Paris-la-politique et autres histoires 9782867446979, 286744697X

Un recueil de textes qui s'étend sur la quasi-totalité de l'oeuvre de Monique Wittig. La préocuppation de l

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French Pages 140 [88] Year 1999

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Paris-la-politique et autres histoires
 9782867446979, 286744697X

Table of contents :
Paris-la-politique --
Elsa Braun --
Yallankoro --
Une partie de campagne --
Le jardin --
Les Tchiches et les Tchouches.

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Il existe des textes parasites qui « tombent » tout entiers du corps principal sur lequel ils s’étaient greffés. Tel Paris-la-politique sorti de Virgile, non. Tel Une partie de campagne détaché des Guérillères morceau par morceau. Les autres histoires sont aussi à leur manière des parasites d’une expression écrite politique, « the Straight Mind ».

   

Monique Wittig

Paris-la-politique et autres histoires    

P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

 

Paris-la-politique

 

Comme dans Les Guérillères, il y a une recherche d’universalisation du point de vue, à partir du pronom elles comme on a coutume de le faire à partir du pronom ils. C’est une démarche qui a pour but de rendre caduques dans cette parabole les catégories de sexe dans la langue. Ce qui veut dire que tous les lecteurs doivent se conjuguer sous le elles : car ici sont décrits des phénomènes qui sont les mêmes dans tous les groupes politiques.

   

Le carnaval

S’il y a quelqu’une pour douter que c’est un carnaval, je lui crie du plus loin que je la vois  : arrête. Et avant de continuer, sache qu’il faut avoir l’estomac bien accroché. En effet déjà on apporte les baudruches. Certaines sont faites de cæcum de bœuf, certaines autres proviennent du cæcum de mouton. Leurs formes sont diverses quoique la bouffissure soit chez toutes un trait commun. Que dire de ces vessies sinon qu’à tout moment on essaie de nous les faire prendre pour des lanternes. C’est là le plus pénible, outre qu’elles puent la graisse cuite après que le soleil les a chauffées pendant quelques heures. Néanmoins on se masse autour d’elles et on s’ébaubit. C’est peine à voir et à entendre, ah que n’ai-je une barbe pour me la tirer d’irritation de colère ou d’anxiété comme Charlemagne. Car l’engouement que toute une chacune manifeste pour les baudruches donne au carnaval un aspect sinistre. Les aires battues montrent des espaces vides et d’autres où toutes s’agglutinent, grouillent, forment grappe, s’agitent, bourdonnent. Arrêtez c’est un supplice à voir et à entendre. Mais le plaisir des assistantes doit être immense si j’en juge par leurs gures, elles bavent en lets de chaque côté de la bouche, elles sont mouillées de sueur et de larmes. Pourtant loin de me réjouir de leurs transports je les trouve détestables. Les baudruches pètent l’une après l’autre. Va pour les baudruches, elles ont toutes pété maintenant et pendent. On respire. Les corps dépris de leur état de transe se meuvent de nouveau à liberté. Qu’on se réjouisse donc et qu’il n’y ait plus un esprit chagrin, non, pas même pour dire que là-bas il y a une masse en transe autour d’une baudruche éclatée. Je voudrais m’en aller, me mettre à l’abri, me reposer du mouvement et du bruit, aller chez moi. Mais c’est ici que j’habite en plein carnaval. Et quand je me fais rudoyer ou insulter, je ne peux pas quitter l’endroit comme on fait pour un théâtre si on n’aime pas les insultes des acteurs. Ainsi pendant des jours, des semaines,

des mois, des années peut-être, de nouvelles baudruches sont apportées sur les aires. L’une après l’autre elles pètent et pendent. On les remplace. On ne s’en lasse pas.

   

Les appels à la folie

Le délire est devenu raison, la folie est de mise. Avec une complète insensibilité pour les pauvres créatures qui sont quelquefois à vie enfermées sous ce prétexte, on proclame sur toutes les places publiques, vive l’hystérie. Et personne ne se sent plus de joie. Car il faut sur-le-champ tomber en convulsions, être dans les transports les plus extrêmes, trembler, se ruer de ci de là, hurler, rugir même, s’arracher les cheveux, grincer des dents, serrer les poings, baver, écumer, jeter de tous côtés des yeux hagards, se tordre les bras, trépigner, suffoquer, se rouler à terre et j’en passe. Toute infortunée promeneuse est prise à partie, sommée de se déchaîner, de ne plus se connaître, d’abandonner son quant-à-soi. Malheur à elle si elle refuse. Plusieurs aussitôt l’entraînent à l’écart où elles ont leurs méthodes pour chatouiller les nerfs. Et bien que pour ce faire elles n’utilisent aucune violence physique, on peut voir bientôt la promeneuse prise à partie bondir d’entre leurs mains, se précipiter en avant en vociférant de fureur et de rage. Alors elles ont ce qu’elles veulent puisque sortir de ses gonds c’est prouver qu’on n’échappe pas à l’empire de la folie.

   

Les mises en boule

Les habitantes de cette ville ont la propension à se prendre pour le centre du monde et à penser que le monde entier a les yeux braqués sur elles. Elles en sont à enjoindre toute une chacune de se mettre en boule sans tarder au nom de l’état idéal du corps dont toutes les grandes formes montrent une tendance à l’enroulement  : l’arrondissement des épaules, la rotondité des fesses, de la tête, la courbe du dos. L’enroulement obligatoire est donc à l’ordre du jour, ce qu’elles appellent se mettre en boule et ce qui d’après elles se fait le plus aisément du monde quand on regarde xement son nombril. Il est vrai que quand la gure se met au niveau du nombril et y reste collée, les jambes dans cette position ont tendance à s’élever par-dessus la tête et à se replier. On ne peut pas dire que c’est confortable mais puisqu’il s’agit de l’état idéal personne ne bronche. Celles qui marchent sur leurs pieds maintenant se croisent et se saluent comme des rescapées d’un désastre. Les adeptes de la rotondité se multiplient. Elles avancent au carnaval dans un tumulte prodigieux tout en produisant un chant de victoire dont le rythme est assurément lent et dont les mots sont entendus par à-coups au fur et à mesure que les têtes se dégagent du mouvement descendant de la mise en boule. Ah c’est un beau spectacle que tous ces petits et grands culs qui se présentent en l’air tandis que dans le même mouvement les gures se cachent entre les jambes. Les chevelures pubiennes se développent, certaines vont jusqu’à terre. Les cheveux tombent. Les bouches s’atrophient. On se met à manger directement par l’anus. Jamais en aucun carnaval on n’a vu de si plaisantes gures.

   

Les petites chaises

On les voit aller d’une assemblée à l’autre, prendre leurs petites chaises et s’installer. Alors l’une d’elles commence, puis une autre, et une autre encore, interrompant systématiquement tout ce qui se dit, le contrant, allant jusqu’aux menaces. Quand je dis  : elles dans ce cas, je désigne tout groupement subitement pris d’esprit de corps et prêt à tout pour obtenir le soutien de l’assemblée. Devant les petites chaises l’intérêt général doit céder séance tenante. Mieux même elles sont l’intérêt général, ce qui s’appelle ailleurs prendre la partie pour le tout. Mais c’est une tactique éprouvée qui permet à un ou plusieurs individus de parler au nom de masses d’autres. Et quelles que soient les masses en question, elles ont toutes ceci en commun qui est une vertigineuse absence de la politique. EIles jouent leur rôle dans la révolution française, dans la révolution russe, elles font trois petits tours et puis s’en vont. Peu importe car elles n’existent que pour faire foule au carnaval et nulle part ailleurs leur présence n’est indispensable. Les petites chaises, quant à elles, se font fort de multiplier les assemblées créant des litiges et des con its a n de pouvoir les régler à leur guise, ce à quoi nulle n’est en mesure de s’opposer puisqu’elles viennent à bout de toutes les résistances par leurs harcèleries. Si on propose une action elles sont contre car rien jamais ne leur convient par principe et il n’y a pas d’urgence qui tienne : les fesses posées sur leurs petites chaises elles peuvent attendre.

   

Le balayage des rues

C’est une drôle de ville où si quelqu’une remarque qu’il est nécessaire de balayer les rues, il s’en trouve tout de suite une autre pour dire qu’il n’y a pas encore assez de poussière. Parce que tous les arguments sont logiques il s’ensuit des palabres sous les arbres de la place, à n’en plus nir. La pétanque est désertée, le café se vide. Tout le monde se tient tassé au centre et l’énervement a tellement grandi que quelques-unes menacent de s’en prendre aux mains. Celles qui viennent d’arriver essaient de concilier les débatteuses. Elles sont prises à partie de la façon la plus brutale, les coups menacent de se retourner contre elles. On leur demande de quel droit elles se mêlent à une discussion à laquelle elles ne peuvent rien comprendre puisqu’elles viennent juste d’arriver. Les nouvelles arrivantes penaudes jurent qu’on ne les y reprendra plus. Si une nouvelle arrivante ne se laisse pas démonter par les vociférations qu’on lui adresse et déclare qu’elle va donner son avis pour ce qui est de balayer les rues, on lui répond vertement que la question n’est pas de savoir s’il faut le faire mais bien comment le faire. A quoi la nouvelle arrivante réplique que dans ces conditions elle se fout du balayage. Et tout le monde de se recueillir en silence pour mesurer l’importance des paroles dites : elle se fout du balayage, comment est-ce possible, n’est-ce pas une des tâches centrales de la ville à cause de la masse de poussière qui sous toutes ses formes encombre toujours les rues, tourbillons, amoncellements, nuages en suspension, pluie, et en n la pire, une espèce de brouillard en dérive presque impalpable mais qui remplit les yeux la bouche les oreilles lentement et sûrement. C’est presque un crime d’état de l’ignorer, des gens en meurent, les maisons sont recouvertes, les feux même à l’intérieur sont impossibles à maintenir, les fenêtres bouchées ne laissent plus entrer l’air respirable. Que veut-elle donc ? Que la ville périsse ? A ce point la nouvelle arrivante jusque-là très calme commence à avoir de la bave aux coins de la

bouche, ses yeux deviennent proéminents, elle hurle : à la pelle, à la pelle et que plus une ne tergiverse. L’opposition aussitôt réapparaît. Est-on sûr que la pelle convient ? Si on tient compte de la violence du vent, autant se servir d’avirons ou de cuillers à soupe. Sur quoi la nouvelle arrivante offre les pelleteuses pour régler la question. Mais non, car le vent passe trop vite avec son chargement de poussière pour qu’on puisse le saisir au vol avec des pelleteuses. Quelqu’une en appelle aux grandes nasses malgré l’échec du dernier essai. On se tape sur les cuisses en répétant : les nasses, les nasses, comme s’il y avait là matière à réjouissance. Plusieurs rires s’élèvent ironiques et déprécatoires. On entend des phrases étouffées : des nasses pour attraper le vent. L’hilarité devient générale. Quelqu’une crie : Il y a les grands aimants. Et toutes alors de se tordre de rire, de se frapper dans le dos, de s’étouffer dans des hoquets, de se rouler par terre dans les convulsions pendant qu’on entend : des aimants géants, ah, et certaines le disent même avec des sanglots tant leur hilarité est extrême. Quelqu’une se glisse entre les jambes dans la foule pour siffler à ras de terre  : Mais c’est jeter le manche avant la cognée. Les machines marchent, elles ont été testées dans des laboratoires. Le stade expérimental ne constitue pas un échec. Le café se remplit peu à peu paresseusement. Certaines qui s’étaient arraché des bras des têtes ou même des cuisses, entrent en se tenant par les épaules parlant et riant. On entend une chanson quelque part sur la place. L’ambiance est à la détente comme après l’accomplissement d’une dure tâche. Une voix dans le lointain crie, désespérée  : attendez. On n’a encore rien décidé. Pendant ce temps le vent très loin vers l’est est déjà en train de rouler des tombereaux de poussière. Ils arrivent comme d’épais nuages rouges, ils s’enroulent autour d’amas de branches, de rouleaux de l de fer arrachés aux clôtures, de matériaux les plus divers qui dans leur poussée en avant forment une avalanche horizontale.

   

Le cens capital

A n que le pouvoir ne vous monte pas à la tête, on vous la frappe tous les soirs à l’heure du tocsin. La première voisine venue qui marche tranquillement peut soudainement vous sauter à la gorge et vous cogner dessus à bras raccourcis. L’usage est qu’on ne rende pas la pareille, il ne s’agit pas d’un pugilat quand votre voisine vous tape dessus mais d’une mise en garde politique. A moins de rester recluse toute la soirée il n’y a pas moyen d’y échapper. Qui donc le voudrait quand les ns d’après-midi sont tièdes que l’ocre du soleil descendant frappe les murs et les falaises et que les ombres s’allongent ? Quand l’alerte commence les rues changent d’aspect en un tournemain. Ce sont des bousculades des bourrades des culbutes des cris du brouhaha des rixes le bruit de bagarres et de coups. Les volets des boutiques claquent. On court de tous côtés. Le désordre et le bruit sont extrêmes. Bien que courir recevoir les coups soit un comportement humain inattendu, chaque nuit les rues sont pleines. Immobile dans une encoignure de porte on a des chances de regarder sans être vu. Il est bientôt évident que les mises en garde contre le pouvoir en épargnent un petit nombre et en atteignent un grand, tandis que bien souvent les bouches qui hurlent : je ne veux pas du pouvoir sont du côté des mains qui cognent et que les autres bouches crient des cris de douleur. Ne voit-on pas se former des bandes dans la nuit qui tombe et à certaines des dents de loup pousser  ? On peut les entendre crier tout en cognant  : tu ne veux pas du pouvoir et tu me le donnes. Mais à partir d’une certaine heure on ne peut plus parler à personne dans cette satanée ville. Il faut attendre l’heure des débats. A un carrefour une grande gure est plantée immobile. Elle annonce dans son haut-parleur le nombre d’estropiées de la veille et demande un cessez-le-feu immédiat. Sa voix est à peine entendue dans l’énorme clameur qui domine en ce lieu. Avant qu’elle ait ni de parler elle est jetée à terre, piétinée, relevée, cognée,

vitupérée, tournée en ridicule : avec un haut-parleur c’est cousu de l blanc. Quelqu’une voyant où en sont les choses crie  : pouce, pour la victime, la tirant d’une mort certaine. Car j’ai oublié de dire que crier  : pouce, ce qui veut dire trêve, au moment des premiers coups est un droit absolu. Mais on oublie facilement ce droit puisque celles qui frappent les coups n’entendent pas toujours les cris de pouce. La gure au haut-parleur est remise debout et on lui explique que si elle a une objection contre le cens capital elle peut aller à la maison centrale et il en sera débattu en temps et lieu. A la maison centrale, elles vous montrent très courtoisement les chiffres les gures les statistiques les diagrammes les photos les lms les radios même. Tout a été prévu : là où on ne veut pas le pouvoir il n’y a pas d’injustice. Tout ce qui est cantonné dans la ville a été pesé inventorié mis sous régime. On forti e les unes et on affaiblit les autres. C’est la méthode la plus simple qui soit. C’est pourquoi bien souvent on voit des géantes s’affaler à la première poussée : on les affame. J’ai assisté à un débat. La question était de savoir s’il fallait éborgner ou même dans certains cas aveugler celles dont la vue est excellente pour protéger celles qui ont la vue basse. J’ai pris mes jambes à mon cou sans attendre davantage de peur qu’on me trouve soudain une trop bonne vue.

   

L’assemblée

Les légitimes sont couvertes de plumes car elles portent des casaques de cygne noir. Les plumes se sont toutes agitées d’un même mouvement dans la salle quand elles ont crié : au sac, au sac. Personne ne peut trouver ce sac, pas une d’ailleurs ne s’y essaie. Quelqu’une crie  : qu’elle le cherche ellemême. La personne ainsi interpellée par l’assemblée a le bras d’une amie posé sur son épaule. C’est le premier moment, celui de l’exposition, comparable à la présentation de la mariée dans les Mille et Une Nuits, quand on la force à se dandiner pour se faire bien voir. Le moment de l’exposition est suivi d’un grand chahut. Les légitimes sont celles qui crient le plus fort et ce qu’elles crient c’est : tenez-la bien, il ne faut surtout pas qu’elle s’échappe. Quelqu’une fait une remarque ironique sur l’honneur échu à l’assemblée. Les oreilles se bouchent, un bourdonnement les remplit, faisant pression du dedans sur la boîte crânienne. Il est impossible de bouger, les membres, bras jambes épaules cuisses, sont plombés. Le bras a depuis longtemps quitté l’épaule. L’amie, interdite de ce que sa belle présentation de la mariée a foiré, s’est mise debout maintenant et parle avec véhémence et chaleur, on peut voir ses bras jetés devant elle à la hauteur des épaules. Son parfum s’éteint d’une façon aussi inattendue que la lumière des lucioles. L’espace physique qu’elle a déserté est froid et froid mon côté de l’épaule au genou. L’une d’elles dit d’une petite voix : Qu’on lui coupe le cou. Bien entendu ce ne sont que des mots. Mais l’usage d’un mot, il appartient à Nathalie Sarraute de l’avoir découvert, peut accomplir un glissement vertigineux dans l’organisation de l’espace des personnes en présence. Tout d’un coup les corps ne se tiennent plus de la même façon. Il y a une tension, un raidissement dans le maintien général. L’espace qui entoure l’interpellée se vide. Un gouffre vert se creuse autour d’elle. De là sortent les cris, la huée, la rumeur qu’on écoute oreilles abasourdies. Finalement le sac surgit au-dessus des têtes, produit comme par

