Minorités littéraires et autres en Pologne 9782720404764

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Minorités littéraires et autres en Pologne
 9782720404764

Table of contents :
Table des matières

Introduction, par agnieszka GRUDzińsKa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

avant-propos, « cartographie(s) de minorités littéraires et autres »,
par Guy amsellem . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

i. Femmes, minorité visible
maria Delaperrière, la poésie au féminin ou la féminité autrement . . . . . . . . . . . . 25
Krystyna KłosińsKa, Zapolska à Paris . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
izabela FiliPiaK, maria Komornicka et les créations de l’altérité . . . . . . . . . . . . 45
Kazimiera szczUKa, la mère-Polonaise et l’avortement . .. . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Agnieszka Weseli-GinteR, Lagerbordell au Konzentrazionslager Auschwitz-
Birkenau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59


ii. homo-textualité

Anna SynoradzKa-DemadRe, Faut-il publier le journal intime d’Andrzejewski ? 67
German Ritz, Être avec l’autre « à la polonaise ». Entre ethos et sexualité,
ou comment se décompose le fantasme ? le cosaque de Goszczyński
et la Chabraque d’irzykowski . . . . . . . . . . . . . . . . 73
alessandro amenta, la double altérité comme figure d’une recherche transgressive
de l’identité. Entre le conflit et le dialogue : l’exemple de marian Pankowski . 85
Maria Janion, le sexe du vampire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89

Cahier photographique 1 (hors-textes i-Viii)


iii. langages minoritaires
Claudia SnochowsKa-Gonzales, « la guerre polono-russe » ou qui parle ? . . 99
Kinga DUNIN, est-il possible d’être autre ? le cas de Dorota masłowska :
collaboration ou transgression ? . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . 105
Agata AraszKiewicz, le mystère de Ginczanka ou le centre exclusif de la langue
polonaise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
irena GRUDzińsKa-GRoss, la poésie à l’accent étranger . . . . . . . . . . 117
agata JaKUBowsKa, alina szapocznikow, une étrangère au temps du réalisme
socialiste . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . 127
Marek wasilewsKi, les artistes en Pologne, une minorité . . . . . . . . . 137

Piotr GRUszczyńsKi, mort aux maîtres ! . . . . . . . . . . . . . . . . . 141

Cahier photographique 2 (hors-textes iX-XVi)

iV.minorités face à la politique

Aleksandra SeKUła, la pensée de droite de Zygmunt Krasiński . . . . . . . . . 147
sławomir SieRaKowsKi, le Polonais se dispute avec l’autre : à propos d’un nouveau cosmopolitisme . . . . . . . . . . . .. . . . 153
Laura Querciolimincer, Nous avons cru au paradis sur terre.
illusions et échecs des communistes juifs dans la Pologne d’après-guerre . . . 159
maria Janion, l’ironie de Calel Perechodnik . . .. . . . . . . . . . . . . . . 167

Cahier photographique 3 (hors-textes XVii-XXiV)

Konstanty GeBeRt, Nous l’avons réussi ! . . . . . . . . . 177
Notices sur les auteurs . . . . .. . . . . . . . . . . . . 183
index des noms de personnes . . .. . . . . . . . . . . . . 189
index des noms de personnages fictifs. . . . . . . . . . . 195
Notes des éditeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

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minorités littéraires et autres

en pologne

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Remerciements Nous remercions très chaleureusement Florence Kamette pour sa lecture attentive et ses conseils avisés. Un grand merci à Piotr Biłoś pour ses excellentes traductions et sa disponibilité sans faille durant le colloque de 2004. Nos remerciements vont avant tout au professeur Xavier Galmiche sans qui le volume n'aurait pas pu paraître, à Florence DUPoNt pour son travail sur la maquette, et à nos nombreux collaborateurs, dont Urszula michalsKa.

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Centre

interdisCiplinaire de reCherChes Centre-européennes

université paris-sorbonne

Cultures d’europe

Centrale hors-série numéro 8

minorités littéraires et autres

en pologne sous la direction d’agnieszka GRUDzińsKa et Kinga siatKowsKa-calleBat

PaRis

iNstitUt D’ÉtUDes slaVes 9, rue michelet (Vi e)



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Cultures d’europe centrale Revue publiée par le ciRce centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes Université Paris-sorbonne Revue dirigée par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche

Revue éditée avec comité de lecture et comité consultatif. Comité de lecture : Bernard Banoun, Daniel Baric, Delphine Bechtel, Xavier Galmiche, luba Jurgenson, michel masłowski, cécile Kovácsházy, malgorzata smorąg-Goldberg, clara Royer, thomas serrier, marketa theinhardt. Comité consultatif : adriana Babeţi (timişoara), omer Bartov (Providence), andrei corbea-hoisie (iaşi), elżbieta Dzikowska (łódź), catherine Gousseff (Paris-Berlin), Jiří holý (Prague), andrás Kányádi (Paris-cluj), csaba Kiss (Budapest), alfrun Kliems (leipzig), Philipp ther (Francfort/oder-Florence), Robert traba (Varsovie-Berlin).

Maquette de couverture :

mateusz chmurski Photographie de couverture :

Paulina Jakóbiec

© institut d’études slaves, 2012. ISSN 1633-7452 ISBN 978-2-7204-0476-4

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Table des maTièRes ntroduction, par agnieszka GRUDzińsKa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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avant-propos, « cartographie(s) de minorités littéraires et autres », par Guy amsellem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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i. Femmes, minorité visible maria DelaPeRRièRe, la poésie au féminin ou la féminité autrement . . . . . . . . . . . . Krystyna KłosińsKa, zapolska à Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . izabela FiliPiaK, maria Komornicka et les créations de l’altérité . . . . . . . . . . . . . . . . . Kazimiera szczUKa, la mère-Polonaise et l’avortement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . agnieszka weseli-GiNteR , Lagerbordell au Konzentrazionslager auschwitzBirkenau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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ii. homo-textualité anna syNoRaDzKa-DemaDRe, Faut-il publier le journal intime d’andrzejewski ? German Ritz , Être avec l’autre « à la polonaise ». entre ethos et sexualité, ou comment se décompose le fantasme ? le cosaque de Goszczyński et la Chabraque d’irzykowski . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . alessandro ameNta, la double altérité comme figure d’une recherche transgressive de l’identité. entre le conflit et le dialogue : l’exemple de marian Pankowski . maria JaNioN, le sexe du vampire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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cahier photographique 1 (hors-textes i-Viii)

iii. langages minoritaires claudia sNochowsKa-G oNzales, « la guerre polono-russe » ou qui parle ? . . Kinga DUNiN, est-il possible d’être autre ? le cas de Dorota masłowska : collaboration ou transgression ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . agata aRaszKiewicz , le mystère de Ginczanka ou le centre exclusif de la langue polonaise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . irena GRUDzińsKa-GRoss, la poésie à l’accent étranger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . agata JaKUBowsKa, alina szapocznikow, une étrangère au temps du réalisme socialiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . marek wasilewsKi, les artistes en Pologne, une minorité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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taBle Des matièRes

Piotr GRUszczyńsKi, mort aux maîtres ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 cahier photographique 2 (hors-textes iX-XVi)

iV. minorités face à la politique aleksandra seKUła, la pensée de droite de zygmunt Krasiński . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 sławomir sieRaKowsKi, le Polonais se dispute avec l’autre : à propos d’un nouveau cosmopolitisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 laura QUeRcioli miNceR , Nous avons cru au paradis sur terre. illusions et échecs des communistes juifs dans la Pologne d’après-guerre . . . 159 maria JaNioN, l’ironie de calel Perechodnik . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 cahier photographique 3 (hors-textes XVii-XXiV) Konstanty G eBeRt, Nous l’avons réussi ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177

Notices sur les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . index des noms de personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . index des noms de personnages fictifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Notes des éditeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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inTRoduCTion la traversée, le déplacement, les régions frontalières – du territoire polonais mais également du psychisme –, la transgression et la maladie, notamment la maladie psychique (comme métaphore, mais aussi comme motif littéraire) constituent les mots clefs de ce recueil. le discours contemporain de l’émancipation féminine et homosexuelle (activisme engagé, initiatives sociales, réflexion universitaire, etc.) s’y taille également la part du lion. c’est un discours qui aspire à exposer la critique de la notion d’identité prise au sens étroit du mot et à l’élargir à l’histoire des femmes et leur émancipation, à l’histoire des Juifs, sans oublier celle d’autres minorités, ethniques et sexuelles, et d’autres communautés « minoritaires ». les textes mettent un accent particulier sur la déconstruction/l’abolition des mythes nationaux. cette réflexion autour du thème des minorités au sens large (minorités littéraires et artistiques, sexuelles, ethniques, etc.) associe différentes approches, qui puisent dans la critique littéraire, la sociologie, l’histoire et l’art. Nous nous proposons de définir l’identité comme le point de rencontre de plusieurs facteurs, de traditions et de cultures en constante évolution. cette vision nouvelle opère entre la sphère de l’officiel, du manifeste et celle des phénomènes qui échappent à l’approche traditionnelle et qui sont analysés selon des modes alternatifs de la réflexion. c’est le travail du professeur maria Janion qui a entamé la discussion critique sur le paradigme romantique en Pologne, en disséquant et scrutant la culture de la transgression. Nous voulons, à notre modeste mesure, faire une brèche dans la méconnaissance quasi totale des travaux de maria Janion en France, en publiant deux textes qui ont servi de base à ses livres.

« la Révolte Janion » la biographie de maria Janion, née en 1926 1, historienne de la littérature, des idées et de l’imaginaire, professeur émérite à l’institut de recherches littéraires de l’académie polonaise des sciences, s’articule autour de deux pôles divergents. la chercheuse reste déchirée entre le sombre romantisme lituanien, avec son culte des morts, ses fantômes et ses superstitions, et un athéisme héroïque, qui prend ses racines chez camus. elle se qualifie de sisyphe, de bourreau (« esclave », dit-elle) de travail, vivant sans illusions ni consolations, sans les « liqueurs » dont a parlé Freud. maria Janion est l’une des plus grandes spécialistes du romantisme polonais et occidental. sa contribution à la réflexion sur le code patriotique polonais qui définit la culture officielle consiste à rechercher dans la tradition polonaise des pistes alternatives de réflexion sur l’identité aussi bien au sein du paradigme romantique qu’en dehors. maria Janion a initié la série Transgresje [transgressions], publication novatrice dans le domaine des sciences humaines, où elle a abordé les thèmes de l’étrangeté et les phénomènes existant en marge de la culture officielle. maria Janion a également conçu le projet de la critique 1.

cf. le film d’agnieszka arnold, Bunt Janion [la Révolte de Janion], 2005, réalisé pour le 80e anniversaire de maria Janion, et qui retrace la vie et les principales préoccupations de la chercheuse

Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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aGNieszKa GRUDzińsKa

fantasmatique, qui propose une lecture des textes suivant un modèle imaginaire non linéaire, a-chronologique (anthologie en sept volumes de la série Transgresje, 1981-1988, Projekt krytyki fantazmatycznej [Projet pour une critique fantasmatique], 1991). Parmi ses travaux figurent Kobiety i duch inności [les Femmes et l’esprit de l’étrangeté] (1996), où elle analyse les mythes et symboles féminins ainsi que les œuvres et les biographies de quelques écrivaines polonaises ; Płacz generała: eseje o wojnie [les sanglots du général : essais sur la guerre] (1998) – analyse critique de la mythologie militaire polonaise ; Do Europy tak, ale razem z naszymi umarłymi [Rejoindre l’europe – oui, mais seulement avec nos morts] (2000), ouvrage consacré à la thématique juive et à la présence de l’holocauste dans la culture polonaise ; Żyjąc tracimy życie : niepokojące tematy egzystencji [Nous perdons la vie tout au long de notre vie : sujets existentiels inquiétants] (2001), dont les héros, comme Gombrowicz, James, Poe, Grass et auster, sont à la recherche d’une forme adaptée à la description des déboires de leur vie intérieure. enfin, Wampir : biografia symboliczna [Vampire : biographie symbolique] (2002) propose une interprétation du mythe du vampirisme dans la culture européenne et américaine. ses derniers livres, Niesamowita Słowiańszczyzna : fantazmaty literatury [cette inquiétante slavité : les fantasmes de la littérature] (2009) ainsi que Bohater, spisek, śmierć. Wykłady żydowskie [le héros, le complot, la mort : leçons juives] (2009), décomposent l’identité polonaise, aussi bien du point de vue de ses racines archéo-slaves que de celui de la présence, souvent falsifiée et/ou omise, des Juifs de Pologne et de l’importance longtemps occultée de l’holocauste, qui s’est principalement déroulé sur le sol polonais. les séminaires cultes du professeur Janion à l’institut des recherches littéraires de l’académie polonaise des sciences ont joui pendant plusieurs années d’une grande popularité. leur propos était de « renouveler les significations » (« odnawianie znaczeń », reprise du titre d’un de ses ouvrages les plus connus « Renouvellement des significations », 1980) et de transgresser les modes établis de réflexion et les stéréotypes de lecture de la littérature, afin d’y rechercher l’étranger, l’autre, le dissimulé, l’inconscient, l’enfoui. ses disciples, aujourd’hui devenus chercheurs, écrivains, journalistes, éditeurs et enseignants, en appellent toujours à son charisme et à son héritage spirituel, auquel ils restent fidèles. maria Janion est l’une des rares femmes polonaises qui ait obtenu tous les titres universitaires ainsi que les plus hautes distinctions. elle reste une référence scientifique et morale, et compte parmi les plus grandes figures intellectuelles polonaises de notre époque. Grâce à ses remarquables ouvrages et à l’intarissable énergie qu’elle déploie dans son activité d’enseignante et dans ses contacts avec ses disciples, maria Janion exerce une influence sans pareille sur la culture et la recherche en sciences humaines en Pologne. c’est donc en toute logique que les textes des universitaires polonais rassemblés dans ce recueil portent souvent l’empreinte des travaux de maria Janion. le poids de la tradition romantique y est utilisé comme le terreau d’autres investigations qui cherchent à comprendre le rôle de la répétition de certains rituels nationaux polonais immuables depuis des décennies. cette répétition compulsive n’a qu’un but : conforter l’individu (ou l’organisme social) dans sa pérennité et renforcer la légitimité et le bien-fondé de ses jugements et sentiments. Nous touchons ainsi à la problématique de l’autre, celui qui constitue une minorité et se détache du corps compact de la majorité. l’autre, qui doit faire face à cette majorité, à ce polis, lequel puise sa force dans l’« archéologie » de l’identité masculine et se rassure en voyant son image idéale/idéalisée et toujours la même, amoureux, tel Narcisse, de sa représentation.

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iNtRoDUctioN

le miroir de dionysos le miroir de Narcisse se caractérise par sa capacité à refléter un tout homogène où l’altérité n’a pas sa place. cependant la surface de l’eau que rien ne trouble reflète aussi l’angoisse de changements toujours possibles, de contaminations, voire de contagions, qui pourraient faire obstacle à une identité jusqu’alors pure et transparente. on est devant une ambiguïté majeure : si l’on rejette la vision lisse de Narcisse, que nous reste-t-il ? serait-ce le miroir, pour ne pas dire le kaléidoscope de Dionysos, qui mène la stratégie de déformation des sens jusqu’à son extrême ? Grâce à ses reflets infinis, à ses courbes qui se dissipent dans le néant, le sujet est soumis au morcellement. il est en quelque sorte condamné à entrer dans un réseau de significations multiples et sans cesse renouvelables. en se reflétant dans le miroir, Dionysos se voue à la complexe multiplicité. il faut donc répondre à cette angoisse du chaos et de la labilité par des institutions fortes et par d’autres forteresses sociétales. la peur, le sentiment du danger contribuent à durcir les positions et nourrissent la hantise du retour à des répétitions rassurantes et consolantes. on peut ainsi constater que c’est le miroir de Dionysos, et non pas celui de Narcisse, qui construit le modèle du sujet contemporain. il ne reproduit plus la même chose ; si répétitions il y a, elles servent à créer la différence. les auteurs des textes présentés ici voient dans la matrice romantique et ses répétitions la possibilité d’une grande découverte de l’altérité. le renouvellement des significations, prôné par maria Janion, va dans ce sens, celui d’une répétition féconde, consciente et novatrice. cette démarche laisse en revanche de côté les gestes vides, les copies mécaniques de l’imaginaire romantique, conçues dans un état d’esprit fermé, obtus, narcissique. Dans ce type de réaction, qui apparaît souvent sous forme d’une exaltation idéologique et/ou religieuse, sorte de « bijouterie patriotique de pacotille »/de « toc patriotique », l’émotion ne se traduit pas en mouvement intellectuel. ce mouvement analyse le « petit romantisme » comme une réaction (que l’on peut juger légitime) face au manque de respect, voire au mépris que la « vieille europe » éprouve pour « la slavitude » des sombres contrées de l’est. la réponse à une telle démarche peut en effet engendrer la fierté de la particularité messianique, caractéristique de ces pays lointains. ce duel gombrowiczien de la maturité et de l’immaturité, du haut et du bas, du meilleur et du pire, peut se révéler néfaste pour la mentalité moderne. Gombrowicz le savait bien, lorsqu’il écrivait, en 1952 déjà, de « son » Buenos aires : Que vaut une nation composée d’hommes falsifiés, diminués ? D’hommes qui ne peuvent se permettre aucun geste sincère et libre par crainte que leur nation se désagrège ? ce dilemme […] est familier aujourd’hui à un Polonais intelligent, de même qu’aux autres citoyens du monde contemporain. Beaucoup de Juifs et d’allemands, de Français, d’italiens et de Russes (et sûrement beaucoup de Polonais en Pologne), beaucoup de gens appartenant à des nations qui vont de catastrophe en catastrophe commencent à comprendre qu’une nation, c’est une chose belle et sublime – mais que c’est aussi une réalité dangereuse dont il faut se méfier… cette pensée en rejoint une autre, plus vaste – relative à la déformation universelle, à l’inévitable artifice de l’homme, à la nécessité de réviser aussi notre attitude vis-àvis de la forme 2. 2.

witold Gombrowicz, « Je défends les Polonais contre la Pologne », Wiadomości (Nouvelles) no 4 (304), londres, 27 janvier 1952, in Jean-Pierre salgas, Gombrowicz, un structuraliste de la rue, suivi de witold Gombrowicz, la littérature émigrée et le pays natal  et autres textes, Paris, Éditions de l’Éclat (« Philosophie imaginaire »), 2011, p. 116 (trad. christophe Jezewski et Dominique autrand).

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aGNieszKa GRUDzińsKa

altérité, altérités… « minorités littéraires et autres » : le terme « minorités » est employé ici dans un sens très large. il s’agit des groupes sociaux, ethniques ou artistiques qui sont relégués aux marges des courants officiels. Nous mentionnerons ici les trois minorités auxquelles la plupart des recherches présentées sont consacrées. tout d’abord les femmes, cette « minorité visible », souvent dépossédées de leur langage et « évacuées » du territoire des hommes vers les terrains « typiquement féminins », presque des « réserves sous liberté surveillée ». Rien d’étonnant donc que les intervenant(e)s, jeunes pour la plupart, aient fait la part belle aux études féministes, présentant une lecture critique des tendances qui ont appauvri la culture polonaise en en excluant la femme, la privant de parole et la réduisant au sort d’une victime idéalisée par la mort. ils se penchent sur ce qui échappe aux représentations traditionnelles, en littérature, dans l’art en général et dans l’historiographie. ils présentent les transformations du modèle de la mère-Polonaise 3 dans la littérature de l’entre-deuxguerres, qui fut une période très féconde de l’activité littéraire féminine et de l’art polonais, ainsi que certains pans oubliés de l’histoire, notamment les voyages d’études des Polonaises à l’étranger au XiXe siècle. l’image de la femme polonaise a été en effet durablement déterminée par deux périodes, pendant lesquelles elle a fait l’objet d’un discours idéologique fort. Durant tout le XiXe siècle, alors que la Pologne n’existe pas en tant qu’État, le nationalisme polonais (compris ici au sens d’identité culturelle polonaise spécifique) fait de la femme une personne recluse dans le domaine privé, destinée (contrainte ?) à entretenir le foyer pendant que l’homme combat dans la clandestinité et à élever les fils qu’elle sacrifiera à la patrie. même les plus poignants et les plus positifs des mythes polonais, comme celui de la mèrePolonaise, diffusent le modèle féminin du sacrifice muet qui détruit la personnalité et condamne la femme à une aliénation universelle. À l’inverse, la période communiste (19451989) promeut une femme fortement émancipée dans le travail, au point de nourrir un féroce enthousiasme pour l’assemblage des boulons ou le moissonnage des champs. Dans les deux cas, la réalité historique du rôle des femmes dans les évolutions politiques et sociales en Pologne est passée sous silence. ainsi, les jeunes chercheurs polonais analysent dans leurs travaux de nombreuses icônes féminines du XiXe siècle, de la Vierge donnée en offrande pour assurer la victoire de la nation polonaise (henryk sienkiewicz) jusqu’aux émancipatrices à la recherche de subjectivation culturelle (eliza orzeszkowa). certaines relectures et réinterprétations tentent de rétablir les œuvres et les biographies de femmes effacées du canon culturel (eliza Krasińska), de repenser les personnages féminins souvent « rebelles et contaminés » présents chez les auteurs masculins (witold Gombrowicz, andrzej wajda). tout en montrant les génies féminins qui ont tracé dans la littérature polonaise des parcours créatifs autonomes et originaux (Gabriela zapolska, zofia Nałkowska, zofia Kuncewiczowa), les chercheurs dévoilent des chemins alternatifs de création chez des auteurs tels que maria Komornicka, poétesse du début du XXe siècle qui a consacré sa vie et son œuvre au thème de sa propre transformation (symbolique ?) en Piotr odmieniec (le Différent) włast (voir 3.

Nous préférons cette orthographe. en effet, il s’agit du nom (Polka) et non pas de l’adjectif (polska). c’est presque un double nom propre. cf. l’article de Kazimiera szczuka, la Mère-Polonaise et l’avortement.

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le texte d’izabela FiliPiaK), ou chez des artistes polonais contemporains comme alina szapocznikow (texte d’agata JaKUBowsKa) ou Katarzyna Kozyra (texte de marek wasilewsKi). les travaux de ces artistes, concentrés sur l’espace de la maison, sur le corps de la femme perçu comme métaphore du territoire national, sur la femme héroïne et patriote, et enfin sur la sexualité, révèlent le processus d’éviction des femmes de la sphère publique et la tendance du nouvel ordre social, apparu après 1989, à leur redonner un rôle et une position traditionnels. Dans l’univers de l’économie de marché où les hommes ont du mal à retrouver leur statut, la femme continue souvent à être condamnée à une non-existence : elle ne crée pas de concepts, elle est tout au plus la porteuse obéissante des idées des hommes. D’où la révolte. les Juifs polonais forment le deuxième groupe menacé d’exclusion. longtemps écartés du récit national, ils sont actuellement un sujet majeur dans les débats polonais. ceux-ci se concentrent principalement sur la responsabilité polonaise dans l’extermination des Juifs pendant et après la guerre. « l’affaire de Jedwabne 4 », pour utiliser ce terme d’une manière symbolique, a été un coup porté aux illusions mythiques de la pureté, de l’innocence et de l’héroïsme de l’attitude des Polonais pendant cette période tragique. le long processus de réappropriation du passé juif de la Pologne (et de la vie juive renaissante – texte de Konstanty GeBeRt), avec tout ce que cela implique de douloureux et d’inconnu pour les Polonais, est en train de se réaliser, pour la première fois depuis la fin de la guerre. on se trouve en effet dans une situation inédite, où le discours antisémite stéréotypé (souvent ancré dans le XiXe siècle), bien que tenace, cède progressivement la place à d’autres voix, qui mêlent l’histoire juive à celle de la Pologne (cette alliance difficile est allégoriquement présentée dans le poème magistral de zuzanna Ginczanka dont parle agata aRaszKiewicz). cela n’aurait pas pu avoir lieu sans les travaux des chercheurs de la jeune génération qui se servent souvent de l’expression tirée du livre de thomas merton, guilty bystander 5. le troisième « autre » minoritaire, c’est celui qui se sent exclu de la société du fait de son orientation sexuelle (il est à remarquer que les textes traitant cette thématique viennent des chercheurs habitant en dehors de la Pologne). la majorité des cultures réprouvent l’homosexualité (et essentiellement l’homosexualité masculine) en raison du caractère stérile de telles unions. Dans le pays majoritairement catholique qu’est la Pologne, cette question soulève bien entendu beaucoup de polémiques. les mouvements « lGBt » (lesbiennes-gays-bi-trans), malgré l’énergie courageuse de leurs militants, ont du mal à se 4.

5.

À Jedwabne, petite ville située à 200 km au nord-est de Varsovie, la population locale, aidée de paysans des alentours, a perpétré en juillet 1941 un pogrom particulièrement violent envers les Juifs, habitants du village. soixante ans plus tard, 340 corps seront exhumés, mais certaines estimations recensent jusqu’à 1 600 victimes de cette journée de massacre commis avec la complicité certaine d’unités mobiles de ss. cf. le livre de Jan tomasz Gross, Sąsiedzi. Historia zagłady żydowskiego miasteczka, 2000 [les Voisins : 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002], qui initia le débat national. cf. thomas merton, Conjectures of a Guilty Bystander (1966), Réflexions d’un spectateur coupable, Paris, albin michel, 1970. la sociologue et anthropologue Joanna tokarska-Bakir traduit ce terme en polonais par « współwinny widz ». merton a formulé cette idée en 1958 dans sa lettre à czesław miłosz où il caractérise par ce terme la personne à l’attitude véritablement chrétienne : bien que non directement coupable des faits survenus, elle se considère comme impliquée d’une manière ou d’une autre.

Édition polonaise de cette correspondance : thomas merton, czesław miłosz, Listy, cracovie, wydawnictwo znak, 2003, 2011, traduit par maria tarnowska, préface de Joanna Gromek, rédaction et notes de Jerzy illg.

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faire accepter, ou tout simplement à se faire respecter par la société. il est cependant à observer que les « Parady równości » annuelles (« Parades de l’égalité », équivalent de la « marche des fiertés ») rassemblent plusieurs milliers de personnes (souvent aux prises avec les groupuscules d’extrême droite) qui désirent manifester leur engagement en faveur de la tolérance comprise au sens large du terme 6. D’autres phénomènes culturels minoritaires sont également examinés dans ce volume. il est question, par exemple, des analyses qui se distinguent des louanges ordinaires sur le romantisme (texte d’aleksandra seKUła sur un grand poète de cette époque, zygmunt Krasiński, ou celui de Kazimiera szczUKa, qui déconstruit le paradigme de la mère-Polonaise 7). il est également question des écrivains (les textes sur Dorota masłowsKa), des artistes ou des hommes de théâtre (texte de Piotr GRUszczyńsKi sur Krystian lupa) qui sont considérés comme œuvrant à la marge du main stream. le texte d’irena GRUDzińsKaGRoss traite, lui, de deux écrivains majeurs – czesław miłosz et Joseph Brodsky – qui, vivant en dehors de leur pays d’origine, ont voulu garder dans leurs écrits leur langue natale, se distinguant ainsi volontairement de leurs collègues native speakers. leur reconnaissance internationale (prix Nobel pour miłosz en 1980) nous interroge sur la façon dont « l’exceptionnel » se manifeste dans le contexte du « normal ». ce terme de « minorité » englobe donc un large spectre de domaines et de phénomènes et ne s’autolimite pas à des faits préconçus. « cartographie(s) des minorités littéraires et autres ». ce titre a d’abord désigné un colloque organisé en novembre 2004 à l’université Paris-sorbonne (Paris iV) dans le cadre de Nova Polska, une Saison polonaise en France 8. Pendant trois jours, le centre universitaire suite à la malesherbes retentit de voix, de cris, de débats polonais, accompagnés de représentations, de projections de films, d’expositions de photos, et même de… « tee-shirts pour la liberté » modif du qui décoraient le hall du centre. la ferveur et l’énergie des chercheurs, jeunes en grande titre majorité et pour la plupart disciples du professeur maria Janion, étonnèrent étudiants et professeurs, plus habitués à un autre cadre, une autre ambiance pour ce type de manifestation, somme toute scientifique… D’où le titre de ce volume, rassemblant la plupart des interventions présentées à ce colloque, qui avait montré une «  autre Pologne  », une autre face de la Pologne et des recherches qui y sont menées, face peu connue en France, voire ignorée complètement. Plusieurs exposés vont à l’encontre de l’opinion répandue en France sur la Pologne. Notre 6.

7.

8.

Remarquons qu’aux élections législatives d’octobre 2011, le mouvement de Palikot, un parti de gauche anticlérical qui a présenté une liste composée entre autres d’une transsexuelle, de deux Noirs et d’un homosexuel connu pour ses actions en faveur des droits civils pour les homosexuels, a obtenu 10,1 % des voix. selon szczuka, les femmes arborent, dans les manifestations féministes d’aujourd’hui, la pancarte « J’en ai marre. mère-Polonaise ». l’abandon difficile de ce concept peut faire penser à la difficulté à traduire le titre d’une cantate de J. s. Bach, Ich habe genug, ce qui veut dire à la fois « J’en ai assez » et « Je suis comblé » (cantate composée à leipzig en 1727 pour la fête de la Purification de marie). manifestation organisée en Pologne par le commissariat général polonais, le ministère de la culture, le ministère des affaires étrangères et l’institut adam mickiewicz et, en France, par le commissariat général français sous la direction de m. Guy amsellem, le ministère de la culture et de la communication et l’association française d’action artistique (aFaa). le colloque a été organisé par agata araszkiewicz (institut de recherches littéraires de l’académie polonaise des sciences de Varsovie) et agnieszka Grudzińska (université Paris sorbonne). Voir l’avant-propos de G. amsellem, infra, p. 17.

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ambition est de désigner ce qui fait de la Pologne un pays en évolution, en constant mouvement et qui s’efforce cependant de sauvegarder son modèle d’identité. les textes présentés dans ce volume ne restituent pas, loin de là, toute la richesse des travaux scientifiques menés en Pologne depuis 1989. ils en montrent néanmoins les orientations principales, en faisant découvrir tout un pan des pôles d’intérêt des chercheurs qui, faute d’être traduits, n’ont pas pu percer en dehors de la Pologne. c’est chose faite désormais. agnieszka GRUDzińsKa

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«Cartographie(s) de minorités, littéraires et autres »1 le « paradigme » romantique, dont maria Janion a montré la persistance depuis le XiXe siècle, disposait de sa patrie (l’exil), de sa problématique (la quête de l’identité), de ses pères spirituels (les wieszcz, poètes-prophètes 2 nationaux), de ses héros prométhéens comme le Gustave-Konrad des Aïeux de mickiewicz, souvent poètes comme le Kordian de słowacki 3 ou le comte henri de la Comédie non divine de zygmunt Krasiński. le romantisme avait aussi défini son éthique – l’universalité de la justice et de la morale – résumée par la célèbre formule de Joachim lelewel pendant les combats contre l’armée russe en 1830 : « Pour notre liberté et pour la vôtre ». lelewel pensait alors à la liberté des peuples, et à celle des femmes. les poètes, héros du romantisme, étaient toujours des hommes, et l’universalité qu’ils invoquaient, était forcément masculine : « Je m’appelle Million, criait le Konrad des Aïeux, car pour des millions d’hommes/J’aime et je subis les tortures 4. » les poètes-femmes polonaises furent pourtant nombreuses (voir l’article de maria DelaPeRRièRe). Femmes supposées douées pour l’intériorité sensible, tout autant que réputées inaptes à la spéculation abstraite, à l’image de Bogusława latawiec répondant à Julian Przyboś dans Jamais la totalité 5. l’habit fait-il le poète ? maria Komornicka le croyait, elle qui prit l’apparence sociale des hommes pour postuler une existence artistique. la minorité majoritaire des femmes est au centre des débats présentés dans ce volume. Femmes de légendes comme wanda, fille du chevalier Krak, vainqueur du dragon de cracovie, qui, dès le moyen Âge, se conforma par avance à la future conception romantique de l’inéluctable défaite des femmes 6, elle qui préféra le lit de la Vistule à celui de l’allemand. wanda de légende, wanda de fiction, comme le personnage éponyme du seul film américain que réalisa Barbara loden en 1970. on se souvient de la silhouette blanche de cette wanda, qui se détachait sur le paysage noir et dévasté des mines de charbon, figure de la 1.

2. 3. 4.

5. 6.

en 2004, Guy amsellem était le commissaire général de la saison polonaise en France Nova Polska pendant laquelle a été organisé le colloque « cartographie(s) des minorités littéraires et autres ». ce texte reprend en partie son intervention prononcée à l’ouverture du colloque. certains extraits ont été par la suite intégrés dans le livre de Guy amsellem l’Imaginaire polonais, Paris, l’harmattan, 2006 (NdR. les notes marquées NdR proviennent de la rédaction.) Deux de ces «wieszcz», adam mickiewicz et Juliusz słowacki, reposent au Panthéon polonais qu’est le château de wawel à cracovie. le protagoniste de la pièce Kordian de 1833 (NdR). «Nazywam się milijon - bo za milijony/Kocham i cierpię katusze». adam mickiewicz, les Aïeux, trad., préface et notes par Jacques Donguy et michel masłowski, lausanne, l’Âge d’homme, 1992, partie iii, acte 1, scène 2, Improvisation, p. 208 (NdR). cf. le titre du recueil de poèmes de Bogusława latawiec, Nigdy całości, Varsovie, wydawnictwo Naukowe i literackie open, 1995. De la mariée de la Comédie non divine de zygmunt Krasiński (publiée à Paris en 1835) qui meurt de chagrin, à la Violetta de Kordian de Juliusz słowacki (1834) dont la vénalité est démasquée. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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liberté d’une femme qui refuse d’être une « bonne petite épouse » ou une mère pour ses enfants, une femme qui ne veut rien posséder pour rester libre. Wanda, œuvre magnifique et subtile, construite sur une subjectivité de femme, film dont la lenteur voulue témoignait aussi de la possibilité d’un autre rapport au temps. les textes de ce volume parlent aussi de ces femmes que les représentations masculines identifient à leur corps, tout en leur déniant la possibilité d’en disposer librement. Femmes plasticiennes, qui cumulent alors les handicaps de deux minorités. Femmes en couches qui, comme alicja Żebrowska 7, enfantent « une poupée Barbie » lorsque leur est dénié le droit à l’avortement ; femmes-mères héroïques, comme elżbieta Jabłońska, qui s’affiche sur les murs de Varsovie en Supermaman, Batmaman ou Spidermaman ; femmes prisonnières du construit social, comme Julita wójcik, épluchant des pommes de terre (2000) à la galerie zachęta ; femmes en lutte, comme zuzanna Janin, boxant contre un homme sur un ring. Femme et artiste en Pologne, situation risquée… Dorota Nieznalska le sait, elle qui fut récemment condamnée par la justice de son pays pour outrage à la religion, après avoir exposé la photographie d’un pénis sur un caisson lumineux en forme de croix 8. serait-il impossible, dans la Pologne contemporaine, de mettre en relation deux régimes d’autorités masculines ? y avait-il des femmes dans la formation de jugement qui condamna Dorota ? Femme et artiste à la fois, ne serait-ce pas un peu… mauvais genre ? Katarzyna Kozyra réutilise l’esthétique romantique de l’opéra pour explorer l’indétermination sexuelle, interrogeant sa propre identité à travers la drag queen Gloria Viagra 9 ou le chérubin des Noces de Figaro, personnage d’homme joué par une femme. l’indéterminé sera-t-il le genre humain ? il faudrait alors traquer toutes les oppressions du féminin, et pas seulement les dénis d’égalité faits aux femmes. la loi de l’Un, la loi de tous les « mono » (-théisme, -linguisme, -logisme…), cette loi du même, n’est-elle pas la loi du langage masculin, du pouvoir masculin, de l’histoire au masculin ? « y’a d’l’un 10 », disait lacan pour signifier la pensée du monothéisme, qui ne tolère nul autre, nul « deux », à côté de lui. et s’il n’y a pas de deux, « il n’y a donc pas de rapport sexuel », concluait lacan. et si lacan ne voit pas le rapport, c’est parce que l’exclusion des femmes – comme de toutes les minorités – s’opère aussi par le langage. c’est pourquoi de nombreuses réflexions féministes furent attentives à d’autres groupes sociaux opprimés, comme les Noirs et les homosexuels. c’est aussi pourquoi la libération des femmes ne procèdera pas seulement d’une lutte, mais d’une praxis, englobant toute la société. le choix d’élaborer une cartographie des minorités renvoie à la polysémie du lieu. le lieu de l’anthropologie, marc augé l’a dit, est un « lieu commun à l’ethnologue et à ceux dont il parle 11 ». il est lié à l’idée de totalité du fait social et suppose une transpa7. artiste et créatrice de spectacles née en 1956 (NdR). 8. il s’agit de l’installation Pasja [Passion], présentée en 2001 dans la galerie wyspa (ile) de Gdańsk. au terme du dernier procès, en 2010, Nieznalska a été acquittée. cf. à ce sujet le texte de marek wasilewski dans le présent volume (NdR). 9. Dans sa vidéo Cauchemar (1996). 10. Jacques lacan, Encore : Séminaire xx, Paris, Éditions du seuil, 1972-1973. 11. marc augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du seuil, 1992.

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rence entre culture, société et individu. la conception de « la culture comme texte » qu’il sous-tend, nie la singularité des individus. cette conception, qui est celle du culturalisme américain, doit beaucoup à l’héritage de deux Polonais, Joseph conrad et Bronisław malinowski, et à leurs deux livres fondateurs, Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness, 1899) et Journal d’ethnographe (A Diary in the Strict Sense of the Term, 1967). James clifford 12 a montré combien l’invention, par conrad et malinowski, des fondements de l’ethnographie moderne, dans laquelle la culture apparaît comme fiction collective, fut aussi liée à leur situation linguistique particulière. tous deux étaient pris entre trois langues : la langue maternelle (le polonais), la langue de l’excès (le français de sa correspondance amoureuse avec marguerite Poradowska pour conrad, le kiriwinien associé à l’attrait érotique des tobriandaises pour malinowski), enfin la langue de la retenue, de l’écriture et du mariage (l’anglais). il leur était donc plus facile qu’à d’autres de s’interroger sur « le champ de validité des significations de la culture et du langage ». ainsi, écrit clifford, « le moi et l’autre y apparaissent comme des entités moins sûres d’elles 13 ». ce détour par la langue maternelle vient ici nous rappeler que le lieu des minorités est aussi celui que la psychanalyse définit comme l’espace de l’altérité : le lieu de l’Autre, dit lacan. ainsi, les réflexions menées dans ce volume incitent à une relecture de la Pologne par la psychanalyse. on connaît les objections qu’ont soulevées, à cet égard, les queer studies américaines. la psychanalyse serait incapable de dépasser une éthique irrévocablement « normative » de la sexualité, prisonnière qu’elle serait d’une surdétermination des structures de la parenté par celles de la langue. cette réticence ne pourrait-elle pas, cependant, être surmontée, en se souvenant que Freud lui-même, dans les Trois essais qu’il lui consacre, présente la sexualité comme un construit ? car il faut faire appel aux concepts freudiens – le refoulement, le retour du refoulé ou la pulsion de destruction – pour établir la cartographie des minorités et penser les systèmes d’oppression qui leur sont associés. Freud réconcilié avec Foucault ? Rien d’impossible, selon leo Bersani qui, dans Les secrets du Caravage 14, avait brillamment réussi la relecture psychanalytique d’une esthétique gay. ainsi, pour comprendre le rapport de Gombrowicz à l’homosexualité, des Envoûtés à Trans-Atlantique, il faut recourir au concept de refoulement. Pornographie, l’œuvre manifeste de l’érotisme gombrowiczien, nous montre que la satisfaction du désir est dans le voir et non dans l’agir. Pas une seule scène de coït dans l’œuvre de witold, miłosz l’a fort justement relevé. les vieux messieurs libidineux de Pornographie, face à une revendication pulsionnelle érotique (formulée par le ça, aurait dit Freud), n’ont aucune raison de renoncer à la satisfaire, puisque Dieu est mort depuis Nietzsche. mais la satisfaction pulsionnelle s’opère par l’intermédiaire du regard. le sexuel est dans le voir : ce que Freud 12. James clifford, « De la construction ethnographique d’un soi : conrad et malinowski », in Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au xxe siècle, Paris, eNsBa, 1996. 13. Ibid., p. 116. 14. leo Bersani, Ulysse Dutoit, les Secrets du Caravage, Paris, Éditions ePel, 2002.

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appelait la scoptophilie, c’est-à-dire la « sexualisation des sensations de vision ». comme si l’érotisme résultait du ça-voir. witkacy et schulz, les deux complices polonais de Gombrowicz, très tôt analysés l’un et l’autre, méritent, eux aussi, d’être relus à l’aune de la psychanalyse. on peut voir le théâtre de witkacy comme une vaste métaphore œdipienne. la mère de l’œuvre éponyme 15 ne croit pas si bien dire en évoquant les Revenants d’ibsen : à la fin de la pièce, alors que son fils léon se lamente sur son cadavre, survient une femme qui s’avère être sa propre mère lorsqu’elle était jeune et qui lui confie qu’elle est enceinte de lui. Enceinte de lui : va-t-elle accoucher de lui ou bien a-t-elle été mise enceinte par lui ? « l’inconscient est structuré comme un langage », a dit lacan. chez witkacy, le théâtre est structuré comme un inconscient : le temps y est aboli (la mère est jeune) et le désir accompli (elle est enceinte de lui). J’exagère ? Une autre preuve alors : dans le Fou et la nonne de witkacy, à la fin de la pièce, le poète fou, amant de la nonne, se dédouble. alors qu’il s’est pendu et se balance au bout d’une corde, son double en costume de ville vient chercher la nonne. on sait que Freud voyait dans l’image du pendu, fréquente dans les rêves, l’expression d’un désir sexuel refoulé 16. Dans le théâtre de witkacy, l’inconscient a décidément la langue bien pendue… la figure de Freud est tout autant nécessaire pour éclairer l’œuvre de Bruno schulz, tant le conflit œdipien y occupe une place centrale. Dans la Nuit de la grande saison, le commerce paternel prend des allures de terre promise biblique : Dans ce décor fabuleux, écrit schulz, mon père marchait à grands pas, traversant les plaines et les vallées de ce pays de canaan fantastique, les mains déployées au-dessus de la tête en un geste de prophète, semblant modeler le paysage à grands coups d’inspiration. et, tout en bas, au pied du mont sinaï surgi de la colère paternelle, le peuple gesticulait, s’égosillait, louait Baal et marchandait 17.

moïse et Freud, convoqués ici par schulz, se rencontrèrent à plusieurs reprises. la sculpture du prophète juif qu’exécuta michel-ange, dans l’église saint-Pierre-auxliens de Rome, inspira au médecin viennois une brillante analyse dans Cette inquiétante étrangeté. l’épisode est justement, comme dans la nouvelle de schulz, celui où moïse, descendant du mont sinaï, voit son peuple adorer le veau d’or et où, ivre de colère, il jette les tables de la loi, qui se fracassent contre la pierre. or, à l’issue d’un minutieux travail d’analyse de la position du corps dans la sculpture de michel-ange, Freud remet en cause l’interprétation habituelle et démontre qu’en réalité le moïse de l’œuvre romaine, loin de faire éclater sa colère, la maîtrise et, pour sauver les tables de la loi, renonce à satisfaire sa première intention. 15. stanisław ignacy witkiewicz, la Mère, in Théâtre, lausanne, l’Âge d’homme, 1990. 16. Gombrowicz reprendra, lui aussi, dans Cosmos, l’image du petit oiseau pendu. 17. Les Boutiques de cannelle, trad. du polonais par thérèse Douchy, Georges sidre et Georges lisowski, Paris, Gallimard, coll. l’Étrangère, 1998, p. 153. «…a na tle tej scenerii ojciec wędrował wśród fałd i dolin fantastycznego Kanaanu, wędrował wielkimi krokami, z rękoma rozkrzyżowanymi proroczo w chmurach, i kształtował kraj uderzeniami natchnienia. a u dołu, u stóp tego synaju, wyrosłego z gniewu ojca, gestykulował lud, złorzeczył i czcił Baala, i handlował». Sklepy cynamonowe, cracovie, wydawnictwo literackie, 1957, p. 114 (NdR).

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ce sens de l’intérêt supérieur d’une mission qui, chez moïse, prend le pas sur la pulsion, constitue, selon Freud, la figure d’une judéité sans judaïsme, d’une spiritualité sans dogme. cette figure, c’est aussi celle de Bruno schulz, qui comme tuwim, leśmian et tant d’autres artistes et intellectuels, fut à la fois Juif et Polonais. le célèbre prophète du mont sinaï suscita également des considérations, que Freud exposa dans l’Homme Moïse et la religion monothéiste 18. Freud y démontrait comment l’angoisse, face au conflit œdipien avec le père réel, pouvait conduire l’homme à s’inventer un père céleste. Dans le cas de schulz, on peut se demander si cette fonction n’est pas remplie par le père « romanesque », ce père du récit schulzien, tantôt magnifique, tantôt pitoyable, à la fois « grand hérésiarque » qui défie le Démiurge et petite créature minable dominée par adèle la domestique, ambivalent comme peut l’être Bruno dans sa relation avec lui. L’Homme Moïse freudien inspira aussi à edward w. saïd 19 la notion d’identité diasporique. selon saïd, la relation partiale, troublée, que Freud entretient avec sa propre judéité, peut servir de modèle pour l’identité moderne. car Freud, en véritable archéologue de l’identité juive, démontre que cette identité ne commence pas avec elle-même, mais avec d’autres identités, puisque moïse était égyptien. cela lui confère un caractère irrémédiablement diasporique, déraciné, irrésolu. ainsi, la condition diasporique en tant qu’identité troublante, invalidante, déstabilisante, peut devenir un modèle paradigmatique régissant la condition moderne. Pourquoi pas, alors, une polonité diasporique ? il ne s’agirait pas de dire « adieu à la Pologne », comme maria Janion dans l’un de ses essais 20, mais seulement de rompre avec une certaine conception de l’identité. Doit-on considérer aujourd’hui la nation comme un groupe ethnique, doté d’une continuité génétique sur plusieurs millénaires ? N’est-elle pas plutôt une construction, élaborée à partir d’histoires, de mémoires et de sentiments d’appartenance communs ? maria Janion a dit combien la vision romantique du patriotisme risquait de faire de la Pologne «  une dame funèbre, dépossédée de sa sensualité, qui règne sur un paysage boueux 21 ». comment, alors, échapper à la boue ? Écoutons encore Gombrowicz parler de l’europe comme d’un horizon esthétique autant que politique : un continent où l’on pourrait enfin, écrit-il, « […] sortir de la boue, retrouver la terre ferme sous ses pieds, comme si on y recouvrait l’assurance et la liberté de mouvements 22 ». la réunification des deux europe le 1er mai 2004, l’europe occidentale, tant de fois rêvée par witold, et cette « autre europe », dont parlait miłosz, n’est pas la moindre des victoires posthumes de Gombrowicz. la nouvelle europe, qu’il nous appartient désormais de construire ensemble, nous sommes nombreux à désirer qu’elle soit aussi une europe de l’art, de la culture et de la pensée. 18. 19. 20. 21. 22.

L’Homme Moïse et la religion monothéiste est le dernier ouvrage de Freud publié à sa mort en 1939 (NdR). edward wadie said, Freud et le monde extra-européen, Paris, le serpent à plumes, 2004. cf. le texte de Kazimiera szczUKa, infra, p. 51 (NdR). cf. Niesamowita słowiańszczyzna [cette inquiétante slavité], cracovie, wydawnictwo literackie, 2006. Souvenirs de Pologne, traduit du polonais par christophe Jezewski, Dominique autrand, Paris, Gallimard, 2003, p. 31. «... [jakby tam] wyłaziło się z błota i odnajdywało twardy grunt pod stopami, wracała pewność i swoboda ruchów». Wspomnienia polskie, Paris, instytut literacki, 1985, p. 35 (NdR).

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aussi, tout en mesurant la contribution de l’anthropologie à la réflexion sur la question des minorités et de l’identité, je pense qu’il reste, au-delà de la tradition des cultural studies américaines, un espace possible pour le déploiement d’une pensée européenne. L’écriture et la différence, disait Jacques Derrida dans un beau livre. tout comme les interventions au colloque de 2004, les textes réunis dans ce volume contribueront assurément à faire entendre cette différence. on ne peut que s’en réjouir. Guy amsellem École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette

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maria DelaPeRRièRe INALCO, Centre d’étude de l’Europe médiane (CEEM)

la poésie au féminin ou la féminité autrement 1 la création féminine polonaise contemporaine a pris un tel essor qu’il n’est plus possible d’y voir un phénomène marginal, et encore moins l’exemple d’une littérature de second rang limitée à un genre intimiste, à des teintes pastel et à une mélodie en sourdine. il faut d’abord rappeler que les poétesses polonaises font entendre leur voix depuis plus d’un siècle et que leurs œuvres épousent les grandes évolutions de l’époque, s’appropriant tous les aspects de la modernité. elles ne méritent guère cette dénomination de « poésie féminine », chargée d’un a priori négatif évident. il est vrai néanmoins que cette poésie se trouve constamment confrontée à un dilemme : faut-il paradoxalement dissimuler toute féminité pour que la parole féminine puisse résonner avec plus de force ? ou au contraire manifester expressément cette féminité de sorte que la poésie reflète une humanité qui ne soit pas amputée de sa moitié ? ce questionnement se trouve à l’origine d’un lent processus d’acculturation de la poésie dite féminine, une poésie qui, depuis la fin du XiXe siècle, a été bousculée par une évolution encore plus spectaculaire que celle de la poésie dans son ensemble et qui est loin d’être terminée. les différentes écoles se rattachant au concept de gender ont élaboré cette dénomination de « poésie féminine » et en ont fait un paradigme de portée finalement très limitée. en revanche, ce qui s’impose au regard de tout historien de la littérature polonaise, c’est l’épanouissement sans précédent du talent des femmes dans la poésie moderne. il semble que des verrous aient sauté, que des aspirations, des désirs longtemps étouffés aient brusquement révélé à l’humanité une part d’elle-même jusque-là ignorée et pourtant constitutive de son identité. c’est précisément sous cet angle que nous nous proposons d’examiner la création des poétesses polonaises.

Premières stratégies l’indéniable métamorphose des structures profondes de la féminité doit être rapportée à l’évolution anthropologique de la vision du monde. elle a été d’autant plus sensible que la mythologie romantique avait exalté la femme, la hissant au rang de médiatrice entre le terrestre et le divin. en Pologne, le topos féminin s’est en outre chargé de significations liées au contexte patriotique, présentant la femme comme porteuse de valeurs héroïques 1.

Une autre version de ce texte a été publiée dans maria Delaperrière, la Littérature polonaise à l’épreuve de la modernité, Paris, institut d’études slaves, 2008 (« la poésie au féminin ou l’audace d’être soimême », pp. 341-358).

Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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et sacrificielles, à l’égal de l’homme. cette image symbolique s’intégrait en quelque sorte naturellement dans la vision biblique du salut. au XiXe siècle, les femmes créatrices se glissent dans les moules canoniques en vigueur à l’époque et ne laissent pas paraître leur véritable personnalité ; certaines toutefois se montrent sensibles aux revendications sociales, tout en affirmant leurs préoccupations intimes de femmes. et dès le début, elles le font d’autant plus ouvertement que les enjeux sont élevés : non seulement il fallait accéder au Parnasse poétique, mais aussi enrichir l’imaginaire poétique de thèmes et de motifs qui jusqu’alors n’avaient pas vraiment droit de cité, du moins sur le plan culturel. il ne s’agit pas ici de porter un jugement sur la valeur littéraire de leurs œuvres, parfois inégales ou maniérées. mais ces femmes ont joué un rôle précurseur, elles ont élargi la poétique et surtout, d’un point de vue anthropologique, elles ont permis à la femme d’accéder au rang de sujet capable de développer ses pensées et ses sentiments, et de s’exprimer en son nom propre. la portée de cette transformation est clairement perceptible lorsqu’on se rappelle à quel point le stéréotype romantique de la femme « mère » et « polonaise » est profondément enraciné dans l’imaginaire polonais. c’est à dessein que j’isole ces deux qualifications généralement associées. l’adjectif « polonais » renvoie au concept de patriotisme, nécessairement variable selon la conjoncture historique, alors que l’image de la mère inscrit le topos féminin dans la hiérarchie cosmique de l’univers, laquelle s’efface à l’époque moderne. Dans l’espace de l’imagination cosmique, calqué sur le modèle patriarcal et sacré, il n’y avait pas de fonctions secondaires : la femme héritait du rôle de génitrice, donc de médiatrice entre l’humain et le divin. or, l’émancipation des femmes à la fin du XiXe siècle en europe constitue une rupture anthropologique liée au processus général de désacralisation du monde et à ses conséquences : abandon d’une vision symbolique du monde, réification subjective, prédilection pour le concret. la participation des femmes-poètes à cette grande mutation anthropologique et socioculturelle a été d’une importance considérable. ayant perdu les privilèges où les enfermaient les romantiques, elles ont essayé, parfois en vain, de se libérer des contraintes des règles qui leur assignaient un rôle subalterne. À cet égard, le surgissement des avant-gardes au début du XXe siècle a été pour elles un moment particulièrement critique, car elles en ont été pratiquement exclues. elles n’ont pas écrit de manifestes ni élaboré de nouveaux modèles de l’imagination poétique, à la différence des hommes, qui faisaient de la femme un simple objet : il suffit de se rappeler que les futuristes ont traité le corps de la femme comme le bastion ultime de leur conquête blasphématoire du monde et ont méprisé la grâce féminine pour la remplacer par le charme des aéroplanes ou des mitrailleuses. les surréalistes n’ont guère fait mieux, s’abandonnant à leurs fantasmes masculins sans se rendre compte que l’univers onirique féminin pouvait substantiellement contribuer à l’élaboration d’une nouvelle vision du monde. Dans ces conditions, la poésie féminine moderne s’est donc construite sur l’idée que le symbole de la « femme cosmique » était caduc et que la création devait se ressourcer avant tout dans le « souci de soi », mais ce désir d’authenticité intérieure ne pouvait se réaliser que par la conquête d’une situation sociale nouvelle. D’où une poésie tourmentée, exacerbée, souvent audacieuse par rapport aux critères de l’époque. Parfois, ces poétesses affichent un féminisme militant qui peut aujourd’hui paraître quelque peu naïf mais qui, à l’époque, était une question de survie identitaire :

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aujourd’hui les temps ont changé, on réclame une autre action Non à l’héroïne, oui à la travailleuse. […] la femme préfère le rôle de faucheuse elle tend les bras pour saisir la faux dans ses mains et soulager vos épaules 2.

en échange de ce geste altruiste, la femme-poète demande seulement à l’homme, à tous les hommes, de reconnaître en elle un être humain au lieu de disserter sur le caractère diabolique ou angélique de sa nature. toutefois, dans la poésie, ces revendications de portée socioculturelle sont rares. il faut dire que la ferveur militante s’exprime davantage dans la presse féminine, en plein essor au début du XXe siècle. la poésie en revanche devient un espace privilégié de recueillement, elle sert de miroir à une nouvelle identité qui a du mal à se cristalliser. il est en effet frappant que, par rapport à son épanouissement intellectuel, la femme-poète trahit dans sa vie intime des ambiguïtés et des contradictions profondes. on le voit bien dans la poésie de femmes comme zawistowska, Komornicka, ostrowska 3 et de bien d’autres poétesses de l’époque qui font jaillir leur subjectivité avec une force inhabituelle, alors qu’elles ont du mal à se libérer de conventions littéraires parfois peu éloignées de l’image traditionnelle de la « femme objet ». le domaine le plus exploré est bien celui de la relation amoureuse, où les femmes puisent volontiers dans l’arsenal de motifs exploités jusqu’alors par la rhétorique masculine : J’étais comme l’eau des forêts. tu es tombé comme la foudre au plus profond, De ton sang, vas-tu m’embraser ?... ou bien moi, fraîche, vais-je calmer ton feu 4 ?

souvent, l’expression des états psychiques se concrétise dans des représentations littéralement freudiennes : Viens !… je vais dénouer pour toi mes tresses noires tel un serpent de désirs je pénétrerai dans ton âme 5 ! au-dessus de la tête d’ève, tel un ruban émeraude, le serpent se glisse et se love dans ses mains avides 6.

2.

3. 4. 5. 6.

«Dziś inne czasy – innego chcą czynu / Nie bohaterki już – lecz pracownicy,/ […] Kobieta prosi o miejsce żniwiarki wyciąga miękkie po sierp twardy dłonie/ By ulżyć trudu co gnie wasze karki.» helena Pajzdreska (hajota), Z utworów rozproszonych, in Poetki przełomu xIx i xx wieku [les poètesses de la fin du XiXe-début du XXe siècle], wyd. Uniwersytetu w Białymstoku, 2000. Kazimiera zawistowska (1870-1902), maria Komornicka (1876-1949), Bronisława ostrowska (18811928). «Byłam jak leśna woda. tyś spadł jak piorun na głębie,/ czy ty mnie krwawy rozpalisz ?… czy ja cię chłodna oziębię ?» maria szpyrkówna, «Byłam jak leśna woda», in Poetki…, op. cit., p. 198. «Pójdź !... ja ci włosy me rozplotę czarne,/ wężem pożądań wejdę do twej duszy.» Kazimiera zawistowska, «herodiada», in Poetki…, p. 254. «Ponad ewy głową,/ wąż swoją wstęgę zgina szmaragdową/ Do pożądliwych jej wtulając dłoni.» Kazimiera zawistowska, «ewa», in Poetki…, op. cit., p. 253.

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certes, une telle allégorisation fait partie du répertoire du décadentisme généralisé mais, dans la poésie féminine, la correspondance entre l’âme et le corps dénudé présenté dans une position d’abandon, de langueur et d’attente, joue souvent sur une ambiguïté inavouée entre un mysticisme quasi religieux et un désir érotique difficilement dissimulé : Je m’étends sur ma couche, les cheveux dénoués et les bras en croix : dans la tombe de la nuit, en silence, Je pense à toi 7 !

Parfois le talent poétique permet de dépasser ce caractère conventionnel par la dynamique d’un rythme heurté et une métaphorisation plus audacieuse : Je cherche… je rêve… je languis, je brûle, je tremble… l’attente stérile, vaine, et voulue telle, me dévore 8.

l’exubérance du désir sensuel entre en contradiction avec le sentiment de culpabilité et, lorsque ces femmes veulent manifester leur liberté, elles le paient cher. c’est ainsi que Komornicka refuse de porter des vêtements féminins et adopte le pseudonyme masculin de Piotr włast, mais elle sombrera progressivement dans la folie 9 ; de même, Kazimiera zawistowska mettra fin à ses jours. le début du siècle n’apporte donc aux femmes ni l’égalité ni le succès éditorial, mais il leur permet de prendre conscience de leur condition marginale, sans qu’elles puissent nourrir l’espoir de jouir d’une position sociale reconnue et d’une identité propre. c’est seulement au lendemain de la Première Guerre mondiale et dans le sillage des avant-gardes que les femmes ont pu commencer à s’intégrer aux milieux artistiques en y apportant leur différence.

Premières victoires Pour toutes les créatrices polonaises, la porte restera donc étroite ; leur militantisme se fera discret. il se développera surtout dans la prose, avec des intellectuelles comme Dąbrowska, Nałkowska, Kuncewiczowa 10, toutes excellentes romancières, qui, débutant dans les années trente, contribueront notablement à l’émancipation de la femme moderne. chez les poétesses, la démarche sera plus intériorisée. c’est surtout le cas de maria PawlikowskaJasnorzewska 11 et de zuzanna Ginczanka 12, qui vont réussir à se faire admettre en tant 7.

«Rzucam na pościel rozplecione włosy / i ręce na krzyż składam – w grobie nocy cicha / myślę o tobie!» maria Grossek-Korycka, «myślę o tobie», in Poetki…, p. 57. 8. «szukam… marzę… próżnuję, płonę, drżę… czekanie / Bezowocne, świadomie daremne, pożera.» maria Komornicka, «Nastrój» , in Poetki… p. 83. 9. Voir le texte d’izabela FiliPiaK , p. 45 dans ce volume (NdR). 10. maria Dąbrowska (1889-1965), auteur de plusieurs romans, notamment de Noce i dnie [les Jours et les nuits] (1932-1934), grand roman social et psychologique. zofia Nałkowska (1884-1954), l’une des personnalités les plus marquantes de la vie littéraire de l’entre-deux-guerres. ses œuvres les plus importantes : Granica [la Frontière] (1935), Medaliony [médaillons] (1946), récits bouleversants de témoignages sur l’holocauste. maria Kuncewiczowa (1895-1989), prosatrice, essayiste ; son roman Cudzoziemka [l’Étrangère], publié en 1936, l’a rendue célèbre. 11. maria Pawilikowska-Jasnorzewska (1891-1945). 12. zuzanna Ginczanka (1917-1944). Voir le texte d’agata araszkiewicz, p. 109 dans ce volume (NdR).

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que créatrices au cœur même de l’effervescence artistique de l’époque. elles n’en oublient pas pour autant d’imprimer la marque de leur féminité. leur œuvre constitue une étape décisive dans la métamorphose de l’imaginaire poétique féminin : l’auréole de la femme cosmique disparaît au profit du détail concret, même infime et apparemment insignifiant. Vécue au jour le jour dans sa réalité corporelle, la féminité s’inscrit parfaitement dans le nouveau monde imaginaire où la poétique peut surgir de ce qui est apparemment le plus futile. Pawlikowska y excelle. son intuition poétique lui permet de trouver un parfait équilibre entre mélancolie et futilité, entre sentiment direct et masque culturel, grâce à tout un jeu de distance, de surprises, de pointes, de pirouettes métaphoriques. elle cherche constamment à dépouiller le langage amoureux de tout pathos, elle crée ses propres anticorps, elle prend des masques qui n’ont plus rien à voir avec les allégories : ta bouche : un océan rose ton regard : la mer en fureur et tes grands bras : Un gilet de sauvetage 13.

Pawlikowska s’amuse avec l’objet de son amour, usant pour décrire son partenaire masculin de procédés appartenant au genre traditionnel du concetto ou du madrigal, pratiqués autrefois par les poètes. le renversement des rôles suffit à produire un effet parodique : l’énumération de certaines parties du corps (la bouche, l’œil, les bras) et leur discordance par rapport à l’isotopie océane (le rapprochement de la bouche et de l’océan, des yeux et des vagues engendre des métaphores purement conceptuelles) aboutissent à une caricature non seulement de l’objet amoureux, mais aussi de la forme traditionnelle du madrigal. même s’ils peuvent paraître futiles, ces quelques vers préfigurent l’offensive silencieuse qui va peu à peu miner dans la création contemporaine les tendances phallocrates de l’imagination poétique jamais remises en cause jusque-là. Pawlikowska y parvient par un jeu intertextuel qui sera abondamment repris : chez elle, la féminité naturelle n’est qu’un prétexte ; ce qu’elle vise en revanche, c’est un certain modèle culturel qu’avec d’autres poétesses, mais chacune à sa manière, elle n’aura de cesse de déconstruire. l’univers de Pawlikowska est un univers clos, centré sur la culture, une culture-refuge. son mérite est de ne jamais dissocier le sentiment de l’intelligence, d’accepter sa féminité sans jamais se départir d’une attitude ironique (comme le fait aujourd’hui szymborska). toutefois, au fond de son œuvre, se constitue et se révèle une véritable conscience d’ellemême – bien que très fragile encore. cette fragilité, on ne la retrouve plus chez Ginczanka, qui utilise l’écriture comme un moyen de s’affirmer en tant que femme et en tant que Juive, prenant ses distances à l’égard des modèles socioculturels et de l’image archétypale de la femme condamnée à la passivité et au mutisme. alors que, chez Pawlikowska, le symbolisme archétypal fondé sur l’imaginaire masculin est comme voilé par l’ironie, chez Ginczanka, la confrontation est directe et recourt très souvent à une expression fantasmatique :

13. «Usta twoje : ocean różowy/ spojrzenie : fala wzburzona / a twoje szerokie ramiona :/ Pas ratunkowy.» «Portret», Pocałunki [Baisers], 1926.

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on dirait – dix-sept ans on dirait – heureuse et pourtant je suis empalée sur ma colonne vertébrale (Dans mes veines coule la mort inéluctable comme une aiguille)14.

en mettant ainsi l’accent sur la corporéité, Ginczanka donne également plus de substance à ses interrogations métaphysiques, qu’elle énonce la plupart du temps en référence à la culture judéo-chrétienne tout en renonçant à tout rayonnement symbolique. elle se construit un imaginaire androgyne où s’affirme sa personnalité hybride, en même temps que sa condition culturelle et son inaccomplissement. cette figure est finalement l’annonce d’une dépossession tragique. il est significatif que toutes ces éclaireuses en poésie n’aient véritablement pu agir qu’en renforçant leur marginalité de femme par une autre marginalité, quelle qu’en soit la nature : c’est seulement à ce prix qu’elles ont pu échapper à la médiocrité de leur condition sociale et culturelle. c’est précisément dans ce sillage que se situe halina Poświatowska, qui débute en poésie après la guerre et meurt à trente-huit ans d’une maladie cardiaque. Poświatowska se savait condamnée, et la conscience aiguë d’une menace proche et constante a beaucoup joué dans l’éclosion et l’épanouissement de son talent. Ne se faisant aucune illusion sur la précarité de son existence, Poświatowska se replie sur son corps, sur sa sensualité débordante ; de chacun de ses poèmes, elle fait une apologie de la vie. ce caractère compensatoire de sa poésie a souvent été souligné, mais ce qui nous intéresse ici, c’est que Poświatowska s’est servie de l’alibi de la maladie pour mettre son corps en scène, l’intimité érotique se trouvant d’ailleurs aussitôt purifiée par la précarité de son existence charnelle. la pureté de sa poésie n’est pas due à la souffrance – ce qui ramènerait cette poésie au canon baroque fondé sur la morale chrétienne du péché et du rachat – mais à cette projection vers l’absence qu’est la mort. D’où l’importance de l’image que renvoie le miroir : « Je suis comme asphyxiée par la beauté de mon corps15. » il n’y a pas ici de volonté d’exhibition ; mieux vaudrait plutôt parler de témoignage tragique, un tragique attesté par la biographie même de Poświatowska. les moyens poétiques qu’elle utilise restent par ailleurs assez classiques, et l’image de la femme qui se dessine dans ses poèmes dépasse rarement la perception à laquelle la doxa masculine nous a habitués : je m’aime humblement tu vois j’aime même mon coude car il fut une fois en ta possession16.

14. «Że niby : lat siedemnaście/ Że niby : jestem szczęśliwa / a przecież jestem nadziana na pal, na własny kręgosłup (mam w sobie śmierć nieuchronną jak igła krążąca w żyłach) [...].» «Fizjologia», in agata araszkiewicz, Wypowiadam wam moje życie. Melancholia Zuzanny Ginczanki [ Je vous donne congé de ma vie. mélancolie de zuzanna Ginczanka], Varsovie, Fundacja ośka, 2001, p. 88. 15. «Jestem jak zaczadzona pięknem mego ciała.» halina Poświatowska, «lustro» [miroir], Wiersze wybrane [Poèmes choisis], cracovie, wydawnictwo literackie, 2001, p. 73. 16. «pokornie cię kocham / widzisz/nawet łokieć swój kocham/ bo raz był twoją własnością.» Ibid., p. 160.

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Révolte et compassion ce n’est donc pas à Poświatowska, marginalisée par sa maladie, qu’il allait revenir de révolutionner l’image de la femme en poésie, même si ses instantanés atteignent les plus grandes hauteurs du poétique. ce n’est pas non plus par le biais des confidences amoureuses – qui, depuis Pawlikowska, avaient cessé d’être taboues – que la poésie féminine allait pouvoir s’affirmer. le tournant décisif intervient en fait avec l’œuvre de świrszczyńska 17. ses premiers recueils datent d’avant la seconde Guerre mondiale, avec des poèmes d’inspiration baroque où rien ne permettait à l’époque de pressentir le futur auteur de Moi, la bonne femme. cette transformation, elle la doit à la guerre et elle en est parfaitement consciente : « la guerre, écrit-elle dans ses souvenirs, a fait de moi quelqu’un d’autre. » świrszczyńska n’est d’ailleurs pas un cas unique. De manière générale, la guerre a bouleversé l’image mentale de la femme dans la conscience collective. Face aux dangers, aux souffrances et à la mort, les différences sociales, idéologiques, culturelles et biologiques disparaissent. Dans les camps de concentration, la féminité est niée, les corps anéantis se ressemblent tous. ces stigmates marquent profondément la poésie dans son ensemble, celle-ci se chargeant désormais d’exprimer l’innommable. obertyńska 18, Pawlikowska, iłłakowiczówna 19 : personne ne peut échapper au rôle de témoin de l’holocauste. mais, pour sa part, świrszczyńska procède autrement. son témoignage sur la guerre n’efface pas sa condition de femme, qu’elle met en relief en évoquant ses fonctions d’éclaireuse et d’infirmière : Poursuivie par une série de tirs de mitraillette elle court, rampe… sous les obus, sous les bombes, elle transmet les ordres, les messages. elle s’est déshabituée de manger et de dormir. son corps, ce sont ses yeux 20.

entendons-nous bien : les yeux ne se substituent pas au corps, mais ce corps est tout entier animé d’un regard compatissant. Face à la mort collective, le sentiment de marginalité disparaît et ce qui appartient en propre à la féminité, à travers la souffrance, se sublime en compassion, au sens absolu du terme, c’est-à-dire en une forme d’identification à l’autre : maintenant quand Je suis contre un mur Je me demande s’il faut fermer les yeux ou ne pas les fermer 21.

17. 18. 19. 20.

anna świrszczyńska (1909-1984). Beata obertyńska (1898-1980). Kazimiera iłłakowiczówna (1892-1983). «ścigana seriami karabinów maszynowych/ biega, czołga się, pełza/ pod kulami, pod bombami/ przenosi rozkazy, meldunki./ oduczyła się jeść i spać/ jej ciało to tylko oczy.» «łączniczka», Budowałam barykadę [ J’ai construit une barricade], in Wybór wierszy [choix de poèmes], Varsovie, czytelnik, 1980, p. 279. 21. «teraz, kiedy stoję pod ścianą,/ i nie wiem czy zamknąć oczy,/ czy nie zamykać.» Ibid.

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le message de świrszczyńska tire sa force de sa sobriété. elle renonce à tout commentaire affectif, à toute expression de sensibilité. c’est la leçon qu’elle tire de l’expérience de la guerre et qu’elle appliquera à toutes les circonstances de la vie, mêlant son propre vécu à celui des autres. toutefois, cette symbiose du moi et de l’autre se tourne d’abord vers le monde des femmes – le sien –, mais en même temps elle se méfie des conventions et des clichés qui s’attachent au thème féminin, ce qui la conduit à refuser, voire à détruire, les images poétiques par lesquelles il s’exprime. De même, świrszczyńska est tout aussi consciente du danger du féminisme radical. lorsqu’elle se propose d’évoquer le vécu des femmes, elle le fait dans un mouvement d’identification totale qui passe par son corps, en tant que lieu non pas de la sexualité, mais d’une souffrance commune. autrement dit, dans sa poésie, le topos de la femme a le même statut que celui de l’homme. Qu’il s’agisse d’évoquer l’agonie d’un soldat ou les douleurs d’une femme sur un lit d’accouchement, elle n’introduit, dans son écriture même, aucune différence : les cris de souffrance sont les mêmes et traversent de la même façon la conscience compatissante de świrszczyńska. Dès lors, s’ouvre un monde nouveau : les corps écorchés, perforés, les flots de sang ou d’urine, tout cela est regardé et accepté tel quel ; elle n’y cherche aucun message, elle écarte toute perspective religieuse qui permettrait au moins de transcender l’horreur. Par leur force, ses témoignages pourraient s’inscrire aux côtés de textes comme celui de Gottfried Benn22 rapportant une visite dans un pavillon de cancéreux. mais alors que Benn, par le truchement de métaphores très brutales, injecte dans la réalité qu’il présente une dimension quasi métaphysique, świrszczyńska reste sur le terrain des préoccupations les plus immédiates, les plus concrètes, car elle sent d’instinct le mensonge qu’introduit inévitablement le discours métaphorique par rapport au vécu. Écrire sur la guerre, c’est toujours un risque, mais świrszczyńska l’assume, comme si elle voulait mettre à l’épreuve les réactions épidermiques du récepteur, sachant intuitivement qu’il est plus facile de faire naître un sentiment d’horreur que de compassion devant la souffrance. le texte qui vient d’être cité est-il encore de la poésie ? świrszczyńska applique ici la stratégie bien connue qui consiste à rabaisser l’image de l’histoire, mais elle le fait en femme, réduisant la guerre à ce qu’une femme pourrait en percevoir. c’est ce que fait aussi szymborska 23, en adoptant le point de vue d’une bonne ménagère : après chaque guerre, il faut bien quelqu’un pour faire le ménage. on a beau dire, mettre de l’ordre, ça ne se fera pas tout seul 24.

mais derrière les allusions concrètes se cache l’ironie : balayer les décombres, c’est aussi nettoyer les recoins de la mémoire :

22. Gottfried Benn (mansfeld, Prusse, 1886 - Berlin ouest, 1956), l’un des plus grands poètes de l’expressionnisme allemand (NdR). 23. wisława szymborska, née en 1923. 24. «Po każdej wojnie/ ktoś musi posprzątać./ Jaki taki porządek/ sam się przecież nie zrobi.» w. szymborska, «Koniec i początek» [Début et fin], in Koniec i początek, Varsovie, 1993, réed. Widok z ziarnkiem piasku, op. cit., p. 145.

