Palestine (1917-1949): Figures d'un Colonialisme de Remplacement 2140347579, 9782140347573

Durant le Mandat britannique, le sionisme a généré la matrice de son avenir. Pire encore, la partition entre Arabes et J

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Palestine (1917-1949): Figures d'un Colonialisme de Remplacement
 2140347579, 9782140347573

Table of contents :
REMERCIEMENTS
AVANT-PROPOS
CHAPITRE I Réponse nationale à la Question juive
CHAPITRE II Le paradigme
CHAPITRE III Mise en place du pouvoir colonial (1917-1923)
CHAPITRE IV Violence coloniale et violence d’État
CHAPITRE V Laissons les clés ouvrir les portes
BIBLIOGRAPHIE
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
TABLE DES MATIÈRES

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Collection dirigée par J.-P. Chagnollaud

PALESTINE (1917-1949)

Jacques Pous

Jacques Pous

Comprendre le Moyen-Orient

PALESTINE

Figures d’un Colonialisme de Remplacement

Illustration de couverture : © Mohamed Badarnah

ISBN : 978-2-14-034757-3

27 €

Figures d’un Colonialisme de Remplacement

Figures d’un Colonialisme de Remplacement

Né à Toulouse, réfractaire à la guerre d’Algérie, enseignant au service du GPRA au centre Aïssat Idir en Tunisie, créé pour les nombreux orphelins ou déplacés de la guerre coloniale, Jacques Pous a enseigné par la suite dans différents pays arabes : Algérie, Soudan et Palestine. Professeur d’histoire et de philosophie dans son pays d’accueil, la Suisse, il a consacré l’essentiel de son activité académique à l’histoire du colonialisme en Palestine et en Algérie.

PALESTINE (1917-1949)

Durant le Mandat britannique, le sionisme a généré la matrice de son avenir. Pire encore, la partition entre Arabes et Juifs a engendré un fossé inscrit dans la géographie. Le 15 mai 1948, Israël possédait déjà les institutions constitutives d’un pouvoir régalien, prêt à prendre la place des Britanniques : les infrastructures politiques, économiques et militaires d’un État colonial. La Palestine mandataire était duelle. Elle l’est restée mais dans un système d’Apartheid de plus en plus brutal. Durant trente ans, la Palestine avait été victime de la violence coloniale. La dérive de quelques colons racistes, malades de la colonisation, ressuscite aujourd’hui les pogroms dont leurs ancêtres avaient été victimes et que subissent les réfugiés des villages et des camps. Les Palestiniens, eux, ont reçu en héritage la Nakba, la Catastrophe qui, il y a trois quarts de siècle, a jeté la société palestinienne dans la détresse et le malheur. Les Expulsions et le Remplacement, aujourd’hui comme hier, continuent. La Nakba et la Résistance aussi.

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PALESTINE (1917-1949) Figures d’un Colonialisme de Remplacement

Comprendre le Moyen-Orient Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud De la Méditerranée Orientale à l'ancienne Perse, lieu d'émergence de prestigieuses civilisations et berceau des trois grandes religions monothéistes, le Moyen-Orient est une région unique par l'importance extraordinaire de ce qu'elle a donné au monde. Aujourd'hui il est le théâtre de tant de drames enchevêtrés que les origines des conflits comme les enjeux en présence se perdent souvent dans le tumulte des combats : vu de l'Occident, il paraît plus « compliqué » que jamais au point que beaucoup renoncent à y voir clair. Il est pourtant indispensable de chercher à comprendre ce qui s'y passe car le destin de cette région nous concerne directement : outre les liens religieux, culturels et politiques que l'histoire a tissés entre nous, les bouleversements constants qui la secouent affectent gravement nos ressources énergétiques, nos équilibres économiques et même notre sécurité. Loin des rigidités idéologiques et des conceptions a priori, cette collection entend contribuer à rendre plus intelligibles ces réalités apparemment insaisissables en publiant des ouvrages capables de susciter une véritable réflexion critique sur les mouvements profonds qui animent ces sociétés aussi bien que sur le jeu complexe des relations internationales. Elle est ouverte à tous ceux qui partagent cette ambition intellectuelle.

Dernières parutions Sabri CIGERLI, Le Kurdistan. Dans les archives diplomatiques françaises (1945-1979), 2023. Kevan GAFAITI, La crise du détroit d’Ormuz de 2018 à nos jours. Une victoire iranienne ?, 2022. Louis-Marie HARRIVELLE, La diplomatie culturelle française en Arabie Saoudite, 2001-2021, 2022. Louis BLIN, Alexandre Dumas, Récits d’Arabie, 2022. Selwa TAWFIK, Cent ans de traduction libanaise (1900-2000), 2022. Ibrahim TABET, Le crépuscule d’un monde et le naufrage du Liban, Essai, 2021.

Jacques Pous

PALESTINE (1917-1949) Figures d’un Colonialisme de Remplacement

DU MEME AUTEUR

Henry Dunant l’Algérien ou le mirage colonial Préface d’Henri Guillemin, Editions Grounauer, Genève, 1979. La tentation totalitaire. Essai sur les totalitarismes de la transcendance L’Harmattan, Paris, 2009. Conversions. De Gandhi à Fanon. Un religieux face à la guerre d’Algérie Editions Golias, Villeurbanne, 2012. L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour Postface de Michel Warschawski. L’Harmattan, Paris, 2018. Henry Dunant, colon affairiste en Algérie, pionnier du sionisme Préface de Jean Ziegler L’Harmattan, Paris, 2020

© L’Harmattan, 2023 5-7, rue de l’École-Polytechnique ‒ 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-034757-3 EAN : 9782140347573

REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont d’abord à Chantal Violaz qui a relu mon manuscrit et dont la contribution amicale et soutenue a été pour moi irremplaçable. Ils vont ensuite à Jean-Paul Gay qui a bien voulu lire mon manuscrit et me faire part de ses corrections et de ses conseils, puis à Gilbert Elia qui a longtemps supporté mon incurable nullité en informatique. Ils vont enfin à tous ceux qui m’ont entouré, camarades, amis et membres de ma famille, militants qui m’ont encouragé à poursuivre une oeuvre dont l’objectif a toujours été de dénoncer les crimes du colonialisme contre les humanités que nous avons rencontrées. Je ne peux également pas oublier toutes les équipes de la BPU puis de la BGE qui se sont succédé depuis 1962. Ici, je les remercie pour leur professionnalisme et leur disponibilité efficace et souvent cordiale.

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AVANT-PROPOS

« Ce n’est pas parce que c’est légal que c’est légitime » Andrew Clapham.

« L’antisémitisme est un crime, l’antisionisme un devoir » Scottish Palestine Solidarity Campaign.

Il serait dramatique de se méprendre une nouvelle fois sur les objectifs ultimes du sionisme. Après avoir nié le caractère colonial d’un processus propre à une colonie de peuplement et à un système de dépossession engagé avec l’arrivée des Britanniques, après avoir assisté dans l’indifférence générale à une politique planifiée d’expulsion qui a jeté hors de leur pays des centaines de milliers de Palestiniens et offert aux sionistes cette majorité absolue qu’ils poursuivaient depuis longtemps, après avoir démenti qu’une société duelle puis d’apartheid avait pris forme, dès les premières années du Mandat britannique, le monde est-il prêt à laisser s’accomplir le projet de remplacement1 que l’on pouvait déjà lire « entre les mots, entre les lignes » chez les sionistes chrétiens du XIXe siècle et chez la plupart des premiers sionistes, Herzl y compris 2 , avant qu’il soit partiellement réalisé avec la Nakba et la Loi du Retour ? Les Occidentaux de l’avenir ne comprendront probablement pas pourquoi plusieurs générations d’intellectuels, issus des familles de pensée les plus diverses et des universités ou des instituts les plus prestigieux, se sont trouvés désarmés pour dénoncer l’existence en Palestine d’un colonialisme illégitime. Ils ne pourront alors que constater qu’une sorte de chape de plomb, faite de mauvaise conscience, de terrorisme intellectuel fondé sur la

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Nous parlerions même de « grand remplacement », si cet aphorisme n’appartenait pas à ceux qui font appel à des phantasmes complotistes, xénophobes, racistes et parfois même antisémites qui n’ont rien de commun avec la réalité coloniale que nous allons décrire et analyser ici. Il est certes regrettable qu’un même terme désigne des situalions si dissemblables, mais c’est ainsi et il faut bien parler d’une réalité qui, depuis des années, se déroule sous nos yeux même si un terme plus convenable et aussi précis pour en parler n’existe pas. Les faits se chargeront de pallier la fragilité et l’ambiguïté des mots. 2 Pous Jacques, L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, L’Harmattan, 2018.

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crainte d’être traité d’antisémite,3 était tombée sur les sociétés occidentales et leur avait interdit, durant de nombreuses années, comme il arrive souvent lorsque l’on s’en prend à des tabous, d’enfoncer tout simplement des portes ouvertes. Durant au moins un siècle, on a justifié la colonisation de la Palestine par l’histoire biblique, il ne faudrait pas la justifier aujourd’hui par la Shoah. Or, devant l’histoire et devant les six millions de victimes juives, chaque peuple s’est senti coupable, non seulement des persécutions et des souffrances infligées aux Juifs durant les vingt siècles de christianisme, mais plus encore des crimes contre l’humanité commis durant les vingt années du nazisme. Quasiment chaque pays avait conscience qu’il avait quelque chose plus ou moins grave, plus ou moins criminel à se reprocher. Tous avaient déjà lourdement failli lors de la Conférence d’Evian (6-15 juillet 1938), initiée par le Président américain Franklin D. Roosevelt pour faciliter l’émigration des juifs allemands et autrichiens et des opposants au nazisme. Alors que les 32 gouvernements participants devaient s’engager à accueillir des réfugiés au prorata de leur importance et de leur taille, la conférence, malgré les trois rencontres successives de l’Intergovernmental Committee on Political Refugees qui avait été créé pour suivre la question, ne déboucha sur aucun résultat concret et certains pays durcirent même leur politique migratoire. Alors qu’une politique plus généreuse aurait permis de sauver des milliers de vies, les requérants d’asile, comme ceux d’aujourd’hui qu’on laisse se noyer dans la Méditerranée ou mourir dans les déserts du Mexique, furent abandonnés à leur sort. Sociétés et États se sont donc trouvés dans l’obligation morale de poursuivre un nécessaire travail de mémoire : la France, sur sa collaboration avec le Régime nazi et sa participation à la Shoah ; l’Italie sur son régime fasciste et son Pacte d’Acier avec Hitler ; la Suisse, si fière de sa neutralité et de son passé humanitaire, sur son tampon J apposé sur les passeports de tous ceux qui voulaient trouver une petite place dans une « barque trop pleine » et sur son accueil trop bienveillant de l’or nazi ; les États-Unis, sur leur maintien des quotas et leur antisémitisme mal dissimulé ; la Norvège, sur Quisling et son antisémitisme de complaisance envers l’occupant ; la Roumanie, sur Antonescu ; la Hongrie, membre de l’Axe, sur Ferena Szalasi et ses centaines de milliers de Juifs et de Roms envoyés dans les camps d’extermination ; la Croatie, sur les massacres de masse de Serbes, de Juifs 3

Je n’oublierai jamais la crainte manifestée par le premier éditeur auquel j’avais proposé le manuscrit, L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, qui, après m’avoir écrit qu’il m’éditait, m’a reçu dans son bureau, quelques semaines plus tard, pour me dire comme première phrase : « Si je vous édite, je serai accusé d’antisémitisme par tous les éditeurs de Paris. » Je n’oublierai pas non plus cet universitaire français qui, comme beaucoup d’autres enseignants ou chercheurs, devait s’auto-censurer, du moins dans sa défense des Palestiniens, pour échapper à l’étiquette « infamante » d’antisémite dont ont été victimes, durant plusieurs années, Pascal Boniface et beaucoup d’autres. Une accusation qui, en réalité, si elle n’est pas accompagnée de preuves, n’est infamante que pour ceux qui la profèrent.

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et de Tziganes par les Oustachis ; la Pologne à la fois victime et coupable, sur son antisémitisme traditionnel et sur ses tentatives de l’avant-guerre de se débarrasser de ses juifs dans une colonie débarras qui aurait pu être Madagascar. Les historiens n’en finiraient pas d’en prolonger la liste alors que l’Europe civilisée et judéo-chrétienne a été engloutie dans une mer de sang d’où n’émergeaient que des discours de haine. Le plus paradoxal est que crimes de guerre et crimes contre l’humanité se sont accomplis, dans le silence assourdissant de la plupart des autorités religieuses, morales, académiques et politiques, avant que ce silence se transforme en un déluge de mots, de discours, d’études, de souvenirs, de thèses, de colloques et de commémorations lorsque, comme d’habitude, le crime est condamné et qu’il est trop tard pour en sauver les victimes. La mauvaise conscience d’un nombre considérable d’individus dont la plupart n’étaient même pas nés durant le régime nazi, l’énormité d’un crime unique, même s’il n’est malheureusement pas dans l’histoire le seul crime contre l’humanité, la responsabilité de nombreux États qui, jusque là, croyaient représenter la Civilisation, sont autant de raisons qui peuvent expliquer le phénomène. En Allemagne d’abord où l’on a fait croire aux populations désorientées et culpabilisées de l’après guerre qu’il existerait une sorte de responsabilité et de culpabilité collectives qui frapperaient les citoyens de ce pays. Même Karl Jaspers que l’on ne peut pas accuser d’avoir une responsabilité quelconque dans les crimes nazis avait alors, dans La Question de la Culpabilité, affirmé que les Allemands portaient une responsabilité politique et collective des crimes perpétrés. Les mêmes sentiments de responsabilité et de culpabilité sont d’ailleurs fréquents encore aujourd’hui quels que soient d’ailleurs les crimes du passé et le degré de gravité qu’ils ont dans la mémoire des hommes : persécutions chrétiennes des infidèles, guerres de religion, traite des Africains, expéditions coloniales, extermination des Amérindiens, exploitation par le capitalisme des enfants de la Révolution industrielle, victimes par millions des deux guerres mondiales, goulag soviétique et laogai chinois, racismes et exclusions, shoah, génocides du Cambodge et du Rwanda et guerres néocoloniales d’aujourd’hui. Malheureusement, beaucoup préfèrent se focaliser sur les crimes du passé, qui ne les concernent qu’au nom d’une vague responsabilité collective – du genre, j’ai honte d’être français – ou du nécessaire devoir de mémoire, que de s’occuper des crimes de leur présent pour lesquels les générations futures demanderont des comptes. Il en est ainsi du néo-colonialisme qui sévit en Afrique, de la politique sioniste et occidentale poursuivie depuis un siècle au Moyen-Orient et plus particulièrement en Palestine, ainsi que des guerres contre le « terrorisme » que l’on mène depuis des années, au nom d’un droit d’ingérence que l’Occident s’est généreusement octroyé contre des peuples qui, dans le cadre de guerres asymétriques, se battent le plus souvent pour leur liberté. 11

Avec un premier ouvrage – L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, nous avons tenté de montrer que le projet de restaurer le peuple juif en Palestine avait d’abord été un projet religieux porté par une fraction du monde chrétien réformé. Plus tard, les grandes puissances coloniales – Angleterre et France – instrumentaliseront les réformés évangéliques d’abord et les sionistes politiques ensuite dans le but de réaliser leurs visées impériales. Il est d’ailleurs impossible, même pour celui qui ne prendrait en compte que les déclarations de Theodor Herzl et les nombreuses démarches qu’il a entreprises auprès des dirigeants ottomans ou européens, de nier que, pour un « peuple sans terre », l’État-nation à édifier ne pouvait être que colonial, tant sont nombreuses les déclarations des leaders sionistes qui, de Herzl à Weizmann et à Ben Gourion, ont exposé sans aucun embarras, puisque rares étaient alors ceux qui condamnaient le colonialisme, leurs projets coloniaux et leurs démarches pour les faire aboutir. Theodor Herzl, Max Nordau, Chaïm Weizmann, Ben Gourion et beaucoup d’autres savaient très bien ce qu’était le colonialisme lorsqu’ils s’y référaient, même si quelques rares sionistes ont essayé de prendre leur distance avec un mouvement qui ne pouvait être, comme ils l’auraient souhaité, que national et spirituel. Le temps est donc venu de briser les tabous et de reconnaître l’illégitimité d’un colonialisme assumé, celui du passé et celui du présent, dont l’objectif, dit ou non-dit, unique dans l’histoire des colonialismes, est de vider un pays de presque tous ses habitants pour les remplacer par des immigrés juifs venus du monde entier. L’État d’Israël, tel qu’il existe aujourd’hui, est en effet le produit d’une politique assumée de dépossession et d’expulsion d’un peuple pour atteindre, ce qui, très tôt, a été l’objectif final, son remplacement par un autre peuple. Il ne s’agira pas ici de réécrire l’histoire événementielle de la période du Mandat britannique dont il existe d’excellents aperçus, qu’ils soient favorables ou non au sionisme, mais de renouveler une approche thématique du sujet en nous limitant au rôle joué par le processus colonial dans l’élaboration de l’idéologie sioniste et dans l’édification de l’État.4 D’ailleurs, alors que les pionniers du sionisme devaient élaborer une politique nationale dans un contexte colonial, ils ne pouvaient que se référer aux idéologies et aux débats de leur temps auxquels, du reste, certains d’entre eux avaient pu participer.

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Anita Shapira, Land and Power. The Zionist Resort to Force, 1881-1948, Stanford University Press, 1999 ou Nathan Weinstock, Terre promise, trop promise. Genèse du conflit israélo-Palestinien (1882-1948), Odile Jacob, 2011, d’un côté, Henry Laurens, La question de Palestine. 1799-1922, Tome I. L’invention de la Terre sainte, Fayard, Paris, 1999 et La question de Palestine, 1922-1947, Tome II. Une mission sacrée de civilisation, Fayard, Paris, 2002, de l’autre ou les nombreux ouvrages des « nouveaux historiens » tels ceux de Ilan Pappé, de Baruch Kimmerling, etc … et bien sûr des historiens palestiniens comme Walid Khalidi ou Rachid Khalidi et beaucoup d’autres.

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Après le « printemps des peuples », il fallait avec le temps des nations et du nationalisme échafauder de nouveaux chapitres de la philosophie politique. De nombreux penseurs qu’ils soient d’extrême-droite, libéraux, socialistes ou même membres d’une des Églises chrétiennes, souvent engagés dans les luttes politiques ou sociales de leur époque, s’en chargèrent. Quant aux sionistes qui voulaient apporter une réponse nationale à la Question juive, non seulement ils s’en inspirèrent mais ils les transformèrent pour les adapter à la réalité coloniale à laquelle ils étaient confrontés. En effet, même si le paradigme religieux qu’une partie des colons venus des ghettos de la Zone de résidence 5 , de Lituanie ou de Roumanie, importèrent avec leur Torah, est resté toujours présent au cœur des projets sionistes, nous avons jugé que le paradigme völkish avec son projet de nationalisme intégral et de socialisme national préfigurait mieux l’évolution que connaîtra l’idéologie sioniste durant la période du Mandat britannique et après. Plus que le paradigme des Lumières dont de nombreux sionistes retiendront le projet de Régénération du peuple juif et le libéralisme économique et politique, le paradigme völkish suscitera un intérêt qui, avec la montée des fascismes en Europe et le rejet palestinien de la colonisation, permettra avec Ze’ev Jabotinsky un renouvellement de l’idéologie sioniste et avec le révisionnisme la naissance d’un nouveau mouvement politique. Dès le Mandat se mettra ainsi en place un pouvoir colonial qui encouragera la naissance d’une société duelle dont les composantes juives et palestiniennes deviendront rapidement irréconciliables. L’enjeu en effet n’est pas seulement politique, il ne concerne pas d’ailleurs prioritairement le partage démocratique de la représentation populaire mais le partage du travail, de la terre et finalement de l’espace vital laissé aux Palestiniens. Or, cet espace a, pour les deux peuples, une histoire et une existence plus que symboliques : pour les sionistes, l’Israël biblique qui serait soit la Palestine du Mandat soit pour les plus radicaux la Palestine sur les deux rives du Jourdain, alors que, pour les Arabes musulmans ou chrétiens, la Palestine reste le pays de leurs cimetières6, le pays où ils ont toujours vécu. Le Pays,7 5



Zone de résidence (Pale of settlement), zone de ségrégation de la population juive dans l’empire russe ; elle s’étendait de Memel (Klaïpeda sur la Mer Baltique en Lituanie) à la Crimée. Elle était reconnue comme étant le Yiddish Land, une sorte de royaume juif, un substitut de la Terre promise, une Polonia judaerum paradisus, qui lui avait été attribué, en 1793, sous Catherine II. 6 Le cimetière de Mamilla, héritage de l’histoire et de la culture palestinienne et musulmane, après avoir été, dès le IVe siècle, adopté par les Byzantins puis, dès le VIIe, par les musulmans pour servir de sépultures aux Compagnons du Prophète, a été, durant 1.400 ans, excepté durant la courte période des croisades où il fut de nouveau chrétien, un cimetière musulman où furent ensevelis tout ce que la Jérusalem musulmane comptait de personnalités ; il est aujourd’hui menacé de disparition car, à sa place, les Israéliens veulent construire un musée de la Tolérance ! Or éffacer les cimetières comme ce fut fait massivement avec la Nakba, c’est gommer et annuler l’histoire et la présence séculaire des Palestiniens. Sur le sujet : Dr. Maryvelma Smith O’Neil et ARCH (Alliance to Restore Cultural Heritage in the Holy City of Jerusalem).

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la patrie perdue pour les uns, la Terre des ancêtres que le colon veut leur arracher, pour les autres. La suite sera l’affaire d’une politique de dépossession, d’expulsion et de remplacement, assumée depuis l’origine du sionisme et qui se poursuit et s’amplifie depuis : un paradigme né durant le Mandat britannique et qui, jusqu’à aujourd’hui, ne fait que se répéter. Apartheid souvent utilisé pour décrire la situation actuelle en Palestine ne concerne ainsi qu’une étape dans l’histoire du colonialisme sioniste qui a débuté avec la politique du Mandat britannique alors que le travail réservé aux Juifs créait une première forme de séparation que la société duelle politique, économique et sociale de ségrégation, voulue autant par les sionistes que par le pouvoir mandataire (diviser pour régner), ne fera que conforter. Le projet de remplacement n’a donc pas pour origine un complot, mais il pose plus qu’ailleurs la question d’un projet national qui n’a su se traduire qu’en projet colonial. Quant au processus tant idéologique que politique, économique et social qui servira de modèle à la politique coloniale d’Israël jusqu’à aujourd’hui, il s’est édifié durant les années 1917-1949 et la Naqba en constitue à la fois le point d’orgue et le paradigme tragique.

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Dans les Mémoires de Ben Gourion, ‘Pays’ avec une majuscule, sans autre précision, est sans cesse utilisé pour indiquer que l’on parle du pays des Juifs, d’Eretz-Israel.

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CHAPITRE I Réponse nationale à la Question juive

« Cette pestilence des pestilences, le nationalisme a empoisonné la fleur de notre culture européenne. » Stefan Zweig, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. « N’attendons plus pour envoyer nos meilleurs agents pour mesurer la longueur et la largeur de la Palestine, pour cadastrer le pays, et si possible aller drainer, mesurer chacun de ses endroits les plus reculés, et le préparer ainsi pour le retour de ses anciens propriétaires, car je crois que les Temps ne sont pas éloignés avant que de grands événements ne se produisent ». Lord Shaftesbury (Sioniste chrétien, 1801-1885).

L’Occident a proposé différentes lectures de la Bible qui ont permis l’élaboration progressive des mythes fondateurs du sionisme, 8 ceux de Peuple élu et de Terre promise, auxquels souscrivaient le monde judéochrétien et tous ceux que les missionnaires du colonialisme occidental avaient convertis au christianisme. Les courants messianiques ou millénaristes du protestantisme évangélique en élaborant une théologie de l’exil, du retour et de la restauration ont, ensuite, favorisé, sous la forme du restaurationisme,9 le mythe d’un « peuple sans terre » appelé par le Dieu des juifs et des chrétiens à retourner dans sa Terre promise pour y restaurer le pouvoir de la Sion biblique. La lecture des Lumières, avec son appel à la régénération, a brisé les liens qui, jusqu’alors, enchaînaient les communautés juives à la tradition rabbinique et talmudique, avant d’annoncer, avec la Révolution française, le temps de la Régénération et de la Nation. Avec l’émergence du principe des nationalités, alors que les religions s’étaient

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Les mythes fondateurs d’une société ne se réduisent pas aux croyances censées assurer son contrôle mais ils concernent aussi les valeurs et les idéaux auxquels elle s’identifie et qui sont censés la représenter. 9 Le restaurationisme ou sionisme chrétien est le sujet de notre étude, L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, L’Harmattan, Paris, 2018.

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diffusées sans tenir compte de la réalité nationale, on allait assister enfin à une lecture nationale10 et même parfois ethnique de l’histoire biblique. A une époque où, comme le constatait Israel Zangwill, Byron pleurait la Pologne et mourait pour la Grèce, où Swinburne dédiait ses odes à l’Italie insurgée et ses Chants d’avant l’aube à Mazzini, où Tennyson saluait au Monténégro le « trône de la liberté soudé au roc » et où triomphaient la légende garibaldienne et le Risorgimento, Giuseppe Verdi avec le Chœur des Hébreux de Nabucco (1842) et George Eliot avec Daniel Deronda (1876) transformaient en programme national l’ancienne aspiration juive au Retour et à la Restauration. Parmi les interrogations d’une Europe qui rêvait de liberté, d’égalité, de fraternité et d’émancipation des peuples, la question des nationalités, alors qu’en même temps triomphait la conquête coloniale du monde, devenait prépondérante. Pour Max Nordau, d’ailleurs, qui vécut difficilement ce qui lui apparaissait comme un paradoxe de se sentir à la fois Juif et Allemand,11 la Révolution avait donné, au peuple juif comme aux autres, un contenu au concept de Nation. « Le sentiment de nationalité, constatait-il, a donné à tous les peuples conscience d’eux-mêmes, leur a enseigné à considérer comme des qualités leurs particularités, leur a donné le désir passionné de l’indépendance. Ce sentiment ne pouvait pas glisser sur une partie des élites juives sans laisser de traces. Il les força à réfléchir sur eux-mêmes, à se considérer à nouveau, – ce qu’ils avaient désappris, – comme un peuple particulier et à réclamer pour eux une vie ordinaire. 12 « Et, ajoutait-il, mettant en évidence le rôle central joué par l’antisémitisme dans l’invention de la nation juive, « l’attitude de rejet des nations contribua à rendre plus facile le travail douloureux de la reconstruction de l’individualité nationale. » Constatation que fera également Herzl dans Der Judenstaat : « Nous sommes un peuple et c’est l’ennemi qui nous y contraint malgré nous, ainsi que cela a toujours été le cas dans l’histoire »,13 alors que, dans une lettre du 6 juillet 1895, il avait déjà reconnu le rôle que l’antisémitisme, révélé par l’Affaire Dreyfus, avait joué, chez lui et chez Max Nordau, dans la prise de conscience de leur judéité. 10

Sur le sujet, Israël Zangwill, Le principe des nationalités, H. Didier, Paris, 1918. Il est même précisé, dans la biographie rédigée par son épouse Anna et sa fille Maya que, depuis l’âge de 15 ans, il s’était toujours « senti Allemand et seulement Allemand ». De même, Gershom Sholem raconte dans De Berlin à Jérusalem (p. 54) que sa famille fêtait Noël non pas, bien sûr, comme fête chrétienne mais comme une fête allemande. Quant au plus âgé de ses frères, Reinhold qui, nous dit-il (p. 79), avait dû, en 1938, émigrer en Australie et qui aurait bien adhéré au Parti nationaliste allemand (Deutschnational) s’il avait accepté l’adhésion des Juifs, lorsqu’on lui demandait, des années plus tard, après son quatre-vingtième anniversaire, ce qu’il était en réalité, répondait : « Je suis nationaliste allemand ». Et à la question : « Comment après Hitler ? », il répliquait : « Je ne vais tout de même pas me laisser dicter mes opinions par Hitler. » 12 Max Nordau, Écrits sionistes, p. 24. Ailleurs, Max Nordau parle même « d’individualité ethnique », Écrits sionistes, p. 21. 13 Theodor Herzl, L’État des juifs, p. 40. 11

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Si, comme l’affirme Kurt Blumenfeld, « le sionisme est le cadeau que l’Europe a fait aux Juifs »,14 le nationalisme en sera le cadeau empoisonné. Encore fallait-il donner un contenu positif au projet national et à une prise de conscience au départ essentiellement négative. Et pour cela, le peuple juif devait reprendre à son compte le modèle d’organisation politique et social de l’État-nation qui assurait aux autres peuples la sécurité et la liberté. Or, la réalisation du projet national sioniste paraissait chimérique. Hormis celui d’une religion commune, tous les critères qui, pour les autres peuples, définissaient la nation, étaient à inventer. Des communautés que l’on avait enfermées ou qui s’étaient enfermées dans des ghettos allaient, avec le « printemps des peuples », s’ouvrir au monde extérieur et penser le sionisme en s’inspirant des discours dominants du libéralisme, du nationalisme et du colonialisme et parfois même des diatribes du socialisme ou d’un populisme völkish et raciste. La sortie du ghetto était passée par l’émancipation et l’assimilation. En émancipant et en assimilant les Juifs, comme Hugo Bergmann (1883-1975), philosophe et ami de Franz Kafka le reconnaît, l’Europe leur avait permis de découvrir la nation : « Sans passer par la culture européenne, nous n’aurions pas pu former la synthèse entre judaïsme et humanisme que signifie pour nous le sionisme. » 15 A des individus qui se retrouvaient sans identité nationale spécifique, il ne restait plus qu’à s’assimiler ou à inventer la nation. Durant des siècles, l’identité juive avait été fondée sur une appartenance religieuse, seule une appartenance nationale pourrait dorénavant concerner des individus, de plus en plus nombreux en Europe occidentale, qui reniaient ou relativisaient leur appartenance religieuse. Il suffira donc d’affirmer que l’on reste Juif au sens de la judéité ou d’une appartenance nationale, culturelle ou ethnique, même si on cesse d’être juif au sens de la judaïté ou de l’appartenance religieuse. Pour le peuple juif, l’invention d’une nation devra donc passer aussi par l’invention d’une histoire, d’une langue et d’une culture communes et finalement par une volonté de vivre ensemble qui s’alimentera aux sources de la Galout (exil) et des souffrances qui, depuis des siècles, constituaient le quotidien d’un « peuple d’exilés ». 16 Pour déterminer les facteurs qui permettraient de définir ce que serait la nation juive, le sionisme allait donc emprunter ses concepts au monde extérieur, en particulier à l’univers de pensée de ceux qui, partout en Europe, entreprenaient l’édification d’une nation. Le sionisme, héritier d’un corpus idéologique d’autant plus complexe qu’il s’est constitué des sensibilités et des systèmes de pensée d’un peuple en diaspora, ne pouvait donc que participer au grand mouvement qui, dans 14



« Der Zionismus als Geschenk Europas an das Judentum. » Hannah Arendt-Kurt Blumenfeld, Correspondance 1933-1963, pp. 46-47. 15 Cit., in Delphine Bechtel, La Renaissance culturelle juive, p. 96. 16 Sur le thème de l’exil, Max Nordau dans son discours du premier Congrès sioniste à Bâle et Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme, pp., 159-164.

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l’Europe révolutionnaire et postrévolutionnaire, inventait la nation. Mais, ce projet allait poser de nombreuses questions. Max Nordau faisait ainsi remarquer au poète britannique Alfred Austin que les Juifs de la diaspora étaient divisés sur la question de l’existence d’une nation juive et sur le contenu à donner à ce concept : « Les Juifs sionistes déclarent qu’ils forment une nation singulière malgré leur dispersion à travers le monde alors que les Juifs qui s’opposent au mouvement sioniste affirment qu’il n’existe rien de tel qu’une nation juive, que le Juif anglais est un anglo-saxon, le Juif allemand un teuton, le français un gaulois… ; que le seul lien qui les rattache est leur religion et qu’ils n’ont rien à voir avec Sion et la Palestine. »17 Pendant longtemps, le peuple juif s’était en effet considéré – c’est du moins ce que la tradition, depuis le Xe siècle, par la voix du maître babylonien, Saadia Gaon, enseignait – comme le peuple de la Torah. 18 Pour lui, il n’était alors pas nécessaire de partir à la conquête de la Terre promise puisque la Torah était le territoire national du peuple du Livre. Toutefois, pour de nombreux Ostjuden, demander l’auto-détermination en tant qu’adepte de la religion juive avait du sens puisque c’était à cause de cette appartenance que, depuis des siècles, ils subissaient exclusion, rejet, avanies et persécutions de la part du monde chrétien ; en revanche, demander l’autodétermination au nom d’une nation qui n’existait pas encore n’en avait pas. Le sionisme allait donc devoir créer ce sens, un sens qu’il emprunterait à un discours nationaliste européen qui, lui-même, était multiple, divers et qui, en cette deuxième partie du XIXe siècle, sera aussi colonialiste.

Sioniste ou juif, sioniste et juif. Le paradigme biblique Avec la sécularisation des sociétés européennes dans lesquelles vivaient les Pères du sionisme, l’appartenance religieuse qui jusqu’alors avait servi de marqueur identitaire risquait de s’effacer peu à peu devant l’appartenance nationale et ethnique. La difficulté sera donc, pour un peuple qui, situation quasi unique dans l’histoire des mouvements nationaux, ne possédait pas de territoire commun, si ce n’est la Zone de résidence fixée en 1793 sous 17

Cecil Roth, Anglo-Jewish Letters, Max Nordau à Alfred Austin (15 juillet 1898), pp. 319320. 18 « Notre nation est une nation seulement par sa Torah. » Le rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) affirmait encore à la fin du XIXe siècle : « La Torah n’existe pas pour l’État, c’est l’État qui ne peut exister que pour la Torah ». Yakov M. Rabkin, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, p. 92. Quant à Yeshayahu Leibowitz, dans Peuple, Terre, État, il nous donne une version encore plus précise de la même idée et qui, selon nous est proche de la réalité : « Le peuple juif historique ne fut défini ni comme une race, ni comme un peuple de tel ou tel pays ou de tel cadre politique, ni même comme le peuple qui parlerait telle langue, mais comme celui du judaïsme de la Torah et de ses commandements, le peuple d’un mode de vie spécifique, aussi bien sur le plan spirituel que sur le plan pratique, mode de vie qui exprime l’acceptation du joug du Royaume des Cieux, du joug de la Torah et de ses commandements ».

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Catherine II, et n’était pratiquement pas présent dans le territoire qu’il allait revendiquer, de fixer les autres marqueurs identitaires qui pourraient définir la nation juive : histoire, culture et langue communes, volonté de vivre ensemble. Or, aucun de ces marqueurs ne pouvait être revendiqué de façon évidente en particulier par des individus qui prenaient leur distance avec le judaïsme tout en affirmant leur judéité. Les dérives seront alors possibles en particulier chez ceux qui rêveront d’une appartenance völkish à laquelle ils seront tentés de donner un contenu ethnique pour ne pas dire racial ou chez ceux qui se basant sur la Bible s’emploieront à démontrer qu’il existerait une continuité historique et ethnique entre un peuple juif, homogène bien que dispersé, et le pays de ses ancêtres. En se déclarant hébreux, ils tenteront ainsi d’établir, sur la permanence d’un mot, la continuité historique d’une ethnie qui n’existait jusqu’alors que pour les antisémites. Pour adhérer au sionisme, il faudra donc admettre, au delà du paradigme biblique essentiel pour la plupart des juifs qui n’appartenaient pas à la mouvance laïque de la plupart de ceux qui créeront Israël, qu’il existe bien une identité nationale juive en dehors de l’appartenance au judaïsme. Comme l’affirmera Golda Meir, il s’agira de transformer une identité qui, jusqu’alors, n’avait été que religieuse ou, au mieux culturelle, en identité nationale : « Être juif, cela signifie – et a toujours signifié – proclamera-telle, être fier d’appartenir à un peuple qui a préservé son identité distincte durant plus de deux mille ans, avec toute la douleur et tous les tourments que cela lui a causés ». La « grand-mère d’Israël » ne précise toutefois pas que la seule identité que le peuple juif avait préservée durant plus de 2 000 ans était une identité religieuse et que les juifs n’étaient pas les seuls parmi les grandes religions de l’humanité, à avoir préservé une identité religieuse,19 alors qu’ils étaient les seuls qui revendiquaient pour eux seuls le pays où leur religion était née. Or, c’est bien l’appartenance exclusive à un Dieu, à un Livre, à une Promesse et à une Terre qui avait permis au peuple juif de survivre. En revanche, au XIXe siècle, dans « l’Europe des peuples », l’identification à une appartenance nationale devenait alors possible. L’ancrage de plusieurs siècles de la communauté juive en Europe aurait pu lui permettre, sans se déraciner, de mener son combat pour l’autonomie ou l’indépendance. En effet, comme Simon Doubnov l’a revendiqué, comme Ernest Renan l’a affirmé et comme Shlomo Sand l’a depuis confirmé, les Juifs en Europe étaient des autochtones. Leur présence, en particulier en Europe centrale et orientale, était plus ancienne que celle « des descendants des Huns, des Goths barbares ou d’autres tribus incultes, en partie d’origine asiatique, qui 19



Moses Hess, ami et disciple de Karl Marx, malgré son peu d’enthousiasme pour les religions, fait de la religion juive le conservatoire de la nationalité juive : « Le peuple juif a préservé sa nationalité par sa religion ; l’une et l’autre sont intimement liées à la terre inaliénable des Patriarches », op. cit., p. 59. Il n’est donc pas étonnant que le sionisme, pour définir la nation, n’a jamais vraiment réussi à se libérer de son marqueur religieux.

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se sont partagé entre elles l’héritage de la Rome antique. » D’ailleurs, il existait bien, à l’Est de l’Europe, une population juive qui, à la fin du XIXe siècle, lorsque le sionisme apparaît, représentait les deux tiers des Juifs du monde entier et qui commençait à prendre conscience de son existence nationale. Une ébauche de nation, avec sa culture et son histoire spécifiques, sa langue – le yiddish – aurait donc pu s’édifier au cœur de la Zone de résidence, reconnue comme le Yiddish Land, d’autant plus qu’avec le « printemps des peuples », se manifestaient partout en Europe des projets nationaux de plus en plus radicaux. Les États français ou anglais s’étaient constitués, par en haut dans le cadre de l’absolutisme monarchique, grâce à l’intégration et l’homogénéisation de populations très diverses indépendamment de l’existence d’une nation. Dans le cadre des grands empires austro-hongrois ou ottoman, de nouveaux États-nations allaient naître par un processus d’éclatement, de démembrement ou de sécession. Par contre, pour un peuple en diaspora, la question d’une Nation-building ou d’un State-building était plus délicate. La plupart des Pères fondateurs du sionisme, comme Herzl, Nordau,20 Jabotinsky (1880-1940) ou même Weizmann (1874-1952) et Ben Gourion (1886-1973), ne partageaient pas seulement les traditions des milieux religieux ; ils étaient tous des produits de l’éducation européenne et partageaient les idées et la culture des intellectuels européens. Certains étaient même convaincus que, pour créer le Judenstaat, il fallait rompre avec le judaïsme dont ils ne retenaient que la mythologie historique. Enfin, seuls les membres les plus émancipés, les plus sensibles aux profondes transformations qui fragilisaient les identifications religieuses, pouvaient aspirer à une identité nouvelle et moderne, telle l’identité nationale, d’autant plus que les premiers inventeurs du sionisme politique, sans craindre la contradiction, allaient également adopter le mythe juif véhiculé aussi par le monde chrétien selon lequel le peuple juif, durant plus de 1 800 ans d’exil, et sans posséder de territoire, avait préservé une identité nationale et une continuité historique. Malgré leur tendance à méconnaître ou à sous-estimer le rôle du facteur religieux dans la formation des caractères nationaux, les premiers penseurs du sionisme devront donc tenir compte d’une majorité qui était jusqu’alors essentiellement soudée par la religion, et faire aussi de cette dernière un « marqueur d’identité ». 21 D’ailleurs, lors du Congrès de Bâle, même si, 20 Max Nordau, dans Les mensonges conventionnels de notre civilisation (Le mensonge religieux, pp. 31-68), fait de la religion le premier des mensonges conventionnels qui guident la société, « une infirmité, précise-t-il, causée par l’imperfection de notre organe pensant. » 21 Déjà, dans Der Judenstaat (pp. 73-74), Herzl avait pressenti le rôle que pourraient jouer les rabbins et le sentiment d’appartenance religieuse – le seul véritablement effectif – dans l’affermissement du sentiment national : « Les rabbins seront les premiers à nous comprendre et à s’enthousiasmer pour notre cause. Ils enflammeront les fidèles du haut de leur chaire. […] C’est au cours des services religieux que les rabbins prendront la parole. Il faut qu’il en soit ainsi. Nous ne reconnaissons notre communauté d’appartenance historique qu’à travers la foi

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tactiquement, il s’agissait de plaire en priorité aux délégués les plus nombreux venus de Pologne et de Russie – seize seulement venaient d’Allemagne – Herzl ne se privera pas pour plaire à ce public d’affirmer que le sionisme était « le retour au judaïsme précédant le retour au pays d’Israël. » 22 Les leaders sionistes sauront dorénavant assortir à merveille mythes religieux et mythologie nationale. Parmi les penseurs des communautés juives de la diaspora, quelques-uns, comme Moïse Hess (1812-1875) qui, bien avant Herzl, avait fait de la Question juive une question nationale, avaient d’ailleurs commencé à se poser la question de ce que pouvait signifier l’aspiration nationale pour des communautés religieuses dispersées, disparates culturellement, économiquement et socialement qui, avant de revendiquer un territoire et un État, devaient se penser comme une nation. Un peuple qui, durant des siècles de diaspora, avait tenté d’inventer, au-delà des particularismes sociaux, culturels, ethniques ou nationaux, une identité à vocation universelle, allait donc devoir avaliser la régression que représentait l’adhésion à une communauté nationale fermée et exclusive et trahir ainsi ce qu’il y avait de plus original et de plus humaniste dans le judaïsme diasporique. Et il le ferait d’autant plus facilement qu’il allait se référer aux latences exclusivistes et perverses de tout peuple qui se considère comme élu. Alors que les critères d’appartenance à la nation étaient le plus souvent linguistiques, historiques, ethniques, culturels ou religieux et alors que le critère religieux était pour les juifs le seul évident, les Pères fondateurs du sionisme, du moins dans un premier temps, n’ont reconnu que du bout des lèvres le seul marqueur qui, depuis toujours, faisait d’eux une communauté. Face à de telles difficultés, c’est probablement Bernard Lazare (18651903) qui saura le mieux trancher ce nœud gordien en montrant comment, dans la diaspora juive, il pouvait exister une appartenance culturelle commune sans se référer ni à une langue, ni à plus forte raison à une Race ou à un Volk communs. Pour lui, 23 il existe en effet une continuité culturelle de

de nos pères, puisque nous avons adopté depuis longtemps, et de manière indélébile, les langues des différentes nations qui nous ont accueillis. » Ce qui ne l’empêchera pas, par ailleurs (pp. 94-95), d’affirmer qu’il faudra dans le nouvel État mettre au pas les pouvoirs religieux et militaires ! Il était conscient que le rabbinat pouvait aussi être un adversaire sérieux du sionisme ! 22 Theodor Herzl, Discours aux Congrès, p. 28. 23 « Que comporte-t-elle, cette histoire, se demande, dans un magnifique texte, Bernard Lazare ? Elle comporte des traditions et des coutumes communes. Traditions et coutumes n’ont pas également persisté, car beaucoup d’entre elles étaient des traditions et des coutumes religieuses, néanmoins elles ont laissé leurs traces en nous, et nous ont donné des habitudes, plus même, une attitude d’esprit semblable grâce à laquelle, malgré les divergences individuelles nécessaires qui nous séparent et doivent nous séparer, nous regardons les choses sous un même angle. Outre ces traditions et ces coutumes, se sont élaborées, au cours des âges, une littérature et une philosophie. De cette philosophie et de cette littérature nous avons été exclusivement nourris pendant de longues années. Assurément, nous vivons actuellement, et beaucoup de vies d’autrefois vivaient sur un fond d’idées générales, idées humaines et

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la communauté juive en diaspora, liée certes à cet unique marqueur religieux, mais constituée également de ce qui est ou ce qui reste lorsque le contenu spécifiquement religieux a été oublié, effacé ou même rejeté. Le marqueur identitaire du peuple juif a donc bien été, à l’origine, l’existence d’une religion commune ; néanmoins, pour ceux, de plus en plus nombreux parmi les Juifs émancipés, qui avaient, plus ou moins, pris leur distance avec leur religion, il restait le marqueur culturel, celui d’une culture et d’une sensibilité communes à tous les Juifs de la diaspora du fait que leurs ancêtres proches ou lointains avaient eu en commun une religion qui leur avait laissé en héritage des traditions culturelles, y compris des traditions alimentaires et un calendrier avec ses fêtes qui scandaient le temps et qui, enfin, leur avait légué ses rites dans lesquels tous se reconnaissaient. Ils avaient surtout hérité de codes communs et d’une approche à la fois philosophique, juridique, allégorique et parfois mystique de la réalité. N’en est-il pas d’ailleurs de même chez nous, aujourd’hui, lorsque croyants, indifférents, agnostiques ou athées, sans adhérer à l’un ou l’autre des monothéismes abrahamiques, revendiquent une appartenance commune à une même civilisation ? Dans un Occident où la sécularisation et la déchristianisation s’affirment de plus en plus, beaucoup continuent à revendiquer une appartenance à l’univers et à la culture judéo-chrétienne dont ils conservent le calendrier avec ses fêtes (Noël et Pâques) et ses rites qui marquent les grands moments de la vie (naissance, mariage et mort), ainsi qu’une culture religieuse dont la méconnaissance rendrait incompréhensible une grande partie de notre Littérature, de notre Philosophie et de nos Arts. Compris ainsi, pourquoi ne pourrait-on pas parler de « peuple juif ? Nous sommes donc très loin des élucubrations que quelques idéologues du sionisme élaboreront plus tard pour tenter de montrer qu’il existe bien une nation juive. Il n’est pas besoin de se référer à la prétention absurde d’une continuité historique de 2000 ans que revendiqueront les leaders sionistes lors de la négociation de la Déclaration Balfour et au phantasme qu’il existerait un lien quasi biologique, entre le peuple juif d’aujourd’hui et le peuple hébreu d’une histoire en grande partie fabriquée. Avec la destruction du second Temple, les juifs n’ont été que très partiellement universelles que les nôtres ont contribué d’ailleurs à créer, mais nous possédons certaines catégories d’idées et certaines possibilités de sensations et d’émotions qui n’appartiennent qu’à nous parce qu’elles naissent précisément de cette histoire, de ces traditions, de ces coutumes, de cette littérature et de cette philosophie. […] Si je regarde devant moi, je vois, je le répète, quelques millions d’êtres humains ayant été soumis pendant des siècles aux mêmes lois intérieures et extérieures, ayant vécu sous les mêmes codes, ayant eu mêmes idées, mêmes mœurs ; je constate que ces milliers d’individus se donnent encore le même nom, qu’ils se sentent encore unis et qu’ils ont conscience d’appartenir au même groupement. Que puis-je convenablement conclure ? Que ces milliers d’individus forment une nation. » Bernard Lazare, Conférence faite à l’Association des étudiants israélites russes, le 6 mars 1897 – Publication du Kadimah, n° 1, pp. 1-16, cit. in Delphine Bénichou (Textes choisis et édités par), Le sionisme dans les textes, pp. 84-86.

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chassés de chez eux et l’origine des Juifs qui retournent aujourd’hui en Palestine s’inscrit davantage dans une séquence de prosélytisme et de conversion que dans une quelconque continuité historique ou ethnique. La légitimité d’un pseudo droit au retour ne serait donc qu’en grande partie fictive. Il n’est pas possible de parler de retour ou a fortiori de droit au retour pour des individus dont les ancêtres ou eux-mêmes ne sont jamais partis ! Ainsi, dans la réalité des faits, pour les communautés juives dispersées à travers le monde, la religion et la culture religieuse qu’elles avaient assimilées et diffusées participeront, plus que tout autre marqueur d’identité, à la fondation, à la préservation et à la perpétuation d’un lien social et d’un esprit communautaire ; finalement, elles permettront l’existence d’un peuple Un et assureront sa survie. Il ne restera au sionisme qu’à reformuler l’identité du peuple en termes politiques non pas en niant l’appartenance religieuse mais en la subvertissant et en l’intégrant à un autre dispositif idéologique, dominant au XIXe siècle, celui pour lequel l’essentiel était de préserver et de perpétuer une appartenance nationale. Certains, comme nous le verrons, prendront même le risque de définir la nationalité juive en termes ethniques ou völkish. Avec le temps, les sionistes sans Dieu devront, eux aussi, admettre le caractère profondément religieux de leur entreprise et reconnaître que la sécularisation poussée trop loin mettrait en danger l’existence même d’un peuple qui, dans sa dispersion, avait fait de la Torah la patrie que l’on emporte avec soi.24 Dès le second Congrès sioniste, un homme comme le Dr Gaster, grand rabbin de la synagogue portugaise de Londres s’était d’ailleurs plu à rappeler aux congressistes qui lui firent un triomphe que l’idée religieuse était la base du sionisme. Un Ahad ha-Am (‘un du peuple’), Asher Ginsberg de son vrai nom (1856-1927) qui, dès le congrès de Bâle, avait exprimé quelques réticences envers le sionisme politique et les hommes, y compris Theodor Herzl, 25 qui l’animaient, ne cesse de rappeler que « s’éloigner de la religion, c’est s’éloigner de la Nation » ; ceux qui s’en éloignent, y compris les nationalistes sionistes, sont les membres malades de 24



En 1914, Yaacov Klatskin (1882-1948), avance dans L’impossible Diaspora que « la Torah n’est pas un attribut essentiel du judaïsme ; elle est le judaïsme lui-même ; ce n’est pas le revêtement de la nation, c’est la nation elle-même. […] La ruine de la religion est la ruine de l’indépendance dans les pays de l’Exil ; c’est la ruine du troisième Temple qu’ils avaient édifié en terre étrangère ». Bensoussan Georges, Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940), p. 25. 25 Ahad ha-Am, aux dires de Simon Doubnov, est le seul de ceux qui étaient présents au Congrès de Bâle à avoir résisté à « l’envoûtement » de Theodor Herzl. Ben Gourion dans le portrait qu’il brosse de Theodor Herzl (Centenaire de Weizmann, p. 11) fait la même constatation : « Son physique et son allure de ‘Gentil’ ont fasciné les Juifs ; et on peut se demander si un Juif de l’Est serait parvenu à susciter dans les masses juives la ferveur messianique qu’a inspiré l’apparition de Herzl – l’apparition d’un prophète semblant venir d’un autre monde. Herzl était pénétré du sentiment de sa mission et se considérait comme l’émissaire de l’histoire juive, chargé de réveiller son peuple et de lui faire prendre conscience de son entité nationale. »

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la nation ; pour lui, « il n’y a pas de nationalité juive en dehors de la religion ». Plus tard, pour un Aharon David Gordon (1856-1920), ukrainien, membre des Amants de Sion, idéologue tolstoïen du retour à la terre et au travail agricole, l’un des principaux représentants de l’idéologie kibboutzim, la religion sera l’essence même de l’esprit national (Volksgeist). Un nationalisme religieux qui, bien sûr se retrouvera chez tous ceux qui, comme le rabbin Pinès, tenteront de faire obstacle à un « sionisme sans religion », qu’il soit politique ou culturel, à leurs yeux trop laïque ou pas assez proche de la tradition biblique : « Nous ne sommes pas en guerre contre la doctrine du nationalisme, car nationalistes, nous le sommes nous-mêmes avant que ce mot n’apparaisse dans notre littérature. Nous sommes nationalistes de tout notre cœur, nationalistes des pieds à la tête, mais notre nationalisme est celui de R. Yehouda Halévy, celui du Ramban : un nationalisme pétri de religion, une religion pétrie de nationalisme. Un nationalisme dont l’âme est la Torah et la vie les commandements. »26 Max Nordau, lui aussi, connut un véritable hazarah beteshuvah (retour à la religion) et retrouva, dans l’histoire du peuple juif, la fierté et la volonté d’assurer la pérennité de la vieille et vénérable souche. Il reconnut que, même des hommes comme lui qui, toute sa vie, avait manifesté un grand scepticisme envers toute tradition non vérifiée ou invérifiable, étaient restés juifs. Quant à Ben Gourion,27 alors que dans sa jeunesse il avait opposé la modernité du sionisme à la nostalgie séculaire des Juifs pour Sion, il récupérera, après la création de l’État d’Israël, la centralité du messianisme juif et se ralliera au roman national biblique dans la mesure où il pouvait servir de base commune à la nation en formation et à l’histoire enseignée dans les écoles. Par ailleurs, le nationalisme intégral, adopté par le sionisme, même s’il n’en retient parfois que la fonction unificatrice et le rôle fédérateur et en ignore la vocation spirituelle pour mieux en conserver la fonction sociale, verra dans la religion une composante essentielle de l’identité nationale. « Notre religion, nous dit encore Aharon David Gordon, du simple fait qu’elle n’est pas un produit importé mais bien un produit de notre esprit national (Volksgeist), est inscrite dans tout atome de notre esprit national et notre esprit national est inscrit dans tout atome de notre religion. Au point qu’on peut dire que notre religion est notre esprit national. La forme a vieilli, mais l’esprit est toujours là qui, tel qu’en lui-même, demande à renaître. Nous n’aurons pas survécu en vain. » 28 Prend forme ainsi une ambiguïté idéologique concernant le rôle et la place de la religion dans la société 26

Jean-Marie Delmaire, De Jaffa jusqu’en Galilée, p. 104. Sur ce sujet, l’étude d’Anita Shapira (Ben-Gourion et la Bible : l’histoire déchirée) in, L’imaginaire d’Israël, pp. 179-214. 28 Aharon David Gordon, Knesset Israël, 1920, cit., in Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël, p. 88. 27

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sioniste, qui va persister pour le pire jusqu’à aujourd’hui. Son rôle est-il fondateur, identitaire ou utilitaire ? Entre ceux qui, comme Herzl 29 ou Nordau, voulaient, au début, lui laisser la portion congrue, ou ceux qui, comme Aharon David Gordon, soulignent son rôle utilitaire, unificateur et fédérateur, entre les nationaux religieux qui en font la pierre angulaire et l’épine dorsale du sionisme, les laïques qui souhaiteraient une forme de « séparation de l’Église et de l’État » et les antisionistes ultrareligieux qui, au nom de la religion, condamnent le sionisme, cette ambiguïté n’est pas prête de prendre fin. Le sionisme ne pourra toutefois échapper à cette ambiguïté idéologique fondamentale d’avoir dû faire d’une religion le critère essentiel de l’appartenance nationale. Pour définir une appartenance citoyenne, il ne restera plus à l’État d’Israël qu’à retenir une définition du juif très proche de celle de la Halakha : « Est considéré comme juif celui qui est né de mère juive ou qui s’est converti au judaïsme, et qui n’appartient pas à une autre religion. » Il adoptait ainsi une définition qui, puisqu’elle concernait également les convertis, priverait plus tard le fameux droit au retour de toute rationalité et de toute légitimité dans la mesure où il serait accordé à ceux qui n’étaient jamais partis et refusé à ceux que l’on avait chassés. En se référant soit au droit du sang, soit à une appartenance purement religieuse, il rejetait le seul critère véritablement démocratique et non entaché de racisme : le droit du sol. Or, le sol, le territoire auquel cette nation à inventer pouvait aspirer, n’avait pour elle qu’une existence mythique, celle messianique d’Eretz Israel (la Terre d’Israël) 30 ; le sol était en réalité la terre de l’Autre, sur laquelle Palestiniens musulmans, chrétiens ou juifs étaient nés et sur laquelle ils vivaient. Seul un Peuple élu pouvait donc nier la réalité, car l’existence d’un Peuple élu appartient plus que tout autre à la mythologie religieuse, surtout lorsque les droits historiques auxquels il se

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A la question qu’on lui pose sur sa relation à la Bible, Herzl répond « Je suis libre penseur, et je crois que nous aurons pour principe que chacun trouve le salut à sa façon. » Theodor Herzl, The Complete Diaries, p. 283 (26 novembre 1895). De même, Herbert Samuel, le futur High Commissioner for Palestine, raconte dans ses mémoires que, très tôt, il jugea inacceptable le récit biblique de la création, l’affirmation que le Pentateuque serait le message direct de Dieu, la constante intervention de Dieu dans le cours des affaires humaines et « the special sanctification of the Jewish people as an outstanding example ». Memoirs, p. 18. 30 Le Parti extrémiste et totalitaire du Goush Emounim substituera à la notion juridique d’État d’Israël le concept biblique de Terre d’Israël (Eretz Yisrael) pour légitimer ainsi l’occupation des territoires palestiniens au nom d’une continuité historique contestable et du pacte particulier passé par Dieu avec le Peuple élu. Créé en 1974, nourri des idées du Grand rabbin, Abraham Isaac haCohen Kook et surtout de son fils Tsvi Yehuda qu’il reconnaît comme son maître spirituel, le Goush Emunim représente les dérives les plus extrêmistes, fascisantes et racistes du sionisme ; par son activisme, il va contribuer à donner à la colonisation une ampleur démographique inégalée.

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réfère appartiennent autant, si ce n’est plus, à l’univers du mythe qu’à celui de l’histoire.31 Le sionisme ne pourra ainsi se libérer totalement de l’emprise religieuse dans la mesure où la religion lui procure la seule et ultime justification « historique » car, comme les chrétiens qui, pour justifier les croisades, avaient parfois revendiqué la continuité d’une présence chrétienne en Terre Sainte, les juifs pour justifier leur retour revendiqueront la continuité d’une présence juive en Eretz Israël qui, elle, était réelle même si elle était très minoritaire. Lorsqu’il s’agira de transformer l’appartenance religieuse en une appartenance nationale, il faudra en chercher le modèle chez le Zélote, 32 patriote religieux, fanatique et exclusif, qui se bat contre les Romains au nom de sa foi. Or, abandonner une invocation d’appartenance religieuse, exclusiviste par essence33, pour une invocation d’appartenance nationale ne change fondamentalement rien. L’une et l’autre, comme l’histoire des monothéismes abrahamiques et celle des nationalismes l’ont abondamment montré, sont par leur exclusivisme potentiellement meurtrières. Ainsi, le sionisme – c’est le propre de tout nationalisme – par sa référence à la nation et à une identité exclusive se révélera comme l’une de ces idées qui, comme le nationalisme, finissent par tuer. Les réticences des premiers penseurs du sionisme à retenir le marqueur identitaire religieux, le seul qui était vraiment évident, vont les amener à retenir d’autres marqueurs qui durant la deuxième partie du XIXe siècle seront de plus en plus pris en compte, parmi lesquels celui de la Régénération. Quelques-uns, avec la proclamation de l’État national, chercheront toutefois à préserver la matrice religieuse, si importante pour une grande partie du peuple juif et pour les soutiens chrétiens du sionisme. Ainsi, Ben Gourion, sans craindre que la référence mythique ne prétérite la référence historique, tente, non sans ambiguïté, à préserver la matrice biblique du sionisme : « Je ne suis pas religieux, pas plus que ne l’étaient pour la plupart les premiers bâtisseurs d’Israël. Cependant leur passion pour 31 En 1919, ce sera le point de vue de la commission King-Crane qui affirmera : « Quant à la revendication première, présentée par les représentants du sionisme, qu’ils ont des droits sur la Palestine, fondée sur le fait qu’ils l’ont occupée il y a 2.000 ans, elle ne peut pas sérieusement être prise en considération. » The American King-Crane Commission of Inquiry (1919), in From Haven to Conquest, p. 217. C’était encore une époque où l’on pouvait affirmer l’évidence. Sur ce thème : Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, Fayard, Paris, 2008 et Comment la terre d’Israël fut inventée. De la Terre sainte à la mère patrie, Flammarion, Paris, 2012. Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme, ch 1, L’invention chrétienne d’Eretz Israel, pp., 19-76. 32 Nom donné, en 66 de l’ère commune, par Flavius Josèphe (La guerre des Juifs), aux extrémistes de Jérusalem. 33 Sur ce thème, Jacques Pous, La tentation totalitaire. Essai sur les totalitarismes de la transcendance, Ch. 3 : De la culture de l’exclusion à l’universalisme de l’inclusion, pp. 93-175.

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cette terre a sa source dans le Livre des Livres. C’est aussi pourquoi les socialistes du mouvement Bilu se référaient à Ezra, qui rebâtit le second temple. Et c’est pourquoi, bien que je rejette la théologie, le livre qui a eu le plus d’influence pour moi est la Bible. » 34 Le paradigme biblique tiendra donc jusqu’a aujourd’hui une place à part dans la Weltanschauung sioniste.

Le paradigme des Lumières ou le projet de la Régénération Le sionisme, en tant qu’idéologie du XIXe siècle, s’inspirera lui aussi de la conviction d’une Régénération possible des peuples. Les juifs n’avaient jamais pu s’assimiler aux peuples parmi lesquels ils vivaient car ils rejetaient la théologie que l’appartenance au Christianisme ou à l’Islam impliquait.. Avec les Lumières, ils pouvaient le faire dans une partie du monde chrétien sur un nouveau critère, celui de l’appartenance au monde des Lumières, celui d’une appartenance commune à l’humanité et à ses valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et de tolérance. 35 Les utopies du Judenstaat et de l’Altneuland sont d’ailleurs des hymnes au Progrès qui ne seront pas sans influencer le sionisme et l’État d’Israël. Chez les fondateurs du sionisme, la foi en une rédemption messianique qui, depuis des siècles, était au cœur de la Weltanschauung juive, s’était transformée en foi en une Régénération nationale qui reprendrait à son compte le vieux mythe biblique d’un Israël, lumière du monde, sel de la terre ou moteur de l’histoire. Le Peuple élu deviendrait ainsi, mais cette fois dans un cadre national et colonial, le guide des peuples du Moyen-Orient, un mentor en Civilisation, en Progrès et en Démocratie : une utopie, celle d’une Suisse au cœur du Moyen-Orient que Herzl imaginera réalisée dans son roman initiatique, Altneuland. Peu de théoriciens du sionisme prendront toutefois conscience que l’idéal des Lumières était profondément ambigu dans la mesure où il était porteur, à la fois, d’un projet humaniste et progressiste ouvert à tous et d’un projet civilisateur, souvent pervers, au nom duquel l’impérialisme de la deuxième moitié du XIXe et de la première moitié du XXe siècle n’hésitera pas à commettre des massacres, voire à prôner l’extinction des races dites inférieures. L’Allemagne civilisée et coloniale se rendra ainsi coupable du génocide des Héréros et des Namas d’Afrique du Sud-Ouest, jugés inférieurs, avant d’agir de même avec les Juifs, alors que le roi des Belges, Léopold II, au nom d’un colonialisme humanitaire, parviendra à intéresser les philanthropes genevois, lecteurs de L’Afrique explorée et civilisée

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David Ben Gourion, Ben Gourion parle, p. 140. 35 En 1788, l’Abbé Grégoire publie un ouvrage au titre révélateur Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, qui demande à la communauté juive de cesser de constituer « un État dans l’État » en s’assimilant dans la patrie unique qui, dorénavant, devait supplanter la pluralité des corps constitués.

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(1879) 36 à son colonialisme criminel et à enrôler à ses côtés Gustave Moynier, l’un des fondateurs de la Croix Rouge et l’une des figures de l’humanitarisme et de la philanthropie européenne. Pour les communautés juives de l’Europe occidentale ou orientale, longtemps exclues d’une Europe qui se voulait uniquement chrétienne, la Régénération avait également un sens ; elle pouvait même se penser à deux niveaux. Il pouvait s’agir de se régénérer en vue de l’intégration ou en vue de la séparation. Dans le premier cas, le peuple juif devait se régénérer en profondeur pour devenir semblable aux peuples au milieu desquels il vivait, semblable au point de devenir aussi nationaliste et chauvin que les peuples auxquels il s’assimilait. Il s’agissait d’abandonner une identité spécifique et exclusive qui s’était nourrie, durant des siècles, de la volonté de rester soimême en préservant sa foi, pour s’assimiler aux nations dans lesquelles l’histoire ou le hasard les avaient fait naître, avec toutefois le risque que disparaissent l’unité et la spécificité d’un peuple dont certains de ses membres se voulaient une nation. Dans le second cas, il s’agissait d’acquérir une nouvelle nature, de créer un Juif nouveau pour restaurer dans la Terre des ancêtres l’État juif auquel Herzl avait rêvé. Un double projet de régénération allait ainsi se disputer les faveurs du peuple juif : celui des Maskilim,37 Juifs « éclairés », qui la chercheront dans l’émancipation et l’assimilation à la société européenne en marche vers le progrès et celui des sionistes qui penseront la rendre possible par le retour en Eretz Israel, en faisant du peuple juif l’acteur de son propre destin et de son renouveau national. L’universalisme des Lumières incitera les Juifs à poursuivre dans la voie de l’émancipation et parfois de l’internationalisme alors que le principe des nationalités les incitera, lui, à poursuivre dans la voie du nationalisme. Les premiers voudront dénationaliser la communauté juive ou la rendre au monde, les seconds, au contraire, la nationaliser, l’enfermer de nouveau dans un ghetto national. Leur objectif sera de transformer une communauté religieuse (Religionsgemeinde) en une nation ou même, pour les plus radicaux, en une communauté ethnique (Volksgemeinde), de transformer les Juifs en sionistes dans le cadre d’un double projet civilisateur qui concernerait autant les Juifs que les Arabes. Régénération d’une partie de la communauté juive de la diaspora de 36 En 1879, paraissait à Genève, L’Afrique explorée et civilisée, dirigée par Gustave Moynier, Président de la Croix Rouge, et rédigée par Charles Faure. Cette revue de géographie coloniale allait s’intéresser plus particulièrement à ce qui allait être l’un des pires processus de colonisation, celui du Congo de Léopold II. Egalement, Rossinelli Fabio, Géographie et impérialisme, Alphil, Neuchâtel, 2022. Savait-on ou ne savait-on pas ? En 1889, paraissait Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. 37 Partisans des Lumières (Haskalah), littéralement les « éclairés » (Maskilim). Leur objectif était d’intégrer les Juifs dans leur société sans qu’ils perdent leur identité ; pour eux, Israël est une entité nationale sans référence à Sion. Certains, par étape, en arriveront toutefois, comme Moshe Lilienblum, à la conclusion que la seule solution efficace à la Question juive était le retour à Sion.

