédémoniens devaient faire revenir chez eux le descendant du demi- dieu, fils de Zeus, qui se trouvait en territoire étranger ; s’ils ne le faisaient pas, ils en viendraient un jour à labourer la terre avec un soc d’argent. Voilà comment, à en croire ses accusateurs, Pléistoanax avait finalement réussi, dix-huit ans après son départ pour l’exil, depuis Lycaion, à se faire rappeler par ses concitoyens. Les Lacédémoniens avaient célébré son retour par des danses et des sacrifices semblables à ceux qui avaient marqué l’établissement des rois au moment de la fondation de Sparte.89

VII. LE RETOUR DU TYRAN C’est souvent le propre du tyran ou d’une fonction assimilée de revenir souvent, et d’être chassé tout autant, pendant la période archaïque. Pendant la démocratie athénienne, les ostracisés sont très souvent rappelés avant le terme de leur peine, ce qui leur permet de réintégrer sans peine de hautes fonctions à Athènes. On a pu voir que le statut des ostracisés, sans être semblable à celui du tyran, présente néanmoins des similitudes avec lui, avec notamment le fait d’appartenir, par sa richesse et son influence, à la sphère la plus élevée de la société. Ce sont eux qui sont paradoxalement chassés avec une haine égale à l’espoir qui motive leur rappel. À ce titre, comment ne pas voir dans Thémistocle ou Alcibiade des tyrans de la démocratie, dans le sens où ils sont soumis eux aussi à des allers-retours innombrables ? De manière plus théorique, le retour du tyran est examiné par Platon dans la République, où Socrate compare le tyran de la cité à un loup90 : – N’est-ce pas, donc, de la même manière que celui qui est à la tête du peuple, ayant sous son emprise une foule entièrement subjuguée, ne

89 90

helper of Athena ». G. ANDERSON développe ce point dans une direction différente : Pisistrate escorte Athéna jusqu’à son temple de l’Acropole, après que celui-ci a été reconstruit, remplaçant un temple du VIIe siècle. Le but serait pour Mégaclès et Pisistrate de se réclamer du culte d’Athéna, en opposition avec la famille de Lycurgue. G. ANDERSON The Athenian Experiment : Building an Imagined Political Community in Ancient Attica, 508-490 BC, Ann Arbor, 2003. Thucydide, V, 16. Vieille comparaison que l’on trouve déjà chez Alcée, où le tyran « mange, dévore » sa cité.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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s’abstient plus de s’abreuver du sang de sa tribu, mais, au contraire, il se souille en la conduisant, sous de faux prétextes, devant les tribunaux, que les gens aiment particulièrement, pour lui ôter la vie, en goûtant d’une langue et d’une bouche impie le sang de ses propres parents qu’il exile (ἀνδρηλατῇ) et qu’il tue. Il laisse pourtant entrevoir une remise de dettes et un partage de terre (χρεῶν τε ἀποκοπὰς καὶ γῆς ἀναδασμόν)91. Alors, de cette façon, la nécessité, après cela, condamne-t-elle l’homme ou à périr sous la main des ennemis ou à gouverner en tyran, passant d’homme à loup ? – C’est inévitable, dit-il. – C’est lui, dès lors, repris-je, qui introduira la dissension civile contre ceux qui détiennent la richesse. – C’est lui. – Or si, après avoir été chassé (ἐκπεσών), il revient (κατελθών) en faisant violence à ses ennemis, ne rentre-t-il pas comme un tyran accompli ? – C’est clair. – Mais s’ils sont incapables de le chasser (ἐκβάλλειν) ou de le mettre à mort, en montant la cité contre lui, ils comploteront pour le faire mourir en secret d’une mort violente.92

Encore une fois, Platon fait le portrait d’une cité injuste dont le tyran représente le paroxysme93. Le principe de la condamnation est le même que dans la démocratie : faux prétextes, condamnation, dépouillement des biens. De même que précédemment, l’exil et la mort sont envisagés ensemble : le verbe qui désigne l’exil n’est pas fréquent, composé d’un préfixe ἀνδρη-, il insiste sur la portée « distributive » du verbe94 et donne à l’exil une dimension d’autant plus tragique qu’à l’« homme » exilé s’oppose le tyran « loup ». Il est ensuite question de chasser le tyran (« ἐκπεσών ») et, s’il revient, de le chasser à nouveau ou de le mettre à mort (« ἐκβάλλειν [...] ἢ ἀποκτεῖναι »). Cette coordination des deux possibilités existe dans un contexte judiciaire, car en cas d’échec, une solution, en secret, est envisagée : celle de la mort violente. Le choix de la mort entend donc une mort moins violente, comme la prise de la ciguë.

91 92 93 94

C’est ici une allusion aux réformes de Solon. Platon, La République, VIII, 565e- 566b Voir M. MEULDER, « Est-il possible d’identifier le tyran décrit par Platon dans la République? », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 67, fasc. 1, 1989, p. 30-52. Il chasse « chaque homme un par un ».

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

VIII. RÉHABILITATION ET RESTITUTION DES BIENS Au retour des exilés succède parfois l’évocation de la restitution des biens qui leur avait été confisqués et de leur réhabilitation dans la cité. Cela est assez inégal et, ainsi que le souligne R. Lonis à propos de ce problème, « la plupart des érudits se sont surtout attachés à étudier tel ou tel cas particulier ou tel groupe de cas relevant d’une période déterminée, celle d’Alexandre notamment95 », bien que « des renseignements plus circonstanciés sur un certain nombre de cas suffisent à nous donner l’idée de la variété des expédients auxquels on avait recours96 ». Effectivement, R. Lonis dégage quatre modes principaux de restitution, à partir de sources historiques de l’époque classique : 1.La restitution intégrale aux exilés des biens mêmes qui leur avaient été confisqués, mais avec une indemnité versée par la cité aux acquéreurs. 2.La restitution aux exilés de biens équivalents à la totalité de ceux qui leur avaient été confisqués, et cela aux frais de l’État. 3.La restitution partielle des biens, mais avec une compensation donnée aux exilés par la cité, pour la partie qui ne leur était pas rendue. 4.La redistribution générale des terres et l’affectation aux exilés de lots de terres97, en même temps qu’à d’autres nouveaux venus.98 Les trois premiers modes sont souvent « l’effet d’une amnistie ou d’une réconciliation générale99 », tandis que le quatrième « accompagne d’ordinaire le retour massif d’exilés faisant suite à des déportations ou des persécutions de grande ampleur qui nécessitent en quelque sorte une nouvelle fondation de la ville100 ». Enfin,

95

96 97 98 99 100

R. LONIS, « La réintégration des exilés politiques en Grèce : le problème des biens », Hellenika Symmikta, 1991, p. 91. Voir aussi F. RUZÉ, « La cité, les particuliers et les terres : installations ou retours de citoyens en Grèce archaïque », Ktèma 1998, 23, p.181189. Ibid. : R. LONIS cite A. PLASSART, « Réglement tégéate concernant le retour des bannis à Tégée en 324 av. J.-C. », BCH 38, 1914, p. 121. C’est principalement le cas de la Sicile : R. LONIS, « La réintégration des exilés politiques en Grèce : le problème des biens », p. 103-105. Ibid., p. 109. Ibid. Ibid.

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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dans la plupart des cas, des garde-fous sont nécessaires pour éviter que de nouveaux troubles ne naissent d’une situation mal assainie : commission mixte, recours aux tribunaux, serment de ne pas troubler le nouvel ordre social, et surtout engagement de ne pas garder le souvenir des torts causés et subis (μὴ μνησικακεῖν).101

Les problèmes matériels sont parfois nombreux : absence de surveillance des biens confisqués, inventaire difficile à faire ou encore obstacles juridiques102, mais la législation est claire et exhaustive à ce sujet, comme l’est par exemple le décret de Tégée sur le retour des bannis en 324 av. J.-C. qui prescrit un mode de restitution très précis103. Ainsi, les démocrates athéniens auraient bénéficié d’une restitution presque complète de leur biens à leur retour en 403 av. J.-C., comme en atteste le discours de Lysias, Contre Hyppothersès : un accord est conclu entre les deux parti puisque « au terme des conventions, les biens vendus resteraient la propriété de ceux qui les avaient achetés et les biens invendus seraient restitués aux exilés de retour104 ». Les ventes publiques ne pouvaient donc pas être annulées. Les exilés de Mytilène en rentrant dans leur cité, en 350, comme en témoigne Isocrate, auraient, eux, retrouvé leurs biens en intégralité : il vante ainsi les mérites d’un gouvernement qui a « rendu à ceux qui rentraient dans leur pays leurs biens (τοῖς κατιοῦσιν ἀποδίδοτε τὴν οὐσίαν)105 ». Dans la tragédie aussi, un retour à la normale est possible, avec Oreste par exemple, qui retrouve son rang royal, et la même possibilité est offerte chez Hérodote par Périandre à son fils, mais il la refuse. Le cas du fils d’Alcibiade, qui se plaint, dans le Sur l’Attelage, de ne pas avoir bénéficié de cette mesure106 pourrait illustrer le fait que « les acheteurs des biens confisqués étaient souvent des ennemis jurés des exilés107 ». Cela n’a donc rien d’étonnant quand on sait combien Alcibiade pouvait être jalousé. Son exemple est même caractéristique des cas de réclamations qui devaient être fréquents108. De même, une injustice de traitement est aussi mentionnée chez Xénophon : le ville de Phlionthe

101 102 103 104 105 106 107 108

Ibid. R. LONIS, op. cit., p. 95-96. Cette inscription a été beaucoup commentée : A. PLASSART, art. cit. ; E. BALOGH, op. cit., p. 67-75 ; R. LONIS, art. cit., p. 98-103 ; P. BRUN, op. cit., p. 261. Lysias, Contre Hippothersès, fr. 2, 37-41. Isocrate, Lettre VIII, 3. Isocrate, Sur l’Attelage, 46 : il évoque « la terre que le peuple nous avait rendue à la place des biens confisqués » faisant ainsi référence à une compensation antérieure. R. LONIS, op. cit., p. 95. Pour des exemples de réclamations et le détail de ces procès : R. LONIS, op. cit., p. 105109.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin refusait hardiment (θρασέως) de faire justice aux exilés qui étaient rentrés (τοῖς κατεληλυθόσιν). Les exilés en effet demandaient que les litiges soient tranchés dans un tribunal neutre (ἐν ἴσῳ δικαστηρίῳ), et on les contraignait à se faire juger dans la ville même, alors qu’ils disaient « Quelle justice y at-il, quand ce sont les auteurs mêmes de l’injustice qui sont juges ? », on ne les écoutait pas.109

Un grand nombre d’habitants de la ville se dit scandalisé par ce traitement injuste, tandis que les exilés spoliés vont à Sparte pour porter plainte contre leur propre ville et finalement y demeurer, non sans avoir attisé les flammes du conflit péloponnésien. Enfin, un changement de statut est possible lors d’un retour qui s’accompagne de restitution des biens ou de compensations. Platon y fait une référence, dans les Lois, lors du retour des exilés après la guerre de Troie : Au cours du siège de Troie qui dura dix ans, les communautés d’où venaient les divers assiégeants connurent de nombreux événements funestes dûs aux séditions des jeunes, qui, n’ont pas accueilli comme il convenait ni avec justice les combattants revenant dans leur cité et sur leur domaine, mais de sorte qu’il y eut un grand nombre de meurtres, de massacres et d’exils (φυγάς). Ceux qui furent bannis (ἐκπεσόντες) revinrent (κατῆλθον) plus tard après avoir changé leur nom d’Achéens en Doriens parce que c’est Dorieus qui avait rallié les exilés d’alors.110

Cette étonnante évocation trouve davantage son explication dans la volonté d’écrire une étiologie du passage d’Achéens à Doriens plutôt qu’un témoignage historique solide. Le regard de Platon est ainsi porté sur ce passé à la lumière de son présent. Simple changement de nom pour les uns, mais « promotion sociale » pour les autres : Aristote précise que certains exilés revenus à Mégare sont hissés au rang des magistrats111 aux côtés des citoyens à part entière ou des individus non citoyens de Mégare sélectionnés selon le cens, la naissance, la valeur. Le retour des exilés est une composante non négligeable de l’histoire grecque. On rappelle d’abord souvent, et même de bon cœur, ceux qu’on a chassés, à commencer par les tyrans. Une mise en scène est alors inévitable pour réhabiliter aux yeux de la collectivité ces idoles qu’on brûlait peu de temps avant. Le processus paraît même bien éculé aux yeux des historiens. Afin de faire naître dans la pensée collective le sentiment d’une nouvelle 109 110 111

Xénophon, Les Helléniques, V, 3, 10. Platon, Lois, III, 682d-e. Aristote, Politique, IV, 15, 15 (1300a) : « on les prenait parmi les exilés revenus ensemble (ἐκ τῶν συγκατελθόντων) et ayant combattu ensemble contre le peuple (συμμαχεσαμένων πρὸς τὸν δῆμον) ».

Chapitre 12 : Le retour des exilés

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identité, on voit également apparaître la mise en scène d’un retour en masse des exilés, après les régimes oligarchique. Cette idée, devenue lieu commun chez les orateurs, s’inscrit dans la lignée de l’idéal du bon dirigeant qui, à l’instar de Solon, ramène les exilés dans une cité qui les réunit. Rappeler le retour des exilés, c’est donc insister sur une identité commune, celle du partage de la démocratie et rentrer d’exil ne peut se faire que dans la démocratie. Néanmoins, les problèmes aussi concrets que la reconnaissance législative ou la restitution des biens sont là pour rappeler que la démocratie n’est pas infaillible.

CHAPITRE 13 L’EXIL ÉTERNEL

Certaines familles, comme les Alcméonides ou les Labdacides, sont touchés par un exil qui prend la forme de malédiction et se transmet de génération en génération. Loin de se limiter à un seul individu pour une durée limitée, cette sanction passe les frontières de la mort et applique une justice qui n’est plus celle des hommes. L’exil à perpétuité existe bien dans la législation grecque mais est encore plus représenté dans l’imaginaire grec. Et pour cause : ce qui consiste – en pratique – à déterrer les cadavres pour exiler les morts trouve nécessairement son pendant dans l’idée d’être – en poétique – exilé dans le monde des morts par excellence, les Enfers. I. L’EXIL À PERPÉTUITÉ Le terme d’« exil éternel » est un mot composé de la langue grecque, « ἀειφυγία », « l’exil pour toujours », que l’on trouve chez Démosthène1, Platon2 et Aristote3. Ce terme n’est employé que dans des textes législatifs ou dans des passages qui parlent de sanctions judiciaires, et jamais chez les poètes ou les Tragiques, mais il est relayé par des expressions semblables chez Platon et Lycurgue. C’est donc un concept sérieux – celui d’exil « à perpétuité » – employé une fois seulement dans une métaphore, chez Lycurgue. L’exil perpétuel est avant tout une peine souvent accompagnée de confiscation des biens, qui aurait deux causes principales, selon Louis Gernet : « soit qu’il signifie que le condamné se dérobe à l’exécution capitale, soit que le bannissement soit prévu et appliqué comme une forme adoucie de la mise hors la loi4 ». Quoi qu’il en soit, cette peine est sensée inspirer le frisson et marquer à la fois une exclusion civique mais aussi religieuse, puisque l’exil dure par-delà la mort. Dans les Lois de Platon, le concept d’exil éternel est particulièrement développé. L’exil est, de manière générale, considéré par Platon comme une situation de rémission indispensable à la vie en société. L’exil éternel est la 1 2 3 4

Démosthène, Contre Midias, 43. Platon, Lois, IX, 871d, 881d. Aristote, Constitution d’Athènes, I, 1. L. GERNET, op. cit., p. 28.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

punition attribuée aux citoyens incurables. Ainsi, quand des juges auront estimé si l’exilé peut rentrer ou non, une fois le temps de son exil terminé, ce dernier ne revient pas vraiment « vierge » de son exil, car si « cédant à la colère, il commet le même crime, il sera exilé sans pourvoir revenir (φυγὼν μηκέτι κατέλθῃ), et, s’il revient, il sera traité comme quand un étranger arrive (κατὰ τὴν τοῦ ξένου ἄφιξιν)5 ». De même, pour un meurtrier qui fuit avant son procès : « S’il fuit (φυγών) et ne veut pas affronter son procès, il sera exilé à perpétuité (φευγέτω ἀειφυγίαν)6 ». L’exil à perpétuité est également prôné pour les violences faites par les enfants sur les parents : Si quelqu’un est condamné pour avoir maltraité ses père et mère, qu’il soit tout d’abord exilé à perpétuité (φευγέτω ἀειφυγίαν) de la ville (ἐξ ἄστεος) vers le reste du pays (εἰς τὴν ἄλλην χώραν), et qu’il soit exclu de toutes les cérémonies sacrées. […] S’il rentre dans la ville, qu’il soit puni de mort.7

Platon ne fait étonnamment pas preuve de la même cruauté pour tous les « exilés à perpétuité » de retour : s’il s’agit d’un meurtrier récidiviste, on le traitera comme un étranger, mais s’il s’agit d’un homme qui avait maltraité ses parents, il sera mis à mort. Pourtant, des lois réelles concernant l’exil à perpétuité existent. On trouve dans le Contre Midias de Démosthène un rappel des lois, réelles, celles-ci, qui atteste bien de l’existence d’une telle sanction : « Les lois concernant le meurtre condamnent à la mort, à un exil perpétuel (ἀειφυγίᾳ), ou à la confiscation de tous les biens, ceux qui ont tué avec préméditation8 ». De même, dans la Constitution d’Athènes d’Aristote, l’exil à perpétuité est utilisé pour la famille des Alcméonides : Trois cents juges choisis parmi les familles nobles rendirent le jugement après serment prêté sur les chairs des victimes. La souillure fut reconnue. Les coupables furent arrachés de leurs tombeaux (ἐκ τῶν τάφων ἐξεβλήθησαν), et leur famille condamnée à l’exil perpétuel (ἔφυγεν ἀειφυγίαν).9

Cas unique : une famille entière – ce qui est assez flou et permet, comme on l’a vu, de reprocher de manière assez large à des personnages influents une filiation certaine à cette grande famille – est touchée par cette condamnation.