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Dans l’herbe qui a poussé sur les causes et les conséquences, il faut que quelqu’un s’allonge Un brin d’herbe entre les dents 25.

cette lucidité sceptique à l’égard de l’histoire revient aussi chez ewa lipska 26 : on a déjà eu cet examen d’histoire tous les élèves avaient échoué après eux n’est resté qu’un cimetière solennel. mais rien ne dit que c’était un examen, Rien ne dit que tout le monde avait échoué. mais il y avait bien un cimetière, c’est sûr 27.

si lipska recourt à l’ironie, c’est aussi pour éviter le danger du sentimentalisme, particulièrement présent lorsqu’on traite de la guerre : Nous sommes assis et grand-mère encore une fois affirme que la révolution lui a interrompu la confection d’une robe qui partit pour le front inachevée. le bâti s’est sûrement défait – déplore grand-mère – on l’a fusillée […] on a fusillé la robe. mais la révolution a tout de même vaincu. aujourd’hui partout on honore le portrait de la robe 28.

ces poèmes reposent sur le concret, le bon sens et le pragmatisme. et c’est précisément en se mettant à l’écoute de cette dite féminité que szymborska, świrszczyńska et lipska font ressortir les impostures de l’histoire, qui échappent souvent aux idéologues.

une autre féminité… Du haut de cette certitude, świrszczyńska peut alors regarder la réalité avec distance et ironie, y compris sa propre réalité de femme. Dans son recueil Moi, la bonne femme [ Jestem baba], elle ne cherche en aucune manière à s’ériger contre les tabous, mais ne retient que le négatif du cliché féminin en insistant sur le vieillissement, l’usure, la déception, l’aliénation 25. «w trawie, która porosła / przyczyny i skutki / ktoś musi leżeć, z kłosem w zębach i gapić się w chmury.» Ibid. 26. ewa lipska, née en 1946. 27. «Był już taki egzamin z historii / kiedy naraz wszyscy uczniowie oblali. / i został po nich tylko uroczysty cmentarz. / Nie ma takiej pewności że to był egzamin./ Nie ma pewności że wszyscy oblali. / Jest pewność że to był cmentarz.» «Pewność» [certitude], Trzeci zbiór wierszy [troisième recueil de poèmes], cracovie, wydawnictwo literackie, 1986, p. 59. 28. «siedzimy a babcia / znowu twierdzi że rewolucja przerwała jej/ szycie sukni która nie dokończona / odeszła na front./ Fastrygi zapewne puściły – ubolewa babcia – rozstrzelano ją […] / Fastrygi puściły. / suknię rozstrzelano. ale rewolucja zwyciężyła i tak. / Portret sukni czci się teraz wszędzie.» «stół rodzinny» [la table familiale], Drugi zbiór wierszy [Deuxième recueil de poèmes], cracovie, wydawnictwo literackie, 1986, p. 42, trad. fr. in ewa lipska, Ludzie dla początkujących [l’homme pour débutants, choix de poèmes], traduit du polonais par isabelle macor-Filarska et Grzegorz spławiński, maison de la Poésie Nord – Pas-de-calais, 2004, édition bilingue, préface d’isabelle macor-Filarska.

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aussi bien sociale que biologique. świrszczyńska ne réclame rien, elle se limite à présenter des instantanés de femmes déformées tantôt par une grossesse, tantôt par la vieillesse, des femmes qui n’ont plus rien à voir avec les canons de la beauté féminine : sa beauté est comme une atlantide elle sera seulement découverte. ses désirs amoureux ont été décrits par de nombreux humoristes… l’humanité a créé pour elle les paroles les plus insultantes au monde 29.

c’est donc bien en raison de cette sélection de nature socioculturelle que le biologique est vécu comme un stigmate. c’est pourquoi świrszczyńska va au-devant du biologique par l’acceptation et le dépassement de son propre corps : Je ne t’ai jamais dévoilé autre chose que mon corps, et je l’ai dévoilé pour cacher mon âme. J’ai atteint mon but, maintenant ma nudité me rend invisible 30.

l’acte amoureux est pour świrszczyńska l’occasion d’une prise de conscience de son autonomie intérieure, à laquelle elle parvient au prix d’un divorce entre le corps et la conscience. la femme-sujet se distancie de la femme-objet et c’est dans cette dualité que se fonde l’extraordinaire puissance de son ironie libératrice. c’est ainsi par exemple qu’elle s’adresse à sa cuisse : c’est seulement grâce à ta beauté Que je peux participer aux rituels de l’amour 31.

świrszczyńska ne s’efforce pas de trouver d’autres antinomies que celles que la vie lui impose au quotidien. l’image de son corps vieillissant qu’elle contemple dans le miroir la fait ricaner, mais cette image n’est pas plus choquante que la vie telle que la vivent les femmes et qu’on refuse souvent de voir. Julia hartwig32 oriente sa réflexion dans la même direction. Dans le sillage du néothomisme, elle parvient à saisir et à faire comprendre la dimension métaphysique du corps : avec son corps, elle pense, elle sent, elle est sérieuse et plaisante, avec son corps, elle touche, elle aime, elle regarde, elle fait la folle, elle crie, elle a mal et elle déteste. [...] 33.

29. «Jej uroda jest jak atlantyda / Jej uroda zostanie dopiero odkryta/o jej miłosnych pragnieniach/pisało tysiące humorystów // ludzkość stworzyła dla niej / najbardziej obelżywe / słowa świata.» «stara kobieta» [Une vieille femme], in Jestem baba [moi, la bonne femme] cracovie, wydawnictwo literackie, 1973, p. 235. 30. «Nie odsłoniłam ci nigdy nic oprócz ciała/ a odłoniłam je , żeby zakryć duszę. / osiągnęłam cel i teraz moja nagość czyni mnie niewidzialną.» «sześć kobiet» [six femmes], in Wybór wierszy [choix de poèmes], Varsovie, czytelnik, 1980, p. 102. 31. «to tylko dzięki twojej urodzie mogę brać udział w obrzędach miłości.» «Kobieta rozmawia ze swoim udem» [conversation d’une femme avec sa cuisse]. Ibid., p. 240. 32. Julia hartwig, née en 1921. 33. «ciałem myśli i czuje bywa poważna i żartobliwa/ ciałem dotyka i kocha i patrzy/ szaleje i krzyczy i boli ją i nienawidzi [...].» J. hartwig, «Dusza» [l’Âme], in Wybór wierszy [choix de poèmes], Varsovie, Piw, 2000, p. 275.

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l’héroïne du poème, c’est l’âme, comme le souligne discrètement le genre grammatical du mot. et elle fait jeu égal avec le corps, comme le constate également Kamieńska 34 : Je n’ai besoin d’autre immortalité Que celle de la chair 35.

ainsi compris, le corps devient le symbole de la finitude, à laquelle on essaie de s’arracher, alors que : le corps se tord, se déchire, s’extirpe, Jambes fauchées, il tombe, genoux contractés il devient livide, se gonfle, bave, suinte. […] la petite âme se faufile, Disparaît, revient, s’approche, s’éloigne, Étrangère même à elle-même, insaisissable, tantôt sûre, tantôt incertaine de son existence, alors que le corps est là, là, là, Ne sachant que faire de lui-même 36.

la corporéité, vue comme source de conditionnements biologiques, tend aujourd’hui à être assimilée à la poésie féminine. c’est évidemment une simplification abusive. le corps n’est pas l’alpha et l’oméga de cette poésie. il ne saurait à lui seul englober les arcanes de l’altérité féminine.

Nigdy całości… [ Jamais la totalité] il est clair que la poésie féminine ne peut se définir par l’existence d’une rhétorique ou d’une forme d’imagination spécifiques. son altérité se manifeste essentiellement (même s’il ne faut pas en faire un critère absolu) par une manière d’être au monde et de le regarder. il suffit de jeter un coup d’œil sur le lexique pour se rendre compte que la poésie féminine évite généralement de s’en remettre à des spéculations abstraites : Que faire avec les mots Derrière lesquels on ne peut ranger aucun objet ni aucune chose Rien qu’on puisse toucher, goûter, sur quoi on puisse poser le regard, Qui puisse nous renseigner sur la température de l’humanité. Prenons le mot éternité D’une pureté aseptisée, froid comme la lumière d’une étoile Qui nous mène dans le vide, dans l’espace interplanétaire… 37. 34. anna Kamieńska (1920-1986). 35. «Niepotrzebna mi inna nieśmiertelność oprócz nieśmiertelności ciała.» a. Kamieńska, Biały rękopis [le manuscrit blanc], Varsovie, czytelnik, 1970. 36. «ciało się wije, szarpie i wyrywa, / ścięte z nóg pada, podkurcza kolana, / sinieje, puchnie, ślini się i broczy.// […] duszyczka się snuje,/ znika, powraca, zbliża się, oddala, / sama dla siebie obca, nieuchwytna, / raz pewna, raz niepewna swojego istnienia, / podczas gdy ciało jest i jest i jest / i nie ma się gdzie podziać.» wisława szymborska, «tortury» [tortures], in Ludzie na moście [Gens sur un pont], 1986, rééd. Widok z ziarnkiem piasku [Vue avec grain de sable], Varsovie, a5, 2002, pp. 124-125. 37. «co zrobić ze słowami / pod które nie podstawia się żaden przedmiot żadna rzecz / nic czego można by dotknąć posmakować / na czym można by położyć spojrzenie / co można by związać z temperaturą

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se demande Julia hartwig. et szymborska se situe dans le même champ de réflexion : Quatre milliards d’hommes sur cette terre alors que mon imagination, elle, elle n’a pas changé. elle a du mal avec les grands nombres. ce qui continue à la toucher, c’est l’individuel 38.

au macrocosme, l’imagination féminine préfère le microcosme. au fond, ce refus délibéré de vouloir embrasser la totalité est comme la force cachée de ces nombreuses poétesses qui font davantage confiance à la métonymie qu’à la métaphore. Voici comment Julia hartwig définit la poésie : on pourrait dire que la substance de notre poésie c’est le monde. mais en est-il vraiment ainsi ? ce qui est en nous n’est pas seulement une parcelle de ce monde. et cette partie singulière est exprimée d’une manière singulière, c’est peut-être cela qu’on peut nommer poésie 39.

cette relation intime du sujet poétique avec une parcelle de l’univers qu’il s’efforce de s’approprier, c’est déjà une anticipation de l’acte créateur. Urszula Kozioł la traduit en ces termes : « tout ce qui rampe, vole, nage, tremble, pousse, se tord, respire, pense, bref toute existence (et peut-être même ce qui n’a pas d’existence) doit entrer dans notre champ de vision, en tant que partie d’un tout que nous ne cessons de chercher à connaître et à appréhender dans son ensemble 40. » il ne s’agit pas du tout de faire de l’être une monade leibnizienne, mais de le percevoir à la manière des femmes poètes qui s’arrêtent délibérément sur ce qui est petit et modeste, comme le fait szymborska : entre vous et moi se développe, ma foi pas trop mal, Une connaissance unilatérale. Je sais ce qu’est une feuille, un pétale, un épi, une pomme de pin, une tige, et ce qui vous arrive en avril ou en décembre même si ma curiosité est sans réciprocité 41.

38.

39.

40.

41.

człowieczeństwa / choćby słowo wieczność / sterylnie czyste zimne jak blask gwiazdy/ która wiedzie nas w pustkę w przestrzeń międzyplanetarną…» «co zrobić ze słowami» [Que faire avec les mots], in Julia hartwig, Wybór wierszy [choix de poèmes], op. cit., p. 263. «cztery miliardy ludzi na tej ziemi / a moja wyobraźnia jest, jak była. / Źle sobie radzi zwielkimi liczbami. / ciągle ją jeszcze wzrusza poszczególność.» «wielka liczba» [Grand nombre], in Wielka liczba, op. cit., p. 77. «zdawałoby się, że to, co jest naszym światem, zawiera się w naszej poezji. ale czy tak jest naprawdę ? czy nie zawiera się w niej jedynie cząstka tego świata, którym żyjemy, który jest w nas, i to cząstkaszczególna i w szczególny sposób wyrażona, skoro określić ją można jako poezję.» mot de l’auteur, Wybór wierszy, op. cit., p. 5. «wszystko, co pełza, fruwa, płynie, drga, rośnie, wije się, oddycha, myśli, słowem wszelkie istnienie (a może i nieistnienie) powinno się znaleźć w polu widzenia, ponieważ jest częścią całości, którą wciąż na nowo usiłujemy poznać i scalić.» U. Kozioł, «zamiast posłowia» [en guise de postface], Stany nieoczywistości [États de non-évidence], Varsovie, Piw, 1999, p. 353. «Jednostronna znajomość między mną a wami / rozwija się nie najgorzej/ wiem co listek, co płatek, szyszka, łodyga i co się z wami dzieje w kwietniu albo grudniu./ chociaż moja ciekawość jest bez wzajemności […].» «milczenie roślin» [le silence des plantes], in Widok z ziarnkiem piasku, op. cit., p. 178.

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le détail permet de prendre conscience que toute généralisation repose sur une mystification, car il en résulte un effet d’ironie qui vient de la disproportion entre la futilité du sujet et la conscience du moi lyrique, qui sait que le détail n’a pas de valeur en lui-même, mais qui a cet avantage de pouvoir être saisi dans toute sa matérialité. c’est ce qui se passe également chez Urszula Kozioł, comme si tout regard surplombant était pour elle voué à l’échec : la pierre ne sera pas touchée par mon bonheur, Je n’adoucirai pas par mes larmes le chant du rossignol sur l’arbre de la vie 42.

c’est pourquoi la poésie féminine est dépourvue de révoltes prométhéennes, de missions universelles, d’idéaux sublimes. elle met en œuvre un rapport au monde qui oscille entre le retrait et l’engagement. J’écris, déclare Urszula Kozioł, parce que j’ai confiance aussi bien en mon époque que dans les gens qui vivent en ce moment sur cette planète. et c’est à cause de la méfiance. c’est pourquoi mon écriture – ou plutôt mes aspirations confuses à une forme – est dans une certaine mesure déterminée en même temps par la méfiance et son contraire 43.

on touche encore ici à une dimension essentielle de la poésie féminine qui concerne l’ensemble de la poésie contemporaine dans la mesure où celle-ci exprime très souvent des interrogations d’ordre métaphysique. les femmes poètes ont parfois recours au paradoxe ou à l’ironie («  si je m’arrêtais de rire un instant, je pourrais entendre le rire des galaxies 44 », dit świrszczyńska) ; parfois aussi elles se mettent à l’écoute des voix intérieures (comme le dit latawiec : « ce qui est le plus discret se fait entendre avec le plus de force. »). mais indépendamment des choix et de la diversité des orientations, les poétesses contemporaines répugnent à afficher leurs angoisses métaphysiques personnelles. elles sont attachées aux choses de ce temps, à ce qui est concret et proche ; à un élan centrifuge, elles préfèrent le mouvement centripète, l’implosion, et le silence à l’explosion, l’humour au discours pathétique, la condensation de la durée à l’envol icarien ou à la conquête whitmanienne du monde. la dimension métaphysique de la poésie de szymborska, de hartwig, de latawiec, surgit du cœur même des choses et des faits quotidiens, elle procède d’un étonnement constamment renouvelé devant le monde, d’une écoute attentive de soi. c’est une poésie pleinement universelle et reculant en même temps devant l’idée d’universalité, à moins que cette universalité n’admette la diversité, le pluralisme, le respect des inflexions culturelles, voire anthropologiques : une universalité qui permette à l’imagination des hommes et à celle des femmes de manifester leurs différences essentiellement dans la manière d’aborder un même sujet.

*** 42. «swoim szczęściem nie poruszę kamienia / nie wyciszę łzą śpiewu słowika / na drzewie życia.» U. Kozioł, «z muzeum» [Du musée], Stany nieoczywistości, op. cit., p. 164. 43. «Piszę, ponieważ mam zaufanie zarówno do swego czasu, jak i do ludzi żyjących teraz na tej tu planecie. i z powodu nieufności. zatem moje pisanie – albo wadzenie się o kształt – jest w pewnym stopniu uwarunkowane zarówno zaufaniem jak i jego brakiem.» U. Kozioł, Stan nieoczywistości op.cit., p. 355. 44. «Gdybym przestała się śmiać chociaż na chwilę, mogłabym usłyszeć śmiech galaktyk.» a. świrszczyńska, «śmieję się z siebie» [ Je me moque de moi-même], in Szczęśliwa jak psi ogon [heureuse comme la queue du chien], cracovie, wydawnictwo literackie, 1978, p. 43.

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au terme de cette étude, une question s’impose : celle de savoir comment la poésie des femmes, dont l’épanouissement en Pologne est si impressionnant, participe du combat féministe qui inspire aujourd’hui l’œuvre de nombreuses écrivaines polonaises. la critique littéraire en parle peu : la poésie se trouve comme en dehors des intérêts et des débats des critiques polonais ; elle échappe aussi au débat sur le gender, parce que la poésie n’est pas touchée par les discours les plus radicaux sur la sexualité. elle repose en effet sur l’image poétique et non sur l’anecdote et, à ce titre, elle corrige le caractère quelque peu réducteur des propos de lacan sur le complexe féminin de castration, qui n’est en réalité qu’un immense désir de l’autre, un désir qui fait partie des droits et privilèges de tout être humain. la relation entre le corps et le texte dont on parle aujourd’hui jusqu’à l’usure ne semble pas non plus très pertinente pour la poésie. toute tentative de catégorisation à l’aide de termes comme « féminin », « féministe » ou « female » semble d’avance condamnée à l’échec : la femme-poète exprime avant tout la condition existentielle et métaphysique de celles qui, statistiquement, constituent plus de la moitié de l’humanité. Plus que la relation corps/texte, son domaine, c’est la relation corps/univers, car elle adhère à l’univers dans ce qu’il a de plus concret aussi bien dans le quotidien et le familial que dans le biologique. sa sensibilité et son pouvoir de compassion ne sont certainement pas plus grands que ceux de son partenaire masculin, mais ils s’expriment de manière plus concrète, comme s’il s’agissait de porter la main sur ce qui nous entoure, non pas pour s’en emparer, mais dans un geste de gratitude. la poésie féminine ne saurait se réduire à l’affirmation de sa différence. c’est une poésie de l’intelligence, une intelligence qui transparaît dans l’ironie. szymborska en offre l’illustration la plus exemplaire ; elle y excelle. avec sa fragilité apparente, elle réussit à ébranler les orgueilleuses constructions de la pensée. il lui suffit d’inverser le regard jeté sur la réalité en passant de l’infiniment grand à l’infiniment petit. là encore, il n’est pas question de détruire, mais de faire apparaître la complémentarité de tous les regards – féminin ou masculin, simple ou savant –, et en faisant fi de toute distinction entre minorité et majorité, supérieur et inférieur. ces constatations conduisent-elles à souscrire à l’idée d’une singularité de l’imagination féminine ? les œuvres des poétesses sont trop diverses pour que l’on puisse affirmer qu’elles obéissent à un même modèle. la seule certitude, c’est que même lorsqu’elles entendent exprimer leur féminité, elles le font en s’efforçant non seulement de réconcilier « le corps et le texte » (comme y insistent généralement les spécialistes de « l’arachnologie »), mais de rétablir un lien entre leur propre subjectivité et le monde qui s’offre immédiatement à leur regard. De manière générale, les poétesses polonaises n’aspirent pas à une quelconque altérité ; elles se contentent de rejoindre le mouvement de la poésie universelle. certes, leurs poèmes comportent parfois une sorte de « supplément poétique », l’éclair d’une image, d’une association ou d’une réflexion totalement inhabituelle, mais là encore gardons-nous de tout principe. car ce qui importe le plus, c’est la poésie elle-même, et chez les poétesses polonaises, elle est sans conteste de grande qualité.

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Krystyna KłosińsKa Université de Katowice

Zapolska à Paris métamorphose Une chose est certaine : en 1889, Gabriela zapolska quitte la Pologne pour Paris. elle a trente-deux ans. c’est une femme compromise qui laisse derrière elle une vie déréglée : divorce, mort de son enfant, changement de nom (sa famille l’a reniée), tentative de suicide. elle est aussi une écrivaine compromise : elle laisse derrière elle des œuvres telles que Malachka [Małaszka], condamnée pour plagiat, un volume de nouvelles intitulé Aquarelles et le roman Catherine la Cariatide [Kaśka Kariatyda], qualifié par la critique d’« abject ». enfin, c’est aussi une actrice compromise : ses quelques prestations sur une scène cracovienne, dans une troupe ambulante, à Poznań, à saint-Pétersbourg et dans un théâtre de lvov, ont reçu un accueil défavorable des critiques, déçus par sa voix monocorde et par son manque d’expressivité. Dans ses lettres envoyées de Paris, elle ne cessera de s’interroger : « […] pour quelle raison m’a-t-on malmenée à ce point ? »1. elle rentre au pays en 1895. et Varsovie accueille en elle une femme nouvelle. Un de ses biographes décrit avec satisfaction son triomphe : Dans la rue, au café ou au théâtre, on se montrait cette brune élégante aux yeux de velours ; dans les milieux littéraires et artistiques, on se l’arrachait littéralement. De nombreuses maisons lui ouvraient leurs portes, on se faisait un honneur de la recevoir. toute la presse de Varsovie mentionna son retour. elle était renommée et en vogue, comme probablement personne d’autre à la même époque 2.

elle est désormais connue comme l’auteur d’un recueil de nouvelles intitulé Ménagerie humaine (Menażeria ludzka) et de six romans, comme traductrice, chroniqueuse et correspondante parisienne. elle revient comme une actrice forte de ses succès au théâtrelibre d’andré antoine, ainsi que sur des scènes concurrentes, non naturalistes, comme le théâtre symboliste de l’Œuvre, fondé par lugné-Poe, et le théâtre de l’art. 1. 2.

«[...] za co mnie tak sponiewierano ?» (p. 331). toutes les citations tirées des lettres de Gabriela zapolska viennent de l’édition Listy Gabrieli Zapolskiej, t. i, stefania linowska (réd.), Varsovie, Piw, 1970. «Na ulicy, w kawiarni czy w teatrze pokazywano tę elegancką brunetkę o aksamitnych oczach ; w świecie literacko-artystycznym wyrywano ją sobie dosłownie z rąk. szereg prywatnych domów otworzyło dla niej szeroko swoje podwoje, poczytując to za nie byle jaki zaszczyt. cała prasa warszawska zamieściła notatki o jej przyjeździe. Była głośna i modna jak chyba nikt w tym czasie.» Józef Bieniasz, Gabriela Zapolska. Opowieść biograficzna [Gabriela zapolska, Récit biographique], wrocław, ossolineum, 1960, pp. 86-87. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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KRystyNa KłosińsKa

Bildungsroman Un récit fait sur un mode similaire pourrait aboutir à une histoire cohérente, à une histoire de et sur sa vie. il aurait même un cadre fictionnel très précis : un avant et un après. ce cadre conférerait un sens à la narration qui se développerait. ce serait, dans une certaine mesure, un Bildungsroman (roman d’apprentissage), même si les excellents chercheurs qui ont analysé avec perspicacité le séjour parisien de zapolska auraient probablement refusé le terme de « roman ». le discours des historiens de la littérature sur les « réalités » de ce séjour parisien, discours qu’ils voulaient scientifique et objectif, visait avant tout les textes journalistiques parisiens de zapolska. Dans la préface à la première édition de ces textes, ewa Korzeniewska3 présente ces années parisiennes comme une période particulièrement intéressante pour qui veut connaître le développement de son talent. c’est la période où l’écrivaine « a acquis l’art de donner une forme artistique à ses articles 4 ». le dilettantisme dans le domaine théâtral et l’ignorance des courants contemporains dans la peinture, dont elle fait preuve au cours des premières années de sa correspondance, disparaîtront pour faire place à des chroniques argumentées, écrites avec les connaissances de celui qui pénètre de l’intérieur, pour ainsi dire, les secrets de l’art. son éducation lui permet d’atteindre une « maturité et une autonomie de jugement toujours plus grandes 5 ». informant ses lecteurs des réformes au théâtre, de l’effervescence en peinture, elle se fait l’écho des controverses parisiennes qui reflètent « les problèmes vivants de la culture », sans perdre pour autant son ton propre qui transparaît à travers la polyphonie des paroles citées. c’est aussi selon les règles du Bildungsroman que Jean lajarrige 6 développe sa narration sur le séjour parisien de zapolska. Dans sa vaste synthèse, la Jeune Pologne et les lettres européennes, il confronte la Grande Émigration politique de la période romantique avec la petite émigration transitoire des élites de la fin du siècle, dont l’objectif central était le savoir. Ni Przybyszewski et Kasprowicz, ni wyspiański et Reymont, revenant respectivement d’allemagne et de France, n’apportent au pays d’idées artistiques nouvelles. wyspiański ne fréquente pas les expositions de Van Gogh, de Bonnard, des Nabis, de Renoir, de Pissarro ou de seurat ; il se contente de perfectionner son métier chez les pompiers de l’académie de colarossi. il va à la comédie-Française comme on va au musée. D’où le résultat paradoxal de ses années parisiennes : wyspiański « apporte dans ses bagages [...] des traductions de tragédies classiques, des amorces de pièces de théâtre qui ont pour sujet les malheurs de sa patrie. il n’a donc rien fait d’autre qu’emporter avec lui son obsession du destin de la nation et ses espoirs trompés de sa renaissance 7. » 3. 4. 5. 6. 7.

ewa Korzeniewska, Przedmowa [Préface], in Gabriela zapolska, Publicystyka, część I [articles et critiques, 1re partie], J. czachowska, e. Korzeniewska (réd.), wrocław, ossolineum, 1958. «zdobyła kunszt artystycznego kształtowania swoich artykułów.» ewa Korzeniewska, Przedmowa…, op. cit., p. XXii. «...coraz większą dojrzałość i samodzielność sądów.» Ibid., p. 25. Jean lajarrige, la Jeune Pologne et les lettres européennes (1890-1910), Danuta Knysz-Rudzka, andrzej z. makowiecki (réd.), Varsovie, PwN, 1991. «... przywozi w swoich bagażach [...] przekłady tragedii klasycznych, zaczątki sztuk, które mają za temat nieszczęścia ojczyzny. Nie uczynił zatem nic innego, jak tylko wyniósł ze sobą swoją obsesję przeznaczenia narodu i zawiedzione nadzieje na jego odrodzenie.» Ibid., p. 322.

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il en va autrement pour zapolska : certes, elle n’a pas réalisé ses rêves, elle n’a pas répété les succès de helena modrzejewska 8, elle n’est pas devenue non plus une nouvelle sarah Bernhard. mais, ayant relâché ses liens avec la « colonie polonaise », elle a très bien connu les milieux artistiques, devenant ainsi, selon lajarrige, l’un des critiques d’art contemporain les plus perspicaces et les plus intelligents. Pour preuve, ses textes sur l’œuvre du groupe de Pont-aven et des Nabis. Voilà pour ce qui est du discours des historiens de la littérature.

Récit extraordinaire mais si nous voulions rédiger un récit sur le séjour parisien de zapolska en nous fondant sur ses lettres, une narration du type Bildungsroman céderait la place à un récit insolite. Un récit incohérent, intermittent, refusant toute totalisation moralisante. Une narration fragmentaire où chaque pensée notée se transforme en son contraire, où les sens ne se laissent pas saisir et finissent par s’effacer. ce serait une histoire qui raconte comment un « sujet en crise » transforme son expérience de la crise en une construction créative de son « moi » et du monde. au cours de l’été 1889, dans une lettre à maria szeliga, zapolska écrit : « J’ai haï mon pays et les hommes qui y vivent. [...] Je voudrais les fuir et vivre parmi les étrangers 9. » ce qui est familier, autochtone s’imprègne d’insolite (das Unheimliche), d’étranger. mais rejoindre les étrangers-étrangers n’est pas un choix de touriste. le récit a pour objet une fugitive qui se perçoit comme une exilée, condamnée par les siens à l’errance : elle ne trouvera aucun lieu où elle ne se sentirait pas étrangère. « J’ai une telle nostalgie du pays ! Je souffre d’un tel Heimweh 10. » l’expérience d’être sans logis domine surtout pendant les deux premières années de son séjour. « Je suis comme un chiot mis à la porte », avoue zapolska. sa « pensée vole » vers son pays, « erre comme un chien parmi des décombres ou comme un enfant dans un cimetière. Que cherche-t-il ? Des larmes.»11. le paysage natal est devenu ruines. le familier devient étranger au même point que ce qui est vraiment étranger. les « siens », qu’elle perçoit comme des étrangers, sont qualifiés par zapolska de ménagerie : « ce sont des animaux enragés et bêtes » ; « rien n’aboie d’une façon aussi hideuse que la meute de mes compatriotes », ces « chiens enragés »12. ce ne sont ni des animaux domestiqués (heimliche), ni des animaux sauvages. ce sont des « chiens enragés » qui ont perdu l’instinct leur permettant de distinguer les leurs des étrangers.

8.

helena modrzejewska (1840-1909), célèbre actrice polonaise. elle a notamment joué aux États-Unis, en anglais et en polonais, dans les dix-sept rôles des pièces de shakespeare (NdR). 9. «Ja znienawidziłam kraj mój i ludzi w nim żyjących. [...] i chciałabym od nich uciec do obcych». Ibid., p. 97. 10. «Ja tęsknię okropnie za krajem ! okropnie ! mam taką Heimweh». Ibid., p. 197. 11. «Jestem jak wygnane szczenię», «myśl ulata», «błąka się jak pies wśród zgliszcz, albo dziecko na cmentarzu. czego szuka ?... łez». Ibid., p. 132. 12. «to wściekłe, a głupie zwierzęta», «nic tak ohydnie nie szczeka jak sfora moich rodaków», «psy wściekłe». Ibid., p. 116.

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le traumatisme de l’exil ne cesse de revenir, c’est toujours la même ritournelle : revenir au pays ou rester ? cette indécision durera cinq ans. abandonnée par les siens, qui sont pour elle des étrangers, elle se demande si elle doit les repousser ou essayer de les séduire. Quant à Paris, cette ville étrangère sera paradoxalement apprivoisée, dans un premier temps, au moyen du stéréotype qui la qualifie de « catin de l’europe ». c’est une « grande maison publique 13 », « misérable, bête et ridicule 14 », un cloaque. enfermée dans des chambres meublées, isolée des Parisiens, intégrée à la colonie polonaise, elle n’essaie même pas d’apprivoiser les étrangers. cependant, elle écrit à adam wiślicki 15 : « Je reviendrai mais… une fois que Paris m’aura donné un cachet de grandeur 16. » elle a besoin de Paris : il peut lui donner un laissez-passer pour revenir dans son pays, une empreinte de grandeur qui pourrait effacer celle du dérèglement, de la monstruosité. elle part donc à la conquête de Paris. Des leçons de français et de jeu théâtral chez talbot, ensuite chez samara. et la phobie de « l’accent », cette marque de l’étranger qu’elle s’efforce d’effacer. son amitié avec une journaliste influente, séverine, lui ouvre la voie au théâtre : elle peut répéter de petits rôles. Jusqu’à sa prestation chez antoine dans la pièce de Gramont intitulée Simone, elle hésite entre la lutte et la proclamation de sa défaite. Jouer ou ne pas jouer : « traîner dans les coulisses françaises 17 » ou rentrer ? mais enfin vient le succès tant attendu. le 28 mai 1892, zapolska proclame son « triomphe inespéré » : « je suis consacrée par Paris », Paris « conquis par force », « pris d’assaut »18. Quelques phrases plus loin, ce vocabulaire militaire disparaît : rien dans ses paroles n’est stable et définitif : « on m’a accueillie avec enthousiasme, on m’a adoptée 19. » ce sont donc « eux » qui se sont ouverts à mon altérité, qui m’ont invitée dans leur communauté. mais cette euphorie se transforme immédiatement en dysphorie. car l’« adoption » opérée par les étrangers rappelle « le pays qui m’a traitée comme l’aurait fait une marâtre »20. Refus du Heimliche chez les étrangers et rage contre l’Unheimliche de la part des siens qui se comportent en marâtres. car les siens sont perçus comme une communauté du sang et de l’esprit qui, contrairement aux Français – enclins au rire –, rassemble dans la mélancolie. c’est 1’expérience historique de la perte de cette chose, de la mère-patrie qui fait naître « cette nostalgie, étrange mais qui ne se laisse pas extirper ». « même chez un enfant de paysans, sous sa crinière couleur lin, se laisse deviner cette tristesse de cortège funèbre. »21. zapolska souffre de mélancolie, elle aussi. le projet d’« être adoptée avec

13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21.

« wszetecznica europy » ; « wielki dom publiczny ». Ibid., p. 104. « nędzny, głupi i śmieszny ». Ibid., p. 108. Rédacteur en chef de la revue Przegląd Tygodniowy [la Revue hebdomadaire] de Varsovie (NdR). «wrócę, lecz… wtedy, gdy mi Paryż da cachet wielkości.» Ibid., p. 108. «wycierać kulisy francuskie». Ibid., p. 204. «jestem consacrée przez Paryż», [Paris] «podbity przemocą», «wzięłam go szturmem». Ibid., p. 330. «entuzjazmem mnie przywitano, zaadoptowano». (c’est nous qui soulignons). Ibid., p. 331. «kraj, który obszedł się ze mną jak macocha». (c’est nous qui soulignons). Ibid., p. 331. «tą dziwaczną może, ale nie wykorzenioną tęsknotę, «Nawet u chłopskiego dziecka już się kołacze pod lnianą grzywą ten smutek niemal z karawanu zdjęty». Ibid., p. 333.

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enthousiasme » par des étrangers ne la convainc pas. Je suis pour eux – dit zapolska – une « femme étrange » : « ils me regardent comme une créature étrange, je passe en silence parmi eux comme somnolente. même mon rire a, selon eux, quelque chose de sépulcral. Je ne sais pas rire comme eux.22 » Pour antoine, elle incarne l’ambiance de l’oxymore : « laissez-la, elle a la joie triste 23. » les impressions de zapolska après le succès remporté sont significatives : « il me semble que ce n’est pas moi qui ai joué ! Que cela a même été quelqu’un qui ne m’était pas très bien connu24. »

le « moi » et l’autre c’est le moment culminant de sa lutte contre l’étranger, jadis toujours placée à l’extérieur du « moi ». À présent, il y a en elle « quelqu’un de pas très bien connu ». Un « moi » coupé en deux, divisé. Julia Kristeva dirait qu’il est enfin prêt à l’autothérapie, c’est-à-dire prêt à stopper la projection de l’étrangeté sur l’extérieur. Faut-il choisir une familiarité contractuelle offerte par les étrangers-étrangers ou se contenter de l’appartenance donnée par la naissance ? Prendre goût à la farce française ou écrire en polonais des « farces bourgeoises tragiques » (c’est le sous-titre de sa pièce de théâtre la plus connue, la Morale de Mme Dulska 25). Reviendra-t-elle dans sa maison hantée? elle n’est pas encore prête à prendre la décision. Depuis 1892, ses états dépressifs se manifestent par la volonté de rentrer : « Je souhaite revenir au pays et écrire ! écrire ! m’éduquer ! 26 » et renoncer à la « clownerie », car c’est ainsi qu’elle qualifie à présent sa passion pour la scène. « Je commence à connaître [la célébrité] mais je n’ai plus de forces. »27. elle tombe malade et annonce son retour : « Je préfère être mangée par les miens plutôt qu’étouffée par les louanges des étrangers.28 » Plus tard, elle change d’avis, à la fin de l893, elle annonce à wiślicki : « Je ne reviendrai probablement plus au pays29. » À partir de ce moment, elle répétera comme une litanie : « mon Dieu, garde-moi du retour !30 »

22. «Patrzą na mnie jak na dziwotwór, przesuwam się cicho pomiędzy nimi jak senna. śmiech mój ma nawet dla nich coś grobowego. Nie potrafię śmiać się jak oni». (c’est nous qui soulignons). Ibid., p. 333. 23. c’est nous qui soulignons. Ibid., p. 338. 24. «mnie się zdaje, że to nie ja grałam ! Że to był ktoś mi nawet niedobrze znajomy». (c’est nous qui soulignons). Ibid., p. 335. 25. Moralność pani Dulskiej – tragifarsa kołtuńska (1906). cf. l’édition bilingue, trad. de Paul cazin (1933), suivie d’une sélection de textes critiques de Gabriela zapolska et du dossier critique, Danuta Knysz-tomaszewska, Grzegorz P. Bąbiak et cécile Bocianowski [réd.], Université de Varsovie, 2011 (NdR). 26. «Pragnę wrócić do kraju i pisać ! pisać ! kształcić się !». Ibid., p. 379. 27. «pajacostwo»; «zaczynam mieć [sławę], ale sił nie mam». Ibid., p. 347. 28. «wolę niech mnie swoi zjedzą, niż obcy zaduszą od pochwał». Ibid., p. 402. 29. «Ja już prawdopodobnie do kraju nigdy nie wrócę». Ibid., p. 423. 30. «Boże, uchroń mnie od powrotu». Ibid., p. 122.

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malgré la déclaration : « Je ne peux pas adhérer aux Français 31 », elle l’a fait. sérusier 32 et l’amour lui ouvrent les yeux sur un Paris nouveau : « ici, l’esprit se développe, se forme, travaille 33. » De cette ville « marécageuse », « on extrait lentement des diamants 34 ». elle apprivoise peu à peu l’étranger-étranger. elle lui trouve une dimension familière. elle renoue avec le théâtre, traduit et écrit. elle reconnaît à nouveau la situation : « À Paris, on peut trouver des cœurs, mais nous ne vivions pas avec les Français. » elle commence à vivre « avec » : tout en étant une invitée, elle devient maîtresse de maison : « J’ai quelques amis français, peintres, sculpteurs, journalistes, ils viennent déjeuner ou dîner, nous parlons de tout, j’apprends, je m’instruis… »35. la familiarité prend à Paris une nouvelle signification. il n’est plus question de parenté, d’enracinement, cette familiarité est à même de transgresser les frontières entre les pays, les races et les classes. cette familiarité se construit dans une communauté de pensées, dans sa mobilité, dans son cosmopolitisme particulier. car zapolska fréquente les « milieux les plus intéressants, intellectuellement les plus riches 36 ». elle qualifie elle-même les adeptes de sérusier « d’hommes géniaux » mais, en même temps, elle s’interroge, comme si elle n’était pas sûre du statut de cette expérience nouvelle : « N’est-ce pas le paradis ? N’est-ce pas un rêve ? »37. comme si elle était effrayée à l’idée d’être obligée de quitter cet espace de plaisirs et de revenir à la réalité. Une année avant son départ, elle fait cet aveu significatif : « Durant les quatre années passées ici, j’ai appris à sentir, à penser, à observer le monde, l’art, l’évolution sociale, les aspirations et le but de l’existence ; bref, je suis devenu un être humain ! Qu’étais-je avant ? Une machine dépourvue de raison, soumise à la volonté des vents et à la volonté de mes éditeurs.38 » Voilà les paroles d’un « moi » qui choisit les siens, qui se choisit et qui se construit ; d’un sujet en crise qui a surmonté la crise : la nécessité d’appartenance par la naissance. À présent – après le retour aux siens qui sont étrangers – elle pourra choisir ceux qui sont vraiment les siens : les marginaux, les exclus. et ce sont ces autres, les pauvres de Varsovie, les Juifs, les mineurs de Dąbrowa, qui l’accepteront comme l’une d’entre eux. Traduit par Piotr Biłoś

31. «nie mogę przystać do Francuzów». Ibid., p. 333. 32. Paul sérusier (1864-1927), peintre français post-impressionniste, fondateur et théoricien du groupe des peintres Nabis (NdR). 33. «tu umysł się rozwija, kształci, pracuje». Ibid., p. 448. 34. «z bagiennego miasta wydostaje się powoli brylanty». Ibid., p. 448. 35. «w Paryżu można znaleźć serca, tylko my nie żyliśmy z Francuzami». «mam kilku Francuzów znajomych, malarzy, rzeźbiarzy, dziennikarzy, ci przychodzą na śniadania albo na obiady, gawędzimy o wszystkim, ja się uczę, kształcę…». Ibid., p. 473. 36. «najciekawsze, najbogatsze intelektualnie środowiska». Ibid., p. 475. 37. «ludzie genialni» ; «czy to nie raj ? czy to nie sen ?». Ibid., p. 476. 38. «Przez cztery lata tutaj nauczyłam się czuć, myśleć, patrzeć na świat, sztukę, ewolucję społeczną, dążenia i cel istnienia, słowem, stałam się człowiekiem ! czym byłam poprzednio ? maszyną bezrozumną, podaną woli wiatrów i woli moich wydawców». Ibid., p. 450.

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izabela FiliPiaK Écrivaine, enseignante à l’université de Gdańsk

maria Komornicka et les créations de l’altérité maria Komornicka est une personnalité étonnante dans l’univers littéraire polonais. elle est l’héroïne d’un drame qui se déroule dans son univers personnel comme sur la scène. les controverses qu’elle suscite pourraient finalement se résumer aux débats sur le titre que ce drame devrait porter. maria Komornicka est née en 1876 dans une famille de riches propriétaires terriens. Du côté de sa mère, la famille s’enorgueillit de l’existence d’un ancêtre bravache qui, condamné à édifier sept églises pour obtenir l’absolution de ses péchés, en construisit soixante-dix. sa fougue fut perçue comme une preuve d’orgueil et on ordonna à ce palatin du roi d’en bâtir sept supplémentaires afin de respecter sa pénitence originelle. Piotr włast – c’est ainsi qu’il s’appelait – s’y soumit. c’est également lui qui fit venir l’ordre cistercien en Pologne, cette fois sans que quiconque le lui ait demandé. maria Komornicka a deux frères et deux sœurs. c’est pour eux qu’elle « édite » une gazette familiale dans le manoir de Grabów. Petite fille déjà, elle rêve d’indépendance. Dans sa famille, on s’amusait de l’entendre répéter : « lorsque j’aurai mon gorset, lorsque j’aurai mon éducation 1 ». elle ne voit aucune contradiction entre les mots « gorset » [corset] et « éducation ». Dans son milieu, on attend des jeunes filles qu’elles aient une certaine autonomie, indispensable à la gestion d’un foyer et d’une propriété. Un penchant pour les lettres peut être toléré s’il s’agit d’un passe-temps, faute de quoi il est perçu comme un vice. lorsque, vers 1890, la mère emmène les enfants à Varsovie, les garçons vont à l’école, tandis que maria est éduquée à domicile par les meilleurs précepteurs. adolescente, elle se met à écrire sérieusement. ses premiers textes sont publiés dans Gazeta Warszawska alors qu’elle est âgée de seize ans. Deux ans plus tard, ils sont rassemblés dans son tout premier volume, Szkice [esquisses]. sa tendance à ne pas se contenter d’« écrire », mais à débattre de la création artistique, à ne pas être seulement l’objet du discours, mais à le transformer, est déjà perceptible dans Szkice. elle choisit le camp du modernisme, c’est-à-dire celui de l’intuition et de la psychologie, de la supériorité des paysages internes sur le monde extérieur, lui-même déjà suffisamment décrit par les positivistes et les naturalistes. elle déclare la fin du roman à l’ancienne. les nouveaux récits exigent des formes nouvelles, qu’elle appelle « esquisses ». Quelques extraits de ses textes d’alors montrent bien ses préoccupations artistiques et éthiques :

1.

en français dans le texte. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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izaBela FiliPiaK

son champ d’action [celui de la nouvelle littérature] : l’âme humaine. son seul dogme : « l’univers est une impression de nos nerfs », sa caractéristique principale : le culte de la puissance subjective. l’autoanalyse, la connaissance de soi ne doivent y rester que sous forme de paragraphes. son analyse ira plus loin et éclairera les sombres labyrinthes du cerveau humain, sa synthèse embrassera la totalité de la connaissance entendue comme fatalisme de la pensée ainsi que la totalité de la vie extérieure ; mais plutôt que de se perdre dans la poussière des détails comme l’a fait le réalisme, elle les absorbera avec son âme en tant qu’impression, sensation, conception. elle embrassera la gamme infinie des sentiments humains, leurs nuances et demi-tons, de la pensée positive au mysticisme, des légers tremblements nerveux aux puissantes émotions et à l’héroïsme. [...] la forme de leurs œuvres [celles des créateurs du nouveau courant littéraire] doit répondre à l’état d’esprit dans lequel elles ont été conçues, et eux, leurs auteurs, ne mépriseront ni la fièvre créatrice, ni les transports de l’imagination, ni les explosions de la passion ; il [le nouveau courant littéraire] sera mobile, fantastique, diversifié et souple ; ce ne sera pas de la causerie, mais plutôt une audacieuse et large esquisse. on ne peut en dire plus aujourd’hui 2.

Dans sa pièce de théâtre Skrzywdzeni [les lésés], qui est publiée sous forme de feuilleton dans la presse en 1894, elle milite pour les droits des femmes éminentes. l’héroïne, wanda, excellente compositrice, entre tel un ouragan dans un salon, car ses œuvres sont attribuées à son mari, qui n’en est en réalité que l’interprète. Dans ce drame, tout comme dans Szkice, des femmes exceptionnelles s’interrogent sur le caractère extraordinaire de leur condition, mais elles finissent par céder à la pression de leur entourage, c’est-à-dire de leurs parents, de leurs époux et de leurs belles-mères, qui exigent d’elles la médiocrité. elles leur cèdent, mais ne s’effacent pas. Un processus étrange naît alors en elles : leur génie féminin étouffé, qui n’a pas pu s’exprimer, se mue en « femme négative », celle qui se souvient de la manière dont son âme a été tuée, rendue incapable d’aimer et qui importune ses proches avec des histoires relatant sa soumission aux normes. la « femme négative » porte en elle suffisamment d’énergie inutilisée pour pouvoir s’autodiscipliner, mais elle ne feindra pas d’avoir trouvé le bonheur dans la médiocrité et ne souffrira pas en silence. au moment de la parution de ses premières œuvres, maria Komornicka éveille la curiosité des hommes de lettres de gauche, partisans du modernisme. son père, souhaitant l’éloigner d’un entourage qu’il estime peu convenable, l’envoie alors étudier à cambridge. elle y écrit Wspomnienie z Cambridge [souvenir de cambridge], un excellent journal intime relatant son séjour à l’université de Nenwham. elle est déçue par le conformisme des étudiantes, qui se contentent des cours, des amitiés à l’internat, des soirées dansantes et 2.

«Polem jej [nowej literatury] działalności – dusza człowiecza. Jedynym jej dogmatem: “wszechświat jest wrażeniem nerwów naszych”; jej główną cechą: kult potęgi subiektywnej. autoanaliza, samowiedza, muszą pozostać w niej tylko paragrafami. Jej rozbiór sięgnie dalej i wyświetli ciemne labirynty mózgu ludzkiego, jej synteza ogarnie całość wiedzy jako fatalizmu myśli i całość życia zewnętrznego; tylko zamiast gubić się w jego pyle, jak to uczynił realizm, wchłonie je duszą jako odczucie, wrażenie, pojęcie. obejmie nieskończoną gamę uczuć człowieka, ich odcienie i półtony, od myśli pozytywnej do mistycyzmu, od lekkich drgań nerwowych do potężnych wzruszeń i bohaterstwa. [...] Kształt ich [twórców nowego prądu literackiego] dzieł musi odpowiadać nastrojowi, w którym zostały stworzone, a oni nie pogardzą ani maligną twórczą, ani porywami wyobraźni, ani wybuchami namiętności; będzie on ruchomy, fantastyczny, różnorodny i giętki; nie będzie gawędą, ale raczej śmiałym, szerokim szkicem. więcej o nim dzisiaj powiedzieć niepodobna.» in Programy i dyskusje literackie okresu Młodej Polski [Programmes et discussions littéraires de la période de Jeune Pologne], réd. maria Podraza-Kwiatkowska, wrocław, ossolineum, 2000, p. 366. toutes les citations de Komornicka sont traduites par cécile zacianowski.

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des promenades en barque. D’un tempérament fougueux et révolutionnaire, elle ne peut pas comprendre pourquoi les femmes britanniques acceptent qu’une célèbre université les enferme dans un ghetto de femmes. De toute évidence, elle cherche à cambridge un endroit où elle se sentirait mieux que dans son pays, tandis que les étudiantes autochtones se contentent d’un endroit où elles se sentent mieux que chez elles. elle est consternée par le règlement sexiste qui autorise la « police » de l’université à arrêter toute femme circulant seule sur le campus après la tombée de la nuit. au bout de six mois seulement, elle rentre à Varsovie. ses amis varsoviens sont des gens qu’elle considère comme ses égaux sur le plan intellectuel. on trouve parmi eux wacław Nałkowski, âgé de quarante-quatre ans, et cezary Jellenta, âgé de trente-six ans. le premier est considéré comme socialiste ; passionné de géographie, il publie des manuels de géographie de la Pologne 3. le deuxième est un Juif assimilé ; amoureux du romantisme polonais, il s’engage avec passion dans les débats sur le modernisme et défend avec ardeur l’œuvre des « jeunes ». c’est ainsi qu’il s’attire l’opposition de personnes plus influentes que lui. le livre qu’ils écrivent tous les trois – le premier manifeste moderniste polonais Forpoczty [les avant-gardes], 1895 – allie non seulement la forme de l’essai, du reportage, de la poésie et du théâtre, mais il revendique l’égalité de droits pour les personnes différentes. il remet surtout en cause ce qui, dans la culture polonaise, constitue selon les auteurs une contrainte qui résulte d’un accord général et qui exclut les autres « lésés ». c’est ainsi que Jellenta est devenu pour Komornicka à la fois un héros à la recherche d’un auteur et l’incarnation de l’homme blessé : non seulement il avait vécu une discrimination, mais de plus, il n’avait pas peur d’en parler. Dans sa farce intitulée Powrót ideałów [le Retour des idéaux], publiée dans Forpoczty, la jeune Komornicka dresse le portrait d’antisémites varsoviens. elle y montre avec une sensibilité moderne comment la langue crée la conscience. ensuite, elle se fait discrète pendant plusieurs années. Quand elle revient à la vie littéraire, elle n’a pas d’amis, elle donne « la désagréable impression d’un esprit brisé ». elle abandonne la prose et le théâtre pour devenir une poétesse assez talentueuse, mais conventionnelle. Dans ces œuvres, elle ne se moque pas, elle ne revendique pas ; elle se contente de vénérer amoureusement les éléments, elle se laisse porter par ses passions, ou devient mélancolique, se pâme et défaille. elle ne prend plus part aux polémiques et reste modérée jusqu’en 1903, année où elle publie un récit intitulé Biesy [les Démons] dans les colonnes de la revue élitiste Chimera [la chimère]4. Écrit selon les canons du poème en prose, ce texte se caractérise par sa concision et sa construction rigoureuse. son héroïne, qui se fait appeler « le Différent » (Odmieniec), est enfermée dans un décor urbain, elle raconte ses tentatives successives de soumission aux normes, les douloureuses opérations imposées à son propre moi pour combattre la peur. le Différent aimerait s’assimiler, mais elle a beau chercher l’erreur en elle-même, elle est rejetée par la société et perçue comme un corps étranger. la malédiction du monde lui permet de comprendre pourquoi elle n’a jamais été capable de créer des relations sociales. « Je suis celui qui est, tu es celle qui n’est pas », lui dit le monde. Biesy est une étude sur l’exclusion. les extraits qui suivent le montrent bien : 3. 4.

Père de l’écrivaine zofia Nałkowska, elle-même auteure de Medaliony [médaillons], 1946 (NdR.). Revue littéraire et artistique à la forme graphique raffinée qui paraissait d’une manière irrégulière à Varsovie dans les années 1901-1907. elle était dirigée par zenon Przesmycki (miriam), personnalité importante de l’époque de la Jeune Pologne (NdR).

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l’absence de responsable direct de mon état m’a fait voir le coupable en ma personne, en mon incapacité ou ma dégénérescence. ma fierté piétinée hurlait en moi, je me sentais rejetée du giron du monde comme un poisson mort ou un essai raté de la nature, vouée à l’extinction, condamnée à perpétuellement recevoir le bienveillant pain de la cave où l’on végète. [...] Je voulais une réponse, je cherchais eN eUX [les autres] une preuve de ce que je suis, ne fûtce que par un gémissement, par la colère ou par le mal. mais ils ne gémissaient pas, ils ne se vengeaient pas. ils ne faisaient que fuir… comme face à un chien enragé, face à un clochard furieux, ils fuyaient tous ensemble, en se tenant par la main, leurs visages détournés affichant le rire ironique et ne laissant que le vide absurde de l’air à mes délires stupéfaits, à mon poing levé… […] le déchaînement dans cette foule de la haiNe PoUR le DiFFÉReNt, le frémissement sourd des soupçons autour de mon masque de fête, la colère née de l’affront d’avoir osé les parodier. Pour eux, mes yeux en avaient assez vu, mes mots avaient un goût de dattes empoisonnées, mes mouvements trahissaient un dédain qu’ils ne pouvaient supporter ; toute ma personne, négation vivante bien qu’involontaire de leur être profond, éveillait en eux un trouble intérieur, quelque chose qui ressemblait à de la honte, et une colère qui leur faisait pincer avec acrimonie leurs lèvres minces. […] l’apprentissage de la vie quotidienne ne me servait à rien, mon âme rejetait ses règles avec le même dégoût tenace que celui de l’animal qui repousse une nourriture inappropriée. Je ne pouvais m’assimiler au groupe ; chaque tentative de compromis devenait un suicide partiel, chaque règle dont le respect aurait pu permettre de fréquenter un groupe à égalité portait atteinte à l’une des racines essentielles de mon être. seul mon cadavre aurait pu être à l’unisson de cette compagnie qui n’avait rien de commun avec moi. […] sur le mur blanchi par la lune défilaient des images qui semblaient issues d’une lanterne magique, et chacune était le reflet des pages de ma vie, chacune racontait l’histoire d’une faim, d’une vaine recherche du pain de la vie dont le manque me faisait ingurgiter des choses mortes et abjectes, toutes sortes de déchets et d’excréments, du verre, des poisons et des pierres ; et ensuite, les délires du dégoût, une fureur de damné, une haine fratricide pour un monde qui comme moi ne mourait pas – il parvenait à manger et à boire, à être rassasié et calme, travailleur et utile, joyeux et inspirant l’envie – une haine pour un monde qui semblait me dire : Je sUis celUi QUi est, et toi, celle QUi N’est Pas. malheUR À ceUX QUi soNt NÉs iNcomPlets !!! Je comprenais enfin. c’était la clef du mystère, la cause de ma tristesse, l’abîme qui me séparait des gens et du monde, l’énigme de mon inadaptation à la terre et à ses enfants, du décalage éternel et de la faim, des blessures atroces et sans coupable, de ce système de mutilation dont j’étais la victime depuis ma naissance. et ce supplice des fonctions et des organes mal soudés les uns aux autres devra durer jusqu’à la fin, tout ce désordre de rouages et de ressorts qui, dans les mains de la vie, ce machiniste aux mains épaisses, ne peuvent que se briser, se tordre et blesser. et personne ne les unira en un ensemble naturel car personne ne connaît ni le but ni le plan de leur configuration. et je n’y parviendrai pas seule, car j’en sais encore moins que ces autres qui, à partir des différences, réussiraient peut-être ne seraitce qu’à formuler ce qu’ils ne savent pas. essai raté ! Fœtus mort-né ! 5 5.

« Brak bezpośredniego krzywdziciela kazał mi winowajcę widzieć w sobie, w swym niedołęstwie czy zwyrodnieniu. – Darła się we mnie podeptana duma, czułam się wyrzucona z łona świata jak zdechła ryba – lub nieudana próba natury, – skazana na wymarcie, na dożywotni, łaskawy chleb piwnicznej wegetacji. [...] chciałam odpowiedzi, dowodu w Nich, czym jestem, bodaj przez jęk, wściekłość lub krzywdę. – lecz oni nie jęczeli, nie mścili się. oni tylko – uciekali… jak przed wściekłym psem, przed rozjuszonym żebrakiem, uciekali wszyscy razem, ująwszy się za ręce, z ironicznym śmiechem odwróconych twarzy, – zostawiając absurd próżni powietrznej mym zdumionym szałom, mej podniesionej pięści…[...] zrywanie się w tym tłumie NieNawiści Dla oDmieńca, głuche wrzenie podejrzeń wokoło mej świątecznej maski, – gniew zniewagi, że ośmielam się ich parodiować. – oczy moje widziały im zbyt wiele, słowa

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D’après les récits familiaux, maria Komornicka décide en 1907 qu’elle est un homme et elle exige de porter une tenue masculine. ce n’est pas sa première crise. elle a déjà perdu connaissance quelques années auparavant, à Paris, en 1903, juste après la parution de Biesy. cette fois, la situation doit être plus grave, car on décide de l’interner. les médecins des petites cliniques privées parlent allemand, la langue qui lui est la moins familière. Dans la clinique tchèque d’opava dirigée par les médecins autrichiens, personne ne mesure la véritable importance de son œuvre. loin de faiblir, son délire ne cesse de grandir jusqu’à prendre la forme de crises hallucinatoires. Komornicka prend le prénom de son ancêtre Piotr włast (elle avait déjà utilisé włast comme pseudonyme pour écrire d’excellentes critiques de romans polonais et étrangers pour la revue Chimera). elle veut rentrer chez elle. son souhait ne se réalise qu’en 1914, six mois après le début de la Première Guerre mondiale. elle emménage alors dans l’aile vide du manoir de Grabów. elle se fait toujours appeler Piotr le Différent włast mais, vu son « calme », sa famille s’y habitue. c’est sous ce nom d’emprunt qu’elle écrit un recueil de poèmes intitulé Księga poezji idyllicznej [livre de poésie idyllique]. son sujet lyrique porte de nombreux masques, il est tour à tour poète, chevalier égaré, roi dépourvu de royaume, ou encore amant tel un Don Juan caché dans son sérail. en comparaison avec ses Biesy gris et ascétiques, la narration poétique de Księga poezji idyllicznej s’ouvre telle une fleur exotique. la famille Komornicki perd le manoir de Grabów pendant la seconde Guerre mondiale. maria Komornicka meurt en 1949 dans un hospice. l’œuvre de Komornicka acquiert une certaine notoriété à un moment très particulier. il s’agit non seulement de la première période du modernisme polonais, et donc aussi de la révolte du subconscient contre la suprématie du super-ego. cette œuvre ne peut se résumer non plus au développement de narrations subjectives construites contre le narrateur omniscient. ce ne sont pas qu’excès artistiques, satanisme et décadence. c’est aussi la smakowały jak zatrute daktyle, ruchy zdradzały lekceważenie, którego nie znosili, – cała moja osoba, żywe choć mimowolne zaprzeczenie ich jestestw, wzbudzała w nich zamęt wewnętrzny, coś na kształt wstydu, i złość zaciskającą zjadliwie wąskie usta. [...] Nauka życia potocznego była mi na nic, dusza moja odrzucała jej przepisy z tym samym upartym wstrętem, z jakim zwierzę odtrąca pokarm nieodpowiedni. – Nie mogłam się zasymilować z gromadą; – każde usiłowanie kompromisu bodaj stawało się częściowym samobójstwem, każde prawidło obcowania z nią w równości godziło w któryś z zasadniczych korzeni mego bytu. – tylko jako trup mogłam była dojść do jednodźwięku z niewspółmiernym otoczeniem. [...] Na księżycem ubielonej ścianie przesuwały się obrazy jak latarni magicznej, – a każdy był odbiciem jednej z kart mego życia, każdy był historią innego głodu, innego daremnego poszukiwania chleba życia – i pożerania w jego braku rzeczy martwych i plugawych, wszelakich odpadków i kałów, szkła, trucizn i kamieni; – a potem obłędy wstrętu, szał potępieńczy, bratobójcza nienawiść dla świata, który jak ja nie umierał – potrafił jeść i pić, być sytym i spokojnym, pracowitym i potrzebnym, wesołym i budzącym zazdrość, – dla świata, który zdawał się mówić do mnie: – Jam Jest, KtÓRy Jest, a ty – KtÓReJ Nie ma. Nie DoRoDzoNym BiaDa!!! Rozumiałam nareszcie. to był klucz tajemnicy, przyczyna smutności, otchłań dzieląca mnie od ludzi i świata, zagadka niewspółmierności z ziemią i jej dziećmi, wiecznego rozdźwięku i głodu, krzywd okropnych i bez winowajcy, tego systemu okaleczania, którego byłam ofiarą od narodzin. i już do końca trwać musi katusza źle spojonych z sobą funkcyj i narządów, ten cały bezład luźnych kół i sprężyn, które w rękach życia, gruborękiego maszynisty, mogą tylko łamać się, krzywić i kaleczyć. i nikt ich w naturalną całość nie połączy, bo niewiadomy nikomu plan i cel ich układu. – i nie zdołam tego uczynić ja sama, bo jeszcze mniej wiem od tamtych, którzy na podstawie różnic bodaj potrafiliby przynajmniej sformułować, czego nie wiedzą. – Nieudana próba! Poroniony płód ! ». m. Komornicka, Utwory poetyckie prozą i wierszem [Œuvres poétiques en prose et en vers], réd. maria Podraza-Kwiatkowska, cracovie, wydawnictwo literackie, 1996, successivement pp. 334, 342, 349, 346, 365.

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izaBela FiliPiaK

naissance de la voix des minorités. la poésie polonaise est marquée par un « afflux de poétesses ». ces voix féminines s’élèvent pour la première fois et parlent ouvertement de leurs propres désirs. elles sont attirées par l’image de la femme fatale, celle de la sainte-catin marie-madeleine, et par l’hétérosexualité perçue comme du sadomasochisme. au même moment, une vague d’émancipation se fait jour. les auteures polonaises soulignent qu’elles ne veulent pas fuir les obligations patriotiques propres aux habitants d’un pays occupé, mais elles réclament un droit à l’éducation et à la dignité, certaines pointent du doigt le sort misérable des femmes des classes populaires. le prolétariat s’émancipe lui aussi, et les écrivains engagés dans le mouvement révolutionnaire publient des romans sur la conspiration ainsi que des souvenirs de prison. en ce qui concerne la question juive, les Polonais et les Juifs assimilés observent avec inquiétude la naissance d’un nouveau mouvement, le sionisme. les jeunes Juifs ne veulent plus s’adapter. ils sont toujours fiers des écrivains juifs publiant en polonais, mais ils envisagent d’écrire dans leur propre langue. ils lisent le journal Frajnd, édité en yiddish à saint-Pétersbourg, ils s’indignent de l’affaire Dreyfus et rêvent de leur propre État en Palestine. comme si tout cela n’était pas suffisant, des voix jusquelà muettes s’élèvent à Paris et à Berlin, celles de personnes déclarant appartenir au « troisième sexe ». elles sont persuadées que leur âme féminine a été enfermée dans un corps d’homme ou le contraire. les femmes travesties pensent qu’elles se distinguent de la majorité des femmes par leur désir d’indépendance et d’éducation, que leur esprit est « masculin » et que leur principale caractéristique réside dans la supériorité de l’esprit sur les sentiments. elles revendiquent le droit de tirer parti de leurs talents et de ne pas se marier. c’est ainsi que l’on peut parler du tournant du XiXe et du XXe siècle comme d’une première étape d’émancipation des sujets marginalisés. Dans l’œuvre de maria Komornicka, que ce soit Skrzywdzeni, Powrót ideałów, Biesy ou Księga poezji idyllicznej, on trouve des tentatives successives pour représenter et exprimer ces sujets marginalisés. l’auteure elle-même, en se déclarant femme talentueuse, moderniste, maîtresse d’un Juif, voyageuse, homme, être sans sexe et Différent, choisit des thématiques hors norme et s’incarne dans des personnages exclus. mais elle ne se contente pas d’analyser les barreaux d’une prison. elle s’essaie à des formes d’existence alternatives, bien que fantastiques, « idylliques », décadentes. le Différent s’enracine dans l’espace situé à l’extérieur du discours, déclaré universel de façon peut-être un peu trop tapageuse, et donne vie à cet espace. le Différent compile les religions du monde, il place la Pologne au tibet, il se fonde sur l’utopie et commence par elle. Traduit par Marta Grabowska Un grand merci à ian zdanowicz de nous avoir fourni les extraits de l’œuvre de maria Komornicka/ Piotr włast. merci à cécile Bocianowski de les avoir traduits.

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Kazimiera szczUKa Académie polonaise des sciences, Varsovie

la mère-Polonaise et l’avortement 1 en 1990, dans le texte intitulé « le crépuscule du paradigme »2, maria Janion a effectué un bilan – célèbre et souvent mentionné – de l’état de la culture polonaise, entreprise nécessaire en cette époque de mutation consécutive à la chute du communisme. Janion écrivait alors que le modèle culturel polonais, monolithique et romantico-patriotique, qui avait prévalu pendant presque 200 ans – depuis les partages jusqu’à l’état de guerre en 1981 –, qui avait fondé le sentiment de l’identité polonaise et protégé ses symboles, arrivait à son terme. le canon des textes littéraires du XiXe siècle avait fourni à la communauté patriotique un modèle de vie homogène grâce à l’unité de la culture de l’élite et de la culture populaire, de cette culture qui transformait la poésie et les tragédies romantiques en chansons, déclamations et rituels théâtraux communs. ce style épigone de la poésie et du geste culturel, qui avait fini par devenir insupportable, est réapparu pour la dernière fois dans le mouvement de solidarność et dans l’expérience martyrologique de l’état de guerre. Face au diagnostic de fin de l’histoire, posé par Francis Fukuyama, et face à la vague de peurs anti-européennes, Janion proposait au début des années 1990 une nouvelle lecture de la culture romantique polonaise, qu’elle développa du reste dans ses ouvrages ultérieurs. la philosophie romantique de l’existence, les idées de liberté, conçues de manière à la fois individualiste et tragico-ironique, une lecture de ce qui se trouvait en marge du canon national – comme la découverte de la présence de thèmes juifs –, la déconstruction des symboles nationaux liés à l’insurrection de Varsovie : autant d’éléments qui devaient produire un nouvel espace alternatif de réflexion critique. avec le recul des quelques années écoulées depuis lors, les efforts de la chercheuse peuvent être considérés comme en partie vains face à l’offensive cléricale et nationaliste qui s’est fait jour dans la vie publique polonaise. Dans son essai intitulé « adieu à la Pologne », paru dans le principal quotidien

1.

2.

les différentes versions de ce texte ont été publiées dans Mythes et symboles politiques en Europe centrale, chantal Delsol, michel maslowski, Joanna Nowicki (dir.), Paris, PUF, 2002 (« la mère polonaise : le personnage, le mythe, le stéréotype », pp. 477-487), et dans le catalogue de l’exposition Polka. Medium. Cień. Wyobrażenie [la Polonaise. medium. ombre. Vision] qui s’est tenue en 2005 au centre d’art contemporain, château Ujazdowski de Varsovie («matka Polka i aborcja», pp. 233-235). toutes les notes dans ce texte sont de la rédaction. ce texte a été entre autres publié dans le quotidien Rzeczpospolita, no 63, 1992 (m. Janion, «Kres paradygmatu»[la Fin du paradigme] et développé sous le titre «zmierzch paradygmatu» [le crépuscule du paradigme] dans le livre de m. Janion Czy będziesz wiedział, co przeżyłeś [sauras-tu ce que tu auras vécu], Varsovie, wyd. sic!, 1996, p. 14. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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KazimieRa szczUKa

Gazeta Wyborcza 3, Janion dresse un bilan amer de la nouvelle phase de désintégration du paradigme patriotique. ce bilan n’est aujourd’hui qu’une caricature grossière, qui est utilisée dans la rhétorique politique de la forteresse assiégée, trahie et menacée par des idéaux laïcs d’une europe unie, opposée à la Pologne – rempart national et catholique des valeurs morales.

la mère-Polonaise la mère-Polonaise est à la fois un personnage, un mythe et un stéréotype de la culture polonaise qui appartient au paradigme romantique et qui est principalement issu de la poésie du XiXe siècle. le poème d’adam mickiewicz À la Mère-Polonaise 4, composé en 1830, a très vite atteint le statut d’œuvre culte prophétique. il est à l’origine d’une représentation mythologisée qui n’a qu’un obscur rapport avec le texte lui-même. le personnage principal du poème incarne différents archétypes : c’est à la fois la mère spartiate, inébranlable dans son sacrifice, l’éducatrice du conspirateur-martyr, la Vierge marie, un sombre symbole incarnant les contradictions d’une grande crise culturelle, et même un monstre menaçant aux traits démoniaques et vampiriques. l’entrelacs des significations contradictoires dans lesquelles est prise la symbolique de la mère-Polonaise, ce sont d’un côté les aspirations à la libération – le complot et les insurrections en tant que révolte contre la symbolique du nom du Père, contre le pouvoir tyrannique du tsar, du pape et même de Dieu – et de l’autre un idéal religieux d’humilité et de sacrifice, qui donne à la femme un modèle de souffrance, à l’instar de la Mater Dolorosa. enfin, dans le message social actuel de l’Église catholique, la mère-Polonaise doit être une femme au foyer et qui procrée, pour laquelle dignité et humanité signifient opposition à la légalisation de l’avortement, ainsi que disponibilité à accoucher de n’importe quel enfant, même malade ou conçu à la suite d’un viol, ainsi qu’à risquer sa santé et sa vie à l’occasion de l’accouchement. au xxe siècle, certains chercheurs considéraient le poème de mickiewicz à la fois comme une œuvre séditieuse et révolutionnaire, dont la cruauté recèle une puissante force, et comme le credo d’un patriotisme démocratique et moderne. D’autres soutenaient cependant qu’À la Mère-Polonaise constituait le témoignage d’une profonde expérience religieuse. Dans cette perspective, les strophes comparant « la mère-Polonaise » à « marie, mère de Dieu » sont devenues capitales : Prosterne-toi devant la Vierge, à deux genoux, Vois ce cœur que traverse, ensanglanté, le glaive : l’ennemi percera ton sein d’un même coup ! 5

3. 4.

5.

«Pożegnanie z Polską», Gazeta Wyborcza, 2-3 octobre 2004. Nous gardons les majuscules, contrairement à la traduction parue en français, cf. note 58, puisque, comme nous l’avons expliqué dans l’introduction, il s’agit d’un nom double (matka Polka), et non d’un adjectif (polska). adam mickiewicz, « À une mère polonaise », Ballades, romances et autres poèmes, choisis, présentés et traduits du polonais par Roger legras, lausanne, l’Âge d’homme, 1998, pp. 100-101. («Klęknij przed matki Boleśnej obrazem / i na miecz patrzaj, co Jej serce krwawi : / takim wróg piersi twe przeszyje razem !»)

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le poème, lu selon la tradition mariale, montre que la rhétorique employée par mickiewicz construit un travestissement de l’annonciation évangélique. Nous pouvons parler ici d’une annonciation « noire », puisque l’auteur utilise des mots inquiétants : ton fils est appelé pour l’obscur sacrifice, au martyre frustré de résurrection 6

en tant que programme pédagogique et moral, en tant que suite de commandements douloureux relatifs à l’éducation d’un enfant destiné à être sacrifié, le poème situait pourtant le personnage de la mère du côté des significations inquiétantes de la rébellion polonaise «  avec Dieu ou même sans Dieu 7 », tout en imposant à la mère un silence douloureux et en lui assignant une position en marge du système symbolique, au pied de la croix. Vaincu, pour monument funèbre, stèle infâme, le bois sec du gibet sera dressé sur lui, tiendra toute sa gloire en courts sanglots de femme et, de ses compagnons, en longs propos, la nuit 8.

en tant que Mater Dolorosa, debout au pied de la croix, pleureuse funèbre, héroïne du Stabat Mater, lequel a été analysé par Julia Kristeva dans Histoires d’amour, la mèrePolonaise, à titre de réparation de sa souffrance, a la promesse de la résurrection de son fils – une anti-résurrection en l’occurrence –, promesse de larmes, de sons arrachés (« courts sanglots ») et des échos de la tragédie qui transcendent le langage et l’image. c’est ici qu’apparaît le conflit tragique révélant la position problématique de la femmemère dans la culture patriotique. ce conflit peut causer une psychose : l’imitation de l’idéal religieux s’accomplit à travers la négation de l’idéal d’amour pour son propre enfant. la femme doit subsister dans un écartèlement qui fait d’elle une sainte masochiste, un monstre ou une folle. la suite d’images et de métaphores liée au destin tragique – et presque honteux – du conspirateur qui est présenté dans le poème de mickiewicz, est particulièrement inquiétante et suscite le dégoût. la mère est dans l’obligation d’enseigner à son fils les stratagèmes du conspirateur, contraires à l’honneur chevaleresque qui constitue les fondements du canon des valeurs patriotiques. le garçon, tel un serpent, tel un reptile venimeux, doit se cacher dans les souterrains ou dans une caverne, respirer « les vapeurs humides, délétères 9 » et empoisonner par sa parole contaminée, semblable à « l’ignoble haleine 10 ». cette suite de métaphores est liée aux représentations du corps féminin. c’est cette apparence que l’espace maternel prend dans l’ordre inconscient, dans l’ordre imaginaire ; c’est ainsi que se déroule l’initiation de la mère, prête à emprisonner son fils dans ses bras cruels et destructeurs. 6. Ibid., p. 100 («syn twój wyzwany do boju bez chwały / i do męczeństwa… bez zmartwychpowstania»). 7. adam mickiewicz, les Aïeux, traduction, préface et notes par Jacques Donguy et michel masłowski, lausanne, l’Âge d’homme, 1992, p. 197 («z Bogiem, a choćby mimo Boga»). 8. adam mickiewicz, « À une mère polonaise », op. cit., p. 101. («zwyciężonemu za pomnik grobowy/ zostaną suche drewna szubienicy, / za całą sławę krótki płacz kobiecy / i długie nocne rodaków rozmowy»). 9. Ibid., p. 100 («oddychać parą zgniłą i wilgotną»). 10. Ibid., p. 100 («mową truć z cicha, jak zgniłym wyziewem»).

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le corps maternel, innommé, indicible et violenté, d’où surgit le sujet, de même que tout ce qui se manifeste sous la forme de fantasmes liés au dégoût, aux sécrétions, au venin, au poison et à la boue, est représenté comme le revers de la douce féminité maternelle. la mère-monstre destructeur, qui apparaît comme un aspect refoulé et peu emblématique de la sainte Vierge 11, accompagne constamment la sublimation sacrée à travers le symbole culturel « pur » et lisible qu’est le visage de la madone. c’est dans le même sens que vont les réflexions d’adrienne Rich 12, selon laquelle aux deux extrémités d’un même continuum, la mère est Kali, « la mère noire » de l’hindouisme, qui danse sur le cadavre de son mari, avec des crocs extatiquement découverts et un collier de crânes autour du cou, alors que, dans la pietà de marbre blanc velouté de michel-ange, elle penche son chaste visage de mannequin sur le corps froid de son fils étendu sur ses genoux. on n’est donc pas surpris d’apprendre que la manière dont mickiewicz dépeignait l’initiation patriotique « maternelle » a suscité une contestation qui engendra des répliques poétiques où l’initiation paternelle et masculine se déroule dans la montagne. le paysage ensoleillé de corse y apparut, en opposition aux émanations souterraines de mickiewicz. on opposa le sang paternel, qui réclame d’être expié par le sang frais de l’ennemi, au sang maternel, issu du cœur, mais qui est toujours quelque peu inquiétant parce qu’il nous rappelle d’autres plaies féminines : l’accouchement et les menstruations. Nous devons ce travestissement polémique de mickiewicz à Konstanty Gaszyński 13 qui a, lui aussi, intitulé son poème À la Mère-Polonaise. Parmi les œuvres écrites en réaction au poème de mickiewicz, il existe ce poème qui adopte le rythme simple d’une chanson militaire : après de telles épreuves, il nous faut encore attendre et veiller – la fin n’est pas loin, où nous sortirons la patrie, notre pauvre mère, De sa tombe – pour qu’elle vive à jamais ! 14

la mère-Polonaise est bien entendu la mère-Pologne, « Polonia », l’allégorie de la patrie opprimée, violée et assassinée. le sort du fils, qui repose sous terre dans les bras de sa mère morte, évoque un ensemble d’œuvres romantiques décrivant dans des teintes démoniaques la lutte pour la liberté, telles Konrad Wallenrod et la troisième partie des Aïeux, de mickiewicz, ou Kordian, de Juliusz słowacki.