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l’Europe centrale et orientale et du vieux Yishouv et régénération des populations arabes dans le cadre d’un processus colonial qui, comme tous les autres en Occident, viserait à civiliser. Toutefois, partout en Europe, en particulier dans le monde germanique, va apparaître une peur panique de la dégénérescence qui deviendra l’un des fondamentaux des idéologies völkish, fascisantes et antisémites. Ainsi, Georg von Schoenerer (1842-1921), l’un des contemporains de Theodor Herzl, en appellera à une « régénération morale de la patrie » 38 qui commencerait par l’éviction des Juifs de la communauté nationale. Dérives auxquelles n’échapperont pas toujours les fondateurs du sionisme qui adopteront le modèle humain, physique et moral de ceux qui voyaient dans les Juifs le contre-modèle parfait de l’homme nouveau auquel ils aspiraient. Certains iront très loin dans cette direction. Ainsi, Max Nordau, vise la régénération du corps et un nouvel élan donné au « triomphe de la volonté ». Il appelle de ses vœux l’avènement d’un Juif nouveau, régénéré et la naissance d’une Muskeljudentum.39 Il s’oppose ainsi « aux Luftmenschen40 déracinés des capitales corrompues, et veut ériger un État de Juifs sains et musclés, sur la base du nationalisme. » 41 Il adopte ainsi le concept de régénération hérité de la Révolution dans sa version non libérale qui suggérait qu’un renouveau physique et moral (enfants vigoureux, adolescents préservés du spectacle de la débauche et couples vertueux) participerait à la Régénération de la nation et à l’apparition d’un peuple sain de corps et d’esprit et d’une race nouvelle, énergique et frugale. Il ne s’agit donc pas pour les tenants d’un Volk régénéré, mens sana in corpore sano, de présenter un contre-type mais d’essayer d’imiter le stéréotype à la gloire du modèle grec que Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), considéré comme l’un des fondateurs de l’histoire de l’art, avait popularisé dans ses ouvrages les plus connus.42 Il en appelait, en effet, à l’idéal valable pour tous de beauté, de virilité et de force, que dévoilait la statuaire grecque dont l’Apollon du Belvédère était le parfait exemple : « Le corps est un don de Dieu, proclamait-il, il appartient au Volk, qu’il faut protéger et défendre. Celui qui endurcit sa volonté sert son peuple ».43 38



Sur cette parenté culturelle : Carl E. Schorske, Vienne, fin de siècle. Politique et culture, en particulier le chapitre III, Un nouveau ton en politique : un trio autrichien où l’auteur décrit comment trois grands Viennois, Georg von Schoenerer qui organisa les nationalistes allemands extrémistes en 1882 et leur fit adopter un antisémitisme virulent, Karl Lueger qui donna Vienne à la nouvelle droite nationaliste et antisémite et le libéral Theodor Herzl ont été confrontés à l’effondrement de la pensée libérale en Autriche. 39 Max Nordau, Écrits sionistes, p. 120. 40 Un concept que, comme Entartung (Dégénérescence), les nazis reprendront. Berg Nicolas, Luftmenschen. Zur Geschichte einer Methaphor, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008. 41 Delphine Bechtel, Max Nordau, p. 173. 42 Johann Joachim Winckelmann, De l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture,1755 et Histoire de l’art de l’Antiquité, 1764. 43 Friedrich Joachim Kuhn, « Von Sinn des S.A.-Wehrabzeichens », Nationalsozialistische Monatshefte, 10, vol. 108, mars 1939, p. 189, 199. Cit., in George L. Mosse, L’image de

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Dans le même état d’esprit, Max Nordau allait fonder la Société de gymnastique sioniste Bar-Kochba qui aura des filiales dans de nombreuses communes juives et inspirera dans de nombreuses communautés juives et inspirera la création du Jüdische Turnzeitung (Journal de la gymnastique juive) qui mettait l’accent sur le préjugé alors à la mode qui soutenait que la force de l’esprit dépendait de la force du corps et de la virilité des individus ; un concept qui trouvera son expression dans le culte de la force et parfois de la violence, avec les Turnvereine en Allemagne et les groupes juifs d’autodéfense en Russie, en passant par les Kvutzot en Palestine et les membres du Betar44 de Jabotinsky partout en Europe. « Par la gymnastique et l’exercice, les Juifs, affirme Max Nordau, amélioreraient leur apparence et leur maintien, renforceraient leur confiance en eux-mêmes et le sentiment de leur propre valeur et ils remonteraient dans l’estime des non-juifs, des Allemands en particulier, qui les méprisent pour leur faiblesse physique, leur débilité et leur soumission. » Pour ce faire, il demandera même d’éviter les mariages précoces et de ne pas envoyer trop tôt les garçons à l’école talmudique. A une époque où la dégénérescence apparaît de plus en plus comme une maladie considérée comme l’envers de la virilité, l’engouement pour la force et pour la résistance physique – le même qui sera au cœur du révisionnisme de Jabotinsky – fera partie de l’éducation qui sera donnée à une jeunesse qui devra affronter les difficultés et les dangers d’un peuple de colons. Chez les sionistes ashkénazes se manifestera ainsi, paradoxalement, un rejet des Ostjuden, des Séfarades45, des Mizrahim46 ou même de ces Juifs du ghetto qui, avec la Shoah, sont allés à la mort sans se défendre, un rejet de l’Autre juif qui, à leurs yeux, ne serait pas entré dans le processus de régénération porté soit par l’assimilation, soit par le sionisme, et par eux seuls. L’homme nouveau, le Juif nouveau, la « race qui, selon Jabotinsky, ne sera jamais subjuguée », le sionisme voudra les faire émerger au cœur de la nation. Ainsi, Max Nordau, même s’il voit dans les Ostjuden « des individualités dont l’infrastructure invisible, héréditaire, raciale et nationale l’homme. L’invention de la virilité moderne, p, 171. Comme le rapporte Tom Segev (Le septième million, p. 584), les sionistes de l’époque glorieuse des kibboutzim s’inspireront en priorité d’un art soviétique plus proche de leurs valeurs qui se voulaient socialistes. Ainsi, le kibboutz Negba commandera à Nathan Rapoport un énorme monument en bronze représentant deux jeunes gens musclés et une femme avec un foulard sur la tête. Nathan Rapoport est par ailleurs l’auteur à Varsovie du majestueux monument à la gloire des héros du ghetto et, au kibboutz Mordekhai, de la statue de Aniliewicz Mordekhai. 44 Mouvement de jeunesse fondé à Riga en 1919-1923 qui soutiendra le mouvement révisionniste. 45 Plus particulièrement, Juifs du Maghreb. 46 Plus tard, la nouvelle société israélienne voudra régénérer les Mizrahim qui, lors de leur alya en Eretz Israel, refuseront d’être traités comme des citoyens de deuxième zone auxquels on demanderait d’abandonner leur culture et leur spécificité. Les Mizrahim (e) : immigrants du Moyen-Orient, Juifs orientaux, Juifs arabes ou Arabes juifs. Il faut savoir que dans l’Arabie du Hedjaz, lors de la naissance de l’Islam, en particulier à Médine, vivaient des Arabes polythéistes, chrétiens ou juifs dont la plupart d’ailleurs étaient des convertis.

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est exceptionnellement solide et puissante »47 – pense que les causes de la dégénérescence ne sont pas, chez eux, raciales mais sociales et historiques. Il reprend ainsi à son compte, dans son ouvrage le plus connu et le plus important, Entartung (Dégénérescence), les stéréotypes utilisés pour stigmatiser les exclus de la société bourgeoise que sont les criminels, les fous, les étrangers et, pour certains, les Juifs ainsi que de nombreux écrivains et artistes, dits dégénérés ! Le médecin neuro-thérapeute qu’est Max Nordau pense tellement en termes de dégénérescence et de régénération que, dans son discours du Congrès de Bâle sur la « situation générale des Juifs », il compare le judaïsme à un organisme physiquement et psychiquement malade. Tout en soulignant les causes de cette maladie, il en appelle à une régénération du peuple juif que, seul, le projet sioniste rendrait possible. Enfin, il n’oublie pas d’appeler de ses vœux la création d’une paysannerie juive qui, pour lui comme pour de très nombreux nouveaux immigrants, répondrait à une nécessité ontologique plutôt qu’économique ou politique, puisque le processus de dégénérescence raciale qui concerne les Ostjuden ne pourra être inversé que par le retour à la terre. Ainsi, pour Max Nordau et bien d’autres, le retour à la terre fait partie du processus de régénération : « Nous voulons un peuple juif régénéré au contact de la terre, affirme-t-il […] Nous voulons qu’il vive une vie saine, dans un entourage riant et avec des occupations appropriées, car dans de telles conditions seulement il peut espérer développer son type le plus parfait, faire valoir toutes ses aptitudes et justifier ainsi les grandes expectatives que nous autres Juifs aussi bien que les autres nations, attachons à la renaissance d’Israël au pays de ses ancêtres. » 48 Et Aharon David Gordon, un Russe arrivé avec la deuxième alya, en empruntant le thème à Léon Tolstoï et à un autre lexique idéologique, affirme, lui aussi, qu’il n’existe qu’une seule possibilité d’aboutir à une renaissance nationale, celle du travail manuel qui mobilise l’ensemble des énergies nationales. Le retour à la terre et son appropriation, selon le principe que la terre appartient à celui qui la travaille, sont les conditions sine qua non de l’avènement d’un homme nouveau : « Un peuple constitué de parasites n’est pas un peuple vivant. Le nôtre peut revenir à la vie seulement si chacun de nous recrée sa personnalité grâce au travail et à une vie en symbiose avec la nature. De cette façon, nous aurons avec le temps de bons fermiers, de bons laboureurs, de bons Juifs et d’excellents êtres humains. »49 Ainsi, avec le retour à la terre, le rêve de rédemption poursuivi durant des siècles s’incarnerait dans la réalité nationale ; il passerait – c’est du moins ce qu’affirmera, des années plus tard, Aharon David Gordon dans une lettre datée de 1912 – par la double rédemption du peuple fondée sur la régénération des âmes, des corps et de la terre ainsi que sur la régénération 47



Max Nordau, Écrits sionistes, p. 132. 48 Max Nordau, Écrits sionistes, p. 295. 49 Shlomo Avineri, Histoire de la pensée sioniste, p. 209.

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du peuple travailleur : « Que venons-nous faire en terre d’Israël ? Libérer la terre [au sens large ou étroit, cela ne change rien à notre cause] et ressusciter le peuple. Ce ne sont pas deux rôles différents, mais les deux faces d’une même chose. Il n’y a pas de rédemption de la terre sans résurrection du peuple, ni de résurrection du peuple sans rédemption de la terre ; l’acquisition monétaire de la terre ne signifie pas encore sa rédemption, au sens national, tant qu’elle n’est pas cultivée par des mains juives. » 50 Le projet de régénération, apparu d’abord sous une forme nationale, puis sous l’aspect d’une fusion entre un nationalisme intégral et un socialisme agricole qui prônait le travail libérateur de la terre, deviendra ainsi colonial et engendrera l’une des particularités du colonialisme de remplacement : le travail protégé, dit travail hébreu, réservé aux seuls Juifs qui remplacent ainsi les travailleurs palestiniens. Et lorsqu’il s’agit de la terre, ce n’est pas seulement la terre, moyen de production, que l’on s’approprie mais un morceau de la patrie. Il serait nécessaire ici de nuancer l’affirmation sans cesse répétée que le retour à la terre des Juifs était une exigence fondamentale qui, dans la diaspora, n’avait jamais pu être satisfaite. Le tsar Alexandre 1er avait en effet introduit, pour eux, un système de colonies agricoles juives, en NouvelleRussie, dans les provinces de Kherson et d’Iekaterinoslav, près de la mer Noire. Nombreux furent les Juifs de la Zone de résidence à se diriger vers le Sud pour échapper à la pauvreté du Shtetl. Même si plusieurs abandonnèrent une région où la terre était pourtant fertile mais vierge et à défricher, d’autres, comme la famille Bronstein, celle de Léon Trotski, persévérèrent et devinrent des propriétaires terriens prospères alors que tout le Sud de l’Ukraine bénéficiait du commerce des céréales avec le monde entier par les ports de Kherson, d’Odessa et du Danube.51 De même, en 1925, face aux premières difficultés sérieuses rencontrées par la colonisation de la Palestine mandataire, un certain nombre d’Américains non-sionistes ayant à leur tête Louis Marshall participèrent au financement du projet soviétique d’envoyer une partie des Juifs russes créer des colonies agricoles en Crimée. Ainsi, une Société pour l’installation des travailleurs juifs en URSS (OZET), créée en janvier 1925, se proposait de fixer à la terre près d’un million de Juifs en deux ans et se vit, quelques années avant le projet du Birobidzhan, attribuer 100 000 hectares en Ukraine et en Crimée. Un accord financier fut signé avec l’American Joint Committee et avec la Palestine Jewish Colonization Association (PICA) qui fournirent des crédits, du matériel et du bétail aux Juifs qui partaient en Crimée pour y créer des fermes sur des terres inoccupées.52 50

Aharon David Gordon, Lettres et écrits, cité par Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 284. 51 Jean Jacques Marie, Les peuples déportés d’Union Soviétique, pp. 96-97. 52 The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898 - July 1931), pp. 450 et 502.

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Le travail de la terre permettra donc d’en finir avec les dégénérés53 et faire place aux pionniers que Weizmann décrit « droits, hâlés, calmes, pleins de sang froid »,54 à ces Juifs nouveaux qui vont se retrouver dans le BYLU dont l’objectif est de « collaborer à la régénération socio-économique, spirituelle et nationale du peuple hébreu moyennant une colonisation raisonnable des territoires de la Syrie et de la Palestine. » 55 Certains pionniers sionistes voudront d’ailleurs remplacer les élites traditionnelles de l’Europe centrale et orientale, qui n’avaient pas, comme en Europe occidentale, participé à la gestion des affaires publiques, par des élites nouvelles. On fera ainsi porter aux élites de la Diaspora tout le poids des malheurs du peuple juif, au point de les stigmatiser par un discours que les antisémites de l’époque ne renieraient pas. Il n’est ainsi pas exceptionnel de trouver, chez celui qui a fondé le sionisme pour préserver le peuple juif de l’antisémitisme, des remarques désobligeantes aux relents antisémites envers des coreligionnaires dont il veut faire des concitoyens mais auxquels il reproche de ne pas être à la hauteur du Juif nouveau qui ne pourra être que sioniste. Plus grave peut-être est la fixation que Herzl fait sur la communauté la plus orientale du peuple juif lorsqu’il parle de Ghettojuden. Dans sa volonté de n’avoir à faire qu’avec les nouveaux Juifs, prototypes de l’idéal sioniste, il fait ainsi siens les clichés les plus éculés de l’antisémitisme. Quant à Ze’ev Jabotinsky, proche lui aussi des idéologies viriles, il en appelle à l’émergence d’une génération de pionniers 56 : « Nous avons besoin d’une génération de fondateurs et de bâtisseurs, une génération prête à toutes les aventures et à toutes les expériences, une génération capable de trouver sa voie dans la forêt la plus épaisse. Nous avons besoin de jeunes gens qui sachent monter des chevaux, grimper aux arbres, nager dans l’eau, faire usage de leurs poings et se servir d’un fusil. Nous avons besoin de gens à l’imagination saine et à la volonté forte, désireux de s’exprimer dans la lutte pour la vie. » Un hymne à la force et à la volonté qui, ailleurs, connaîtra de beaux jours. Toutefois, cette vision des Ostjuden est très éloignée de celle plus positive de la plupart des tenants du sionisme culturel et surtout de celle élogieuse d’un Moses Hess qui voyait en eux « le noyau vivant du judaïsme, c’est-à-dire la nationalité juive ».57 C’est finalement chez Chaïm Weizmann 53



Terme souvent employé par les sionistes pour désigner les Ostjuden. Un ton paternaliste semblable à celui utilisé, à la même époque, par les bourgeois humanistes avec leurs pauvres. 54 Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, p. 366. 55 Code de la Société BYLU in Jean-Marie Delmaire, De Jaffa jusqu’en Galilée, p. 41. 56 L’image du pionnier d’une affiche du Fonds national juif de 1937, illustration de l’homme nouveau dans l’ouvrage de Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, ressemble étrangement aux images que, à la même époque, les régimes totalitaires qu’ils soient italien, allemand ou soviétique diffusaient chez eux et dans le monde entier. 57 « C’est vers ces millions de frères fidèles que je voudrais aller et crier : Lève bien haut ton étendard, ô mon peuple ! Tu gardes vivante la semence qui, comme la semence de momies

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que l’opposition Ostjuden-Westjuden prend tout son sens dans la mesure où, contrairement aux Pères germanophones du sionisme, il voit dans les Ostjuden les véritables pionniers sionistes que, en particulier dans son autobiographie, il oppose aux Westjuden. Ce sont d’ailleurs eux, les Ostjuden (David Ben Gourion, Itzhak Ben Zvi, Joseph Shprintzak, Berl Katznelson, Itzhak Tabenkin), arrivés avec la deuxième alya, qui seront les « Juifs nouveaux » dont avaient rêvé Herzl et Nordau et qui deviendront les principaux penseurs, bâtisseurs et leaders du sionisme. Dans l’Europe coloniale, la tentative de régénération d’un peuple dont s’inspirera le sionisme allait se transformer en un énorme fiasco et révéler l’inanité de toute politique d’ingérence chez les autres peuples, en particulier dans le monde arabo-musulman. Convaincu autant que nous de posséder la vérité, le colonisé voit, en effet, dans l’ingérence de l’Autre, une volonté d’acculturation et d’oppression. Le colonisateur qui pense qu’il va être accueilli les bras ouverts, est incapable de comprendre que le colonisé vit, lui aussi, dans un système englobant, à la fois politique, religieux, social, moral et culturel, qui lui apporte toutes les réponses nécessaires aux problèmes qui se posent à lui et qu’il juge préférable à l’Idéologie du Progrès dont les colonisateurs se disent porteurs. Devant tant d’ingratitude, ces derniers ressentent alors une déception qui alimente un racisme déjà latent au départ et qui ne demande qu’à s’exprimer envers des peuples incapables de comprendre les progrès que l’on est censés leur apporter. Le malentendu est alors inévitable et, beaucoup plus grave, il a pour conséquence de bloquer des évolutions nécessaires qui tentent de se réaliser dans la logique des civilisations conquérantes, mais qui sont rejetées dans la mesure où elles sont perçues soit comme une menace de subversion morale, soit comme une nouvelle croisade menée par des chrétiens contre l’islam, soit encore comme une atteinte à une identité nationale qui en est encore à ses premiers balbutiements. Le projet de Régénération ne peut alors apparaître pour l’Autre que comme une menace qui, avec l’occupation, se transforme en oppression. Le drame du colonialisme est de pervertir les relations entre les peuples et de rendre impossible leur complémentarité dans une marche vers le progrès qui ne se ferait pas par l’adoption d’un modèle unique, mais qui laisserait à l’Autre la possibilité que nous, Occidentaux, avons eue de prendre des chemins de traverse et de passer par la case cul de sac. La politique de la canonnière ne fera jamais admettre par celui qui est persuadé que « l’islam est la solution » que, contrairement à ce qu’il pense, notre religion, notre civilisation et notre démocratie seraient, elles, la solution. Bien au contraire, l’intrusion étrangère suscite des crispations, le repli sur soi et le retour égyptiennes, a passé des millénaires sans perdre de sa fécondité ; cette semence portera des fruits dès que l’enveloppe rigide qui l’enserre sera brisée et dès qu’elle sera plantée dans le sol fécond de la civilisation moderne où la lumière, l’air et la rosée du ciel lui donneront vie ». Moses Hess, op. cit., p. 100.

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souvent obscurantiste à une Tradition à tout jamais figée. Elle participe en fin de compte à la prise de conscience chez l’Autre de sa différence et de son identité. Le regard de l’antisémite avait créé le Juif, celui du juif ashkénaze, totalement étranger à l’Orient, créera le Palestinien et précipitera les dérives obscurantistes ultérieures tant d’Israël que du monde arabo-musulman.

La tentation de l’Occident La volonté d’être totalement occidental et européen58 sera omniprésente chez les fondateurs du sionisme, au point que Heinrich Heine y voyait un « billet d’entrée pour la culture européenne », alors que Theodor Herzl avait envisagé un moment que la conversion pourrait être la solution à la Question juive59, même si, à la fin du XIXe siècle, avec les progrès de l’antisémitisme, cette solution n’en était déjà plus une puisque l’exclusion d’une religion s’était transformée en l’exclusion d’une race. Cette volonté d’appartenir au monde occidental deviendra toutefois indispensable lorsque les circonstances et les rapports de force feront dépendre le succès ou l’insuccès du sionisme, du soutien ou non de l’Occident chrétien. Le sionisme, malgré sa volonté de créer son État en Orient, n’échappera donc pas à la tentation de l’Occident. La relation avec l’Autre arabe, en effet, ne pouvait pas être qu’un face à face. L’immigration juive était trop minoritaire et vulnérable, elle avait besoin de soutien. L’origine de ses premiers idéologues qui se considéraient avant tout comme des Européens fera de l’Occident le référent à partir duquel s’organisera non seulement la vision de l’Autre mais aussi sa colonisation et sa spoliation. Ainsi, va se constituer au Proche-Orient un greffon judéo-chrétien, par une population juive qui, au même titre que les grandes puissances impérialistes, serait dépositaire des valeurs occidentales porteuses de civilisation, de progrès et de régénération. Ironie de l’histoire, alors que l’Europe ne voulait pas des Juifs, les Juifs allaient emporter l’Europe avec eux. Considérés souvent comme des étrangers inassimilables en Europe ou même parfois comme les membres d’une race inférieure, ils devenaient brusquement plus européens que les Européens – miracle du colonialisme qui transformait partout de pauvres bougres que l’Europe ne voulait plus en petits Blancs arrogants et dominateurs.60 58



« Le Juif civilisé émigre vers l’Asie tout comme l’Anglais civilisé vers l’Australie. Il emporte cette Europe en Palestine, avec lui et en lui ; et il continuera à développer la tradition européenne qui lui est proche et qu’il porte dans son sang depuis des millénaires. Et ce que nous souhaitons à nos voisins, c’est la même chose : la liquidation rapide de l’Orient » Jabotinsky, L’Orient, in Denis Charbit, Sionismes. Textes fondamentaux, pp. 378-379. 59 Même si dans son Journal (mai 1895), il affirme qu’il n’a personnellement jamais songé sérieusement à se convertir ou à changer de nom. 60 Olivier Le Cour Grandmaison parle « d’impérialisation des mentalités » à l’origine de « l’esprit colon » chez celui qui, dès qu’il a pris pieds dans la société coloniale, est persuadé

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« Ils viennent en Palestine, nous dit Max Nordau dans son discours au huitième Congrès sioniste de La Haye (1907), comme des émissaires de la culture, repousser les frontières morales de l’Europe jusqu’à l’Euphrate », avant d’ajouter que les Juifs ne « deviendront pas plus des Asiatiques, dans le sens d’une infériorité anthropologique et culturelle, que les Anglo-Saxons ne sont devenus des Peaux-Rouges en Amérique du Nord, des Héréros en Afrique du Sud-Ouest ou des Aborigènes en Australie. »61 En effet, ils ont préféré exterminer Peaux-Rouges, Héréros ou Aborigènes. L’auteur d’Entartung donne ainsi en modèle au sionisme les trois réalisations coloniales qui, dans l’indifférence générale, ont adopté les pratiques ségrégationnistes et génocidaires dont ont été victimes les populations autochtones, que ce soit en Amérique du Nord, dans le Sud-Ouest de l’Afrique ou en Australie. Pour Theodor Herzl comme pour Ze’ev Jabotinsky, la preuve de la supériorité du peuple juif régénéré, se trouve dans son appartenance à l’Occident. D’ailleurs, Jabotinsky revendiquera toujours son ancrage occidental ; une volonté d’enracinement qui trouve sa raison principale dans la certitude de la supériorité de la culture européenne sur les cultures non européennes.62 Il s’agit donc d’implanter dans un Orient qui représente la passivité, le despotisme politique et la stagnation sociale et culturelle, une tête de pont constituée d’un des plus anciens peuples de l’Occident qui apporterait la civilisation et le progrès économique, social et politique : « Nous, les Juifs… nous n’avons aucun lien avec cet Orient, peut-être moins même que d’autres peuples européens, proclame le leader révisionniste. […] Tous les Juifs ashkénazes, et certainement la moitié des séfarades, habitent l’Europe depuis deux mille ans. Cette longue période suffit à une intégration spirituelle. En outre, non seulement nous habitons l’Europe depuis de nombreuses générations, non seulement nous avons appris beaucoup de choses en Europe, mais nous sommes aussi l’un des peuples qui ont créé la culture européenne. […] Et en Palestine cette créativité se poursuivra. Comme Nordau l’a si bien exprimé, nous venons au Pays d’Israël pour repousser les frontières morales de l’Europe jusqu’à l’Euphrate. »63 Norman Bentwich ne dira pas autre chose en affirmant que, durant des siècles, la majorité des Juifs ont vécu en Europe et que, lorsqu’ils retournent qu’il se trouve au sommet de la pyramide, y compris de la pyramide raciale, et qu’à ce titre il a droit d’accorder une priorité absolue à ses intérêts. 61 Delphine Bechtel, Max Nordau (Alain Dieckhoff, Max Nordau, l’Occident et la Question arabe), p. 288. 62 Ligue des Amis du Sionisme, Tract n°5, novembre 1918. La défense de l’Occident sera non seulement l’une des priorités des fascismes mais aussi l’une des priorités des colonialismes. En tant que phénomène national et colonial, le sionisme ne pouvait échapper ni à « l’impérialisation des mentalités », ni à « l’esprit colon », ni à une weltanschauung qui, entre les deux guerres, a été un fait de civilisation. Henri Massis (1886-1970) et le Manifeste des intellectuels français pour la défense de l’Occident et la paix en Europe (octobre 1935). 63 Shlomo Avineri, Histoire de la pensée sioniste, p. 244.

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en Palestine, c’est pour défendre la culture européenne.64 Pour que les Juifs obtiennent le droit de participer au festin colonial, il fallait que soit reconnu qu’eux aussi appartenaient au monde civilisé et qu’ils participaient à la diffusion de la civilisation ; ce qui n’avait pas besoin d’être prouvé car inscrit dans l’histoire intellectuelle de l’Occident judéo-chrétien alors que, dès leur arrivée en Palestine, comme les petits blancs ailleurs, ils seront considérés par les Britanniques d’abord et par l’Occident colonisateur ensuite comme supérieurs aux autochtones. Pour répondre aux questions de son temps (Question sociale, Question juive ou Question des nationalités), Theodor Herzl avait pensé, avec Der Judenstaat, une utopie qui réalisait un ingénieux collage des différentes idéologies libérales, scientistes, socialistes (un panachage de SaintSimonisme et de progressisme social) 65 , toutefois le sionisme se nourrira peut-être davantage des visions du monde rencontrées, à Londres, chez les premiers sionistes chrétiens, à Berlin, auprès des idéologues völkish et à Paris, au contact de la philosophie des Lumières. Ces influences se retrouveront dans les paradigmes biblique et völkish qui, tout en se confortant mutuellement, seront d’ailleurs concurremment mis à contribution lorsqu’ils seront confrontés à la réalité coloniale, avant que le nouvel État d’Israël privilégie par la suite le modèle libéral et démocratique de l’Occident, aussi contradictoire qu’il soit avec son statut d’État colonial.

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Norman Bentwich, Palestine of the Jews, p. 209. 65 Il préconisera la journée de 7 heures (Dans son journal, il parle, au sujet du Judenstaat, de « pays aux sept heures de travail » et fera preuve de progresssisme au sujet de nombreux thèmes sociaux ou sociétaux mais aussi d’un paternalisme bien de son temps lorsque, en 1893, il proposera la création d’ateliers nationaux pour éloigner des villes les chômeurs et autres agitateurs potentiels en leur donnant un travail constructif à la campagne ou lorsqu’il verra dans l’émigration vers les colonies l’un des meilleurs moyens que possèdent les États pour se débarrasser de leurs assistés. Il en est de même avec Max Nordau que les contemporains présentent comme un homme plein de contradictions, à la fois un scientiste positiviste, antireligieux et aux tendances socialisantes et le moraliste réactionnaire de Dégénérescence (Entartung) ainsi que l’idéologue radical du colonialisme juif.

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CHAPITRE II Le paradigme völkisch

« Subir le racisme ne met pas davantage à l’abri du racisme que souffrir n’empêche de faire souffrir. » Dominique Eddé66

« Wir sind ein Volk. Ein Volk » Pour comprendre la portée mais aussi les limites du projet national sioniste, il ne suffit pas de le mettre en perspective avec la perception que, depuis toujours, le peuple juif en tant que Peuple élu avait de lui-même, il faut aussi prendre en compte l’environnement culturel des promoteurs du sionisme pour lesquels l’allemand était la Kultursprache 67 et Berlin la pépinière comme elle l’avait été, un siècle plus tôt, pour l’intelligentsia russe libérale.68 Theodor Herzl et Max Nordau, « pénétrés, saturés de la culture nationale allemande », 69 et qui connaissaient bien la réalité de l’empire

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Dominique Eddé, Edward Said. Le roman de sa pensée, p. 50. 67 Moses Mendelssohn que Heine avait appelé le « Luther allemand » et dont le premier impératif avait été de sortir les Juifs de leur isolement linguistique et intellectuel, avait, en traduisant le Pentateuque en allemand, réalisé l’unification linguistique des Juifs en pays germaniques. 68 Simon Doubnov, lui-même, avait élaboré à Berlin une partie de son œuvre : il y avait rédigé son Histoire du hassidisme en deux volumes et l’édition allemande de son Histoire mondiale du peuple juif en dix tomes. 69 Max Nordau, Écrits sionistes, p. 43. Né d’un père rabbin, auteur à succès avec Les mensonges conventionnels de notre civilisation et Dégénérescence, Max Nordau, 2 ans après la mort de son père qui n’aurait pas accepté cette transformation, abandonna en 1874 son nom de Südfeld « à la consonance trop juive pour prendre celui de Nordau, plus germanique et même nordique », nous dit Shlomo Avineri (p. 143). Contrairement à lui qui, dans Entartung, traite Wagner d’artiste dégénéré, Herzl, moins obnubilé par sa judéïté et sa germanité, était un admirateur du plus germanique des compositeurs allemands ; il avoua même qu’il n’avait des doutes sur la faisabilité du projet sioniste que les soirs où l’on ne donnait pas Wagner à l’opéra de Paris et que, lorsqu’il

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austro-hongrois et celle du nouvel État allemand, vont ainsi penser le sionisme dans la langue de Goethe.70 Ils ne pourront pas davantage échapper aux conceptions de la nébuleuse völkish qui, dans l’univers germanique, dominaient alors les débats sur le concept de nation. Alors qu’en France l’intégration des Juifs à la nation passait par le politique et par l’État, en Allemagne, elle passera par la culture, par la langue et, car non acceptée par une partie du peuple allemand, par l’impossible appartenance au Volk. Theodor Herzl et surtout Max Nordau, lorsqu’il s’agira de penser la nation juive, n’échapperont pas totalement à l’influence völkish et cela d’autant plus que la sécularisation de la communauté juive qu’ils souhaitaient et sa transformation en nation, exigeraient tôt ou tard son ethnicisation. Ils s’éloigneront alors des idéaux présents dans la philosophie politique de Tocqueville ou de Locke qui, ailleurs, influenceront les démocraties naissantes. Il faut en effet noter que Herzl, journaliste de la Neue Freie Presse, et Nordau, intellectuel reconnu, critique littéraire de premier plan (Entartung connaîtra un énorme succès), seront davantage les représentants de la culture germanique que de la culture juive de la diaspora. Nordau, lui-même, qui avait épousé une Allemande et qui, en 1898, un an après le Congrès de Bâle, avait fait baptiser sa fille Maya, sera déchiré entre le Juif qu’il était, l’admirateur de Bismarck qu’il restait et surtout l’écrivain allemand qu’il a toujours voulu être. Herzl, lui aussi, dans sa jeunesse, admirateur de Hegel, de Nietzsche et de Bismarck, celui qui, avant lui, avait su galvaniser les Allemands pour créer la nation, 71 pensera un moment que le sens de la discipline et de l’ordre des Allemands pourrait faciliter une régénération physique et morale du peuple juif. Avant de comprendre que les intérêts du sionisme se trouvaient plutôt du côté britannique, il envisagera positivement un protectorat allemand sur le futur foyer national juif : « La vie sous le protectorat de cette grande et puissante Allemagne, morale, magnifiquement administrée et gouvernée d’une main ferme, ne saurait avoir que les effets les plus salutaires sur le tempérament national juif, écrit-il dans son journal, le 8 octobre 1898, avant de s’exclamer, le lendemain : « Étranges voies du flanchait, Tannhäuser, dont l’ouverture inaugura le deuxième Congrès sioniste, lui remontait le moral. 70 Carl E. Schorske nous présente un Theodor Herzl qui, comme adhérent provisoire de la Burschenschaft Albia, une fraternité étudiante violemment nationaliste, « ressentit, dans sa jeunesse, une grande attirance pour le nationalisme allemand », avant de devoir démissionner d’un groupe qui s’avéra antisémite lorsqu’il manifesta ses véritables penchants. Carl E. Schorske, Vienne, fin de siècle. Politique et culture, p. 154. 71 C’est ce qu’il explique au Baron de Hirsch qu’il veut gagner à la cause sioniste en lui donnant en exemple Bismarck qui a su agiter le drapeau de l’unité allemande : « Avec un drapeau, on peut mener les hommes où l’on veut, même dans la Terre promise. Pour un drapeau, les hommes sont capables de vivre et de mourir ; c’est même la seule chose pour laquelle ils soient prêts à mourir collectivement, pour peu qu’on les éduque dans ce sens […] Bismarck n’a eu qu’à secouer l’arbre que des visionnaires avaient planté ». Theodor Herzl, The Complete Diaries, pp.27-28 (3 juin 1895).

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destin ! A travers le sionisme, il sera de nouveau possible aux Juifs d’aimer cette Allemagne à laquelle nos cœurs sont demeurés attachés envers et contre tout. »72 Ainsi, le sionisme va être confronté à la situation paradoxale d’être influencé par une idéologie nationaliste qui, presque partout en Europe, se ralliait de plus en plus aux thèses antisémites les plus radicales et cela à un moment de l’histoire où de grands esprits – Ernest Renan dans Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, Hippolyte Taine ou Joseph Arthur comte de Gobineau qui était davantage raciste qu’antisémite ou nationaliste – adoptaient un discours sur l’inégalité des races que la conquête impérialiste du monde rendait recevable pour le plus grand nombre. Il ne sera donc pas sans conséquences que l’idéologie sioniste se soit élaborée durant les années charnières du tournant du XIXe siècle, à une époque où prend forme une Weltanschauung qui va s’opposer aux valeurs des Lumières et préparer l’avènement des idéologies des droites révolutionnaires et fascisantes. Pour les penseurs du sionisme, ces idéologies, souvent antisémites, étaient un repoussoir mais en même temps dans la mesure où elles constituaient leur environnement intellectuel, elles ne pouvaient manquer d’influencer des hommes qui ont pensé dans des lieux qui ont été le creuset de la pensée anti-libérale : la Vienne des Karl Lueger et Georg Ritter von Schönerer et l’Allemagne de Johann Gottfried Herder (1744-1803) et de la Culture völkish. 73 Il serait donc périlleux de ne pas reconnaître que certains thèmes völkish qui, plus tard, seront ceux des fascismes, ont pu exercer un profond attrait sur des individus qui voulaient penser et édifier une nation. Aucun nationalisme intégral, pas davantage le français que le sioniste, n’est en effet immunisé contre des dérives fascistes. Il n’existe pas de peuple allergique aux idéologies.74 Pour les penseurs du Judenstaat, l’identité et l’unité du peuple juif fondées sur l’appartenance à la même religion étant, avec la sécularisation et l’émancipation, remise en question, il s’agira alors de rechercher une nouvelle identité fondée sur l’appartenance à un même Volk. Reprendre à son compte le paradigme völkish pour relativiser l’importance de l’appartenance religieuse, sera donc la meilleure façon de donner un contenu faussement rationnel à une nation juive à inventer. Or, même à l’époque, revendiquer une continuité ethnique n’allait pas de soi ; Ernest Renan, avant Shlomo Sand, soulignait déjà que le peuple juif n’était pas seulement la 72



Theodor Herzl, The Complete Diaries, pp. 693 et 694 (8 octobre 1898). 73 Karl Lueger, maire de Vienne, ouvertement antisémite et élu en grande partie sur un programme antisémite ; Georg Ritter von Schönerer (1842-1921), politicien autrichien, nationaliste et antisémite, est l’auteur du programme de Linz (1882), la charte du pangermanisme. 74 Référence à la « thèse immunitaire » dont parle Michel Dobry in, Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société française à la « Révolution fasciste », Revue française de sociologie, vol. XXX, n° 3/4, juillet-décembre 1889, p. 511-533. Thèse qui sera reprise par René Rémond, La droite en France, p. 224.

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résultante de la reproduction du Même, mais qu’il s’était accru de la conversion de l’Autre,75 en empruntant des itinéraires parfois compliqués qui avaient conduit certaines populations, telle la population égypto-hellénique, entre ~150 avant et ~200 après l’ère commune, à passer par la judaïsation avant de passer par un processus de christianisation ou, parfois même, à passer de la christianisation à la judaïsation. Finalement, comme le constate Françoise Smyth-Florentin, au risque de faire hurler les « Français de souche » et tous ceux qui se pensent « de souche », « le mythe de la continuité ethnique et de l’incomparable durée du peuple juif ne garde pas plus ni moins de consistance que celle de tout autre peuple de par le monde. »76 « Wir sind ein Volk. Ein Volk » 77 , l’une des phrases clés de Der Judenstaat manifeste plus que d’autres la germanité de son auteur. Le terme, en cette fin de siècle, alors que s’élaborent les concepts du nationalisme allemand, n’est pas banal. Le Volk, comme le précise George L. Mosse, est, en effet, « quelque chose de plus général que le peuple, […] il est l’union d’un groupe de personnes d’une essence transcendante, […] unie à la nature la plus intime de l’homme et représentant la source de sa créativité, la profondeur de ses sentiments, son individualité et son unité avec les autres membres du Volk. »78 Idéalisé et transcendant, le Volk qui vient du fond de l’histoire, n’est pas seulement une communauté de citoyens ; il symbolise l’unité à laquelle l’individu et la communauté aspirent. Il exauce le sentiment d’appartenance : l’absence de racines condamne un homme, alors que l’enracinement permet à l’individu d’être membre du Volk. Il lui confère sa véritable humanité tout en lui fournissant un critère opportun pour exclure des vertus de l’enracinement ceux qui n’appartiennent pas au Volk. Ainsi, l’Autre irréductible n’appartient plus à la nation car il lui est refusé de s’incorporer au corps symbolique du Volk. Une forme radicale de nationalisme qui malheureusement permettra et encouragera les dérives xénophobes et, au pire, racistes. Avec la conquête impériale du monde par l’Occident judéo-chrétien, le rejet de l’Autre s’enracinera ainsi dans un racisme culturel ou ethnique dont les meilleurs exemples se trouvent chez les penseurs völkish de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Lorsque le sionisme sera amené à emprunter le modèle de l’État-nation qui était au cœur des nationalismes européens, son imaginaire national sioniste n’aura rien à envier à l’imaginaire national allemand dans lequel avait baigné l’élite juive germanophone qui, dans un premier temps, allait théoriser le nationalisme juif. Alors que la conception völkish exige que l’on 75 Sur le thème controversé du prosélytisme juif, voir Édouard Will et Claude Orieux, « Prosélytisme juif » ? Histoire d’une erreur, Les Belles Lettres, Paris, 1992. 76 Françoise Smyth-Florentin, Les mythes illégitimes. Essai sur la Terre promise, p.37. 77 Theodor Herzl, L’État des Juifs, (Présentation, notes, postface inédite et traduction de l’allemand par Claude Klein) : « Nous sommes un peuple. Un peuple-un » p. 23. 78 George L. Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich, p. 21.

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trouve des traces de la Nation chez le peuple et dans le sol où il prétend avoir ses racines, il va donc s’agir pour le sionisme de nourrir la nostalgie d’un passé mythifié et magnifié d’un peuple élu et d’affirmer son caractère indissociable de son histoire et d’une terre mythique réduite non pas aux femmes et aux hommes qui l’habitent, mais à ses paysages, à ses vestiges du passé et surtout à ses Lieux saints. Le sionisme des origines, qui avait emprunté son corpus idéologique à la culture biblique, en s’imprégnant des idées d’ Une autre philosophie de l’histoire de J. G. Herder, en prendra aussi une part chez les tenants du nationalisme völkish. Alors que les sionistes qui se référaient à la Bible, à ses rites et à ses traditions, avaient déjà pleinement conscience de constituer un peuple (le Peuple élu), temporairement exilé et dispersé, que la rédemption messianique ramènerait à une existence nationale et à sa terre, les sionistes völkish tenteront, eux, de passer du Peuple élu au Volk et du Volk à la Nation. Il s’agira donc pour eux, tout en restant attachés aux traditions du passé, d’inventer une identité moderne plus homogène et ouverte sur l’avenir et de demander à un peuple qui, durant des siècles, s’était voulu porteur de valeurs universelles, de se rallier à des valeurs nationalistes, particulières et exclusives, présentées comme supérieures à celles de la diaspora. Une appartenance religieuse pourra alors se transformer en appartenance nationale avant que, pour certains, une appartenance nationale ne se transforme en appartenance ethnique. Ainsi, ce qui n’était au début qu’une communauté religieuse qui se pensait comme peuple de la Torah et de l’Exil, comme peuple soumis à Dieu, comme peuple dispersé dont tous les membres se sentaient solidaires et soumis à la même Loi, aspirait maintenant à devenir une nation au sens moderne que ce terme avait pris avec la Révolution et le mouvement des nationalités. Le nationalisme sioniste devenait alors partie prenante de l’histoire européenne et, plus précisément de la phase völkish de l’histoire allemande. L’idéologie völkish, avant de développer les potentialités xénophobes, racistes 79 et antisémites qui trouveront leur accomplissement criminel dans le national-socialisme, n’édifiera pas d’ailleurs son système identitaire et sa culture de l’exclusion sur une supposée supériorité raciale mais sur la supériorité spirituelle et culturelle proclamée de la germanité. Ainsi, avant que les dérives racistes ultérieures ne tentent d’établir systématiquement un lien entre les caractéristiques extérieures et les qualités intérieures d’un groupe ou d’un individu, le Volk – et c’est en cela qu’il pouvait intéresser les premiers penseurs du sionisme – ne fut qu’une entité culturelle. L’idéologie völkish mettra ainsi en avant, pour un peuple d’exilés, les mérites de l’enracinement, de l’attachement charnel à une terre, à une langue, à une culture et à une histoire ; lorsqu’il s’agira de penser la nation juive, elle 79



Le concept de race a été officiellement abandonné par l’UNESCO en 1950, puis par la communauté scientifique et remplacé par celui d’ethnie.

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privilégiera la volonté de créer une culture nationale moderne et laïque et d’en faire le fondement d’une nouvelle identité nationale. Toutefois, dans un monde complexe et en devenir, viendra le temps où la primauté identitaire d’un Volk ne sera plus fondée sur une prétendue supériorité spirituelle ou culturelle mais sur une base organique ou biologique qui, seule, fonderait la supériorité spirituelle et culturelle. L’identification à la race prendra alors le pas sur l’identification à la culture et à l’héritage germanique tel que le préconisait auparavant l’idéologie völkish. L’ambiguïté des termes utilisés (Volk/peuple et /race) facilitera ainsi les dérives ultérieures. Nous devons beaucoup à Zeev Sternhell dans notre tentative de comprendre les origines d’une pensée qui, avec Jabotinsky, est restée longtemps minoritaire dans le mouvement sioniste mais qui, avec l’arrivée de Menahem Begin au pouvoir, a façonné les mentalités d’une partie de plus en plus importante des Israéliens. De cette conception herderienne d’une nation, organisme vivant possédant une âme, une culture, une langue, des valeurs, des traditions, des institutions, des coutumes uniques et inimitables, à la fois historiques et individuelles, Theodor Herzl et, avec lui, le mouvement sioniste allaient retenir que le peuple juif était aussi un organisme vivant dont l’existence comme nation s’enracinait dans la haine atavique que lui portaient les autres nations. « Dans cette réalité, Herzl ne voyait d’un côté, nous dit Hannah Arendt, que des États nations établis de toute éternité et massivement hostiles aux Juifs, et de l’autre, que les Juifs eux-mêmes, dispersés et persécutés de toute éternité. Rien d’autre ne comptait : les différences dans les structures de classe, les différences entre partis et mouvements politiques, entre pays ou périodes historiques n’existaient pas ». 80 Pour lui, seuls existaient les peuples, immuables et éternels, semblables à des corps biologiques, mystérieusement doués d’une vie éternelle qui, en tant que forces politiques, pouvaient être précisément définis comme antisémites. La confrontation à l’antisémitisme d’un peuple qui se définissait comme un Volk sera donc l’élément le plus structurant dans la conception que Herzl et surtout Nordau et Jabotinsky se feront de la nation juive. Certains historiens également proto-sionistes, comme Simon Doubnov, reprendront à leur compte la vision herderienne de la nation, « organisme national vivant » et parleront de « peuple-monde ». Il existerait ainsi un déterminisme psychologique ou culturel qui fonderait la continuité historique revendiquée par le judaïsme d’abord et par le sionisme ensuite, et cela depuis toujours. Doubnov, même s’il ne pensait ni possible ni souhaitable de faire émigrer vers la Palestine une population juive qui créerait son propre État, n’en consacra pas moins toute sa vie à la réalisation 80

Hannah Arendt, Penser l’événement (Le cinquantenaire de L’État juif de Theodor Herzl / 1946), p. 129.

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d’une œuvre historiographique établissant la continuité de l’existence juive dans l’histoire. Conviction que Chaïm Weizmann, un Juif, comme le désigne Ben Gourion pour le distinguer de Herzl qui n’en serait pas vraiment un, après et avant beaucoup d’autres, exprimera naïvement, à Jérusalem, en mai 1918, alors qu’il voulait convaincre les Arabes auxquels il s’adressait de la légitimité du projet sioniste : « C’est ici, en ces lieux, à Jérusalem, que vécurent mes ancêtres, il y a deux mille ans. C’est ici qu’ils conçurent leurs pensées. C’est d’ici qu’ils envoyèrent au monde leur message sublime. Et c’est ici que nous nous trouvons aujourd’hui réunis, sous la protection du gouvernement le plus puissant de la terre, en lutte pour ces idéaux élevés qui ont leur fondement dans la vénération des vieux prophètes d’Israël. […] Je ne suis pas un étranger dans ce Pays, bien que je sois né loin d’ici, dans le Nord, et pas un homme de notre peuple disséminé dans le monde n’est un étranger ici. »81 En faisant du judaïsme une religion ethnologique comme le parsisme – la religion des Parsis de l’Inde, chassés de leur pays par les musulmans – les sionistes se créaient ainsi une identité fictive d’Hébreux. Les Français, même ceux d’Outre-mer ou les colonisés, avaient des ancêtres gaulois, les juifs, dans les ghettos de Pologne, de Lituanie, de la Zone de résidence ou du fin fond de la Roumanie se découvraient des ancêtres hébreux. Or, contrairement aux Parsis qui ne revendiquent pas un retour en Iran pour y recréer, au nom des seuls tenants du zoroastrisme, la Perse de Zarathoustra sans Iraniens, ils revendiquent, eux, un retour en Palestine pour y recréer, au nom des seuls juifs, un « État hébreu » sans musulmans et sans Palestiniens.82 Quelques autres, tenants d’un enracinement autochtone et d’une conception territoriale-culturelle qui les amena à prôner l’intégration dans l’espace du Moyen-Orient, se voudront « cananéens ». Fascinés par la culture sémite de la population autochtone, ils pousseront le mimétisme en s’habillant à l’orientale, portant la djellaba et le keffieh, alors que la majorité prônait au contraire de ne pas couper les ponts aussi radicalement avec l’Europe, puisque pour l’Occident les Juifs, du moins ceux qui s’installaient en Palestine, étaient des Européens. 83 Il n’en reste pas moins que les 81



Chaïm Weizmann, Discours aux Arabes (Jérusalem, mai 1918), The Letters and Papers of Chaim Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), p. 183. Un discours que n’importe quel chrétien pourrait faire sien ! 82 L’utilisation du terme « État hébreu » pour désigner l’État d’Israël n’est bien entendu pas innocente ; elle veut exprimer une continuité historique et parfois même ethnique qui ne va pas de soi. 83 L’habit ne faisant pas le moine, sur la photographie de groupe des participants, en 1897, au Maccabaean Pilgrimage, on peut voir quelques casques coloniaux, beaucoup de casquettes et de têtes nues et même un keffieh. Les Juifs, souvent discréminés dans les métropoles devenaient des Européens dans les colonies. La France, avec le Décret Crémieux qui, en Algérie, avait établi une nette distinction entre juifs et musulmans, venait d’en donner la preuve ; ceux qui avaient accordé un statut spécial aux Juifs d’Algérie étaient donc

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« Cananéens » posaient ainsi la question fondamentale de l’identité des « nouveaux Juifs ». L’une des réponses à cette question consistera à participer à la « territorialisation nationale de signifiants religieux », 84 en rebaptisant les villes, les villages et les lieux-dits de la Palestine ou en hébraïsant noms et prénoms85 ; en affirmant ses racines hébraïques, il était ainsi possible de rompre avec sa judéité d’origine, source d’humiliation, et de se sentir enfin fier d’être Juif et, de nouveau, Hébreu. Avant que l’annexion réelle du pays ne soit possible s’amorçait ainsi sa conquête symbolique. Ce qui importait, en effet, était d’établir une continuité historique si ce n’est ethnique avec les Hébreux. Ainsi, les mêmes fêtes qui avaient scandé la vie des Hébreux, puis celle des Juifs de la diaspora, même si leur signification religieuse sera parfois en Israël reléguée à l’arrière-plan, scanderont le temps du sionisme et, plus tard, celui du nouvel État. Et même si l’on continue à se référer à ce qu’elles avaient été pour montrer qu’il existait bien une continuité historique, elles n’échapperont pas à la récupération nationaliste : la Pâque évoquera la renaissance nationale, Pourim fera de Mardochée et d’Esther, qui avaient réussi à contrecarrer les projets criminels de Haman, les agents d’un salut collectif et Hanoukka commémorera la victoire des Maccabées sur des oppresseurs étrangers. Il s’agira d’actualiser le passé pour donner un sens au présent. Le paradigme völkish peut alors s’identifier au paradigme biblique dans la mesure où la nation, comme les individus, possède une destinée historique qui s’enracine dans des origines mythiques présentes dans la Bible. Son Volksgeist (Esprit national) détermine ainsi son destin historique caché et tout ce qui lui arrive émane de son essence et ne peut se comprendre que par elle. Il existerait ainsi une âme nationale, un tempérament et des caractères nationaux que le sionisme, afin de pouvoir mieux affirmer ses droits historiques sur la Terre sainte, pensera retrouver chez les Hébreux de l’histoire biblique.86

culturellement prêts à prendre des mesures semblables avec ceux qui iraient coloniser la Palestine. 84 Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 323. 85 Ainsi, en 1909, Umm Juni devient Degania de ‘dagan (grain) et en 1956, Charm el-Cheikh sera, en référence à l’hébreu biblique, rebaptisé Ophir. D’ailleurs, les hommes, eux-mêmes, avancent masqués : n’est-il pas mieux, pour faire couleur locale, de remplacer David Gryn par David Ben Gourion et Icchak Jeziemicky par Yitzhak Shamir ? 86 Israël Zangwill considère que pour définir la race juive l’élément le plus important à prendre en considération est celui de « l’âme du peuple » (Volksgeist) tel qu’on le trouve dans la Bible et qu’il définit comme « l’aspiration à un ordre social juste et à l’ultime unification de l’humanité dont la race juive doit être l’agent et le missionnaire ». Israel Zangwill, The Jewish Race, p. 1.

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Sionisme et nationalisme intégral Inspiré par Herder qui avait déjà parlé de la nature organique du Volk et mis à la mode le culte du Volksgeist, le nationalisme intégral, un nationalisme organique à caractère parfois biologique, représenté dans le mouvement sioniste par Aharon David Gordon et théorisé en France par Charles Maurras, verra lui aussi dans la nation un organisme vivant profondément enraciné dans un sol qui lui appartient exclusivement et auquel l’individu est attaché par un lien organique. Alors que chez Maurras, le nationalisme intégral suscitait l’antisémitisme, non pas en se référant à des préjugés racistes, mais parce que le Juif est l’Autre qui au cœur de la nation est l’ennemi étranger qui mine la nation et même la trahit (Antisémitisme d’État qui vise le « Juif traître », Dreyfus), 87 le nationalisme intégral de certains sionistes verra, lui, dans l’Autre arabe le ver qui est au cœur d’un État qui se veut juif, un étranger que, par une politique de transfert efficace, on est prêt à remplacer. La renaissance de la langue nationale, en laquelle Herder voyait l’expression du Volksgeist, même si Herzl avait envisagé, un moment, de conserver les langues allemande, française ou russe parlées par de nombreux sionistes, immigrants ou non, deviendra donc rapidement un objectif essentiel. Quant à la volonté de retrouver le Volksgeist dans l’histoire et dans la religion, elle deviendra de plus en plus prégnante avec le risque que cette vision völkish de la nation ne suscite des dérives ethniques voire racistes ou des conflits avec ceux qui se veulent pleinement laïques. Pour Gordon, d’ailleurs, le nationalisme intégral, un nationalisme que Zeev Sternhell définit comme « clos, étroit et tribal », est la seule sauvegarde du peuple juif s’il ne veut pas disparaître : « Si nous ne pouvons pas vivre une vie nationale pleine et entière, autant nous assimiler totalement. Si nous ne plaçons pas l’idéal national au-dessus de toute autre considération, partisane ou non, si nous ne nous plions pas à lui corps et âme, qu’on en finisse une fois pour toutes, qu’on se laisse fondre à tout jamais dans les peuples parmi lesquels nous sommes éparpillés […] Mais si nous n’avons d’autre choix que le nationalisme, qu’il soit au moins plein et entier, d’un bout à l’autre. »88 Pour une communauté qui ne voulait pas faire de l’appartenance religieuse le critère fondamental de l’appartenance au peuple juif, même si Herzl, dans un moment d’égarement, probablement pour plaire à Bâle à une 87



Il condamne « l’antisémitisme de race, biologique » et se fait l’avocat de « l’antisémitisme d’État ». Ainsi, même si de nombreux adhérents maurrassiens de l’Action française ont rejoint le Régime de Vichy, d’autres comme Daniel Cordier ou ceux qui sont devenus de fervents gaullistes ont rejoint la Résistance parce que la Nation était menacée. 88 Gordon Aharon David, Lettres à la Diaspora, 1921, cit., in Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël, p. 83. En quelques années, on se retrouvait à des années lumières de la prise de position du Sanhédrin de Paris, convoqué en 1808 par Napoléon, qui avait affirmé que les Juifs ne pouvaient prétendre au titre de nation !

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partie des congressistes, avait affirmé : « Le sionisme est le retour au judaïsme avant d’être le retour à l’État juif », il ne restait ainsi qu’à se référer à une appartenance vaguement völkish, même s’il était difficile – nouveau paradoxe – de lui donner un contenu ethnique et encore moins biologique, alors que le sionisme avait été précisément créé pour répondre aux dérives antisémites des nationalismes européens. Se positionner face à l’antisémitisme, pour exister en tant que nation différente des autres, devenait ainsi un enjeu majeur. Herzl et Nordau,89 déçus par un libéralisme incapable de neutraliser, en particulier à Vienne, les formes les plus radicales du nationalisme, deviendront les initiateurs d’un sionisme tribal, réponse au défi de l’émancipation qui risquait de ruiner l’identité juive.90 Ce sionisme, né de l’échec de l’émancipation constaté par Herzl et Nordau, ne pourra échapper totalement à l’emprise d’un modèle national exclusif (Volk contre Volk), souvent xénophobe ou même raciste. En Palestine, le caractère colonial d’un projet qui opposera finalement colons et colonisés engendrera, comme partout ailleurs, le racisme. Yoram Hazony, Directeur de recherche au Centre Shalom à Jérusalem, considère d’ailleurs que « Theodor Herzl s’était clairement engagé pour la création d’un État d’essence juive. »91 Il ne voulait pas un État des Juifs mais un État juif dont, encore aujourd’hui, Israël voudrait imposer la reconnaissance aux Palestiniens et qui, s’il se réalisait, engendrerait, après une période plus ou moins longue d’Apartheid, le remplacement quasi total de la population palestinienne par une population juive.

Les Hébreux ou l’Urvolk du sionisme Avec le Fichte (1762-1814) des Reden an die Deutsche Nation (Discours à la nation allemande), une nation allemande conçue comme nation élue – une sécularisation paradoxale du concept de Peuple élu – réintroduisait du théologique, du messianique et de l’irrationnel dans la rationalité du Siècle des Lumières. Or, l’Urvolk, mis en avant par le philosophe allemand 92 pour légitimer l’existence d’une nation allemande, en train de se constituer et que, 89

Max Nordau, une fois converti au sionisme, soulignera le caractère dissolvant du libéralisme et de l’universalisme qui, après avoir accéléré la disparition de nombreuses communautés linguistiques et culturelles, risquait de conduire à la disparition de la nation juive (To his people, pp. 70-71). 90 Zeev Sternell, op. cit., p. 26. 91 Yoram Hazony, Herzl souhaitait-il un État Juif ?, in Tuvia Friling (Sous la direction de), Critique du post-sionisme. Réponse aux nouveaux historiens israéliens, p. 410. 92 SelonY. F. Baer (Galout, p. 88), Fichte se serait inspiré de la conception de la nation de Yehudah ha-Lévi (Yehudah ha-Lévi, Séfer ha- Kuzari. Apologie de la religion méprisée, Ed. Verdier, Paris, 1994) pour lequel « la nation juive est la seule nation véritable, la seule qui soit effectivement vivante, qui ait su conserver en son sein l’âme prophétique déposée chez les premiers hommes, et la porter à travers l’histoire de l’humanité. »

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par ailleurs, il investit de la mission d’incarner l’humanité voire de la sauver, l’un des nombreux sionismes le cherchera chez les Hébreux et dans leur histoire.93 Le philosophe Martin Buber postulera ainsi dans la première de ses conférences prononcées à Prague entre 1909 et 1911, une identité biologique commune à tous les Juifs et un lien organique entre le peuple juif et sa terre.94 Quant à Jabotinsky, il lui suffira d’affirmer l’existence d’un lien primordial, nourricier, matriciel et historique, entre la Terre Mère – Eretz Israel – et le peuple juif. Il oublie simplement de préciser qu’il y a eu continuité historique parce qu’il y a eu continuité religieuse du peuple de la Torah ; ceux qui ont cessé de s’y référer, y compris en Palestine, qu’ils aient été des Juifs hellénisés, christianisés ou islamisés, ont disparu de l’histoire juive. Il ne suffira donc pas pour les sionistes de chercher la continuité dans l’histoire, il faudra aussi la chercher dans le Sang et le Sol, dans la Terre et les Morts,95 et nier le droit des vivants au profit de la priorité donnée, surtout après la Shoah, à celui des morts.96 Même si, pour Herder, chaque peuple, de par son tempérament et son caractère national, avait une mission particulière à remplir dans l’histoire, la supériorité des Européens parmi lesquels se distinguaient les Allemands n’était pas douteuse. Pour lui, Polonais, Danois ou Alsaciens-Lorrains devaient être germanisés. En revanche, la conception völkish de la nation, ainsi que l’antisémitisme et le nationalisme tribal qu’elle suscitait, ne laissait pas beaucoup de place aux Juifs allemands favorables à l’assimilation. Certains toutefois, en 1893, avec la Zentralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens (Union centrale des citoyens allemands de confession juive), voudront tenter l’aventure d’une totale intégration, mais pour les antisémites de plus en plus présents en cette fin de siècle, le signal donné ne sera pas suffisant : le concept de Volk ou Volkstum ne pouvait, à leurs yeux, s’appliquer aux Juifs. Quant aux sionistes, au lieu de s’attaquer frontalement à la conception völkish de la nation, ils vont, pour quelques-uns, l’adopter en prônant, eux aussi, un nationalisme qui se référera au sang et au sol (Blut und Boden), au retour vers la matrice de la terre dans laquelle s’enracine depuis toujours le 93



J. G. Herder voit dans L’Orient biblique l’enfance de l’humanité antique : « Éternellement le pays des Patriarches demeurera l’Age d’or de l’humanité enfant », Une autre philosophie de l’histoire, p. 123. 94 Martin Buber, Judaïsme, p. 25. Dans son article programmatique « La Renaissance juive », il s’était déjà référé à une « communauté de sang » (Blutstamm) qui faisait espérer que les communautés juives victimes de l’exil (galout) et du ghetto pourraient être régénérées et retrouver ainsi leur vitalité première. 95 Un des thèmes essentiels du credo de Maurice Barrès. 96 C’est ce que notait déjà, à sa manière, le Père Théodore Ratisbonne dans ses Lettres de Jérusalem : « Mon imagination excitée par le soleil d’Orient, ressuscite à son tour tous les morts de l’Ancien et du Nouveau Testament. Fantôme moi-même, et débris des temps antiques, je vois autour de moi les ombres des Patriarches, des Apôtres, des femmes évangéliques et des martyrs de l’Église primitive ».

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Peuple, mais aussi à la culture et à l’histoire, et finalement à la biologie. « L’ironie veut, fait remarquer Shlomo Sand, que cette conscience de soi ait puisé ses concepts dans ce même imaginaire national qui alimentait ses maîtres depuis plusieurs générations : l’origine détermine l’essence, et la finalité de celle-ci est le retour vers ses racines, vers le sol de sa germination première, teutonique ou hébraïque. »97 Ainsi, le nationalisme juif souhaitera créer un État-nation où, pour exister, tous devront être juifs ou judaïsés. Il souhaitera retrouver l’antique territoire national d’où – plus que de l’exil (galout), de l’errance ou de la Torah – naissent les Peuples.98 Comme leurs devanciers hébreux, les sionistes puis les Israéliens revendiqueront comme leur propriété toute la Palestine, y compris les cimetières. Ce n’est donc pas sans raison que la guerre des tombes qui se poursuit depuis un siècle ait pour objectif d’effacer la présence d’un peuple palestinien, en gommant, comme à Mamilla à Jérusalem, les sépultures de l’Autre. Ainsi, lorsque les traces des dernières tombes palestiniennes auront disparu, on en viendra à douter qu’il y ait eu un jour une présence palestinienne dans les centaines de villages rayés de la carte en 1948. Vouloir remplacer les Palestiniens par des Juifs, y compris dans les cimetières, c’est vouloir gommer tout ce qui pourrait évoquer leur présence. Parmi les promoteurs du sionisme, c’est chez Max Nordau que la conception völkish du nationalisme juif est la plus clairement exprimée non pas parce qu’il adopte les conceptions biologiques les plus extrêmes – ce qui n’est pas le cas – mais parce qu’il fait de quelques critères culturels dont la capacité à inventer et à créer, que l’on peut désigner comme völkish, le fondement de l’inégalité des peuples. Même s’il reconnaît qu’il existe peu de différence « entre les Blancs et les Jaunes » parce qu’ils descendent « peutêtre d’un seul et même tronc primitif ou parce qu’ils se sont fortement mélangés entre eux », il n’en affirme pas moins, en particulier dans Les mensonges conventionnels de notre civilisation, qu’il n’existe jusqu’ici aucun acte créateur, nulle invention ou découverte que l’on puisse porter au crédit « des Rouges et des Noirs ». « La civilisation édifiée par l’homme blanc n’est pas, proclame-t-il, un jeu d’imitations habiles, mais un ensemble d’actes créateurs ». Finalement, tout en condamnant le racisme biologique de « ceux qui, dit-il, sont atteints du fanatisme de race et de la folie de grandeur aryenne », il n’en proclame pas moins la supériorité européenne non pas comme un phénomène racial mais comme un phénomène culturel. Pour lui, en effet, la race blanche est la seule qui contrairement aux « nègres et aux Peaux-Rouges » est créatrice et inventive. Or aujourd’hui, « l’isolement des tribus barbares a pris fin. Elles sont entraînées dans le tourbillon des communications universelles. Elles sont obligées, qu’elles le veuillent ou non, de subir les Blancs comme maîtres instructeurs. […] Si elles se 97

Shlomo Sand, op. cit., p. 146. Graetz, Histoire des Juifs, Volkstümliche Geschichte der Juden I., p. 14, cit., in Shlomo Sand, p. 111. 98

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montrent réfractaires à l’instruction, elles disparaîtront. » Max Nordau est ainsi prêt à partager le fardeau de l’homme blanc et à civiliser tous ceux qui, dans la Terre promise – un pays où décidément il y a encore beaucoup d’Arabes à civiliser – seront prêts à accepter l’avenir qu’on leur propose. Ce qui avec Theodor Herzl n’avait été qu’un collage idéologique fait de fragments de modernité et de vision progressiste de l’institution politique et sociale, de visions parfois prophétiques du futur et de vestiges d’un passé à moitié oublié, allait devenir, avec Max Nordau et plus tard avec Vladimir Jabotinsky, l’idéologie sioniste radicalisée de ceux que l’on appellera les « révisionnistes ». Ainsi, alors que les idéologues völkish retrouvaient chez Tacite les anciens Germains qu’ils idéalisaient, les idéologues sionistes, obsédés par les racines d’un peuple juif mythifié, rechercheraient leur Urvolk – les anciens Hébreux – dans la Bible. Pour eux, le nouvel Israël serait le dépositaire du passé du peuple hébreu et de la promesse qui lui a été faite de pouvoir un jour retourner sur sa Terre promise. Il existerait ainsi une espèce de pureté des origines qui se serait perpétuée durant des siècles. Or, le rêve d’une homogénéité ethnique, présente dès l’origine, est une fiction, non seulement pour le peuple juif, mais pour tous les peuples. Comme tout peuple, l’Israël ancien n’avait pas, à l’origine, d’homogénéité ethnique. « Concevoir un ethnos israélite au début de la Monarchie est un anachronisme. »99 En concevoir un qui se serait perpétué jusqu’à aujourd’hui est, comme l’a bien montré Shlomo Sand, une aberration. Il n’y a probablement pas plus de « Juifs de souche » que de « Français de souche ». Si l’on veut à tout prix sauver le caractère exclusif des identités nationales – ce qui ne devrait pas être une priorité ! – il est préférable d’en rester ou de revenir au droit du sol qui fait de l’histoire des identités nationales l’histoire des sangs mêlés. Toutefois, alors qu’en se référant aux anciens Germains, les idéologues völkish n’avaient pas de revendications territoriales immédiates, si ce n’est plus tard celles du pangermanisme, les sionistes – et ce sera leur drame – seront dans l’obligation de devoir créer un État-nation dans un contexte colonial qui les amènera à spolier la Terre de l’Autre. Confrontés à la réalité coloniale, ils ne pourront concevoir la nation que comme une tribu menacée dans son existence même et qui, pour exister, se trouverait dans l’obligation de se créer une identité qui l’enracinerait dans un passé lointain et d’autant plus prestigieux, même s’il était mythique, qu’il était aussi celui d’un Occident judéo-chrétien qui alors dominait le monde. Les sionistes, même ceux qui ne retenaient du paradigme völkish que le caractère culturel, n’échapperont ainsi, pas plus que d’autres, au sentiment de supériorité de ceux qui pensent appartenir à la race impériale. Il existera chez la plupart des colons de Palestine, comme dans toute population 99



Archéologie, Art et Histoire de la Palestine. Colloque du centenaire de la Section des Sciences Religieuses. École Pratique des Hautes Études, septembre 1986, p. 74.

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coloniale, un sentiment de supériorité qui fleure bon le racisme : « Nous sommes en Palestine, écrivait Mordekhaï Ben Hillel Ha Cohen, la population la plus civilisée, personne ne peut rivaliser avec nous sur le plan culturel. La plupart des indigènes sont des fellahin et des bédouins ignorant tout de la culture occidentale […] Du temps sera encore nécessaire avant qu’ils apprennent à vivre sans rapines, vols et autres forfaits, jusqu’à ce qu’ils éprouvent de la honte devant leur nudité et leurs pieds nus et qu’ils adoptent un mode d’existence où prévaudra la propriété privée, et où il sera nécessaire que des routes soient tracées et les chaussées goudronnées, que les écoles, les maisons de charité et les tribunaux essaiment sans qu’il y ait de corruption ».100 Pour justifier leur présence sur une terre qui n’est pas la leur – même si, dans le cas présent, ils essaient de se convaincre qu’ils reviennent chez eux – les sionistes doivent, en effet, se persuader que, d’une part, l’Autre est quand même un peu inférieur et que, d’autre part, il existe un caractère bienfaisant de l’ordre colonial. Leur rêve ultime étant que la fraternisation entre le colon et le colonisé est encore possible, confrontés à l’échec de ce rêve, ils en viendront à oublier la violence originelle de l’agression coloniale et à accuser l’Autre de ne pas saisir la main qu’ils lui tendent. Ils en concluront que l’essence de l’Autre est perverse puisqu’il n’accepte pas la paix que, plus ou moins de bonne foi, ils lui proposent. Fidèles à l’esprit de leur temps, la plupart des leaders sionistes, seront ainsi incapables de reconnaître le nationalisme d’un peuple non occidental. Pour eux, le nationalisme arabe ne peut être que fanatique, vénal ou le fait de fellahin manipulés par de « perfides agitateurs syriens », souvent chrétiens, qui leur font croire que la Palestine est partie intégrante de la Grande Syrie. Ainsi, la conviction d’être le Peuple élu, héritée du paradigme biblique s’associera aisément avec une vision suprématiste et völkish de la nation. Loin d’être contradictoires – le récit biblique étant ethnocentrique – paradigme biblique et paradigme völkish ne pourront à l’avenir que s’enrichir et se conforter mutuellement. Dans l’un et l’autre cas, ce sont la suprématie et la culture de l’exclusion qui sont privilégiées. Ainsi, le premier grand historien proto-sioniste, Heinrich Graetz, avait déjà souligné le lien qui existait entre un judaïsme exclusif 101 et des conceptions nettement « mixophobique ».102 En effet, alors que les tenants de l’idéologie völkish 100

Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, p. 183. Un sentiment de supériorité qui ne va pas viser que les Arabes mais également la plupart des Juifs noneuropéens : Juifs yéménites, séfarades, Juifs éthiopiens ou, plus généralement, Juifs dits orientaux. 101 Avec Ezra (Esdras), le judaïsme avait tenté d’expulser les femmes non juives et leurs enfants et d’abolir les mariages mixtes, coutumiers, tant parmi le petit peuple qu’au sein des classes les plus élevées, car ils mettaient en danger la pureté de la langue et de la religion et faisaient courir le risque d’une dérive toujours possible. 102 « La race israélite était une race sainte, à qui tout mélange avec des étrangers, eussent-ils renoncé à l’idolâtrie, imprimait une souillure […] Ce (les interdits d’Esdras) fut un instant

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voulaient préserver une identité et une suprématie culturelles et ceux des idéologies racistes voulaient, eux, sauvegarder une identité et une suprématie biologiques, nous sommes ici en face d’une hantise du métissage, d’une "mixophobie" fondée sur la volonté de préserver une identité religieuse qui se confond le plus souvent avec une identité ethnico-sociale.103

Deux lectures du paradigme völkish La lecture culturelle Le mouvement des nationalités risquait d’accélérer l’exclusion des Juifs. Ils avaient, en effet, encore leur place dans un ensemble multinational, ils ne l’auront plus dans un ensemble national, uniformisant, tribal et antisémite qui les rejetait dans une altérité radicale. L’empire austro-hongrois pouvait encore faire une petite place à ses « Magyars de culte mosaïque », mais la Hongrie indépendante de 1919 sera celle de la Terreur blanche antisémite. C’est face à cette nouvelle réalité que va se poser de façon de plus en plus urgente la Question juive. L’on aurait pu imaginer un nationalisme juif tentant de faire sécession des empires russe ou austro-hongrois, comme l’ont fait d’autres nationalismes européens, mais encore aurait-il fallu qu’une assise territoriale suffisante soit historiquement justifiée de la part d’un peuple que l’on présentait comme un peuple sans terre alors que l’Europe chrétienne le rattachait à une terre – la Terre promise – qui n’était pas la sienne. Dans les grands ensembles multinationaux, comme l’envisageront un certain nombre de penseurs représentatifs des communautés juives de l’empire russe, l’autonomie linguistique et culturelle pouvait être la solution à la Question juive. Une solution qui pourrait permettre de sauver la nation sans en passer par l’État et, encore moins, par l’État colonial, sera même envisagée par Simon Doubnov ; pour lui, en effet, la constitution d’un État n’était pas prioritaire, « car l’État, nous dit-il, est à la nation ce que la coquille est à l’amande. »104 Dans un ouvrage, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, publié en russe en 1907, mais qui rassemble des textes rédigés bien avant comme les lettres I et II écrites à l’occasion du Congrès de Bâle (1897), le Père du nationalisme diasporique préconisait une solution originale, celle de

grave et décisif pour l’avenir de la nation. » Graetz, Histoire des Juifs II, p. 13. Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) avait déjà revendiqué, en termes religieux, cette prétention à l’excellence. Il en était même arrivé à se demander si « Israël n’avait pas, au sacrifice de soimême et de façon consciente, cherché à sauver du naufrage des temps la seule chose ayant permis d’apporter les seules pierres à l’édifice qui ont profité au monde : la science, la culture, l’art et le génie de l’invention. » Samson Raphaël Hirsch, Dix neuf épîtres sur le judaïsme, op. cit., pp. 151-152. 103 La matrilinéarité, soit la formule israélienne : « Est juive toute personne née de mère juive ou convertie au judaïsme » semble être la doctrine acceptée par la majorité. 104 Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau (Lettre I), p. 89.