5 6 7 8 9

Platon, Lois, IX, 868a. Ibid., IX, 871d. Ibid., IX, 881d. Démosthène, Contre Midias, 43. Aristote, Constitution d’Athènes, I, 1.

Chapitre 13 : L’exil éternel

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Chez Lycurgue, enfin, c’est une métaphore employée à propos de Léocrate qui « se condamne lui-même à l’exil éternel (αὑτοῦ κατεγνώκει ἀίδιον φυγήν)10 » et prend ses disposions pour se débarrasser à bon compte de ses biens. II. EXILER LES MORTS La famille des Alcméonides, particulièrement touchée à de nombreuses reprises par l’exil en serait venue, selon Isocrate, à ouvrir ses tombeaux11, préférant subir l’exil plutôt que la tyrannie et emmener ses morts. Il arrive même, au Ve siècle encore, qu’on fasse des procès aux cadavres12. Dans les cas précédents – à part celui des Alcméonides – même si l’exil est à perpétuité, il n’est pas question de veiller à ce que la dépouille de l’exilé soit elle aussi soumise à la loi, même si cela va de soi, car il est interdit à l’exilé de revenir. Platon envisage ce cas de figure dans ses Lois : Si par ailleurs, il arrive qu’un citoyen soit reconnu coupable contre les dieux, contre ses parents ou contre la cité d’un tel crime qui constitue une injustice importante et innommable, le juge le regardera dès lors comme incurable (ἀνίατον), en se faisant cette réflexion que la qualité de l’éducation dans laquelle il a été élevé depuis l’enfance ne l’a pas détourné des plus grands forfaits. La peine sera donc pour celui-là la mort, qui sera pour lui le moindre des maux (ἐλάχιστον τῶν κακῶν) et qui servira d’exemple pour les autres : il disparaîtra sans gloire (ἀκλεής) au-delà des limites du territoire (ὑπὲρ τοὺς τῆς χώρας ὅρους).13

Bien pire, Platon recommande, pour un homme coupable du meurtre d’un des siens, de le tuer et de le jeter tout nu dans un carrefour désigné hors de la ville. Tous les magistrats, au nom de tout l’État, portant chacun une pierre, la jetteront sur la tête du cadavre et purifieront ainsi toute la cité, après quoi, on le portera aux frontières du pays et on le jettera dehors sans sépulture, conformément à la loi.14

L’abandon du corps sans sépulture fait songer à une forme d’exil dans la mort.

10 11 12 13 14

Lycurgue, Contre Léocrate, 22. Isocrate, Sur l’attelage, 26. L. GERNET, op. cit., p. 16. Platon, Lois, IX, 855a. Ibid., 873b – c. Cette loi est rappelée en X, 909c.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Chez Thucydide, des événements montrent que cette pratique était réelle : ainsi Thémistocle n’a pas eu le droit d’être enseveli, car « il était interdit à un homme banni pour trahison (ἐπὶ προδοσίᾳ φεύγοντος) d’être enseveli15 » ; c’est aussi le cas d’Athéniens qui se sont rendus coupables du meurtre de suppliants installés dans l’Acropole : il furent eux et leurs descendants, déclarés sacrilèges (ἐναγεῖς) et criminels envers la déesse (ἀλιτήριοι τῆς θεοῦ).[...] Les vivants furent chassés (τούς τε ζῶντας ἐλαύνοντες) et les ossements des morts jetés hors du pays (τῶν τεθνεώτων τὰ ὀστᾶ ἀνελόντες ἐξέβαλον). Cependant, les exilés purent par la suite rentrer à Athènes, où leurs descendants vivent encore.16

La tragédie comporte également ce fait : Polynice, chassé de Thèbes, ne devra jamais y être enterré, dans les Phéniciennes17. III. L’HÉRITAGE DE L’EXIL Parfois, il n’est pas besoin de lois pour que la honte de l’exil perdure malgré la mort de l’exilé. Elle se transmet comme une malédiction ou contamine, pour garder l’image médicale de la souillure, les descendants de l’exilé. Cette croyance ancienne est particulièrement persistante, sans doute car la malédiction en soi « sanctionne à l’occasion les lois, elle supplée la loi-même18 ». Comme le rappelle Louis Gernet, ce n’est pas « l’intention qui fait le crime19 » : même si les Alcméonides, aussi bien vivants que morts sont bannis, leurs descendants demeurent suspects ; les tyrans sont chassés mais leur famille hérite de la proscription. Ainsi, « les formules traditionnelles de l’atimie et de la malédiction visent toujours, avec le coupable, sa maison et sa descendance20 ». C’est notamment le prétexte allégué par le fils d’Alcibiade dans le discours Sur l’attelage d’Isocrate : on ne cesse de lui reprocher l’exil de son père et on le persécute pour ce motif. C’est une réputation lourde à porter que l’on perçoit dans cette anecdote relayée par Xénophon dans les Helléniques : Agésilas conclut en Asie Mineure un accord avec le roi Spithridatès, par l’intermédiaire d’Otys. Pour remercier l’intermédiaire, Agésilas pose la question suivante au roi : « – Ne donnerais-tu pas ta fille à Otys ? – Bien plus, répondit-il que s’il devait prendre celle d’un exilé 15 16 17 18 19 20

Thucydide, I, 138. Thucydide, I, 126-127. Euripide, Les Phéniciennes, v. 774-775. L. GERNET, op. cit., p. 11. Ibid. Ibid.

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(φυγάδος ἀνδρὸς), lui qui commande un très grand pays et une très grande armée !21 ». IV. REFUSER DE RENTRER D’EXIL Un cas traité par Hérodote concerne l’épisode, très développé par l’auteur, du fils de Périandre. Ce passage dont les interprétations symboliques sont nombreuses, car il est peu courant, et même extrêmement rare, de ne pas vouloir, comme ce fils de tyran, rentrer d’exil. Le fils de Périandre refuse d’adresser la parole à son père qui a tué sa propre femme, la mère de son fils, et se condamne lui-même à ne pas rentrer d’exil : Finalement, par colère, Périandre le chassa de sa maison (ἐξελαύνει ἐκ τῶν οἰκίων) [...]. Là où son fils qu’il avait chassé (ὁ ἐξελασθεὶς ὑπ᾽ αὐτοῦ) résidait, il ordonna de faire porter un message disant qu’il ne fallait pas le recevoir. Chaque fois que chassé (ὁ δὲ ὅκως ἀπελαυνόμενος), il allait dans une autre maison, il était chassé aussi de celle-ci (ἀπηλαύνετ᾽ ἂν καὶ ἀπὸ ταύτης), car Périandre menaçait ceux qui le recevaient et leur ordonnait de le mettre dehors (ἐξέργειν): chassé de partout, il allait d’un ami à l’autre (ἀπελαυνόμενος δ᾽ ἂν ἤιε ἐπ᾽ ἑτέρην τῶν ἑταίρων) ; et ses amis accueillaient malgré leurs craintes le fils de Périandre22. [...] Enfin Périandre fit proclamer que toute personne coupable de l’avoir accueilli ou de lui avoir parlé aurait à verser au temple d’Apollon une amende dont il fixait le montant23. [...] Le quatrième jour, Périandre le vit en si triste état, faute de bains et de nourriture, qu’il en eût pitié ; oubliant son courroux, il s’approcha du jeune homme : « Et bien, mon fils, lui dit-il, qu’est-ce qui vaut le mieux ? Ta situation actuelle, que tu as bien voulue, ou le pouvoir suprême et la fortune dont je jouis, et qui sont à toi si tu acceptes d’obéir à ton père ? Tu es mon fils, tu es prince de la riche Corinthe, et tu as choisi de vivre en vagabond (ἀλήτην), par ta révolte et ta colère tournées contre celui qui devait le moins en être victime. Si un malheur survenu chez nous t’a donné quelques soupçons à mon égard, c’est moi qu’il a frappé, c’est moi qui en supporte la plus lourde part, d’autant plus lourde que j’en suis moimême l’auteur. Mais toi, tu as pu voir qu’il vaut mieux faire envie que pitié et ce qu’il en coûte de s’emporter contre ses parents et contre plus puissant que soi. Rentre à la maison maintenant ! ». Périandre allait à la rencontre de son fils par ses paroles, mais le jeune homme ne répondit rien à son père, mais il lui dit qu’il devait au dieu l’amende fixée pour lui avoir adressé la parole. Périandre comprit que le mal était sans remède et que son fils ne céderait jamais : il fit amarrer un navire pour l’emmener loin de ses yeux, à Corcyre qu’il gouvernait aussi.24 21 22 23 24

Xénophon, Les Helléniques, IV, 1, 4. Hérodote, III, 50-51. Ibid., III, 52. Ibid., III, 52.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

De même, Eschine, dans une de sa plus courte lettre d’exil, écrit au Conseil et au peuple pour leur dire qu’il ne va pas leur demander de le rappeler et qu’il préfère être en exil. Cette étonnante démarche n’est cependant pas la même que chez Hérodote et cache vraisemblablement la demande inverse : Je ne suis pas assez sot pour croire qu’Eschine, fils d’Atrométos, exilé (φεύγοντα), doive s’indigner contre une cité d’où a été banni Thémistocle, le libérateur de la Grèce et dans laquelle Miltiade, âgé, est mort en prison parce qu’il devait une petite somme à l’État, s’il subit une des peines habituelles des Athéniens. Au contraire, je regarderai à bon droit comme une gloire (λαμπρόν) pour moi d’avoir partagé l’impopularité qu’ont connue ces grands hommes auprès des générations suivantes et d’avoir été digne de subir le même sort qu’eux.25

En prenant Thémistocle et Miltiade comme argument d’autorité, Eschine se hisserait auprès de ces hommes au rang des martyrs de la démocratie. V. L’EXIL OU LA MORT ? La grande majorité des hommes confrontés à ce choix, choisirait sans hésiter l’exil. C’est d’ailleurs ce que font ceux qui s’exilent pour fuir une vengeance où ceux qui fuient avant ou après leur procès. Mais certains, à l’image de Socrate, pour des raisons qui ne sont pas toujours précisées préfèrent mourir. Indiquer son inclination pour la mort fait partie, chez Homère et les Tragiques, des lamentations traditionnelles propres aux exilés, mais elle n’est jamais suivie d’un passage à l’acte, ou alors, comme pour Hippolyte, c’est le fait de l’ironie tragique. Dans leur désespoir, certains exilés regrettent de ne pas être morts, car l’exil serait pire que la mort. Ainsi, Ulysse qui « pendant deux nuits et deux jours, erra (πλάζετο) par les flots sombres, et son cœur vit souvent la mort (πολλὰ δέ οἱ κραδίη προτιόσσετ᾽ὄλεθρον)26 ». Un fragment de Sappho, sous forme de regret de ne pas pouvoir « voir les rivages humides et fleuris de lotus de l’Achéron » pourrait également être interprété dans ce sens27. Dans la tragédie, Médée également se demande « à quoi [lui] sert de vivre (τί μοι ζῆν κέρδος ;)28 » car

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28

Eschine, Lettre III, 2-3. Homère, Odyssée, V, 388-89. Il s’agit du fragment 95 (Greek Lyric I, Sappho, op. cit., fr. 95) qui est un fragment papyrologique très mutilé. Aucune interprétation chez les éditeurs ne va, à notre connaissance, dans ce sens. Euripide, Médée, v. 798.

Chapitre 13 : L’exil éternel

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elle n’a plus de patrie ni de refuge29. Elle va même jusqu’à prétendre préférer donner sa vie plutôt que de voir ses enfants exilés30. Même le chœur de Médée pense que la mort est préférable à l’exil : « Que la mort, oui, la mort me dompte (θανάτῳ θανάτῳ πάρος δαμείην) avant que je n’atteigne le jour des souffrances. Nul malheur n’est plus grand que d’être privée du sol de ma patrie (γᾶς πατρίας στέρεσθαι)31 ». Hippolyte, ramené agonisant sur scène à la fin de la pièce, appelle la mort32 pour mettre fin à ses souffrances mais il prétend qu’on le tue « deux fois33 », la première fois chassé par son père, la seconde piétiné par ses chevaux. L’appel à la Mort serait pour mettre fin à cette double agonie. Le personnage de Cassandre, chez Eschyle, sort également de sa condition d’exilée par la mort. Elle est d’abord invitée à pénétrer une demeure34 : en ce sens, on peut considérer qu’elle n’est plus géographiquement exilée dès lors qu’elle y est admise en tant qu’esclave. Cependant, dans la mesure où c’est la mort qu’elle trouve au terme de cette domestication, le franchissement de ces portes revêt une dimension tragique. Oreste, dans Iphigénie en Tauride, est à ce point persécuté par les Érinyes qu’il arrive en Tauride et si Apollon ne l’aide pas, il se prépare à mourir. Il adresse également à Électre ses derniers mots, lui demande de lui dire adieu avec un thrène35, et, finalement, Oreste choisit de mourir à la place de son ami. Cette perspective lui semble moins terrible que ses interminables errances passées36. Chez Sophocle également, dans Œdipe roi, Œdipe aspire à mourir : καλύψατ᾽ ἢ φονεύσατ᾽ ἢ θαλάσσιον ἐκρίψατ᾽, ἔνθα μήποτ᾽ εἰσόψεσθ᾽ ἔτι.37 Cachez-moi ou tuez-moi ou jetez-moi à la mer, là où l’on ne me verra plus.

L’exil serait même une figure de la Mort. On trouve ainsi une adéquation de l’exil à la mort, comme dans les Phéniciennes, avec la phrase « Tu me tues, si tu me chasses (ἀποκτενεῖς γάρ, εἴ με γῆς ἔξω βαλεῖς)38 ». Cette image poétique est abondamment utilisée au théâtre : par exemple, Hippolyte 29

30 31 32 33 34 35 36 37 38

À ce moment-là, elle vient cependant de trouver un asile sûr chez Egée, mais la douleur lui fait soudainement changer d’humeur : d’enjouée à la perspective de réaliser ses projets, elle devient mélancolique. Ibid., v. 967-968. Ibid., v. 650-653. Euripide, Hippolyte, v. 1347-1388. Ibid., v. 1374-1375 : « Vous tuez une deuxième fois, vous tuez le malheureux que je suis (προσαπόλλυτ᾽ἀπόλλυτε τὸν δυσδαί-/μον᾽[α]) ». Eschyle, Agamemnon, v. 950-951 ; v.1035-1037. Euripide, Électre, v. 1325-1326 ; v. 1331-1333. Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 692-693. Sophocle, Œdipe roi, v.1411-1412. Euripide, Les Phéniciennes, v. 1621. Voir aussi v. 1047.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

l’utilise en substance et cette idée est reprise par le troisième stasimon qui emploie avec ambiguïté un lexique de l’arrêt39, Jocaste porte déjà le deuil de Polynice au début des Phéniciennes, ainsi qu’Œdipe quand Créon l’exile40, Philoctète est prompt à déplorer sa mort symbolique pour désigner sa mise à l’écart41, et même Aristophane, dans les Grenouilles, ferait de l’envoi de Cléophon à la mort une référence à son exil42. Chez Hérodote, enfin, le personnage de Bogès préfère clairement la mort à un lâche exil : puisqu’il était assiégé par les Athéniens et Cimon, fils de Miltiade, il lui était possible de partir en vertu de sa capitulation (ὑπόσπονδον ἐξελθεῖν) et de retourner jusqu’en Asie (νοστῆσαι ἐς τὴν Ἀσίην), mais il ne voulut pas pour ne pas avoir l’air auprès du Roi de survivre par lâcheté, et plutôt il résista jusqu’à la fin.43

De même chez Xénophon, c’est dans un contexte militaire, que ce choix est envisagé, comme un « calcul44 » : Les chefs des Thébains calculaient (ἐλογίζοντο) que, s’ils n’engageaient pas l’action, les villes alentour feraient défection et qu’eux-mêmes seraient assiégés ; si le peuple de Thèbes n’avait pas de vivres, la ville risquerait de leur devenir hostile. Comme beaucoup d’entre eux avaient été exilés auparavant (πεφευγότες πρόσθεν), ils calculaient (ἐλογίζοντο) qu’il valait mieux mourir en combattant (μαχομένους ἀποθνῄσκειν) que d’être exilés à nouveau (πάλιν φεύγειν).45

VI. LES ENFERS : LIEU DE L’EXIL ÉTERNEL L’imaginaire de l’exilé fait de son environnement un lieu particulièrement hostile et mortifère. À ce titre, la référence aux Enfers y est fréquente, au titre d’image, mais également, chez Homère et Eschyle surtout, au titre de véritable lieu d’exil.

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Euripide, Hippolyte, v.1067 ; v. 1120-1145 pour le chœur. Euripide, Les Phéniciennes, v. 1620-1621. Voir C. MAUDUIT, « Les morts de Philoctète », Revue des Études Grecques 108, 1995, p. 339-370. Idée suggérée par F. SALVIAT, art. cit., p. 176. Hérodote, VII, 107. Un « calcul égoïste » d’après J.-C. RIEDINGER, qui ne dépend que de la dernière considération, l’exil (op.cit., p. 187, n. 2). Xénophon, Les Helléniques, VI, 4, 6.