11. en polonais : «matka Boska», mère de Dieu. 12. adrienne Rich (née en 1929), femme de lettres américaine, connue pour ses ouvrages d’inspiration féministe. engagée pour les réformes sociales et contre la ségrégation raciale, elle enseigna dans les années soixante à des étudiants noirs issus des milieux défavorisés. marginale mais reconnue, elle vit aujourd’hui en californie où elle dirige un séminaire de littérature à l’université de stanford. Dans ses poèmes, ses livres et ses articles, adrienne Rich fait de l’écriture le lieu privilégié d’une confrontation entre le masculin et le féminin. Un livre d’a. Rich a été publié en français (La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, Genève, mamamelis, 2010). Voir marie-christine lemardeley-cinci, Adrienne Rich. Cartographies du silence, Presses Universitaires de lyon, 1996. 13. Konstanty Gaszyński (Grójec 1809 – aix-en-Provence 1866), poète et publiciste polonais. son poème présente une vision moins pessimiste des combats menés par « le fils » de la mère-Polonaise. 14. «Po tylu próbach, chwilę jeszcze jedną,/ czekać i czuwać - bo czas niedaleki, w którym ojczyznę, matkę naszą biedną,/ z grobu wyniesiem - by żyła na wieki !» Konstanty Gaszyński, «Do matki Polki», in Poezje. Wydanie zupełne, leipzig, F. a. Brockhaus, 1868, p. 142.

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Dans ces œuvres, c’est la mère qui soutient le complot. son pouvoir est souterrain, magique, mais aussi maléfique. c’est à partir de ce symbole que se forme une série de significations, selon lesquelles le complot secret, caché et infamant ne peut pas voir la lumière du jour et n’obtiendra jamais la légitimation patriarcale. le garçon ne parvient pas à définir sa relation avec le système symbolique, dans lequel la position du tsar et celle de Dieu commencent à s’entremêler, et le fils, poète-guerrier, reste emprisonné dans le cercle vicieux des significations liées au corps maternel et à l’impossible révolte.

la révolte de la mère-Polonaise Dans la littérature polonaise, cette révolte n’a été possible que sous forme d’une explosion de folie, de cris et de désespoir. c’est madame Rollinson, un personnage de la troisième partie des Aïeux, qui a perdu la raison ou s’est pâmée de douleur, qui crie et implore le tyran Novosiltsev de lui donner des nouvelles de son fils. au XXe siècle, à l’époque de l’état de siège (instauré le 13 décembre 1981), qui a créé ses propres significations culturelles, la mère-Polonaise est incarnée par Barbara sadowska, la mère du poète-bachelier Grzegorz Przemyk, assassiné par les unités anti-émeutes de la milice. son enterrement au cimetière de Powązki à Varsovie s’est transformé en une gigantesque manifestation patriotique. l’iconographie de l’époque retient de Barbara sadowska l’image d’une femme menue, que le père Jerzy Popiełuszko soutient au-dessus de la tombe de son fils. c’est parce que Barbara sadowska est décédée d’un cancer peu après la mort de son fils et que le père Popiełuszko a été assassiné par les miliciens que cette trinité apocryphe a acquis une expressivité hors du commun. mais il n’y a que le père Popiełuszko qui a été retenu par le canon de la martyrologie nationale anticommuniste. sadowska, poétesse reconnue, comme la majorité des femmes de cette époque, a été vite oubliée. l’épisode de la folie de la mère-Polonaise a également été vécu par Kinga Dunin15. Un récit enfoui dans un petit livre paru clandestinement traite de son internement. le 12 décembre 1981, Dunin est enlevée de nuit avec son enfant âgé de cinq mois, staś ; une fois au commissariat, une milicienne l’emmène vers une destination inconnue. la mère est transférée à la prison de Białołęka 16 : Je n’ai cessé de donner des coups et de cogner à la porte, de crier et enfin de hurler. trois jours s’étaient en effet écoulés, puis un quatrième et moi je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait staś. […] Dans ma cellule, j’étais tellement enragée qu’on a fini par m’emmener chez un lieutenant […]. J’étais dans un état tel que je lui ai lancé un ultimatum. si d’ici huit heures du matin, demain, je n’arrive pas à savoir où se trouve mon enfant, je me suicide ; en vérité, je ne sais pas encore comment, mais il y a en prison des moyens pour ce faire 17. 15. Écrivaine, féministe et sociologue polonaise, née en 1954. Voir son texte dans ce recueil. 16. lieu d’internement de nombreux prisonniers politiques, militants de solidarność, en banlieue de Varsovie. 17. «Nie przestawałam więc walić i kopać w drzwi, krzyczeć, a właściwie wyć. minął bowiem trzeci, potem czwarty dzień, a ja nadal nie miałam pojęcia, gdzie znajduje się mój staś. [...] szalałam po celi tak, że klawiszka w końcu zaprowadziła mnie do ważnego pułkownika. [...] znajdowałam się w takim stanie, że dałam mu ultimatum : jeżeli do ósmej rano następnego dnia nie dowiem się, gdzie jest moje dziecko, popełnię samobójstwo, nie wiem wprawdzie jeszcze jak, ale w więzieniu są na to sposoby».

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Grâce au bruit considérable suscité par l’événement à l’extérieur, Kinga est libérée et staś retrouvé dans un orphelinat – des amis avaient réussi à joindre des reporters occidentaux. la presse polonaise clandestine et plusieurs stations de radio occidentales avaient diffusé l’information selon laquelle un nourrisson de moins de six mois avait été placé dans un orphelinat. Dans son article « la mère-Polonaise dans le langage du pouvoir et de l’opposition », Podraic Kenney, historien américain spécialiste de la Pologne socialiste, souligne dans ses travaux son point de vue extérieur à la Pologne ; il montre que la femme polonaise présentée comme une mère est une figure controversée et dangereuse, manipulée à la fois par le pouvoir et par l’idéologie masculine de l’opposition démocratique. les grèves des femmes à l’époque du communisme et la menace d’une explosion sociale exerçaient une immense pression sur le pouvoir, peut-être même bien supérieure à ce que les femmes pouvaient se représenter. c’est sans doute pour cela que le général Jaruzelski a décidé d’offrir aux ouvrières polonaises l’hôpital de la mère-Polonaise18, qui devait être symbole du respect et de l’attention de la part des autorités, un don qui avait pour but d’éloigner les femmes de leurs maris en grève. Puisque le drame de la mère-Polonaise se déroule en dehors de la politique officielle et à la marge de l’histoire, puisqu’il se trame autour des concepts clair/dissimulé, héroïque/répugnant, et aussi accouchement/mise à mort, il nous pousse à réfléchir au langage anti-avortement de l’Église où apparaissent des images du carnage des enfants polonais et du déshonneur des mères assassines. l’imaginaire selon lequel les avortements illégaux se passent dans un enfer où non seulement les femmes « tuent », mais sont aussi soumises aux tortures et souffrent sans se révolter – car elles n’en ont pas le droit – continue paradoxalement de faire vivre la martyrologie nationale des femmes. Nous ne l’avons pas dit au début, mais maria Janion a mis un point d’interrogation à son essai « adieu à la Pologne». Bien que les féministes, lors d’une manifestation de rue le 8 mars 2000, aient écrit sur les banderoles « J’en ai marre. mère-Polonaise », l’adieu fait à celle-ci semble toujours long et impossible. Traduit par Piotr Biłoś

18. centrum zdrowia matki Polki (centre de santé de la mère-Polonaise), construit en 1988 à łódź, un des plus grands hôpitaux et centres de recherche médicale en Pologne.

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Do matKi PolKi (1830)

À UNe mèRe PoloNaise (1830)

o matko Polko! gdy u syna twego w źrenicach błyszczy genijuszu świetność, Jeśli mu patrzy z czoła dziecinnego Dawnych Polaków duma i szlachetność;

Ô, mère polonaise, au cas où, du génie, ton fils montre la sainte étincelle en son œil, si, de son front d'enfant, l'innocence irradie Des Polonais passés la noblesse et l'orgueil,

Jeśli rzuciwszy rówienników grono Do starca bieży, co mu dumy pieje, Jeżeli słucha z głową pochyloną, Kiedy mu przodków powiadają dzieje:

si, laissant de côté les garçons de son âge, il court vers un vieillard qui chante de hauts faits et l'écoute, attentif, inclinant son visage au récit des exploits des aïeux polonais,

o matko Polko! źle się twój syn bawi! Klęknij przed matki Boleśnej obrazem i na miecz patrzaj, co Jej serce krwawi: takim wróg piersi twe przeszyje razem!

alors, mère, dis-toi qu'il fait de mauvais rêves, Prosterne-toi devant la Vierge, à deux genoux, Vois ce cœur que traverse, ensanglanté, le glaive : l'ennemi percera ton sein d'un même coup !

Bo choć w pokoju zakwitnie świat cały, choć się sprzymierzą rządy, ludy, zdania, syn twój wyzwany do boju bez chwały i do męczeństwa... bez zmartwychpowstania.

car, bien que dans la paix le monde entier fleurisse, Que s'accordent pouvoirs, peuples, opinions, ton fils est appelé pour l'obscur sacrifice, au martyre frustré de résurrection.

Każże mu wcześnie w jaskinią samotną iść na dumanie... zalegać rohoże, oddychać parą zgniłą i wilgotną i z jadowitym gadem dzielić łoże.

Dis-lui d'abord d'aller, sous un roc solitaire, méditer – les roseaux de sa natte étalant, D'inspirer les vapeurs humides, délétères, De dormir, des aspics venimeux à son flanc.

tam się nauczy pod ziemię kryć z gniewem i być jak otchłań w myśli niedościgły; mową truć z cicha, jak zgniłym wyziewem, Postać mieć skromną jako wąż wystygły.

À se cacher sous terre, enragé, qu'il apprenne, Qu'il soit un gouffre aux inaccessibles pensées, Que ses mots le silence infecte, ignoble haleine, Qu’il se tienne prudent comme un serpent glacé.

Nasz odkupiciel, dzieckiem w Nazarecie, Piastował krzyżyk, na którym świat zbawił. o matko Polko! ja bym twoje dziecię Przyszłymi jego zabawkami bawił.

À Nazareth, le christ choyait, dans son enfance sa croix-jouet – d'une autre, après, nous a sauvés. mère, si j'étais toi, j'amuserais d'avance mon fils par certains jeux qui lui sont réservés :

wcześnie mu ręce okręcaj łańcuchem, Do taczkowego każ zaprzęgać woza, By przed katowskim nie zbladnął obuchem ani się spłonił na widok powroza;

tout d'abord que ses mains, par des chaînes, tu lies, Qu'au chariot fatal dises de l’attacher, Qu'il n'ait devant la hache une face pâlie, ou devant le fourgon qui viendra le chercher.

Bo on nie pójdzie, jak dawni rycerze, Utkwić zwycięski krzyż w Jeruzalemie, albo jak świata nowego żołnierze Na wolność orać... krwią polewać ziemię.

car point n'ira, preux de jadis, chez l'infidèle, Vainqueur, planter la croix au sommet de sion, Ni, pour la liberté de nations nouvelles, labourer – et de sang abreuver les sillons !

wyzwanie przyszle mu szpieg nieznajomy, walkę z nim stoczy sąd krzywoprzysiężny, a placem boju będzie dół kryjomy, a wyrok o nim wyda wróg potężny.

Provoqué par un traître, anonyme canaille, sa cause mise aux mains d'un tribunal vendu, il aura son cachot pour tout champ de bataille, Par le tsar ennemi verdict sera rendu.

zwyciężonemu za pomnik grobowy zostaną suche drewna szubienicy, za całą sławę krótki płacz kobiécy i długie nocne rodaków rozmowy.

Vaincu, pour monument funèbre, stèle infâme, le bois sec du gibet sera dressé sur lui, tiendra toute sa gloire en courts sanglots de femme et, de ses compagnons, en longs propos, la nuit 19.

19. adam mickiewicz, « À une mère polonaise », Ballades, romances et autres poèmes, choisis, présentés et traduits du polonais par Roger legras, lausanne, l’Âge d’homme, 1998, pp. 100-101.

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agnieszka weseli-GiNteR Historienne de la sexualité

Lagerbordell au Konzentrazionslager auschwitz-birkenau l’objectif principal du régime nazi fut de promouvoir l’homme de type aryen, « le Prométhée de l’humanité », ce qui impliquait le contrôle du corps et surtout de deux fonctions humaines : la reproduction et la production. la prostitution organisée 1 par l’État était un des éléments de ce dessein. À la période de marginalisation et de criminalisation du phénomène succéda en allemagne nazie la période d’acceptation en tant que saine alternative à l’homosexualité, qui risquait de se produire entre des hommes demeurant constamment ensemble. la prostitution fut également un moyen de protection contre les maladies vénériennes. la guerre renforça l’importance de la prostitution en allemagne : pour un soldat de la wehrmacht ou de la ss, une visite dans une maison de passe constituait une récompense ; pour les forçats ou les détenus du camp de concentration, c’était une motivation supplémentaire pour qu’ils travaillent plus efficacement. Plusieurs dizaines de milliers de femmes passèrent par les « maisons closes » des camps du iiie Reich. la majorité des témoignages (et il en existe peu) concernant les « maisons closes » du camp de concentration d’auschwitz-Birkenau – c’est d’ailleurs le cas de tous les témoignages concernant l’univers du camp –, proviennent des hommes : les prisonniers politiques, les ss, les kapos, qui formaient une sorte « d’autorité » pour les détenus et représentaient, à côté des ss, le second pouvoir dans le camp. les détenues fournissent moins de témoignages. il n’existe aucun témoignage de détenue employée dans les « maisons closes » du camp d’auschwitz-Birkenau. la première « maison close » pour les détenus fut construite en 1943 dans le camp principal d’auschwitz et, en novembre de la même année, une autre fut ouverte dans le camp d’auschwitz iii (monowitz) 2. les deux faisaient partie du système de motivation : le passage dans une de ces maisons constituait la récompense la plus élevée pour un travail bien fait. il y avait vingt femmes dans la première maison, dix dans l’autre. tous les témoins soulignent que les détenues se présentaient de leur plein gré pour y travailler. les médecins ss proposaient aux jeunes détenues, choisies dans le camp des femmes (auschwitz ii Birkenau) et examinées par le médecin, de travailler dans « un commando plus léger » et leur promettaient même la libération. elles pouvaient refuser une fois renseignées sur le 1.

2.

ce terme, bien qu’habituellement employé, se révèle bien imprécis, car, dans le cas de la prostitution forcée, il n’existe pas de notion de consentement ni de gain. toutefois, vu l’absence de terme plus approprié, c’est celui-là qui sera utilisé dans le texte. Nous éviterons cependant, pour des raisons évidentes, d’appeler les femmes travaillant dans les maisons closes organisées par l’État des « prostituées ». auschwitz iii, appelé aussi Buna ou monowitz, fut créé en 1941 près de monowice, à 14 kilomètres de Birkenau, pour fournir des travailleurs à l’usine de caoutchouc synthétique de la Buna dans le cadre du travail forcé. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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genre de travail qui les attendait et sur la stérilisation qu’elles devaient subir 3. Pour certaines femmes, déportées pour prostitution, ce travail sembla probablement plus facile. les autres s’y soumettaient après ce qu’elles avaient vu et subi durant le trajet les conduisant vers le camp et après une brève détention. les femmes y travaillant recevaient les détenus sélectionnés dans des pièces séparées, tous les soirs de la semaine, pendant trois heures. chaque visite, qui durait environ 15 minutes, se terminait par une sonnerie et par l’ordre de quitter la pièce. À travers une ouverture dans la porte, les ss surveillaient si les détenus respectaient les règles définissant entre autres les positions « saines », l’hygiène 4 et la pureté de la race 5. les détenus payaient avec le Prämienschein (« certificat de prime », délivré pour un travail efficace), équivalent de 2 reichsmark, dont 1,5 était viré sur le compte du service principal de l’administration et de l’économie de la ss 6 et 0,5 versé aux femmes (en réalité, nous ne connaissons aucun cas de versement de cette somme aux femmes). selon les témoignages, la « maison close » était surtout destiné aux kapos, aux responsables de blocs, etc. certains d’entre eux considéraient probablement la prostitution comme une chose évidente. Par ailleurs, ils pouvaient prouver leur efficacité au travail plus facilement que les autres détenus. les ss, les kapos et les prisonniers politiques parlent surtout de l’intérêt des kapos pour cette forme de récompense en contrepartie d’un travail efficace. les prisonniers politiques (par exemple, les communistes) et avant tout les membres du mouvement de résistance du camp affirment que leur milieu boycottait les « maisons closes ». l’emplacement du bâtiment 7 et l’interdiction de faire partie de la communauté des détenus isolaient les femmes qui travaillaient dans la « maison close ». elles ne pouvaient pas quitter le bâtiment dans la journée et, le soir, les ss les emmenaient en promenade hors du camp. elles ne faisaient donc que croiser les détenus qui revenaient du travail 8. l’apparence de ces femmes était différente des autres. elles portaient des vêtements « civils 9 », avaient le droit de se maquiller, étaient mieux nourries que les autres détenues et avaient une salle de bains à leur disposition. on veillait à ce qu’elles ne s’approchent pas trop des détenus. elles n’avaient pas le droit de participer directement au troc des marchandises et des services dans le camp. les hommes constituaient pour elles le seul lien avec l’univers du camp. la nuit, après la fin du temps de travail réglementaire, commençaient les visites « illégales », incontrôlées et, en tant que telles susceptibles d’être punies. les kapos, souvent ceux-là mêmes qui étaient venus plus tôt voir les femmes « légalement », tournaient autour 3. 4. 5. 6. 7.

8. 9.

il n’est pas certain que cette intervention ait été pratiquée d’une manière systématique à auschwitz. afin d’empêcher la propagation des maladies vénériennes, les détenus étaient examinés avant et après chaque relation sexuelle, et les femmes étaient régulièrement contrôlées. les Polonaises recevaient les Polonais, les allemandes les allemands. il n’y avait bien évidemment pas de Juives. les Juifs n’avaient pas le droit d’y venir. ss-wirtschafts-und Verwaltungshauptamt (wVsha). la« maison close » d’auschwitz i fut créée, de façon assez exceptionnelle, au milieu du camp, dans le bloc 24, à l’étage au-dessus de la chancellerie ss. Dans le camp d’auschwitz iii, comme dans les autres camps de concentration, la « maison close » se trouvait dans une baraque séparée par des barbelés. aPmo [archiwa Państwowe muzeum w oświęcimiu, archives nationales du musée d’auschwitz], déclaration t. 68, p. 21 (153), zofia Bator-stępień. Provenant de l’Effektenkammer, l’entrepôt des affaires confisquées aux nouveaux arrivants dans le camp.

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du bâtiment avec des cadeaux (de la nourriture, des sous-vêtements, des bijoux) que les femmes choisies faisaient monter à l’aide d’une corde. afin d’obtenir ces cadeaux plus facilement, il fallait donner un pot-de-vin à un ss ou à un kapo responsable de la « maison close ». malgré les interdictions très fermes et réitérées, les membres de l’encadrement allemand la fréquentaient eux aussi. comme on l’a dit, l’isolement des femmes travaillant dans les « maisons closes » les mettait à l’écart de la communauté des détenus. elles ne furent jamais considérées comme faisant partie de celle-ci, surtout à cause de leurs relations avec les kapos et avec les allemands qui les plaçaient d’une certaine manière dans le « camp ennemi ». Grâce aux privilèges évoqués plus tôt et au caractère plus « léger » de leur travail, ou peut-être grâce aux relations qu’elles entretenaient avec les représentants des autorités, les femmes des maisons closes avaient plus de chances de survivre. après quelques mois de travail dans la « maison close », au moins une partie d’entre elles était transférée à des postes de kapos dans le camp pour femmes. De toutes les manières, rien ne pouvait atténuer l’image négative que les autres détenus se faisaient d’elles. cette image se forgea sûrement aussi à cause du comportement de certaines femmes de la « maison close », probablement des prostituées professionnelles de nationalité allemande. elles affichaient clairement leur sympathie pour les allemands et les kapos, ainsi que leur dédain envers les détenus, avec lesquels elles refusaient de s’identifier. Dans les témoignages des détenus, les femmes des « maisons closes » d’auschwitzBirkenau sont souvent désignées comme « la canaille 10 », « les prostituées typiques », « les filles 11 » « les demoiselles 12 ». Dans les archives, nous pouvons lire ce qui suit : « les prostituées qui se présentaient pour travailler dans le bordel ne trouvaient pas le séjour dans le Bloc 24 effrayant » ; la soupe qu’elles mangent n’est qu’une « soupe de pute 13» ; les hommes qui viennent les voir sont désignés comme « les amants », « les favoris 14 », « les adorateurs 15 », « les Roméo ». on décrit aussi la paresse des femmes des « maisons closes », le luxe dans lequel elles vivent, en soulignant la manière « malhonnête » dont elles l’ont obtenu ; on les compare aux odieux ss et aux kapos. Un ton de mépris, de dégoût et de répulsion prédomine dans les récits concernant les femmes des maisons closes et les hommes qui en profitaient. la « maison close » est désignée comme le « bordel » ou par le mot emprunté de l’allemand Puff « bordel». Dans un témoignage, le Puff est comparé, d’une manière très ironique, à un terrain de football, « l’un des divertissements du camp 16 ».

10. aPmo, procès de Rudolf höss, t. 24, déclaration d’une femme-médecin, Janina Kościuszkowa, p. 57. 11. aPmo, déclaration t. 103, p. 7 (55), Józef otowski. 12. aPmo, déclaration t. 76, p. 11 (121), ośw/Brandhuber/1708; aPmo, déclaration t. 88a, p. 54, stefan Buthner (médecin à auschwitz iii); aPmo, déclaration t. 88a, p. 8 (168), Karel mine (innenbaukommando, puis infirmier à l’hôpital d’auschwitz iii). 13. aPmo, déclaration t. 76, p. 11 (121), ośw/Brandhuber/1708; aPmo, déclaration t. 58, p. 128, lucjan sobieraj. 14. aPmo, déclaration t. 76, p. 11 (121), ośw/Brandhuber/1708. 15. aPmo, déclaration t. 88a, p. 54, stefan Buthner (médecin à auschwitz iii). 16. aPmo, déclaration, t. 51, ośw/witek/l094 (il s’agit du code du camp donné par la détenue Krystyna witek le 28 mai 1944, pendant la période où la discipline fut plus souple à auschwitz).

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les récits qui montrent une image un peu moins négative des femmes travaillant dans les maisons closes proviennent des personnes qui les rencontrèrent sur un terrain plus neutre (par exemple, une jeune femme qui fit connaissance de l’une d’elles à l’hôpital 17) ou des personnes qui pouvaient utiliser leurs relations avec elles au profit de l’ensemble des détenus (par exemple un détenu-médecin, membre de la résistance dans le camp qui, en soignant les femmes des maisons closes, pouvait obtenir des renseignements concernant les projets des allemands 18). Pourtant, même dans ces récits, on ne parle pas des traumatismes, des humiliations, des souffrances, des douleurs qui sont propres aux victimes de violences sexuelles. les femmes que l’on a forcées à se prostituer n’ont pas témoigné. Je crois qu’il conviendrait de parler de quatre formes d’exclusion du discours : 1) l’exclusion des femmes de l’expérience de la guerre 19, 2) l’exclusion liée au tabou existant autour de la vie sexuelle et autour de toutes les formes de violence sexuelle, dont celle liée à la guerre, 3) l’exclusion due à la culpabilisation des victimes de violence sexuelle, 4) l’exclusion due au fait que la prostitution n’est nullement perçue comme un travail. Par conséquent, les femmes forcées à se prostituer n’ont pas pu partager leurs expériences traumatisantes. elles n’ont donc pas pu être considérées comme victimes ni obtenir réparation, puisque leur cas n’a pas été pris en compte dans le système des réparations pour le travail forcé. Des dizaines d’années après la guerre, les historiens allemands (les hommes) appellent encore Huren « putes » les femmes ayant travaillé dans les maisons closes 20, ils considèrent la maison close en elle-même comme faisant partie de l’activité culturelle 21 du camp. en Pologne, le sujet de la prostitution n’a pas du tout été traité. l’auteur d’un livre en principe complet sur le travail forcé dans le camp d’auschwitz-Birkenau mentionne la « maison close » uniquement dans le contexte d’un système de récompenses, et non comme une forme de travail forcé 22. en Pologne, contrairement à l’allemagne, où des historiennes réunissent depuis les années quatre-vingt-dix des témoignages d’anciennes employées des maisons closes et font des recherches, il n’existe pas de travaux sur les violences perpétrées dans les camps nazis du point de vue des gender studies. la situation des « prostituées forcées » d’auschwitz-Birkenau fut objectivement plus avantageuse que celle des 500 détenues de Ravensbrück 23 qui travaillaient dans les différents camps de

17. Déclaration de zofia Bator-stępień, cf. note 9. 18. władysław Fejkiel, « wspomnienia oświęcimskie. „Puff ” jako nagroda » (« souvenirs d’auschwitz. “Puff ” comme récompense ») in Życie Literackie, no 10, 5 mars 1961. 19. andrea Dworkin attire l’attention sur ce fait en parlant de l’exclusion des femmes de l’expérience de l’holocauste, cf. andrea Dworkin, The Unremembered: Searching for Women at the Holocaust Memorial Museum, ms. magazine online, no 3, novembre/décembre 1994. 20. wolfgang sofsky, Die Ordnung des Terrors. Das Konzentrationslager, Francfort/main, s. Fiszer, 1993. 21. Falk Pingel, Häftlinge unter SS-Herrschaft. Widerstand, Selbstbehauptung und Vernichtung im Konzentrationslager, hamburg, 1979. 22. Franciszek Piper, Zatrudnienie więźniów KL Auschwitz. Organizacja pracy i metody eksploatacji siły roboczej (l’emploi des prisonniers du Kl auschwitz : l’organisation de travail et les méthodes d’exploitation de la force ouvrière), Państwowe muzeum w oświęcimiu [musée national d’auschwitz], 1981. 23. témoignages rassemblés par des historiennes allemandes et autrichiennes, entre autres par christa Paul, christa schikorra, Brigitte halbmayr, helga amesberger et Katrin auer. Plusieurs livres et articles à ce sujet ont été publiés depuis les années 1990.

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concentration 24. Pourtant, leur expérience devait ressembler à celle dont parlent à présent les femmes « prostituées forcées » de Ravensbrück. selon mes recherches, lors du fonctionnement du camp d’auschwitz-Birkenau, environ cent-cinquante femmes travaillèrent dans les deux « maisons closes ». le fait que leur nombre soit peu élevé par rapport au nombre total des victimes du nazisme, a une importance secondaire. À cause d’un amalgame de divers tabous sociaux et de stéréotypes sur les femmes victimes de violence sexuelle, soixante ans après la guerre, elles sont toujours marginalisées, isolées et stigmatisées. Traduit par Piotr Biłoś

24. celles-ci furent envoyées dans des endroits éloignés, ce qui accroissait leur isolement, puis, souvent malades ou enceintes, elles revenaient à Ravensbrück sans pouvoir profiter de leurs relations avec les dirigeants des camps pour assurer leur survie.

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anna syNoRaDzKa-DemaDRe Université Charles de Gaulle – Lille 3

Faut-il publier le journal intime d’andrzejewski ? i À la fin des années 1950, Jerzy andrzejewski (1909-1983) a acquis une notoriété internationale grâce au film qu’andrzej wajda a tiré de son roman intitulé Popiół i diament [cendre et diamant] 1. Publié en Pologne juste après la fin de la seconde Guerre mondiale, ce roman a valu à son auteur non seulement un prix littéraire important, mais beaucoup plus : la consécration de son statut de « classique » étudié dans les écoles, privilège que la chute du communisme lui a d’ailleurs enlevé. Désormais, l’œuvre d’andrzejewski dans son ensemble est passée « au purgatoire », et il est difficile de savoir ce qu’il en restera à terme dans la conscience collective. Je vais parler ici de son journal intime 2. il s’agit des notes, en grande partie inédites, qui couvrent la période 1942-1971 et qui furent dispersées : la partie la plus riche de ce texte (plusieurs cahiers manuscrits de la période 1950-1971) fut confiée par andrzejewski lui-même à irena szymańska (1921-1999), qui était tout à la fois sa confidente et son ancien éditeur 3 ; une autre partie (quelques fragments de tapuscrit, ainsi que de nombreux agendas) fut transférée après la mort de l’auteur par sa famille au musée de la littérature à Varsovie ; une autre enfin (un manuscrit) est restée en possession de sa fille agnieszka. ayant eu, à deux reprises, la possibilité d’étudier de façon approfondie la partie des manuscrits qui se trouvaient alors en possession d’irena szymańska, j’ai pris soin d’en faire une copie en 1994. Quelques années après la mort de szymańska, on m’a demandé, en 2003, de prendre la relève et d’être la dépositaire de ces manuscrits, que j’ai depuis déchiffrés et saisis sur ordinateur 4 ; j’ai fait la même chose avec les deux autres parties du corpus, 1. 2.

3. 4.

Première édition en 1948. ce texte ne doit pas être confondu, il faut le souligner, avec le Journal qu’andrzejewski publia dans les années soixante-dix, en forme de chroniques, dans l’hebdomadaire Literatura : de 1972 à 1979, sous le titre Z dnia na dzień [au jour le jour], puis, de 1979 à 1981, sous celui de Gra z cieniem [ Jeu avec l’ombre]. Des morceaux choisis (et censurés) de ce Journal furent ensuite publiés en trois volumes : Gra z cieniem, Varsovie, czytelnik, 1987, et Z dnia na dzień, t. 1 et 2, czytelnik, Varsovie, 1988. irena szymańska, Mój przyjaciel Jerzy [mon ami Jerzy], in Miałam dar zachwytu [ J’avais le don de l’émerveillement], Varsovie, czytelnik, 2001. malheureusement, en confrontant les manuscrits avec les photocopies que j’en avais effectuées précédemment, j’ai constaté qu’une importante partie de l’original avait disparu. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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dont je m’étais procuré une copie, l’ensemble du texte formant un tapuscrit de quelque trois cents pages 5. maintenant que j’ai reconstitué le journal dans sa totalité, je me pose la question de savoir s’il est souhaitable de le publier. Pourquoi ce doute ? Parce que le journal intime d’andrzejewski n’a pas été conçu comme une œuvre littéraire à part entière. c’est un journal intime, dans les deux sens du terme : écrit dans le secret et traitant principalement de la vie sentimentale de l’écrivain. Pour compliquer les choses, précisons qu’il s’agit d’un père de famille, profondément attaché à son épouse et à ses enfants, mais attiré par les garçons et constamment à la recherche de leur amour.

ii l’homosexualité d’andrzejewski était un secret de Polichinelle pour ses contemporains. avant la seconde Guerre mondiale, la liberté de mœurs dans la capitale mettait encore mal à l’aise certains écrivains venus de province 6, mais en général le milieu artistique varsovien ne s’attardait pas sur le sujet, considérant que les préférences sexuelles restaient une affaire privée. Dans la Pologne de l’après-guerre, les dirigeants du parti communiste n’étaient pas du même avis. cela devint flagrant en 1976, lorsque andrzejewski s’engagea ouvertement aux côtés de l’opposition. Pour le discréditer, la police secrète fabriqua alors et diffusa une missive qui le dénonçait comme un homosexuel militant : andrzejewski aurait entrepris une action en faveur d’une proposition de loi permettant le mariage des homosexuels 7. ce document, fabriqué de toutes pièces, les tentatives de chantage et les appels téléphoniques anonymes, avec menaces et insultes, dont il fut alors l’objet, tout cela montre qu’à l’époque, l’étiquette d’« homosexuel » était censée nuire à celui à qui elle était accolée, l’ouverture d’esprit des élites varsoviennes étant alors loin d’être partagée par l’opinion publique dans son ensemble. les bouleversements politiques de la fin des années quatre-vingt ont très certainement favorisé une évolution des mentalités, modifiant enfin l’image négative des homosexuels, profondément enracinée dans la conscience collective des Polonais. Peut-on en dire autant de la façon dont on aborde aujourd’hui la question de l’homosexualité d’andrzejewski ? certes, celle-ci est étudiée d’une façon tout à fait naturelle par les adeptes des gender studies,

5.

6.

7.

J’ai présenté pour la première fois le résultat de ce travail dans l’article « Usprawiedliwić własne istnienie » [ Justifier sa propre existence], in Rzeczpospolita, supplément culturel PLUS-MINUS, no 202, 30-31 août 2003. il est significatif que czesław miłosz se soit refusé, jusque dans sa vieillesse, à évoquer ses souvenirs sur le mode de vie de Jarosław iwaszkiewicz avant la guerre. cependant, ces dernières années, plusieurs sources permettant d’étudier les rapports entre miłosz et andrzejewski ont vu le jour : leur correspondance, Portret podwójny [Double portrait], Varsovie, zeszyty literackie, 2011 ; le journal de Jarosław iwaszkiewicz, Dzienniki, tome i (1911-1955), Varsovie, czytelnik, 2007, tome ii (1956-1963), Varsovie, czytelnik, 2010 ; une biographie de czesław miłosz : andrzej Franaszek, Miłosz. Biografia, cracovie, znak, 2011. Je l’ai appris en 1994 de la bouche de wiktor woroszylski qui m’a longuement parlé de ses souvenirs concernant andrzejewski. stefan Kisielewski relate la même histoire dans son Journal [Dzienniki], Varsovie, iskry, 1996, pp. 883-884).

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qui effectuent de véritables recherches, en analysant l’esthétique propre aux œuvres des écrivains homosexuels (je pense notamment aux travaux de German Ritz 8). Néanmoins, dans les publications moins spécialisées, destinées à un public plus large, la vie privée d’andrzejewski est encore parfois évoquée avec une certaine condescendance, attitude ironique que l’on retrouve dans la présentation du recueil de lettres d’andrzejewski, sous le titre Dziennik paryski [ Journal parisien]9. Notons cependant la parution récente de l’ouvrage Homobiografie [homobiographies]10, qui − tout au contraire − insiste sur l’importance de la connaissance de l’identité sexuelle des écrivains pour la compréhension de leur œuvre. malheureusement, ce petit livre qui se veut engagé en faveur de la « minorité » des artistes attirés par les personnes du même sexe risque, paradoxalement, de leur nuire, dans la mesure où il incite à la reconnaissance d’une « catégorie » d’écrivains homosexuels : andrzejewski s’y retrouve apparenté à witold Gombrowicz, Jerzy zawieyski, maria Komornicka ou maria Rodziewiczówna − démarche qui me semble aussi saugrenue qu’infructueuse. Force est de constater que les biographes de l’auteur de Cendre et diamant n’ont pas trouvé de méthode pour analyser la vie intime d’andrzejewski11. Pourtant, il serait indispensable de maîtriser un tel outil, si l’on voulait aborder le journal de l’écrivain, où sa vie amoureuse occupe une place prépondérante. ces notes témoignent qu’andrzejewski a longtemps vécu son homosexualité comme une épreuve dramatique, qu’il a tout fait pour la renier et la chasser de sa vie, son mariage s’inscrivant probablement dans ses efforts pour tenter de mener une existence dite « normale ». il n’a d’ailleurs jamais vraiment regretté 8. il s’agit en particulier du chapitre « Jerzy andrzejewski : maski pożądania i ich funkcja w poetyce poezji » [ Jerzy andrzejewski : les masques du désir et leur fonction dans la poétique du roman], in Nić w labiryncie pożądania [le Fil dans le labyrinthe du désir], Varsovie, wiedza Powszechna, 2002. 9. Jerzy andrzejewski, Dziennik paryski, Varsovie, 2003. − Je me suis exprimée sur cette publication dans l’article «Dziennik (?) paryski Jerzego andrzejewskiego» [le Journal (?) parisien de Jerzy andrzejewski], in Odra, wrocław, no 1, 2004. 10. Krzysztof tomasik, Homobiografie [homobiographies] (où des chapitres sont respectivement consacrés à andrzejewski, Dąbrowska, Gombrowicz, hertz, iwaszkiewicz, Jeleński, Komornicka, lechoń, mycielski, Rodziewiczówna, sadowska, sobański, szymanowski et zawieyski), Varsovie, wydawnictwo Krytyki Politycznej, 2008. Notons à cette occasion que les informations sur les préférences sexuelles des écrivains, que Krzysztof tomasik présente comme des « révélations », sont en fait bien connues des chercheurs, comme le prouve d’ailleurs la bibliographie de cet ouvrage. 11. la remarque me concerne également. la présence réduite de ce sujet dans ma monographie intitulée Andrzejewski (cracovie, wydawnictwo literackie, 1997) s’explique par le fait que je m’intéressais essentiellement au contexte politique dans lequel le romancier avait vécu et travaillé. ce choix m’a valu quelques critiques : aussi bien l’écrivain Jerzy Pietrkiewicz − avec qui andrzejewski collabora durant les années trente dans l’hebdomadaire Prosto z mostu [sans ambages] − que czesław miłosz – son ami proche dès les années de guerre – m’ont exprimé leur déception, me reprochant d’avoir « esquivé » ce thème d’une grande importance pour la compréhension de la personnalité et de l’œuvre d’andrzejewski. J’ai essayé d’en tenir compte dans mon introduction à Miazga [la Pulpe] à l’occasion de l’édition complète et annotée de ce roman [dans la série Biblioteka Narodowa des éditions Ossolineum, présentation (pp. Vii-XXXi) et notes d’anna synoradzka-Demadre, wrocław, 2002]. cette œuvre devenue légendaire, qui s’offre à diverses interprétations, peut se lire, entre autres, comme « un roman à clefs » ; cela m’a permis d’indiquer certaines similitudes entre le héros principal du roman, adam Nagórski, et l’auteur, ainsi qu’entre plusieurs personnages secondaires de Miazga et les amis masculins d’andrzejewski. mais ce « décryptage » des prototypes des personnages n’était qu’une des pistes que j’ai suivies dans mon étude, si bien que mon discours sur la vie privée d’andrzejewski est resté, une fois encore, relativement limité.

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son choix, puisqu’il a trouvé en son épouse l’âme sœur et une amie fidèle, ainsi qu’on peut le constater en lisant leur correspondance12. il reste à déterminer ce qui empêchait andrzejewski de vivre son homosexualité sereinement. il subissait, bien évidemment, la pression sociale. Néanmoins, il serait intéressant de comprendre s’il s’agissait dans ce cas précis uniquement des contraintes liées à son éducation catholique, ou bien plutôt de la volonté d’un fils de respecter l’autorité parentale, plus précisément, les attentes d’une mère qu’il adorait. Pour en trouver des preuves, il faudra examiner le début du journal à la loupe, en y cherchant les signes du malaise de l’auteur, récemment marié et prônant − comme pour s’en autoconvaincre − les vertus de la vie conjugale. ce qui, me semble-t-il, mérite une attention particulière, c’est que le moment où andrzejewski envisagea pour la première fois la nécessité de s’émanciper coïncida avec le changement de ses convictions politiques. Rappelons qu’après avoir débuté dans les années trente comme « écrivain catholique », il a perdu la foi pendant la guerre, pour devenir ensuite un marxiste convaincu. cette idéologie s’est très certainement substituée pour lui à la religion, ainsi que le pensait irena szymańska 13. il lui a fallu déserter d’abord l’Église, puis prendre du recul face au parti, donc s’affranchir des autorités, pour pouvoir enfin s’avouer les désirs le plus profondément enfouis en lui, et leur accorder une place dans son journal. il n’aborda ouvertement le sujet qu’en 1954, donc à l’âge de quarante-cinq ans. même si, comme nous l’avons vu, andrzejewski avait trouvé en sa femme l’amie de sa vie, il ne pouvait pas vivre sans les émotions violentes propres à l’état amoureux qu’il ne trouvait que dans des relations masculines. ses rencontres les plus importantes se sont faites dans le milieu artistique de la Pologne des années cinquante et soixante. Par conséquent apparaissent fréquemment dans les pages du journal de jeunes acteurs et écrivains qui sont par la suite devenus célèbres et que nous connaissons donc tous. même si on les cachait derrière des initiales, le lecteur n’aurait aucune peine à les identifier.

iii Dans ces conditions, faut-il remettre le texte du journal d’andrzejewski à un éditeur ? avons-nous le droit de dévoiler au public ce qui était secret dans l’existence d’un homme et de ceux auxquels il était lié ? Je me dis parfois qu’il vaudrait mieux ranger ces feuillets − qui n’ont d’ailleurs pas de réelle valeur littéraire en eux-mêmes − dans un tiroir, et laisser le temps faire son œuvre. Dans cinquante ans, aussi bien andrzejewski que ses amis, et même les enfants de ceux-ci, appartiendront à une époque révolue : on pourra alors étudier les traces de leur existence comme une matière qui ne souffre plus, et chaque note de ce journal, fût-ce la plus secrète, aura perdu son caractère intime et sera devenue une partie de notre patrimoine culturel. Pourtant, tout en étant consciente de la nécessité de prendre du recul, je ne puis me résoudre à mettre sous le boisseau ce journal, dont la plus grande partie est tombée entre mes mains, d’autant plus que ce texte, loin d’être seulement consacré à la vie sentimentale d’andrzejewski, constitue également une inestimable source d’informations sur la genèse 12. il s’agit d’un grand corpus de textes inédits, dont une partie (les lettres de maria andrzejewska à son mari) se trouve au musée de la littérature à Varsovie, et l’autre (les lettres d’andrzejewski à sa femme) reste dans des archives privées.

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de son œuvre. Parfois ces notes se transforment en un registre d’idées de toutes sortes concernant un roman en gestation : andrzejewski y consignait des variantes de l’intrigue, le plan des scènes et les traits des personnages, en indiquant, par ailleurs, les éléments qui avaient été pour lui des sources d’inspiration, qu’il s’agisse de conversations, de rencontres, ou de lectures ; il y exprimait aussi ses doutes sur l’œuvre qu’il entreprenait et les difficultés qu’il avait à réaliser son projet. Par ailleurs, ces notes apportent matière à réflexion sur le phénomène de la collaboration des écrivains polonais avec le régime stalinien, le journal se prêtant à une étude sur l’évolution des opinions politiques d’andrzejewski tout au long des années quarante, cinquante et soixante. c’est un témoignage d’autant plus précieux que peu de textes de ce type ont, maintenant encore, vu le jour en Pologne. Je travaillais à la biographie d’andrzejewski lorsque j’ai découvert l’existence de ces notes, et je dois avouer que ce fut pour moi un moment crucial car cette lecture a aiguillonné mes recherches, en me procurant des indices introuvables ailleurs. ayant l’avantage de disposer de cette source jusque-là inconnue, je l’ai exploitée à volonté, mais sans toutefois l’épuiser. D’autres chercheurs pourraient y trouver des pistes que je n’ai pas su lire ou que je n’ai pas suffisamment commentées. c’est pourquoi, en ne publiant pas le journal d’andrzejewski, j’aurais l’impression de soustraire aux autres le texte qui m’a été confié et de m’en attribuer en quelque sorte l’usage exclusif. Reste, sans doute, une solution intermédiaire, qui consisterait à publier un choix d’extraits. mais cela équivaudrait à exercer une censure, et la parution récente de fragments du Journal d’anna Kowalska 14 m’a convaincue que la publication de notes « charcutées » n’était pas une solution satisfaisante. chaque fois qu’on discerne dans le texte une « trace de ciseaux », on en veut à l’éditeur de nous cacher une part de vérité d’une œuvre qui devrait pouvoir assurer sa propre défense.

iV andrzejewski n’ayant pas laissé d’indications précises sur ses intentions concernant le journal, nous sommes contraints, pour essayer de comprendre sa volonté, d’interpréter ses paroles et ses actes. il me semble significatif qu’il n’ait pas détruit ses notes, mais qu’il ait pensé à les préserver en les remettant entre les « mains sûres » d’irena szymańska. Nous ne savons ni quand ni pourquoi andrzejewski se sépara du journal pour l’apporter à son amie. mais comme les notes confiées à celle-ci s’arrêtent en 1971, il est clair que le « transfert » a dû avoir lieu après cette date, sans doute dans la seconde moitié des années soixante-dix, alors que l’écrivain pouvait craindre une perquisition à son domicile. Rappelons qu’en 1976 il fut un des membres cofondateurs du KoR (comité de défense des ouvriers) et que, l’année suivante, il entra dans le comité de rédaction de la première revue littéraire du « samizdat », nouvellement fondée, dont le titre Zapis [Proscription] bravait ouvertement la censure. c’est justement à cette époque que la police le menaça de dévoiler publiquement son homosexualité. 13. elle m’a, à plusieurs reprises, expliqué qu’andrzejewski avait longtemps eu besoin de se soumettre à une autorité supérieure, qu’il appelait son « suzerain ». 14. anna Kowalska, Dzienniki (1927-1969), Varsovie, iskry, 2008.

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Quoi qu’il en soit, les notes d’andrzejewski étaient plus en sécurité dans leur nouvelle « résidence », où, de surcroît, elles ne risquaient pas de tomber dans l’oubli. en effet, même après la mort d’andrzejewski, irena szymańska a protégé ce « dépôt », tout en veillant à ce qu’il soit accessible aux chercheurs. c’est grâce à elle que j’ai pu découvrir l’existence du journal et le lire ; je doute qu’elle l’eût permis si la volonté d’andrzejewski avait été autre. les intentions de l’écrivain se reflètent-elles dans sa façon de rédiger le journal ? Par périodes, andrzejewski maintenait deux variantes parallèles de ses notes, et quelquefois même trois ! Dans l’une d’elles, il omettait certains faits ou commentaires, en ajoutait d’autres et camouflait l’identité de certaines personnes en les cachant derrière des initiales ou la première lettre de leur prénom. cette « stratégie » était-elle appliquée à la « version » destinée à une éventuelle publication ? cela paraît vraisemblable. À la fin des années cinquante, andrzejewski se mit à publier, de temps à autre, des fragments de son journal, notamment en 1959 dans l’hebdomadaire Nowa Kultura quelques extraits écrits durant l’occupation allemande 15. en 1966, il puisa dans les notes rédigées alors qu’il travaillait sur Cendre et diamant et il ajouta des passages choisis de ces notes à une nouvelle édition du roman 16. Dorénavant, ces fragments accompagneront toujours l’œuvre la plus célèbre d’andrzejewski. on retrouve un lien semblable entre le journal et la publication du roman Apelacja [sollicitation]. ce petit livre, écrit en 1967 et longtemps interdit par la censure, parut d’abord à Paris 17, et lorsqu’en 1983 sa diffusion fut enfin possible en Pologne, andrzejewski joignit à cette œuvre les notes rédigées pendant la période où il l’avait composée 18. ainsi, il nous paraît très probable que, si la mort ne l’avait pas emporté quelques mois plus tard, il aurait continué à publier des extraits de ses notes 19. cette idée est corroborée par un commentaire que fit a posteriori andrzejewski à propos de son journal des années cinquante. après l’avoir relu quelque vingt ans plus tard, constatant que la censure politique ne pourrait toujours pas en accepter la publication, il remarque alors : apparemment, j’ai écrit beaucoup de pages qui sont condamnées au silence. auront-elles un jour le droit de parler ? Quand cela sera-t-il possible ? Je ne puis le savoir 20.

aujourd’hui, alors que la censure politique n’est plus de rigueur en Pologne, les ayants droit des œuvres d’andrzejewski seront, semble-t-il, favorables à une publication du journal dans son intégralité. mais est-ce une raison suffisante pour passer à l’acte 21 ? Jerzy andrzejewski, Życie duże i małe [la grande Vie et la petite], in Nowa Kultura, no 29, 1959. Jerzy andrzejewski, Popiół i diament, Varsovie, Piw, 1966. Jerzy andrzejewski, Apelacja, Paris, institut littéraire, 1968. Jerzy andrzejewski, Apelacja, Varsovie, czytelnik, 1983. Dix ans après la mort d’andrzejewski, sa fille donna son accord pour la publication des notes que la naissance de son frère cadet, marcin, en 1943, avait inspirées à leur père. ces notes ont été réunies dans le volume intitulé Zeszyt Marcina [le cahier de martin], Varsovie, wydawnictwo Prokop, 1994. 20. «Bardzo dużo stronic pisałem dla milczenia. czy głos im będzie dany i kiedy, tego wiedzieć nie mogę.» il inscrivit ces phrases en octobre 1978 sur un fragment du journal de 1958. 21. la première version de cette communication a été rédigée en 2004. Depuis, j’ai pris la décision de publier le journal d’andrzejewski, ainsi que sa correspondance avec son épouse. Je travaille actuellement à la préparation de ces deux volumes. 15. 16. 17. 18. 19.

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German Ritz Université de Zurich

Être avec l’autre « à la polonaise ». entre ethos et sexualité, ou comment se décompose le fantasme ? le Cosaque de Goszczyński et la Chabraque d’irzykowski

l’autre est depuis longtemps une catégorie interprétative de prédilection dans les sciences humaines et, par ce biais, dans les études littéraires. cette catégorie reste un centre d’intérêt pour des disciplines comme la sociologie de la littérature, la psychologie de la littérature et surtout les gender studies. l’autre, c’est avant tout ce qui est inexprimable, ce qui se trouve à la lisière de l’esprit et du langage, ce qui touche au sacrum, et – à l’époque postmétaphysique – se remplit d’un contenu sans cesse renouvelé, portant des étiquettes changeantes. Depuis le XiXe siècle, l’autre envahit surtout les domaines de l’ethos et de la sexualité ; ces deux notions, l’étrangeté ethnique et l’autre sexe, s’entremêlent alors souvent. la plupart des stéréotypes nationaux, tant affectionnés au XiXe siècle tourné vers le nationalisme, se manifestent, on le sait, dans les images de la typologie sexuelle et portent la marque du gender, alors que les fantasmes sexuels, projetés par le modernisme de la fin du XiXe siècle, s’appuient le plus souvent sur la différence ethnique. ce sont surtout la femme fatale (les slaves de sacher-masoch) et, dans une moindre mesure, la femme fragile, qui ont un besoin supplémentaire d’un autre ethos ethnique ; le tadzio de Mort à Venise, de thomas mann, et la lolita de Nabokov, dans sa première version en russe (Volšebnik/The Enchanter), sont également les représentants d’une autre appartenance ethnique. les forces réunies de l’ethos et du sexe amplifient l’altérité, montrent par des discours de forme différente ce qui est définitivement inexprimable, caché derrière la dissemblance. le fantasme fait partie de l’imaginaire sexuel. l’imagination sexuelle projette des représentations ou des images fantasmatiques qui, dans les grands fantasmes sexuels (comme le sadisme, le masochisme, l’hystérie, etc.), dépassent l’expérience individuelle et deviennent, à travers la littérature, des images et des catégories générales ancrées dans la culture. tous essayent de cerner l’autre sexe qui, surtout dans le masochisme, dans l’hystérie ou dans le fantasme de la nymphe chez Nabokov (pour n’énumérer que les fantasmes typiques de la modernité), représentent l’altérité du rôle sexuel et du corps. le « je » fantasmatique essaie d’apprivoiser l’autre. le fantasme opère d’habitude par la transgression sexuelle (gendershift) de l’homme et transforme le corps en corps de la culture, censé rompre la fixation génitale. Par conséquent, grâce à ces nombreuses transformations fantasmatiques, les images de l’autre gagnent en profondeur et se trouvent liées aux représentations mythiques. ces images sont à l’origine d’une longue tradition, surtout lorsqu’elles sont issues d’œuvres littéraires ou picturales majeures. leur existence seule, et surtout leur rapport Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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aux fantasmes, en dit long sur une culture donnée. Nous n’avons pas l’intention d’établir ici une cartographie des fantasmes polonais ; nous voulons seulement, en nous appuyant sur des exemples mutuellement dépendants d’images fantasmatiques, décrire la spécificité polonaise de l’approche du fantasme. la Pologne, multiculturelle par le passé, connaît beaucoup d’images traditionnelles de l’autre ethnique. cependant certaines d’entre elles, par exemple la représentation du Russe ou de l’allemand, ont pris une forte connotation politique depuis les partages ; elles n’ont donc plus vraiment valeur de fantasme, car l’autre, qui nous intéresse ici, doit être en même temps quelqu’un de familier. on trouve cette approche de la différence tout au long du XiXe siècle dans les confins ukrainiens (la Galicie, la Volynie, la Podolie), surtout dans l’image du cosaque, moins souvent, à mon avis, dans celle du Juif, lié de la même manière depuis longtemps à cette région et qui pourrait tout aussi bien constituer une création fantasmatique. Dans l’imaginaire polonais, le Juif est mieux localisé géographiquement et socialement que le cosaque, et donc moins ambivalent. l’Ukraine et les cosaques deviennent de plus le terrain où se déploie une frénésie qui, en tant que forme littéraire, est surtout liée à l’école « ukrainienne » polonaise (Goszczyński ou słowacki). Des images frénétiques du corps constituent le vecteur le plus courant de la fantasmagorie romantique.

le Cosaque fantasmatique Dans l’imaginaire polonais romantique, dans ce romantisme qui est sous forte influence lituanienne depuis l’insurrection 1, la figure du cosaque occupe une place centrale et très confuse. les chercheurs polonais sont conscients de la signification de cette figure, comme en témoignent les travaux de Janion, Kwapiszewski et Delaperrière 2, mais aucune étude plus vaste n’a été consacrée à ce sujet, pourtant essentiel pour le romantisme. l’image romantique de l’Ukraine, avec la figure du cosaque au centre, est très complexe et ne peut être présentée ici de manière exhaustive ; nous nous focaliserons seulement sur sa valeur fantasmatique. Pour les Polonais du XiXe siècle, dans le nouvel ordre de l’europe centrale, les cosaques se trouvent comme eux dans le camp des vaincus. Pourtant, nation de révoltés, les cosaques avaient continué aux XViie et XViiie siècles à être leur principal adversaire. michał czajkowski 3, dans ses nouvelles et ses romans « ukrainiens », écrits dans les années 1870, fait ressortir ce qui lie la noblesse polonaise et les cosaques, et, fortement influencé par le messianisme, il adapte ces éléments communs en fonction d’un mythe fondateur.

1. 2.

3.

il s’agit du soulèvement national de novembre 1830 (NdR). maria Janion, «Kozacy i górale» [cosaques et montagnards] in Gorączka romantyczna [la Fièvre romantique], Gdańsk, słowo/obraz terytoria, 2007, pp. 325-263 ; Koliszczyzna, in m. Janion, m. Żmigrodzka, Romantyzm i historia, [le Romantisme et l’histoire], Varsovie, Piw, 1978, pp. 111-130 ; marek Kwapiszewski, Kozak romantyczny [le cosaque romantique], in R. łużny (réd.) Między Wschodem a Zachodem [entre l’orient et l’occident], Varsovie, PwN, 1991, pp. 271-283 ; maria Delaperrière, le Cosaque dans la littérature polonaise : héros ou antihéros, in m. cadot, É. Kruba (réd.), les Cosaques de l’Ukraine, Paris, Presses de la sorbonne Nouvelle, 1995, pp. 191-200. michał czajkowski (1804-1886), écrivain et poète, faisant partie de « l’école ukrainienne » du romantisme polonais (NdR).

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zaleski 4, lui-même bien éloigné de l’utopie d’une nouvelle grande Pologne, avait ouvert la voie aux ruthénophiles dans les années vingt. cependant, ses figures de cosaques sont trop familières pour acquérir le statut de fantasme. la tradition fantasmatique a été établie par malczewski dans Maria, un texte culte des années 1820 5 où les personnages fantasmatiques viennent d’une société de magnats et de petite noblesse, encore tout à fait polonaise, alors que l’Ukraine et le cosaque, qui ouvrent le texte, ne font qu’établir l’espace du drame familial à venir : « et l’Ukraine verdoyante reste vide, triste, nostalgique…6 ». la figure suggestive du cosaque sur son cheval devient, à cause de sa dynamique et de l’espace ouvert qu’il traverse, un phénomène romantique fondamental, en quelque sorte le « signe poétique » d’une ère stylistique nouvelle, mais non un sujet agissant dans le drame familial. Goszczyński, dans son Château de Kaniów [zamek kaniowski], écrit en 1828, place la figure du cosaque Nebaba au centre de l’image fantasmatique de l’Ukraine et esquisse les sujets de nouvelles et de drames ukrainiens plus tardifs écrits par divers auteurs, allant de czajkowski à słowacki . Pour percevoir les personnages de cosaques de manière fantasmatique et mythique, il est important de savoir qu’ils sont impliqués, souvent directement, dans la révolte paysanne de 1768 (koliszczyzna), ce sont donc des personnages historiques. Par conséquent, la fascination romantique se brise du point de vue « polonais » et, du point de vue du narrateur, elle procède d’une sorte de « dissolution » du fantasme et de son contenu mythique. le cosaque romantique représente pour l’europe entière une société et un ordre social étrangers et exotiques. De plus, en tant qu’image du cavalier, il constitue un phénomène corporel, plein de force et de vitalité, composé à la fois du cheval et de l’homme, fascinant surtout pour les peintres. Goszczyński ne met en avant le côté charnel de son cosaque qu’au moment de sa mort, en se servant de l’image de Nebaba empalé, plus évasive que concrète. l’empalement en tant que tel signifie l’immobilisation brusque de la figure dynamique du cavalier. À cause de la pénétration, c’est un signe sexuel plus qu’évocateur : il suggère la virilité tout en la contestant. Goszczyński ne profite pas de cette signification sexuelle et passe outre la mort de Nebaba, ce qui est confirmé dans le récit lui-même. l’interprétation érotique « nécrophile » et fantasmatique se déplace d’une certaine manière sur un personnage de l’entourage de Nebaba : Ksenia, sa malheureuse amante qui embrasse le mourant, ce qui rappelle très explicitement la salomé biblique. ce déplacement qui s’opère dans la scène finale est caractéristique de l’approche du fantasme dans son ensemble. Dans l’histoire du triangle amoureux, l’altérité multiple du cosaque reste (comme dans le roman gothique, caractéristique de l’époque) soumise aux procédés épiques, et par là même est comme anéantie. Nebaba, malheureux en amour, se trouve entre orlika qui, ainsi que nous l’apprenons à la fin, le trompe (obligée d’épouser le régisseur qui l’a séduite), et Ksenia, malheureuse et démoniaque, autrefois séduite par lui et qui essaie en vain de le charmer sur la route du château. le caractère fantasmatique du cosaque s’introduit dans les deux personnages féminins, car orlika – telle Judith – tue perfidement son mari. ensuite, poursuivie dans le labyrinthe du château, elle est atrocement tuée précisément par un Ukrainien, szwaczko. au moment de leur mort, orlika et Ksenia 4. 5. 6.

Józef Bohdan zaleski (1802-1886) – écrivain et poète, l’un des plus célèbres de « l’école ukrainienne » à côté d’antoni malczewski (1793-1826) et seweryn Goszczyński (1801-1876) (NdR). la première publication date de 1825 (NdR). traduction littérale de «i pusto – smutno – tęskno w bujnej Ukrainie», antoni malczewski, Maria. Powieść ukraińska, v. 1467 qui clôture l’œuvre (NdR).

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deviennent des figures particulièrement charnelles. l’altérité des deux personnages féminins est soulignée par la double analogie avec les héroïnes bibliques et mythiques de Judith et de salomé, ce qui n’enlève rien à leur signification multiple. Dans ce contexte, le double déplacement de l’altérité sur les personnages féminins met moins l’accent sur l’histoire de la sexualité et l’opposition sexuelle que sur l’altérité du cosaque. la figure « sublimée » du cosaque, malgré ses liens étroits avec l’insurrection paysanne de 1768, peut devenir l’alter ego du poète, peut-être également dans la scène où, avant l’assaut du château, Nebaba monte sur un arbre et règne sur les hauteurs. cette manière de déplacer le fantasme sur la figure du cosaque, présente déjà chez malczewski, est reprise plus tard par słowacki. Dans la Vipère (Żmija), poème ukrainien écrit dans sa jeunesse (1831), de toute évidence sous l’influence de Goszczyński, l’objet d’admiration tient moins à la figure du cosaque qu’à la virtuosité même de la narration et de la langue, ce qui a déjà été remarqué par Kleiner 7. le feu d’artifice rhétorique du premier acte de Mazepa (1840) fait écho à cette autofascination : il s’agit d’un drame qui est également construit autour du personnage fantasmatique du cosaque. De la même manière que dans Maria, le cosaque arrive dans le drame familial depuis l’extérieur, mais, à la différence de malczewski, il ne reste pas en dehors, mais s’implique dans le drame et en réalité le déclenche lui-même. mazepa 8 était, longtemps avant słowacki, une figure mythique de la littérature et de la peinture : son caractère fantasmatique a notamment fasciné certains peintres français des années vingt, surtout Géricault et Delacroix, bien qu’à l’époque les dessins anecdotiques de Vernet et de Boulanger fussent beaucoup plus populaires. la prouesse 9 de słowacki tient au fait que son mazepa n’est pas une projection du désir de l’autre, mais déplace cette altérité de nouveau sur les personnages polonais, situés à l’intérieur du drame, les fait entrer dans le labyrinthe du désir, et par là même les transforme. mazepa n’est pas une figure de l’autre, il est l’autre. słowacki change également la scène à l’origine du fantasme de mazepa. le cosaque capturé n’est pas ligoté nu, couché sur le dos d’un cheval, ce qui signifie exposition à tout le monde, mais il est emmuré : difficile de trouver une image plus opposée à celle que véhicule la tradition. le fantasme du cosaque « à la polonaise » contient souvent une stratégie d’effacement ou d’affaiblissement de la figure du cosaque, ou plus précisément de son corps. sur sa toile, Kossak 10 rend à la figure fantasmatique du cavalier nu sa position naturelle. Déjà, dans l’œuvre de Goszczyński, Nebaba empalé, comme nous l’avons signalé, disparaît progressivement derrière les personnages de substitution des femmes, et derrière le narrateur. semenko, dans le Songe d’argent de Salomé (Sen srebrny Salomei, 1844), est brûlé à la fin. le côté charnel du cosaque disparaît. la frénésie des images épiques du Songe d’argent de Salomé se concentre plutôt sur le sort terrible des victimes polonaises du massacre de humań, et non sur les victimes ukrainiennes. le fantasme s’inscrit dans les corps des Polonais et leur revient, de même que le désir de l’autre dans Mazepa. 7. Juliusz Kleiner, Juliusz Słowacki, vol. 1, lvov, 1923, pp. 137 et suivantes. 8. ivan mazepa, né autour de 1639 et mort en 1709, fut un hetman mythique des cosaques (NdR). 9. cf. mon analyse Mazepa jako romantyczna figura Innego [mazepa, une figure romantique de l’autre] in : G. Ritz, Nić w labiryncie pożądania : gender i płeć w literaturze polskiej od romantyzmu do postmodernizmu [le Fil dans le labyrinthe du désir : gender et sexe dans la littérature polonaise du romantisme au postmodernisme], Varsovie, wiedza Powszechna, 2002, pp. 85-110. 10. Juliusz Kossak (1824-1899), peintre polonais, connu surtout pour ses scènes de batailles et portraits de chevaux. Nombre de ses peintures montrent sa fascination pour les cosaques (NdR).

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Pour clore la réflexion sur le fantasme « à la polonaise » exprimé par l’image romantique du cosaque, il faut remarquer que l’appropriation directe, justifiée par des raisons politiques, n’est pas la forme la plus courante. Nous trouvons cette forme chez czajkowski, où la noblesse polonaise et les cosaques deviennent ensemble l’autre de l’europe ; nous la trouvons aussi dans les remarques « ethnographiques » de Rzewuski 11 au sujet de sitch de zaporojié, dans la nouvelle éponyme, où le guide cosaque des Polonais qui se retrouvent dans un monde étranger se révèle être un noble polonais évadé. ce qui est étranger devient familier. cependant, l’image d’un cosaque étranger, hostile aux Polonais, celle d’un « hajdamak » du XViiie siècle, s’ancrera plus durablement dans la littérature. le souvenir historique entrave la signification fantasmatique. on peut discerner deux modes de réduction. soit le fantasme du cosaque se déplace sur les personnages de son entourage, porteurs de différence conventionnelle, comme les femmes, soit « l’Être avec l’autre “à la polonaise” », projeté sur le cosaque, se déplace en retour vers les auteurs. ce modèle binaire du cosaque-ennemi se doit d’être complété par la conception de michał Grabowski dans sa Koliszczyzna de 1838. ici, les souvenirs d’un cosaque rendent à cette insurrection sa véritable valeur historique, celle d’un massacre commis sur les populations polonaises et juives en Ukraine. la différence se déplace de la figure du cosaque sur le massacre lui-même et sur la tentative pour le décrire. l’Être avec l’autre dans la littérature, et surtout le fantasme de l’autre, concerne également la langue et établit ses limites. le drame et le poème tolèrent plus aisément que la prose narrative les changements de langage que fait intervenir l’autre. toutefois, l’autre peut aussi changer cette dernière, comme en témoigne l’exemple de Grabowski.

l’autre dans la Chabraque 12 le romantisme remplissait les autres cultures de contenus plus ethniques que sexuels. À la fin du XiXe siècle, le modernisme se superpose au romantisme et va inverser ce rapport, ce qui signifie également une présence croissante du fantasme. le modernisme, sur le modèle du romantisme, préférera du point de vue géographique les confins ukrainiens, mais, en déplaçant l’accent de la vaste région de la Volynie et de la Podolie vers l’espace plus compact de la Galicie. iwaszkiewicz 13 se plaisait à placer les désirs homosexuels dans l’espace ukrainien, surtout lorsque ceux-ci prenaient la forme du fantasme ; la culture de passage était pour lui un élément important permettant d’exprimer l’inexprimable. schulz a placé sa réalité fantasmatique (surtout picturale) en Galicie et Gombrowicz, dans Cosmos, son roman le plus fantasmatique, envoie son héros, qui porte ses propres traits, de Varsovie à zakopane, village de prédilection des modernistes, situé dans des montagnes des tatras.

11. henryk Rzewuski (1791-1866) romancier et journaliste polonais (NdR). 12. Karol irzykowski, Pałuba. Sny Marii Dunin (première publication en 1903), wrocław, ossolineum, 1981. La Chabraque, les Rêves de Maria Dunin, édition bilingue d’extraits choisis, traduction de Patrick Rozborski et Kinga siatkowska-callebat, Cultures d’Europe centrale, hors-série no 5, centre de civilisation polonaise, ciRce, Paris ; Varsovie, 2007 (NdR). 13. Jarosław iwaszkiewicz (1894, Kalnik, aujourd’hui en Ukraine – 1980 Varsovie), poète, romancier, dramaturge, essayiste, traducteur, cofondateur du groupe poétique skamander (NdR).

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l’identification de la Galicie à l’espace fantasmatique ne vient cependant pas de la littérature polonaise, mais de l’œuvre de sacher-masoch. À l’évidence, irzykowski ne cherche pas l’inspiration chez ce dernier, il essaie néanmoins de créer son équivalent dans la Chabraque, le texte le plus allemand de la littérature polonaise. zofia Nałkowska, se fondant sur un pré-texte à ce roman, les « mémoires pour erna »14, disparu dans les incendies de Varsovie lors des bombardements allemands en septembre 1939, suppose que ce roman hybride, dont la genèse constitue une partie de l’expérience narrative, décrit en définitive ou cache un fantasme sexuel de l’auteur 15. Nous pouvons dire que la Chabraque est l’essai maximaliste d’une présentation, sous forme narrative, d’un fantasme sexuel où, du point de vue psychologique, le fantasme n’équivaut pas à la sexualité, mais est créé lors de différentes tentatives de sa compréhension. et c’est justement l’expérience sexuelle, en tant qu’élément extérieur et supérieur aux différents projets culturels, qui met fin au fantasme, aussi bien dans le palimpseste (les Rêves de Maria Dunin) que dans le roman. À la veille de la naissance de la psychologie moderne, irzykowski décrit le « Ça » et l’altérité sexuelle en utilisant à plusieurs reprises le motif des frontières culturelles. Piotr, le héros principal du roman, issu d’un milieu social défavorisé, est un enfant adoptif dans la famille strumieński, une famille noble de Galicie ; la peintre allemande angelika, le premier amour de Piotr, celle qui déclenche le fantasme, est aussi quelqu’un d’étranger ; l’actrice russe, Berestajka, qui dévoile la sexualité de Piotr en tant que construction, l’est également ; l’étrangère est enfin la folle Kseńka. en revanche, les personnages appartenant à la culture polonaise (dominante), comme la deuxième femme de Piotr, ola, et la jeune Paulina décomposent le fantasme par leur sexualité (ordinaire). L’histoire pathologique de la famille Strumieński et l’intégration de l’Autre La Chabraque présente l’histoire d’une famille de la noblesse galicienne qui choisit dès le début une voie parallèle. les fils (Piotr et Paweł) existent sans leurs pères. le comte strumieński, hanté par les remords, car il a tué par mégarde lors d’une partie de chasse le père de Piotr, enlève celui-ci à sa mère et le fait passer de la chaumière au château. l’histoire d’une individualisation pathologique ne joue pas de rôle particulier dans le roman, mais explique le caractère spécifique du héros, en tant que construction extérieure au complexe d’Œdipe, introduit comme un « moi » non écrit. Piotr et angelika projettent leur couple en dehors du modèle familial, sans analogie, en tant que forme primaire et finalement assez narcissique. lorsque leur premier enfant meurt à la naissance, leur lien est rompu, ou du moins traverse une grave crise. c’est seulement le fils issu du second mariage, Paweł, qui va essayer de se forger une individualité en passant par un drame familial un peu artificiel, d’abord le drame de la puberté lorsque, dans un acte narcissique d’union avec son père devant le portrait d’angelika 16, il se crée à nouveau. c’est son père qui l’a impliqué dans

14. À la suite d’une annonce parue dans la presse, Karol irzykowski entretient un échange de lettres avec erna Brandówna, à qui il consacrera en 1898 une partie de son journal intime. il ne reste aujourd’hui que quelques traces de cet échange. cf. à ce sujet Karol irzykowski, Dziennik II [ Journal ii], in Pisma, cracovie, wydawnictwo literackie, 2001, p. 557 (NdR). 15. zofia Nałkowska, Dziennik 1909-1917 [ Journal 1909-1917], Varsovie, czytelnik, 1979, p. 120. 16. les citations d’après l’édition de Biblioteka Narodowa, wrocław, ossolineum, 1981, p. 244.

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ce drame familial artificiel 17. le drame d’une individualisation artificielle (car évoluant en dehors de la famille naturelle) comporte deux moments caractéristiques de la psychologie des profondeurs : Paweł, se trouvant devant le tableau d’angelika, reproduit quelque chose qui ressemble au stade du miroir 18, ce qui est annoncé par le regard effrayé de sa mère (chap. XV). lorsque son père détruit l’idole de sa fausse mère 19, Paweł trouve une nouvelle incarnation de sa mère dans le personnage de Kseńka, incarnation brisée également par son père plus tard. le père tire sur la folle lorsque celle-ci veut rendre visite à Paweł malade. ce procédé d’individualisation du fils n’est que trop envahi par l’histoire familiale refoulée. le personnage de la folle du village qui s’introduit dans la résidence des maîtres incarne, de manière déformée, les origines simples, refoulées par Piotr, y compris l’exclusion du désir sexuel de l’autre, présent dans cette citation de mickiewicz comme « l’insecte sur une fleur de rose 20 », qui est la laideur même, proche du grotesque et déformant dangereusement le sens. les autoconstructions qui jouent librement avec l’individualisation en dehors de la famille touchent toujours à la mort. les cadavres qui restent après ce processus sont toujours féminins, comme c’est le cas dans les Rêves de Maria Dunin : angelika qui se suicide et Kseńka qui est assassinée. L’hymen cornutum, le beau corps de Piotr Strumieński et le fétiche l’individualisation et la construction des rôles touchent à la sexualité, aussi bien dans le roman que dans le palimpseste. l’apparition de la thématique sexuelle s’accompagne d’un changement dans la narration, qui se rapproche du grotesque. Kseńka est laide et sensuelle ; c’est une instance en dehors de la culture. l’hymen cornutum d’angelika, un défaut physique qui doit être enlevé par le médecin, est en même temps l’attribut « masculin » de l’amazone ou de l’ange. l’ambivalence et le bagage sémantique de ce « symbole sacré » qu’est l’hymen cornutum (p. 202) dépasse le phénomène de Kseńka. Kseńka est la dernière hypostase dans une longue série de « chabraques » ou de « Ça » freudien, l’hymen cornutum en est la première. en tant que signe charnel caché, il est traité de manière plus discrète que le phénomène de Kseńka, il présente surtout l’aspect culturel d’une anomalie de l’hymen, à savoir son importance dans la formation de la liaison entre Piotr et angelika. liaison « première », elle servira d’exemple aux autres liaisons, notamment à la liaison avec ola. l’hymen cornutum est donc un signe de sublimation, et le reste ; même une fois la liaison consommée, il est un signe idéal du dépassement de soi-même, menant, au-delà du désir sexuel, à la recherche d’une situation stable (p. 65). le roman nous présente seulement le projet de sublimation, ou plutôt l’échec de ce projet, confronté à la vie, mais en même temps il parle de sa solidité irrationnelle. Dans les péripéties de la sublimation sexuelle de l’hymen cornutum, le signe spirituel redevient finalement ce qu’il était au départ, à savoir l’hypostase de la chabraque, le signe de l’autre. la fétichisation d’angelika trouve une confirmation dans la présentation du héros masculin. Piotr a un beau corps, comme l’auteur le précise, et il en est conscient : 17. Karol irzykowski, Pałuba. Sny Marii Dunin, op. cit., p. 187. 18. Ibid. Plus tard, irzykowski parlera, en faisant un lien avec l’histoire de Korolenko, du stade du miroir comme d’une partie intégrante de l’individualisation, p. 370 et suivantes. 19. Ibid., p. 342. 20. adam mickiewicz, Dziady, część iii [Les Aïeux, iii partie], scène 2, p. 153, «Jak owad na róży kwiecie» (NdR).