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l’autonomie culturelle et nationale dans la diaspora, seule solution réaliste pour une nation dépourvue du territoire auquel elle aspirait ; elle avait l’avantage de ne pas seulement concerner l’infime minorité de Juifs que pouvait alors absorber le foyer national palestinien mais de prendre en compte l’ensemble de la nation juive en diaspora. Même si, après la révolution de 1905, Simon Doubnov créera à Vilna un Volkspartei, il donnera au concept de Volk un contenu légèrement différent en proposant au peuple juif, dont toutes les parties dispersées dans le monde entier « constituent un peuple unique, indivisible, lié par des intérêts communs »105 et non par des critères nationaux communs, de devenir une nation en diaspora.106 Pour lui, la nation juive et le nationalisme juif sont en effet spécifiques. « Le peuple juif, en tant que nation spirituelle ou culturelle,107 ne peut pas aspirer en diaspora à un isolement territorial ou politique, mais seulement à une autonomie sociale et nationale culturelle. » Il s’agit donc de souligner le caractère éthique d’une nation spirituelle pour, à la fois, s’opposer au nationalisme tribal du sionisme et lutter en même temps contre le processus d’émancipation et d’assimilation qui ne pouvait mener qu’à la disparition de la nation. Pour lui, en effet, l’assimilation ne parvient à sauver le peuple juif que par un suicide national ; elle réussit là où les bûchers de Torquemada avaient échoué. En s’assimilant au monde des Gentils, les Juifs acceptent de disparaître volontairement. Face à ceux qu’il considère comme des renégats (les assimilationnistes) ou comme des utopistes romantiques (les sionistes) même si comme ces derniers il affirme la suprématie de la politique nationale sur la politique de classe prônée par le Bund,108 Doubnov préconise une solution médiane en faveur d’une renaissance culturelle nationale dans la diaspora. Il prône ainsi un nationalisme défensif et libérateur pour un peuple juif qui, en diaspora, ne peut pas aspirer à un isolement territorial ou politique, mais seulement à une autonomie sociale et nationale-culturelle. Il s’oppose, à la fois, à un nationalisme agressif (sioniste) ou régressif (assimilateur). La formule de l’autonomisme juif s’énonce donc ainsi : « Les Juifs qui prennent une part active à la vie civique et politique d’un pays jouissent de tous les droits accordés à ses citoyens, aussi bien en tant qu’individus qu’en tant que membres de leur nation. Égaux sur le plan 105

Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau (Lettre IV), p. 191. Le mouvement Renaissance (Vozrozhdeniye), apparu en 1903, à la suite du pogrom de Kishinev, soutiendra la renaissance nationale et culturelle diasporique. 107 L’idée de nation spirituelle est commune à d’autres précurseurs du sionisme, comme Peretz Smolenskin (1842-1885) et surtout Ahad ha-Am. Simon Doubnov, le Père du nationalisme diasporique et Ahad ha-Am, celui du sionisme culturel, se rejoignent lorsqu’ils mettent l’accent sur le développement spirituel du peuple et la primauté accordée à la culture nationale sur la mise en place d’un État juif. Delphine Bechtel, La Renaissance culturelle juive, p. 63. 108 Sur ce point, Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau (Lettres XII et XIII). 106

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civique, les Juifs exigent l’égalité des droits nationaux dans les limites compatibles avec l’intégrité de l’organisme étatique donné. »109 Sans abandonner les acquis de la politique d’émancipation, Simon Doubnov inversait ainsi la logique de la politique d’assimilation. Il cite110 d’ailleurs les deux déclarations qui illustrent le projet d’émancipation et d’assimilation voulu par la Révolution française et annoncent la mort de la nation juive ; celle de Clermont-Tonnerre : « Aux Juifs en tant que nation, il faut tout refuser ; mais aux Juifs en tant qu’individus, il faut tout accorder […] Il ne peut pas y avoir une nation dans la nation » et celle des délégués juifs au Grand Sanhédrin réuni à la demande de Napoléon, du 9 février au 9 mars 1807 111 : « Dorénavant, les Juifs ne constituent plus une nation, ils préfèrent participer de la grande nation et considèrent cela comme une rédemption politique. » Il suffirait donc de préserver ce que, durant des siècles, les communautés juives ont, sous couvert de religion, assumé – toutes les fonctions de l’organisation sociale : une administration élue s’occupant des affaires de la communauté, un tribunal juif jugeant les procès civils et souvent même criminels, un système d’auto-imposition et de perception des impôts d’État, des écoles heder ou gemeindeschulen, des institutions religieuses et de bienfaisance, ainsi que des corporations d’artisans et de commerçants – tout en exigeant également une autonomie nationale-culturelle. Et cela en inaugurant un processus de sécularisation du même type que celui qui se développait alors partout en Europe, qui permettrait de séparer le social du religieux et « le noyau national de sa dure enveloppe religieuse » ; en finir avec la communauté religieuse pour faire place à la communauté nationale. Toutefois, comme il est difficile de définir le nationalisme diasporique sans se référer à la religion, Simon Doubnov, pour échapper à la fiction de la communauté religieuse, crée celle d’une nation spirituelle et culturelle qui ne se référerait ni à une religion,112 ni à une langue unique 113 alors qu’en même 109



Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, (Lettre IV), pp. 177-178. En italique dans le texte. 110 Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, pp.,131-132. 111 Durant la période de l’occupation romaine, le Grand Sanhédrin avait été une institution religieuse, judiciaire et politique ; après la prise de Jérusalem (70), il s’était déplacé à Yavné où, sous la conduite de son président, il était devenu le représentant officiel des Juifs de l’empire romain. Après la révolte de Bar Kokhba (135), il avait continué à siéger en Galilée jusqu’en 425. En 1808, en France, un Grand Sanhédrin, composé de 45 rabbins et de 26 juristes, conduit à la création du système consistorial définissant le Juif selon le seul critère religieux. 112 Il affirme toutefois que le converti à une autre religion ne peut pas être considéré comme Juif : « Le Juif non croyant fait partie du peuple juif aussi longtemps qu’il n’adhère pas à une autre religion […] L’absence de foi ne détache pas le Juif de son peuple, tant qu’il ne préconise pas l’assimilation nationale. » Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, p. 101. 113 Affirmation ambiguë puisqu’il considère que la langue constitue le fondement essentiel de la nation, tout en reconnaissant que la nation juive doit reconnaître trois langues : l’hébreu

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temps il affirme que la terre des Juifs est la Torah ainsi que la langue hébraïque qui ont fait des Juifs le peuple qu’ils sont. Pour lui, les Juifs sont membres d’une nation plus ancienne que beaucoup d’autres, différente dans la mesure où ses membres sont liés par leur appartenance commune à une foi plus qu’à une terre. La nation juive est donc une nation spirituelle à laquelle il faut accorder la chance d’exister dans la diaspora. Pour Simon Doubnov,114 même si le peuple juif constitue le « type racial relativement le plus pur de tous les peuples existant », le fait ethnique, capital aux origines de l’histoire, perd, avec les progrès de la civilisation, toujours plus de son importance, car c’est la superstructure historicoculturelle qui, de plus en plus, complète le substrat racial et constitue la nationalité. Même s’il ne peut, comme de nombreux auteurs de son temps, éviter d’affirmer qu’au stade initial, « le type racial ou la tribu est un produit de la nature (en italique dans le texte), le peuple juif est un peuple historique éminemment spirituel. » Il fait même de la continuité historique de la nation qui est au cœur de son Précis d’histoire juive, une continuité völkish. Il admet toutefois que, aujourd’hui, l’élément racial n’est plus essentiel puisque ce qui constitue la nation est en perpétuelle évolution. La nation spirituelle et culturelle a survécu grâce à un processus de sélection naturelle dans lequel l’élément ethnique n’a joué qu’un rôle mineur115. Le secret de la survie de la nation juive, c’est qu’elle est une « nation spirituelle ». A la question de savoir comment une nation dispersée, sans État et sans Terre, s’est maintenue durant de nombreux siècles, il n’y a, pour Simon Doubnov, qu’une réponse : « La source de la vitalité du peuple juif réside dans le fait qu’ayant dépassé les étapes raciale, culturelle primitive et politicoterritoriale, il a réussi à consolider sa position à l’étape supérieure, spirituelle ou historico-culturelle, il a réussi à s’affirmer comme nation spirituelle, tirant sa force d’une volonté de vivre ensemble spontanée ou réfléchie. »116 Pour répondre aux inquiétudes des États-nations ou des empires multinationaux qui intégraient les communautés juives de la diaspora, Simon Doubnov ne cesse de répéter que l’autonomisme juif ne présente pas des revendications territoriales mais seulement des revendications nationalesculturelles. Quant à la nation, conçue comme la somme des générations passées, devenue autonome, elle s’identifiera à l’État qui l’abritera. comme langue de culture, le yiddish comme langue populaire et la langue du pays d’accueil : russe, allemand, polonais etc… 114 Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, p. 113. 115 Il parle d’une « sélection nationale tranchée – qui concernerait le culturel et non le biologique – lorsque les éléments les plus faibles de la nation ont abandonné ou se sont assimilés à d’autres peuples ». 116 Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau (Lettre I), pp. 92-93. Il évoque également la « volonté de vivre ensemble » qu’Ernest Renan appellera un « plébiscite de tous les jours » et qui va devenir l’un des critères essentiels retenu pour définir la nation. Fichte avait été le premier dans son essai Reden an die deutsche Nation à insister sur l’élément spirituel qu’il ne séparait pas des éléments territoriaux et politiques.

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L’historicité d’un peuple qui a donné au monde la Bible et le monothéisme se mesure en effet à son pouvoir créateur et à ce qu’il apporte à l’humanité. Les Juifs doivent être reconnus comme nation historico-spirituelle car, privés des attributs externes de la nation, ils ont fait preuve tout au long de leur histoire de la volonté inébranlable de conserver leur individualité nationale. Il affirme d’autant plus les droits d’une « nation spirituelle historicoculturelle parmi les nations politiques » présentes en Europe depuis des siècles que, même d’un point de vue formel, les Juifs ont des droits historiques incontestables sur le territoire européen. Ils peuvent se considérer comme autochtones en Europe. Depuis deux mille ans, l’Europe est la terre natale de la plupart des Juifs. Ils y ont leurs cimetières et, depuis l’empire romain et l’avènement de la civilisation chrétienne jusqu’à aujourd’hui, ils ont vu défiler la succession des États et des empires. « Et après cela, conclutil, on nous appelle des étrangers, des allogènes ».117 Les droits à l’autonomie nationale et culturelle du peuple juif ne sont donc pas fondés sur l’ancienneté d’une possession, mais sur l’ancienneté de sa présence en Europe et de son activité culturelle ; une présence plus ancienne que celle de tribus incultes, en partie d’origine asiatique, qui se sont partagé entre elles l’héritage de la Rome antique. Au nom de l’émancipation et de l’égalité des droits, l’on ne peut pas exiger d’eux des sacrifices qui n’ont jamais été exigés d’un autre peuple et un suicide national qui consisterait à renoncer aux institutions autonomes religieuses, sociales et culturelles, en particulier aux écoles auxquelles ont droit tous les peuples. Pourquoi, dans ces conditions, conclutil, coloniser un territoire palestinien où, depuis des siècles, la présence juive est résiduelle alors que leur présence en Europe est, depuis des siècles, démographiquement, culturellement et économiquement permanente ? Simon Doubnov, dont on peut admirer ici la lucidité, affirmait donc qu’il n’avait « pas besoin d’être palestinophile pour être juif ». Pour lui, le sionisme n’était qu’un mouvement messianique triplement utopique et condamné à l’échec d’abord, car il ne pouvait créer un État : les autres pays, la Turquie en particulier, n’y consentiront jamais. 118 Ensuite, car il serait impossible politiquement et économiquement de transférer en Palestine la majeure partie du peuple juif, d’autant plus que la quasi totalité des émigrants se dirige vers les États-Unis et que, finalement, la minorité qui émigrera en Palestine ne pourra jamais prétendre résoudre de la sorte le problème de l’ensemble du peuple juif. 119 Toutefois, avec la Déclaration Balfour et après les premiers succès du sionisme, il en viendra, lui aussi, à reconnaître qu’un foyer national juif en

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Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau (Lettre II), pp. 126-127. 118 Doubnov était bien conscient que l’édification d’un État ne pourrait être le fait des sionistes mais des grandes puissances ; or, cette création n’était alors dans l’intérêt ni de l’empire ottoman, ni de la Grande-Bretagne. 119 Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, p. 58.

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Palestine 120 pourrait favoriser l’émergence de cette nation spirituelle, culturelle et nationale dans la diaspora, dans laquelle il voyait la seule solution éthique et non utopique de la Question juive. Pour lui, le foyer national en Palestine serait important non pas tant comme centre politique mais comme centre spirituel du peuple juif, comme refuge non pas pour les Juifs mais pour le judaïsme ou plus précisément pour la culture nationale juive. Point de vue que partageait Ahad ha-Am pour lequel, si l’on voulait une Palestine hébraïque, l’essentiel était de développer la culture hébraïque. Créer en Palestine, par une colonisation progressive, un foyer juif important dont la population juive approcherait le million, permettrait de réaliser plus facilement l’autonomie nationale et culturelle juive. Par ailleurs, Doubnov ne croyait pas en la possibilité de la naissance en Palestine d’un État juif, garanti par le droit international, dans la mesure où personne – ni l’empire ottoman, ni les grandes puissances – n’en voulait. « Mais j’admets, concluait-il, la création progressive en Palestine d’une organisation sociale juive, dans laquelle le principe d’autonomie interne s’appliquerait aux domaines les plus étendus. »121 Le foyer national pourrait ainsi se réduire en un centre spirituel et culturel et devenir le cœur de la nation qui irriguerait la totalité du corps social, y compris les communautés diasporiques. Après Doubnov, Gershom Scholem (1897-1982) enrichira le concept de « nation historico-spirituelle » en rendant au monde, y compris au peuple juif, la Kabbale et la mystique juive. Il voudra ainsi, en adhérant au sionisme, préserver le dialogue ininterrompu des générations qui s’étend sur tant de siècles et dont le Talmud représente le protocole. Pour lui, l’essentiel, c’est que les Juifs prennent conscience de leur histoire et de la possibilité d’une renaissance spirituelle et culturelle, mais surtout sociale. « S’il existait une perspective quelconque de renouvellement substantiel, permettant au judaïsme de réaliser ses virtualités internes, c’est là-bas seulement, pensionsnous, qu’elle pourrait se réaliser, là où les juifs pourraient se retrouver, rencontrer leur peuple et ses racines. » 122 Pour Gershom Scholem, le sionisme était bien « le retour au judaïsme avant d’être le retour au pays des Juifs ». Malheureusement pour lui et les adeptes du sionisme culturel, ce làbas où pourrait s’épanouir toutes les nuances de la spiritualité juive était habité et les sionistes allaient y rencontrer le peuple qui, depuis des siècles, y vivait et y était enraciné ! Finalement, même Ben Gourion reconnaîtra le rôle positif joué par ces hommes qui, en s’inscrivant dans le mouvement des nationalités, ont œuvré à la réinvention de la langue, de la culture et de l’histoire biblique et 120

Lors du Congrès de Bâle, une polémique opposa Max Nordau qui voulait faire adopter la formule de « foyer protégé par la loi », Leo Motzkin qui voulait ajouter « par la loi internationale » et Theodor Herzl qui penchait pour la formule finalement adoptée : « foyer protégé par la loi publique. » 121 Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, (Lettre IV) p. 194. 122 Gershom Sholem, De Berlin à Jérusalem, pp. 92-93.

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diasporique de la nation : « Ils prêchaient, nous dit-il, une renaissance culturelle juive, fruit d’une politique concertée de résurrection de la langue et de la tradition nationales, d’un sens de l’identité nationale et historique, dans un esprit qui rappelait celui qui avait animé, quelques décades plus tôt, les historiens et les érudits nationalistes d’Allemagne, d’Italie, de Bohème, de Hongrie et d’autres nations longtemps dominées par les cultures et les langues étrangères. »123 Il reconnaissait ainsi la place qu’aurait pu tenir une idéologie völkish qui, dans l’invention d’un nationalisme juif, n’aurait retenu que son contenu culturel. La lecture ethnique Conçu durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le sionisme, plus précisément celui de ses promoteurs de culture germanique, ne pourra échapper au débat sulfureux sur les races et aux ambiguïtés de la conception völkish de la nation qui, le plus souvent, ne permet pas de distinguer chez la plupart des auteurs, si ce n’est par le contexte et encore pas toujours, ce qui appartient au völkish de ce qui appartient au racial. 124 Le nationalisme völkish a, en effet, préparé l’émergence d’un nationalisme intégral qui, au XXe siècle, se manifestera non seulement dans le national-socialisme, sous sa forme raciste et antisémite, mais aussi chez le chrétien syrien Michel Aflaq, l’un des fondateurs du Parti Baas Arabe (le Parti socialiste de la Résurrection Arabe), dans le Parti des Phalanges libanaises, dans les propos anti-arabes des disciples juifs de Jabotinsky et chez certains des régimes fascisants qui ont submergé l’Occident judéo-chrétien. Le concept ambigu de race Avec la conquête coloniale, le mot race, omniprésent et utilisé à tort et à travers, ne recouvrira pas nécessairement une spécificité biologique, mais le plus souvent un sentiment de singularité, souvent de supériorité, qui s’exprime dans le discours qui oppose les « peuples civilisés et évolués » à tous ceux, « barbares ou sauvages, qui ne sont pas encore entrés dans l’histoire ». L’ambiguïté des concepts de peuple, de nation et de race chez des penseurs qui les emploient dans un grand flou artistique apparaît d’ailleurs dans toute sa splendeur chez Moses Hess, le premier grand théoricien d’un sionisme qui serait à la fois völkish et socialiste. Confronté à l’antisémitisme allemand, il découvrira, lui aussi, la question raciale, alors 123

Ben Gourion, L’artisan de la renaissance juive. Centenaire de Weizmann (1874-1974), p.

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Ainsi, un partisan du sionisme culturel comme Berthold Feiwel, « évoque la renaissance culturelle sous la forme de la métaphore vitaliste, et la volonté de réunir les créateurs pour « maintenir et développer la force raciale juive et la personnalité ethnique juive » Delphine Bechtel, La Renaissance culturelle juive, p. 68. Quant à Israël Zangwill, il publiera, en 1911, dans The Independant, The Jewish Race.

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qu’auparavant il avait lutté au côté de Marx pour trouver en priorité une solution à la question sociale. Victime des préjugés de son temps, Hess accorde ainsi au terme Volk une connotation raciale dans la mesure où il le définit parfois par le sang et par des critères biologiques héréditaires : « La race juive est une race pure (Die jüdische Rasse ist eine ursprüngliche) qui a reproduit l’ensemble de ses caractères, malgré les diverses influences climatiques. Le type juif (Der jüdische Typus) est resté le même à travers les siècles. »125 Influencé par le mythe aryen, alors qu’en d’autres occasions il donne au terme race le sens de peuple ou de nation, il adopte parfois le vocabulaire utilisé couramment à l’époque pour désigner les races humaines, lorsqu’il parle d’une opposition raciale irréductible entre les Juifs-sémites et les peuples indo-germaniques (indogermanischen Völker) 126 : « Il ne sert à rien aux Juifs et aux Juives de renier leur origine en se faisant baptiser et en se mêlant à la masse des peuples indo-germaniques et mongols. Les caractères juifs sont indélébiles. » 127 Il en arrive même, en modifiant le vocabulaire marxiste, à parler de lutte des races d’autant plus qu’il est conscient du sentiment de supériorité völkish présent chez les Allemands.128 Pour lui, le combat du peuple juif pour sa renaissance s’inscrira donc dans un schéma qui englobera lutte des classes et lutte des races. Il pense que le jour d’une renaissance juive est proche : « Mon espérance messianique était alors (quand je menais le combat en faveur du prolétariat européen) la même qu’aujourd’hui, c’est-à-dire l’espérance que les peuples civilisés qui ont marqué l’histoire renaîtront et que les peuples qui ont connu un déclin s’élèveront au niveau des peuples dominants. » 129 On pourrait alors parler, en englobant les deux concepts, d’un penseur qui parlerait de la lutte sans fin qui oppose les exploiteurs et les exploités, qu’il s’agisse des classes, des peuples, des nations ou des « races ». Dans Sur la Question juive (Zur Judenfrage), un ouvrage de jeunesse publié en 1843 dans les Annales franco-allemandes en réponse à un ouvrage de Bruno Bauer, Karl Marx, dans sa volonté de stigmatiser le capitalisme, semble stigmatiser les Juifs, ce qui lui vaudra d’être par la suite accusé d’antisémitisme : « Ne cherchons pas, écrit-il, le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel. Quel est le 125 Moses Hess, op. cit., p. 82 et Rom und Jerusalem. Die Letzte Nationalitätenfrage, Hozaah Ivrith Co. Ltd. Tel Aviv, 1935, p. 26. 126 Utilisé comme c’était courant à l’époque au lieu d’indo-européens. Comme le fait remarquer Henry Laurens (Orientales III, p. 62), « les orientalistes français rejettent l’utilisation du terme indo-germanique et lui préfèrent celui d’indo-européen ou d’aryen. » Moses Hess, Rom und Jerusalem. Die Letzte Nationalitätenfrage, p. 26. 127 Moses Hess, op. cit., pp. 83-84 et Rom und Jerusalem. Die Letzte Nationalitätenfrage, p. 27. Il parle même de ‘mongolische Blut’. 128 « Ce que le nationaliste allemand aime dans l’Allemagne, ce n’est pas l’État allemand, c’est la domination de la race germanique ». 129 Moses Hess, op. cit., p. 98.

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fondement profane du judaïsme ? Le besoin pratique, le profit personnel ? Quel est le culte profane du juif ? L’agiotage. Quel est son dieu profane ? L’argent. » Un texte qui, dans sa critique de l’homme d’argent, sera repris un demi-siècle plus tard, en des termes encore plus violents, par Theodor Herzl, lui-même, dans un article qu’il choisit de publier dans le journal sioniste Die Welt, le 15 octobre 1897, sous le titre de Mauschel, Le Youpin, auquel il reproche de ne pas être suffisamment sioniste.130 Tant sont grandes sa fureur et sa frustration, il vise alors plus spécialement les banquiers et les financiers qui n’ont pas répondu à ses appels en faveur d’une aide financière au mouvement sioniste. Plus que les communautés juives de l’Europe orientale et centrale, les diatribes herzliennes visent plus particulièrement ceux qu’il appelle les Geldjuden. L’auteur de Der Judenstaat n’a d’ailleurs jamais fait mystère, en particulier dans son journal, de sa méfiance envers des coreligionnaires fortunés qu’il considérait davantage comme des Geldjuden (Juifs de l’argent) que comme des coreligionnaires ; sa réplique au baron de Hirsch (1831-1896), pourtant un grand philanthrope de la cause juive (il était, lui, à la recherche d’une véritable « terre sans peuple ») qu’il tentait de gagner à celle du sionisme encore dans les limbes, est bien connue : « Vous êtes par excellence le Juif de l’argent ; je suis le Juif de l’esprit. » 131 Pétri de culture occidentale, Herzl ne pouvait pourtant pas ignorer que l’antijudaïsme, puis l’antisémitisme véhiculaient depuis des siècles, y compris dans la littérature, la figure péjorative du financier juif, que ce soit le Shylock âpre au gain du Marchand de Venise de William Shakespeare ou le Barabbas, traître atavique, prêt à s’allier au plus offrant132, dans la pièce de théâtre, Le juif de Malte (1590) de Christopher Marlowe qui reprend à son compte le stéréotype du financier juif allié et à la solde du Turc dont le

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Ernst Pawel, Theodor Herzl ou le labyrinthe de l’exil, p. 325. 131 Lettre au Baron Hirsch du 3 juin 1895 ou lettre du 24 mai 1895 : « Ce que vous avez fait jusqu’à présent était généreux autant qu’infructueux, coûteux autant qu’inutile. Jusqu’ici vous n’avez été qu’un philanthrope, un Peabody. Je veux vous indiquer le moyen d’être plus que cela. » Theodor Herzl, The Complete Diaries, p. 26 et p. 16. Herzl qui n’a pas reçu de la part des riches financiers juifs, des Rothschild qu’il traite de « misérables marchands d’argent », de Hirsch et de l’establishment juif de toute l’Europe, le soutien moral, mais aussi financier qu’il attendait, exprime une déconvenue qui apparaît souvent dans son journal lorsqu’il rend compte de ses entrevues avec Maurice de Hirsch (3 juin 1895) ou Edmond de Rothschild (lettre du 26 juillet 1896) dans laquelle il ne craint pas d’affirmer qu’il tient la maison Rothschild « pour un malheur national des Juifs ». Quant au baron Hirsch, il avait fait fortune grâce à la concession obtenue pour la construction de la ligne de chemin de fer qui devait relier Constantinople à l’Europe et à des investissements dans les industries du sucre et du cuivre. Dans les années 1890, sa fortune était estimée à 100 millions de dollars. La confrontation de Herzl et des Geldjuden ne doit nous faire oublier que ni le premier ni les autres n’étaient représentatifs des millions de juifs qui, pour la plupart, vivaient dans la pauvreté ou même la misère. 132 Allusion au Barabbas des Évangiles, bandit et meurtrier, que la foule juive a choisi de sauver de la mort, à la place de Jésus.

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modèle était le juif marrane Joseph Nassi. Un stéréotype qui sera repris aux XIXe et XXe siècles par l’antisémitisme le plus virulent. Lorsque Theodor Herzl écrit Der Judenstaat, dans la France de l’Affaire Dreyfus, l’antisémitisme est omniprésent. Il concerne la droite révolutionnaire et son porte-parole Édouard Drumont (La France juive),133 alors qu’il a également concerné certains théoriciens du socialisme : Proudhon, Fourrier et surtout son disciple Alphonse Toussenel, auteur de Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière, qui tous ont accrédité l’idée selon laquelle le pouvoir en France est aux mains de la finance juive, personnifiée par les Rothschild. Herzl est donc préoccupé par l’instrumentalisation antisémite des Juifs financiers impliqués dans des scandales internationaux comme celui de Panama qui, en 1892, éclaboussa plusieurs hommes politiques et industriels (Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel). Drumont s’empara d’ailleurs du fait que deux des principaux protagonistes financiers du scandale, le Baron Jacob Adolphe dit Jacques de Reinach que l’on retrouva mort le 19 novembre 1892 et Cornelius Herz qui s’enfuit en Angleterre pour échapper à la justice, étaient juifs pour lancer une violente campagne antisémite qui n’avait pas pu échapper à l’auteur du Judenstaat. 134 Le racisme ou le suprématisme, enfants naturels d’élites ou de peuples persuadés de leur supériorité tant vis-à-vis des classes laborieuses que des populations colonisées (suprématisme blanc), est alors omniprésent. Il n’est donc pas étonnant que l’on en découvre des traces chez un certain nombre de penseurs de l’époque, y compris chez des Juifs. Toutefois, ces dérapages peuvent être ou non antisémites : il n’est ainsi pas possible d’assimiler Drumont et Marx alors que le premier voulait régler la question sociale en excluant les Juifs de la Société et du Pouvoir et que le second pensait régler la Question juive en réglant la question sociale et en excluant les hommes d’argent du Pouvoir, qu’ils soient d’ailleurs juifs ou non. Il n’est pas davantage pertinent, comme le fait André Glucksmann dans Les maîtres penseurs, de suggérer que Fichte, Hegel, Nietzsche et Marx auraient, avec la philosophie allemande, engendré le Goulag et que l’idéal de régénération des Lumières mènerait à Auschwitz. Il n’est pas davantage décent d’accuser Moses Hess, Theodor Herzl, Max Nordau ou beaucoup d’autres d’avoir été perméables aux discours suprématistes et racistes ambiants. Seuls leur 133

Au sujet de Drumont, remarque probablement ironique de Herzl : « I owe to Drumont a great deal of the present freedom of my concepts, because he is an artist. » The complete diaries, p. 99. Il est toutefois vrai que Herzl, en particulier dans son journal, reconnaît plusieurs fois que le sionisme trouve un précieux soutien chez les antisémites puisque, comme l’affirmerait Jean.Paul Sartre, l’antisémite crée le juif. The complete diaries, p. 51 et 56. 134 En 1845, le fouriériste Alphonse Toussenel (1803-1885) s’en était pris, dans Les Juifs, rois de l’époque, à l’invasion capitaliste, tout en visant l’ensemble des Juifs, « horde de lépreux », « peuple de Satan », coupables, selon lui, d’envahir et de corrompre la France, avant de conclure son pamphlet par le fameux : « Guerre aux Juifs ! » que reprendront par la suite tous les antisémites.

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conduite, la lecture attentive de leurs œuvres et de leurs actes permet éventuellement de l’affirmer. Aujourd’hui, L’histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov qui se voulait une histoire de la haine est à réécrire car si on l’écoutait il suffirait que le terme juif soit associé à un terme ou à un concept critique pour que son auteur soit accusé d’antisémitisme.

Sionisme et tentation völkish Il est toutefois certain que l’objectif d’instaurer un Judenstaat spécifique, unique et séparé, ne préservait pas le mouvement sioniste contre le danger d’opter, durant l’entre-deux-guerres, pour une de ces formes de pouvoir prétotalitaire qui vont submerger l’Europe, d’autant plus que, déjà, Moses Hess, l’auteur de Rome et Jérusalem, avait précisé qu’il fallait que le peuple juif soit un « peuple-race » identique au Volk allemand, pour que les communautés juives dispersées puissent revendiquer des droits historiques sur la Palestine, au point d’imaginer que les communautés juives partout dans le monde étaient unies par les liens du sang. Il n’est donc pas surprenant que Ze’ev Jabotinsky, idéologiquement proche du fascisme italien, dans un long article Sur la race paru en 1913, ait adopté un discours que Shlomo Avineri définit non seulement de socialiste national, mais tout simplement de raciste : « Nous sommes obligé de dire, affirmait-il au sujet de Jabotinsky, que le territoire, la religion, une langue commune ne forment pas la substance d’une nation, ils ne sont que ses attributs. Il est vrai que ces attributs sont extrêmement importants, et ils le sont encore davantage pour la stabilité de l’existence nationale. Mais la substance d’une nation, l’alpha et l’oméga de l’unicité de son caractère se trouvent incorporés dans sa qualité physique spécifique, dans les éléments de sa composition raciale. » 135 Le créateur du sionisme révisionniste 136 identifie ainsi le national et le racial pour créer un nouveau Idealtypus qu’il qualifie de nation absolue : « Traçons pour nous-mêmes le profil idéal d’une nation absolue. Elle doit posséder une apparence raciale d’un caractère marqué et unique, une apparence différente de la nature raciale de ses voisins. Elle doit occuper depuis toujours une terre d’un seul tenant et nettement délimitée. Il est très souhaitable qu’il n’y ait pas sur cet espace de minorités étrangères qui affaiblissent l’unité nationale. Elle doit conserver une langue nationale originale, qui ne dérive pas de la langue d’une autre nation. » Un discours qu’entendra une partie du mouvement sioniste et qui confère un fondement idéologique aux dérives racistes et fascisantes du mouvement.

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Shlomo Avineri, Histoire de la pensée sioniste, pp. 227-228. C’est Shlomo Avineri qui souligne. 136 En 1925, Jabotinsky fondera à Paris le Parti sioniste révisionniste.

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Par ailleurs, même s’il récuse, comme Gobineau, le concept de race pure, Jabotinsky n’en souligne pas moins une différence discriminative des races puisque, dans chaque cas, le mélange est différent : « Il importe peu qu’une race pure existe ou non. Ce qui importe, c’est la différence entre les diverses communautés ethniques, qui se distinguent par leur apparence raciale. Dans ce sens le terme de race acquiert un sens très défini et très scientifique. » En définitive, affirme-t-il, les races sont mélangées, mais parmi ces mélanges certains sont supérieurs à d’autres. Le leader révisionniste en arrive alors à parler de « psyché raciale » et de « psychologie raciale spécifique », ce qui lui permet, comme Max Nordau, de définir la race supérieure par sa capacité à créer, à s’adapter et par ce qu’il appelle la conscience de soi, c’est-à-dire la conscience d’être supérieur. C’est ce qui fait, nous dit-il, la différence entre le Boschiman et l’Homme blanc. Lorsque l’Homme blanc rencontre le Boschiman, il n’est pas nécessaire qu’il le gouverne par la force. Sa domination sera aussi celle de la supériorité spirituelle. Jabotinsky justifiera d’ailleurs le démembrement de l’empire ottoman et le cantonnement des Turcs en Anatolie, un « territoire purement national », par la nécessité de les confiner à l’intérieur des frontières ethniques de leur race.137 La circulation des idées, surtout des idées que l’on assume, joue un rôle dans la mise en œuvre d’une politique. Ainsi, le vocabulaire et la rhétorique de Jabotinsky montrent qu’il n’avait pas échappé à l’air du temps ; toutefois, son « fascisme » n’était pas alimenté, contrairement à ce qui se passait ailleurs en Europe, par la réaction à ce qui est, mais par l’impérieuse nécessité de mener à bien la création d’un État-nation colonial, de conquérir le Grand Israël et d’en expulser les Arabes. D’ailleurs, la situation particulière d’une poignée de colons qui tentaient de s’imposer face aux populations locales les plaçait davantage du côté des partisans d’un colonialisme assumé que du côté du fascisme. Qu’il ait existé des latences suprématistes et parfois racistes liées au sentiment de supériorité dans le discours et la pratique du mouvement sioniste est une évidence que nient ceux qui ne peuvent assumer le poids d’un vocable trop lourd. Toutefois, les pionniers du sionisme voulaient avant tout créer un État-nation auquel le pays mandataire avait imposé une forme de démocratie coloniale qui leur convenait. Quant au combat qu’ils menaient, il était beaucoup plus colonial que national ou plutôt il était colonial car, étant données les circonstances particulières qui étaient celles du nationalisme juif – celui d’une nation sans territoire – il ne pouvait être que colonial. En conséquence, le sionisme allait 137

Vladimir Jabotinsky, Turkey and the War, pp. 222 et 241. Les élucubrations fascisantes d’un Vladimir Jabotinsky n’auraient qu’un intérêt historique ou même anecdotique si elles n’avaient pas pris le pouvoir en Israël, dès les années septante, au détriment de la vision plus humaniste des forces qui se réclamaient du socialisme, même si, comme la quasi-totalité des forces progressistes en Europe, le socialisme national israélien n’a jamais remis en question ni l’impérialisme, ni bien évidemment cette forme sophistiquée de colonialisme qu’est le sionisme.

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élaborer une conception du politique qui présuppose l’existence et le concept de l’ennemi, un ennemi qui ne serait pas le Juif, comme ce fut le cas dans plusieurs systèmes fascisants ou fascistes en Europe, mais l’Arabe, celui dont ils voulaient prendre la place en Eretz Israel. Sionistes et fascistes ont l’un et l’autre besoin d’un ennemi intérieur pour atteindre leurs différents objectifs. Jabotinsky, contrairement à Theodor Herzl et à Max Nordau qui, pendant longtemps, avaient estimé que les sionistes pourraient s’entendre avec leurs voisins et compatriotes arabes, préconisera, lui, d’imposer un pouvoir total et répressif sur les populations autochtones. Une opinion qui, par son simplisme colonial, ralliera, à des politiques de plus en plus réactionnaires, la plupart des colons farouchement opposés à des voisins arabes qui leur disputent Eretz Israel, la « terre d’Israël ». Dorénavant, pour les Juifs du vieux comme du nouveau Yishouv,138 en particulier pour les derniers arrivés, la nouvelle identité se construira dans la confrontation avec une nouvelle altérité. A cet Autre qui dans la Diaspora était le Gentil, s’est substitué en Palestine l’Arabe ; c’est face à lui que le Sabra comme le nouvel immigrant vont construire et structurer leur identité. La confrontation à cet Autre, qui n’est plus le Gentil avec lequel il avait vécu durant des siècles, lui permettra de redéfinir son identité, sa culture et sa judéité, avec le risque auquel certains sionistes n’échapperont pas, de faire de la judéité une essence immuable et monolithique. Un état d’esprit qui, selon l’analyse de nombreux observateurs, entraîne le pays vers le déclin ou la mort.139

Le paradigme démocratique ou le rêve impossible Chez des hommes qui, comme Chaïm Weizmann, avaient fréquenté ses élites culturelles et politiques, une autre influence de plus en plus importante se fera jour, celle de l’Angleterre. « Elle représentait, pour lui (Chaïm Weizmann), nous dit Ben Gourion, la terre des libertés constitutionnellement acquises, du respect de la tradition et du passé, de l’action concrète, du sens de l’adaptation, de la modération et du réalisme instinctif, contrairement au romantisme métaphysique des Allemands et au goût des Français pour les principes absolus et les idées abstraites. »140 Du modèle anglais, le sionisme retiendra le fonctionnement démocratique mais aussi le cynisme de la grande puissance impérialiste qui, sous le masque des Droits de l’Homme, ne croit qu’aux rapports de force. Quelques Juifs de la diaspora seront ainsi 138



La communauté juive en Palestine jusqu’en 1948, distinguait le plus souvent le Vieux Yishouv du Nouveau Yishouv des colons du Hibbat Zion arrivés en Palestine dans les années 1880. 139 Michel Warschawski, Israël : Chronique d’une catastrophe annoncée … et peut-être évitable, Syllepse, Paris, 2018. 140 Ben Gourion, L’artisan de la renaissance juive. Centenaire de Weizmann (1874-1974), p. 45.

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conscients que, dans un environnement colonial, il n’est pas possible d’instaurer une véritable démocratie ; l’Américain Judge Mayer Sulzberger, par exemple, fondera son opposition au sionisme sur le fait qu’il ne pourra jamais reconnaître le droit des Palestiniens à la démocratie, car la démocratie, proclamait-il, signifie que ceux qui vivent dans un pays peuvent choisir ceux qui les gouverneront. Elle ne pouvait donc exister si, du fait de la volonté de personnes étrangères qui pouvaient ou non n’être jamais allées en Palestine, l’on privait les Palestiniens du droit à l’autodétermination. C’est en effet une chose de revendiquer l’égalité des Droits démocratiques partout où les Juifs sont brimés, c’en est une autre de la refuser aux Arabes en Palestine lorsqu’on est le plus fort. La question de la démocratie se pose d’ailleurs encore aujourd’hui pour certains Israéliens. Ils constatent en effet le régime d’apartheid qui règne déjà dans les territoires occupés et ils redoutent qu’advienne une situation encore plus problématique au cas où la politique du fait accompli imposerait non pas la solution envisagée de deux États, mais celle d’un État binational ou pire encore celle d’un seul État juif. Une dérive à la sud-africaine que ne peut envisager une population qui veut préserver face au monde son visage démocratique et qui pourrait accepter alors comme, en 1948-49, la solution de l’expulsion et du remplacement. Ainsi, le plus grand défi posé par la période mandataire sera celui de la défense de la démocratie, honteusement trahie par ceux qui étaient censés l’initier. Il était en effet incohérent de se déclarer démocrate et de ne pas accorder à la population palestinienne nettement majoritaire le droit à l’autodétermination, souhaitée par le Président Wilson et qui devait marquer l’ère nouvelle de la fin des empires multinationaux et coloniaux. Preuve, s’il en fallait, que toute colonisation, surtout s’il s’agit d’une colonisation de peuplement, ne peut coexister avec la démocratie. Il faut choisir l’une ou l’autre. Or Chaïm Weizmann qui était aux affaires, l’un des leaders sionistes les plus anglophiles, un admirateur inconditionnel du colonialisme anglais et d’un système britannique qui se voulait, à la fois, démocratique, libéral et impérialiste, avait déjà choisi. En tant que partie prenante du projet mandataire, il tentera en vain, comme Israël aujourd’hui, de concilier démocratie et colonialisme et d’apporter des réponses satisfaisantes à des aspirations le plus souvent contradictoires selon qu’elles se référaient à l’histoire biblique, au modèle völkish ou aux objectifs nationaux des Palestiniens. Nœud gordien impossible à trancher puisqu’aucune forme de véritable démocratie ne peut se réaliser sans l’agrément du peuple contre lequel s’édifie le projet colonial. Deux hommes, Smuts et Weizmann, ont du reste vécu cette situation. La sud-africaine conduira au régime d’apartheid et l’autre, la sioniste, après un détour par la ségrégation ou l’apartheid, mènera à la politique du remplacement.

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Weizmann et Smuts : l’impossible conciliation entre colonialisme et démocratie Weizmann et Smuts se considéraient, l’un et l’autre, comme les garants d’un modèle démocratique qui, dans la réalité, refusait aux peuples colonisés un droit à l’auto-détermination qu’ils exigeront ou qu’ils avaient exigé de la Grande-Bretagne seulement pour eux. Pour l’un comme pour l’autre, il ne s’agissait du reste que de préserver une position dominante qui, pour l’Afrique du Sud, s’inscrirait dans la ségrégation raciale 141 et, pour les sionistes, dans une politique de transfert et de remplacement qui, dans un premier temps, leur permettra de devenir majoritaires dans une Palestine à laquelle ils donneront le nom d’Israël. Tous deux, enfin, admirateurs inconditionnels du colonialisme anglais, même si Smuts fut, durant la guerre des Boers, l’adversaire le plus redoutable des Britanniques, considéraient comme assuré le caractère permanent de la présence britannique dans le monde et au Moyen-Orient. « Ce que nous voulions, dira Weizmann au sujet de la Déclaration Balfour, c’était un protectorat britannique. Les Juifs du monde entier faisaient confiance à l’Angleterre. Ils savaient que la loi et l’ordre régneraient grâce à son autorité sous la domination de laquelle les activités colonisatrices et le développement culturel juif ne subiraient aucune contrainte. Nous pourrions ainsi envisager une époque où nous serions assez forts pour prétendre à un gouvernement autonome ». 142 Tous deux étaient ainsi d’accord de tenir compte du fait que, les Arabes étant provisoirement majoritaires, il fallait intensifier l’immigration juive et attendre patiemment « le jour où la totalité d’Israël étant retournée en Palestine, le pays redeviendrait de plus en plus le Foyer national du peuple juif ».143 Idéologiquement, même si elles vont évoluer, les positions des deux complices sur la nécessité de créer une société duelle sont claires. Lorsqu’en 1919 Smuts, en tant que Premier Ministre, prend en main le ministère des Native Affairs, son programme est celui d’un développement séparé car son monde, celui du Commonwealth et de l’Afrique du Sud, a une mission civilisatrice à réaliser en Afrique. L’échec ou le succès de la politique de la civilisation blanche envers les Noirs dépendra de l’échec ou du succès de la politique de l’Afrique du Sud envers les hommes de couleur. Né à l’époque de la reine Victoria et du darwinisme social, Smuts a, en effet, une vision à la fois conservatrice et paternaliste de la société. Sur ce point il est très proche d’Arthur Balfour qui était convaincu que la race noire était dotée de potentialités culturelles totalement différentes et que c’était de la folie de penser que l’éducation pourrait faire disparaître des spécificités 141



« Nous avons commencé, proclame Smuts, par créer une nouvelle base blanche en Afrique du Sud et maintenant nous sommes en mesure d’avancer vers le Nord et de civiliser le continent africain ». Richard P. Stevens, Weizmann et Smuts, p. 5. 142 Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, p. 226. 143 Jan Christiaan Smuts, Selections from the Smuts Papers, Vol V. p. 21.

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profondément enracinées par les lois de la nature. L’idéal balfourien était celui d’un Commonwealth de communautés blanches anglo-saxonnes, qui interviendrait lorsque les intérêts vitaux de l’ensemble seraient en jeu comme cela s’était passé durant la Première Guerre mondiale où l’on avait vu les Dominions envoyer des troupes en Europe. Pour Balfour, ‘East is East and West is West’144 et sur ce point les trois hommes, qui marqueront de leur empreinte la Déclaration Balfour, sont totalement d’accord. Dorénavant, l’évolution de Smuts et de l’Afrique du Sud servira à la fois de modèle et de repoussoir à Chaïm Weizmann pour lequel la politique de séparation était inévitable mais ne pouvait être que temporaire si l’État juif voulait conserver un système démocratique sans apartheid. Plus que jamais, seule une politique de transfert et de remplacement pouvait donc éviter un système d’apartheid que, contrairement à ce que la majorité des observateurs pense, ne constitue ni le pire de la politique israélienne, ni son objectif final (Endziel) 145. Ainsi, les deux projets de créer une colonie de peuplement dans un environnement hostile auront une évolution différente dans la mesure où l’un, confronté à une population abondante mais nécessaire au développement économique des colons, sera condamné à l’apartheid, alors que l’autre, dont l’objectif final est de créer un État juif, sera, lui, condamné à une politique de transfert et de remplacement des colonisés, bien plus cruelle pour eux. Un objectif qui n’est pas le résultat d’un complot, mais du projet tout à fait singulier et insolite d’un peuple qui a voulu créer un État national, un Judenstaat, un État juif homogène et non pas un État des Juifs, sur un territoire qui n’était pas le sien, ce qui ouvrait la porte à la seule politique possible pour y parvenir, une politique de spoliation, d’expulsion et de remplacement. Pour Smuts, les relations entre Blancs et Hommes de couleur doivent être fondées sur deux principes : il ne doit y avoir « aucun mélange des sangs entre les deux couleurs » et les Blancs doivent fonder leur conduite sur le roc de la morale chrétienne. De plus, les Natives doivent se doter d’institutions parallèles séparées pour éviter que des institutions communes, au lieu d’élever les Noirs, ne rabaissent les Blancs. 146 A la fin des années vingt (1929), Smuts tenta même de mettre en avant ce que l’on appellera plus tard l’African Personality : « Le négro et le Bantou négroïde forment un type humain distinct sans lequel le monde serait plus pauvre ». Afin de ne pas mettre en danger des identités nationales et des cultures indispensables mais 144

Jason Tomes, Balfour and Foreign Policy, 63-64. Ouvrage fondamental sur la philosophie politique et sur la contribution à la politique étrangère de la Grande-Bretagne de celui qui sera l’un des meilleurs soutiens du projet sioniste. 145 Lors du XVIIe Congrès sioniste en 1931, les Révisionnistes qui avaient posé la question du but final et qui voulaient une réponse franche et claire furent mis en minorité, ce qui entraîna la démission de Jabotinsky. Il faudra attendre la Conférence de Baltimore en 1942 pour que les congressistes reconnaissent que l’objectif final (Endziel) du mouvement sioniste était l’établissement en Palestine d’un « Jewish Commonwealth ». 146 W. K. Hancock, Smuts, T. II., p. 113.

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fragiles, il faut donc admettre un système de ségrégation qui permettrait aux Noirs de se mêler aux Blancs dans le monde du travail, tout en vivant loin de lui dans les réserves où ils habiteraient et où, pour les affaires locales, ils pourraient s’auto-administrer. Ainsi chacun préserverait sa propre civilisation. Avec Smuts, il s’agissait de préserver l’identité culturelle des Natives : « L’Européen et le Bushman appartiennent à la même branche de la grande famille humaine, mais l’Européen a développé ses qualités latentes alors que le Bushman est resté isolé et statique ». Le gouvernement britannique avait, lui aussi, fait un geste de bonne volonté en faveur des Palestiniens puisqu’avec la Déclaration Balfour, il s’était engagé à préserver « les droits civiques et religieux des populations non juives ». Malheureusement pour eux, les peuples concernés ont refusé de dire merci pour une telle sollicitude ! Après le départ de Gandhi d’Afrique du Sud, auquel il s’était farouchement opposé mais pour lequel il manifesta toujours beaucoup de respect, Smuts tentera d’expliquer que son combat mené en Afrique du Sud n’avait aucun lien avec des préjugés racistes ; il ne concernait que la défense des intérêts vitaux du pays : « Je pourrais n’avoir aucune législation raciale mais comment trouver une solution à la difficulté inhérente aux différences fondamentales entre nos cultures ? Laissons de côté la question de la supériorité, il n’y a aucun doute que votre civilisation est différente de la nôtre. La nôtre ne doit pas être écrasée par la vôtre. C’est pourquoi « nous devons vous imposer des mesures incapacitantes ».147 En effet, si Smuts met davantage en avant l’enracinement dans la terre natale que l’appartenance raciale c’est aussi parce que, pour lui, l’enracinement culturel et donc la préservation de l’afrikaans, la langue afrikaner, sont au cœur de son combat pour la survie de la nation Boer : « Alors nos enfants et les enfants de nos enfants, proclame-t-il, pendant encore de nombreuses années, parleront la langue de leurs ancêtres – la langue dans laquelle nous avons formulé nos idées nationales, dans laquelle nous avons communiqué avec nos mères et nos amis, dans laquelle, tremblants, nous avons honoré le Dieu de nos pères ».148 Plus tard, la dérive d’une pratique de la séparation à une pratique de la ségrégation dans les années vingt, puis à une pratique de l’apartheid à la fin des années trente, s’accompagnera chez Smuts de prises de positions de plus en plus proches d’un racisme culturel revendiqué, fondé sur la conviction qu’il faut vivre séparé puisqu’il n’est pas possible de vivre ensemble, y compris pour des questions de sécurité. Apparaît alors le syndrome du laager, du cercle protecteur ou, ailleurs du mur de sécurité dans lequel on s’enferme et on enferme l’Autre, dernière manifestation d’une colonisation qui prend conscience de son statut minoritaire dans un environnement de 147



W. K. Hancock, Smuts, T. I. p. 346. 148 W. K. Hancock, Smuts, T. I., p. 359.

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plus en plus hostile. Ainsi, en novembre 1924, Smuts fait part à son ami L. S. Amery qui vient d’être nommé à la tête du Colonial Office de son accord avec la punition infligée par les Britanniques au pouvoir égyptien – une punition qui a consisté à séparer le territoire soudanais du territoire égyptien, nominalement indépendant depuis 1922 – pour avoir manifesté des velléités d’indépendance réelle. Dans la foulée, il informe son ami qu’il a envoyé un émissaire au Kenya car il ne faudrait pas, comme c’est la tendance encouragée aujourd’hui par les Colonial and India Offices, que toute l’Afrique de l’Est tombe aux mains des Natives et d’une aristocratie de commerçants indiens. Selon lui, tout l’Est africain, de l’Union sud-africaine jusqu’à l’Abyssinie, un territoire sain pour les Européens, pourrait constituer pour les trois ou quatre générations à venir un grand État européen ou un système d’États : « C’est une des parties les plus riches du monde qui manque seulement de cerveaux et de capitaux blancs pour devenir énormément productive ». « Et si nous ne voulons pas rater une chance historique, il est nécessaire, conclut-il, de poursuivre une politique blanche résolue (« The Highlands for the Whites ») qui nous permettrait de créer un État blanc plus important que l’Australie, dont l’épine dorsale serait un réseau de chemins de fer et de routes qui relieraient le Nord et le Sud de l’Afrique orientale [Cape-Cairo Railway (le rêve de Cecil Rhodes)] et qui, tout en lui permettant de récupérer les capitaux investis, donnerait à l’empire un surplus de puissance. Quant aux Natives qui stagnent depuis les dix mille dernières années et pour lesquels il y a assez de place sur les flancs des Highlands, ils continueront à stagner ». Dans les années trente, Smuts suggérera à l’administrateur colonial Lord Lugard, en se référant à l’expérience du Basutoland qui lui paraissait exemplaire, d’étendre la politique de ségrégation territoriale et administrative au Kenya où les colons blancs sont très peu nombreux. Ce dernier lui écrira en reprenant la discussion que, chez M. Gillet, à Oxford, ils avaient eu sur le Kenya : « Je suis tout à fait d’accord avec vous que la seule solution permanente à la question des relations entre Blancs et Noirs est la ségrégation ». Il préconise même la création d’une colonie blanche séparée alors que les noirs seraient placés sous le pouvoir direct de la Couronne.149 Toutes ces déclarations revenaient finalement à affirmer que la démocratie ne pouvait s’appliquer qu’entre personnes du même monde150 : 149

Jan Christiaan Smuts, Selections from the Smuts Papers, Vol V, p. 439, Lettre de Lord Lugard, 26 janvier 1930. 150 Jan Christiaan Smuts, Selections from the Smuts Papers, Vol V., pp. 237-239. Lettre à L. S. Amery, 25 novembre 1924. Un sentiment alors général ; c’est en tout cas ce que préconisait Balfour dans une note du 7 août 1917 sur les réformes en Inde : « Où les différences raciales sont évidentes et profondes, où une race clairement supérieure est associée avec une race clairement inférieure, la race supérieure peut être élevée en une démocratie, mais dans cette démocratie la race inférieure ne sera jamais admise. Elle peut être exclue par la loi comme en Afrique du Sud, ou elle peut être pratiquement exclue comme dans les États du Sud de l’Amérique ; mais elle sera exclue. » Jason Tomes, Balfour and Foreign Policy, p. 65. Un état

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elle est « inapplicable à l’Afrique barbare ». Les Blancs en Afrique du Sud, affirmait-il, « doivent être les gardiens de leur propre sécurité et développement ; en même temps, ils sont les tuteurs des races de couleur. La situation est unique et, parce que la situation est unique, on ne peut pas la traiter en faisant appel à un principe abstrait, et encore moins au principe démocratique ». Un principe, poursuit-il, qui d’ailleurs n’a été appliqué nulle part, ni en Angleterre qui conserve sa Chambre des Lords et a coupé court aux velléités d’étendre le suffrage universel, ni à la Nouvelle-Zélande où l’on a établi un droit de vote différentiel pour les Maoris. 151 Encore en octobre 1944, il réaffirmera devant le Congrès de l’United Party la volonté bien connue des Blancs d’être séparés selon la couleur en ce qui concernait les relations sociales, l’habitat et l’emploi.152 Toutefois, en bon politique qui tourne avec le vent, en septembre 1949, dans une lettre à K. Howard Brown,153 il prendra ses distances avec le National Party qui, par sa politique extrémiste, risquait de créer un front commun nationaliste des Hommes de couleur contre les Blancs. Avec la Seconde guerre mondiale, Smuts avait d’ailleurs commencé à reconnaître que l’intégration économique des Africains dans les processus de production fragilisait et rendait impossible la ségrégation d’une population qui, cinq fois, six fois plus nombreuse que la population blanche « portait le pays sur son dos ». Il en tirera la conclusion que le temps était venu de satisfaire les « besoins raisonnables » de la population dans les domaines de l’éducation, de la santé, du logement, de l’alimentation et des salaires. Une politique sociale plus accommodante et plus généreuse était donc nécessaire si l’on voulait sauver le système politique et colonial sud-africain. Weizmann et Smuts resteront les représentants d’un colonialisme local, conscients qu’il existait une connivence et une solidarité de fait entre les différents membres de l’empire, entre eux et avec la Grande-Bretagne. Défendre l’empire, c’était défendre le projet colonial spécifique de chacun de ses membres et défendre chacun de ses membres, c’était défendre la puissance et la grandeur de l’empire, garant de l’existence et du pouvoir de chacun. Smuts ne manquera jamais l’occasion de souligner que la domination de la Palestine et de la Mésopotamie fournirait à la GrandeBretagne une voie de communication terrestre sûre de l’Égypte aux Indes et

d’esprit qui était le fait de la quasi-totalité de ceux qui ont travaillé à la Déclaration Balfour et qui, avec le Mandat, refuseront aux Palestiniens tout droit à l’autodétermination et à une représentation démocratique. 151 W. K. Hancock, Smuts, T. I., pp. 56-57. En 1852, lorsque l’Angleterre avait accordé le droit de vote aux Néo-Zélandais, elle avait refusé de l’accorder aux Maoris. En 1867, pour poursuivre sa politique d’annexion des terres, le gouvernement anglais accordera aux Maoris non pas la représentation spéciale à laquelle ils pouvaient prétendre, 15 sièges, mais seulement 4 qu’ils conserveront plus de 100 ans. 152 Kenneth Ingham, Jan Christian Smuts. The Conscience of a South African, p. 231. S. P : VI, pp. 493-504. 153 Jan Christiaan Smuts, Selections from the Smuts Papers, Vol VII, PP. 310-311.

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permettrait de réunir les zones africaines et asiatiques de l’empire britannique. Serait ainsi constitué un bloc solide de la Méditerranée au Golfe persique qui, en passant par l’Est africain, l’Égypte, la Palestine, la Mésopotamie et les Indes, compléterait le demi-cercle allant de l’Afrique du Sud à l’Australie. La communauté de vue et la connivence qui existaient entre Weizmann et Smuts nous montre ainsi clairement que, pas plus que la Grande-Bretagne, ni l’un ni l’autre ne pouvait accepter d’accorder droits démocratiques et droit à l’autodétermination aux peuples qu’ils colonisaient.

Une variante du paradigme völkish : le « socialisme national »154 « Aucune contradiction n’existe entre la politique de classe des ouvriers et leur politique nationale. Telle fut la position adoptée par le Poale-Zion, puis l’Ahdut Haavoda (après 1919), et le Mapaï à partir de 1930, puis quand ce Parti se trouva à la tête du Mouvement sioniste et de l’État d’Israël sous les deux Premiers ministres qui se sont succédé après l’Indépendance. » Ben Gourion

Les idéologies socialistes, omniprésentes dans les débats européens, allaient, elles aussi, influencer les débats entre Juifs, pour lesquels 155 se posait la question des rapports entre idéaux socialistes et nationalistes. Avec Rome et Jérusalem dont le sous-titre est La dernière question des nationalités, le premier ouvrage sioniste au sens moderne du terme, Moses Hess, influencé par Ferdinand Lassalle (1825-1864), avait déjà suggéré que socialisme et nationalisme n’étaient pas nécessairement contradictoires. Avec le printemps des peuples et le triomphe du principe des nationalités, perçu comme l’une des forces révolutionnaires du XIXe siècle, Hess s’était persuadé qu’il pouvait exister une forme spécifique de socialisme capable de réussir dans un cadre national. « Il faut acquérir, proclamait-il, une terre nationale commune, il faut créer une situation légale qui protège le travail et permette son développement, il faut fonder des sociétés juives d’agriculture, d’industrie et de commerce, selon des principes mosaïques, c’est-à-dire socialistes ». 156 Un programme finalement très proche de celui que les sionistes réaliseront, avec les lois qui réserveront le travail aux Juifs et avec les kibboutzim. Pour l’auteur de Rome et Jérusalem, la Question juive était avant tout une question nationale. Pour lui, au moment où les peuples du vieux continent, 154

Terme sulfureux pour un peuple que le national-socialisme a voulu exterminer, utilisé par Zeev Sternhell dans Aux origines d’Israël. Entre nationalisme et socialisme et qui, nous semble-t-il, exprime bien ce qu’était le socialisme des membres du Mapai et de tous les Partis qui se voulaient à la fois nationalistes, colonialistes, démocratiques et socialistes. 155 Pour ceux d’origine russe, proches des courants socialistes européens ou pour ceux du Bund qui voulaient dépasser le nationalisme. 156 Moses Hess, op. cit., p. 189.

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les uns après les autres, revendiquaient leur autonomie ou leur indépendance, la restauration d’Israël était ainsi la dernière question des nationalités qui se posait à l’Europe. Inversant la vision du monde que les conceptions völkish préconisaient, il se voulait, au nom du droit des peuples à disposer d’euxmêmes et à se constituer en État, le défenseur de toutes les nationalités opprimées. Dans une Europe où, en particulier en Italie, se menaient des luttes héroïques pour satisfaire les aspirations nationales, il voyait ainsi dans la libération de Rome l’annonce de celle de Jérusalem et dans la libération du peuple italien celle du peuple juif. Face à la montée des nationalismes et aux premiers succès du socialisme révolutionnaire, opérer une synthèse entre nationalisme et socialisme devenait, en effet, un enjeu qui n’échappera pas aux jeunes pionniers, immigrants de la deuxième alya, qui, avec le Mandat britannique, seront confrontés à l’immense tâche d’édifier la nation. Ils pourront alors s’inspirer des œuvres de nombreux penseurs qui, comme eux, cherchaient à concilier une réalité européenne de plus en plus nationaliste avec des aspirations sociales à plus d’égalité et la volonté tout aussi réelle de transformer profondément la société. L’un des premiers à tenter de réaliser cette synthèse sera, avec Prussianité et Socialisme, Oswald Spengler qui, en 1919, théorisera un socialisme prussien, éthique, volontariste et antimarxiste, un socialisme völkish, à la fois socialiste et national. Il aurait pour tâche d’abolir la lutte des classes et de contester la dimension internationaliste voire universaliste du socialisme qui, jusque là, caractérisait le socialisme révolutionnaire.157 Ainsi, pour l’auteur du Déclin de l’Occident, la Prusse, avec son sens de l’organisation, de la discipline et du service pourrait être la meilleure représentante d’un véritable socialisme, un socialisme national libéré du marxisme qui viserait à unir et à mobiliser toutes les forces vives du pays.158 Tout en reconnaissant qu’il « existe autant de mouvements ouvriers que de races vivantes, au sens psychique du terme »,159 il n’en affirme pas moins que le destin national mais aussi mondial de la Prusse est de constituer un

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En 1919 (la même année où Oswald Spengler publiait Prussianité et Socialisme), Haïm Arlosoroff (1899-1933), venu lui-aussi d’Allemagne, publie à Berlin Der jüdische Volkssozialismus. 158 « Nous connaissons l’enjeu : ce n’est pas uniquement le destin allemand, c’est celui de la civilisation tout entière. La question est cruciale, non seulement pour l’Allemagne, mais pour le monde ; et elle doit être résolue en Allemagne pour le monde : le commerce, à l’avenir, devra-t-il régir l’État ? L’État devra-t-il régir le commerce ? Face à cette interrogation, prussianité et socialisme sont identiques ». (En italique dans le texte). Oswald Spengler, Prussianité et socialisme, p. 134. 159 Oswald Spengler, Prussianité et socialisme, pp. 18 et 116.

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grand empire puisque, proclame-t-il, « la véritable Internationale, c’est l’impérialisme. » 160 C’est ensuite Enrico Corradini qui définit l’Italie comme une « nation prolétaire » qui, comme tous les peuples déshérités, lutte pour avoir une place au soleil et le droit élémentaire de nourrir ses enfants, même s’il faut, pour réaliser cet objectif, partir à la conquête du territoire de l’Autre. C’est enfin, la France qui, avec son socialisme national, pour assurer à la nation la place qu’elle mérite et la prémunir contre tout danger intérieur et extérieur, préconise l’union autour des caractères permanents que sont l’ethnie et la culture et l’union des forces de toutes les couches sociales, par-delà les barrières de classe. 161 Autant de références et, éventuellement, d’influences qui ne pouvaient pas être sans impacts sur le socialisme national du sionisme surtout si l’on prend en compte qu’il s’est élaboré dans un environnement colonial, c’est-à-dire dans le contexte d’une lutte permanente contre ceux qui s’opposaient à son projet national. Ainsi, ce qui constitue en définitive la spécificité du socialisme national tel que le mouvement sioniste a tenté de l’établir en Palestine, ce ne sont pas ses éventuelles latences fascisantes que d’aucuns ont cru déceler dans son idéologie et sa pratique mais son statut colonial. En France, le socialisme national voulait régler la question sociale pour préserver la nation. En Palestine, son objectif sera de rendre plus forte et plus unie la nation juive pour régler la question coloniale. Pour Maurice Barrès et la droite révolutionnaire, la cohésion de la nation passait par la solution de la question sociale. Pour le sionisme, la cohésion nationale sera la condition sine qua non pour trouver une solution – qu’il ne conçoit qu’en termes de rapports de force – à la question coloniale. En effet, les sionistes ont bien été, comme d’autres, confrontés à la question nationale et à la question sociale posée par les masses juives misérables de l’Europe centrale et orientale et par la précarité de l’existence des premiers colons en Palestine ; toutefois – et c’est cela qui constitue la spécificité du sionisme – le projet sioniste n’était finalement confronté qu’à une seule véritable question, la Question arabe. Or, dans une telle situation, pour conforter la cohésion nationale, il faut et il suffit de faire porter la responsabilité des maux qui l’inquiètent sur les éléments qui, étrangers au consensus, menacent la nation et sa sécurité. C’est contre eux que pourra s’affirmer la solidarité des nationaux, c’est pour se protéger d’eux que tout pouvoir colonial met en avant la question de la sécurité. Le socialisme sera ainsi mis au service du nationalisme intégral et ce dernier mis au service du projet colonial, puisque, seul, le processus colonial pouvait permettre l’avènement de l’État-nation.

160 Oswald Spengler, Prussianité et socialisme, p. 118. En italique dans le texte. Alors que faire référence à l’impérialisme n’a pas aujourd’hui bonne presse, nous nous contenterons d’affirmer : « La véritable internationale, c’est la mondialisation » ! 161 Zeev Sternhell, op. cit., p. 49.

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La fusion en 1930 des deux principales organisations sionistes travaillistes, l’Hapoel Hatzaïr et l’Ahdut Ha’avoda, pour créer le Mapaï (Parti des travailleurs d’Eretz Israel) qui gouvernera le pays durant des années, marque le début de la mise en œuvre de cette politique. Dès sa création, le Mapaï veut l’annihilation symbolique et politique des Arabes de Palestine qui, comme les Européens, dit-il, sont antisémites et ne forment d’ailleurs pas une nation. Il n’existe pas de mouvement national arabe réellement présent et efficace puisqu’il n’existe qu’un seul mouvement national : le sionisme. Certains de ses dirigeants ne craignent même pas d’affirmer qu’il faut expulser dans les autres pays arabes des individus qui n’ont aucun droit sur la Palestine. Le socialisme national du sionisme sera ainsi un socialisme de guerre qui fait passer l’intérêt collectif de la nation avant l’intérêt personnel et fabrique, par l’éducation et la propagande, l’image du pionnier et du Sabra qui édifie la nation « la bêche à la main et le fusil sur l’épaule ». Le nouveau sionisme de ceux qui vont créer Israël est donc, dans l’ordre des priorités, national, colonial et socialiste. Changer la société revient à changer de société et à transformer, si possible le vieux Yishouv en société nationale et coloniale. S’il avait été difficile d’intégrer, dans le modèle sioniste, Juifs séfarades et Juifs religieux qui, au début du siècle, avaient vu d’un mauvais œil l’arrivée des premiers sionistes venus d’Europe qui mettaient en danger l’intégration politique, économique et sociale fondée sur la Haloukah, il le sera encore plus d’intégrer les « populations non-juives » dont parlait la Déclaration Balfour qui, à 90%, peuplaient alors la Palestine. Le nationalisme sioniste sera donc un nationalisme où la majorité des habitants sera perçue comme entravant le plein exercice de la souveraineté nationale, un nationalisme qui, finalement, comme on le constate encore aujourd’hui, au nom d’une appartenance ethnico-religieuse, rejettera de la communauté nationale, du moins lorsqu’il le pourra, tout étranger, surtout s’il est arabe. C’est donc parce que le nationalisme sioniste a été confronté à la réalité coloniale, qu’il s’est constitué en nationalisme intégral, tribal. C’est la lutte pour la conquête de la terre, plus que les idéologies empruntées ici ou là, qui a façonné le nationalisme sioniste et conduit à la radicalisation qui menace toute société tribale qui se sent en danger et qui l’est réellement si elle ne peut exister que par l’usage de la force. A partir de la deuxième alya et la décision de s’approprier les terres pour y faire travailler les nouveaux colons et non les Arabes, s’instaure, selon la formule de Gershon Shafir, un colonialisme de dépossession dont la finalité n’était pas de s’enrichir mais de remplacer les Palestiniens sur leur terre (dépossession), sur le marché du travail (Avoda Ivrit ou travail hébreu), dans les structures du pouvoir politique et économique (ségrégation) et, avant tout, les remplacer en Palestine grâce à une politique d’expulsion et de transfert qui atteindra son apogée avec la Nakba. Or nier que la terre de Palestine appartient aux Palestiniens, c’est nier leur existence. La possession symbolique de la terre 75

étant plus importante que sa possession effective, spolier la terre, c’est nier l’identité, c’est faire du Palestinien, un apatride, un Palestinien errant. 162 Il n’est donc pas surprenant que, dès l’établissement des premiers pionniers, se soit manifesté en Palestine un courant de pensée qui s’est attaché à mener avant tout un combat nationaliste au point que toute prétention à l’internationalisme voire à l’universalisme, principes auxquels adhéraient de nombreux militants sionistes, y sera rapidement abandonnée du moins par une majorité des nouveaux colons. Ainsi, lorsque le jeune Ben Gourion réclame, dès son arrivée en 1906, la création d’une organisation générale de tous les travailleurs juifs d’Eretz Israel et s’oppose à ceux qui voulaient une seule structure pour tous les travailleurs, les Arabes y compris, la grande majorité le suit. De même, quand le Parti social-démocrate des ouvriers juifs de Palestine de 1907 devient, lors de son VIe congrès de 1910, Parti social-démocrate des ouvriers juifs d’Eretz Israel, la mutation est terminée : désormais, la Palestine est Eretz Israel et le projet socialiste en gestation concerne prioritairement les Juifs. Alors que le Bund, créé la même année que le Congrès de Bâle et concurrent direct du sionisme auprès des Ostjuden, partisan d’une autonomie nationale et culturelle des Juifs, fondée principalement sur la langue yiddish, faisait de la défense du prolétariat juif et de la culture yiddish l’axe de ses revendications, les idéologues du sionisme confrontés aux aspirations socialistes de nombreux immigrants, s’essayaient, eux, à penser un projet fondamentalement nationaliste qui ne trahirait pas les idéaux socialistes des nouveaux arrivants. Ainsi, Nahman Syrkin (1868-1924), auteur de La Question juive et l’État socialiste, sera l’un des premiers à souhaiter opérer une synthèse entre nationalisme et socialisme. Dans Le combat sioniste (1898), il lancera ainsi un appel afin que le sionisme gagne à sa cause les masses populaires et leurs cercles progressistes 163 et ne se contente pas, comme le lui reprochaient les Bundistes, de s’adresser à la grande et petite bourgeoisie. Un nationalisme intégral, fait pour préserver le primat du combat national qui se fait non pas pour, mais presque toujours contre, exige en effet d’unir toute la nation contre un bouc émissaire. Comme le souligne Zeev Sternhell, « il suffisait d’imposer l’exclusivisme juif au socialisme eretz-israélien pour que celui-ci prît la voie du socialisme national ».164 Le socialisme proclamé 162

Condamné à l’errance perpétuelle, accusé non pas d’avoir voulu la mort du Fils de Dieu, mais d’avoir voulu la mort du Peuple de Dieu, le Palestinien errant est devenu la figure du sort tragique de tout peuple expulsé de chez lui et des millions de réfugiés de toutes nationalités qui, aujourd’hui, errent par le monde. 163 Denis Charbit, Sionismes. Textes fondamentaux, pp. 161-164. 164 Zeev Sternhell, op. cit., p. 209. Référence à Maurice Barrès qui, dans les années 1890, avait inventé le terme générique de « socialisme nationaliste ». On parlera aussi, pour désigner ce mariage improbable de la carpe et du lapin, de « révolution conservatrice », grand classique du discours conservateur qui peut enfin intégrer dans son vocabulaire un peu de révolution !