Chapitre 13 : L’exil éternel

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À l’époque archaïque, cet endroit est représenté comme un lieu d’errance éternel, mais aussi comme un lieu d’accueil de l’exilé. Un fragment de Sappho relie l’errance au monde des Enfers : « Invisible, même dans la demeure d’Hadès, ton âme envolée errera parmi les morts obscurs46 ». Chez Homère, cette même idée est présente quand Patrocle apparaît à Achille dans un songe : « Les âmes des défunts, ombres errantes, m’écartent et ne permettent pas que je traverse le fleuve, mais j’erre (ἀλάλημαι) ainsi à travers le palais d’Hadès aux hautes portes47 ». Chez Théognis, la métaphore des « portes de l’Hadès (πύλας Ἀίδου)48 » est également présente et s’inscrit dans ce que L. M. West appelle « l’image de l’exilé amer49 » qui développe l’idée que la mort est préférable à la vie50. Sophocle reprend également cette idée51. On peut voir dans cette image un prolongement de l’exilé « à la porte » : quand toutes les portes se forment, celles des Enfers s’ouvrent pour l’« accueillir ». C’est ce que suggère la sortie de scène de Cassandre chez Eschyle par une porte où la mort l’attend. Les portes du palais d’Agamemnon sont d’ailleurs explicitement assimilées aux portes des Enfers52. Chez les Tragiques, l’image de la porte est moins présente, mais celle des Enfers demeure. Quand Œdipe réclame qu’on le cache, qu’on le tue ou qu’on le jette à la mer « là où on ne le [...] verra plus53 », que Périandre cherche à « envoyer loin des yeux 54» son fils, comment ne pas y voir une allusion à l’endroit qui échappe plus que tout autre aux regards des hommes ? Dans Hippolyte, Thésée dit même qu’il souhaiterait exiler son fils « par-delà le Pont et les bornes de l’Atlas, [s’il en avait] le pouvoir55 ». Pardelà ces limites, c’est bien le monde des Enfers qu’on situe traditionnellement. Cassandre, dans les Troyennes, parle du monde des morts comme d’une terre d’accueil : Ô chère patrie (ὦ φίλη πατρίς), et vous, mes frères couchés sous terre, et toi, père qui nous a donné la vie, dans peu de temps, vous m’accueillerez (οὐ

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Sappho, fr. 63 (Alcée Sappho, texte établi et traduit par T. REINACH et A. PUECH). Homère, Iliade, XXIII, v. 72-74. Theognis, 427. L. M. WEST, Studies in Greek Elegy and Iambus, p. 71. Voir Theognis, v. 425-428. D. CUNY, « Théognis inspirateur de Sophocle ? », in La poésie grecque antique. Actes du 13ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 18 & 19 octobre 2002, Paris : Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2003, p. 47-62. Eschyle, Agamemnon, v. 1291. Sophocle, Œdipe roi, v.1413. Hérodote, III, 50. Euripide, Hippolyte, v. 1053-54.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin μακρὰν δέξεσθέ μ᾽[ε]). J’arriverai chez les morts (ἥξω δ᾽ ἐς νεκροὺς) victorieuse, après avoir ruiné la maison des Atrides qui nous a perdus.56

Sa famille et sa patrie réduites à néant, aller aux Enfers est alors synonyme de retrouvailles. Le verbe « δέξεσθε » suggère même que « chez les morts » soit pour Cassandre une véritable terre d’accueil. C’est, de plus, par la métaphore de l’exil qu’on désigne parfois la mort : Ils se disposent, si tu n’arrêtes pas tes lamentations, à t’expédier (πέμψειν) dans des lieux où tu ne verras plus la clarté du soleil et où, murée toute vive dans une retraite profonde (ἐν κατηρεφεῖ / στέγῃ), hors de cette terre (χθονὸς τῆσδ᾽ ἐκτός), tu célèbreras tes malheurs.57

Et de même, dans Iphigénie en Tauride, Iphigénie voyant arriver Oreste et Pylade auprès d’elle, opère un parallélisme entre l’errance et la mort : D’où venez-vous donc, malheureux étrangers ? De même que vous avez navigué longtemps (διὰ μακροῦ) sur terre (τήνδ᾽ ἐπλεύσατε χθόνα), vous serez longtemps, loin de chez vous, en bas pour toujours (μακρὸν δ᾽ ἀπ᾽ οἴκων χρόνον ἔσεσθ᾽ ἀεὶ κάτω).58

Dans les Grenouilles d’Aristophane, enfin, Euripide, se trouvant aux Enfers se plaint que Dionysos ne le « ramène [pas] chez lui (ἀπάξειν μ᾽οἴκαδ᾽[ε])59 » comme s’il y était exilé. Les espaces des exilés sont toujours situés à la limite du monde connu et représenté à la frontière – physique et métaphorique – des Enfers. Contrairement à ce qu’affirme A. Bernand, à savoir que « l’évocation des Enfers […] demeure abstraite60 » chez Eschyle, ceux-ci sont l’objet d’une crainte prononcée chez les exilés. Puisque les Enfers sont physiquement proches des confins du monde où sont reclus les exilés, ils finissent par devenir un terme à l’exil, d’où aucun retour ne semble envisageable. Certains exilés formulent le souhait de franchir cette frontière entre exil et Enfers – exil et mort – pour sortir définitivement de cette situation insupportable, sans pour autant le faire, tandis que d’autres semblent déjà s’y trouver et de manière irrémédiable. Dans les deux cas, leur évocation est certes « abstraite » dans la mesure où les Enfers ne sont jamais représentés sur scène, mais ils sont un écueil concret pour les exilés. Cela va de pair avec 56 57 58 59 60

Euripide, Les Troyennes, v. 458-461. Sophocle, Électre, v. 380-382. Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 79-81. Aristophane, Les Grenouilles, v. 1470. Op.cit., p. 91.

Chapitre 13 : L’exil éternel

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l’idée présente chez Eschyle que le malheur ultime réside dans le fait d’être loin de chez soi et de ne pas y mourir. Certains exilés préfèrent aller dans les Enfers plutôt que de poursuivre leur exil. Ainsi, Électre profère une déclaration ambiguë visant à signifier son attrait pour le tombeau61, qui peut être interprétée comme un souhait de mort. Les Danaïdes, de même, cherchent à s’y réfugier : « Où fuir (ποῖ φύγωμεν) sur la terre d’Apias, s’il se trouve quelque refuge sombre (εἴ τι κεῦθός ἐστί που) ?62 ». L’expression « κελαινὸν [...] κεῦθός » évoque le monde non éclairé des Enfers, envisagé comme un refuge possible. De la même façon, Io préfère aller sous terre : πυρί < με > φλέξον, ἢ χθονὶ κάλυψον, ἢ ποντίος δακέσι δὸς βοράν, μηδέ μοι φθονήσῃς εὐγμάτων, ἄναξ· ἄδην με πολύπλανοι πλάναι γεγυμνάκασιν, οὐδ᾽ἔχω μαθεῖν ὅπη πημονὰς ἀλύξω.63 Brûle-moi de ton feu ou cache-moi dans ton sol ou donne-moi en pâture aux bêtes sauvages de la mer, mais ne me refuse pas mes vœux, seigneur ! De nombreuses errances sans but m’ont assez dépouillée et je ne sais pas de quelle manière me débarrasser de mes maux.

Io ne veut plus avoir à supporter son sort et souhaite, à l’instar de Prométhée64, sa destruction par le feu (« πυρί »), puis sa disparition dans la terre (« χθονί »). Elle désire, enfin, sa destruction par les bêtes sauvages de la mer. La présence de « δάκη », de bêtes sauvages, rappelle que la mer est un lieu en marge de l’ordre naturel du monde65. Prométhée, également, souhaite aller aux Enfers plutôt que d’avoir à supporter son sort : εἰ γάρ μ᾽ὑπὸ γῆν νέρθεν θ᾽Ἅιδου τοῦ νεκροδέγμονος εἰς ἀπέραντον Τάρταρον ἧκεν66 S’il m’avait emmené sous terre, au-dessous d’Hadès qui reçoit les morts, dans l’immense Tartare.

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Eschyle, Les Choéphores, v. 336-37 : « τάφος δ’ἱκέτας δέδε-/ κται φυγάδας θ’ὁμοίως (le tombeau accueille les suppliants, les exilés également) ». Eschyle, Les Suppliantes, v. 776-77. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 582-88. Ibid., v. 22-23. Ulysse évoque également la présence de monstres marins alors qu’il erre seul en mer (Homère, Odyssée, V, v. 421). Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 152-54.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

C’est cette similitude avec d’autres exilés qui permet d’ailleurs à C. J. Herington de justifier le fait qu’Eschyle est l’auteur du Prométhée enchaîné. Le thème du « Tormented wanderer » est commun, selon lui, à Io, aux Suppliantes, à Oreste et Héraclès dans le Prométhée délivré : « la fin souhaitée par presque tous ces errants, ainsi que par Prométhée lui-même est ἀπαλλαγὴ πόνων67. Et tous, en fait, semblent l’avoir atteint à la fin (sauf pour les jeunes suppliantes dont on ne connaît pas le destin)68 ». À la fin de la pièce, il apparaît qu’aller aux Enfers n’est plus seulement un souhait mais semble imminent, si l’on en croit cette déclaration d’Hermès : τοιοῦδε μόχθρου τέρμα μή τι προσδόκα, πρὶν ἂν θεῶν τις διάδοχος τῶν σῶν πόνων φανῇ, θελήσῃ τ’εἰς ἀναύγητον μολεῖν Ἅιδην κνεφαῖά τ’ἀμφὶ Ταρτάρου βάθη69 Ne t’attends pas à la fin d’une telle souffrance, à moins qu’un dieu ne semble succéder à tes douleurs et vouloir descendre dans l’Hadès non éclairé et sombre et aux environs du Tartare profond.

Il est toujours question de dépasser l’Hadès, pour aller au fond de celuici, dans le Tartare. Il est possible qu’il y ait une équivalence entre l’Hadès et le Tartare chez Eschyle70, alors que dans la littérature archaïque, ils sont clairement différenciés71. L’hendiadyn « ἀναύγητον μολεῖν / Ἅιδην κνεφαῖά τ[ε] (descendre dans l’Hadès non éclairé et sombre) », insiste ainsi sur l’aspect marginal des Enfers, par rapport au monde des humains, éclairé de la lumière du soleil. Ce sont bien les Enfers que Prométhée appelle, enfin, à lui, un peu plus loin, conscient que cette solution est nécessaire : […] εἰς τε κελαινὸν Τάρταρον ἄρδην ῥίψειε δέμας τοὐμὸν ἀνάγκης στερραῖς δίναις72· Que Zeus jette complètement mon corps dans le noir Tartare, dans les tourbillons redoutables de la nécessité !

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« La délivrance des malheurs ». C. J. HERINGTON, The Author of the « Prometheus Bound », University of Texas Press, 1970, p. 85 : « The end hoped for by almost all these wanderers, as also by Prometheus himself, is ἀπαλλαγὴ πόνων. And all, in fact, seem to have attained it at last (except for the suppliants maidens, whose fate we simply do not know) ». Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 1026-29. Hésiode, Le Bouclier, v. 254-55 ; Eschyle, Prométhée enchaîné. v. 152-154. Dans la Théogonie d’Hésiode, la demeure du Styx apparaît nettement comme un lieu céleste, infernal et ouvert (v. 775 et suivants) tandis que le Tartare y est représenté comme clôturé et munis de portes (v. 720 -728). Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 1050-52.

Chapitre 13 : L’exil éternel

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Si certains exilés souhaitent aller aux Enfers pour mettre fin à leur douloureux exil, d’autres laissent sous-entendre qu’ils y sont déjà ou sont sur le point de s’y rendre. Aussi Cassandre déclare-t-elle sans ambiguïté qu’au fleuve de son pays natal, elle substituera ceux des Enfers73, car elle sait que la mort est le seul terme possible de son exil. Par ailleurs, Prométhée est reclus dans un espace qui semble déjà être celui des Enfers. Il qualifie lui-même sa terre d’exil de « τερμόνιον […] πάγον (un précipice situé à une extrémité)74 ». Plus loin, il précise qu’il est fixé contre « τῆσδε φάραγγος σκοπέλοις ἐν ἄκροις (ce précipice dans des promontoires extrêmes)75 » : l’extrême est sans cesse prolongé sans pour autant prendre fin. Par ailleurs, les termes employés pour décrire l’endroit exact où est enchaîné Prométhée varient autour de la même représentation. Les mots « πέτρα76 » et « πάγος77 » signifient simplement « rocher » quand le mot « φάραγξ78 » signifie « roche taillée à pic » ou « précipice, gouffre ». Ce mot, très utilisé dans la pièce, s’inscrit dans une topographie infernale. La terre s’enfonce, de l’entrée vers un monde sous-terrain, sans pour autant être une plongée explicite dans les Enfers. On ne reste qu’à la limite entre ces deux espaces dans une tension angoissante. À cette tension s’ajoutent le froid et l’absence de vie humaine qui s’accordent parfaitement à l’atmosphère infernale. Une phrase lapidaire – « στένει βυθός (l’abîme gémit)79 » – évoque, enfin, l’abîme comme un élément géographique en soi. Il n’y a donc qu’un pas entre la mention législative d’« exil à perpétuité » et l’imaginaire des Enfers. Refuser un retour d’exil, c’est condamner à l’errance par-delà la mort et plus précisément dans le monde des Enfers. De l’image poétique à la mise en scène, il n’y a qu’un pas également. On préfère mourir plutôt que d’être exilé, pour exagérer sans doute la douleur de l’exil, mais on se retrouve parfois exilé dans le monde des Morts, soit que l’on n’ait pu rentrer d’exil avant de mourir, soit que les Enfers soient véritablement le lieu de cet exil.

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Eschyle, Agamemnon, v. 1157-61. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 117. Ibid., v. 142. Ibid., v. 269, Prométhée parle de « πρὸς πέτραις πεδαρσίοις »: près de roches élevées. Ibid., v. 117. Ibid.,v. 15, v. 142, v. 618, v. 1017. Ibid., v. 432.

CHAPITRE 14 L’EXIL COMME MÉTAPHORE

L’exil est particulièrement propre à l’emploi métaphorique, même à la période classique où il n’existe pas d’expression qui désigne clairement l’exil intérieur. Pendant la seconde période oligarchique et après elle, on parle ainsi beaucoup de l’exil pour représenter une volonté de trouver une identité commune. Un certain nombre d’images relatives à l’exil parsème la littérature grecque. Elles sont citées à titre de maximes, comme des généralités sur l’exil et ne sont jamais positives. Les contemporains de l’exil sous toutes ses formes, n’en auront retenu que les pires aspects, participant à la réputation sinistre de ce « malheur de l’existence ». Chez Eschyle, Égisthe dit : « je sais que les hommes en exil se nourrissent d’espérances (οἶδ᾽ἐγὼ φεύγοντας ἄνδρας ἐλπίδας σιτουμένους)1 » et chez Euripide aussi « les espoirs nourrissent les exilés, à ce que l’on dit (αἱ δ᾽ἐλπίδες βόσκουσι φυγάδας, ὡς λόγος)2 ». Électre dit encore que « le tombeau accueille les suppliants, les exilés également (τάφος δ’ἱκέτας δέδε-/κται φυγάδας θ’ὁμοίως)3 ». Chez Euripide encore, « le visage des hôtes, à leurs amis exilés, un jour seulement, offre un regard doux, comme on dit (ὡς τὰ ξένων πρόσωπα φεύγουσιν φίλοις / ἓν ἦμαρ ἡδὺ βλέμμ᾽ ἔχειν φασὶν μόνον)4 » et « l’exil entraîne avec lui de nombreux maux (πόλλ᾽ἐφέλκεται φυγή / κακὰ ξὺν αὑτῇ)5 ». Chez Xénophon, dans La Cyropédie, ceux qui craignent d’être exilés de leur patrie (μὴ φύγωσι πατρίδα), qui, au moment de combattre, craignent d’être vaincus, manquent tout à fait de cœur (ἀθύμως διάγουσι) : et de même pour ceux qui, en s’embarquant, redoutent le naufrage, pour ceux qui ont peur de l’esclavage et des chaînes ; tous ces gens-là ne peuvent prendre ni nourriture ni sommeil, à cause de leur crainte ; mais une fois exilés (φυγάδες), une fois vaincus, une fois esclaves, on les voit manger et dormir mieux que des hommes heureux.6

Une seule maxime positive se trouve chez Isocrate, mais si elle s’y trouve c’est justement pour montrer que ce n’est qu’un tissu de mensonges proféré 1 2 3 4 5 6

Eschyle, Agamemnon, v. 1668. Euripide, Les Phéniciennes, v. 396. Eschyle, Les Choéphores, v. 336-337. Euripide, La Folie d’Héraclès, v.306-307. Euripide, Médée, v. 462-463. Xénophon, Cyropédie, III, 1, 24.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

par les sophistes « qui osent écrire que la vie des mendiants et des exilés (φευγόντων) est plus digne d’envie que toute autre7 ». L’exil est aussi parfois un comparant révélateur des nombreux clichés qu’il véhicule. On a pu déjà voir que dans la Tragédie, l’exil et la mort sont souvent en adéquation. Chez Homère, Agamemnon vole Briséis à Achille « comme si elle était quelque exilée méprisée (ὡς εἴ τιν᾽ἀτίμητον μετανάστην)8 », ou chez Xénophon, les Corinthiens « partent (ἀπεχώρησαν) comme s’ils étaient exilés de Corinthe (ὡς φευξόμενοι ἔξω τῆς Κορινθίας)9 » car leur ville, rebaptisée Argos, est défigurée. Les personnifications et allégories qui reposent sur l’emploi d’un verbe signifiant « chasser » « bannir » ou « exiler » à propos d’objets ou d’idées sont également associées à des idées négatives : Aristophane parle ainsi de « bannir [la Pauvreté] (ἐκβαλόντες ἐκ τῆς Ἑλλάδος) de la Grèce10 », Platon de « bannir la poésie de la cité (ἐκ τῆς πόλεως ἀπεστέλλομεν)11 » et Aristote parle de « bannir les propos honteux de la cité (ἐκ τῆς πόλεως [...] ἐξορίζειν)12 ». Des objets, chez Lycurgue, sont même exilés en tant que « compagnons d’exil13 ». Mais cela n’a rien d’extraordinaire dans la mesure où on pouvait effectivement exiler des objets, ainsi que Platon l’expose, même si Démosthène précise qu’ils sont « inanimés et privés d’intelligence (τῶν ἀψύχων καὶ μὴ μετεχόντων τοῦ φρονεῖν)14 ». L’exil apparaît un thème fondateur de la pensée grecque et s’imprime dans la langue par des images, de la maxime à l’allégorie. Les symboles de l’exil prennent parfois des chemins détournés : ainsi, chez Aristophane, dans Les Guêpes15, une étrange image sert à matérialiser l’exil comme châtiment, celle du collier de figues16. Un chien est ainsi chassé avec ce collier de figues autour du cou17. Au-delà de simples observations stylistiques, l’utilisation métaphorique de l’exil dans certaines œuvres permet de révéler des enjeux de plus grande ampleur. Au Théâtre, chez Euripide et Aristophane, les exils sont nombreux et sont autant de symboles de l’actualité contemporaine des pièces. Les symboles y sont particulièrement mis en scène, et l’on peut constater que, à travers la fin de l’exil mythologique des Érinyes, c’est l’avènement du politique qui est dépeint dans les Euménides d’Eschyle. De plus, l’exil est 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

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Isocrate, Busiris, 8. Homère, Iliade, XVI, 59. Xénophon, Les Helléniques, IV, 4, 5. Aristophane, Ploutos, v. 464. Platon, République, X, 607b. Aristote, Politique, VII, 17, (1336b). Lycurgue, Contre Léocrate, 25. Démosthène, Contre Aristocrate, 76. Aristophane, Les Guêpes, v. 897. Voir N. G. WILSONS, « Aristophane, Wasps 897, Klôos sukinos », The Classical Quarterly, XXV, 1975, p. 151. Ce collier matérialise dans Lysistrata, un rite de passage de la fillette à la jeune fille (Aristophane, Lysistrata, v. 641-645.) La figue est utilisée dans les rites d’expulsion de « pharmakos » : W. BURKERT, Greek Religion, p. 82-84.