miracle littéraire l’épée de Lancelot ou de Galaad, il circule soulevé par toutes les mains, acclamé par toutes les bouches. Je le regarde sans savoir à quoi il peut bien être utilisé, s’il sert par exemple à être prise la main dans le sac, à s’en couvrir la tête en signe d’ignominie, ou à être serrée dedans et jetée en Seine. Toute l’assemblée est debout maintenant, saute sur place et crie des cris de contentement. Quelqu’une avec une gure radieuse s’approche et me le présente en le dépliant. Un certain nombre de mots y sont écrits en lettres capitales dont le mot : elle, je le reconnais aussitôt car c’est celui qui a produit ce déplacement prodigieux dans l’espace au moment de l’exposition de la mariée. Ce mot, ce petit mot à lui tout seul signi e : tu seras dans cette assemblée parlée à la troisième personne. Il sera parlé de toi comme si tu n’étais pas là. On disposera et statuera sur ton nom, sur ta vie, sur ton corps et toute vivante que tu apparais là, tu ne vaux guère mieux qu’un cadavre dont il faut appareiller les restes. A ce moment l’une d’elles, une amie de longue date, me retire mon chapeau, se le met sur la tête, fait, avec, quelques jongleries et passes, en riant et en disant : le petit Wittig, et à moi elle cligne de l’œil, il va entrer dans le sac. Les sifflements du gouffre s’ampli ent et me bouchent les oreilles, la tête me tourne, un brouillard rouge me couvre les yeux, ma langue se pétri e et tombe dans ma poitrine. Des épées peuvent à présent me passer dans le corps, y compris collées des plumes de cygne noir de leurs pourfendeuses, des balles de pistolet peuvent me cribler, des poings frapper ma gueule et mon plexus, je ne le sentirai pas. Une bienheureuse indifférence atteint mes circuits nerveux sensibles et s’étend. Il semble à l’interpellée qu’elle est en train de se dissoudre et de disparaître, aspirée tout entière par le mot du sac. Elle s’y dilue, y descend dans un tourbillon. Dehors il y a le soleil, des nuages, des arbres. Dehors on peut marcher en se ant au poids de son corps. Pendant que la disparition est en train de s’effectuer pour l’interpellée, les clameurs s’accentuent. Il s’avère que la disparition n’est pas ce qu’il faut, elle doit entendre le verdict de ses juges. Mais quand il semble à l’interpellée que sac ou abîme, tout est en train de s’ouvrir sous ses pieds, deux anges gardiens se mettent devant elle, de chaque côté, tenant des deux mains chacune, l’une claire, l’autre noire

lumière brillant, l’épée amboyante dressée contre l’injustice. Au milieu des huées elles ont déchiré le sac. Je vois encore ses lettres écrites étripées passer entre leurs mains rageuses et comme elles tonitruent ce faisant, faisant claquer leurs mots aux faces de toute l’assemblée parmi lesquelles sont visibles et remarquables celles d’amies, nombreuses, d’amantes même. Les ambassadrices étrangères se tiennent en silence, s’affligeant, comme un chœur de tragédie antique, projetant pour l’interpellée un espace propice où elle peut se tenir à l’abri des langues de feu, des gaz lacrymogènes, des vapeurs asphyxiantes. Protégée par elles et à l’avant par ses deux anges gardiens qui, faisant tournoyer leurs bras et épées, forcent à reculer dans des éclats de lumière, les formes cauchemardesques que sont devenues les gures d’amies et d’amantes, l’interpellée voit sa situation physique considérablement changée par ce rempart de défense qui s’est fait en sa faveur. Là-bas très loin, de l’autre côté du mur, dans des nuages de feu et de soufre, des formes entrevues font le signe de la condamnation comme dans le cauchemar que j’appelle Caesar qui morituri sunt te salutant. Le sort en est jeté, frère, elles ont baissé le pouce, il faut mourir. En face de moi dans l’arène est l’autre gladiateur, tout lacé de cuir, magni que de sueur, de sang et de muscles. Il dit : je ne peux pas tuer mon amant pour être plus inique dans l’histoire que Caïn. Nous avons eu un combat loyal à leur obéissance. Je dis : frère, elles m’ont condamné, il n’y a aucun moyen d’échapper pour qui se rend d’elles haïssable. Permets-moi donc de mourir de ta main comme du dernier geste amoureux possible. Et elles, de crier comme des oiseaux de malheur agitant frénétiquement leurs pouces vers le bas, leurs voiles de tête claquant, sans me laisser un instant de répit pour, debout à grand peine dans le bruit de mon sang, les yeux obscurcis par l’énormité de la souffrance physique, faire mes adieux à mon compagnon d’infortune, à nos corps qui maintenant, se cherchant dans la peine, respirations sif antes, cerveau hurlant, sont totalement démunis de mémoire heureuse telle, dans sa violence, qu’elle ferait supporter le présent. L’amant donc tient son épée de ses deux mains secourables pour que l’amant s’y jette dans un grand cri horrible de peur. Dans toute condamnation il y a mise à mort. Celle qui

s’accomplit par les mots n’en tue pas moins, même si elle s’accomplit de mort lente et s’il n’y a pas de bouches de plaie à montrer, violettes gon ées et sanguinolentes ou saignant à grand ot. La louche auréole de martyre qui peut accompagner à la longue cette sorte de mise à mort ajoute à son inéluctabilité.

   

La princesse au petit pois

Aglaé ne crie pas on m’égratigne mais bien on m’assassine à la moindre éra ure. Car il n’y a pour elle que deux catégories de gens qui ont ou bien la peau sensible ou bien le cuir épais. On n’a pas besoin dans son cas d’échafauder une pile de matelas de laine au sommet d’un petit pois pour lui faire passer une nuit blanche. Un courant d’air y suffit pourvu qu’il souffle du mauvais côté. Et cela, dit-elle, n’est que moindre mal mais gare à ce vent du nord bise fatale tempête typhon tourmente trombe rafale cyclone dont sous peu elle mourra. Et derechef elle va de ci de là, le regard sombre, hagarde, en proie à une violente èvre. Qu’on ne compte pas donc lui faire entendre qu’il vaudrait mieux qu’elle s’endurcisse sous peine de succomber à la première bise venue. Qu’on n’espère pas la convaincre des avantages du cuir épais puisqu’elle est si sensible aux courants d’air. Non, car ce qu’il lui faut c’est que le cuir épais disparaisse même s’il faut pour cela rendre sensibles un bon nombre d’épidermes. En cette matière, d’après Aglaé, on ne saurait être trop douillet. Autour d’elle bien entendu beaucoup s’indignent et la traitent de princesse au petit pois avec laquelle elle a plus d’un point en commun puisque, outre la peau sensible, elle a comme elle horreur des orages où pourtant elle se précipite tête baissée, seule, sans escorte, ce qui pour une princesse est d’un goût douteux et prête à médisance. Si on lui demande où est son escorte elle se pâme et ne répond rien, se ant entièrement à la preuve par les matelas pour être débarrassée des soupçons que son manque d’équipage et d’apparat suscite. Dès qu’il s’avère qu’elle est une vraie princesse on en pro te pour la bousculer et il y a dans la ville des queues de gens disposés à lui faire les pieds. Je lui suggère depuis si longtemps de se frotter la peau au chanvre, de faire des haltères, de manger des pommes de terre, qu’elle aurait eu le temps de s’endurcir pour qu’on puisse lui marcher dessus en toute tranquillité sans avoir en plus à craindre de la blesser.

   

Isolationnistes ou isolées ?

Il y en a pour dire que l’injustice entre soi n’est pas l’injustice et qu’il vaut mieux être battu dans cette ville que pas battu ailleurs. Il y en a pour dire qu’entre soi il ne peut pas y avoir de crime et qui vont se réjouissant des torts commis du moment que c’est entre soi. J’ai longtemps habité avec elles qui haïssent la paix : malheur qu’il m’ait fallu séjourner dans cette ville, habiter au carnaval. Malheur que mon esprit n’ait pas été à l’abri des lèvres qui mentent, des langues qui trompent, car encore maintenant il n’est pas en repos. Je suis pour la paix mais quand je parle elles sont pour la guerre. Malheur à celles qui ne hurlent pas avec les loups, elles se trouvent traquées, chassées, elles sont chargées de tous les maux, accusées de tyrannie et j’en passe. Dès que j’aperçois une de ces infortunées, je lui crie du plus loin que je la vois : dissimule avec soin ce que tu penses. Ne dis pas un mot surtout. Je lui dis : attention, elles t’attaqueront sauvagement en disant que c’est toi qui les fais périr. Elles te tordront le cou avec des sanglots dans la voix. Et les larmes qui roulent sur leurs joues témoigneront hautement qu’elles sont les souffre-douleur et que le bourreau c’est toi. Puis elles t’enfonceront dans la fosse pleine de merde en prétendant que c’est dans un bain d’eau de rose, elles t’y noieront, étoufferont, feront suffoquer. En n elles t’enfonceront au fond de la terre, elles t’y feront disparaître et non contentes du peu elles planteront à l’endroit du sol qui t’aura recouverte et qu’elles battront de leurs semelles une pancarte portant les mots : Ici il n’y a personne.

   

Les judas

Les judas sont très bien accueillies dans le carnaval. On pourrait même dire qu’elles en sont les reines à voir les eurs en guirlande qui recouvrent leurs chars et leurs mines orissantes. On se presse autour de leurs chars, on leur envoie des eurs à la gure, certaines se hissent brièvement pour les embrasser sur la bouche. Leur passage s’effectue sous les sourires et les rires. On attire leur attention d’une voix rauque, on les cajole, on leur chuchote à l’oreille  : Ah que ne me trahis-tu moi moi entre toutes. Et on se pâme. Cependant elles, les judas, vont du pas sûr de leur char aussi contentes d’elles mêmes que Circé, sauf que Circé c’étaient des ennemis qu’elle changeait en animaux. J’affirme qu’un judas ne se fait pas toute seule, il faut que d’autres l’y aident. Ah on les voit les zélées acolytes se multiplier. Leur nombre même est un sujet de rivalité entre judas : c’est à qui montrera le plus de fringantes acolytes. Elles font foule au carnaval et dans les assemblées, serrées en cohorte autour de leur judas d’élection. Quelquefois pour prévenir l’agression, elles cognent, car nulle n’a plus de force qu’une acolyte en groupe. Les judas nous ont vendues en bloc pour trente deniers comme il se doit. Certaines d’entre elles n’apparaissent jamais au carnaval, tendant à devenir une abstraction. Par contre leurs zélées acolytes les y représentent chaque jour et y accompagnent leur char vide entouré de ballons et de banderoles et surmonté d’un grand portrait photographique dont le style signale dans quelle lignée de judas historiques elles entendent s’inscrire : des judas d’envergure dont la trahison a précipité des masses de gens dans le carnaval. Bien que sur leurs intentions personne ne puisse plus feindre avoir la moindre illusion désormais, une foule fait bruit et bouge autour de leur char vide. Par moments l’agitation grandit, une ovation s’élève, les images de papier sont célébrées à pleins poumons car c’est ainsi qu’il convient à beaucoup de les acclamer comme les sauveuses du genre humain. Il faut

pourtant s’attendre à tout de la part des judas  : le travail dans l’ombre, la distorsion des faits, la machination, la semaison du doute qui fait qu’à son insu on voit peu à peu ses mots dérobés de leur sens, accueillis par des huées. Qu’on ouvre la bouche pour se défendre et c’est la curée. De toute façon il est trop tard, on a perdu toute chance de se tirer d’affaire puisqu’on ne sait jamais où, comment, quand, ni ce que la trahison a frappé. Son étendue on ne la connaît qu’une fois achevée et dévoilée. Une fois qu’il est trop tard quelle est la meilleure riposte ? La retaliation ne me satisfait pas car si on me prend un œil que ferai-je en retour d’un œil qui ne remplacera pas le mien ? Il ne faut pas non plus quand on est trahi espérer pouvoir exposer son innocence au grand jour et la faire éclater avec toute sorte d’encouragement du côté des coulisses. Il en va ainsi que c’est l’objet de la trahison qui apparaît coupable, ses paroles la trahissent et les coulisses ne lui soufflent pas d’encouragement, les coulisses sont muettes. La trahison pourquoi ? Quel est l’enjeu dans ce monde précaire qui n’a rien ? Eh bien c’est clair : l’aménagement du futur. Si on n’a rien maintenant on spécule sur ce qu’on aura, c’est le principe même du crédit.

   

Les zélées acolytes

Un seul regard suffit à faire ler doux les zélées acolytes. Tel quel, il maintient les acolytes au pouvoir des judas. Vient-il à manquer de façon durable et c’est peine à voir. Aussitôt les zélées acolytes se mettent à trembler, elles ne tiennent debout qu’à grand mal et l’agitation qui les prend est extrême. Elles courent çà et là, s’arrachant les cheveux, les larmes ruisselant de leurs faces jusqu’à leurs pieds. Elles n’attendent même pas qu’on ait le dos tourné pour tirer les basques de leur judas. Qu’elle en juge elle-même : elles sont tout zèle et toute humilité. Que par exemple elle laisse tomber ses gants pour voir qui va se précipiter pour les ramasser. Qu’elle éprouve ses acolytes et elle les verra aussitôt se bousculer pour lui plaire et quelquefois dans leur hâte se rentrer dedans et tomber à plat ventre sous le choc. Que ne suis-je Deborah, juge d’lsraël qui siège sous le palmier entre Rama et Bet-laMontagne, pour entamer un chant guerrier à la gloire de mon peuple et de ses victoires, pour célébrer Jael telle qu’elle a cloué l’ennemi au sol avec un piquet de sa tente sur sa tempe, rendre compte des neuf cents chariots de fer sur le euve Kishon. Non, les exploits dont j’ai à me faire l’écho ne sont pas de cette sorte. A toute heure, jour et nuit les zélées acolytes se laissent terroriser par les judas. Elles sont toujours coupables quoi qu’elles fassent, il n’y a pas moyen pour elles de remplir leurs obligations. Mais tout plutôt que de retomber dans l’anonymat hors duquel les judas les hissent aussi longtemps qu’elles leur accordent permission de besogner pour elles. Le plus léger sourire accordé du bout des lèvres les transporte d’aise, le plus léger rire ou geste d’amitié les plonge dans l’extase. Comme elles se rengorgent alors et marchent avec légèreté. Si ces marques de bienveillance sont suivies de rebuffades, qu’à cela ne tienne puisque de leur judas elles prennent toutes les tortures pour des preuves d’amour. C’est ainsi que caresses et réprimandes alternent systématiquement pour les maintenir dans la terreur

de l’abandon. J’en ai entendu traiter d’une façon qui m’a fait rougir puis pâlir sans que je les aie vues changer de couleur. Mais comme elles s’attendent au pire, toute bonne parole est un viatique qui leur suffit et qui dure. Ce que précisément elles croient combattre chez l’ennemi se pare alors de tous les charmes à leurs yeux. On les a vues élever au pinacle d’obscurs judas, les grossissant et agrandissant du pouvoir sur elles-mêmes qu’aucun être humain ne devrait jamais abandonner à autrui. A partir de ce moment les zélées acolytes ne s’appartiennent plus. Quand besoin est les judas peuvent à leur guise apporter leur plat de merde à leurs zélées acolytes. Celles-ci aussitôt s’affairent autour comme des abeilles autour d’une ruche de miel. Les plus inexpérimentées essaient de s’en débarrasser mais s’en mettent plein les doigts. Les zélées acolytes éprouvées n’essaient pas d’y toucher, au contraire elles se hâtent de le parer de tout ce qui leur tombe sous la main, qui des fruits, qui des guirlandes de eurs, qui des branches de romarin, et d’appeler la fanfare à grands cris pour aller en toute pompe au carnaval offrir ces dons de Pomone et de Flore.

   

CMNT

Voici ce qu’il en est des judas et des zélées acolytes  : aucune force ne réussira contre elles à rendre au sommeil sa vertu. Il est perdu le plaisant repos plein de tranquillité. Elles détruisent la légèreté du corps tel qu’il se bouge en rêve. Elles détruisent les couleurs, tout le temps du sommeil s’écoule dans un ot continu d’ombres grises noires blanches et la voix des dormeuses produit des sourds sanglots. Elles détruisent la matière et la forme, tout est indistinct et lugubre, privé de mouvement, lourd. S’il faut malgré tout se déplacer on le fait à grand peine et comme à contre-courant, butant contre de lourdes masses glissantes qu’à tout moment il faut héler. On est bien mal préparé pour ce genre d’occurrence. Qui plonge dans ses propres rêves avec une armure ? Il y faudrait aussi une lampe de poche et un peu de musique pour se prémunir contre les cauchemars. Et quand en n on se dégage des ombres épaisses et se réveille des mots tombent dont l’effet n’est pas plaisant car tels ils sont  : machination, mysti cation. Il est clair qu’on les a laissées aller trop loin et que toute la substanti que moelle va y passer. Car les journées n’ont rien à envier aux nuits. Ce sont des déambulations somnambuliques dans des étendues de tunnel où à chaque pas il faut heurter les murs gris pour ne pas tomber ou cogner du nez contre une gure de cire pétri ée. Mais si les gures bougent, il n’y a pas de pire épreuve, sauf à les voir faire bande. Là c’est le déchaînement, le délire, la frénésie, le paroxysme. Surtout si elles font bande autour de l’une d’entre elles. Elles vont à pas mécaniques et pressés, elles ricanent à la face et agitent des crécelles aux oreilles. On leur livre passage quand on juge préférable de les avoir dans le dos. Si on sort pour quelques instants des tunnels et qu’on croit leur avoir échappé, elles entrent sans frapper, repoussent les papiers sur la table et s’installent les bras croisés, regardant sans rien dire. C’est l’heure de plomb / on s’en souvient si on y survit.