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est donc instrumentalisé pour servir, au mieux, de mythe mobilisateur ou, au pire, d’alibi en faveur d’un projet qui n’est que national. Pour conserver sa fonction conservatrice d’intégration sociale, le nationalisme sioniste ne pouvait qu’être socialiste, 165 dans la mesure où il postulait une cohésion interne, possible seulement si la nation s’occupait de tous les siens, y compris des plus défavorisés, et les défendait contre le parasitisme des puissants dans lequel Max Nordau voyait la raison d’être de tout État. La démocratie et le socialisme auxquels les premiers sionistes aspiraient sincèrement n’allaient donc devenir, avec l’intensification de la lutte coloniale pour la Terre et la Nation, qu’une mystification qui, avec le temps, ne trompe plus personne. Ainsi débute l’agonie d’une gauche israélienne social-démocrate qui a cru pouvoir concilier nationalisme, démocratie, socialisme et colonialisme, dont il ne reste aujourd’hui qu’un groupuscule qui, pour survivre, ne peut que s’allier aux partis nationalistes et colonialistes.

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A la même époque, Oswald Spengler, dans Prussianité et socialisme, affirmait que le socialisme ne pouvait être qu’allemand et prussien.

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CHAPITRE III Mise en place du pouvoir colonial (1917-1923)

Déclaration Balfour : l’invention d’une terre, deux peuples Le sionisme politique, né en 1897, ira vers l’Orient complexe avec une idée simple : « Nous rentrons chez nous », comme d’autres qui, à la même époque, disaient nous allons chez l’Autre comme si c’était chez nous. Alors que la Weltpolitik de Guillaume II menace les intérêts impériaux britanniques et la suprématie maritime de la Royal Navy (Two-power standard), le sionisme s’inscrit dans une période faste pour l’empire britannique qui atteint alors sa plus grande extension géographique et le zénith de sa puissance (Rule Britannia). Le processus de démembrement de l’empire ottoman qui a permis à la Grande-Bretagne de mettre la main sur Chypre (1878) et sur l’Égypte avec son Canal de Suez (1882) a déjà commencé. Et depuis 1840, ils sont nombreux à vouloir s’emparer de la Terre sainte. Même si, avant et après la publication de Der Judenstaat, les projets de colonisation de la Palestine ont été nombreux,166 il faudra toutefois attendre la Première guerre mondiale et la défaite ottomane pour que le vieux projet de démembrement de « l’homme malade de l’Europe » puisse se réaliser en faveur des deux impérialismes, vainqueurs de la guerre, la France et la Grande-Bretagne. C’est donc avec la Déclaration Balfour, dans le cadre de la politique des Mandats et grâce à l’activisme de deux sionistes convaincus, Herbert Samuel et Chaïm Weizmann que la colonisation sioniste de la Palestine pourra commencer. Dès mars 1915, dans un mémorandum – L’avenir de la Palestine – soumis au gouvernement britannique, 167 Herbert Samuel 168 préconisait déjà

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Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme, pp., 306-336. 167 En janvier et février 1915, comme il le mentionne dans ses Mémoires (p. 144), Herbert Samuel consulta plusieurs personnes tant sur la Palestine que sur le projet sioniste : Le consul britannique à Jérusalem et son prédécesseur, le consul américain, quelques leaders juifs, sionistes ou non, dont Sokolow, Lord Rothschild et Claude Montefiore. Il eut également une entrevue avec Lloyd George en présence de Chaïm Weizmann dont il tira la conclusion que la solution du protectorat britannique était la plus appréciée.

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que l’on annexe la Palestine à l’empire britannique. Lyrique, il offrait à la Grande-Bretagne non seulement une nouvelle colonie, mais également une mission, celle de retrouver sa vocation historique dans le monde en œuvrant à la sauvegarde des Lieux saints et à la renaissance du peuple juif sur la terre biblique. Pratique, il préconisait d’accorder un statut préférentiel aux Juifs de sorte que, au cours du temps, grâce à une immigration facilitée, 169 ils deviennent majoritaires et puissent parvenir à l’autogouvernement. En revanche, dès la fin de la guerre, lorsque, comme High Commissioner, il deviendra représentant de l’empire et de sa grandeur, Herbert Samuel affirmera de nouvelles priorités : préserver l’empire, ménager l’allié français et, après l’éviction de Fayçal de la Syrie par la France, calmer les Arabes et la famille hachémite et enfin mettre en œuvre, au plus près de ses convictions personnelles, la Déclaration Balfour. Une hiérarchie des priorités qui ne pouvait que déplaire aux sionistes qui, après quelques mois d’état de grâce, feront du High Commissioner leur bouc émissaire préféré. Quant à Chaïm Weizmann auquel les Britanniques étaient redevables de la mise au point d’un procédé pour produire de l’acétone, solvant indispensable à la fabrication des munitions pour la marine,170 il avait, dès janvier 1917, soumis à Mark Sykes 171 un mémorandum intitulé Grandes lignes d’un programme pour le retour des Juifs en Palestine conformément aux aspirations du mouvement sioniste, dans lequel il exigeait la reconnaissance du peuple juif en tant que nation et celle du droit au retour pour les Juifs du monde entier.172 Pour ce faire, une Compagnie juive pour la colonisation de la Palestine par les Juifs serait créée sous l’égide de la puissance suzeraine. Par ailleurs, les sionistes demandaient haut et fort un protectorat britannique. A ces demandes, le Gouvernement de Sa Majesté allait donner avec la Déclaration Balfour, une réponse prudente et 168

« Juif éprouvé au service de l’Angleterre, tel un Edwin Montagu, un Sir Lionel Abrahams, un Sir Matthew Nathan, Herbert Samuel ne serait pas l’anneau le moins glorieux, le moins loyal de cette puissante chaîne de l’empire britannique qui unit tant de races, de croyances et de couleurs. » Israël Zangwill, La voix de Jérusalem, p. 210. 169 « C’est tout dont nous avons besoin, approuve Weizmann, et nous limiterons ou augmenterons l’immigration. » The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), Adress to E.Z.F., p. 260. 170 Une histoire, probablement apocryphe, racontée par Lloyd George, rapportait que lorsqu’on demanda à Weizmann qu’elle était la récompense qu’il désirait pour ses services scientifiques en faveur de son pays d’adoption, le leader sioniste aurait répondu qu’il ne demandait rien pour lui-même, mais seulement une patrie pour son peuple. 171 Lawrence d’Arabie brosse un portrait particulièrement sévère de Marc Sykes dans lequel il voit « un ramassis de préjugés, d’intuitions et de demi-connaissances », « superficiel, un caricaturiste plutôt qu’un artiste, même en politique, pour la cause arabe une immense tragédie ». T. E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, p. 43. 172 C’est ce que Ben Gourion martellera à maintes reprises : « Je dois souligner que si le Foyer national revêt un sens, il signifie qu’un Juif qui monte au Pays n’est pas un étranger qui demande la faveur d’entrer mais un compatriote revenant dans son Pays de plein droit ». David Ben Gourion, Mémoires, p. 285.

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suffisamment vague pour permettre, selon les intérêts des uns ou des autres, toutes les interprétations. Le projet sioniste était d’abord national. La politique britannique était d’abord impériale. Finalement, il ne sera possible de créer en Palestine rien d’autre qu’« un foyer national pour le peuple juif » dans le cadre d’un Mandat britannique, qui, très rapidement, pourra satisfaire les aspirations nationalistes des uns et l’impérialisme des autres. Pour l’aboutissement du projet sioniste, les temps étaient enfin mûrs. Le projet de Retour et de Restauration du chrétien Lord Shaftesbury avait pu paraître fou, celui de Lawrence Oliphant excentrique, celui de Herzl utopique, celui de Weizmann paraît subitement rationnel et modéré dès le moment où les grandes puissances impériales commencent à s’y intéresser. Le projet de Foyer national pour le peuple juif esquissé par la Déclaration n’en sera pas plus rationnel ou moins utopique que les projets antérieurs, mais il donnera satisfaction aux visées impérialistes des grandes puissances et, en premier lieu, à celles de la Grande-Bretagne. Que disait en effet la Déclaration ? Elle exprimait une nouvelle fois la sympathie que, depuis des siècles, une bonne partie du peuple et des élites britanniques manifestaient en faveur des aspirations sionistes, pour des raisons religieuses d’abord puis, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, pour des raisons stratégiques et coloniales. Ensuite, la Déclaration annonçait que le Gouvernement de Sa Majesté regardait avec faveur l’établissement d’un National Home pour le peuple juif en Palestine, un terme suffisamment ambigu qui ne signifiait pas grand-chose d’autant plus que pas grand monde savait qu’elles étaient réellement les aspirations sionistes du peuple juif.173 Toutefois, le moment venu, cette ambiguïté permettrait aux Britanniques d’interpréter la Déclaration de manière restrictive ou non en accord avec leurs intérêts du moment et aux sionistes de revendiquer, par étapes, un National Home, puis un Jewish Commonwealth, puis encore un Jewish State dans une partie de la Palestine et enfin un Jewish State qui concernerait finalement toute la Palestine. Lors du processus long et complexe de rédaction de la Déclaration, trois objets donneront lieu à d’âpres discussions : fallait-il s’en tenir au National Home ou glisser dans le texte l’euphémisme Jewish Commonwealth under British Protection ? 174 Fallait-il introduire une formule qui affirmerait l’existence de liens historiques entre le peuple juif et la Palestine, comme l’exigeait Chaïm Weizmann qui, grâce à ses amis pro-sionistes, avait curieusement accès aux diverses rédactions du texte et ne se privait pas 173



« En 1917, pour la plupart des gens, National home (A l’origine une formule de Léon Pinsker) avec ou sans capitale, était une expression nouvelle. Naturellement, personne ne pouvait lui donner une signification, car elle n’avait pas de signification officielle, et elle a été mise en pratique en Palestine sans en avoir une. » J. M. N. Jeffries, Analysis of the Balfour Declaration, in From Haven to Conquest, p. 177. 174 Il faudra attendre le mois de mai 1942 et la Conférence de Biltmore pour que ce but final soit officiellement revendiqué.

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d’exercer diverses pressions pour parvenir à ses fins 175 ? Fallait-il enfin retenir le point de vue des sionistes sur la question des frontières et favoriser ainsi, au risque de mécontenter les Français, leur projet d’empiéter sur les territoires syriens ? Sur le premier point, National Home sera retenu mais, à partir de 1918, le terme Jewish Commonwealth le remplacera, alors que l’on n’ose pas encore utiliser officiellement celui de Jewish State. En 1917, la Terre sainte est en effet au cœur de la politique impériale de la Grande-Bretagne pour la sauvegarde de ses positions en Égypte (Canal de Suez) et en Irak (pétrole), ainsi que pour le maintien d’un rapport de force favorable avec les autres puissances présentes dans la région. Il est donc difficile de croire – comme quelques historiens israéliens tentent de le suggérer pour donner plus de poids à la diplomatie sioniste – qu’au moment où les Turcs tentaient de conquérir le Canal de Suez, la Palestine n’aurait pas eu d’intérêt stratégique pour les Britanniques. En réalité, la défense de leurs intérêts impériaux et non celle des intérêts sionistes a été l’élément décisif en faveur d’une Déclaration qui pouvait par ailleurs fragiliser les positions acquises dans le monde musulman particulièrement aux Indes mais qui avait le mérite de mettre la main sur un pays qu’ils ne voulaient surtout pas abandonner aux Français qui, dans le cadre d’une Grande Syrie, auraient pu s’en emparer.176 En affirmant ainsi que le territoire palestinien, peuplé à 90 % par les « non-Jewish communities », était voué à devenir le Foyer national du peuple juif, la Déclaration Balfour donnait naissance à la fiction – Une Terre, deux Peuples. 177 Elle inventait un peuple juif vivant alors dans sa quasi-totalité en diaspora, qui aurait, sur la Palestine, des droits égaux ou 175

Avant que la rédaction définitive du texte du Mandat soit soumise au Cabinet, Robert Vansittart, premier secrétaire de Curzon lui envoie (2 août 1920) le commentaire suivant : « Tout ce qui maintenant reste à faire, si Votre Lordship est d’accord, est de le soumettre au Cabinet, après l’avoir soumis d’abord aux sionistes. » Doreen Ingrams, Palestine Papers, p. 97. Un mois avant l’ouverture de la Conférence, Weizmann insistera pour que la Déclaration Balfour soit intégrée dans le Traité avec la Turquie et que la Palestine bénéficie d’un traitement spécial. Doreen Ingrams, Palestine Papers, p. 89. 176 Lors de la Conférence convoquée par Lloyd George, en septembre 1919, au Manoir de Clairfontaine-Hennequeville, le Premier ministre posera à Allenby, qui craignait que la Grande-Bretagne s’embourbe dans son projet sioniste, la question qui n’attendait qu’une seule réponse : « Préfère-t-il voir la Palestine entre les mains des Français ou entre celles des Britanniques ? » Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, p. 77. 177 Une terre pour deux peuples, titre d’un des ouvrages de l’historien anticolonialiste israélien, Ilan Pappé, qui sait très bien que, avant l’arrivée des sionistes, il n’y avait qu’un peuple en Palestine, puisqu’il décrit ainsi la situation démographique du pays : « A la veille de la guerre de Crimée, près d’un demi-million de personnes vivaient en Palestine. Ces gens parlaient l’arabe, la plupart étaient musulmans, mais on dénombrait près de 60 000 chrétiens de confessions diverses et 20 000 Juifs. Cette population devait par ailleurs tolérer la présence de 50 000 soldats et fonctionnaires ottomans ainsi que de 10 000 Européens », op. cit., p. 25. Un pays peuplé d’Arabes en majorité musulmans ou chrétiens sur une terre où se trouvent 20 000 juifs majoritairement arabisés et leurs lieux saints, n’est constitué que d’un peuple, celui des Arabes musulmans, chrétiens ou juifs et non pas de « non-Juifs ».

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même supérieurs à ceux qui y étaient enracinés ; elle octroyait au peuple juif une place de choix dans un condominium anglo-sioniste établi pour sauvegarder les intérêts impériaux de la Grande-Bretagne et les intérêts nationaux des sionistes aussi longtemps que leur participation au processus colonial que l’on allait instaurer, serait bénéfique aux deux parties. Ainsi, la formule apparemment démocratique et équitable – Une Terre, deux Peuples – permettra de justifier le refus d’accorder aux Palestiniens, alors largement majoritaires, un droit à l’autodétermination, souhaité théoriquement et vite abandonné en ce qui concerne la Palestine par le président américain Wilson, qui aurait empêché la minorité juive dont une bonne partie venait déjà de l’étranger, d’imposer son pouvoir. Une Terre, deux Peuples légitimait que les minoritaires aient autant de droits178 que les majoritaires jusqu’au jour où le peuplement juif devenu majoritaire pourra imposer son pouvoir au peuple de Palestine. Alors que les grandes puissances avaient rejeté, en 1815, le principe des nationalités, elles allaient, un siècle plus tard, l’instrumentaliser au gré de leurs intérêts. Pour l’Angleterre, le respect du principe des nationalités bon, jusqu’en 1918, pour entretenir chez les Arabes du Moyen-Orient le rêve d’un Grand royaume arabe sera, avec la Déclaration Balfour, refusé aux habitants de la Palestine. Quant à la France, elle sera favorable au droit à l’autodétermination lorsqu’il concernera les peuples appartenant à la sphère d’influence britannique, mais elle s’y opposera lorsqu’il concernera les peuples appartenant à sa propre sphère d’influence. Pour satisfaire un peu chaque partie, on assistera finalement à un chef d’œuvre de non-dits et d’hypocrisie diplomatique. En effet, alors qu’après plus d’un quart de siècle et deux aliyot, la population juive ne représentait qu’une petite minorité (85 000 contre plus de 500 000 Arabes en 1914 et 89 000 contre 570 000 en 1923), la Déclaration Balfour octroyait à une non-Jewish community, largement majoritaire, des droits civils 179 que, de toutes façons, n’importe quel État démocratique est tenu d’accorder à ses minorités. Le tour de passepasse allait d’ailleurs s’accomplir sans beaucoup de difficultés puisque Lord Balfour, lui-même, considérait comme négligeables les droits et les intérêts des habitants de la Palestine : « Le sionisme, devait-il déclarer plus tard, qu’il ait raison ou tort, qu’il soit bon ou mauvais, est enraciné dans de vieilles traditions, dans des nécessités présentes, dans des espoirs futurs

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Dans son ouvrage – Palestine. Une Terre, deux Peuples (p. 8) – Dominique Perrin justifie ainsi le droit des Juifs à la Palestine : « Les Juifs s’estiment dépositaires d’une promesse divine de les faire entrer en possession d’une terre à laquelle les rattache toute leur culture. » Sic ! 179 Le même auteur (p. 182) : « Quand j’étais à Jérusalem, un jour, j’ai dermandé au High Commissioner en personne, ce que c’était les Droits civils et il m’a répondu : « Eh bien, c’est très difficile à définir. Et c’est précisément pour cette raison qu’ils sont garantis aux Arabes. »

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d’une beaucoup plus profonde importance que les désirs et les préjudices des sept cent mille Arabes qui habitent maintenant sur cette terre ancienne. »180 Lors de la discussion sur le contenu de la Déclaration, Weizmann ne put davantage imposer une formule qui aurait reconnu l’existence de liens historiques entre le peuple juif et la Palestine. La question des frontières ne fut pas davantage mentionnée, car elle ne pouvait être définitivement réglée que par les Traités qui seraient conclus après la guerre. En réalité, la GrandeBretagne et la France, en vue de servir leurs intérêts nationaux et impériaux, allaient plaquer sur le Moyen-Orient le modèle d’États-nations enfermés dans des frontières factices dont ils avaient déjà fait « profiter » le continent africain lors de la Conférence de Berlin (1885). Ils imposeront non seulement, avec les Accords Sykes-Picot, une série de cartes nationales pour la forme et, avec la politique des Mandats, un système politique et un statut colonial pour le fond qui mettront un terme à toute évolution interne chez des peuples qui auraient pu créer leur avenir. Le système des Mandats, un cadre hybride à mi-chemin entre la domination coloniale et l’autonomie, constituera, par contre, pour le mouvement sioniste la première étape vers l’indépendance et, pour les Palestiniens, la première étape de leur domination coloniale dans la région. En ce qui concernait la future Palestine, Britanniques et sionistes étaient d’accord sur la question des frontières. Leurs intérêts étaient presque identiques pour demander que soit reconstituée la Terre sainte mythique181 (Curzon, lui-même, reprend la formule biblique de « Dan à Bersheeba »), si ce n’est que, contrairement aux sionistes, les premiers devront tenir compte 180 Arthur Balfour, Memorandum du 11 août 1919 adressé à Lord Curzon, Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, p.73. Lui qui voulait plus que tout que l’Angleterre reste anglosaxonne appréciait chez les Juifs que, comme les Anglo-saxons, ils aient fortement conscience d’appartenir à une même race ; par contre, il se méfiait de la double allégeance qu’il croyait découvrir chez eux alors que, pour lui, le véritable patriote anglais se devait d’être loyal à l’Angletere, à la Grande-Bretagne, à l’empire britannique, à la race anglo-saxonne, à la civilisation occidentale et à l’humanité. « Balfour, nous dit Jason Tomes l’un des meilleurs connaisseurs de l’homme politique britannique, ne pouvait être certain que les Juifs britanniques partageaient à un degré suffisant les sentiments, les goûts, les croyances et les préjudices communs qui engendrent la loyauté sur laquelle sont édifiées les nations. Ce fut cette conception conservatrice de ce qu’est une communauté politique qui fit de Balfour un sioniste. » Jason Tomes, Balfour and Foreign Policy, pp. 204-205. Il devint d’autant plus facilement sioniste que lorsqu’il était Premier Ministre (1902-1905), cet antisémite bon teint avait promulgué l’Aliens Act pour interdire aux Ostjuden de Russie l’entrée en GrandeBretagne. Il resta assez méfiant pour ne pas se conduire comme Leo Amery qui parlait « d’utiliser les juifs comme nous avons utilisé les Écossais pour diffuser l’idéal anglais au Moyen-Orient ». A l’exception de quelques chrétiens, les champions de la cause sioniste, Balfour y compris, n’étaient finalement que les champions de la grandeur impériale comme, paradoxalement, l’étaient également les antisionistes britanniques les plus virulents qui, comme Curzon et Montagu, craignaient que le soutien apporté au projet sioniste ne nuise à la politique coloniale de Londres auprès des populations musulmanes de l’empire. 181 Les débats furent d’ailleurs vifs entre les autorités britanniques en Égypte et les sionistes qui, les deux, revendiquaient la région d’El Arish.

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de leurs relations compliquées avec la France (on a parlé de « mésentente cordiale »), alors que pour les seconds, comme Weizmann le précisera à Balfour (24 septembre 1920), « la question des frontières est réellement vitale » car elle affecte les potentialités de développement économique de la Palestine, dont dépend le succès ou l’échec du sionisme. La communauté d’intérêts entre Britanniques et sionistes explique donc pourquoi, contre toute logique, le gouvernement britannique n’a pas suivi les recommandations des « Juifs d’influence » bien plus puissants qu’un Weizmann ou un Sokolov, mais a pris à son compte les aspirations sionistes, non pas pour plaire à quelques leaders dont on a exagéré le poids du moins autant que durait la guerre, mais tout simplement pour défendre ses intérêts impériaux. 182 De plus, le projet d’établir en Palestine un « Foyer national juif » lui permettait de faire obstacle aux velléités de la France de revendiquer, dans le cadre d’une Grande Syrie, le protectorat sur la Palestine. La Déclaration Balfour devait en effet garantir à l’Angleterre, qui craignait que la Palestine soit l’objet d’un partage, la domination incontestée sur une région qui, depuis l’ouverture du Canal de Suez, était au cœur d’une zone d’influence stratégique dont elle ne pouvait se désintéresser.183 Toutefois, quelques hommes lucides, parmi lesquels les Juifs britanniques ne furent pas les derniers, comprirent le risque que la Déclaration Balfour allait faire courir à la région. Pour s’opposer au projet sioniste, une partie non négligeable de l’Establishment judéo-anglais argua du rejet que les sionistes risquaient de s’attirer de la part des Arabes de Palestine et du danger d’une double allégeance pour les Juifs loyaux dans les pays où ils étaient citoyens de plein droit ; ainsi, des membres éminents de la communauté juive anglaise comme Claude Montefiore et D. L. Alexander, présidents du Conjoint Foreign Committee, du Jewish Board of Deputies et de l’Anglo-Jewish Association signèrent une lettre, parue dans le Times, violemment hostile à l’idée d’une entité nationale juive en Palestine. Quant à Edwin Montagu, seul ministre juif du Cabinet qui, du fait de sa fonction de Secrétaire d’État aux Affaires indiennes, craignait des réactions négatives de la part des musulmans sous domination britannique, il soumit, 182



Dans une ultime lettre envoyée à Balfour pour défendre la Déclaration tant attendue, menacée par une manœuvre de dernière heure des « Juifs d’influence », comme Edwin Montagu, qui, au nom des intérêts de l’empire, s’opposent à une déclaration favorable au projet sioniste, Weizmann qui ne se fait pas trop d’illusion sur l’impact que, dans les décisions finales, aura la défense des intérêts sionistes, fait part de ses espoirs que la question sera « prise en considération à la lumière des intérêts impériaux de la Grande-Bretagne ». The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. VII Series A, A Arthur J. Balfour, 3 octobre 1917. 183 Mark Sykes, le principal protagoniste du partage colonial du Proche-Orient l’avait préconisé, dès 1912 : « Le monde qui s’étend entre Londres et Calcutta est d’un énorme intérêt pour les Anglais. En temps de guerre comme en temps de paix, nos communications doivent pouvoir se faire à travers cette région par terre, par mer ou par le canal. » Shane Leslie, Mark Sykes : His Life and Letters, p. 234.

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en août 1917, avant que la Déclaration soit rendue publique, un mémorandum On the Anti-Semitism of the Present Government où, ironie de l’histoire, il accusait le Gouvernement britannique d’antisémitisme pour son pro-sionisme184 alors que, par la suite, ce seront les antisionistes qui seront accusés d’antisémitisme ! Tout en regrettant que l’on transformât une appartenance religieuse en une appartenance nationale 185 à un moment de l’histoire où les nationalismes avaient fait tant de mal, le mémorandum mettait en lumière la situation inextricable que la Déclaration, en voulant reconstituer le Foyer national du peuple juif, allait créer en Palestine : « Je ne sais pas ce que cela implique, écrivait-il, mais je présume que cela signifie que les mahométans et les chrétiens devraient faire de la place aux juifs qui bénéficieront d’un statut préférentiel et seront de façon exclusive attachés à la Palestine comme l’Angleterre l’est avec les Anglais, la France avec les Français et que les Turcs et les autres mahométans de Palestine seront considérés comme des étrangers, de la même manière que les juifs risquent d’être traités comme des étrangers partout sauf en Palestine. » 186 C’est d’ailleurs lui qui demanda et obtint que la Déclaration précise que « rien ne sera fait qui puisse porter préjudice aux droits et au statut des Juifs dans tout autre pays » tant il craignait, comme la plupart des Juifs non-sionistes, que la Déclaration, en offrant aux antisémites l’argument qu’ils attendaient pour s’en débarrasser (puisqu’ils ont un pays qu’ils y aillent), mine encore davantage la situation des Juifs dans le monde. L’un des plus prestigieux serviteurs de l’empire, George Nathaniel Curzon (1859-1925), estimera qu’avec la Déclaration Balfour, il s’est agi du pire des engagements pris par la Grande-Bretagne au Moyen-Orient et, qui plus est, en criante contradiction avec les principes qu’elle défendait publiquement.187 Curzon n’avait d’ailleurs jamais ressenti pour la Palestine, qu’il avait parcourue en mars-avril 1885, la fascination romantique et l’attachement religieux de nombre de ses contemporains. La Terre sainte l’avait déçu et parfois même dégoûté : la saleté du Jourdain dans lequel, disait-il, il était inenvisageable de mettre un pied 188, l’imposture du discours sur les Lieux saints et la crédulité superstitieuses des pèlerins qui gobaient 184 Edwin Montagu, Memorandum on the Anti-Semitism of the British Government (23 août 1917), Jewish Virtual Library. 185 « J’affirme qu’il n’existe pas de nation juive. » proclamait-il. Beaucoup d’autres Juifs britanniques assimilés, tel le député Sir Philip Magnus, lors de la proclamation de la Déclaration Balfour, refuseront d’admettre l‘existence d’une nation juive. Doreen Ingrams, op. cit., p. 15. 186 Lord Curzon ne disait pas autre chose lorsqu’il demandait comment on pouvait envisager de « se débarrasser des habitants musulmans majoritaires en les remplaçant par des Juifs : que ferait-on alors des habitants du pays ? » Excellente question, dirait-on aujourd’hui ! 187 David Gilmour, Curzon, Imperial Stateman, p. 523. Sur le positionnement critique de Curzon, Doreen Ingrams, Palestine Papers, pp. 94-104. 188 Il faut, pour s’en convaincre, lire la description que Stephen Graham fait d’un pèlerinage de paysans russes en Terre sainte et en particulier du bain dans le Jourdain, Stephen Graham, op. cit., pp. 180-201.

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tout ce qu’on leur racontait, le révoltaient. Quelques semaines avant la proclamation de la Déclaration Balfour, dans un mémorandum du 26 octobre 1917, il mettait déjà en évidence les zones d’ombre qui la caractérisaient et les problèmes qu’elle allait créer. Il soulignait, en particulier, les interprétations divergentes que l’on pouvait donner au concept de National Home 189 et aux engagements envers les sionistes que prenait la Grande-Bretagne alors qu’elle ne savait pas clairement ce qu’ils voulaient : un Foyer, un Centre culturel ou un État indépendant. Déjà conscient que les sionistes transformeraient le droit accordé à un Foyer en un droit à un État juif dans des frontières quasi bibliques qui seraient celles d’un Grand Israël s’étendant sur les deux rives du Jourdain, il n’était pas favorable à une immigration illimitée qui prendrait la place des Arabes. Pour lui, il était impensable d’éloigner de Jérusalem toutes les « sectes » qui s’y trouvaient et de chasser de la Palestine la population musulmane qui « était là depuis 1 500 ans, qui en travaillait et en possédait le sol et qui n’accepterait pas d’en être expropriée par des immigrants juifs pour devenir eux-mêmes de simples fendeurs de bois et de porteurs d’eau pour les sionistes. »190 Curzon, pour lequel la Déclaration à venir n’était qu’une « miscievous political creed » qui créerait de l’antisémitisme et mettrait en danger les Juifs vivant hors de Palestine, pensait comme Montagu que la Palestine ne pourrait jamais accueillir les millions de Juifs que les sionistes voulaient y attirer. L’on se préparait, proclamait-il, à rédiger un texte dont la finalité était de déposséder les « non-Juifs » de Palestine que l’on ne voulait surtout pas appeler Arabes ou Palestiniens. On voulait ainsi lui conférer une légitimité internationale aussi peu évidente que celle qu’ont les Traités inégaux imposés à la Chine au XIXe siècle. D’accord pour que les sionistes créent des colonies en Palestine, il s’opposait toutefois à ce qu’ils en fassent une colonie juive. Il aurait ainsi déclaré : « Je veux que les Arabes ait une chance et je ne veux pas un État hébreu. » 191 Constatant que le pays que la GrandeBretagne voulait donner à plusieurs millions de Juifs était déjà habité par un demi-million d’Arabes syriens,192 il en concluait qu’il vaudrait mieux ne pas faire de promesses à caractère politique qui violeraient les intérêts nationaux 189



Pendant la Conférence de la paix, Weizmann qui, entre temps, avait pris davantage d’assurance, devra s’expliquer sur le sens du terme Foyer national ; sa seule réponse fut d’affirmer « qu’il fallait entendre par là que la Palestine serait juive tout comme la France était française et l’Angleterre anglaise. » Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, p. 145. Bien plus tard, il reprendra le même argument devant la Commission Peel en faisant sienne une déclaration de Lord Cecil : « L’Arabie aux Arabes, la Judée aux Juifs, l’Arménie aux Arméniens. » Chaïm Weizmann, op. cit., p. 12. Et pourquoi pas, la Palestine aux Palestiniens ? 190 David Gilmour, Curzon, Imperial Stateman, 1859-1925, p. 481 et Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, p. 96. 191 Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, p. 96. 192 La Palestine était alors souvent considérée comme la partie méridionale de la Syrie.

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et religieux existants, en particulier ceux qui concernent Jérusalem. Il fallait s’en tenir à garantir aux Juifs des droits égaux à ceux des autres communautés qui peuplaient le pays.193 Les prises de position successives des Britanniques, plus ou moins contradictoires, surtout lorsqu’il s’agissait du statut politique du futur Foyer national juif, ne remettaient toutefois pas en cause la priorité donnée aux intérêts stratégiques et impériaux de la Grande-Bretagne. Il en sera autrement, lors des conférences de l’après-guerre qui imposèrent une interprétation de la Déclaration Balfour très favorable aux intérêts sionistes, à une époque où les Britanniques n’avaient plus à craindre la concurrence française. Le poids des sionistes qui n’avait pas été déterminant avant 1918 le deviendra alors. Ce n’est pas en effet dans l’obtention de la Déclaration Balfour, dont les Britanniques avaient besoin pour préserver leurs intérêts dans la région et gagner de vitesse la France, que la diplomatie sioniste fut décisive mais dans l’interprétation qu’elle imposa lors des Conférences et Traités de l’après guerre, à des moments où certains au Royaume-Uni commençaient à avoir des doutes sur la légitimité de la Déclaration Balfour et sur une politique mandataire trop favorable aux sionistes. Le traitement différencié, sans concession envers les délégations arabes et plein d’attention envers les délégués sionistes dont certains, comme Weizmann, avaient leurs entrées auprès de quelques Hauts-Fonctionnaires avec lesquels ils entretenaient des liens d’amitié, a probablement facilité la tâche du Président de l’Organisation mondiale sioniste, durant la période délicate (1921-1923) où une partie de l’opinion et des élites politiques envisageait de remettre en question la Déclaration Balfour. Weizmann bénéficiera alors des fuites du Département Moyen-Orient du Colonial Office dont, si l’on en croit Sahar Huneidi, il obtiendra des informations secrètes. Ainsi, après la Déclaration Balfour qu’elle considérait comme un premier succès, la direction sioniste consciente d’un large soutien en Occident n’allait pas relâcher ses efforts ; la Déclaration sera alors interprétée par le mouvement sioniste – et ce durant toute la période mandataire194 – comme un blanc-seing international qui accorderait aux sionistes tous les droits sur une Palestine dont ils fixeraient eux-mêmes les frontières et le statut. On parle ainsi de moins en moins de National Home mais de plus en plus de 193 Tibawi Abdul Latif, Anglo-Arab Relations and The Question of Palestine (1914-1921), pp. 231-232. 194 Shlomo Aronson, Sionisme et post-sionisme en Israël. Contexte historique et idéologique (Les racines de l’anti- sionisme en Angleterre), in Critique du post-sionisme. Réponse aux nouveaux historiens israéliens, pp. 472-474, considère que les quelques lignes de la Déclaration Balfour accordaient au mouvement sioniste tous les droits, y compris celui de créer un État, dans une Palestine (traduction immédiate en Eretz Israel) dont les frontières seraient aussi mouvantes que l’imagination fertile du colonisateur. La moindre restriction britannique, plus ou moins favorable aux Arabes, sera perçue comme la manifestation d’un antisémitisme pluriséculaire ou, plus tard, comme l’expression d’une politique prête à s’entendre avec les nazis.

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Jewish Commonwealth et de Jewish State. La logique coloniale ne pouvant être que maximaliste, dès l’instant où la décision est prise que le peuplement juif doit devenir majoritaire, l’on assistera entre 1917 et 1949 et au-delà (mais on sortirait du cadre chronologique de notre étude), dans la mesure où les circonstances et les rapports de force le permettront, à la radicalisation d’un processus dont l’objectif est de créer, par une politique assumée de dépossession et d’expulsion, une colonie de peuplement juif, la plus exclusive possible.195 L’espoir, rituellement affirmé par les leaders sionistes, de relations amicales et fructueuses entre colons et colonisés – un classique du discours colonial – ne sera là que pour faire oublier la spoliation. Ainsi, lorsque l’on fait le bilan du colonialisme en Palestine comme ailleurs, la question n’est pas tant de savoir si ce bilan est positif ou négatif, mais de constater qu’il est étranger, qu’il est le résultat d’une greffe forcée qui est rejetée ou qui, au mieux, n’a jamais été totalement acceptée et intégrée.

« En 18 mois, la situation a bien évolué : c’est la différence qui existe entre le début d’un pique-nique et sa fin. »196 La Déclaration Balfour instaurait un processus colonial dont la finalité, plus ou moins clairement affirmée, était la création d’un État juif dans une Palestine dont personne ne connaissait les frontières qu’on lui attribuerait ; il ne restait plus que d’en fixer les modalités et d’en inventer la légitimité, d’autant plus que, dès la fin de la guerre, s’accumuleront les rapports rendant compte de la difficulté de la mettre en œuvre. Certains souligneront les problèmes créés par la partition de la Grande Syrie et l’abandon du Grand royaume arabe qui, constate Herbert Samuel lors de sa première visite en Palestine en 1920, 197 heurtent le patriotisme naturel des Arabes politiquement conscients et représentent un handicap sérieux au 195



L’ambiguïté entre National Home, Jewish Commonwealth ou Jewish State ne sera jamais vraiment levée. Lors du XVIIe Congrès sioniste en 1931, comme le déplore Gershom Scholem, « [les congressistes] n’ont pas dit s’ils voulaient un État juif, ils n’ont pas dit non plus qu’ils n’en voulaient pas, c’est pourquoi tout est resté dans sa confusion antérieure. » Gershom Scholem, Le prix d’Israël, p. 55. La majorité du Congrès était favorable à la revendication ouverte d’un État juif et non d’un foyer et exigeait que la population juive devienne majoritaire. Or, pour des raisons stratégiques, on avait émis une résolution qui ne l’affirmait pas clairement. Une nouvelle fois : Y penser toujours, n’en parler jamais ! 196 Ronald Storrs, Orientations, pp. 324 et 329. 197 Le Lieutenant-colonel Walter Francis Stirling qui avait fait l’essentiel de sa carrière au Proche-Orient (il avait été chef d’état-major de Lawrence d’Arabie, conseiller de l’émir Fayçal, gouverneur du Sinaï puis du district de Jaffa) trouvait que l’expérience d’un Herbert Samuel qui, jusqu’alors n’était sorti d’Angleterre que deux fois (un après-midi à Boulogne et une quinzaine à Venise pour son voyage de noces), était, le moins que l’on puisse dire, plutôt limitée pour gérer une situation aussi complexe que celle qui, avec sa diversité ethnique, religieuse, culturelle et politique, prédominait en Palestine. W. F. Stirling, Palestine : 19201923, in Walid Khalidi, From Haven to Conquest, pp. 231-232.

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développement économique du pays, dans la mesure où une population largement majoritaire s’oppose de plus en plus à la politique mise en place. La Déclaration Balfour, qui ne concédait aux revendications sionistes ni légitimité ni véritable légalité – une légalité coloniale contestable que lui donneront les Traités qui mettront fin à la guerre – ne suffisait pas à assurer un avenir au sionisme. Il fallait lui donner vie par une politique active en faveur de l’immigration et de l’achat des terres. Ce qui posait plusieurs problèmes. Il était d’abord indispensable de s’assurer de manière continue le soutien du Pouvoir mandataire en tenant compte des changements dans les sphères dirigeantes britanniques, plus ou moins favorables aux revendications des Arabes ou des Juifs, comme lorsque Lord Curzon remplace Lord Balfour ou, comme lorsqu’un Haut-Commissaire d’origine juive,198 Herbert Samuel, qui était avant tout un serviteur de l’Empire et de sa grandeur, 199 après avoir beaucoup cédé aux sionistes, fait quelques concessions aux Arabes de plus en plus prolétarisés. Une partie de poker-menteur s’engage alors : la plupart des leaders sionistes parlent de Foyer en Palestine mais pensent État sur toute la Palestine, alors que pour les dirigeants britanniques, l’interprétation est, selon les circonstances et les intérêts du moment, à géométrie variable. Ainsi, Lloyd George, même s’il reconnaît qu’il ne s’était jamais agi de limiter l’immigration juive, nuance beaucoup, dans ses Mémoires, son enthousiasme pro-sioniste de 1917. 200 Pour Balfour, foyer signifiait 198 Alors que, en 1842, l’on avait estimé qu’il était bon que le premier évêque réformé à Jérusalem soit un Juif converti, 80 ans plus tard il n’en fut pas de même ; avant d’accepter la fonction de premier Haut-Commissaire, Herbert Samuel fit part du problème que, face à l’opinion arabe, la nomination d’un Juif pouvait poser. Allenby, dans un message au Foreign Office du 6 mai 1920 note que, étant donné l’effet que cela pourrait avoir sur les autochtones qu’ils soient musulmans ou chrétiens, « la nomination d’un Juif serait hautement dangereuse ». Or, satisfaire l’opinion arabe au détriment de l’opinion juive n’étant pas alors une priorité, Herbert Samuel fut nommé et le Lieutenant-colonel Walter Francis ne pourra que constater, quelques années plus tard, que cela rendit la position personnelle du premier HautCommissaire extrêmement difficile. W. F. Stirling, Palestine : 1920-1923, in Walid Khalidi, From Haven to Conquest, p. 231. Quant à Chaïm Weizmann, un colonial revendicatif, il s’adressera au Colonial Office pour se plaindre que le Haut-Commissaire n’était pas assez répressif ; dans ses Mémoires (Naissance d’Israël, p. 316), il lui règle son compte en quelques lignes. 199 The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), p.339. 200 Selon Asquith, c’est le chrétien et le Britannique engagé dans la compétition coloniale avec la France, Lloyd George, qui avait défendu à cette époque le projet sioniste : « Aussi étrange que cela soit, constate-t-il, le seul partisan de cette proposition est Lloyd George, et je n’ai pas besoin de dire qu’il n’attache pas le moindre intérêt aux Juifs, à leur passé ou à leur avenir, mais il pense que ce serait une insulte de laisser les Lieux saints passer entre les mains ou sous le protectorat d’une France agnostique et athée. » Asquith, Memories and Reflections (13 mars, 1915), Vol. 2, p. 66. « Quand le Dr Weizmann parlait de la Palestine, dira-t-il quelques mois plus tard à Mme James de Rothschild, il prononçait sans cesse des noms qui me sont plus familiers que ceux du front de l’Ouest. » Quant à Balfour, il se contenta de déclarer au leader sioniste : « Je crois que lorsque les hostilités cesseront, vous aurez des

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« protectorat anglo-américain » : « Il ne peut y avoir, précise-t-il, aucun doute sur les projets que le Cabinet [de guerre impérial] avait en tête. On n’avait pas eu l’idée de constituer un État juif immédiatement après le traité de paix sans en référer aux désirs de la majorité des habitants. » Quant à Brandeis, à la tête du mouvement sioniste américain, encore plus radical que Weizmann, il demande, lors d’un entretien avec Balfour, que la Palestine soit le Foyer juif (the Jewish Homeland) et non pas seulement un Foyer juif en Palestine (a Jewish Homeland in Palestine), auquel on accorderait les frontières adéquates qui lui permettraient de ne pas être, seulement, un « petit jardin à l’intérieur de la Palestine ». 201 Le leader américain exige également que la Palestine juive (the Jewish Palestine) ait le contrôle de la terre et des ressources naturelles du pays : toutes choses auxquelles Balfour agrée volontiers. Weizmann, après son entrevue avec Fayçal, à Londres, en juin 1918, qui lui a fait croire ou qui lui a permis de faire semblant de croire que le leader arabe était prêt à soutenir le projet sioniste, commence à employer la formule Jewish commonwealth under British Trusteeship à la place de National Home, avant que, maîtres du langage, Pouvoir britannique et Pouvoir sioniste confondus, utilisent la formule Jewish Commonwealth under British Protection avec le double objectif de suggérer l’ambition de créer un État juif sans trop effrayer les Arabes 202 et celui décisif dans l’immédiat de préconiser un protectorat britannique préférable à un protectorat de la France beaucoup moins favorable alors au projet sioniste. Personne ne dit ce qu’il pense et ce qu’il veut réellement, il n’est donc pas étonnant que chacun ait pu ensuite interpréter la Déclaration selon ses intérêts. Seule l’interprétation des sionistes sera claire et définitive : la Déclaration a octroyé aux Juifs du monde entier et, à eux seuls, la totalité de la Palestine des deux côtés du Jourdain et le droit d’y faire ce qu’ils veulent, y compris d’y expulser les Arabes pour les remplacer par des Juifs. Cela admis, tout le reste est négociable dans le cadre d’un processus de paix dont il reste à préciser les règles et le tempo. Ce qui, jusqu’à aujourd’hui, a pris beaucoup de temps mais a permis au projet colonial des sionistes de beaucoup progresser !

chances d’avoir votre Jérusalem. » Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, pp.181 et 183. Dès 1914, il n’était plus nécessaire de convaincre les deux principaux protagonistes de la Déclaration qui portera le nom de celui qui était alors premier lord de l’Amirauté, ils l’étaient déjà ! 201 Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, p. 72. 202 Toutefois, certains comme Eric Forbes Adam, se demandent quel effet l’usage de Commonwealth qui, n’ayant pas d’équivalent en arabe, pourrait avoir sur la population hostile au sionisme. Coloniser sans effrayer les Arabes : dans son journal (p. 82), Herzl conseille aux premiers colons sionistes de ne pas annoncer qu’ils viennent dans le pays pour créer un État (y penser toujours, n’en parler jamais) mais « pour y trouver la sécurité pour leur capital et de nouvelles terres pour leur travail ».

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Curzon fut l’un des rares à dénoncer ce qui n’était qu’un secret de polichinelle diplomatique et fut le premier à réagir en soulignant que les synonymes du terme Commonwealth donnés par son dictionnaire étaient : State, Body politic, Independant Community, Republic, ce qui devait satisfaire Weizmann qui voulait un Jewish State. Balfour pensait la même chose mais il ne le disait pas. Il se faisait seulement le porte-parole du leader sioniste : « Weizmann a en vue, lui écrivait-il en janvier 1919, un État juif, une nation juive, une population arabe subordonnée … gouvernée par des Juifs ; les Juifs en possession du pays fertile et à la tête de son administration. Il est en train d’essayer de rendre son projet effectif en se dissimulant derrière l’écran et sous l’abri de la tutelle britannique. » 203 Le soutien britannique à une lecture encore plus favorable au sionisme, si c’est possible, viendra plus tard, lors d’un repas chez Balfour en 1922, où étaient présents Lloyd George et Churchill. Les trois hommes d’État britanniques affirmèrent à Weizmann que, pour eux aussi, foyer national juif pouvait signifier État juif. Max Nordau sera plus tard encore plus direct lorsqu’il transformera la revendication traditionnelle d’un Foyer national pour le peuple juif en une revendication pour un État juif, en expliquant doctement qu’il s’agissait bien de la revendication de toujours du mouvement sioniste – le titre de l’ouvrage fondamental de Theodor Herzl n’est-il pas Der Judenstaat ? – mais que la situation politique de la Palestine, province de l’empire ottoman, en 1897, lors du Congrès de Bâle ou, en 1917, lors de la Déclaration Balfour, avait justifié un non-dit diplomatique et patriotique dont le temps était venu de se débarrasser. 204 De nouveau, y penser toujours, n’en parler jamais ! Lorsque, le 24 juillet 1922, le Conseil de la Société des Nations publie la teneur du Mandat sur la Palestine, l’ensemble des pays membres de la SDN assume les promesses de la Déclaration Balfour. Le Mandat, contrairement à ce qui est parfois suggéré, n’a donc jamais été un obstacle à la colonisation sioniste – les responsables qui, comme Ben Gourion qui avait lancé l’avertissement : « Il est interdit de renoncer au Mandat », en étaient conscients – jusqu’au moment où, avec la menace de la guerre, la GrandeBretagne, prenant conscience que la résistance palestinienne à la colonisation risquait de faire entrer le monde arabe dans la lutte anti-impérialiste ou de le jeter dans les bras des nazis et de leurs alliés, se décide enfin à ménager un peu mieux les intérêts des Palestiniens. Pour les grandes puissances, la question n’est d’ailleurs pas de savoir s’il faut ou non intervenir dans la région mais si juifs, chrétiens et musulmans 203

Concernant l’échange sur ce sujet, Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, pp. 55-

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204 « J’ai choisi l’expression foyer en Palestine pour le peuple juif, garanti par une loi internationale. Elle rendait un son anodin, reconnaît Nordau, et ne pouvait porter aucun ombrage au gouvernement de Constantinople, tandis que nous, au Congrès, nous nous comprenions parfaitement entre nous. » Écrits sionistes, p. 284.

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peuvent être instrumentalisés pour atteindre les objectifs politiques et stratégiques qu’elles poursuivent. On oublie allègrement des communautés beaucoup mieux enracinées qui vivent depuis des siècles sur leurs territoires ancestraux – la création d’un État kurde et d’un État arménien préconisée lors du Traité de Sèvres en 1920 est abandonnée lors du Traité de Lausanne en 1923 – en revanche l’on jette les bases d’un futur État juif sur un territoire peuplé très majoritairement par des Arabes musulmans ou chrétiens et, le 1er septembre 1920, l’on crée un État chrétien (l’État du Grand Liban) sur un territoire où les chrétiens, même s’ils représentent une communauté importante, ne sont qu’une communauté parmi d’autres qui, rapidement, deviendra minoritaire.205 Une politique typique du « diviser pour régner » est ainsi mise en place dont, si l’on en croit la mise en garde du Chérif de la Mecque à Georges Picot, ceux qui en seront les victimes, ne sont pas dupes : « Si vous voulez nous enlever les chrétiens et nous laisser les musulmans vous créerez des divisions dans la population et nourrirez le sectarisme. Le Liban doit être à vous ou à nous. Qu’il en advienne selon les vœux de son peuple. Mais je refuse toute interférence étrangère. »206 L’intransigeance de Picot comme de son gouvernement, concernant la volonté de la France d’annexer une partie de la Syrie, était inébranlable ; avec ou sans droit d’ingérence, la France colonisa donc le Liban et la Syrie et la Grande Bretagne la Palestine et l’Irak. Un triomphe de la lucidité impériale ! L’autre grande question à trancher, était celle des frontières. En négociant, en 1915, avec Hussein, le chérif de La Mecque, il s’était agi pour la Grande-Bretagne de marginaliser le mouvement national arabe et ses leaders, accusés de fanatisme religieux. 207 A la fin de la guerre, tous les accords plus ou moins secrets qui engageaient les différents protagonistes – grandes puissances, y compris les États-Unis, Arabes et Sionistes – devront être interprétés. Les historiens, partagés entre une lecture favorable aux Britanniques ou aux Français et une autre plus proche des Arabes débattent, encore aujourd’hui, sur les interprétations possibles des textes fondateurs 205



Après avoir créé en 1861 une province autonome du Mont-Liban, placée sous la surveillance des consuls européens, la France, dans la logique de ce qui avait été prévu par les Accords Sykes-Picot, obtient de la SDN, en 1920, un mandat sur la Syrie qui permet au Général Gouraud, le 1er septembre 1920, de proclamer l’État du Grand Liban dont la France fixe unilatéralement les frontières. 206 Tibawi Abdul Latif, Anglo-Arab Relations and The Question of Palestine (1914-1921), p. 183. 207 Certains, tel le Syrien Rachid Ridâ (1865-1935), dans la mouvance de Jamãl al-Dîn alAfghâni (1839-1897) et Muhammad ‘Abduh (1849-1905), se voulaient les adeptes d’une pensée réformiste (la Nahda, la Renaissance), tout en aspirant retrouver, dans le cadre d’une société purifiée et rénovée, les valeurs premières enseignées par le Prophète ; ils visaient à s’adapter à la modernité. Avec Rachîd Ridâ et ’Azis al-Misri, les avocats les plus convaincus de l’indépendance arabe, adversaires des ambitions territoriales étrangères sur la terre arabe, en particulier des ambitions françaises sur la Syrie, le mouvement s’était réorienté dans un sens de plus en plus radical face à des menaces impérialistes de plus en plus précises.

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pour le futur de la région que sont l’échange de lettres Hussein-McMahon, les Accords Sykes-Picot ou la Déclaration Balfour, en particulier sur la signification à donner à la mention des quatre villes Alep, Hama, Homs et Damas comme frontière de la zone réservée à la France208 qui, selon qu’on la prolonge ou non au Sud de Damas, inclut ou non la Palestine dans le Grand Royaume arabe promis à Hussein. Une première lecture tente de montrer que la Palestine n’était pas concernée par la promesse d’un Grand Royaume arabe autonome puis indépendant et que, par conséquent, les Arabes n’ont pas été aussi ouvertement dupés qu’il pourrait y paraître ; elle s’en tient au fait que, de toute façon, le contenu et la signification de la Déclaration Balfour ont été précisés lors des Traités qui ont suivi la fin de la guerre, ce qui tombe bien puisque le mouvement sioniste en a imposé la lecture la plus maximaliste en traduisant Foyer national en Palestine par Commonwealth juif puis par État sur toute la Palestine. Une autre lecture conteste cette histoire officielle ; ainsi, Lord Curzon, lors du Eastern Committee du 5 décembre 1918 auquel assistaient Balfour, le Sud-Africain Smuts, Lord Robert Cecil, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Lawrence d’Arabie, 209 le Général Henry Wilson, chef d’état 208

Lettre de McMahon à Hussein du 24 octobre 1915. T. E. Lawrence était un patriote britannique qui se préoccupait avant tout des intérêts de son pays même s’il souhaitait une politique plus favorable aux Arabes et plus à même de répondre aux promesses qui leur avaient été faites et au combat qu’ils avaient mené à ses côtés et à ceux des Britanniques. A Kidston G. J., membre de la section orientale du Foreign Office, qui, en novembre 1919, lui avait demandé quels motifs l’avaient poussé pendant la guerre, Lawrence répondit que son ambition était, dans le cadre d’un empire conçu comme une fédération de peuples libres, « de former une nation nouvelle avec des peuples pensants, acclamant tous la liberté qui est la nôtre, et demandant à être admis au sein de notre empire (…) en créant un dominion arabe au sein de l’empire ». Quelques semaines auparavant, le 27 septembre 1919, il avait écrit à Lord Curzon : « Ma propre ambition est que les Arabes constituent notre premier dominion bronzé (sic) et non notre dernière colonie bronzée. » T. E. Lawrence, Dépêches secrètes d’Arabie. Le rêve anéanti. Lettres de T. E. Lawrence, pp. 597598. Comme il l’avait envisagé auprès du même Curzon en octobre 1918, Lawrence aurait bien vu Fayçal à la tête de la Syrie et Abdallah à celle de la Mésopotamie. Toutefois, son comportement envers les princes hachémites reste ambigu et paternaliste ; souvent à la limite du racisme envers les hommes de la troupe comme le révèlent Les vingt-sept articles parus dans le Bulletin arabe du 20 août 1917 dans lequel il donne des conseils à ceux qui seront amenés à commander des troupes arabes. Op. cit., pp. 115-122. Dans Les sept piliers de la sagesse (p. 520), alors qu’il est généralement très favorable à Fayçal – ce qui n’est pas toujours le cas pour Abdallah et encore moins pour Hussein – il regrette un comportement indigne de leurs fonctions respectives : « Fayçal était un esprit courageux, faible, ignorant, essayant d’accomplir une besogne pour laquelle seuls un génie, un prophète ou un grand criminel étaient taillés. Je le servis par pitié : un motif qui nous dégrada tous deux. » T. E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, pp. 518 et 247. Egalement, pp. 190, 458, 506-509 et 511, Lawrence exprime sa honte d’avoir trahi la confiance des Arabes qui avaient cru à la promesse britannique du Grand royaume arabe. Quant au Dr. Husain, il verra dans Lawrence « un parfait example de la perfidie britannique ». 209

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major impérial, et des représentants de plusieurs ministères (Affaires étrangères, Guerre, Indes, Amirauté), affirmait déjà que la Palestine faisait partie des territoires qui, selon les promesses britanniques faites à Hussein, devaient à l’avenir être arabes et indépendants. 210 Il ne se privait pas de critiquer violemment le discours maximaliste des sionistes sur les frontières d’une Palestine qui s’étendrait à l’Est du Jourdain et sur le futur statut politique de la Palestine. Lui aussi craignait qu’en parlant sans complexes de Commonwealth et de Jewish State, les sionistes, par de telles revendications, effrayent les Arabes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Quant à la question des frontières, bien qu’elle se soit posée très tôt, elle restera ouverte car jamais les leaders sionistes ne souhaiteront vraiment la régler. En 1916, déjà, alors que la négociation de la future Déclaration Balfour exigeait que l’on se posât réellement la question, le mouvement sioniste fit paraître un ouvrage de plus de deux cents pages rédigées par plusieurs auteurs et dont l’introduction fut écrite par Chaïm Weizmann – Zionism and the Jewish Future211 – qui tentait de répondre à la question des frontières du futur Foyer que le mouvement revendiquait. Le chapitre consacré à la question – A Note on the Boundaries rédigé par Norman Bentwich - avec la carte [p. 139] qui l’accompagne, est probablement l’un des textes les plus précis sur la question dans la mesure où il nous donne une vision claire de ce qu’était alors (1916) les ambitions territoriales du mouvement sioniste. L’auteur, en effet, n’en précise pas seulement les limites géographiques – par exemple, la frontière Nord se situera au Nord de Saïda et la frontière Est à dix ou vingt miles à l’Est du Chemin de fer du Hedjaz de Damas à Médine 212 - mais il en donne les justifications économiques et stratégiques. Ainsi, les frontières de la future Palestine devront inclure les territoires indispensables au développement économique du pays et à son rôle de pont (land-bridge) entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique ainsi qu’entre les bassins maritimes de la Méditerranée et de l’Océan Indien, qui devront avoir leurs chemins de fer, leurs routes caravanières et leurs ports à Jaffa, à Haïfa et à Akaba. « Le port d’Akaba, précise l’auteur de la Note, où le roi Salomon avait équipé sa flotte d’Orient (Il rappelle que le pouvoir de Salomon s’étendait du Nil à l’Euphrate !), est 210



Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, pp. 48-49. 211 L’ouvrage, qui se veut à la fois un organe d’information sur les objectifs du sionisme et un instrument de propagande sur ses réalisations, traite, entre autres, d’un siècle d’histoire juive (Harry Sacher), de l’histoire du sionisme (R. Gottheil), des Juifs et du développement économique de la Palestine (S. Tolkowsky), de l’avenir de la Palestine (Norman Bentwich) et donne même en appendice un tableau récapitulatif de toutes les colonies juives en Judée, en Samarie, en Galilée et en Transjordanie (une seule !). 212 La carte qu’il publie dans Palestine of the Jews (1919) manifeste encore plus de prétentions puisqu’elle englobe une partie du Liban jusqu’à Beyrouth. Il ne craint pas non plus pour justifier les empiètements sur la Transjordanie de se référer à la répartition biblique de la Terre promise, pour se réjouir que le Baron Edmond de Rothschild ait pu acheter une parcelle du Hauran. Norman Bentwich, Palestine of the Jews, p. 97.

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le débouché naturel sur l’Océan Indien, qui historiquement appartenait à la Palestine ; il est, en réalité, absolument inutile pour n’importe qui d’autre alors qu’il représente une nécessité vitale pour la Palestine. » 213 Ce document trop détaillé fut rapidement laissé dans un tiroir car, avec la mise en œuvre de la Déclaration Balfour, Chaïm Weizmann comprit qu’il était politique de ne pas revendiquer, cartes en mains, des frontières trop précises qui pourraient susciter une levée de boucliers non seulement chez les Arabes mais aussi chez les vainqueurs qui se préparaient à se partager le Moyen-Orient. Sa réponse à leurs questions réitérées fut donc un chef d’œuvre de diplomatie : « Encore la semaine dernière, commente le leader sioniste, il y eut une discussion fondamentale au sujet des frontières de la Palestine : l’on nous demandait de manière pressante de dire où elles étaient. En ce qui concerne cet objet j’espère que les frontières juives de la Palestine iront aussi loin que l’énergie juive que nous déployons pour obtenir la Palestine. Les frontières de la Palestine doivent être fixées de telle sorte que la Palestine puisse se développer comme un pays économiquement autosuffisant. Nous devons obtenir que toutes les réserves d’eau qui appartiennent à la Palestine coulent en Palestine, et nous les utiliserons pour irriguer le pays. »214 En quelques mots, les objectifs du colonialisme sioniste étaient fixés : le Grand Israël, la terre et l’eau. Des vœux auxquels d’ailleurs agrée Balfour qui, dans un mémorandum d’août 1919, précise que, puisque la Palestine doit être ouverte à un très grand nombre d’immigrants juifs, il est nécessaire qu’elle étende ses frontières vers le Nord riche en eau et vers les terres à l’Est du Jourdain. 215 De même, lors d’une conférence sur la question des frontières, convoquée par Lloyd George en septembre 1919 au Manoir de Clairfontaine-Hennequeville, Allenby, pour répondre aux vœux des sionistes qui veulent retrouver les frontières de l’Empire de Salomon, propose que la Palestine récupère la richesse de la vallée du Yarmouk et soit dotée de ses ressources en eau qui représentent les deux tiers des eaux du Jourdain.216 Ce flou artistique favorisera un irrédentisme sioniste qui, en 1924, lancera une campagne dans la presse pour revendiquer le Liban sud jusqu’au Litani, le mont Hermon, le Golan et même le Sinaï jusqu’à El Arish. Quant à Ben Gourion, alors qu’en 1920 encore il parlait de frontières naturelles d’Eretz Israel (« la Méditerranée à l’Ouest, le désert de Syrie à l’Est, le Hermon au Nord et la côte de la mer Rouge au Sud »), il restera plus tard, lui aussi, diplomatiquement dans le vague ; ainsi, dans la Déclaration du 14 mai 1948, il s’abstient d’indiquer les frontières de l’État qu’il proclame et, dans son 213

Harry Sacher, Zionism and the Jewish Future by Various Writers, pp. 210-213. The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, (Adress to E.Z.F. conference) Vol I, Series B (August 1898-July 1931), p.259. 215 Memorandum by Mr. Balfour. Respecting Syria, Palestine and Mesopotamia, in From Haven to Conquest, p. 210. 216 Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, pp. 75-78. 214

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Journal, il fait remarquer que les frontières d’Eretz Israel, au cours de l’histoire, des Juges à Bar Kochba, ont constamment changé et que « peu de concepts sont moins clairs et moins précis que celui de frontières historiques. Depuis l’antiquité, souligne-t-il, les frontières de l’indépendance juive ont reculé ou avancé en vertu de changements politiques incessants,217 de même que le niveau d’indépendance n’était pas permanent. » Ce qui ne l’empêchera pas de regretter que le plan de partage de l’ONU n’accorde au mouvement sioniste qu’un territoire quatre fois moins étendu que celui accordé par les quatre lignes de la Déclaration Balfour qui, pourtant, ne mentionnait ni la question des frontières, ni celle d’un État. Il se satisfait pourtant de ce qui a été obtenu : un tracé qui, en accordant un accès à la mer Rouge et à la Méditerranée permettra à l’État d’Israël de ne pas être dépendant du Canal de Suez, ce qui ne l’empêche pas de revendiquer immédiatement une nouvelle frontière.218 En vue des décisions capitales qui seront prises en 1920, le mouvement sioniste allait donc, dès 1919, faire le forcing pour que la Palestine du Mandat ait la plus grande extension possible en tentant par exemple d’y inclure, au Nord, les eaux du Mont Hermon et à l’Est, la Transjordanie. Des hommes, comme Menahem Ussishkin et surtout, après lui, Ze’ev Jabotinsky qui parlait du Jourdain comme d’un « fleuve sacré » qui, en son milieu, divisait en deux parties la Terre d’Israël, surent utiliser la rhétorique religieuse, économique et militaire pour présenter une foule d’arguments historiques et stratégiques en vue de justifier la création d’un État juif qui s’étendrait au-delà de la rive Est du Jourdain. 219 La coopération entre Britanniques et Sionistes durera aussi longtemps que la convergence des intérêts des deux parties. Max Nordau, dans un discours prononcé à l’Albert Hall à l’occasion de la Déclaration Balfour, rappellera ainsi à la Grande-Bretagne la communauté d’intérêt qui la lie au mouvement sioniste ; il souligne pourquoi, alors que la guerre est terminée, la GrandeBretagne a toujours besoin des Juifs et les Juifs de la Grande-Bretagne : « L’Angleterre ne saurait permettre que sa position au Canal de Suez fût mise en péril. Elle est évidemment assez forte pour la défendre. Néanmoins il ne peut lui être indifférent d’avoir là une garde sûre et suffisamment forte. 217



Durant la période concernée, le découpage administratif, précise Jean-Marie Delmaire (op. cit., p. 13), change à plusieurs reprises : après la loi de 1864, les districts d’Acre et de Naplouse dépendent directement de la province de Beyrouth. Jérusalem et sa région sont rattachées directement à Constantinople, mesure renforcée peu avant l’immigration sioniste, sans doute en réaction aux ambitions européennes. Quelques terres d’installation de la fin du siècle (le Hauran, considéré comme le domaine de la bédouinité) dépendent de Damas. 218 Ben Gourion, Journal 1947-1948. Les secrets de la création de l’État d’Israël, p.102-103. 219 Après la Conférence du Caire qui s’était tenue en mars 1921 et avait recommandé que la Transjordanie soit constituée en une province arabe de Palestine avec un gouverneur arabe responsable devant le Haut Commissaire, les sionistes les plus radicaux affirmèrent qu’ils n’accepteraient jamais la division du Mandat de la Palestine et la création de l’émirat de Transjordanie. Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, pp. 116-117.

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Les Juifs ne demandent pas mieux que d’être sa garde au Canal de Suez. Ils sont prêts à lui servir de sentinelle sur la longue et dangereuse route à travers le Proche et Moyen-Orient vers les frontières de l’Inde. La seule chose que nous lui demandons est qu’elle permette aux Juifs de devenir aussi forts que possible, en premier lieu pour eux-mêmes, car eux aussi ont à faire une politique nationale, mais ensuite pour elle aussi. » 220 Et le leader sioniste demandera quelques concessions, en particulier que la puissance mandataire, chargée comme le précisait l’article 22 du pacte de la SDN d’une « mission sacrée de civilisation », favorise l’immigration et l’acquisition des terres, car plus les Juifs, grâce à une immigration de masse,221 seront nombreux, plus il sera nécessaire qu’ils possèdent une étendue suffisante du sol pour pourvoir à leurs besoins. 222 Il demande même que tout le sol palestinien qui a appartenu à l’ancien gouvernement soit transféré aux nouveaux occupants en tant que propriété perpétuelle et inaliénable de la nation juive. S’en prenant également à la pusillanimité de certains leaders sionistes, il s’écrie : « Demandons haut et ferme que la frontière de la Palestine nous soit ouverte sans le moindre obstacle. Entrons-y en masse, sans délai. »223 Il s’agirait, ainsi, dans un cadre juridique international, d’évacuer le plus rapidement possible des centaines de milliers de Juifs d’Europe de l’Est et de les établir en Palestine, avec la participation bienveillante des gouvernements intéressés. Nordau demandera même à Julius Simon, l’une des principales figures du Central Zionist Office de Londres, pour les années 1919-1920, d’intervenir auprès des Américains en faveur du projet sioniste : « Essayez de convertir Jacob [Schiff, un important banquier juif américain] et les autres Juifs riches pour qu’ils nous donnent les fonds afin d’envoyer rapidement en Palestine un million de Juifs, et de les établir sur les deux rives du Jourdain. Un tiers des personnes mourra peut-être, un autre tiers quittera peut-être le pays, 224 mais nous en aurons pris possession. » Ainsi, la simple promesse unilatérale non contraignante de la Déclaration Balfour se transformait, avec le Mandat britannique, en une obligation

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Max Nordau, Écrits sionistes, (Appel aux sionistes américains à l’occasion de leur 22ième conférence annuelle), Chicago, le 15 septembre 1919), p. 272. 221 « Il faut que le pays soit largement ouvert et sans restriction à l’immigration juive. C’est une dérision et une injure que de nous déclarer solennellement : "La Palestine est à vous" et en même temps de fermer hermétiquement et brutalement ses frontières devant nous ». Écrits sionistes, p. 280. Nordau, en termes plus clairs, reprenait le projet herzlien d’une immigration massive (Theodor Herzl, L’État des Juifs, p. 30) car, disait-il, « l’infiltration aboutit toujours à un échec » (p. 43). L’immigration massive se fera sans grands efforts car « les antisémites s’en chargeront pour nous. Il leur suffira de continuer leurs agissements : le désir des Juifs d’émigrer apparaîtra là où il n’existe pas, il se renforcera là où il est présent. » (p. 77). Vision à laquelle l’histoire a donné raison. 222 Max Nordau, Écrits sionistes, p. 296. 223 Max Nordau, Écrits sionistes, p. 277. 224 La majorité des immigrants venue de Pologne en 1924-1925, lors de la quatrième alya, quittèrent rapidement le pays. David Ben Gourion, Mémoires, p. 225.