Chapitre 14 : L’exil comme métaphore

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une image traditionnellement admise pour évoquer, chez Platon, la métempsychose, que nous nous proposons de réévaluer à la lumière de l’étude de l’exil chez cet auteur. I. MÉTAPHORES DE L’EXIL AU THÉÂTRE Le théâtre, tragique ou comique, est une vitrine immédiatement accessible au peuple grec et qui présente, de façon détournée chez les Tragiques, et plus directe chez Aristophane, une interprétation des événements politiques. Chez Euripide, par exemple, les images de l’exil contiennent des allusions à une actualité contemporaine de certaines pièces. Ainsi, la scène finale de La Folie d’Héraclès, datée de 416 ou 414 av. J.-C., représenterait une adoption d’Héraclès par Athènes en réponse à la fondation, auprès de l’Œta, de la colonie spartiate d’Héracleia, menaçante pour Athènes18. On a vu encore dans l’attitude du héros qui surmonte son désespoir « une leçon de ténacité patriotique pour les Athéniens » après la défaite de Délion19 ou encore dans le soutien de Thésée à Héraclès un rappel de la fraternité pendant les Guerres Médiques20. De même, la pièce des Phéniciennes, datée de 411 av. J.-C., contient un grand nombre d’exils et ce ne serait pas sans lien avec la proximité de la représentation avec la première révolution oligarchique. Sans être pour autant une œuvre de propagande, notamment pour le retour d’Alcibiade, ce serait ainsi une œuvre sur la φιλοτιμία21. Chez Eschyle, également, les exils sont nombreux mais ne contiennent pas, semble-t-il, d’allusions directes à l’actualité de l’auteur. En revanche, les images sont riches et participent à la construction d’un imaginaire de l’exil tout à fait singulier. La pièce des Euménides, dernière de la trilogie de l’Orestie, mettrait en scène l’avènement du politique dans la Grèce antique22, 18 19 20

21 22

R. GOOSENS, Euripide et Athènes, Bruxelles, 1962, p. 347. E. DELEBECQUE, Euripide et la Guerre du Péloponnèse, Paris : Klincksieck, 1951, p. 145. G. W. BOND, Euripides Heracles, Oxford, 1981, p. 31 ; J. CARRIÈRE, « Art et lyrisme : une galerie de métopes dans un chœur tragique », Pallas 22, 1975, p. 132 ; L. BORDAUX suggère que l’image du « joug amical » (v. 1403) invite à l’alliance politique, de même que les derniers mots d’Héraclès qui condamnent symboliquement la rivalité entre cités (art. cit., p. 204). J. DE ROMILLY, « Les Phéniciennes d’Euripide ou l’actualité dans la tragédie grecque », RPh., 1965, I, p. 28-57. Voir F. VIAN, « Le conflit entre Zeus et la destinée dans Eschyle. », Revue des Études Grecques, tome 55, fascicule 261-263, Juillet-décembre 1942, p. 190-216 ; C. MEIER, « Les Euménides d’Eschyle et l’avènement du politique » in La naissance du politique, Paris : Gallimard, 1995, p. 107-171 ; P. DEMONT, « De Carl Schmitt à Christian Meier : Les Euménides d’Eschyle et le concept de "politique" ("Das Politische") », Philosophie antique, 11, 2011, p. 151-174.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

à travers le déroulé du procès d’Oreste, mais il y est aussi question, de façon moins évidente, de l’implantation des Érinyes. Si l’on reconnaît que la pièce est le récit de la fondation de l’Aréopage à Athènes, on admet depuis peu qu’il est aussi celui de la fondation du sanctuaire des Euménides, que les Athéniens appellent le plus souvent Semnai23. Dans Les Euménides, il apparaît que la transformation des Érinyes se fait par le biais des images attenantes à celles de l’exil, sans que les divinités ne soient explicitement dites « exilées ». On retrouve, dans cette pièce, les représentations propres à Eschyle : animalité, appartenance au monde des Enfers, souillure et absence d’identité reconnue sont les premières caractéristiques de ces divinités. Il s’agit de savoir qui d’Oreste, guidé par Apollon pour venger son père et mettre fin à son exil injuste en tuant sa mère, ou des Érinyes, qui poursuivent les matricides jusqu’à leur mort, est dans son droit. Les Érinyes sont représentées comme des divinités connues et redoutées qui n’ont pourtant pas de lieu de culte attitré. Elles sont, déjà, en quelque sorte, exilées du monde des dieux. La pièce traite du problème de la confrontation d’une loi ancienne, fondée sur la loi du Talion, à une loi nouvelle, arbitrée par un jury. Or, les Érinyes en étant l’incarnation même de cette loi ancienne sont soumises à des bouleversements, ce qui les amène à se manifester aux yeux de tous. Comme les exilés qui décrivent leur terre d’exil semblable aux Enfers, les Érinyes sont directement rattachés à cet endroit. Apollon les y relie ainsi explicitement : […] κακόν σκότον νέμονται Τάρταρόν θ᾽ὑπὸ χθονός, μισήματ᾽ἀνδρῶν καὶ θεῶν Ὀλυμπίων.24 Elles habitent dans une obscurité mauvaise et dans le Tartare au-dessous du sol, haine des hommes et des dieux de l’Olympe.

Les Érinyes sont des créatures de l’ombre à plusieurs titres. Elles ne font pas partie du panthéon lumineux des Olympiens, et, de même que leur aspect ou leur allure les ramènent au monde souterrain, de même, leur culte est caché, nocturne et marginal. Leur première apparition sur scène est représentative de cette étrangeté, car elle marquée par leur absence de parole puis leur incapacité à communiquer ou à se faire entendre. Ainsi, dormant encore, elles ne poussent que des grondements ou des cris25 – μυγμός26 et 23 24 25 26

F. DUPONT, L’insignifiance tragique, Éditions Gallimard, Collection « Le Promeneur », Paris, 2001, p. 54. Eschyle, Les Euménides, v. 71-73. Ibid., v. 117-125. Ibid., v. 117 ; v. 120 ; v. 129.

Chapitre 14 : L’exil comme métaphore

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ᾠγμός27– qui les apparentent plus à des animaux qu’à des divinités. Quant à la première parole articulée qui est prononcée, elle ressemble davantage à un jappement qu’à une déclaration : « λαβὲ λαβὲ λαβὲ λαβὲ, φράζου28 ». Cette absence de parole intelligente les oppose d’emblée à Apollon et Athéna, qui, dès leur première intervention, emploient la parole comme instrument de négociation et de persuasion. Elles sont, de fait, souvent comparées à des animaux : le chœur est qualifié de « δεινῆς δρακαίνης (terrible dragon)29 ». De même, dans Les Choéphores, on les a vues entourées de « δράκουσιν (serpents ou dragons)30 », animaux explicitement associés aux représentations mythologiques infernales. Elles sont également plusieurs fois comparées à un chien poursuivant sa proie : « διώκεις θῆρα […] ἅπερ κύων (tu poursuis les bêtes sauvages comme un chien)31 » ; « κυνηγετῶ (je le poursuis comme un chien)32 » et « ὡς κύων νεβρόν ἐκματεύομεν (nous le poursuivons comme un chien poursuit un faon)33 ». Même si leur vocation fait d’elles des chasseresses, ces comparaisons évoquent, une fois encore, l’animalité sauvage des divinités. Ces dernières semblent étroitement liées aux forces primitives et pulsionnelles du monde. Elles sont, enfin, porteuses, à la manière de certains exilés, d’une souillure qui perturbe l’ordre sacré. Elles profanent le sanctuaire d’Apollon qui leur ordonne alors d’aller vivre « dans l’antre d’un lion buveur de sang », c’est-à-dire dans un endroit plus conforme à leur nature sauvage, plutôt que de « venir en ce temple fatidique infliger [leur] souillure (μύσος) à autrui34 ». Ainsi que C. Mauduit l’a montré, on voit, dans cet exemple, le fait que « la forme la plus élémentaire de cette souillure est celle qui provient de la présence d’un être sauvage à l’intérieur d’un espace sacré35 ». De plus, même si les Érinyes sont connues et redoutées du commun des mortels, elles ne bénéficient d’aucune légitimité aux yeux de l’autorité religieuse qu’incarne la Pythie de Delphes. Cette dernière, confrontée à ces créatures qui accompagnent Oreste, est dans l’incapacité de les identifier : πρόσθεν δὲ τἀνδρὸς τοῦδε θαυμαστὸς λόχος εὕδει γυναικῶν ἐν θρόνοισιν ἥμενοςοὔτοι γυναῖκας, ἀλλὰ Γοργόνας λέγω· οὐδ᾽ αὖτε Γοργείοισιν εἰκάσω τύποις· εἶδόν ποτ᾽ ἤδη Φινέως γεγραμμένας 27 28 29 30 31 32 33 34 35

Ibid., v. 123 ; v. 126. Ibid., v. 130. Ibid., v. 127. Eschyle, Les Choéphores, v. 1050. Eschyle, Les Euménides, v. 131-132. Ibid., v. 232. Ibid., v. 246-247. Eschyle, Les Euménides, v. 194-195. C. MAUDUIT, « Le sauvage et le sacré dans la Tragédie grecque », Bulletin de l’Association Guillaume Budé: Lettres d’humanité, n°47, décembre 1988, p. 313.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin δεῖπνον φερούσας· ἄπτεροί γε μὴν ἰδεῖν αὗται, μέλαιναι δ᾽, εἰς τὸ πᾶν βδελύκτροποι· ῥέγκουσι δ᾽οὐ πλατοῖσι φυσιάμασιν, ἐκ δ᾽ὁμμάτων λείβουσι δυσφιλῆ λίβα· καὶ κόσμος οὔτε πρὸς θεῶν ἀγάλματα φέρειν δίκαιος οὔτ’ἐς ἀνθρώπων στέγας· τὸ φῦλον οὐκ ὄπωπα τῆσδ᾽ ὁμιλίας, οὐδ᾽ ἥτις αἶα τοῦτ’ ἐπεύχεται γένος τρέφουσ᾽ ἀνατεὶ μὴ μεταστένειν τόπον.36 En face de cet homme, une troupe étrange de femmes dort, assise sur des sièges. Je dis que ce sont des femmes, je veux plutôt dire des Gorgones. Mais non, je ne les comparerai pas à l’aspect des Gorgones. J’en ai vues autrefois en peinture prendre le repas de Phinée. Mais celles-ci, à les voir, n’ont pas d’ailes, sont noires et complètement écœurantes. Elles ronflent avec des souffles nauséabonds, et de leurs yeux, elles font couler une eau répugnante. Leur accoutrement ne peut pas être plus porté devant les statues des dieux que dans les maisons des hommes. Je ne connais pas la race à laquelle appartient cette compagnie, ni la terre qui peut se glorifier de l’avoir nourrie sans être punie et regretter sa peine.

La Pythie ne sait pas comment définir celles qu’elle voie en face d’elle, car elle n’a pas de nom à leur donner. Celle qui incarne la voix d’Apollon ne connaît ni ne reconnaît les divinités. Ce passage qui est le premier de la pièce à mettre en scène les Érinyes les inscrit dans l’indéfinition même et, par làmême, dans une forme de rejet de la part de la communauté religieuse. La Pythie perçoit bien qu’elles ne sont pas seulement des femmes mortelles, puisqu’elle se reprend pour les identifier en tant que Gorgones (« ἀλλὰ Γοργόνας λέγω »), sans doute à cause du fait qu’elles sont entourées de serpents et qu’elles ont une allure effrayante. Elle se reprend une seconde fois pour revenir sur cette identification : elles ressembleraient d’abord à des Harpies, les oiseaux à visage humains, mais comme les Érinyes n’ont pas d’ailes, cette seconde hypothèse ne convient pas non plus à la Pythie. Elle en vient alors à se référer à des représentations picturales des divinités (« γεγραμμένας ») car ses connaissances sont insuffisantes pour les identifier. C’est grâce à leur aspect physique et à leur costume que la Pythie entreprend de deviner leur statut religieux. Mais même leur costume est impie (« οὔτε πρὸς θεῶν ἀγάλματα ») et indigne du temple dans lequel elles se trouvent, et même impropre à l’hospitalité humaine (« οὔτ’ἐς ἀνθρώπων στέγας »). Tout exclut, enfin, les Érinyes aussi bien du monde des dieux olympiens que du monde des humains. La Pythie en est donc réduite à définir par la négative les Érinyes : « τὸ φῦλον οὐκ ὄπωπα τῆσδ’ ὁμιλίας (je ne connais pas la race à laquelle appartient cette compagnie)37 ». Ici, le parfait 36 37

Ibid., v. 46-59. Ibid., v. 57.

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résultatif de ὁράω, « ὄπωπα » traduit bien l’idée que les Érinyes ne sont pas visibles par les humains et les dieux olympiens ou leur intermédiaire, car elles appartiendraient à un monde caché. Apollon lui-même finit par les chasser de son temple, les reléguant dans le monde infernal qui est le leur38. L’impossibilité de reconnaître les divinités qui arrivent dans un monde où elles n’ont pas leur place est aussi partagée par Athéna, dans un premier temps : τίνες ποτ᾽ ἐστέ39 ; [...] ὑμῖν θ᾽· ὄμοιαι δ᾽ οὐδενὶ σπαρτῶν γένει, οὔτ᾽ ἐν θεαῖσι πρὸς θεῶν ὁρωμέναις οὔτ᾽οὖν βροτείοις ἐμφερεῖς μορφώμασιν.40 Qui êtes-vous ? […] Vous, vous n’êtes semblables à rien de ce qui est né d’une semence, vous que les dieux ne voient pas non plus parmi les déesses et qu’on ne peut comparer à aucune forme vivante.

De la même manière que la Pythie, Athéna a recours à la comparaison (« ὄμοιαι » ; « ἐμφερεῖς ») pour identifier ces êtres inconnus. La déesse formule cependant clairement ce qui n’était que suggéré dans la bouche de la Pythie, à savoir que les Érinyes ne sont pas des divinités reconnues. Elles aussi ont du mal à revendiquer leur existence : jamais nommées par autrui, même par Clytemnestre41 qui fait pourtant appel à elles, elles ne se nomment que tardivement dans la pièce. La première mention de leur nom sert à accompagner d’abord leur propre chant : « ὕμνος ἐξ Ἐρινύων (voici l’hymne des Érinyes)42 ». Il n’est cependant pas immédiatement repris, ni par les humains ni par les dieux. Même sur scène, visibles de tous, elles sont condamnées à demeurer anonymes, tout en revendiquant la légitimité de leur action. Les Érinyes font pourtant partie des divinités les plus anciennes et les plus redoutées du panthéon grec, généralement connues pour leur violence et le caractère inéluctable de leur présence. Apollon les nomme « γραῖαι παλαιαὶ παῖδες (les vieilles filles antiques)43 ». Elles ne sont même pas les incarnations d’un mal, car leur devoir implique que la vengeance, quand elle est nécessaire, doit pouvoir s’exercer. Elles sont, à ce titre, les garantes d’une justice violente, qui implique la répétition indéfinie du meurtre familial. Leur principal argument réside en ce constat : leur devoir divin réside précisément

38 39 40 41

42 43

Ibid., v. 179-197. Ibid., v. 408. Ibid., v. 408-412. Clytemnestre étant une ombre, elle appartient au monde des Enfers auquel les Érinyes sont rattachées : il ne s’agit donc pas d’une reconnaissance à proprement parler, car les deux partis appartiennent au même monde. Ibid., v. 331 et v. 343. Ibid., v. 69.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

en la vengeance44. Il s’accompagne d’une forme de persécution redoutable qu’elles revendiquent : « Τοὺς μητραλοίας ἐκ δόμων ἐλαύνομεν (nous chassons de leur maison les matricides)45 ». Il se combine surtout à une prérogative : si leur devoir ne s’effectue pas, c’est l’ordre cosmique qui est perturbé. Or, elles ne peuvent pas appliquer leur vengeance normalement, car un ordre nouvellement mis en place les en empêche. Elles se plaignent alors de ce qu’Apollon, en prenant Oreste sous sa coupe, déroge à cette loi ancestrale, tout en contractant lui-même une souillure : ἐφεστίῳ δὲ μάντις ὢν μιάσματι μυχὸν ἐχράνατ’ αὐτόσσυτος, αὐτόκλητος, παρὰ νόμον θεῶν βρότεα μὲν τίων, παλαιγενεῖς δὲ μοίρας φθίσας46 Étant devin, par la souillure meurtrière de ce foyer, il en a, de lui-même, forcé la cachette, venu sans être convié, honorant un mortel au détriment de le loi divine, il a détruit les devoirs originels.