   

La ligne

La ligne générale est maintenant réduite à un l. Il était convenu de la faire assez large pour que tout le monde puisse y passer, même à plusieurs, de front. Les assemblées ont succédé aux assemblées, les cris aux cris, les arguments aux arguments, et le plus vaste dénominateur commun entre toutes n’a pas excédé la largeur d’un l. Au lieu d’une vaste allée où on allait s’engager, il y a cette corde au-dessus du vide, tenue de chaque côté, sur laquelle il faut passer une à une. Une fois qu’on risque le passage, l’avancée est rendue difficile par l’extrême force du vent qui pousse la corde de côté et d’autre et menace de déséquilibrer la balance. Ce n’est que lorsqu’on est trop engagé sur cette satanée corde pour reculer qu’on mesure le péril avec exactitude. Et quoi si les mains qui tiennent la corde tout à coup la lâchent ? En effet il peut y avoir pour ce faire des centaines de raisons. Il suffirait par exemple que précisément pour cette question de ligne un groupe commence la discussion avec celles qui la tiennent, que les deux groupes s’opposent, en viennent aux mains et, oubliant l’objet de leur bataille, le lâchent sur-lechamp. Ou encore il pourrait s’agir d’un changement de ligne. Alors on précipite la vieille à l’abîme avec toutes celles qui sont dessus. Et malheur à celles qui se trouvent alors la passer car sauf si elles sont d’excellentes contorsionnistes elles n’ont aucune chance d’échapper à la chute dans l’abîme. S’échapper exigerait beaucoup de sang-froid pour justi er de cette ligne même si on y a été poussé de force. Les cris d’encouragement s’éloignent et le son de la distance dénature leur intention. Au lieu de dire  : fais attention, comme j’avais cru, elles crient  : heureux plongeon. Certaines perdent la raison et se jettent d’elles-mêmes dans le gouffre en criant : A moi Charybde, à moi Scylla. Effectuer le passage de la ligne dans ces conditions requiert donc une foi aveugle, religieuse, dans la nécessité de cette ligne plus forte que soi, irréfutable, incassable au point qu’on peut tomber et échouer, la

ligne, elle, sera toujours là. On regarde avec stupéfaction le lin noir sur lequel les semelles enduites de colophane doivent assurer l’équilibre. Et bien qu’il faille ménager celles qui le tiennent aux deux bouts, il arrive qu’on demande si le but de ce passage périlleux est de servir de cible. Alors on voit les tenantes de la ligne plier bagage et se mettre à enrouler le lin à toute vitesse, tout en criant : revenez aux heures de bureau. On ferme.

   

Circenses

La coutume est d’affamer certaines désignées par le sort et ensuite de les amener en meute dans l’arène. Alors on leur jette des quartiers de viande en nombre insuffisant pour les forcer à se battre. Et elles le font en effet. Ce sont nos jeux à nous, le clou du carnaval. Si quelqu’une venue d’ailleurs s’étonne de cette pratique il lui est répondu qu’ici on ne fait pas de sentiment. Et voici que celles qui ont été tirées au sort arrivent dans l’arène en shorts avec des tennis aux pieds, torses nus. Le soleil est implacable et la poussière surchauffée. Elles sont à la queue leu leu et se traînent avec la plus grande difficulté. Personne ne sait s’il y a des jours ou des semaines qu’elles n’ont pas mangé, tous les avis varient. Quelqu’une déclare qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter car il s’agit d’une sorte de happening comme il s’en voit depuis un demi-siècle. Et aussitôt toutes à ses côtés de renchérir et de dire bien haut que le contraire est impensable. Les mal loties du sort sont forcées à faire un tour de piste en courant quoi qu’elles en aient, sinon il n’y aura pas de distribution de nourriture. Il n’y a donc pas besoin de fouet pour les faire avancer. D’elles-mêmes elles courent, de façon piteuse certes, mais elles courent. Quand le premier quartier de viande leur est lancé on entend un sanglot bruyant émis par la visiteuse venue d’ailleurs. Mais autour d’elle on la fait taire car le spectacle commence. Quiconque d’ailleurs a déjà assisté à une curée peut se passer de description ici et n’ignore rien des cris plaintifs de celles qui voient la nourriture attendue leur échapper, des cris de victoire de celle qui s’est emparée du morceau. Il y a aussi le sang, les lambeaux de viande roulés dans la poussière quand on se les arrache, les membres et torses des combattantes souillés de boue rougeâtre, les visages méconnaissables. La visiteuse qui s’est saisie d’un haut-parleur domine de sa voix le vacarme du lieu et exige qu’on arrête le cirque. Il lui est répondu que les jeux offrent toutes les garanties d’une entreprise démocratique qui

n’exempte personne de l’arène. Les combattantes grondent d’impatience, leur faim non calmée. De toute part des cris s’élèvent pour qu’on lance de nouveaux quartiers de viande. On entend  : assez d’interruptions. Du sang. Du sang. De l’action. Et voyant que son intervention n’a servi à rien la visiteuse venue d’ailleurs, dont le teint est devenu livide, se retire, cependant qu’on lui crie  : mauviette. Go home les étrangères. Vague à l’âme. Vive la révolution. Cependant on apporte de nouveaux quartiers de viande et les mouches qui les recouvrent en essaims noirs ne s’en délogent qu’un instant au moment où on les lance. Dans l’arène néanmoins, dérangées par les assauts des combattantes, elles s’élèvent en bourdonnant et se reforment en nuages pressés autour des corps qui s’empoignent et furieuses s’en prennent aux assaillantes qu’elles recouvrent à leur tour. Sur les gradins tout le monde trépigne et des paris se font à propos de telle ou telle combattante. Les hurlements féroces des affamées forcent les assistantes à hurler plus fort de concert pour se faire entendre. Mais bien qu’on soit en présence d’une entreprise démocratique la peur se fait entendre dans de nombreuses voix. En effet la leçon est claire, il n’y aura pas assez de viande pour tout le monde, beaucoup devront se retirer à jeun du combat malgré leurs blessures et leurs efforts turbulents, ce qui pourrait arriver à toutes les assistantes, à tout moment.

   

L’altération du sens

Mon esprit se perd à essayer de comprendre et le sens devient incertain. Les faits eux-mêmes se troublent comme des re ets sur l’eau quand elle bouge. Les faits bougent et scintillent de façon menaçante. Ce sont des cristaux à facettes dans le soleil. Même les espacements entre leurs dispositions changent d’aspect. Je regarde le fumier sur lequel je réside depuis des années se transformer en roses comme dans le Miracle de Genet. Somme toute elles ne m’ont exposée que dans la gloire et l’éclat de leur amour absolu. Je suis aimée par les plus redoutables judas de la ville et il ne me manque plus que quelques crachats sur les joues pour faire bonne mesure et me faire briller tout à fait (car la salive brille et la morve l’urine les larmes et la cyprine). Les rognures que je ramasse dans mes mains embaument et se transforment secrètement en autant de pétales arrachés à des milliers de eurs. En n je m’enfonce dans la chair végétale que j’ai si souvent rêvé de tenir en masse contre ma peau, les parfums entêtants des iris des roses et du magnolia m’engourdissent le cerveau. Les vociférations que j’entends de très loin m’atteignent avec le vent comme autant d’hommages d’amour. Mon corps me refuse tout service et mes efforts démesurés paraissent multiplier les liens qui me retiennent au sol. Car il existe dans cette ville des endroits où gésir en paix tout en parant la trahison de mille couleurs. En effet à ennoblir la trahison n’ennoblit-on pas en même temps ses victimes  ? Et ne vaut-il pas mieux offrir des couteaux aux judas pour orner leurs poches que de les exposer à la vindicte publique ? Avec une telle perturbation du sens, il ne me reste plus qu’à voir dans ces judas splendides les guérillères que j’ai jadis chantées.

   

Y a-t-il à boire ? Y a-t-il à manger ?

On est comme des loups qui hurlent de liberté et de famine, les côtes exposées au vent tandis que les autres avec la marque du collier ont le ventre plein et le poil luisant. Quoi d’étonnant alors qu’on ait des voix rauques et des regards mauvais ? Car on ne porte pas le collier en effet. Mais l’espace où on puisse se mouvoir librement, où est-il  ? On est entassé dans cette ville qui n’en a que le nom. S’il n’y a pas d’espace disponible quoi d’étonnant qu’on se batte, qu’on s’entre-tue même pour le peu qu’on ne s’est pas fait dérober ? Y at-il à boire  ? Y a-t-il à manger  ? Où sont les denrées consommables et les biens qui les achètent ? Quoi d’étonnant alors si dans l’arène on se bat pour des quartiers de viande  ? Il faut avoir beau jeu pour s’esclaffer devant des manifestations de famine et n’avoir jamais eu besoin d’aller aux jeux pour avoir à bouffer. Car où fuir, où se cacher  ? Et contre qui, contre quoi se défendre  ? Se protège-t-on contre soi-même, contre ses propres mains, contre sa propre langue ? Je ne fais pas l’apologie des judas. Je me suis décrite sur mon tas de fumier cédant à leur fascination pour crier gare au vertige qui peut se produire quand la désagrégation du sens est opérée par les mots, les mêmes mots qui l’avaient constitué. Je ne fais pas l’apologie des zélées acolytes car il y a eu forcément un moment de conscience où elles ont choisi d’abdiquer leur volonté et leur liberté, se privant du pouvoir de renverser les maîtres une fois qu’elles ont accepté des maîtresses. Je ne fais pas l’apologie des occupantes des petites chaises car elles ont mis la politique à la place du politique. Je n’ai pas trouvé de morale à ma fable mais seulement comme en ligrane le tracé d’un principe qui les résume tous et qui est  : ni dieux ni déesses, ni maîtres ni maîtresses.

 

Vlasta, 1985

 

Elsa Braun

 

La tache de lumière qu’elle n’a pas remarquée d’abord se déplace juste au moment où elle l’aperçoit d’une chaise à l’autre au-devant de la rangée qui lui fait face  

Il ne viendra pas ton vieux  

Elsa Braun n’écoute pas ce que lui dit la petite lle en blouse noire qui lui tient les mains c’est comme de l’eau qui bourdonne aux oreilles espèce de chose bleue qui bouge  

Il ne viendra pas ton vieux  

Dans le parloir aux murs tendus de bleu de Prusse la chaleur passe à peine étrie par les lames des persiennes  

On a de la chaleur découpée en tranches on est comme dans une bonbonnière espèce de ouate dans laquelle les bruits s’étouffent  

Mère Marie passe en tirant sur son chapelet on peut entendre en tendant l’oreille le bruit de sa robe que chaque pas soulève ou le frottement de ses pieds contre le bois du parquet comme si elle portait des chaussons en tout cas on entend très bien le bruit du chapelet dont les grains dégringolent les uns sur les autres passent entre ses doigts retombent  

 

Il ne viendra pas ton vieux

Elsa Braun n’écoute pas ce que lui chuchote la petite lle en blouse noire qui lui tient les mains  

Assise sur une chaise du parloir bleu de Prusse Elsa Braun

 

Il y a des iris fanés sur la grande table ronde il y a de la cire fondue dans les rainures du plancher Mère Marie entrebâille la porte du parloir et s’y glisse à moitié penchée en avant  

Il ne viendra pas ton vieux  

La cire a fondu comme des ventres d’abeilles collés au plancher comme des pattes d’abeille collées au plancher engluées de miel  

Les iris la cire  

Elsa Braun est assise au bord de sa chaise ou bien tout au fond d’un des fauteuils raides que Mère Supérieure désigne à Monsieur le Chanoine quand il vient lui rendre visite  

Le temps n’existe pas on est dans le parloir l’odeur de la cire ou des iris ou des deux se répète et se superpose à ellemême  

immobile non advenu  

la lumière passe entre les lames des persiennes et fait un rond de temps à autre au-devant de la rangée de chaises  

Il ne viendra pas ton vieux  

Elsa Braun n’écoute pas ce que lui dit la petite lle en blouse noire qui lui tient les mains les iris se sont affaissés dans le vase peut-être les iris peut-être ont fait passer de leurs tiges à leurs têtes une bouffée d’odeur un souffle peut-

être a secoué les saints sagement collés au mur il y en a deux sur le mur de face et trois sur le mur de droite  

Elsa Braun n’écoute pas ce que lui chuchote le vieux monsieur au crâne rose comme un bonbon qui lui tient les mains  

Au-delà des persiennes la terre du jardin est molle de chaleur un jet d’eau peut-être tourne sans bruit par-dessus les salades ou les massifs de eurs  

Dans le parloir la lumière de tache en tache a gagné le coin du mur On peut entendre les cris qui viennent de la cour de récréation  

Elsa Braun m’avez-vous remis votre narration ? Oui Madame J’espère que cette fois vous avez fait attention à l’orthographe Non madame oui Madame Peut-on faire attention à ce chien grec roulé assis l’or-tho-graphe toujours sur le point de vous sauter dans les jambes vulgaire et jaune  

Dans le parloir les iris sont fanés le vieux monsieur a le crâne rose ses mains sentent le rose quand elles vous prennent les mains et la bouche susurre et la cire fond dans les rainures du plancher fond c’est plein de miel ce parloir lisse aux volets clos on est dans du bonbon les grands saints s’en lèchent les babines en souriant saintement sur les murs  

Elsa Braun étant donné le nombre de fautes d’or-tho-graphe (vous copierez cent fois ce mot) de votre narration j’ai été obligée de vous mettre un zéro zéro m’entendez-vous Oui Madame Zé-ro les lèvres s’écartent sur les gencives ce n’est pas beau et cir-conférence  

Dans le parloir le crâne rose du vieux monsieur est de plus en plus penché la bouche susurre à plat sur les paumes d’Elsa Braun on peut voir la nuque parcourue de hachures ça ressemble à de la peau d’éléphant mais rose la bouche fait des gargouillis Elsa Braun croit que quelque chose lui coule le long des poignets  

La récréation est nie on n’entend plus rien du tout sauf peut-être le sifflement du jet d’eau dans le jardin  

L’odeur des iris devient étouffante  

Elsa Braun sent la sueur lui monter sous les bras et autour des seins le crâne rose s’est presque affaissé sur ses cuisses on le voit tout de même bouger de temps à autre à la hauteur du ventre puis retomber  

Le téléphone sonne quelque part et la lumière est montée le long du mur dehors rien  

On est dans du bonbon comme dans de la glu la chaleur pourtant est tombée Elsa Braun se sent glisser le long de sa chaise attirée par le poids du crâne rose et presque immobile Elsa Braun croit que quelque chose lui court de la gorge aux cuisses et les saints manquent de basculer derrière elle  

C’est à ce moment que Mère Marie ouvre la porte du parloir et s’y glisse à moitié penchée en avant tandis que le crâne rose bonbon reprend d’un coup la position verticale qu’il avait abandonnée depuis longtemps se tourne vers la porte  

Elsa Braun n’écoute pas ce que dit à Mère Marie le vieux monsieur au crâne rose qui lui tient les mains  

1963

 

Yallankoro

 

Quelque métal inconnu, délivré de sa prison solide / extravague entre les toits coniques / bleu / sans frontière / bleu / quelque métal / quelque lumière qui n’a rien de terrestre / bleue / chue des invisibles étoiles / étrangère / ou bien c’est le jour qui naît sur les lèvres des déesses / hautaines et muettes / qui marchent là-bas / leurs épaules soutenant leur cou rigide comme une colonne de basalte / les déesses noires à l’haleine lumineuse / leurs pieds martelant la terre / là-bas sur le chemin.  

Les fromagers, les acajous, les caïlcédrats, haut dressés, sont autour de la frange dégagée de la forêt. Les maisons circulaires, ceintes de vérandas où sont suspendus les hamacs pour les après-midi chauds, sont réparties dans la clairière suivant un ordre qui n’est pas compris par un étranger. Un chien rôde sur la place près du tungo désert. Des enfants nus, la taille serrée par un collier de perles bleues, pilent du grain dans un mortier. Quelques jeunes chèvres silencieuses, au poil châtain, avec une ligne noire au milieu de leur dos, sont debout sur les banquettes de pisé le long des maisons, attendant la nuit. On entend un groupe de voix chantantes, alternées, se répondant à un rythme rapide. Des agriculteurs rentrent au village, courant presque, porteurs d’instruments de travail. Entre les toits coniques monte une fumée bleue. Des femmes en le indienne passent dans le chemin, portant sur leurs têtes des calebasses pleines d’eau. Le soleil, bas, sur le point de disparaître, est caché par les grands arbres. Une fumée bleue monte entre les toits coniques, s’étend, les enveloppe.  

Ils disent que cette couleur blanche de la peau, c’est la couleur de la mort. Ils disent que celui dont la peau est blanche a sur lui l’odeur de la mort. Un enfant pleure, pris de panique, et se sauve. Il reconnaît le mort-vivant des vieux contes, le démon blanc qui lui apparaît dans ses cauchemars. Tumba Milimuno est mort. On ne cesse d’entendre des lamentations dans le village. On pleurera et on fêtera le mort pendant quatre jours et quatre nuits.

Masambe Kamano a tranché la carotide d’un jeune taureau noir, couché sur le anc, que maintenaient trois jeunes hommes. Le sang a coulé sur la pierre. On offrira le foie et l’estomac en sacri ce. Les femmes sont presque nues. Elles vont par le village en s’arrachant les cheveux et en se frappant la poitrine. Elles se jettent par terre, et, prenant la poussière du chemin à pleines poignées, elles la répandent dans leurs cheveux défaits. Leurs poitrines, leurs joues, leurs bras et leurs cuisses sont couverts de kaolin. Par endroits la peinture blanche s’écaille. Elles disent que le mort deviendra blanc comme leur parure de deuil. Leurs voix montent, deviennent stridentes, aiguës et se cassent dans une espèce de sanglot. L’orchestre se fait entendre au milieu des cris des pleureuses. Le balafon, le tambour à membrane scandent une danse. Des femmes interrompant leurs lamentations commencent à danser. Des adolescents, des jeunes lles, porteuses de hochets à sonnailles, s’élancent à leur tour. Leurs pieds nus frappent la terre. On a enterré Tumba Milimuno au coucher du soleil. Des hommes ont effeuillé sur la tombe des branches de citronnier. Plus tard les griots chanteront, pour célébrer le mort et pour raconter les funérailles, la générosité des donateurs, les parents, les amis. Plus tard on posera sur la tombe des pierres teintes avec des colas et dressées.  

Froides feuilles de pambae / cruelles / pas de funérailles / nulle fête / cruelles feuilles de pambae / pour la jeune morte / jetée nue / dépouillée de la ceinture de perles bleues / ses seins sont des oranges vertes / amères / son corps n’est pas oint d’huile de palme / froid / enroulé dans les larges feuilles de pambae / il est jeté / nulle cérémonie pour la jeune morte dans les feuilles / (pas une offrande sur la pierre teinte d’un autel) / jetée nue au froid carrefour de la forêt.  

Les jeunes femmes, marchant en le indienne, descendent au bord du Niger pour y laver le linge. On les entend chanter. Il y a Save Kumano, Finda Yumbuno, Uluanda Toluno, Moruwende Toluno, Sia Milimuno, Tiwa Mongono. Elles frappent dans leurs mains. Elles font du bruit dans l’eau.