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juridique internationale qui, aux yeux des sionistes, justifiait une immigration sans limite. Quant à Jabotinsky qui était persuadé que le temps des colonies était limité à une cinquantaine d’années (sic) et qu’il était donc urgent pour les sionistes d’accélérer le rythme de la colonisation avant que la décolonisation ne devienne inévitable, il insistait sur l’importance stratégique du sionisme pour l’Occident : « Parmi tous les pays colonisés par les puissances européennes, un seul se développe à un rythme rapide… et c’est la Palestine. En Europe occidentale et orientale, de grands pays envient ouvertement la coopération qui s’est instaurée entre l’Angleterre et les sionistes. […] En Méditerranée, ce couloir de l’Angleterre vers l’Orient, sur les rives orientale et méridionale duquel se renforce une menace contre l’Europe, les Juifs édifient le seul point d’appui qui appartienne moralement à l’Europe et qui en fera toujours partie. »225 D’ailleurs, pour bien montrer aux Anglais où se trouvent leurs intérêts et pour les inciter à répondre positivement aux exigences des sionistes puisque, selon eux, le monde arabo-musulman ne représentera jamais une véritable menace, il souligne l’arriération militaire et la désunion du monde arabo-musulman. Le sionisme, ajoute-t-il, est d’ailleurs prêt à participer à la défense des intérêts britanniques dans la région si le gouvernement anglais légalise l’auto-défense comme il l’a fait au Kenya où chaque Européen est obligé de s’entraîner dans le cadre de la Force de défense des colons. Face aux réticences britanniques, il n’obtiendra finalement que l’autorisation d’établir des camps d’entraînement dans l’Italie de Mussolini et la Pologne de Pilsudski. Un texte aussi ambigu que la Déclaration Balfour ne pouvant donner lieu à une interprétation unique, la Déclaration et tous les textes mentionnés plus haut furent suivis d’interprétations, de réinterprétations et de lectures qui, comme celle du Churchill White Paper 226 qui donne une interprétation restrictive à la notion de foyer national juif, tenteront de plaire à tout le monde en mentant à tout le monde. Après le rejet de la politique du Mandat par la Chambre des Lords (21 juin 1921) qui considérait que la Déclaration Balfour était en contradiction avec les engagements de 1915 et de 1918 pris envers les Arabes et avec les souhaits de la population palestinienne qui s’étaient exprimés lors des troubles sanglants du printemps 1921 à Jaffa,227 ce premier Livre blanc que Churchill publia en juin 1922 tentait de résoudre les contradictions de la Déclaration tout en en limitant les effets dans trois 225



Shlomo Avineri, Histoire de la pensée sioniste, p. 249. 226 Série de documents publiés par le Foreign Office, tels la Commission Hayward en 1920, le Churchill White Paper en1922, la Commission Shaw en 1929, le Passfield White Paper en 1930, la Commission Peel en 1937 et la Commission Woodhead en 1938, destinés à expliciter la portée de la Déclaration Balfour et la politique britannique en Palestine. 227 Sur le rejet de la Chambre des Lords par 60 voix contre 29, Lord George Sydenham of Comb, Palestine and the Mandate, The Nineteenth Century and After, N° 530, London, Avril 1921.

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domaines fondamentaux : l’immigration dépendrait de la capacité économique de l’absorber, des institutions seraient élues selon un principe de proportionnalité et non de parité et la Transjordanie serait placée en dehors du champ d’application de la Déclaration Balfour. Par ailleurs, le livre blanc réaffirmait que les Droits des populations autochtones seraient respectés et précisait que tous les citoyens de la Palestine seraient des Palestiniens et qu’il s’agissait bien de créer un Foyer national juif en Palestine et non pas un foyer qui serait toute la Palestine.228 Il donnait toutefois une interprétation restrictive de la lettre du 24 octobre 1915 de McMahon à Hussein : ceux qui avaient compris que, après la guerre, la Palestine, comme les autres territoires arabes, bénéficierait d’un gouvernement national indépendant, avaient mal compris. Il fermait ainsi toute négociation ultérieure sur le fond avec les nationalistes arabes puisqu’il réaffirmait que la politique suivie confirmée par les Accords de San Remo et ceux de Sèvres ne changerait pas. Il concluait enfin que pour parvenir au but recherché, il était nécessaire que la communauté juive en Palestine puisse augmenter en nombre grâce à l’immigration. Un document qui prétendait calmer les Arabes ne pouvait qu’accroître leur méfiance. En effet, il reconnaissait, en même temps, à la population juive toute une série de droits dont les Palestiniens ne bénéficieraient pas et affirmait que les Juifs étaient en Palestine « de droit et non par tolérance » [of right and not of sufferance], ce qui signifiait, même s’il était précisé que la Palestine n’avait pas vocation à devenir juive comme l’Angleterre était anglaise, que l’existence d’un Foyer national juif en Palestine devrait être internationalement garanti. Chaïm Weizmann foncera alors dans la brèche : « J’accepte le Livre blanc (White Paper) de Churchill parce que, lorsque les temps seront mûrs, j’en ferai un Livre bleu (Blue Paper) 229 . Les Arabes doivent aller ailleurs. »230 Jamais, une déclaration d’un leader sioniste aussi important en faveur d’une politique de remplacement qui excluait les Arabes du territoire palestinien n’avait été aussi claire ! Jamais, la politique d’expulsion et de remplacement qui, durant des années, sera mise en œuvre n’a été proclamée de manière aussi brève. « Les Arabes doivent aller ailleurs. » La Palestine du Mandat connaîtra alors durant toute sa durée une série de Livres Blancs qui, comme la succession des plans pour la paix et les processus de paix qui les accompagnent, ne sont là que pour tromper les Arabes et les faire patienter alors que le processus de dépossession, d’expulsion et de remplacement continue et, même parfois, s’amplifie.

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Doreen Ingrams, op. cit., pp. 164-167. Référence à la couleur bleue des National ID Cards. 230 Edward Keith Roach, Pasha of Jerusalem, Memoirs of a District Commissioner under the British Mandate, p. 96, In Huneidi Sahar, A Broken Trust. Herbert Samuel, Zionism and the Palestinians, p. 12. C’est ce qu’il aurait avoué, lors d’une conversation privée, au Pasha de Jérusalem, Edward Keith Roach. 229

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En réalité, le mouvement sioniste, surtout durant les premières années du Mandat, a joui d’une grande liberté pour gérer le flux migratoire qui devait être important mais sans mettre en danger le développement économique nécessaire à une bonne absorption de l’immigration. Il s’agissait de tenir compte de l’aspect qualitatif des migrants, donner la priorité à ceux dont le pays avait le plus besoin et qui seraient, si possible, capables de se prendre en charge au moins partiellement. Des critères politiques devaient aussi être pris en considération, en fonction de la représentativité de chaque parti politique au sein du Congrès sioniste. Toutefois, l’objectif essentiel, l’avenir de la Terre d’Israël, devait être préféré à la satisfaction de tel ou tel groupe d’immigrants et le pionnier, qui édifiera la nation « la bêche à la main et le fusil sur l’épaule », devra être préféré à d’autres immigrants plus misérables ou même plus en danger. Durant les mêmes années, les vainqueurs de la guerre qui avaient été à l’origine de la Déclaration Balfour vont, en ratifiant une série d’Accords et de Traités, jeter les bases d’une légalité internationale qui entérinera des rapports de force, de plus en plus favorables aux aspirations sionistes et comparables aux Traités Inégaux imposés à la Chine en 1842. Ainsi, la Charte de la SDN signée le 28 juin 1919 et entrée en vigueur le 10 janvier 1920 instaurera le système des Mandats [Art. 22, alinéa 4], la Conférence de San Remo (24 avril 1920) donnera à la Puissance mandataire la responsabilité de mettre en œuvre la Déclaration Balfour et confirmera le partage du Moyen-Orient en zones d’influence, tel qu’il avait été envisagé par les Accords Sykes-Picot.231 Le Traité de Sèvres (10 août 1920) et son article 95 en poseront les bases légales et, début décembre 1920, la France et la Grande-Bretagne déposeront sur le bureau du Conseil de la SDN, réuni à Genève, les rédactions des projets de Mandats pour la Syrie et le Liban d’une part, pour la Mésopotamie et la Palestine d’autre part. Finalement, le 22 juillet 1922, un Mandat sur la Palestine, basé sur la Déclaration Balfour, qui entrera en vigueur, le 25 septembre 1923, sera attribué à la GrandeBretagne. Entre temps, cette dernière avait administré la Palestine – administration militaire de décembre 1917 à juin 1920 et administration civile à partir de juillet 1920, alors que la Palestine passait de la tutelle du Foreign Office à celle du Colonial Office – et jeté les bases non seulement 231



Dès septembre 1914, alors que l’empire ottoman n’est pas encore entré en guerre au côté des Allemands (il n’y entrera, à reculons, que le 2 novembre 1914), l’on commence à discuter dans les chancelleries du démembrement et du partage de l’empire : Constantinople et les Détroits pour la Russie, la Syrie pour la France, mais déjà la Palestine pose problème : faitelle partie de la Syrie, alors que dans certains actes diplomatiques et particulièrement dans le Traité de 1840, elle est désignée sous le nom de Syrie méridionale – ce qui la situerait dans la zone d’infuence française ; ce qui, bien sûr ne peut satisfaire ni les Russes ni les Anglais. Storrs est chargé d’approcher Abdallah pour s’informer si les Arabes du Hedjaz seraient « avec nous ou contre nous », car, note-t-il, il s’agit de préserver l’Égypte car « l’invasion de ce pays reviendrait à trancher la veine jugulaire de l’empire britannique ». Ronald Storrs, Orientations, p. 148.

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du National Home, mais de ce que les sionistes appelaient pudiquement le Jewish Commonwealth, c’est-à-dire, le futur État juif. En mai 1923, la signature de la Convention anglo-française relative aux frontières mandataires avait entériné la défaite des Arabes et le succès d’un processus colonial subtil et cynique dont les grands bénéficiaires étaient les Britanniques, les Français et les sionistes. Les promesses faites aux Arabes n’étaient pas tenues malgré leur participation à la guerre aux côtés des Britanniques, en revanche celles faites aux sionistes étaient amplifiées alors que leur participation à la guerre avait été, pour de nombreux sionistes, symbolique. 232 Toutefois, il n’était pas suffisant de créer une apparente légitimité internationale, il fallait sur le terrain créer les conditions qui permettraient la naissance d’un nouvel État. Dès la fin de la guerre, une Commission sioniste (renommée, en 1921, Exécutif sioniste), une sorte de shadow government qui, note Ronald Storrs, dès son arrivée en Palestine, se conduit comme en pays conquis, tente de s’imposer à la société et au pouvoir britannique. Un État dans l’État est ainsi mis en place qui, avec le Vaad Leumi (Conseil national juif de Palestine) en 1920 et les deux grands fonds chargés de financer l’achat des terres et l’immigration (le Keren Kayemeth LeIsrael fondé en 1901 et le Keren Hayesod fondé en 1921), organise l’immigration juive et la répartition des terres. Par ailleurs, sous les auspices britanniques, les autorités sionistes commencent alors à réaliser les infrastructures de leur futur État. Une Agence juive, envisagée dès 1923, devra mettre en place l’organisme prévu par l’article 4 du Mandat qui prévoyait la création d’une institution juive qui devrait coopérer avec le pouvoir mandataire dans les domaines concernant la mise en œuvre du Foyer national juif et à laquelle 232 Lawrence d’Arabie, dans une lettre datée 24 novembre 1918 au rédacteur en chef du Times, Geoffrey Dawson (op. cit., p. 589), s’étonne de la confiance des dirigeants arabes envers les dirigeants britanniques et de leur engagement : « Je suis frappé par ceci, que les Arabes soient entrés en guerre sans conclure un traité préalable avec nous, et qu’ils aient fait bloc pour repousser les discours tentateurs d’autres puissances. Ils n’ont jamais eu de correspondants de presse, ni essayé d’authentifier leur propre cause, mais ils se sont battus de toutes leurs forces (j’en mets la main au feu) et, au cours de leurs trois campagnes, ont subi des épreuves et des pertes qui eussent mis à mal des troupes aguerries. Ils ont combattu à l’ombre de la potence. » En revanche, l’épopée du bataillon juif racontée par Ben Gourion est significative de l’opportunisme de tous ceux qui, dans toutes les luttes, sont les ouvriers de la vingt-cinquième heure. Ainsi, le leader sioniste s’est porté volontaire le 26 avril 1918, a prêté serment le 28 mai, quitté New-York le lendemain pour Windsor au Canada, rédigé son testament le 4 juillet, est parti le 11 pour l’Angleterre, a traversé la France et l’Italie qu’il a quitté pour Port-Saïd où il est arrivé le 28 août 1918. « De là nous fûmes conduits à Tel-Kabir, où se regroupaient les bataillons juifs ». C’est la dernière phrase des deux courts chapitres que le leader sioniste consacre à « sa participation à la libération de la Palestine », probablement parce qu’il ny avait plus rien à dire. Mémoires, pp. 91-101. Moshe Sharett, avec beaucoup d’autres, fera la guerre avec l’armée ottomane. Une Légion juive combattra aux côtés des Britanniques et les principaux dirigeants du mouvement sioniste signeront, en décembre 1917, un manifeste dans lequel ils s’associaient à la victoire britannique.

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était conféré un statut quasi étatique pour intervenir dans les différents domaines de la politique économique et sociale. Jusqu’en 1929, l’Organisation sioniste mondiale tint ce rôle sous le nom d’Exécutif sioniste de Palestine, mais en 1929, une Agence juive élargie fut établie qui comptait dans ses rangs des sionistes et des non-sionistes. Créée officiellement à Zurich en août 1929 pour soutenir l’immigration juive, l’Agence juive, véritable institution pré-étatique, servit en réalité de gouvernement officieux du nouveau Yishouv. 233 Un projet de développement d’un service de santé publique efficace, d’ouvertures d’écoles élémentaires, d’amélioration du réseau routier, d’assèchement des marais et de reboisement, 234 est mis en place. Il contribuera à la création des infrastructures du futur État juif, même s’il profitera en priorité à ceux qui vivent et travaillent dans le cadre d’une économie moderne. Il est, en effet, évident que, comme le fait remarquer Gideon Biger, « le développement d’un port en eaux profondes à Haïfa, et la construction d’un réseau ferré renvoient plus à des besoins coloniaux qu’à des impératifs locaux. » 235 De plus, il est précisé que tous ces travaux d’infrastructure doivent être réalisés sans faire appel au contribuable britannique qui ne sera sollicité que pour les dépenses de sécurité et le traitement des soldats de l’empire. Puisque les colonisés bénéficient de l’amélioration des infrastructures, leur financement devra donc être trouvé en interne. Les Arabes qui profitent peu de ces améliorations en concluent alors que leurs impôts ne servent qu’à un développement économique et social qui servira essentiellement à mettre en place les infrastructures utiles à l’actuel et futur État colonial. Par la suite, la Histadrout 236 créée en 1919, établira la mainmise sioniste sur le marché du travail et interviendra dans toute une série de domaines clés : l’industrie, la construction, la banque, la santé, l’éducation et la culture, sans oublier son intervention parfois décisive dans la création d’agglomérations juives et de kibboutzim et dans le développement de ce qui est par excellence un pouvoir régalien, une organisation militaire d’autodéfense, la Haganah qui, entre 1936 et 1939, coopérera quasi ouvertement avec les Special Night Squads d’Orde Charles Wingate. 233



Provisional Memorandum (New York, 18 décembre 1923), The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), pp. 409-415. 234 Il y aura deux époques dans l’histoire du reboisement sioniste : celle où l’on plantera des forêts pour prendre possession du pays de l’Autre et celle où l’on coupera et déracinera les arbres de l’Autre pour lui rendre la vie impossible et l’obliger à quitter son pays. Le sionisme se glorifiera d’avoir reboisé la Palestine mais oubliera de préciser le rôle joué par le pouvoir mandataire qui déjà, en 1929, « avait planté quelque dix millions d’arbres et mis en place des expériences de boisement dans des zones désertiques et des forêts endommagées ». Dominique Trimbur, De Balfour à Ben Gourion, p. 160. 235 Dominique Trimbur, De Balfour à Ben Gourion, p.167. 236 Histadrout, organisation générale des travailleurs juifs d’Eretz-Israël, fondée en 1919 par les Travaillistes.

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Par ailleurs, même si le Général Allenby, dans un geste en faveur des principales communautés linguistiques, avait fait lire, pour sa première proclamation officielle, sa déclaration en français, arabe, hébreu, grec, russe et italien, l’imposition par le pouvoir mandataire de trois langues officielles dont l’hébreu allait accélérer une hébraïsation du pays 237 qui s’étendra graduellement aux activités gouvernementales et municipales. Est ainsi créé un nombre sans cesse plus élevé d’interprètes, de traducteurs, de sténographes, de dactylographes, d’imprimeurs et de fonctionnaires, « all supported, note Ronald Storrs, by the tax-paying majority »,238 c’est-à-dire par les Arabes. Même les services postaux doivent s’adapter à la nouvelle géopolitique : les initiales E.I. (Eretz Israel) sont apposées sur les timbres où « Palestine » est écrit en trois langues : anglais, arabe et hébreu.239 De même, pour complaire aux vœux des sionistes, la pièce de cinquante sous sera appelée shekel. L’officialisation de l’hébreu à côté de l’arabe joue ainsi un rôle essentiel dans le processus de dépossession symbolique qui, de plus en plus, marginalise la société palestinienne, alors qu’en réalité ces débats sans fin qui irritaient tellement les Britanniques ne posaient qu’une seule question : à qui devait revenir la Palestine. Les décisions d’Herbert Samuel, pas moins de 150 ordonnances, entre 1920 et 1925, 240 favorables aux sionistes, en disent ainsi davantage que les doutes et les hésitations que l’on prête à un Haut Commissionnaire qui se voulait, dit-on, impartial. Plus grave, les premières années du mandat britannique vont favoriser la politique migratoire sioniste et celle du travail hébreu ; ainsi la plupart des nouveaux immigrants, recrutés parfois par des petites annonces parues dans la presse britannique et dans celle d’autres pays, spécifiant que des centaines de travailleurs étaient requis en Palestine pour la construction de routes et de chemins de fer, trouvèrent effectivement des emplois réservés aux Juifs dans le cadre des travaux publics entrepris sous l’égide de l’armée britannique. De 237 Dès le début du Mandat, les sionistes firent le forcing pour que l’hébreu obtienne le même statut que l’arabe dans la diffusion des documents officiels et dans tous les champs du domaine public : affichage, hébraïsation des lieux-dits, immatriculations, poste, etc… « Les Arabes, constate Ronald Storrs, voient un certain nombre de noms de lieux traditionnels arabes disparaître des cartes et des documents officiels. » Orientations, p. 354. 238 Ronald Storrs, Orientations, p. 354. 239 Les Anglais voulaient « Palestine » en trois langues, les Arabes ne voulaient pas l’hébreu, les Sionistes voulaient Eretz Israel dans les trois langues. Un membre du Advisory Council fit remarquer que « si cette terre a été appelée Eretz Israel il y a plus de 2.000 ans, elle est aussi connue comme la Terre de Canaan et comme la Terre sainte ». Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, pp. 113-114. 240 Sur le plan économique, l’Immigration Ordinance qui ouvrait la Palestine à l’immigration juive, le Land Transfer Ordinance qui encourageait l’achat des terres, l’introduction des banques de crédit pour faciliter les transferts de propriétés, l’établissement de coopératives au seul bénéfice des Juifs et sur le plan politique, la reconnaissance, en octobre 1920, du Vaad Leumi et celle de l’hébreu, avec l’arabe et l’anglais, comme langue officielle, et du sabbat comme jour officiel de repos. Sahar Huneidi, A Broken Trust. Herbert Samuel, Zionism and the Palestinians, pp. 115-116.

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plus, à partir de 1923, les dirigeants sionistes sélectionneront et privilégieront parmi les migrants ceux qui paraissaient les plus aptes à participer efficacement à l’édification et à la défense du futur État juif. Ainsi, des emplois étaient financés, en faveur du travail juif, par un argent public prélevé par l’impôt sur la population arabe.241

Enjeu démocratique Le pouvoir sioniste s’est constitué autour de quatre pôles : un mouvement sioniste mondial structuré autour de quelques personnalités particulièrement actives telles que Chaïm Weizmann, Nahum Sokolow ou Louis Brandeis, une représentation démocratique en Palestine – la Knesset – fondée en 1918 et reconnue officiellement en 1927 par le gouvernement mandataire, l’organisation des travailleurs juifs – la Histadrout – qui va rapidement devenir l’axe central du pouvoir sioniste et enfin une « organisation d’autodéfense », la Haganah ; autant d’institutions constituantes d’un pouvoir régalien, acceptées par la puissance mandataire, auxquelles les populations largement majoritaires nées en Palestine n’ont pas droit et qui, en 1948, seront prêtes, le moment venu, à prendre la place des Britanniques. Un shadow État juif, prêt à administrer le pays, existait déjà. Alors que, durant plus d’un siècle, les grandes puissances européennes s’étaient gaussées de l’autocratisme de l’empire ottoman et n’avaient cessé de critiquer un régime infréquentable, l’administration civile de la Palestine mise en place par Herbert Samuel sous l’auspice d’un pays démocratique avait, d’un seul coup, enlevé aux Arabes toute participation au gouvernement de leur pays alors que, sous le régime ottoman, ils avaient des députés au parlement impérial et des notables qui, à tous les échelons, formaient la grande majorité des membres des différents conseils administratifs.242 Par contre, Arthur Ruppin, reçu officiellement en tant que membre de la Commission sioniste – l’exécutif du mouvement depuis 1918 – au quartier général d’Herbert Samuel, pourra noter dans son journal (2 juillet 1920) que, avec le Mandat britannique, les choses avaient bien 241



Churchill spécifie dans un rapport publié dans le Times du 31 mars 1921 que les Juifs et non les contribuables britanniques devraient supporter le coût de l’établissement du Foyer national. Quant aux contribuables arabes, ils devront participer aux frais d’infrastructures d’installation des sionistes en Palestine. En revanche, en 1936, devant la Commission Peel, Weizmann soulignera que non seulement les Juifs participaient plus que les Arabes aux recettes fiscales, alors que le gouvernement ne leur accordait pas la part de travaux gouvernementaux en rapport à leur importance numérique qu’il évaluait à 30%. Weizmann Chaïm, Le peuple juif et la Palestine, pp. 21-23. 242 Le règne d’Abdül-Hamid II avait vu deux Arméniens, l’un, Hagop Kazarian, être ministre de la Liste civile et l’autre, Hagop Zarifi, banquier du Sultan et un Arabe de Damas, Ahmed Izzet, être l’un des hommes les plus influents du Palais, centre alors du pouvoir. En Palestine, les élites (les Khalidi, les Husseini et les Nashashibi à Jérusalem ; les Ja’bri et les Tamimi à Hébron ; les Nabulsi, les Masri et les Shak’a à Naplouse) perdirent l’essentiel de leur pouvoir.

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changé. Ainsi, à l’endroit même où Djemal Pasha l’avait, en 1916, exilé de la Palestine, il avait pu, pendant plus d’une heure, discuter de tout ce qui concernait la Palestine avec le Haut Commissaire, un Juif et un sioniste, favorable à l’établissement d’un Foyer national. Et de conclure triomphalement : « En vérité, l’imagination la plus fertile n’aurait pu rêver d’un plus grand changement. »243 Les choses ont, en effet, beaucoup changé. Entre temps, la Palestine est devenue une colonie anglo-sioniste. Ronald Storrs note ainsi dans ses Mémoires : « L’arrivée de la Commission sioniste, au printemps 1918, marqua un tournant dans l’histoire de la Palestine à peine moins important que la conquête britannique. Dorénavant, tout Palestinien pouvait affirmer, en modifiant le célèbre dictum du Khédive Ismaïl : Mon pays n’est plus d’Asie ; nous faisons partie de l’Europe. »244 C’est ce changement que le nationalisme arabe allait combattre. La connivence entre les instances sionistes et mandataires qui, avec des motivations différentes, poursuivaient le même but, ne pouvait que conforter ceux qui allaient décider de l’avenir « démocratique » de la Palestine. Une démocratie que, dans son autobiographie, Weizmann n’a de cesse de revendiquer et cela d’autant plus que, pour être démocrate à l’époque, il n’était pas nécessaire que Lloyd George accorde le droit à l’autodétermination aux habitants de son empire des Indes, à ceux de la Palestine ou de l’Irlande, que le Général Smuts fasse de même avec les natives d’Afrique du Sud et que le Président Wilson, champion du droit à l’autodétermination tout en incarnant une vision raciste des États-Unis, mette fin à la ségrégation raciale dans son pays.245 Il y avait ceux qui avaient droit à la démocratie et les autres. Balfour, dans une lettre du 19 février 1919 destinée au Premier ministre, est très clair en ce qui concerne le droit à l’autodétermination des Palestiniens : « Le point faible de notre position est que dans le cas de la Palestine nous refusons délibérément et à juste titre d’admettre le principe de l’autodétermination. Si les habitants actuels étaient consultés, ils émettraient incontestablement un verdict anti-juif. Ce qui justifie notre politique c’est que nous considérons la Palestine comme un cas tout à fait exceptionnel. »246 En revanche, que l’Occident soit favorable au processus démocratique aussi longtemps que les décisions prises démocratiquement sont conformes à ses attentes n’est pas exceptionnel. On peut du reste en trouver des exemples jusqu’à aujourd’hui, y compris en Palestine, où l’on ne tient pas compte de leur vote lorsque les citoyens ont mal voté.

243

Arthur Ruppin, op. cit. p. 186. En français dans le texte. Ronald Storrs, Orientations, p. 415. 245 La proposition japonaise auprès de la SDN d’introduire une clause rejetant la discrimination raciale essuya d’ailleurs le refus de Wilson. 246 Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, p. 61. 244

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Les Britanniques étaient par ailleurs victimes de leur diplomatie tortueuse. Prisonniers de la Déclaration Balfour et des Accords Sykes-Picot, entérinés par la Conférence de San Remo qui n’était rien d’autre qu’un accord de partage du Proche-Orient entre l’Angleterre et la France, ils ne pouvaient répondre ni à la revendication en faveur de l’indépendance de la Palestine dans le cadre de la Grande-Syrie que soutenait la majorité des nationalistes arabes, ni à la requête plus modérée de la minorité qui, lors du Congrès des Associations islamo-chrétiennes, à Jérusalem, en février 1919, s’était prononcée pour un gouvernement constitutionnel, autonome et indépendant pour ses affaires internes et fondé sur les vœux de ses habitants. Le Congrès ne demandait pas l’indépendance mais exigeait que le gouvernement britannique protège la Palestine de l’immigration sioniste, perçue déjà, avec la dépossession des terres, comme la véritable menace pour le peuple palestinien.247 Face aux contradictions du pouvoir mandataire, les sionistes pouvaient donc, sans problème, avancer leurs pions et laisser la parole aux plus radicaux. Ainsi, quelques années plus tard, dans son article, La moralité du mur d’acier (1923), Jabotinsky proposera une bien curieuse définition de la démocratie : « Tous les Sionistes sont convaincus que leur cause est juste, tous les moyens sont donc bons pour faire triompher la justice ; les Juifs ont un droit moral, reconnu par tous les pays civilisés, de retourner en Palestine, il n’est donc pas immoral de ne pas accorder les droits démocratiques à des gens qui ne voudront jamais de nous ». 248 Déjà, comme aujourd’hui, les « pays civilisés » régissaient le monde ! Dès 1918, s’était ainsi engagée une lutte acharnée pour la représentativité démocratique que les Palestiniens devaient nécessairement perdre puisque, pour la Déclaration Balfour, ils n’étaient qu’un non-Jewish people auquel on concédait généreusement les droits civils et religieux qu’il avait déjà. Les premières années, toutefois, pour sauver les apparences et tenter de régler une question qui ternissait l’image démocratique qu’il voulait donner à sa magistrature, Herbert Samuel avait créé un Advisory Council de dix membres dont quatre musulmans, trois juifs et trois chrétiens, un système de représentation que Edwin Montagu condamnera car il le considérait comme non démocratique.249 Une autre proposition, cette fois favorable à la position officielle, sera alors soutenue par le jeune diplomate du Foreign Office, Hubert Young. Elle soulignait que le seul engagement du gouvernement britannique était de créer un Foyer national pour le peuple juif et non d’accorder un système de représentation proportionnelle aux habitants nonjuifs de la Palestine. Finalement, Herbert Samuel accordera à la communauté juive une assemblée élue pour régler ses affaires internes et refusera 247



Catherine Nicault, Jérusalem 1850-1948, pp. 121-122. 248 Right or wrong, my country avait proclamé Rudyard Kipling qui, mieux que d’autres, savait ce qu’il disait lorsqu’il parlait du nationalisme tribal et colonial. 249 Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, p. 112.

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d’octroyer la même faveur aux autres communautés car, dira-t-il, « ces assemblées pourraient prendre des positions hostiles à la politique palestinienne du Gouvernement de Sa Majesté. » ! En revanche, l’on accordera des droits nationaux et politiques ainsi que des privilèges économiques et sociaux aux sionistes,250 alors que les leaders arabes, même lorsqu’ils étaient élus, étaient considérés comme des interlocuteurs non valables que l’on déclarait non-représentatifs. Beaucoup plus que le Comité islamo-chrétien 251 ou l’Arab Executive Committee élu en 1920 par le troisième Congrès Palestinien, sans cesse désavantagés, la commission juive et le Vaad Leumi élu aussi la même année ont l’oreille du Haut Commissaire et de ses fonctionnaires, même si, finalement, les récriminations perpétuelles de Chaïm Weizmann vont décourager même les plus complaisants. 252 Face à une attitude en permanence revendicative et jamais satisfaite, même les plus dévoués à la cause sioniste se lasseront, d’autant plus qu’ils se méfient des outrances des plus radicaux. Ainsi, le Département Moyen-Orient du Colonial Office, très favorable au début du Mandat à la cause sioniste, refusera en 1924 de rendre permanente la coopération des années 1921-1923. Le manque d’impartialité dont les sionistes accusaient le pouvoir mandataire exaspérait en effet de nombreux officiels, militaires ou non, chargés du maintien de l’ordre et de l’administration du pays au bénéfice de tous. Ils supportaient de plus en plus mal les incessantes récriminations des sionistes jamais satisfaits de ce que, pourtant, ils obtenaient, le plus souvent, au détriment des Arabes. Ce que Ronald Storrs, inscrit sur la Black List of Sion, vilipendé plus que nul autre dans la presse sioniste et en proie aux récriminations incessantes des Juifs et des Arabes, appelait le Denial of Blessing. Il note ainsi dans Orientations : « Deux heures de complaintes arabes me conduisaient dans la synagogue, 250

Le Major-Général, H. D. Watson, sympathisant du mouvement sioniste, souligne, dès sa prise de fonction de Chef Administrateur (1919), que la politique, menée aux dépens des habitants et des propriétaires légitimes de la Palestine, qui dresse la population non seulement contre les Juifs mais, plus encore contre les Britanniques, est déplorable car elle risque de rendre nécessaire des renforts de troupes. Doreen Ingrams, op. cit., p.81. 251 Le premier comité islamo-chrétien établi en mars 1918 par la population arabe de JaffaRamleh, pour combattre l’influence juive grandissante et empêcher l’achat de terre par les sionistes, sera suivi par celui de Jérusalem. En 1919, des statuts seront déposés et finalement les comités seront rassemblés en deux branches, celle du district de Jérusalem, la mieux organisée qui jouera un rôle central, et l’autre pour toute la Palestine. Anthony O’Mahony, Les chrétiens palestiniens : politique, droit et société, 1917-1948, in Dominique Trimbur, De Balfour à Ben Gourion, pp. 394-395. 252 Ronald Storrs qui, tout en se voulant un acteur fidèle de la politique mandataire et tout en étant favorable à la politique inscrite dans la Déclartation Balfour, n’en fut pas moins impliqué dans le mouvement national arabe dont il fut, du côté britannique, une figure de proue, note ainsi dans son journal que les leaders sionistes ne sont jamais satisfaits et exigent, sans cesse, de nouvelles concessions en leur faveur. Pour Chaïm Weizmann, par exemple, toute allusion à une mesure qui pourrait être favorable au sionisme, lorsqu’elle n’est pas mise en œuvre, se transformait en promesse non tenue.

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alors que, après un cours de propagande sioniste, j’étais prêt à embrasser l’islam. » 253 Cet « ami des Arabes » est d’ailleurs bien conscient de la difficulté de parler du sionisme de manière équilibrée sans s’attirer les foudres de la terre entière : s’en prendre à la communauté juive qui a des supporters enthousiastes dans la quasi-totalité du monde juif et auprès de nombreux Gentils vivant hors de la Palestine, appelait immédiatement, notet-il, à une réaction quelque part dans le monde. Il regrette surtout que les sionistes considèrent que l’on est contre eux si l’on n’est pas totalement avec eux. Ils vous accolent alors, écrit-il, l’étiquette infamante non seulement d’antisioniste mais aussi d’antisémite.254 Il n’en regrette pas moins l’absence de reconnaissance de la part des sionistes pour un pays qui leur a donné la Palestine alors que, à plusieurs occasions, il exprime sa honte de devoir tromper ses amis Arabes.255 Quant à Weizmann, en avril 1918, alors que la guerre n’était pas encore finie, lors d’un entretien avec le Général Allenby,256 il avait déjà demandé le droit à l’auto-détermination non seulement pour les Juifs de Palestine mais pour les Juifs du monde entier, ce qui aurait rendu majoritaires (!) les 10% de Juifs qui étaient alors en Palestine. Plus tard, en 1923, pour expliquer pourquoi les sionistes ne pouvaient pas accepter la proposition britannique d’un Conseil législatif avec une majorité de membres élus, il tentera de se rassurer sur les convictions démocratiques du mouvement sioniste : « Les circonstances, nous plaçaient dans une drôle de situation. Nous avions l’air de nous opposer aux droits démocratiques des Arabes. Seuls, ceux qui avaient quelques notions de leur structure de vie comprenaient combien il était burlesque de proposer, au nom de la démocratie, de confier un pouvoir politique à une élite restreinte. » 257 Heureusement, le suprématiste Weizmann n’était pas prêt à tomber dans le burlesque. Quelques pages plus loin, il reprend donc son discours sur la défense de la démocratie et des droits des pauvres par l’interdiction du droit de vote : « Le fait d’élire des Arabes comme représentants de leur peuple est en contradiction avec le principe démocratique représenté par un Conseil. Un Conseil législatif en 253



Ronald Storrs, op. cit., p. 340. 254 Ronald Storrs, op. cit., pp. 384-385. Un sentiment né de ses rencontres avec Chaïm Weizmann qui, comme on peut le constater en lisant son autobiographie, n’a de cesse de considérer que seuls les sionistes sont dans leur bon droit et que toute mesure qui ne va pas dans le sens de leur projet national-colonial est une forme d’antisémitisme. Sur l’actualité de ce même thème : Pascal Boniface, Antisémite, Editions Max Milo, 2018 ou Dominique Vidal, Antisionisme =Antisémitisme, Libertalia, 2018-2019. 255 Honte que lui inspire la politique envers les Arabes, menée dès 1915 ; ainsi, le 13 octobre 1916, alors qu’Abdallah quitte le consulat où a eu lieu une rencontre dont l’objectif était de calmer la méfiance justifiée des Arabes à un moment où Anglais et Français se préparaient à se partager secrètement le Proche-Orient, il note : « Abdallah nous quitta, nous laissant dans un état d’admiration pour lui et de dégoût avec nous ». Ronald Storrs, op. cit., p. 175. 256 The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), p. 180. 257 Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, p.370.

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Palestine ne serait qu’un masque moderne cachant l’ancien système féodal, c’est-à-dire que le pouvoir continuerait à être entre les mains des familles qui avaient tenu le pays en esclavage depuis des siècles au mépris des exigences des pauvres. »258 Quant à Ben Gourion, il se plaira à faire remarquer que, dans le système impérial britannique, le vrai parlement que réclamait les Arabes n’existait ni aux Indes, ni en Égypte, ni à Chypre : « On ne voit pas pourquoi on commencerait par Eretz-Israel. »259 Au moins, il ne cachait pas le caractère colonial de la présence britannique et sioniste en Palestine puisque, pour lui, le statut de la Palestine serait comparable à celui de l’Égypte ou des Indes, pays que le monde entier considérait comme des colonies. En définitive, comme Moshé Beilinson le demandait dans le quotidien de la gauche sioniste Davar, la démocratie ne peut être tolérée, que si elle peut servir les objectifs nationaux du sionisme qui sont de créer, par tous les moyens, l’État juif : « Nous pensons que l’idée d’Eretz Israel [l’idée d’un État juif en Eretz Israel] répond aux besoins du peuple juif ; c’est pourquoi nous considérons le mouvement sioniste comme un véritable mouvement démocratique, que l’idée sioniste soit le fait de la majorité du peuple ou non. » 260 Finalement, comme dans tout système colonial, les seuls en Palestine qui n’ont pas droit à l’autodétermination et à la démocratie, sont les colonisés surtout lorsqu’ils ont le malheur d’être majoritaires ou de vouloir ce que le pouvoir colonial refuse. Et la gauche sioniste était déjà d’accord ! On ne peut s’étonner qu’avec le temps elle ait quasi disparu !

De l’illusion de la collaboration à la réalité de la résistance L’illusion de la collaboration Dans l’histoire de la colonisation sioniste on peut découvrir, même si elles sont rares, quelques formes d’adhésion au sionisme qui montrent qu’une partie de la communauté arabe était prête à accueillir, en tant que juifs, même parfois en tant que colons, un contingent d’entres eux persécutés en Europe, à condition qu’ils renoncent au projet sioniste de créer une structure politique – foyer ou État – dont la finalité serait d’accaparer le pouvoir souverain et d’évincer les populations autochtones. La plus connue à laquelle on fait dire souvent tout le contraire de ce qu’elle dit, est celle de Youssouf Zia al-Khalidi, député du premier parlement ottoman en 1877 et maire de Jérusalem en 1899. Dans une lettre écrite, le 1er mars 1899, à Zadoc Kahn, Grand Rabbin de France, al-Khalidi rappelle que Juifs et Arabes sont cousins et ont le même père Abraham, avant d’assurer, ce qui ne pouvait que

258

Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, p.430. David Ben Gourion, Mémoires, p. 270. 260 Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël. Entre nationalisme et socialisme, p. 294. 259

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troubler certains de ses lecteurs, que « l’idée sioniste est toute naturelle, belle et juste » et que « les droits des Juifs sur la Palestine sont incontestables ». Il est vrai que l’enthousiasme envers le sionisme dont le député et maire de Jérusalem fait preuve au début d’une lettre de sept pages est déconcertant, mais beaucoup moins qu’il n’y paraît lorsque l’on sait que Youssouf Zia alKhalidi avait passé, à l’âge de 18 ans, deux ans dans une école de mission britannique à Malte et que cet intellectuel musulman à l’esprit ouvert et tolérant avait bénéficié de l’enseignement des protestants du Robert College à Istanbul fondé par des missionnaires américains et avait pu ainsi s’imprégner de la théologie de l’histoire que diffusait alors les premiers sionistes chrétiens, selon laquelle les juifs devaient retourner en Palestine pour permettre le second avènement sur terre du Christ.261 A une époque où les affiliations religieuses jouaient encore un rôle important, le jeune lettré musulman avait probablement été impressionné par la lecture évangélique de la Bible qui divulguait une théologie de l’histoire que, depuis un demi-siècle, des institutions comme la London Jews Society et l’évêché anglo-prussien de Jérusalem diffusaient dans tout le ProcheOrient. Quelques centres de diffusion de cette doctrine avaient d’ailleurs été établis en 1829 à Izmir où se trouvait une importante communauté juive, puis en 1835 à Istanbul. De plus, la nomination, en novembre 1841, du premier évêque de la Church of England à Jérusalem en la personne d’un juif converti, le révérend Michael Solomon Alexander (1799-1845), professeur d’hébreu et d’arabe au King’s College,262 avait constitué, même si cette nomination était la résultante d’un projet commun aux Anglais et aux Prussiens,263 un signal fort en faveur de la restauration du royaume d’Israël sous la forme d’un diocèse de la Church of England. 264 Un Hébreu, évêque à Jérusalem, devenait le symbole de l’accomplissement des rêves les plus fous de ceux qui, depuis des siècles, prophétisaient que le jour était proche où des Juifs convertis au christianisme retourneraient en Palestine pour y préparer le second avènement du Christ. La lecture de la Bible par des Églises protestantes qui appelaient à la restauration des juifs dans leur ancienne patrie a ainsi probablement préparé 261



Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, L’Harmattan, 2018. Sur le rôle de Youssouf Zia al-Khalidi, voir les quelques pages captivantes de Rashid Khalidi, The Hundred Years’War on Palestine. A History of Settler Colonial Conquest and Resistance, pp., 5-9. 262 Le Saint Siège répliqua par la restauration du patriarcat latin de Jérusalem qui n’avait pas survécu aux Croisades. 263 Par la suite, l’Allemagne sera le premier pays qui sollicitera en 1893 l’annulation du décret ottoman qui interdisait aux Juifs d’acheter des terres en Palestine. 264 En 1841, le Parlement britannique adopta la Bishopric Law qui décrétait que l’évêque serait nommé en alternance par les souverains d’Angleterre et de Prusse et qu’il serait « à » Jérusalem et non « de » Jérusalem, puisqu’il était le subordonné de l’archevêque de Canterburry et que sa sphère d’activité couvrait l’ensemble de la Syrie, de l’Égypte et de l’Éthiopie.

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le jeune al-Khalidy à affirmer des années plus tard que « l’idée sioniste était toute naturelle, belle et juste » même si ensuite dans les autres pages de sa lettre, le Palestinien arabe et musulman, en revenant à l’essentiel, clamera encore plus vigoureusement que le projet sioniste ne pourra jamais se réaliser dans un pays déjà habité sans susciter la haine des Juifs en Turquie et surtout en Palestine : « Il faut donc pour la tranquillité des Juifs en Turquie, concluait-il alors, que le mouvement sioniste, dans le sens géographique du mot, cesse. Que l’on cherche un endroit quelque part pour la malheureuse nation juive, rien de plus juste et équitable. Mon Dieu, la terre est assez vaste, il y a encore des pays inhabités où l’on pourrait placer les millions d’israélites pauvres, qui y deviendraient peut-être heureux et un jour constitueraient une nation. Ça serait peut-être la meilleure, la plus rationnelle solution de la Question juive. Mais, au nom de Dieu, qu’on laisse tranquille la Palestine. »265 Un avertissement qu’encore aujourd’hui les sionistes travestissent car ils ne veulent toujours pas l’entendre. Theodor Herzl, lui-même, en date du 19 mars, ne répondra d’ailleurs que très partiellement aux questions que posait le message très clair du maire de Jérusalem et répliquera par contre avec la plus parfaite mauvaise foi, à celles qu’il ne pose pas. Il envisage même, pour faire pression, la solution territorialiste,266 c’est-à-dire celle d’aller ailleurs si la Turquie et la population non-juive (utilisant déjà la fameuse formule qui nie l’existence des Palestiniens) ne comprennent pas le bénéfice qu’ils pourraient tirer de l’arrivée des juifs européens dans leur pays. Une réponse typiquement coloniale, rassurante, paternaliste et arrogante, hypocrite et mensongère si l’on sait que Herzl préconisait, dans son Journal, 267 une expulsion et un transfert des autochtones qui devraient se faire « avec discrétion » pour tromper et rassurer ceux que finalement on ne veut pas prioritairement exploiter, mais remplacer. Avec l’autre tentative de collaboration, plus officielle, il s’agira d’un jeu de poker-menteur entre Fayçal et Weizmann, alors que le premier ne pouvait assurer au second la neutralité bienveillante des Arabes et que Weizmann ne pouvait pas davantage assurer à Fayçal que l’Angleterre et surtout la France le laisseraient régner sur le Grand royaume arabe promis à son père. La guerre mondiale n’était en effet pas encore terminée lorsqu’eurent lieu les premières tentatives de rapprochement entre les deux leaders arabe et sioniste. Lors de leur première rencontre à Wahaida près de Ma’an en

265 Walid Khalidi, From Haven to Conquest, Letter to M. Youssouf Zia Al-Khalidi (19 mars 1899), pp. 91-93. 266 Elle consisterait à chercher un territoire pour les Juifs, quelque part dans le monde, qui ne serait pas la Palestine. Une solution qu’avec le projet « Ouganda » il tentera d’imposer, sans succès, à Bâle lors du sixième Congrès sioniste ( 1903). 267 Theodor Herzl, The Complete Diaries, p. 88.

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Transjordanie, au début juin 1918,268 puis à Londres, début décembre,269 tous deux, comme de vieux cousins270 qui se retrouveraient après une très longue absence, se firent des promesses qui n’engageaient que celui qui voulait bien y croire, ce qui n’était le cas ni de l’un ni de l’autre puisque l’un et l’autre avaient des intérêts majeurs à défendre. Weizmann, sûr de lui, aligne ses exigences : reconnaissance des Droits historiques des Juifs sur la Palestine, requête que la puissance mandataire soit la Grande-Bretagne, réforme des lois sur la propriété afin de rendre à la colonisation les « terres des effendis et des usuriers », immigration massive de quatre à cinq millions de Juifs. Les Juifs, plaide-t-il, non seulement ne toucheraient pas aux droits des fellahin mais « formeraient le socle économique à partir duquel ils pourraient rayonner dans tout le ProcheOrient et contribuer ainsi puissamment à la reconstruction de pays qui, autrefois, étaient florissants ».271 Un Fayçal qui ne parlait pas l’anglais, sans cesse manipulé et floué par les vainqueurs, 272 y compris par son « ami » et conseiller, Lawrence d’Arabie, soumis aux pressions des nationalistes les plus radicaux et, par ailleurs, incapable de s’imposer face à un Clémenceau, un Balfour ou un Lloyd George, ne pouvait bien sûr satisfaire les exigences sionistes, d’autant plus que, dans sa proclamation aux peuples de la Syrie quelques semaines plus tard (8 octobre 1918), il devait annoncer l’établissement sur tous les territoires syriens, incluant le Liban et la Palestine, d’un gouvernement 268 Minutes par le Lieutenant colonel P. C. Joyce, agent britannique à Akaba qui servit d’interprète et estima que cette première rencontre avait été très satisfaisante même s’il ne fallait pas la rendre publique. The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (Août 1898 - Juillet 1931), pp. 187-188. 269 The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), pp. 218-220. 270 Lorsqu’ils mettaient entre parenthèses la violence de la logique coloniale, un certain nombre d’Arabes et de sionistes – et Weizmann, avant les troubles de 1921, sera peut-être l’un des leurs – ont pensé que la collaboration entre les deux peuples était possible, du moins dans les domaines économiques et culturels, et cela dans un cadre plus vaste que celui de la Palestine, dans le grand triangle arabe formé par La Mecque, Bagdad, Damas ; c’est le thème que le leader sioniste développera lors du premier Congrès sioniste d’après-guerre qui s’est tenu à Carlsbad, début septembre 1921, The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), p. 330. 271 Dans un laps de temps d’une semaine, Weizmann soumit le même programme à Balfour et à Fayçal (4 et 11 décembre 1918) ; un programme que, d’ailleurs, Nahum Sokolow présenta en des termes plus maximalistes devant le Conseil suprême allié (27 février 1919) : « La Palestine deviendrait aussi juive que l’Angleterre est anglaise ou l’Amérique est américaine. Ce furent mes propres mots à la Conférence de la Paix lorsqu’on nous demanda ce que l’on voulait dire par Foyer national juif ». The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898 - July 1931), pp. 214-220 et 221-232. 272 Alors qu’une semaine auparavavant, à la suite d’un accord entre Clémenceau et Lloyd George, la France renonçait à Mossoul et à la Palestine contre la reconnaissance par le Royaume-Uni de son influence exclusive en Syrie, Balfour essayait encore de rassurer Fayçal en lui assurant que la promesse de Grand Royaume arabe faite à Hussein n’était pas encore enterrée.

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constitutionnel indépendant fondé sur le principe de l’égalité entre tous les habitants arabophones indépendamment de leur appartenance ethnique ou religieuse. Pour le prétendant au gouvernement de la Grande Syrie, la principale préoccupation était en effet le Grand royaume arabe qui lui avait été promis pour le rôle qu’il avait joué auprès des Anglais dans la guerre qu’ensemble ils avaient menée contre l’empire ottoman. Il s’agissait maintenant pour sauver son trône d’obtenir des soutiens tactiques, y compris, si c’était nécessaire, auprès des sionistes. D’ailleurs, il ne cache ni son rejet du Mandat français ni les concessions qu’il pourrait accepter si les puissances reconnaissaient la volonté d’indépendance et de souveraineté des Arabes. Prêt à tout pour sauver son royaume, alors que, le 3 octobre 1918, il a obtenu un premier succès en entrant à Damas en vainqueur, après les Britanniques, mais avant les Français, Fayçal, malgré les divergences fondamentales qui l’opposent au projet sioniste, se résout, le 3 janvier 1919 à signer un accord qui l’engage à reconnaître la Déclaration Balfour [Art. III] et à permettre l’immigration juive sur une large échelle [Art. IV]. Toutefois, sachant qu’il devait tenir compte des aspirations des nationalistes syriens pour lesquels, même pour les plus modérés, il ne pouvait être question d’accepter la création d’un État juif sur une partie des terres syriennes,273 il prend la précaution d’ajouter une clause restrictive précisant que cet accord ne sera recevable que si les Britanniques tiennent auparavant les promesses faites aux Arabes durant la guerre.274 Ce qui, comme il devait s’en douter, ne sera évidemment pas le cas et permettra à l’Émir de se désolidariser de l’accord qu’il venait de signer 275 et de proclamer, le 6 janvier 1919, devant le conseil des dix, que le but du mouvement nationaliste arabe était d’unir les Arabes dans une seule nation.276 Ce qui ne l’empêchera pas, avec la lettre

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Georges Samné, à la fin de sa brochure (La question sioniste, p. 21) propose une carte de la Fédération de Syrie qui comporte la Syrie, le Liban, la Palestine dans ses frontières mandataires et la Jordanie actuelle ; « une Syrie fédérale dans laquelle, dit-il (p. 18), chaque groupe ethnique jouirait de la plus large des autonomies, mais verrait sa liberté limitée par celle des autres groupes. » 274 « Réserves : If the Arabs are established as I have asked in my manifesto of 4 January, adressed to the British Secretary of State of Foreign Affairs, I will carry out what is written in this agreement. If changes are made, I cannot be answerable for failing to carry out this agreement ». 275 A l’occasion de l’accord Fayçal-Weizmann, le leader sioniste, déguisé en bédouin, même si l’on peut encore apercevoir la cravate sous la djellabah, condescendra à se laisser photographier aux côtés de Fayçal. En réalité, comme le souligne Francis Lacassin (T. E. Lawrence, op. cit., p. XIV), le texte qui sera signé le 3 janvier 1919 à l’hôtel Carlton à Londres avait été préparé par Lawrence ; Fayçal y ajouta bien les fameuses clauses restrictives en arabe qui relativisaient l’importance de l’accord mais Lawrence, dans la traduction anglaise en atténua le caractère restrictif. 276 Antoine Hokayem, L’empire ottoman, les Arabes et les grandes puissances, p. 105.

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envoyée à Felix Frankfurter,277 publiée dans le New York Times du 5 mars 1919, d’exprimer, une nouvelle fois, son appui au projet sioniste et de confirmer l’esprit de l’accord Fayçal-Weizmann. Un jeu de poker-menteur de deux protagonistes qui avaient l’un et l’autre des intérêts majeurs à défendre, d’autant plus que, si la lettre à Frankfurter, comme le suggère Benny Morris 278 , est « de la main de T. E. Lawrence », on comprend pourquoi elle est si favorable aux sionistes et pourquoi, dans son autobiographie, Weizmann, généralement avare de compliments, rend chaleureusement hommage à l’auteur des Sept piliers de la Sagesse.279 Un compliment rare de la part de celui qui passe pour le défenseur sans concession du sionisme à celui qui passe pour le meilleur ami des Arabes ! Lawrence d’Arabie, dans Les sept piliers de la sagesse, nous donne d’ailleurs l’explication du double jeu qui a toujours été le sien d’ami des Arabes et de serviteur fidèle de l’empire : « Je brûlais d’envie de lui dire (à Abdallah) que le vieux benêt (Hussein) n’avait obtenu de nous aucun engagement concret ni catégorique et que leurs navires pourraient bien faire naufrage sur la barre de sa stupidité politique ; mais cela aurait été trahir mes maîtres anglais et, après quelques hésitations, la lutte qui se livrait dans mon esprit entre la franchise et la loyauté finit une fois de plus par trouver la solution la plus commode : ne pas bouger. »280 Par ailleurs, durant cette phase de négociations intenses, de nombreuses pétitions signées par les Palestiniens tant musulmans que chrétiens seront encore envoyées au Foreign Secretary, à la Conférence de la Paix et au président Wilson. Toutes transmettaient un message quasi identique : les signataires, à peine délivrés du joug ottoman, ayant appris que leur pays risquait de tomber entre les mains des sionistes, affirmaient que le pays était à eux depuis des lustres, qu’ils y avaient vécu plus longtemps que les Juifs et y avaient travaillé beaucoup plus qu’eux. Parmi les signataires, les nationalistes syriens étaient les plus engagés et les plus lucides. Negib Moussalli mettra ainsi en garde la SDN en publiant à Genève une brochure d’une cinquantaine de pages, Le sionisme et la Palestine (1919), dans laquelle il exposait l’argumentaire du Congrès national syrien, élu en 1919 : « Nous donc, aujourd’hui, en notre qualité de représentants réels de la nation arabe dans toutes les parties de la Syrie, parlant en son nom et manifestant sa volonté, avons déclaré à l’unanimité l’indépendance de notre pays la Syrie, dans ses limites naturelles, la Palestine y comprise. » En quelques phrases, 277



The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), pp. 237-238. Frankfurter était membre de la délégation sioniste américaine envoyée par Brandeis à la Conférence de la paix. 278 Benny Morris, Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, p. 98. 279 « Son dévouement à notre cause fut infini. » Chaim Weizmann, Naissance d’Israël, p. 273. 280 Lawrence d’Arabie, Les sept piliers de la sagesse, p. 190. Un aveu que l’on retrouve plusieurs fois dans la prose des deux meilleurs « amis des Arabes », Lawrence d’Arabie et Ronald Storrs !

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Negib Moussalli affirmait une nouvelle fois que les Arabes ne pourraient jamais accepter le projet sioniste. Il soulignait d’abord que le sionisme voulait créer en Palestine un État juif et non un foyer juif pour y implanter, « en vertu de droits préhistoriques », l’ancien peuple d’Israël et y reconstituer son unité nationale, voulant ainsi retrouver une patrie qu’il a perdue depuis dix-neuf cents ans. Et de conclure : « Si l’on acceptait ce genre de justice, l’on serait forcément amené, puisqu’il ne saurait y avoir deux poids et deux mesures, à modifier toute la carte terrestre. »281 Negib Moussalli ne savait pas encore que toute l’histoire du Proche-Orient serait dominée par la politique du deux poids, deux mesures. Il ne fallait pas, disait-il, sous le prétexte de réparer les conséquences d’une défaite subie il y a dix-neuf siècles, commettre une injustice au vingtième. Or, les puissances impérialistes étaient seulement animées, contrairement à ce qu’elles prétendaient, non pas par la recherche d’une solution juste, mais par la défense de leurs intérêts impériaux.282 Les sages conseils de Negib Moussalli ne pouvaient donc pas être entendus. Finalement, le Congrès national arabe, convoqué par Fayçal à Damas le 2 juillet 1919, en adoptant dix résolutions qui rejetaient catégoriquement l’établissement d’un État juif dans la « partie de la Syrie du Sud connue sous le nom de Palestine »283 et préconisaient la création d’un État indépendant en Syrie-Palestine, mettra fin à l’illusion d’une collaboration arabo-sioniste qui n’avait du reste jamais commencé. Ainsi, le 8 mars 1920, le Congrès national arabe, composé en majorité de nationalistes radicaux, proclamait l’indépendance de la Syrie-Palestine et remettait à Fayçal la couronne du nouvel État, le Grand Royaume arabe. Cette proclamation unilatérale ne 281

Negib Moussalli, Le sionisme et la Palestine, pp. 7-8. Djemal Pasha, ministre de la Marine et à la tête de la quatrième armée du Sinaï, Palestine et Syrie durant la guerre, conclut son analyse sans illusion sur les objectifs et les méthodes britanniques par une formule digne de l’adepte de la Real Politik qu’il était : « Il est parfaitement clair qu’aucune des prétentions du roi du Hedjaz, le chérif Hussein, sur les villes de Damas, Homs et Alep sont regardées avec faveur. Lui et son fils fayçal ont tiré les marrons du feu. » Djemal Pasha Ahmed, Memories of a Turkish Stateman 1913-1919 (The Arab Rebellion), p. 236. 283 Depuis la conquête ottomane du XVIe siècle, la Syrie désignée parfois par le terme ancien d’Arabistan a été divisée en plusieurs circonscriptions administratives qui ont suivi la même logique d’autonomie croissante que le reste de l’empire. Dans la première moitié du XIXe siècle, elle est encore une région vivant selon les règles de la décentralisation ottomane des XVIIe et XVIIIe siècles où la violence entre les nombreuses communautés religieuse ou ethniques, est un fait relativement rare. Il existe la conviction que tous les Syriens appartiennent à la race arabe, même si les hommes se classent par religions et par nations, alors que l’identité nationale s’est réfugiée dans les groupes confessionnels. La Convention, conclue entre les Cours de Grande-Bretagne, d’Autriche, de Prusse et de Russie d’une part et La Sublime Porte de l’autre pour pacifier le Levant (15 juillet 1840), délimite des frontières très proches de celles qui seront plus tard celles de la Palestine du Mandat. Avec la fin de la Première guerre mondiale, alors que le sort du Moyen-Orient se joue, Lawrence d’Arabie, dans Les sept piliers de la sagesse (p. 297), parle, lui, d’une Syrie dont la frontière occidentale méditerranéenne s’étendrait de Gaza à Alexandrette. 282

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devait toutefois pas suffire : le 25 avril 1920 – Abdul Latif Tibawi parle d’une « catastrophic year » pour les Arabes – la Conférence de San Remo qui, en l’absence de la Russie, des États-Unis, des anciens États ennemis et surtout de Fayçal qui, sachant que l’essentiel était joué d’avance, avait refusé de s’y rendre, ne réunissait en fait que les alliés ou les clients de la France et de la Grande-Bretagne. Toutefois, au mépris de l’engagement de McMahon de reconnaître l’indépendance de tous les territoires arabophones de l’Empire ottoman, elle entérinait le partage colonial forgé par les Accords Sykes-Picot et la Déclaration Balfour. Le 25 juillet, le corps expéditionnaire français, après la défaite arabe de Khan Mayssaloun, entrait, victorieux, à Damas. Le Général Gouraud, nommé Haut-commissaire en Syrie, chassait définitivement Fayçal et le Pouvoir arabe auto-proclamé de Damas, alors que ni l’un ni l’autre ne reconnaissait les décisions de San Remo. Pour justifier son offensive, malgré l’énorme supériorité de ses forces, le général de la République accusa Fayçal de vouloir « jeter les Français à la mer ». Une première fois, ceux qui se disaient menacés d’être jetés à la mer accusaient ceux qu’ils jetaient réellement à la mer 284 de vouloir les jeter à la mer ! Un refrain que l’on entendra beaucoup à l’avenir. Après avoir renoncé à l’objectif de l’unité du Grand royaume, poursuivi depuis l’échange de lettres Hussein-McMahon, Fayçal et les Arabes furent contraints, à la suite de la Conférence du Caire (mars 1921),285 d’accepter une indépendance fictive dans le cadre du système des Mandats qui plaçait Fayçal à la tête de l’Irak et son frère Abdallah à celle de l’Émirat de Transjordanie, une nouvelle entité créée spécialement par les Britanniques de façon à mettre la rive orientale du Jourdain en dehors du champ d’application de la Déclaration Balfour. A un Abdallah qui était très réticent à accepter ce qui n’était qu’un lot de consolation, les Britanniques firent comprendre que c’était à prendre ou à laisser et que le sort de son frère Fayçal en Irak ainsi que celui du Royaume du Hedjaz dépendaient de son acceptation et qu’en cas de refus les troupes d’Ibn Saoud soutenues par les Britanniques pourraient en trois jours être à La Mecque.286 La menace était assez claire pour qu’Abdallah se soumette. L’Irak et la Transjordanie devenaient les deux piliers de l’Empire britannique au Moyen-Orient. La Conférence du Caire (12-30 mars 1921) officialisait le triomphe britannique. Churchill, entouré d’une quarantaine de conseillers, parmi 284



En mars 1919, en Égypte, la répression par le Général Allenby d’une révolte nationaliste conduite par le Parti Wafd de Saad Zaghlul, avait fait des milliers de morts. Ainsi, une fois de plus, une puissance coloniale massacrait des milliers de victimes auxquelles elle reprochait de lui vouloir du mal. 285 T. E. Lawrence, op. cit., p. 613 (20 mars 1921). 286 A la mi-octobre 1921, Lawrence d’Arabie s’installera à Amman en qualité de chef de la représentation britannique pour persuader Abdallah de ne pas se lancer dans des aventures périlleuses en refusant le rôle qu’on voulait lui faire jouer.

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lesquels Herbert Samuel, Lawrence d’Arabie et Allenby – un entourage qu’il appellera les quarante voleurs (une fois n’est pas coutume, l’humour britannique disait le vrai) – chargera ses deux conseillers les plus talentueux, Gertrude Bell et Percy Cox, de tracer, au mieux des intérêts de la GrandeBretagne, les futures frontières du Moyen-Orient, en particulier de l’Irak ; ce qu’ils firent sans tenir compte des vœux des populations et de leurs dirigeants. Mais tout est bien qui finit bien : la photo souvenir nous montre une Gertrude Bell, la tête couverte d’un chapeau de paille rose, entourée d’un Churchill affublé de lunettes de soleil, crispé car il vient de glisser d’un animal un peu nerveux qui n’a pas respecté la solennité du moment alors que Laurence d’Arabie, sans son habit de bédouin légendaire, paraît emprunté avec son costume étriqué de représentant du Colonial Office. Comme tout touriste qui se respecte, les trois personnages qui viennent d’inventer les frontières et l’avenir de plusieurs pays, prennent la pause devant un Sphinx, toujours aussi énigmatique, qui assiste muet à ce qui est le point d’orgue du partage du Moyen-Orient. Confronté à la défense des intérêts majeurs de la Grande-Bretagne, même Lawrence, « l’ami des Arabes », est sur la même ligne que le ministre des colonies, Winston Churchill. Au sujet de la conférence qui s’achève, il écrira à sa mère : « Nous sommes une famille très heureuse : d’accord sur tous les points importants ; et quant aux petits détails, on en rit. » Depuis maintenant un siècle, les peuples de la région ne rient plus sur ces « petits détails » ou, lorsqu’ils rient, ils rient aux larmes. Quant à Herbert Samuel, il se félicite, dans ses Mémoires, du règlement de la question transjordanienne dont le mérite n’était pas seulement, à ses yeux, de mettre la rive orientale du Jourdain en dehors du champ d’application de la Déclaration Balfour, mais de protéger le statu quo favorable aux deux puissances impérialistes et de donner l’impression que les promesses faites aux Arabes étaient respectées. Pour conclure, Herbert Samuel, cynique jusqu’au bout, se félicite qu’une proposition qui avait l’avantage de ne laisser aux Arabes qu’un territoire trop vaste, arriéré et sans voies de communication (il avait oublié, semble-t-il, que sous ce « territoire arriéré » il y avait du pétrole !), que la Grande-Bretagne aurait eu beaucoup de mal à gérer, ait été acceptée si facilement par des ex-alliés auxquels on n’avait pas laissé le choix. Il ne peut donc que se réjouir, conclut-il, que l’arrangement ait si bien fonctionné et que l’Émir Abdallah se soit révélé comme un sage dirigeant et comme un véritable ami, d’autant plus, précise-til, qu’un prince arabe habitué à contrôler les tribus bédouines sera mieux à même d’arrêter à la source leurs raids contre la Palestine.287 Même lorsqu’il s’agit de lots de consolation, les cadeaux des colonialistes sont toujours intéressés et parfois empoisonnés : des roitelets arabes fantoches pourront 287 Herbert Samuel, Memoirs, p. 154 et pp. 160-161. Les différentes facettes de l’amitié d’Abdallah (A falcon trapped in a canary’s cage) qui a toujours cherché à se réapproprier, du moins en partie, le Royaume arabe promis à sa famille, sont admirablement analysées dans Avi Shlaïm, Collusion across the Jordan, Columbia University Press, New York, 1988.

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désormais servir d’agents de sécurité au profit d’un colonialisme d’abord britannique puis sioniste et enfin américano-arabe. Il sera désormais possible de mener la politique de la canonnière sans avoir ainsi à utiliser des canons. Dorénavant dominé par les deux vainqueurs de la guerre, le monde arabe entrait dans l‘ère de la soumission, de la collaboration ou de la résistance. Quoi qu’il en soit, fondées sur des malentendus, des illusions, des manipulations 288 et pas mal de cynisme, ces pseudo-négociations ne pouvaient bien sûr répondre aux revendications des Juifs et encore moins des Arabes, d’autant plus que ce n’était ni Weizmann, ni Fayçal qui pouvaient solder la Palestine et le Proche-Orient sur le marché colonial, mais les Français et surtout les Britanniques qui avaient des intérêts impériaux à défendre, bien plus importants à leurs yeux que les aspirations de ceux qu’ils laissaient s’agiter sur le devant de la scène. Sionistes et Arabes, eux, ne pouvaient jouer que le jeu de la bonne volonté, de la négociation et pour les sionistes de la pression. Les Hachémites, pour obtenir ce qui pouvait être sauvé du Grand royaume arabe qu’on leur avait promis, étaient prêts à abandonner aux sionistes le territoire palestinien et ses habitants malgré les aspirations du monde arabo-musulman. Le Chérif de La Mecque, Hussein, qui considérait qu’il avait été trompé par les Britanniques auxquels pourtant – comme le reconnaît Lawrence d’Arabie – il avait apporté une aide décisive, fut traité comme quantité négligeable. « Le roi est plus faible que je ne pensais, constatait le même Lawrence d’Arabie dans le télégramme du 4 août 1921 envoyé au Foreign Office, et je pense qu’en le tarabustant, on pourrait l’amener à une soumission complète. »289 Ce qui fut fait. Cynisme, arrogance coloniale ou inconscience : le Proche-Orient supporte jusqu’à aujourd’hui les conséquences d’une politique des grandes puissances qui, en se partageant les dépouilles de l’empire ottoman, sans tenir compte des vœux des populations qu’elles colonisaient, se sont conduites comme elles l’avaient fait, lors de la Conférence de Berlin (novembre 1884 - février 1885) où, avec le même succès par la suite, elles se partageraient l’Afrique sans demander leur avis aux premiers concernés. Avec la défaite de Fayçal prenait également fin un rêve qui s’était esquissé au début des années 1880 : celui de recréer autour du Chérif de La Mecque, un califat arabe en lieu et place du califat ottoman jugé illégitime. La mort de ce rêve ne sera pas non plus sans conséquences sur l’avenir.

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Ainsi, le catholique Mark Sykes, pour convaincre Fayçal de s’entendre avec les sionistes, avait brandi le préjugé de la toute puissance juive que ce dernier était prêt à entendre : « Croyez-moi, écrivait-il, car je suis sincère lorsque je vous dis que cette race, vile et faible (un préjugé raciste qui, chez lui, vise aussi les Arabes), est hégémonique dans le monde entier et qu’on ne peut la vaincre. Des Juifs siègent dans chaque gouvernement, dans chaque banque, dans chaque entreprise. » Tom Segev, op. cit., p. 137. 289 « Hussein fut chassé par Ibn Saoud en 1924, et passa la fin de sa vie en exil ; triste fin de carrière pour l’instigateur de la Révolte arabe, se lamentera Lawrence. » T. E. Lawrence, op. cit., pp. 616-617.

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La France (encore une amie légendaire des Arabes !), moins engagée dans le processus de colonisation de la Palestine dont elle a été exclue, ne pourra pas, elle non plus, faire oublier, auprès des nationalistes arabes, l’ambiguïté d’une position qui lui faisait soutenir par moment le nationalisme arabe en Palestine mais pas en Syrie où d’ailleurs personne ne la voulait comme puissance mandataire. Son soutien en Palestine, du reste conditionnel, s’exprimera en effet aussi longtemps que, sans mettre en danger le système colonial, il pouvait nuire à la politique britannique à laquelle la France ne pardonnait pas de l’avoir évincée de la Terre sainte. Toutefois, il ne fallait surtout pas que l’agitation nationaliste en Palestine donne des idées à d’autres et affecte l’ensemble de la présence française au Proche-Orient (Syrie et Liban) ou dans une Afrique du Nord arabomusulmane qui, elle aussi, commençait à être travaillée par les idéaux nationalistes et anticolonialistes. Quant aux sionistes, en tant que bénéficiaires de la politique coloniale de la Grande-Bretagne et de la France, ils ne pouvaient que lier leur sort à ceux qui leur permettraient de réaliser leur projet national. Il aurait été pour eux contre-productif et illusoire de soutenir, comme quelques-uns l’avaient envisagé, le nationalisme arabe. Jabotinsky, dont il faut reconnaître la franchise et goûter la brutalité, conscient, lui, de l’existence d’un véritable nationalisme arabe, convient que la seule voie envisageable pour le mouvement sioniste est de soutenir la politique coloniale des puissances impérialistes : « Le nationalisme arabe, constatait-il, se fixait les mêmes objectifs que ceux du nationalisme italien d’avant 1870 ou ceux du nationalisme polonais d’avant 1918 : l’unification et l’indépendance politique. Or, ces aspirations signifieraient la liquidation de l’influence britannique en Égypte et en Mésopotamie, l’éviction des Italiens de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, celle des Français de la Syrie, et bien sûr, ensuite, de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc. » Pour Jabotinsky, accorder un appui aux aspirations nationalistes des Arabes serait suicidaire. Trahir ceux qui ont, comme la Grande-Bretagne, signé la Déclaration Balfour ou qui, comme la France et l’Italie, l’ont ratifiée, serait jouer un double jeu qui ne serait pas fructueux.290 Jabotinsky reconnaissait ainsi que le succès du processus colonial sioniste était dépendant des succès du colonialisme partout dans le monde. La leçon sera retenue par le nouvel État d’Israël, en particulier lorsque les fils spirituels de Jabotinsky seront au pouvoir et que sa conception du sionisme sera devenue celle de la majorité israélienne. De même, les infrastructures pré-étatiques sionistes n’auraient jamais pu être mises en place sans l’appui actif ou passif des Britanniques. En effet, même si la Palestine comme colonie de la Couronne n’était pas une colonie 290 Ze’ev Jabotinsky, La muraille de fer (Les Arabes et nous) in Charbit Denis, Sionismes. Textes fondamentaux, p. 541.