Aux yeux des Érinyes, Apollon désorganise la justice et le droit en voulant mettre fin au destin d’Oreste, qui consiste à être persécuté par les Érinyes pour le meurtre de sa mère. Elles sont, de plus, confrontées à une contradiction : c’est normalement Apollon qui, du fait de ces devoirs originels, ordonne d’envoyer la Peste sur la cité du meurtrier qui la souille. Or ici, c’est lui qui s’y oppose et ce sont ses exécutrices qui le lui rappellent. À l’image des exilés indésirables dans la société, les Érinyes deviennent, à cause de ce changement, indésirables dans cet ordre cosmique qu’elles sont censées représenter. Oreste doit expliquer à Athéna que sa supplication est légitime, même s’il est coupable. Il a tué Clytemnestre pour se venger de son exil et venger son père, d’autant qu’Apollon lui prédisait de grandes douleurs s’il s’y refusait. De plus, une bête a été sacrifiée pour purifier sa souillure. Même si Athéna accepte cette supplication, elle seule reconnaît ce devoir bafoué des Érinyes : ἄλλως τε καὶ σὺ μὲν κατηρτυκὼς † ὅμως † ἱκέτης προσῆλθες καθαρὸς ἀβλαβὴς δόμοις, ὁμῶς δ’ἄμομφον ὄντα σ’ αἱροῦμαι πόλει· αὗται δ’ἔχουσι μοῖραν οὐκ εὐπέμπελον, κἂν μὴ τυχοῦσαι πράγματος νικηφόρου, χώρᾳ μεταῦθις ἰὸς ἐκ φρονημάτων πέδῳ πεσὼν ἄφερτος αἰανὴς νόσος.47 44 45 46 47

Ibid., v. 208 : « ἀλλ’ ἔστιν ἡμῖν τοῦτο προστεταγμένον (C’est pourtant cette fonction qui nous a été assignée) ». Ibid., v. 210. Ibid., v. 169-172. Ibid., v. 473-479.

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surtout depuis que tu es venu discipliné par la souffrance, en suppliant, purifié, sans causer de dommage pour ce temple, mais elles, elles possèdent un devoir qui n’est pas facile à écarter, et si elles n’obtiennent pas l’affaire avec victoire, le venin de leur orgueil qui tombera à terre sera une maladie insupportable et interminable pour le pays.

C’est par Athéna que les Érinyes vont pouvoir entreprendre une transformation. Elle passe, tout d’abord, par une reconnaissance officielle. Athéna déclare ainsi : γένος μὲν οἶδα κλήδονας τ᾽ἐπωνύμους48 Je connais votre race et le nom qu’on vous donne.

À travers la déesse, c’est surtout la ville d’Athènes qui les reconnaît. En effet, Athéna nomme les Érinyes d’un nom précis, contrairement aux diverses tentatives qui se sont avérées approximatives : elles sont, par ses mots, reconnues comme des « δαίμονας49 ». Plus loin, c’est encore Athéna qui rend hommage à « πότνι’ Ἐρινύς (l’auguste Érinye)50 ». Le nom « Érinye », prononcé d’abord par les divinités elles-mêmes, est finalement prononcé une seconde fois par Athéna, après que leur reconnaissance et leur changement de fonction divine ont eu lieu. Dès lors qu’Athéna a entendu le devoir que les Érinyes ont à accomplir, elle peut admettre qu’elles sont bien comptées au nombre des divinités. La métamorphose des Érinyes en Euménides s’accomplit aussi « grâce au pouvoir civilisateur de la parole, […] ultime étape du processus d’apaisement amorcé avec la purification d’Oreste51 ». Cette reconnaissance implique un changement de nom concomitant à un changement de fonction. Les Érinyes, êtres du passé, garantes d’une loi ancienne qui n’existe plus, passent du côté lumineux des dieux et des droits nouveaux. Une nouvelle vocation leur est alors assignée : celle de protéger la ville. Les dernières gardiennes du droit ancien, en effet, « comme les autres monstres pré-olympiens, sont destinées à être vaincues par un être lumineux, soutenu par de nouveaux dieux52 ». Tout d’abord, les Érinyes, devenues Euménides bénéficient d’une terre d’attache, d’un lieu d’implantation qui fonde leur identité. C’est Athéna qui les assigne à Athènes :

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Eschyle, Les Euménides, v. 418. Ibid., v. 929. Ibid., v. 951. C. MAUDUIT, op. cit., p. 365. B. DEFORGE, Eschyle, poète cosmique, Paris : Les Belles Lettres,1986, p. 240-241.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin ἐγὼ γὰρ ὑμῖν πανδίκως ὑπίσχομαι ἕδρας τε καὶ κευθμῶνας † ἐνδίκους † χθονός, λιπαροθρόνοισιν ἡμένας ἐπ᾽ἐσχάραις, ἕξειν, ὑπ᾽ ἀστῶν τῶνδε τιμαλφουμένας.53 Car moi, je vous promets en toute justice d’obtenir des sièges et des abris dans la terre de justice. Vous serez installées près de vos autels sur des trônes frottés d’huile, comblées d’honneur par les gens de la ville.

Le champ lexical de l’implantation géographique est important : « ἕδρας τε καὶ κευθμῶνας » ; « χθονός » ; « ὑπ’ ἀστῶν τῶνδε ». Les Érinyes ne sont plus reliées au monde indéfini des Enfers mais vont posséder concrètement des lieux de culte établi. Enfin, le caractère divin de leur devoir n’est pas perdu, puisque les Érinyes ne font que changer de fonction. Désormais, elles présideront aux naissances et aux mariages54. En étant établies à Athènes, les Érinyes bénéficient ainsi d’une reconnaissance nominative et se voient attribuer une identité politique. Il apparaît que Les Euménides traite du problème de l’implantation des Érinyes en faisant appel aux images récurrentes de l’exil. Sans autre forme d’identification que leur animalité, la souillure qu’elles transportent avec elles, les symboles qui les relient au monde des Enfers et enfin l’impossibilité de justifier de leur présence dans le monde des hommes et même des dieux, les Érinyes incarnent, au début des Euménides, un exil aussi bien physique que psychologique. On retrouve en elles des traits caractéristiques d’autres personnages exilés d’Eschyle : l’aspect monstrueux de Io, l’incapacité de communiquer de Cassandre et même la souillure d’Oreste, celle précisément contre laquelle elles prétendent lutter. On a également pu voir qu’avec Prométhée la terre d’exil est assimilée aux Enfers, d’où, précisément, les Érinyes viennent, sans que cet endroit ne représente pour elles une terre d’attache. Claude Vatin voit dans ce célèbre passage de la transformation des Érinyes en Euménides, une assimilation des divinités à « des déesses métèques », dans la mesure où Athéna, en les accueillant, leur accorde « le droit de posséder terrain et maison, privilège supplémentaire55 ». Elles ne sont plus, en effet, dès lors, ces divinités exilées d’un monde qui n’est plus, mais trouvent enfin une terre d’asile dans le monde des humains et une reconnaissance des dieux olympiens. Elles rappellent aussi, à travers cette allégorie, que le modèle de la πόλις ne repose que sur « une seule forme de 53 54 55

Eschyle, Les Euménides, v. 804-807. Eschyle, Les Euménides, v. 834-836. C. VATIN, op. cit., p. 170-171. Il étend cette assimilation au cas des Suppliantes d’Eschyle et voit dans ces deux exemples la preuve de l’existence de cette institution, ratifiée par vote.

Chapitre 14 : L’exil comme métaphore

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sacré, celui de la cité, qui implique le rejet ou l’intégration des modalités sauvages du sacré56 ». II. L’EXIL MÉTAPHORIQUE DANS LA PENSÉE DE PENSÉE NÉOPLATONICIENNE57

PLATON ET LA

On a tôt fait de considérer comme une seule et même idée l’exil du philosophe loin de la cité corrompue et la métempsychose en tant qu’exil loin du monde des Idées, comme représentative de la pensée de Platon. Nietzsche ne dit-il pas que « depuis Platon, le philosophe est en exil et conspire contre sa patrie58 », alors même que Socrate a refusé de s’exiler ? Un écrit récent sur l’exil comme concept philosophique affirme, par exemple, que « Platon est le premier exilé de la philosophie, le premier déserteur aussi. Que nous dit en effet Platon ? Il nous convainc de l’urgence qu’il y a à fuir le monde sensible qui est le monde de l’illusion et du mensonge par la seule force de notre raison59 ». Les lectures postérieures à Platon semblent avoir interféré avec Platon lui-même. L’idée du philosophe en exil est absente de chez Platon, ou alors c’est que l’on considère que Socrate mourant expérimente une forme d’exil éternel, ou encore qu’il était déjà « intérieurement exilé » au moment de sa condamnation, mais rien dans le texte ne permet vraiment ce genre d’interprétation. De même, rien dans le récit de la métempsychose60 ne se rapproche a priori de l’exil, si ce n’est une maxime issue du texte pseudo-platonicien, et très tardif, l’Axiochos, où « la vie est un court voyage en pays étranger61 ». Qu’est-ce qui, chez Platon, a donc pu favoriser ce glissement de sens ?

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58 59 60 61

C. MAUDUIT, op. cit., p. 316. Voir aussi J. DUCHEMIN, « Aspects religieux de l’Orestie : Eschyle et les sources orientales », Dionisio, 48, 1977, p. 255-288 ; B. DEFORGE, « La Grèce ancienne : héritage et devenir des pensées mythicosymboliques du monde méditerranéen: le rôle crucial et méconnu d’Eschyle », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°2, 2008, p. 19-36. Nous reprenons et développons cette idée dans l’article suivant : GOUTTEFARDE, A., « L’âme est-elle exilée dans le corps ? Réflexions sur l’origine d’une croyance néoplatonicienne », dans la revue Alkémie « L’âme », n°26, Éditions Garnier, janvier 2021. F. NIETZSCHE, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », œuvres philosophiques complètes, Ecrits posthumes 1870-1873, p. 218. O. BIANCHI, « Penser l’exil pour penser l’être », Le Portique [En ligne], 1-2005, mis en ligne le 12 mai 2005, consulté le 17 mai 2016. Le récit principal de la métempsychose se trouve dans Phèdre, 244-257. Platon, Axiochos, 365b (Platon, Œuvres complètes (éd. et tr. J. SOUILHÉ), Paris : Les Belles Lettres, 2003 [1930], t. 13, 3e partie.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

Les lignes célèbres de Plutarque, extraites de De l’exil, font sans détour un rapprochement entre le penseur Empédocle et Platon : [Empédocle] montre que, non seulement lui-même, mais nous tous, sommes des émigrés (μετανάστας) ici, étrangers (ξένους) et exilés (φυγάδας). Car ce n’est le mélange ni du sang, dit-il, ni du souffle, ô hommes, qui a fourni l’être et le principe de nos âmes ; mais c’est le corps, né de la terre et mortel, qui procède de ces choses-là̀ ; et puisque l’âme est venue d’ailleurs, il nomme la naissance par euphémisme (ὑποκορίζεται) au moyen du nom le plus doux (τῷ πραοτάτῳ τῶν ὀνομάτων) de « voyage à l’étranger (ἀποδημίαν)62 ». À la vérité́ , l’âme est en exil (φεύγει) et erre (πλανᾶται), chassée par des décrets et lois divins (θεῖοις ἐλαυνομένη δόγμασι καὶ νόμοις), puis, comme sur une île battue par les flots63, comme le dit Platon, « ainsi qu’une huître », enchaînée au corps.64

Comment ne pas être tenté de voir dans l’exil et son lot de malheurs, autant que de possibilités, une métaphore de la vie, avec l’appui de Platon et d’Empédocle ? Une étude plus approfondie de cette affirmation permet de dissocier d’une part, chez Empédocle une mise en scène fragmentaire de l’exil de divinités mystérieuses, et d’autre part, la théorie platonicienne de la métempsychose, autrement dit de la migration des âmes depuis le monde des Idées dans des corps « nés de la terre ». Chez Empédocle, dans les fragments des Catharmes, l’exil de daimones, dont nous ne savons rien, est expressément mentionné et « le bannissement s’apparentant à une chute65 », l’interprétation de cet exil peut aussi bien être prise au pied de la lettre que de façon métaphorique66. Ces daimones subissent un exil dont la cause est floue. Dans le fragment B115, les daimones coupables « errent (ἀλάλησθαι) » dans les formes diverses des mortels à travers le temps », c’est-à-dire pendant « trois myriades de saisons67 » et « loin des bienheureux (ἀπὸ μακάρων)68 ». Un lien est ensuite établi entre l’exil et l’errance : « exilé du dieu et errant (φυγὰς θεόθεν καὶ 62 63 64

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Possible référence à Platon, Axiochos, 365b. Dans la pensée néoplatonicienne, cette comparaison pourrait faire référence à l’île de Calypso où Ulysse est retenu. Plutarque, De l’exil, XVII, 607d-e (Plutarch, Moralia, VII, translated by P. H. DE LACY, Cambridge, Ma. : Harvard University Press ; London : William Heinemann Ltd, 1959, On Exile). A.-L. THERME, « Une tragédie cosmique: l’exil amnésique des daimones d’Empédocle », Rationalité tragique, Zetesis - Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 1, 2010, p. 2. A.-L. THERME examine ainsi les deux possibilités. Sur les daimones comme allégorie : Oliver PRIMAVESI, « Empédocle : divinité physique et mythe allégorique », Philosophie Antique, 7, 2007, p. 49-88 ; André LAKS, Le vide et la haine, Paris : Presses Universitaires de France, 2004. Ibid., fr. B 115, 6. Ibid.

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ἀλήτης)69 » et l’expression des malheurs de l’exil est même évoquée après cette chute : elles se demanderaient « de quel bonheur (ἐξ […] ὅσσου μήκεος ὄλβου)70 » elles sont tombées ; « Nous sommes venus sous le toit de cette caverne (ἠλύθομεν τόδ ̓ ὑπ ̓ ἄντρον ὑπόστεγον)71 » ; « J’ai pleuré et poussé des cris en voyant le lieu étranger (κλαῦσά τε καὶ κώκυσα ἰδὼν ἀσυνήθεα χῶρον)72 ». Anne-Laure Therme, dans son article « Une tragédie cosmique : l’exil amnésique des daimones d’Empédocle », a récemment montré la complexité de cette analyse et de son interprétation : Le problème se pose ainsi de la cause de la chute, de l’errance et de l’exil, mais s’avère en partie insoluble par des ambiguïtés textuelles. Quelle est en effet la nature de cette faute évoquée par les premiers vers de B115, et dans quelle mesure dépend-elle du daimôn lui-même ? Il est question en B115, 4, de parjure, epiorkon (vs horkois, serment, au vers 1), mais le vers n’est attesté que par une seule de nos sources (seul Hippolyte le cite). Il pourrait être question de « crime de sang » ou d’un meurtre originel (phonôi) en B115, 3 ; mais les manuscrits de Plutarque73 portent phobôi.74

Ces causes probables sont similaires à celles que nous avons pu observer et inscrivent de fait cette exil mystérieux dans un cadre vraisemblable au vu des causes de l’exil à l’époque classique, qu’il s’agisse de la parodie d’un exil tyrannique ou d’un exil pour meurtre, en passant par les représentations traditionnelles des malheurs de l’exilé. Par ailleurs, la dimension expiatoire de l’exil se retrouve aussi dans ce cas, puisque dans le même fragment qui expose les raisons possibles de cet exil, est mentionné « le fait qu’ils soient soumis à un décret nécessaire (B115, 1), [...] l’anankès khrèma qui règle leur sort » et cela « coïncide avec l’inexorable fatalité qui régit le cycle cosmique75 ». Au-delà de ce simple constat sur les modalités d’un exil réel dont on ne sait pas grand-chose, un rapprochement entre la pensée d’Empédocle et celle

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Ibid., fr. B115, 13 ; B142. Ibid., fr. B118 ; B 119. Ibid., fr. B120. Ibid., fr. B118. Pour une analyse et une discussion de ces questions, cf. C. SANTANIELLO (« Il demone in Empedocle » in G. SFAMENI GASPARRO, éd., Potere e religion nel mondo indomediterraneo tra ellenismo e tarda antichità, Roma : Isiao, 2009, p. 334, n. 10) et surtout J.-C. PICOT, « Empedocles, fragment 115.3 : can one of the Blessed pollute his limbs with blood? », in S. STERN-GILLET and K. CORRIGAN, éd., Reading Ancient Texts : Essays in Honour of Denis O’Brien, Leiden : Brill, 2007, p. 41-56 (note de l’auteur légèrement modifiée). A.-L. THERME, op. cit., p. 6. Ibid., p. 6.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

de Platon dans le Phèdre à propos de la métempsychose76, fait plus en profondeur par A.-L. Therme, permet d’une part de donner aux fragments plus de cohérence dans la logique de la pensée d’Empédocle. D’autre part, il offre un éclairage intéressant sur la métaphore de l’exil chez les penseurs du Ve siècle. Platon parle effectivement lui aussi de la chute des âmes depuis le monde des idées, mais le vocabulaire de l’exil n’est pas aussi explicite que chez Empédocle, malgré certains parallèles évidents77. Là où dans les quelques fragments d’Empédocle, il y a des causes probables d’exil et la mention des malheurs de l’exil qu’on a pu retrouver dans d’autres textes, chez Platon, dans le long passage du Phèdre concerné78, on trouve seulement le vocabulaire du mouvement. Ainsi, « quand l’âme a perdu ses ailes, elle est emportée (φέρεται) jusqu’à ce qu’elle soit agrippée à quelque chose de solide ; là où elle établit sa demeure (οὗ κατοικισθεῖσα), elle prend un corps de terre79 », puis après avoir été confrontée au monde réel « pénétrant de nouveau (δῦσα πάλιν) à l’intérieur du ciel, elle revient à sa demeure (οἴκαδε ἦλθεν)80 ». Le vocabulaire de la chute est également employé : quand l’âme a été alourdie et a perdu ses ailes, « elle est tombée sur terre81 (ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ) » et doit alors chercher à « s’implanter (φυτεῦσαι)82 » dans divers êtres vivants. Platon envisage davantage la métempsychose comme un allerretour et ne l’associe pas aux malheurs de l’exil. Plutarque, en associant les deux auteurs, confond leurs idées – il n’est pas impossible que dans le fond, elles étaient très semblables83 – par le biais de l’image de l’exil qui s’avère, stricto sensu, juste pour seulement un des deux auteurs, Empédocle. Et même dans son cas, la dimension métaphorique n’est pas évidente : il est bien question d’exil mais semble-t-il, davantage au sens propre qu’au sens figuré. Plutarque seul affirme que cet exil était métaphorique mais les extraits qui nous restent ne vont pas explicitement dans ce sens. Mais Plutarque écrivant De l’exil pour réconforter son ami banni n’avait-il pas d’autre choix que d’exagérer cette métaphore, tout spécialiste d’Empédocle qu’il était ?