Oha oha oha. Que les jeunes femmes ne se laissent pas endormir à la surface de l’eau. Au-dessous il y a le crocodile. Oha oha oha. Une jeune femme crie. C’est que le crocodile l’attire à lui par une jambe, les autres l’entourent, tirezla de votre côté, oh hisse, ne la laissez pas manger. Oha oha oha, qu’est-ce que mange le crocodile ? Il ne veut pas goûter de la femme blanche, oha oha oha, qui a déjà tellement le goût de morte. Il est friand des femmes et des enfants noirs. Ne vous penchez pas ainsi au-dessus de l’eau, si l’enfant dans le dos dormant ne s’agrippe pas il ira par-dessus votre cou rejoindre le crocodile. Oha oha oha, étendez sur les galets rugueux les pièces d’étoffe outremer, rouges, terre de Sienne, vert Véronèse, puis, entrant de nouveau dans l’eau, frappez fort vos pieds contre le sol humide. Oha oha oha, les jeunes chevaux qui galopent dans le euve, leur avancée est freinée par le fort courant, blancs, ils avancent, blancs, oha oha oha, leurs sabots frappent l’eau, en s’y enfonçant ils avancent, blancs, noirs et bleus. Il n’y aura pas de lune. On entendra le tam-tam.  

Il fait à peine jour. Les coqs ont chanté. Les chèvres s’agitent, errant entre les maisons. Des hommes enroulés dans des couvertures de coton blanches sont debout sous les vérandas. Un enfant est assis sur le seuil d’une maison, les épaules couvertes. Il fait froid. On ne voit pas le soleil. Des femmes ont allumé les feux sous les marmites en fonte à trois pieds. Derrière la maison circulaire au-delà de la véranda, une jeune femme est debout, à l’intérieur d’un enclos fait de rameaux de palmes. On voit sa tête, son cou, la naissance de ses épaules et ses mains qui maintenant versent sur son corps le contenu d’une calebasse. Quand son corps sera sec, elle le frottera de beurre de karité ou d’huile de palme. On verra briller ses bras et ses épaules.  

A l’heure de la sieste, on entend brusquement les sons d’un instrument à cordes et les chants de plusieurs voix. Seruko Kuruma, Famoté Keita et Hamoru Hara rentrent de la chasse. Ils chantent à pleine voix. Ils avancent en dansant et en frappant la terre de leurs pieds nus. Hamoru Hara balance son corps d’avant en arrière en pinçant les cordes de la harpe fourchue. Des

enfants courent derrière eux. Les trois chasseurs portent des vêtements déchirés et des bonnets de coton. Ils ont frotté leur corps avec une infusion de feuilles de bakale, de susule et de yomole mêlée à de l’huile de palme. Ils ont tué un buffle avec leurs fusils à poudre. Ils ont déposé le foie et l’estomac sur la pierre de l’autel, rougie par les colas. On les voit se diriger vers le tungo où les hommes attendent.  

Sous un pyramidal entassement / orange / les épis mûrs / Nyuma s’avance / le cylindre de son cou raidi / seule / les seins nus / chacun d’eux couronné par une large eur noire.  

Les jeunes hommes suivent le chemin au bord de la rizière. De loin en loin un enfant assis au-dessus d’une plate-forme de bois sur pilotis fait tourner à bout de bras un lasso dont le nœud est pourvu d’une pierre, pour faire peur aux oiseaux. Il fait froid. Le soleil n’apparaît pas encore à travers le brouillard qui monte sur la rizière. Les palmiers, au tronc liforme, à la tête en éventail, sont très nombreux parmi les arbres du bas-fond. Ils sont si hauts qu’on ne voit pas la blessure ouverte à même le tronc, au-dessous du bourgeon terminal, par où s’est écoulé le vin de palme, le bangi, blanc et consistant. Quand le soleil sera visible, les jeunes hommes iront se baigner dans le ruisseau. On les verra debout sur les pierres plates, nus, l’eau jetée par leurs mains coulant sur leurs torses noirs, sur leurs cuisses et leurs jambes, dépourvues de poils, luisantes. La nuit d’Afrique, la nuit est tout entière pressée sur les joues des enfants et des jeunes femmes. Des hommes accroupis frappent avec les baguettes sur les touches du balafon ou à main nue sur le tam-tam. Des jeunes femmes dansent en chantant, dansent en le, leurs pieds frappant la terre, tandis que leurs corps pivotent en mesure, à droite et à gauche, balancés. De chaque côté de l’allée des manguiers, des lampes sont posées sur des petits étals, éclairant les oranges épluchées, les oranges vertes. Des jeunes lles passent en se tenant par la main. On voit luire leurs bijoux d’or mat contre leurs cous noirs.

 

Le soleil noir / rayonnant / n’a pas été touché par la nuit / Nyuma / tu dis que / tu dis / le beau tropique est avaleur de soleils / mais par tes membres noirs / brillants / ce soleil / Nyuma / est vivant la nuit et le jour.  

Nouvelle Revue Française, 1967

 

Une partie de campagne

 

Celle qui vient de parler a les dents noires. Sur ses joues il y a des traces de nourriture. Elle désigne du doigt un point dans le ciel. Qu’est-ce qu’elle dit ? Elle dit que ce qu’on a pris pour un vol d’hirondelles est en réalité un vol d’oies sauvages volant très haut. Quelqu’une lui répond. Elles parlent de la composition d’un jardin de eurs. Elles parlent d’instruments de jardinage. Si on les énumère cela donne, une bêche un seau un râteau un seau un arrosoir une pioche une faux une brouette un sarcloir. Des vieilles pierres de couleur gris pâle composent des murs bas qui ne dissimulent pas les jardins. Tous les jardins sont clos. Ils se succèdent. Quelquefois ils s’imbriquent les uns dans les autres formant avec leurs murs des gures géométriques compliquées. La plupart des eurs qui y poussent sont roses. Ce sont des roses trémières des dahlias des zinnias des églantines des désespoirs du peintre des glaïeuls. Il n’y a pas d’allées. Les eurs sont pêle-mêle avec des plantes potagères et des herbes hautes. Çà et là émergent des bâtons tuteurs où les tiges ne sont pas accrochées. Des portes en bois latté permettent d’accéder dans les jardins. Elles sont toutes fermées. La jeune lle qui s’appelle Reine Jacquier monte le pré en courant et propose une course de relais. Elle est essoufflée. Sa voix sort avec une raucité. Pas une ne parle. Un pied est remué dans l’entassement des corps, heurtant une bouteille. Il faudrait bouger, partir en courant vers la ligne horizontale des prés du côté de la haie. Le jeu pourrait prendre son départ de là. Anne Sorge se redresse sur un coude. Elle demande à boire. Marie-Anne Roux à plat ventre dans l’herbe parle de la course de relais. Reine Jacquier se balance à la branche d’un arbre accrochée par les mains. Un lapin gris sort d’un buisson et saute par-dessus les corps des dormeuses. Quelqu’une se lève et secoue ses vêtements, en disant qu’elle est installée sur une fourmilière. Des épeires sont comme des gros soleils blancs au milieu de leurs toiles entre les arbustes. Adeline / est trop câline. Elle est idiote cette chanson et de ce fait il est difficile de s’en débarrasser. On peut la remplacer par une autre. Par exemple, promenons-nous dans le bois / pendant que le loup n’y est pas,

loup où es-tu, que fais-tu, ou par quelque autre chanson d’enfant. Celle qui parle tout le temps s’est endormie. Paule Gesse étendue à côté d’elle passe ses doigts dans l’encolure de sa chemise. Puis elle y introduit une poignée de terre. Un phénomène brutal pourrait arriver. On pourrait essayer de se l’imaginer. Mais c’est en vain qu’on s’y efforce. Les arbres sont enfoncés dans l’herbe haute. Les pommiers sont chargés de fruits vert pâle. Les cerisiers ne portent pas de fruits. Un insecte tourne autour d’une eur rouge à touffes. Reine Jacquier est étendue sur le dos et remue la tête. Elle regarde les feuilles des arbres ou le ciel ou rien. Ses cheveux longs et raides sont pris sous sa nuque et lui font un casque. Une main s’avance à la hauteur de son visage, touche ses lèvres et dégage ses cheveux. Quelqu’une marche derrière elle et bondissant lui recouvre les yeux de ses mains. Elle s’arrête et se met à rire. Elle est en appui sur une jambe. L’autre pied levé atteint le mollet et le frotte. Puis elle continue à marcher avec des mains posées sur ses yeux. Elle avance droit devant elle très vite et se heurte à un réverbère. Il y a deux cris le sien et celui de la personne qui lui bande les yeux et dont les mains ont cogné brutalement le tronc du réverbère en même temps que son visage. Les deux personnes reprennent leur route l’une tenant ses mains contre les yeux de l’autre l’autre ne sachant pas où elle va. Elles traversent ainsi deux caniveaux où l’eau qui coule les éclabousse une artère principale où les voitures s’arrêtent dans un bruit violent de freinement un carrefour où une femme en uniforme levant son bâton blanc pour interdire la circulation leur permet de passer. On entend des cloches sonner. Leur son parvient de loin ralenti étouffé prolongé. Il est impossible de ne pas le percevoir même en se bouchant les oreilles. Judith Fourgue dit que les cloches sonnent pour l’enterrement de la vieille fermière Noyan qui est si avare. On a dû cacher tout ce qui brille dans la maison y compris les vases de eurs en verre, parce que dans son agonie ses mains se tendaient vers ce qu’elle croyait être de l’or. Josiane Egly s’assied et regarde Judith Fourgue en affirmant que tout cela est de la pure invention. Elles rient. Josiane Egly se couche alors. Il semble que les cloches ne doivent plus s’arrêter de sonner. Isabelle Darse tourne autour de la maison et réapparaît sur un des côtés. Elle se penche vers un robinet,

s’asperge d’eau longuement, accroupie elle boit, elle lève la tête, ses joues sont mouillées, ses cheveux son cou ruissellent. On la voit ensuite relevée, tendre les uns après les autres ses jambes et ses pieds nus. Quelqu’une lui demande d’installer le tuyau d’arrosage et de le diriger sur les dormeuses pour les rafraîchir. Il n’y a pas d’oiseau immobile et chantant sur les arbres proches. Il a plu quelque part. Il y a des senteurs de sous-bois humide, d’herbe mouillée d’arbres chauds dont le tronc a été touché par la pluie. Rose Salice s’est agenouillée. Ses bras en anse sont autour de sa tête. Elle relève ses cheveux les ramassant les xant avec une épingle. On entend le bruit d’un moteur dans un champ voisin. Lucie Dancourt demande à Rose Salice si elle a relevé la capote de sa voiture. Rose Salice ne répond pas. Reine Jacquier dans l’allée ramasse des cailloux. Ce sont des cailloux ronds et noirs qu’elle fait luire en les frottant contre son pull-over. Reine Jacquier entrechoque les cailloux dans ses mains, elle les jette sur un tas. Reine Jacquier choisit pour cible en le nommant tout haut un épouvantail debout dans le champ. Les cheveux de Reine Jacquier tombant d’un côté de son visage ou de l’autre font une nappe châtain dont tout mouvement peut rompre l’immobilité. Les cailloux sont jetés contre la tête de l’épouvantail, le chapeau tombe à la n tandis que Reine Jacquier pousse des cris. La jeune femme marche au bord de la route. Elle est vêtue d’un chemisier de couleur pastel et d’un pantalon étroit. Un talus haut de quelques mètres est couvert de longues herbes vertes et jaunes. Elle s’arrête et se penche au-dessus du fossé. Une charrette est à demi engagée dans un champ et de guingois à cause de la pente. La jeune femme se redresse. Elle porte un bouquet de grandes eurs à grappes mauves qu’elle serre contre sa poitrine. Quand l’automobile passe à côté d’elle à la frôler, elle fait un écart, perd l’équilibre et reste un moment en porte-à-faux, un pied dans le fossé. Isabelle Darse monte la colline avec un plateau chargé de verres de fruits et de bols contenant de la glace. Elle chante la chanson de la femme rendue aveugle par le soleil. La voix est grinçante. Elle a des in exions hautes qui changent tout à coup. Paule Gesse est à côté d’Isabelle Darse. Elle porte quelques bouteilles. On entend la glace heurter les parois des verres. Il y a une odeur de whisky répandu. Quelques verres sont

tombés. Françoise Maillant les cherche dans l’herbe et les remplit à nouveau. Marie-Anne Roux se réveille, elle s’assied en souriant et en regardant autour d’elle. Anne Sorge croque une pomme. Des paroles sont échangées. Quelqu’une demande qu’on lui verse du whisky. Quelqu’une demande qu’on lui verse du vin rouge. Quelqu’une demande qu’on lui donne à manger des fraises des pommes ou des oranges. Le hamac vide se balance. Paule Gesse est étendue dans l’herbe la tête se tournant vers le ciel ne mangeant pas ne buvant pas ne parlant pas. Ses cheveux sont mi-longs. Elle a les joues lisses. Elle porte une chemise rose et un pantalon de velours. Il y a sur la table un plat fumant. Ce sont des grosses fèves vertes sur le point de se défaire. Une cuillère de bois est plantée dedans. La table est recouverte d’une nappe blanche. Un bouquet d’énormes dahlias est posé à côté des fèves. Il n’y a pas d’assiettes, il n’y a pas de couverts, il n’y a pas de verres ou de bouteilles. Par la fenêtre ouverte le soleil entre à ots. Les murs de la pièce sont blancs et nus. Quelques mouches y sont visibles, immobiles sauf une qui se déplace. Elle nit par s’envoler. Il n’y a personne dans la pièce. Elles dorment. Des mouches soudain se sont mises à voler. Le vent s’est levé et soulève les cheveux des dormeuses. Des pommes de pin dégringolent le long des pentes du toit de la maison, elles sont arrêtées par le bord des chéneaux. On n’a pas un mouvement à faire. On n’a pas un mot à dire. Les nuages passent très vite. Ils passent d’une forme à l’autre sans les effilochures des ciels d’été. Reine Jacquier porte un vêtement qui ne recouvre pas les jambes et les cuisses. La tête est posée dans le creux d’un bras. Ses cheveux dissimulent l’oreille et une partie de la joue. Elle a les yeux fermés. Elle dort. Le corps est engourdi par l’immobilité. Le robinet du jardin est ouvert, on entend le bruit menu de l’eau sur les graviers de l’allée. Un papillon passe et se pose sur le bras de Judith Fourgue, on voit l’ombre qu’il projette en s’abaissant. Je sens comme aux vertèbres / s’éployer des ténèbres / toutes dans un frisson / à l’unisson. Un chat orange marche sans bruit. Il s’approche d’Anne Sorge et d’Emmanuelle Pluvier. On entend qu’il miaule faiblement. Sa tête se tourne dans plusieurs directions. Il est arrêté. Il s’éloigne. L’été n’est pas ni. On peut marcher pendant des heures le long des champs de blés mûrs dans les

chemins. La chaleur monte de la terre le soir par brusques touffeurs. Quand on se plonge dans l’eau glacée d’un lac et qu’on ouvre les yeux sur la transparence de l’eau on voit dans le fond les mosaïques outremer des piscines romaines ou les Nymphéas de Claude Monet. Elles dorment. Le papillon de couleur anthracite se heurte successivement à tous les murs. Il a une grosse tête. Considéré de près il ressemble à un chat. Ce n’est pas une phalène. Il est le contraire exact du papillon blanc trouvé immobile sous la chaise. Malheureusement il est impossible qu’ils volent en même temps parce que le blanc a vécu l’an passé. A un moment donné le papillon gris noir se met à tournoyer dans l’abat-jour de la lampe concentriquement et de plus en plus vite, puis il tombe par terre. Il fait froid. Le corps nu de Judith Fourgue porte des traces de sueur le long du cou sur la poitrine entre les tétins et sur la raie médiane du torse et du ventre. Il fait froid. Des arbres et de l’herbe haute parvient de l’humidité. Quelqu’une soupire. Reine Jacquier marche seule du côté de la haie. Pour la rejoindre il faut enjamber les dormeuses. Josiane Egly s’est enroulée dans la couverture sur laquelle elle est couchée. Françoise Maillant parle à mi-voix. Lucie Dancourt est appuyée sur un coude et la regarde, à un moment donné elle souffle sur le front de Françoise Maillant où une fourmi se déplace. Paule Gesse se lève en disant qu’elle va faire du café. Marie-Anne Roux propose de rentrer dans la maison. Aucune ne bouge. La froideur et l’humidité de la terre sont perçues par le corps dans les régions lombaires. A rester immobile on devient toute raide et froide. Reine Jacquier s’approche. Son vêtement court ne recouvre pas les jambes et les cuisses. Elle s’allonge auprès d’un corps sous une couverture. Sa tête s’appuie sur une épaule que ses cheveux recouvrent immédiatement. Les paniers et les caisses contiennent de la nourriture des verres des bouteilles des assiettes. Il y a des allées et venues. On s’appelle on se fait signe on crie on porte dans divers endroits les objets nécessaires pour l’agencement d’un repas. L’emplacement est changé plusieurs fois. Anne Sorge est en train de marcher en portant une caisse de bouteilles. Marie-Anne Roux s’assied sous un chêne en disant qu’elle ne bougera pas de là. Autour d’elle des serviettes sont disposées. Lucie Dancourt ouvre une bouteille et verse du vin rouge