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il savait qu’il était beau, il adulait cette beauté, il y trouvait quelque chose d’hellénique, c’était d’ailleurs l’unique chose de valeur qui lui appartenait sans conteste 21.

cette beauté charnelle le rapproche de l’objet, il emprunte le rôle de celui que l’on regarde, le rôle de la femme. ola, en lisant le palimpseste, l’appelle « maria Dunin au masculin »22. La Chabraque, à la différence des Rêves…, est étonnamment pauvre en descriptions érotiques de femmes ; dans ce contexte, les propos consacrés au corps de Piotr, même peu nombreux, acquièrent une importance particulière. le narrateur sait qu’en montrant le corps désiré d’un homme, il transgresse une frontière. cette rupture avec la convention est accentuée par la difficulté de la description : il savait […] qu’il lui plaisait, de visage et de toute sa personne. mais comment pouvait-il le décrire 23 ?

cette rupture amène avant tout une inversion des rôles dans le comportement de Piotr. il est habité par le désir, et pourtant il n’est jamais vraiment le « moi » phallique. en témoigne la défloraison d’angelika, qui est comme déléguée à quelqu’un d’extérieur. Piotr seul n’arrive pas à faire face au « fétiche » d’angelika, il a besoin de l’aide d’un médecin 24. il n’est pas plus capable d’affronter comme un homme le jeu de séduction de Berestajka à la fin du roman. au lieu de se présenter au duel érotique, il lui envoie de l’argent, tel un gage (pour remplacer le phallus absent, p. 332). Piotr, a-phallique et sublimant, est dans tout le roman le « moi » quotidien non structuré, privé de son désir jusqu’à la liaison avec la jeune Paulina. c’est alors qu’il reconnaît cette autre part de lui-même, beaucoup plus terre à terre : il voulait se convaincre lui-même qu’il sentait l’appel de la nature, qu’il commençait à lui ressembler. Être comme les animaux et les plantes qui restent en accord avec la morale, n’attachant aucune importance aux fonctions physiologiques, distribuer ses fluides vitaux au hasard, sans requête et sans obligation, sans les apothéoses de l’amour et sans les obscénités du désir. Être pris et prendre n’importe qui, suivant la loi ancestrale. ce sont les hommes qui ont déformé la nature, ils ont emprisonné l’amour dans des formes et des lois ; ils l’ont déformé et, à chaque pas, c’est elle qui se moque d’eux, sous la couverture des formes, des lois et des convenances, elle se moque de leur illusion de leurs forces, et continue de faire des bêtises 25.

la sexualité, comme le montre cet extrait, se dévoile dans la Chabraque comme dans un palimpseste, toujours sous une double forme : comme quelque chose qui tend vers la 21. «wiedział, iż jest pięknym, piękność tę adorował, uważał ją za coś helleńskiego, bo zresztą była to jedyna cenna rzecz stanowiąca jego niezaprzeczoną własność.» Karol irzykowski, Pałuba. Sny Marii Dunin, op. cit., p. 57. 22. «męska maria Dunin». Ibid., p. 194. 23. «wiedział, (...) że się jej podobał z twarzy i postawy. ale jakże miał o tym pisać ?» Ibid., p. 200, 24. Ibid., p. 202, la violence refoulée de cette scène revient dans la réflexion de Piotr pendant la lecture de ses propres souvenirs. 25. «wmawiał w siebie, że czuje ruch natury, że się do niej upodabnia. Być jak zwierzęta i rośliny, które są moralne, nie przywiązując wagi do swych funkcji fizjologicznych, oddając swe soki żywotne według przypadku, bez prośby i bez przymusu, bez apoteoz miłości i świństwa namiętności. Posiadać i być posiadanym przez byle kogo, tak jak chce odwieczne prawo. ludzie to, ludzie wypaczyli naturę, ujęli miłość w karby i formy, i prawa, wypaczyli ją, ale natura na każdym kroku z nich się śmieje i pod powierzchnią praw, form i konwenansów, która ma tylko złudzić ludzi co do ich siły, broi dalej swoje.» Ibid., pp. 335-336.

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sublimation ou la conceptualisation, et fait disparaître l’altérité sexuelle, quelque chose qui s’oppose sans cesse à la sublimation. cette deuxième forme de sexualité fait partie en même temps du quotidien ; l’interprétation la montre comme une sexualité nouvelle, qui apparaît à l’époque de la naissance de la psychanalyse freudienne. après tout, le narrateur du palimpseste et Piotr attribuent à leurs actes sexuels une fonction thérapeutique 26, qui échoue cependant dans les cas de maria et d’angelika. L’histoire d’un triangle imaginaire la « préhistoire », à savoir la liaison entre Piotr et angelika, ce n’est pas encore un triangle, mais l’histoire de deux amants qui, juste à cause d’un projet fantasmatique commun, va ouvrir cette liaison à un troisième élément et en même temps évoluer. le projet suit l’idée de « l’art de vie », très en vogue à l’époque, se servant du concept d’Éros et de thanatos, typique de cette période. il nous paraît important de constater que, tant qu’il est question de projet, la problématique du genre culturel et la dichotomie correspondante des rôles semblent abolies. le « moi » des deux amants acquiert un caractère artistique, où l’activité créative première est de plus en plus confiée à « l’art de vie ». cela concerne surtout angelika. le projet érotique constitue pour elle une fuite devant la crise artistique et devant le danger du manque d’originalité. le couple quitte l’italie pour éviter d’être accusé de plagiat. Dans le rôle que joue angelika, artiste et amante, l’aspect genre, au départ écarté, est de plus en plus visible : en tant que femme, un être aux faibles dispositions pour l’acte artistique, elle n’a pas accès au Parnasse. le projet de « l’art de vie » n’est pas présenté directement, en tant que texte d’une confession lyrique ou d’un journal, comme c’était à la mode à l’époque, il est seulement esquissé dans les souvenirs de Piotr. le travail de mémoire découvre dans l’ancien projet non seulement l’altérité, qui devait être sublimée, comme le fétiche dont nous avons parlé, mais aussi, de manière de plus en plus visible, le caractère fantasmagorique de la « pra-liaison » entre Piotr et angelika. c’est justement à ce moment que l’ancienne liaison, fondée sur la symbiose, se transforme en triangle (entre angelika, Piotr et ola), à vrai dire seulement imaginatif, absorbant progressivement de plus en plus de monde : d’abord des personnes extérieures, telle l’actrice russe Berestajka, puis une personne du cercle familial, la jeune Paulina. Plus il y a de femmes, plus le travail de mémoire s’aliène ; Piotr ne la maîtrise plus, il va jusqu’à rejeter complètement le projet lorsqu’il se lie avec Paulina. si le projet de « l’art de vie » n’a pas tenu face aux souvenirs, c’est surtout à cause de la force destructrice d’un élément qui justement devait être supprimé : le gender. ola, la deuxième épouse de Piotr, à la différence de l’artiste angelika, appartient entièrement à la culture polonaise contemporaine. c’est le gender, l’identification au rôle de la femme moderne, qui lui sert d’arme face au gender d’angelika, la première épouse décédée. le rôle qu’elle endosse selon le gender l’immunise face aux projets de strumieński. ola ne peut devenir la nouvelle Galathée, créée par Pygmalion, elle n’est pas « une matière propice aux expériences 27», car, à la différence de Piotr, elle appartient à la famille et se définit par cette dépendance. ola est cependant fascinée par l’autre dans le projet de son mari, mais son propre jugement esthétique, même s’il est emprunté aux autres, la défend efficacement 26. Ibid., pp. 19, 321 et autres. 27. «podatnym materiałem do eksperymentów». Ibid., p. 104.

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devant la tentation de « l’art de vie »28. cette fascination ne dure d’ailleurs qu’un temps. ola a une approche trop pragmatique de sa propre sexualité et de ses désirs pour tomber dans la spirale infernale de la sublimation, elle est ainsi protégée des fantasmes. Dans son argumentation biologique, elle suit sensiblement la vision matérialiste de l’époque, selon laquelle « l’amour devrait être réduit à peu près à cette mesure nécessaire dont se contentent les animaux en chaleur 29 ». il est frappant que, dans cet affrontement de différents projets du gender, seul le gender « artificiel » de Piotr est présenté dans le discours. Par la force des choses, il est incomplet et psychotique, défini uniquement par le discours littéraire, présent dans la culture polonaise depuis l’époque romantique jusqu’à nos jours, alors que le gender d’ola, facile à soumettre à la critique culturelle, n’est pas vraiment présenté. ola, avec son attachement aux rôles traditionnels, n’est pas l’émanation attendue de la nature, ce n’est pas non plus à elle que revient le premier rôle dans le processus de désillusion. ce rôle est détenu par un personnage extérieur à plusieurs titres : Berestajka, qui est russe, actrice, écrivaine et femme émancipée. « c’est seulement Berestajka qui est devenue son problème, pourquoi pas déjà ola ?30. » Berestajka se joue de Piotr et démasque sa faiblesse lorsqu’elle réagit comme une « femme phallique ». elle lui donne un coup de cravache et le provoque en duel. Berestajka est presque trop l’incarnation même de la femme fatale, caractéristique de l’époque. le narrateur ne lui permet cependant pas d’atteindre l’importance d’une figure fantasmatique masculine. il réduit son geste phallique en empruntant la perspective de Berestajka elle-même, et en montrant que sa motivation est celle de la séduction féminine31, dirigé en réalité surtout contre ola, et non contre Piotr. cette interprétation prive Berestajka de sa force de fascination.

la narration et le gender avec sa « culture de sincérité 32 », la Chabraque correspond à la mystification du palimpseste : le mensonge voile les vraies relations entre les trois personnages principaux. le « mensonge », ou la déformation, est présenté dans la partie méta-narrative du commentaire à la Chabraque, toujours en tant que problème de convention romanesque. il s’agit de « points honteux », selon la formulation d’irzykowski, qui dévoilent les limites du langage littéraire. les « points honteux » où la vie « se moque de l’abstraction, où elle échappe aux généralisations et apparaît difficile à résoudre, désespérée, exceptionnelle 33 », s’expriment difficilement dans la langue. cette catégorie englobe dans le roman tout ce qui est lié à l’érotisme ou à l’amour, et c’est là que s’exprime le « chabraquisme », le « Ça » freudien. angelika et Piotr essayaient dans leur « livre de l’amour » d’échapper au « chabra28. Ibid., p. 128. 29. «miłość powinna się redukować mniej więcej do tej koniecznej miary, jaką się kontentują zwierzęta w czasie rui», ibid., p. 119. 30. «Dopiero Rosjanka stała się jego problemem, dlaczego już nie ola ?», ibid., p. 320. 31. Ibid., p. 275. 32. Ibid., p. 179. 33. «[życie] abstrakcji urąga, spod uogólnień się usuwa i objawia się jako trudne do rozwikłania, rozpaczliwe, wyjątkowe…», ibid., p. 151.

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quisme » et ils se sont empêtrés dans les maillons de nouvelles constructions toutes faites : « ils s’étaient laissé porter par l’élément constructif, en oubliant l’élément chabresque34 ». le but de la narration qui contrôle tout n’est pas de trouver un langage qui lui permettrait d’exprimer le « Ça », mais la décomposition des constructions « fausses » à l’aide de l’autoanalyse du narrateur et du héros 35. Dans le champ de la déconstruction, la Chabraque apparaît uniquement de manière négative, jamais positive. irzykowski, en tant que narrateur de la Chabraque, ne veut pas faire du « chabraquisme » un mythe, le styliser à la Volonté de schopenhauer, ni voir en lui, comme souvent à l’époque, la force dionysiaque, opposée à la culture. si les commentaires, développés de manière exagérée, et la réflexion qui remplace presque totalement l’action, peuvent être lus comme un gigantesque essai de sublimation, alors la narration méta-fictionnelle serait une trace de psychose, dont la source se trouve dans le refoulement sexuel, dans l’histoire du fétichiste. D’après nous, le fantasme sexuel qui se dessine en dehors des histoires racontées ne justifie pas une lecture qui s’opposerait à la voix du narrateur et aux commentaires méta-fictionnels. la voix du narrateur est, avec son discours intellectuel, trop générale – elle transmet la philosophie de l’époque (ernst mach) et amplifie la nouvelle esthétique – pour y voir la trace d’une narration psychotique. la conclusion sera donc différente. Ô ! Grands augures ! si vous voulez me brûler sur un bûcher parce que je « trifouille» dans les affaires érotiques, veuillez au moins prendre en compte que je considère les secrets intellectuels – j’essaie de les considérer – avec une impertinence plus grande encore, car en vérité le cerveau (l’âme) a plus d’endroits honteux que le corps. Face aux autres secrets, il suffit d’avoir la volonté de s’opposer et un peu de culot, alors que là, il faut avoir un cerveau bien musclé pour soulever ce poids énorme 36.

La Chabraque ne contient pas de texte caché. il faut faire confiance à l’aveu du narrateur, selon lequel c’est « le cerveau » et non « le corps » qui est son point de départ. il serait vain de rechercher dans le roman un nouveau marquis de sade, un sacher-masoch ou l’hystérie masculine. il manque surtout ici un « travail sur le corps », un essai de création d’un corps (corpus) culturel où l’on pourrait enfermer le drame des rôles de gender et supprimer les autres désirs. la surprise que nous prépare ce texte réside dans le fait que, dans la culture de lutte entre les gender, – où l’appartenance à un gender devient un texte culturel par le biais du mythe ou du fantasme, comme dans le cas de l’hystérie ou du masochisme – irzykowski choisit le chemin inverse. La Chabraque n’est pas une construction, mais une déconstruction des discours de gender de l’époque, discours qui essaient, dans l’ensemble, de supprimer la force de gender. Par conséquent, le texte va vers une nouvelle essentialisation des sexes, mais non vers une approbation du gender. Piotr est une figure décadente mais, à la fin du roman, il devient un clerc ordinaire, non « héroïque ». 34. «…dali się unieść pierwiastkowi konstrukcyjnemu, ale nie uwzględnili pałubicznego», ibid., p. 351, 35. Ibid., p. 196. 36. «o wielcy augurzy ! jeśli zechcecie i mnie spalić na stosie za to, że „babrzę” w rzeczach płciowych, to raczcie przynajmniej zważyć, że ja tajemnice intelektualne traktuję – staram się traktować, z jeszcze większą bezczelnością, bo zaiste mózg (dusza) ma daleko więcej części wstydliwych niż ciało. Przy tamtych tajemnicach wystarczy chęć opozycji, swawola, ale tu trzeba muszkułów w mózgu, aby podnieść olbrzymi ciężar», ibid., p. 235.

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c’est son alter ego, l’auteur-narrateur, qui devient un clerc héroïque, car il est le seul à atteindre la frontière interne, à savoir celle de la littérature. La Chabraque présente donc les « adieux » à la littérature, et à partir de ce moment-là, irzykowski ne sera que – tel est son choix – son interprétateur. la réflexion sur la narration commence par l’impossibilité de parler du désir sexuel et finit par la critique moderne du langage, par la théorie de l’« innommable »37. c’est la psyché qui en est l’objet, et non « l’âme nue » mythique de Przybyszewski 38, à laquelle irzykowski s’opposait ouvertement. en faisant le lien entre la psychanalyse et la critique du langage, irzykowski est clairement en avance sur son temps, au point d’avoir du mal à se faire une place dans la littérature avant Freud et lacan. la réflexion sur la manière d’Être avec l’autre dans le romantisme et le modernisme aboutit à un résultat semblable. le romantisme et le modernisme évitent de manière similaire le fantasme de l’autre. l’autre se transforme en proche et perd son caractère de projection. il faut cependant rester prudent et ne pas en tirer de conclusions hâtives quant au caractère du modèle de la culture polonaise. celle-ci ne fuit pas pour autant les fantasmes. il est cependant très utile de remarquer l’influence de ces deux textes (ou groupes de textes) sur la culture polonaise. l’image du cosaque, grâce à sienkiewicz 39 et sa réception multimédia au XXe siècle, est certainement plus importante, plus suggestive et mérite d’être analysée du point de vue des recherches sur la culture. l’influence de la Chabraque, elle, se limite peu ou prou à la littérature. Gombrowicz, dans son journal et dans ses romans, nous montre qu’il a pris au sérieux les leçons d’irzykowski concernant le fantasme et la narration40. Traduit par Kinga Siatkowska-Callebat

37. Ibid., pp. 352 et suivantes. 38. stanisław Przybyszewski (1868-1927), un des écrivains les plus représentatifs de la Jeune Pologne (NdR). 39. henryk sienkiewicz (1846-1916), écrivain jouissant d’une grande popularité. son roman Quo vadis ? (1896) lui a valu le prix Nobel en 1905. chantre de l’héroïsme polonais (NdR). 40. cf. aussi mes études sur les romans et le journal : «Język pożądania u witolda Gombrowicza» [le langage du désir chez witold Gombrowicz], in Nić w labiryncie pożądania [le Fil dans le labyrinthe du désir], op. cit. p. 196-216 ; «Kosmos albo strach przed Pałubą» [Cosmos ou la peur devant la Chabraque], in m. zybura, i. surynt (réd.), «Patagończyk w Berlinie». Witold Gombrowicz w oczach krytyki niemieckiej [« Un Patagonien à Berlin ». witold Gombrowicz aux yeux de la critique allemande], cracovie, Universitas, 2004.

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alessandro ameNta Université de Milan

la double altérité comme figure d’une recherche transgressive de l’identité entre conflit et dialogue : l’exemple de marian Pankowski 1

chaque société connaît une interaction entre la norme et l’altérité. lorsqu’il devient impossible de concilier, d’adoucir ou de dépasser les différences, cette interaction peut revêtir la forme d’un affrontement entre deux systèmes de valeurs opposés, voire conduire au conflit ouvert. l’altérité constitue alors un danger par rapport à l’identité nationale collective et finit par être marginalisée, isolée, niée. mais, dans certaines sociétés et à certaines époques, la norme peut aussi chercher à dialoguer avec l’altérité, qui est ainsi perçue non comme un adversaire dangereux, mais comme une source de savoir alternatif, de progrès et d’évolution. Dans les deux situations, l’altérité représente la vérité et porte en elle le discours des minorités culturelles, ethniques, linguistiques, sexuelles. Parallèlement, les minorités elles-mêmes peuvent rechercher des formes d’entente avec la norme, voire d’intégration au sein de celle-ci. elles peuvent aussi rechercher le conflit et la controverse, afin d’affirmer leur identité et de retrouver leur propre place au sein de la majorité. Reflet de ces dynamiques sociales, la littérature crée de nouveaux mondes possibles, et propose de nouvelles solutions à la question du rapport identitaire qui existe entre norme et identité. Dans la littérature polonaise, à plusieurs reprises, le choc entre deux systèmes est représenté par la rencontre de l’univers conservateur, religieux, hétéro-normatif et de la double altérité, personnifiée par un étranger homosexuel. ce personnage symbolise souvent une altérité révolutionnaire et transgressive qui pénètre au cœur de la norme elle-même, en établissant fréquemment une relation ambiguë avec le représentant de la polonité. Un tel personnage joue un rôle d’agitateur, parfois même de destructeur, et conduit toujours le lecteur à réfléchir sur sa conviction et sa foi en une conception pure et non problématique de l’identité. chez witold Gombrowicz, Julian stryjkowski, marian Pankowski et dans une moindre mesure chez marek Jastrzębiec-mosakowski, l’altérité sexuelle se mêle à l’altérité nationale en conduisant à diverses façons d’être simultanément « autre », « étranger », « venu d’ailleurs ». la dynamique et les conséquences d’un tel affrontement diffèrent en fonction de la sensibilité artistique et des intentions de l’auteur. il est toutefois possible de trouver certaines similitudes dans la représentation de ce thème, des stratégies littéraires communes, des langages communs. D’une façon générale, on peut déceler trois grandes phases, trois étapes de l’interaction entre l’altérité et la norme polonaise : la rencontre, l’affrontement, le choix. 1.

Une version augmentée de ce texte a été publiée dans la revue uniGENDER, 2006, 1.

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sans pouvoir procéder à des analyses de fond de cette thématique par le biais d’un rapprochement entre plusieurs textes et écrivains, j’ai choisi comme point de départ de cette réflexion l’œuvre qui met en évidence avec le plus de netteté cette structure de l’interaction continue entre altérité et polonité, à savoir Rudolf, de marian Pankowski 2, publié pour la première fois en angleterre en 1980. les conclusions tirées ici pourront aisément être appliquées aux autres œuvres et auteurs.

Première étape : la rencontre l’action du roman de Pankowski débute par la rencontre entre le narrateur polonais et un allemand (le Rudolf éponyme), au cours de laquelle deux systèmes idéologiques et deux approches de la vie se croisent et expriment leurs divergences. l’étranger est défini comme culturellement différent, comme porteur d’autres valeurs qui, dans un premier temps, se caractérisent par une sorte de neutralité et ne constituent pas une menace pour l’identité du Polonais. À ce moment-là, nous n’avons pas encore affaire à une interaction, mais nous assistons à la dynamique d’une observation à distance, d’une perception des traits de l’autre, d’une évaluation de son caractère, de sa posture et de sa mentalité. au moment où l’altérité sexuelle s’ajoute à l’altérité nationale – c’est-à-dire au moment de l’aveu fait par l’allemand de son orientation sexuelle – l’attitude du Polonais prend l’aspect d’une mystérieuse attirance. l’altérité de l’allemand homosexuel est présentée comme la source d’une fascination et d’un désir ambigu qui agit avec force sur le narrateur, le pousse à se rapprocher de l’allemand, à entamer une conversation, c’est-à-dire à adopter une attitude de dialogue. l’observation faite par German Ritz apparaît tout à fait juste dans ce contexte, lorsqu’il écrit que « le sujet désirant (celui qui regarde) est toujours celui qui, au niveau de la fiction, raconte (parle) »3. au cours de la rencontre, les différences entre ces deux types de personnages s’effacent progressivement. ces différences ne sont pas uniquement définies comme des traits personnels, mais aussi comme des traits nationaux qui se laissent interpréter à la lumière de la dichotomie nature-culture. l’étranger se caractérise par une liberté intellectuelle et sexuelle, il représente le pur instinct ; son but dans la vie consiste en la recherche du bonheur et du plaisir, également physique, car il dispose d’un corps dont il n’a pas à rougir, tout au contraire, il constitue un moyen utile à cette recherche dépassant les conventions sociales et culturelles. le Polonais en revanche est un être rationnel, exprimant le besoin de respecter les règles, un défenseur de la moralité et de l’ordre, un produit de la culture traditionaliste et conservatrice. cette rencontre revêt un aspect symbolique, elle sert de base à l’initiation du Polonais à l’univers de la liberté corporelle, elle est un moment charnière dont le franchissement conduit à l’effritement de sa vision du monde et le dirige du côté de l’altérité. la figure de l’étranger, elle aussi, comporte ce trait distinctif, elle est utilisée par l’auteur afin de briser avec raillerie le tabou culturel dans le sens d’une critique totale de la polonité, en tant que culture figée et castratrice. 2. 3.

cf. marian Pankowski, Rudolf, traduit du polonais par alain Van crugten, lausanne, l’Âge d’homme, 1982 (NdR). «pragnący (patrzący) jest na płaszczyźnie fikcji zawsze tym, który opowiada (mówi)». German Ritz, Nić w labiryncie pożądania. Gender i płeć w literaturze polskiej od romantyzmu do postmodernizmu [le fil dans le labyrinthe du désir. Gender et sexe dans la littérature polonaise du romantisme au postmodernisme], Varsovie, wiedza Powszechna, 2002, p. 58.

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la DoUBle altÉRitÉ comme FiGURe D’UNe RecheRche tRaNsGRessiVe De l’iDeNtitÉ

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deuxième étape : l’affrontement après la rencontre, a lieu la confrontation, dans laquelle les différences culturelles et nationales des systèmes de valeurs sont soumises à un examen critique. le dialogue est-il possible lorsqu’éclate le conflit ? anna Nasiłowska définit l’interaction entre le Polonais et l’allemand comme « un duel-enchères »4. chacune des deux parties s’efforce de convaincre l’autre de la supériorité de sa propre vision du monde, mais alors que le narrateur se réfère à la polonité comme à un système légitime du point de vue moral, son interlocuteur présente son altérité comme l’unique chemin menant au bonheur. l’allemand occupe une position supérieure, car ses raisons découlent de son expérience propre, elles s’avèrent être le fruit d’une recherche pratique et de l’acceptation de sa vérité propre, alors que le Polonais reproduit sans conviction une théorie apprise à l’école ou à l’église, et au sens de laquelle lui-même sans doute ne croit pas. l’étranger éveille des soupçons et des questions, il affaiblit la foi de son interlocuteur en son propre système de valeurs, il ironise sur l’héroïsme polonais et la martyrologie d’origine romantique, il démontre leur caractère rigide et désuet. Voici ce que dit l’allemand : « ces Polonais se comportent comme si tous sans exception vivaient à cheval… et à cheval, tout ce qu’on peut faire c’est donner des ordres, trancher du sabre des têtes de turcs pour les faire tomber dans un café viennois 5. » c’est pourquoi l’affrontement consiste avant tout en une déconstruction de la polonité, qui est définie comme une obéissance non critique à la tradition, un asservissement de l’homme dans la cage des devoirs nationaux, une crucifixion du corps au nom de l’éthique et de la rationalité, une dictature stérile de règles et de normes qui éloigne l’homme de sa tendance naturelle à une pensée indépendante et libre, et à une libre recherche du bonheur. À un certain moment, l’allemand commente railleusement la polonité du narrateur : « De nouveau cette culture, cher monsieur... tous ces il faut – il conviendrait – il ne sied pas – dis bonjour – tiens-toi droit – tu as dit merci ? 6 » Rudolf présente son propre exemple comme une façon de vivre autre, différente, et cela pour deux raisons. en tant qu’étranger, il est porteur d’une mentalité différente qui place au premier plan les droits qu’a l’homme de rechercher son accomplissement personnel en dehors des conventions et par-delà la reproduction des modèles et des attentes sociales. en tant qu’homosexuel fier de lui-même, il rejette le masque de la victime, découvre la signification de la sexualité et souligne sa valeur. sous l’influence de l’affrontement avec l’autre et du mélange de séduction et de crainte, le narrateur traverse une crise de son propre système de valeurs qui s’affaiblit et commence à s’ouvrir à l’altérité et à la nouveauté.

4.

5.

6.

«pojedynek licytacja». Polak w dwuznacznych sytuacjach : z Marianem Pankowskim rozmawia Krystyna Ruta-Rutkowska [le Polonais dans des situations ambiguës : interview de marian Pankowski par Krystyna Ruta-Rutkowska], postface d’anna Nasiłowska, Varsovie, iBl, 2000, p. 146. «ci Polacy, tak się zachowują, jakby wszyscy bez wyjątku żyli na koniach… a z konia można tylko rozkazy wydawać, szablą głowy turków do wiedeńskiej kawy strącać». marian Pankowski, Rudolf, Varsovie, czytelnik, 1984, p. 81. traduction d’alain Van crugten, op. cit., p. 113. «znów, Drogi Panie, ta kultura… te trzeba-należy-nie-wypada-ukłoń-się-wyprostuj-się-aaaaa-podziękowałeś ?», ibid., p. 47. traduction d’alain Van crugten, op. cit., p. 67.

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Troisième étape : le choix après cet affrontement, le Polonais n’est déjà plus le même. il a pris conscience de la vérité de l’autre et se trouve dans une situation critique où il doit prendre certaines décisions d’ordre existentiel. il peut choisir entre l’acceptation de l’autre en soi ou le rejet de l’altérité au bénéfice de la polonité, ou encore trouver d’autres solutions, intermédiaires. chez Pankowski, pas d’acceptation de l’autre retrouvé en soi, mais on assiste à une cassure, une rupture des schémas identitaires, une reconstruction à partir de bases élargies du système des valeurs nationales, qui ne peut plus être accepté en tant que tel. le Polonais regarde la polonité avec des yeux neufs, les yeux de l’étranger, il prend conscience des limites d’une acceptation non critique de celle-ci. l’expérience de la rencontre avec l’autre modifie sa vision du monde, lui montre que d’autres voies sont possibles, que le corps existe et qu’il ne faut pas le nier, mais qu’il faudrait l’écouter. c’est là que repose le fondement du changement. le Polonais comprend qu’il peut créer de lui-même, déterminer et choisir son identité, qui ne doit pas remplir des attentes nationales mais répondre à d’autres besoins et à d’autres rêves. il rejette les aspects les plus réducteurs de la polonité, qu’il complète par de nouvelles valeurs. il prend conscience des pressions culturelles et des mécanismes sociaux réglant l’identification de l’homme selon des modèles nationaux, se libère d’une obéissance aveugle aux règles, et les applique désormais à ses propres nécessités. le regard de l’étranger est un regard extérieur qui peut démasquer l’artifice du processus d’identification du Polonais, c’est un regard souvent railleur, et son ironie exprime la distance entre le sujet et l’objet de la narration. son altérité linguistique, ethnique et nationale peut représenter un danger, une menace contre la polonité, qu’elle peut détruire et remplacer par un autre système de valeurs. mais cette altérité peut également servir d’instrument au dialogue, au changement, à la mise en place de nouvelles formes de résolution du problème de l’identification. le regard de l’homosexuel est également un regard extérieur, son altérité marginalisée peut servir à montrer l’absence de naturel ainsi que la relativité du processus hétéronormatif de l’indentification de l’homme. il est aussi un facteur qui contribue à découvrir la sphère de la sexualité vue comme aspect essentiel de la création de sa propre identité. la voix de la minorité peut aussi délivrer beaucoup d’informations sur la nature de la majorité. le lien entre l’altérité nationale et sexuelle fonctionne dans la littérature comme une entreprise de démasquage total de la vérité sur la question identitaire. il montre comment chaque processus d’identification est un processus relatif, toujours lié aux attentes sociales et aux pressions culturelles. il dévoile que la vérité de la majorité, c’est-à-dire le discours du sujet hétéro-normatif, n’est pas le seul discours possible. il met au clair également le fait que ce sujet n’est pas neutre, mais qu’il est le produit d’une certaine culture, d’une certaine façon de comprendre le monde. la double altérité représentée dans la littérature constitue donc une critique radicale du système traditionnel de création de l’homme comme entité socialement et nationalement marquée. elle tend à montrer certaines dynamiques collectives sur la base desquelles se construit l’identité. Traduit par Piotr Biłoś

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maria JaNioN Académie polonaise des sciences, Varsovie

le sexe du vampire1 À Agnieszka Zawadowska

la bible du vampire le mythe du vampire est considéré comme l’un des plus universels. Jean-Paul Roux, l’auteur du livre le Sang : mythes, symboles et réalités 2, affirme que « le retour des morts sur la terre recherchant le sang frais était et sera une idée universelle ». Dans presque chaque culture, il existe des légendes sur les morts qui viennent boire le sang humain. ce mythe, profondément enraciné dans la psychologie collective, aurait pour fondement la foi dans le pouvoir régénérant du sang et dans la vie après la mort. Dracula, le roman de Bram stoker publié en 1897, considéré comme « la bible du vampire 3 », fournit de nombreuses informations sur l’apparence du vampire, sur ses mœurs, sa vie, sa mort, ses forces et ses faiblesses. on peut dire que, dans la culture populaire, ce texte figure parmi les œuvres les plus importantes écrites au cours des cent dernières années. le roman fut adapté au cinéma, ce qui le rendit accessible au grand public et dota le personnage de Dracula d’une popularité hors du commun. Par ailleurs, on trouva dans le roman de stoker des références aux images et aux symboles archétypaux, ce texte étant supposé véhiculer des vérités profondes sur l’esprit humain. on remarqua également que l’œuvre pouvait être interprétée comme une allégorie chrétienne de la lutte entre le bien et le mal 4.

des vampires d’avant stoker les chercheurs mettent l’accent sur la spécificité littéraire du Dracula de Bram stoker, publié en 1897. on considéra comme novateur le fait de planter la majeure partie de l’action dans le londres de l’époque victorienne. Quant aux personnages, le vampire et les vampiresses rappellent les figures littéraires romantiques : le héros byronien, le scélérat gothique et la femme fatale. les personnages de stoker font également référence à l’hypnotiseur démoniaque et à « l’invité extraordinaire » d’e.t.a. hoffmann. Parant la nature 1.

2. 3. 4.

maria Janion a publié en 2002 le livre Wampir : Biografia symboliczna [Vampire : biographie symbolique], Gdańsk, słowo/obraz terytoria, 2002, Romantyczne okolice śmierci], réédité par la même maison d’édition en 2008. toutes les notes dans ce texte viennent de la rédaction. Paris, Fayard, 1988. cf. Jacques Finné, la Bibliographie de Dracula, lausanne, l’Âge d’homme, 1986. cf. leonard wolf, Blood Thirst : One Hundred Years of Vampire Fiction, oxford University Press, 1997. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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de ses héros d’un « côté nocturne », stoker puisa dans la philosophie romantique allemande. le comte Dracula en cocher étrange regarde son passager avec «  un sourire radieux » et cite en murmurant un passage de la Lénore de Gottfried Bürger : Denn die Toten reiten schnell (« les morts vont vite »). les descriptions folkloriques s’inscrivent également dans la tradition littéraire romantique. on met surtout l’accent sur les influences byroniennes. Dans Giaur, un vampire terrifiant boit après sa mort « le sang de sa sœur, de sa fille et de sa femme ». Byron fut également à l’origine de la nouvelle Vampire, écrite par son médecin John william Polidori. la légende byronienne garantit à cette œuvre, publiée en 1819, une grande popularité. le héros de Polidori, lord Rutwen, séduit des jeunes filles innocentes et vertueuses qui, par la suite, s’adonnent à la débauche. il se régénère grâce au sang féminin et ressuscite. le personnage de lord Rutwen permit une évolution du vampire entraînant notamment sa sexualisation progressive. en 1847, paraît Varney the Vampire, or the Feast of Blood, un roman de thomas Preskett Prest publié dans la presse sous forme de feuilleton (220 épisodes, réédité en 1853). Voici un de ses fragments, à la limite de l’autoparodie littéraire : l’épouvante qui envahissait l’âme de la jeune fille fit tressaillir son corps aux rondeurs exquises. Deux yeux terribles […] fixaient l’angélique créature. le moment proche de cette profanation sinistre fit jaillir une joie exécrable dans le regard du monstre […]. il bondit et planta ses dents semblables à des crocs d’animal dans la chair de la jeune fille. le sang gicla, un infâme bruit de succion se fit entendre. elle se tut et le vampire dévora avec appétit son mets terrible.

le roman Carmilla, de John sheridan le Fanu (1871), est également considéré comme annonciateur du Dracula de stoker. le désir féminin y prend la forme du vampirisme lesbien. les descriptions de « cette cruauté voluptueuse qui ne cessait d’être amour » se caractérisent par un style à la fois tendre et gothique.

la babylone moderne on interpréta le roman de stoker comme incestueux, pédophile, nécrophile ou de tendance sadique. l’espace urbain, cette « Babylone moderne », pleine de violence, de sexe et de crime, fut le revers de l’époque victorienne, connue pour son attachement à la famille, à la propriété privée et à la religion. entre 1888 et 1889, apparaît à londres le mystérieux Jack l’Éventreur, un tueur de femmes, rusé et insaisissable. chasseur de prostituées, il les « étripait » (d’après René Reouven, qui l’affirme dans le Dictionnaire des assassins) de façon très raffinée. le personnage de Jack l’Éventreur, dont l’identité reste inconnue, est considéré comme cumulant toutes les peurs de l’époque. ses crimes sexuels pervers éveillèrent les fantasmes victoriens de décadence, de mort et de déchéance. Bram stoker connutil, lui aussi, la vie nocturne de la «  Babylone moderne  » ? Daniel Farson, un de ses biographes 5, affirme que stoker est mort de la syphilis. Profitant des occasions que lui offrait son travail au théâtre, il aurait eu une vie sexuelle débridée et aurait fréquenté de nombreux bordels d’europe, d’amérique du Nord et de l’angleterre victorienne. Néanmoins, faute de preuves concrètes, on a contesté les révélations de Farson.

5.

cf. Daniel Farson, The man who wrote Dracula : a biography of Bram Stoker, londres, m. Joseph, 1975.

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interrogeons-nous cependant sur le message moral du Dracula de stoker. selon Jean marigny 6, l’œuvre, par les désirs libidineux qui y figurent, est « faussement édifiante et véritablement subversive ».

dracula était-il une femme ? le roman de stoker fourmille d’inventions techniques. les héros se servent du phonographe, sténographient leurs journaux intimes, s’envoient des télégrammes, étudient dans divers journaux horaires de trains et nouvelles. les médecins examinent les patients, effectuent des transfusions de sang compliquées, parlent de charcot et de son travail sur l’hypnose. Dans ce monde « moderne » s’introduit « quelque chose d’étrange », d’« extraordinaire », que l’on n’arrive pas à examiner à l’aide de toutes ces machines. Pour lutter contre les vampires, Van helsing est obligé de recourir à des textes anciens et à des méthodes traditionnelles. Néanmoins, les inventions techniques servent à classer les faits et les documents ainsi qu’à transcrire l’histoire. mina, sachant se servir d’une machine à écrire, se charge du travail de secrétaire. À ce propos, Jonathan note dans son journal que « c’est grâce à [mina], à son énergie et à son intelligence que toute l’histoire a été classée de telle manière qu’elle paraît, à présent, claire comme le jour »7. l’enquête menée par le groupe d’« inquisiteurs » devient possible grâce à la méticulosité de mina, sans laquelle la mission de destruction du monstre serait vouée à l’échec, de même qu’échouerait la stylisation du roman de stoker en tant qu’« ensemble de documents écrits » avec plusieurs narrateurs. mina, « au cerveau d’homme et au cœur de femme »8, comme le dit Van helsing, ayant rassemblé tous les témoignages, devient coauteur de l’histoire. Pour stoker, cette médiation féminine est indispensable ; il s’agit non seulement de l’échange de lettres entre lucy et mina, mais surtout de l’exploration du psychisme d’une femme partiellement vampirisée. lucy, aux fantasmes polyandriques, ne peut pas échapper au vampire, tandis que la vertueuse mina est certes « souillée », mais peut encore être sauvée. sous hypnose (elle s’y soumet de son plein gré), mina peut pénétrer les pensées et les desseins de Dracula. stoker d’ailleurs fait souvent allusion au savoir « différent » de la femme, que mina a acquis par le contact du sang avec le vampire. heureusement, Van helsing peut, lui aussi, continuer à influencer son esprit. comment se fait-il qu’une femme si brave ait pu tomber, même partiellement, sous l’emprise du vampire ? Pour bâtir son personnage, stoker se servit d’informations sur un hospodar valaque du XVe siècle appelé « Vlad tepes [l’empaleur] Dracula » ainsi que sur la sanglante comtesse Batory (erzsébet Báthory en hongrois), la célèbre vampiresse du XVie siècle. erzsébet torturait, tuait de jeunes vierges et buvait leur sang. inculpée et condamnée, elle fut plus tard emmurée dans la cellule d’un château où elle mourut « sans croix ni lumière », comme le relate un texte de l’époque9. Raymond t. mcNally, l’auteur de l’étude intitulée Dracula was a woman (1983), affirme que ce dernier aurait hérité des traits féminins de la comtesse 6. 7. 8. 9.

cf. Jean marigny, Dracula, Paris, Éditions autrement, coll. Figures mythiques, 1997. Bram stoker, Dracula, traduction française de Jacques Finné, présentation et commentaires de claude aziza, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 329. Ibid. p. 445, « son esprit aussi riche que celui d’un homme mais avec, en plus, une douceur et une sensibilité de femme ». cf. Valentine Penrose, la Comtesse sanglante, Paris, Gallimard, coll. l’imaginaire, 2004.

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Batory. Dracula rajeunit, comme elle, grâce au sang qu’il boit. Quand Jonathan voit Dracula dans son cercueil pour la première fois, il remarque ses dents blanches, pointant de sous ses lèvres, dont le rouge témoignait d’une grande vitalité, surprenante chez un homme de son âge. Dans son étude sur la monstruosité féminine dans le cinéma contemporain, Barbara creede10 remarque que cette régénération par le sang fait référence à la menstruation féminine. la féminité se fonde sur la transformation, sur le renouvellement cyclique du sang. Dracula serait-il perçu comme un monstre soumis à la menstruation ? Van helsing explique de façon imagée que « Nosferatu ne meurt pas comme une abeille qui perd son dard ». en effet, il ne meurt pas après avoir sucé le sang. au contraire « le vampire vit sans craindre le temps qui, coulant, ne peut pourtant suffire pour lui apporter la mort »11. le temps n’a aucune prise sur lui. « il continue son existence aussi longtemps qu’il peut se gorger du sang des vivants 12. » la deuxième fois que Jonathan voit le comte couché dans son cercueil, il s’aperçoit que ce dernier « paraissait avoir recouvré une partie de sa jeunesse [...], les lèvres montraient encore des gouttes de sang frais, […] ses yeux, enfoncés, brillants, paraissaient plus profonds dans cette chair neuve 13 ». la transformation aura permis à Dracula de reconstituer son corps.

le cycle lunaire Julia Kristeva dit que le sang, symbolisant la vie, la fertilité et la fécondité, se réfère directement à la femme. Pourvu d’une ambivalence sémantique, ce mot peut basculer vers l’infâme. Dans Dracula, de stoker, les éléments du mythe matriarcal tels que la fécondité et son caractère cyclique ont été monstrueusement avilis. le lieu de résidence du vampire est un château interprété comme le corps de « la mère archaïque ». Pour son repos diurne, il ne peut pas se passer de sa terre natale, d’où les lourdes caisses remplies de terre qu’il emporte dans ses déplacements à londres. Van helsing affirme que, pour priver un vampire de son abri, il faut stériliser la terre de son cercueil. il s’agit d’enlever à cette terre son caractère primitif et archaïque. Dans le roman de stoker, la plupart des événements horribles arrivent les nuits de pleine lune. le cycle lunaire constitue le point commun entre le vampire et les femmes. la nuit de pleine lune étant une métaphore de l’inconscient, elle signifie également l’étrangeté et la différence, qui se réfèrent au vampire, à la femme ou au fou. l’aspect démoniaque de l’étrangeté est également mis en rapport avec certains animaux : loup (loup-garou), chien (chien de l’enfer), chauve-souris, rat. il semble que, pour un vampire, le temps constitue un problème majeur. son immortalité ne peut être préservée que grâce au temps lunaire, alternatif au temps normal. Vivant dans un temps lunaire, le vampire n’est pas soumis à l’action du temps standard, c’est pourquoi son corps ne se décompose pas.

10. 11. 12. 13.

The Monstrous-Feminine : Film, Feminism, Psychoanalysis, londres ; New york, Routledge, 1993. Bram stoker, op. cit., p. 318. Ibid., p. 318. Ibid., p. 78.

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comme les joues du vampire, les formes de la lune changent de façon cyclique. la seule plante répugnant au vampire est l’ail, dont le cycle végétal est inversé : il pousse quand la lune décroît, et cesse de pousser quand la lune croît. on explique le geste qui permet de mettre fin à un vampire de la façon suivante : il faut arrêter le mouvement du vampire en « le clouant » au cercueil à l’aide d’une roue. Rendu au temps standard, il se décompose pendant les quelques instants du rituel, l’équivalent de quarante ans.

la dormeuse la femme, dépendante du temps lunaire, dort beaucoup. la figure de la dormeuse revient fréquemment dans le roman de stoker. somnambule, lucy est particulièrement vulnérable à l’action du vampire. mais mina, pourtant très différente de lucy, peut elle aussi, en tant que femme, se trouver sous l’emprise d’un vampire. Protégée par des hommes aimants, elle est constamment envoyée au lit pour se reposer. or, c’est justement quand elle est seule, loin des hommes, que le vampire peut la soumettre. Un sommeil sans cesse prolongé et n’apportant aucun repos est le signe que le vampire s’est sexuellement emparé d’elle. au tournant du XViiie et du XiXe siècle, 1’image de la dormeuse inspira de nombreux artistes. le célèbre tableau le Cauchemar (1782), du peintre britannique d’origine suisse Johann heinrich Füssli, connut un grand succès. il est intéressant de remarquer qu’une de ses reproductions se trouvait dans l’appartement viennois de Freud. ce tableau représente une femme couchée sur le dos, corps inanimé, tête rejetée en arrière, cou découvert et bras ballants, en proie à un rêve atroce. sa poitrine est écrasée par un incube semblable à un singe. la tête d’un cheval à l’allure aussi démoniaque pointe par la fenêtre ouverte derrière le rideau écarté. ses naseaux dégagent de la vapeur, ses yeux brûlent d’une lumière étrange. mina semble voir un tableau semblable, elle dit : « le nuage avait passé et la lumière de la lune brillait avec un éclat tel que je pouvais voir avec une netteté presque cruelle lucy à demi couchée, la tête appuyée contre le dossier du banc 14 ». Jean starobinski qualifie le tableau de Füssli de « rêve dans le rêve du rêveur », car nous y voyons une femme endormie 15. Nous voyons ce qu’elle « voit » dans son rêve, ainsi que le fantasme du peintre où apparaît une femme endormie en proie à un horrible cauchemar : un spectacle qui engendre l’effroi et l’émerveillement de l’artiste. Dans son étude, starobinski rejette l’interprétation de l’inceste. il dit : « Je préférerais, pour ma part, attribuer au peintre non l’angoisse du cauchemar, mais le plaisir voyeuriste d’en être le spectateur, au moment du tourment le plus intense. il voit souffrir ; il fait souffrir 16. » la femme, représentée par Füssli comme une persécutrice d’hommes, n’est plus dangereuse ici ; elle est vaincue, elle est « comme morte ». selon starobinski, elle n’a plus aucun pouvoir. Dans son étude Comment on programme une femme, le psychanalyste manfred schneider 17 affirme que la figure de la dormeuse (souvent sur un fond de paysage idyllique) 14. Ibid., p. 128. 15. Jean starobinski, « la vision de la dormeuse », in L’espace du rêve, Nouvelle Revue de psychanalyse, no 5, printemps 1972, Paris, Gallimard, pp. 8-26. 16. Ibid., p. 20. 17. cf .

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symbolise le lien existant entre le regard d’un homme et le corps d’une femme. « Une femme inconsciente et nue », exposée au regard d’un spectateur, devient nullzeíchen ; on peut influencer son inconscient, faire d’elle ce qu’on veut. selon le célèbre neurologue français du XiXe siècle, Jean-martin charcot, les lectrices de romans se soumettent plus facilement à l’hypnose. Dans l’hypnose, la littérature était considérée comme matrice de l’amour. clemens Brentano se serait plaint à sa sœur zofia que toutes les femmes qu’il avait rencontrées n’étaient que « copies d’héroïnes de roman ». Dans les contes fantastiques d’e.t.a. hoffmann, apparaît souvent le couple d’une femme et d’un hypnotiseur. « la nature fit de la femme un être passif », dit un hypnotiseur malveillant capable de soumettre une femme à l’action d’une force étrangère et de l’utiliser à ses fins. les femmes, en revanche, seraient portées à aimer l’hypnotiseur et à lui obéir.

le piquet et le marteau selon stoker, la femme est un être faible et délicat. l’esprit et le corps de mina sont un terrain de lutte d’influences où, bien sûr, Van helsing remporte la victoire. leonard wolf remarque que « le roman est porteur d’une allégorie psycho-sexuelle inquiétante ; il existerait dans le monde une force démoniaque tendant à dépraver les femmes ». ainsi, le texte met en scène un désir féminin étrange dont Dracula est le catalyseur. Venu d’au-delà des frontières de la civilisation occidentale, il apporte de ces terres étrangères une démente passion interdite. sous les yeux des « braves », le corps de lucy commence à vivre sa vie ; sensuel et lascif, il engendre le désir et la peur. mais le dévergondage de lucy (« la douce lucy » !), une fois devenue vampiresse, provoque de la répulsion chez les jeunes hommes. la femme fatale en tant que femme sensuelle se trouve à l’opposé de l’idéal de l’ange. Pour libérer l’âme de lucy et la rendre à Dieu, Van helsing se munit de scalpels chirurgicaux (voir le scalpel de Jack l’Éventreur), d’un pieu long de trois pieds, large de trois pouces et pourvu d’une pointe métallique, puis d’un lourd marteau servant à casser les morceaux de charbon. le fiancé de lucy enfonce le pieu dans le cœur de la morte. les convulsions et le tremblement du corps, les giclements du sang symbolisent l’acte sexuel. la castration, ici la décapitation, suit la défloration et la pénétration. Dans les lèvres sanglantes, les « inquisiteurs » enfoncent des gousses d’ail. Pour mina, les choses ne se passent pas de la même façon. Une nuit de pleine lune, quand son mari dort profondément à ses côtés, Dracula boit son sang et la force à boire le sien. cet « échange répugnant » fait penser à un rapport sexuel oral pendant la menstruation. ainsi mina se sent « doublement souillée ». Plus tard, Van helsing essaie de la libérer de l’emprise du vampire en posant sur son front une hostie, mais celle-ci s’en détache en laissant une marque de brûlure, signe de la dépendance au vampire. cette marque ne disparaîtra que le jour où mina sera à nouveau pure (on se demande comment cela est possible) après le meurtre rituel de Dracula par son mari.

la coalition masculine après 1’étude du journal intime de stoker, clive leatherdale remarque l’émerveillement omniprésent de l’auteur devant les hommes beaux et énergiques. À ce propos, il dit : « il n’y a pas d’exagération à dire que stoker offrit son cœur à irving et non pas à sa femme

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le seXe DU VamPiRe

Florentine 18. » Dans le roman, les quatre hommes sous le commandement d’un vieux professeur se liguent contre le monstre. selon l’interprétation psychanalytique, « les fils » (trois d’entre eux tombent amoureux d’une seule femme, lucy) doivent tuer leur père pour accéder aux femmes. Dracula se vante de posséder les deux femmes dont ils sont amoureux.

les noces de sang Reste le problème des liens sanguins très complexes. Notamment, pour sauver lucy, vidée de son sang par Dracula, on lui transfuse le sang de quatre hommes (« il n’y a rien de mieux pour sauver une femme que le sang des braves », dit alain Roger dans le Mariage phallique). Van helsing plaisante en disant que lucy épouse ces quatre hommes par le sang qu’ils lui ont donné. mais si le mélange du sang signifie les épousailles, ces quatre hommes s’épousent les uns les autres en mélangeant leur sang dans le corps de lucy. la figure du couple homosexuel où deux hommes auraient des rapports sexuels avec la même femme est récurrente dans la littérature. « Nous sommes bien plus proches que père et fils 19 », dit Van helsing avant de parler des épousailles par le corps de lucy. le fils de mina et de Jonathan naît treize mois après la visite de Dracula. le calendrier lunaire compte treize mois de vingt-huit jours chacun et s’inspire du cycle biologique de la femme. ainsi, l’enfant de mina est lié au Vampire par le sang. sa mère a bu le sang de Dracula, qui, auparavant, avait bu le sang de lucy, qu’elle avait reçu de seward, de Van helsing et de helmwood. le mélange de ces différents sangs permet de supposer qu’il s’agit d’un enfant hors du commun. en terminant d’écrire ce texte, je lis dans les journaux que l’on a découvert 1’existence de trente enfants qui, à la suite d’opérations de fécondation artificielle, ont trois parents : deux mères et un père. Peut-être est-il possible de concevoir qu’un enfant ait une mère et deux pères, dont un vampire ? et si le vampire était une femme ? Traduit par Piotr Biłoś.

18. cf. clive leatherdale, Dracula – Du mythe au réel, trad. par Jacques Finné, Paris, Dervy, 1998. 19. Bram stoker, Dracula, op. cit., p. 234.

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lanGaGes minoRiTaiRes

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claudia sNochowsKa-G oNzales Académie polonaise des sciences, Varsovie

« la guerre polono-russe » ou qui parle ? Je voulais me pencher sur la question des effets engendrés par l’apparition sur le marché polonais de l’édition de la Guerre polono-russe sous l’étendard blanc et rouge (Polococktail party 1), de Dorota masłowska. selon moi, l’effet le plus intéressant de ce livre consiste en ce que, soudain, tout le monde se soit mis à en discuter : les interrogations portant sur l’identité de ceux qui se sont exprimés à propos de la Guerre… ainsi que sur le pourquoi et le comment du phénomène sont à tout le moins dignes d’intérêt. on peut dire que, grâce à cette discussion immodérée, la vie du livre de masłowska a été décuplée ; quant aux critiques littéraires, leur travail s’en est également trouvé décuplé. Je ne vais pas m’attacher à démontrer la thèse selon laquelle la mise en branle de cette discussion est due à l’excellence du livre de masłowska. Je pense toutefois qu’il y a une certaine équivalence entre le débordement de la langue du roman et celui des commentaires, ainsi qu’entre la façon dont se présente le dernier chapitre du livre et les conclusions suscitées par l’ensemble de la discussion. la mise en branle de la discussion s’est produite de plusieurs manières. ces manières, ce sont les raisons pour lesquelles on a pu se sentir en droit de prendre la parole. certains en ont conclu que l’occasion était venue de se pencher sur quelqu’un d’étranger et d’exotique – par exemple sur un jeune des cités directement échappé d’un banc situé en bas de son immeuble hlm ou bien sur une drôle de jeune fille arrivée de province. D’autres ont commencé à se délecter d’appartenir au club exclusif de ceux qui comprennent cette altérité et sont très proches d’elle. De cette façon, masłowska et son livre ont pris la place de l’autre fascinant, et « le parler masło est devenu l’indicateur de ce qui est tendance 2 ». tentons d’analyser les principales manières d’interpréter La Guerre… Voici un exemple de lecture du livre en tant que « roman sur les jeunes des cités » : si les Forts [le Fort est le nom du protagoniste principal du livre] se trouvent parmi nous, alors cela signifie que nous pouvons nous attendre à vivre des temps intéressants, vraiment. advient l’ère des télés foncedées, des gens dont les pensées sont pleines de vidéoclips, dont le cours du raisonnement dévie brusquement après que quelque facteur microscopique a 1.

2.

Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną (que l’on peut traduire littéralement par Guerre polonorusse/ruskoff sous un drapeau blanc-rouge) est le premier roman de Dorota masłowska, publié en 2002 (elle était alors âgée de dix-neuf ans). traduction de zofia Bobowicz, montricher, Éditions Noir sur Blanc, 2004 (NdR). ainsi que l’écrit agnieszka Drotkiewicz dans son livre Paris, London, Dachau (2004). « masło », le début du nom de l’auteur, signifie en polonais « le beurre » (NdR). Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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claUDia sNochowsKa-GoNzales

pressé un bouton de leur télécommande intérieure. leur cerveau n’est plus un organe humain permettant de penser et de comprendre, mais un réservoir d’idées et de sentiments qui, quelque part, à un certain moment, ont été reçus par les sens et se heurtent à présent aux parois de leur crâne. leur savoir est une mosaïque d’incompréhensibles slogans médiatiques, et leur logique est rendue floue par le lourd brouillard d’une rupture « amphétaminique » avec la réalité. chez ces créatures humanoïdes, il n’y aurait rien de dangereux – le monde a supporté l’existence de mecs fous encore plus dingues –, si ces télés foncedées n’étaient parfaitement adaptées à l’époque actuelle, car elles sont merveilleusement amorales et absolument convaincues de leur droit de tout dévaliser là où elles passent et de se  satisfaire elles-mêmes au préjudice des autres. et une telle attitude rapporte ces derniers temps, ah ça oui, elle rapporte 3 ! mais pourquoi tout de suite écrire des romans sur ces sujets4 ? c’est le monde entier que l’auteur nous montre à travers le regard d’un âne bâté. […] La Guerre polono-russe… c’est un livre réaliste et surréaliste, tout à la fois. Une prose que l’on savoure comme la poésie des rues polluées et des hlm dégueu 5.

cette ligne d’interprétation s’est concentrée sur l’opposition entre, d’un côté, les citoyens éclairés et, de l’autre, ceux qui sont repoussants, les mecs des banlieues bouffis de violence. la description des jeunes des cités rappelle ici ce qui dans le discours « orientaliste » sert à décrire l’indigène : ce dernier se présente comme un individu agressif, survolté, imprévisible et incapable de se contrôler, déchiré par des émotions qu’il n’est pas en mesure d’analyser, incapable de sentiments plus élevés et de relations durables, écorchant la langue, infantile, irresponsable, l’esprit occupé à exiger, capable de toutes les dépendances possibles. tout son univers est une caricature des acquis de la civilisation. comme dirait Franz Fanon, les valeurs, après s’être heurtées à un peuple colonisé, se trouvent empoisonnées, polluées 6 – et l’univers du Fort, c’est un univers, pour utiliser son langage, « ruskoff ». et bien que le Fort s’efforce à tout prix de séparer ce qui est russe de ce qui est polonais, de chasser le russe : toutes des chiennes, les nanas, toutes pareilles. […] sale engeance. c’est les Ruskoffs tout craché, si ça se trouve c’est comme ça qu’elles se nomment, par euphémisme. mais nous les hommes, on se laissera pas faire, on va les bouter hors de cette ville sur laquelle elles font 3. 4. 5.

6.

eryk Remiezowicz, «Naćpany telewizor» [la télé foncedée], esensja (magazine culturel sur Internet), 16 décembre 2002. la traduction est de la rédaction. Jarosław Klejnocki, «oda do dresu» [ode à la racaille à capuche], Tygodnik Powszechny, 20 octobre 2002. «Jeśli silni są wśród nas, to czekają nas ciekawe czasy, doprawdy. Nadchodzi era naćpanych telewizorów – ludzi, których myśli pełne są teledysków, których tok rozumowania nagle przeskakuje, bo jakiś mikroskopijny bodziec nacisnął guzik na ich wewnętrznym pilocie. ich mózg nie jest już ludzkim organem służącym do myślenia i rozumienia, lecz zbiornikiem idei i uczuć, które gdzieś, kiedyś zostały odebrane przez zmysły, a teraz odbijają się od kostnych ścian czaszki. ich wiedza jest zbitką niezrozumiałych medialnych sloganów, a logika przytłumiona jest ciężką mgłą amfetaminowego oderwania się od rzeczywistości. Nie byłoby w tych humanoidalnych tworach nic groźnego – świat zniósł większych świrów – gdyby nie to, że naćpane telewizory są znakomicie przystosowane do obecnej rzeczywistości, bo są cudownie amoralne i święcie przekonane o swoim prawie do grabienia pod siebie i uszczęśliwiania się cudzym kosztem. a postawa ta popłaca ostatnio, oj popłaca. ale czemu od razu o tym pisać powieści ? cały świat autorka pokazuje oczami tępego muła. […] Wojna polsko-ruska… to książka realistyczna i nadrealistyczna zarazem. Proza, którą smakuje się jak poezję brudnej ulicy i zasyfiałych bloków.» wojciech staszewski, «masłoska Rzondzi» [masłoska fé la chef ], Gazeta Wyborcza, 19 septembre 2002. Franz Fanon, les Damnés de la terre, Paris, la Découverte, 2002.

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« la GUeRRe PoloNo-RUsse » oU QUi PaRle ?

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fondre toutes sortes de calamités, peste, choléra, sécheresse, débauche. elles débarquent et transforment votre tapisserie en flaque de sang, couvrant le monde de taches indélébiles. Fidèle rivière de la menstruation

bien qu’il agisse ainsi, il restera toujours aux yeux du critique qui se conforme à cette ligne d’interprétation, un être bredouillant, illogique, situé en dehors de la culture ; dangereux, mais digne d’être méprisé – tout simplement « ruskoff ». cette espèce de Russe, on peut la considérer comme n’étant pas digne de figurer dans un roman. ainsi, dans le meilleur des cas, la Guerre polono-russe… apparaîtra comme une perte de temps, dans le pire en revanche, comme le symptôme d’une dégénérescence (« Je ne vois pas d’explication à la fascination qu’un intellectuel peut éprouver pour un clochard spirituel 8 »). mais on peut aussi arriver à la conclusion qu’une analyse précise du problème nous est utile pour maîtriser le dangereux élément de la cité et que le roman de masłowska constitue alors un exemple tout trouvé pour tous ceux qui s’intéressent aux difficultés de la jeunesse ou des bas-fonds sociaux. Quoi qu’il en soit, une telle ligne d’interprétation est marquée du même ressentiment qui se trouve à l’origine de la « guerre » éponyme. Beaucoup plus intéressantes sont les interprétations lorsque leur auteur donne l’impression de faire un clin d’œil à nous ses lecteurs, au Fort et à Dorota masłowska. mon hypothèse est que masłowska est un espion russe. elle a écrit ce livre afin de pouvoir se déplacer en toute impunité dans notre réalité polonaise et nous jeter de la poudre aux yeux, à nous Polonais. Pour rien au monde je ne voudrais la rencontrer personnellement, car je crains qu’elle ne suce en moi tout ce qu’il y a de plus précieux et qu’elle ne le transforme à sa manière, sa manière d’espionne russe, et pour son bien à elle. D’un autre côté pourtant, pour ce qui est de ce livre, il me satisfait pleinement. ici ne se pose pas la question de savoir s’il s’agit de l’œuvre d’une femme ou d’un homme. c’est un sacré morceau de viande littéraire légèrement avariée et il semble que cela valait la peine de vivre 40 ans pour lire quelque chose d’aussi intéressant. ce que je vous souhaite à vous aussi, amis lecteurs 9.

ces interprétations-là ainsi que la célèbre « masło-tendance », c’est une sorte de renversement du sentiment d’outrage ressenti envers les jeunes des cités. «  le parler masło », ou plutôt « le parler du Fort » permet de traiter ironiquement tous ces langages qui, à travers le filtre du Fort, ont été soumis à l’examen et au compromis dans la Guerre polono-russe… : la langue des publicités, du capitalisme carnassier, du consumérisme, de la 7.

8. 9.

«wszystkie kobiety to jedne i te same suki. (…) Ruski pomiot. Być może te Ruski, że tak się właśnie eufemistycznie wabią te kobiety. a my, mężczyźni je stąd wygonimy, z tego miasta, co one sprowadzają nieszczęścia, zarazy, susze, zły urodzaj, rozpustę. Niszczą tapicerki swą krwią, która leci z nich jak przez ręce, brukając cały świat niespieralnymi plamami. wierna rzeka menstruacja.» Polococktail… op. cit., pp. 94-95, Wojna polsko-ruska… Varsovie, lampa i iskra Boża, 2002, pp. 77-78 . «Nie widzę usprawiedliwienia dla fascynacji, jaką żywić może intelligent dla duchowego lumpa.» Jarosław Klejnocki, Oda do dresu, op. cit. marcin świetlicki, note sur la quatrième page de couverture du livre de Dorota masłowska : «Podejrzewam, że masłowska jest ruskim szpiegiem. Książkę tę napisała po to, by bezkarnie poruszać się w naszej polskiej rzeczywistości i zmydlić nam, Polakom, oczy. Nigdy w życiu nie chciałbym się z nią osobiście spotkać, albowiem obawiam się, że wyssie ze mnie wszystko, co najcenniejsze i na swój szpiegowskorosyjski sposób przetworzy to dla siebie. z drugiej jednak strony, jeżeli chodzi o tę książkę, to jestem bardzo zadowolony. tutaj nie nasuwa się pytanie, czy jest to proza kobieca czy męska. Jest to kawał lekko nadpsutego literackiego mięsa i zdaje się, że warto było żyć 40 lat, aby wreszcie coś tak interesującego przeczytać. czego i Państwu życzę.»

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claUDia sNochowsKa-GoNzales

polonité xénophobe, des ressentiments polonais, de la mégalomanie et de l’impérialisme, le langage des tracts anarchistes, écologistes et féministes, le langage des machos polonais, le langage des lectures scolaires, des revues pour les jeunes et des magazines féminins, le langage de l’avant-garde ou de la jeunesse bien éduquée, le langage des critiques littéraires angoissés… Une telle ironie sert toutefois à masquer toutes ces relations de pouvoir qui constituent l’horreur représentée dans le roman. lorsque marcin świetlicki écrit qu’« ici ne se pose pas la question de savoir s’il s’agit de l’œuvre d’une femme ou d’un homme. c’est un sacré morceau de viande littéraire légèrement avariée », je sais parfaitement qu’il traite La Guerre polono-russe… comme l’exemple d’une excellente littérature faite pour et par les hommes, l’exemple d’un coup de poing assené à tout le monde par « le parler du Fort » – et je sais aussi que si marcin świetlicki se sert de ce parler, il pourra donner un bon coup à tout le monde, tout en restant soi-même intouchable. il arrive rarement qu’un auteur décide de renoncer à la position d’auteur, privilégiée, intouchable, et qu’il apparaisse sur les pages de son livre. ici, il le fait après avoir raconté les aventures du Fort. on voit celui-ci d’abord en compagnie de magda, présentée dans un contexte consumériste et reproducteur, ensuite en compagnie d’angela, qui symbolise le processus d’attribution de l’identité, de création de l’âme, et enfin en compagnie d’ala la conformiste. on le voit parcourir le chemin qui menait du bar, en passant par la plage pleine de sable (autrement dit une terre polonaise à vendre), et par le sofa qui revêt des teintes « blanches et rouges ». c’est alors la ville tout entière qui revêt également et d’emblée ces couleurs (« et ces taches blanches sur le lino, là où magda a craché du dentifrice, et les rouges laissées par angela qui en a mis partout en prenant la fuite 10. ». « en haut, l’amphet polonaise, en bas, les menstrues polonaises. en haut, la neige importée du ciel polonais, en bas, l’association des bouchers-charcutiers polonais 11. »). après le festin organisé à l’occasion de la Journée sans Ruskoffs, après la dispute dans le mcDonald, vient l’acmé : la rencontre du Fort avec « masłoska » (l’ombre pâle de l’auteur, sans « w »)12. et grâce à cette rencontre, nous apprenons que Dorota masłowska a eu le choix : entre une « phrase de świetlicki transformée par Dąbroski » et une phrase du Fort. elle a choisi la phrase du Fort et durant la majeure partie du livre, elle a parlé avec le langage du Fort, elle a « parlé Fort ». Quelle différence y a-t-il entre la phrase de świetlicki et la phrase du Fort ? masłowska pourrait choisir świetlicki et elle serait alors restée pour toujours dans le cercle des épigones et des imitateurs (dans la mesure où, bien sûr, elle le citerait en parfaite bonne foi). si elle s’était décidée une fois pour toutes à choisir la phrase du Fort, la seule chose qu’elle aurait pu faire, c’est commencer à le maltraiter, en mettant à profit sa position privilégiée d’auteur, savante et rusée. Pourtant, ni dans le premier cas ni dans le second, rien ne l’aurait prémunie contre la mort. contre le défaut d’une langue propre. contre l’impossibilité de s’exprimer en son nom propre. 10. «te plamy na wykładzinie białe po magdzie, jak spluwała pastą do zębów, i czerwone po andżeli, co przede mną uciekała, to nafajdała.» Polococktail… op. cit., p. 101, Wojna… op. cit., p. 83. angela saigne après avoir subi la même nuit une défloration. 11. «Na górze polska amfa, na dole polska menstruacja. Na górze polski importowany z polskiego nieba śnieg, na dole polskie stowarzyszenie polskich rzeźników i wędliniarzy.» Polococktail… op. cit., p. 99, Wojna…, op. cit., p. 81. 12. cela correspond à la prononciation rapide et peu soignée (NdR).

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À mon avis, il ne suffit pas de tirer des conclusions de la seule dernière partie du livre, où l’auteur apparaît sans le masque du Fort. il convient également de s’interroger sur la signification à donner au fait que la majorité des critiques se soient retrouvés démunis face à la fin de la Guerre… s’interroger sur la raison pour laquelle, si ceux-ci y faisaient allusion, c’était pour affirmer qu’il s’agit d’une « fin bricolée » ( Jerzy Pilch) ou bien d’un « courant de conscience, c’est-à-dire en termes clairs, d’un charabia » (eryk Remiezowicz). il convient surtout de s’interroger pourquoi dans un nombre si considérable de critiques et de commentaires ne s’est trouvé aucune place pour un examen portant sur l’identité du sujet qui se manifeste au cœur de ce charabia ? Pourquoi on ne s’est pas demandé de quoi il était question ? Pourquoi la mise en branle du langage n’a-t-elle pas réussi, en fait, à construire une mise en branle du langage ? Pourquoi tous parlent et pourtant en réalité personne ne peut parler ? Traduit par Piotr Biłoś

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Kinga DUNiN Critique littéraire, Varsovie

est-il possible d’être autre ? le cas de dorota masłowska : collaboration ou transgression ? La Guerre polono-russe sous le drapeau blanc-rouge [Polococktail party 1], de Dorota masłowska, ouvre-t-elle sur l’altérité ? est-ce que masłowska nous fait sortir de l’esclavage des significations arrêtées, fait place aux non-dits, aux incertitudes, à la création, à la différenciation, ou est-ce qu’elle collabore plutôt avec le système afin de nous y enfermer encore davantage ? Dans le texte « l’impossibilité de la société », le spécialiste de philosophie politique ernesto laclau se penche sur la relation entre l’« idéologie » et la « société », et en arrive à une conclusion que je voudrais prendre ici comme point de départ. Voici ce qu’il écrit : il semble donc que le maintien du concept d’idéologie […] ne puisse être assuré que par le renversement de [sa] teneur traditionnelle. ce qui est idéologique ne consisterait pas en la reconnaissance erronée d’un principe positif, mais en l’exact contraire, c’est-à-dire en la nonreconnaissance du caractère incertain de chaque positivité, en l’impossibilité d’une quelconque suture définitive. ce qui est idéologique s’appuierait sur ces formes discursives à travers lesquelles la société s’efforce de se fonder elle-même en référence à une fermeture, à la pérennisation d’un sens, à la non-reconnaissance du jeu des différences infini. ce qui est idéologique serait une volonté de « totalité » présente dans chaque discours totalisant. et dans la mesure où ce qui est social est impossible sans une certaine pérennisation du sens, sans le discours de clôture/suture, ce qui est idéologique doit être perçu comme constitutif de ce qui est social. ce qui est social existe seulement en tant que tentative avortée de fonder cet impossible objet : la société. l’utopie est le principe de toute communication et de toute pratique sociale 2. 1. 2.

Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną, Varsovie, lampa i iskra Boża, 2002. traduction de zofia Bobowicz, montricher, Éditions Noir sur Blanc, 2004. «it looks as if we can maintain the concept of ideology and the category of misrecognition only by inverting their traditional content. the ideological would not consist of the misrecognition of a positive essence, but exactly the opposite : it would consist of the non-recognition of the precarious character of any positivity, of the impossibility of any ultimate suture. the ideological would consist of those discursive forms through which a society tries to institute itself as such on the basis of closure, of the fixation of meaning, of the non-recognition of the infinite play of differences. the ideological would be the will to “totality” of any totalizing discourse. and insofar as the social is impossible without some fixation of meaning, without the discourse of closure, the ideological must be seen as constitutive of the social. the social only exists as the vain attempt to institute that impossible object: society. Utopia is the essence of any communication and social practice». «impossibility of society», Canadian Journal of Political and Social Theory, 1991, no 15.

Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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KiNGa DUNiN

Dans un tel contexte, la réponse semble aller de soi : masłowska en tant qu’écrivaine non idéologique, détruisant tous les discours et sortant des langages établis, construit une ouverture. elle donne un champ à l’altérité. elle rend possible la différenciation infinie. elle donne à voir les frontières des langages idéologiques et clôturant, de même que l’espace qui se trouve au-delà. Dans le roman, cet autre, c’est la femme, la narratrice qui nous révèle son véritable visage lorsque la narration, dont le héros principal est un homme, le Fort, nous dévoile sa nature textuelle et conventionnelle. libérée de ses entraves, la narratrice est saluée par un sarcasme du héros : on t’a peut-être arraché la langue ? […] Que d’autres folles privées de langue luttent contre moi en morse 3.

et il commence alors à s’exprimer avec le langage des émotions, de l’immaturité, du corps, d’une irrépressible angoisse devant la mort, d’un sentiment de finitude, d’aliénation au sein du monde. c’est un langage inacceptable, à la frontière de la compréhension. Un langage qui suggère la possibilité qu’il existe de nombreux autres idiolectes de cette espèce, « non clôturés ». ce geste de l’écrivaine apparaît toutefois dans des conditions bien particulières. il apparaît dans une Pologne – celle d’aujourd’hui – où nombreux sont les sujets qui s’efforcent en vain d’intervenir aussi bien dans la vie politique que dans le discours public. Un pays où l’on a créé un consensus artificiel sur le fait qu’il revient au marché d’organiser les affaires pratiques et à l’Église de réglementer les valeurs. Bref, un pays où ni la sphère politique ni le discours public ne sont libéraux. Dans de telles conditions, la stratégie de masłowska est-elle encore émancipatrice ? cette stratégie, nous pourrions la désigner par l’expression « stratégie du dénigrement universel ». le Fort ne possède en réalité aucun langage, ce sont plutôt les langages qui parlent par lui. il ne cesse de naviguer entre eux. avec d’autres héroïnes du roman – ses partenaires successives –, il produit un univers symbolique qu’il faut considérer comme une allégorie satirique du discours dans lequel nous vivons tous. sa caractéristique est l’improductivité. J’aimerais bien penser à quelque chose, mais non. Je suis interdit de pensée, j’y ai pas droit, dès que l’envie me prend de réfléchir sur un sujet quelconque, la radio, dont l’antenne est arrachée, se met à diffuser une super-émission sur le vent, sur le vent qui souffle. il souffle. [… ] il vient de l’ouest et a déjà arraché tous les drapeaux blancs-rouges. […] Des bruits courent et font l’objet de surinterprétations, selon lesquelles ce vent aurait été fabriqué par les allemands, qui veulent installer ici leur champ de manœuvres et construire, sur ce qui reste des maisons, des murs d’escalade pour l’entraînement de leurs unités d’élite 4.

3.

4.

Dorota masłowska, Polococktail party, op. cit., p. 241 ; Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną, op. cit., p. 198 : «może język ci wyrwali… ? […] niech inne takie wariatki, też bez języków walczą przeciwko mnie alfabetem morse’a…». Polococktail party, op. cit., pp. 234-235, Wojna polsko-ruska, op. cit., p. 193 : «chcę coś myśleć, lecz nie. Żadnego myślenia, mam zabronione myślenie, co mam chęć coś pomyśleć w jakimś temacie, to radio z wyrwaną anteną nadaje ekstra ciekawą przyrodniczą audycję o wietrze, że wiatr wieje. Że wieje. […] Pojawił się z zachodu i wyrwał już wszystkie flagi biało-czerwone. […] Pojawiły się pogłoski i nadinterpretacje, jakoby wiatr ten został skonstruowany przez Niemców, którzy chcą urządzić tu poligon, a na pozostałościach domów urządzić ścianki alpinistyczne dla oddziałów specjalnych.»