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Plutarque, dans De l’exil, XVII, 607 c-e, cite plusieurs vers du fragment B115 d’Empédocle et les rapproche du Phèdre de Platon, 250c. A.-L. THERME dresse un tableau comparatif des deux passages, mais force le trait pour ce qui est de trouver des points communs dans la « chute et l’errance » (op. cit., p. 11-12 pour le tableau comparatif). Platon, Phèdre, 244-257. Ibid., 246c. Ibid., 247e. Ibid., 248c. Ibid., 248d-e. C’est la thèse que défend A. - L. THERME, en s’appuyant sur les thèmes de l’oubli, de la parole et du lien des daimones ou des âmes avec l’Amour.

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Il convient néanmoins de se demander si Plutarque ne nous a pas induit en erreur au sujet de Platon et de poser ainsi, avec Mauro Bonazzi, la question suivante : « peut-on vraiment dire que l’exil est la marque du platonisme ?84 ». La réponse n’est pas simple, puisque « si l’on considère dans leur ensemble les diverses positions prises par les Platoniciens, dans l’antiquité et au-delà, il en ressort qu’ils campèrent sur deux positions radicalement opposées ; l’une pourrait s’appeler "la négation de l’exil", l’autre la "résignation à l’exil"85 ». La première idée consiste à affirmer que l’âme étant immatérielle, elle ne peut pas être soumise à un déplacement et n’occupe aucun lieu. Son immortalité pousse à sa recherche et à sa contemplation, ce qui exclut donc de dire d’elle qu’elle est exilée. Néanmoins, l’image postérieure de l’exil, véhiculée par Plutarque et d’autres platoniciens comme Plotin, s’explique de la façon suivante : L’image de l’exil est l’unique description réaliste de notre condition mortelle : tant que nous serons des âmes incarnées, tant que nous serons, en somme, un composé, il nous est impossible de rejoindre pleinement le monde dont nous nous sentons provenir ; il nous incombe nécessairement de rester dans le monde du composé, que nous ne ressentons pas pleinement nôtre.86

Une forme de résignation à l’exil apparaît donc parmi les penseurs postérieurs à Platon : elle consiste à mettre en avant le fait que, loin du prétendu monde des Idées, le penseur ressent un sentiment proche de celui d’Ulysse désespérant de rentrer dans sa patrie, comme Plutarque87 ou Plotin l’exposent88, autrement dit, une forme de nostalgie née d’un exil théorique. Ainsi qu’on a pu le voir, l’exil d’Ulysse possède cette particularité d’être 84

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Mauro BONAZZI, « Le platonisme, une philosophie de l’exil ? », conférence donnée le mercredi 3 avril 2013 à l’occasion du colloque « Le regard de l’exilé » à Paris IVSorbonne, à paraître dans F. Prost (éd.), Actes du colloque Le regard de l’exilé, aux éditions Garnier. Ibid. Ibid. Plutarque, dans De l’exil, XVII, 607d-e. Plotin, Ennéades, I, 6 [6], 8, 16-27 (Plotinus, Ennead I, translated by A. H. ARMSTONG, London : Wiliam Heinemann ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1969) : « Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie (Il. II 140), voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on (Od. IX 29, X 375 et 483), à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-àdire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et notre père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage ».

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

symbolique. Il n’est donc pas étonnant que les penseurs postérieurs à Platon y trouvent un écho avec la théorie de la métempsychose89, puisque « cet exilé qui pleure sa terre natale est le symbole de l’âme qui pleure sa vraie patrie90 ». Par exemple, chez les Néoplatoniciens, le passage d’Ulysse chez Calypso est interprété de façon allégorique : il représente l’âme (Ulysse) retenue dans le corps (Calypso) qui pleure son retour dans sa patrie, en regardant l’infini de la mer91. Chez Platon, si l’on s’en réfère à ce passage du Théétète qui aborde d’une autre façon la métempsychose, il est encore davantage question de fuite que d’exil : Il n’est pas possible ni que les maux soient supprimés, car il est nécessaire qu’il y ait toujours quelque chose qui fasse obstacle au bien, ni qu’ils aient leur place parmi les dieux, mais ils font le tour (περιπολεῖ) de la naturelle mortelle et de ce lieu, par nécessité. C’est pourquoi, il faut essayer de fuir (φεύγειν) d’ici là-bas le plus vite possible. La fuite (φυγή) c’est de se rendre semblable à un dieu selon ce qu’on peut (φυγὴ δὲ ὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν). Se rendre semblable à un dieu, c’est devenir juste et divin, avec le concours de l’intelligence (ὁμοίωσις δὲ δίκαιον καὶ ὅσιον μετὰ φρονήσεως γενέσθαι). Mais en fait, excellent homme, ce n’est pas du tout une chose facile à persuader que le fait que la plupart des gens disent qu’il faut fuir la bassesse (πονηρίαν μὲν φεύγειν) et poursuivre l’excellence (ἀρετὴν δὲ διώκειν) vient du fait que c’est ce qu’il faut faire, et non pas du fait que c’est pour ne pas avoir l’air mauvais et pour avoir l’air bon.92

Encore une fois, l’ambiguïté de φεύγειν ne permet pas de trancher clairement : fuite ou exil ? Le verbe et ses substantifs sont construits tantôt en emploi absolu, et dans ce cas on pourrait traduire par « s’exiler », tantôt sont suivis de l’accusatif, ce qui exclut une telle traduction. On traduirait alors plutôt φεύγειν par « fuir quelque chose ». La proposition « φυγὴ δὲ ὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν » a certainement pu être interprétée comme une apologie de l’exil, et l’emploi absolu de « φυγή », qui plus en est dans une sorte de maxime, permet la traduction suivante : « l’exil, c’est d’être semblable au dieu selon ce qu’il est possible ». On peut y voir par ailleurs une réécriture avec la proposition d’Homère : « Quand le coriace égarement s’empare d’un homme, qui a tué un homme dans sa patrie parmi les autres et 89

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Voir E. DÉTIENNE, « Ulysse sur le stuc central de la Basilique de la Porta Maggiore », Latomus XVII, 1958, p. 270-286. À partir d’une représentation picturale d’Ulysse face à la mer sur l’île de Calypso datant du Ie siècle ap. J.-C., E. DÉTIENNE, dresse un état des lieux des interprétations de l’exil d’Ulysse par les différentes écoles philosophiques antiques. Ibid., p. 284. Ibid., p. 279-280. Platon, Théétète, 176a-b.

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arrive à la maison (ἐξίκετο δῆμον) d’un riche homme, la stupeur saisit ceux qui le voient (θάμβος δ᾽ἔχει εἰσορόωντας), de même Achille fut stupéfait en voyant Priam semblable à une divinité (θεοειδέα)93 ». Dans ces deux propositions, l’exilé ressemblerait à un dieu, ce qui est très surprenant. Chez Homère, comme on a déjà pu le voir, les raisons n’en sont pas claires. Chez Platon, cette ressemblance est moins symbolique que concrète, car il s’agit d’adopter un comportement juste et divin. Ce raisonnement comporte néanmoins de nombreuses limites. Si l’on suit le syllogisme de Platon, être en exil c’est être « juste et divin ». Or, dans la pensée de Platon, deux exemples montrent que traduire, dans cette proposition, φυγή par « exil » est un contresens : le premier est l’exemple même de Socrate, expliquant qu’il était au contraire injuste de s’exiler, au moment où cette possibilité lui était offerte94. Comment le Socrate du Théétète pourrait-il contredire le Socrate du Criton ? Il existe bien une vision positive des philosophes exilés dans la République95, mais c’est d’abord parce que l’exil contraint est une condition presque fortuite d’un éloignement loin d’une cité corrompue, même si Platon envisage aussi l’exil volontaire d’une « grande âme » loin d’une « petite ville » quand elle est corrompue. Il semblerait que l’exil volontaire, ainsi que le précise Socrate, demeure totalement opposé à une attitude juste et divine. Le deuxième exemple qui va dans ce sens est l’affirmation virulente de Socrate, dans la République, contre les exilés qui se pavanent dans la cité comme des demi-dieux96 : une fois de plus, le regard que porte Socrate sur l’exil est négatif, et le recours à la comparaison « au demi-dieu » ne va pas dans le sens de celle du Théétète. Que les Néoplatoniciens se querellent pour savoir si l’exil chez Platon désigne ou non la métempsychose s’explique en partie par les confusions lexicales qui règnent dans cet extrait et les problèmes d’interprétation qu’elles soulèvent. Il existe, en somme, chez Platon une pensée complexe de l’exil, tout à fait propre à la confusion : 1) Les exilés sont des êtres mauvais et gênants parce qu’ils incarnent en quelque sorte une Cité devenue mauvaise (République, VIII, 558a). 2) Il faut, autant que possible, tout faire pour ne pas être exilé, afin de ne pas s’opposer à la Cité et pour ne pas participer à sa déliquescence (Criton, 45-53). 3) Quand la Cité agit de façon injuste, l’exil est une condition possible pour repenser la Cité (République, VI, 496 a-b).

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Homère, Iliade, XXIV, v. 480-482. Platon, Criton, 45-53. Platon, République, VI, 496 a – b. Ibid.,VIII, 558a.

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Troisième partie : Fin de l’exil et exil sans fin

En plus de cette pensée politique de l’exil, existe l’idée de la métempsychose qui, parce qu’elle est représentée par des verbes de mouvements ou de chute loin d’un monde idéal, a pu être assimilée à une forme d’exil. Chez Platon, la métaphore de l’exil pour désigner la métempsychose est absente, mais elle fleurit chez les Néoplatoniciens97, par le biais d’autres interactions qui participent à la confusion, comme le récit de l’exil des daimones d’Empédocle98 ou une relecture de l’exil d’Ulysse dans l’Odyssée. L’aspect symbolique de l’exil et les nombreux parallèles que l’on peut faire avec des interprétations moins pragmatiques que la seule sanction – par exemple l’expiation d’une faute ou l’exil intérieur – sont autant de raisons de penser qu’il y avait une place proprement métaphorique au traitement de l’exil. Néanmoins, tout ne peut pas être une métaphore de l’exil, dans un contexte limité par des croyances souvent mal interprétées. L’utilisation de métaphores de l’exil au théâtre permet ainsi de désigner des symboles politiques forts qui demeurent ainsi concrets, mais contrairement à ce qu’il est agréable de croire, un aspect majeur de la philosophie grecque ne s’y prête pas. Les rapprochements entre l’exil d’Ulysse et la métempsychose chez Platon permettent effectivement aux penseurs néoplatoniciens de développer une poétique de l’exil en même temps qu’une philosophie de l’exil, mais il semblerait que la pensée platonicienne n’était pas autant portée ni emportée à ce type de métaphore. Quand on pense au mépris de Platon pour la poésie – qu’il voulait, justement, chasser de la cité –, en plus d’une étude précise des textes en question, il est mal aisé d’affirmer que le philosophe platonicien était « exilé » du monde des Idées, au sens proprement lyrique de la question. Néanmoins, il demeure troublant de constater qu’une grande partie des penseurs, historiens et orateurs, a fait l’épreuve de l’exil comme condition essentielle d’écriture et de réflexion. Dans une société régulièrement frappée de différentes sortes d’exils, cela n’a pourtant rien d’original, mais à la fin de la période classique, où ce processus est déjà bien éculé, et avec lui la démocratie même, l’exil apparaît comme une situation de retrait particulièrement aisée. Il n’est jamais vraiment facile de sortir d’exil, malgré ce que la théorie pourrait laisser penser. Quelle que soit la durée de la peine, l’exil s’accroche, 97

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On retrouve cette idée chez Télès le penseur grec du IIIe siècle avant J. C. qui s’attache à montrer que ni le corps ni l’âme ne sont diminués par l’exil et qu’il délivre de la compagnie des méchants. Le philosophe stoïcien romain du Ier siècle après J. C. Musonius reprend cette idée en y adjoignant celle que le monde est la véritable patrie de l’homme. Plutarque, dans De l’exil, 14, affirme que l’exil volontaire des philosophes et des intellectuels est la seule condition de la créativité. Chez les premiers chrétiens, l’exil du philosophe devient l’ascèse spirituelle, dans un endroit reculé, coupé du monde. Cette hypothèse est déjà suggérée par A.-L. THERME, op. cit., p. 9.

Chapitre 14 : L’exil comme métaphore

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comme une malédiction parfois très concrète, à sa victime, à tel point que, sous bien des aspects, il puisse durer éternellement. Rentrer chez soi est une épreuve de force, aussi bien physique qu’administrative, au cours de laquelle nombreux sont ceux qui se résignent à leur sort. Aucun cas, pour dire vrai, ne prouve qu’un retour d’exil ait lieu sereinement et intégralement. Ce constat, abondamment déploré, conduit nécessairement à une distorsion des représentations de l’exil et des usages métaphoriques qui en sont faits. L’existence de l’exil en tant que comparant et comparé, indique que la société reconnaissait suffisamment cette donnée pour en faire un sujet de réflexion de premier plan ou l’outil d’une réflexion essentiellement axée sur les limites de la démocratie. Ce thème malléable et, contrairement aux apparences, riche de nuances perturbe même les images poétiques et dépasse parfois leurs auteurs. Pourtant une étude de ces images nous invite à la prudence, du moins jusqu’à la fin de la période classique, où l’exil est politiquement connoté. Les images qui vont au-delà de cette limite sont essentiellement poétiques – c’est le cas de la dimension expiatoire de l’exil – mais ne sont pas encore philosophiques.

CONCLUSION GÉNÉRALE

La contextualisation des causes de l’exil met en avant la prédominance du motif politique. L’exil est une donnée primordiale pour mesurer l’évolution de la cité, depuis la période archaïque jusqu’aux régimes oligarchiques. Le contrôle des exils permet de juger de l’état du pouvoir en place. Plus les exils sont nombreux, plus la représentation de ce pouvoir est négative. De plus, le bien fondé de ces exils, même lorsqu’ils sont plus modérés pendant la démocratie athénienne, n’est pas toujours établi, car on leur impute souvent des motifs qui sortent du cadre politique. L’exil est parfois assimilé à une forme de vengeance ou de désignation d’un bouc émissaire. Pour cette raison, cette mesure tend à perdre de sa gravité, à partir du moment où elle est banalisée, aussi bien lors des périodes intenses marquées par les exils de masse que lors des procès entre particuliers, où l’influence pernicieuse des sycophantes est souvent sensible. La période des régimes oligarchiques présente de nombreuses similitudes avec celle des exils tyranniques. L’exil n’y est plus qu’une formalité, même s’il prend un aspect officiel. On choisit même de passer sous silence certains aspects de cette période pour opérer une généralisation de l’exil, en mettant de côté toute vraisemblance historique. Ainsi, alors qu’on subissait contre son gré l’exil pendant la période archaïque – même s’il s’agissait déjà d’une formalité à l’issue de laquelle un retour était toujours possible –, on le subit plus volontiers pendant la période démocratique pour de multiples raisons : le cadre législatif garantit en général un retour à la normal après la période d’éloignement et, bien souvent, les personnages de premier plan, frappés par l’ostracisme, font de leur rayonnement personnel un atout. Les ostracisés sont ainsi souvent rappelés et les exilés ont tôt fait de tourner à leur avantage une situation conflictuelle. Les cas d’exils les plus intéressants sont plutôt ceux qui sont choisis. Le cadre judiciaire laisse cette possibilité aux prévenus, à différents moments de leur procès, mais c’est surtout en dehors de toute contrainte qu’un tel choix se démarque des autres types d’exil. L’exil volontaire apparaît souvent comme une forme de protestation contre la cité et ses dérives et annonce, à ce titre, l’utilisation plus tardive qui sera faite de ce symbole. Les représentations de l’exil et des exilés mettent en avant un décalage saisissant entre la réalité historique et son traitement littéraire. On déplore parfois, dans une perspective historique et politique, la vanité de l’exil ou la dénaturation d’une telle mesure, mais on en décrit avec force détails les inconvénients. Ces représentations sont donc multiples. C’est ce qui nous a