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de peuplement mais une colonie ayant essentiellement un intérêt stratégique elle était, par contre, pour les sionistes, le futur Foyer national. La mise en place d’un projet colonial partagé posait donc au Royaume Uni la question délicate de gérer une situation nouvelle. En Palestine, une population arabe majoritaire pouvait, d’une part, être traitée comme l’était toute population indigène de son empire, alors que, de l’autre, une population dans sa grande majorité d’origine européenne, 291 se développant sous le parapluie de la puissance coloniale à laquelle elle fournissait une partie de ses cadres politiques et administratifs, était à la fois un partenaire colonial et un concurrent potentiel qui ira même jusqu’à se proclamer anticolonialiste lorsque les intérêts des deux alliés divergeront. En réalité, en Palestine, le processus colonial avait deux visages, celui central de la Grande-Bretagne et celui périphérique du sionisme, se confortant mutuellement pour réprimer ceux qui, seuls, étaient les véritables autochtones. Parfois d’ailleurs, c’était le périphérique qui menait la danse même si le partage des tâches avait fonctionné au mieux, surtout si l’on considère que le peuplement européen de la colonie était constitué dans sa quasi-totalité par une population qui ne venait pas de la Grande-Bretagne. Quant à la puissance mandataire, elle posait les fondations du futur État colonial : les infrastructures politiques et économiques ainsi que, dès le 1er juillet 1921, une administration civile avec ses réputés Civil Servants et un système juridique en état de marche. Elle construisait des routes, des chemins de fer et des ports pour répondre à ses besoins économiques et stratégiques tout en fournissant ainsi du travail aux nombreux nouveaux immigrants juifs qui, sans cela n’auraient pas pu en vivre et s’implanter solidement dans le pays. Les sionistes, eux, avec la bénédiction des autorités britanniques, achetaient les terres, créaient les mécanismes qui permettaient d’amplifier le processus de l’immigration292 et développaient des institutions autonomes relevant du pouvoir régalien dans le but explicite de prendre un jour possession de l’appareil d’État. La volonté omniprésente d’appartenir à l’Occident, centrale chez un Jabotinsky, sera à l’origine d’une volonté géostratégique d’être, en toutes circonstances, l’allié non pas du nationalisme arabe mais du colonialisme 291



Ce qui n’empêcha pas le premier Secrétaire général de la SDN, Sir Eric Drummond, de compter les sionistes parmi les ‘indigènes’ palestiniens, ce qui, dans le vocabulaire de l’époque, pouvait avoir une signification dévalorisante ou totalement en accord avec la thèse sioniste si cela signifiait que les colons juifs étaient au même titre que les Arabes des autochtones. 292 Selon le rapport Peel, la population juive a quasiment doublé entre 1918 et 1925 ; elle est passée de 55 000 à 108 000. Avec la montée de l’antisémitisme en Europe l’immigration va s’amplifier : 60 000 Juifs allemands ou polonais en 1933 contre seulement 8 000 en 1932 et 4 000 en 1931. De 1933 à 1936, 165 000 et encore 60 000 de 1936 à 1939 en dépit des restrictions imposées alors par les Anglais. Sur la question de l’évaluation démographique, voir Shamir Ronen, The colonies of Law : colonialism, zionism and law in early mandate Palestine, pp, IX-XI (Mandate Palestine 1914-1936 : Table 1 et 2).

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occidental. Elle ne préparait pas ainsi le nouvel immigrant à rencontrer l’Orient. Plus tard, l’État d’Israël pourra alors devenir l’un des meilleurs alliés de l’Afrique du Sud de l’Apartheid et participer à des conflits coloniaux non seulement aux côtés des Britanniques et des Français dans l’Affaire de Suez (1956) mais aussi, aux côtés des Sud-Africains et de l’Unita de Savimbi contre l’Angola indépendant (1975). Un peuple qui devait son territoire aux puissances coloniales et se comportait lui-même comme une puissance coloniale ne pouvait, en effet, être solidaire des luttes en faveur de la décolonisation. L’Europe n’avait pas voulu assimiler les Juifs, les Juifs allaient transplanter certaines de nos valeurs en ce qu’elles ont de pire et les enraciner en Orient. Ainsi s’achèverait un aller-retour vieux de 2000 ans et l’État d’Israël deviendrait un bastion occidental au sein d’un Moyen-Orient colonisé ou néo-colonisé qui permet à des marionnettes d’un impérialisme toujours omniprésent de se rapprocher d’Israël pour préserver leur pouvoir et leurs richesses. En voulant trouver une solution à la Question juive le sionisme a créé la Question palestinienne. La logique coloniale ne pouvait en effet que faire oublier aux sionistes ce qu’ils avaient été et les amener à traiter les Arabes comme ils avaient, eux-mêmes, été traités ; c’est ce qu’un Ahad Ha Am se désespérait de constater : « Que font nos frères en Palestine ? Ils ont été serfs en diaspora. Et maintenant qu’ils peuvent jouir d’une liberté sans contrainte, ils deviennent eux-mêmes des despotes. Ils traitent les Arabes avec hostilité et cruauté, les privent de leurs droits, les offensent sans raison, se vantant même de ces hauts-faits, et personne parmi nous ne s’oppose à cette attitude méprisable et dangereuse. »293 Et encore, Ahad Ha Am ne connaissait pas la suite de l’histoire du sionisme où ce serait quasiment le monde entier qui oublierait de s’opposer à un colonialisme méprisable et dangereux. Tragédie du colonialisme qui corrompt les peuples qu’ils soient colons ou colonisés. Illusion de ceux, qu’ils soient sionistes ou israéliens, qui veulent toujours croire que les peuples arabes du Moyen-Orient ou leurs dirigeants étaient prêts à transiger sur ce que voulaient réellement les sionistes : créer un État juif en Palestine. La réalité de la résistance La Résistance commencée avec la constitution, en 1919, d’un Parti arabe de l’indépendance (al-Istiqlal) qui visait l’unité et l’indépendance panarabes, sera aussi celle des Palestiniens294. Ainsi, dès le 28 mars 1921, Musa Kãzim Pasha al-Husseini, président du Palestine Arab Congress et de son Comité Exécutif, soumettait à Churchill, un mémorandum dans lequel il présentait 293

Ernst Pawel, op. cit., p. 318. Comme le souligne Ronald Storrs, « l’opposition palestinienne au sionisme fut pour les sionistes une surprise et leur apparut quelquefois comme un outrage fait au monde entier. » Ronald Storrs, Orientations, p. 350. 294

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de manière quasi exhaustive les arguments que les Palestiniens reprendraient à l’avenir pour justifier leur lutte contre une création coloniale qui menaçait leur indépendance. Kãzim Pasha regrettait d’abord l’ingratitude britannique envers les Arabes qui s’étaient battus à leur côté contre les Turcs, alors que, par la Déclaration Balfour en contradiction avec la promesse d’un Grand royaume arabe faite à Hussein, ils donnaient non seulement une partie des territoires arabes aux sionistes, mais ils les aidaient, grâce à une politique migratoire favorable, à devenir majoritaire, leur permettant ainsi de créer un État juif en Palestine. Le leader arabe ne comprenait pas davantage pourquoi les Palestiniens, largement majoritaires, alors que les Juifs ne possédaient pas plus que 3% des terres, leur céderaient leur pays.295 Le mémorandum rejetait donc toute revendication sioniste sur la Palestine qui se ferait au nom de prétendus droits historiques qui, si on les reconnaissait, devraient accorder aux Arabes les mêmes droits sur l’Espagne. Ensuite, Musa Kãzim Pasha affirmait que l’opposition arabe au projet sioniste était nationale et politique, et non pas religieuse : les Arabes qu’ils soient musulmans ou chrétiens 296 sont unis dans le même rejet du projet sioniste. Le gouvernement britannique, avec Herbert Salomon, son Haut Commissaire pro-sioniste, critiquait-il, se refusait à prendre en considération les revendications arabes et à reconnaître la représentativité du Palestine Arab Congress et de ses leaders alors qu’il reconnaissait le Jewish Council. Le leader palestinien s’en prenait encore aux deux nouvelles ordonnances promulguées, avant tout traité définitif, « par un sioniste sur les ordres d’un autre sioniste en faveur du sionisme » dans les deux domaines vitaux de l’immigration et de la propriété de la terre.297 Enfin, le mémorandum soulignait l’illégitimité d’un processus colonial qui, en incluant la Déclaration Balfour dans le Mandat, était en contradiction avec les stipulations de l’article 22 [alinéa 4] du Pacte de la SDN, favorable au droit à l’autodétermination et cela pour la seule raison que, si l’on donnait la parole à la majorité arabe, elle mettrait son veto à la poursuite du projet sioniste. Il regrettait surtout que, pour arriver à ses fins, le pouvoir mandataire se trouvait dans l’obligation de donner tous les pouvoirs à une 295



Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, p. 47. 296 Habitant en majorité dans les villes (professionnellement, seule une petite proportion s’occupe d’agriculture), les chrétiens participeront activement, en particulier en Syrie, à l’émergence du mouvement national arabe dans le cadre duquel se constituera, en Palestine, un front islamo-chrétien. La prise de conscience d’une arabité fondamentale signifiait pour les chrétiens qu’ils accordaient à l’appartenance à la nation arabe palestinienne une capacité nouvelle très éloignée de l’importance que jusqu’alors ils avaient accordée à leur appartenance à une communauté religieuse. Sur le sujet, Anthony O’Mahony, Les chrétiens palestiniens : politique, droit et société, 1917-1948, in Dominique Trimbur, De Balfour à Ben Gourion, pp. 357-404. 297 Tibawi Abdul Latif, Anglo-Arab Relations and The Question of Palestine (1914-1921), p. 486.

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administration et à des forces de sécurité militaires et policières dans lesquelles on incorporait aux postes les plus élevés de nombreux Juifs, mais pratiquement aucun ou très peu d’Arabes. Ces derniers d’ailleurs non seulement ne bénéficiaient ni d’une liberté de la presse ni d’une liberté économique équivalentes à celles dont bénéficiaient les Juifs, alors qu’ils avaient perdu – et Kãzim Pasha en savait quelque chose en tant qu’ancien gouverneur provincial sous l’Empire ottoman – la représentativité dont leurs élites bénéficiaient auparavant dans les domaines de la politique, de l’administration et de la justice. Pour conclure, le leader palestinien demandait donc la création d’un gouvernement national responsable devant une assemblée représentative et exigeait que la puissance mandataire renonce à instaurer le Foyer national juif. Il précisait ainsi très clairement ce que le monde arabe refusait : « Si les Sionistes venaient en Palestine en tant que visiteurs ou s’ils s’en tenaient à la position qui était la leur avant la guerre, la question de Juifs ou de non-Juifs ne se poserait pas. C’est le projet de transformer la Palestine en un foyer pour les Juifs que les Arabes refusent et combattent. Le fait qu’un juif est un juif n’a jamais dressé les Arabes contre lui. Avant la guerre, les Juifs jouissaient de tous les avantages et de tous les droits que fournit la citoyenneté. Il ne s’agit pas d’un problème religieux. La preuve en est que chrétiens et musulmans dont les religions ne sont pas semblables, sont unis dans leur haine commune du sionisme. » 298 Les Arabes musulmans de Palestine étaient d’ailleurs d’accord sur ce point avec les Arabes chrétiens de Nazareth qui faisaient remarquer qu’ils étaient, eux aussi, propriétaires de ce pays et que la terre de Palestine constituait leur foyer national. Quant aux Bédouins de Transjordanie, ils proclament aussi que la Palestine est pour eux un pays sacré, cher à leur cœur et qu’ils ne peuvent accepter que des nouveaux venus leur volent leur pays, mais personne, pas plus alors qu’aujourd’hui, ne prit en compte leur appel.299 On peut s’imaginer l’accueil que reçut ce mémorandum alors que le Foreign Office avait jugé qu’un mémorandum précédent du troisième Congrès du même Palestine Arab Congress, daté du 18 décembre 1920, n’avait même pas mérité – arrogance du pouvoir colonial – que l’on en prenne connaissance. Pratiquement personne chez les sionistes, – Herbert Samuel moins que d’autres, même si, pour une fois, il eut la courtoisie de répondre négativement sur tous les points avancés par le leader palestinien – ne voulait alors admettre que les premiers pas du mouvement sioniste dans la mise en place de son projet s’inscrivaient dans un processus colonial. Une incompréhension totale entre Sionistes et Palestiniens scandera désormais leur histoire commune. Malgré les affirmations claires et répétées des nationalistes arabes, les sionistes continueront d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui 298 299

Doreen Ingrams, Palestine Papers, p. 118. Doreen Ingrams, Palestine Papers, pp. 92-93.

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à essayer de faire croire que leur conflit avec les Palestiniens était essentiellement religieux (islamisme) ou racial (antisémitisme) et non pas national et anticolonialiste. Dans le mouvement sioniste, personne ne proposera désormais une solution à la Question palestinienne qui échapperait à la logique coloniale. Même l’approche socialisante de la question de la terre a conduit à préconiser le travail hébreu sous prétexte de ne pas exploiter les fellahin et à proposer une réforme agraire qui livrait les terres récupérées, non pas aux fellahin qui en vivaient, mais aux colons sionistes. L’exclusion de l’Autre du marché du travail à l’échelle d’un pays révélait une volonté de développement séparé : l’objectif de créer un Foyer national ne pouvait être réalisé que par la création d’un nouveau Yishouv largement majoritaire qui vivrait, séparé, à côté d’un peuple palestinien appelé à quasiment disparaître grâce à une politique de plus en plus radicale d’expulsion, de transfert et de remplacement. Aujourd’hui, une partie de l’historiographie israélienne reconnaît que la Grande-Bretagne du Mandat a joué un rôle décisif dans le développement des infrastructures de la Palestine et dans l’établissement et la croissance des institutions politiques et militaires du Yishouv dont héritera le nouvel État d’Israël, mais à l’époque les mises en garde d’un Lord Curzon étaient inaudibles pour ceux qui, avant toutes considérations historiques ou politiques, avaient décidé qu’ils étaient chez eux. Le droit du plus fort l’emportera donc et les voix des Arabes et du Président Wilson qui, devant le Sénat américain, le 22 janvier 1917, avait réaffirmé le droit des peuples à l’autodétermination, ne seront pas écoutées. Alors que, sous la pression des chrétiens sionistes américains, Louis Brandeis et Stephen Wise, le président des États-Unis s’était, en octobre 1917, rallié à la Déclaration Balfour, les recommandations de la Commission King-Crane300 qui, tout en affirmant sa sympathie envers les sionistes, avait conclu que ces derniers visaient à déposséder totalement les autochtones, ne seront pas davantage écoutées. Favorable par ailleurs au principe de l’autodétermination, cette dernière déconseillait la création d’un État juif au Proche-Orient, qui, soulignait-elle, ne pourrait être établi et maintenu que par la force. Quant à Weizmann, il savait bien que le sionisme n’était qu’un pion dans le grand jeu impérialiste de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient, mais il pensait pouvoir utiliser la puissance coloniale au profit de sa cause : « Sans 300



Après avoir posé la question : « Quel droit avons-nous d’autoriser une politique qui donne à un corps étranger le contrôle de l’immigration qui a pour conséquence de pousser à l’exil les citoyens palestiniens ? », la Commission King-Crane, envoyée en 1919 en Palestine à l’initiative du Président Wilson, proposait l’indépendance de la Grande Syrie des montagnes du Taurus à Rafah, à la frontière égyptienne. De plus, selon ses conclusions, la Palestine ne devait pas être séparée de la Syrie, mais constituer un tout avec elle. L’immigration juive devait être limitée. Autant de propositions qui, bien entendu, ne pouvaient que satisfaire les populations arabes qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes.

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vouloir flétrir en aucune façon les motifs idéalistes qui ont joué un rôle très réel en faveur de la Déclaration Balfour, il faut dire qu’il est évident que les hommes d’État britanniques ne se seraient pas associés au Foyer national juif, reconnaîtra-t-il enfin dans les années trente, s’ils n’avaient été convaincus qu’une telle alliance était conforme aux intérêts de l’empire. » Le leader sioniste en profitera pour rappeler aux Britanniques qu’il est dans l’intérêt de tous de préserver la sécurité de ce maillon vital des communications de l’Empire qu’est le Canal de Suez et celle du port de Haïfa qui, dans quelques années, quand le pipe-line de Mossoul entrera en fonction, deviendra le port d’une grande partie du Moyen-Orient. Et qui peut jouer ce rôle de rempart indispensable pour la Grande-Bretagne, interrogeaitil, si ce n’est une Palestine, ouverte sur deux mers, située au carrefour de trois continents et clairement destinée à jouer un rôle capital dans l’avenir commercial et économique d’un Orient et d’une Méditerranée dominés par l’empire britannique.301 Et pour que la Palestine soit le rempart dont la Grande-Bretagne avait besoin, il était nécessaire, concluait-il, que s’y renforce un Foyer national juif puissant et bénéficiant du soutien et de la sympathie du gouvernement mandataire contre un « terrorisme sauvage, devant lequel l’administration en Palestine semble plier » et qui, si on ne le combat pas, « aura de terribles répercussions en Afrique et en Asie ». 302 Ainsi, dans un environnement hostile, où l’on peut déjà humer les effluves de pétrole, Weizmann inventait l’argument qui, par la suite, servira beaucoup, en faisant des combattants de la liberté et de la justice de dangereux terroristes ; il était sur ce point en plein accord avec son ami Smuts qui lancera un avertissement décisif : la faiblesse du colonialisme dans un pays risque de le rendre vulnérable auprès de tous les peuples qu’il domine, seule la politique du mur d’acier peut répondre à la résistance des colonisés. Pour exister le mouvement sioniste devra donc trouver sa place sur l’axe Londres-Le Caire-Jérusalem-Delhi, prendre sa part dans la défense de l’Empire et plus tard de l’Occident et ignorer le nationalisme palestinien. Le malentendu sera alors total en particulier entre les Palestiniens et les Sionistes les moins radicaux qui pensaient que l’entente entre Juifs et Arabes dépendait essentiellement du développement économique et social dont pourraient bénéficier les autochtones du fait de la colonisation qui les ferait échapper à la société féodale qui les opprimait depuis toujours. Ce sera, 301 Chaïm Weizmann, Palestine Papers N° 2, pp. 7-8. Il y a de la suite dans les idées chez Weizmann qui, en juillet 1921, avait déjà écrit une longue lettre à Churchill, alors Ministre des Colonies, que Smuts lui conseillera de ne pas envoyer car, disait-il : « Il vaut mieux ne pas écrire aussi franchement à un Anglais », dans laquelle il proclamait d’emblée : « Je ne vous écrirais pas si je n’étais pas persuadé de l’alliance naturelle, presque de l’identité d’intérêts entre le sionisme et l’Angleterre en Palestine », in Richard P. Stevens, Weizmann et Smuts, p. 40. 302 Weizmann à Smuts, 28 novembre 1929.

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durant des années, l’argument principal de Ben Gourion qui tentera de transformer le nationalisme palestinien en un mouvement qui serait animé et manipulé par les seuls effendis soucieux de préserver leurs privilèges. Or, cette erreur tragique de jugement va le mener à méconnaître ou à sousestimer la réalité et la puissance du nationalisme palestinien.

Colonialisme d’exploitation Entre 1882 et 1900, le Baron Edmond de Rothschild s’était contenté d’introduire en Palestine le modèle de colonisation agricole que les Français mettaient en œuvre en Algérie et en Tunisie. Souhaitant que les colons atteignent un niveau de vie comparable aux standards européens, il avait opté pour le système, aussi vieux que le colonialisme, de l’économie de plantation (mataim) et pour l’installation d’une petite Europe en Palestine avec ses services du culte, de santé et d’éducation (il avait établi une école moderne et construit un hôpital à Jérusalem pour les Juifs du Yishouv), avec également une pléthore d’agronomes et de jardiniers, de petits chefs et d’employés pour l’entretien des caves et des pépinières. A la suite des Templiers wurtembergeois, 303 avec l’aide d’agronomes qui avaient acquis une grande expérience dans l’agriculture coloniale en Afrique du Nord, en Algérie en particulier,304 il avait introduit de nombreuses innovations. Ces acteurs de la présence française en Afrique, avec d’autres formés par l’école d’agriculture de l’Alliance Israélite Universelle à Mikveh Israël, convaincus d’apporter la civilisation, non seulement amenaient en Palestine des innovations techniques mais ils apportaient aussi les préjugés colonialistes dont ils étaient imbus. Ainsi, en tant qu’experts étrangers, ils considéraient la Palestine qu’eux aussi appelaient Eretz Israel comme un domaine colonial sur lequel ils avaient à expérimenter les techniques occidentales appropriées pour faire fleurir le désert. Ces cadres d’origine française représentaient toutefois un atout pour la colonie car, non seulement, ils la faisaient bénéficier de la protection discrète et efficace du consulat français, mais ils y instauraient un processus colonial qui ne remettait pas en cause la souveraineté ottomane sur la Palestine et l’existence même des populations locales : un système de colonisation tout à fait acceptable par le pouvoir ottoman car, comme le soulignait Ferdinand de Lesseps pour la concession du Canal de Suez, la concession de territoires accordée avec droit de 303



Des colons wurtembergeois qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec le soutien du Suisse Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, avaient créé un certain nombre de villages de colonisation qui serviront de modèles aux premiers colons juifs. Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme, pp., 289-291 et Henry Dunant, colon affairiste en Algérie, pionnier du sionisme, pp., 173-198. 304 Gérard Ermens, Inspecteur général pour l’agriculture après 1888, avait ainsi fait ses classes au Sénégal et en Égypte et Justin Dugourd, qui avait travaillé en Algérie et en Égypte, recommandait le développement de la viticulture en Palestine.

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jouissance n’a en effet rien à voir avec la concession de terrains avec droit de souveraineté. C’est ce qui fera toute la différence entre les colonies d’Edmond de Rothschild et le colonialisme des sionistes, même si ces derniers sèmeront le trouble dans les esprits en tentant d’imposer le concept de colonie-implantation. Gershon Shafir 305 considère que, entre le début des années 1880 et jusqu’à la déclaration de la Première guerre mondiale, le système colonial de plantations a été le mode de production dominant et la principale source d’emplois agricoles pour le Yishouv même s’il s’avéra très vite que l’agriculture coloniale n’était pas viable en Palestine : l’étendue moyenne de la plantation de Rishon-le-Zion, à quelques kilomètres de Jaffa, 306 n’était ainsi que de 83,4 dunams307 et celle, plus importante et plus riche de Petah Tikvah, de 134 dunams alors qu’Edmond de Rothschild avait dépensé 1 500 000 francs par an pour les 360 familles dont il s’occupait ; pas de quoi faire de la Palestine, ni une colonie de peuplement ni, à l’exception notable de quelques plantations d’agrumes, une colonie d’exploitation intéressante pour le capitalisme européen. Par ailleurs, même si le système des plantations donnait du travail aux nouveaux immigrants, il en donnait encore davantage aux Arabes : en 1890, les moshavot308 qui attiraient des forces de travail juives309 et arabes, employaient environ 5 000 personnes dont 1 200 étaient juives et les autres, palestiniennes. Ainsi, selon Jean-Marie Delmaire, Petah Tikva emploiera 1 500 ouvriers arabes, munis d’un carnet de présence, Zikhron Yaaqov 1 000 au moment de la plantation des vignes, Rosh Pina comptera longtemps 300 ouvriers arabes ; quant à la colonie de Hedera, la plus misérable, elle en faisait travailler quarante au moment de sa fondation et lorsque le Baron acceptera d’y intervenir pour assécher les marais, 700

305 Gershon Shafir, Land, labor and the origins of the Israeli-Palestinian conflict, 1882-1914, p. 52. 306 Rishon-le-Zion (le premier de Sion, était ainsi appelé celui qui était à la tête de la communauté séfarade qui, au début du XIXe siècle, constituait la majorité de la communauté juive de Palestine), la première des trois colonies créées en 1882 avec Zichron Jacob près de Haïfa et Rosh-Pinah dans les collines de Galilée dont les premiers colons venus, pour la plupart de Roumanie étaient davantage des citadins que des paysans armés pour le rude travail de la terre. Elles ne purent prospérer que grâce à l’aide financière substantielle d’Edmond de Rothschild. 307 Unité de surface représentant approximativement 1.000 mètres carrés. 308 Colonie agricole sous la forme d’un village / ferme coopérative. La première Moshav, Petah-Tikvah, la mère des moshavot, a été fondée en 1878 par des Juifs religieux venus de Jérusalem et d’Europe. 309 Yoram Mayorek note qu’Edmond de Rothschild participa dans les années 1880 à un programme d’installation de Juifs russes en Palestine. Parmi eux, quelques agriculteurs car, « dans les années 1830, le gouvernement russe avait encouragé les Juifs à cultiver la terre. Un délégué spécial fut effectivement envoyé en Europe de l’Est et il ramena en Palestine un groupe de fermiers juifs du petit village de Pavlovo, en Biélorussie, qu’on installa aux frais de Rothschild à Ekron (Mazkeret Batya) ». Jean-Marie Delmaire, Naissance du nationalisme juif 1880-1904, p. 118.

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d’entre eux y travailleront et près de cent y trouveront la mort.310 Ce qui ternit un peu la saga d’un peuple de pionniers qui a asséché les marais ! En 1901, les colons présents sur le terrain, regroupés dans la Société pour l’assistance des colons et ouvriers juifs en Syrie et en Palestine, exprimeront d’ailleurs leurs revendications dans un Mémoire 311 qui sera présenté au Baron Edmond de Rothschild et à la Jewish Colonization Association (ICA), 312 renommée en 1924 Palestine Jewish Colonization Association (PICA) à laquelle avaient été transférés en 1899 les 25 000 hectares de terres agricoles ainsi que les colonies, gérées par le premier. Les colons remettaient en question un système sans avenir qui crée des colonies et une agriculture assistées, vivant de subsides, et une tutelle administrative autoritaire et paternaliste qui a tué tout esprit d’initiative privée. Ils reprochaient surtout à la nouvelle administration d’avoir, en un laps de temps très court et dans une logique de rentabilité capitaliste, renvoyé 215 ouvriers agricoles juifs, parfois remplacés par des Arabes jugés meilleur marché :16 sur 24 à Ekron, 58 sur 95 à Rischon, 26 sur 60 à Petah-Tikvah, 80 sur 160 à Zikhron Ya’akov, 16 sur 40 à Aïn-Zitoun et 19 sur 40 à Rosh-Pinah, même si, en ce qui concerne cette dernière colonie, l’achat des terres a eu pour conséquences, dans un premier temps, l’éviction des locataires arabes.313 Weismann, lui-même, lors de son premier voyage en Palestine, en 1907, constatera que les colonies du Baron sont « plus des affaires commerciales que des entreprises agricoles » et que « la plupart des ouvriers sont des Arabes surveillés par des Juifs ». De plus, les colons juifs – il leur reproche de ne pas avoir l’esprit de pionnier314 – vivent dans des colonies isolées et éparpillées. Il déplore le paternalisme bien intentionné du Baron, l’absence de tout système de crédit agricole et il regrette qu’il n’y ait rien d’organisé pour les nouveaux venus et que, bien qu’il y eût une école d’agriculture à Mikveh Israël, il ne s’y fasse pas d’études scientifiques sur les conditions du sol, des récoltes, des soins à donner au bétail. Seules quelques réalisations du nouveau Yishouv – tel le Gymnasium de Jaffa ou l’école des Arts et Métiers de Jérusalem – trouvent grâce à ses yeux. Il se félicite toutefois que les jeunes pionniers venus de Russie fassent « concurrence, par leur intelligence supérieure et par leur faculté d’organisation aux ouvriers arabes » (des gens, 310



Jean-Marie Delmaire, De Jaffa jusqu’en Galilée, p., 113. 311 Henry Laurens, Le retour des exilés. La lutte pour la Palestine de 1869 à 1997, pp. 43-46. 312 Dans les années 1920, la Palestine Jewish Colonization Association (PICA) gérée par son fils James Armand de Rothschild reprendra le flambeau (Norman Theodore, An Outstretched Arm, p. 153). La PICA dont le plan de colonisation était basé davantage sur la propriété individuelle que sur la propriété collective avait incorporé les entreprises agricoles du Baron Edmond de Rothschild créées en 1883 et celles de la Jewish Colonisation Association (ICA) du Baron Maurice de Hirsch. 313 Anita Shapira, Land and Power, p. 62. 314 « Le terme est emprunté à la Bible. En français le terme peut aussi être traduit par ‘avantgarde’. Ben Gourion qualifiait les pionniers « d’armée instigatrice du rêve sioniste » ». Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, p. 305.

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précise-t-il, que l’on paie peu).315 Toutefois, si l’on se réfère à des critères de rentabilité économique, il s’agissait en réalité d’un processus de colonisation qui coûtait très cher et dont les échecs étaient plus nombreux que les réussites. Finalement, l’expérience des premières colonies illustrait le bricolage philanthropique et le paternalisme autoritaire de ceux qui les avaient créées, financées et dirigées et le caractère exigeant et peu solidaire de ceux qui en bénéficiaient. Le système colonial de plantations n’en représentait pas moins, même parfois pour ses promoteurs, un premier pas vers une présence juive permanente qui pourrait remettre en question l’équilibre régional. La Porte pouvait, en effet, envisager d’accorder des concessions de terre pour des colonies juives aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas, comme ce sera le cas avec le projet sioniste, de remettre en question sa souveraineté. Comme elle l’a fait avec Edmond de Rothschild ou avec la concession, en faveur de Maurice de Hirsch, de l’Oriental Railway qui devait relier l’Europe à Constantinople et en faveur de la Société du Temple (Tempelgesellschaft), elle pouvait éventuellement accepter sur son sol l’installation d’entreprises agricoles, industrielles ou commerciales, mais en tout cas pas la création d’un foyer ou, encore moins, d’un État colonial.

Naissance d’une société duelle. Transfert et remplacement « Le sionisme est un transfert de Juifs. En ce qui concerne le transfert des Arabes, il est beaucoup plus simple que n’importe quel transfert. Il y a des États arabes dans les environs. » Ben Gourion

« Il faut que ces pauvres gens comprennent tout de suite qu’ils sont bien chez eux. »316 Dans cette proclamation de Theodor Herzl réside le paradoxe du colonialisme sioniste : tous les colons de l’histoire – et il y en eut beaucoup – savaient qu’ils allaient chez l’Autre, le colon sioniste, lui, proclame qu’il retourne chez lui. Pour le sionisme – on le constate chez Herzl, chez Arthur Ruppin, le principal acteur de la colonisation sioniste et, jusqu’à aujourd’hui, chez de nombreux colons en Palestine occupée – le besoin de terre aura deux dimensions : d’une part, un besoin, tout à fait marginal surtout aujourd’hui, qui existe dans tout processus colonial, de terrains agricoles ou à construire 317 et, d’autre part, le besoin primordial 315

Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, pp., 153-154. Theodor Herzl, L’État des Juifs, pp. 64-65. 317 Le secteur rural n’a jamais dépassé 30%, il n’était que de 26% en 1945 dont 54% étaient possédés par la Jewish Colonization Association, 27% par des compagnies privées et seulement 4% par les institutions de l’Organisation sioniste mondiale, in Penslar J. Derek, Zionism and Technocracy. The Engineering of Jewish Settlement in Palestine, 1870-1918, Indiana University Press, 1991. 316

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d’Eretz Israel, le besoin capital de la Terre d’Israël, l’exigence vitale d’une patrie.318 Alors que, dans les structures coloniales traditionnelles, l’exploitation des terres se fait souvent au profit de la métropole et des colons qui en sont issus, pour le sionisme, l’exploitation effective des terres par le colon a pour objectif principal d’en prendre véritablement possession. Pour le sionisme, il ne s’agit pas seulement d’acheter ou d’accaparer des terres comme moyens de production, mais de prendre possession de la Terre d’Israël, base territoriale du futur Judenstaat. Jusqu’alors la terre de Palestine appartenait aux Arabes parce qu’ils la travaillaient, même si, souvent, les propriétaires en étaient les propriétaires abstentionnistes ; dorénavant, elle appartiendra aux sionistes parce qu’ils la travailleront. En effet, avec l’exigence des sionistes d’avoir la liberté d’acheter les terres, il ne s’agissait pas prioritairement d’acquérir des terres – du reste, les terres achetées n’étaient pas le plus souvent la propriété de telle ou telle personne ou entité, mais la propriété collective du peuple juif : il s’agissait donc d’acquérir non pas des terres mais un territoire national. Or, lorsque l’on acquiert des terres, on crée des colonies. Lorsque l’on acquiert un territoire, on s’enferme dans la logique d’un colonialisme de dépossession, d’expulsion et de remplacement et l’on ne peut s’attendre qu’à la réaction violente et désespérée des spoliés qui, eux, en revanche, perdent leurs terres, moyen de production, et plus encore, leur Terre, leur Patrie ou leur Fatherland. Ainsi au cœur du projet sioniste s’ancre une symbolique de l’enracinement dans le sol d’Eretz Israel qui implique une symbolique belliqueuse, celle du déracinement de l’Autre du sol de la Palestine. Les plantations de forêts qui portent des noms prestigieux, celles d’oliviers et d’arbres fruitiers, les ouvertures de nouvelles « implantations » accompagnent l’appropriation des terres et de la Terre d’Israël, alors que le déracinement des arbres de l’Autre, les interdictions de planter ou de construire qu’on lui imposera plus tard, la destruction punitive ou l’expulsion des maisons si courantes qu’elles donnent lieu parfois à des révoltes collectives telle « l’Intifada de l’Unité » déclenchée par l’expulsion emblématique planifiée de plusieurs familles palestiniennes de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem, annoncent la volonté de déraciner un peuple pour le chasser ou l’obliger à partir afin de pouvoir le soumettre ou le remplacer. Une logique coloniale aussi vieille que le colonialisme de peuplement : en Algérie, en 1851, Saint-Arnaud, dans une lettre à sa femme, se vantait d’avoir brûlé plus de cent maisons couvertes en tuile, coupé plus de mille oliviers. « Les insensés ! Et ils se soumettent après, se permet-il encore de commenter ». C’est encore le Général Bugeaud, partisan de la politique de la terre brûlée (la technique de la razzia et des dévastations méthodiques lui paraissant la plus efficace) qui expose les 318



Il ne faut pas sous-estimer, si l’on veut comprendre le sionisme, l’importance que les pionniers donnaient à la quête, quasi mystique chez certains, de ce Saint Graal qu’était pour Herzl la Terre promise, la « terre virginale », The complete diaries, p. 96.

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méthodes de la guerre coloniale : « II n’y a à saisir en Afrique qu’un intérêt, l’intérêt agricole ; il y est plus difficile à saisir qu’ailleurs, car il n’y a ni villages, ni fermes, j’y ai réfléchi bien longtemps, en me levant, en me couchant. Eh bien, je n’ai pu découvrir d’autres moyens de soumettre le pays que de saisir cet intérêt. » C’est enfin le Général Gallieni 319 qui, pour la conquête de Madagascar, préconisait déjà « la politique de la tache d’huile » dans laquelle le nationaliste syrien, Negib Moussalli verra, dès 1919, la finalité coloniale de la constitution par les sionistes de blocs de colonies : « Une fois qu’ils auront réussi à établir leur hégémonie sur le pays et à accaparer ses ressources, à faire pour ainsi dire tache d’huile, qui les empêchera, s’interroge-t-il, d’administrer leur propre bien ? » 320 Autant de méthodes que les sionistes ne copieront pas nécessairement mais qui appartiennent à la boîte à outils de toute entreprise coloniale. La tâche de s’approprier le territoire national reviendra au Keren Kayemeth LeIsrael 321 créé en 1901 et à la Palestine Land Development Company (PLDC) fondée en 1908 par Otto Warburg et Arthur Ruppin qui en sera le Directeur, avant que le keren hayessod à partir de 1921, et surtout après 1948 limite leur champ d’activité. Toutefois, quel qu’en soit l’organisme acquéreur, la terre appartient au peuple juif qui doit, lui-même, la travailler. C’est ainsi dans cette optique qu’Arthur Ruppin qui, en 1913, rêvait encore d’une vie partagée avec les Arabes, défendra pourtant le travail hébreu : « C’est seulement si nous créons en Palestine la possibilité pour les Juifs de vivre du travail de leurs propres mains et non de l’exploitation du travail des autres que nous acquerrons pour nous-mêmes un droit moral sur la terre que nous avons légalement acquise. Cela signifie clairement que l’emploi de travailleurs juifs n’est en aucune façon le signe d’une quelconque hostilité envers les Arabes, mais est la conséquence de notre ardente volonté de travailler nous-mêmes et de fertiliser notre terre avec notre propre sueur. » 322 Terrible incapacité de comprendre que, après l’expulsion des terres dont ils vivaient même s’ils ne les possédaient pas, après l’exode rural lié à la modernisation de l’agriculture, le travail hébreu excluait une nouvelle fois les travailleurs palestiniens du marché du travail et 319

Gallieni, Principes de pacification et d’organisation, à Messieurs les administrateurs civils et militaires, chefs de province du 22 mai 1898. 320 Negib Moussalli, Le sionisme et la Palestine, p. 16. 321 Delphine Bechtel, Max Nordau (Evyatar Friesel, Les dernières activités sionistes de Nordau), p. 319. Fondé lors de la conférence sioniste de Londres de juillet 1920 et approuvé par le douzième Congrès sioniste en septembre 1921, le Keren Hayesod s’était fixé pour but de rassembler les énormes fonds nécessaires à la construction du Foyer national juif seul capable de transformer des Juifs pauvres d’Europe orientale en agriculteurs. 322 Arthur Ruppin, op. cit., pp. 147-148. Une exigence que, quelques jours après la Déclaration Balfour, Chaim Weizmann exprimait ainsi : « Nous voulons que les colonies soient juives et travaillées par les Juifs, et je supplie nos amis les Arabes de comprendre qu’il s’agit d’une exigence élémentaire émise par ceux qui désirent édifier un pays juif par le travail juif, par l’intelligence juive et non pas par les financiers juifs ». The Letters and Papers of Chaim Weizmann, Vol I, Series B (August 1898-July 1931), p. 168.

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parfois même de la capacité de pouvoir, eux et leur famille, vivre dans leur pays. Les immigrants de la première alya n’avaient pas hésité, comme dans tout processus colonial, à employer, dans leurs champs et leurs vergers, une main d’œuvre locale mieux préparée qu’eux à la dureté du travail agricole. Ils étaient déjà en conflit avec les populations locales pour la terre et l’eau,323 en particulier pour les pâturages appartenant au domaine public que les colons voulaient s’approprier pour leur propre cheptel. En revanche, avec les immigrants de la deuxième alya, l’emploi d’Arabes dans les nouvelles colonies sera déclaré "Avodah Zara", l’équivalent de l’adoration des idoles qui, dans la tradition juive, devient la faute la plus grave. Se crée ainsi une situation pire que la précédente : les Arabes, en effet, exerçaient traditionnellement un droit coutumier de métayage sur les terres des propriétaires privés ou de l’État, la réglementation ancestrale prévoyait un droit de libre pâturage pour les bêtes après les récoltes et le libre accès aux puits ; or, l’achat des terres aux riches effendis souvent absentéistes résidant au Liban, en Syrie, en Égypte ou même en Palestine s’accompagnait de l’expulsion des fellahin324 auxquels non seulement on interdisait le droit de pâture dont ils bénéficiaient précédemment, mais auxquels on enlevait des terres qui, même s’ils n’en étaient pas propriétaires, les faisaient vivre et auxquels on enlevait également la possibilité de trouver du travail chez les

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La question de l’eau apparaît chez tous ceux qui s’intéressent à la colonisation de la Palestine ; ce sera le cri du cœur de Guillaume II qui, lors de son voyage, avec ses uniformes d’apparat, avait énormément souffert de la chaleur : « Ce pays a besoin, avant toutes choses, d’eau et d’ombre », s’écrit-il, lors de l’audition historique qu’il accorde au leader sioniste, le 2 novembre 1898. Allusion à laquelle le fondateur du sionisme répond : « L’eau, dis-je, nous pourrons l’apporter à cette terre. Cela coûtera des milliards, mais cela rapportera aussi des milliards. » « De l’argent, vous en avez suffisamment, c’est sûr, s’écria le Kaiser d’une voix joviale en frappant sa botte avec sa cravache. Plus d’argent que nous tous ». Bülow abondait dans ce sens : « Oui, cet argent qui nous cause tant de problèmes, vous l’avez, vous, en abondance ». Je soulignai, poursuit Herzl, les possibilités qu’offrait l’énergie électrique du Jourdain, et fis entrer Seidener, en tant qu’ingénieur dans la discussion. Celui-ci parla de barrages, etc … ». L’on est en plein vaudeville de bistrot colonial où l’on aligne les stéréotypes, y compris les stéréotypes antisémites : la Palestine a besoin d’eau et les Juifs ont beaucoup d’argent, sans oublier que, pour faire sérieux, il a lieu d’annoncer la construction de barrages et de canalisations. « Les colonies allemandes (celles des Templiers du Wurtemberg) et les colonies juives déjà existantes (celles de Mikveh Israel et Rishon-le-Zion que l’Empereur et Herzl ont visitées), poursuit le Kaiser peuvent servir de modèles et d’exemples stimulants aux indigènes ; elles sont des indications de ce qui peut se faire sur cette terre, dans ce pays où il y a de la place pour tous. Theodor Herzl, The Complete Diaries, pp. 755-757 (2 novembre 1898). 324 Arthur Ruppin, grand maître et grand négociateur pour l’achat des terres, mentionne dans son Journal (19 janvier 1934) la négociation menée avec sept Arabes syriens qui possédaient 300 000 dunams à Butihah (où le Jourdain se jette dans le Lac Kinneret) et leur étonnement lorsqu’il leur propose de leur accorder un extra de 5 000 £ s’ils s’engagent à procurer aux fermiers actuels d’autres terres ailleurs hors de la Palestine ; l’objectif n’étant pas seulement d’acheter des terres mais de se débarrasser de leurs occupants.

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colons. Dans le processus colonial sioniste, la logique de la dépossession remplaçait ainsi celle de l’exploitation.

Deux formes de dépossession : dépossession de la terre et « travail hébreu » La Déclaration Balfour déjà avait apporté une apparence de légitimité internationale aux velléités de spoliation des terres et amplifié le processus de dépossession commencé avec les premières colonies sionistes ou nonsionistes du baron Edmond de Rothschild. En parlant de l’instauration d’un Foyer national (National Home) juif en Palestine, elle avait préconisé une sorte d’occupation restreinte de la Palestine, ce qui, dans une logique coloniale, était faire preuve d’une grande naïveté ou d’un grand cynisme. Il existe, en effet, une logique de la colonisation qu’Adolphe Thiers, en ce qui concerne le projet d’occupation restreinte de l’Algérie, avait dépeint avec le franc parler d’un homme politique qui ne se cantonnait pas dans la langue de bois : « Qu’est-ce que l’occupation restreinte ? C’est cette absurde hypothèse qui ne s’est jamais réalisée dans l’histoire. […] Nous disons aux Arabes : Cédez-nous une portion du littoral, nous vous laisserons le reste ; et peu à peu nous avancerons et nous vous ferons reculer. Or, une convention de ce genre, Messieurs, il n’est pas besoin d’être civilisé pour en comprendre la duperie ; il suffit d’être Arabe pour cela. » 325 Et, en effet, les Arabes d’Algérie comme ceux de Palestine plus tard ont tout de suite compris. La prise de conscience que la colonisation ne peut être restreinte s’accompagne d’ailleurs de la constatation que les colons et les colonisés se montrent incapables de vivre ensemble et de la conviction que l’avenir des colons repose sur la séparation des « races » et donc sur une ségrégation à la fois territoriale et humaine. Se constituent alors deux territoires : l’un pour les colons, l’autre pour les colonisés auxquels est imposé un contrôle militaire strict dont la finalité, avant un éventuel transfert, est de cantonner définitivement des populations qui ne peuvent être que de farouches adversaires d’un processus colonial qui les chasse de leurs terres et, dans le cas de la Palestine, de leur pays. Cette dynamique coloniale prendra, en effet, en Palestine, une dimension inconnue ailleurs, sauf en Amérique du Nord et c’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi les Américains comprennent si bien la politique de remplacement menée en Palestine, car ici la finalité du processus colonial est de créer un État pour les seuls colons, exclusif des habitants qui, depuis des siècles, vivaient sur les territoires revendiqués. Ainsi, dès la deuxième alya, se développe une société coloniale séparée qu’en 1919 déjà, l’ingénieur agricole de Jaffa, Samuel Tolkowsky, non seulement décrit mais justifie. 325

Henry Laurens, Le royaume impossible, pp. 65-66. Discours du 14 mai1840, Discours parlementaires de M. Thiers, T. IV. P. 624.

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Désormais, les nouveaux colons auront leurs routes (!), leurs écoles comme le Gymnasium hébreu de Tel Aviv avec son Union des instituteurs hébreux (Mercaz Hamorim) créée en 1904. Ils auront leur système d’hygiène et de santé égalitaire : « Le médecin reçoit des honoraires qui lui sont payés par la colonie de sorte que riches et pauvres ont les mêmes droits à ses soins » et, chez le pharmacien, « les médicaments sont vendus au prix coûtant ». Ils auront aussi non seulement leur Va’ad Leumi, élu tant par les hommes que par les femmes, mais aussi leur système sécuritaire anti-arabe. En Palestine, celui qui s’approprie la terre sera donc le pionnier (Haloutz) et le sabra, l’enraciné par excellence, désigné par le terme hébraïque, dérivé de l’arabe, tsabar (cactus) : doux à l’intérieur, piquant à l’extérieur, l’Hébreu authentique, la bêche à la main326 et le fusil sur l’épaule, que le nouvel État donnera bientôt en modèle et qui, contrairement à ce qu’ont cru les milliers d’idéalistes dont j’étais, prêts à aller ressourcer leur socialisme dans les kibboutzim, n’était pas seulement un socialiste la bêche à la main mais aussi et surtout le colon qui prenait possession de la terre, les armes à la main, d’autant plus que les kibboutzim avaient souvent un rôle stratégique aux avant-postes des blocs de colonie. La multiplication des kibboutzim financés d’ailleurs par des fonds alloués par l’Agence juive annonçait la future militarisation de la société israélienne.327 Puisque le sionisme ne voulait pas être un colonialisme d’exploitation, la colonisation sioniste allait donc bouleverser un système colonial qui avait montré ses limites, pour le remplacer par un colonialisme de dépossession, d’expulsion et de remplacement qui, du moins à ce degré et à cette époque, est quasi inconnu ailleurs. Toutefois, il ne faut pas oublier que, des siècles auparavant, en Amérique du Nord et plus largement dans presque tout le continent américain, cette forme de colonie de peuplement a été génocidaire. L’extension de la colonisation européenne s’accompagnera du massacre des 326



Allusion à la "bêche sacrée" d’Aharon David Gordon que brandissaient symboliquement les immigrés de la deuxième alya. Des pionniers dont il ne faut toutefois pas sous-estimer la générosité brouillonne et l’idéal : « Ils m’étaient étrangers sous plusieurs aspects, nous dit Arthur Ruppin ; d’une manière prédominante, ils fonctionnaient à l’émotion, tenaient des discussions interminables, l’on ne pouvait pas compter sur eux, ils n’étaient ni ponctuels ni soigneux dans leur travail ; mais je reconnais que, plus important que tout cela, a été leur contribution inestimable à la prise de conscience que l’agriculture est le fondement du Foyer national juif et qu’il faut à tout prix préserver l’authenticité de leur enthousiasme ». Arthur Ruppin, op. cit., p. 94. 327 Tom Segev (C’était en Palestine au temps des coquelicots, p. 299) souligne qu’à la fin des années vingt, on ne comptait pas plus de quatre mille personnes, incluant les enfants, dans des kibboutzim répartis dans une trentaine de village, soit deux et demi pour cent de l’ensemble de la population. Et, ajoute-t-il : « La principale contribution des kibboutzim à l’effort national n’était pas d’ordre économique ou social mais militaire. C’étaient les garants de la propriété sioniste. Leur déploiement détermina dans une large mesure les futures frontières du pays ». Sur le premier kibboutz de Degania, il existe des témoignages tels ceux de Joseph Baratz, A village by the Jordan. The Story of Degania, Sharon Books, New York, 1957 ou Myriam Singer, Histoires de Degania, traduites ou adaptées par Rose H. Vaucher.

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autochtones et de leur remplacement. Le Discours de l’Indien rouge comme celui prononcé en 1854 par le chef indien Seattle ne sera, lui, jamais oublié.328 Le colon a cru que c’était le discours du barbare vaincu au civilisé vainqueur alors qu’il s’agissait du discours du civilisé vaincu au barbare vainqueur. La Palestine Land Development Company (PLDC) 329 de l’Organisation Sioniste Mondiale assumera le rôle colonial que jouent habituellement les métropoles. La force de frappe et le nerf de la guerre du sionisme se trouvaient, en effet, en dehors de la Palestine, dans l’Organisation Sioniste Mondiale dont Otto Warburg sera le Président de 1911 à 1921, qui représentait un formidable lobby en soutien des nouveaux immigrés sionistes qui, par vagues successives, s’installaient en Palestine. 330 Quant à la Palestine Land Development Company, avec l’aide financière de plus en plus importante des communautés juives du monde entier, en particulier américaines, elle poursuivra ses achats des terres palestiniennes en usant de tous les procédés qui se présentaient à elle. Elle se référera même au modèle mis en œuvre par les Prussiens qui avaient voulu implanter une population allemande majoritaire dans des territoires de l’Est, ethniquement polonais. Ce modèle, proche du but visé par le mouvement sioniste qui souhaitait faire de la Palestine un territoire où les Juifs, en parvenant le plus rapidement possible à une masse critique, deviendraient majoritaires, avait pour objectif de rendre le processus de colonisation irréversible, la ségrégation inévitable et de promouvoir le développement séparé (economic exclusiveness). Les planteurs qui pouvaient se satisfaire d’un système où les Juifs n’avaient pas besoin d’être majoritaires, car le système des plantations exige peu de colons mais une forte main d’œuvre locale ou importée, taillable et corvéable à merci, auraient, en effet, édifié un État colonial classique avec ses structures sociales coloniales, ses populations hiérarchisées et ses nombreux travailleurs indigènes. Par contre, la voie choisie, avec la deuxième alya et surtout lors de la Nakba, s’avérerait bien pire pour les populations autochtones que la colonisation d’exploitation car les deux formes de dépossession choisies, celles de la terre et du travail hébreu, préparaient transfert et remplacement des populations palestiniennes qui feraient la spécificité du colonialisme sioniste.

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Mahmoud Darwich, Discours de l’Indien rouge. Elle avait à sa tête Otto Warburg, le technocrate des collectivités agricoles en Palestine et Arthur Ruppin (1876-1943). 330 A l’époque ottomane, elle avait profité de la politique des capitulations et du soutien systématique des grandes puissances aux ressortissants étrangers, en particulier sionistes, en faveur desquels se développa une politique de fundraising, en particulier aux États-Unis – même si au début ce ne fut pas toujours facile – qui permit une mainmise plus rapide sur la terre et sur l’eau. « D’où vient l’argent ? se demande Arthur Ruppin dans son journal (24 novembre 1919). Seuls, les sionistes américains peuvent s’en procurer, mais la clé des coffres américains n’a pas encore été trouvée ». Arthur Ruppin, op. cit., p. 180. 329

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On revenait ainsi à de très anciennes aspirations liées à la lecture littérale de la Bible : la Terre promise aux Hébreux, celle où coulent le lait et le miel, leur avait été donnée pour que, par leur travail, ils vivent de sa richesse et non de la Haloukah. Certains, au XIXe siècle, lors des premières aspirations au retour, avaient d’ailleurs envisagé de la remplacer par le travail ; ainsi, Eliezer Bregman, un industriel, était venu en en 1833, avec quelques amis, non pas pour bénéficier de la Haloukah, mais pour y gagner sa vie par son travail, que ce soit dans le commerce, l’artisanat ou même dans l’agriculture. Cette initiative de retour à la terre, pas encore coloniale mais qui pouvait le devenir, portera finalement ses fruits avec les tentatives de colonisation agricole de Montefiore, lors de sa première visite en Palestine en 1839, puis plus tard avec celles de Charles Netter et du Baron Edmond de Rothschild. Avec l’évolution des mentalités, la prescription biblique,331 revisitée par les immigrants de la deuxième alya qui amenaient avec eux l’un des principes de l’idéologie Narodnik selon laquelle la terre appartient à ceux qui la travaillent, principe qui portait en lui l’exigence que la terre juive ne soit travaillée que par des Juifs, alimentera le projet colonial et accélérera expulsion et remplacement des populations locales. Dorénavant, si la terre ne doit être travaillée que par les Juifs, le peuple palestinien, un peuple de fellahin, est condamné soit à la misère soit au départ. Exactement ce qu’exigeait le colonialisme sioniste. Ainsi, lors d’un meeting tenu à Manchester, le 9 décembre 1917, Weizmann, affirmait bien que le travail hébreu n’était pas dirigé contre les Arabes, mais il n’en affirmait pas moins : « Nous voulons que les colonies soient juives et travaillées par les Juifs et je prie nos amis arabes de comprendre qu’il s’agit d’une requête compréhensible pour des personnes qui souhaitent édifier un pays juif, par le travail juif, par l’intelligence juive, et non pas par des financiers juifs. »332 Les Arabes, eux, craignaient qu’un pays juif efface de la carte du Moyen-Orient un pays arabe qui appartenait à leur géographie, à leur monde et à leur civilisation. Quant à Norman Bentwich qui, avec Palestine of the Jews (1919), un ouvrage bien informé, a écrit l’une des premières études qui a jeté les bases du discours officiel prévalant jusqu’à aujourd’hui sur les colonies agricoles et sur les premiers pas du sionisme avant et après la Première guerre mondiale, il considère que le « travail hébreu » doit être encouragé car il n’est pas bon que les colonies soient cultivées par les travailleurs les moins intelligents qui ne peuvent que jalouser des maîtres physiquement moins aptes qu’eux. D’autant plus, ajoute-t-il, que, pour tous les travaux qui exigent des compétences, les immigrants juifs d’Europe orientale sont beaucoup plus capables que les indigènes arabes. Par ailleurs, pour les 331



« Et Dieu le (Adam) renvoya du jardin d’Eden pour cultiver le sol d’où il avait été tiré. » Genèse III, 23. 332 Chaïm Weizmann, The Letters and Papers of Chaïm Weizmann, Vol. I, Series B (August 1898-July 1931), pp.166-170.

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travaux pénibles, le Yishouv peut maintenant se passer d’eux, puisqu’une importante main d’œuvre d’origine juive, non qualifiée, habituée aux travaux pénibles et ayant un niveau de vie inférieur à celui des Européens, immigre d’Arabie et du Yemen en Eretz Israël où l’ouverture du pays leur apparaît comme le début de l’ère messianique. 333 Les sionistes ashkénazes avaient trouvé leurs prolétaires séfarades ou mizrahim qui, dorénavant, pourraient remplacer les Arabes ! Rares furent ceux qui prirent conscience des dangers que représentait une politique coloniale qui excluait les autochtones ; c’est une nouvelle fois Ahad ha-Am qui, l’un des premiers, dans une lettre à son ami Moshe Smilansky, avait, dès 1913, protesté contre le boycott par les Juifs des travailleurs arabes : « Sans même considérer le danger politique, je n’arrive pas à me faire à l’idée que nos frères sont capables de se conduire de cette façon envers d’autres êtres humains, et une pensée me vient malgré moi : S’il en est ainsi maintenant, que deviendront nos relations avec les autres si nous prenons vraiment le pouvoir en Eretz Israel ? » 334 Une question à laquelle un siècle de colonisation a donné une réponse sans appel. Dorénavant, la lutte pour le contrôle du marché du travail jouera un rôle primordial dans la dynamique sociale du Yishouv. Ainsi, le parti d’inspiration tolstoïenne Hapoël Hatzaïr (Le Jeune Travailleur), le premier parti à la fois sioniste et socialiste créé en 1905, et dont toute la politique était animée par le culte du travail manuel, en particulier par celui du travail de la terre, affirmait que la condition nécessaire pour la réalisation du sionisme était la conquête par les Juifs de toutes les formes de travail existant en Eretz Israel. Par la suite, la majorité du Yishouv, composée d’immigrants socialisants opposés à l’exploitation de l’homme par l’homme, allait, avec le mot d’ordre Avoda Ivrit (Travail hébreu) de la Histadrout, réserver le marché du travail à la seule main d’œuvre hébraïque. 335 Par étapes, avec la création de villes juives (Tel-Aviv en 1922), de quartiers juifs (celui du Carmel édifié par la Ahuzat Bayit Company à Jaffa) ou de villages juifs,336 avec le développement d’institutions culturelles séparées, y compris avec le choix décisif d’une langue, l’hébreu, va se constituer une économie à

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Norman Bentwich, Palestine of the Jews, p. 60. Ernst Pawel, op. cit., p. 318. 335 Dans les colonies d’Edmond de Rothschild, les tensions étaient déjà vives ; ainsi, un certain Grasovsky, un colon farouchement nationaliste de Rishon-le-Zion, constatant que, face à la quarantaine de familles juives qui constituent la colonie, 400 familles arabes, attirées par le travail qu’elle fournit, représenteraient une menace pour les colons, ne peut que conclure : « Nous donnons nous-mêmes des armes à nos adversaires. » Jean-Marie Delmaire, De Jaffa jusqu’en Galilée, p.77. 336 Le peuplement exclusiment juif des villages et des quartiers envoie le message du choix assumé de la société duelle et de la séparation. « La colonie, nous dit Sylvain Lévi dans son rapport sur la Palestine de 1918, est un phénomène exclusivement palestinien ; c’est un village juif, et qui n’est que juif. » Ligue des Amis du Sionisme, Tract n°5, novembre 1918. 334

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développement séparé, une société dans la société, puis un État dans l’État et l’officialisation d’une administration séparée qui deviendra définitive.337 Le but n’était pas en effet d’instaurer tel ou tel type de société, socialiste ou non, colonie d’exploitation ou non, mais, comme l’affirmait Ben Gourion, de donner le travail aux immigrants juifs : « Le régime socialiste et la Commune ne peuvent avoir aucun intérêt pour nous dans ce pays si ceux qui les instaurent et ceux qui les appliquent ne sont pas les travailleurs juifs. Nous ne sommes pas venus ici pour organiser qui que ce soit, et nous ne sommes pas ici pour répandre l’idée socialiste auprès de qui que ce soit. Nous sommes ici pour établir une patrie de travail pour le peuple juif. »338 Au nom de la conquête du travail hébreu, du refus d’exploiter le travail arabe et de la détermination de faire des Juifs des véritables travailleurs, naissait une société duelle de ségrégation et bientôt d’apartheid. Ainsi, une politique qui se voulait anticapitaliste et qui flirtera avec l’anticolonialisme se révélera finalement anti-arabe. Pour sauvegarder la valeur suprême, l’unité nationale, une lutte des classes subordonnée à la logique nationale, elle se transformera en lutte contre les travailleurs arabes. 339 Comme l’envisageait, en 1930, A Guide to Jewish Palestine, publié à Jérusalem par le Head Office du Keren-Kayemeth Leisrael et par celui du Keren-Hayesod, le développement d’une économie séparée rendra possible le transfert de 6 500 travailleurs juifs, certains d’origine yéménite, dans les anciennes plantations et les anciens villages du Baron Edmond de Rothschild. Des colonies qui, auparavant, employaient majoritairement des travailleurs non-qualifiés palestiniens, seront désormais censées faire place à des Mizrahim qui ne l’étaient pas davantage. Une économie séparée qui peut 337



Dès 1933, confronté à la violence arabe suscitée par la recrudescence de l’immigration (environ 3 000 pour le seul mois d’octobre et 35 000 pour toute l’année 1933), Arthur Ruppin préconisera un partage territorial ; il notait dans son Journal (7 novembre 1933) : « La seule solution que je vois pour l’avenir est que la présence juive se limite aux vallées où elle jouirait de l’autonomie et que les Arabes soient cantonnés dans les collines et dans la Basse vallée du Jourdain ». Politique classique de tout colonialisme qui cantonne les autochtones dans les montagnes ou les déserts, hors des terres les plus fertiles. En 1937, dans la logique même d’une politique de développement séparé, il suggérait que tout en restant dans le cadre du Mandat, soient établies un certain nombre de municipalités juives autonomes dans lesquelles tous ou presque tous les habitants seraient juifs. Arthur Ruppin, op. cit. pp. 265 et 284. 338 Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël, p. 282. Plusieurs arguments seront mis en avant pour justifier une politique qui aura pour résultat l’intensification de la colonisation et de la ségrégation : les fonds récoltés le sont spécifiquement en faveur de la colonisation juive ; ils n’auraient d’ailleurs jamais été donnés pour subventionner des travailleurs arabes. Autre argument : il est nécessaire de réserver le travail aux Juifs pour ne pas mettre en concurrence Juifs et Arabes sur le marché du travail car, dans un système de concurrence, le niveau de vie des travailleurs juifs devrait s’aligner sur celui des Arabes. 339 Dans l’article 23 de ses baux, le Fonds National Juif (Keren-Kayemeth) précise que celui qui n’appliquerait pas la clause du travail hébreu et ferait travailler un non-Juif aurait à payer 10 livres palestiniennes par employé. Quant au Keren-Hayesod, dans son article 11, il précise que les colons doivent travailler leur terre en personne ou avec l’aide de leur famille ; seulement des travailleurs juifs pourront être engagés de l’extérieur.

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se passer des travailleurs autochtones facilitera ainsi, lors de la Nakba, l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens, ce qui aurait été beaucoup plus difficile dans le cadre d’un colonialisme traditionnel où le colon est dépendant de la force de travail du colonisé. Le modèle économique choisi – il ne s’agit pas ici de complot mais de logique coloniale – imposera un modèle colonial favorable à la dépossession, au transfert ou à l’expulsion et au remplacement des populations locales. Une société séparée, complexe, traversée par d’énormes tensions qui s’inscrivaient dans un climat de conflit colonial, de lutte des classes, de pseudo-lutte des races et de pseudo-guerre de religions et d’affrontements partisans, va vivre un antagonisme national majeur qui, pour masquer un processus qui sur le terrain était essentiellement colonial, imposera la formule apparemment ouverte à toutes les solutions : une Terre, deux Peuple. La politique mandataire se devant de ne pas trop accabler les contribuables britanniques, les dépenses d’investissement, en particulier celles dans l’éducation, la santé ou la modernisation de l’agriculture, furent donc réduites au minimum, ce qui affectait davantage les populations arabes que les populations juives. Celles-ci avaient en effet, par l’intermédiaire de leurs organisations et grâce aux transferts de fonds de l’étranger, créé leurs propres réseaux qui pouvaient intervenir en faveur de la population juive dans des domaines aussi divers et essentiels que ceux de la santé, de l’éducation, des services sociaux et de l’introduction des techniques modernes. La population rurale arabe, auparavant victime du système féodal, devenait victime du système colonial qui s’installait et, alors que le discours sioniste ne cessait de rappeler les bienfaits que la colonisation sioniste apporterait à la population palestinienne, elle était le témoin impuissant de l’accroissement des inégalités et de l’instauration, par étapes, d’une ségrégation économique et d’une société juive séparée. Dans le domaine économique, l’on allait ainsi assister à la naissance d’une économie duelle où l’on distinguerait des secteurs arabes dits arriérés et des secteurs juifs modernes selon des critères dont les relents racistes (on considérait que les Arabes ne possédaient pas les dispositions naturelles de motivation et de potentiel qui leur permettraient de transformer le pays) n’étaient pas pour améliorer les relations entre deux populations dont les intérêts économiques et politiques étaient de plus en plus divergents. Il suffira que l’appareil statistique du pouvoir mandataire (indices de santé et de mortalité, de productivité agricole, d’acquisition des savoirs, de contribution relative aux revenus du pays) se développe pour que soit apportée la « preuve d’un retard », d’une disparité entre les économies arabes et juives dont les Palestiniens seraient, seuls, responsables. On pourra alors donner en exemple les nouveaux immigrants qui, eux, avaient eu la capacité de mobiliser les capitaux et les méthodes modernes, techniques et organisationnelles, et de s’intégrer dans l’économie capitaliste de l’avenir. Une réalité dont les élites palestiniennes étaient d’ailleurs conscientes, tout 140

en étant paralysées par la crainte que, dans le cadre du processus colonial, des changements nécessaires et des transformations trop rapides aient des effets destructeurs sur la réalité rurale et villageoise de la communauté palestinienne et par le risque que les innovations agricoles ne facilitent l’extension de la propriété juive.340 Le discours sioniste sur la capacité de la terre de Palestine d’accueillir, par étapes, des populations deux ou trois fois plus importantes, n’était pas économiquement inexact, mais les Arabes savaient bien que la question n’était pas là. L’objectif premier était pour les sionistes de devenir majoritaires d’où l’enjeu majeur de l’immigration, du travail hébreu et de la dépossession. Les sionistes, en effet, posaient le plus souvent la question de la terre en termes économiques, comme s’il s’agissait d’un problème de répartition des terres qui se poserait en termes de productivité respective du travail, des méthodes et des techniques utilisées, alors que la question de l’appropriation des terres se posait, au contraire, en termes politiques dans sa dimension à la fois nationale et coloniale. La question n’était pas en effet celle de l’apport de la modernité ou celle de l’amélioration des indices économiques ou sociaux, mais celle de la légitimité ou non de la colonisation ; si quelqu’un ne cultive pas bien son jardin, cela justifie-t-il qu’un autre vienne le lui voler, se demandaient les Arabes. Ainsi, lors d’une audience que le Haut commissaire accorda à six maires arabes palestiniens, le 13 novembre 1933, le maire de Naplouse, Suleiman Bey Tucan, rappela à son interlocuteur ce qui n’était que du simple bon sens : « Les Arabes sentent qu’ils risquent d’être asservis ou chassés du pays. Dire que les Juifs le rendent florissant ne signifie rien car si nous nous trouvons chassés ou asservis, peu importe que le pays devienne plus riche et plus beau ! Il nous sera aussi étranger que l’Angleterre ou la France ».341 Un bon sens hors de portée pour Ben Gourion qui, dans ses Mémoires, rend compte de l’audience et raconte comment il s’en est pris au Haut commissaire pour avoir tenu, devant les maires palestiniens, des propos trop compréhensifs en particulier en ce qui concernait l’immigration juive. Même si les colonies agricoles vont se multiplier, l’objectif du retour à la terre a donc une valeur essentiellement idéologique. Il s’agit d’accomplir le geste qui, par excellence, symbolise la prise de possession d’un territoire, en l’occurrence d’Eretz Israel. D’ailleurs, des hommes comme Arthur Ruppin avec sa Palestine Land Development Company et son sionisme pragmatique

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Sur le sujet, Charles Kamen, Little Common Ground. Arab Agriculture and Jewish Settlement in Palestine, 1920-1948, University of Pittsburg Press, Pittsburg, 1991. 341 David Ben Gourion, Mémoires, p. 482. Déjà en 1919, face à la menace sioniste, Negib Moussalli n’avait pas dit autre chose que le maire de Naplouse : « Si, par la conséquence logique de cette invasion, je tombais, dans mon propre pays, de majorité en minorité, de gouvernant en gouverné, à quoi me serviraient l’équilibre et l’harmonie que vous me promettez. » Le sionisme et la Palestine, p. 44.