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le cas De DoRota masłowsKa

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le constat selon lequel nous changeons, depuis que nous nous sommes retrouvés dans l’orbite de la démocratie et de la tradition européenne, depuis que nous avons commencé à subir les influences du marché et de la culture planétaire de consommation, peut sembler banal. mais la question de savoir pourquoi ces influences nous ont dérobé notre langue et notre faculté de penser, elle, n’est pas banale. Pourquoi ne savons-nous pas profiter des bienfaits de la liberté ? tout porte à croire que nous sommes devenus les otages de symboles périmés. la conscience moderne qui émerge en Pologne ne parvient pas à s’exprimer dans la langue de la « guerre polono-russe ». mais il y a plus : la conscience conservatrice ne parvient pas non plus à s’y exprimer. ce n’est toutefois pas avec le libéralisme que les conservateurs perdent la partie, mais avec un conservatisme de façade et vide. en se servant du « Fort », masłowska déconstruit tout d’abord les mythes nationaux. ce qui pour les uns était un vieux système – le communisme ou, à la limite, le socialisme populaire (komuna) – se laissait réduire dans la langue la plus courante à une expression méprisante : les Rouski (le Ruskoff ). Remontant à l’époque des partages, celle-ci véhiculait des connotations plus larges qu’une simple référence au communisme. elle revêt aujourd’hui d’autres nuances. masłowska a résolu ce problème en ne se référant pas au terme « communisme », car elle a dû ressentir intuitivement qu’à l’heure actuelle tous les débats et déclarations liés au problème de la dé-communisation ou à la définition de l’attitude de chacun par rapport au régime passé dissimulent en réalité un débat non explicitement formulé sur notre identité nationale ou sociale. et ce débat, notamment pour ces raisons, ne se laisse pas aisément articuler, car notre patriotisme continue d’être un objet d’examen, on nous oblige à de justes prises de position antirusses/anticommunistes. construire constamment une identité collective autour de l’axe de la « guerre polono-russe sous le drapeau blanc-rouge » rend difficile l’émergence d’autres langages. le nôtre, celui qui a cours, commence à être de plus en plus insuffisant, car dans les temps nouveaux le drapeau blanc-rouge déteint. la joie provoquée par la chute du communisme et par le recouvrement de la souveraineté nationale ne suffit plus. avec ce même conservatisme, de façade et vide, c’est la langue libérale de la modernité qui subit une défaite. Dans une telle situation, tous se sentent trompés et exclus. mais comment sommes-nous en réalité ? il est difficile de répondre à cette question, car il est difficile de saisir ce qui ne se laisse pas articuler dans des discours publics. car il est difficile de définir notre identité dans la mesure même où elle ne parvient pas à s’exprimer dans des langages stabilisés. Dans les langages de l’Utopie, constitutifs de la société, comme le dirait ernesto laclau. Notre identité collective est donc raccommodée comme un bricolage fait de ressentiments, de réflexes et de bribes de langages divers, de tentatives désespérées de se défendre contre les langages existants. et le Fort est précisément la métaphore d’un tel état de choses. il a gardé des réflexes de son enfance. les souvenirs de la première communion, des années où il était enfant de chœur. la maison continue d’être pour lui la sphère de l’ordre et la mère un point de référence. la tradition se mélange ici à des restes de communisme et elle est filtrée, comme « digérée » par eux. l’orgueil national est ridicule. le reste du monde est objet de critique et peut-être même de désillusion. Dans une telle situation, il ne reste plus qu’à se tourner vers Dieu, qui sans doute n’existe pas, avec une lettre de doléances :

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KiNGa DUNiN

…sur les dépliants publicitaires tout est beau, les blessures guérissent d’elles-mêmes et il n’y a pas d’accidents, alors qu’en réalité les conditions sanitaires sont détestables, l’hôtel est affreux, les murs sont couverts de décorations kitsch, il n’y a aucun sens de l’esthétique et les dirigeants sont incompétents. moi, qui suis né avec une blessure ouverte au visage, une blessure qui, non seulement ne s’est pas cicatrisée mais ne cesse de s’approfondir, permettez que je m’exprime par métaphores 5.

Une blessure au front 6. Une blessure au visage. ce jeu de mots peut nous conduire à la métaphore de la guerre dont le Fort est une victime. il s’agit d’un conflit entre la tradition et la modernité réelle, c’est-à-dire une modernité différente de celle rêvée dans les histoires anticommunistes. Quant au visage, il s’associe aux dimensions les plus essentielles de l’identité. Un visage blessé, c’est une identité malade et douloureuse. le fait de parler par métaphores est nécessaire lorsque nous ne disposons pas de mots se rapportant directement à la réalité ; nous ne pouvons tendre vers elle qu’à l’aide d’associations, de symboles, d’images, d’abstractions. Dans leur langage difforme, les héros du roman se font l’écho de la difformité d’un monde polyphonique dans lequel la polyphonie n’est en réalité pas admise. Dans un univers où personne ne prend soin du bon déroulement du débat démocratique, car il existe toujours le besoin d’unité et de vision d’un monde unique. Du même coup, tous les discours qui pourraient constituer une menace pour le système sont ridiculisés : la protestation de gauche, les altermondialistes, les féministes, les tenants d’une écologie radicale. tous sont également ridicules et impuissants. il n’est pas possible de déconstruire le système en se servant d’eux. le charabia se mue ainsi en une tentative maladroite de se défendre contre les langages dominants. il constitue une révolte qui ne parvient pas à trouver de formulation adéquate. mais la révolte sans l’appui de la langue, ou qui n’utilise que la langue de la dispersion et de la différence, est incapable de projeter une société. la révolte a besoin d’une idéologie. l’anti-idéologie grinçante de masłowska devient donc fonctionnelle eu égard aux attendus du système. elle protège celui-ci contre tout langage fort qui pourrait servir à sa critique et c’est en ce sens qu’elle est collaboration. elle ne permet pas de construire une société dans laquelle il y aurait vraiment une place pour l’autre. l’anti-idéologie est le processus continu en vertu duquel est possible l’entrée d’opportunités toujours nouvelles de différenciation, mais il faut garder à 1’esprit que l’autre a non seulement besoin d’un tel espace, mais aussi de sa propre idéologie particulière, afin de se constituer soi-même comme intervenant légitime des processus sociaux et politiques. D’un autre côté, pour que ces sortes d’idéologies puissent exister, une utopie est nécessaire, qui définit les principes de la communication sociale de telle sorte que des langages différents soient autorisés à y faire leur entrée. Traduit par Piotr Biłoś

5.

6.

Polococktail party, op. cit., p. 238, Wojna polsko-ruska, op. cit., p. 196 : «…na zdjęciach w prospekcie wszystko było piękne, rany się goją i nie ma wypadków, a w rzeczywistości co, warunki sanitarne fatalne, brzydki hotel, na ścianach same kiczowate obrazy, zero gustu i niekompetentni przewodnicy. Jak urodziłem się z raną na froncie twarzy, to do tej pory się nie zrosła i powiem tyle, że jest głębsza, mówię już tylko metaforą.» en polonais, front signifie à la fois « fronton », « façade » et « front » de bataille (NdR).

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agata aRaszKiewicz Historienne de la littérature, critique littéraire, écrivaine

le mystère de Ginczanka ou le centre exclusif de la langue polonaise elle était belle, mais d’une beauté trouble. elle avait ce qu’on appelait la « mauvaise apparence » (zły wygląd), et dans ce genre de beauté sémite, elle était vraiment la Reine. Dans les années 1930, les passants se retournaient sur elle avec admiration. Plus tard, pendant l’occupation et dans les sombres années 1940, elle évitait de quitter ses cachettes et, lorsqu’elle devait sortir, elle dissimulait son visage sous un grand chapeau à larges bords. Un visage peu commun, éblouissant, une beauté éclatée, une biographie tragique, une poésie magnétique et sous-estimée. aujourd’hui, son poème le plus connu est le dernier qu’elle a écrit, « Non omnis moriar », dans lequel elle retrace sa propre mort, à la fois existentielle et poétique. zuzanna Ginczanka, de son vrai nom zuzanna Polina Ginsbourg, poétesse polonaise d’origine juive, est morte à cracovie en décembre 1944, à l’âge de vingt-sept ans. issue d’une famille lituanienne assimilée, elle venait d’un petit village des confins de la Pologne, Równe wołyńskie, qui se trouve aujourd’hui en territoire ukrainien. À la maison, sa grand-mère comme sa mère (qui avait abandonné sa fille assez vite pour emménager avec son second mari à Pampelune) parlaient russe. le choix de la langue et de l’école polonaises, ainsi que sa fascination pour la poésie romantique polonaise, était pour zuzanna un geste significatif : elle voulait être une poétesse polonaise. elle écrivait depuis l’enfance de bons et audacieux poèmes, elle avait gagné des concours littéraires et très vite commencé à publier. son premier et unique tome O Centaurach [sur les centaures] avait paru aux prestigieuses éditions Przeworski alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans. certains de ces poèmes sont auréolés d’anecdotes légendaires. Un ami de Ginczanka, le poète Józef łobodowski (Równe était une destination de villégiature, mais il y avait aussi une caserne militaire, de sorte que beaucoup de jeunes hommes s’y rendaient tant pour la première que pour la seconde raison), mentionne un certain poème « scandaleux » que la jeune poétesse avait envoyé à Julian tuwim. celui-ci – la grande autorité poétique à cette époque – « a pourtant fait preuve de discrétion et ne l’a montré à personne ». Quel poème pouvait être entouré d’un tel tabou ? il s’agit de «Bunt piętnastolatków» [la Révolte des adolescents], qui n’a été publié pour la première fois qu’après la guerre et dans lequel la jeune auteure revendique de façon poétique et subversive que la constitution de l’État prenne en considération les droits sexuels des femmes. Julian tuwim, le « protecteur » des débuts poétiques de Ginczanka, était le cofondateur de Skamander, un des groupes poétiques les plus importants de l’entre-deux-guerres, mais aussi, ce qu’on mentionne encore trop peu, l’exemple type de la présence non voulue du Juif dans la littérature polonaise Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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(d’un côté, il demeure l’un des poètes les plus lus et, de l’autre, il fut sans cesse brimé par la presse de la endecja, ND, parti national-démocrate). l’assimilation de tuwim s’était réalisée dans l’esprit de la revue Wiadomości Literackie 1 : sans forcément conserver sa spécificité juive, il prenait sa judéité pour thème dans sa poésie. De même, comme l’écrit Bożena Umińska dans Postać z cieniem : portrety Żydówek w polskiej literaturze [Figure avec ombre : portraits de Juives dans la littérature polonaise] 2, Ginczanka est probablement la seule femme-auteure de l’entre-deux-guerres qui, en tant que sujet écrivant, ait fait de sa judéité le thème de son écriture, notamment dans son dernier poème. cela demandait un courage exceptionnel, voire sismographique, dont la poétesse a fait preuve, et pas seulement face à l’holocauste. les racines de ce courage remontent aux temps de paix, lorsqu’elle écrivait de magnifiques poèmes subversifs redessinant la généalogie féminine : le mythe de la création : « la chair s’est faite verbe » dans « Proces » [le Procès], la figure biblique d’ève, patronne de la connaissance dans « Poznanie » [la connaissance], la hiérarchie renversée de l’âme et du corps, « w skwar » [Dans la canicule]. ces poèmes sont emplis d’une sorte de « métaphysique » de la sensualité et de l’organique, d’une immersion dans le charnel et le physiologique, qui se trouvent retournés non pas du côté spirituel, mais dans un autre type d’alliance de l’intelligence et de la matérialité. c’est ce que rendent des vers comme : « le lait blanc coule comme l’éternité / Dans le temple de la poitrine maternelle 3 », « Je ne suis rien d’autre qu’une variante savante des animaux / et ne suis rien d’autre qu’une variante sensible des humains 4 », « Je ne suis pas faite / de poussière/ et je ne retournerai pas / à la poussière […] / je suis moi-même le ciel / tel un plafond de verre. / Je suis moimême la terre / tel un sol fertile 5 », ou encore le titre même du poème « wniebowstąpienie ziemi » [l’ascension de la terre]. on trouve également dans ces poèmes une certaine déconstruction de la féminité comprise comme une sorte d’« emprisonnement jusqu’au cou dans des robes 6 » et projetée sur la culture entière ; cette déconstruction apparaît aussi comme la recherche de moyens pour dépasser la vision traditionnelle de la féminité. «  Des générations entières de femmes inassouvies ont crié leur malaise à travers ces poèmes 7 », écrivait un autre ami de la poétesse, Jan śpiewak. sa propre version du Cantique des cantiques, son interprétation poétique de nombreux thèmes et figures mythologiques, la récurrence des images de danger et d’inquiétude, de procès et d’accusation étaient autant de moyens utilisés par Ginczanka pour contester la tradition historico-littéraire andro1. 2. 3.

4. 5.

6. 7.

Les Nouvelles littéraires, l’une des principales revues littéraires de l’époque, d’orientation libérale de gauche, créée en 1924 et dirigée par mieczysław Grydzewski (NdR). Varsovie, Éditions Sic!, 2001. «Płynie białe mleko jak wieczność / w macierzyńskiej piersi świątyniach». «Dziewictwo» [Virginité], recueil Udźwignąć własne szczęście [le Poids de son propre bonheur, 1936], in zuzanna Ginczanka, Poezje, izolda Kiec (réd.), Poznań, Książnica włóczęgów i Uczonych, 1991, p. 85. «Nie jestem niczym innym jak mądrą odmianą zwierząt / i niczym innym nie jestem jak czujną odmianą ludzi». «Deklaracja» [Déclaration], ibid., p. 90. «Nie powstałam/ z prochu/ i nie obrócę się / w proch […]/ jestem sama niebem / tak jak szklisty strop./ Jestem sama ziemią/ tak jak rodna gleba», «wyjaśnienie na marginesie» [commentaire en marge], ibid., p. 88. «[my] uwikłane po szyje w sukienki». Reprise d’un vers du poème «Dziewictwo» [Virginité]. «całe pokolenia niewyżytych kobiet wykrzyczały się w tych wierszach». Jan śpiewak, «zuzanna, gawęda tragiczna» [zuzanna, récit tragique] in : Przyjaźnie i animozje [amitiés et animosités], Varsovie, Piw, 1965, p. 196.

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centrique. l’apologie des sens s’accompagne toujours d’une sensibilité à la mort. « Ô, fourrure de mes printemps envolés, / fourrure fine et velue, / sans viande, / sans squelette / ni sang 8. » toutefois, ce geste héroïque, à la fois juvénile et féminin, geste qui s’inscrit tant dans la « féminisation » de la culture, dont parlait Grażyna Borkowska, reconstruisant la forte tradition des auteures polonaises de l’entre-deux-guerres conscientes d’elles-mêmes et émancipées, telles zofia Nałkowska ou m. J. wielopolska, que dans le processus gynésique de « l’inscription des femmes dans le texte » propre à l’époque (dans le sens philosophique que lui donne alice Jardine dans son livre Gynesis : configuration de la femme et de la modernité), ce geste n’a été, pendant longtemps, ni perçu ni interprété. le retour de Ginczanka après 1989, quand izolda Kiec, sur les instances d’eryk lipiński, a édité un recueil de poèmes et une monographie contenant des œuvres inédites tirées des brouillons de Ginczanka, s’accompagne d’un engouement pour leur « sensualité » féminine comprise dans un sens traditionnel. J’ai tenté de m’opposer à cette lecture et de présenter l’œuvre de Ginczanka d’un autre point de vue dans mon mémoire de master publié en 2001 sous le titre Wypowiadam wam moje życie : melancholia Zuzanny Ginczanki [ Je vous donne congé de ma vie : la mélancolie de zuzanna Ginczanka9]. J’ai interprété sa poésie en reconstruisant la place spécifique de Ginczanka dans la littérature polonaise, en tant que femme et en tant que Juive, mettant au jour, pour son œuvre comme pour sa biographie symbolique, le lien esthétique et existentiel de la mélancolie. Ginczanka est pour moi une « mélancolique » : cette caractéristique ne remplace pas seulement celle de l’« apologiste des sens ». c’est une « mélancolique » qui meurt assassinée et dont la mélancolie reflète les fondements historiques et idéologiques de sa condition. si l’émancipation littéraire des femmes avant la guerre consistait souvent en une émancipation vers la communauté masculine (ce qu’on peut notamment dire de l’auteure du Deuxième Sexe, simone de Beauvoir), Ginczanka, quant à elle, étant l’unique femme parmi les poètes, comme l’exposent divers récits, conserva sa souveraineté littéraire. Néanmoins ses contemporains furent bien plus impressionnés par sa beauté orientale que par ses textes, ce qui subsiste aussi dans les souvenirs de ceux qui la connaissaient. « les yeux de gazelle », « l’Étoile de sion », « la cascade perse », c’est ainsi que l’on qualifiait cette star de la vie littéraire varsovienne d’avant-guerre qui fleurissait de toutes parts comme si elle pressentait la catastrophe à venir. au début, son sémitisme marqué n’était qu’une singularité, un air différent. mais plus la guerre approchait, plus cette beauté, comme le rappelle maria Brandysowa, une amie de zuzanna, devenait un « stigmate pris un peu à la légère, que l’on oubliait facilement 10». on garde encore le souvenir de zuzanna et de ses amis rentrant d’un café. eryk lipiński (le même qui, lorsque la guerre a éclaté, a « nettoyé » et rendu la chambre de Ginczanka à Varsovie, et conservé ses brouillons pendant toute la période du communisme, l’initiateur de son « retour » dans les années 1990) disant aux deux autres poètes : « Dites, et si on violait la Ginczanka ? on jouerait ainsi une scène vivante : zuzanna la Vertueuse et les vieillards. » Derrière cette atmosphère « joyeuse », emplie d’excitation manifeste, se cache 8. «o, futro rozwianych mych wiosen,/ sypkie, kosmate futro,/ bez mięsa,/ kośćca/ i krwi». «Futro» [Fourrure], in : zuzanna Ginczanka, Udźwignąć własne szczęście, Poezje, op. cit., p. 82. 9. Varsovie, Fundacja ośka, 2001. 10. Jeu des mots en polonais: piękno « la beauté » et piętno « stigmate, marque ».

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un autre degré de stigmatisation. D’un côté, la violence réelle et symbolique de l’antisémitisme de Varsovie des années 1930 (les groupes armés dans les rues, le « ghetto des bancs » et le numerus clausus à l’université), de l’autre, une sexualisation extrême : le « viol » comme métaphore de la relation avec les hommes (le jeu dans le café organisé selon le scénario où les hommes s’amusent et les femmes leur tiennent compagnie). « Rachel », « sulamite », « zuzanna et les vieillards » sont des surnoms de Ginczanka, mais aussi des clichés extrêmement « sexualisés » de la féminité qui, comme le souligne christa von Braun 11, se renforcent à la charnière des deux siècles, lorsque les convictions, la mentalité et même les théories scientifiques refusent toute humanité à la féminité, lui ôtant le droit aux sentiments personnels et à la vie intime. Plus on l’exclut de la vie réelle, plus se développe et se concrétise le mythe de « la belle Juive ». J’ai complété cette liste de pseudonymes de la poétesse, qui s’est emparée avec une telle hystérie de l’imagination sexuelle de ses contemporains poètes, d’un sosie littéraire : le pseudonyme « Gina » que lui a octroyé Gombrowicz, à la table duquel elle était « la première dame de cour ». on peut évoquer la figure fin de siècle de la femme peintre du roman de zofia Nałkowska Kobiety [Femmes], de 1905, que l’auteure décrit ainsi : ils l’appellent Gina, du grec gyne, parce qu’elle est réellement la féminité incarnée. […] Dans ses gestes, son corps gracile et élastique a la souplesse du serpent, pleine d’une passion nerveuse, presque douloureuse, et dissimulée comme une panthère aux aguets. ses yeux, longs et étroits […], ses lèvres larges et plates, comme écrasées par les baisers […] et ensanglantées. et avec cela, il y a quelque chose de la prêtresse en elle 12.

cette Gina est marginalisée, mais cette singularité est liée au nouveau type de subjectivité féminine qui voit le jour dans la culture, ce qu’elle annonce d’ailleurs elle-même : Nous aspirons à ce que le type abstrait de la femme disparaisse comme a disparu le type abstrait de l’homme. c’est à ce niveau que nous commencerons à nous développer avec eux en tant qu’êtres humains… la lutte, le déchaînement des éléments – un nouveau départ, mais cette fois plus dans la sphère étroite de la féminité, qui nous étouffe un peu tout de même 13.

la situation existentielle de Ginczanka m’a semblé similaire. toutefois, une autre étrangeté naît des souvenirs portant sur cette jeune femme juive qui luttait pour devenir une poétesse polonaise. celle d’une belle Juive dont l’assimilation était la bienvenue, à la condition qu’elle ne fût jamais complète. celle d’une femme dont l’exotisme attirait et qui incarnait, pour les hommes non juifs, quelque chose d’inquiétant et de prometteur à la fois. Quelque chose venant de ce beau visage auquel elle devait tant, jusqu’à devenir prisonnière de l’histoire qui était inscrite en lui. « le visage de l’étranger brûle de bonheur. D’abord, sa singularité le saisit : ces yeux, ces lèvres, ces pommettes, cette 11. Philosophe et sociologue de l’Université de humboldt de Berlin (NdR). 12. «Nazywają ją Gina, z greckiego gyne, gdyż jest rzeczywiście uosobnieniem kobiecości. [...] w ruchach swej smukłej, elastycznej postaci ma jakąś wężową prężność, pełną nerwowej, prawie bolesnej, ukrytej jak przyczajona pantera, namiętności. oczy jej – długie i wąskie [...], usta szerokie i płaskie – jakby zgniecione pocałunkami [...] i pokrwawione. a przy tym jest w niej coś z kapłanki». zofia Nałkowska, Kobiety [Femmes], Varsovie, czytelnik, 1976, p. 81. 13. «Dążymy do tego, by abstrakcyjny typ kobiety, dokonawszy się zaginął, jak zaginął oderwany typ mężczyzny. z tego poziomu zaczniemy się razem z nimi rozwijać – jako ludzie... szamotanie się, walka żywiołów – nowe stawanie się, tylko już nie w ciasnej sferze kobiecości, która nas przecież trochę dusi», ibid., p. 178.

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peau pas comme les autres le distinguent et rappellent qu’il y a là quelqu’un », dit Kristeva 14. le visage de l’Étranger brûle du bonheur qu’il a tant cherché. son visage porte une marque de brûlure. mais c’était une beauté sémitique, disait maria Brandysowa, comme sur la photo : une brune à la peau brune. À l’époque, c’était une apparence qui appelait les coups. eh bien, elle était la Reine de “la mauvaise apparence”. Une beauté quelque peu biblique. elle s’en rendait compte. elle me disait : tu sais, je suis comme un Noir. c’était encore quelque chose qui la distinguait des autres. Non omnis moriar – moje dumne włości, Łąki moich obrusów, twierdze szaf niezłomnych, Prześcieradła rozległe, drogocenna pościel i suknie, jasne suknie pozostaną po mnie. nie zostawiłam tutaj żadnego dziedzica, niech więc rzeczy żydowskie twoja dłoń wyszpera Chominowo, lwowianko, dzielna żono szpicla, donosicielko chyża, matko folksdojczera. Tobie, twoim niech służą, bo po cóż by obcym. bliscy moi – nie lutnia to, nie puste imię. Pamiętam o was, wyście, kiedy szli szupowcy, Też pamiętali o mnie. Przypomnieli i mnie. niech przyjaciele moi siądą przy pucharze i zapiją mój pogrzeb i własne bogactwo: Kilimy i makaty, półmiski, lichtarze – niech piją noc całą, a o świcie brzasku niech zaczną szukać cennych kamieni i złota W kanapach, materacach, kołdrach i dywanach. o, jak będzie się palić w ręku im robota, Kłęby włosia końskiego i morskiego siana, Chmury rozprutych poduszek i obłoki pierzyn do rąk im przylgną, w skrzydła zmienią ręce obie; To krew moja pakuły z puchem zlepi swieżym i uskrzydlonych nagle w aniołów przemieni.

Non omnis moriar – mes fières propriétés, mes nappes telles des prés, armoires – citadelles imprenables, mes draps amples, ma literie précieuse, il restera de moi aussi mes robes, mes robes claires. Je n’ai laissé ici aucun héritier, Que ta main déniche donc toutes les choses juives, madame Chomin, de lvov, brave femme d’un mouchard, Prompte dénonciatrice, mère d’un Volksdeutsch, Qu’elles te servent à toi, aux tiens, car aux autres, à quoi bon. mes proches – ce mot n’est pas un luth, pas un nom vide. Je me souviens de vous, et vous, quand des schupos venaient, Vous vous souveniez de moi aussi, vous vous êtes souvenus [de moi. Que mes amis se mettent à table autour d’une coupe Qu’ils boivent à mes obsèques, et à leur richesse. Kilims et tapisseries, plats et chandeliers – Qu’ils boivent toute la nuit et, au lever du jour Qu’ils se mettent à chercher or et pierres précieuses dans les canapés, matelas, couvertures et tapis. oh, ils travailleront si vite que leurs mains s’enflammeront, des pelotes de crin de cheval, du varech, des nuages de plumes des oreillers crevés, s’attacheront à leurs mains, les changeront en ailes ; C’est mon sang qui collera l’étoupe au duvet frais et transformera en anges, ces personnages ailés 15.

c’est le dernier poème de Ginczanka. on ne sait pas exactement quand il a été écrit. après le déclenchement de la guerre, la poétesse n’est plus jamais retournée à Varsovie, elle est allée à lvov, où elle s’est cachée jusqu’en 1942. Jusqu’à ce qu’on la dénonce pour la première fois. elle réussit cependant à s’échapper et, en se faisant passer pour une arménienne, à gagner cracovie. c’est là qu’elle se cache de nouveau, qu’on la dénonce pour la seconde fois et que la Gestapo la met en prison. après quasiment cinq ans passés à se cacher (19391944), elle est fusillée quelques mois avant la libération, sous prétexte de liens avec les communistes de lvov. 14. Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 12. 15. traduction d’agnieszka Grudzińska.

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ce poème a été conservé par ses codétenues sous la forme d’une boule de papier froissé. les événements qu’il décrit font référence à lvov. le texte dans lequel Ginczanka décrit sa propre mort l’a probablement accompagnée quand, pendant ses dernières années, elle fuyait et brouillait les pistes. il est véritablement devenu un texte errant, comme l’écrit Jacek leociak dans Tekst wobec Zagłady [le texte face à l’holocauste] : errer et se cacher face à l’holocauste, c’est justement le sort type du texte juif. « Derrière chaque tache, chaque déchirure ou salissure, se trouvent une histoire et un drame différents16. » À partir de la lettre « j », il fallait deviner l’adjectif « juif », rappellent les premiers éditeurs d’aprèsguerre 17. c’est en même temps le poème le plus autobiographique, un « poème-document, poème-témoin », comme czesław miłosz a appelé les témoignages de l’holocauste. ils sont souvent bouleversants, mais ne se soucient pas de la forme. le dernier poème de Ginczanka est un chef-d’œuvre formel, il atteint le statut de « beauté de la plaie ». mais quel en est le prix ? « les feuilles noircies d’écriture sont imbibées de douleur, […] le texte souffre donc lui aussi », écrit leociak 18. le poète Julian Przyboś, son premier éditeur, décrit ainsi son contact avec le poème de Ginczanka : « Je ne peux me défaire de cette impression. […] “mon testament”, de Ginczanka, […] fait mal comme une plaie qui ne s’est pas refermée19. » en paraphrasant le Non omnis moriar d’horace ainsi que l’un des poèmes romantiques les plus connus de Juliusz słowacki, « mon testament », que la plupart des écoliers apprennent par cœur encore aujourd’hui, la poétesse a non seulement perpétré un attentat contre la « statufication androcentrique » du poème, mais elle a également témoigné de la violence de la langue polonaise, qui lui avait promis « élévation et beauté », mais qui ne l’a pourtant jamais acceptée comme faisant partie des siens. la poésie romantique de słowacki devait offrir un refuge aux Polonais apatrides, mais il s’agissait de se réfugier dans la langue des « habitants » du verbe polonais. cette langue devait justement leur assurer l’« angélité » et l’éternité. Ginczanka, elle, à la frontière de plusieurs identités, a composé dans cette langue un poème de mort par lequel elle « mourra tout entière ». c’est du sang et du duvet des couettes éventrées de la poétesse, qui « n’a laissé aucun héritier » mais « des robes claires » et « des affaires juives » que pousseront des ailes à ces Polonais… les anges polonais de słowacki deviendront alors vraiment les héritiers de Ginczanka, mais des héritiers marqués par le crime. les mots mêmes qui devaient lui apporter le salut l’ont repoussée. son poème raille et se moque de lui-même. sa perfection formelle tourne en dérision la perfection de la forme qui peut renfermer un contenu aussi indécent. car voici une Étrangère s’exprimant du centre même de cette forme qui est l’héritage de la culture classique, noble et immaculée. elle s’exprime dans la langue polonaise contre les siens, contre les figures de la polonité qui n’est qu’illusion et la renie en cas de danger. elle s’exprime douloureusement, car de façon inédite. elle ne fait pas comme si son altérité pouvait être contenue à l’intérieur du même. 16. «za każdą plamą, rozdarciem czy zabrudzeniem stoją osobna historia, osobny dramat.» Jacek leociak, Tekst wobec Zagład: o relacjach z getta warszawskiego [texte face à l’holocauste : les témoignages du ghetto de Varsovie], wrocław, Fundacja na rzecz nauki polskiej, 1997, p. 85. 17. Ż en polonais (pour Żyd – Juif ) (NdR). 18. «zapisane karty są przeniknięte bólem […], cierpi więc nawet sam tekst.», ibid., p. 125. 19. «Nie mogę się otrząsnąć z tego wrażenia. […] ’testament mój’ Ginczanki […] boli jak niezagojona rana.» «ostatni wiersz Ginczanki» [le Dernier Poème de Ginczanka], Odrodzenie, no 13, 1946, p. 5.

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le mystèRe De GiNczaNKa oU le ceNtRe eXclUsiF De la laNGUe PoloNaise

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mais elle s’exprime en tant qu’autre, justement de l’intérieur du même, s’enfonçant un couteau en plein cœur, au cœur même de la poésie polonaise et européenne. elle devient un néant extatique, elle passe du côté de l’inexprimable, inexprimé jusque-là en langue polonaise avec la force d’une telle expérience : être une héritière maudite, une anti-héritière, une anti-Polonaise et anti-européenne dépossédée de son passé. Une femme, une Juive, une poétesse sans maison-patrie où se nichait la langue, cette langue dont on ne sait si elle fut sienne ou pas ; sans corps, qui était l’étiquette de « la belle Juive », et dont on ne sait si elle fut sienne ou pas. c’est là justement que réside le mystère de Ginczanka. Une existence fantomatique dans ce néant extatique. « c’est un des saints fantômes qui me hantent. Une beauté juive et une poésie chantante, des yeux de biche, la fuite et les cachettes juives… », écrivait l’écrivain polonais vivant à Paris Kazimierz Brandys 20. elle demeure aujourd’hui une poétesse inconnue des manuels de littérature, mais dont la poésie contamine les gens. le canon polonais supporte difficilement cette double altérité : femme et Juive. sa biographie et son expérience, à la hauteur d’anne Frank, ne sont pas encore assimilées. le fait qu’elle ait voulu être poétesse polonaise sans avoir la nationalité polonaise, le fait que sa beauté juive lui ait attiré non seulement des admirateurs mais aussi des persécuteurs, le fait que sa mort en martyre ait fait d’elle l’auteure d’un seul poème 21 la condamnent par là-même en quelque sorte à l’enterrement de ce « visage sombre » dont parlent les récits-souvenirs. Notons cependant que le supplément féminin de l’un des quotidiens les plus importants en Pologne, Gazeta Wyborcza, a publié un long article intitulé « zły wygląd » [mauvaise apparence], écrit par le poète Jarosław mikołajewski, l’un des « contaminés »22. l’auteur, dans le style d’une lettre à un éditeur et ami italien, convoque ces poèmes, dénonce l’omission de cette poétesse dans l’histoire de la littérature polonaise et rend bien la tension entre le code sensuel et le cliché de la belle Juive, entre le choix de la poésie et de la langue polonaises, et l’écriture dans cette langue d’un poème auto-ironique, poème de la mort. Qui sait, peut-être qu’un jour cette leçon s’inscrira à jamais dans la mémoire de la littérature polonaise ? Traduit par Cécile Bocianowski

20. «to jedno z moich świętych widm, które mnie nawiedzają. Żydowska uroda i śpiewna poezja, oczy sarny, żydowskie ucieczki i kryjówki...» Kazimierz Brandys, «zapamiętane», Zeszyty Literackie, no 49, hiver 1995. 21. et ce dans le meilleur des cas, puisqu’il y en a même qui sous-estiment aussi ce poème à cause de « la pureté » idéologique condamnable de la poétesse à lvov, où elle a traduit, en 1940, quelques poèmes communistes. Jerzy święch, l’auteur d’une monographie universitaire monumentale publiée en 2000, Literatura polska w latach II wojny światowej [la littérature polonaise pendant la seconde Guerre mondiale] ne mentionne pas ce poème ! 22. Jarosław mikołajewski, «zły wygląd. listy do przyjaciela o zuzannie Ginczance» [mauvaise apparence. lettres à un ami sur zuzanna Ginczanka], Wysokie Obcasy, no 43, 2004. Depuis, de nombreuses études crtiques sur Ginczanka ont été publiées (NdR).

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irena GRUDzińsKa-GRoss Université de Princeton

la poésie à l’accent étranger czesław miłosz et Joseph Brodsky, deux éminents poètes du vingtième siècle, ont passé la plus grande part de leur vie à l’étranger, aux États-Unis. avec le temps, tous deux y ont gagné des lecteurs, sont devenus célèbres et ont apprivoisé leur langue d’emprunt. Peu à peu, ils commencèrent à intervenir dans la traduction de leurs poèmes. miłosz finit même par les traduire seul, tandis que Brodsky écrivait directement en anglais. ce comportement, inhabituel, fut sévèrement critiqué. Nous allons ici tenter d’analyser et de comprendre ce processus, tout en répondant à la question suivante : un poète peut-il écrire dans une langue étrangère ? De nombreux poètes écrivirent en plusieurs langues, y compris en dehors des périodes de l’histoire littéraire où le phénomène du bilinguisme n’était pas rare. la poésie latine obéissait bien sûr à des règles différentes de celle écrite dans les langues nationales, auxquelles les poètes européens se convertirent pendant la Renaissance. toutefois, le bilinguisme fut également courant plus tard, et les poètes utilisèrent souvent le français, nouvelle lingua franca européenne. c’est le romantisme qui dévalorisa la poésie écrite en langue étrangère. son objectif n’était-il pas la création d’une culture nationale, ne luttait-il pas pour la formation d’États nations ? la culture nationale devait se fonder sur une authenticité exprimée par les coutumes, les rites et la langue, sans parler de la terre et du sang. le poète-prophète, visionnaire et barde à la fois, devait aussi être une sorte de médium, d’ambassadeur porte-parole de cette identité nationale unique. sa muse avait délaissé l’habit antique pour la simple robe paysanne. elle était également devenue plus capricieuse, n’acceptant pas toutes les sources d’inspiration. la grandeur de la poésie se mesurait alors à son authenticité, qui naissait du contact direct et fidèle de l’auteur avec sa culture nationale. souffrir avec les autres n’était pas non plus sans importance, car le poète esseulé était menacé de stérilité. c’est ce qu’évoquait la lettre écrite en russe par miłosz, installé depuis un certain temps aux États-Unis, à Joseph Brodsky quand ce dernier y arriva en 1972 : J’imagine que vous êtes très inquiet. c’est le sort de nous tous, originaires de notre partie de l’europe, qui avons grandi et avons été élevés dans les mythes comme celui qui veut que la vie d’un écrivain s’arrête quand il quitte son pays natal. ce mythe est propre aux pays où la civilisation est longtemps restée agricole, où la « glèbe » jouait un rôle important. en réalité, tout dépend de l’homme et de sa santé intérieure 1.

Brodsky répondit simplement qu’il se remettait au travail. 1.

ces lettres appartiennent à la destinatrice, qui a fait don de leurs copies aux archives de Brodsky, dont s'occupent ses héritiers. Je les cite avec leur accord. czeslaw milosz Papers. Beinecke Rare Book and manuscript library, yale University. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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Joseph brodsky Une génération sépare miłosz de Brodsky. il semble que c’est la raison pour laquelle ce dernier craignait moins la séparation d’avec sa langue maternelle. miłosz considérait que l’on ne pouvait écrire de poésie que dans la langue de son enfance. Brodsky, pourtant, était fasciné par la poésie et par les poètes de langue anglaise, et il arriva aux États-Unis déjà préparé à la confrontation avec cette langue. il y trouva de bonnes traductions de ses poèmes, mais ne les apprécia guère. sa voix n’y était pas. ce n’était pas sa poésie. Dès le début, il commença à intervenir dans les traductions, exigeant des traducteurs tant l’exactitude dans la forme que la restitution du fond. sa vision de la poésie était holistique, il n’acceptait pas la séparation du fond et de la forme. en outre, ses poèmes, à la forme très complexe, rimés, étaient riches de sens et pleins d’inversions. ceci rendait la tâche des traducteurs particulièrement difficile. malgré l’excellence de traducteurs tels qu’anthony hecht, howard moss et Richard wilbur, on n’évita pas les conflits et les tensions. Brodsky leur préféra des traducteurs dont la personnalité poétique était moindre, car c’est à travers leurs traductions que sa voix transparaissait 2. Quand Brodsky traduisait lui-même ses poèmes, c’était sans aucune concession pour la métrique, la forme devant véhiculer autant de sens qu’il est possible. cependant, il se souciait peu de la fidélité à l’original et réécrivait en partie ses poèmes. tout comme en russe, dans ces versions anglaises, il usait des différents registres de la langue, qu’il entremêlait à la métrique, considérée par beaucoup comme démodée ou extravagante en anglais. en traduisant, Brodsky produisit des œuvres nouvelles, certainement plus proches de son intention créative d’origine que les traductions correspondant à la tradition et à la sonorité de la poésie anglo-saxonne. ses traductions étaient plus rugueuses, plus rythmiques, elles faisaient appel à plusieurs niveaux de langage. ce sont pourtant celles des traducteurs que les lecteurs américains et surtout anglais préférèrent. les traductions de Brodsky, moins limpides, possèdent parfois des rimes très surprenantes. Néanmoins, pour quelqu’un qui connaît ses poèmes en langue originale ou même dans leur traduction en polonais, elles ont une sonorité familière. elles possèdent la mélodie, l’énergie et la rugosité des poèmes en version originale. surprenant et séduisant à la fois, chaque poème est une explosion. les traducteurs ne pouvant – ou ne sachant – pas restituer cette spécificité et cette force, il ne restait plus à Brodsky que de devenir son propre traducteur. il est très intéressant de comparer ses recueils de poèmes qui parurent successivement aux États-Unis : les interventions du poète y furent de plus en plus fréquentes. Dans le recueil A Part of Speech, paru en 1980, sur trente-sept poèmes, un seul fut écrit en anglais : Elegy for Robert Lowell. il s’agit d’ailleurs de son premier poème écrit directement en anglais, une initiation, un hommage au poète anglais. ce recueil contient également deux poèmes traduits par Brodsky seul, dix poèmes dont il cosigna la traduction et vingt-quatre

2.

sur les difficultés de Brodsky avec les traducteurs et les critiques des traductions, voir Bożena Karwowska, Miłosz i Brodski : recepcja krytyczna twórczosci w krajach anglojęzycznych [miłosz et Brodsky : voix des critiques dans les pays anglophones], Varsovie, iBl, 2000, pp. 118-142.

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autres, où il ne fit que réviser la version signée par les traducteurs 3. ces proportions s’inversent huit ans plus tard, dans le recueil To Urania. sur quarante-six poèmes, douze sont écrits directement en anglais, vingt-deux sont traduits par Brodsky tout seul, huit autres sont cotraduits, et seuls quatre sont traduits par le traducteur seul. le troisième et dernier recueil So forth parut peu de temps après la mort de Brodsky, en 1996. là, un seul poème fut traduit par un traducteur, sept autres furent cotraduits avec l’auteur, et les autres furent, soit traduits par Brodsky (35), soit écrits directement par lui en anglais. Par ailleurs, dans ce recueil, Brodsky s’abstint de mettre les noms des traducteurs en bas des poèmes, mais les plaça sur la page réservée aux informations relatives aux droits d’auteur. il cessa ainsi de faire la différence entre ce qu’il « offrait » aux traducteurs et ce dont il assumait l’entière responsabilité et considérait comme « sien ». tout dans ce recueil devait être lu comme venant directement de lui. Brodsky devint ainsi un « poète de langue anglaise ». Nous pouvons le constater dans le recueil Collected Poems in English, publié trois ans après sa mort par les soins de son assistante et détentrice des droits d’auteur, anna Kjellberg. ce recueil de plus de cinq cents pages contient tous les poèmes que Brodsky avait traduits, écrits en anglais, ou « certifiés conformes à l’original ». les noms des cotraducteurs se trouvent à la fin du livre avec les notes 4. (D’ailleurs miłosz, lui aussi, mettait les noms de ses traducteurs à la fin du livre, contrairement à l’usage). Dans son premier recueil, A Part of Speech, Brodsky écrivit une note à l’intention des traducteurs : J’aimerais remercier chacun de mes traducteurs pour les longues heures passées à la traduction anglaise de mes poèmes. Je me suis permis d’en remanier quelques-uns pour les rapprocher le plus possible des originaux, même si le prix à payer fut parfois de les rendre plus rugueux. Je remercie les traducteurs pour leur indulgence.

toutefois, on ne lui témoigna pas beaucoup d’indulgence. selon l’opinion générale, tout en restant aussi fidèle que possible à l’original, une traduction doit répondre à la tradition poétique de la langue cible, formant ainsi une sorte d’équivalent culturel de la version originale. or, les traductions de Brodsky étaient empreintes de la versification traditionnelle russe et de la poésie intellectuelle rimée d’auden. il essayait de se servir de l’anglais comme il avait l’habitude de le faire avec sa langue maternelle. ses poèmes en anglais, riches en rimes et en rythmes complexes, combinaient les registres de langue, mêlaient l’ironie au pathos ainsi que les expressions idiomatiques américaines à l’anglais classique. il utilisait les acquis de la poésie anglaise dans ses poèmes russes et inversement 5. sa poésie était difficile à classer : ni autobiographique, ni freudienne, ni paisible, mais tout à la fois passionnée et intellectuelle. et à la fin de sa vie, il écrivait surtout en anglais. Plus la voix de 3.

4. 5.

il semble cependant que, déjà à l’époque, Brodsky intervenait beaucoup dans les traductions. Derek walcott, qui signa la traduction du poème « Letters from the Ming Dynasty », reconnut publiquement que la traduction fut faite par Brodsky, qui avait préparé lui-même « le poisson », puis avait accepté quelques suggestions de la part de walcott. ils se rencontrèrent lors des funérailles de lowell. Joseph Brodsky, Collected Poems in English, anna Kjellberg (dir.), New york, Farrar, straus and Giroux, 2000. « morton street 44 ». conversation de Bożena shallcross avec Joseph Brodsky, in Reszty nie trzeba: rozmowy z Josifem Brodskim [Gardez la monnaie : conversations avec Joseph Brodsky], Jerzy illg (réd.), Katowice, Książnica, 1993, pp. 166-179.

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Brodsky était audible dans ses traductions, plus l’opposition des critiques et des traducteurs grandissait. chaque nouveau recueil se heurtait à un mur de critiques. À titre d’exemple, on pourrait citer l’article de Richard eder paru le 19 décembre 2001 dans le New York Times : « l’anglais est comme un violoncelle, il ne supporte pas qu’on lui tape dessus. » John Bayley, dans le New York Review of Books du 19 octobre 2000, écrivit que Brodsky agressait le lecteur, tandis que le poète craig Raine, dans un article au titre parodiant Brodsky, A reputation subject to inflation, paru le 16 novembre 1966 dans le Financial Times, parlait avec beaucoup de virulence de Brodsky comme d’un mauvais poète, penseur banal et arriviste. il avançait comme argument principal que Brodsky sonnait mal en anglais ; il estimait que sa langue n’était que « maladresse d’étranger » [foreign ineptitude]. ce n’était d’ailleurs pas la première critique adressée à Brodsky par ce poète. De nombreux critiques, comparant le russe et l’anglais, démontraient que ce que Brodsky voulait obtenir dans ses traductions était impossible. même seamus heaney, un ami de Brodsky, ne se montra pas très compréhensif à l’égard de sa poésie-idiome. Dans un poème qu’il lui consacre, « Audenesque (in memory of Joseph Brodsky) », heaney écrivait qu’il « écrasait l’anglais comme une pédale d’accélérateur 6 ». les traductions de Brodsky furent également critiquées par les poètes yves Bonnefoy, w. s. merwin 7 et par Robert hass, traducteur ou plutôt cotraducteur de miłosz. Pourtant, hass comprenait le dilemme qui se posait à Brodsky et à ses traducteurs : « Brodsky doitil sonner comme lowell, comme auden, Byron, ou comme Pope ? 8. » il n’est donc pas étonnant que Brodsky ait voulu sonner comme Brodsky. mais en même temps, l’obstination de Brodsky fut récompensée par un intérêt peutêtre croissant. en témoigne l’importante et influente critique de michael hofman, parue le 10 janvier 1997 dans le supplément littéraire du Times. Dans son analyse, hofman se montre très admiratif des traductions de Brodsky, dont il loue l’inventivité. De même, le poète Daniel weissbrot reconnaît avoir considéré que Brodsky avait eu tort de traduire ses propres poèmes, mais ajoute que, au fil du temps, ce travail lui apparut sous une lumière différente. ainsi, il remarque que, malgré les imperfections linguistiques, le travail de Brodsky peut être considéré comme révolutionnaire en ce sens qu’il aurait modifié les attentes du lecteur anglais à l’égard de la traduction. traitant du prétendu « manque de sonorité » de la poésie de Brodsky, weissbrot affirme au contraire qu’elle se pare d’une « rare musicalité, même si cette musique est inconnue du lecteur anglophone ». De ce bouleversement opéré par Brodsky, weissbrot conclut que « produire un texte qui sonne bien en anglais et qui se lit bien » n’est plus la condition sine qua non d’une traduction réussie. Dorénavant, il est plus important de transmettre le caractère « étranger » du texte original. et si le degré d’« étrangeté » d’un texte traduit demeure une question à débattre, la tolérance pour cette « étrangeté » ne cesse de grandir. il est donc fort possible que, dans peu de temps, certains procédés linguistiques de Brodsky, tant critiqués par Raine et les autres, seront beaucoup moins irritants pour le lecteur anglais moyen. en effet, selon weissbrot, « [les traductions de Brodsky]

6. 7. 8.

« Revving english like a car ». Brodsky fustigea w.s. merwin et clemence Brown pour avoir traduit la poésie d’ossip mandelstam sans les rimes. Robert hass, Lost in Translation, critique de A part of Speech de Brodsky, The New Republic, 20 décembre 1980, pp. 35-37. cité par B. Karwowska, op. cit., p. 130.

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créant des liens sonores entre l’anglais et le russe, le temps montrera leur impact sur la poésie de langue anglaise et sur la langue même 9 ». certains poètes, comme mark strand, Derek walcott ou stanisław Barańczak 10, accueillirent avec beaucoup d’intérêt le travail excentrique de Brodsky. Peu après sa mort, lors d’une soirée consacrée à sa mémoire, mark strand déclara que Brodsky était à l’origine d’un renouveau de la langue poétique aux États-Unis. il était, selon strand, un grand poète de langue anglaise qui s’était servi de ses propres inexactitudes dans la prononciation pour élargir la gamme des rimes dont il disait : « they are delightful » [elles sont charmantes]. selon strand, « quand un homme apprend une langue en grandissant, elle lui devient banale. Joseph avait un éventail de possibilités beaucoup plus large 11 ». miłosz, quant à lui, resta très critique à l’égard de Brodsky : J’ai été souvent présent lors des lectures de Brodsky. Ça ne marchait pas. il lisait en anglais comme si c’était du russe. ces deux langues n’obéissent pas aux mêmes règles… Je pense que Brodsky n’aurait jamais dû écrire en anglais, c’était une erreur. il aurait dû s’en tenir à sa langue maternelle. ailleurs, miłosz soutenait qu’on ne pouvait écrire que dans sa langue maternelle et que, à la fin de sa vie, Brodsky était devenu « trop hermaphrodite ». « Je préfère ses autres poèmes »12, disait-il. la façon qu’avait Brodsky de déclamer le dérangeait. Dans sa lettre du 26 décembre 1984, il lui en fit même la remarque : Je voulais te parler de ta manière à la fois russe et américaine de lire les poèmes lors de la soirée pour amnesty international. il me semble qu’il ne faut pas mélanger ces deux langues. si nous ne pouvons échapper à cette double vie, alors qu’il en soit ainsi.

Brodsky répondit à cette lettre quelques semaines plus tard, le 16 janvier 1985 : J’accepte vos remarques à propos de ma façon « américaine » de déclamer. Je ne sais pas ce qui m’a pris ce soir-là. ii se peut que j’aie voulu être plus brutal que mes poèmes ne le permettaient 13.

la réponse de Brodsky ne nous semble pas très sincère, mais il faut dire qu’il n’aimait pas contredire miłosz. Quand, en 1993, à Katowice, on lui attribua le titre de docteur honoris causa, Brodsky se prononça ainsi sur sa « mélo-récitation » : le poète contemporain a peur du rire sardonique du lecteur. c’est la raison pour laquelle il essaie de rendre ses poèmes neutres, éliminant tous les moments riches en émotions. autre9. Daniel weissbrot, « something like his own language: Brodsky in english », in Iosif Brodskij : un crocevia di culture, alessandro Niero [réd.], milan, s. Pescatori, 2002, pp. 275-288. 10. Poète polonais né en 1946, depuis 1981 aux États-Unis, il enseigne à harvard University. Barańczak est également traducteur de littérature anglaise et américaine (il a retraduit pratiquement toutes les pièces de shakespeare, les poèmes d’emily Dickinson, d’elisabeth Bishop, de wystan hugh auden, seamus heaney, thomas stearns eliot, John Donne…). il a également traduit les poèmes de Brodsky (NdR). 11. cette phrase a été prononcée le 29 octobre 1996 au miller theatre, columbia University. À part strand, prirent la parole Derek walcott, susan sontag et tatiana tolstaya (NdR). 12. «czy poeci mogą się lubić?» [les Poètes peuvent-ils avoir de la sympathie les uns pour les autres ?] conversation d’lrena Grudzińska-Gross avec czesław miłosz, in Gazeta Wyborcza, 5-6 septembre 1998. 13. czeslaw milosz Papers. Beinecke Rare Book and manuscript library, yale University.

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ment dit, il essaie d’aller dans le sens du public. c’est une erreur. le poète doit charger le public comme un tank, ne pas lui laisser le choix. la poésie est un acte offensif métaphysique et linguistique, et non une fuite. si le poète préfère la modestie à l’agressivité, il doit renoncer à l’écriture 14.

De même, pour son écriture en anglais, Brodsky n’accepta jamais de compromis. il regrettait le « monolinguisme », cette exclusivité culturelle et linguistique. « Dire qu’un écrivain ne doit produire que dans sa langue maternelle est une offense non seulement envers l’écrivain, mais aussi envers l’esprit humain 15 », disait-il. si l’on voulait qualifier l’activité de Brodsky en puisant dans le vocabulaire de la critique littéraire, on pourrait dire qu’il élargissait le canon de la tradition littéraire anglophone. la mort écourta son escapade sur le terrain si étroitement surveillé de la langue anglaise.

Czesław miłosz Répétons tout d’abord que l’attitude de czesław miłosz à l’égard de la langue était différente de celle de Brodsky. en effet, dans l’un de ses derniers écrits, il dit : il faut considérer le refus d’écrire la poésie dans une langue d’emprunt comme une qualité. la poétesse marina tsvetaïeva resta fidèle à la langue russe jusqu’à la fin de sa vie. Brodsky cependant, qui d’ailleurs était son grand admirateur, opta dans ses derniers poèmes pour l’anglais, mais sans beaucoup de succès... Nous naissons dans un endroit précis du globe terrestre et nous devons lui rester fidèle. il faut rester mesuré dans l’assimilation des modes étrangères 16.

Quant à lui, dans les années 1950, lorsqu’il choisit l’exil, il eut peur de perdre sa langue. l’exil, c’était pour lui un suicide : « la fin de la carrière d’écrivain survenant quand celuici n’a plus de patrie ». Quarante-cinq ans plus tard, il revint à ce même sujet : on peut se demander comment moi, le poète polonais, j’ai survécu parmi les étrangers. À vrai dire, je ne pensais pas pouvoir y arriver. J’ai toujours considéré ma décision de rester aux États-Unis comme un acte d’autodestruction. ce pessimisme peut aujourd’hui surprendre certaines personnes, celles qui oublient à quel point la situation avait changé 17.

miłosz prononça ces paroles après la chute du communisme, en poète accompli. son choix se révéla juste, mais miłosz en avait longtemps douté. au début, sa vie de poète exilé fut très dure. Dans son discours de réception du prix Nobel, miłosz se présente toujours comme un poète banni, en se référant au patron des poètes exilés, Dante alighieri : Dante reste le patron des poètes exilés, de ceux qui visitent les lieux de leur enfance uniquement dans leurs souvenirs. il faut dire que les « Florence » sont devenues beaucoup plus nombreuses depuis 18. 14. elżbieta tosza, « stan serca : trzy dni z Josifem Brodskim » [l’État du cœur : trois jours avec Joseph Brodski], in Reszty nie trzeba : rozmowy z Josifem Brodskim, op. cit., Katowice, Książnica, 1993, p. 43. 15. Conversations in Exile, éd. John Glad, Durham, Nc, 1993, pp. 109-110. 16. czesław miłosz, Spiżarnia Iiteracka [cellier littéraire], cracovie, wydawnictwo literackie, 2004, p. 89. 17. czesław miłosz, Z poezją polską przeciw światu [avec la poésie polonaise contre le monde], in Życie na wyspach [la Vie sur les îles], cracovie, znak, 1997, p. 124. 18. czesław miłosz, Nobel Lecture, édition bilingue, New york, Farrar, straus, Giroux, 1980, p. 41.

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après 1989, il cesse de parler de l’exil en termes aussi dramatiques, mais il ne cesse d’aborder les sujets liés à l’identité des expatriés. et même dans ses derniers essais écrits pour Tygodnik Powszechny en 2003-2004, il affirme que la nationalité est liée à la langue. toutefois, les propos de miłosz sur l’exil n’expriment jamais la plainte ou la résignation. au contraire, miłosz affirme avoir compris ce que doit faire un poète pour le rester. il lui faut « de nouveaux yeux et de nouvelles idées, prendre du recul par rapport à sa propre situation ». Pour écrire, il doit unir le lieu d’où il vient à celui où il travaille. il l’exprime ainsi : « ces deux endroits et l’espace qui les entoure, doivent se superposer, ou même mieux encore, se souder pour ne faire qu’un 19. » Par ailleurs, miłosz contesta la croyance selon laquelle la langue maternelle d’un immigré serait condamnée à s’appauvrir. il remarqua au contraire que l’éloignement permettait de découvrir de nouveaux aspects de la langue, de nouvelles tonalités, apparaissant avec plus de netteté sur le nouveau fond linguistique. si la langue maternelle s’appauvrissait, c’était dans son registre idiomatique ou régional, elle gagnait en revanche en expressivité, sa syntaxe devenait plus équilibrée, son vocabulaire s’épurait 20.

miłosz était conscient que, en se servant de sa langue d’emprunt pour écrire, le poète cessait d’être un exilé. et c’est ce qui lui arriva. le mot « exil » est chargé du sens dramatique propre à la situation de ceux qu’on a obligés à quitter leur pays. après la levée du rideau de fer, ce terme devint inapproprié pour caractériser la situation de miłosz ou de Brodsky. il correspond aux poètes qui restèrent exilés toute leur vie comme ovide, Dante ou mickiewicz. en miłosz, nous voyons en effet un adepte de cette théorie romantique qui attachait à jamais le poète à sa terre natale, même si lui, par un dur travail, réussit à en franchir les limites. ainsi, avoir passé la plus grande partie de sa vie à l’étranger ne lui porta pas tort. il fut coupé durant des dizaines d’années de ses lecteurs, mais ne perdit pas le contact avec eux. De plus, immergé dans sa langue d’emprunt en tant que professeur, traducteur et écrivain, son inspiration ne se tarit pas. il apparaît même que, au contraire, côtoyer de près la langue anglaise l’avait enrichi, lui avait ouvert la voie vers de nouveaux modèles et de nouvelles traditions. Durant sa carrière, il put jouir de la reconnaissance en Pologne, tout en étant considéré, grâce à des traductions, comme un poète de langue anglaise. miłosz, il ne faut pas l’oublier, écrivit en anglais non seulement de nombreux essais, mais également, en 1969, un poème, To Raja Rao 21. et pourtant il travailla sur la traduction de ses poèmes. Néanmoins, la différence entre l’écriture d’un poème et sa traduction est énorme. Écrire, c’est être sensible aux murmures de la muse qui, pour miłosz, ne parlait que polonais. malgré cela, avec le temps, la forme des poèmes de miłosz avait changé. leur « expression rythmique » devint plus puissante, « la syntaxe plus équilibrée » et « son vocabulaire s’épura ». les lignes successives de ses poèmes gagnèrent en autonomie comme si elles étaient écrites en anglais sous l’influence de walt whitman ou de la Bible. ses phrases, peu ornementales, portaient la voix de l’auteur, les césures marquaient sa respiration. miłosz traduisait ses poèmes lui-même, résumant ainsi le rôle de ses cotraducteurs : « la participation du cotraducteur se réduit à quelques corrections de grammaire et de 19. czesław miłosz, Noty o wygnaniu [Notes sur l’exil], in Zaczynając od moich ulic [en commençant par mes rues], Paris, instytut literacki, 1985, p. 45. 20. Ibid., p. 50. 21. Raja Rao (1908-2006), écrivain indien d’expression anglaise (NdR).

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style à l’intérieur d’une forme rythmique achevée 22. » comme Brodsky, miłosz n’accepta pas même « les plus réussies de ces traductions », trouvant que sa voix en était absente. malgré cela, miłosz a toujours reproché à Brodsky son manque de soumission à la forme et au rythme de la poésie américaine. comme nous l’avons déjà dit, il critiquait également la façon dont Brodsky déclamait ses poèmes, comme s’il s’agissait d’un chant ou d’une prière. Plus surprenant encore, miłosz approuvait les traductions lisses et fluides des poèmes de Brodsky faites par d’éminents poètes américains. Un poète qui ne connaît pas la langue de ses traductions est contraint d’accepter la voix et le style d’un autre, mais miłosz et Brodsky, pour qui l’anglais était devenu une seconde maison, se mirent à traduire eux-mêmes. il faut noter que les techniques de travail de ces deux poètes ne se ressemblaient guère. Brodsky choisit la voie d’un « éclectisme débridé ». c’est du moins ainsi que son ami lev losiew définissait sa richesse de registres de langue, de styles, de thèmes et de références culturelles. miłosz, au contraire, devint avec le temps de plus en plus ascétique sans pour autant renoncer aux poèmes qui auraient pu paraître « exotiques » à un lecteur anglophone. ii ne les « distillait » pas lors de la traduction. Pour être compris, il ajoutait des notes et des explications. Du reste, le lecteur polonais, lui aussi, aurait pu se trouver désemparé face à un mot tel que « lauda », même s’il l’associait instinctivement à mickiewicz ou sienkiewicz 23. ii reste à savoir pourquoi miłosz, qui traduisait lui-même ses poèmes, fut si critique envers les autotraductions de Brodsky. ii semble qu’il y ait deux raisons à cela : premièrement, l’attachement romantique de miłosz à la langue-patrie – il n’écrivit pratiquement jamais de poèmes directement en anglais – et deuxièmement, il considérait que le rythme et la mélodie de la poésie russe n’étaient pas transposables en anglais. Pour cette raison, il ne traduisit quasiment pas à partir du russe. il s’opposait non seulement à la déclamation de Brodsky, mais aussi à son dogmatisme, à son extrémisme poétique sans mesure. si la poésie polonaise, comme la poésie russe, traite des thèmes qui lui sont propres, elle paraît beaucoup plus sobre (understated) que la poésie russe. Pour cette raison, les versions anglaises de la poésie de miłosz semblent plus « accessibles » sans que des concessions envers la version polonaise soient nécessaires. sensible à la différence entre sa méthode de travail et celle de Brodsky, miłosz ne vit jamais de ressemblance dans leur travail respectif sur la langue d’emprunt. or, tous deux devinrent poètes de cette langue en lui insufflant leur propre façon de s’exprimer, leur « accent ». ainsi, aujourd’hui un lecteur souhaitant connaître l’œuvre de miłosz doit consulter la totalité de sa production anglaise et polonaise. il existe des textes écrits par miłosz uniquement en anglais, dont seule une partie fut traduite en polonais. l’influence de la poésie anglaise et américaine sur l’œuvre de miłosz se fait déjà sentir dans Traktat moralny [le traité moral] (1947) 24. on pourrait aisément faire un inventaire de ces influences, mais cela ne nous permettrait pas de découvrir ce qui devint, avec le temps, le point central du travail de 22. lettre à Bogdan czaykowski datée du 29 mai 1975, in Karwowska, op. cit., p. 121. 23. lauda : petit village en Pologne du nord (voïévodie de Varmie-mazurie), mais aussi une rivière et une région en lituanie, nom souvent utilisé dans les écrits d’adam mickiewicz et de henryk sienkiewicz, qui évoquent ces régions (NdR). 24. elżbieta Kiślak, Walka Jakuba z Aniołem. Czesław Miłosz wobec romantyczności [combat de Jacob avec l’ange. czesław miłosz face au romantisme], chap. Listy z Ameryki [lettres d’amérique], Varsovie, Prószyński i s-ka, 2001, pp. 120-156.

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miłosz, à savoir ce dialogue, cet échange constant entre les deux langues. adam zagajewski 25, poète polonais de renommée internationale, mais qui n’écrivait que dans sa langue maternelle, dit un jour qu’en poésie « le native speaker est un dieu ». en effet, la méfiance des native speakers d’une langue donnée à l’égard de la poésie à l’accent étranger n’est pas sans fondement. la poésie répugne à la normalité, à la reproduction. elle se plaît dans l’inattendu, évolue à la lisière de l’incorrect. l’oreille du lecteur sait reconnaître cette ligne frontière, sauf si la mélodie du poème lui est inconnue. De ce fait, nous pouvons nous demander si les critiques adressées à Brodsky (et même à miłosz) n’étaient pas justifiées. y a-t-il un espoir que, avec le temps, grâce à Brodsky, à miłosz et à leurs « invasions » de la langue anglaise, l’oreille des native speakers devienne plus sensible aux notes étrangères ? Nous remarquons qu’aujourd’hui les accents étrangers se multiplient dans la poésie anglophone. miłosz et Brodsky (deux poètes faisant partie de l’élite mondiale et en même temps issus de l’immigration) ne sont donc pas les seuls à y introduire leur propre différence. ils se servirent de la tradition poétique pour s’assurer la place dans la maison de « leur mère-poésie du monde » (anna akhmatova) tout en construisant une anti-tradition de la poésie des « gens d’ailleurs ». au début, miłosz était un exilé exemplaire, séparé de son lecteur, esseulé. Quant à Brodsky, il n’accepta jamais ce rôle ; les obstacles qu’il aurait dû franchir pour accéder au lecteur russe étaient presque aussi nombreux que ceux qui le séparaient du lecteur anglais. Du reste, à l’époque des migrations de masse, de l’accès facile aux télécommunications, les exilés cessèrent d’exister. ainsi, miłosz en était encore un, mais Brodsky était seulement un immigré. il n’est donc pas étonnant qu’il se soit employé à conquérir la nouvelle langue avec le courage et l’accent dignes d’un immigré. Przepis

Prescription

tylko nie wyznania. własne życie tak mi dojadło, że znalazłbym ulgę opowiadając o nim. i zrozumieliby mnie Nieszczęśnicy, a ilu ich !, którzy na ulicach miast chwieją się, półprzytomni czy pijani, chorzy na trąd pamięci i winę istnienia. więc co mnie powstrzymuje ? wstyd, Że moje zmartwienia nie dość malownicze ? albo przekora ? zbyt modne są jęki,

everything but confessions. my own life annoys me so, i would find relief in telling about it. and i would be understood By those wretches – how many! who wobble in the streets of cities, drugged or drunk, sick with the leprosy of memory and the guilt of living. so what restrains me? shame at my misfortunes are not picturesque enough? or contrariness? For wailing has become fashionable,

Nieszczęśliwe dzieciństwo, uraz, i tak dalej. Nawet gdybym dojrzewał do skargi hiobowej, lepiej zamilczeć, pochwalać niezmienny Porządek rzeczy. Nie, to co innego Nie pozwala mi mówić. Kto cierpi, powinien Być prawdomówny: Gdzież tam, ile przebrań, ile komedii, litości nad sobą! Fałsz uczuć odgaduje się po fałszu frazy. zanadto cenię styl, żeby ryzykować.

Unhappy childhoods, trauma, all the rest. even had i been ready for a Job’s complaint it is better to keep silent, to praise the immutable order of things. No, something else Forbids me to speak. whoever suffers should be a teller of the truth. should? how, with all the disguises, comedy, self-pity? Falsity of feeling results in a false phrase. i value style too much to risk it 26.

25. Né en 1945 à lvov, il émigra en 1982 à Paris, mais retourna en 2002 en Pologne et vit actuellement à cracovie (NdR). 26. Poème de miłosz traduit du polonais par lui-même, paru en 2000 dans le catalogue des IIe Rencontres des Poètes. Poésie entre chanson et prière (ces rencontres ont eu lieu à cracovie). la dernière strophe en anglais comporte une erreur, version correcte : « i value style too much to a risk ». ce poème et sa traduction ont été rajoutés au texte par la rédaction.

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le public américain accepta la voix et la diction de miłosz. ce fut plus difficile pour Brodsky, sa différence était plus radicale, à la lisière du ridicule. il aurait été certainement plus facile de laisser les traducteurs faire leur travail. la culture américaine l’aurait adopté plus aisément mais lui, ne voulait pas abandonner sa différence. ii nous semble par conséquent que si Dante est considéré comme le patron des poètes bannis, Brodsky devrait être élu patron des poètes immigrés, ceux qui ne restent pas éternellement tournés vers leur Florence natale, mais qui font face au futur en écrivant une poésie à l’accent étranger. ils sont de plus en plus nombreux de nos jours.

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alina szapocznikow une étrangère au temps du réalisme socialiste 1 « Veuillez effacer les objets suivants de l’état de la zone B [du Palais de la culture et de la science] », peut-on lire dans le Protocole de liquidation d’un produit durable/objet périssable du 16 mai 1992 2. Parmi ces objets, on trouvait Przyjazń xVI-1-2b [amitié XVi-1-2b], estimé à 39 016 zlotys (environ 10 000 euros) et qui « du fait d’une longue utilisation [...] ne peut plus être exploité 3 ». Przyjazń est le monument à l’amitié polono-soviétique réalisé par la talentueuse sculptrice polonaise alina szapocznikow. il se trouvait dans le hall d’entrée du Palais de la culture et de la science depuis 1954. Face à la nouvelle réalité politique, la sculpture était condamnée à être retirée, et elle finit entre les mains du responsable de son démontage, zbigniew Bogusz. soulignons que cette acquisition n’était pas motivée par une passion pour l’art de szapocznikow, le nouveau propriétaire de l’œuvre n’ayant pas eu la moindre idée de l’identité de son auteur 4. Pour les besoins de notre propos, le fait que la sculpture ait disparu des narrations historiques est également important, que ce soit à grande échelle, dans l’histoire du Palais de la culture, ou à une échelle moindre, dans la biographie de l’artiste. Dans nos recherches sur les débuts artistiques de szapocznikow, si nous avions suivi les travaux des historiens de l’art, il aurait fallu mettre en évidence le milieu des années cinquante. Pourtant, l’artiste a étudié la sculpture dès l’après-guerre et, en quelques années seulement, devint un personnage important de la vie artistique, ses toutes premières œuvres datant de 1946. Née en 1926, elle fait partie de la génération d’artistes pour qui l’essor du réalisme socialiste fut 1.

2.

3. 4.

ce texte forme la base d’un des chapitres de mon livre sur alina szapocznikow, Portret wielokrotny dzieła Aliny Szapocznikow [le Portrait multiple de l’œuvre d’alina szapocznikow], Poznań, wydawnictwo Naukowe Uam (Université adam mickiewicz), 2008. le protocole fut signé par le directeur du Palais de la culture et de la science de l’époque, waldemar sawicki. Voir Katarzyna Bielas, Dorota Jarecka, «Była tu jakaś “Przyjaźń”?» [exista-t-il une quelconque « amitié » ici?], Gazeta Wyborcza, 31 janvier-1er février 1998, pp. 24-25. Protocole de liquidation d’un produit durable/objet périssable daté du 16 mai 1992, Palais de la culture et de la science. « c’est seulement nous qui avons appris l’identité de l’auteur de l’“amitié” au maître de l’artisanat artistique. et ce szapocznikow, c’est un bon sculpteur ? nous a-t-il demandé ». Katarzyna Bielas, Dorota Jarecka, «Była tu jakaś “Przyjaźń”?», article cité, p. 25. la sculpture fut retrouvée par ces deux journalistes de Gazeta Wyborcza (Katarzyna Bielas et Dorota Jarecka), après que Jola Gola eut remarqué son absence tandis qu’elle préparait une monographie sur l’artiste. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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une expérience des plus importantes 5. Notons également que szapocznikow choisit de revenir en Pologne, non pas juste après la guerre, mais quelques années plus tard. c’était justement le moment où le pouvoir communiste, qui construisait une nouvelle Pologne, cherchait de manière particulièrement énergique à soumettre l’art à son idéologie. la sculptrice rejoignit ce courant artistique, raison pour laquelle elle était revenue en Pologne et y remporta un certain succès. l’analyse de la réception de son œuvre montre à quel point cette époque est inconfortable pour les historiens de l’art. le plus souvent, elle est laissée de côté et ce qui en reste (difficile à considérer comme œuvres d’art) est ignoré. le sort du monument à l’amitié polono-soviétique est inconnu. la statue de staline, dont la réalisation par szapocznikow mériterait une analyse à part entière, se trouve dans une sorte de « réserve » : la galerie consacrée à l’art à l’époque du réalisme socialiste qui se trouve dans une annexe du château de zamoyski à Kozłówka. J’ai choisi de consacrer ce texte justement à cette période dans l’itinéraire artistique de szapocznikow, bien que je connaisse les mots de tadeusz Konwicki, d’après lequel « ce sont la curiosité malsaine et la volonté hideuse d’observer l’obscénité qui soulèvent les questions de la soumission des écrivains au pouvoir dans les années cinquante 6 ». les raisons sont expliquées par małgorzata czermińska, qui cite ces propos. Dans son essai analysant cette période de la vie et de l’œuvre des hommes de lettres, elle souligne que ces questions ont une dimension générationnelle. selon elle, les jeunes ne sont plus uniquement intéressés par les faits, mais aussi par la mentalité de l’époque et par les traces qu’elle laisse dans les différentes œuvres 7. c’est justement ce que je recherche en analysant les travaux de szapocznikow, ses déclarations et les photographies de cette époque. c’est ainsi que j’ai découvert une caractéristique de sa biographie artistique : l’étrangeté. le premier niveau de cette étrangeté, le plus évident, est lié à ce que l’on appelle la géographie artistique ; il s’agit entre autres de l’influence des différents lieux de résidence de l’artiste 8. si l’on cherchait à résumer l’œuvre de szapocznikow en quelques phrases, ce qui est largement suffisant à ce stade de notre analyse, on obtiendrait l’image d’une artiste en constant mouvement et toujours étrangère d’une façon ou d’une autre. sa naissance fut déclarée à Kalisz, mais ses parents vivaient à Pabianice (dans la voïvodie de łódź) et c’est là que szapocznikow vécut jusqu’au début de la guerre. elle avait alors treize ans. elle passa la majeure partie de son adolescence dans des ghettos et des camps, fut régulièrement trans5.

6. 7.

8.

Dans les textes consacrés à szapocznikow, la question de ses relations avec le pouvoir communiste n’est généralement pas abordée. les années pendant lesquelles elle réalisait des œuvres selon les règles du réalisme socialiste sont simplement ignorées. seul le texte de Jola Gola, Szapocznikow face au pouvoir, aborde le sujet. Jola Gola, Szapocznikow wobec władzy, in Sztuka i władza [l’art et le pouvoir], Dariusz Konstatynow, Robert Pasieczny, Piotr Paszkiewicz (réd.), Varsovie, PaN, 2001, pp. 227-231. małgorzata czermińska, Autobiograficzny trójkąt : świadectwo, wyznanie i wyzwanie [triangle autobiographique : témoignage, confession, défi], cracovie, Universitas, 2000, p. 220. małgorzata czermińska parle aussi de la volonté de connaître cette période, dont la seule image pendant de nombreuses années fut « ce que l’époque disait d’elle-même, son image ayant été forgée selon les mesures strictes et les lois du réalisme socialiste» (« to, co epoka powiedziała sama o sobie, jej wizerunek skrojony został wedle ściśle odliczonych miar i prawideł socrealizmu »), ibid., p. 233. la relation entre le lieu et l’identité est ici essentielle, ceci fut analysé entre autres par irit Rogoff dans Terra Infirma (Université de londres, 2000). l’œuvre de szapocznikow a été étudiée de ce point de vue dans le mémoire de master de zofia Piechocka, Alina Szapocznikow : pomiędzy Polską a Francją, pomiędzy Wschodem a Zachodem [alina szapocznikow : entre la Pologne et la France, entre l’est et l’ouest], Poznań, institut d’histoire de l’art, Université adam mickiewicz, 2006.