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Conclusion générale

amené à affirmer que le thème de l’exil est « plastique », car il contient tous les aspects des préoccupations d’un citoyen : politiques, mais aussi pragmatiques et également religieuses. Si nous avons besoin de dissocier ces trois aspects pour mieux les comprendre, il semble que, dans la pensée d’un Grec de l’époque classique, ce n’était pas nécessaire. C’est ce qu’illustre par exemple le thème de la souillure : avant d’être un motif d’exil, c’est une réalité concrète, celle du sang sur les mains, qui devient symbolique et prend ainsi une envergure religieuse tout autant que politique. De même, la réflexion sur les exils tyranniques, que l’on observe chez les Tragiques, puise dans Homère certains aspects religieux qu’elle traite dans une perspective politique. Les malheurs et la topologie de l’exil rappellent les désagréments concrets auxquels il faut faire face, en même temps que l’impression de subir une malédiction, dont les modèles les plus anciens sont issus de la littérature archaïque. L’exilé, maudit de la société et maudit des dieux, erre dans la plus grande précarité. Pourtant, certaines représentations sont propres à l’époque classique et se démarquent des modèles archaïques. Ainsi, la communauté des exilés est née, avant tout, d’une observation concrète : à partir de la Guerre du Péloponnèse, le nombre croissant de cités ou d’individus frappées par l’exil invite à un regroupement des forces. La dimension religieuse est souvent absente de cette représentation et laisse place à une forme de politique marquée par la manipulation et la malignité. Il apparaît, de plus, que tous les exilés ne se valent pas et qu’un comportement pieux envers les dieux et la cité est attendu. Autant de critères qui rentrent en compte dans les portraits types des exilés, et qui, dans le cas du manipulateur notoire qu’est Alcibiade, divisent tout particulièrement. En dernier lieu, les possibilités de mettre fin à l’exil sont nombreuses et nous confirment que cette mesure est destinée à être provisoire. On peut rentrer d’exil comme être intégré dans une nouvelle cité. Les cas d’exil à perpétuité sont rares et font appel, une fois de plus, à un imaginaire mythologique où la mort et l’exil sont souvent assimilés. On représente, en fait, plus un exil comme étant éternel, ou dans un lieu d’éternité comme les Enfers, qu’on n’en subit un. Le motif de l’exil confine lui aussi à une forme d’éternité qu’est la métaphore. Nous avons développé l’idée que l’usage métaphorique de l’exil était parfois l’objet de contresens, notamment pour une représentation aussi abstraite que celle de la métempsychose chez Platon, mais son importance symbolique est attestée. Ainsi, l’exil volontaire comme protestation contre la cité trouve son pendant dans l’exil concret autant que symbolique des intellectuels athéniens. L’exil n’est pas l’apanage des seules périodes archaïques et classiques au cours de l’histoire grecque. Les représentations et les enjeux de l’exil à partir de Philippe de Macédoine jusqu’au début de l’époque chrétienne sont présents. Ont-ils néanmoins des aspects novateurs ? Certains thèmes, du moins pour la fin de la période classique, semblent très proches, notamment

Conclusion générale

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la problématique du bon tyran qui ramène les exilés et du mauvais tyran qui exile en masse. Il semblerait également que l’on n’échappe pas, pour cette période non plus, aux malheurs de l’exil, mais que la représentation de la communauté des exilés valorise bien plus les intellectuels et, avec l’ère chrétienne, les martyrs. À ce titre, il nous semble que l’apport de Plutarque pourrait être mis en avant. Chez ce fin connaisseur de l’histoire, on observe des modifications des représentations de l’exil, avec notamment l’image positive qu’il en donne, a posteriori, dans De l’exil1 comme une condition de réflexion chez les intellectuels. De plus, avec Plutarque, s’est posée la question de l’existence de « l’exil intérieur ». Nous avons préféré être prudente avec ce concept qui nous a semblé peu pertinent et anachronique pour les périodes archaïque et classique, même si, en très grande partie chez Eschyle, différents aspects en sont développés. Il serait intéressant de savoir à partir de quand on passe explicitement de l’exil physique à l’exil intérieur, que l’on trouve clairement chez Plutarque et chez les auteurs latins comme Ovide. Enfin, nous avons été amenée à découvrir l’utilisation beaucoup plus récente des représentations antiques de l’exil dans la littérature grecque contemporaine. On a ainsi pu parler des chansons populaires2, mais dans la littérature grecque du XXe siècle, on observe une grande utilisation de ce thème, chez Georges Seféris, Vassilis Alexakis et Yannis Kiourtsakis notamment, où l’exil politique génère une réflexion sur l’exil intérieur. Chez certains auteurs, en particulier Yannis Kiourtsakis, on observe l’idée de « double exil » et de dialectique de l’exil, qui consiste à trouver sa patrie dans l’exil intérieur3. Du fait de son intérêt pour l’intériorité et les formes plurielles de la subjectivité, la littérature grecque moderne ne pouvait que développer ce motif dans des œuvres qui, toutes novatrices soient-elles, sont encore les héritières de la pensée antique4.

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Op. cit., 14. Voir N. SULTAN, op. cit. Y. KIOURTSAKIS, Double exil, Lagrasse : Editions Verdier, tr. fr. R. BOUCHET, 2014 (titre original : Nous les autres, Athènes : Éditions Kedros, 2000). Nous développons ces parallèles dans l’article suivant : GOUTTEFARDE, A., « « Chercher sa patrie dans l’exil » : échos poétiques de l’exil dans la culture grecque antique, moderne et contemporaine », dans la revue Alkémie « L’exil », n°24, Éditions Garnier, janvier 2020, p. 81-99.

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

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II. ÉDITIONS COMPLÉMENTAIRES • Alcée Sappho (éd. et trad. T. REINACH et A. PUECH), Paris : Les Belles Lettres, 1937. • Alcée, fragments (texte établi, traduit et annoté par G. LIBERMAN), Paris : Les Belles Lettres, 1999. • BOND, G. W., Euripides Heracles, Oxford, 1981. • CONACHER, D. J., Aeschylus’ Oresteia, a literary Commentary, University of Toronto, 1987.

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III. ÉTUDES SUR L’EXIL ET L’OSTRACISME 1) Approches historiques • BALOGH, E., Political refugees in ancient Greece from the period of the tyrants to Alexander the Great, Roma : « L’Erma » di Bretschneider, 1943. • BERTI, M., « "Megakles, non eretrizzare!" Una nuova proposta di lettura e d’interpretazione di un ostrakon attico », συγγραφή, Materili e appunti per lo studio della storia e della letteratura antica, Como, 2001, p. 42-57. • BRENNE, S., Ostrakismos und Prominenz in Athen : Attische Bürger des 5. Jahrhunderts v. Chr. auf den Ostraka, Vienne, 2001.

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IV. OUVRAGES GÉNÉRAUX SUR LES PÉRIODES ARCHAÏQUE ET CLASSIQUE 1) Approches historiques et culturelles • ALAUX, J., le liège et le filet, Paris : Éditions Belin, 1995. • ARNAOUTOGLOU, I., « Pollution in the Athenian homicide Law », RIDA, 40, 1993, p. 109-137. • AZOULAY, V., « Champ intellectuel et stratégies de distinction dans la première moitié du IVe siècle : de Socrate à Isocrate », in Individus, groupes et politique à Athènes de Solon à Mithridate [en ligne], Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 2007 (généré le 12 avril 2016). • BABA, K., « The Macedonian / Thracian Coastland and the Greeks in the Sixth and Fifth Centuries B. C. », Kodai, 1, 1990, p. 1-23.

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• WILSONS, N. G., « Aristophane, Wasps 897, Klôos sukinos », The Classical Quarterly, XXV, 1975.

V. OUVRAGES COMPLÉMENTAIRES 1) Auteurs antiques • Cicéron, Les paradoxes des Stoïciens (tr. fr. J. MOLAGER), Paris : Les Belles Lettres, 1971. • Cicéron, Seconde action contre Verrès (éd. H. BORNECQUE et tr. G. RABAUD), Paris : Les Belles Lettres, 2008, IV. • Ovide, Métamorphoses (éd. et tr. G. LAFAYE), t. 2, l. VI-X (édition revue et corrigée par H. LE BONNIER), Paris : Les Belles Lettres, 1972 [1928]. • Plutarch’s Lives, with an english translation by B. PERRIN, London : William Heinemann Ltd ; New York : The Macmillan Co., 11 vol. ; vol. 2, Aristide, 1928 ; vol. 3, Périclès, 1940. • Plutarch, Moralia, VII, translated by P. H. DE LACY, Cambridge, MA. : Harvard University Press ; London : William Heinemann Ltd, 1959. • Plutarque, Vie de Solon (texte établi et traduit par R. FLACELIÈRE), t. 2, Paris : Les Belles Lettres, 1961. • Plotinus, Ennead I, translated by A. H. ARMSTONG, London : Wiliam Heinemann Ltd ; Cambridge, Ma. : Harvard University Press, 1969.

2) Auteurs modernes • BIANCHI, O., « Penser l’exil pour penser l’être », Le Portique [En ligne], 12005, mis en ligne le 12 mai 2005, consulté le 17 mai 2016. • DURAND, J.- L., « La mort, les morts et le reste », in M. CARTRY, et M. DETIENNE, Destins de meurtriers. Systèmes de pensée en Afrique noire 14, Paris, 1996, p. 39-56. • KIOURTSAKIS, Y., Double exil, tr. fr. R. BOUCHET, Lagrasse : Éditions Verdier, 2014 (titre original : Nous les autres, Athènes : Editions Kedros, 2000). • MARTIN, E., Histoire des monstres, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, Grenoble : Éditions Jérôme Million, 2002. • OKTAPODA-LU, E., « Chants d’exil et œuvres de l’exil de la Grèce moderne : tradition versus modernité », in A. MONTANDON et M. CONSTANTINESCU, éd., Poétique de la tradition, Clermont-Ferrand : CRLMC, Université Blaise Pascal, 2006, p. 131-149.

VI. USUELS • CHANTRAINE, P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris : Klincksieck, 1999 [1968].

Bibliographie

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• ERNOUT, A., et MEILLET, E., Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris : Klincksieck, 1994 [1932]. • Dictionnaire LAROUSSE. • LITTRÉ, P.-E., Dictionnaire de la langue française. • SCHWYZER, E., Griechische Grammatik, Munich : Beck, 1939.

INDEX

I. INDEX DES AUTEURS ET DES ŒUVRES ALCÉE : 29, 31, 36, 37, 38, 39, 40, 42, 56, 166, 378, 393 ANDOCIDE : Sur son retour : 51, 136, 372 Sur les Mystères : 20, 21, 28, 29, 61, 80, 96, 97, 106, 109, 112, 119, 139, 141, 367, 370, 375 Sur la paix : 25, 76 Contre Alcibiade : 20, 24, 26, 28, 64, 66, 67, 72, 75, 78, 79, 86, 206, 207, 332, 375, 376 ANTIPHON : Les Tétralogies : 193, 209 Sur le meurtre d’Hérode : 137 Sur le choreute : 82 ARISTOPHANE : Les Cavaliers : 25, 28, 59, 60, 73, 74, 135, 250 Les Guêpes : 59, 266, 400 La Paix : 59, 134 Les Oiseaux : 134, 135, 257, 335 Les Grenouilles : 73, 242, 243, 364, 371, 394 Les Nuées : 74, 47 Ploutos : 59, 400 ARISTOTE : La Constitution d’Athènes : Politique : 19, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 38, 41, 44, 45, 46, 47, 49, 50, 51, 52,53, 54, 55, 59, 61, 62, 63, 66, 71, 72, 75, 77, 80, 82, 101, 102, 106, 107, 108, 119, 200, 202, 206, 360, 366, 374, 377, 382,385, 386, 400

DÉMOSTHÈNE : Sur la paix : 367 Troisième Philippique : 24, 109 Sur le traité avec Alexandre : Contre Polyclès : 368 Contre Boeotos 2 : 19 Contre Panténètos : 201 Contre Apatourios : 208 Contre Leptine : 82, 106 Sur la couronne : 368, 369 Sur l’ambassade : 22 Contre Midias : 18, 19, 21, 22, 23, 24, 297, 330, 385 Contre Aristocrate : 27, 66, 79, 80, 81, 82, 137, 201, 239, 400 Contre Timocrate : 29, 86, 124, 136, 369 Contre Aristogiton 1 : 208 Lettres : 244, 373 DINARQUE : Contre Aristogiton : 20, 142 Contre Démosthène : 21, 23, 29, 111 EMPÉDOCLE D’AGRIGENTE : 410-412, 416 ESCHINE : Contre Ctésiphon : 20, 21, 27, 29, 137, 147, 230, 367, 369 Lettres : 151, 373, 390 ESCHYLE : Les Suppliantes : 24, 25, 27, 28, 130, 131, 132, 133, 134, 153, 215, 216, 217, 218, 219, 221, 230, 231, 236, 240, 247, 256, 259, 261, 264, 273,

444 276, 277, 281, 282, 284, 285, 286, 287, 288, 291, 339, 340, 345, 346, 395, 408 Prométhée enchaîné : Agamemnon : 24, 26, 27, 162, 167, 168, 169, 171, 212, 215, 235, 264, 269, 270, 277, 278, 283, 284, 286, 288, 290, 291, 292, 355, 356, 395, 396, 397 Les Choéphores : 20, 21, 29, 171, 173, 174, 175, 176, 177, 193, 207, 211, 235, 236, 247, 260, 261, 271, 272, 347, 348, 349, 364, 395, 399, 403 Les Euménides : 19, 29, 173, 174, 175, 211, 233, 242, 339, 365, 400, 401, 402, 403, 407, 408 EURIPIDE : Médée : 21, 22, 23, 24, 28, 29, 133, 153, 163, 165, 180, 181, 182, 226, 228, 235, 238, 239, 242, 248, 261, 340, 343, 351, 352, 355, 390, 391, 399 Les Héraclides : 10, 18, 26, 27, 92, 93, 132, 133, 231, 232, 235, 238, 239, 242, 297, 241, 242, 350, 351, 364, 368 Hippolyte : 22, 23, 24, 26, 28, 92, 170, 171, 192, 193, 226, 227, 228, 229, 230, 238, 239, 247, 248, 279, 286, 390, 391, 392, 393, 411 Andromaque : 21, 28, 245, 248, 249, 250, 268, 269, 348 Hécube : 225, 245, 246, 250, 260, 268, 293 Les Suppliantes : 133, 134, 192, 236 Électre : 18, 21, 23, 89, 132, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 192, 207, 224, 228, 234, 235, 236, 237, 238, 240, 241, 247, 249, 260, 267, 272, 273, 280, 347, 348, 349, 350, 365, 366, 391, 394, La Folie d’Héraclès : 20, 28, 153, 192, 196, 197, 234, 236, 239, 240, 242, 286, 338, 342, 343, 352, 399, 401, Les Troyennes : 26, 225, 245, 246, 249, 250, 260, 268, 269, 393, 394

Index Iphigénie en Tauride : 21, 24, 130, 132, 133, 134, 233, 234, 239, 240, 249, 271, 391, 394 Hélène : 21, 24, 165, 166, 243, 257 Les Phéniciennes : 18, 24, 27, 134, 153, 184, 185, 224, 229, 237, 238, 239, 240, 243, 249, 261, 266, 297, 300, 304, 363, 364, 388, 391, 392, 401, Les Bacchantes : 19, 21, 23, 163, 164, 165, 168, 225, 228, 235, 247, 257, 280, 297, 355 HÉRODOTE : L’Enquête : 42, 48, 68, 252, 317, 319 HÉSIODE : Le Bouclier : 28, 191, 339, 396 Les Travaux et les jours : 194, 205 La Théogonie : 215, 285, 396 HOMÈRE : Iliade : 24, 28, 128, 129, 130, 158, 159, 161, 162, 168, 189, 190, 191, 207, 210, 220, 237, 257, 338, 342, 346, 348, 393, 400, 415 Odyssée : 14, 20, 24, 28, 127, 128, 129, 158, 160, 161, 189, 190, 207, 209, 210, 214, 235, 236, 237, 245, 247, 257, 266, 275, 276, 277, 281, 285, 301, 322, 339, 346, 353, 363, 390, 395, 416 HYPÉRIDE : Contre Athénogène : 23, 27, 358 ISOCRATE : Contre Callimakhos : 20, 113, 119 Sur l’attelage : 19, 22, 23, 24, 26, 27, 51, 297, 300, 303, 328, 331, 358, 381, 387, 388 Éginétique : 19, 22, 23, 27, 251, 286, 287, 297, 298, 302, 303 Éloge d’Hélène : 243, Busiris : 18, 20, 165, 166, 243, 400 Panégyrique : 113, 116 Archidamos : 20, 113 Sur la paix : 19, 25, 28, 29, 76, 367

Index Aréopagitique : 29, 51, 111, 114, 374 Philippe : 330, 345 Plataïque : 29, 230, 243, 244, 251, 367, 371 Évagoras : 22, 23, 29, 321, 323 Lettres : 366, 367 KRATINOS : 72 LYCURGUE : Contre Léocrate : 18, 20, 22, 29, 45, 46, 56, 63, 106, 109, 138, 237, 297, 300, 354, 377, 378, 385, 387, 400 LYSIAS : Sur le meurtre d’Ératosthène : 23, 96 Oraison funèbre : 23, 28, 96, 135, 136 Contre Simon : 21, 22, 23, 27, 97 Au sujet d’une accusation pour blessure : 23, 95, 28 Contre Andocide : 20, 24, 26, 78, 79, 206, 207, 375, 376 Contre Ératosthène : 20, 24, 113, 115, 116, 117, 118, 235 Plaidoyer pour un soldat : 28, 142 Contre Agoratos : 21, 22, 23, 29, 106, 110, 111, 112, 114, 115, 117, 120, 375 Contre Alcibiade 1 : 28, 65, 67, 113, 117, 303, 331, 375 Sur la confiscation des biens du frère de Nicias : 22, 23, 29, 320 Pour Polystratos : 105, 301, 302 Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie : 27, 29, 111, 112, 120, 121, 367, 370 Au sujet de l’examen d’Évandros : 29 Contre Nicomaque : 29, 123 Contre Philon : 27, 28, 29, 113, 123, 124, 358, 376 Contre Hyppothersès : 381 Contre une proposition : 29 PLATON (le Comique) : Hyperbolos : 59, 73, 74, 76, 77, 105