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œuvraient plus que d’autres, avec l’achat à grande échelle des terres, 342 à l’enracinement non seulement factuel mais aussi idéologique du sionisme. Le fait de travailler la terre prenait ainsi une signification plus théorique et politique qu’économique et cela d’autant plus que l’achat de terre pouvait parfois participer à ce qui était l’enjeu principal du sionisme, celui de devenir majoritaire en Palestine. C’est ce que Moshe Sharett constatera avec satisfaction, en 1938, à l’occasion de l’achat de 2500 dunams dans la vallée de Beisan : « Cet achat s’est accompagné, point intéressant, souligne-t-il, d’un transfert de population. Il y a une tribu qui habite à l’ouest du Jourdain et le prix d’achat comprend un versement à cette tribu pour qu’elle passe à l’est du fleuve. En faisant cela, nous réduisons le nombre d’Arabes [en Palestine]. »343 Une nouvelle étape était franchie dans un processus colonial qui conduirait au transfert et au remplacement. La nationalisation des terres par le mouvement sioniste interdisant tout retour en arrière dans le processus d’acquisition appartient en effet à une stratégie d’exclusion ethnique au même titre que la création de la Hebrew Labor Union Federation qui permettait de réserver le marché du travail aux Juifs pour éviter la concurrence d’un travail arabe meilleur marché. 344 Toutefois, si l’on prend en compte la totalité de la Palestine mandataire, les achats de terre et l’expulsion de ceux qui en vivaient ne concerne que peu de terres (à la fin du Mandat, seulement 5% environ des terres arabes étaient passées entre des mains juives) et relativement peu de fellahin avaient été concernés, mais l’impact symbolique avait été énorme car il anticipait une politique dont une minorité d’abord, puis la grande majorité ensuite conscientisée par ce qui se passait, entrevoyaient la finalité qui se réalisera, lors de la Nakba, avec l’expulsion, sans droit au retour, de 700 à 800 000 Palestiniens. Même si l’amélioration de la situation économique et du statut social des Palestiniens avait été spectaculaire – ce qui n’a pas été le cas – cela n’aurait rien changé car aucun progrès économique, aucune conquête sociale ne peuvent remplacer ce que les sionistes, eux-mêmes cherchaient : l’indépendance, le respect et la liberté. S’il en était autrement les Arabes 342 Arthur Ruppin donne de nombreux exemples de la spéculation liée à l‘achat de terre ou de terrains de plus en plus rares, en particulier à Jérusalem. Il raconte ainsi comment, après la Première guerre mondiale, il traita avec le Patriarcat grec qui avait besoin d’argent pour payer ses dettes : « After lengthy negociations, in which the intrigue and greed surroundings the patriarch played a large part, in 1922, Dr Thon and I marched into the residence of the patriarch in the Old City, and after drinking coffee with him I signed on behalf of the PLDC the bill of sale committing us to pay £ 220 000 in the course of eighteen months ». Et, ajoutet-il, comme nous n’avions pas l’argent pour remplir nos obligations, nous fîmes trainer les choses jusqu’en 1934 avant de payer la dernière traite, alors que sur les terrains achetés à Rehaviah fonctionnait déjà un centre commercial et vivaient 2.000 personnes. Arthur Ruppin, op. cit., p. 128. 343 Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, p. 48. 344 Shamir Ronen, The colonies of Law : colonialism, zionism and law in early mandate Palestine, pp. 13 et 17.

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israéliens dont le niveau de vie est supérieur à celui de leurs frères palestiniens se seraient depuis longtemps convertis au sionisme.

Guerre ou paix avec les Arabes Lorsqu’il s’agira de mettre en œuvre la Déclaration Balfour, les premiers doutes et les premières oppositions verront le jour chez ceux, militaires ou coloniaux, qui connaissaient le mieux la réalité du terrain. Si l’on en croit Ronald Storrs, Sykes345, lui-même, reconnaissait, dès 1918, que la nouvelle situation politique en Palestine créée par la Déclaration Balfour était beaucoup plus compliquée qu’il ne l’avait pensé : « Je ne l’avais jamais vu, note-t-il, aussi dubitatif sur la praticabilité de ses plus chères convictions. » Quant à Ronald Storrs, il ne peut, quelques mois plus tard (mars 1920), s’empêcher de constater que, « en 18 mois, la situation a bien évolué : c’est la différence qui existe entre le début d’un pique-nique et sa fin. » 346 Quant à Allenby, dont le nom était parfois transcrit en arabe par al-Nebi (le prophète) – ce qui ne pouvait qu’augmenter son prestige347 – il était loin d’être hostile à l’idée d’un royaume arabe surtout si ce dernier acceptait de se placer dans l’orbite britannique. A l’occasion de la prise de Jérusalem (novembre-décembre 1917), le gouvernement britannique prit d’ailleurs toute une série de précautions afin de ne pas susciter une trop grande colère dans la population arabe ou, même pire, un djihâd dans le monde musulman, en particulier, comme le craignait Montagu, dans son Empire des Indes. Le 15 novembre, le Bureau de presse du département de l’Information avait ainsi informé confidentiellement les journaux du Royaume-Uni qu’il n’était pas souhaitable que soient publiés quelque article, dépêche ou illustration suggérant que les opérations militaires engagées contre la Turquie auraient quelque chose à voir avec une Guerre sainte ou une Croisade moderne : « L’Empire britannique compte quelque cent millions de mahométans qui sont sujets du Roi, et il serait évidemment malveillant de suggérer que notre querelle avec la Turquie relève d’une lutte entre la Chrétienté et l’Islam. »348 345



Bien que favorable à la Déclaration Balfour, Sir Marc Sykes que de nombreux observateurs considèrent comme l’un des meilleurs avocats de la cause sioniste, manifesta, après la guerre, quelques réserves envers son projet colonial. Ainsi, il demanda de ne pas négliger de prendre en considération la Question arabe et de ne pas oublier que Jérusalem était une ville sainte pour les trois monothéismes. Conscient du trouble que la Déclaration Balfour avait suscité chez les Arabes et des transformations majeures qu’allait connaître le Moyen-Orient (le système d’irrigation de la Mésopotamie sera reconstruit, la Syrie deviendra le grenier de l’Europe, Bagdad, Damas et Alep seront aussi importantes que Manchester, rêvait.il), il avertit les Juifs de regarder dorénavant le Moyen-Orient « through Arab glasses » (à travers des lunettes arabes). Shane Leslie, Mark Sykes : His Life and Letters, p. 272. 346 Ronald Storrs, Orientations, pp. 324 et 329. 347 « Allenby avait un physique imposant, il rayonnait d’assurance et il était moralement si grand qu’il avait du mal à comprendre notre petitesse. » T. E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, p. 291. 348 Catherine Nicault, Une histoire de Jérusalem, 1850-1967, p. 134.

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Il s’agissait de prendre des précautions contre un risque d’autant plus réel que l’idée de croisade conservait un certain prestige ; ainsi le journal satyrique Punch de décembre 1917 avait suggéré que l’armée britannique en Palestine participait à la dernière croisade. L’illustration intitulée The Last Crusade montrait un Richard Cœur de Lion contemplant la Ville sainte et qui, approbateur, s’écriait : « Mon rêve devient réalité. »349 Par ailleurs, la mise en scène de l’entrée d’Allenby à Jérusalem, même si elle fut a minima, comblait des siècles d’aspiration à une nouvelle croisade vivace chez de nombreux voyageurs, pèlerins et observateurs, écrivains ou non. 350 L’emprise du discours messianique sur de nombreux esprits, tout suggérait aux habitants de la Terre sainte que l’esprit de croisade, n’était pas totalement mort et que la reconquête, comme les événements commençaient à le démontrer, pouvait cette fois se faire au bénéfice des Juifs. Pour beaucoup, la conquête – l’entrée d’Allenby à Jérusalem, le 9 décembre 1917, qui répondait au vœu de Lloyd George « d’offrir Jérusalem en cadeau de Noël à la nation anglaise » – ne faisait que confirmer la réalité du projet politique proclamé le 2 décembre 1917. 351 Dès 1920, les réserves militaires envers la politique gouvernementale allaient continuer à se multiplier ; ainsi, le Général Congreve de l’État-major du Egyptian Expeditionary Force au Caire, tout en reconnaissant que les sympathies de l’armée allaient plutôt aux Arabes, regrette que ces derniers soient les victimes de la politique injuste que leur impose le gouvernement britannique et émet le souhait que son gouvernement « arrête d’apporter son appui à une politique qui, pour les Juifs, ferait de la Palestine ce qu’est l’Angleterre pour les Anglais. »352 Dans la sphère non strictement militaire, deux témoins et acteurs – Arthur Ruppin, le grand maître de la politique d’immigration et principal négociateur pour l’achat des terres et Ronald Storrs, le « premier gouverneur militaire de Jérusalem depuis Ponce-Pilate », l’homme d’une politique 349

Publiée par Bar-Yosef Eitan (op. cit., p. 248). Eitan Bar-Yosef, La propagande britannique et la campagne de Palestine, 1917-1918, in Dominique Trimbur, De Balfour à Ben Gourion, pp.35-37) signale de nombreux ouvrages qui participaient à la diffusion du thème de la croisade auprès d’un large public : Khaki Crusaders (1919), Temporary Crusaders (1919), The modern Crusaders (1920), The Last Crusade (1920), With Allenby’s Crusaders (1923), The Romance of the Last Crusade (1923), ainsi qu’un film officiel de 40 minutes diffusé par le Département de l’Information dont le titre, particulièrement parlant, est The New Crusaders : with the British Forces on the Palestine Front. 351 La réalité coloniale calmera les engouements romantiques et religieux des milliers de militaires britanniques qui allaient découvrir la Terre sainte (Bar-Yosef Eitan parle de Homesick Crusaders). Comme les pèlerins des siècles précédents, ils retrouvent les paysages et les personnages bibliques qui ont nourri leurs jeunes imaginations mais ils constatent aussi que la Terre sainte n’est pas la terre où coulent le lait et le miel et que Jérusalem n’est pas la Ville de la Paix. Bar-Yosef Eitan, The Holy Land in English Culture, 1799-1917, pp. 247-301. Sur cet engouement, Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme, pp., 59-69. 352 Doreen Ingrams, op. cit., p. 158. 350

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mandataire qui prendrait en compte les intérêts des Arabes – nous donnent dans leurs Journaux et Mémoires respectifs un aperçu non seulement de la complexité de la question mais aussi du jeu subtil qui, selon les moments, oppose ou rapproche les points de vue des deux bénéficiaires britanniques et sionistes de la politique de colonisation. Il est clair en effet que les intérêts de la population palestinienne n’étaient pris en considération qu’à la marge et que, là aussi, comme pour les autres questions, c’étaient les Britanniques qui avaient le dernier mot, surtout quand ce dernier mot allait dans le sens de ce que demandaient les sionistes. Quant au troisième homme, Lord George Nathaniel Curzon, un homme d’État conservateur éclairé, Vice-roi des Indes de 1898 à 1905 et successeur d’Arthur Balfour à partir de 1919, il soulignera la conception erronée et artificielle du Mandat sur la Palestine qui, tout en se référant dans son préambule au beau principe du droit à l’auto-détermination, a été rédigé, écrit-il, sous la pression des émissaires sionistes alors que les « pauvres Arabes qui représentaient neuf dixièmes de la population ont été condamnés, en tant que communauté non-juive, à regarder par le trou de la serrure pour voir ce qui se passait dans l’élaboration d’un Accord qui, finalement, accordait aux sionistes la constitution d’un État juif. »353 Un jeune diplomate, Hubert Winthrop Young (1885-1950), tout en appartenant à ce même cercle d’esprits critiques, exprimera très bien la lecture minimaliste de la Déclaration Balfour que dorénavant vont partager un certain nombre de militaires, de diplomates et de ‘civil servants’ présents sur le terrain lorsque, pour calmer les craintes de Fayçal et des Arabes qui seront les grands absents des négociations qui aboutiront à la Conférence de San Remo, il suggérait – une solution logique et proche des idéaux du Président Wilson – que la Grande-Bretagne se prononce fortement en faveur d’une Mésopotamie pour les Mésopotamiens, d’une Arabie pour les Arabes, d’une Syrie pour les Syriens et d’une « Palestine pour les Palestiniens », avec la réserve incontournable de préserver les intérêts des Juifs.354 Un point de vue qui voulait plaire à tout le monde, mais qui ne résolvait rien. En mars 1924, Ernest Talham Richmond, Assistant civil secretary auprès du gouvernement mandataire, plus radical encore, démissionnera pour protester contre une politique qu’il jugeait trop favorable aux sionistes. Dans un rapport qu’il remettra au Haut Commissaire, il s’en prendra aux décisions prises à l’encontre de la représentation arabe, à la criminalisation du nationalisme arabe et aux mesures particulières dont sont victimes les ‘communautés non-juives’ comme l’interdiction qui leur était faite de posséder des armes à feu alors qu’il n’en était pas de même avec les Juifs.355

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Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, p. 96. 354 Doreen Ingrams, Palestine Papers, p. 88. 355 Huneidi Sahar, A Broken Trust. Herbert Samuel, Zionism and the Palestinians, p. 108.

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C’est encore le lieutenant-colonel Walter Francis Stirling356 qui, au sujet des troubles de Jaffa, dont Brenner qui deviendra un second Trumpeldor a été la victime la plus emblématique, déclarera qu’il y avait eu des atrocités commises de part et d’autres alors que, habituellement, on signalait avec moult détails les seules atrocités commises par les Arabes. De même, il regrettera que les discours et l’attitude des sionistes n’aient pas été plus modérés et moins arrogants. Si les Britanniques avaient annoncé clairement leur politique au lieu de laisser les Arabes dans un flou anxiogène, ces derniers, affirme-t-il, se seraient moins alarmés. 357 En 1926, plus de 40 ans après la première alya, le constat fait par Israel Zangwill ne sera pas plus réjouissant ; pour lui, l’objectif sioniste de devenir majoritaire ne pourrait aboutir que par une politique de purification ethnique et l’appropriation des terres ne pourrait être que le résultat d’une dépossession : « Malheureusement, constate-t-il, le sol est occupé par les Arabes. Ainsi, à moins que les Juifs commencent leur nouvelle vie par un massacre des modernes Cananéens – ce qui est hors de question – il faut, semble-t-il, que le Sionisme reste dans les nuages. » 358 Une vingtaine d’années plus tard, alors que le mouvement sioniste se préparait à la guerre qui allait expulser de leurs villes et de leurs villages des centaines de milliers de Palestiniens, Hannah Arendt partagera la même crainte d’assister à une dérive brutale et totalitaire du mouvement sioniste.359 Les sionistes, pour trouver une solution à la question arabe qui, dès 1918, était devenue pour eux la question centrale, devront donc échafauder divers 356

W. F. Stirling, Palestine : 1920-1923, in Walid Khalidi, From Haven to Conquest, pp. 227-235. 357 Ceux qui, comme le Capitaine C. D. Brunton du General Staff Intelligence pour le MoyenOrient qui décrit la réalité, sont traités au mieux d’antisionistes, au pire d’antisémites. Il fallait, précisait-il, chercher les causes de la révolte arabe dans les privilèges accordés aux Juifs, telle que l’utilisation de l’hébreu comme langue officielle, dans leur attitude arrogante envers les chrétiens et les musulmans dont les réclamations et les pétitions ne sont jamais prises en comptes alors que, contrairement aux sionistes, ils ne sont pas représentés dans les instances gouvernementales, dans la latitude donnée à l’immigration juive alors que les Palestiniens ont l’impression de payer des impôts pour donner du travail à une population étrangère, en particulier par la construction de routes au seul bénéfice des colonies. Huneidi Sahar, A Broken Trust. Herbert Samuel, Zionism and the Palestinians, p. 129. Dans le même temps, les sionistes prétendaient qu’ils finançaient le bien-être des Arabes et, en particulier, leur éducation ! 358 Israël Zangwill, La voix de Jérusalem, pp. 210-211. 359 « La seule réalité permanente dans toute cette situation, déclare Hannah Arendt, était la présence d’Arabes en Palestine, une réalité qu’aucune décision ne pouvait modifier – excepté peut-être la décision d’un État totalitaire, appliquée avec la force brutale qui lui est propre. » Hannah Arendt, Penser l’événement (Le cinquantenaire de L’État juif de Theodor Herzl / 1946), p. 145. La philosophe est persuadée que, « sans la coopération arabo-juive, toute l’entreprise juive en Palestine est condamnée. […] La réalisation d’un tel modus vivendi pourrait finalement servir de contre modèle à ce penchant dangereux des peuples jadis opprimés à se couper du reste du monde et à nourrir à leur tour un comlexe de supériorité nationaliste ».

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scénarios adaptés aux différents moments du processus colonial : ainsi, Albert Hyamson, Directeur de l’immigration dans l’administration mise en place par les Britanniques en 1920, caressera l’idée d’un Grand Israël qui s’étendrait du Sud du Liban jusqu’au Nord de Saïda, inclurait au Sud le port d’Akaba qui aurait, affirmait-il, peu de valeur tant pour l’Arabie que pour l’Égypte et comprendrait l’Ouest de la Transjordanie sur lequel s’établiraient au minimum quatre millions de Juifs. Il envisageait, comme Herzl l’avait déjà envisagé pour les musulmans autochtones de Chypre, que les Palestiniens, attirés par les États arabes du voisinage, quitteraient par euxmêmes la Palestine et feraient ainsi de la place aux millions d’immigrants venus du monde entier qu’il attendait.360 D’autres, comme ceux que visait l’observateur attentif qu’était Anstruther MacKay (il avait été gouverneur militaire d’une partie de la Palestine durant la première guerre mondiale), voulaient régler à leur façon ce qu’ils appelaient la « question bédouine » en offrant aux Bédouins un prix équitable lors de l’achat de leur territoire et en les encourageant à aller « mener leur vie de nomade dans l’État arabe qui s’y prêterait le mieux ».361 Ainsi, le plus souvent, quelles que soient les solutions envisagées, c’est le déni de la réalité et la volonté du transfert qui sont la constante : il ne peut s’agir de reconnaître que les Arabes sont chez eux et qu’au même titre qu’il existe un nationalisme juif, il existe un nationalisme arabe. Certains en arrivent même à envisager une solution impensable pour eux-mêmes – celle de l’assimilation – qui ferait que les Arabes, de race sémitique comme eux, s’assimileraient aux immigrants juifs « qui leur étaient supérieurs culturellement et économiquement ». En acceptant de quitter « volontairement » leur pays ou en renonçant à leur identité nationale, les Palestiniens collaboreraient ainsi au processus de remplacement. C’est enfin Ahad ha-Am qui, sans abandonner son projet de sionisme culturel, appelle ses coreligionnaires à prendre conscience de la Question arabe : « Le peuple arabe que nous regardions, depuis le début de la colonisation de la Palestine, comme n’ayant pas d’existence, entendait et comprenait que les Juifs venaient le chasser de sa terre en le traitant selon leur bon vouloir … Pour les Arabes aussi, la Palestine est un Foyer national … Cette situation fait de la Palestine la terre commune de plusieurs peuples qui, chacun, souhaitent y édifier un Foyer national. Dans de telles circonstances, il n’est plus possible que le Foyer national de l’un d’eux soit absolu. »362 Dans l’une de ses dernières prestations au journal Haaretz, peu avant sa mort (1927), après avoir appris qu’un jeune Arabe avait été assassiné à titre de représailles 360



Sur ce sujet, Albert M. Hyamson, Problems of the New Palestine, The Quaterly Review, N° 459, London, April 1919. Ce qui n’empêcha pas que ce fonctionnaire trop consciencieux et trop honnête du British Civil Service ne devienne, nous dit Ronald Storrs ‘one of the most unpopular figures in pan-Zionisme’. 361 Sur ce sujet, MacKay Anstruther, Zionist Aspirations in Palestine, Atlantic, vol.126, Boston, July 1920, pp. 123-125. 362 Cit., in Moshe Menuhin, The Decadence of Judaism in Our Time, p. 65.

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par des colons, il se demandera si le sionisme ne s’était pas engagé dans une voie sans issue : « Que devrions-nous dire si cela se révélait exact ? Mon Dieu, est-ce ainsi que cela doit finir ? Est-ce pour CELA que nos ancêtres ont lutté, que toutes les générations ont souffert ? Est-ce là notre rêve de retour à Sion, que nous retrouvions Sion pour souiller son sol d’un sang innocent ? … Notre but serait-il d’implanter dans ce coin de l’Orient une nouvelle petite tribu de nouveaux Levantins, qui rivaliseront avec les autres Levantins dans le sang versé, la vengeance et la colère ? »363 Après avoir consacré l’essentiel de sa vie à l’idéal d’un sionisme à visage humain, Ahad ha-Am ne pouvait admettre qu’il existait dans le projet colonial des sionistes comme dans tout projet colonial, une logique meurtrière qui s’exprime dans ce qui est et a toujours été, la barbarie coloniale.

La question de la terre Avec l’instauration du Mandat britannique sur la Palestine, très favorable à leur projet, les leaders du mouvement sioniste savent qu’il faut agir vite pour régler les deux questions dont dépend le succès ou l’échec de leur projet national-colonial : celle de l’immigration et celle de la question de la terre et de l’eau. Il faut profiter de la bienveillance britannique, peut-être provisoire, pour fournir à la colonie que l’on veut créer de solides assises démographiques et économiques. Pour parvenir au premier objectif, il s’agira de favoriser une immigration si possible de masse de sorte que le plus rapidement possible la population juive devienne majoritaire. Quant à la réussite plus complexe d’un objectif apparemment économique, elle dépendra de facteurs essentiellement politiques car ce que veut ce « peuple sans terre » ce n’est pas seulement quelques arpents de terre, moyen de production, mais ce qu’il exige c’est la « terre sans peuple », la patrie retrouvée et restaurée qui semble lui tendre les bras. Le regard des colons se tourne donc en priorité vers les terres miri 364 car il se trouve que la plus grande partie du territoire palestinien est propriété de l’État et que ce qui appartenait auparavant au Sultan appartient aujourd’hui à 363

Ernst Pawel, Theodor Herzl ou le labyrinthe de l’exil, p. 318. Dans sa politique de dépossession, le sionisme profitait du fait que le régime juridique des terres en Palestine relevait de trois statuts : les biens dits mulk, appartenant à un propriétaire privé, et donc normalement cessibles de gré à gré ; les biens miri, propriétés d’État, ne pouvant être acquises par des particuliers que si les autorités décident de les mettre en vente ; et enfin, les terrains waqf, des biens de mainmorte, constitués en fondations pieuses par des legs, étant en principe inaliénables. Lorsque le mandataire britannique prendra la relève de l’empire ottoman, il suffira de demander que les terres publiques (miri) qui appartenaient à l’État en vertu du droit de conquête soient remises aux sionistes pour qu’ils puissent développer la présence juive. C’est clairement signifier par là que les Arabes sont dépourvus de droits collectifs qui n’appartiennent qu’aux seuls Juifs. Si les premiers ont des titres (privés) de propriété, seuls les seconds ont droit à la souveraineté en tant que successeurs politiques de l’empire ottoman. 364

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la puissance mandataire. Le temps est donc venu pour les dirigeants du mouvement sioniste, comme le relève Max Nordau, de demander aux autorités britanniques de concéder à la colonisation juive les terres de la Couronne qui, n’étant ni à vendre ni à acheter, pouvaient être acquises gratuitement et sans nuire apparemment aux intérêts des habitants de la Palestine : « Aucun intérêt arabe ne serait touché par une telle décision, argumente l’auteur de Dégénérescence, aucun individu arabe ne serait lésé si les Juifs recevaient des terres qui ne leur (aux Arabes) appartiennent pas. Et quant à ceux qui diraient que, si les terres de la Couronne sont distribuées, les habitants arabes y ont autant droit, sinon davantage, que les Juifs, on peut leur faire cette simple réponse qu’ils n’ont jamais fait valoir ces droits pendant les siècles de la domination turque et qu’il n’y a pas de raisons pour qu’ils le fassent à présent, tandis que notre revendication est basée sur l’article du traité de San Remo qui désigne la Palestine comme le Foyer national de notre peuple. »365 Un Max Nordau insatiable qui, reprenant à son compte les rêves des chrétiens sionistes – Laurence Oliphant et Charles Warren – revendique également les terres de la Transjordanie qui, précise-til, sont encore plus importantes que celles de la Cisjordanie et ont le mérite d’être inhabitées et assez vastes pour recevoir des millions de Juifs en Eretz Israël.366 Nous sommes ici en présence d’un discours colonial caricatural qui, non seulement, oublie que les Palestiniens tirent déjà de la terre ancestrale non seulement leur cadre de vie mais aussi l’essentiel de leurs revenus, mais qui s’en tient déjà à ce qui résumera sa politique coloniale : tout ce qui n’est pas à eux est à nous, avant qu’arrive le temps du tout ce qui est à eux n’est pas seulement aux Juifs qui sont déjà là, mais aux douze millions d’âmes que compte le peuple d’Israël.367 Tel était d’ailleurs, le discours d’Aharon David Gordon qui, en 1918, reprenait l’essentiel de Terre de promesse de Charles Warren qui, en 1878, envisageait déjà d’envoyer en Palestine 15 millions de Juifs que, selon lui. le pays pourrait nourrir, grâce en partie à un reboisement intensif et à une productivité qui augmenterait en proportion du travail que l’on y investirait. Dès 1919, dans Le sionisme et la Palestine, le nationaliste syrien Negib Moussalli, en démontrait d’ailleurs la logique économique et politique : « Le programme sioniste, si simple qu’il paraisse, n’en constitue pas moins, 365



Delphine Bechtel, Max Nordau (Alain Dieckhoff, Max Nordau, l’Occident et la "Question arabe"), pp. 291-292. 366 Max Nordau, Écrits sionistes, pp. 301-303. La conséquence spoliatrice que Nordau tire de la Déclaration Balfour était d’ailleurs pour le Général Allenby tellement évidente que, lors de son entrée à Jérusalem, le 9 décembre 1917, un peu plus d’un mois après la Déclaration Balfour, il en avait interdit la publication dans la presse. Il fallait, aussi longtemps que la guerre n’était pas terminée, tromper les Arabes qui se battaient aux côtés des Alliés dans l’espoir de réaliser leurs objectifs nationaux auxquels la Déclaration portait un coup fatal. 367 Aharon David Gordon, Notre tâche dorénavant, 1918, cit., in Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël, p. 108.

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affirmait-il, une invasion économique, une invasion pacifique – invasion lente mais sûre – de la Palestine par les Juifs. C’est à proprement parler une mainmise déguisée, et pour tout esprit clairvoyant et avisé, qui dit pénétration économique dit pénétration politique ; car l’une, tôt ou tard, entraîne fatalement l’autre. Quand on possède déjà la maison, on ne laisse pas, en effet, à d’autres le soin de l’administrer. »368 Et, Moussali aurait pu ajouter « la possibilité d’y vivre », mais on n’était qu’en 1919 et les Palestiniens ne pouvaient pas encore imaginer le pire. Toutefois, il n’était pas suffisant de demander ou d’exiger, comme le font tous les colons, des concessions de terre, pour que le processus d’accaparement des terres puisse se développer, il fallait d’abord que la législation suive. Avec la Land transfer Ordinance de 1920, les Britanniques, encouragés par l’organisation sioniste de prendre des mesures qui permettraient une acquisition plus facile de la terre, imposèrent donc, dans la logique de la tradition impériale, des mesures concernant la régularisation et la réorganisation de l’enregistrement des droits de propriété des terres et des règles régissant leur cession. On assista ainsi non seulement à un transfert massif des terres domaniales 369 mais, plus grave, à la promulgation d’une nouvelle ordonnance qui privait les fellahin pauvres de leurs moyens de vivre. L’abrogation de l’article 103 du code ottoman de la terre qui permettait à un simple villageois, dans des circonstances bien définies et à des conditions bien précises, d’obtenir le titre de propriété de quelques dunams de terres miri,370 les plus abondantes, dont l’État restait en dernier lieu le propriétaire, leur enlevait le droit, sous peine de poursuites, de continuer à cultiver des terres qui, à l’avenir, devaient aller, comme le spécifia Herbert Samuel, à la colonisation sioniste.371 Ces mesures fondées sur une méthode de colonisation australienne connue sous le nom de méthode Torrens, 372 faite sur mesure pour répondre aux besoins de la colonisation, fournirent le cadre légal grâce auquel, par la suite, l’État 368

Negib Moussalli, Le sionisme et la Palestine, pp. 9-10 ou également, p. 14. L’État ottoman souvent désargenté avait déjà procédé à des ventes de lots de terres miri, mais les lois de 1882, 1890 et 1892 s’étaient employées à décourager les acquéreurs juifs, surtout les nouveaux immigrants perçus comme une menace plus politique qu’économique. 370 Le fellah avait dû auparavant les cultiver durant un laps de temps fixé d’avance, il n’en avait que l’usufruit et, s’il mourait sans héritier, elles redevenaient propriété pleine et entière de l’État. 371 Sur la question de la terre, Sahar Huneidi, A Broken Trust. Herbert Samuel, Zionism and the Palestinians, pp. 211-227 et Kenneth W. Stein, The Land Question in Palestine, 19171939, London, 1984. 372 Le Torrens Act par lequel le pouvoir colonial pouvait effacer tous les droits d’occupation antérieurs fut adopté en Australie en 1858. Il suffisait de découper une terre déclarée vierge de droits et de la répartir entre les nouveaux arrivants. Ce système a été emprunté aux États-Unis où les terres débarrassées des Indiens avaient été découpées et attribuées, sur plan, à leurs nouveaux propriétaires. Il n’est pas étonnant que les descendants d’un colonialisme génocidaire soient encore aujourd’hui les meilleurs soutiens d’un colonialisme sioniste qui s’est inspiré de leurs méthodes et leur philosophie coloniale. 369

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d’Israël s’appropria massivement les terres palestiniennes. Une réalité très éloignée du discours sioniste officiel qui a réussi à persuader le monde entier que les Juifs avaient acheté les terres de la colonisation y compris les milliers d’hectares de terres dites terres des « absents » ou terres des « absentsprésents » 373 , spoliées après la Nakba, sans compter des terres dont régulièrement les nouveaux colons des territoires occupés s’emparaient. Une justification de la colonisation déjà présente dans le large éventail de la propagande philanthropique qui affirmait cyniquement qu’il s’agissait de rendre aux nombreux travailleurs agricoles sans terre, qu’ils soient juifs ou arabes, les vastes terres supposées inoccupées374 qui, rendues à l’agriculture, procureraient des milliers d’emplois. En revanche, il n’était pas question de mentionner qu’une partie de ces terres avait déjà des propriétaires et que, contrairement à ce qui était affirmé, il n’a jamais été question de proposer à la main-d’œuvre arabe les milliers d’emplois créés en faveur des nouveaux immigrants. D’ailleurs, Herbert Samuel, lui-même, reconnaîtra, en 1925, qu’il n’avait pas été possible de donner effet à l’article VI du Mandat parce qu’il y avait des agriculteurs arabes sur la quasi-totalité des terres miri et que l’on ne pouvait les déplacer ailleurs sans commettre une injustice et sans enfreindre ce même article VI qui exigeait qu’ils soient protégés ; ce qui n’empêchera pas la Commission permanente des Mandats de la SDN qui, en règle générale, soutenait les positions sionistes dans pratiquement tous les conflits les opposant aux Arabes, de demander des comptes à la Puissance mandataire, jugée trop favorable aux Arabes, en lui rappelant, comme le fait le délégué néerlandais, qu’il est dit « que l’administration de la Palestine encouragera l’établissement intensif des Juifs sur les terres du pays, y compris sur les domaines de l’État et les terres incultes inutilisées pour les services publics. » 375

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Pour désigner les terres spoliées à l’occasion de la Nakba. Il s’agit de ceux qui, encore présents sur le territoire sous souveraineté israélienne après la Nakba, n’étaient plus autorisés à réintégrer leurs foyers et dont les terres étaient confisquées. Sur le sujet, Baruch Kimmerling, Zionism and Territory. The Socio-Territorial Dimensions of Zionist Politics, University of California, Berkeley, 1983. 374 Déjà, dans un rapport de quatorze pages, daté du 21 avril 1918, Weizmann revendiquait pour la colonisation sioniste la totalité de la partie méridionale de la Palestine qui, malgré quelques exceptions, était, affirmait-il, « pratiquement inoccupée ». Tibawi Abdul Latif, Anglo-Arab Relations and The Question of Palestine (1914-1921), p. 284. 375 La même Commission, dans sa séance extraordinaire du 3 au 12 juin 1930, s’en prit à la Grande-Bretagne pour avoir été « trop compréhensive à l’égard des chefs arabes ». Roger Heacock, Le système international aux prises avec le colonialisme. Les délibérations sur la Palestine dans la Commission permanente des mandats de la Société des Nations, in Méouchy Nadine et Slugett Peter, Les mandats français et anglais dans une perspective comparative, pp. 135 et 137.

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Deux cas d’école : vallées de Beisan et de Jezréel 376 La vallée de Beisan L’histoire de la colonisation de la vallée de Beisan est exemplaire car, initiative quasiment unique de la politique mandataire, il s’était agi, dans un premier temps, de terres qui avaient été dévolues, du moins partiellement, à ceux, tribus bédouines en particulier, qui y vivaient. En effet, le Beisan Agreement ou Ghor Mudawarra Agreement, signé le 19 novembre 1921 entre le Gouvernement de Palestine et les Représentants de trois territoires, Jiftlik ou Mudawarra (domaines d’État), de la Vallée de Beisan (Beit Shean), avait consacré les droits des fellahin sur 381 000 dunams, permettant ainsi aux tribus bédouines de pouvoir continuer à faire paître leurs troupeaux sur les territoires qui leur avaient été attribués et aux fellahin de rester sur les terres qu’ils cultivaient. Les sionistes n’accepteront jamais le Beisan Agreement qui, selon eux, les privait de la priorité que leur accordait l’article VI du Mandat pour l’achat des terres domaniales. Dans une lettre confidentielle au Général Smuts, Weizmann, lui-même, se plaint qu’aucune terre d’État n’ait été donnée aux sionistes, « alors que les terres les plus fertiles en Palestine, dans les environs de Beisan, dans la vallée du Jourdain, ont été attribuées, et plus qu’ils n‘en demandaient, à des squatters arabes ; ces derniers sont aujourd’hui en train de les vendre à des spéculateurs ». 377 Ces terres domaniales (miri ou jiftlik) qui avaient appartenues à Abdül-Hamid II, avaient en effet été concédées aux chefs de tribu chargés de la levée des impôts et des dîmes et de leur répartition la plus équitable possible aux individus. Toutefois, une part avait été laissée à l’accession à la propriété privée selon le système de l’Ifraz (partition en parcelles pour la propriété individuelle) ou gel du Masha’a, 378 c’est-à-dire que les parcelles qui 376 Benny Morris qui, tout en défendant la politique sioniste la plus radicale, s’essaie à remettre en cause plusieurs chapitres de l’histoire officielle reconnaît la fertilité de ces deux territoires, ce qui relativise le discours sur les pionniers qui ont fait fleurir le désert, même s’il en souligne l’insécurité et l’insalubrité relatives : « Aujourd’hui comme autrefois, la population tend à se concentrer dans les régions centrales vallonnées que forment la Judée, la Samarie et la Galilée, ainsi que dans la plaine côtière fertile et la vallée qui s’étend ensuite d’ouest en est depuis Haïfa jusqu’au Jourdain (connue sous le nom de vallée de Jezréel ou plaine d’Esdrelon). Le nord de la vallée du Jourdain constitue une autre région fertile qui s’étend du sud au nord de Beisan au lac de Tibériade et aux basses terres qui l’entourent, jusqu’au lac Houla et jusqu’aux sources du Jourdain, sur les contreforts de l’Hermon. » Benny Morris, Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, pp. 18-19. 377 Jan Christiaan Smuts, Selections from the Smuts Papers, Vol. V, p. 429. 378 Cette répartition se faisait selon le système musha ou masha’a de propriété collective constituant le principal mode de propriété foncière, tribale : la terre était distribuée par lots, aux différents clans, pour une période limitée : un système qui n’encourageait pas le fellah à bonifier une terre qui pouvait, l’année suivante, lui échapper. En 1923, 75% des terres musha n’étaient pas la propriété des fellahin mais de quelques individus qui habitaient en ville. Kenneth W. Stein, Studies in Zionism, Vol. 8, N° 1 (1987), pp. 25-49.

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auparavant étaient redistribuées périodiquement aux paysans seraient dorénavant allouées de façon définitive à la colonisation sioniste. L’abolition par les Britanniques d’un mode de propriété qui, durant des siècles, avait été le principal mode de propriété foncière et la généralisation de l’appropriation individuelle de la terre, participeront à la décomposition de la société traditionnelle palestinienne et finalement faciliteront l’acquisition des terres par les nouveaux immigrants.379 En 1926, le Colonial Office critiquera, lui aussi, le Beisan Agreement qu’il trouvait trop généreux envers les Arabes. Certains bénéficiaires, affirmaient les critiques, auraient reçu plus de terres qu’ils ne pouvaient en cultiver, d’autres des terres auxquelles ils n’avaient pas droit puisqu’ils ne pouvaient en apporter la preuve selon les nouveaux critères juridiques, d’autres enfin, incapables de payer loyers et taxes diverses auxquels ils étaient astreints, apportaient la preuve de leur incapacité à s’assimiler au nouvel ordre des choses. Par ailleurs, la référence à d’autres valeurs (droit moral à la terre de leurs ancêtres que les sionistes s’accordaient généreusement, culte de la propriété privée ou, lorsque cela arrangeait les nouveaux arrivants, droit à la préservation du Bien public) appartiendra à un argumentaire qui s’adressait à ceux – les Britanniques – qu’il pouvait toucher. 380 Un catalogue complet de la mauvaise foi coloniale ! Le Beisan Agreement n’aura pas l’effet escompté par ceux qui, parmi les Britanniques, étaient les plus attachés à la défense des droits des populations locales. Il ne faut, en effet, pas oublier que quatre acteurs, les Bédouins, les riches propriétaires arabes (Effendis), les sionistes et les Britanniques qui, sans l’être vraiment, prétendaient jouer le rôle d’arbitre, étaient concernés par le Ghor Mudawarra Agreement. Or, le phénomène de la rencontre d’une population du Nord avec une population du Sud, déjà surexploitée par ses féodaux locaux (propriétaires absentéistes ou autres effendis), est aujourd’hui connu. La situation économique difficile des Palestiniens était en effet la conséquence de toute une série de facteurs tels que l’exploitation féodale pluriséculaire, la destruction d’une économie locale fragilisée par la productivité de l’économie sioniste avec laquelle les fellahin ne pouvaient rivaliser ni dans le domaine technique ni dans le domaine organisationnel ainsi que l’existence d’une économie séparée qui, en particulier avec le travail hébreu, leur interdisait l’accès au marché du travail. L’application de nouvelles règles ne faisait que rendre les fellahin plus vulnérables, fragilisés qu’ils étaient par le cycle infernal dont sont victimes ceux qui doivent rémunérer le propriétaire, le régisseur, le prêteur et, au bout de la chaîne, payer leurs impôts. Victimes de l’endettement, devenus insolvables, ils devaient vendre leur lopin de terre s’ils en possédaient un ou pire encore 379



Scott Atran, La question foncière en Palestine, 1858-1948. 380 Charles Kamen, Little Common Ground. Arab Agriculture and Jewish Settlement in Palestine, 1920-1948, pp. 189-191.

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quitter les terres sur lesquelles eux et leurs ancêtres avaient vécu durant des siècles et dont ils étaient chassés. Un processus de dépossession qui, en ce qui concerne la vallée de Beisan, s’est développé en plusieurs étapes : dans un premier temps, la propriété d’une partie des terres concédées aux tribus bédouines passe entre les mains de riches propriétaires arabes ou de quelques individus peu scrupuleux de plus en plus nombreux dans une Palestine abandonnée à la spéculation, puis ces spéculateurs servent d’intermédiaires aux acheteurs sionistes (Palestine Jewish Colonization Association, Palestine Land Development Company et KKL) qui ne souhaitent pas se mettre en avant afin de ne pas attiser davantage la colère et la résistance de la population palestinienne qui, depuis longtemps, avait bien compris quelle était la finalité du mouvement sioniste.381 La question agraire pourra alors être présentée en termes de lutte des classes et les sionistes pourront alors prétendre prendre la défense des pauvres fellahin exploités par des effendis rapaces382 qui s’opposeraient au sionisme non pas au nom de critères nationaux mais de classe. La stigmatisation des effendis va ainsi, comme le note Ronald Storrs, permettre aux sionistes de tenter de disqualifier les dirigeants palestiniens qu’ils qualifieront de « capitalistes décadents », parasites, « agitateurs égoïstes » manipulant une « majorité arabe, nullement mal disposée si seulement on la laissait être elle-même ».383 Une analyse marxisante lucide de l’exploitation féodale des fellahin par leur classe dirigeante tente ainsi de justifier sa dépossession, beaucoup plus grave et définitive, par le colonialisme sioniste ! Quoi qu’il en soit, dans la vallée de Beisan 384 mais aussi ailleurs, les conséquences du processus de dépossession d’une population attachée depuis toujours à la vie de pasteurs ou au travail de la terre, qui n’avait pas d’activité alternative, seront dramatiques. Plus que toute autre intrusion, l’apport de la modernité, alors que les sionistes voyaient dans l’élargissement du marché de la terre quelque chose de bénéfique pour les 381 Norman Bentwich, qui connaît bien l’histoire des premières colonies sionistes, ne s’étonne pas des réactions parfois violentes des Arabes dépossédés : « Le Directeur de la colonie, écritil, s’alarmait d’être sous la menace d’une attaque arabe. La terre avait, en effet, été achetée à un riche propriétaire syro-grec qui avait dépouillé ses fermiers arabes pour les remplacer par des colons juifs. Évidemment, ceux qui avaient été congédiés n’étaient pas prêts à bien accueillir leurs successeurs ». Norman Bentwich, Palestine of the Jews, p. 89. 382 « Accorder un niveau de vie convenable aux fellahin pouvait contrarier les effendis arabes, mais nous avions l’intention de travailler à l’amitié entre Juifs et Arabes en élevant le niveau de vie des travailleurs arabes et non pas en soudoyant les effendis ». Jan Christiaan Smuts, Selections from the Smuts Papers, Vol. V, p. 429. Lettre confidentielle de Weizmann à Smuts du 28 novembre 1929. 383 Ronald Storrs, Orientations, p. 357. 384 « Entre 1939 et 1945, 1062 familles de fermiers vivant dans 48 localités furent chassées de terres achetées par des Juifs ». Charles Kamen, Little Common Ground. Arab Agriculture and Jewish Settlement in Palestine, 1920-1948, p. 191.

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Palestiniens – ce qui pouvait éventuellement être vrai pour les propriétaires absentéistes qui bénéficiaient de la hausse des prix de la terre, mais en tout cas pas pour les paysans qui n’avaient rien à vendre – condamnait, en Palestine comme ailleurs, ceux que l’on se préparait à déposséder, à expulser et à remplacer. Parfois même des progrès réels apportés par la modernité qui auraient pu avoir des effets positifs se transformeront dans le cadre colonial en nouveaux drames pour la population. Ainsi, la modernité se manifesta en Palestine, par des progrès dans les domaines de la santé et de l’hygiène qui participèrent à l’amélioration de l’espérance de vie, à la hausse du taux de natalité et à la baisse de celui de la mortalité, infantile en particulier. Subitement, il y avait trop de bouches à nourrir. De plus, la croissance d’une population arabe couplée à l’accaparement par les colons d’une partie des terres, chassa une partie des fellahin loin des terres qui, jusqu’alors, constituaient leur lieu de vie et leur procuraient leurs moyens de subsistance. S’installait alors le cercle vicieux de l’appauvrissement et de la dépendance qui poussait de nouveaux petits propriétaires, asphyxiés par de trop lourds impôts, incapables de rembourser leurs emprunts, qui n’avaient ni les moyens financiers ni les compétences pour adopter les nouvelles méthodes d’exploitation de la terre, à vendre leurs parcelles aux sionistes et à se réfugier dans des villes déjà surpeuplées.385 En 1931, Chaïm Arlosoroff à la tête de l’Agence juive ne pourra d’ailleurs que constater que les Bédouins dans le Sud étaient au seuil de la famine, alors que Moshe Smilansky, lui aussi de l’Agence juive, rapportait que « dans les villages arabes prévalait une misère qui donnait la nausée ».386 D’ailleurs, l’une des causes de ce que l’historiographie arabe nomme la Révolution palestinienne fut, en 1936, comme l’a bien montré Ilan Pappé, la paupérisation de la Palestine rurale « dévastée par une politique coloniale qui avait permis à des acteurs exogènes d’exploiter les villages jusqu’à l’extrême limite de leurs ressources ». 387 Quant aux Bédouins, ils n’avaient pas fini d’être les premières victimes d’un processus de dépossession, d’expulsion et de remplacement qui caractérisera de plus en plus le colonialisme sioniste. Finalement, c’est Arthur Ruppin, le grand spécialiste de la poursuite à grande échelle de l’immigration et de l’achat des terres, qui sera l’un des premiers à revendiquer pour les seuls sionistes des territoires déclarés incultes : Beisan, la Basse Vallée du Jourdain et le Néguev ; il suggérera même de commencer des recherches géologiques et hydrologiques 388 pour 385



« Un rapport interne de l’Organisation sioniste établissait que dans la région de Naplouse des villages entiers avaient été désertés ; tous les habitants étaient partis travailler en ville. » Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, p. 419. 386 Kenneth W. Stein, Studies in Zionism, Vol. 8, N° 1 (1987), pp. 25-49. 387 Ilan Pappé, Une terre pour deux peuples, pp. 113-116. 388 Pinhas Rutenberg, ingénieur d’origine russe et sioniste sécuritaire sans complexe – il sera avec Jabotinsky à l’origine des forces d’autodéfense – s’intéressera à l’aménagement de la

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donner à l’Exécutif sioniste des arguments en faveur d’un partage équitable entre les Bédouins qui ne sont que des éleveurs et les Juifs qui ont fait la preuve de leur capacité à transformer le désert en terre fertile, et auxquels, pour cette raison, ajoute-t-il, il doit être donné la meilleure part.389 D’ailleurs, dans son Journal, il se félicite que l’année 1934, avec ses 50 000 nouveaux immigrants juifs, avec l’acquisition de la concession du Huleh pour un prix très élevé et l’accord pour un emprunt de £ 500 000, a été excellente pour le sionisme. Le point final ou la conclusion d’un des rares exemples, si ce n’est le seul, où la puissance mandataire avait tenté de sauvegarder les droits et les intérêts des populations palestiniennes les plus fragiles nous est donnée en conclusion de Bedouin, Abdül Hamid II, British Land Settlement, and Zionism : The Baysan Valley and Sub-district, 1831-1948 : « Avec le plan de partage de la Palestine de 1947, la vallée de Beisan fut attribuée à l’État juif. A la suite de la guerre de 1948, les établissements bédouins et autres villages arabes cessèrent d’exister. » 390 Comme eux, des centaines de milliers de Palestiniens furent alors expulsés et remplacés. Des terres parmi les plus fertiles et longtemps convoitées devenaient israéliennes. La vallée de Jezreel Alors que les terres de Beisan appartenaient au domaine public, celles de la Jezreel Valley appartenaient à une famille de grands propriétaires, les Sursuq de Beyrouth,391 qui vendirent 80 000 acres situés aux alentours du village de Fula à l’American Zion Commonwealth, créée en 1914 pour rivière Auja près de Jaffa et aux terres de Beisan dans la Haute Vallée du Jourdain et de son affluent le Yarmouk, où il obtiendra une concession pour y construire la Station Rutenberg en faveur de la Palestine Electric Company. Cette double concession qui apparaîtra aux Arabes comme une faveur injustiflée suscitera de vifs débats au sein même du gouvernement mandataire qui est conscient que la population lui reproche d’être sous influence sioniste et de favoriser une minorité au détriment de la majorité. Doreen Ingrams, op. cit., p.134. 389 Arthur Ruppin, op. cit. pp. 269, 270 et 267. 390 Ruth Kark et Seth Frantzman, Bedouin, Abdül-Hamid II, British Land Settlement, and Zionism : The Baysan Valley and Sub-district, 1831-1948, Israel Studies, Vol. 15, N° 2, p. 71. 391 Déjà le Tanzimat avait jeté les bases d’un régime privé de facto de la terre qui allait permettre à de nombreux propriétaires le plus souvent absentéistes d’accaparer des terres qu’ils vendront d’autant plus facilement aux sionistes que ces derniers en donnaient un bon prix lorsque c’était le seul moyen pour se les approprier et qu’eux-mêmes n’étaient intéressés que par la propriété et non par la mise en valeur de leurs terres. Comme le souligne Gershon Shafir (p. 35), les a’yan (notables urbains) seront à l’avenir, dans les régions arabes de l’exempire ottoman, les grands bénéficiaires de cette réforme. Ils constitueront une nouvelle classe de grands propriétaires dont le pouvoir économique et politique sera immense. « Entre 1920 et 1927, 82% de toute terre acquise et enregistrée avec l’Agence juive était achetée à des propriétaires vivant hors de la Palestine à des prix bien en dessous des prix du marché. » Sahar Huneidi, A Broken Trust. Herbert Samuel, Zionism and the Palestinians, p. 219. Or ces terres étaient habitées et cultivées : l’expulsion des fellahin qui, depuis des générations, en vivaient va créer durant les années suivantes des milliers de paysans sans terre.

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acheter des terres en faveur de la colonisation juive. Apparemment, rien ne changeait : les terres passaient des mains d’une grande famille libanaise absentéiste à un intermédiaire peu connu, mais qui avait pour objectif de faire cultiver ces nouvelles acquisitions par les colons juifs. Il s’agissait grâce à ces achats de constituer des blocs de colonies pour en faire l’assise d’un territoire national juif. Des milliers de métayers seraient alors chassés et dépouillés, 392 avant d’être remplacés par les nouveaux immigrants. Ainsi, avant d’être les victimes de la connivence sécuritaire entre Britanniques et sionistes qui sera flagrante à partir de 1936, les fellahin de Palestine seront victimes de la collusion entre sionistes et propriétaires arabes absentéistes et intéressés par le seul profit. Dès les premières années du Mandat, pour le KKL et le PLDC, l’objectif était d’acheter de préférence des agrégats continus de grandes surfaces – ce sera le cas en particulier le long de la côte et en Galilée – qui, parce qu’ils appartenaient à de grands propriétaires absentéistes, pouvaient être achetés en l’état. Ainsi, Sahar Huneidi fait remarquer que la transaction la plus importante de l’année 1921 a été l‘achat par le KKL et le PLDC de sept villages en Galilée d’une superficie de 62 624 dunums et que les transactions faites entre 1921 et 1925 avaient concernés 240 000 des 500 000 dunams possédés par les propriétaires absentéistes. 393 Finalement, à la suite de nouveaux achats dans les années trente, vingt-deux villages en tout furent concernés, dont les habitants durent partir de gré ou de force. En se fondant sur une enquête portant sur 55,4% des acquisitions de terre par les sionistes, Henry Laurens fait remarquer que, dans les années cruciales 1920-1927, même si quelques ventes sont bien le fait de notables palestiniens, membres pour la plupart de la mouvance Nashabishi, « la majorité écrasante des ventes venaient des grands propriétaires pour la plus grande part des nonPalestiniens. »394 Il n’est donc pas surprenant que ces mêmes institutions sionistes se soient particulièrement intéressées à la vallée de Jezreel qui était considérée comme la plus fertile de la Palestine 395 et où, à l’époque ottomane, ils avaient déjà, 392



Environ 8 000, selon Doreen Ingrams, op. cit., p. 110. 393 Sahar Huneidi, op. cit., p.223. L’objectif de créer des blocs continus de colonies se poursuit jusqu’à aujourd’hui, non seulement pour des questions de sécurité comme c’est le plus souvent affirmé mais dans le but, non pas d’accaparer de nouvelles terres, mais de mettre la main sur une région et finalement sur tout le pays en tant que tel. Norman Bentwich, un excellent connaisseur des premières implantations sionistes, mentionne, dans Palestine of the Jews (p. 93), l’objectif d’avant 1914 pour la région du lac de Tibériade : « De nombreuses colonies juives existent déjà autour du lac de Tibériade qui exigent seulement qu’on les relie pour former une région juive continue » 394 Henry Laurens, La question de Palestine, T. II, p. 147 (Tableau : Distribution de la propriété foncière juive en fonction des précédents propriétaires : 75,4% viennent de grands propriétaires absentéistes pour les années 1920-1922 et 86 % pour 1923-1927). Données semblables à celles que donne Huneidi Sahar. 395 Le grand voyageur américain Bayard Taylor, dans le chapitre 2 de The land of the Saracen, or Pictures of Palestine, Asia Minor, Sicily and Spain (1854) nous décrit la Jezreel

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sans succès, tenté d’acheter des terres. Et cela d’autant plus que l’achat des terres de la vallée de Jezreel allait permettre de créer une propriété collective, propriété inaliénable de la nation, bien du Fonds national juif, appartenant à l’Organisation sioniste mondiale, un secteur de production fermé et protégé – un patrimoine qui, selon la fiction fondatrice du sionisme, aurait toujours appartenu au peuple juif mondial – d’où serait exclue la main d’œuvre arabe. 396 Or, comme pour la vallée de Beisan, quelle qu’en soit l’origine, les terres de la vallée de Jezreel étaient habitées. Et même si les propriétaires pouvaient vendre les terres, ils ne pouvaient vendre les maisons qui appartenaient aux fellahin et à leurs familles. Tous les stratagèmes furent alors utilisés pour les en chasser. De l’argent et d’autres terres situées ailleurs leur furent d’abord proposées, puis on leur fit comprendre que, en cas de refus, ils perdraient leurs droits. De plus, la conception sioniste d’une propriété collective et inaliénable ne pouvait que conforter le caractère inconciliable non seulement des intérêts mais aussi des valeurs auxquelles l’on se référait puisque l’islam, lui aussi, postule l’inaliénabilité des territoires conquis par les musulmans. Au cœur du conflit se trouvaient des raisons objectives qui n’avaient rien à voir avec la question de la capacité d’absorption que les sionistes mettaient le plus souvent en avant, mais qui concernaient la volonté arabe de préserver le caractère arabe de la Palestine, alors que les sionistes cherchaient, par l’immigration et l’appropriation des terres, à renverser le statu quo et à conforter le caractère juif d’Eretz Israel. Plus tard, une fois la Palestine conquise, le projet fondateur du retour à la terre, en particulier avec le mythe du kibboutz, servira de vitrine derrière laquelle s’édifiera un État colonial moderne pour lequel la conquête de la terre n’aura pas pour objectif de donner plus de terres agricoles à de nouveaux immigrants mais d’offrir un « espace vital » à des colons qui, finalement, justifieront leur mainmise sur une grande partie de la Palestine du Mandat par la croissance naturelle d’une population juive qui retourne chez elle ! En 1904, Menahem Ussishkin, l’un des dirigeants de Hoveve Zion, avait déclaré que pour acquérir la terre il n’y avait que trois méthodes : « Par la force, c’est-à-dire la conquête par la guerre : en d’autres termes en Valley qu’il appelle Esdraelon comme un territoire où il n’était pas nécessaire d’attendre les sionistes pour le rendre florissant. Il parle de vagues de champs de blé et d’orge, de vergers d’oliviers, de l’abondance de l’eau, de plantations d’orangers, de citroniers, de figuiers, etc … La version de Ben Gourion qui oublie de mentionner que les fameux effendis qu’il accuse de tous les maux vendaient, comme les Sursuq de Beyrouth, leur terre aux sionistes, est très différente : « Je vis la vallée de Jezreel déserte et presque toutes les terres appartenant à des effendis arabes résidant en Syrie. Les pionniers de la deuxième et de la troisième alya transformèrent la région en un jardin juif verdoyant. » 396 La Constitution de l’Agence juive, créée à Zurich le 14 août 1929, dans ses articles 3(d) et 3 (e), précise que les terres sont acquises au nom du Fonds National Juif dans le but d’être considérées comme propriété inaliénable du peuple juif et que le rôle de l’Agence est de promouvoir une colonisation agricole fondée sur le travail juif.

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volant la terre à ses propriétaires ; […] par une expropriation menée par les autorités gouvernementales ou par l’argent. » Selon lui, insistait-il, le mouvement sioniste devrait se limiter à la troisième solution.397 Finalement, les sionistes ont bénéficié des trois méthodes. Comme le soulignait cyniquement Weizmann dans son autobiographie, qu’importe l’acheteur, qu’importe l’objectif, qu’importe les moyens, tout est bon qui permet le retour en Eretz Israel : « Après tout, affirme-t-il en parlant d’Edmond de Rothschild, il achetait de la terre en Palestine et y installait des Juifs, c’était autant de gagné. »398 Finalement, même si dans un contexte de rapport de force colonial, l’achat de la terre de l’Autre n’est souvent qu’une forme raffinée du vol, comme le sera plus tard l’achat à bon prix des biens juifs réquisitionnés ou volés par les nazis, la logique coloniale allait amener le mouvement sioniste à devenir le champion de l’acquisition par la force, par l’expropriation et par l’argent, non pas de quelques lopins de terre mais de la Terre d’Israël.

397



Benny Morris, op. cit., p. 52. 398 Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, pp. 65-66.

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CHAPITRE IV Violence coloniale et violence d’État

« C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura d’autre choix que de répondre par la violence ». Nelson Mandela « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’Hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. » Don Helder Camara

Violence coloniale La peur originelle tapie dans la nuit coloniale « Le barbare est celui qui croit à la barbarie. » Levi Strauss

Le rapport colonial aux Arabes constitue le fondement de la violence systémique qui, jusqu’à nos jours, a hanté l’entreprise sioniste et participé à la ruine du Moyen-Orient. Avec le colonialisme sioniste et sa politique de dépossession sont nés une mauvaise conscience non pas individuelle mais collective qui engendre une peur originelle, tapie dans la nuit coloniale, celle de celui qui sait que sa terre n’est pas à lui et que l’Autre n’acceptera jamais que la terre qu’il a prise soit à lui. Ainsi, Ben Yehouda, avec sa franchise habituelle, note dans son autobiographie, Le rêve traversé : « Je dois avouer 161

que cette première rencontre avec nos cousins en Ismaël fut peu réjouissante. Un sentiment déprimant de peur remplit mon âme, comme si je me trouvais devant cette muraille menaçante. »399 Dans le navire qui l’emmène vers la Terre promise, il constate que les Arabes, « les véritables habitants de la Palestine » dit-il, sont « élancés, vigoureux, portant l’habit traditionnel fait de riches vêtements ornés ». Ils manifestent, note-t-il, joie et gaieté, plaisantent, s’amusent et prennent du bon temps et se sentent citoyens d’un pays que, lui, considère comme la terre de ses ancêtres. Avant de conclure : « Et moi leur descendant, je revenais à cette terre comme un étranger, fils d’une terre étrangère, d’un peuple étranger. Je n’avais sur cette terre de mes pères ni droit politique ni citoyenneté. J’étais ici un étranger, un métèque. » Contrairement à ce qui se passait, avec les pèlerins chrétiens qui, pour la plupart se pâmaient de joie en apercevant les rivages de la Terre sainte, Ben Yehouda, lui, ne ressent que de l’épouvante : « Voici qu’à l’horizon apparut une ligne, allant s’élargissant. Oui ! Le rivage de la terre ancestrale ! Et le sentiment de terreur crut encore en moi. Aucun autre sentiment. Aucune autre pensée. L’épouvante » ! Et, lorsque, enfin, il pose ses pieds sur la Terre promise : « Oui ! Mes pieds marchaient sur la Terre sainte, la Terre des Pères – et mon cœur était vide de toute joie, ma tête de toute pensée, de toute inspiration ! Mon cerveau était comme vide, gelé, immobile. Je n’étais rempli que d’une chose : l’épouvante. Je n’ai pas déchiré mes vêtements, je ne suis pas tombé face contre terre, je n’ai pas enlacé les rochers, ni baisé le sable. J’étais là, debout, saisi. Épouvante ! Épouvante ! »400 Le premier soulagement viendra plus tard lorsque Ben Yehouda constatera que la plupart des Arabes sont misérables et que donc le rapport de force, moins inégal qu’il ne l’avait craint, pouvait encore être favorable aux nouveaux arrivants. Comme de nombreux sionistes effrayés par les réactions que pourraient avoir les Arabes alors que les Juifs sont encore trop peu nombreux, il conseille, comme il l’écrit en 1882 à Peretz Smolenskin, la discrétion et la ruse : « Il s’agit maintenant de devenir aussi forts que nous le pouvons, de conquérir le pays en secret, petit à petit […] Nous ne pouvons le faire que dans la clandestinité, discrètement. […] Nous n’allons pas ériger de comités, car les Arabes apprendraient alors ce à quoi nous aspirons, nous devons agir comme des espions silencieux, nous devons acheter, acheter, acheter. »401 De cette peur ancestrale naît la violence coloniale qui conduira Ze’ev Jabotinsky à opposer à la muraille démographique menaçante dont parle Ben Yehouda un mur d’acier et mènera Herzl des années plus tard à donner le même conseil en utilisant le même terme, d’agir « discrètement ». Cette peur de n’être pas chez Soi chez l’Autre sera l’un des moteurs des guerres qui vont se succéder au Moyen-Orient. 399

Ben Yehouda Eliezer, Le rêve traversé, p. 66. Ben Yehouda Eliezer, Le rêve traversé, pp. 66-69. 401 Benny Morris, op. cit., pp. 63-64. 400

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En effet, tout projet colonial porte en lui l’aliénation, l’humiliation et la dépossession de l’Autre et la violence qu’elle génère : une violence que, pour en cacher l’origine, l’on s’empresse de qualifier de spirale de la violence alors qu’elle n’est en réalité que la manifestation de la barbarie coloniale ; une barbarie qui n’est pas celle de ceux qui apparemment la véhiculent mais celle du processus colonial qui font d’eux – colons et parfois même colonisés – des barbares. Or, les premiers théoriciens du sionisme, y compris ceux qui ont participé au congrès de Bâle ne se sont posé ni la question de la violence, ni celle de l’emploi de la force car ils ne se posaient pas la question de la présence des Arabes ou, pour la plupart, ne se la posaient que marginalement. Ainsi, la création d’une abstraction juridique ne préparait pas Herzl, du moins dans un premier temps, à se poser sérieusement la question de la sécurité et de la défense de la souveraineté d’un État qui, jusqu’à preuve du contraire, n’existait que dans son imagination et dans son roman, Altneuland, écrit entre 1899 et 1902. Une pure fantaisie, parue en 1902 qui, pour l’essentiel, dévoile la méconnaissance qu’avait le fondateur du sionisme non seulement de la réalité palestinienne mais aussi des Juifs de la diaspora, au point que certains sionistes ne verront dans Altneuland qu’une Europe en miniature dénuée de toute tradition juive et que d’autres remettront en question la vision idyllique qu’il donne de la cohabitation avec les Arabes. Theodor Herzl qui, après le Congrès de Bâle (1897) et son voyage à Jérusalem (1898), ne s’était pas encore vraiment aperçu que la Palestine n’était pas une terre sans peuple mais était peuplée d’êtres humains aussi vivants et réels que les colons juifs qu’il avait rencontrés, nous décrit une Palestine d’avant et d’après la colonisation, transformée et prospère dont les marais ont été asséchés et le sol assaini, peuplée d’une population enrichie et bien traitée, vivant heureuse dans des villages nouvellement construits. 402 Une Palestine où la question de la sécurité ne se pose pas puisque les colonisés n’ont aucune raison de ne pas être satisfaits de la colonisation. Par la suite, en se plaçant ouvertement dans le cadre d’un processus colonial et en tenant compte de la réalité, quelques sionistes, plus réalistes que l’auteur d’Altneuland, caresseront l’idée que la sécurité des immigrants 403 pourrait être garantie par les puissances européennes et ils 402



Theodor Herzl, Altneuland, pp. 145-146. De ce "bon Arabe", Herzl nous dit : « Il a étudié à Berlin. Son père était de ceux qui ont compris d’emblée les avantages de l’immigration des Juifs. Il a participé à notre essor économique, il est devenu riche. D’ailleurs, Rechid est membre de notre Nouvelle Société. », p. 94. 403 En 1928, l’historien sioniste Albert M. Hyamson reprend à son compte (Palestine old and new, p. 47), le thème de l’insécurité auquel de nombreux voyageurs-pèlerins du XIXe siècle donnaient déjà plus d’importance qu’il n’en avait. Il souligne ainsi que la Palestine a toujours été une « terre de brigandage » et le Proche Orient une « région de guerre civile et de troubles », alors que, précise-t-il, il a suffi, avec le Mandat, de quelques centaines de policiers pour imposer la paix britannique. Or, comme chacun le sait, depuis que le projet colonial britannique d’abord, sioniste ensuite a abouti, le Moyen-Orient est un modèle de paix !

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envisageront alors qu’une charte certifiée internationalement permette aux Juifs d’immigrer et de s’installer en Palestine sous la protection d’une des grandes puissances de l’époque. Ainsi, Max Nordau, qui estimait aussi que la colonisation ne pourrait pas être entreprise sans garanties politiques internationales préalables, préconisera, une fois ces garanties obtenues grâce aux nombreux traités de l’après guerre, d’agir vite pour créer un fait accompli. Il reprochera d’ailleurs aux dirigeants sionistes, Chaïm Weizmann et Nahum Sokolow, de n’avoir pas tiré profit plus rapidement de la Déclaration Balfour. Quant aux premiers immigrants, lorsqu’ils posaient les pieds en Palestine, ils ne pouvaient, eux, que reconnaître son arabité. Aussi, avec l’arrivée en nombre des premiers immigrants, la réalité d’un territoire déjà peuplé conduira les leaders du sionisme à se poser la question de la violence coloniale, appelée auto-défense,404 d’autant plus qu’avec le Mandat, le droit à une immigration sans limite que les sionistes réclamaient était en effet – comme en apportera la preuve, plus tard, la Loi du Retour – le droit de coloniser sans limite. Quant à Anstruther MacKay, gouverneur militaire de Ramleh, l’un de ces officiers britanniques peu favorables au sionisme, dès juillet 1920, il prédisait, pour un public américain qu’il savait favorable au sionisme, que le conflit en Palestine risquait de donner lieu à une guerre quasi mondiale entre le Nord et le Sud, dans laquelle les Américains seraient impliqués.405 Le sionisme adoptera alors une conception spenglerienne de l’histoire qui récompense toujours les plus forts. Cette vision ne manquera pas de susciter une brutalité parfois dévastatrice ; la revendication d’une realpolitik que l’on trouve déjà dans Le sens de l’histoire de Max Nordau, inspirera la Théorie et la Pratique du futur État juif,406 ainsi que la priorité qui sera donnée à la politique du fait accompli. L’un de ses admirateurs, Ze’ev Jabotinsky, fervent comme Spengler de Mussolini et du fascisme italien, et tous ceux, Max Nordau y compris, qui préconiseront la politique du mur d’acier retiendront le message de la violence fondatrice de l’État et de la politique de force nécessaire à l’édification d’un État, surtout s’il s’agit d’un État colonial.

404 Jabotinsky et Rutenberg auraient été, en mars ou avril 1920, à l’origine d’un projet d’autodéfense, après le refus de l’administration militaire, considérée comme antisioniste, d’autoriser la création d’un bataillon permanent juif en Palestine. 405 « Une guerre entre les races blanche et brune (sic !) dans laquelle l’Amérique serait sans aucun doute impliquée ». The Atlantic Monthly, July 1920. 406 La brutalité de Max Nordau et de tous ceux qui, à la suite de Ze’ev Jabotinsky, vont préconiser la mise en œuvre d’une politique sans concession vis-à-vis des Arabes n’est d’ailleurs pas sans lien avec une philosophie de l’histoire sans illusion sur la place que la morale ou les droits humains pourraient jouer dans la conduite des États.

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Même si, pour cet adepte du Darwinisme social,407 la solidarité nationale a encore un sens, Max Nordau n’en affirme pas moins que les rapports de force créent le Droit. Dans un monde où régnerait la lutte des classes,408 des sexes409 et des nations,410 le décadent, le colonisé n’a pas sa place ; il ne peut être que vaincu. Il n’a aucune chance de survie, non pas du fait de l’appartenance à une race mais du fait de la sélection naturelle qui menace tout être faible et dégénéré. Ainsi, comme il l’affirme dans Paradoxe der conventionellen Lügen (1883), la population européenne excédentaire en se déversant à l’étranger entraînera l’extermination des races plus faibles et inférieures.411 Même si ce discours était assez commun en cette fin de siècle, il ne pouvait que pervertir la vision que l’on pouvait avoir de l’Autre, en particulier si cet Autre était le colonisé. Dans sa philosophie coloniale, Max Nordau restera donc fidèle à sa vision, bien datée, de la réalité politique et sociale ; tout en faisant référence à l’humanisme, à une morale de la solidarité et au progrès qu’il réserve à l‘Humanité judéo-chrétienne,412 il ne retient finalement que les rapports de force pour régler les relations entre les colons et les colonisés ou, comme il dit, « entre les races supérieures et les races inférieures », avant que celui que l’on peut considérer comme le précurseur de Jabotinsky soit, comme tous les précurseurs, dépassé par ceux qui, loin de représenter des points de vue personnels, se contenteront 407



« Les faibles, les dégénérés périront, les forts s’adapteront aux conquêtes de la civilisation. » Max Nordau, Dégénérescence, T. II, p. 547. 408 « S’il est juste que le riche vive dans l’oisiveté parce qu’il a su s’emparer de la terre ou exploiter le travail de l’homme, il doit être juste aussi que le pauvre le tue et traite sa fortune de bonne prise, pourvu qu’il ait le courage et la force nécessaire pour le faire. » Max Nordau, Les mensonges conventionnels de notre civilisation, p. 259 409 « Dans la civilisation, la femme a une situation élevée et magnifique, parce qu’elle se contente d’être le complément de l’homme et de reconnaître sa supériorité matérielle. Mais si elle tente de mettre celle-ci en question, elle est bientôt forcée d’en sentir la réalité. La femme pleinement émancipée, indépendante de l’homme, dans beaucoup de cas son ennemie par suite de questions d’intérêts, sera bientôt acculée. C’est alors la lutte, la lutte brutale, - et qui en sortira vainqueur ? Le doute à ce sujet n’est pas permis. L’émancipation mettrait nécessairement l’homme et la femme dans la situation d’une race supérieure et d’une race inférieure, - car l’homme est mieux armé que la femme pour la lutte de l’existence, - et le résultat serait que la femme tomberait dans une dépendance et un esclavage pires que ceux dont l’émancipation prétend la délivrer. » Max Nordau, Les mensonges conventionnels de notre civilisation, pp. 311-312. 410 « Des nations qui participent au grand combat […] seules survivront celles qui possèdent en elles une force vitale naturelle et innée. » Des idées qui, malheureusement, durant l’entredeux guerres, triompheront ailleurs. 411 Delphine Bechtel, Max Nordau, (Derek Jonathan Penslar, Les deux visages de Max Nordau philosophe et sioniste), p. 329. 412 « A la place de la morale traditionnelle, le progrès pose un principe général : la solidarité de l’Humanité, d’où résulte une nouvelle morale incomparablement plus profonde, plus sublime et plus naturelle. Celle-ci prescrit : "Fais tout ce qui contribue au bien de l’Humanité ; abstiens-toi de tout ce qui cause à l’Humanité du dommage ou de la douleur. » Max Nordau, Les mensonges conventionnels de notre civilisation, pp. 349-351.