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férée d’un endroit à un autre. après la guerre, au lieu de revenir en Pologne, elle s’installa à Prague, qu’elle quitta en 1947 pour Paris. c’est dans ces deux villes que commença son itinéraire artistique. en « exil », en dehors de la Pologne, juste après la guerre. il est intéressant de citer ici ce que linda Nochlin a écrit au sujet d’une artiste américaine émigrée à Paris, shirley Jaffe. elle affirme que cette artiste a atteint un stade d’autonomie dans la peinture qu’« il ne semblerait possible d’atteindre qu’en exil, loin de ce qui est connu, familier, accepté, loin de tout ce qui forme ce que l’on appelle le foyer 9 ». en citant ces mots, je souhaite attirer l’attention sur le fait que, dans le cas de szapocznikow, il est difficile de parler de quelque chose de connu, d’entièrement apprivoisé, de quelque chose qu’elle devrait fuir, dont elle devrait se détacher. les expériences de la guerre l’ont très tôt éloignée de tout ce qui pourrait être qualifié de foyer. est-ce cela qu’elle recherchait ? Je ne le sais pas. le fait est que son émigration est dès le début liée à la création artistique. szapocznikow emménagea à Varsovie en 1951 avec son fiancé, Ryszard stanisławski, qu’elle épousa peu après, mais son aventure avec le réalisme socialiste commença dès son séjour à Paris. l’environnement politique dans lequel elle baigna dans sa jeunesse joua un grand rôle. Dans de sempiternelles discussions au sujet de la collaboration des artistes et des intellectuels avec le pouvoir communiste, on parle souvent, d’une part, du besoin d’acceptation, de la soif de domination, de la peur, de l’opportunisme ainsi que de la vanité et, d’autre part, de la magie captivante du communisme, de l’ardeur, de l’engagement, de la foi dans le message idéologique. en pensant à la conception qu’avait szapocznikow des missions que le réalisme socialiste imposait aux artistes, je reste persuadée qu’il convient de tenir compte de son rapport positif à la dimension idéologique, bien que Jola Gola qualifie la démarche de szapocznikow de « poursuite effrénée du succès qui lui commandait de courir après la première place quelles que soient les conditions politiques 10 ». l’attrait du communisme joua un rôle déterminant dans le rapport de szapocznikow au réalisme socialiste, le communisme tel qu’elle l’avait découvert en europe de l’ouest lors de son premier séjour à Paris, le communisme en tant que vision d’un ordre nouveau, d’un nouveau monde, à la création duquel on peut participer. Peu après son retour en Pologne, elle reçut une lettre de son ami parisien lech zahorski, qui écrivait : [...] nous sommes tous ébahis et admiratifs de votre [szapocznikow et son mari] enthousiasme pour la réalité polonaise. Personnellement, en tant que vieux Parisien, je peux vous garantir que vous avez choisi le meilleur. ici, tout s’effondre, sans pitié et sans retour possible 11.

les jeunes Polonais séjournant à Paris s’intéressaient à l’est de l’europe comme à une région où il se passait – ou bien commençait à se passer – quelque chose d’important. Plus tard, on écrira que, autant ceux qui étaient envoyés à moscou « revenaient avec une 9. linda Nochlin, Art and the Conditions of Exile: Men/Women, Emigration/Expatriation, in Exile and Creativity. Signposts, Travelers, Outsiders, Backward Glances, susan Rubin suleiman (éd.), Durhamlondon, Duke University Press, 1998, p. 51. 10. «[...] nieustające dążenie do sukcesu, które we wszelkich warunkach politycznych kazało jej zabiegać o palmę pierwszeństwa». Jola Gola, Szapocznikow wobec władzy, op. cit., p. 229. 11. «[...] wszyscy są zdumieni i zachwyceni waszym entuzjazmem do polskiej rzeczywistości. Ja osobiście jako stary Paryżanin mogę was zapewnić, że wybraliście najlepsze, co może być. tu wszystko się wali bezpowrotnie i bezlitośnie». lech zahorski, lettre à alina szapocznikow et Ryszard stanisławski, archives de Ryszard stanisławski, institut de sociologie, académie polonaise des sciences de Varsovie.

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blessure non cicatrisable, tristes et effrayés », autant ceux de l’ouest, « souriaient, pleins de dédain pour un capitalisme en voie de disparition12 ». szapocznikow fréquentait à Paris le milieu des étudiants, des artistes et des intellectuels polonais. elle se lia notamment avec ceux qui étaient venus étudier ou qui collaboraient d’une façon ou d’une autre avec le pouvoir de la Pologne populaire, ne serait-ce qu’en acceptant des missions du ministère de la culture et de l’art. Parmi eux, se trouvait Ryszard stanisławski, déjà mentionné. Grâce à ces contacts, une reproduction de la sculpture réalisée en 1950 et qui représentait un petit paysan fut publiée dans le magazine de l’émigration La Pologne et le Monde, sous le titre la Voie vers le socialisme 13. Jola Gola affirme que « peu après cette réalisation, ils décident de revenir tous deux en Pologne14 ». il faudrait préciser que le bon accueil fait par la presse de l’émigration promettait un accueil aussi favorable de ses sculptures dans la Pologne où régnait le réalisme socialiste. ce fut en effet le cas. l’acceptation par la Pologne communiste de ses œuvres réalisées à Paris fit qu’elle n’était pas contrainte de recommencer à zéro et, à l’époque, son succès était intéressant pour les autorités polonaises. ses deux œuvres (la Voie vers le socialisme et la Paix) furent présentées à la iie exposition nationale d’arts plastiques, en décembre 1951, après le retour de l’artiste en Pologne, et la Paix obtint le second prix. cette exposition ainsi que l’article paru dans La Pologne et le Monde peuvent être perçus comme une sorte de transition entre sa période parisienne et sa période varsovienne. Dans la période précédant son emménagement à Varsovie, lors d’un court séjour dans la capitale polonaise en 1950, szapocznikow écrivait à Ryszard stanisławski que ses visites dans différentes institutions l’avaient convaincue de l’existence d’une « très large avenue du travail 15». effectivement, l’artiste revint en Pologne à un moment propice, vu le nombre important de commandes. les premières années d’après-guerre, écrivait wallis, furent des années de vache maigre pour les arts plastiques. le développement de la capacité d’acquisition dans la période concernée représente une courbe ascendante partant de zéro et dans laquelle la croissance n’est visible qu’à partir des années cinquante, pour diverses raisons. […] l’État ne put commencer à acheter à une échelle plus importante que dans les années 1949-1950 avec l’offensive du réalisme socialiste16.

12. «[…] wracali z nieuleczalną zadrą, smutni i przerażeni [...] uśmiechnięci i pełni pogardy dla ginącego kapitalizmu». Jan Kott, Kamienny potok. Szkice [le torrent de pierre. essais], Varsovie, Nowa, 1981, p. 147. 13. «ta młoda Polka obłaskawia potężne bloki kamienia» [cette jeune Polonaise dompte d’immenses blocs de pierre]. Polska i Świat, 1951, no 53, pp. 4-5. Une reproduction de la sculpture Pokój (La Paix) fut également publiée dans ce numéro. 14. Jola Gola, Catalogue des œuvres d’Alina Szapocznikow, cracovie, musée national, 2001, p. 58. 15. lettre écrite à łódź, le 12 juin 1950, in Fragmenty listów Aliny Szapocznikow do Ryszarda Stanisławskiego (1948-1959), choix de Ryszard stanisławski, in Alina Szapocznikow. 1926-1973, Varsovie, Galerie d’art contemporain zachęta (catalogue de l’exposition), 1998, p. 150. 16. «Pierwsze lata po wojnie to dla plastyki lata chude. Rozwój odbiorczości w omawianym okresie przedstawia sobą linię wznoszącą się od zera, przy czym widoczny wzrost – z rozmaitych przyczyn – następuje dopiero w latach 1950. [...] odbiorczość państwa na poważną skalę zapoczątkowana została w latach 1949-1950 wraz z ofensywą realizmu socjalistycznego». aleksander wallis, Artyści-plastycy. zawód i środowisko [artistes-plasticiens, métier et milieu], Varsovie, PwN, 1964, p. 39.

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Dans la lettre citée ci-dessus, szapocznikow ajoutait : « les différents genres humains et les enfants m’inspirent puissamment et j’aimerais les modeler, leur demander de poser, je sens que je pourrais créer quelque chose de réel 17. » ce « quelque chose de réel » est une notion essentielle, qui nous montre quels espoirs szapocznikow mettait en la création artistique dans la Pologne communiste. cette notion touche également la raison pour laquelle elle a rejoint le mouvement du réalisme socialiste sans résistance, voire de son propre chef. Dans cette réflexion sur les motifs psychologiques du choix de cette voie artistique, il convient de citer un des participants à ces événements en Pologne, wojciech Fangor, qui, dans un texte écrit il y a quelques années au sujet du gauchisme des jeunes artistes et intellectuels de l’époque, remarque que, outre la volonté de créer quelque chose de NoUVeaU, « le sentiment de reconnaissance pour avoir eu la vie sauve, pour avoir été libéré de la peur et de la souffrance 18 » constituait une autre raison de rallier l’art du réalisme socialiste. Piotr Piotrkowski va dans le même sens (bien qu’il ne parle pas de szapocznikow) lorsqu’il écrit que le réalisme socialiste « apportait le sentiment d’une nouvelle intégration, l’effacement d’un traumatisme psychique, d’une abjection et la construction d’une nouvelle subjectivité dans une situation qui, par le refoulement d’une mémoire douloureuse, devait garantir un sentiment de sécurité aux individus » (face à la crise née à la suite de la guerre) 19. on peut encore ajouter à ce tableau le thème juif, en se référant à zygmunt Bauman, qui écrivait au sujet d’un phénomène assez courant à la fin de la guerre, celui des Juifs tentant de vaincre le sentiment d’« errance transcendante » en rejoignant le Parti communiste et son idéologie 20. Pour de nombreux Juifs éduqués et assimilés, qui avaient été privés de leur statut social prestigieux (szapocznikow venait d’une famille assimilée de médecins), remarque le sociologue, l’entrée dans la mouvance socialiste était la voie la plus courte et la plus réaliste pour obtenir le statut d’« homme en tant que tel ». il souligne également qu’autant pour les Polonais pendant l’occupation et après la guerre il n’y avait pas de différence entre les nazis et les soviétiques – les deux catégories étaient considérées comme ennemies –, autant pour les Juifs c’était la différence entre la vie et la mort 21. c’est pour cette raison, comme le souligne aleksander smolar, que ces derniers, « reconnaissants envers l’U.R.s.s. de leur avoir sauvé la vie, socialement isolés, culturellement déracinés, conscients de la colère ou de la haine de leur entourage, mais rêvant d’égalité, de fraternité [...] représentaient un excellent terreau pour le nouveau pouvoir 22 ». 17. Ryszard stanisławski, lettre écrite à łódź, le 12 juin 1950, Fragmenty listów Aliny Szapocznikow do Ryszarda Stanisławskiego (1948-1959), op. cit. 18. wojciech Fangor, Słowo o Alinie [Un mot sur alina], in Zatrzymać życie : Alina Szapocznikow, rysunki i rzeźby [arrêter la vie : alina szpocznikow, dessins et sculptures], Józef Grabski (réd.), cracovie ; Varsovie, iRsa Fine art Gallery, 2004, p. 103. 19. Piotr Piotrowski, Obraz po wielkiej wojnie [l’Œuvre après la grande guerre], dans Sztuka w okresie PRL-u [l’art à l’époque de la République populaire], tomasz Gryglewicz, andrzej szczerski réd., cracovie, instytut historii sztulii Uniwersytetu Jagiellońskiego, 1999, p. 24. 20. zygmunt Bauman, « assimilation into exile: the Jew as a Polish writer », in Exile and Creativity, s. suleiman (ed.), Durham, Duke University Pres, 1968, pp. 326-327. 21. Ibid, p. 337. 22. «[...] wdzięczni zsRR za uratowanie im życia, społecznie odizolowani, kulturowo wykorzenieni, odczuwający niechęć czy wrogość otoczenia, marzący o równości, braterstwie [...] stanowili znakomity zaczyn nowej władzy». aleksander smolar, Tabu i niewinność, londres, Aneks, 1986, nos 41-42, p. 119. (la version française de ce texte est parue sous le titre « les Juifs dans la mémoire polonaise », in Esprit, no 127, juin 1987, pp. 1-31) (NdR).

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Je n’ai évidemment pas cité ces mots pour prouver que szapocznikow a réalisé avec enthousiasme le monument à l’amitié polono-soviétique par reconnaissance envers l’U.R.s.s. ce sujet était étranger même pour une artiste socialement et politiquement engagée, car l’engagement concernait plus la construction d’un nouveau monde social que l’édification du régime politique de la Pologne. ce qui était attirant, c’était plus la réalisation d’œuvres destinées à un large public et exécutées à la demande d’un puissant commanditaire. Dans ce cas précis, il s’agissait d’une sculpture destinée à être placée dans un bâtiment-monument en cours de construction en plein centre de la capitale. De plus, si l’on prend en compte l’apparition régulière de cette œuvre sous le titre abrégé Amitié, on peut la considérer comme l’une de ces œuvres du réalisme socialiste à double signification. c’était le cas de la Paix, déjà mentionnée, ainsi que de l’Espoir de la mère, ou de la sculpture le Petit Paysan, aussi appelée la Voie vers le socialisme. c’est ce dans quoi puisait szapocznikow, comme si elle essayait de sortir le maximum d’elle-même, sans être en conflit avec le pouvoir. elle se sentait proche des idées communistes, mais pas des schémas dans lesquels ces idées se manifestaient. D’ailleurs, avec le temps, ces idées perdirent aussi leur signification, étant donné la forme qu’elles prenaient dans la Pologne populaire et, dans le cas d’œuvres comme le monument à l’amitié polono-soviétique, il est difficile de les considérer comme la motivation principale. en ce qui concerne ce monument, il est important de rappeler les mots de l’artiste déjà cités sur sa volonté de réaliser de vraies sculptures, en contact avec les gens. D’après les souvenirs des amis de szapocznikow, elle prit la réalisation de cette œuvre très au sérieux. Jerzy tchórzewski a écrit : Je me souviens combien de temps elle a consacré à discuter – pas seulement avec moi – du projet du monument à l’amitié polono-soviétique. si je me souviens bien, elle avait des débats artistiques poussés avec les soldats qui posaient pour ce monument 23.

Une photographie montre szapocznikow en compagnie d’un de ses modèles. sur la photographie, l’artiste et le modèle, représentés pendant une pause, s’appuient contre un mur, chacun portant son uniforme (l’artiste porte un tablier de travail) et sourient. D’une certaine façon, ils sont égaux, ils se tiennent du même côté. le contact avec des personnes concrètes n’était pas important dans l’optique de la doctrine communiste de l’art, qui n’attendait pas des portraits individuels mais des modèles et des schémas. l’œuvre devait avant tout être bien réalisée, pas authentique 24. ewa Franus a remarqué que de nombreux tableaux de l’époque « donnent l’impression que c’est seulement en feuilletant Trybuna Ludu [la tribune du peuple] autour d’un “petit noir” dans un des cafés à la mode de Varsovie que l’artiste a été en contact avec la classe ouvrière 25 ». sur ce plan, le 23. «Pamiętam, ile czasu przegadała – nie tylko ze mną – na temat projektu “Pomnika przyjaźni polskoradzieckiej’’. Jeśli sobie dobrze przypominam, nawet prowadziła poważne artystyczne dysputy z żołnierzami, którzy jej do tego pomnika pozowali». Jerzy tchórzewski, O Alinie Szapocznikow [sur a. s.], in Zatrzymać życie, op. cit., p. 94. 24. Référence au titre d’un chapitre du livre de wojciech włodarczyk, Socrealizm: sztuka polska w latach 1950-1954 [le réalisme socialiste : l’art polonais dans les années 1950-1954], cracovie, wydawnictwo literackie, 1991, «Jak dobrze namalować socrealistyczny obraz?» [comment bien réaliser un tableau réaliste-socialiste ?]. 25. «[...] sprawia wrażenie, jakby artysta jedyny kontakt w klasą robotniczą miał podczas przeglądania Trybuny Ludu przy filiżance “małej czarnej” w modnej warszawskiej kawiarni». ewa Franus, Narzeczona Frankensteina. Sprzeczności płci i pewien polski socrealistyczny obraz [la fiancée de Frankenstein. les contradictions des sexes et un tableau réaliste-socialiste polonais], Magazyn Sztuki [magazine de l’art], 1996, no 2, pp. 232-240.

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comportement de szapocznikow, qui tenait à avoir un contact personnel avec ses modèles, semble faire exception. toutefois, il ne faut pas oublier que ce comportement est avéré uniquement pour les besoins de ce monument, uniquement pendant la réalisation de celuici, ce qui n’exclut pas la consommation de « petits noirs » dans les cafés à la mode de Varsovie. De plus, d’après les photos et les souvenirs des amis de szapocznikow, il apparaît que ce sont des soldats qui ont posé pour un monument représentant des ouvriers. ce n’est peut-être pas très important pour le monument en lui-même, mais dans un contexte où l’on manifeste la volonté de créer « quelque chose de réel », ce fait n’est pas négligeable. cela signifie ni plus ni moins que, en réalisant une œuvre qui représentait des ouvriers, elle n’a eu aucun contact avec eux. cela démontre que, du point de vue de la convention des personnages représentés, elle s’inscrivait en quelque sorte dans la manière dont on créait une œuvre réaliste-socialiste. il semblerait d’ailleurs que szapocznikow était encore moins en contact avec la classe ouvrière polonaise (et soviétique) que de nombreux autres artistes de l’époque. Une fois de plus, je fais référence à l’univers dans lequel l’artiste évoluait. À Paris, elle faisait partie de la diaspora intellectuelle ; à Varsovie, elle était membre d’une sorte de « colonie française ». sa caractéristique, comme le décrit Krzysztof teodor toeplitz, était de se différencier des habitudes et mœurs de l’époque consistant à boire de la vodka en mangeant des cornichons ou des harengs : szapocznikow et ses amis buvaient du vin accompagné d’un plat élaboré, préparé pour l’occasion 26. en outre, szapocznikow était un personnage particulier dans ce milieu, elle se distinguait par sa vivacité, sa franchise et sa beauté, elle se différenciait ainsi de son entourage plutôt que de s’y fondre. les mots de wojciech Fangor l’attestent, même s’il faut les atténuer en tenant compte de la distance temporelle et des affinités personnelles, d’ailleurs d’autres témoignages viennent appuyer son opinion : ruines, briques de la rue Foksal / Réunion de l’Union des artistes plasticiens à l’association des architectes / ampoule sombre / Visages gris, fripés / chaises et ennui du discours / Éblouissement / alina [...] Pont, avenues, Premier mai/ ensemble dans la foule, Défilé / Vent et soleil, robe de soie / osier au bord de la Vistule, châtaignes vertes / laitances jaunes et boutons d’or. sourire du printemps / alina 27.

il est difficile de ne pas évoquer ici un des tableaux de ce peintre, les Personnages, peint en 1950. cette toile représente une jeune fille séduisante, vêtue de façon extravagante, en opposition totale à l’ouvrière dépourvue de toute forme de féminité. D’une part, la sympathie de l’homme représenté va vers cette dernière, ce qui fait du tableau une représentation correspondant à l’« esprit de l’époque ». il faut bien dire que « la figure centrale de la culture stalinienne est l’homo duplex, un être bisexuel, ou plus précisément, qui dépasse la barrière des sexes 28 ». D’autre part, il est difficile de voir dans cette étrangère un rebutant 26. Krzysztof teodor toeplitz, Wspomnienie [souvenir], in Zatrzymać życie, op. cit., p. 113. 27. «gruzy, cegły Foksal/ w saRP-ie zebranie zPaP/ ciemna żarówka/ szare pomięte twarze/ Krzesła i nuda przemówienia / olśnienie / alina/ [...] most, aleje, Pierwszy maja / Razem w tłumie, Defilada / wiatr i słońce, jedwabna sukienka / Nadwiślańska wiklina, zielone kasztany / Żółte mlecze i kaczeńce. Uśmiech wiosny / alina». wojciech Fangor, in Zatrzymać życie, op. cit., pp. 105-106. 28. «[...] centralną figura kultury stalinowskiej jest homo duplex, istota biseksualna, a ściślej – przekraczająca barierę płci». wojciech tomasik, „Trzeba marzyć !” Miejsce snu i marzenia w sztuce stalinowskiej [« il faut rêver ! » la place du sommeil et du rêve dans l’art stalinien],

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ennemi du peuple 29, bien que Fangor ait dessiné sur la robe de la jeune fille des éléments du monde occidental, ce qui devait en faire la caricature du monde capitaliste. Je ne veux pas le moins du monde suggérer que ce tableau représente szapocznikow : la date du tableau ne permet pas une telle identification, elle est en effet antérieure au retour de l’artiste à Varsovie et donc à sa rencontre avec Fangor. Pourtant, le charme du personnage du tableau et celui d’alina dans le texte cité plus haut convergent et contrastent tous les deux avec la morosité et grisaille ambiantes. Dans une certaine mesure, cette opposition illustre, voire anticipe, l’échec de la volonté de szapocznikow d’intégrer le nouveau monde communiste. cet échec est également visible dans l’exécution du monument qui m’intéresse ici. ce qui devait en faire la valeur principale pour l’artiste, la représentation de la vitalité des personnages et de leurs relations, s’est réduit au fur et à mesure, comme on peut le voir sur les photos des différentes étapes de la réalisation du monument. sur l’une d’entre elles, on voit l’artiste près d’une première ébauche en argile. le groupe sculpté mesure environ trois mètres de haut et domine son auteur, qui arrive au niveau des genoux des ouvriers représentés. la comparaison de cette ébauche avec la dernière version de la sculpture montre un processus très clair de schématisation progressive, ou plutôt de monumentalisation (pour le dire de façon plus bienveillante). les personnages de l’ébauche sont dynamiques, ils s’avancent – c’est surtout vrai pour l’un des soldats – comme s’ils se dirigeaient vers quelque chose. la statue qui a été installée dans le Palais de la culture et de la science pendant presque quarante ans montrait des personnages immobiles. seul un bras rigide tendant un étendard s’avançait, les personnages se tenaient droits à leur place. la façon dont leurs silhouettes sont sculptées fait qu’ils ne s’étreignent pas seulement en un geste amical, mais qu’ils se fondent en une masse unique. en outre, il y a un élément de différenciation que l’artiste a voulu introduire : en comparaison avec la majorité des œuvres socialiste-réalistes, les visages sont beaucoup plus individualisés. szapocznikow est peut-être allée trop loin (ce n’était d’ailleurs pas difficile) dans son projet initial, elle interprétait le sujet de façon trop libre. la dynamique des formes soulevait la question du sens. elle poussait à s’interroger sur la nature de cette amitié ou sur la direction dans laquelle les personnages avançaient. cette version a subi de profondes modifications : les personnages se sont raidis, sont devenus plus statiques et se sont soumis aux schémas imposés. l’ardeur première de l’artiste et sa proximité, du moins désirée, avec son sujet ont laissé place à la schématisation et à la disparition de l’apport personnel de l’artiste. tchórzewski, déjà cité plus haut, affirmait qu’« alina voulait assujettir très sincèrement et avec les meilleures intentions qui soient sa personnalité bouillonnante et émotive à la “grande idéologie” 30. » ces propos se rapportent à une sculpture en particulier, le monument à l’amitié polono-soviétique, et mettent surtout en avant la difficulté que cet assujettissement représentait pour szapocznikow. Jola Gola, lorsqu’elle écrit au sujet des relations de szapocznikow avec le pouvoir, accentue son « rapport nonchalant et audacieux à la vie, et par conséquent aux institutions qui dirigent cette vie 31 ». c’est ce qui, 29. cf. ewa Franus, Narzeczona Frankensteina, op. cit. 30. «alina bardzo szczerze i z najlepszymi intencjami chciała swoją kipiąca i rozedrganą osobowość podporządkować “wielkiej idei’’». Jerzy tchórzewski, O Alinie Szapocznikow, op. cit., p. 94. 31. «[...] jej nonszalancki i przebojowy stosunek wobec życia, a w dalszej konsekwencji wobec instytucji tym życiem sterujących». Jola Gola, Szapocznikow wobec władzy, op. cit., p. 227.

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semble-t-il, faisait que son travail pour le pouvoir était toujours un peu désordonné, un peu « brouillon », certainement trop « brouillon » du point de vue dudit pouvoir. la sculptrice collaborait avec lui sans trop d’hésitations, mais il lui était difficile de soumettre sa personnalité aux normes qu’on exigeait des artistes et de leurs œuvres. son enthousiasme, caractéristique de ceux qui étaient revenus de l’ouest, était certainement bien perçu, mais finalement de peu d’utilité, car impossible à raccrocher à une action commune, à une expression artistique unifiée. cela ne signifie pas qu’elle ne trouvait aucune reconnaissance. ses travaux étaient régulièrement distingués, mais il n’est peut-être pas superflu de ce point de vue de se pencher sur son appartenance au milieu des notabilités artistiques et intellectuelles de l’époque, liées à l’art officiel et à la politique culturelle. la citation de tchórzewski peut aussi être interprétée dans un contexte plus général, celui de l’inscription de l’identité féminine (« bouillonnante et émotive ») dans une forme « masculine ». les femmes sont parfois décrites comme des étrangères (pas uniquement au sens propre). ce terme désigne plutôt toute forme d’aliénation et de ne-pas-être-chezsoi, qui ne se rapporte pas seulement au pays ou au milieu, mais aussi à la langue ou, d’une façon plus large, à la culture ou aux symboles. en entrant dans le monde « masculin », les femmes s’autocondamnent à l’aliénation, mais, si elles veulent faire œuvre créatrice, elles ne peuvent pas ne pas y entrer. les femmes qui évoluent dans la sphère culturelle ne sont pas chez elles. Quand elles parlent, elles n’utilisent pas leur langue. cela vaut pour toutes les activités, mais peut-être plus particulièrement pour celles qui sont considérées comme spécifiquement masculines, telle la sculpture. Un des premiers articles consacrés à szapocznikow déjà cité s’intitulait « cette jeune Polonaise dompte d’immenses blocs de pierre. » chose curieuse, szapocznikow elle-même a mémorisé ce titre d’une façon encore plus significative. Dans une de ses interviews, elle disait : J’avoue que j’ai peur des journalistes depuis ma première rencontre avec la presse à Paris. elle aboutit à l’époque à un article à sensations dans un hebdomadaire polonais : « De toutes petites mains domptent de grosses pierres. » mes amis se moquent de moi encore aujourd’hui 32.

ce titre, qu’elle a mal retenu, attire notre attention sur le fait que, dans la version de szapocznikow, l’identification à la Pologne disparaît ; elle parle de « toutes petites mains », pas de « jeune Polonaise ». soulignons que l’article est paru au moment où l’artiste envisageait de revenir en Pologne. en 1951, elle emménage à Varsovie. elle est rentrée « chez elle », bien que ces termes paraissent peu adaptés à son cas. il est difficile de trouver quelqu’un à qui l’affirmation de luce irigaray corresponde mieux qu’à szapocznikow. la psychanalyste disait qu’autant dans le cas d’un homme, l’« existence » est liée à l’« habitation », autant des termes comme « (se) déplacer » ou « rester en dehors » décrivent la position d’une femme. szapocznikow a toujours été un peu différente. toujours un peu ailleurs. Traduit par Marta Grabowska

32. «Rzeźby oddychają dopiero w przestrzeni» [les sculptures ne respirent que dans l’espace], entretien avec Barbara henkel, Sztandar Młodych [l’Étendard des jeunes], 1960, no 169, p. 2.

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marek wasilewsKi Académie des Beaux-Arts, Poznań

les artistes en Pologne, une minorité tout commence par une question innocente : que faites-vous dans la vie ? Réponse : je suis artiste. Puis, la conversation tourne à la farce : mais pour de vrai, vous vivez de quoi ? Vous peignez des toiles ? l’artiste, quelqu’un de différent, un être sans racines, sans argent, souvent sans famille, sans activité stable. Voici, bien que relevée d’une touche obscure de romantisme, une image pittoresque ancrée dans la conscience collective et qui porte encore les traces de la littérature du tournant du XiXe et du XXe siècle. on trouve un écho de ce mythe dans la déclaration de l’un des députés du parti national-chrétien, la ligue des familles polonaises (lPR1). en 2003, ce dernier s’adressait aux journalistes en ces termes : Depuis 1989, on nous propose de considérer que ce qui est marginal devienne la norme. en règle générale, nous nous opposons à une telle politique, qui permet d’utiliser l’argent public pour produire des œuvres déviantes, car ce sont des déviances venues à l’esprit d’un artiste qui se lève avec la gueule de bois, qui a fumé je ne sais quoi... Nous ne souhaitons pas donner notre accord pour que l’argent public serve à produire de telles œuvres, parce qu’il y a des enfants qui viennent les voir ; ils doivent apprendre la culture, et une œuvre d’art ne naît que tous les 100 ou 50 ans ; le plus souvent ce sont des inventions paranoïaques de personnes souffrant de maladies mentales, et nous ne pouvons pas considérer cela comme de l’art, car l’art a pour but d’éduquer, de façonner l’esprit humain.

Je cite cette longue déclaration dans son intégralité, car elle concentre à elle seule le point de vue d’un « nous » mythique, sain, « vigoureux » pour s’exprimer comme witkacy, un « nous » qui s’oppose à l’anarchisme dégénéré. et bien que cette citation semble extraite d’un discours prononcé lors du vernissage d’une de ces expositions d’art dit « « dégénéré 2», j’ai l’impression qu’elle est représentative d’une fraction de l’opinion publique plus importante que ce que l’on a tendance à croire. c’est la voix de la peur, de la phobie de la culture et de l’intelligentsia, c’est l’enfant né du mythe de la sagesse saine, propre à tout homme simple. ce mythe a été et est toujours régulièrement utilisé pour dresser l’opinion publique contre les minorités et les dissidents. Dans cette optique, l’artiste n’est pas le représentant d’une élite fondée à être un leader d’opinion et dépositaire d’un droit à s’exprimer sur les questions fondamentales, mais il est classé en marge de la société. c’est habituellement à cette définition que l’on recourt pour qualifier les prostituées et les alcooliques, les petits délinquants, les mendiants et les sDF. 1. 2.

liga Polskich Rodzin, parti de droite créé en 2001. lors des élections municipales en 2010, il a obtenu 0,69 % des suffrages. (toutes les notes dans cet article sont de la rédaction.) organisées dans l’allemagne des années 1930. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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maReK wasilewsKi

c’est la catégorie des parias, des muets, auxquels on n’accorde pas le droit à la parole, mais que l’on cherche à réintégrer et à soigner, que l’on enferme dans des lieux de réclusion ou que l’on expulse des endroits que leur seule présence enlaidit. cet artiste dit pervers et drogué, qui déprave les enfants au lieu de façonner les esprits, est le résultat de la confusion libérale des valeurs, apparue à la suite de la chute du mur de Berlin. il est important de souligner ici que le changement de régime de 1989 a fait perdre à l’artiste son statut social privilégié. ces privilèges étaient certes illusoires et de moins en moins importants au fil des décennies. le socialisme réel en faillite ne pouvait guère que faciliter l’obtention d’un passeport aux artistes, leur délivrer une autorisation pour l’achat de papier et de tubes de peinture auxquels le commun des mortels n’avait pas accès, ou encore offrir une place dans une « maison de travail créateur » aux membres des diverses associations d’artistes professionnels restées fidèles au pouvoir. l’artiste se voyait cependant offrir une position très élevée sur l’échelle sociale. la propagande donnait à la culture un statut privilégié. les éditions dominicales du journal télévisé faisaient part des immenses succès des artistes polonais à l’étranger ainsi que du caractère novateur et du respect dont la culture polonaise jouissait dans le monde entier (ses représentants étaient Kantor, abakanowicz et Penderecki3). ce mythe visait à compenser le sentiment évident de paranoïa économique et sociale dont souffrait le socialisme réel. mais quelques mois à peine après la chute du régime, il est apparu que la culture ne constituait pas un élément séduisant du jeu politique et que son financement étatique la rendait suspecte face aux nouvelles réalités de l’économie de marché. en octobre 2004, le journaliste du quotidien catholique Nasz dziennik, stanisław Krajski, décrit sa visite, dont il tient à souligner le caractère fortuit, du centre d’art contemporain zamek Ujazdowski à Varsovie de la façon suivante : aujourd’hui, le palais Ujazdowski est le temple d’un snobisme libéral de gauche imprégné d’aversion pour la beauté, pour l’art véritable, pour la chrétienté et la Pologne… Un manque de talent, de goût, du barbarisme artistique... Nous avons été submergés de dégoût… la leçon a tout de même été instructive. mes enfants ont pu ainsi apprendre la profondeur du vide créé lorsque quelqu’un détruit tout ce qui fonde notre culture.

les artistes contemporains sont ici décrits comme des barbares, c’est-à-dire des intrus qui tentent de détruire « notre culture », qui n’a nul besoin d’être définie et dont la suprématie ne nécessite aucune justification. il n’y a pas très longtemps, un jeune artiste très talentueux m’a confié son désir de vivre à l’étranger. Quand je lui en ai demandé la raison, il m’a répondu qu’il était fatigué de devoir sans cesse expliquer ce que signifiait être un artiste. il m’a dit qu’ailleurs la chose était évidente, qu’il n’y avait rien à expliquer. Dans les médias polonais et dans la conscience collective, l’art contemporain, tout comme les minorités sexuelles, porte les stigmates du scandale. c’est même une chose à laquelle on s’attend, tout comme on s’attend, lors des manifestations publiques des minorités sexuelles, à quelque chose qui ressemblerait à un défilé de travestis à Rio de Janeiro. c’est sur ce fondement que l’on a interdit la marche de 3.

tadeusz Kantor (1915-1990), « artiste total », homme de théâtre, écrivain, critique, fondateur de théâtre de la mort. magdalena abakanowicz (1930), sculptrice, créatrice des « abakanes », toiles sculptées, et des personnages creux en bronze qu’elle expose en plein air, cf Krzysztof Penderecki (1933), compositeur, chef d’orchestre ; dans ses œuvres, il accorde une place prépondérante à la musique liturgique.

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les aRtistes eN PoloGNe, UNe miNoRitÉ

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la tolérance à Varsovie 4. les mêmes attentes nourrissent le subconscient des médias quant à leur aversion contre l’art contemporain, lequel ne peut guère exister socialement que comme source de chaos et objet de condamnation morale. Pour illustrer ces propos, prenons le constat fait par l’un des écrivains polonais les plus connus, stanisław lem 5, qui regrette que la télévision ne veuille pas montrer d’œuvres d’art « ne consistant pas à fourrer des parties génitales sur une croix 6 ou à placer un crucifix dans un pot de chambre ». si un intellectuel aussi sérieux que l’auteur des Voyages électriques d’Ijon Tichy perçoit l’art visuel comme un cabaret pornographique à scandales, que peut-on attendre des autres ? individu dénaturé et sous l’emprise de diverses substances, l’artiste n’a pas le droit de s’exprimer sur les questions qui concernent la majorité « saine ». et ce n’est pas là le point de vue d’un groupe d’extrémistes, car, dans ce qu’on appelle le cercle des créateurs d’opinion, de nombreuses personnes expriment le même jugement. les arts visuels sont considérés comme marginaux, impropres à transmettre des messages essentiels, à la différence de la littérature ou du cinéma. l’art, qui prend la parole dans le débat citoyen sur les questions sociales et politiques, est souvent classé dans la catégorie du « non-art », et son créateur est souvent qualifié de « soi-disant artiste » ou de « pseudo-artiste ». celui-ci n’est pas un citoyen à part entière, de même qu’une « féministe hystérique » ou un homosexuel prétendument enclin au chantage. Bien évidemment, la Pologne est un pays tolérant et démocratique, mais, comme on l’y répète souvent, tolérer ne signifie pas accepter, et la démocratie consiste en la suprématie de la majorité sur les minorités. c’est ce qui justifie que la célébration religieuse de chaque nouvel anniversaire d’un massacre, ou comme le disent les organisateurs, de la conquête de Jérusalem par les croisés, puisse se dérouler sous le patronage du président du sénat, car c’est la fête de la majorité catholique. en revanche, la présence dans l’espace public – donc financé par le contribuable – d’artistes critiqués pour leurs œuvres entraîne des protestations. la majorité démocratique nous dit que l’argent de la majorité ne servira pas à financer les caprices des minorités. en revanche, les impôts payés par les minorités financeront les objectifs justes de la majorité, par la force des choses. lors d’un débat qui s’est déroulé en janvier 2004 à l’académie des Beaux-arts de Poznań, Piotr Piotrkowski a souligné que la situation décrite plus haut n’est pas tout à fait comparable à la guerre culturelle qui s’est déroulée aux États-Unis dans les années 1980. la Pologne est confrontée à une guerre froide civile qui cherche à définir la forme que prendra l’État dans le futur. Quelques mois plus tard, une rencontre a été organisée au siège de la fondation wyspa 6 à Gdańsk à l’occasion du jugement en appel de l’artiste Dorota Nieznalska, accusée d’avoir profané des objets de culte et d’avoir porté atteinte aux sentiments religieux. les participants au débat ont notamment évoqué les change4. 5. 6.

Équivalant de la Gay Pride, cette marche, appelée également la Parade de l’égalité, est actuellement autorisée dans la plupart des villes malgré les protestations souvent musclées des groupuscules de droite. 1921-2006, célèbre auteur des romans de science-fiction. il s’agit du scandale autour de l’artiste Dorota Nieznalska (née en 1973), qui a suscité la colère de la droite radicale polonaise. en 2001, elle expose dans la fondation-galerie-institut d’art wyspa (l’Île) à Gdańsk (créée dans les bâtiments désaffectés de l’ex-chantier naval) une installation représentant une croix grécoromaine à la place des parties génitales masculines et une vidéo présentant un homme en train de faire du sport. intitulée la Passion, l’œuvre met en exergue le double sens du terme. Nieznalska sera condamnée à six mois de prison ferme, transformés en travaux d’utilité publique, pour outrage aux symboles religieux. elle a été innocentée en 2010.

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ments législatifs envisageables pour protéger la création artistique contre les attaques de l’intolérance religieuse et idéologique. Questionné sur le sujet, un représentant du service du porte-parole des droits civiques 7 a estimé que les artistes forment un groupe social trop petit et trop peu représentatif pour qu’il vaille la peine de s’y consacrer. le cas de Dorota Nieznalska est la manifestation la plus spectaculaire de l’interprétation de l’ordre juridique et politique en démocratie comme un système de protection de la majorité face aux minorités. l’artiste, dont le travail a ébranlé les sentiments religieux d’activistes politiques catholiques, a été accusée, non à la demande d’un citoyen, mais à la requête d’une administration. il apparaît donc que ce sont les organes de l’État qui doivent veiller à la sécurité des sentiments de leurs citoyens. on peut en conclure que les auteurs d’arts visuels deviennent une sorte de minorité. ils sont définis et catalogués comme étrangers, comme représentant une menace gaucholibérale qui s’en prendrait à l’harmonie d’une société saine. mais malgré tout, je ne suis pas inquiet pour le sort de l’art, car je sais qu’il finit toujours par sortir vainqueur. en particulier aujourd’hui, à l’heure où le jeune art polonais, qui n’a jamais été aussi dynamique et plein d’énergie, devient un élément essentiel du dialogue culturel dans une europe en voie d’unification. Traduit par Marta Grabowska

7.

le porte-parole des droits civiques est peu ou prou l’équivalent du médiateur de la République en France (NdR).

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Piotr GRUszczyńsKi Critique de théâtre, dramaturge, Nowy Teatr, Varsovie

mort aux maîtres ! Parler du dramaturge Krystian lupa comme d’un maître relève du manque de tact. Non que sa position et ses réalisations dans le théâtre polonais et européen ne nous autorisent pas à le définir ou à le traiter ainsi. ce n’est pas non plus une question d’âge, car lupa va tout doucement sur ses soixante-dix ans, l’âge des maîtres, âge respecté dans les périodes où l’on sacrifie moins au culte de la jeunesse. Nous le savons et nous pouvons le dire bien haut : lupa est un maître, même au sens le plus simple du mot : il donne des cours à l’institut d’art dramatique de cracovie, il forme de jeunes metteurs en scène et des comédiens. Nous pouvons aller hardiment encore plus loin et risquer l’affirmation selon laquelle le nouveau théâtre n’existerait pas en Pologne sans Krystian lupa. Bien que cette affirmation ne soit pas vérifiable, car il est difficile d’être pertinent tout en parlant au conditionnel, il est néanmoins facile de s’imaginer le théâtre polonais quelque part dans l’ombre du théâtre allemand, inondé par les réalisations de metteurs en scène conservateurs, adeptes de la déclamation, du geste et des faux-semblants. même en supposant que, par un miracle quelconque, Krzysztof warlikowski, qui a pas mal travaillé auprès de divers maîtres, ait pu donner forme à son talent, sans le soutien et l’autorité de lupa – du maître –, il se serait fait plutôt éreinté par la critique théâtrale polonaise qui-sait-tout-mieux, et il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’il en aille ainsi. car lupa, longtemps tenu pour un expérimentateur et avant-gardiste rigolard, sur qui on pouvait taper à loisir et impunément, a, en remportant un franc succès international (on dit que nul n’est prophète en son pays), créé une sorte d’institution qui a ouvert la voie au nouveau théâtre. mais il va de soi que les sceptiques sont toujours là et que la division entre ce qui est varsovien et ce qui est cracovien (lupa est cracovien bien qu’il travaille régulièrement à Varsovie) existe toujours et que l’on continue à se prouver mutuellement qui a le plus beau plumage. il y a quelques mois, un scandale a même éclaté à Varsovie, qui visait en premier lieu lupa et – c’est apparu par la suite – également tout le nouveau théâtre. ce scandale a montré par où passaient les lignes de partage. en février 2010 a eu lieu la première d’un spectacle qui exigeait un long travail de préparation et qui reposait sur l’improvisation (tout comme Factory 2), le Corps de Simone. après Marylin, ce spectacle est le deuxième volet d’une série d’œuvres fondées sur l’improvisation et inspirées des icônes du XXe siècle. le personnage de simone weil, présent sur la scène seulement pendant les trente dernières minutes du spectacle, était joué par Joanna szczepkowska – actrice d’à peine soixante ans, issue d’une famille de comédiens connue de Varsovie et qui est aussi une écrivaine très populaire. lors de la première, szczepkowska a baissé sa culotte et a montré ses fesses au public, mais surtout au metteur en scène, se Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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moquant ainsi des principes employés par lupa, notamment celui de l’extension du domaine de la lutte. selon l’actrice, montrer ses fesses devait être un geste ultime, signifiant que le théâtre de lupa est creux et qu’il est allé au bout de ses possibilités ; ce devait être une protestation contre sa méthode de travail. Nous pourrions prendre ce comportement à la légère et en rire, si cette actrice connue ne s’était pas mise à accorder quantité d’entretiens, dans lesquels elle désavouait les méthodes de travail de lupa et des autres metteurs en scène de son espèce. elle a reproché à lupa son absence de professionnalisme, son manque de préparation des répétitions, qu’il prolonge d’ailleurs à l’infini, tandis qu’enfants, conjoints et chats attendent les comédiens à la maison. il s’est ainsi produit un clash frontal non seulement entre deux modèles théâtraux différents – artistique et bourgeois – mais aussi entre deux manières de concevoir l’activité théâtrale. Résultat des courses : l’actrice est devenue présidente du syndicat national professionnel des artistes de scène polonais et s’est fait exclure de la distribution par lupa. Une tempête dans un verre d’eau ? oui, mais très symptomatique. Pendant plusieurs semaines, le sujet a dominé l’actualité, tout le monde ou presque a commenté cette affaire, – surtout ceux qui en savaient le moins – généralement pour soutenir l’attitude de l’actrice populaire et manifester de la compréhension pour sa lassitude face aux miasmes d’un prétendu démiurge, de surcroît peu clair. la médiocrité et l’esprit petit-bourgeois triomphaient et se renforçaient. s’il n’y avait pas eu la catastrophe de l’avion présidentiel, la discussion aurait sans doute continué, donnant ainsi à la comédienne le moyen institutionnel de brider les élans des artistes irresponsables, qui se démarquaient surtout par leur manque de respect pour le temps d’autrui. cette digression uniquement pour montrer que la maestria de lupa n’est pour certains qu’une dangereuse graphomanie ou quelque chose de similaire. cependant, comment écrire sur la maestria de lupa, si lui-même la renie ? Dans son journal, qu’il tient sur ordinateur de manière obsessionnelle, dans ses entretiens et ses propos, ainsi que – et avant tout – dans ses spectacles, le thème du chef-d’œuvre se détache. Un chef-d’œuvre est impossible, tout comme l’est la maestria. la virtuosité n’a que peu en commun avec l’art. en effet, le virtuose se déplace le long de sentiers certes tortueux, abrupts, dangereux, accessibles seulement à quelques-uns, mais il ne découvre rien de nouveau, car il ne se trompe pas de chemin. son infaillibilité est inhumaine et partant, elle n’est pas artistique. De même, toutes les œuvres littéraires finies et parfaites sont suspectes. lupa en parle avec dédain comme d’une nourriture prête à consommer. son véritable élément, c’est le chaos, un lieu où tout est possible, d’où tout peut émerger, où il n’existe aucune règle, aucune disposition en vigueur, aucune convention. le chaos fait penser à deux autres mots : anarchie et rébellion. le dernier surtout fait penser à la jeunesse, à la rébellion contre tout, mais dans la conception de lupa avant tout contre soi-même. l’itinéraire artistique de Krystian lupa est jalonné de déraillements et de déformations. Dès que les spectateurs s’habituent à une façon précise de parler, de construire une œuvre théâtrale ou une poétique, lupa fait un brusque demi-tour et change de territoire d’exploration. il abandonne ses auteurs préférés pour y revenir plus tard de temps à autre. il abandonne ses espaces théâtraux préférés. il abandonne ses méthodes éprouvées de montage scénique et s’enfonce dans des territoires inconnus, où son intuition pressent une possibilité. ces explorations se terminent parfois par un fiasco, c’est-à-dire qu’il en résulte un spectacle qui ne satisfait pas même les admirateurs inconditionnels du metteur en scène dans leur désir de participer pleinement à une expérience, laquelle demeure un essai, une

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esquisse, une introduction à l’étape suivante. ce démontage, c’est comme s’exposer à sa propre risée, se donner le droit d’essayer, peut-être sans décider à l’avance que l’essai ne réussira pas, mais sans non plus se priver de cette éventualité. Peu d’artistes peuvent se permettre une telle chose. il y a beaucoup de spectacles ratés, mais ils naissent dans une atmosphère de grande tension et de crispation inefficace pour la recherche de la perfection. lupa est de temps en temps ostentatoire. en 2003, à wrocław (la troisième ville polonaise où lupa travaille) a eu lieu la première d’un spectacle inspiré de la pièce de Gorki les Bas-fonds. le titre de la version théâtrale était Asile. lupa cherchait alors un texte décrivant une expérience de vie en groupe ou même en communauté. la possibilité offerte par une telle situation l’intéressait, au point qu’il lança un concours pour un texte portant sur ce thème, concours qui n’a d’ailleurs probablement jamais été clos. Je ne sais même pas si des textes ont finalement été écrits. la pièce de Gorki, qui présente une communauté d’exclus forcés de vivre ensemble, permettait à lupa de se mesurer à un tel sujet. la scène rappelait les réalisations habituelles de lupa, mais, étonnamment, le dispositif scénique d’un intérieur vide, délabré et déchu avait été remplacé par un encombrement perturbateur. et ce même encombrement apportait une nostalgie étrange pour le théâtre de genre. on trouvait sur la scène des piles de cartons pliés et attachés avec une ficelle, attributs des sans-abri qui vendent des vieux papiers pour vivre. les accessoires, en général intemporels, que l’on pouvait voir dans ce théâtre, s’étaient soudain transformés en ameublement ou même en aménagement d’un asile de nuit. tout était devenu réel, tandis que l’histoire racontée d’une manière hystérique par les acteurs avait pris dans ce théâtre une dimension jusqu’alors inattendue et, disons-le franchement, insupportable, celle du théâtre de genre. le spectacle a été donné peu de temps et est rapidement tombé dans l’oubli. Pourtant, il fait partie de ces spectacles ratés qui ont été montés pour quelque chose et qui disent beaucoup sur leur auteur. Je suis certain que Factory 2 n’aurait pas pu voir le jour sans Asile. il n’aurait pas été possible de conduire pendant plusieurs mois avec des acteurs ce grand projet qui sortait des sentiers battus, ce projet mené sans but clairement défini ni scénario préétabli ; une telle situation expérimentale dans des recherches théâtrales n’aurait pas été possible sans Asile, qui a été en quelque sorte le chemin en négatif qui y menait. on savait ce qu’il ne fallait pas faire. Qui plus est, je crois que lupa s’est rendu compte que la communauté qu’il recherchait afin de refaire l’expérience avec ses comédiens devait être une communauté artistique, et non sociale. les héros de Gorki sont dénaturés par leur appartenance sociale, leur vie a été déterminée par les conditions économiques et politiques. elles sont sans doute toujours décisives, mais il nous semble que, dans certaines situations, nous acquérons une liberté qui nous permet de nous détacher du social et de traiter la vie comme une œuvre d’art. Notre propre vie. Évidemment, nous entrons là sur un terrain qui est une obsession pour lupa. le motif de l’artiste, créateur aspirant à la perfection inaccessible, essayant de dépasser les limites de sa propre fonctionnalité vitale, les limites des obligations sociales et des implications émotionnelles, c’est-à-dire de tout ce qui entrave le déroulement d’un processus à l’état pur, apparaît dans la majorité de ses spectacles. même si ce motif est parfois très profondément dissimulé, il est toujours présent. De là, il n’y a qu’un pas vers l’extraordinaire émanation de ce thème incarné par warhol et par les artistes réunis autour de lui. D’où la question plutôt évidente dans ce contexte : warhol, était-il un maître et, si oui, le maître de quoi ? lupa souligne son attachement aussi bien à la personne de warhol qu’à sa biographie artistique. lors d’entretiens, il a même suggéré qu’il était lui-même l’équivalent de warhol,

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formé à une autre époque et dans un espace historique et politique diamétralement opposé. cela pourrait-il vouloir dire que lupa est le même genre de maître que warhol ? en raisonnant par analogie, nous pourrions nous égarer. la démarche proposée par lupa n’est certainement pas la seule. Pourtant, sa maestria relève d’une distanciation permanente, d’une aptitude à se libérer de ses propres acquis et de ses propres méthodes, que tout artiste finit par élaborer qu’il le veuille ou non. c’est une démarche qui permet de garder le rapport naïf que les jeunes ont avec le monde, donc une relation tournée vers l’apprentissage et non vers la reproduction. c’est également une méthode qui permet au maître de ne pas vieillir. le processus du vieillissement de l’être humain peut se décrire comme un renversement de la relation entre le corps et ce que nous allons appeler de façon conventionnelle « l’esprit ». Durant toute notre vie, le corps travaille en faveur de notre sphère spirituelle, en faveur de notre « contenu » vital. avec la vieillesse, cette relation change de manière dramatique. le corps devient le contenu, nous devons lui accorder de plus en plus d’attention, notre corps nous dévore, devient le début et la fin de notre journée, tout ce que nous possédons. il en va de même avec le corps du maître. s’il ne se libère pas de l’emprise de sa maestria, c’est elle qui commence à le dévorer. la corporéité de l’état de maître l’emporte sur toute autre chose. le maître doit être nourri et adoré. le résultat de ce processus est « le silence qui règne sur les cimes », comme dans la pièce de thomas Bernhard montée par lupa au théâtre dramatique de Varsovie. le maître est rassasié et par conséquent il est indolent. l’inassouvissement est l’état propre à l’artiste. Un artiste ne peut jamais devenir un maître, car la maestria est pour lui une sorte de mort civile. Traduit par Natasza Ponikowska

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aleksandra seKUła Académie polonaise des sciences, Varsovie

la pensée de droite de Zygmunt Krasiński Dans les tourments de l’histoire polonaise, chaque accession à la souveraineté a été accompagnée d’une renaissance des groupements conservateurs, qui, en 1989 par exemple, constituaient la moitié des partis politiques existants. c’est un trait mystérieux et en même temps caractéristique de la Pologne. en effet, le conservatisme polonais représente en quelque sorte une curiosité. Dès le début du XiXe siècle, la Pologne rencontre d’importants obstacles pour qu’un conservatisme moderne puisse s’y implanter. Un tel courant doit être fondé sur un État fort, doté d’une tradition incontestée et d’institutions solides. or, tantôt la Pologne disparaît de la carte, tantôt elle renaît sous des formes hybrides qui dépendent de l’organisation d’autres États. on peut cependant prétendre que, sans l’expérience des partages, le conservatisme polonais ne serait ni aussi puissant, ni aussi vivace. Face à l’absence d’État, la société polonaise ne peut exister dans le cadre des autres États que par la Nation, valeur par ailleurs essentielle pour le conservatisme polonais. c’est la conscience nationale qui détermine l’appartenance à la Nation. les représentants de la pensée conservatrice se préoccupent donc de la formation et du maintien de cette conscience nationale. il existe dans la société polonaise une mystérieuse « substance » qui permet au conservatisme polonais, à peine sorti du « réfrigérateur » d’un système politique qui lui était défavorable, de prospérer et de renaître avec une vivacité effrénée. cette « substance » s’est formée principalement au cours des partages de la Pologne, et elle devait servir à conserver l’identité nationale. Pour cette raison, ses éléments constitutifs sont entrés dans le vocabulaire des représentants de la droite comme de la gauche, ainsi que de tous ceux qui s’adressent à la société polonaise. c’est par la petite porte que l’écrivain et dramaturge zygmunt Krasiński, l’auteur de la célèbre Comédie non-divine, entra dans le groupe des poètes-prophètes nationaux, qui furent les principaux auteurs de notre discours patriotique. et ce, grâce à Juliusz słowacki – poète bien plus remarquable –, qui engagea une polémique féroce sur les « Psaumes du futur »1. Vu ses origines, zygmunt Krasiński, fils d’un général napoléonien, était destiné à une carrière de diplomate. cependant, il n’avait pas répondu aux attentes de son père et, ne 1.

zygmunt Krasiński (1812-1859), Psalmy przyszłości, poèmes écrits à Paris dans les années 1844-1848. la réponse de Juliusz słowacki (1809-1849), écrite entre 1845 et 1846, a été publiée en 1848 sous le titre Do autora trzech psalmów [À l’auteur de trois psaumes]. Krasiński répondit à son tour par deux nouveaux psaumes. cette polémique portait sur le sens de l’histoire et sur le rôle du poète « national » (NdR). Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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voulant pas suivre ses traces, n’avait pas accepté de servir à la cour d’alexandre ier, prétextant une santé défaillante (effectivement, il avait momentanément perdu la vue). son opposition à son père n’alla cependant pas jusqu’à le faire participer au soulèvement de novembre 1831. Pour cette raison, il se sentait en conflit avec sa propre conscience ; c’était sa blessure intérieure et son éternel remords. son père tentait de lui présenter l’insurrection de novembre comme un simple mouvement révolutionnaire, un soulèvement des forces réactionnaires contre le tsar, roi de Pologne (rappelons que l’insurrection polonaise fut condamnée par le pape dans son encyclique Cum primum 2). le jeune Krasiński n’avait jamais accepté cet argument, de même qu’il n’avait pas accepté le tsar comme souverain légitime de la Pologne. Parallèlement, il avait concentré ses efforts intellectuels sur la séparation des deux idées d’indépendance et de soulèvement national. Krasiński demeurait fidèle aux convictions de la classe des propriétaires terriens, dont il était issu. Pourtant, il était préoccupé par la tension entre les possédants et les autres, et défendait l’idée que ces derniers devraient progressivement accéder au rang de propriétaires. il prêchait que la « sacro-sainte noblesse terrienne » transmettrait avec le temps la grandeur morale au peuple. ainsi, toute la nation accèderait à la noblesse et se tournerait vers ses valeurs morales, sans tomber dans le matérialisme révolutionnaire. Pour préserver sa liberté personnelle et spirituelle, Krasiński choisit de rester jusqu’à la fin de sa vie à l’étranger. cela lui permit de participer à la vie intellectuelle de l’europe ainsi que de plaider la cause polonaise auprès de différentes personnalités politiques. il devint un homme politique sans emploi, un diplomate sans poste. il écrivit et publia des lettres à François Guizot, à alphonse de lamartine et à charles de montalembert. Jusqu’à la fin de sa vie, même quand il fut très malade, il défendit la cause polonaise dans divers écrits et au cours d’audiences privées auprès du pape Pie iX et de Napoléon iii. avec une ténacité héroïque, il mena son action diplomatique informelle, en essayant de convaincre avant tout les hommes politiques français que l’existence d’une Pologne indépendante était liée aux intérêts de la France, que la France et la Pologne formaient les piliers de la culture européenne – dont le caractère et les racines étaient définis par la religion catholique –, que le Destin avait placé la Pologne entre les turcs, les Russes et les allemands, afin de contribuer à garantir à la France la place d’une puissance libérale qui, au cœur de l’europe, devrait organiser celle-ci. enfin, il fallait faire exister la Pologne comme un contrepoids à la Russie en europe, montrer que la Pologne formerait un barrage contre la Russie dans la course de cette dernière vers l’occident. Krasiński définit le pouvoir tsariste par la terreur – autrement dit par le principe révolutionnaire –, car la Russie avait renversé l’ordre existant sur les territoires polonais annexés pour introduire d’autres principes, artificiels et bureaucratiques. il compare le tsar à Robespierre. le premier partage de la Pologne précédait la Révolution française, laquelle présentait, selon Krasiński, une similitude avec l’illégitimité du partage de la Pologne. ainsi, Krasiński percevait la Russie gouvernée de manière despotique comme le berceau d’une révolution future. Nombre d’historiens considèrent que Krasiński, dans son jugement porté sur la Russie, fut prophète et visionnaire. telle était la doctrine forgée par Krasiński « pour l’extérieur ». À l’usage du pays, l’auteur avait formulé une doctrine « interne ». elle était composée d’images, de métaphores et d’un vocabulaire caractéristiques de la droite polonaise. 2.

le pape Grégoire XVi publia cette encyclique en 1832 à la demande du tsar russe et avec l’aide de son ambassadeur Gagarine (NdR).

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la PeNsÉe De DRoite De zyGmUNt KRasińsKi

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les idées de Krasiński constituent une fusion entre, d’une part, le conservatisme et le catholicisme et, d’autre part, les idées de libération nationale. elles s’opposent au fondement même de la pensée conservatrice, qui est le loyalisme envers le pouvoir (car, dans le cas de la Pologne, il s’agissait d’un pouvoir d’occupation). ainsi est né un mélange d’idées qui a les caractéristiques d’une « émulsion », laquelle reste homogène uniquement en présence de bouleversements historiques. Dès que ces derniers cessent d’agir, cette « émulsion » se divise en « couches » séparées qui s’affrontent de nouveau. Krasiński présente ses idées politiques aussi bien sous forme poétique que dans son traité « sur la position de la Pologne considérée par Dieu et par les hommes 3 ». ce traité n’a cependant pas été publié, car son manuscrit, présenté à la demande de l’auteur aux membres de l’ordre de la Résurrection, situé à Paris 4, fut jugé contraire aux valeurs du christianisme et aux dogmes de l’Église. Des éléments panthéistes ainsi qu’une vision de la condition humaine contraire au christianisme et un concept inexact/impropre de la saintetrinité ont été trouvés dans ce texte. c’est pourquoi on en a conclu que le messianisme polonais n’était qu’une hérésie. ces idées, difficiles à admettre sous forme d’un traité, trouvèrent une large diffusion sous forme poétique, bien que celle de Psaumes du futur et de Naissance de l’aube 5 fût imparfaite. Divers activistes polonais et certains idéologues conservateurs considéraient les imperfections du texte comme un avantage, comme l’expression du rejet de l’individualisme au nom de la vérité et de la propagation d’idées politiquement justes. Je voudrais présenter quelques-unes des idées principales de Krasiński relatives au rôle de la Pologne en europe. certaines ont déjà été évoquées dans les œuvres d’autres auteurs 6. Krasiński les rassemble et leur donne une force particulière.

la Pologne, Christ des nations l’idée principale de Krasiński est que toutes les nations ont été créées par la grâce de Dieu et portent en elles une pensée divine qui constitue leur destin 7. la Pologne, elle, est une nation élue. son rôle est de lutter pour la magnificence divine, pour sa compréhension, meilleure et plus complète. elle est son « prêtre terrestre », qui doit faire triompher l’action du christ sur terre. les valeurs spirituelles, et non matérielles, l’amour et, non la vengeance, devraient être le moteur de la vie politique.

3. 4.

5. 6.

7.

O stanowisku Polski z Bożych i ludzkich względów, 1846-1847. la communauté polonaise de la congrégation catholique des frères de la Résurrection (zgromadzenie zmartwychwstania Pańskiego) a été créée à Paris en 1936 par Bogdan Jański. elle rassemblait les Polonais immigrés à Paris après l’insurrection de 1830, cf. (NdR). Psalmy przyszłości («Psalm wiary», «Psalm nadziei», «Psalm miłości», «Psalm dobrej woli»), 18451848, «Przedświt», 1843 (NdR). le primat-poète Jan Paweł woronicz, tout en couronnant le tsar Nicolas ier roi de Pologne, s’exprimait dans un esprit messianique sur la mission historique des slaves et en particulier de la Pologne. Józef Gołuchowski était, à côté de Bronisław trentowski, l’un des promoteurs de la philosophie nationale qui proclamait le concept d’État-nation comme une création divine, doté de l’âme nationale. c’est par ailleurs un concept de Joseph de maistre, qui, après henryk Rzewuski, reste l’un des plus importants inspirateurs de la pensée conservatrice polonaise.

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l’histoire de l’humanité, écrit Krasiński, est « une école de l’esprit » (l’esprit des nations). Dans cette école, la Pologne doit, selon l’auteur, jouer le rôle de professeur. elle doit remplir une fonction encore plus importante : devenir « le christ des nations ». cette formule n’est pas évoquée explicitement, mais elle apparaît sous forme d’une image univoque ; la nation polonaise élue par Dieu est « coiffée d’une couronne d’épines » en signe de l’amour qu’il lui porte. Dans la Naissance de l’aube, la Vierge marie, coiffée de la lumineuse couronne du Royaume polonais 8, tente de convaincre subtilement le christ de comparer sa souffrance à celle de la Pologne. elle soupèse, dans une main, la coupe pleine de son sang et, dans l’autre, celle qui contient le sang versé par les Polonais longtemps « crucifiés » par un triple bourreau (les trois puissances étrangères qui se sont partagé le pays). Dans le « Psaume de l’amour 9 », Krasiński compare le corps du christ à celui de la Pologne. le christ a été martyrisé une deuxième fois dans ce corps. la Pologne est crucifiée par trois envahisseurs, son partage et sa disparition de la carte sont comparés à l’ensevelissement du christ. mais la tombe de la Pologne, prophétise Krasiński, est aussi son berceau, car, si l’on poursuit 1’analogie avec le christ, la Résurrection suivra la mort et la Pologne retrouvera sa souveraineté. la seule condition que la Pologne doit remplir pour que Dieu donne son accord, c’est qu’elle reste pure. en résumé, disons que l’idée principale de Krasiński est la suivante : de même que le christ est mort et ressuscité pour le salut et l’immortalité de l’âme individuelle, la Pologne est morte et ressuscitera pour le salut et l’immortalité des nations. la tâche qui lui est dévolue est une tâche collective ; pour l’accomplir, la Pologne doit demeurer pure et renoncer à la violence.

la pureté de la Pologne Pour décrire l’image de la Pologne, Krasiński emprunte l’iconographie habituellement utilisée pour la Vierge marie. la Pologne est « immaculée », revêtue d’une robe très pure et lumineuse, qui symbolise son innocence sacrifiée sur l’autel de la rédemption de tous les peuples. tandis que toute l’europe reste dans le péché et se laisse emporter par les idées tyranniques et les forces révolutionnaires, la Pologne doit poursuivre sa mission et demeurer « l’ange de l’histoire » (« Psaume de bonne volonté 10 »). elle doit préserver sa virginité, demeurer immaculée, rappeler que l’humanité est une création de Dieu et qu’elle doit se diriger vers lui à travers les souffrances et les peines. Pour cette raison, la Pologne ne peut se souiller en participant à une révolution, qui est perçue par Krasiński avant tout comme un carnage fratricide. Un meurtre féroce aurait anéanti toute chance de résurrection.

8. Corona Regni Poloniae (lat.) symbolisait le concept, élaboré à la fin du moyen Âge, d’une structure étatique polonaise, indépendante de son monarque. l’expression « couronne du Royaume » définissait la Pologne en tant qu’organisme indivisible, régi par les lois et les principes que le monarque devait respecter (NdR). 9. « Psalm miłości ». 10. « Psalm dobrej woli ».

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la PeNsÉe De DRoite De zyGmUNt KRasińsKi

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la rivalité avec le peuple juif la vision que présente Krasiński de la Pologne est formée de façon à donner enfin au peuple polonais la supériorité sur le peuple juif 11. Dans ses « Psaumes du futur », Krasińskí suggère par exemple que, en récompensant le « martyre innocent » de la nation, le christ reviendra. avec le retour du christ, les Polonais parviendront aux mêmes honneurs que les bergers de Bethléem. Dans un autre passage, l’auteur donne l’exemple de Jérusalem comme l’avertissement de ce qui peut arriver à l’élue de Dieu si elle se détournait de sa mission. comme Jérusalem n’était pas guidée par l’amour, mais par un ignoble sentiment de vengeance envers toute l’humanité, cette ville ne pouvait plus être l’élue, ne pouvait plus être une reine, mais une misérable veuve. ainsi, le peuple polonais succéderait aux Juifs, devenant le nouveau « peuple élu ».

Femmes, enfants et chevaliers du christianisme Déjà dans la Comédie non-divine12, l’ampleur de la contamination que porte en elle la révolution était représentée de façon allégorique par l’image d’un enfant tenant un stylet et une cerise (le jus de cerise est de couleur pourpre) et par des femmes assoiffées de sang. Dans les Psaumes du futur, Krasiński prévient que satan encourage la révolution, qu’il apprend aux enfants à glorifier le meurtre. il fait tomber les roses des mains des « demoiselles diaphanes ». en échange, elles attrapent les poignards. Krasiński accorde une attention particulière à la pureté et à l’innocence des femmes et des enfants polonais. la Pologne a besoin d’eux pour se faire pardonner de Dieu. leurs bonnes actions contribueront à sa résurrection. selon Krasiński, la lutte meurtrière (des classes) serait à l’image d’une mère de Dieu qui blasphème. Krasiński considère que, face à Dieu, les Polonais font preuve d’une simplicité enfantine et d’une « soumission bien féminine ». en revanche, face au monde extérieur, ils sont courageux, voire hardis. Des siècles durant, la Pologne fut un rempart pour le christianisme, un barrage naturel qui protégea l’europe contre les invasions barbares. auparavant, les Polonais avaient combattu les ennemis du seigneur, à présent ils sont prêts à se battre pour des causes justes, à verser leur sang comme s’ils semaient les graines de la Pologne future.

la Pologne luttant contre le mal Krasiński se sert volontiers d’images gnostiques. il présente l’histoire du monde comme une lutte entre des forces antinomiques, qui trouve son origine dans le péché originel. Dans son traité Sur la position de la Pologne…, il appelle à la lutte entre la Pologne et la Russie (cette dernière étant l’incarnation du mal et, à cause de l’héritage mongol, de la barbarie) au nom de la lutte qui opposait ahriman et ormuzd 13. mais, évidemment, le Bien et la Pologne doivent être vainqueurs. 11. l’analyse de l’antisémitisme de Krasiński demanderait un texte à part. le personnage du Juif est devenu à ses yeux l’incarnation des forces révolutionnaires et anticatholiques. 12. Nie-boska komedia, 1833, publié à Paris en 1835. traduction française de Paul cazin, préface de Jan zieliński, lausanne, Éditions Noir sur Blanc, 2000 (NdR). 13. Dans le zoroastrisme, ormuzd, l’oromaze des Grecs, être bon et pur par excellence, lumière et parole créatrice, était en tout l’antagoniste d’ahriman, représentant le mal (NdR).

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aleKsaNDRa seKUła

le jour du Jugement dernier, la Pologne sera transformée, sanctifiée « dans un corps rayonnant ». elle invitera les peuples au « royaume des cieux ». tel un ange de l’apocalypse, priant, revêtue d’une armure, ailée, tenant deux glaives lumineux, elle sera cette « lame à deux tranchants » qui poursuivra sans pitié les satans. malgré son caractère problématique, le conservatisme de Krasiński a fourni une matière politique kitsch qui a nourri le discours de toute la droite polonaise. Plus encore, ses idées ont servi la pensée patriotique dont se prévalait précisément la droite. la publication par Gazeta Wyborcza (quotidien pourtant censé être de centre-gauche…) d’une brochure comprenant les chants que « tout Polonais devrait connaître et chanter » a confirmé ma conviction14. Une fois de plus, nous pouvons y trouver les fameux récits de Polonais qui se battaient sur tous les fronts du monde, guidés par Dieu et la sainte Vierge vers la liberté, sans crainte des armées et volant sur les ailes du dragon. Pour finir, le journal propose une chanson qui n’est qu’un soupir nostalgique pour l’Ukraine perdue. l’une de mes collègues, monika Grodzka 15, a dit qu’on pourrait, dans une certaine mesure, comparer le projet de Krasiński à celui de Platon. il est difficile de dire si ce lucide citoyen d’athènes croyait en l’existence d’un monde meilleur. cependant, comme les valeurs sur lesquelles son État devait reposer tendaient à disparaître, il s’efforça désespérément de les sauvegarder et de définir une direction glorieuse vers laquelle tous les efforts devraient être dirigés. ainsi, il a formulé le concept de « monde des idées ». la force de sa vision était si grande que son concept a survécu deux mille cinq cents ans. les idées de Krasiński évoquées ici furent présentées au public après que l’auteur eut connu une période de profond combat moral intérieur. il avait perdu confiance en la valeur de la culture polonaise. Pour sortir de cet abîme, il créa un concept. impossible de savoir s’il y croyait et jusqu’à quel point. en dépit de la faiblesse de sa pensée et de son talent, nombreux sont ceux qui y croyaient et y croient encore. il se peut que cette forte influence de Krasiński soit due au charme des métaphores et des comparaisons qu’il emploie. Grâce à elles, la Pologne et les Polonais se tiennent là, vêtus de beaux habits, ornés de rubans, et chaussés de pantoufles (de verre) devant le miroir de l’histoire. Traduit par Piotr Biłoś

14. Śpiewnik Polaka, Zbiór pieśni i piosenek na różne okazje, które każdy znać i śpiewać powinien. Pieśni patriotyczne, żołnierskie, ludowe i ze śpiewnika babuni [livre de chants des Polonais. Recueil de chants et chansons pour diverses occasions que tout Polonais devrait connaître et chanter. chants patriotiques, militaires, populaires et recueil de chants de nos grand-mères], Gazeta Wyborcza, 9 novembre 2004 (NdR). 15. monika Rudaś-Grodzka, spécialiste de la littérature polonaise romantique, membre de l’académie polonaise des sciences (iBl PaN). Nous n’avons pas pu établir si ce propos vient d’une publication de cet auteur ou d’une de ses conférences, prononcées au séminaire de maria Janion (NdR).

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sławomir sieRaKowsKi Krytyka Polityczna, Varsovie

le Polonais se dispute avec l’autre à propos d’un nouveau cosmopolitisme après la seconde Guerre mondiale, la Pologne est devenue le pays d’une ethnie homogène et intellectuellement pauvre. le Polonais de la seconde moitié du XXe siècle vivait seul, tous les autres ayant disparu. ce même Polonais, devenu citoyen européen, se trouve aujourd’hui face à un réel problème, qui deviendra encore plus sérieux le jour où vont arriver en Pologne les immigrants d’au-delà de l’europe. en fait, le Polonais vit encore au XiXe siècle. la Pologne qui, comme on l’a dit, est, depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, en principe totalement homogène ethniquement, linguistiquement, religieusement et culturellement, constitue l’idéal de la pensée nationaliste du XiXe siècle. Dans une structure sociale homogène, l’identité est ce qu’il y a de plus fort. tu es Polonais, tout simplement ! tu n’as pas à t’en préoccuper, tu l’es. le slogan majeur du nationalisme est que la politique ne crée pas la culture. le nationalisme, c’est le triomphe de l’anthropologie sur la politique. Voici pourtant venir le temps du triomphe de la politique sur l’anthropologie. c’est l’holocauste qui a été sans aucun doute l’expérience la plus traumatisante, celle qui a provoqué les plus grands doutes sur la condition moderne. la shoah, c’est l’accomplissement de la dialectique du siècle des lumières. le caïn du siècle des lumières, la raison instrumentale à son apogée, a tué l’abel des lumières, la raison pratique, notre indicateur éthique. les philosophes se sont alors peu à peu éloignés des lumières et de leur projet de modernisation, et ont renoncé à quelque « totalité », « continuité », « fondement » ou « rationalisme » que ce soit. Pourtant, c’est paradoxalement sur les ruines d’auschwitz qu’a surgi, dans la deuxième moitié du XXe siècle, le ferment d’une nouvelle conscience éthique. Une nouvelle génération d’humanistes, en quête de changement, marquée par le souvenir de l’holocauste, voit, dans cet espace qui transcende les frontières nationales, dans un monde à l’idéologie incertaine, le lieu d’identifications humanistes universelles. le Phénix renaît lentement de ses cendres. la dialectique des lumières refait là un nouveau tour. la modernité renaît du travail inachevé de ses fossoyeurs. c’est bien eux qui considéraient le meurtre massif des Juifs européens par les nazis comme une question ne touchant pas seulement les Juifs et les allemands, mais comme une tragédie de la modernité tout entière. Notre démon est là, de retour. l’holocauste reste la référence historique fondamentale dans toute l’europe. la mémoire de la shoah, « décontextualisée » et médiatisée par toute une série d’institutions politiques et culturelles, est aujourd’hui une clef de la conscience de toute la société euroCultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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sławomiR sieRaKowsKi

péenne. les médias en diffusent l’influence dans le monde entier. il suffit de se rappeler spielberg et sa Liste de Schindler, le musée de l’holocauste de washington ou le Pianiste de Polański. la signification politique d’un tel processus nous apparaîtra peut-être plus fortement si nous considérons le débat auquel a donné lieu la guerre dans les Balkans, au début des années 1990. les fréquentes comparaisons entre les serbes et les nazis ne venaient pas d’une constatation directe des crimes. Des génocides d’une ampleur largement supérieure s’accomplissaient au même moment dans d’autres régions du monde. mais les photos de vieillards amaigris par la faim, appuyés aux clôtures des camps serbes, provoquèrent partout la même association d’idées. simultanément, des Juifs américains entreprenaient de fonder à washington le musée de l’holocauste. certes, il a été créé à la mémoire d’individus nommément désignés. ils réussirent néanmoins à donner à l’holocauste une dimension quasi universelle. les américains se mirent à s’identifier massivement aux victimes de la shoah et à se considérer comme les premiers porte-parole de la mémoire de ceux qui avaient été exterminés. sortit ensuite la Liste de Schindler, qui n’était pas le récit du malheur des Juifs, mais, avant tout, une considération sur le bien et le mal. critiquée par beaucoup, l’américanisation de l’holocauste fut un pas de plus en direction de son universalisation. Bien que, à l’époque, on ne fût pas encore parvenu à faire reconnaître par l’otaN l’intervention en Bosnie, l’holocauste devint la référence morale d’une mesure de la politique internationale et d’un système de valeurs transnational. l’ouverture du musée de l’holocauste à washington et le record d’entrées battu par la Liste de Schindler firent résonner d’autant plus fort l’appel à une intervention en Bosnie. lors de l’inauguration du musée, Élie wiesel, se tournant vers le président clinton, eut ces mots : monsieur le Président, je ne peux pas ne pas vous dire quelque chose. Je suis allé récemment en ex-yougoslavie. Depuis, je ne peux plus dormir à cause de ce que j’y ai vu. en tant que Juif, j’affirme que nous devons faire quelque chose pour que cesse le bain de sang dans ce pays [la Bosnie]. les gens se battent, et les enfants meurent. Pourquoi ? il faut faire quelque chose 1.

la perception mondiale du conflit au Kosovo a cassé le modèle national qui régissait encore le fonctionnement de la mémoire collective. la réaction internationale à l’épuration ethnique et au non-respect des droits de l’homme témoigne de la profonde réévaluation qui se manifeste dans notre contexte mondialisé. la mondialisation joue ici un rôle décisif ; elle garantit une déterritorialisation du droit souverain et limite la portée des décisions prises au niveau national. les droits de l’homme restreignent les possibilités d’action des États-nations. Une solidarité transnationale se met en place. l’universalisation de la mémoire de l’holocauste remet de même dans les mémoires d’autres événements historiques douloureux. la mémoire collective s’élève lentement au-dessus des catégories nationales et offre peu à peu les symboles qui permettront d’affronter un futur incertain avec la tête haute. l’holocauste est devenu un phénomène cosmopolite, une « assurance » morale transnationale, le fondement de revendications dépassant les frontières nationales et les entre1.