dans un verre. On boit. Il y a un grand désordre de pâtés de papiers gras de verres renversés. On hésite à utiliser ses mains pour boire pour manger ou pour fumer une cigarette. Les assiettes sont en équilibre instable sur les genoux, Reine Jacquier est assise sur une branche dans l’arbre, on voit ses longues jambes pendre. Isabelle Darse lui tend une assiette pleine et un verre. Françoise Maillant se met debout et crie quelque chose la bouche ouverte, sur ses dents il y a des aliments mâchés. Des fourmis se dirigent de toute part vers les débris de nourriture, gagnent les assiettes posées sur le sol, envahissent le pain et les aliments qui ne sont pas emballés. Elle est debout devant la crémerie. Elle tient un paquet à la main et regarde les produits de l’étal. Elle ouvre le paquet sans regarder ce qu’elle est en train de faire et elle se met à mordre dans une tranche de gruyère les yeux xés sur les produits en vente les entassements d’œufs de boîtes de fromage de paquets de beurre. Elle mastique bruyamment, la bouche ouverte sur la nourriture découvre une bouillie blanche et par moments élastique. Elle repousse vers sa bouche un fragment de nourriture mâchée recueillie par sa main. Elle mange le morceau de gruyère en entier et jette les croûtes dans le caniveau après les avoir raclées contre ses dents. Puis elle sort son mouchoir de sa poche et s’essuie les mains. Qu’est-ce qu’une impasse, demande Emmanuelle Pluvier. C’est quelque chose dont on ne peut pas sortir. C’est la tunique de Nessus. Non, ce n’est pas ça, la tunique de Nessus, c’est quelque chose dont on ne peut pas se débarrasser. Est-ce que cela ne revient pas au même. Elles parlent. On entend des sons de cor. Quelqu’une propose de s’élancer au milieu des chasseuses dans une course éperdue au milieu des chiens pour faire diversion et permettre au gibier de se mettre à l’abri. Ou bien il pleut. Une pluie d’orage soudaine à larges gouttes tombe sur les dîneuses sur les effets éparpillés. Aucune ne bouge. Rose Salice s’est recroquevillée en entourant ses genoux de ses bras et en rentrant la tête dans ses épaules. Paule Gesse tend son visage ses joues et ses yeux ouverts à l’eau qui tombe. Isabelle Darse retire ses chaussures. Josiane Egly se met debout en criant en enlevant ses vêtements et tourne sur elle-même nue. Toutes se lèvent alors et se déshabillent et crient et courent nues sous la pluie. Les serviettes sont

détrempées, les verres s’emplissent d’eau, les restes de nourriture imbibés d’eau s’affaissent et se défont. Les sons du cor ont cessé. La pluie martèle le tronc des arbres la mousse et les branchages. Reine Jacquier tord ses cheveux, sa langue lèche l’eau qui coule de ses joues sur ses lèvres. Le sucre fond dans la soucoupe où le café a été renversé. Une guêpe tombée dans le liquide poisseux tente de remuer ses ailes. Quelqu’une la pousse du doigt, elle tombe dans l’herbe, y disparaît. Marie-Anne Roux chante en s’accompagnant à la guitare. Paule Gesse à plat ventre dans l’herbe lit. Josiane Egly cherche son briquet le long du pré, derrière les pierres et les buissons. Françoise Maillant debout devant la maison émiette un morceau de pain pour les rouges-gorges et les pinsons, on les voit sautiller à ses pieds, picorant comme des oiseaux de basse-cour. Reine Jacquier n’est pas là. Paule Gesse lit à voix haute une phrase de son livre. Quelqu’une demande où est Reine Jacquier. Le vent emporte les feuilles posées sur la table et couvertes d’écriture. L’odeur d’un feu de feuilles vertes est perçue âcre insistante. On entend comme un bruit de canon. C’est la guerre, hurle Isabelle Darse en courant le long de la colline, c’est la guerre. Il fait chaud. Les mains qui s’appuient sur le marbre des tables y déposent une moiteur. Des consommatrices debout au bar sont tournées vers les personnes assises devant les tables. Il y a des bruits de verres entrechoqués de boisson versée de voix. L’horloge de l’hôtel de ville donne l’heure. La boisson tiédit dans les verres. Rose Salice repousse sa chaise et se dirige vers le bar. Marie-Anne Roux déplie un journal, Lucie Dancourt et Françoise Maillant lisent en même temps qu’elle par-dessus son épaule. Un camion de livraison s’arrête devant le café, le moteur est stoppé. La conductrice qui porte en se courbant une caisse de bouteilles entrechoquées pénètre dans la salle. Reine Jacquier trempe ses lèvres dans de la menthe verte, le verre est posé tenu et renversé. Un mouchoir est tendu vers Reine Jacquier, il est passé sur ses genoux. Une main touche la peau salie. Paule Gesse martèle la table de ses deux mains en chantant quelque chose qu’on n’entend pas. Des enfants se poursuivent en courant entre les tables. Quelqu’une crie. Par l’ouverture de la porte on voit passer des promeneuses à l’allure lente en vêtements d’été en pantalons de

toile, elles portent des lunettes de soleil, elles rient. Sous la mer il y a une espèce d’ombrelle blanche molle ottant. C’est un parachute gélatineux. C’est une méduse géante dont le diamètre quand elle est étendue fait plus de deux mètres. Elle se rétracte au toucher d’un corps solide. Presque immobile elle est prête à envelopper dans ses grands voiles celle qui l’approche. On dirait les membranes blanches et nes qui tapissent la gorge et l’étouffent quand on a la diphtérie. Le danger est écarté. On parle à l’intérieur de l’automobile. On fait des commentaires. Le carrefour devait être signalisé. De toute façon la priorité est due à l’automobile qui vient de droite puisque les routes sont d’égale importance. Elles ne sont pas d’égale importance, l’une est une vicinale ordinaire, l’autre une départementale. Reine Jacquier a la tête posée sur des genoux. Elle est comme morte les joues pâles et la tête ballottée. Ses jambes sont pliées et appuyées contre la vitre latérale. Elle ne parle pas. Elle a les yeux ouverts. Le soleil fait briller la rosée dans les champs. Des alouettes s’élèvent au-dessus des blés par saccades, le tracé de leur vol serait une ligne brisée tendant à la verticale. On ne les entend pas chanter à cause du bruit du moteur et des conversations. Les talus qui bordent la route sont couverts d’herbes sèches et poussiéreuses. Des haies de mûriers et de prunelliers circonscrivent les limites des champs. Un panneau indicateur signale un tournant de la route vers la droite. L’automobile se déporte pour dépasser un tracteur qui occupe plus de la moitié de la chaussée, un des clignotants fonctionne, c’est ce qu’indique le signal lumineux qui sur le tableau de bord s’allume et s’éteint par intermittence. Il y a un bruit de crissement prolongé, la voiture aborde une série de courbes signalées par un S. On ne rencontre pas d’automobiles sur cette route d’importance secondaire. On traverse des champs. On traverse un village. Des paysannes groupées sur le devant d’une grange sont en train de parler. Des poules au milieu de la route vont et viennent, il faut pour les éviter s’arrêter brusquement. Les voitures avancent au pas. A un moment donné elles s’arrêtent tout à fait. Des gens sortis en hâte d’un poste à essence se mettent à courir. Il y a des cris, des appels. Il y a un cheval couché sur le anc immobile au milieu de la route. A côté de lui une femme en bras de chemise est sur le ventre la tête entre les bras posée

sur un sac de pommes de terre vide. Une autre femme accroupie étend les mains pour la protéger des voitures qui se sont remises en marche. Plus loin sur le bas-côté de la route une charrette de foin dont le chargement est retenu par une bâche est renversée. Une Citroën rouge découverte est dans le talus. Une jeune femme les bras nus est assise raide le corps penché sur le côté, ses cheveux longs et noirs sont tirés sur la droite par le poids du corps. Elle a les joues blanches. Elle est immobile. Quelqu’une par le haut du toit étale un linge sur elle. Le pare-brise est parcouru d’une multitude de lignes brisées qui forment des réseaux blancs. Sur le bord de la route une petite lle se met à pleurer et se jette dans les bras d’une femme debout et gesticulant. Il faut si on veut les apercevoir prendre quelques précautions, rester immobiles, se dissimuler parmi les branchages, ne pas s’approcher. On les voit mal, on entend des petits bruits des remuements, on perçoit des mouvements, les arbustes bas et l’herbe bougent. Le ciel s’assombrit, il n’y a personne. Faut-il faire le signal ou attendre et regarder ? Il n’y a pas d’oiseau de jour à cette heure où les yeux aviaires ne distinguent plus les formes privés qu’ils sont de cellules visuelles à bâtonnets. Il s’agit d’une observation, à moins qu’on puisse appeler cette attente un guet. Quelqu’une pourrait venir et dans ce cas il serait temps de faire le signal. Le faisceau des phares d’une automobile passe dans le champ, on entend le bruit du moteur qui s’éloigne. Une chouette crie, ou bien c’est un chat-huant. Il faut faire quelque chose, s’en aller par exemple, renoncer au signal au guet. Le soleil n’est plus visible. Des lumières lointaines apparaissent entre les arbres. Il ne fait pas froid, c’est à peine si la rosée du soir apporte quelque fraîcheur. Si on est couché à ras du sol on peut attendre les premiers scintillements des étoiles. Le ciel est encore pâle. Une seule lampe éclaire la vaste pièce. Elles parlent. Une jeune lle passe au bord de la table apportant des plats. Rose Salice se lève en disant que si on continue à parler de la guerre devant elle elle sortira de table. Quelqu’une rit. Elles parlent de la guerre. Il y a un feu de bois dans la cheminée, c’est ce qui fait que la chaleur est insupportable. Reine Jacquier et Josiane Egly ont les cheveux mouillés et claquent des dents. Elles sont assises le dos au feu sur le revêtement de briques qui s’étend devant la

cheminée. Elles ne mangent pas. Elles boivent des boissons alcoolisées et chaudes. Lucie Dancourt dit qu’elle a trop chaud et retire sa chemise. Son torse lisse et brun apparaît, avec les deux bombements de la poitrine et les petits tétins marron. Paule Gesse et Anne Sorge retirent leurs chemises. Isabelle Darse a les joues toutes rouges et relève ses cheveux. Emmanuelle Pluvier jette sur elle l’eau d’une bouteille d’Evian pendant qu’elle dit encore, en tendant ses joues et en ouvrant sa chemise. La jeune serveuse passe entre les tables du restaurant. Elle porte une chemise de mousseline noire dont les manches bouffantes non doublées recouvrent les bras sans les dissimuler. La coloration de la peau est altérée par le noir du tissu. Le cou qui sort de la chemise sans col est mince et blanc. Les joues sont pâles. Les yeux de couleur noisette sont écartés. Les cheveux tirés derrière les oreilles dégagent le front. La jeune serveuse avance lentement entre les tables portant un fruit une assiette un cendrier. Un sourire est xé sur son visage. Elle passe devant les tables, elle ne les regarde pas. De temps à autre un appel se fait entendre, une voix impatiente l’interpelle. La jeune serveuse cependant avance sans se retourner. Il fait nuit. Quelques étoiles sont vues à l’opposé du couchant où le ciel est le plus sombre. Il y a une odeur d’herbes mouillées d’arbres mouillés de terre humide. En marchant dans le chemin au milieu des champs de céréales on aperçoit les petites lampes allumées à l’arrière des tracteurs, elles sont éparses aussi loin que l’œil peut voir. Les tracteurs suivent un tracé perpendiculaire au chemin, ils vont et viennent, certains sont assez proches pour que le bourdonnement de leur moteur soit perçu. Des moustiques isolés s’abattent dans le cou sur le front ou les joues, on ne les voit pas, on entend la vibration grinçante et aiguë de leurs ailes. Le chemin fait un coude brusque et abandonnant les champs de céréales elles montent vers une colline boisée. Une haie, de chaque côté, borde le chemin. Des herbes hautes, des plantes grimpantes gênent la marche et s’agrippent aux jambes. Il y a sans doute des orties. Des bouffées de chaleur montent brusquement de la terre par endroits avec des odeurs fortes de plantes. On ne peut pas marcher à deux de front. Il semble qu’en suivant le chemin on parvienne à un village, en haut de la colline. Mais quoique des masses confuses qui pourraient être

une église et un groupe de maisons sont distinguées entre les arbres on ne voit pas une lumière. Il faut traverser le bois. En se retournant, on aperçoit une ville à l’horizon la carcasse lumineuse d’une ville semblant surgir des eaux enveloppée par elles avec ses lueurs tremblantes et vivement agitées. Le vent s’est levé. On ne voit pas les arbres bouger dans la nuit noire, on devine le déplacement des masses confuses, les feuilles agitées cognées les unes contre les autres font par intermittence un bruit de frottement. Il y a une odeur forte de eurs d’acacias et de tilleuls. Il tombe quelques gouttes de pluie. Mais l’orage n’éclate pas. Un train passe sur la crête des collines. Il y a peut-être quelques maisons disséminées à droite et à gauche du chemin. Aucune lumière ne les signale aucun aboiement de chien. La voix s’est perdue. Après les quelques appels, les quelques phrases criées que l’éloignement ou le vent ont déformées, il n’y a plus rien. Il faut marcher dans une direction quelconque en renonçant à s’orienter. Siffler entre ses doigts de façon stridente a été tenté et ne sert à rien. Faire en soufflant sur ses pouces joints le cri de la chouette est tout aussi inutile. Quand viendra le matin ? Le vent souffle avec violence à ras de terre, puis s’élevant par rafales touche les arbres et les agite, un hurlement parvient de leurs branches. Les voix sont égarées. Si on se couche on souffre moins du froid, mais il est impossible de rester immobile plus de quelques minutes. La route, il semble, est toute proche mais dans quelque sens qu’on marche elle n’est jamais rejointe. Pas une automobile coupant les champs de ses phares ne passe. Il existe quelque part une agglomération avec une mairie une école un bureau de poste où même à cette heure tardive on peut déposer une lettre, mais ses lumières ne sont pas visibles. Les dénivellations du sol les creux les collines ne sont pas vus dans l’obscurité, ainsi l’essoufflement peut être causé par le vent qui coupe la respiration ou par l’émotion ou par la fatigue tout aussi bien que par la marche sur un terrain ascendant. Des voitures mortuaires sont immobiles devant l’église. Des femmes en costumes sombres et portant leurs casquettes à la main marchent sur le trottoir. Deux d’entre elles s’assoient sur les marches de l’église et se mettent à parler. Le grand portail est ouvert, au-delà c’est tout noir. On n’entend pas un bruit. Une des femmes habillées de

sombre met sa casquette et pénètre dans une voiture, la portière claque derrière elle. Une jeune lle est debout sur le trottoir au pied d’un arbre. La cloche de l’église se met à sonner le glas. Il y a du bruit à l’intérieur de l’église, des souliers qui touchent les dalles des chaises remuées. Un groupe de silhouettes passent à travers l’ombre noire et s’avancent sur le seuil. Les femmes assises sur les marches se lèvent. On descend le cercueil. Quelquefois le soir en marchant le long des haies on trouve des vers luisants. On peut les prendre dans sa main, le corps grisâtre ainsi examiné perd de son éclat. Ou bien le faisceau d’un phare sur la route goudronnée éclaire le dos épineux d’un hérisson, il est ébloui, il est immobile quoiqu’il ait la possibilité de se déplacer à toute vitesse. On descend de voiture, on l’approche tandis que la lumière des phares est braquée sur lui, il lève sa tête longue et pointue, il cligne des yeux. Si on touche ses piquants il s’ébranle et traverse la route. Si on le prend dans ses mains il rentre la tête, il se met en boule. Une femme passe sur un vélo en tenant son guidon d’une main. Sa progression est sinueuse. On l’entend siffler. Par l’ouverture des porches des femmes sont vues entrant dans les étables détachant les chiens portant les seaux jetant du grain aux poules des cours. Les lumières sont éteintes. Les maisons ont des volets et des portes fermées. Leur alignement régulier apparaît à la lumière des phares qui selon les courbes de la route balaient tantôt les maisons de droite tantôt les maisons de gauche. Le cadran de l’horloge de la mairie est lumineux. L’automobile traverse les villages. On va dans la nuit d’un village à l’autre. On ne rencontre pas de passante ou de chien qui rôde. On n’aperçoit pas une lumière. Un chat se tient immobile au pied d’un mur. Des champs sont traversés. La lune les blanchit. Une femme est couchée en travers de la route les mains lui cachant le visage. Il pleut. Il pleut. Le bruit est incessant de l’eau sur les feuilles. Des rigoles se forment dont on entend le ruissellement. Les eurs coupées sont encore imprégnées d’eau. Une goutte tombe sur la table de temps à autre. Ce sont des montbrétias orange dont les tiges et les feuilles ressemblent à celles des iris de Hollande. La pluie frappe les volets de bois lamellés. De chaque côté de l’automobile il y a un brouillard d’eau qui monte et qui descend déplacé par

le vent. Les couleurs des champs des prés des landes des forêts subissent des transformations à cause des modi cations incessantes de la lumière et de l’eau qui tombe. Les jaunes les verts les mauves des bruyères et des champs labourés paraissent plus acides sous la pluie. Une femme se déplace en vélo enveloppée d’une large pèlerine qui recouvre une partie du véhicule. La tête est cachée par le capuchon. Les essuie-glaces refoulent des nappes d’eau, leur va-et-vient fait un bruit grinçant qui s’ajoute au bruit du moteur. Si levant la tête on aperçoit des insectes, on voit qu’ils grossissent ils grossissent, ils tombent comme des pierres gênés dans leur vol par le vent. Les points aperçus d’en bas éparpillés noirs contre les nuages bas sont groupés à présent, c’est un essaim de frelons à gros corps jaunes, c’est un vol de pigeons sauvages, ils tombent vers le sol chassés par le vent, ils courent le long des haies à ras de terre ne parvenant pas à s’élever, c’est un troupeau d’oies domestiques grises et blanches le cou tendu et criaillant. Reine Jacquier Marie-Anne Roux Paule Gesse Judith Fourgue Josiane Egly Isabelle Darse Rose Salice Lucie Dancourt Emmanuelle Pluvier Anne Sorge Françoise Maillant marchent dans des champs labourés. Des pigeons font au-dessus de leurs têtes des cercles de plus en plus proches du sol. Leur ombre les précède et passe sur les visages avant qu’on ait entendu le claquement de leurs ailes. Des pigeons passent au-dessus des têtes de Reine Jacquier de Marie-Anne Roux de Paule Gesse de Judith Fourgue de Josiane Egly d’Isabelle Darse de Rose Salice de Lucie Dancourt d’Emmanuelle Pluvier d’Anne Sorge de Françoise Maillant qui marchent dans un chemin de terre. Leur vol qui semble s’approcher de la terre s’alentit au moment où ils décrivent un cercle au-dessus des têtes des marcheuses dont l’attention est peut-être attirée par le claquement mou de leurs ailes, on voit l’ombre qui les suit posée sur les visages levés. Les promeneuses ramassent des eurs au bord des haies et dans les prés non fauchés. Ce sont des marguerites et des coquelicots en été des pavots et des colchiques blancs et bleus en automne. Elles s’arrêtent sur une colline pour jouer les bras chargés de eurs. Que celle qui n’a pas été touchée par une eur empoisonnée demeure en vie. On voit que les eurs sont toutes jetées contre les joues contre les fronts, on entend des rires et des

chants. Marie-Anne Roux Paule Gesse Judith Fourgue Josiane Egly Isabelle Darse Rose Salice Lucie Dancourt Emmanuelle Pluvier Anne Sorge Françoise Maillant se donnent la main. Leur longue farandole passe contre les haies, elles courent, elles se donnent la main, elles courent, Marie-Anne Roux est la première à s’élever de terre, puis toutes elles s’élèvent, elles passent, elles deviennent transparentes, elles s’effilochent et disparaissent audessus des collines comme une vapeur, on entend des chants et des rires. Seule Reine Jacquier demeure debout et gesticulant. Elle appelle, elle lève les bras, elle se met à courir pour rejoindre le groupe, de ses bras étendus les pans de son large vêtement noir s’écartent, elle court péniblement le long des pentes, on n’entend plus sa voix, elle est toute petite et lointaine debout làbas sur la colline. La jeune femme se penche au-dessus du lavabo et crache. De nouveau un serpentin de pâte dentifrice rose est étalé sur la brosse à dents et introduit dans la bouche. La brosse passe sur les canines les incisives les molaires à droite et à gauche en haut et en bas. La jeune femme se penche au-dessus du lavabo et crache. Les deux mains puisent l’eau coulant du robinet et l’approchent de la bouche. La jeune femme se relève. La glace xée dans le mur au-dessus du lavabo est trop haute pour qu’elle puisse apercevoir son image. Elle se retourne et monte dans la douche. Une ombre passe sur le carrelage de la salle de bains. Elle regarde par la fenêtre. Le ciel est vide.  