445 PLATON : La République : 22, 25, 26, 29, 115, 147, 148, 150, 244, 245, 323, 378, 379, 415 Les Lois : 202, 360, 382, 385 Apologie de Socrate : 18, 21, 143, 144, 234, 279, 299, 300 Criton : 146, 415 Phédon : 204 Phèdre : 409, 412 Le Banquet : 51, 322 Gorgias : 22, 23, 24, 25, 71, 76 Ménéxène : 29, 368 Second Alcibiade : 21, 332, 333 Euthydème : 361 Axiochos : 140, 409, 410 Théétète : 414, 415 SAPPHO : 29, 36, 37, 38, 39, 40, 390, 393 SOLON : 20, 27, 29, 35, 36, 44, 45, 49, 50, 53, 56, 58, 96, 114, 151, 152, 170, 301, 327, 366, 367, 368, 379, 383 SOPHOCLE : Électre : 178, 207, 236, 260, 394 Œdipe Roi : 21, 24, 25, 27, 29, 93, 183, 195, 224, 235, 238, 241, 261, 279, 343, 391, 393 Antigone : 21, 27, 29, 225, 241, 279 Les Trachiniennes : 29, 238 Philoctète : 21, 29, 201, 366, 392 Œdipe à Colone : 22, 23, 24, 27, 29, 78, 93, 134, 184, 185, 196, 235, 238, 240, 241, 256, 279, 304, 342, 345, 364 THÉOGNIS : 40, 41, 42, 393 THUCYDIDE : La Guerre du Péloponnèse : 99, 101, 102, 301, 324, 401 XÉNOPHON : Les Helléniques : 19, 20, 21, 22, 23, 26, 28, 29, 98, 106, 107, 108, 142,

446 154, 251, 296, 297, 298, 311, 312, 313, 315, 326, 327, 353, 370, 374, 376, 382, 388, 389, 392, 400 L’Anabase : 315, 319, 357 Les Mémorables : 146 Apologie de Socrate : 143 Cyropédie : 20, 151, 399, La Constitution des Lacédémoniens : 27 Agésilas : 29, 310, 311 XÉNOPHON (pseudo) : La Constitution des Athéniens : 24, 25

Index

Index

447

II. INDEX DES CRITIQUES

ARNOULD, D. : 7, 15 70, 246, 249, 251, 352 BALLABRIGA, A. : 292 BALOGH, E. : 12, 16, 337, 381 BERNAND, A. : 127, 256, 260, 261, 262, 275, 282, 284, 287, 290, 291, 394 BONAZZI, M. : 413 BORDAUX, L. 14, 31, 92, 153, 153, 238, 249, 346, 401 BRENNE, S. : 11, 59, 60, 62, 64, 65, 70, 71, 72, 73, 75 BRUN, P. : 73, 74, 295, 302, 381 BURKERT, W. : 193, 400 CARCOPINO, J. : 58, 63, 65 DEFORGE, B. : 212, 221, 407, 409 DEMONT, P. : 194, 199, 401 DE ROMILLY, J. : 71, 332, 401 DÉTIENNE, E. : 78, 414 DUMORTIER, J. : 214, 215 DUPONT, F. : 194, 195, 272, 348, 350, 402 ECK, B. : 15, 79, 81, 82, 137, 188, 189, 189, 190, 191, 196, 197, 198, 199, 200, 204, 206, 207, 223, 251 FARTZOFF, M.: 89, 180

FIGUEIRA, T. J. : 60, 66, 85, 296 FORSDYKE, S. : 10, 16, 17, 35, 36, 39, 42, 46, 49, 53, 55, 57, 58, 59, 61, 63, 66, 70, 74, 80, 81, 83, 84, 91, 93, 97, 101, 104, 105, 150, 328, 377 GEHRKE, H.-J. : 17 GERNET, L. : 77, 79, 94, 111, 114, 115, 136, 187, 188, 251, 299, 385, 387, 388 GOTTELAND, S. : 97 GOURMELEN, L. : 190, 258, 338, 339 JOUANNA, J. : 194 LONIS, R. : 11, 337, 344, 345, 363, 380, 381 MAUDUIT, C. : 220, 279, 392, 403, 407, 409 MOULINIER, L. : 50, 189, 198 PARKER, R. : 15, 191, 193, 194, 203, 342 RIEDINGER, J.-C. : 154, 312, 313, 315, 327, 353, 392 RUZÉ, F. : 206, 380 SCHNAYDER, G. : 14, 245, 363 SEIBERT, J. : 11, 12, 16, 18, 35, 99, 109, 223, 239, 296, 337, 344, 374 SERGHIDOU, A. : 15, 245, 246, 282

448

Index

SULTAN, N. : 14, 15, 160, 210, 245, 260, 421 THERME, A.-L. : 410, 411, 412, 416 TZANETOU A. : 186, 338, 352 VERNANT, J.-P. : 104, 132, 218, 219, 221, 222, 227, 287 WOLPERT, A. : 10, 11, 106, 108, 109, 111, 112, 114, 116, 118, 119, 125, 143

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................................................. 9 PREMIÈRE PARTIE CONTEXTUALISATION DES CAUSES DE L’EXIL ....................................... 31 Chapitre premier. La période archaïque : exil des tyrans et exil pendant les régimes tyranniques ..................................................................................... 35 I. Mytilène .................................................................................................. 36 1) L’exil attesté d’un tyran : Myrsilos ................................................... 37 2) L’exil d’Alcée et de ses frères ........................................................... 37 3) L’exil de la poétesse Sappho ? .......................................................... 39 II. Mégare : l’exil du poète Théognis ? ........................................................ 40 III. Samos et Corinthe ................................................................................... 42 Chapitre 2. L’exil pendant la démocratie athénienne ..................................... 57 I. L’ostracisme ............................................................................................ 58 1) Chronologie historique et littéraire de l’ostracisme .......................... 63 a) Hipparque (banni en 487, amnistié en 481)............................. 63 b) Mégaclès (banni en 486, amnistié en 481 ; banni à nouveau en 471) et Alcibiade : les ancêtres d’Alcibiade le Jeune. .................. 64 c) Un anonyme banni en 485 / Xanthippe banni en 484 et amnistié en 481 ............................................................................. 65 d) Aristide (banni en 482, amnistié en 481) : le « bon ostracisé » ........................................................................... 66 e) Thémistocle (banni en 471 et meurt en exil en 465) : ostracisé et puni d’exil ? ................................................................... 67 f) Cimon (banni en 461, amnistié en 457) .................................. 71 g) Thucydide, banni en 443 ou 436 et amnistié en 442 ............... 72 h) Hyperbolos, banni en 415, meurt en exil en 411 ..................... 73 2) Les autres ostracisés ......................................................................... 75 II. Législation, décrets et serments sur l’exil................................................ 77 1) La législation sur l’exil à Athènes..................................................... 78 2) Décrets régulant les exils en dehors d’Athènes et répartition des exilés en Grèce ..................................................................................... 83 3) Les Serment des membres du Conseil et des Juges .......................... 86 III. Représentation du procès populaire au théâtre ........................................ 87 1) Chez Eschyle : Clytemnestre bannie par le chœur des Argiens

450

Table des matières de L’Agamemnon........................................................................................ 87 2) Chez Euripide : Oreste et Électre condammnés à mort plutôt qu’à l’exil par un tribunal populaire ? ........................................................ 89 3) Chez Sophocle : prudence en matière de jugement .......................... 93 IV. Les procès privés ..................................................................................... 94 V. L’exil des généraux .................................................................................. 97

Chapitre 3. L’exil pendant les régimes oligarchiques ................................... 101 I. Chez les historiens ................................................................................. 102 II. Chez les orateurs attiques ...................................................................... 109 1) Les exils des Quatre-Cents ............................................................. 109 2) Les Trente contre les exilés du Pirée............................................... 111 a) Les exilés se réfugient à Phylé puis au Pirée......................... 112 b) La lutte des Dix contre les exilés du Pirée ............................ 116 c) La victoire des exilés du Pirée et l’exil des Trente ................ 117 d) Les procès après les Trente : le privilège d’être exilé............ 118 Chapitre 4. Choisir l’exil ................................................................................. 127 I. Fuir les malheurs de la vie ..................................................................... 127 1) Chez Homère .................................................................................. 127 2) Chez Eschyle : fuir le mariage ........................................................ 130 3) Chez Euripide : formalisation de l’exil volontaire .......................... 132 4) Chez Aristophane ............................................................................ 134 5) Chez les orateurs attiques : de deux maux, le moindre ................... 135 II. La fuite et le procès ............................................................................... 136 1) Fuir avant la tenue du procès .......................................................... 137 2) Fuir après la tenue du procès .......................................................... 142 3) L’exemple de Socrate...................................................................... 143 III. L’éloignement volontaire de la cité corrompue ..................................... 147 DEUXIÈME PARTIE REPRÉSENTATIONS DE L’EXIL ET DES EXILÉS ...................................... 153 Chapitre 5. L’exil et les luttes de pouvoir chez Homère et les Tragiques : réflexion sur les exils tyranniques................................................................... 157 I. Une punition divine ............................................................................... 158 1) Chez Homère .................................................................................. 158 2) Dans la tragédie classique ............................................................... 162 3) Un cas marginal chez Isocrate ........................................................ 165 II. Une punition par ascendance ................................................................. 168 1) Pères et rois exilent ......................................................................... 168 2) Mères et reines sont causes d’exil................................................... 171 III. Des exils solennels prononcés par des rois : pouvoir et lien de parenté entrent-ils encore en jeu ? ............................................................ 180 1) L’exil de Médée .............................................................................. 180 2) L’exil d’Œdipe ................................................................................ 183 IV. Autres cas d’exils familiaux .................................................................. 184

Table des matières 1) 2)

451

Une autre version de l’exil d’Œdipe ............................................... 184 L’exil de Ménécée ........................................................................... 185

Chapitre 6. L’exil et la souillure...................................................................... 187 I. Exiler la souillure ou exiler le meurtrier ? ............................................. 188 1) L’exil pour meurtre dans la littérature archaïque et dans le « monde archaïque » d’Euripide........................................................... 189 2) De la souillure à l’exil..................................................................... 193 3) La souillure dans les textes législatifs de l’exil............................... 201 II. Exiler un bouc émissaire ....................................................................... 204 III. Traitement rhétorique de la souillure ..................................................... 206 IV. Les dimensions expiatoires de l’exil chez Homère et Eschyle .............. 209 Chapitre 7. Les malheurs de l’exil .................................................................. 223 I. La mise en scène du départ pour l’exil .................................................. 223 II. La « plainte du ποῖ » : où aller ? ............................................................ 228 III. La persécution ....................................................................................... 230 IV. Porte close ............................................................................................. 235 V. L’errance et la solitude .......................................................................... 237 VI. Une existence précaire et dégradée ....................................................... 239 VII. Les pleurs et les plaintes ........................................................................ 246 VIII. La souillure dans les mains ............................................................. 251 IX. La comparaison avec des animaux ........................................................ 256 X. L’« exil intérieur » ................................................................................. 262 Chapitre 8. Topologie de l’exil ........................................................................ 275 I. La nature hostile .................................................................................... 275 1) Terre et végétation .......................................................................... 276 2) L’eau mortifère et l’eau féconde ..................................................... 281 II. Un espace frontière ................................................................................ 285 III. Une géographie mythifiée ..................................................................... 287 Chapitre 9. La communauté des exilés........................................................... 295 I. Les compagnons d’exil .......................................................................... 296 II. Les exilés vandales ................................................................................ 301 III. Le rôle des exilés pendant les guerres ................................................... 303 1) Chez Hérodote ................................................................................ 304 2) Chez Thucydide .............................................................................. 306 3) Chez Xénophon .............................................................................. 311 a) Dans l’Agésilas...................................................................... 311 b) Dans les Helléniques ............................................................. 311 c) Dans l’Anabase ..................................................................... 315 Chapitre 10. Bons et mauvais exilés ............................................................... 317 I. Les exilés modèles................................................................................. 317 1) Démocédès...................................................................................... 317 2) Xénophon........................................................................................ 319

452

Table des matières 3) Diognète.......................................................................................... 320 4) Évagoras ......................................................................................... 321 II. Les mauvais exilés................................................................................. 322 1) Démarate ......................................................................................... 322 2) L’inconnu de Phénicie..................................................................... 323 3) « Les demi-dieux dans la Cité »...................................................... 323 III. L’exilé qui divise : Alcibiade ................................................................. 324 1) Chez les historiens .......................................................................... 324 2) Chez les orateurs attiques ............................................................... 328 3) Chez Platon ..................................................................................... 332

TROISIÈME PARTIE FIN DE L’EXIL ET EXIL SANS FIN ................................................................. 335 Chapitre 11. Intégrer une terre d’accueil....................................................... 337 I. Paraître aux regards ............................................................................... 337 II. La supplication ...................................................................................... 338 III. La purification ....................................................................................... 342 IV. L’accueil des exilés ................................................................................ 344 V. L’émigration .......................................................................................... 355 Chapitre 12. Le retour des exilés .................................................................... 363 I. Le retour des exilés dans la Tragédie..................................................... 363 II. L’idéal du bon dirigeant qui ramène les exilés ...................................... 366 III. Le rappel des exilés ............................................................................... 368 IV. Plaidoyers pour le retour ....................................................................... 371 V. Le retour en force .................................................................................. 374 VI. La mise en scène du retour .................................................................... 376 VII. Le retour du tyran .................................................................................. 378 VIII. Réhabilitation et restitution des biens ............................................. 380 Chapitre 13. L’exil Éternel .............................................................................. 385 I. L’exil à perpétuité .................................................................................. 385 II. Exiler les morts ...................................................................................... 387 III. L’héritage de l’exil................................................................................. 388 IV. Refuser de rentrer d’exil ........................................................................ 389 V. L’exil ou la mort ? ................................................................................. 390 VI. Les Enfers : lieu de l’exil éternel ........................................................... 392 Chapitre 14. L’exil comme métaphore ........................................................... 399 I. Métaphores de l’exil au théâtre ............................................................. 401 II. L’exil métaphorique dans la pensée de Platon et la pensée néoplatonicienne ........................................................................................... 409 CONCLUSION GÉNÉRALE .............................................................................. 419 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE ........................................................................ 423

Table des matières

453

I. Éditions de référence ............................................................................. 423 II. Éditions complémentaires ..................................................................... 425 III. Études sur l’exil et l’ostracisme............................................................. 426 1) Approches historiques .................................................................... 426 2) Approches littéraires ....................................................................... 429 IV. Ouvrages généraux sur les périodes archaïque et classique................... 430 1) Approches historiques et culturelles ............................................... 430 2) Approches littéraires et philologiques ............................................ 435 V. Ouvrages complémentaires.................................................................... 440 1) Auteurs antiques ............................................................................. 440 2) Auteurs modernes ........................................................................... 440 VI. Usuels .................................................................................................... 440 INDEX ................................................................................................................... 443 I. Index des auteurs et des œuvres ............................................................ 443 II. Index des critiques ................................................................................. 447 TABLE DES MATIÈRES .................................................................................... 449

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

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Amandine Gouttefarde est professeur de lettres classiques en lycée, docteur en études grecques et membre extérieur du laboratoire EDITTA de l’université Paris-Sorbonne. Après avoir réalisé sa thèse sur l’exil dans la littérature antique, elle s’attache à l’étude de l’exil dans la culture grecque contemporaine, afin d’examiner les parallèles possibles entre ces périodes dans des œuvres littéraires, cinématographiques et musicales. Ses domaines de recherche sont la marginalité liée à l’exil dans l’Antiquité, mais aussi la transmission des concepts de xenitia ou de double exil issus de l’expatriation grecque, à travers les siècles, et de façon plus générale l’évolution des représentations culturelles issues de la Grèce antique.

En couverture : Grand masque tragique attribué au sculpteur Silanion. Milieu du ive siècle av. J.-C. Musée archéologique du Pirée.

ISBN : 978-2-343-21361-3

42 €

Amandine Gouttefarde

Dans la littérature grecque archaïque et classique, l’exil apparaît et évolue dans des contextes politiques déterminants. Du VIIe au IVe siècle avant J.-C., à travers les régimes tyranniques et oligarchiques, mais aussi durant la démocratie, c’est une mesure à la fois punitive et préventive qui sert à maintenir un pouvoir en place, tendant à évoluer vers une modération des expulsions, à travers notamment l’ostracisme, tout en étant de plus en plus encadrée par la législation. L’exil peut également être une démarche volontaire pour fuir les malheurs de l’existence, échapper à un procès ou encore s’éloigner d’une cité corrompue. Au-delà de cet ancrage politique, les représentations de l’exil et des exilés participent à un imaginaire riche qui est exploité dans tous les genres littéraires de cette période. Ces représentations font naître une réflexion sur l’histoire et l’état de la démocratie, ainsi que sur la dimension métaphorique de l’exil. De plus, les malheurs de l’exil, les plaintes ou la souillure qui lui sont associées côtoient des représentations moins attendues, telles que celle d’une communauté active et vindicative d’exilés ou encore celle d’archétypes du bon ou du mauvais exilé. L’exil prend souvent fin lorsque l’on intègre une terre d’accueil ou que l’on est rappelé dans son pays d’origine, mais peut tout aussi bien être à perpétuité et parfois perdurer au-delà de la mort. Enfin, l’abondance de ses représentations, autant que de son vocabulaire, fait de l’exil une image propre à illustrer des concepts politiques et philosophiques de premier plan dans la pensée grecque.

L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique

L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique

Amandine

Gouttefarde

L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique

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