« and, mr. President, i cannot not tell you something. i have been in the former yugoslavia last fall. i cannot sleep since for what i have seen. as a Jew i am saying that we must do something to stop the bloodshed in that country! People fight each other and children die. why? something, anything must be done. »

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UN NoUVeaU cosmoPolitisme

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prises politiques. De même, il est à l’origine d’une redéfinition essentielle de l’écriture du passé et contribue largement à l’avènement d’une conception antipositiviste de l’historiographie. même si les universitaires continuent à légitimer l’État-nation (en Pologne, nous avons de plus l’institut de la mémoire nationale, et l’histoire polonaise est en fait l’histoire des Polonais, voire de la polonité, car les expériences personnelles jouent toujours un rôle de second rang), la nécessité de construire les récits historiques de façon à mieux les vivre dans le futur s’impose peu à peu à la conscience. les historiens, et ceux que cela touche, partent à la conquête du passé au nom d’un futur meilleur, avec un système de valeurs différent. De ce fait, la mémoire collective, ainsi que le discours public, s’ouvre à de nouveaux thèmes historiques, autres que la nation et qui, jusqu’ici, ont été absents aussi bien des travaux des historiens que de la conscience du citoyen. il serait bon de rappeler ici le texte bien connu d’agnès heller, « mémoire et oubli. sur le sens et le manque de l’existence 2 », dans lequel l’auteur avance la thèse suivante : aucun événement historique ne peut être intégralement expliqué ; en ce qui concerne l’holocauste, on ne peut même pas le comprendre. l’holocauste ne se laisse pas analyser dans un passage de la pratique à la théorie ; il est ici impossible de passer de l’indifférence à la position de spectateur. ainsi, la mémoire d’événements vécus comme dépourvus de sens n’est authentique que si ces événements sont perçus comme insupportables. c’est pourquoi, selon heller, toutes les générations sont à égale distance de l’holocauste : elles en sont et resteront des témoins, c’est la caractéristique même du mystère. et, comme dans le mystère, l’holocauste ne représente pas la personne ou la génération en elle-même ; il joue à présent le rôle d’une suite incomprise et incompréhensible d’événements anciens, qui, d’une certaine façon, ne se reproduisent pas complètement à l’identique, mais vont se répétant sans cesse. c’est heller qui dit encore que les victimes furent les Juifs, les auteurs les allemands, les hongrois, les Français, etc. Partage des rôles oblige, abel est abel, caïn est caïn, il y a l’innocence et la faute. les nazis ont voulu faire des Juifs un abel. D’eux ne devait rester aucune trace, seules les tribus de caïn survivraient. mais les enfants de caïn se sont identifiés à abel. et celui qui souffre l’injustice adoptera, du moins dans sa propre histoire, la position d’abel. À partir de la thèse du non-sens de l’holocauste, à travers l’affirmation qu’il n’existe pas de différence entre les générations face au caractère mystérieux de la shoah, heller en arrive à faire porter aux témoins la responsabilité du mal futur, au même titre qu’à ses auteurs. c’est d’abord dans la mémoire collective de l’holocauste que naît la conscience de la responsabilité. Dans l’acte même de se rappeler, dit heller, on peut se saisir d’une responsabilité ; non pas pour la faute qui a eu lieu, mais pour celle qui aurait pu être commise. on assume donc la responsabilité de sa propre vie et de celle de son prochain. Nous voyons bien ici comment, en « activant » le rôle du témoin (de l’holocauste passé, comme de celui à venir), la mémoire de l’holocauste devient universelle, avec toutes les conséquences qui en découlent pour l’avenir. le cosmopolitisme grandissant de la mémoire collective apparaît comme l’illustration d’une thèse toujours plus répandue : celle d’une « communauté imaginaire » supranationale. citons Benedict anderson, auteur d’un livre intitulé Les Communautés imaginaires :

2.

cf. a. heller, «Pamięć i zapominanie. o sensie i braku istnienia» [mémoire et oubli. sur le sens et le manque de l’existence], in Przegląd Polityczny, nos 52-53, 2001.

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sławomiR sieRaKowsKi

Une nation ne possède pas de père fondateur. Dès lors, sa biographie ne peut s’écrire sur le mode évangélique, avec un « au commencement... », suivie d’une longue chaîne de créations. le seul moyen qui nous reste est de construire le récit à l’envers 3.

Nous écrirons donc l’histoire d’un peuple cosmopolite, en « l’imaginant ». Nous tournant vers ce qui nous apparaît de l’ordre du passé, nous sortirons nos squelettes de l’armoire, et les revêtirons de nouvelles couleurs, cette fois non nationales. mémoire et morale ont cessé de fonctionner dans le cadre des frontières nationales. considérons la controverse polonaise autour de Jedwabne4 à travers cette perspective. c’est le livre de Jan tomasz Gross, les Voisins 5, qui a contribué à définir le débat. sa manière de penser semble avoir été aussi celle des participants à la discussion. en révélant l’affaire de Jedwabne, Gross soulignait le besoin de redéfinir l’histoire nationale des Polonais. la discussion tentait de cerner la question de savoir si une telle redéfinition était fondée ou non, et si oui, jusqu’à quel point. on s’étonnera dès lors que l’histoire de Jedwabne ait été relatée dans la langue des conflits nationaux, précisément ce vieux langage des auteurs des crimes qui y furent commis. il n’est pas faux de dire que les participants ont, pendant toute la durée du débat, gardé un « voile national » sur les yeux. c’est en partie ce qui les unissait. Peu ont perçu combien le « nationalisme épistémologique », avec la position mono-politique qu’il suppose dans la relation à d’autres types d’identifications, est, dans la logique des choses, la cause première de tragédies comme celles de Jedwabne. Peu importe, en vérité, que « le calcul des préjudices nationaux 6 » change ! Pour Gross et les participants au débat, le mal fait aux hommes est sans doute passé au second plan : les désaccords sur l’ingérence allemande, ou sur les Juifs coupables de s’être engagés dans l’administration communiste allèrent s’intensifiant. Paweł machcewicz parle dans l’ouvrage Autour de Jedwabne, publié par les éditions de l’institut de la mémoire nationale (iPN), de « la nécessité de poser la question fondamentale sur le rôle des allemands 7 ». ainsi, « […] l’une des questions les plus graves et en même temps les plus complexes qui se pose au sujet des Juifs de Jedwabne et de Radziwiłłów brûlés dans les granges est : de qui l’idée est-elle venue ? Des Polonais ou des allemands ? 8 » l’attention se porte beaucoup moins sur « l’idée » elle-même que sur le fait de savoir quelle nation est coupable. De tout ce débat, on garde le sentiment que le crime de Jedwabne est effrayant. mais il l’est surtout compte tenu de la nationalité des bourreaux. la seconde question fondamentale se réduisait à ceci : « les Polonais devaient-ils régler leur compte aux Juifs pour 3.

4. 5. 6. 7. 8.

cité d’après l’édition polonaise : Benedict anderson, Wspólnoty wyobrażone, Varsovie ; cracovie, Fondation Batory, wydawnictwo znak, 1997, p. 198. Éd. anglaise: Benedict anderson, imagined communities, londres, Verso Books, 1991. massacre de Juifs brûlés vifs par leurs voisins polonais à Jedwabne, en juillet 1941. cf. supra, p. 13, note 4 (NdR). Jan tomasz Gross, Sąsiedzi : Historia zagłady żydowskiego miasteczka, sejny, Fundacja Pogranicze, 2001. (les Voisins : 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002) (NdR). Référence à une citation célèbre de władysław Broniewski « są w ojczyźnie rachunki krzywd… » du poème « Bagnet na broń » (Baïonnette au canon) de 1939 (NdR). «[…] konieczności postawienia fundamentalnego pytania o rolę Niemców». Paweł machcewicz, Krzysztof Persak [réd.], Wokół Jedwabnego [autour de Jedwabne], Varsovie, iPN, 2002, p. 48. «[…] jedno z najważniejszych i zarazem najtrudniejszych do rozstrzygnięcia pytań dotyczy spalenia jedwabińskich i radziłłowskich Żydów w stodołach. czy autorami tego pomysłu byli Polacy czy Niemcy?», ibid., p. 48.

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leur participation au gouvernement communiste (appelé en polonais “le pouvoir rouge”) ou non ? » Remarquons au passage que c’est Gross lui-même qui a suscité une telle réflexion, en comparant le pourcentage de Juifs habitants de Jedwabne et le pourcentage de Juifs dénonciateurs, qui saluèrent l’armée rouge et, en son nom, prirent part au gouvernement. si, avant toute chose, il avait été question du mal, du crime, de l’homme, de l’individu, en serions-nous arrivés à un tel débat sur Jedwabne et Gross aurait-il alors écrit son livre ? en définitive, c’est la fausse inscription apposée au monument de Jedwabne qui est devenue le « héros » principal 9. l’épisode de Jedwabne s’est rapidement transformé en chapitre supplémentaire de l’histoire des relations entre Juifs et Polonais, intéressant par son contexte historique et son passé. Pourtant, je prendrais le risque d’affirmer que, dans ce genre de débat de caractère typiquement «  national  », nous avons néanmoins avancé, sans toujours nous en rendre compte. au-delà du besoin de révision de l’histoire nationale dont parle Gross, un horizon cosmopolite s’est dégagé. le même horizon se déploie aussi au-dessus de débats semblables, qui agitent les opinions françaises, autrichiennes, australiennes ou américaines, et bien d’autres. les acteurs publics restent, certes, attachés à leurs « vieilles » convictions et traitent du « calcul des préjudices nationaux », mais un changement fondamental apparaît bel et bien, signalé par les discussions qui ont lieu simultanément un peu partout sur la révélation des crimes du passé et la nécessité de leur réparation. changement qui ne repose pas sur une universalisation simple de la morale, sur le rejet des identifications nationales, mais sur la modification du caractère exclusif des rapports entre le particularisme et l’universalisme et sur une nouvelle possibilité de coexistence. Nous avons été à la fois « bourreaux » et « victimes ». Dès lors, l’identification nationale perd son monopole pour juger de la valeur des actes de l’homme. Nous ne cessons pas d’être Polonais, Juifs, allemands ou autrichiens, mais notre morale ne s’arrête plus aux frontières des États-nations. la question des réparations envers les victimes, des dédommagements, des monuments « non érigés », qui mobilise çà et là l’opinion publique, est d’une grande importance. il est impossible d’évaluer le prix d’une vie humaine ; par contre, à travers ces types d’actions, on peut fonder un ordre de valeurs, nouveau et durable, dans la politique mondiale. Pour finir, rappelons brièvement que l’esprit de ce nouveau cosmopolitisme révolutionne complètement notre rapport à la différence et à l’altérité. après l’expérience de l’extermination de l’autre à auschwitz, nous réagissons fortement à l’apparition dans le domaine public de notions jusque-là réservées à la sphère privée : inégalité entre les cultures, entre les sexes, entre les orientations sexuelles, et bien d’autres encore. Nous construisons une société dans laquelle on ne parle pas exclusivement de la tolérance ou de dialogue, mais dans laquelle on s’attache à dépasser activement les différences arbitraires. Traduit par Ewa Pawlikowska

9.

cette inscription attribuait le crime aux allemands. elle a été modifiée en 2001 (NdR).

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laura QUeRcioli miNceR Université La Sapienza, Rome

Nous avons cru au paradis sur terre illusions et échecs des communistes juifs dans la Pologne d’après-guerre à partir du Cheval du bon Dieu et de l’École des mécréants, de Wilhelm dichter et de Victoire, de henryk Grynberg 1

la dichotomie entre particularisme et universalisme est centrale dans la pensée juive. la perspective messianique, dont certains auteurs et courants de pensée prophétisent qu’elle représente le salut pour les justes de la terre, quel que soit leur credo, a souvent été considérée comme la base de la participation juive aux mouvements qui luttaient pour la rédemption sociale. Peut-être, écrit arthur Green, que l’aspect le plus intéressant du messianisme juif est sa sécularisation. […] les différents mouvements pour le progrès social, y compris le socialisme et le communisme qui ont attiré tant de Juifs, peuvent être considérés comme des formes de messianisme séculier 2.

il ne s’agit pas ici d’examiner de manière approfondie si c’est la forma mentis ainsi que l’influence de la culture juive traditionnelle qui ont pu réellement déterminer le choix de milliers de Juifs en faveur du communisme, et il est plus probable que ce choix a été dans une plus large mesure dicté par la conjoncture historique et sociale. cependant, dans certains cas, les analogies entre socialisme et terre promise, ou entre le messie et lénine, semblent avoir créé une espèce de court-circuit émotif et dénoter une espèce d’affinité élective impossible à éluder bien que chimérique. Dans la Pologne de l’après-guerre, comme dans d’autres pays du bloc soviétique, l’idéologie universaliste du communisme a conduit les Juifs à une rechute paradoxale dans leur propre particularisme ; leur parcours, catastrophe de l’utopie messianique et internationaliste, s’est en général soldé par l’exclusion de la nation à laquelle ils rêvaient d’appartenir et à la rédemption de laquelle ils avaient l’ambition de participer, ainsi que par le retour forcé à une identité non désirée.

1.

2.

Différentes versions de ce texte sont publiées dans Ojczyzny ocalonych. Powojenna literatura żydowska w Polsce i we Włoszech [les Patries des rescapés : la littérature juive de l’après-guerre en Pologne et en italie], lublin, wyd. Umcs, 2009, et dans European Journal of Jewish Studies, 1 (2007). arthur Green, These Are the Words, Jewish light Publishing, Vermont, woodstock, 1999. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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ils étaient révolutionnaires, rebelles, réfugiés et soldats, tailleurs, cordonniers, intellectuels et bureaucrates, constructeurs triomphants du communisme et victimes de sa colère. leurs vies reflétaient cinq décades de l’histoire moderne du communisme, de la Pologne et des Juifs. ils étaient la génération des Juifs polonais 3.

c’est par ces mots que Jaff schatz, professeur à l’université de lund, commence son livre intitulé la Génération : ascension et déclin des communistes juifs de Pologne. les romans dont je vais parler ici présentent des biographies exemplaires de cette génération, dont le destin se noue aux tournants les plus tragiques du siècle à peine écoulé. la « génération » arrivait à l’âge adulte à l’aube de la seconde Guerre mondiale, une période où l’antisémitisme en Pologne avait pris des formes paroxystiques : les obsessions des antisémites polonais, a écrit czesław miłosz, atteignirent « à la fin des années trente, la psychose et la pure folie, empêchant ainsi [les Polonais] de prendre clairement conscience du danger de la guerre 4 ». c’était une période où, pour les Juifs, selon les mots d’ola watowa, « on n’entrevoyait aucune issue, aucun futur » ; c’étaient « des années très difficiles, pleines d’amertume et d’inquiétude »5, durant lesquelles un sentiment déchirant d’isolement par rapport à la société allait s’approfondissant. et pourtant, jusque dans ces années-là, on continuait à percevoir une forte attirance des Juifs pour la culture polonaise, mêlée au désir irrépressible de sortir du ghetto. Dans le même temps, l’identité laïque, difficile à définir, se profilait : une identité déterminée non plus par le rapport au sacré, mais dans laquelle le sacré finit par jouer un rôle marginal, voire imperceptible. entre les deux guerres mondiales, dans les années où grandissait la génération des Juifs communistes, la continuité intergénérationnelle du monde juif ashkénaze se brisait. il ne restait même plus aux fils le désir de s’agripper au « manteau de prière des pères », dont parle Kafka. mais le besoin demeurait de chercher une terre ferme sur laquelle se poser, ou au moins à laquelle aspirer. Nombreux étaient ceux pour qui la terre promise, yerushalaim, prenait les contours un peu sauvages de la jeune Union soviétique, on cherchait dans les bouleversements messianiques promis par les prophètes une justification, une « voie juive » à la violence. le philosophe stanisław Krajewski, dans un article intitulé Dix thèses sur le communisme, a soutenu au point 5 que « le problème le plus sérieux est représenté par le caractère quasi religieux de l’adhésion de certains Juifs au communisme 6 ». la figure historique ou littéraire du Juif communiste charrie un fatras de stéréotypes encore aujourd’hui très vivaces. mais c’est une figure que nous pouvons également examiner à la lumière d’une ultime tentative du monde juif oriental (et de ce qu’il en restait après la shoah) de jouer la carte du dévouement et de l’intégration à la société : en un mot, la carte 3. 4.

5.

6.

Jaff schatz, The Generation : The Rise and Fall of the Jewish Communists of Poland, Berkeley ; los angeles, california UP, 1991, p. 1. «(rodzaj) psychozy, a w późnych latach trzydziestych wręcz obłędu, uniemożliwiającego jasne uświadomienie sobie niebezpieczeństwa wojny». czesław miłosz, Wyprawa w dwudziestolecie [Voyage dans l’entre-deux-guerres], cracovie, wl, 1999, p. 273. «[...] nie widziano żadnego wyjścia, żadnej przyszłości [...]. [...] bardzo trudne lata; pełne goryczy i niepokoju». ola watowa, Wszystko co najważniejsze [tout ce qui compte le plus], Varsovie, czytelnik 1990, p. 22. stanisław Krajewski, Żydzi, judaizm, Polska [ Juifs, judaïsme, Pologne], Varsovie, Vocatio, 1997, p. 204.

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de l’universalisme. Dans la Pologne contemporaine, deux écrivains en particulier se sont consacrés à l’illustration du destin de personnes qui avaient fait de l’universalisme leur devise. henryk Grynberg et wilhelm Dichter sont deux écrivains juifs polonais qui écrivent en polonais et qui résident aux États-Unis depuis 1968. ils ont presque le même âge (Dichter est né en 1935 et Grynberg est d’un an plus jeune) ; durant l’occupation nazie ils ont tous les deux survécu en Pologne avec leur mère : l’un dans des refuges précaires (sous un lit, ou encore caché dans un puits durant des mois), l’autre dans les bois « avec des papiers aryens ». leurs pères ont eu une mort plutôt anormale : adam Grynberg a été tué par un compatriote polonais, et Bronek Rubinowicz, le père de wilhelm, s’est suicidé dans sa cache alors qu’il était déjà ravagé par la tuberculose. enfin, leurs mères se sont remariées tout de suite après la guerre avec des Juifs communistes. Donc deux histoires exceptionnelles de survie, qui semblent paradoxalement se répéter jusque dans les détails les plus improbables et potentiellement les plus mortifères : comme les cheveux et les yeux très noirs des deux protagonistes et de leurs mères. on a beaucoup écrit sur les pièges de l’autobiographie en littérature, cependant les livres dont je parle, à savoir Zwycięstwo [Victoire], de henryk Grynberg, de 1969, ainsi que Koń Pana Boga [le cheval du bon Dieu] et Szkoła bezbożników [l’École des mécréants], de wilhelm Dichter, publiés respectivement en 1996 et en 1999 7, soulignent leur intention de se référer de manière véridique à des faits qui se sont réellement produits. la première édition de Zwycięstwo en particulier comporte une épigraphe de l’auteur : « Personne, plus que moi, ne tiendrait à ce que les faits relatés ici soient différents 8. » la structure des deux romans est également similaire : le « je » du narrateur est dans les deux cas un jeune garçon d’environ dix ans, qui porte, marquée au fer rouge, la terreur constamment éprouvée durant l’occupation et qui continue à vivre terrorisé et comme dépaysé même dans la Pologne de l’après-guerre, un pays couvert de décombres, un pays transformé en un énorme cimetière ; un pays où il n’y a presque plus de Juifs, mais dont les habitants s’étaient habitués à ce que « les Juifs, on les tue ». la période décrite dans les deux romans est également la même : les années troubles de l’après-guerre, la pénible avancée de l’armée rouge vers l’ouest, et donc la domination progressive du régime prosoviétique, la méfiance des Juifs envers les Polonais, la haine et la peur paradoxale des Polonais envers les Juifs, considérés comme les porte-drapeaux du nouveau régime détesté. les concordances entre les deux  romans s’arrêtent là : Grynberg est un écrivain prolifique et très connu en Pologne, considéré comme un des représentants majeurs de la littérature de l’holocauste ; Dichter n’est l’auteur que de trois livres, écrits à soixante ans passés. mais ce n’est pas tout. la ville de Dobre, à l’est de Varsovie, où résidait la famille Grynberg, et celle de Borysław, dans les environs de lwów, séparées de quelques centaines de kilomètres à peine, ont subi deux occupations différentes entre 1939 et 1941 : celle des nazis et celle des soviétiques. et si les Polonais ont peut-être souffert de manière similaire 7.

8.

henryk Grynberg, Zwycięstwo, Paris, instytut literacki, 1969, ainsi que Poznań, «w drodze», 1990 ; éd. fr. Victoire, précédé de la Guerre des Juifs, Paris, Éditions Folies d’encre, 2008, trad. du pol. par laurence Dyèvre ; wilhelm Dichter, Koń Pana Boga, Cracovie, znak, 1996 [1999, 2000], éd. fr. le Cheval du bon Dieu, Paris, Gallimard/haute enfance, 1998, trad. du pol. par martin Nowoszewski), Szkoła bezbożników [l’École des mécréants], cracovie, znak 1999 (la traduction des citations de ce livre est de la rédaction). «Nikomu nie zależałoby na tym bardziej niż mnie, żeby fakty przytoczone w tej książce wyglądały inaczej». henryk Grynberg, Zwycięstwo, Poznań, «w drodze», 1990, p. 5 ; Victoire, op. cit., p. 97.

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des deux occupants, pour les Juifs la différence était souvent incommensurable : c’était simplement la différence entre la vie et la mort. Dans les livres de Dichter (parce que l’un est la continuation de l’autre, et qu’ils forment une sorte d’unicum), il y a deux adultes communistes : michał, le père adoptif du garçon, et le vieux monsieur Rosenthal, apparatchik à la retraite, qui était « employé au département d’histoire du comité central pour nettoyer l’histoire du mouvement ouvrier polonais des mensonges trotskistes 9 ». Défini par antony Polonsky comme « une des positions les plus raffinée dans tout le débat sur le thème des Juifs communistes 10 », le livre de Dichter est un roman de formation. wilek, l’enfant juif survivant, tourmenté par ses cauchemars, par ses camarades de classe et par les regards menaçants des adultes (car l’antisémitisme semble avoir acquis un regain de vigueur tout de suite après l’holocauste) se sent comme « une pierre lancée en l’air » et rêve « d’une main qui [le] saisisse au vol 11 ». l’adolescent juif, qui n’arrive plus à marcher après les mois passés caché sous un lit, rêve de pouvoir se définir de manière aussi simple et irréfutable que le caricatural Rosenthal. Ni Polonais, ni Juif : communiste. car, comme l’a remarqué Ruth wisse, le communisme offrait aux Juifs l’occasion unique d’« abandonner le judaïsme non pas grâce à l’abandon (c’est-à-dire le changement de religion) ou à l’assimilation (c’est-à-dire le changement de nationalité), mais grâce à une autotranscendance nationale 12 ». c’est pourquoi le communisme, même si le jeune garçon en craint le dogmatisme et la violence, était pourtant quelque chose de grand, « qui avait changé l’aspect du monde ». et c’était en outre – cela vaut la peine de le rappeler – l’une des rares formes de participation à la société alors accordées aux Juifs. malgré cela, la Pologne reste pour le jeune garçon, même de manière intermittente et conflictuelle, l’identification la plus simple et la plus spontanée. même s’il craint ses compatriotes – en particulier ceux de son âge – au point que, dit-il, « à la vue des enfants, je passais de l’autre côté de la rue 13 », pour vaincre sa peur à l’école, wilek recourt à des expédients (« lorsque quelqu’un passait la tête par la porte, je faisais semblant de ramasser un objet par terre 14 ») pour pouvoir se murmurer à lui-même, comme une formule magique de salut, « des vers [de Pan Tadeusz] qui s’enchevêtraient comme la natte rousse d’andzia Katz 15 ». ces vers sont ceux d’adam mickiewicz, qui ne méprisait pas les Juifs, à qui les Juifs rendaient un amour indiscuté et qui, dans divers témoignages et romans, constitue

9. 10. 11. 12. 13. 14. 15.

«[…] pracował na pół etatu w wydziale historii Kc, oczyszczając dzieje polskiego ruchu robotniczego z kłamstw trockistowskich». wilhelm Dichter, Szkoła bezbożników [l’École des mécréants], op. cit., p. 149. antony Polonsky, Oltre il filosemitismo e l’antisemitismo verso la normalizzazione, « Rassegna mensile d’israel » 1, t. lXViii, (2002), p. 108. «[wyobraziłem sobie, że jestem jak] kamień rzucony w wodę [i pragnąłem, aby] jakaś dłoń pochwyciła mnie w locie».wilhelm Dichter, Szkoła bezbożników [l’École des mécréants], op. cit., p. 88. Ruth wisse, The Modern Jewish Canon. A Journey through Language and Culture, the University of chicago Press, chicago, 2000, p. 119. «Na widok dzieci przechodziłem na drugą stronę ulicy». wilhelm Dichter, Koń Pana Boga, op. cit., p. 102 ; Le Cheval du bon Dieu, op. cit., p. 155. «Gdy ktoś zaglądał do klasy, udawałem, że podnoszę coś z podłogi». Ibid., p. 103 ; Le Cheval du bon Dieu, op. cit., p. 155. «…linijki, które plotły się jak rudy warkocz andzi Katz». Ibid, p. 103 ; Le Cheval du bon Dieu, op. cit., p. 155.

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le premier et parfois l’unique lien entre le protagoniste juif et la collectivité nationale polonaise : « …Ô toi, printemps de guerre et printemps d’abondance ! 16 ». Quand la mère se marie – devant un rabbin – avec son ancien camarade d’école, le communiste michał, qui avait fui pendant la guerre en Union soviétique, wilek jouit d’une ascension soudaine et inattendue dans l’échelle sociale. De la condition d’absolue inanité, de l’abîme d’impuissance expérimenté pendant l’occupation nazie, quand, comme les autres membres de son peuple, il avait été exclu de la collectivité humaine, wilek se retrouve tout à coup participant à la classe des puissants ; mais, même après leur installation dans la capitale, le gouffre qui sépare les survivants juifs de la société ambiante ne semble pas se faire moins profond. « communiste, serviteur des Russes, assassin du christ ! », lui crient ses camarades, jusqu’à ce que son père finisse par le mettre dans l’une des rares écoles de la Varsovie de l’après-guerre où la religion n’est pas enseignée, l’« école des mécréants », comme la définit, méprisant, un prêtre. wilek aussi commence à penser que « les communistes ont toujours raison. en effet, ils sont guidés par l’intellect et non par les sentiments, et c’est pourquoi ils savent ce qui a été et ce qui sera juste 17. » car l’école nouvelle où est éduquée la future classe dirigeante polonaise, représente vraiment une « goutte de socialisme », où la question juive semble par miracle disparaître et où les Juifs sont traités à égalité avec les autres étudiants. wilek se persuade que, malgré les argumentations de sa mère et de son oncle Julek, un homme pieux rescapé de mauthausen, la société polonaise peut changer et que l’antisémitisme peut disparaître en même temps que les autres déséquilibres sociaux. c’est d’ailleurs ce en quoi michał croit sincèrement dans sa carrière rapide aux sommets du parti : « l’histoire prend un nouveau départ. […] la fin de l’injustice sociale 18. » « maintenant – soutient michał – l’État défend toutes les nationalités. il est temps de se libérer de la peur […]. le fleuve de l’histoire balayera l’antisémitisme 19. » l’école ainsi que les enseignements de michał et du vieux Rosenthal ont eu le même effet sur le garçon que l’expérience de la prison – inévitable dans le parcours de formation communiste « classique » – avait eu sur Uszer, le père adoptif de henio, le protagoniste autobiographique de Zwycięstwo, de henryk Grynberg. Uszer a les jambes gonflées, enveloppées dans des chiffons, et le visage tuméfié. À la fin de l’été 1945 – henio a neuf ans à l’arrivée d’Uszer et il est lui aussi en train de lire une œuvre de mickiewicz, Konrad Wallenrod – il arrive à łódź en provenance de la belle autriche, de mauthausen. Uszer était allé directement de l’armée dans une prison politique, où, il avait passé quatre ans à parfaire ses connaissances en économie politique et dans les principes de la révolution, ainsi qu’en histoire générale, en géographie et même en mathématiques. À la prison, en effet, il y 16. «[Pamiętna] wiosno wojny, wiosno urodzaju!» – citation tirée de Pan Tadeusz, traduction du polonais de Roger legras, lausanne, l’Âge d’homme, 1992, p. 257. (NdR) 17. «[…] komuniści mają zawsze rację. Kierują się bowiem rozumem, a nie sentymentami, i dlatego wiedzą, co było i będzie słuszne». wilhelm Dichter, Szkoła bezbożników, op. cit., p. 48. 18. «historia zaczyna się jeszcze raz. […] … Koniec krzywdy społecznej», wilhelm Dichter, Koń Pana Boga, op. cit., p. 142 ; le Cheval du bon Dieu, op. cit., p. 214. 19. «obecnie jednak panował ustrój sprawiedliwości społecznej i państwo broniło wszystkich narodowości. Najwyższa pora, aby pozbyć się strachu. [...] Rzeka historii wypłucze antysemityzm».wilhelm Dichter, Szkoła bezbożników, op. cit., p. 126.

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avait des professeurs qu’Uszer n’aurait jamais pu espérer avoir à l’extérieur. […] l’égalité et la justice [y] régnaient réellement. et puis, on n’y voyait pas du tout d’antisémitisme. au contraire, les prisonniers polonais étaient particulièrement gentils avec leurs camarades juifs. […] oui, c’était simple. Pour les cordonniers et pour les tailleurs juifs comme pour les docteurs et les professeurs. le communisme était la meilleure solution pour les Juifs, sinon la seule. c’était leur meilleur refuge 20.

« le sentiment de triomphe qui dominait chez les membres de la génération dans les premières années du stalinisme était de plus en plus terni par la peur et les soupçons », écrit schatz dans le livre déjà cité 21. et Uszer n’est pas membre de cette génération à profiter ne serait-ce qu’un instant de son affiliation politique, mais plutôt à finir, dans la Pologne populaire, de nouveau directement en prison à cause de la duperie d’un ex-camarade de prison, désormais membre de la police politique. […] sur les quarante années de son existence, [il] en avait passé quatre à wronki [prison pour détenus politiques, Nda], deux dans le ghetto de Varsovie, et trois dans un camp de concentration. il était passé à travers la sélection à treblinka, il avait survécu à mauthausen. c’était beaucoup pour un seul homme 22 !

telles sont les réflexions de l’auteur de ce roman violent et poignant, plein de souffrances et de vengeances juives. le jeune henio peut certes encore rêver de ne plus jamais être Juif, mais, avec son père en prison et traité de « fils de spéculateur », il est cloué sans échappatoire à ce que les autres définissent comme sa « race » ; il ne peut même pas rêver de faire partie des communistes. Un rêve qui, également pour wilek et sa famille, devient de plus en plus difficile : en effet les menaces s’amoncellent sur les Juifs au cours des dernières années du stalinisme. la position de l’Union soviétique à l’égard des Juifs change définitivement en 1948. le comité juif antifasciste est dissous, les écoles et les maisons d’édition juives sont fermées, les intellectuels juifs sont arrêtés et déportés ; un an après, commence la campagne contre les Juifs cosmopolites. c’est une histoire connue, dont les effets ne manquent pas de se faire sentir en Pologne également. Parents et amis exhortent michał à « sortir du ghetto » et à « faire attention à lui-même », car « vous n’avez même pas idée de ce que les gens disent de vous 23 ».

20. «Prosto z wojska Uszer trafił do politycznego więzienia, gdzie przez cztery lata uzupełniał swe wykształcenie, nie tylko z ekonomii politycznej i zasad rewolucji, ale też z zakresu historii ogólnej, geografii, a nawet matematyki. w więzieniu byli bowiem profesorowie, o jakich na wolności Uszer nie mógł nawet marzyć. [...] Panowała prawdziwa równość i sprawiedliwość. a poza tym ani śladu antysemityzmu. Przeciwnie, więźniowie Polacy byli szczególnie serdeczni dla swoich towarzyszy Żydów. [...] tak, to było proste. zarówno dla żydowskich szewców i krawców, jak i dla doktorów i profesorów. Komunizm był najlepszym wyjściem dla Żydów, jeśli nie w ogóle jedynym. Był ich najlepszym schronieniem». henryk Grynberg, Zwycięstwo, op. cit., pp. 68-69; Victoire, op. cit., p. 182. 21. Jaff schatz, op. cit., p. 255. 22. «[…] z czterdziestu lat życia, cztery spędził we wronkach, dwa w warszawskim getcie, trzy w obozie koncentracyjnym. Przeszedł przez selekcję w treblince, przeżył mauthausen. czy to nie dość jak na jednego człowieka?». henryk Grynberg, Zwycięstwo, op. cit., p. 97; Victoire, op. cit., p. 222. 23. «Nie macie nawet pojęcia, co o was mówią». wilhelm Dichter, Szkoła bezbożników , op. cit., p. 123.

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la fin de la génération des Juifs communistes polonais, de ceux que Pierre Vidal-Naquet avait définis comme « la banque du sang » du mouvement ouvrier international 24, est une histoire bien connue : la campagne antisémite de 1968, les humiliations, les licenciements, l’émigration forcée, et – peut-être la pire insulte – la déchéance de la citoyenneté polonaise. les personnages réels de cette époque, du moins nombre d’entre eux, ont gardé la conscience d’avoir été en quelque sorte les derniers interprètes du chemin commun aux Juifs et aux Polonais, et, comme l’écrit schatz, « les derniers millénaristes authentiques, ou comme je préfèrerais le dire, les derniers communistes 25 ». selon le philosophe ernst Bloch, la référence de tous les utopistes, y compris des communistes, est de se reconnaître dans la figure de moïse. moïse, à qui Dieu a promis la sortie d’Égypte, mais à qui il n’a pas promis l’entrée en chanaan. moïse, qui guide son peuple hors de l’esclavage, mais qui ne le conduit pas jusqu’en terre promise, terre qui lui reste pour toujours inaccessible. Dans un passage fameux, Kafka soutient que « ce n’est pas parce que sa vie était trop brève que moïse n’est pas entré en chanaan, c’est parce que c’était une vie humaine 26 ». les communistes Juifs polonais, comme les protagonistes de ces livres, ont cru à la terre promise, à la fin de l’injustice et de la discrimination : n’étant «  que des êtres humains », ils n’ont pu en faire l’expérience que de loin. Traduit de l’italien par Joëlle Franenberg

24. Nathan weinstock, dans sa préface au livre de Furio Biagini, Nati altrove. Il movimento anarchico ebraico fra Mosca e New York, BFs edizioni, 1998, p. 8. 25. Jaff schatz, op. cit., p. 322. 26. Franz Kafka, Journal, traduit et présenté par marthe Robert, Paris, Grasset, 1954 (note du 19 octobre 1921), p. 520 (NdR).

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l’ironie de Calel Perechodnik1 le journal de calel Perechodnik, intitulé de façon qui peut choquer Suis-je un meurtrier ?, a été rédigé et édité par un excellent spécialiste des thématiques juives sous l’occupation, Paweł szapiro. ce dernier souligne qu’il s’agit de l’un des rares journaux écrits par un membre de la police juive du ghetto de Varsovie. Dans cette catégorie, le journal de Perechodnik, publié dans son intégralité, est le seul à avoir été aussi peu autocensuré. Publié tardivement – seulement en 1993 –, il a déjà été réédité trois fois. auparavant avaient paru de brefs extraits du journal de Perechodnik et de ceux de deux autres policiers 2. Une parution si tardive pour une œuvre unique en son genre ne peut que susciter l’étonnement, qui s’efface cependant à la lecture des critiques parues après la première édition. Dans le mensuel catholique Znak, izabella sariusz-skąpska3 soutient que le journal de Perechodnik aurait très bien pu rester à l’état de manuscrit, « car ni les Polonais, ni les Juifs n’oseront publier des souvenirs aussi pleins de haine envers leurs peuples ». Pour la journaliste, il est difficile de faire face à l’antisémitisme de l’auteur, qui est devenu « maladivement anti-juif » lors de la liquidation du ghetto d’otwock, sans parler de son antipolonisme tout aussi pathologique. sariusz-skąpska soutient que Perechodnik était fatalement condamné à un nihilisme absolu à cause de sa propre participation au crime. le titre est considéré comme un aveu indubitable de sa culpabilité : oui, je suis un meurtrier, car en tant que policier juif, j’ai envoyé ma femme et mon enfant à la mort. (soulignons tout de même qu’une lecture plus attentive du témoignage laissé par Perechodnik permet de nuancer cette opinion tranchée et simpliste, d’autant que le titre a été choisi par l’éditeur : c’est un bout de phrase extrait du journal). selon sariusz-skąpska, Perechodnik s’est 1. 2.

3.

Une version remaniée et augmentée de ce texte a paru dans maria Janion, Bohater, spisek, śmierć. Wykłady żydowskie [le héros, le complot, la mort. cours juifs], Varsovie, waB, 2009, pp. 259-278 (NdR). calel Perechodnik, Czy ja jestem mordercą? [suis-je un meurtrier ?], Paweł szapiro (éd., postface), Varsovie, éd. Karta, 1993. c’est cette édition qui va servir de référence, même si je me sers souvent de la 2e édition, complétée et corrigée, celle de Żydowski instytut historyczny [institut historique juif ], Varsovie, 1995. l’édition française : calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier ? trad. du pol. par aleksandra Kroh et Paul zawadzki, préface et notes d’annette wieviorka et Jacques Burko, Paris, Éditions liana levi, 1995. les citations sont tirées de cette édition (NdR). izabella sariusz-skąpska (née en 1964), philologue, critique littéraire, journaliste. après la mort de son père andrzej sariusz-skąpski, dans l’accident de l’avion à smoleńsk, le 10 avril 2010 (96 morts, dont le président lech Kaczyński ; la délégation se rendait à Katyń pour commémorer le 70e anniversaire du crime soviétique commis envers les officiers polonais), elle le remplace comme présidente de la Fédération des familles de Katyń (NdR). Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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trouvé dans une zone de néant absolu, où Dieu est absent, où il n’y a donc ni bien ni mal, et c’est là que, bourreau de sa propre famille, il a atteint le stade de l’anéantissement moral total de soi-même et du monde entier 4. Gustaw herling-Grudziński a un jugement semblable. Partant du principe qu’il existe quelque chose de pire que la mort – le stade où l’on atteint le fond absolu de tout reste d’humanité – il traite Perechodnik non pas comme un meurtrier, mais comme un assistant volontaire du meurtre. « s’il avait compris qu’il existait quelque chose d’encore pire que la mort, il serait parti à treblinka avec sa femme et son enfant. il choisit un petit détritus misérable de vie (il ne pouvait compter sur rien de plus). il vaut mieux ne pas commenter les restes de sa vie, les restes de son humanité. Par miséricorde. ». le moraliste impitoyable est dévoré par le mépris et ne ressent pas la pitié nécessaire pour lire calmement le journal jusqu’à la fin (alors que c’est là que réside la solution à l’énigme posée par cette œuvre étrange). herling-Grudziński, sans une once de compassion, mais avec une forte dose de condamnation, confesse : « il faut se faire violence pour parvenir à la dernière page de ce journal “pénitence”, certes authentique, mais en même temps dépourvu de sincérité. » Perechodnik et son entourage sont tous les mêmes : « sans âme, cruels et vides 5 ». ce manque de sincérité résulte sans doute de leur absence de conscience de ce qu’ils sont, incapables d’observer ce qu’il y a au fond d’eux-mêmes. il semble que ce soit le fait de lire l’œuvre comme un simple compte rendu qui suscite des jugements aussi négatifs. les critiques n’entrent pas dans des considérations stylistiques, alors que le style est décisif pour déterminer la nature du témoignage laissé par Perechodnik. celui-ci hésitait d’ailleurs sur la nature de son texte. il le qualifiait de « description », de « journal », de « journal d’un Juif et de sa famille juive », de « confession sur ma vie », et enfin de « confession pre-mortem », puisqu’il l’a rédigé dans la perspective d’une mort imminente, et certain qu’il était de partager le « sort de tous les Juifs de la Pologne tout entière ». Dès les premières phrases de l’œuvre, on remarque une très bonne maîtrise du polonais et, dans de nombreuses pages, on ressent le souffle de la poésie romantique polonaise. D’ailleurs Perechodnik, qui se présente lui-même dans une brève note autobiographique au début de son journal, estime important de souligner : « J’ai adoré la poésie polonaise de l’époque des partages – surtout celle de mickiewicz. elle m’allait droit au cœur, je l’associais à l’histoire du peuple d’israël 6 . » 4. 5.

6.

i. sariusz-skąpska, «wybrani, naznaczeni, przeklęci...» [Élus, stigmatisés, damnés...], Znak, no 6, 1994, pp. 76-85. «Gdyby zrozumiał, że istnieje coś gorszego jeszcze od śmierci, pojechałby do treblinki razem z żoną i dzieckiem. wybrał mały, nędzny ochłap życia (na większy nie mógł liczyć). o resztce jego życia resztkami człowieczeństwa lepiej zamilczeć. z pobudek miłosierdzia». [...] «trzeba zadawać sobie gwałt, żeby dobrnąć do ostatniej strony tego pamiętnika». [...] «[...] bezduszni, okrutni, wydrążeni». «z Dziennika pisanego nocą», Tygodnik Powszechny, no 4, 22 janvier 1995. Gustaw herling-Grudziński (Kielce 1919-Naples 2000), écrivain, essayiste, cofondateur de la revue polonaise dont le siège se trouvait à maisons-laffitte depuis 1947. il est connu pour son ouvrage sur le Goulag, Inny świat, 1951, tr. du polonais en anglais puis de l’anglais par william Desmond, Un monde à part, Paris, Gallimard Folio, 1995. Des extraits choisis de son journal qu’il a écrit pendant 30 ans ont été publiés en France sous le titre Journal écrit la nuit, trad. thérèse Douchy, Paris, l’arpenteur/Gallimard, 1989 (NdR). «Uwielbiam poezję polską, tę z okresu utraty niepodległości – zwłaszcza mickiewicza. Przemawiała ona do mojego serca, bo kojarzyłem ją z historią ludu izraela.» calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier ?, op. cit. p. 20.

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Né en 1916, Perechodnik appartenait à la génération de l’entre-deux-guerres, à qui l’on avait inculqué le culte de la littérature romantique. il vivait avec le goût amer d’être un Juif polonais exclu, ayant particulièrement ressenti l’infamie de la deuxième moitié des années 1930, marquée par l’intensification de l’antisémitisme et des tendances fascistes dans la vie publique polonaise (du fait du numerus clausus, il n’avait pu étudier à l’Université de Varsovie ni devenir officier de l’armée polonaise). il soulignait néanmoins qu’il était sincèrement attaché à la Pologne, qu’il connaissait mieux et chérissait davantage la poésie polonaise que beaucoup de Polonais instruits, et que le polonais était sa « langue maternelle ». il se sentait plus polonais que nombre de Polonais, justement du fait de son enracinement dans la poésie romantique. en effet, le modèle romantique est omniprésent dans l’œuvre de Perechodnik, tout comme dans les nombreux journaux intimes de personnes ayant reçu une formation similaire. mais c’est un romantisme mis à l’œuvre dans des conditions particulières, d’où un ton singulier. cette singularité peut aussi être illustrée par le fait par exemple, qu’au-dessus de la tombe d’adam czerniaków (dirigeant du Judenrat du ghetto de Varsovie, il s’est suicidé alors qu’il devait faire face à un choix dramatique), le légendaire docteur Janusz Korczak ait déclaré : « Dieu t’a confié la dignité de ton peuple et tu transmets cette dignité à Dieu 7. » c’est la paraphrase des mots célèbres et qui s’inscrivent dans la tradition romantique patriotique que le « héros funèbre », le prince Joseph Poniatowski, aurait prononcés en 1813 lors de la bataille de leipzig juste avant de mourir (probablement en se suicidant) dans les flots de l’elster Blanche : « Dieu m’a confié l’honneur des Polonais et je ne le rendrai qu’à Dieu 8. » c’est depuis sa cache de Varsovie que Perechodnik prend, le 7 mai 1943, la décision d’écrire son histoire. il répète cette date à plusieurs reprises, car c’est ce jour-là qu’il a vraiment compris sa situation : il était l’un des rares Juifs encore en vie, condamné lui aussi à une mort imminente. c’est pourquoi il décrit sa situation sociale et existentielle comme celle du « dernier ». il se sent tel un gladiateur avançant vers sa propre mort (il attribue le rôle de Néron dans le colisée romain aux fonctionnaires polonais l’interrogeant sur le déroulement des « actions » dans le ghetto d’otwock et s’attribue les mots morituri te salutant). il se qualifie aussi de « dernier des mohicans », tout comme le fait l’auteur d’un autre journal, qui lui aussi se cache et observe l’extermination, Baruch milch 9. ce statut de « dernier » a été particulièrement chéri par le romantisme : garantissant une position privilégiée, il offre une perspective sur la vie qui permet d’avoir une vue d’ensemble dans une sorte de fougue prophétique juste avant le désastre. Lilla Weneda, de Juliusz słowacki, était l’un des livres préférés de Perechodnik. il traite de la tragédie du peuple des Vénètes de la Baltique, qui a connu la fatalité ironique de la disparition. l’aura de ce drame 7. 8.

9.

cité d’après la lettre de la veuve de czerniaków. cette lettre est absente de l’édition française de Carnets du ghetto de Varsovie de czerniaków, Paris, la Découverte, 1996 (NdR). Voir maria Janion, maria Żmigrodzka, Romantyzm i historia [Romantisme et histoire], Varsovie, Piw, 1978, p. 290. on peut mentionner dans ce contexte que, dans son Journal écrit dans le ghetto de Varsovie, Korczak cite comme ses « patrons » les héros du mythe polonais romantique tels que Piłsudski, Norwid, mickiewicz, Kościuszko, « qui sait, peut-être même łukasiewicz ». Janusz Korczak, Journal du ghetto, trad. zofia Bobowicz, Nouvelle édition augmentée de lettres et de documents inédits, Paris, Robert laffont/Pavillons/Domaine de l’est, 1998, p. 49 (NdR). Baruch milch, Testament, Varsovie, ośrodek Karta, 2001.

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ironico-tragique est proche des états d’âme de Perechodnik observant la disparition de son peuple. Vers la fin du journal, une autre motivation pour l’écriture se dessine de plus en plus clairement : « Je me suis dit qu’il ne resterait plus personne pour pleurer et vénérer la mémoire de ma femme […]10. » cette mission sera remplie par son journal, qui sera le tombeau d’une femme sans tombe. le 18 août 1943, Perechodnik décide d’arrêter d’écrire son journal. ce qui est révélateur, c’est qu’il souhaite le lire à sa femme défunte une dernière fois et ne plus jamais le rouvrir ; il le transmet donc à un Polonais en qui il a confiance, celui-ci devient le dépositaire d’un objet inestimable. À ce moment-là, il considère son journal de manière différente ; il écrit : « c’est un compte rendu que je t’offre à l’occasion du premier anniversaire de ta mort 11 ». il crée une relation particulière avec la défunte, ou plutôt avec l’âme de la défunte, qu’il croit immortelle. Nous sommes donc confrontés à deux motivations différentes. la première est celle d’un journal écrit « à ta gloire, pour t’immortaliser 12 ». la deuxième souligne que « maintenant que je suis complètement seul, que je ne laisserai aucun être vivant derrière moi ; aussi ai-je engendré un fœtus mort et lui ai-je insufflé la vie 13 ». il appelle aussi son journal « notre deuxième fœtus ». il commence même à parler de « notre deuxième enfant », qui vengera toutes les injustices et tout le mal causés aux Juifs. « Notre deuxième enfant, né dans les douleurs de la mort, te vengera 14. » Perechodnik se comporte comme le créateur dans la Grande improvisation de mickiewicz dans la iiie partie des Aïeux : Je sens les souffrances de ma nation comme une mère sent dans son ventre les souffrances de son enfant 15.

À la fin de sa réflexion sur le processus de la création, il écrit une phrase qui repose entièrement sur ce texte: « Je sens l’immortalité en moi, j’ai créé une œuvre immortelle, je t’ai immortalisée 16. » Rappelons-nous les déclarations orgueilleuses de la Grande improvisation : Un tel chant, c’est l’immortalité ! Je sens en moi l’immortalité, je crée l’immortalité, Que pourrais-tu faire de plus grand, Dieu 17 ?

10. «Pomyślałem sobie, że nikt już nie pozostanie, by opłakiwać i czcić pamięć mojej żony [...]». calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier ? op. cit., p. 214. 11. «[…] jak sprawozdanie złożone tobie w rocznicę śmierci», ibid., p. 258. 12. «[…] ku twej chwale, by cię unieśmiertelnić», ibid., p. 259. 13. « […] teraz, kiedy już jestem zupełnie sam, nie mogąc zostawić żywego tworu po mnie, musiałem spłodzić martwy płód, w który tchnąłem życie», ibid.,p. 259. 14. «Pomści cię twoje drugie dziecko, zrodzone w bólach śmierci», ibid., p. 259. 15. adam mickiewicz, Dziady [les aïeux], partie iii, scène ii, Improvisation, trad. fr., préface et notes par Jacques Donguy et michel masłowski, lausanne, l’Âge d’homme, 1992, p. 208. («czuję całego cierpienia narodu/ Jak matka czuje w łonie bole swego płodu»). 16. Ibid., p. 260. («czuję teraz w sobie nieśmiertelność, stworzyłem bowiem nieśmiertelne dzieło, uwieczniłem cię na wieki»). 17. Ibid., p. 201. («taka pieśń jest nieśmiertelność !/Ja czuję nieśmiertelność, nieśmiertelność tworzę, / cóż ty większego mogłeś zrobić – Boże?»).

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comme poète, Konrad se sent l’égal de Dieu. Perechodnik imite le poète romantique : l’immortalité de son œuvre sauve pour l’éternité sa femme défunte, lui fait atteindre la divinité, vainc l’auto-adoration des allemands : avec leur casque et leurs écussons argentés, les officiers allemands font figure de demi-dieux à côté de la foule humble et misérable de Juifs, bagages sur le dos, enfants dans les bras, et une peur épouvantable dans le cœur. […] [l’allemand] articule chaque mot. est-ce un homme ou un dieu ? Nul ne le sait 18.

Grâce aux topos romantiques, Perechodnik a mené la thérapie et suivi le rituel mortuaire dont il a manqué dans la réalité. il a créé son propre rituel funèbre, il a célébré ses propres Aïeux. c’est alors qu’apparaît toute la force de l’œuvre de Perechodnik : c’est une crypte sépulcrale dans laquelle il a gardé tous ses morts. c’est seulement dans le contexte de cette prise de conscience réalisée par l’auteur pendant l’écriture que l’on peut comprendre la question Suis-je un meurtrier ? car cette question et la façon d’y répondre découlent également du romantisme, mais d’un autre de ses courants : l’ironie, et en particulier l’ironie tragique dont est imprégnée une œuvre comme Lilla Weneda. c’est grâce à cette langue que Perechodnik a pu décrire ce qui lui était arrivé, ce dont il a été victime, mais aussi complice. inconsciemment, il a relevé un défi similaire à celui que s’est fixé Primo levi dans son dernier livre les Naufragés et les rescapés, auquel il travaillait dès 1980 ; il s’agit entre autres de toucher à des sujets jugés tabous et de s’opposer à une certaine « stylisation rhétorique et hagiographique ». Perechodnik souligne au début de son journal qu’il n’a aucune ambition littéraire (ce qui n’est pas tout à fait vrai, vu la fin), son but serait essentiellement cognitif. comme il l’écrivait avec insistance : maintenant je comprends bien la logique de la conduite des allemands, mais, à l’époque, rares étaient ceux qui y voyaient clair, qui se rendaient compte que tout le monde était voué à une mort sans appel 19.

après un an d’expériences épouvantables, Perechodnik parvint à percer à jour le plan allemand. Voici les principes de l’organisation de ce théâtre affreux, satanique, s’appuyant sur l’illusion comme moyen d’agir : arrive juillet 1942. Que font les allemands ? ils sont confrontés […] à un problème macabre : comment tuer tous les Juifs du Gouvernement général sans exception, tout en remplissant les conditions suivantes : 1. 2. 3. 4. 5. 6.

il ne faut pas que les Juifs se rendent compte que leur sentence de mort a été prononcée ; il ne faut pas qu’ils se défendent ; la tâche doit être exécutée par le plus petit nombre d’allemands possible ; les Juifs eux-mêmes doivent aider les allemands dans leur sale besogne ; d’autres Juifs doivent nettoyer les ghettos abandonnés ; les cadavres juifs doivent être enterrés par les Juifs ;

18. «oficerowie niemieccy w hełmach, ze srebrnymi tarczami na piersiach, wyglądają jak półbogowie na tle nędznego, pokornego tłumu Żydów, z bagażem na plecach, z małymi dziećmi na rękach i potwornym strachem w sercu. […] Niemiec powoli akcentuje każde słowo. człowiek to czy Bóg? Nikt nie wie na pewno». calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier ? op. cit., p. 67 et 71. 19. «Postępowanie Niemców jasne jest dla mnie teraz, ale wtedy jeszcze rzadko kto rozumiał, rzadko kto uprzytomniał sobie, że bezapelacyjny wyrok zapadł już na wszystkich», ibid., p. 105.

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7. tous les biens immobiliers, or, dollars, bijoux doivent passer entre les mains allemandes ; 8. chaque ville juive doit être persuadée qu’elle es kommt nicht in Betracht. 9. les Juifs ayant des relations ou de l’argent doivent être maintenus dans la conviction que tout cela ne les concerne pas, afin qu’ils attendent leur tour au lieu de s’enfuir ; 10. il ne faut pas que les Juifs déportés se rendent compte qu’ils vont à la mort ; 11. il ne faut pas que les Juifs cèdent à la panique au moment de l’exécution ; ceux qui sont encore en vie doivent ignorer leur sort jusqu’aux derniers instants ; 12. les cadavres de trois millions de gens doivent être utilisés comme matière première précieuse, par exemple pour les engrais ou pour la graisse ; de plus, il ne faut pas qu’ils laissent de traces sous forme de cimetières ; 13. il faut empêcher les Juifs de chercher leur salut dans le quartier polonais 20.

tout le récit de Perechodnik tourne autour de ce plan, qu’il a percé à jour 21. son accomplissement ne peut être raconté qu’avec la force de la conscience ironique et de façon ironique, en insistant sur les contradictions de la conscience naïve des Juifs « heureux », qui font confiance aux allemands perfides et assassins (une dentiste sort dans la rue avec son attestation de personne indispensable en tant que médecin, « […] elle tend le certificat avec un gentil sourire – et reçoit une balle en pleine tête. morte. Femme heureuse ! tu as péri sans t’y attendre, sans savoir que tes ravissants enfants étaient condamnés à périr aussi 22… »), ainsi que sur l’absurdité des faits (comme le soin méticuleux avec lequel les Juifs emballent leurs objets les plus précieux dans des sacs à dos, pour que, finalement, tous aboutissent à treblinka, où « les allemands n’avaient même pas à faire le tri, puisqu’on n’emportait que des objets de valeur ! 23 »). leon Najberg a décrit cet état d’esprit avec beaucoup de perspicacité, en soulignant qu’il faut « mémoriser ne serait-ce qu’une partie 20. «Nadszedł lipiec 1942 roku. co robią Niemcy? stoi przed nimi [...] problem, makabryczny problem wymordowania bez wyjątku wszystkich Żydów z terenu całej Generalnej Guberni, przy czym należy spełnić jeszcze następujące warunki : ...». Vu la longueur de l’extrait, nous ne le citons pas en polonais dans sa totalité. Dans le point 8 : […] es kommt nicht in Betracht, all. : n’est pas concernée). (NdR), ibid., pp. 42-43. 21. Paweł szapiro en parle ainsi dans sa postface à l’édition polonaise : « l’auteur déchiffre sans faute, bien qu’après coup – il ne pouvait pas en être autrement – les objectifs des allemands et leurs méthodes appliquées à l’action d’extermination. Devant les yeux du lecteur – chose unique dans les écrits – la conscience de l’holocauste se transforme en une certitude absolue. Nous observons comment, à partir d’un certain moment, Perechodnik aperçoit et comprend d’une manière parfaite les moyens de manipulation psychologique, le rôle de fausses rumeurs, de promesses et d’assurances menteuses. il se rend compte – et à cette époque, il est un des rares Juifs à être dans ce cas – que sans tous ces moyens socio-techniques il aurait été impossible de faire monter dans les wagons et de déporter aux centres de la mise à mort une masse de plusieurs millions de personnes » («Bezbłędnie, choć już po czasie – inaczej przecież być nie mogło – rozszyfrowuje cele Niemców i metody akcji eksterminacyjnej. Niemalże na oczach czytelnika – rzecz zupełnie unikalna w piśmiennictwie – świadomość zagłady przekształca się w absolutną pewność. widzimy, jak doskonale od pewnego momentu Perechodnik postrzega i rozumie środki oddziaływania psychologicznego, funkcje fałszywych pogłosek, kłamliwych obietnic i zapewnień. zdaje sobie sprawę – jako jeden z nielicznych Żydów w tym czasie – że bez tych wszystkich socjotechnicznych zabiegów niemożliwe było zagonienie kilkumilionowej masy ludzkiej do wagonów i wywiezienie do ośrodków zagłady». c’est moi qui souligne – m. J.). Perechodnik, Suis-je un meurtrier ?, op. cit., p. 291. 22. «[…] z miłym uśmiechem wyciągnęła rękę ze świadectwem, padł strzał w głowę – juz nie żyła. o szczęśliwa kobieto! zginęłaś w chwili, kiedy się najmniej tego spodziewałaś, w nieświadomości, że wraz z tobą zostały skazane na śmierć i twoje śliczne małe dzieci». Perechodnik, Suis-je un meurtrier ?, op. cit., p. 64. 23. «[…] Niemcy nie musieli nawet segregować rzeczy, zabierano przecież tylko dobre », ibid., p. 60.

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de la tragédie, décrire les illusions cauchemardesques, dépeindre les tortures des malheureux et nos faux espoirs entretenus et animés par la diabolique sournoiserie allemande 24 ». on trouve ici tous les concepts que tisse le récit de Perechodnik : les illusions, les faux espoirs, la diabolique hypocrisie allemande. ils délimitent le champ d’action ironique des allemands et des Juifs, et dont l’enjeu est la mort. Perechodnik, nous l’avons évoqué, écrit du point de vue de quelqu’un ayant conscience du plan de destruction totale, et son style de récit s’appuie sur la dimension ironico-tragique des événements. « […] chacun vivait et fonctionnait comme dans un cauchemar 25 », c’est ainsi que Perechodnik caractérise le sentiment des Juifs du ghetto face à leur existence. c’est d’ailleurs aussi ce qu’écrivent les auteurs d’autres journaux. tous sont condamnés. ils repoussent la condamnation comme ils peuvent, mais les allemands avec leurs « tours sadiques » n’ont pas de pareils. […] pendant cette guerre, pas un seul Juif n’avait réussi à duper les allemands, au contraire : tous les Juifs, y compris les plus malins, s’étaient fait avoir 26.

D’un côté, « le diable allemand est le seul à connaître les critères de la sélection. on envoie dans les wagons tantôt le premier rang, tantôt le dernier. Parfois on libère les mères, tandis qu’on embarque les enfants abandonnés... » Rien ne peut être prévu, de telles situations, Perechodnik en décrit des dizaines. De l’autre, l’autopersuasion des Juifs qui se leurrent eux-mêmes, continue toujours. « chaque Juif est atteint d’une psychose lui faisant croire qu’il est un privilégié, qu’il sera épargné…27 » le dirigeant du Judenrat prononce un discours en octobre 1942, « quand presque tous les ghettos de Pologne étaient liquidés et leurs habitants brûlés à treblinka ». mais « les ouvriers faisaient confiance au président […], ils préféraient [pourtant] se leurrer bêtement, se mentir à eux-mêmes 28 ». Perechodnik ironise sur les excuses « rationnelles » d’un prétendu retardement de la condamnation à mort : « les tailleurs n’ayant pas terminé les uniformes pour les gendarmes, les menuisiers ayant un travail en cours se croyaient hors de danger 29. » Dans le film de claude lanzmann, Shoah, Rudolf Vrba, survivant d’auschwitz, raconte que les allemands aimaient parfois plaisanter lorsque arrivaient au camp de nouveaux trains, dont 90 % des occupants se retrouvaient dans les chambres à gaz dans les deux heures : 24. leon Najberg, Ostatni powstańcy getta [les Derniers insurgés du ghetto], Varsovie, Żydowski instytut wydawniczy (institut historique juif ), 1993, p. 5. 25. «wszyscy żyli i poruszali się jak w upiornym śnie». Perechodnik, Suis-je un meurtrier ? op. cit., p. 150. 26. «Podczas tej wojny nie było jeszcze Żyda, który by oszukał Niemców. Przeciwnie, wszyscy Żydzi, w tym i ci najmądrzejsi, zostali oszukani przez Niemców», ibid., p. 246. 27. «tylko szatan niemiecki wie, według jakich prawideł odbywa się selekcja. Do wagonów idzie albo pierwszy szereg, albo ostatni. Bywa, że matki są zwalniane, a małe, opuszczone dzieci wędrują do wagonów». [...] «Każdego Żyda ogarnęła psychoza, każdy uważał się za lepszego, który sądził, że jego właśnie nie wysiedlą», ibid., p. 152. 28. «[…] kiedy już prawie wszystkie getta na terenie Polski były zlikwidowane, a ich mieszkańcy spaleni w treblince. Robotnicy jednak zdawali się wierzyć prezesowi. [...] woleli się głupio łudzić i oszukiwać samych siebie», ibid., p. 159. 29. «Krawcy uważali, że skoro nie skończyli jeszcze szyć mundurów dla żandarmów, to są chwilowo bezpieczni. Podobnie myśleli stolarze, którzy też nie zakończyli swoich robót», ibid., p. 170.

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mais, par beau temps, ils pouvaient agir autrement, se montrer de bonne humeur et faire de l’humour, disant par exemple : « Bonjour madame, descendez je vous prie » Vraiment ? oui, oh oui, ou : « Quelle joie, vous êtes ici, pardon pour l’inconfort. tout va changer maintenant…30.

Rien d’étonnant à ce que Perechodnik rende un hommage ironique au génie ironique allemand qui sait tromper les gens et les mener vers un état de « choc collectif ». les événements tragiques font naître chez Perechodnik le topos puissant d’un théâtre tragique de marionnettes, animées par le diable allemand, une vision comme tirée d’un grotesque sinistre. cette image apparaît dans la description de nombreuses scènes. Par exemple, lorsque les Juifs se rassemblent d’eux-mêmes pour leur exécution. c’était du grand guignol, mais ô combien tragique ! […] le diable regarde le spectacle de ces marionnettes vivantes et rit comme il n’avait jamais ri auparavant. […] les gens se transforment en automates, en marionnettes hébétées et parfois immobiles, car, de temps à autre, quelqu’un se fait tuer 31.

le mécanisme du plan allemand est infaillible. en s’y soumettant, les hommes deviennent des objets sans volonté, qui explosent au rythme de la mort. Perechodnik lui-même devient la victime de cette torpeur abêtissante, de cet automatisme de marionnettes. il dit à sa femme de se présenter sur la place, car elle y sera épargnée. c’est ce que Kronenberg a promis. « Était-ce ma voix ? suis-je un meurtrier, le bourreau de ma propre femme ? moi ou Kronenberg ? À moins que tous deux nous ne soyons que des marionnettes du destin, du mauvais sort d’israël ?...32 »

les marionnettes se caractérisent par leur apathie et leur silence. Perechodnik, qui vit dans un terrible état d’hallucination, ne sait même pas s’il a lui-même prononcé les mots devenus la condamnation à mort de sa femme. Dans Shoah, le film de claude lanzmann, on peut entendre une conversation incroyable avec motke zaïdl et itzhak Dugin, qui travaillaient à extraire et brûler les corps de Juifs près de Vilnius au début du mois de janvier 1944. ils ont reconnu les corps de membres de leurs familles. les bourreaux qui effaçaient les traces de leurs propres crimes avaient introduit un régime linguistique très strict. son non-respect était puni. les allemands avaient même ajouté qu’il était interdit d’employer le mot « mort » ou le mot « victime », 30. claude lanzmann, Shoah, Paris, Gallimard Folio, 2001, p. 69. 31. «Był to prawdziwy teatr marionetek, ale jaki tragiczny teatr! […] szatan zaś patrzy na to, spogląda na żywe marionetki i śmieje się, jak nigdy dotąd się nie śmiał. […] ludzie zamieniają się w automaty, ogłupiałe marionetki – i to nawet nieruchome, bo co i raz ktoś zostaje zabity». Perechodnik, Suis-je un meurtrier ?, op. cit., pp. 60, 64, 67. 32. «czy to mój głos? czy ja jestem mordercą, katem własnej żony? Ja, czy też Kronenberg? a może obydwaj jesteśmy tylko marionetkami przeznaczenia, złego losu izraela», ibid., p. 89.

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parce que c’était exactement comme un billot de bois, que c’était de la merde, que ça n’avait absolument aucune importance, c’était rien. celui qui disait le mot « mort » ou « victime » recevait des coups. les allemands nous imposaient de dire, concernant les corps, Qu’il s’agissait de Figuren, c’est-à-dire de… marionnettes, de poupées, ou de Schmattes, c’est-à-dire de chiffons 33.

Nous touchons de nouveau au point essentiel du plan allemand. Dans son excellente analyse du film de lanzmann, shoshana Felman écrit : l’essence du plan nazi est de se rendre lui-même (et donc de rendre les Juifs) totalement invisible. il s’agit de rendre les Juifs invisibles, non seulement en les tuant et en les confinant dans des camps de la mort « camouflés », invisibles, mais aussi en réduisant en fumée et en cendres la matérialité même de leurs cadavres, et, plus encore, en réduisant la radicale opacité de la vue des cadavres, et le pouvoir référentiel et littéral du mot « cadavre » à la transparence d’une pure forme et à la métaphoricité purement rhétorique d’une simple figure : substitut verbal désincarné qui représente abstraitement la loi linguistique de la possibilité d’échange et de substitution infinie. les cadavres, traités dans le jargon nazi de Figuren, sont donc linguistiquement rendus invisibles et vidés à la fois de substance et de spécificité […]34.

Perechodnik est donc à l’origine de deux actes. il a découvert le plan allemand qui n’était pas invisible à ses yeux, bien que Perechodnik fût conscient que tel était le but initial. c’est une chose. la deuxième, c’est qu’en décrivant la réalisation de ce plan et en créant, grâce à l’écriture de son journal, une tombe visible pour sa femme, Perechodnik renversait l’invisibilité, la transparence, le manque de substance des Figuren. il leur redonnait un nom. c’est ce qu’il entendait par immortalité. ce n’était plus « ça ». l’ironie multiforme augmente la visibilité de son texte exceptionnel. Traduit par Marta Grabowska

33. Ibid., p. 33. 34. shoshana Felman, « À l’âge du témoignage : Shoah de claude lanzmann » in Au sujet de Shoah : le film de Claude Lanzmann (coll.), Paris, Belin, 1990, p. 61.

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nous l’avons réussi ! il ne faut jamais parler aux médias. Vraiment, je ne plaisante pas. sinon, les paroles prononcées reviendront vous hanter. le seul soulagement est que plus personne ne se donne la peine de lire les journaux, même pas le jour de leur publication, et encore moins des années plus tard. tant que votre journaliste n’est pas en train d’écrire un livre, mais juste un article, vous êtes probablement en sécurité. alors, assurez-vous qu’ils n’écrivent pas de livres ! mais je ne l’avais pas encore compris au début des années quatre-vingt. Je venais juste de commencer à travailler comme journaliste – dans la clandestinité. en effet, aucune personne qui se respectait un tant soit peu n’aurait servi de porte-parole au régime militaire en place en Pologne à l’époque. mes préoccupations consistaient surtout à me procurer du papier et de l’encre, à organiser la diffusion clandestine sans que mes distributeurs ne se fassent attraper et à essayer de recueillir les bribes d’information disponibles : une manifestation par-ci, une arrestation par-là, une personne sérieusement battue en prison. Je me souciais peu de ce qu’il adviendrait de mes propos des années plus tard – surtout lorsque je ne discourais pas sur la lutte politique clandestine, mais sur quelques chose de beaucoup plus simple et personnel, comme être Juif. la journaliste qui m’a interviewé avait été elle-même une militante de solidarność, et j’avais la quasi-certitude qu’elle appartenait comme moi au mouvement clandestin, mais évidemment nous n’en avons pas parlé, à quoi bon ? elle écrivait un livre sur les Juifs dans la Pologne contemporaine, aussi est-elle venue s’entretenir avec moi de ce sujet. – comment voyez-vous l’avenir ?, demanda-t-elle. – Je crois que nous sommes les derniers. sans aucun doute. – Donc, il n’y aura plus de Juifs en Pologne ? – en tant que groupe religieux, national, non1.

Quand je repense à mon état d’esprit de l’époque, je me dis que j’aurais aussi bien pu ajouter que la Pologne redeviendrait un jour un pays indépendant et démocratique, qu’elle cesserait d’être un satellite de l’U.R.s.s. – même si je ne pensais pas vivre assez longtemps pour voir ce jour – mais des Juifs en Pologne ? Ne rêvons pas ! tout s’arrête avec nous. et voilà, un quart de siècle plus tard, je suis là, assis à mon bureau de Varsovie, la capitale en plein essor d’un pays membre de l’oNU et de l’Union européenne. J’ai vécu assez

1.

małgorzata Niezabitowska, tomasz tomaszewski, Remnants. The last Jews of Poland, New york, 1986, Friendly Press. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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longtemps pour voir ce jour, pour voir en fait les jours et les années, je me suis même habitué à une Pologne libre comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Une impossibilité dûment réalisée. et les Juifs dans tout ça ? et bien, il y a une bar mitsva dans ma shul 2 la semaine prochaine. le Festival annuel de la culture juive à cracovie approche à grands pas. Midrasz, le magazine juif, arrive dans ma boîte aux lettres systématiquement en retard, comme toujours. mon plus jeune fils est diplômé de l’école juive. mon fils aîné a été porte-parole de la Kehilla 3 de Varsovie pendant quelque temps. l’invitation pour la célébration de la Journée de l’indépendance d’israël vient d’arriver. « Nous sommes les derniers. sans aucun doute. » Ben... il ne faut jamais parler aux médias. alors pourquoi à cette époque étais-je si profondément convaincu que tout était fini ? Un jour, j’ai fait une conférence sur les Juifs polonais de l’après-guerre à la bibliothèque medem de Paris, une institution vénérable et une référence majeure pour les Juifs polonais de France. Quand j’eus terminé, un monsieur d’un certain âge s’est levé brusquement pour contester tout ce qu’il venait d’entendre. il n’y avait pas de vie juive en Pologne, pas du tout, affirma-t-il. tout ce que j’avais raconté n’était qu’une fiction, pure et simple. D’accord, immédiatement après la fin de la guerre, il y avait eu quelques tentatives pour faire revivre la vie juive, même avec quelques succès, mais tout s’était terminé en 1948. après 1948 – plus rien. – alors quand avez-vous quitté la Pologne? ai-je demandé. – eh bien, en 1948 évidemment !

D’accord, mon polémiste du medem avait une bonne raison : pour lui, tout s’était terminé quand il était parti. mais moi, je n’avais pas quitté la Pologne. alors, quelles raisons avais-je, moi ? Peut-être c’était à cause de la solitude. Nous étions si peu nombreux à cette époque, nous, les Juifs, à essayer de faire quelque chose de juif. il y avait la shul, c’est vrai, mais elle ressemblait au sens propre comme au figuré à un service de gériatrie : j’en étais le plus jeune membre, et deux générations me séparaient des autres. il y avait aussi l’association socioculturelle juive, agréée et contrôlée par le ministère de l’intérieur, elle servait cependant avant tout à imposer la ligne du parti, même si c’était fait en yiddish. Un des mes amis a demandé pourquoi l’association ne respectait pas les fêtes juives. « Nous avons bien commémoré l’anniversaire de la révolution d’octobre, n’est-ce pas ? », fut la réponse quelque peu embrouillée qu’on lui fit. il y avait le théâtre yiddish, mais on n’y mettait en scène que des auteurs classiques postérieurs à Goldfaden 4, et qui plus est d’une manière caricaturale, pseudo-folklorique, qui nous rebutait tous. c’était tout. oh, bien sûr, il y avait aussi l’antisémitisme, depuis les discours officiels jusqu’aux commentaires sarcastiques faits par des gens qui, par ailleurs, étaient de notre côté. Quand 2. 3. 4.

« shul/schul » signifie en même temps école et synagogue en yiddish (toutes les notes de ce texte sont de la Rédaction). structure communautaire juive locale, dont les conseils sont élus au suffrage universel. abraham/avrum/avrom Goldnfoden/Goldfaden (1840-1908), poète et auteur dramatique juif russoroumain, fondateur du théâtre yiddish. salué comme le « shakespeare yiddish, » il est l’auteur de quelque quarante pièces de théâtre.