Nouveau Commerce, 1970

 

Le jardin

 

« Contrefaites, tra quées dans leur physique, dans leurs gestes, dans leur mentalité, quels que soient leur sexe, leur espèce, leur race, les créatures esclavagisées par le corps social et politique dans son ensemble témoignent jusque dans les formes de leurs corps des effets de la brutalité et de la violence de ce que nous appelons la culture. » (Camille Larsen, Culture ou domination.)  

A midi le jardin est recouvert d’une brume violette. Il n’y a pas de mouvement dans les allées de sable rose. Les rangées de eurs d’espèces différentes reçoivent un nuage d’eau que les grands jets rotatifs dispersent. Mais il n’y a pas de vent qui les agite. Les corps sont allongés côte à côte dans les transatlantiques, immobiles, nus. On entend une voix de temps à autre. Puis le silence. De nombreuses heures s’écoulent sans que quelque chose arrive. On regarde le ciel à travers la vapeur des jets d’eau, on attend que se forme un nuage et qu’il se défasse, mais la plupart du temps le ciel est vide, gris, bleu, blanc. Pas un oiseau n’y passe. Dans le milieu de la journée les nourrices viennent alimenter les corps. Elles arrivent de partout, le ciel est tout obscurci à cause de l’opacité de leur foule et malgré la transparence de leurs ailes. Leurs corps sont rouges, bleus, verts, très brillants, annelés en divers points. Les nourrices s’approchent en volant et sans se poser elles pratiquent le bouche à bouche, leurs trompes se glissent entre les lèvres et elles vomissent dans les gosiers des liquides épais et sirupeux dont la composition varie tous les jours. On ferme les yeux pour ne pas voir les gros yeux pédonculés qui se meuvent en tous sens et avec lesquels, malgré une longue habitude, il est difficile de se familiariser. On peut cependant regarder sans déplaisir les multiples nervures de leurs ailes qu’on discerne avec netteté malgré leur mouvement. Parfois quelques-uns refusent la nourriture. Les trompes alors utilisent la force pour s’immiscer entre les lèvres et malgré leur apparente fragilité, il est impossible de leur opposer une vraie résistance. Quand les nourrices ont disparu, il arrive que plusieurs se

mettent à faire des longs hurlements rauques et doux, interminables. Ou bien certains se mettent à rire et à agiter la tête dans tous les sens. Ils sont saouls voilà la vérité, et ils crient, ils font des espèces de bruits avec leurs gorges. D’autres s’endorment. Le temps ne passe pas. De temps à autre le bruit d’un pétale qui tombe se signale à l’attention. Ou bien c’est le sifflement d’un des nombreux jets d’eau au bout de sa course et sur le point de s’arrêter. On parle à peine. Du corps, la tête seule mobile dans cette station peut apercevoir les diverses parties en se penchant, la poitrine cylindrique, le ventre, les jambes jointes, scindées, dont la forme qui va en s’amenuisant rappelle la queue des grands poissons bleus qu’on voit dans les bassins. On dit que les corps autrefois vivaient dans les océans. On les appelait des sirènes. Mais les sirènes, eux, avaient des membres antérieurs. Les corps ont ceci de commun avec les sirènes qu’ils nagent à la perfection et qu’ils chantent comme on dit que chantaient les sirènes. On chante seulement quand on est dans l’eau, à l’heure du bain. On le peut à tout moment quand on est à l’air libre. On ne le fait jamais. Dans l’eau des bassins, les ondes sonores ne traversent pas la surface. Alors on chante. C’est cette partie de la journée que tous attendent. Les grands singes viennent un peu avant le coucher du soleil. Ils marchent avec solennité en frappant sur leurs tambours à main nue. Leurs corps sont sans vêtements, ils ont sur la tête une casquette couleur d’argent. Un à un ils emportent les corps jusqu’au bassin où ils les laissent tomber avec des grandes éclaboussures. On se laisse aller jusqu’au fond du bassin. On va et vient à toute vitesse, de bas en haut, dans tous les sens, on frôle en passant les énormes poissons bleus qui s’écartent. Il arrive qu’on joue avec eux, ventre contre ventre, dans des espèces de luttes. Surtout on chante. On chante, en se laissant dériver, tête vers le ciel. On fait des stridences, des modulations, des soupirs bas et à peine audibles. On virevolte ou bien on va la tête en bas. Quand on remonte en surface on aperçoit les grands singes couverts de poils qui sautent autour des bassins en frappant dans leurs paumes. Ou encore ils se penchent, tentant d’attraper quelque corps quand il passe. Toujours on leur échappe. A un moment donné les grands singes plongent des épuisettes à long manche pour

recueillir les corps les uns après les autres. Ils se débattent avec violence. Beaucoup ne se laissent pas prendre du premier coup ou bien ils parviennent à faire verser leur épuisette et ils s’échappent aussi vite qu’ils le peuvent. A la longue tous les corps sont faits prisonniers. Durant cette capture les grands singes ne montrent pas d’impatience ni de colère. Ils traitent les corps avec beaucoup de douceur et les bercent dans leurs bras pour les calmer quand ils s’en sont saisis. Plus tard ils les déposent sur des tables dans des salles de repos et ils se mettent à les masser en les enduisant d’une huile de benjoin. Les peaux luisent. Il arrive que l’un d’entre les corps glissant entre les mains du masseur tombe à terre en poussant un grand cri. Les êtres viennent dans le jardin quand ils organisent des fêtes. C’est généralement à la tombée de la nuit après le bain et c’est seulement à ces occasions-là qu’on a le loisir de regarder la nuit. Les eurs ne sont pas visibles mais on perçoit beaucoup plus que durant le jour leurs odeurs. Des girandoles et des feux de Bengale sont allumés dans les allées et au-dessus des bassins. Immobiles dans les transatlantiques on peut toujours craindre d’être atteint par des retombées ou par des étincelles. Les lampions de couleur accrochés le long des ls éclairent les rangées des corps. Les êtres arrivent en dansant en riant très fort en criant. Ils vont par groupes, ou deux par deux en se tenant par la taille ou par la main. Quand ils passent à la hauteur des corps muets et immobiles, ils se mettent à chanter, ô balançoire, ô lys, / clysopompes d’argent, en désignant les énormes sexes qui s’étalent sur les ventres alignés. Ou bien ils font des gestes de dérision. Ou encore ils interpellent l’un ou l’autre des corps qu’ils invitent à la fête, le mettant au dé de les suivre. Celui qui est ainsi sommé n’a pas d’autre ressource que de pencher la tête sur sa poitrine ou de fermer les yeux. Quelquefois les êtres posent des questions moqueuses. Personne ne répond même sous la menace des coups. Quand l’un des corps à cette occasion est pris par la peur et roule dans le sable de l’allée, l’un des êtres utilise un sifflet pour appeler les grands singes. Sans attendre leur arrivée les êtres se détournent et s’en vont en bande, riant et faisant des commentaires. Le corps se contorsionne sur le sol et roule sur lui-même, tantôt sur le ventre tête redressée, tantôt sur le dos, les

jambes scindées projetées dans l’air avec des soubresauts. L’un des grands singes se saisit de lui, le berce pour le calmer, essuie le sable collé à la peau récemment huilée. Pendant les fêtes il arrive que la traite des corps prenne place dans les allées du jardin au lieu des salles de repos. Les grands singes disposent les machines à traire sur les sexes en présence des êtres. Les êtres sont très nombreux dans ces occasions. Ils vont et viennent d’une machine à l’autre, évaluant les différentes productions des corps, établissant un vainqueur. Quand le vainqueur de la traite est déclaré, l’un des êtres s’approche de lui avec un lourd collier de eurs pendant que la musique une espèce de fanfare éclate. Dans le silence rétabli le corps qui reçoit le collier est débarrassé de sa machine à traire et célébré dans un discours de pompe. Certaines fois le vainqueur est célébré par ce que les êtres appellent la frappe. Il est alors porté en triomphe sur une estrade et déposé à plat ventre sur les genoux d’un être dont les mains sont gantées. Sa gure pend du même côté que son collier. Tout le reste de son corps est en appui sur son bulbe sexuelle. La fanfare éclate au moment où l’être jette ses mains avec ses gants cloutés sur les fesses du corps, à toute vitesse. La musique couvre les cris sauf pour les proches assistants. Il n’y a que les corps satisfaits pour jouir de la frappe. Tous les autres pratiquent systématiquement l’insomnie pour ne pas être les vainqueurs. Outre la douleur provoquée par les coups, la position face contre terre sur les genoux d’un être est en elle-même source de misère à cause de l’énorme pression exercée par le corps quand il est à plat ventre sur son propre sexe. Chaque coup appliqué sur les fesses est un tel ébranlement pour le corps que son cœur s’arrête de battre. Il arrive que le vainqueur soit ramené évanoui à son transatlantique sous les ovations des êtres debout. La parade des corps prend n en même temps que la fête au moment où les lampions sont presque tous éteints, où les odeurs de sucres cuits s’estompent. Auparavant il faut que les êtres quittant le lieu de la fête retraversent les allées. Quelquefois ils passent très vite, bâillant parlant peu sans s’arrêter auprès des corps. Le plus souvent les êtres reviennent de la fête avec des boules de guimauve fondante au bout de bâtons, des ignames, des caramels. Ils se postent dans l’obscurité derrière les transatlantiques où on ne peut pas

les voir et c’est un à un qu’ils surgissent en hurlant pour lancer leurs projectiles chauds et collants sur les gures sur les torses sur les ventres sur les sexes des corps alignés. Il est difficile de ne pas crier quand on est touché. Certains des êtres s’essuient les mains à même les corps pour se débarrasser des restes de nourriture. Certaines nuits quand la pleine lune rend le jardin blanc, les êtres organisent des poursuites. Ils les appellent des performances. Les grands singes apportent les sphères dans lesquelles les corps sont introduits avant d’être lâchés dans l’air. Les sphères sont manœuvrées par pression des corps sur les parois. Elles constitueraient d’excellentes machines si leur vitesse n’était pas réglée sur la course des êtres. Les êtres quand ils s’emparent des sphères les ouvrent en les jetant par terre de toutes leurs forces. Les corps une fois saisis sont portés et maintenus dans une allée de sable pour être traités suivant le code des performances. Le viol n’est qu’une des violences qu’ils subissent. On entend des cris des protestations des bruits de chute des coups de sifflet. On est porté un à un dans les bassins par les grands singes. On nage de toutes ses forces alors au fond de l’eau on crie on se débat pour échapper aux épuisettes. Les grands singes doivent se mettre à plusieurs pour capturer chacun des corps. Les torches font des lueurs dans l’eau. On se tord dans les mains des grands singes pour se laisser tomber dans l’eau du bassin. On dit qu’une nuit, un des corps a réussi ainsi à se libérer et qu’il a été retrouvé au matin mort de fatigue. On l’appelle le victorieux et on le célèbre par de longs bourdonnements collectifs les lendemains de chaque fête. On dit qu’il y a d’autres jardins comme celui-ci et que les êtres y ont leurs festivités les nuits où ils ne sont pas occupés ici. Certains disent qu’il y a beaucoup d’autres êtres comme ceux qu’on connaît tout comme d’autres corps et d’autres jardins. Certains rares après-midi après l’heure des nourrices des régurgitations et des siestes il y a des révoltes. L’un des corps se plaint en pleurant et en criant. Alors l’un après l’autre tous se font entendre. Il y a des gémissements des hurlements des grondements des bourdonnements des hululements des imprécations des discours de colère incohérents des râles des clameurs. Le désordre se répand dans les rangées de transatlantiques parmi les corps secoués sautant se jetant par

terre frappant la tête contre le sol. Le désordre se poursuit de cette façon jusqu’à l’heure du bain ou bien jusqu’à ce que l’un après l’autre les corps s’endorment de fatigue, à même le sol, la bouche pleine de sable. Les grands singes les réveillent avec des caresses des bruits de gorge des espèces de ronronnement. Les révoltes peuvent prendre d’autres formes. L’un ou l’autre se met à raconter une histoire, par exemple il fut un temps où tu n’as pas toujours été esclave, souviens-toi. Chacun à son tour reprend l’histoire de ce temps mythique où les corps ont eu des jambes pour marcher où ils se sont tenus droit, certains même racontent qu’ils ont eu des bras comme les êtres. Les êtres quand ils sont interrogés sur ce sujet avant les fêtes rient et s’esclaffent, tapotent la joue du questionneur, parlent de déraison, démontrent l’évidence d’une différence biologique fondamentale, désignent crûment les sexes, origine, disent-ils, d’une fonction paralysante en soi. Il est difficile pour le questionneur de protester devant l’accumulation des preuves. Des raucités sortent de quelques gorges, des cris arrêtés, des grognements. Les êtres les ignorent et s’éloignent au milieu de rires. Les révoltes s’accompagnent parfois de complots à exécuter dans le court instant où les êtres s’arrêtent près des transatlantiques avant d’aller aux fêtes. Il s’agit de cracher sur eux ou de mordre si l’un d’eux s’approche à le permettre ou dans un grand effort de jeter tout son corps comme une arme contre l’un d’eux. Le lendemain d’un pareil assaut les êtres envoient leurs curateurs. Les curateurs viennent avec des chaises et s’installent chacun d’eux auprès d’un corps. Leur tâche consiste à faire parler les corps. Eux-mêmes ne disent rien. Quand au cours de l’intervention des curateurs les corps refusent de parler, les nourrices sont appelées pour verser dans les bouches les liquides appropriés. C’est ce que les curateurs appellent délier les langues. Les langues ainsi déliées parlent et même si on se bouche les oreilles on entend les récriminations répétées. Ce sont les plaintes contre le nourrissement forcé, la traite forcée, la parade forcée, la frappe, les performances. Les curateurs écrivent sur des tablettes. Le silence des curateurs a pour but de renvoyer le parleur à son propre discours. Le parleur doit se servir de son propre matériau pour ordonner ce qu’il décrit en un système cohérent. La

description pourtant n’aboutit dans chacun des cas qu’à mettre en évidence un système strictement coercitif. Mais ce n’est pas l’affaire des curateurs. Ils reviennent chaque jour jusqu’à ce que la cure soit terminée. La cure est terminée pour chacun des corps quand après absorption des liquides appropriés il se tait. Quelques-uns disent que les curateurs sont eux aussi des êtres. Quoiqu’ils en ont l’apparence extérieure, l’allure, les vêtements, les membres, on ne peut pas être sûr. Chaque curateur a la gure cachée par un masque. L’inutilité des complots est un sujet débattu par les corps pendant les heures creuses dans le jardin. Certains disent qu’on ne peut éviter la présence des curateurs qu’en évitant les complots. La plupart disent qu’il faut essayer, essayer encore. Mais généralement les intermèdes avec les curateurs sont suivis de longues périodes d’apathie pendant lesquelles les corps ferment les yeux quand les êtres passent à côté d’eux pour aller aux fêtes. Pas un ne bouge malgré les provocations des êtres sur ce qu’ils appellent de la bouderie. Ce qui rend les après-midi particulièrement monotones ce sont les jeux des corps satisfaits. Leurs manifestations coupent court aux séances de lecture. Il s’agit de parties dites créatives. Pour les mener tout à loisir les corps satisfaits sont regroupés par les grands singes à leur appel. Ils improvisent dans des dialogues, des monologues, des discours de pompe mais aussi des poèmes de toute sorte. Leurs thèmes sont la qualité des nourritures, la diversité de leurs goûts, les beautés du jardin, les joies sensuelles de la traite, le plaisir à recevoir des colliers. La violence de la frappe et des performances sont des thèmes qu’ils gardent pour le genre tragique. Bien que les corps satisfaits ne soient pas les plus nombreux il faut les écouter. Il faut les lire aussi, à moins de fermer les yeux parce que leurs mots occupent tout l’espace de lecture dans lequel ils sont projetés aussitôt qu’émis. Il arrive que les exercices des corps satisfaits soient interrompus par un bourdonnement généralisé qui peu à peu recouvre le son de leurs voix. Çà et là quelque corps que la honte fait suffoquer se jette à terre pour aller se cacher en rampant sous son transatlantique. Quand le tumulte est devenu incontrôlable et que tous les corps dans leur excitation se sont jetés à terre, les grands singes interrompent la partie dite créative et projettent dans