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un leader du mouvement clandestin se faisait arrêter, le ministre de la Police l’annonçait fièrement à la télévision en ajoutant que « tout ce qu’il avait en commun avec la Pologne était d’être né et d’avoir grandi ici » – et évidemment tout le monde comprenait qu’il était Juif. Qui plus est, parmi les publications clandestines imprimées et distribuées à nos risques et périls, on trouvait des tracts dénonçant les ennemis juifs de la Pologne et de son Église. et au milieu de tout cela, la désolation de la vie juive tout juste tolérée et le nombre des Juifs de ma connaissance facile à compter sur les doigts des deux mains, même en tenant compte d’une amputation ici ou là ; il n’y avait vraiment pas grand-chose sur quoi bâtir des espoirs. « croyez-vous que vos petits-enfants seront Juifs ? », me demanda un jour un visiteur américain. moi, je m’inquiétais de savoir s’il serait permis qu’ils soient Juifs. ou s’ils le voudraient. ou encore, s’ils vivraient assez longtemps pour voir ce jour. Pour que la vie juive existe, on a besoin des Juifs. et aussi d’une once de liberté. il ne faut pas rêver. « Nous sommes les derniers. sans aucun doute. » et pourtant, il y avait des Juifs autour de nous, simplement, nous ne les voyions pas. il y a eu ce vieux monsieur à la shul – d’accord, ce n’est pas un crime d’être vieux –, qui était très inquiet que notre engagement dans le mouvement clandestin n’entraînât de terribles représailles à l’égard de toute la communauté. Non que nous leur fissions des confidences sur nos activités « hors programme », mais quand on a survécu aux camps nazis ou aux camps soviétiques, ou aux deux, on n’avait pas besoin de confirmation explicite pour se rendre compte que les jeunes gens barbus de vingt ans tramaient quelque chose. et il y avait aussi ceux que l’on ne voyait jamais à la shul, qui n’avouaient jamais leurs origines à l’extérieur de leurs quatre murs, et parfois pas même là. ils n’avaient jamais pensé prendre contact avec nous, avec notre minuscule Université volante juive clandestine, sans parler du mouvement clandestin. ils avaient eu leur part de tsures [soucis] et considéraient qu’il était stupide d’en chercher davantage. et un jour tout cela se termina. le régime s’en fut – pas dans un bang, mais dans un murmure5. la presse sortit de la clandestinité. les élections eurent lieu. le parti communiste, absent de la coalition, fut bientôt dissous. l’armée soviétique quitta la Pologne. la Pologne quitta le pacte de Varsovie. tout ce que nous avions cru ne jamais devoir arriver arrivait en même temps, l’impossible devenait l’actualité du jour, bon, pourquoi dans ce cas ne pas essayer d’être Juif ? compte tenu de tout ce qui nous arrivait, le messie pouvait être au coin de la rue. et puis, ils sont sortis de l’ombre par centaines, d’un peu partout. arrivant à la shul pour la première fois leurs livres à la main, se tenant là, à l’entrée, sans vraiment savoir comment se comporter. Devrait-on faire le signe de croix ? Probablement pas – mais dans cette église juive, où se trouve l’autel pour qu’on puisse au moins s’agenouiller ? ils se sont mis à assister à des conférences sur les Juifs en Pologne, ils se levaient pour poser une question, hésitant, puis laissaient échapper : « Bon, je suis Juif… », tout en regardant autour d’eux,

5.

allusion à la fin du poème de t. s. eliot, « the hollow man » (1925): This is the way the world ends/ This is the way the world ends / This is the way the world ends / Not with a bang but a whimper. [c’est ainsi que finit le monde / c’est ainsi que finit le monde / c’est ainsi que finit le monde / Pas sur un Boum, sur un murmure.], «les hommes creux », in la Terre vaine et autres poèmes, Paris, Éditions du seuil, collection Points Poésie, 2006. traduction de Pierre leyris.

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s’attendant en vain que la foudre, qu’ils avaient passé toute leur vie à essayer d’éviter, leur tombe dessus. en général, la réaction de la société fut favorable. c’était une époque où tout était possible. Nous n’étions pas préparés à les accueillir. les institutions juives devaient être réorganisées à partir de zéro, réorientées et redéfinies. et la plupart de ces Juifs à peine sortis de l’anonymat ne pouvaient pas nous aider. ils avaient besoin de certitudes pour enraciner leur identité, et pas de discussions, où des gens qui ne parlaient pas l’hébreu et mangeaient le taref 6 débattaient passionnément pour savoir si la shul devrait demeurer orthodoxe. N’oublions pas que les écoles juives n’existaient pas à l’époque et qu’il n’y avait pas non plus de magasins casher. D’ailleurs, l’étendue des problèmes était telle qu’elle aurait effrayé les gedolim 7, sans parler de nos pauvres petites personnes. Un jour, un paysan polonais d’âge moyen arriva à la shul. son père, qui venait de mourir, lui avait dit sur son lit de mort : staś, tu sais que tu es celui de mes cinq enfants que j’aime le plus, mais tu dois comprendre une chose – tu n’hériteras pas de mes terres. tu vois, tu n’es pas de notre sang. tu es un orphelin juif du ghetto, que nous avons sauvé et adopté. Nous ne pouvions pas te laisser mourir : Dieu ne nous l’aurait pas pardonné. mais tu comprendras que tu ne peux pas être mon héritier.

Bien sûr que staś le comprenait : un Juif ne peut pas hériter des champs d’un Polonais. le seul problème, c’est que le Juif, c’était lui. il avait vécu toute sa vie comme un paysan polonais : études à l’école élémentaire, très catholique, vaguement antisémite. c’était de toute évidence un homme bon et honnête, fils de gens manifestement courageux et vertueux. Pourtant, tout son univers venait de s’écrouler. on lui avait dit qu’il était quelqu’un d’autre. Par conséquent, il venait vers ceux dont il faisait partie d’après ce qu’on lui avait dit et demandait ce qu’il devait désormais faire de sa vie. « Devrais-je me faire circoncire ? (ses parents juifs avaient manifestement décidé de ne pas le marquer du signe de la mort). Devrais-je partir en israël ? » Nous n’avions pas de réponses. cela nous dépassait. ainsi, il est retourné dans son village pour essayer de ramasser ce qui restait. Nous l’avions laissé tomber. comme nous en avions laissé tomber bien d’autres. Quand nous avons réussi à agir ensemble, le choc qui avait rendu tout possible était passé. les gens se réinstallaient dans une nouvelle Pologne qui, malgré tous les changements révolutionnaires, n’était pas si différente de celle d’avant. Une chose était sûre : le soleil se levait toujours à l’est. et les identités adoptées sont restées familières, même si la raison de leur adoption n’était plus là. la vague s’était brisée avant d’arriver sur le rivage. et pourtant nous avons réussi à mener certaines choses à bien – avec la petite assistance de nos amis. Un rabbin américain, un homme extraordinaire, est venu nous apporter son aide. aujourd’hui, nous pouvons sans exagération dire que le grand rabbin de Pologne, michael schudrich, a laissé sa marque sur des centaines de vies. Une école maternelle a été ouverte grâce aux fonds de la Fondation R. s. lauder de New york. les membres de la 6. 7.

Non casher. Pluriel de gadol/godol, titre que portait les grands prêtres dans la religion israélite ancienne et dans le judaïsme classique, depuis l’émergence de la nation israélite jusqu’à la destruction du second temple de Jérusalem.

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communauté juive américaine, elle-même descendante de la grande communauté juive polonaise de l’avant-guerre, sont venus assister leurs cousins perdus depuis si longtemps. Rapidement, la fondation taube a rejoint le mouvement. Grâce à cette aide, aussi bien matérielle que spirituelle, nous avons grandi. c’est sans doute l’ouverture de l’école maternelle qui a été déterminante. au départ, nous ne nous attendions pas du tout qu’elle puisse déboucher sur autre chose. Une école maternelle n’est qu’une institution de confort ; elle ne laisse pas de traces chez celui qui l’a fréquentée. en revanche, l’école est une institution d’engagement : elle est supposée laisser des traces aussi bien dans les esprits que dans les cœurs des élèves, sans parler des diplômes. alors, quand les premières promotions d’élèves de l’école maternelle juive de Varsovie ont intégré le système d’enseignement classique, nous pensions les voir pour la dernière fois – institutionnellement parlant bien sûr. tous étaient des enfants d’amis et de connaissances, et ils faisaient la fierté 8 de leurs parents depuis des années. mais nous n’attendions guère que les parents reviennent nous dire que leurs enfants étaient en manque. Qu’ils avaient besoin de quelque chose de plus et qu’ils le méritaient – une école juive. Pourtant, nous devions être les derniers, vous en souvenez-vous ? Bon, ces parents, même si nous avons partagé les mêmes expériences, semblaient ne plus penser ainsi. aussi longtemps que l’on n’a pas d’enfants, l’avenir n’est qu’un mot. mais avec des enfants, il devient une présence quotidienne. et on veut façonner cet avenir pour qu’il soit tout ce qu’il y a de meilleur. Je sais bien de quoi je parle : mon plus jeune fils a été l’un des quatre premiers élèves sortis de l’école maternelle. Nous avons donc ouvert une école. À présent, il y a plus de deux cents élèves. ils sont tous sortis de quelque part, de l’anonymat que leurs parents avaient décidé d’abandonner pour s’assurer que leurs enfants n’en aient plus jamais besoin. cet engagement a pu être exprimé uniquement parce que le pays était désormais libre, parce qu’aide et assistance étaient disponibles et qu’il y avait des gens qui voulaient être juifs, même s’ils avaient cru être les derniers. cependant, ces conditions, bien que nécessaires, n’auraient pas été suffisantes. elles ouvraient la voie, mais elles ne suscitaient pas la volonté d’aller de l’avant. cette volonté était venue d’ailleurs. les parents. les grands-parents. meurtris et prostrés, émergeant du plus grand désastre que notre peuple ait jamais connu. entraînés à la survie, à la dissimulation, s’accrochant avidement à toute forme de vie qui permettrait d’effacer la marque de la mort. Élevant avec obstination et détermination leurs enfants à ne pas être juifs, à ne rien savoir de leur héritage passé. les élevant pour qu’ils vivent en sécurité. et pourtant, malgré tout cela, en dépit de la stratégie de survie, probablement sans même s’en rendre compte, certainement souvent même sans le désirer, ils ont implanté chez leurs enfants le savoir coupable. le vertigineux savoir ! De la Yiddishkeyt 9 secrète, à effacer mais à sauvegarder. c’est grâce à cela que leurs enfants et leurs petits-enfants ont voulu une école juive pour leurs propres enfants. Nous étions occupés à nous organiser, à remplir des demandes d’autorisation, à louer des locaux, élaborer des programmes scolaires – nous n’avions pas conscience du miracle dont nous étions les témoins.

8. 9.

en anglais l’auteur emploie le mot kvelled (fier), d’origine juive (kveln en yiddish « être ravi »). Yiddishkeit/Yiddishkeyt : la judaïté, la manière de vivre « à la juive ».

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c’est vrai, aujourd’hui dans deux immeubles du quartier d’Upper west side (à New york), il y a plus d’enfants juifs que dans tout Varsovie. et alors ? tandis que les uns étaient occupés à mettre en place l’école, les autres redonnaient vie à la shul. À présent, les enfants des fidèles courent dans la shul, quant à moi, je suis considéré comme un alte kaker [vieux schnock]. D’autres encore ne se sentaient pas à l’aise dans notre shul orthodoxe et ont établi une congrégation réformée. c’est parfait, plus on est de fous, plus on rit. les organisations juives se mirent à pousser comme des champignons, et bien sûr il y eut plus de grands chefs que d’indiens. Une association des jeunes fut créée, connut une crise, se scinda, et puis fut recréée. les camps d’été des Juifs commençaient par l’office du matin, Sha’harite, pour se terminer par des discussions acharnées, où on débattait de la quantité de religion qu’un Juif normal peut supporter. Un Juif normal. comme si c’était normal de parler d’un Juif normal… et pourtant, vingt ans plus tard, ce que nous sommes devenus. Une communauté juive normale, où les gens choisissent d’assister à cet office-là et certainement pas à un autre, ou carrément (davka) ne vont jamais prier, que diable ! et ceci non pas parce qu’il n’y a pas de shul. ou bien parce qu’ils ont peur. ou encore parce qu’ils ne sauraient pas quoi faire une fois à la shul. Juste, parce que c’est leur petit plaisir juif de le faire ainsi. il ne faut jamais parler aux média. Nous l’avons réussi. Traduit de l’anglais par Natasza Ponikowska

(First published in e Fall of the Wall and the Rebirth of Jewish Life in Poland: 1989-2009, shana Penn, editor; san Francisco 2009, taube Foundation for Jewish life and culture. Reprinted by permission).

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noTiCes suR les auTeuRs Nota bene : lors du colloque de 2004, nous avons distribué au public des notices biographiques sur les intervenants rédigées dans un style volontairement « pas sérieux ». Dans cette publication, avec l’accord des auteurs, nous avons en partie repris des extraits des notices de 2004, en y ajoutant les faits importants survenus depuis. alessandro amenTa, docteur en études slaves, traducteur de littérature contemporaine polonaise, enseigne à l’Université de tor Vergata de Rome. a longtemps habité à Gdańsk. auteur de nombreuses publications sur la littérature polonaise après 1989, le postmodernisme, les études de genre dans les pays slaves et de traductions. a publié entre autres : Il discorso dell’altro. La costruzione delle identità omosessuali nella narrativa polacca del Novecento; Inattese vertigini. Antologia della poesia polacca dopo il 1989. il a traduit des textes d’izabela Filipiak, zuzanna Ginczanka, andrzej stasiuk, wiesław myśliwski, Julian stryjkowski, eugeniusz tkaczyszynDycki et autres. agata aRasZKieWiCZ, co-responsable du colloque « cartographie(es) des minorités littéraires et autres » (2004), écrit sur la littérature et l’art. auteur d’un livre sur la poétesse polono-juive de l’holocauste, zuzanna Ginczanka (Wypowiadam wam moje życie. Melancholia Zuzanny Ginczanki [ Je vous donne congé de ma vie. la mélancolie de zuzanna Ginczanka], 2001), ainsi que de traductions de textes philosophiques de luce irigaray vers le polonais. elle collabore à la revue Czas Kultury [le temps de la culture] et a aussi un blog sur l’art elle vient de passer son doctorat à l’Université Paris 8 consacré à l’étrangeté subversive des femmes dans la prose de la période de l’entre-deux-guerres en Pologne. elle a également écrit un livre sur la culture, la vie et l’art, Nawiedzani przez dym [hantés par la fumée, 2011]. maria delaPeRRièRe, professeur des universités, ancien directeur de la section d’études polonaises à l’institut national des langues et civilisations orientales et du centre d’étude de l’europe médiane. Principaux ouvrages : les Avant-gardes polonaises et la poésie européenne , Paris, ies, 1991, Panorama de la littérature polonaise des origines à 1822 (en coll. avec F. ziejka), Varsovie, PwN-ies, 1992, Dialog z dystansu [Dialogue à distance], cracovie, Universitas, 1998, Polskie awangardy a poezja europejska [les avant-gardes polonaises et la poésie européenne], Katowice, Université de silésie, 2004, Pod znakiem antynomii [sous le signe de l’antinomie], cracovie, Universitas, 2006, la Littérature polonaise à l’épreuve de la modernité, Paris, ies, 2008, Polska literatura w interakcjach [la littérature polonaise en interactions], Varsovie, Neriton, 2011. elle a dirigé une vingtaine d’ouvrages collectifs dont : Baroque en Pologne et en Europe, Paris, Publications langues’o, 1990, Littérature et émigration dans les pays de l’Europe centrale et orientale, Paris, ies, 1996, Histoire littéraire de l’Europe médiane, Paris, l’harmattan, 1998, (Post)modernisme en Europe centrale : la crise des idéologies, Paris, l’harmattan, 1999, Mickiewicz par lui-même, Paris, ies, 2000, Słowacki aujourd’hui, Paris, ies, 2002, Absurde et dérision dans le théâtre est-européen, Paris, l’harmattan, 2003, la Poésie polonaise du xxe siècle : voix et visages, Paris, ies, 2004, la Littérature face à l’Histoire, Paris, l’harmattan, 2005, Europe médiane, aux sources des identités nationales (en coll. avec a. marès et B. lory), Paris, ies, 2005, Miłosz et le xxe siècle, Paris, ies, 2006, Joseph Conrad, un Polonais aux confins de l’Occident, Paris, ies et société historique et littéraire polonaise, 2009, Słowacki : lectures contemporaines, Paris, ies, 2010, la Pologne multiculturelle (avec F. ziejka), Paris, ies et société historique et littéraire polonaise, 2011. Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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maria Delaperrière est une passionnée inconditionnelle de littérature. elle explore les territoires de l’imaginaire polonais, et plus largement européen, et suit les mutations de la conscience contemporaine en mettant constamment en question les points de vue figés. anna demadRe-synoRadZKa, maître de conférences à l’université lille 3, spécialiste de Jerzy andrzejewski, a consacré à cet auteur une monographie (Andrzejewski, cracovie, wydawnictwo literackie, 1997) et publié une édition critique de son roman Miazga, wrocław, ossolineum 2002, série Biblioteka Narodowa [la Pulpe, traduit par Jean-yves erhel, Paris, Gallimard 1989, coll. Du monde entier]; elle prépare la publication du journal et de la correspondance d’andrzejewski. Passionnée par l’enseignement du polonais aux étrangers, elle a travaillé pendant plusieurs années sur un manuel destiné aux débutants francophones, dont elle achève actuellement la rédaction. elle partage ses loisirs entre la peinture et l’escrime. Kinga dunin, écrivain, féministe, sociologue. membre de l’opposition démocratique dans les années 1970-1980. enseigne la sociologie de la médecine à la Faculté de médecine de Varsovie. membre de la rédaction de la revue Krytyka Polityczna [critique politique]. cofondatrice du parti des Verts 2004. collabore avec Wysokie Obcasy [talons aiguilles], supplément féminin de Gazeta Wyborcza, principal quotidien national de centre-gauche. a publié entre autres: Czytając Polskę. Literatura polska po roku 1989 wobec dylematów nowoczesności [en lisant la Pologne : la littérature polonaise face aux dilemmes de la modernité], Varsovie, waB, 2004 ; Zadyma [Émeutes], cracovie, wydawnictwo literackie, 2007. izabela FiliPiaK, écrivaine, poétesse, essayiste, auteure des pièces de théâtre. Dès le début des années 1990, elle s'impose comme un personnage original de la vie littéraire en Pologne. elle s'implique dans l'ouverture de la nouvelle littérature polonaise à la pluralité des voix qui avaient été exclues du discours dominant. son doctorat (Obszary odmienności [Régions de la différence], 2007) porte sur la thématique de transgender et de la non-normativité (queer), ainsi que sur celle de l'existence lesbienne (pour ce faire, elle analyse tant les récits personnels que littéraires), celle de l'émancipation des femmes (en particulier la question de leur droit à faire les études supérieures), ainsi que sur les prémices des discours nationalistes (dont le sionisme esteuropéen) dans la culture de fin de siècle polonaise et européenne. elle enseigne au Département des cultures et des littératures anglophones de l'université de Gdańsk. comme écrivaine, elle excelle dans le domaine de l'humour noir, et elle explore les obligations et les dettes que nous impose la culture et l'histoire. Renseignements complémentaires et contact Konstanty GebeRT (Dawid warszawski) a fait ses études de psychologie à l’Université de Varsovie. Écrivain, journaliste et activiste du mouvement du renouveau culturel et religieux juif en Pologne. organisateur de l’Université juive volante (1979, clandestine). Participant aux négociations de la table ronde en 1989. correspondant de Gazeta Wyborcza pendant la guerre en ex-yougoslavie, conseiller de tadeusz mazowiecki (1992-1993), collaborateur de la commission de droits de l’homme des Nations unies et représentant celle-ci dans l’ex-yougoslavie. Pendant plusieurs années, rédacteur en chef de la revue culturelle juive en langue polonaise Midrasz. À partir de septembre 2011, directeur du bureau de european council on Foreign Relations de Varsovie. ses articles et livres sont publiés dans plusieurs pays. il a écrit entre autres : Mebel [Un meuble], l’analyse des négociations de la table ronde en 1989, londres, aneks, 1990, [Dawid warszawski] Obrona poczty sarajewskiej [la Défense de la poste de sarajevo], reportages sur la guerre dans les Balkans, Varsovie, Prószyński i s-ka, 1995, 54 komentarzy do Tory [54 commentaires de la torah], cracovie, austeria, 2003, Wojna czterdziestoletnia [la Guerre de quarante ans], histoire du conflit israélo-arabe dans les années 1967-2007, Varsovie, świat Książki, 2005, Living in the Land of Ashes : Essays on post-war Jewish history in Poland, cracovie, austeria, 2008; [avec anna olejKobus et Krzysztof Kobus – photos] Polskie alef-bet. Odzyskany świat Żydów polskich [alephBeth polonais : le monde retrouvé des Juifs polonais], Varsovie, cartablanca, 2009.

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irena GRudZińsKa-GRoss, professeur de littérature comparée. Depuis 2008, Associate Research Scholar au Département des langues et littératures slaves de l’Université de Princeton, depuis 2010, visiting professor à l’institut de slavistique de l’académie polonaise des sciences. a publié récemment: Miłosz i Brodski. Pole magnetyczne [miłosz i Brodski. le champ magnétique], cracovie, znak, 2007; Czeslaw Milosz and Joseph Brodsky. Fellowship of Poets, yale University Press 2009; (avec Jan tomasz Gross) Złote żniwa [la Récolte d’or], cracovie, znak, 2011, Golden Harvest, oxford University Press, 2011. Piotr GRusZCZyńsKi a collaboré en tant que critique de théâtre avec l’hebdomadaire catholique minoritaire, Tygodnik Powszechny [hebdomadaire universel], qui, comme tout journal catholique dans un pays catholique, compte presque tous ses ennemis parmi les catholiques. Écrit sur le théâtre d’art, minoritaire dans la vie théâtrale, généralement kitch. auteur du livre Ojcobójcy. Młodsi zdolniejsi w teatrze polskim [Parricides. Jeunes doués du théâtre polonais, Varsovie, waB, 2003] paru en tirage confidentiel. il a publié depuis Szekspir i uzurpator. Z Krzysztofem Warlikowskim rozmawia Piotr Gruszczyński [shakespeare et usurpateur : entretien de Piotr Gruszczyński avec Krzysztof warlikowski], Varsovie, waB, 2007 (édition française: Krzysztof warlikowski, Théâtre écorché. ouvrage conçu et réalisé par Piotr Gruszczyński, postface de Georges Banu, trad. par marie-thérèse Vido-Rzewuska, Paris, actes sud, coll. le temps du théâtre, 2007). en 2008, il est devenu le dramaturge du Nowy teatr à Varsovie, dirigé par Krzysztof warlikowski. il travaille aussi comme dramaturge à l’opéra (principalement avec mariusz treliński) et enseigne à l’akademia teatralna aleksander zelwerowicz de Varsovie. agata JaKuboWsKa, historienne et critique d’art. travaille à l’institut de l’histoire de l’art de l’Université adam mickiewicz de Poznań. habite à Varsovie. a publié Na marginesach lustra : ciało kobiece w pracach polskich artystek [sur les marges du miroir : le corps dans les œuvres des artistes polonaises], cracovie, Universitas ,2004 ; Portret wielokrotny dzieła Aliny Szapocznikow [Portrait multiple de l’œuvre d’alina szapocznikow], wydawnictwo Naukowe Uam, Poznań 2008 ; Artystki polskie [artistes polonaises], Varsovie, wydawnictwo szkolne PwN, 2011. Krystyna KŁosińsKa, professeur de littérature, travaille au Département de l’histoire de la littérature postromantique à l’Université de silésie de Katowice. auteur de Powieści o „wieku nerwowym” [les Romans sur «  l’âge nerveux  »], Katowice, éd. śląsk, 1988. son livre Ciało, pożądanie, ubranie. O wczesnych powieściach Gabrieli Zapolskiej [le corps, le désir, le vêtement. sur les premiers romans de Gabriela zapolska], cracovie, eFKa, 1999, est considéré comme l’un des ouvrages les plus importants de la critique féministe en Pologne (candidat pour le prix Nike 2000, prestigieux prix littéraire). Parmi d’autres publications : Fantazmaty. Grabiński – Prus – Zapolska [Fantasmes. Grabiński – Prus – zapolska], Katowice, Éditions de l’Université de silésie, 2004, Miniatury: czytanie i pisanie „kobiece” [miniatures : lire et écrire «  en femme »], Katowice, Éditions de l’Université de silésie, 2006, Feministyczna krytyka literacka [la critique littéraire féministe], Katowice, Éditions de l’Université de silésie, 2010. K. Kłosińska donne également les cours à l’Université Jagellonne de cracovie (département de gender studies) ainsi qu’à l’institut des recherches littéraires de l’académie polonaise des sciences de Varsovie. laura QueRCioli minCeR a soutenu à l’Université de szczecin en 2008 son doctorat consacré à la littérature juive en Pologne et en italie. enseigne à l’Université la sapienza à Rome l’histoire et la culture juives dans les pays slaves. ses centres d’intérêt tournent depuis longtemps autour des relations polono-juives et de la littérature juive d’expression polonaise. a publié de nombreux articles sur cette thématique et a assuré la direction de la publication de plusieurs livres. entre autres : Per amore della lingua. Incontri con scrittori ebrei (réd.), Rome, lithos 2005 ; Ojczyzny ocalonych. Powojenna literatura żydowska w Polsce i we Włoszech [les Patries des

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survivants : la littérature juive de l’après-guerre en Pologne et en italie], lublin, wydawnictwo Umcs, 2009 ; « il dibbuk e altre storie ebraiche nell’opera di wajda », in shloyme zaynvil Rapoport (an-ski), Il dibbuk. Fra due mondi, traduzione aleksandro Pellegrini, a cura di laura Quercioli mincer, cracovie-Budapest-torino, wydawnictwo austeria/Bollati Boringhieri editore, 2009. German RiTZ, slaviste suisse, professeur à l’Université de zurich. se spécialise dans la littérature polonaise des XiXe et XXe siècles. Nombreuses publications en allemand et en polonais : Die polnische Prosa 1956-1976 (1990), Jarosław Iwaszkiewicz: pogranicza nowoczesności [Jarosław Iwaszkiewicz. Les frontières de la modernité], trad. de l’allemand par andrzej Kopacki, cracovie, ossolineum, 1999, Polskie spotkanie z Niemcami : Jarosław Iwaszkiewicz i Stefan Georges [la Rencontre polonaise avec l’allemagne : Jarosław iwaszkiewicz et stefan Georges], in stawisko. almanach iwaszkiewiczowski, Bd. 4, Podkowa leśna 1999, Nić w labiryncie pożądania. Gender i płeć w literaturze polskiej od romantyzmu do postmodernizmu [le Fil dans le labyrinthe du désir : Gender et sexe dans la littérature polonaise du romantisme au postmodernisme], trad. de l’allemand par Bronisław Drąg, andrzej Kopacki, małgorzata łukasiewicz, Varsovie, wiedza Powszechna, 2002, Poeta romantyczny i nieromantyczne czasy. Juliusz Słowacki w drodze do Europy - pamiętniki polskie na tropach narodowej tożsamości [le Poète romantique et l’époque non romantique. Juliusz słowacki en route vers l’europe – les mémoires polonais sur les traces de l’identité nationale], trad. de l’allemand par małgorzata łukasiewicz, Université de wrocław, 2011. aleksandra seKuŁa a étudié à l’Université de Varsovie, son doctorat sous la direction de maria Janion portait sur « l’idéologie de zygmunt Krasiński : dilemmes et méandres de la pensée conservatrice polonaise ». membre, au sein de l’institut de recherches littéraires de l’académie polonaise des sciences, du groupe réalisant sous la direction de maria Janion le projet intitulé « la place de la femme dans la littérature, les idées et l’imaginaire polonais aux XiXe et XXe siècles ». a travaillé à la Fondation Polka, où elle a préparé l’exposition multimédia « Polka. medium. cień. wyobrażenie » [la Polonaise. médium. ombre. Représentation], présentée au musée d’art contemporain à zamek Ujazdowski de Varsovie en 2005. elle participe au projet de création de la bibliothèque « lectures libres », gratuite et accessible à tous sur l’internet. travaille comme rédactrice dans des maisons d’édition. a participé au colloque international « Polish and hebrew literature and National identity », Université de Varsovie, 2009, actes du colloque à paraître en anglais. sławomir sieRaKoWsKi a étudié à la faculté de sociologie à l’Université de Varsovie. Fait partie du groupe de recherches de Ulrich Beck à l’Université de munich. Publiciste, organisateur et penseur de la mouvance de gauche en Pologne. créateur et rédacteur en chef de la revue Krytyka Polityczna [la critique politique]. en 2008, il a participé au film polonais de l’artiste israélienne yael Bartana Mary Koszmary [Rêves cauchemars], où il prononce le discours appelant les trois millions de Juifs à revenir en Pologne (discours écrit avec Kinga Dunin). Déteste les notes biographiques cool. Kazimiera sZCZuKa travaille à l’institut de recherches littéraires de l’académie polonaise des sciences à Varsovie, donne des cours dans le cadre du programme gender studies à l’institut des sciences sociales appliquées de l’Université de Varsovie. a publié : Kopciuszek, Frankenstein i inne. Feminizm wobec mitu [cendrillon, Frankenstein et autres femmes : le féminisme face au mythe], cracovie, Fundacja eFKa, 2001 ; Milczenie owieczek. Rzecz o aborcji [le silence des brebis : sur l’avortement], Varsovie, waB, 2004. se définit comme féministe académicienne et de rue. Présentatrice d’émissions culturelles (et pas seulement) à la télévision. membre des groupes informels «siostry Frankenstein» [les sœurs Frankenstein] et «Porozumienie Kobiet 8 marca» [entente des femmes 8 mars].

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marek WasileWsKi a étudié à l’École supérieure des arts plastiques à Poznań et au central saint martins college of art & Design à londres. artiste, critique d’art. De temps en temps, commissaire d’expositions [« le chien dans l’art polonais », 2002]. auteur de deux livres : Sztuka nieobecna [l’art absent], Poznań, wydawnictwo obserwator, 1999, et Seks, pieniądze i religia: rozmowy o sztuce brytyjskiej [le sexe, l’argent et la religion : conversations sur l’art britannique], wydawnictwo obserwator, 2001. Depuis 2001, rédacteur en chef de la revue Czas Kultury [le temps de la culture]. enseigne à la Faculté de communication multimédia de l’académie des Beaux-arts à Poznań. agnieszka Weseli-GinTeR est historienne de la sexualité. ses écrits portent essentiellement sur l’histoire de la vie sexuelle en Pologne au XiXe et XXe siècle, sur le phénomène de la prostitution à Varsovie dans les années 1918-1939, sur l’éducation sexuelle des enfants et des adolescents au XiXe siècle, ainsi que sur la vie sexuelle des étudiants à la fin du XiXe et au début du XXe siècle à Varsovie. elle est l’auteur de textes pionniers sur l’homosexualité et la prostitution dans le camp d’auschwitz. elle crée également des installations multimédia, organise des performances, happenings et expositions de photographies. active dans les mouvements féministes et queer.

RédaCTRiCes du Volume agnieszka GRudZińsKa : à la suite d’un concours bizarre de circonstances dont il n’y a pas lieu de parler ici, enseigne la littérature polonaise contemporaine et la théorie et la pratique de la traduction à l’Université Paris-sorbonne. aime beaucoup ce qu’elle fait, et devrait donc en principe être reconnaissante au général Jaruzelski d’avoir déclaré le coup d’État en Pologne le 13 décembre 1981, mais sait que cela ne se fait pas. travaille sur la thématique juive et sur la représentation de l’holocauste dans la littérature polonaise, aimerait beaucoup en terminer (et en faire un livre), mais ne peut pas, car cela ne se termine pas. À la sorbonne, a animé le cinéclub et l’atelier de théâtre polonais. a traduit entre autres Gary/ajar, houellebecq et Duras en polonais, la prose de Norwid et les archives du ghetto de Varsovie (archives Ringelblum) en français. N’a jamais le temps et est toujours en retard – ses étudiants, ses amis et ses enfants en savent quelque chose. maître de conférence au Département de polonais de l’Université Paris sorbonne. a soutenu son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, intitulé « l’Épreuve de l’histoire, l’épreuve de la fiction : la littérature polonaise face à l’holocauste, 1940-1960 ». Kinga siaTKoWsKa-CallebaT a rejoint ce projet éditorial en cours de route, poussée par sa sympathie pour les minorités en général, et pour la directrice du volume en particulier. enseigne la langue (de moins en moins) et (de plus en plus) la littérature polonaises à l’université Parissorbonne où elle a terminé ses études de lettres polonaises il y a déjà un certain temps. son doctorat portait sur Pałuba, le roman de Karol irzykowski, que seuls quelques initiés connaissent en France, et pour le faire un peu mieux connaître a commis (avec l’aide précieuse de Patrick Rozborski) la traduction de quelques extraits sous le titre étrange la Chabraque. envisage une thèse d’habilitation consacrée à la prose polonaise d’après 1989, où les voix minoritaires se font, enfin, bien entendre, une fois qu’elle aura rempli sa tâche de chargée de mission d’inspection en polonais, auprès du ministère de l’Éducation nationale, tâche fort ingrate censée maintenir la pérennité de l’enseignement du polonais dans le primaire et le secondaire.

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index des noms de PeRsonnes

a abakanowicz magdalena 138 akhmatova anna 125 alexandre ier 148 amenta alessandro 85, 183 amesberger helga 62 amsellem Guy 7, 17, 22 anderson Benedict 155, 156 andrzejewska agnieszka 67, 72, XViii andrzejewska maria 69 andrzejewski Jerzy 7, 67-72, 184, XViii, XiX andrzejewski marcin 72 antoine andré 39, 42, 43 araszkiewicz agata 7, 13, 28, 30, 109, 183 arnold agnieszka 9 auden wystan hugh 119-121 auer Katrin 62 augé marc 19 auster Paul 10 autrand Dominique 12

Bobkowski Bartosz iX Bobowicz zofia 99, 105, 169 Bocianowski cécile 43, 50 Bogusz zbigniew 127 Bohdziewicz anna Beata XViii Bonnard Pierre 40 Bonnefoy yves 120 Borkowska Grażyna 111 Boulanger louis candide 76 Brandówna erna 78 Brandys Kazimierz 115 Brandysowa maria 111, 113 Braun christa von 112 Breguła Karolina Vii Brentano clemens 94 Brodsky Joseph 14, 117-126, XX Brown clemence 120 Burdzińska-Bojarska anita V Bürger Gottfried 90 Burko Jacques 167 Buthner stefan 61 Byron George Gordon Noel, dit lord – 90, 120

b Bąbiak Grzegorz 43 Banu Georges 185 Barańczak stanisław 121 Barczyk Bartlomiej XVii Bartana yael 186 Bator-stępień zofia 60, 62 Batory (Báthory erzsébet) comtesse 91, 92 Batory, fondation 156 Bauman zygmunt 131 Bayley John 120 Beauvoir simone de 111 Beck Ulrich 186 Benn Gottfried 32 Bernhard sarah 41, 144 Bernhard thomas 144 Bersani leo 9 Biagini Furio 165 Bielas Katarzyna 127 Bieniasz Józef 39 Biłoś Piotr 44, 56, 63, 84, 88, 103, 108, 115, 152 Bishop elisabeth 121 Bloch ernst 165

C cadot michel 74 camus albert 9 cavallucci Fabio i cazin Paul 43, 151 charcot Jean-martin 91, 94 claudia snochowska-Gonzales 99 clifford James 19 clinton Bill 154 colarossi Filippo 40 conrad Joseph 19, 183 creede Barbara 92 czachowska Jadwiga 40 czajkowski michał 74, 75, 77 czaykowski Bogdan 123 czermińska małgorzata 128 czerniaków adam 169

d Dąbrowska maria 28, 69 Dante alighieri 122, 123, 126

Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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iNDeX Des Noms De PeRsoNNes

Delacroix eugène 76 Delaperrière maria 7, 17, 25, 74, 183, 184 Delsol chantal 51 Derrida Jacques 22 Desmond william 168 Dichter wilhelm, voir Rubinowicz wilhelm Dickinson emily 121 Donguy Jacques 17, 53, 170 Donne John 121, 177 Douchy thérèse 20, 168 Drąg Bronisław 186 Drotkiewicz agnieszka 99 Dugin itzhak 174 Dunin Kinga 7, 55, 56, 77-80, 105, 184, 186 Duras marguerite 187 Dutoit Ulysse 19 Dworkin andrea 62

e eder Richard 119 eliot thomas stearns 121, 179 englert Jerzy XiV erhel Jean-yves 184

F Fangor wojciech 131, 133, 134 Fanon Franz 100 Farson Daniel 90, 91 Fejkiel władysław 62 Felman shoshana 175 Filipiak izabela 7, 13, 28, 45, 183, 184 Finné Jacques 89, 91, 95 Foucault michel 19 Franaszek andrzej 68 Franenberg Joëlle 165 Franus ewa 132, 134 Freud sigmund 9, 19, 20, 21, 84, 93 Fukuyama Francis 51 Füssli Johann heinrich 93

G Gagarine Grégoire ivanovitch 148 Gardulski marek XV Gary Romain /emile ajar 187 Gaszyński Konstanty 54 Gąsiorowska Roma XVi Gebert Konstanty (pseud. : Dawid warszawski) 8, 13, 177, 184 Georges stefan 186 Géricault théodore 76

Ginczanka zuzanna 7, 13, 28-30, 109-115, 183, XXi Gioni massimiliano i Gola Jola 127-130, 134 Goldfaden (Goldnfoden) abraham/avrum/ avrom 178 Gołuchowski Józef 149 Gombrowicz witold 10-12, 19-22, 69, 78, 84, 85, 112 Gorki maxime 143 Goszczyński seweryn 7, 73-76 Grabowska marta 50, 135, 140, 175 Grabowski michał 77 Gramont louis 42 Grass Günter 10 Green arthur 159 Grégoire XVi 148 Grodzka (Rudaś-Grodzka) monika 152, XVii Gromek Joanna 13 Gross Jan tomasz 13, 156, 157 Grossek-Korycka maria 27, 28 Grottger artur V Grudzińska agnieszka 7, 15, 113, 185, 187 Grudzińska-Gross irena 14, 117, 121 Gruszczyński Piotr 7, 14, 141, 185 Grydzewski mieczysław 110 Gryglewicz tomasz 131 Grynberg adam 159, 161, 163, 164 Grynberg henryk 161 Grzegorzewski Jerzy XiV Guizot François 148

h halbmayr Brigitte 62 hartwig Julia 34, 36, 37, Xii hass Robert 120 heaney seamus 120, 121 hecht anthony 118 heller agnès 155 henkel Barbara 135 herling-Grudziński Gustaw 168 hertz zygmunt 69 hoffmann e.t.a. 90, 94 hofman michael 120 houellebecq michel 187

i ibsen henrik 20 iłłakowiczówna Kazimiera 31, Xii illg Jerzy 13, 119 irving henry 94

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iNDeX Des Noms De PeRsoNNes

irzykowski Karol 7, 73, 77-80, 82-84, 187, Viii iwaszkiewicz Jarosław 68, 69, 77, 186

J Jabłońska elżbieta 18 Jaffe shirley 129 Jakubowska agata 7, 13, 127, 185 James henry 10 Janicka elżbieta XVii Janin zuzanna 18 Janion maria 7-11, 14, 17, 21, 51, 56, 74, 89, 152, 167, 169, 186, ii, iii, XVii Jański Bogdan 149 Jardine alice 111 Jarecka Dorota 127 Jaruzelski wojciech 56, 187 Jastrzębiec-mosakowski marek 85 Jeleński Konstanty a. 69 Jellenta cezary 47 Jezewski christophe 12

K Kaczyński lech 167 Kafka Franz 160, 165 Kamieńska anna 35, Xii Kantor tadeusz 138 Karwowska Bożena 120, 123 Kasprowicz Jan 40 Kenney Podraic 56 Kiec izolda 110, 111 Kisielewski stefan 68 Kiślak elżbieta 124 Kjellberg anna 119 Kleiner Juliusz 76 Klejnocki Jarosław 100, 101 Kłosińska Krystyna 7, 39, 185 Knysz-tomaszewska [Knysz-Rudzka] Danuta 40, 43 Kobus Krzysztof 184 Komornicka maria (Piotr odmieniec [le Différent] włast) 7, 13, 17, 27, 28, 45-47, 49, 50, 69, Xiii Kompała waldemar XX Konopnicka maria 69 Konstatynow Dariusz 128 Konwicki tadeusz 128 Kopacki andrzej 186 Kopeć marcin XV Korczak Janusz 169 Korzeniewska ewa 40

Kościuszko tadeusz 169 Kościuszkowa Janina 61 Kossak Juliusz 76 Kowalska anna 71 Kozioł Urszula 36, 37 Kozyra Katarzyna 13, 18, i Krajewski stanisław 160 Krajski stanisław 138 Krasińska eliza 12 Krasiński zygmunt 8, 14, 17, 147-152, 186, XiV Kristeva Julia 43, 53, 92, 113 Kroh aleksandra 167 Kronenberg 174 Kruba Émile 74 Kuncewiczowa maria 28 Kuncewiczowa zofia 12 Kwapiszewski marek 74

l lacan Jacques 18-20, 38, 84 laclau ernesto 105, 107 lajarrige Jean 40, 41 lamartine alphonse de 148 lanzmann claude 174, 175 latawiec Bogusława 17, 37 lauder, fondation R.s. 180 le Fanu John sheridan 90 leatherdale clive 94, 95 lechoń Jan 69 legras Roger 52, 57, 163 lelewel Joachim 17 lem stanisław 139 lemardeley-cinci, marie-christine 54 lénine Vladimir 159 leociak Jacek 114 leśmian Bolesław 21 levi Primo 171 leyris Pierre 179 linowska stefania 39 lipiński eryk 111 lipska ewa 33, Xii lisowski Georges 20 loden Barbara 17 lory Bernard 183 losiew lev 124 lowell Robert 118-120 lugné-Poe aurélien 39 lupa Krystian 14, 141-144, XV

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iNDeX Des Noms De PeRsoNNes

Ł łobodowski Józef 109 łukasiewicz małgorzata 169, 186 łużny Ryszard 74

m mach ernst 83 machcewicz Paweł 156 macor-Filarska isabelle 33 maistre Joseph de 149 makowiecki andrzej z. 40 malczewski antoni 75, 76 malinowski Bronisłav 19 mandelstam ossip 120 mann thomas 73 marès antoine 183 marigny Jean 91 masłowska Dorota 7, 14, 99, 101, 102, 105108, XVi masłowski michel 17, 51, 53, 170 matejko stanisław iii mazepa iwan 76, 77 mazowiecki tadeusz 184 mcNally Raymond t. 92 merton thomas 13 merwin william stanley 120 michel-ange 20, 21, 54 mickiewicz adam 17, 52-54, 57, 79, 123, 124, 127, 162, 163, 168-170, 183, 185 mikołajewski Jarosław 115 milch Baruch 169 miłosz czesław 13, 14, 20, 22, 68, 69, 114, 117126, 160, 183, 185, XViii, XX mine Karel 61 modrzejewska helena 41 monroe marylin 141 montalembert charles de 148 moss howard 118 myśliwski wiesław 183

n Nabokov Vladimir V. 73 Nagórski adam 69 Najberg leon 172, 173 Nałkowska zofia 12, 28, 47, 78, 111, 112 Nałkowski wacław 47 Napoléon iii 148 Nasiłowska anna 87 Néron 169 Nicolas ier 149

Niero alessandro 120 Nietzsche Friedrich 20, XV Niezabitowska małgorzata 177 Nieznalska Dorota 18, 139, 140 Nochlin linda 129 Norwid cyprien Kamil 169, 187 Novosiltsev Nikolaï 55 Nowicki Joanna 51

o obertyńska Beata 31 odmieniec Piotr (le Différent) włast, voir Komornicka maria okołowicz stefan XXiii olej-Kobus anna 184 orzeszkowa eliza 12 ostaszewska maja XiV ostrowska Bronisława 27 otowski Józef 61 ovide 123

P Pajzdreska helena (hajota) 27 Pankowski marian 7, 85-88 Pasieczny Robert 128 Paszkiewicz Piotr 128 Paul christa 62 Pawlikowska-Jasnorzewska maria 28, 29, 31, 157, Xii Pellegrini aleksandro 186 Penderecki Krzysztof 138 Penrose Valentine 92 Perechodnik calel 8, 167-175, Xi Pie iX 148 Piechocka zofia 128 Pietrkiewicz Jerzy 69 Pilch Jerzy 103 Piłsudski Józef Klemens 169 Pingel Falk 62 Piotrkowski Piotr 131, 139 Piper Franciszek 62 Pissarro camille 40 Platon 152 Podraza-Kwiatkowska maria 46, 49 Poe edgar 10 Polański Roman 154 Polidori John william 90 Polonsky antony 162 Poniatowski prince Joseph 169 Ponikowska Natasza 144, 182 Pope alexander 120

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iNDeX Des Noms De PeRsoNNes

Popiełuszko Jerzy 55 Poradowska marguerite 19 Poświatowska halina 30, 31, Xii Preskett Prest thomas 90 Przemyk Grzegorz 55 Przyboś Julian 17, 114 Przybyszewski stanisław 40, 84 Pustoła Konrad iX

Q Quercioli mincer laura 8, 159, 186

R Raine craig 120 Rajkowska Joanna iX Rao Raja 123 Rapoport (an-ski) shloyme zaynvil 186 Remiezowicz eryk 100, 103 Renoir Pierre auguste 40 Reouven René 90 Reymont wladysław 40 Reytan/Rejtan tadeusz iii Rich adrienne 54 Ritz German 7, 68, 73, 76, 86, 186 Robert marthe 165 Robespierre maxime de 148 Rodziewiczówna maria 69 Roger alain 95 Rogoff irit 128 Roux Jean-Paul 89 Rozborski Patrick 77, 187 Rubinowicz Bronisław 161 Rubinowicz wilhelm (il s'agit de wilhelm Dichter – il porte le nom de son père adoptif ) 159-164 Rudaś-Grodzka monika, cf. Grodzka monika Ruta-Rutkowska Krystyna 87 Rzewuski henryk 77, 149

s sacher-masoch leopold von 73, 78, 83 sade Donatien, marquis de ~ 83 sadowska Barbara 55, 69 said (saïd) edward wadie 21 salgas Jean-Pierre 11 sariusz-skąpska izabella 167, 168 sariusz-skąpski andrzej 167 sawicki waldemar 127 schatz Jaff 160, 164, 165

193 schikorra christa 62 schleef einer XV schneider manfred 93 schopenhauer arthur 83 schudrich michael 180 schulz Bruno 20, 21, 77 schwab werner XV sekuła aleksandra 8, 14, 147, 186 sérusier Paul 44 seurat Georges Pierre 40 shakespeare william 41, 121, 185 shallcross Bożena 119 siatkowska-callebat Kinga 77, 187 sidre Georges 20 sienkiewicz henryk 12, 84, 124 sierakowski sławomir 8, 153, 186 słowacki Juliusz 17, 54, 74-76, 114, 147, 169, 183, 186 smolar aleksander 131 snochowska-Gonzales claudia 7, 99 sobański antoni 69 sobieraj lucjan 61 sofsky wolfgang 62 sontag susan 121 spielberg steven 154 spławiński Grzegorz 33 stanek Krzysztof Vi stanisławski Piotr XXii stanisławski Ryszard 129-131 starobinski Jean 93 staś fils de Kinga Dunin 55, 56, 180 stasiuk andrzej 183 staszewski wojciech 100 stoker Bram 89-95 stoker Florentine 95 strand mark 121 stryjkowski Julian 85, 183 suleiman Rubin susan 129 surynt izabela 84 synoradzka-Demadre anna 7, 67, 69, XViii, XiX szapiro Paweł 167, 172 szapocznikow alina 7, 13, 127-135, 185, XXii szczepkowska Joanna 141 szczerski andrzej 131 szczuka Kazimiera 7, 12, 14, 21, 51, 186 szeliga maria 41 szpyrkówna maria 27 szyc Borys XVi szymanowski Karol 69 szymańska irena 67, 70, 71, 72 szymborska wisława 29, 32, 33, 35-38, Xii

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iNDeX Des Noms De PeRsoNNes

Ś śpiewak Jan 110 święch Jerzy 115 świetlicki marcin 101, 102 świrszczyńska anna 31-34, 37, Xii

T tarnowska maria 13 tchórzewski Jerzy 132, 134, 135 tepes Vlad 91 tkaczyszyn-Dycki eugeniusz 183 toeplitz Krzysztof teodor 133 tokarska-Bakir Joanna 13 tolstaya tatiana 121 tomasik Krzysztof 69, 133 tomaszewski tomasz 177 tosza elżbieta 121 treliński mariusz 185 trentowski Bronisław 149 tsvetaeva marina 122 tuwim Julian 21, 109, 110

u Umińska Bożena 110

V Van crugten alain 86, 87 Van Gogh Vincent 40 Van helsing 91, 92, 94, 95 Vernet carle 76 Vidal-Naquet Pierre 165 Vido-Rzewuska marie-thérèse 185 Vrba Rudolf 174

W wajda andrzej 12, 67 walcott Derek 118, 119, 121 wallis aleksander 130 warhol andy 143, 144 warlikowski Krzysztof 141, 185 warszawski Dawid, pseud., voir Gebert Konstanty wasilewski marek 7, 13, 18, 137, 187 watowa ola 160 weil simone 141 weinstock Nathan 165

weissbrot Daniel 120 weseli-Ginter agnieszka 7, 59, 187 whitman walt 123 wielopolska maria Jehanne ( Joanna) née walewska 111 wiesel elie 154 wieviorka annette 167 wilbur Richard 118 wilczyk wojciech X wiślicki adam 42, 43 wisse Ruth 162 witek Krystyna 61 witkacy, voir witkiewicz stanisław ignacy witkiewicz stanisław ignacy 20, 137 włast Piotr, pseud., voir Komornicka włodarczyk wojciech 132 wójcik Julita 18 wolf leonard 89, 94 woronicz Jan Paweł 149 woroszylski wiktor 68 wroblewska hanna i wyspiański stanisław 40

Z zagajewski adam 125 zahorski lech 129 zaïdl motke 174 zaleski Józef Bohdan 75 zalejski marek iii zapolska Gabriela 7, 12, 39-44, 185 zawadowska agnieszka 89 zawadzki Paul 167 zawieyski Jerzy 69 zawistowska Kazimiera 27, 28 zawisza agnieszka V zdanowicz ian 50 ziejka Franciszek 183 zieliński Jan 151 zmijewski artur i zybura marek 84

Ż Żebrowska alicja 18 Żmigrodzka maria 74, 169 Żuławski Xawery XVi

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index des noms de PeRsonnaGes FiCTiFs

a abel (Bible) 153, 155 adèle, personnage, la domestique 21 ahriman, représentant du mal dans le zoroastrisme 151 ala, la conformiste, personnage du roman de D. masłowska Polococktail party 102 angela, personnage du roman de D. masłowska Polococktail party 102 angelika, peintre allemande, personnage du roman de Karol irzykowski la Chabraque 78-81, 83

b Berestajka, personnage du roman de Karol irzykowski la Chabraque 78, 80-82

C caïn (Bible) 153, 155 cendrillon, personnage du conte éponyme de charles Perrault 186

d Démiurge 21 Dracula 89, 90-92, 94, 95 Dunin maria, personnage du roman de Karol irzykowski les Rêves de Maria Dunin, palimpseste Viii

e eros 81 ève (Bible) 110

F Fort, le Fort, personnage du roman de D. masłowska Polococktail party 99-103, 106-108 Frankenstein 132, 186

G Galathée 81 Gustave-Konrad, héros des Aïeux de mickiewicz 17

h henio, protagoniste autobiographique de Victoire de henryk Grynberg 163, 164 henri comte, personnage de la Comédie non divine de zygmunt Krasiński 17

J Jack l’Éventreur 90, 94 Jonathan, personnage du livre de Bram stoker, Dracula 91, 92, 95 Judith (Bible) 76

K Kali, « mère noire » de l’hindouïsme 54 Katz andzia, personnage du livre de w. Dichter le Cheval du bon Dieu 162 Konrad (wallenrod), personnage éponyme du récit poétique d’adam mickiewicz 17, 54, 163, 171 Kordian, personnage éponyme du drame de Juliusz słowacki 17, 54 Korolenko 79 Krak chevalier 17 Ksenia, personnage du roman de Karol irzykowski la Chabraque 75, 76 Kseńka la folle, personnage du roman de Karol irzykowski la Chabraque 78, 79

l léon (protagoniste de la pièce de s. i. witkiewicz la Mère) 20 lolita, personnage éponyme du roman de Vladimir Nabokov 73 lucy, personnage du livre de Bram stoker, Dracula 91, 93-95

m maria, personnage du roman de Karol irzykowski La Chabraque 81 michał, le père adoptif dans le Cheval du Bon Dieu et l’École des mécréants de wilhelm Dichter 162-164 mina, personnage du roman Dracula de Bram Cultures d’Europe centrale - hors série no 8 (2012).

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iNDeX Des Noms De PeRsoNNaGes FictiFs

stoker 91, 93-95 moïse (Bible) 20, 21, 165

n Nebaba, cosaque 75, 76 Nosferatu 92

o, Œ Œdipe 78 ola, personnage de la Chabraque de Karol irzykowski 78-82 orlika, personnage de la Chabraque de Karol irzykowski 7 5, 76 ormuzd (oromaze des Grecs) 151

P Paulina, personnage de la Chabraque de Karol irzykowski 78, 80, 81 Pygmalion 817

R Rollinson madame, personnage des Aïeux de mickiewicz 55 Rosenthal monsieur, personnage du Cheval du Bon Dieu et de l’École des mécréants de wilhelm Dichter 162, 163 Rudolf, personnage du roman éponyme de marian Pankowski 86, 87

Rutwen (lord), personnage de la nouvelle Vampire de John william Polidori 90

s salomé (Bible) 75-77 semenko, cosaque 76 strumieński fils (Paweł et Piotr) 78-81, 83 strumieński père 78 szwaczko, l’Ukrainien dans la Chabraque de K. irzykowski 76

T tadzio, personnage de la nouvelle de thomas mann Mort à Venise 73 thanatos 81

u Uszer, personnage de Victoire de henryk Grynberg 163, 164

W wanda, personnage légendaire, fille de Krak 17, 18 wilek, personnage du roman l’École des mécréants de wilhelm Dichter 162-164

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Cultures d’europe

Centrale

Revue publiée par le CiRCe Centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes université Paris-sorbonne l’idée d’« europe centrale » est apparue au XiXe siècle pour désigner tout d’abord la « mitteleuropa » germanique, soit réduite à la petite allemagne bismarckienne, soit étendue à la sphère d’influence germanique de l’empire austro-hongrois. après la seconde Guerre mondiale, l’europe centrale désignait plutôt les « petits peuples slaves », longtemps considérés sous l’angle strict de leurs frontières nationales, et l’on s’est résigné à ne voir en eux que la pointe la plus proche du « glacis communiste » : c’était, pour reprendre l’expression de milan Kundera, l’époque de « l’occident kidnappé ». Depuis 1989, c’est une évidence qu’il faut dépasser ces clivages obsolètes et susciter une réflexion transversale qui interroge sous le signe d’une « histoire partagée » la cohérence et les divergences de cette vaste région multiculturelle, « entre allemagne et Russie », mais composée d’une mosaïque de cultures imbriquées les unes dans les autres et qui se sont mutuellement fertilisées. cette conviction est à l’origine du centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes (ciRce), qui prend en compte les apports de l’histoire et des sciences sociales, tout en s’attachant aussi à l’étude des phénomènes esthétiques (littéraires et artistiques). les thèmes de recherche abordent les enjeux collectifs de cette aire culturelle commune : croisements et passages littéraires, historiques, sociologiques, politiques et identitaires, autour de programmes pluriannuels, parmi lesquels figurent « les confins en europe centrale », « l’illustration en europe centrale », « identités et modernité en europe centrale » et « les villes multiculturelles en europe centrale ». la revue Cultures d’Europe centrale publie en numéros thématiques les travaux issus des programmes de recherche organisés par le ciRce, ainsi que des ouvrages « hors série » consacrés à une culture particulière, dossiers et anthologies, ou édition d’un texte classique dont l’absence en français constitue une lacune dommageable pour la connaissance de la culture en question. la revue est une revue éditée, depuis sa création. le comité de lecture retravaille avec chaque auteur sa contribution, afin de constituer chaque volume en un tout cohérent. la préparation de chaque numéro est confiée à un ou plusieurs rédacteur(s) ; néanmoins, les opinions exprimées dans les textes sont de la stricte responsabilité de leur auteur.

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numéros parus no 1 (2001) : « Figures du marginal dans les littératures centre-européennes » textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, 2e éd., 2003, 104 p., 6 € la littérature traite toujours de cas singuliers, d’individus exceptionnels qui sont d’une manière ou d’une autre en porte à faux avec le monde. l’europe centrale, région aux frontières mouvantes, présente une unité culturelle et historique, mais n’en a pas moins été aussi déchirée par les particularismes identitaires de nations en construction. les identités (linguistiques, ethniques, nationales, religieuses, sociales, il faudrait ajouter sexuelles) y sont toujours multiples et «non évidentes ». c’est donc à cette complexité des identités qu’est dédié ce volume, centré sur la figure de l’autre, exclu et excentrique, du marginal comme métaphore de l’existence centre-européenne, à travers les œuvres de Franz Kafka, Joseph Roth, Bohumil hrabal, witold Gombrowicz, yisroel Rabon et Josef winkler.

no 2 (2002) : «  merveilleux  et  fantastique  dans  les  littératures  centre-européennes » textes réunis par Bernard BaNoUN et Delphine Bechtel, 2002, 187 p., 8 € ce volume aborde les définitions et les rapports généalogiques entre le merveilleux et le fantastique en europe centrale et orientale, région comprise ici comme « territoire du fantastique » commun. le « premier » fantastique y naît tout d’abord en réaction aux lumières, dans le sillage du romantisme et des idées herdériennes, il puise dans les traditions du merveilleux populaire et diverses sources folkloriques (germaniques, slaves et juives). l’influence des contes de Grimm et d’e.t.a ; hoffmann s’étend ainsi dans toute l’europe centrale jusqu’en Russie, avec Gogol. l’apparition du « second » fantastique en europe centrale autour de 1900 se caractérise par son ancrage dans le rejet du scientisme et du positivisme occidental, lié à la diffusion de courants irrationalistes tels qu’occultisme, spiritisme, magie ou théosophie. sans que les thèmes et les formes se démarquent systématiquement du premier fantastique, ces courants sont particulièrement sensibles en autriche chez meyrink, Kubin, hofmannsthal, schnitzler, en Bohême chez František langer ; chez d’autres auteurs domine le recours aux traditions mythiques du passé national et au messianisme (wyspianski, Peretz), ou encore la référence à un mythe englouti (Perutz, lernetholenia, appelfeld).

no 3 (2003) : Esthétique des confins I : « le Voyage dans les confins » textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, 2003, 247 p., 12 € territoires à la frontière, les confins représentent un ailleurs géographique mais aussi poétique, cristallisant et parfois renversant l’opposition entre le « centre » et la « périphérie ». Dans les pays d’europe centrale, il y va souvent d’un mythe collectif : le rêve des allemands et des autrichiens sur la Galicie, des Polonais sur la lituanie ou l’Ukraine, des tchèques sur la slovaquie, des hongrois sur la transylvanie, des Juifs assimilés sur le monde de la culture yiddish, pour n’en citer que quelques exemples. le récit de voyage vers les confins, départ d’un centre oppressant vers un « ailleurs » salutaire, reposant sur la nostalgie d’un pays à la fois proche et lointain, d’une « patrie personnelle », exprime à travers un genre littéraire particulier cette aspiration au ressourcement géographique et spirituel. Études de cas d’artistes, d’essayistes et d’écrivains allemands et autrichiens (Döblin, Däubler, Franzos, schnitzler), hongrois (Németh), tchèques, yiddishophones (Peretz, anski), polonais (schulz, Kossak-szczucka), russe (sigismund Krzyzanowski), mais aussi francophones (simenon, Ritter).

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no 4 (2004) : Esthétique des confins II : « le mythe des confins » textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, 2004, 262 p., 12 € en europe centrale et orientale, les « confins » jouent un rôle tout particulier dans la genèse de mythes identitaires et nationaux, tout comme dans l’imaginaire littéraire des cultures qui la composent. ces territoires placés à la frontière d’une civilisation qui se comprend comme un rempart de l’occident (les marches de l’est pour l’allemagne, les Kresy pour la Pologne, par exemple), se déclinent aussi sur le mode du lieu mythique des origines, du paradis perdu de l’enfance ou de l’atlantide engloutie. la redécouverte de ces régions multiculturelles enfermées dans un mur de l’oubli durant l’ère communiste permet enfin d’en mesurer la pertinence pour la constitution des identités modernes. ce numéro rassemble à la fois des articles de fond sur le concept de confins vus d’un centre qui se déplace (Pays germaniques, Roumanie, Pologne, Biélorussie, hongrie, etc.) et des études ancrées dans les provinces à l’identité à la fois particulière et multiple que sont les « sudètes », la Posnanie, la Galicie, le Banat, la translyvanie, la slovaquie, etc.

no 5 (2005) : Esthétique des confins III : « la Destruction des confins » textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, 2005, 305 p., ISBN 978-2-9522710-8-0 14 € le dernier volet aborde la partie noire et tragique du sort de ces territoires aux frontières : la destruction des confins, c’est-à-dire, de la montée des fascismes et la seconde Guerre mondiale à la période soviétique et au delà. elle part du constat de la destruction irrémédiable des « confins » (anéantissement planifié de populations, déportations, dictatures – nazisme, stalinisme), pour en examiner les conséquences, de la nostalgie d’un monde englouti à sa redécouverte jusqu’à nos jours.

no 6 (2006) : l’illustration en europe centrale aux XiXe et XXe siècles : un état des lieux textes réunis par markéta theiNhaRDt et Pierre BRUllÉ, 2006, 248 p., 18 € au XiXe et au XXe siècle, l’art de l’illustration a connu un développement remarquable dans le monde occidental, en particulier en europe centrale. cette évolution a été favorisée non seulement par le progrès technique des moyens de reproduction mais aussi par le changement considérable des conceptions esthétiques qui devait aboutir à la fin du XiXe siècle, dans cette aire culturelle riche et complexe, à des réformes profondes de l’enseignement artistique et à la fondation des « sécessions », accordant une plus grande importance aux arts graphiques. l’illustration a aussi joué un rôle capital dès le début du XiXe siècle dans les tentatives d’élaboration d’esthétiques nationales. couvrant le vaste espace culturel des pays centre-européens, avec l’allemagne, l’autriche, la Pologne, la hongie, les Pays tchèques, et une période qui va du Biedermeier jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, le volume rassemble des essais très divers qui s’intéressent, entre autres, à l’adéquation de l’image et du texte, à la décoration du livre, aux relations de l’illustrateur avec ses commanditaires ou son public… Riche en informations et en analyses précises, il révèle des caractéristiques fondamentales de l’illustration centre-européenne moderne, à travers l’étude d’ensembles marquants, parfois inédits ou pour le moins peu connus.

no 7 (2008) : multiculturalité urbaine en europe centrale : villes moyennes et bourgades (fin XiX e siècle – début du XXie siècle) textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, 2008, 262 p., 16 € si l’on considère l’europe centrale comme un ensemble de cultures caractérisées par un enchevêtrement fertile et une « histoire partagée », on voit apparaître les villes multiculturelles comme l’une de ses spécificités. l’importance des phénomènes urbains en europe centrale se mesure en rapport avec un

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essor industriel souvent plus tardif, une structure sociale plus archaïque ou enore les rapports complexes qu’entretiennent les centres urbains avec les campagnes et la mosaïque ethnique et culturelle qui les composent et les opposent. De ces lieux centre-européens où s’entrecroisaient deux, trois ou quatre cultures différentes, une première distribution se fait en fonction de la taille, entre métropoles, centres régionaux, villes moyennes et petites villes provinciales. Nous focalisons ii notre attention sur la constitution du « maillage » de l’espace centreeuropéen par des villes d’importance moyenne, voire des bourgades. ces îlots urbains constituaient-ils des enclaves dans un arrière-pays plus homogène ? comment la multiculturalité des petites villes a-t-elle évolué au rythme des heurts du XXe siècle ? a-t-elle disparu, résisté ou muté ? Quels en sont les reflets dans la production culturelle et artistique au sens large (sociabilité, presse, littérature, cinéma, arts, etc.) ?

no 8 (2009) : lieux communs de la multiculturalité urbaine en europe centrale textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, éd. clara RoyeR , 2009, 248 p., 16 € les villes d’europe centrale sont caractérisées par leur multiculturalité. celle-ci s’est cristallisée, dans les expériences concrètes de ses habitants ou dans les représentations qui en ont été retenues, à travers des images où émergent des lieux communs : objets, lieux ou situations-types, mais aussi clichés, stéréotypes, emblèmes, discours et récits codés. les études ici rassemblées abordent ces lieux communs par des analyses thématiques (la toponymie, les interférences linguistiques, les motifs romanesques de la mixité), ou en s’attachant à un aspect concret de la réalité socioculturelle de certaines villes (Berlin, Prague, Budapest, Varsovie, lviv, czernowitz, Brody) ou régions (Bohême, silésie, Galicie, Biélorussie, moldavie et Valachie, hongrie, slovaquie) emblématiques.

numéros hors série : hors série no 1, 2002 : Poésie latine de Bohême, Renaissance et maniérisme : anthologie textes réunis par hana JechoVa-VoisiNe et Jacques VoisiNe, 2002, 130 p., épuisé cette anthologie d’œuvres écrites en latin au cours du XVie siècle en Bohême recèle un aspect méconnu d’une culture décisive de l’europe centrale. située entre le début de la Renaissance et l’annonce du Baroque, cette production apporte un témoignage sur la pensée et l’imagination d’auteurs attachés à dépasser les conflits religieux : l’existence même de ces œuvres reflète la tolérance, durant le siècle qui précède la Guerre de trente ans, d’un pays qi fut ouvent espace de dialogue et d’asile. 34 poésies choisies, préfacées et commentées par hana Jechova-Voisine et Jacques Voisine. texte bilingue, latin et français.

hors série no 2, 2003 : aux frontières, la carinthie : une littérature en autriche des années 1960 à nos jours textes réunis par Bernard BaNoUN, 2009, 251 p., 16 € Région fédérale d’autriche, limitrophe de l’italie et de la slovénie, la carinthie a donné naissance à quelques-uns des plus grands auteurs de la littérature du XXe siècle, parmi lesquels Robert musil et ingeborg Bachmann. À côté de l’étude de la situation culturelle et politique de la région, les analyses et les textes littéraires d’une trentaine d’auteurs réunis dans ce volume se penchent sur le mélange et la cohabitation des deux groupes ethniques et linguistiques (allemand et slovène), l’extraordinaire musicalité du dialecte carinthien qui en résulte peut-être, la chape de silence posée sur l’histoire récente qui force les auteurs à inventer souvent leur langue propre, et enfin sur la question du rapport entre littérature du terroir (carinthien), littérature nationale (autrichienne) et littérature universelle. ce volume contient, entre autres, des textes d’auteurs tels que ingeborg Bachmann, christine lavant, michael Guttenbrunner, Peter turrini, werner Kofler, Gert Jonke, Josef winkler, Florian lipuš, Gustav Januš, etc.

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hors série no 3, 2004 : la Terre des grandes promesses et des partis pris Édition bilingue et commentée d’extraits choisis du roman la Terre promise de władysław stanisław Reymont. textes réunis par Danuta KNysz-tomaszewsKa et małgorzata smoRąG -G olDBeRG, coédition Université de Varsovie et ciRce, 2004, 256 p., 16 € Grand centre industriel né dans l’effervescence du capitalisme sauvage de la fin du XiXe siècle, la ville de łódź, deuxième agglomération de la Pologne actuelle, représente un phénomène à part : ville au passé multiculturel, ville hétérogène et démesurée, elle constitue par le dynamisme et la brutalité du développement qu’elle a connu au cours du XiXe siècle une exception dans un espace centre-européen où la croissance urbaine fut plus lente, l’essor industriel plus tardif et la structure socio-économique plus archaïque qu’en europe occidentale. Dans son roman La Terre de la grande promesse (1897) władisław stanisław Reymont, évrivain polonais prix Nobel de littérature, décrypte cette ville, tente d’en comprendre les mécanismes et d’y entrevoir les clefs d’un mode à venir qu’il craint mais dont il subit la fascination. le volume rassemble en une édition bilingue quatre-vingts pages de ce roman inédit en français, assorties d’un dossier critique qui le replace dans le contexte de l’époque.

hors série no 4, 2007 : le Banat, un eldorado aux confins textes réunis par adriana BaBeți, éd. cécile KoVácsházy, 2007, 368 p., ISBN 978-2-917374-00-9 16 € connu en occident surtout par le nom de sa capitale timișoara, associé aux événements presque légendaires qui ébranlèrent la dictature ceaușescu, le Banat est une région-frontière emblématique de l’europe centrale. Passée sous le pouvoir de l’empire ottoman puis de l’empire des habsbourg, il a affirmé à travers les siècles une cohérence territoriale, politique, sociale et culturelle. aujourd’hui située dans sa plus grande partie en Roumanie, mais aussi en serbie et en hongrie, cette région a été redécouverte, notamment depuis 1989, comme une terre de coexistence. Une vingtaine d’ethnies y coexistent, parmi lesquelles les plus nombreuses sont roumaine, hongroise, serbe et allemande. Par sa multiplicité ethnique, confessionnelle et culturelle, le Banat apparaît rétrospectivement comme un « laboratoire de la modernité ». ce volume a été conçu par la fondation la troisième europe de timișoara comme une présentation des héritages multiples de la région : études historiques, approches littéraires, analyses anthropologiques et sociologiques, mais aussi matériau de première main : textes d’anthologie, entretiens de terrain et iconographie.

hors série no 5, 2007 : Karol irzykowski (1873-1944), la Chabraque (Pałuba, 1903). Édition bilingue et commentée d’extraits choisis du roman, 2007, 246 p., 14 € traduction de Patrick RozBoRsKi et Kinga siatKowsKa-calleBat Dossier critique réuni par zofia mitoseK et Kinga siatKowsKa-calleBat

hors série no 6, 2009 : mémoire(s) de silésie : terre multiculturelle, mythe ou réalité ? textes réunis par Florence lelait, agnieszka NiewieDział et małgorzata smoRąG -G olDBeRG, 2009, 283 p., ISBN 978-2-917374-03-0 18 € au cœur de l’europe, entre monde germanique et monde slave, la silésie a toujours été une terre de passage. le XiXe siècle et l’éveil des nations l’ont confrontée à son destin de région frontalière. au XXe siècle, allemands, Juifs, Polonais, tchèques y cohabitent et s’entre-déchirent. après 1945, la majorité des allemands est expulsée et remplacée par des déplacés de toute la Pologne et des confins annexés par l’U.R.s.s.. Prisonnière du rideau de fer, la région prend à nouveau son envol après 1989.

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DaNs la mÊme collectioN

À quelles fins la mémoire de cette région est-elle conservée, (re)constituée, (ré)interprétée ? là où les historiens et muséographes tentent de présenter une vérité « objective », les écrivains introduisent par la subjectivité un regard plus complexe faisant place à une multiculturalité vécue au quotidien et rétablissant ainsi une certaine réalité de la région. l’analyse de la littérature, des lieux et des figures de cette histoire régionale permet ainsi de comprendre comment le passé est vécu, écrit, mis en scène, voire manipulé. cette réflexion apparaît cruciale dans le contexte des constructions identitaires de la nouvelle europe.

hors série no 7, 2011 : miroirs brisés : récits régionaux et imaginaires croisés sur le territoire slovaque 315 pages, ISBN 978-2-7204-0476-4 18 € textes réunis par Étienne B oisseRie et clara RoyeR , 2011, 315 pages, ISBN 978-2-7204-0476-4 18 € lorsqu’au début du XXe siècle, quelques patriotes entreprirent d’écrire une histoire « slovaque », ils en avaient une conception bien sommaire reposant sur le territoire d’un slovenské etnikum grossièrement construit. la représentation « nationale » ne correspondait alors pas à ce qui allait devenir le cadre territorial de référence, la slovaquie actuelle. au moment des changements politiques et frontaliers des années 1918-1920, un nouveau récit historique s’élabora . Dès lors, et tout au long du XXe siècle, grande fut la tentation d’évacuer certaines dimensions de l’appartenance millénaire du territoire slovaque au royaume de hongrie et d’en taire la construction par apports et installations successifs : de nouveaux récits gommèrent tout ou partie du complexe héritage politique, symbolique, culturel, architectural, littéraire et religieux, sous prétexte qu’il témoignait insuffisamment d’une vie « nationale », qu’elle fût slovaque ou tchécoslovaque. À bien y regarder, cette diversité marqua le territoire et les hommes par les cadres mentaux, juridiques, politiques et sociaux qu’elle imposait et elle continua d’irriguer culturellement et politiquement l’entre-deux-guerres. ce volume présente des contributions qui reflètent cette richesse et cette diversité sociale et culturelle.

L’attraction et la nécessité : musique tchèque et culture ançaise au xxe siècle, textes réunis par Xavier Galmiche et lenka stáNsKá , Paris, Université Paris-sorbonne ; Prague, editio Bärenreiter Praha, 2004, 270 p., 16 € (en dépôt à l’institut d’études slaves, code w47). contient un cD : Panorama de la musique de chambre dans les Pays tchèques, IIIe Rencontres musicales ProQuartet de Fontainebleau, 30 mai-23 juin 2002 dans le cadre de « Bohemia magica, une saison tchèque en France ». Dvořák, zemlinsky, schulhoff, martinů, Kopelent.

À signaler aussi : Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, les Villes multiculturelles en Europe centrale, Paris, Belin, 2008, 296 p.

ISBN 978-2-7011-4430-6

30 €

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Rédaction de la revue : ciRce Université Paris-sorbonne 108, boulevard malesherbes, 75850 Paris cedex 1 téléphone : 01 43 18 41 57 ; télécopie : 01 43 18 41 46

Responsables de la publication : Delphine Bechtel et Xavier Galmiche [email protected] [email protected]

diffusion : institut d’études slaves, 9 rue michelet, 75006 Paris téléphone : 01 43 26 79 18 ; télécopie : 01 43 26 16 23 [email protected]

Périodicité : 1 ou 2 par an, année de première publication : 2001 langue : français

sujets : europe centrale et orientale, littérature, culture et histoire (domaines allemand, autrichien, balte, biélorusse, hongrois, polonais, roumain, slovaque, tchèque, ukrainien, russe, yiddish, rom, etc.).