l’espace de lecture les hologrammes de l’alphabet. Le calme se rétablit instantanément. On passe alors sans transition à quelque grand récit d’un être ou à une dissertation philosophique. Les grands singes prennent soin des corps qui se sont blessés en sautant de leurs transatlantiques et réinstallent chacun d’eux à sa place initiale. Il est souvent débattu après les séances de lecture des raisons qu’ont les êtres d’apprendre aux corps à lire leurs livres. La réponse la plus admise est que la servitude des corps pour être plaisante aux êtres et non seulement pro table doit être devinée et même comprise rationnellement par les corps. C’est pourquoi tellement de temps est consacré à la lecture dans le jardin. Certains arguent que les êtres courent ainsi un risque parce que qui comprend peut changer sa situation et qu’ils sont mis en danger par les lectures qu’ils permettent. Il leur est répondu que les livres des êtres ne mettent jamais en cause l’existence des corps telle quelle et qu’à la base de leurs systèmes apparaît comme fondement et différemment nommé ce que les corps appellent servitude. Quelques-uns des corps affirment pouvoir utiliser les concepts mêmes des êtres pour perturber leurs systèmes dans leur ensemble. Soit par les êtres, soit par les corps eux-mêmes, ils sont renvoyés à leur transatlantique dont ils ne peuvent pas bouger. Quelque être peut dire, lève-toi et marche, et se considérer facétieux. Pour accroître le découragement en matière de lecture il y a ceux qui vont répétant que la vérité aveugle. Il n’y a pas d’exagération dans la formule s’il est vrai que les caractères des livres sous leur forme d’hologrammes brûlent les rétines des yeux à la longue. Au moins les corps ne courent pas le danger fatal suivant les êtres de confondre les mots de leurs livres composés de caractères consistants et volumineux avec les choses du réel auxquelles ils se réfèrent. Si c’est une raison suffisante pour continuer à vivre, nombreux sont ceux qui répondent par la négative. Ce sont ceux-là qui organisent des campagnes de suicides à la place des complots inutiles. Les suicides peuvent être par indigestion à l’heure des nourrices ou par suffocation dans l’eau des bassins à l’heure du bain. Ils se préparent longuement comme les complots pour être des manifestations collectives. Le résultat des vagues de suicides est incertain. Dans la pratique les corps sont

immédiatement remplacés. La plupart disent que l’échange puisqu’il s’effectue contre des corps satisfaits ne constitue pas un béné ce. Ils disent qu’il faut cesser de procéder ainsi si on ne veut pas assurer une élimination dé nitive. Quelques-uns disent que dans la mesure où on ne pourra jamais sortir du jardin faute de jambes la seule chose à faire est de se laisser droguer par les nourritures. Ils disent que ce faisant l’état qu’ils atteignent outre qu’il est plaisant favorise les insomnies et les garantit de ne pas être les vainqueurs de la traite. Malgré les débats incessants sur l’impossibilité de sortir du jardin il en est qui ne renoncent pas à trouver un moyen pour s’échapper. Ils obtiennent des grands singes d’être regroupés pour des conciliabules. Ils ont pour signe de ralliement une phrase prise dans un conte des êtres dont ils ont détourné le sens. Qui veut les rejoindre chantonne cette phrase jusqu’à ce qu’un des grands singes le transporte dans le groupe des fédérés. Même si toute initiative paraît inadaptée à la situation concrète, même quand la tentation est de jouir du jardin sans rien faire, il est difficile de rester extérieur aux plans qu’ils échafaudent. L’un d’eux par exemple dit qu’il a découvert que la nourriture emmagasinée dans le gras des joues, une fois pourrie, est un poison nocif pour les êtres. La tactique alors consiste à mordre un des êtres jusqu’à ouvrir sa chair et à projeter en un jet les liquides décomposés dans la plaie ouverte. Le parleur affirme que l’être ainsi mordu a été exécuté en quelques minutes et qu’il est mort au milieu de convulsions dans le sable de l’allée. Il dit que si ce fait est passé inaperçu c’est qu’un des grands singes a immédiatement soustrait à la vue le cadavre. Aussitôt la plupart s’agitent. Un espoir sans précédent parcourt les rangées de corps. Les discussions se font à deux, à trois, à plusieurs. On évite les grands groupes. Les êtres semblent ne pas voir une relation de cause à effet entre la morsure opérée par le corps et la mort de l’être. Ils se sont apparemment contentés de s’emparer du mordeur. Certains pris de peur disent qu’il faut pour le moment surseoir à toute action de peur des représailles et parce que les êtres font sans doute des recherches sur le corps qu’ils ont con squé. D’autres disent que plus on attend, plus on risque d’être découverts. Ils disent qu’il faut agir vite pendant qu’il en est temps. Quelques-uns disent que les êtres

n’ont aucun moyen de reconnaître l’arme des corps. Tout le monde dit, que faire. L’agitation augmente. De plus en plus nombreux sont les corps qui dans leur excitation tombent des transatlantiques. Progressivement il apparaît à chacun qu’il faut agir vite et qu’on se trahit par tout ce tumulte. Sans compter que les corps satisfaits sont aux aguets et qu’il sera de plus en plus difficile de leur cacher les faits. Certains disent que dès qu’ils connaîtront leur nouvelle force les corps satisfaits vont rallier l’ensemble des corps fédérés. Quelques-uns protestent à ce raisonnement disant que les corps satisfaits ont été décervelés à tout jamais par les curateurs des êtres. Le dernier plan en date est celui qui a été adopté unanimement. Il a l’avantage de répondre à l’objection de ceux qui disent que même lorsque tous les êtres auront été tués les corps seront toujours pareillement démunis. Ils disent, avez-vous l’intention de prendre leurs jambes aux êtres ou quoi ? Il reste les sphères et les grands singes. Le plan est simple et consiste à un signal donné à se précipiter sur le plus grand nombre d’êtres possible. Cela peut se pratiquer au moment des performances quand les êtres ouvrent les sphères pour s’approprier les corps. Il faut alors du même mouvement mordre, cracher et se rejeter dans la sphère. Si on a été éjecté, obtenir immédiatement l’aide d’un grand singe pour y être réintroduit. Et il faut ensuite quitter le jardin aussi vite que possible. Certains disent que pour tuer un plus grand nombre d’êtres, tous peut-être, il faut agir au moment d’une grande cérémonie de traite, d’une de celles qui sont suivies d’un discours de pompe, quand les êtres sont tous réunis dans le même lieu. A cela il a été objecté qu’il vaut mieux diviser leurs forces et qu’en les attaquant isolément au cours des performances on accroît leur confusion. Il a été également objecté que dans ces occasions au moment des discours de pompe les sphères ne sont nulle part en vue et que les grands singes peuvent ne pas avoir le temps de les produire sur le lieu de combat. Certains parmi les corps ne partagent pas l’enthousiasme général. Ils restent tassés en silence sur leurs transatlantiques. Quelquefois ils disent, à quoi bon de toute façon, on sera tous tués pour nir. Ou encore ils disent que les êtres ont des armes autrement puissantes que des crachats, fussent-ils meurtriers. Ou encore ils

disent, que vont trouver les corps à la sortie des jardins, ils disent que l’ignorance des corps concernant les choses du monde extérieur est absolue, que les êtres ont soigneusement écarté toute possibilité de connaissance concrète pour les corps y compris dans leurs livres. Ils disent que les corps sans les nourrices et sans les grands singes ne peuvent pas survivre. Néanmoins on attend les prochaines performances. On passe les longues heures de sieste après l’heure des nourrices à préparer le poison, on le distille, il passe du gras des joues dans les bouches où il est longuement remâché et resucé jusqu’à ce qu’il devienne une concentration de la nourriture originelle. Sous cette forme il est conservé dans les poches des joues qui se sont constituées par succion ininterrompue des joues internes. C’est là que s’effectue le pourrissement ou la fermentation comme on voudra. Cette opération est menée systématiquement par tous les corps, y compris les objecteurs du plan, y compris ceux qui sont tout tassés dans les transatlantiques. Chacun y apporte une concentration si soutenue que l’agitation s’est calmée. Le silence dorénavant règne dans les allées du jardin. Les parties créatives des corps satisfaits ne sont pas interrompues. Les séances de lecture elles-mêmes se passent pour chacun les yeux fermés, toute son attention xée sur le pourrissement en cours. L’action est peut-être pour demain. Et s’il faut mourir, tends à ce bonheur souverain, vile créature à qui rien sur cette terre n’appartient, sauf la mort. N’est-il pas écrit que c’est en la risquant que tu cesseras d’être esclave ?  

Questions féministes, 1978, « Un jour »

 

Les Tchiches et les Tchouches

 

Avec Les Tchiches et les Tchouches, il s’agit d’une parabole reprise de la pièce de Brecht Têtes rondes et têtes pointues dont les personnages sont les Tchouches et les Tchiches. On veut détourner l’attention du peuple de la guerre entre les riches et les pauvres. On trouve un bouc émissaire  : les Tchiches qui ont le crâne pointu. Les Tchouches qui sont du côté du manche ont la tête ronde. C’est ce qui fait croire au peuple qu’il va devenir riche des richesses con squées aux Tchiches. Il est fâcheux que Brecht ait attribué à ses personnages des différences anatomiques dans la forme de leurs têtes. Car, quand il y a racisme, il n’y a pas de justi cation matérielle. C’est ainsi que dans mes Tchiches et Tchouches, il n’y a pas de différence anatomique. Si on est riche (Tchouches), on a de quoi bouffer et on se fait de beaux muscles dont on prend grand soin. Si on est pauvre et sous une domination absolue (Tchiches), on tient à peine debout, on perd les dents, on est maigre, c’est-à-dire qu’on n’a pas de quoi bouffer. L’aspect physique des deux groupes est par conséquent différent, mais on voit bien qu’on a affaire à la même race. Comme modèle d’esclavage j’ai choisi l’esclavage de maison.

 

Les rues de la ville sont couvertes d’ordure du côté de la colline où il n’y a pas de bâtiments et pas d’arbres mais seulement un tourbillon continu de poussière et de papiers gras que le vent soulève à ras de terre au-dessus des marques précaires de chaussées. De l’autre côté de la colline, les rues sont propres et bordées par toutes sortes d’arbres et de eurs dans des jardins. Il y a des camélias des seringas des fuchsias des onagres des épilobes des chèvrefeuilles des lauriers-roses des clématites, tous buissons qui peuvent atteindre la taille d’arbres et se mélanger à des acacias des magnolias ou d’autres espèces sans eurs. Il y a, poussant à anc de colline dans la lande, des coquelicots jaunes des lupins outremer et violets des arums des marguerites des pieds d’alouette des iris bleus des amaryllis orange et dans les jardins autour des maisons des digitales des tournesols des dahlias. Quand on se tient sur la hauteur et qu’on regarde en bas, on peut voir l’océan briller des deux côtés de la colline au-delà des tas d’ordure et au-delà de la végétation luxuriante de l’autre pente. La ville elle-même dans sa partie habitée est bâtie sur l’arête horizontale qui longe la hauteur. Du côté de la pente cultivée, les maisons ont de grandes ouvertures, mais de l’autre côté qui est nu, elles n’en ont aucune ou presque. Il y a de grands intervalles entre les maisons qui, quoique sur le même plan, ne sont pas reliées entre elles par une rue principale. Des maisons partent, dans un dessin qui respecte les intervalles entre elles et leur isolement, des rues pavées, sinueuses et parallèles. Elles débouchent toutes dans une avalanche d’arbres euris sur une avenue principale tracée le long de la mer. Ainsi le domaine privé de chaque habitation s’étend du haut de la colline jusqu’au front de mer par le moyen de sa rue qui, étant la seule voie d’accès au-dehors redouble son isolement. La partie publique de la ville ne commence qu’en bas là où les rues débouchent, à la hauteur de la mer. Le long de l’avenue principale on peut voir d’un seul côté çà et là des palais de rendez-vous et des maisons de bain. De l’autre côté il n’y a rien entre l’avenue et la mer et on peut à tout moment abandonner la chaussée pour la plage de sable noir où les lis

poussent. On peut marcher à loisir de long en large dans l’avenue, pieds nus sur la pierre lisse du pavé. On entend des vagues. Un vent léger écarte les cheveux de la gure. Quand on passe près des maisons de bain on peut voir à travers les portes ouvertes d’énormes rouleaux de vapeur de haut en bas, qui encotonnent le souffle et adhèrent aux poumons obstruant la vue audelà. Mais il y a des cris heureux qu’on peut entendre, des éclats de rire, quoique rien de trop bruyant ou grossier. Quand on regarde en haut du côté des dômes et des terrasses des maisons alignées au sommet, on ne peut pas discerner les rues qui y conduisent car leurs traces sont noyées dans les eurs les arbres et les buissons qui font de cette partie de la ville un immense jardin. Le climat est tempéré et l’air constamment odoriférant. L’harmonie des édi ces et de leurs jardins cultivés l’arrangement de leurs couleurs la disposition de leurs masses par rapport à l’élément marin, tout concourt ici à former un équilibre parfait propre à faire oublier l’autre côté de la ville qui s’étend au-delà des arrière-cours ses chemins poussiéreux ses papiers gras ses entassement de boîtes de conserve avec la puanteur d’animaux morts et de merde la chaleur le manque d’arbres de eurs de fontaines ou de tout autre signe d’abondance. Le côté nu d’ailleurs n’est pas à visiter, on ne peut même pas dire qu’il existe officiellement comme il est le côté tchiche. Car bien qu’il y ait plus de Tchiches que de Tchouches dans la ville, il s’agit d’une ville tchouche. Les Tchiches ne circulent pas librement du côté tchouche. Il leur faut à tout moment être avec un Tchouche qu’ils n’accompagnent à sa promenade que pour le cas où il aurait besoin d’eux. C’est pourquoi les Tchiches ont leurs propres chemins qui mènent d’une maison à l’autre audelà des arrière-cours dans un labyrinthe de directions qu’ils gardent secrètes. Ce réseau toutefois n’a rien de secret, c’est seulement que pour les Tchouches ce qu’ils appellent des affaires de Tchiches n’offrent aucun intérêt. Ils peuvent d’ailleurs à tout moment décider que ces moments minimes de liberté ont assez duré et reprocher aux Tchiches ce qu’ils appellent leur paresse et leur propension à ne rien faire pour mériter la nourriture qu’on leur donne ou encore leur tendance à saisir la moindre occasion pour aller traîner sous la colline. Les habitations de la ville sont composées d’un

Tchouche et de plusieurs Tchiches. On peut voir les Tchiches se déplacer dans un état d’agitation perpétuelle, servir le Tchouche jour et nuit. Ils vont et viennent çà et là de long en large de haut en bas. Ils sortent ils entrent. On peut souvent voir un Tchouche assis dans un fauteuil et bien aise pendant que plusieurs Tchiches, courant de tous côtés, paraissent se livrer à une tâche urgente. Mais un Tchouche n’a qu’à lever la tête pour avoir immédiatement à sa main un Tchiche prompt, pour le servir, à laisser tomber son occupation précédente. Les Tchiches ont les jambes faibles, par conséquent ils tremblent quand ils marchent. Une simple poussée suffit à les faire tomber. Il y a une histoire drôle tchouche qui dit qu’il n’y faut pas plus qu’un souffle. Mais il y a des poussées n’importe comment, puisque les Tchouches marchent droit sans dévier et s’il se trouve des Tchiches pour embarrasser leur progression, ils les écartent de la main comme du bétail importun. Pour une poussée légère sur l’épaule ou derrière le crâne, ils y vont à pleins doigts. Ils enfoncent leurs pouces dans les reins et les côtes pour une bourrade plus rude. Ils mettent tout le plat de la main sous les fesses ou sous les omoplates pour une secousse brutale en avant. Et dans les cas extrêmes il y a les coups de pied. Aussi quand un Tchouche fait mine de bouger, les Tchiches lui laissent la voie libre. Les Tchiches sont frêles efflanqués étiques osseux squelettiques estropiés. Ils ont des bras maigres et des jambes comme des baguettes. Ils ont des gures émaciées des ventres minces et un air de famine. Au contraire chacun des Tchouches est fort. Un Tchouche a des formes arrondies et atteint une espèce de perfection dans sa forme. On peut le comparer au Bouddha des statues. Un Tchouche a des muscles épais sur la poitrine et sur le dos car il pratique les sports et les exercices physiques. Sa forme est célébrée chaque matin dans une cérémonie qui a une grande importance dans la vie des Tchiches et des Tchouches. Chaque matin, les Tchiches de sa maison entourent le Tchouche à son lever. Tous les assistants doivent participer à la cérémonie chacun à leur tour et en attendant ils tiennent avec raideur en face d’eux une partie de l’habit du Tchouche. Les Tchiches formant un cercle sont alignés à une certaine distance du Tchouche. L’un après l’autre ils s’avancent pour vêtir le Tchouche avec la

pièce de l’habillement qu’ils servent. Mais on peut croire qu’il ne s’agit que d’un jeu car la pièce d’habillement n’existe pas. Ce que les Tchiches tiennent à la main n’est donc que du vent. On est cependant tout d’abord empêché de poser des questions par le sérieux de la cérémonie, l’application des Tchiches à bien remplir leur rôle, l’attitude hautaine du Tchouche en train d’écarter son habit pour faire meilleur effet comme il se regarde de la tête aux pieds dans une glace tenue par deux Tchiches. Il semble en effet qu’on soit la seule personne de l’assistance à savoir que l’habillage du Tchouche ne mène nulle part et que le Tchouche est aussi nu à la n de la cérémonie qu’il l’a été au début. Il n’y a pas de quoi rire néanmoins quand on regarde le Tchouche immense la taille de ses épaules de son estomac de ses bras et de ses cuisses. L’agitation et l’angoisse des Tchiches ne prêtent pas davantage à rire, pas plus que leur peur de gâcher la cérémonie peur qu’on ne peut comparer qu’à celle qui les prend quand il leur faut préparer un nouveau plat pour le Tchouche. Tant d’abjection d’un côté et tant d’assurance de l’autre impliquent à n’en pas douter esclavage qui s’ignore et pouvoir qui se sait. On doit interroger les Tchiches un par un pour gagner leur con ance et ne pas les alarmer. Quand on demande à Blandine le plus petit comment s’appelle la partie du vêtement qu’il arrange autour du cou du Tchouche pendant la cérémonie du matin, il devient mé ant tout de suite quoique la question soit innocente. Blandine répond que c’est une étole. Ses couleurs ne sont-elles pas brillantes  ? Qu’y faut-il de plus ? On doit à la hâte lui assurer que c’est en effet une très belle étole. Car tout imaginaire que l’habit soit, il semble tout à fait réel pour les Tchiches. Ils y croient ils le touchent ils le transportent. Ils considèrent que c’est un honneur pour eux d’en habiller le Tchouche. Laureto répond de la même façon quand on lui pose des questions  : le manteau qu’il met sur le dos du Tchouche pendant la cérémonie du matin est fait de soie multicolore et des spécialistes y ont travaillé pendant plus de six mois. Il a fallu refaire plusieurs morceaux importants du manteau à cause d’un l manquant. Ce n’est qu’alors que le Tchouche a paru satisfait. L’activité incessante des Tchiches rend impossible toute forme continue de dialogue. Tout ce qu’on apprend c’est à travers des bribes de conversation. Par exemple quand on

demande à Turnip si les Tchouches sont toujours servis par les Tchiches et quand il dit : – Toujours. – Et est-ce qu’il y a à ceci une explication ? –  L’explication c’est que les Tchiches sont tchiches et que les Tchouches sont tchouches. – C’est-à-dire ? –  C’est-à-dire qu’on naît Tchiche et qu’on naît Tchouche. Il s’agit du hasard. – Mais qu’est-ce qui fait la différence entre les Tchiches et les Tchouches quand ils naissent  ? N’ont-ils pas les mêmes bras les mêmes jambes et les mêmes têtes ? – On a bien les mêmes bras les mêmes jambes et les mêmes têtes. Mais la ressemblance s’arrête là. Les Tchouches naissent forts. On naît maigre et faible. D’ordinaire les Tchiches sont très réservés à ce propos. Ils n’entendent pas en discuter. Ils répètent souvent qu’ils n’ont à se plaindre de rien. Ils disent qu’ils ne sont jamais battus et que par conséquent ils ne se considèrent pas maltraités. Cependant dans une autre bribe de conversation on apprend, alors qu’on demande quelque chose à Malte à propos de la différence entre les Tchiches et les Tchouches, qu’il y a des Tchiches mécontents. – Est-ce que tu crois, Malte, que la différence de poids entre les Tchiches et les Tchouches a vraiment de l’importance ? – Quoi qu’on croie, on sera toujours né l’un ou l’autre. C’est à partir des chromosomes que s’établit la différence et leurs messages sont irréfutables. Les Tchiches qui se mettent à murmurer que les choses ne devraient pas être ainsi ne sont que des fous et des fauteurs de troubles. Puis on apprend qu’une différence de cette sorte peut en causer beaucoup d’autres. Les Tchiches par exemple n’ont pas le même cerveau que les Tchouches, le leur est plus petit. Ils n’ont pas non plus les mêmes jambes ou les mêmes bras comme on a cru. Les leurs étant maigres à l’excès, sont moins forts. L’existence de Tchiches mécontents est en n mentionnée dans de tout

autres termes par un Tchiche du nom de Simon qui quand on lui demande la raison de l’insatisfaction des Tchiches dit : –  Les Tchiches nettoient la merde des Tchouches. Que peut-on dire de plus ? N’est-ce pas assez ? – Parle donc Simon. Dis si c’est le principal sujet de plainte. – Il n’y a pas de principal sujet de plainte car il y a à se plaindre de trop de choses. Les Tchiches n’atteignent jamais à une croissance complète. Ils sont sous-alimentés dès l’enfance et maintenus dans un tel état de faiblesse qu’ils sont à peine capables de marcher. On leur arrache les dents très tôt. On les entraîne mentalement à être une sous-espèce des Tchouches. Les Tchiches tremblent. – Est-ce à dire que la peur n’est pas ce qui fait trembler les Tchiches ? –  C’est le manque de nourriture qui fait ça. Ce qu’on nous donne nous maintient en vie, mais c’est tout. Après quoi le manque de force qui s’ensuit est le prétexte qui nous met en charge du nettoyage général de la ville. Il n’y a rien de trop servile pour les Tchiches. Et ce n’est que très naturel puisque notre constitution ne nous permet pas d’autre travail que de servir, un travail que les Tchouches appellent mineur. Car les Tchiches en train de travailler ne sont pas vus au travail mais faisant les gestes de leur état. Le travail d’un esclave est vu comme une expression directe, non médiatisée, une extension de sa personne. On ne voit les gestes de son occupation que comme une gesticulation. Voir un Tchiche qui porte un seau d’eau c’est tout simplement voir un Tchiche. – Mais les Tchiches, quant à eux, doivent bien savoir qu’il n’y a pas de base matérielle à un tel état de choses ? – Les Tchiches sont physiquement et mentalement faits ce qu’ils sont. Ils savent bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Mais pour la plupart on ne saisit pas jusqu’où va le dommage. Pour le comprendre, il faut pouvoir regarder au-delà de ce qu’on voit de soi-même et des autres. Il faut être capable de voir au-delà de la forme des Tchiches. – Qu’est-ce qui va se passer ? – On sait où sont les greniers.

Mais la première action des Tchiches mécontents est de s’abstenir d’aller à la cérémonie du matin. Ils écrivent la nuit sur tous les murs que l’habit n’existe pas (en n), incitant les autres Tchiches à ne plus se laisser duper par cette insultante cérémonie. Et c’est bien vrai que la cérémonie est une insulte pour les Tchiches puisqu’elle est l’exhibition quotidienne de l’esclavage auquel ils ont été réduits quand ils font les choses pour rien si ce n’est pour les faire. Dans la bibliothèque, une pièce d’importance dans la maison, que tout Tchouche réserve jalousement pour lui-même, on peut trouver de nombreuses références aux Tchiches dans les livres journaux discours papiers comptes rendus scienti ques textes de lois tous écrits par les Tchouches. Ces écrits s’interrogent sur l’âme l’intelligence l’esprit chez les Tchiches. Quelques-uns développent le sujet avec une sorte de discrétion et parlent donc de la « différence d’approche » des Tchiches à la réalité ou bien de ce qu’ils appellent «  l’intuition Tchiche  » le trait le plus marquant d’intelligence qu’ils attribuent aux Tchiches. Ils parlent aussi de «  l’éternel tchichéen  ». Mais la plupart du temps ils ne déguisent même pas leurs assertions sur la faiblesse d’esprit la débilité la frivolité la futilité la super cialité la puérilité le manque de profondeur l’absence d’intelligence la vacuité la stupidité l’étroitesse le manque d’intellectualité l’irrationalité le manque de cerveau la simplicité l’idiotie l’imbécillité la dé cience mentale l’étourderie la sottise la bêtise le manque de pensée la démence la folie des Tchiches. On se demande s’il arrive jamais qu’un Tchiche lise un de ces livres. Quant aux Tchouches, peu importe ce qu’ils croient sur le sujet puisque le fait est qu’ils forcent les Tchiches à faire comme s’ils étaient assez simples pour être bernés par un habit qui n’existe pas. Malgré tout le dispositif de métaphores qui accompagnent la cérémonie, son sens immédiat est clair et criard de vulgarité. On peut voir qu’il y a plus qu’assez de raisons pour l’interrompre et l’arrêter. Néanmoins la plupart des Tchiches semblent maintenant aux prises avec la peur. Ils tournent en rond ils circulent çà et là, l’air sévère les lèvres serrées. Leur tremblement a augmenté et leurs têtes dodelinent. Ils trébuchent. Quelques-uns même tombent à plat ventre plus d’une fois. Pendant ce temps-là leur zèle s’accroît leur présence se

multiplie on peut les voir de tous côtés comme s’ils avaient des ailes diligents prêts à accomplir n’importe quelle tâche supplémentaire. Ils désertent les chemins derrière les maisons et quand ils sont seuls ils évitent les rencontres. Ces Tchiches-là quand on s’adresse à eux sursautent essaient de se retirer sont muets et, après qu’on a beaucoup insisté, nissent par dire : – Et si j’aime, moi, être un Tchiche ? Il y a d’autres Tchiches qui s’accordent pour dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas entre les Tchiches et les Tchouches. Toutefois ils ont pour opinion que si les Tchiches sont maltraités par les Tchouches la raison en est dans la répugnance des Tchouches pour la différence des Tchiches. Et ils vont se réjouissant de cette différence, la seule chose qui leur semble leur appartenir en propre. Ils sont emphatiques et pompeux croyant tenir une nouvelle théorie oubliant qu’il s’agit du principe même sur lequel la ville près de la mer est bâtie. Ils croient que si seulement les Tchouches voulaient bien revenir à de meilleures dispositions à propos des Tchiches, les choses iraient mieux. Ces Tchiches-là dénoncent les interventions dans la cérémonie du matin et les rebelles qui s’y livrent, dont la seule ambition d’après eux est de devenir des Tchouches. Déjà quand ils tombent par hasard sur quelque rebelle isolé ils montrent du doigt ses reins où, disent-ils, la chair pousse et ils le traitent de Tchouche. Car les rebelles non seulement n’assistent plus à la cérémonie du matin mais encore ils forment des bandes qui vont dans toutes les maisons interrompre systématiquement les cérémonies. Ils tournent le Tchouche en dérision, se moquent de sa nudité, et en criant de toutes leurs forces décrivent chaque détail de son corps visible. Il y a toujours des Tchiches dèles à leur Tchouche en assez grand nombre pour l’entourer le protéger et repousser les fauteurs de troubles. Néanmoins le nombre des rebelles croît. Ils appellent tous les Tchiches à s’unir pour détruire les privilèges des Tchouches. Les prôneurs de la différence sont grandement alarmés. Ils crient à tue-tête que la violence est une caractéristique tchouche et que par conséquent les Tchiches ne peuvent pas l’utiliser. Car, disent-ils, il vaut mieux être battu que battre. Et si on les en croit le pire qu’il puisse arriver à un Tchiche c’est de devenir un Tchouche. N’importe quel rebelle si

on l’interroge là-dessus affirme qu’il s’agit du langage de la peur ou des effets du dressage mental. On apprend par un rebelle nommé Blowsie qu’on met les Tchiches tous les jours à l’essai dans leur jeune âge pour s’assurer qu’il s’agit bien de vrais Tchiches. Et si on lui demande à quoi on reconnaît ceux qui ne le sont pas, il dit : – Ils ne veulent pas faire du travail de Tchiche et ils grossissent. – Comment ? – Nul ne le sait. – Que leur arrive-t-il ? –  Quelques-uns quittent les lieux et essaient de se faire passer ailleurs pour des Tchouches. D’autres sont enfermés et subissent un traitement psychiatrique. Certains ne sont pas inquiétés ouvertement mais on les isole on les prive de nourriture de telle sorte que leur teint frais se fane leurs muscles fondent et qu’il ne leur reste que peu de temps pour regretter amèrement d’avoir eu pour ambition de grossir. Autre tactique on les ignore. Or être ignoré par les Tchouches pour les Tchiches est un châtiment plus terrible que d’être privé de nourriture. On en a vu autant mourir pour cette raison qu’à cause de l’affamement. Les Tchiches redoutent assez ces occurrences pour vouloir en devenir de vrais à tout prix, c’est-à-dire pour être en tout différents des Tchouches, ce qu’à la n ils croient vraiment qu’ils sont. Les rebelles font savoir que perdre ses dents ne doit pas arriver à un jeune âge. Ils s’élèvent contre l’arrachage des dents pratiqué sous prétexte d’assurer l’égalité parmi les Tchiches sur ceux qui ne perdent pas les leurs naturellement. Car d’après les Tchouches il n’y a rien de bon à attendre d’un état de choses où certains Tchiches ont des dents et certains autres n’en ont pas. Mais les Tchouches ont tous leurs dents. Les rebelles font savoir que trembler n’est pas une caractéristique secondaire qui échoirait aux Tchiches à la naissance mais le résultat d’un affamement complet. Autrement dit, les Tchiches peuvent ne pas trembler et marcher droit au lieu d’avancer courbés en faisant de petits pas et en trébuchant. Les Tchouches ricanent aux premières ébauches de rébellion des Tchiches et rappellent que ceux qui ne peuvent pas se tenir fermes sur leurs pieds ne devraient pas se manifester.

Néanmoins ces mêmes Tchouches enferment leurs armes et, de peur de se trouver confrontés avec ce qu’ils appellent une bande, ne sortent plus seuls désormais. Leur force militaire est pauvre puisque jusqu’à maintenant ils n’ont eu à redouter que les autres Tchouches et que par conséquent toutes leurs opérations ont été à l’échelle d’individus. Ils ne sont pas préparés pour se battre contre une multitude de Tchiches. De nombreux Tchiches ont conscience de l’avantage que procure la situation et sont d’opinion qu’en frappant un grand coup les Tchiches pourraient sur-le-champ annihiler la puissance des Tchouches. Mais les Tchouches, tout prudents qu’ils soient devenus, n’ont pas l’air vraiment alarmés. Ils ne prévoient aucune offensive militaire. Simplement ils mettent des gardes autour des greniers et des serres. Ils sont peut-être en train de sous-estimer la révolte naissante des Tchiches parce que comme tous les maîtres que l’histoire a connus ils ne peuvent se concevoir que comme invincibles. Ils comptent aussi sur la perfection de leur système politique dans lequel les Tchiches privés de leur faculté de raisonnement peuvent à peine se concevoir comme des êtres humains. Les Tchouches savent bien, puisque c’est leur œuvre, que la force physique des Tchiches a été dé nitivement amoindrie et que la conscience de leur individualité a été rendue si faible qu’elle doit être à tout moment réveillée tandis qu’à la première peur ils retombent dans la confusion et l’incertitude. Mais depuis que les Tchiches ont commencé à se révolter tout est en train de changer. Car la révolte s’étend. Il y a de plus en plus de Tchiches qui rejoignent les rangs des rebelles. Il y a de plus en plus de murmures çà et là dans tous les chemins et les sentiers du côté tchiche. Mais du côté tchouche également l’agitation se fait jour de la plus petite rue jusqu’à l’avenue principale près de la mer, avec les maisons de bain s’ouvrant sous la poussée des Tchiches simplement munis de bâtons et de frondes. Même les plus craintifs à présent desserrent leurs lèvres et répandent leurs maux en longues imprécations. Les Tchiches qui cultivent le fait d’être tchiche comme la suprême différence doivent maintenant suivre le mouvement en avant sous peine de louper le bateau. Et c’est ce qu’ils ne veulent pas. Une fois que le procès est en marche il semble qu’on ne puisse

pas revenir en arrière. On peut déjà prévoir un temps où dans la ville près de la mer il n’y aura plus de Tchiches et par conséquent plus de Tchouches. Mais quelques années plus tard dans la ville près de la mer, il y a toujours des Tchiches et des Tchouches. Les Tchouches ont raison de compter sur leur parfait système à décerveler. Le combat entre les Tchiches et les Tchouches n’a pas commencé. Les Tchouches gagnent sans rien faire d’autre qu’attendre et ils sont comme d’habitude servis pas les Tchiches jusque dans les occasions les plus mesquines. Ils savent que les Tchiches n’osent pas franchir la ligne et concevoir un monde sans Tchouches. Et c’est bien ce qui se passe, les Tchiches restent en deçà, paralysés par leur dilemme  : rester Tchiches ou devenir Tchouches. La seule chose à faire donc est de rester Tchiches. Et les Tchiches dans leur peur de ressembler aux Tchouches ne peuvent pas être assez Tchiches au point qu’au lieu de grossir ils deviennent évanescents. Ils cultivent la maigreur le manque de dents comme les traits les plus précieux. Ils jeûnent même sans arrêt ce qui fait qu’ils s’évanouissent. Quand on cherche Simon, le rebelle, il n’est visible nulle part. A la n on le trouve en bas de la colline, assis derrière les énormes bidons d’essence. On lui demande ce qui s’est passé. Et il dit : – Les Tchiches se sont donné une belle frousse : un peu plus et ils étaient libres ! – Ah c’est aux Tchouches qu’ils auraient dû faire peur ! – les Tchouches ont fabriqué de toutes pièces la faiblesse des Tchiches leur maigreur leur tremblement et leur manque de dents. Ils étaient pourtant loin de se douter qu’un jour viendrait où les Tchiches eux-mêmes s’applaudiraient de leur faiblesse de leur maigreur de leur tremblement et de leur manque de dents dont la seule vertu mais selon eux insigne est de n’être pas comme la force la fermeté musculaire et la jouissance de dents des Tchouches. – Les maîtres ont vraiment de quoi pavoiser quand les esclaves jouissent de l’être et épousent leurs théories. – Les Tchouches n’ont pas besoin de théorie pour affirmer grossièrement que les Tchiches sont différents des Tchouches. La domination suffit. La

domination est la preuve. – Rien n’a donc changé ! – Comment donc ! Jadis on n’avait guère que quelques petits buts comme de détruire les privilèges tchouches voler la nourriture s’emparer des greniers et des serres. Mais maintenant on a trouvé le vrai but qui est de forcer les Tchouches à reconnaître qu’on est différent d’eux. – Ah pauvres Tchiches. Mais toi, Simon, que comptes-tu faire ? –  Il ne me reste qu’à quitter la ville près de la mer pour aller grossir ailleurs. Ici c’est cuit.  

Le Genre humain, 1983

DU MÊME AUTEUR

 

L’Opoponax, Prix Médicis, Editions de Minuit, 1964  

Les Guérillères, Editions de Minuit, 1969  

Le Corps lesbien, Editions de Minuit, 1973  

Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes, avec Sande Zeig, Grasset, 1975  

Virgile, non, Editions de Minuit, 1985  

e Straight Mind and Other Essays, Beacon Press, 1992

P.O.L    

33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e www.pol-editeur.com  

© P.O.L éditeur, 1999 © P.O.L éditeur, 2012 pour la version numérique

Cette édition électronique du livre Paris-la-politique et autres histoires de Monique Wittig a été réalisée le 25 janvier 2012 par les Éditions P.O.L. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782867446979) Code Sodis : N46512 - ISBN : 9782818010549 - Numéro d’édition : 207460

     

Le format ePub a été préparé par ePagine www.epagine.fr à partir de l’édition papier du même ouvrage.  

Achevé d’imprimer en mai1999 par Normandie Roto Impression s.a. N° d’édition : 250 Dépôt légal : mai1999  

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