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d’inscrire leur action dans la dynamique du système colonial. La croyance aux seuls rapports de force laissera une empreinte indélébile dans la conception que la majorité des sionistes et, plus tard, la quasi-totalité des Israéliens auront de la relation avec les Arabes. Dans la lutte coloniale, si l’on n’est pas le plus fort, il vaut mieux se soumettre. C’est donc face à la réalité et non dans l’esprit des penseurs politiques que se structurera l’idéologie coloniale des pionniers qui vont édifier l’État sioniste. Accorder une trop grande importance aux discours qui prônent le culte de la force et de la violence serait méconnaître la réalité coloniale que, dès leur arrivée en Palestine, les sionistes devront gérer. En effet, ce n’est pas l’idéologie qui façonne la réalité, mais la réalité qui façonne l’idéologie. Ce ne sont pas les discours préconisant la violence qui, prioritairement, créent la violence mais la réalité qui, telle celle de la colonisation, génère la violence. S’il en était autrement le Proche-Orient et Jérusalem (la Ville de la Paix) qui suscitent, chaque jour, des appels à la paix et les prêchi-prêcha dégoulinant de bons sentiments, seraient la région du monde la plus paisible. Or, la réalité coloniale étant intrinsèquement violente, ceux qui, dès leur arrivée en Palestine, vont la découvrir et la vivre ne conserveront des divers systèmes de pensée qu’ils avaient empruntés à l’Europe (socialisme, libéralisme, autoritarisme prussien, démocratie, pacifisme, fascisme,…) seulement ce qui pouvait apporter des réponses aux questions que leur posait leur vécu : le primat à accorder à la nation et à la patrie, le culte de la force auquel est réduit celui qui veut imposer à l’Autre la violence coloniale et le relativisme moral qui en est le corollaire, puisque, comme chacun sait, une opération chirurgicale est parfois nécessaire « pour imposer paix et civilisation aux barbares ».413 Quelques-uns, tel Ahad ha-Am, pétris des valeurs du judaïsme diasporique, tenteront d’échapper à la tentation spenglerienne. Ils voudront se convaincre que l’établissement des Juifs en Palestine pouvait être pacifique et rêver d’un Israël, exemplaire par sa moralité et sa croyance en la supériorité des forces de l’esprit, qui n’aurait pas à s’en remettre à la force brutale. Dès l’origine, Ahad ha-Am avait d’ailleurs manifesté sa méfiance pour un projet qui voulait créer un État, semblable à celui rêvé par les Sadducéens, dont le destin serait de devoir sans cesse s’imposer par la force. Un premier séjour de trois mois en Palestine en 1891 dont il rendit compte dans La Vérité sur la Palestine (il fut donc l’un des rares, lors du Congrès de 413 La « sagesse populaire » affirme qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, la propagande politique parle de « frappes chirurgicales ». En Irak, une seule des guerres (20032011) entreprise au nom d’une ingérence dite humanitaire, a fait, selon la revue scientifique américaine PLOS Medicine, 500 000 victimes dont de très nombreux civils. Pour la bataille de Mossoul (17 octobre 2016 - 10 juillet 2017), le Stalingrad du Proche-Orient, le journal Le Monde parle de « L’impossible décompte des morts à Mossoul », sans parler des centaines de milliers de déplacés. On arrive seulement à compter les morts des Occidentaux, à l’unité près (Les Américains veulent pour eux des « guerres sans mort »), pour leurs ennemis, si on s’y intéresse, il y en a trop pour les compter.

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Bâle, à savoir de quoi l’on parlait !), l’avait rendu conscient du problème que la présence de la population arabe allait poser au sionisme. Ahad ha-Am aspirait à l’avènement d’une nation imprégnée d’un judaïsme sans allégeance à l’orthodoxie religieuse, mais entendu comme culture, au point d’égratigner ceux qui, comme Joseph Trumpeldor qui fut tué lors de la bataille mythique de Tel-Haï en 1920,414 allaient devenir les héros de l’État d’Israël. Il les comparaît d’ailleurs aux « fanatiques qui se battirent en désespérés et n’abandonnèrent pas leur poste jusqu’à ce qu’ils fussent tombés au milieu des ruines qu’ils chérissaient ».415 Il souhaitait donc un autre avenir pour un projet sioniste qu’il avait soutenu par sa présence au premier Congrès de Bâle, mais qu’il voulait humaniste et pacifique. Il estimait que la spécificité de l’identité nationale juive tenait dans une vision morale du monde (la création de l’Université hébraïque avait ainsi, pour lui, plus d’importance que celle de n’importe quelle autre agence d’État). Au projet des Sadducéens, des fanatiques nationaux qui demeurèrent, le glaive à la main, sous les murs de Jérusalem, il préférait celui des Pharisiens qui, « la Torah dans leur bras, s’en allèrent à Yavné » (le nouveau centre du savoir juif qui allait devenir le centre de l’existence juive) : « Eux, soulignait-il, n’oublièrent pas qu’ils n’avaient d’amour pour le corps national qu’à cause de l’esprit national s’exprimant par lui et ayant besoin de lui. »416 D’autres, par contre, les plus nombreux qui, avec Micha Joseph Berdyczewski (1865-1921), exigeaient une réévaluation du judaïsme et de l’histoire juive dans le sens nietzschéen et donnaient en exemple les résistants de Massada ou les Zélotes qui, au lieu de fuir vers Yavné, comme Rabbi Yohanam ben Zakkai, préférèrent mourir sous les murs de Jérusalem. Massada et Tel-Haï vont ainsi devenir des défaites sacrées dont les vaincus seront glorifiés car ils ne pouvaient être morts pour rien : le mythe de la mort héroïque engageant chacun à mourir comme eux. Avec Berdyczewski qui, comme Nordau, voyait dans la Diaspora l’origine d’un processus permanent de dégénérescence, naissait ainsi un culte de la force qui ne se démentira pas. Lui et tous ceux qui adopteront la même vision de la réalité, revisiteront l’histoire biblique et en souligneront le caractère héroïque pour effacer l’image, produite par des siècles de 414



L’histoire de Tel-Haï, telle qu’elle restera pour une mémoire collective qui développe le culte de la force, de l’héroïsme et de la mort, met en scène une poignée d’agriculteurs faibles et innocents face à des hordes d’attaquants arabes. La matrice de toutes les guerres menées par la suite par l’État d’Israël (David contre Goliath, la multitude contre quelques-uns) où le sang versé sanctionne et sacralise la conquête. 415 Allusion à la guerre juive qui éclata en 66 de l’ère commune ; le soulèvement aboutit à la destruction de Jérusalem et de son temple (70). La guerre reprit en 132 sous la direction de Bar Kokhba et se termina en 135 par l’écrasement des Juifs révoltés par les troupes d’Hadrien. Le pouvoir romain, dans sa volonté de rayer toute présence juive, changea le nom de Jérusalem en Aelia Capitolina et donna au pays le nom de Palestine ou pays des Philistins ennemis jurés des Hébreux. 416 Shlomo Avineri, Histoire de la pensée sioniste, p. 167.

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persécution, d’un peuple juif qui, à tout jamais, serait agneau parmi les loups. Ils seront nombreux par la suite à penser que le temps était venu d’abandonner la posture d’éternelle victime ou de peuple exceptionnel et d’admettre enfin que, pour participer au concert des nations, le droit commun suffisait ; à condition, bien entendu, qu’il en soit ainsi en toutes circonstances, ce qui impliquait aussi de ne plus se référer aux mythes fondateurs du judaïsme et du sionisme, de Peuple élu, de Sel de la terre et de Lumière du monde. Pourquoi, s’il en est ainsi, les Juifs feraient-ils exception d’autant plus qu’après la Shoah le « plus jamais ça » pourra servir de prétexte ou de justification à tous ceux qui aspiraient depuis longtemps d’appartenir, eux aussi, à la meute des loups ?

Arthur Ruppin : du Brit Shalom au contre-terrorisme assumé L’itinéraire politique et intellectuel d’Arthur Ruppin, un homme fondamentalement pragmatique qui ne s’embarrassait pas d’idéologie, est particulièrement intéressant car il illustre mieux que d’autres l’implacable logique coloniale qui, quel que soit leur enracinement philosophique, idéologique ou religieux, conduit les plus avertis à adopter les solutions les plus radicales. Cet itinéraire, que l’on peut découvrir dans ses Mémoires, son Journal et ses Lettres, nous révèle un homme, sioniste convaincu, mais conscient de la Question arabe qui, après avoir été, en 1925, en compagnie de Martin Buber, Gershom Scholem, de la sioniste américaine Henrietta Szold 417 et de quelques autres, l’un des fondateurs du Brit Shalom, 418 en arrive à être l’un des plus farouches défenseurs de la constitution d’un État

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Avec Stephen Samuel Wise, une figure marquante de ce que l’on appellera plus tard le lobby juif américain et Judah Leon Magnes, le grand pacifiste américain et l’un des fondateurs de l’Université hébraïque, elle fait partie de ces Juifs américains qui pensèrent découvrir les vrais Juifs dans les immigrés d’Europe de l’Est et jouèrent un rôle de premier plan dans la création, en 1898, de la Fédération des Sionistes américains. 418 Pour l’un de ses fondateurs, Gershom Scholem, les Juifs avaient besoin d’un enracinement en Eretz Israël, car être juif signifiait vivre en Palestine. Comme il devait l’écrire à Walter Benjamin quelques années après que Brit-Shalom ait cessé d’exister : « Ce ne serait pas si terrible si Jérusalem restait sous mandat britannique même dans le cadre d’un Foyer national juif aussi longtemps que l’hébreu resterait la langue officielle. » George L. Mosse, Confronting the Nation. Jewish and Western Nationalism, ch. 12, Gershom Scholem as a German Jew, pp. 176-192. Ayant évolué vers un nationalisme modéré, Gershon Scholem sera convaincu que la seule solution à la Question juive réside dans un retour, non pas au judaïsme orthodoxe, mais à une judéité centrée sur une adhésion consentie à la foi, à la religion et à la doctrine de l’Élection : « J’ai toujours considéré le sionisme laïque comme une voie légitime, mais je rejette cette proposition stupide selon laquelle les Juifs devraient devenir ‘un peuple comme les autres’. Si cela devait arriver, ce serait la fin du peuple juif. Je partage l’opinion traditionnelle selon laquelle, quand bien même nous voudrions devenir un peuple comme les autres, nous n’y réussirions pas. Et, si nous y parvenions, c’en serait fini de nous. » Elisabeth Roudinesco, Retour sur la Question juive, p. 208.

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juif sur toute la Palestine, 419 pour la simple raison que les émeutes meurtrières d’août 1929, dont 116 arabes et 133 Juifs seront victimes, lui ont fait découvrir que les Arabes n’étaient pas prêts à partager ce qui était à eux. D’ailleurs, il n’est pas le seul dans son cas puisque, pour les militants de la gauche sioniste, émeutes et massacres surtout à Hébron marqueront une rupture définitive avec les Palestiniens. A l’occasion des premières explosions de violence arabe en 1921, Ruppin s’était opposé à ceux qui préconisaient la manière forte et affirmaient que les Arabes ne comprenaient que ça (5 mai 1921)420 ; quelques semaines plus tard, comme Herbert Samuel, il s’interrogeait encore sur la réalité pour constater que, contrairement à ce que l’on avait l’habitude de dire, le rejet du sionisme ne concernait pas que les élites mais la totalité de la population arabe. Toutefois, tout en regrettant la faiblesse du Haut Commissaire qui serait prêt à faire aux Arabes des concessions qui pourraient mettre en danger le projet sioniste (depuis son arrivée en Palestine, il ne cessait de répéter sous différentes formes que la Palestine est la patrie des Juifs), il s’opposait à la proposition de Jabotinsky, adoptée à une large majorité par l’Exécutif sioniste, de recruter des bataillons juifs en Palestine (4 juin 1921) ; il craignait, précisait-il, que cela pourrait être un premier pas vers une politique qui serait fondée sur l’emploi de la seule force, et se rassurait à l’idée que les Britanniques ne donneraient jamais leur accord (17 juillet 1921).421 Sur la question de l’immigration dont il était l’un des principaux responsables, Ruppin s’opposait également aux maximalistes, tels que Davis Trietsch et ses partisans qui proposaient une immigration juive à hauteur de 300 000 par an, alors que dans l’un de ses ouvrages, Der Aufbau des Landes Israel, Ruppin s’en tenait au chiffre plus réaliste de 30 000.422 Suffisamment lucide pour reconnaître que le sionisme n’avait pas de politique arabe digne de ce nom, une politique qui ne devrait pas concerner la seule Palestine, mais la totalité du monde arabe, autant Bagdad, Le Caire et Damas (22 février 1922), il reconnaissait, à l’occasion des discussions qui avaient eu lieu entre Juifs et Arabes lors du Congrès panarabe qui s’était tenu au Caire en mars 1922, que la négociation était la seule solution à un conflit judéo-arabe autrement insoluble. Pour lui, c’était la seule voie à suivre si le sionisme voulait être autre chose qu’un mouvement nationaliste de quelques centaines de milliers de Juifs et devenir une puissance qui tiendrait un rôle dans l’histoire de l’humanité. Seule l’alliance des deux peuples – quelques centaines de milliers de Juifs avec trente millions d’Arabes – pourrait,

419 En de nombreuses occurrences, il note qu’il aimerait vivre suffisamment longtemps, même s’il pense que ce ne sera pas le cas (cette tâche sera celle de nos enfants et petits enfants), pour voir la totalité de la Palestine comme une terre juive. Arthur Ruppin, op. cit. p. 138. 420 Arthur Ruppin, op. cit. p. 191. 421 Arthur Ruppin, op. cit. p. 192. 422 Arthur Ruppin, op. cit. pp. 171 (9 novembre 1919) et 179.

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souhaitait-il, avec le temps et le comportement des deux parties, atteindre cet objectif.423 En tant que responsable de la Palestine Land Development Company et du processus d’achat des terres et d’encouragement à l’immigration, sa vision de la politique du Mandat était très pragmatique : « On ne gagne pas une patrie par la diplomatie. Si nous n’acquérons pas la Palestine par notre travail et si nous ne gagnons pas l’amitié des Arabes, notre position sous le régime du Mandat ne sera pas meilleure que ce qu’elle était auparavant. Le seul avantage positif que je vois dans la situation actuelle est, constatait-il, que les Juifs fortunés sont maintenant davantage disposés à donner de l’argent pour la Palestine. »424 Il précisera son point de vue sur sa conception du projet sioniste une année plus tard en expliquant qu’il avait, dès son adhésion au sionisme, été opposé au sionisme politique car ni une charte comme le voulait Herzl, ni même la Déclaration Balfour qui sera une malédiction si on croit qu’elle fondera les droits du peuple juif sur la Palestine, ne peuvent confirmer les droits du peuple juif ou en créer de nouveaux. Seuls, les liens historiques et raciaux avec la Palestine et l’action des sionistes sur le terrain en sont les véritables fondements. Toutefois, pour Arthur Ruppin, la création d’un État juif ne peut être une fin en soi. Créé au Proche-Orient, le nouvel État devra y trouver sa place : « Un État juif d’un ou même de plusieurs millions de Juifs (dans un laps de temps de 50 ans) ne serait rien de plus qu’un autre Monténégro ou une autre Lituanie. Il y a assez d’États dans le monde. Si les Juifs œuvrent seulement pour l’établissement de leur propre État national et ne parviennent pas à créer des liens organiques avec les nations qui les entourent, ils provoqueront la haine de leurs voisins et, dans un court laps de temps, ils seront défaits dans leur lutte contre une telle écrasante majorité. Cela doit être pris en considération. Le rôle des Juifs doit être de relever le niveau culturel de tout le Proche-Orient, y compris la Syrie, la Palestine et peut-être aussi l’Asie mineure et de constituer avec leurs voisins une communauté culturelle progressiste. »425 L’évolution d’Arthur Ruppin s’accélérera à la fin des années vingt, face à une situation qui s’aggrave et, de plus en plus, lui échappe. Les prises de position de plus en plus radicales de ceux qui l’entourent, la difficulté de concilier l’éthique et le processus colonial, d’éviter un chauvinisme juif de plus en plus présent,426 l’impossibilité de fournir à une population juive en constante augmentation un champ d’activité suffisant sans opprimer les 423

Arthur Ruppin, op. cit. p. 197. Arthur Ruppin, op. cit. p. 199. 425 Arthur Ruppin, op. cit. pp. 207-208. 426 Le nationalisme sioniste sera, comme beaucoup d’autres, menacé par un chauvinisme qui, comme le soulignera Hannah Arendt, « tend à diviser le monde en deux moitiés dont l’une est votre propre nation que le destin, la malveillance ou l’histoire a opposé au monde entier composé d’ennemis ». Hannah Arendt, Auschwitz et Jérusalem, p. 163. 424

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Arabes, la quantité limitée de terre disponible, sauf dans les régions côtières, qui aura pour conséquence que l’arrivée de chaque colon causera la dépossession d’un fellah, lui font prendre conscience que les Britanniques n’agissent tantôt en faveur des Juifs, tantôt en faveur des Arabes que pour sauvegarder leurs propres intérêts impérialistes et que quémander ses droits ne servait à rien : il ne fallait compter que sur ses propres forces. Dans une lettre au Dr Hans Kohn, il rappelle que, dans la création du Brit Shalom, il avait été guidé par la conviction que le sionisme, unique dans l’histoire, avait pour objectif d’installer pacifiquement des colons dans un pays déjà habité. En général, l’arrivée d’une nation dans le pays d’une autre nation se faisait par la conquête ; jusqu’à aujourd’hui, aucune nation n’avait toléré l’établissement à ses côtés d’une autre nation qui revendiquerait égalité complète et autonomie nationale. Il soulignait ensuite que les sionistes, y compris les rédacteurs de la Déclaration Balfour, avaient voulu ignorer ou minimiser la Question arabe et le conflit d’intérêts qui opposait Juifs et Arabes : « En ce moment, ajoute-t-il, je ne vois pas comment ces conflits d’intérêts peuvent être résolus de sorte que les Juifs pourraient bénéficier d’une immigration et d’un développement économique et culturel illimités en Palestine, absolument essentiels pour le sionisme, sans empiéter en aucune façon sur les intérêts des Arabes. » 427 Par ailleurs, constatait-il, si l’on accordait des droits constitutionnels aux Arabes majoritaires, cela signifierait tout simplement la fin du sionisme et si on leur accordait un semblant de constitution qui leur enlèverait tout pouvoir réel, cela ne ferait que susciter davantage d’amertume. Le moment n’était donc pas encore venu d’entrer dans un processus démocratique avec des gens majoritairement illettrés, fanatiques et facilement manipulables par leurs élites qui, de plus, ne voulaient pas des sionistes.428 En fait, constataitil, ceux qui, Français en Syrie, Britanniques en Mésopotamie et en Palestine, se faisaient les champions de la démocratie n’avaient jamais voulu instaurer la démocratie dans les pays où ils étaient mandatés pour l’introduire, car ils savaient que les Arabes étaient des nationalistes qui auraient désavoué tant le système des Mandats que le projet sioniste. Finalement, les émeutes de 1929 durant lesquelles « les Arabes, notait-il, se conduisirent abominablement à Hébron et à Safed face à des Juifs sans défense et tuèrent même des enfants » donnèrent à Arthur Ruppin un prétexte pour rompre avec le Brit Shalom et avec le projet utopique ou hypocrite de créer des colonies sans tomber dans les travers du colonialisme. Il est maintenant conscient que, comme il le regrette, les Arabes sont moins prêts que jamais à accepter la vision sioniste de l’avenir de la Palestine et qu’il existe entre eux et les Juifs un fossé impossible à combler. Il est possible d’obtenir des autochtones des droits nationaux dans un État arabe – 427



Arthur Ruppin, op. cit., p. 278 (16 mai 1936). 428 Arthur Ruppin, op. cit. pp. 236-238.

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ce qui ne représente aucun intérêt – mais il n’est pas possible d’obtenir ce que le sionisme veut, une immigration massive qui lui permettrait de devenir majoritaire. Les Juifs d’Europe de l’Est qui forment le contingent le plus important de sionistes ne sont, en effet, pas prêts à accepter une situation de minoritaires qu’ils connaissent déjà et qui les laisserait sans défense face aux injonctions et aux oukases d’une majorité arabe. La politique de force que Ruppin avait d’abord condamnée lui paraît alors de plus en plus inévitable : « Je suis convaincu, précise-t-il, après avoir constaté que l’année 1934 avec ses 50 000 nouveaux immigrants et ses nouvelles concessions de terre a été excellente pour les sionistes, que les Arabes ne se contenteront pas de nous regarder progresser passivement et qu’un jour nous ferons l’expérience de sérieux troubles dans le pays. Il est important que nous devenions forts avant qu’ils ne se produisent. »429 Ce moment allait arriver avec la révolte arabe de 1936 qui exigera un arrêt immédiat de l’immigration. Celui qui avait été l’un des fondateurs du Brit Shalom et favorable à une solution binationale de la Question arabe, prendra alors définitivement ses distances avec ses anciens amis qui, avec leurs prises de position trop optimistes et trop libérales envers les Arabes, se mettaient à dos la quasi-totalité des colons. Il pense maintenant comme Jabotinski que les Arabes n’accepteront jamais d’abandonner leur souveraineté sur la Palestine en échange de quelques avantages économiques et de quelques concessions politiques, du moins aussi longtemps que les Juifs ne seront pas devenus majoritaires pour leur imposer leur volonté. 430 Le discours d’Arthur Ruppin, qui retrouve la logique et les accents du colon, devient alors de plus en plus raciste comme lorsqu’il affirme que les Arabes ne craignent pas la prison car ils y sont mieux que chez eux. Il en arrivera à reprendre à son compte des solutions à des problèmes qui, quelques mois auparavant, lui paraissaient insolubles si l’on ne voulait pas léser les Arabes : « il y aurait, note-t-il, suffisamment de terre disponible pour la colonisation juive si les Arabes se tournaient vers l’agriculture intensive qu’ils pourraient financer en vendant une partie de leurs terres aux Juifs. »431 Il en arrive même à justifier le contre-terrorisme (deux bombes jetées dans deux cafés arabes à Jérusalem en représailles à une bombe jetée sur des Juifs, rue de Jaffa) pour faire comprendre à l’Autre ce qu’il ne peut ni comprendre, ni accepter : le droit que se sont donné les sionistes d’immigrer en masse en Palestine et de vouloir y rester : « Les Juifs sont très satisfaits de n’être plus les seuls à être attaqués et blessés comme ils le sont depuis 1936, bien que l’on ne sache pas qui 429

Arthur Ruppin, op. cit. p. 269. Arthur Ruppin, op. cit. pp. 276 et 284. Il appartient toutefois encore au camp des modérés à côté d’un Ben Gourion dont il trouve le point de vue utopique et plein de contradictions et à côté d’un Ussishkin qui, tout en adoptant la politique du remplacement, préconise tout simplement que les Arabes de Palestine aillent en Iraq et que les Juifs d’Iraq viennent en Palestine. 431 Arthur Ruppin, op. cit. p. 249. 430

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a jeté les deux bombes contre les Arabes. Naturellement, c’est considéré comme une vengeance juive. Nous allons devoir peut-être faire l’expérience ici de la réciprocité des meurtres jusqu’à ce que les gens comprennent que les Juifs sont et resteront en Palestine et que l’on ne pourra pas disposer d’eux par des actes de terrorisme qui auront pour seule conséquence de susciter chez nous un contreterrorisme. »432 Le vocabulaire et la philosophie coloniale d’Arthur Ruppin ont alors complétement changé. Il se réfère maintenant au « Œil pour œil, dent pour dent » biblique et à une polituque qui, depuis un siècle, a fait la preuve de son inanité. L’intérêt de cet itinéraire n’est pas de montrer la diversité des points de vue et leur contradiction mais de mettre en évidence le processus de radicalisation en vigueur chez les plus modérés, pour la simple raison qu’ils n’ont jamais voulu admettre qu’aucun peuple ne peut accepter – en particulier dans un monde dominé par les idéologies et les sentiments nationalistes – de partager ce qui lui appartient. Il met également en évidence la fatalité inexorable de ce qu’on a l’habitude d’appeler la spirale de la violence, qui n’est pas la conséquence d’une quelconque barbarie innée chez l’être humain, mais le résultat du processus colonial qui ici la suscite. Un autre grand classique dans l’histoire du sionisme et du colonialisme : comment de colombe l’on devient faucon, ou comment le pacifiste du Brit Shalom en arrive à penser comme Ze’ev Jabotinsky ! Le discours sur la paix lorsqu’il concerne une réalité coloniale ne peut en effet qu’être ambigu ou hypocrite. Les sionistes tenteront souvent de négocier mais toujours sur des bases coloniales. Ainsi, Ben Gourion, dans ses Écrits, répète sans cesse qu’il est prêt à négocier mais sur les bases du Mandat, couronnement de la politique coloniale des grandes puissances au Moyen-Orient. Un processus colonial ne crée jamais la réalité pacifique et la compréhension mutuelle dont les plus idéalistes ne cessent de rêver. Les bons sentiments ne pourront jamais occulter la violence du fait colonial. Brit Shalom pensait qu’établir un deuxième peuple dans un pays qui était habité par un premier peuple pouvait se passer pacifiquement à condition d’y mettre les formes ; ainsi, selon la formulation de son premier Président, il valait mieux négocier avec les personnes auxquelles vous demandez de vous accueillir qu’avec les autorités des pays que l’on quitte, avec les Arabes qu’avec les Puissances européennes. Or, lorsqu’un peuple est prisonnier d’un processus colonial, ce qui importe, en effet, ce n’est pas ce qu’il veut faire, encore moins ce qu’il déclare vouloir faire, mais ce que, par nécessité, il fait. Les motivations des immigrants sont, la plupart du temps, multiples et complexes. Ainsi, dans la réalité, le plus souvent, les immigrants ne partent pas pour coloniser, ils partent pour fuir la misère, l’injustice ou les persécutions religieuses ou politiques, pour se faire une nouvelle vie ou une place au soleil ; les pauvres bougres que l’on dirige vers les colonies n’y 432

Arthur Ruppin, op. cit., pp. 282- 283 (18 mars 1937).

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viennent pas pour exploiter les indigènes mais pour y trouver une vie meilleure. Les miséreux dont, en 1854-1856, les communes vaudoises suisses se débarrassaient en les envoyant en Algérie pour peupler les villages de colonisation de la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif ne partaient pas dans l’idée d’exploiter les Arabes ; ils seront, eux-mêmes, les victimes de l’exploitation coloniale avant de devenir ces petits blancs dont les descendants, moins d’un siècle plus tard (1945), participeront, à Sétif, à la chasse et à la répression violente de leurs voisins arabes. Dans le cadre d’un processus colonial, le discours sur la démocratie n’en est aussi pas moins ambigu et hypocrite puisqu’il consiste à dire : « Nous accepterons le processus démocratique que lorsque nous serons devenus majoritaires et que nous pourrons imposer à l’Autre devenu minoritaire tout ce que nous voulons ». C’est d’ailleurs pourquoi la « seule démocratie » du Moyen-Orient n’a jamais été un État démocratique et ne le sera jamais aussi longtemps qu’elle restera un pays colonial. C’est aussi pourquoi la dégénérescence et la disparition d’une gauche qui se voulait plus ou moins anticolonialiste tout en restant sioniste a été aussi rapide. Elle est même totalement morte depuis que les citoyens se sont rendu compte que la détermination des droites était plus radicale pour mener à bien une politique coloniale et sécuritaire qui consiste à enfermer tout un peuple dans un espace concentrationnaire et des milliers de militants dans des camps ou des prisons. Ce qui reste de cette gauche, qui a bâti, défendu et gouverné le pays durant des années, fait aujourd’hui semblant d’exister en s’alliant à des partis racistes ou xénophobes. Après avoir pratiqué depuis sa création une politique colonialiste elle n’est plus capable de courir derrière des partis de droite de plus en plus radicaux d’autant plus que les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie. Pour l’analyste, il n’est pas nécessaire de faire appel à la théorie du complot. Tout processus colonial a sa logique et elle est inexorable.

La violence comme auto-défense La revendication de l’auto-défense restera l’une des revendications essentielles du mouvement sioniste d’abord et de l’État d’Israël ensuite. La théorisation de l’histoire juive comme l’éternelle confrontation entre les meurtriers et leurs victimes par Y. H. Brenner qui en appelait à la nécessité de la brutalité coloniale, sera mise en œuvre par les immigrants de la deuxième alya qui l’avaient empruntée à la situation qu’ils avaient vécue dans leurs pays d’origine où, après l’assassinat d’Alexandre II, ils avaient été les victimes ou les témoins plus ou moins proches des pogroms de 1881 dans l’Empire tsariste, de 1903 et 1905 à Kichinev 433 ou de ceux qui, un peu 433 Haïm Nahman Bialik (1873-1934), dans son poème – La ville du massacre – condamnera « la passivité des lâches descendants des glorieux Macchabées qui avaient fui comme des rats, s’étaient terrés comme des fourmis et étaient morts comme des chiens. » « La honte est toute aussi grande que la douleur

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partout dans l’empire, avaient accompagné ou suivi la révolution de 1905. Ils adoptaient ainsi un modèle d’auto-défense inventé en Amérique où, là aussi, les colons qui cantonnaient et massacraient les Indiens se présentaient comme les victimes réelles ou potentielles de tribus indiennes barbares qui, quoi qu’ils fassent, seraient décidées à leur nuire. Or, se présenter comme une victime potentielle justifie l’usage de la violence préventive contre ceux qui, en définitive, loin d’être les agresseurs, ne sont que les victimes d’un processus colonial dont ils auraient volontiers fait l’économie. Se développera ainsi, selon la formule d’Idith Zertal, une apologétique défensive qui dépeint, comme le fera Berl Katznelson, des « hommes de labeur et de paix qui marchent derrière leur charrue et risquent leur vie pour les terres usurpées du peuple d’Israël ». Ainsi surgissait une contradiction essentielle pour les immigrants de la deuxième alya qui avaient vécu la réalité des pogroms,434 mais qui avaient tendance à oublier qu’en Palestine ils n’étaient plus dans la situation de victimes mais dans celle de colons spoliateurs jouissant de la protection de la puissance mandataire et de leur système d’auto-défense. Quant à Ben Gourion, il posera, dès 1920, lors d’une session du Conseil provisoire, à la veille de la bataille mythique de Tel-Haï où fut tué Joseph Trumpeldor, la question de l’auto-défense en faisant des Arabes les agresseurs : « Des gens tranquilles, cultivant la terre de leur patrie, sont soudainement attaqués par des bandits. Que devons-nous faire sur notre propre terre ? » 435 L’incident de Tel-Haï se transformera alors en un mythe national qui placera au-dessus de toute autre valeur, politique ou morale, un principe absolu qui veut qu’aucune parcelle de terre qui a été colonisée ne peut être abandonnée, mais doit être défendue jusqu’à la mort. Ainsi, la tentative de préserver par la force le fait accompli de la colonisation devient le paradigme de l’auto-défense et le symbole d’un nationalisme héroïque et conquérant. Anita Shapira parle d’un offensive ethos436 qui ne serait que la suite logique d’un defensive ethos, du genre : ‘la meilleure défense, c’est l’attaque’ qui, puisque l’auto-défense est, comme son nom l’indique, la

Et peut-être même est-elle plus grande encore. » Une sévérité typique des premiers sionistes envers les Juifs de la diaspora que l’on retrouve même chez les Pères fondateurs, Herzl ou Nordau, et un thème qui sera encore repris durant les premières années d’après la Shoah. 434 Lorsque, dans ses Mémoires (Naissance d’Israël, pp. 293-295), Chaïm Weizmann relate les premiers troubles graves qu’a connus Jérusalem en 1920, il les définit comme des pogroms. Le terme de pogrom est, dès les premiers troubles de 1921, utilisé de façon récurrente pour désigner les violences arabes ; ainsi, pour parler des troubles du 1er mai 1921 (nombreux morts et blessés), Elie Krause écrit en date du 12 mai 1921 : « Il résulte des enquêtes que ces pogroms ont été prémédités et préparés longtemps à l’avance et que ce n’est nullement la manifestation ouvrière du 1er mai qui les aurait provoqués. » Une violence nationaliste et anticoloniale se transforme ainsi en pseudo-violence antisémite. 435 Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, p.31. 436 Une doctrine qui permettra à Israël de détruire la moitié des aviations arabes avant même le début de la guerre des Six jours.

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conséquence de la violence qui vous est faite, permet d’occulter l’origine de la violence que l’on prétend condamner : le fait colonial originel et la violence structurelle et la barbarie qu’il suscite. Par contre, le cœur des colonisateurs, de ceux qui font semblant de ne pas comprendre que la violence coloniale suscite aussi la volonté de se défendre – une autodéfense que le colon appelle terrorisme – peut alors être comparé à un puits sans fond de générosité, dégoulinant de discours de paix : ils sont prêts à tendre la main, à échanger la paix contre la paix et à vivre en paix et en harmonie avec tous ceux qui accepteraient d’être dépouillés. Ce mauvais scénario sera mis en scène par Jabotinsky qui, dans l’avant-propos de La muraille de fer. Les Arabes et nous, se présente non pas comme l’ennemi des Arabes mais comme un homme qui considère les peuples arabes de la même façon qu’il considère tous les autres peuples. Le créateur du révisionnisme reconnaît même que « l’éviction des Arabes est absolument impensable » puisque la Palestine a toujours été habitée par deux peuples ; il s’engage à ne jamais porter atteinte à l’égalité des droits et à ne jamais tenter de spolier qui que ce soit. Après s’être façonné le visage avenant d’un homme tolérant et pacifique, Jabotinsky ajoute toutefois : « Mais peut-on toujours atteindre un objectif de paix par des voies pacifiques ? La réponse à cette question dépend entièrement de l’attitude des Arabes à notre égard et à l’égard du sionisme, et non de notre attitude. »437 Si donc les Palestiniens refusent le processus colonial, ils seront des agresseurs contre lesquels il sera légitime d’opposer une muraille de fer. Or, Jabotinsky sait qu’ils vont refuser le processus colonial que l’on veut leur imposer puisque, développe-t-il dans la suite de sa démonstration, « aucun peuple ne peut accepter d’être colonisé. » Le scénario du David pacifique, contraint à l’auto-défense par un Goliath belliqueux qui veut le jeter à la mer, n’aura alors, avec la proclamation de l’État d’Israël et la « guerre de libération nationale » du peuple juif, la guerre des Six jours et l’arrivée de Begin et de la droite nationaliste au pouvoir ainsi qu’après le procès d’Eichmann et la référence constante à la Shoah, qu’à être tourné en technicolor pour faire pleurer le monde entier. Des lieux d’histoire ressuscités comme Massada, où les officiers de l’armée israélienne prêtent parfois serment, alimenteront la paranoïa d’un peuple qui ne se perçoit que comme entouré d’ennemis qui veulent l’exterminer et qui se positionne comme la victime éternelle condamnée à combattre jusqu’à la mort. Sera ainsi justifiée la lutte de celui qui, éternel David face au géant Goliath, s’est promis, avec le poème Massada d’Yitzhak Lamdan, que jamais plus Massada ne tomberait. Un discours d’autant plus favorablement reçu par l’Occident judéo-chrétien qu’il appartient à sa culture. L’Art – la Peinture (David et la tête de Goliath du Caravage, David 437 Zeev Jabotinsky, La muraille de fer (Les Arabes et nous), in Charbit Denis, Sionismes. Textes fondamentaux, pp. 537-542.

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contre Goliath de Rubens ou David tue Goliath de Raphaël) et la Sculpture (Donatello ou Michel-Ange) – n’a-t-il pas préparé le monde chrétien à considérer que la victoire du petit Israël sur des ennemis invincibles était la norme ? Le même thème sera repris, dans l’oraison funèbre de Ro’i Rothberg par Moshe Dayan qu’Idith Zertal présente comme la voix d’une génération.438 Tout en reprenant les mêmes arguments sur la nécessité « d’être prêt et armé, vigilant, dur et audacieux face à la haine féroce que nous vouent les Arabes », Moshe Dayan, pour justifier le phénomène colonial que, comme Jabotinsky, il ne nie pas,439 en appelle – ce que les premiers sionistes d’avant 1945, qui parlaient aussi de haine féroce des Arabes, ne pouvaient pas faire – au souvenir des victimes du génocide des Juifs d’Europe : « Des milliers de Juifs, exterminés parce qu’ils étaient sans patrie, proclame-t-il, nous contemplent depuis les cendres de l’histoire israélienne et nous exhortent à coloniser et construire une terre pour notre peuple. » 440 Violence structurelle441 La politique des Mandats va entretenir, dans un premier temps, le rêve d’un nationalisme unifié, mais elle créait les conditions d’une violence structurelle qui allait dorénavant scander l’histoire du pays. Elle mettait en effet en place un système que les habitants de la Palestine considéraient comme dangereux pour leurs intérêts politiques (représentation), économiques et sociaux (propriété de la terre et immigration) ainsi que religieux (question des Lieux saints) et, plus grave encore, pour leur présence même dans le pays. Ainsi, dès les premiers mois, les Palestiniens vont être les témoins exaspérés de la franche collaboration qui règne alors entre Britanniques et sionistes pour mettre en place le système colonial. Ce n’est donc pas un hasard si les premiers troubles sérieux – si l’on met entre parenthèses la résistance permanente à l’accaparement des terres – ont concerné la Ville sainte de Jérusalem (Tueries de Nebi Moussa en 1920) et la ville portuaire de Jaffa, la porte de l’immigration (Émeutes de 1921). La Commission d’enquête, l’une parmi beaucoup d’autres, mise en place après les émeutes de Jaffa (1921) trouvera donc de multiples causes, à la fois économiques, sociales et culturelles aux explosions de violence structurelle 438



Ro’i Rothberg est un jeune Israélien tué et sauvagement mutilé lors d’une embuscade qui visait le kibboutz Nahalé Oz proche de la bande de Gaza. 439 « Pendant huit ans, reconnaît-il, ils ont vécu dans des camps de réfugiés à Gaza, et ils ont contemplé la façon dont, sous leurs propres yeux, nous transformons en notre propre foyer la terre et les villages où eux et leurs ancêtres ont demeuré. » Toutefois, Moshe Dayan en tire les mêmes conclusions que celles de Yosef Haïm Brenner en 1913 ou de Ze’ev Jabotinsky en 1923, lorsqu’ils en appelaient à la nécessité de la brutalité coloniale. 440 Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, p. 250. 441 Théorisée par Johan Galtung (1969), la violence structurelle est définie comme toute forme de contrainte pesant sur le potentiel des individus du fait de structures politiques (non démocratiques), économiques (spoliation) et sociales (discrimination, apartheid ou remplacement) auxquelles ils ne peuvent échapper et qui leur paraissent pérennes (désespoir).

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qui, selon eux, ont perturbé le pays : les privilèges accordés aux sionistes, leurs buts et leur influence politique, leur pression pour faire de l’hébreu une langue officielle et pour imposer l’usage du drapeau sioniste, l’immigration d’un grand nombre de Juifs de basse-classe, la conduite et l’immoralité des immigrants, l’arrogance des juifs envers les musulmans et les chrétiens, la représentation politique et le contrôle sur l’argent public dont les Juifs bénéficient sans commune mesure avec les bénéfices qu’en retirent les Arabes. Ces derniers prennent ainsi conscience, dit le Mémorandum du Capitaine C. D. Brunton du General Staff Intelligence, que leurs impôts servent à donner du travail à des immigrants juifs étrangers au détriment des autochtones. Ils perdent alors confiance envers l’administration de la Palestine et envers le gouvernement britannique auxquels ils reprochent de traiter les musulmans et les chrétiens comme quantité négligeable. Ceux que la Déclaration Balfour appelait les « non-juifs » se plaignent ainsi que leurs pétitions, leurs protestations et leurs revendications soient ignorées alors que les Juifs ont, en tout temps, l’oreille de l’administration. Enfin, ils se sentent humiliés de constater qu’un autogouvernement a été refusé à la Palestine et accordé aux nomades de Transjordanie que, selon les critères occidentaux retenus, ils considèrent comme moins méritants qu’eux. « Si la politique britannique n’est pas modifiée, conclut le Mémorandum envoyé au Colonial Office et à Churchill, les émeutes d’aujourd’hui peuvent demain devenir une révolution. »442 Ces avertissements ne seront pas entendus. Ainsi, lorsqu’une Délégation arabe composée de musulmans et de chrétiens se rend à Londres, en août 1921, pour participer à une Joint Conference qui devait leur permettre de faire valoir le point de vue des habitants de la Palestine, d’avance, il est entendu du côté britannique qu’il n’y aura rien d’essentiel à négocier. Avant l’arrivée de la Délégation palestinienne, tout est déjà joué. Le Premier ministre et le Ministre des Affaires étrangères que Weizmann rencontre chez Balfour, en compagnie de Churchill, Sir Maurice Hankey et Mr Edward Russell, lui confirment que, pour eux, National Home signifie bien Jewish State. 443 Par conséquent, il s’agira seulement de lire aux membres de la délégation, si nécessaire « mot à mot » précise une directive gouvernementale, tous les documents publics : Déclaration Balfour, préambule et article 2 du projet de Mandat, avec les explications de texte – comme s’ils ne pouvaient pas comprendre tout seuls – données respectivement par les deux fervents sionistes que sont Herbert Samuel et Winston Churchill. Des documents qui, tous sans avoir été négociés, alors qu’il s’agit de déterminer la politique britannique en Palestine, vont dans le

442 443

Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, pp. 122-124. Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, p. 147.

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sens des desiderata sionistes et sont évidemment inacceptables pour la Délégation arabe qui repartira sans avoir rien obtenu.444 Quant à la Joint Conference, avec un Chaïm Weizmann qui, comme le vainqueur d’une guerre, dictait ses conditions, elle eut finalement lieu fin décembre 1921 ; elle permit aux autorités pro-sionistes britanniques d’exprimer leur satisfaction pour un type de rencontres qui se reproduira à satiété, durant le siècle qui va suivre, avec toujours autant de succès puisqu’il n’y a rien à négocier : « J’ai bien peur, notait Sir John Shuckburg, membre du Middle East Committee, qui avait participé à la négociation, que les résultats de la rencontre soient bien décevants, mais c’est au moins quelque chose d’avoir amené les deux parties à se rencontrer. »445 Organiser périodiquement des face à face entre les deux parties, ce qui est appelé aujourd’hui processus de paix, va devenir l’ultime objectif des grandes puissances garantes du processus colonial en vigueur en Palestine.

Connivence répressive des deux colonialismes La résistance commence dès les débuts de la colonisation. En Palestine, les premières protestations officielles d’une députation de l’Association islamo-chrétienne palestinienne ont ainsi lieu dès le premier anniversaire de la Déclaration Balfour et, comme il n’est pas possible d’admettre qu’il existe un nationalisme arabe, les autorités britanniques et sionistes se retranchent derrière la théorie de meneurs, si possible étrangers, pour minimiser le mécontentement populaire. Gershon Agronsky qui, durant la guerre, avait été, en Palestine, membre de la Légion juive créée par Ze’ev Jabotinski, témoin en 1921 des premiers troubles importants suscités à Jaffa par la Déclaration Balfour et par la mise en place du système du Mandat,446 en tire ainsi une conclusion, souvent reprise par la suite : « Les émeutes de Jaffa cette année et les explosions de violence de l’année dernière à Jérusalem n’étaient pas le résultat d’un soulèvement populaire. Elles furent causées par des politiciens arabes qui, dans leur campagne contre la politique prosioniste annoncée par les Britanniques, ont dupé et manipulé des Arabes peu éduqués et paisibles. Ces politiciens, protagonistes d’un Foyer arabe ou d’une Syrie unie, sont de deux sortes : les indigènes appartenant à la classe supérieure palestinienne et les propriétaires terriens (effendis), qui avaient connu une époque bien meilleure sous le régime turc et qui se rendent compte que leurs intérêts sont menacés par un gouvernement occidental régi par les principes de justice de l’Occident (sic !). Ils ont peur également de 444



Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, Ch. 12, The Arabs Come to London, pp. 137-150. 445 Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, p. 149. 446 Les émeutes de Jaffa et de ses environs qui s’étendirent à Tulkarem auraient fait 48 victimes arabes et 47 juives tuées ainsi que 73 arabes et 146 juives blessées. Tibawi Abdul Latif, Anglo-Arab Relations and The Question of Palestine (1914-1921), p. 494.

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l’effet que l’immigration juive, avec son niveau de vie plus élevé, pourrait avoir sur les paysans qu’ils exploitent. »447 Toutefois, même si ces attaques en règle contre les effendis, socialement justifiées mais politiquement de mauvaise foi, n’étaient pas toujours retenues par les autorités britanniques qui savaient que l’opposition au projet sioniste concernait toutes les classes de la société,448 la connivence répressive entre le colonialisme sioniste et l’impérialisme britannique fonctionnera très efficacement jusqu’à et y compris la révolte arabe de 1936-1939. Et cela malgré l’avertissement de Martin Buber qui, au sujet de la politique des Mandats, parlait d’un « impérialisme drapé dans des sentiments humanitaires » et avait suggéré que le sionisme renonce à un soutien militaire de la puissance mandataire qui ne pouvait qu’attiser et justifier la colère des Arabes. Dès les premiers affrontements sérieux entre Palestiniens et sionistes, on assistera à une alliance répressive des deux colonisateurs contre les populations autochtones. Avec les grandes grèves commencées en 1936 – la première guerre d’indépendance des Palestiniens, menée à la fois contre la puissance mandataire britannique et contre les sionistes – la répression contre les combattants de la liberté, appelés comme c’est d’usage bandits ou terroristes,449 va en effet s’intensifier et les liens ainsi que la coopération entre l’Agence juive et les autorités britanniques vont se resserrer. Simple répétition du schéma habituel de toute répression coloniale où l’on voit les sionistes jouer le rôle de colons qui soit s’appuient sur les forces de répression de la métropole, soit collaborent activement avec elles, soit les précèdent comme ce sera le cas, en Palestine, avec la Haganah ou d’autres groupes d’auto-défense. « On eut l’impression à un certain moment, nous dit Tom Segev, que l’armée britannique agissait au service de l’Agence juive et de particuliers, à la fois comme une armée de mercenaires et comme une milice. L’Agence juive participait d’ailleurs au financement d’une partie des dépenses des forces de sécurité. »450 Cette politique fut, du reste, suivie par l’engagement de milliers de policiers juifs avec la création d’une police spéciale pour la protection des agglomérations et des colonies juives. Se constituait ainsi une force militaire 447

Pour une minorité, toutefois, cette affirmation n’était pas légitime, « car non seulement [les effendis] sont les dignes représentants de leur classe mais la crainte et le rejet du sionisme sont omniprésents dans toutes les classes de la société. » Agronsky Gershon, Troubles of the Zionists in Palestine, Current History, vol. XV, N° 1, October 1921. 448 Doreen Ingrams, Palestine Papers, 1917-1922, p.63 (Télégramme du Caire du 29 février 1919). 449 Avec la violence naîtra un discours sur la violence des colonisés qui, dès qu’ils s’arment, sont traités de terroristes comme l’affirme encore un ouvrage récent, sérieux dans son information, même s’il n’est pas plus objectif que beaucoup d’autres (Nathan Weinstock, Terre promise, trop promise, p., 133.) qui, alors qu’il se félicite de l’organisation d’une autodéfense juive, condamne l’autodéfense des colonisés. 450 Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, p.506.

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sioniste, censée agir comme partie intégrante des forces de sécurité de l’administration, mais qui, en réalité, était sous la tutelle de l’Agence juive. Le moment venu, cette force militaire, bien entraînée et habituée à réprimer les Arabes palestiniens, pourra ainsi mener ce qu’elle appellera sa guerre d’indépendance, apparemment contre les Anglais sous l’égide desquels elle s’était développée, mais réellement contre ceux que, depuis longtemps déjà, elle avait appris à réprimer. Elle agissait, ainsi, comme tout pouvoir colonial périphérique qui a participé, avec le pouvoir central, à la répression des colonisés et qui, à un moment du processus colonial, souhaite rompre avec un pouvoir central qui lui a permis d’exister. La connivence entre colonialisme sioniste et impérialisme britannique ne prendra fin qu’avec la publication du Livre blanc de 1939 qui, à la veille de la guerre, limitera drastiquement l’immigration juive et verra l’Irgoun de Menahem Begin et le Lehi d’Itzhak Shamir – deux futurs Premiers ministres de l’État d’Israël – commettre des attentats aveugles contre la puissance mandataire et contre les Palestiniens. Les sionistes créeront alors un nouveau mythe, celui de leur guerre de libération nationale qu’ils auraient menée contre l’impérialisme britannique, alors qu’en réalité, c’est durant la Révolte de 1936-1939, qu’a eu lieu la véritable guerre de libération du peuple palestinien durant laquelle 10 % de la population masculine adulte palestinienne fut tuée, blessée, emprisonnée ou exilée.

Résistance et spirale de la violence Au début est la résistance : que ce soit, en 1870, dès les toutes premières acquisitions des terres de culture choisies par Charles Netter pour l’emplacement de l’école de Mikveh Israel fondée par l’AIU sur un terrain pourtant concédé par le sultan Abdül-Hamid II ou que ce soit, avec la colonie agricole de Petah-Tikvah, lorsque furent expulsés les fellahin du village voisin d’al-Yahudiyya (Abbasiyya), qui, jusqu’alors, travaillaient sur ces terres, les attaques des paysans arabes contre la colonie causeront d’importants dégâts et un colon juif sera tué et quatre autres blessés. De même, en 1896, le Baron Edmond de Rothschild devra faire appel à la force publique pour chasser des terres de Metula des fermiers de la communauté druze qui refusaient de quitter des terres qui, depuis toujours, les faisaient vivre. Partout, la résistance se rappelle encore au bon souvenir des nouveaux propriétaires lorsque, contrairement à des coutumes séculaires, ils interdisent, sur des terres qui maintenant leur appartiennent, de laisser paître les troupeaux de ceux qu’ils ont spoliés. Résistance passive ou résistance violente. Ainsi, lorsque la population palestinienne prendra connaissance du processus colonial mis en place par la Déclaration Balfour, la résistance sera immédiate et prendra toutes les formes possibles, y compris celles de la résistance armée : dès février 1919, fondation à Jaffa d’une société secrète, la Main noire, dont le but est de 181

« tuer l’escargot sioniste, tant qu’il est encore jeune » 451 . En mars de la même année, agressions sporadiques un peu partout en Palestine contre des Juifs sionistes ou non. En mars 1920, au nord de la Galilée, attaque de la colonie de Tel-Haï où fut tué Joseph Trumpeldor qui deviendra la figure mythique et emblématique de l’auto-défense sioniste. Puis, le 4 avril, une foule furieuse de pèlerins, se rendant sur la tombe de Nebi Moussa, se transforme en groupes d’émeutiers et en une explosion de violences qui, en particulier à Jérusalem, n’épargnant ni femmes ni enfants, fera de nombreuses victimes parmi la population juive. Enfin, à l’occasion du 1er mai 1921, les troubles sanglants à Jaffa s’étendent à toute la Palestine. De nouvelles révoltes, encore plus graves en 1929, la mort, en 1935, de Izz AlDin Al-Qassam, leader d’une révolte armée arabe entre Haïfa et Djénine et les troubles qui s’ensuivent se transformeront finalement, entre 1936 et 1939, en la première guerre de libération nationale du peuple palestinien. La résistance armée s’accompagnera d’une guerre économique avec, dès 1920, les premiers boycotts de magasins juifs, 452 une mesure préconisée officiellement par le Ve Congrès arabe qui s’était tenu en 1922 à Naplouse. De même, en 1923, le Congrès appellera à la grève de l’impôt, une mesure qui ne rencontrera pas l’agrément des grands propriétaires terriens qui seront les premières victimes des représailles que ne manquera pas de leur infliger le gouvernement mandataire. En 1930, le même Congrès arabe préconisera le boycott des biens importés et, en 1932, la première Conférence de la jeunesse arabe votera une résolution pour encourager les industries nationales. Enfin, le Livre blanc de 1939 donnera partiellement satisfaction à l’appel du Comité du Congrès de la Palestine arabe en faveur de l’arrêt complet des ventes de terre aux sionistes en limitant la vente de nouvelles terres aux Juifs. Parallèlement453, pour régler la question de la protection des biens qui était parfois conflée à des gardes palestiniens auxquels quelques colons tels que le jeune David Gryn, fraîchement arrivé et qui se faisait appeler le Fils du Lion – Ben Gourion – employé à la cueillette des oranges de la fermeécole de Mikveh Israël, ne font pas confiance. En 1907, il avait tenté de persuader son directeur, Elie Krause, d’en faire assurer la garde par des Juifs 451

Nathan Weinstock, Terre promise, trop promise, p.133. Une mesure de guerre économique qui s’est révélée efficace contre le régime d’apartheid sud-africain mais qui ne s’inspire pas des mesures du même genre prises par les nazis contre les Juifs, puisqu’elle les précède. Aujourd’hui, BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) l’utilise également pour lutter contre la politique coloniale d’Israël. 453 Samuel Tolkowsky, La colonisation de la Palestine par les Juifs, pp. 7-11. Par ailleurs, Jean-Marie Delmaire souligne que la Palestine ottomane n’avait toutefois pas attendu l’arrivée des sionistes pour se développer et se moderniser : « Les bateaux à vapeur (1830), la poste (1837), le télégraphe (1865), la route carossable de Jaffa à Jérusalem (1868), le chemin de fer entre ces deux villes (1892) marquent les étapes d’une transformation continue. Hôpitaux et écoles contribuent à améliorer la situation sanitaire et l’hygiène. » De Jaffa jusqu’en Galilée, p. 13. 452

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et non par des Arabes.454 Les colons qui reprochaient aux Britanniques de ne pas suffisamment les protéger et de réprimer trop mollement les Arabes,455 feront pression pour obtenir une force d’auto-défense juive autonome car, comme le proclame Jabotinsky, le mur d’acier doit être constitué par des baïonnettes juives et non par des baïonnettes britanniques. Se dessinait ainsi une logique de confrontation qui aboutira en 1909 à la création de HaShome une institution composée exclusivement de gardes juifs pour l’autoprotection des biens et des établissements de la communauté. Elle formera le noyau de la future Haganah créée, elle, en 1920. Plus prosaïquement, Yitzhak Ben Zvi, vivement opposé à l’emploi de « nonJuifs » pour la protection des personnes et des biens, érigera l’auto-défense en un principe fondamental qui permettra de distinguer le nouvel homme juif de l’ancien : « Pousser la charrue sur nos sillons, au grand jour, proclamerat-il, et monter une garde vigilante la nuit, sont les deux grands fondements de notre action, de tout temps. » Avec HaShomer comme avec la Haganah naît ainsi une rhétorique, reprise dans la Proclamation de l’Indépendance : « Ils veulent la paix, mais sont prêts à se défendre », sur le caractère défensif des guerres menées par Israël où, comme par miracle, David est toujours le premier à être attaqué mais est toujours vainqueur de Goliath. La mythique de l’autodéfense qui, des années plus tard, sera mise en scène par le film Tsahal de Claude Lanzmann, présentée comme « la longue marche d’Israël vers la paix ». « La réappropriation de la violence par les Juifs », était née ! Toutefois, l’autodéfense sioniste aurait alors été insuffisante pour contrôler le pays et maîtriser l’insatisfaction et, parfois même le désespoir des populations dépossédées, opprimées et humiliées, sans le front commun qui s’est dressé contre elles grâce à l’entente de plus en plus assurée entre les deux colonialismes. Ainsi, malgré les réticences officielles britanniques envers une revendication sioniste qui mettait en cause le Pouvoir régalien mandataire, les colons pourront compter sur quelques amis, tel le Colonel J. H. Patterson commandant du bataillon juif pendant la guerre, qui recommandera la création de forces de sécurité juives ; ce qui, à ses yeux, représenterait le double avantage de les faire financer par une population qui se comporterait en alliée des Britanniques et qui serait plus fiable que les Arabes : « Chaque Juif entraîné au maniement des armes, proclamait-il, est autant de gagné pour nous, alors qu’un Arabe entraîné peut représenter une menace. »456 L’un des acteurs britanniques les plus représentatifs de cette connivence guerrière sera le chrétien sioniste (il portait toujours une Bible sur lui), Orde 454



Ben Gourion, Mémoires, pp. 30-32. 455 Après les émeutes de Jaffa (1921), O. A. Scott du Foreign Office reproche aux sionistes leur partialité dans la présentation et l’analyse qu’ils font des événements. Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, pp. 121-122. 456 Doreen Ingrams, Palestine Papers 1917-1922, p. 125.

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Charles Wingate, que certains appelaient le « Lawrence de la Judée », l’exemple même de l’alliance, suggérée par Barbara Tuchman, de la Bible et de l’Épée : un père officier britannique aux Indes et une mère issue d’une famille missionnaire, membre d’une Église darbyste qui appelait à la restauration des Juifs. Orde Charles Wingate, après avoir été arabophile au Soudan, devint rapidement, lorsqu’il fut muté en Palestine, un fervent sioniste qui se référait à la Bible même lorsqu’il s’agissait de stratégie militaire. Il installa ainsi sa base principale à Ein Harod où le Juge Gédéon, son héros biblique favori, avait sélectionné ses combattants (300 sur 32 000 candidats) qui, malgré leur faible nombre, avaient emporté une victoire totale. Auprès de son cousin, Francis Reginald Wingate, qui avait été Gouverneur général du Soudan anglo-égyptien (1899-1916) et Haut Commissaire en Égypte (1917-1919), il défendra l’idée que l’empire britannique devait s’allier avec les Juifs en qui il voyait ceux qui, au MoyenOrient, étaient les plus à même de préserver l’empire et qui, alors qu’ils n’avaient pas encore d’armée, étaient de meilleurs soldats que les Britanniques. Affecté, en 1936, en Palestine, à l’État-major comme officier de renseignement, il participera à la répression de la Révolte arabe en préconisant des méthodes de contre-guérilla. Il formulera l’idée de former des commandos juifs encadrés par des officiers britanniques expérimentés et, en juin 1938, il présentera son projet 457 aux autorités britanniques et convaincra le commandement de la Haganah et l’Agence juive (elle paiera une part des salaires des commandos) de créer les Special Night Squads pour profiter de l’effet de surprise et échapper aux règlements d’une armée régulière. Le rôle de ces commandos, formés de volontaires britanniques et juifs de la Haganah, sera de tendre des embuscades aux Arabes qui s’en prenaient aux oléoducs de la British Petroleum et aux kibboutzim isolés. Il s’agissait également d’entraîner des patrouilles, chargées d’expéditions punitives contre les villages qui avaient aidé ou hébergé des saboteurs. Ces commandos, souvent coupables d’exactions extrêmement graves, seront dénoncés du bout des lèvres par certains membres des autorités britanniques ou sionistes comme Moshe Sharett ou Yigal Allon. 458 De plus, en 1937, l’Agence juive, encore elle, affecte 20 000 policiers juifs et 15 000 membres de la Haganah à la sécurité des biens juifs.459

457 Secret Appreciation of Possibilities of Night Movements by Armed Forces of the Crown With Object of Putting an end to Terrorism in Northern Palestine. 458 Ce dernier participa aux expéditions punitives d’Orde Wingate ; il parle d’ennemis « tués alors qu’ils tentaient de fuir » ; Tom Segev (One Palestine, Complete, p. 431) souligne que cette formule ‘grates on British ears’ (une précision qui curieusement ne se trouve pas dans la version française. Peut-être a-t-elle été enlevée plus tard lorsqu’elle sera trop parlante pour des Français qui, après la guerre d’Algérie, sauront ce qu’était la ‘corvée de bois’. 459 Sur la collusion des forces répressives britanniques et juives d’un yishouv dirigé par la gauche travailliste, Thomas Vescovi, L’échec d’une utopie, pp., 69-73.

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En 1939, avec la nouvelle politique davantage favorable aux Arabes afin que, comme certains le craignaient, le problème arabe ne devienne pas à l’approche de la guerre un problème « panislamique »460, Charles Wingate sera interdit de Palestine avant que la Deuxième Guerre mondiale l’envoie en Abyssinie et en Birmanie où ses méthodes feront merveille. 461 Des méthodes qui feront également école auprès du Palmach d’Yitzhak Sadeh (Unités de commando de la Haganah fondées en 1941) et qui, en Palestine, même si elles seront présentées comme des actions d’auto-défense, ressemblent beaucoup aux méthodes utilisées par les commandos de contreguérillas qui lutteront, partout dans le monde contre les combattants de la liberté en guerre pour l’indépendance des pays colonisés. En Palestine, elles ouvriront davantage la voie aux futurs Deir Yacine (120 civils, hommes, femmes et enfants massacrés) qu’à la lutte mythique qu’aurait menée un peuple juif en armes pour se libérer du colonialisme. Avec le déclin impérial de la Grande-Bretagne et l’arrivée des deux nouvelles grandes puissances, les États-Unis et l’URSS, qui allaient gérer l’avenir, les sionistes ne restèrent pas longtemps sans appui et le White Paper de 1939 davantage favorable aux Palestiniens arabes deviendra rapidement lettre morte.

Militarisation de la société Face aux problèmes posés par la résistance à la colonisation, le sionisme va être tenté par une double identification ; la première prend forme avec les pionniers de la seconde alya, composée essentiellement de Russes sortis des ghettos qui projettent sur la réalité palestinienne ce qu’ils ont vécu dans la Russie tsariste et assimilent la menace arabe à celle à laquelle ils viennent d’échapper, même si, désormais, ce ne sont plus eux qui sont chassés, qui sont persécutés, mais les Palestiniens, alors que, en même temps, tout en s’armant comme le font tous les colons, ils continuent à cultiver l’image d’un peuple de justes, celle d’une identité exceptionnelle : « J’ai souffert donc je suis » et à revendiquer la posture de victimes éternelles.462 Toutefois – et c’est la seconde identification – les mêmes colons qui vont être de plus en plus nombreux avant de devenir majoritaires, vont s’engager, en particulier avec Jabotinsky et ses émules, dans une logique sécuritaire et 460



Rashid Khalidi, op. cit., p. 48. 461 Zionism and Israel. Biographies. Orde Charles Wingate : Hayedid (l’ami). Weizmann qui appréciait les méthodes expéditives de Wingate, trace, dans ses mémoires (Naissance d’Israël, pp. 449-452), un portrait dithyrambique de celui qu’il appelle un « sioniste fanatique » qui, lorsqu’on essayait de le contredire, répondait impertubablement : « Ce que vous pensez n’est pas le moins du monde intéressant ; ce qui est important c’est ce que pense Dieu et que vous ignorez. » Or, Weizmann, lorsqu’il s’agissait d’expéditions punitives, pensait comme Dieu. 462 Un processus d’identification avec les victimes du génocide des Juifs d’Europe qui, plus tard, deviendra centrale après le procès Eichmann. Tom Segev, Le septième million. Les Israéliens et le Génocide, Liana Levi, 1993.

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militaire qu’a si bien décrite, tout en l’approuvant, l’historien israélien Benny Morris : « L’idéologie et la pratique sionistes étaient nécessairement et essentiellement expansionnistes. Afin de réaliser le sionisme, il fallait organiser et expédier des groupes de colons en Palestine. Chaque colonie qui s’implantait se rendait compte d’une manière très aiguë de son isolement et de sa vulnérabilité ; elle cherchait tout naturellement à établir d’autres colonies autour d’elle. Ceci rendait la colonie originaire plus sécuritaire – mais les nouvelles colonies devenaient ainsi la ligne de front et avaient besoin de nouvelles colonies afin de les défendre. »463 L’on assiste ainsi à la naissance et au développement d’un nationalisme sans territoire, farouchement hostile aux populations du pays qu’il revendique, qui est à la recherche d’un espace vital et dont le besoin de légitimation emprunte ses arguments à la stratégie de la tache d’huile théorisée par Galliéni pour la colonisation de Madagascar et à une histoire biblique qui, après avoir inspiré les théoriciens du pangermanisme, 464 inspirera ceux du Grand Israël. C’est, du reste, avec Ze’ev Jabotinsky que la logique coloniale, telle qu’elle est exposée dans deux articles parus en 1923 – Au sujet du mur d’acier. Nous et les Arabes et La moralité du mur d’acier – atteint sa phase ultime lorsque le colonisateur se persuade qu’il est dans son droit même lorsqu’il agit comme un conquistador qui préfère un mur d’acier constitué de baïonnettes juives qu’à des baïonnettes anglaises. Il est bien sûr possible d’admirer le franc parler du leader révisionniste surtout si on le compare aux discours hypocrites et mal dissimulés de la plupart des 463 Benny Morris, Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, p. 676. Et l’auteur ajoute : « Après la guerre des six jours, une logique similaire sera à la base de l’extension de la colonisation israélienne ». Un processus de conquête coloniale « justifié » par le droit à la sécurité, qui ne devrait tromper personne sur la finalité du colonialisme sioniste. 464 Un parallélisme qui s’impose dans la mesure où le discours du théoricien le plus influent du pangermanisme, l’orientaliste Paul de Lagarde (nom de plume de Paul Boetticher), professeur d’hébreu à l’université de Göttingen, un admirateur des prophètes de l’ancien Israël parce qu’ils défendaient avec intransigeance la mission dévolue à leur peuple, le premier à élaborer le programme de l’expansion territoriale à l’Est en préconisant le nationalisme des Chevaliers teutoniques, ressemble à s’y méprendre aux envolées de ceux qui, dans le mouvement sioniste (Selon Elisabeth Roudinesco – Retour sur la Question juive, p. 100 – Herzl, lui-même, aurait été un admirateur de l’idéal wagnérien et du pangermanisme aryen), réclameront pour le Peuple élu un droit inconditionnel à l’affirmation nationale et territoriale : « Si la Russie refuse, proclame-t-il, elle nous forcera à recourir à l’expropriation, c’est-à-dire à la guerre […] Ce sera une politique quelque peu assyrienne, mais il n’y aura pas d’autre solution. Les Allemands sont un peuple pacifique, mais ils n’en sont pas moins convaincus qu’ils ont le droit de vivre par eux-mêmes et pour eux-mêmes, c’est-à-dire de rester allemands ; ils sont également convaincus qu’ils ont une mission dont l’accomplissement servira toutes les autres nations de la terre. Si on les empêche de rester des Allemands, si on fait obstacle à leur mission, ils ont le droit de recourir à la violence, tout comme le chef de famille a le droit de chasser des alentours de sa maison des éléments susceptibles de compromettre l’épanouissement des siens. » Paul de Lagarde, Les tâches immédiates de la politique allemande, in Pierre Vaydat, A titre de comparaison : Tendances du nationalisme allemand d’avant 1914 et Jean-Marie Delmaire, Naissance du nationalisme juif 1880-1904, pp. 26-27.

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autres dirigeants sionistes mais il est plus difficile, même s’il est un des rares à avoir compris et reconnu ce qu’est la colonisation pour ceux qui la subissent, d’en apprécier le contenu cynique, dur, sans pitié ni véritable empathie pour l’Autre. Pour Jabotinsky, en effet, Arabes et Juifs seront toujours irréconciliables, car les Palestiniens n’accepteront jamais de transformer une Palestine arabe en un pays à majorité juive. Ce n’est jamais arrivé dans l’histoire, souligne-til, que la colonisation d’une population autochtone se fasse avec son accord. Les autochtones, partout, que se soient les Peaux-Rouges ou autres indigènes, se battent parce que toute forme de colonisation n’importe où et à n’importe quelle époque est inacceptable pour eux. « Tout peuple indigène, dit-il, considère son pays comme sa patrie, dont il veut être totalement maître. Il ne permettra pas de bon gré que s’installe un nouveau maître. Il en est ainsi pour les Arabes. Les partisans du compromis parmi nous essaient de nous convaincre que les Arabes sont des imbéciles que l’on peut tromper avec des formulations falsifiées de nos buts fondamentaux. Je refuse purement et simplement d’accepter cette vision des Arabes palestiniens. […] Tout peuple combattra les colonisateurs jusqu’à ce que la dernière étincelle d’espoir d’éviter les dangers de la conquête et de la colonisation soit éteinte. Les Palestiniens combattront de cette façon jusqu’à qu’il n’y ait pour ainsi dire plus une parcelle d’espoir. […] De même, pour que les nationalistes arabes de Bagdad, de la Mecque et de Damas acceptent de payer un tel prix, il faudrait qu’ils refusent de maintenir le caractère arabe de la Palestine. […] Or, nous ne pouvons offrir aucune compensation contre la Palestine ni aux Palestiniens ni aux Arabes. Par conséquent, un accord volontaire est inconcevable. Toute colonisation, même la plus réduite, doit se poursuivre au mépris de la volonté de la population indigène. Et donc, elle ne peut se poursuivre et se développer qu’à l’abri du bouclier de la force, ce qui veut dire un Mur d’acier que la population locale ne pourra jamais briser. Telle est notre politique arabe ». Et Jabotinsky de répondre, à ceux qui l’accusent de défendre un point de vue immoral, que telle est la morale des sionistes : « Il n’y a pas d’autre morale, affirme-t-il. Aussi longtemps qu’il y aura la moindre étincelle d’espoir pour les Arabes de nous résister, ils n’abandonneront pas cet espoir, ni pour des mots doux ni pour des récompenses alléchantes, parce qu’il ne s’agit pas d’une tourbe mais d’un peuple, un peuple vivant. Et aucun peuple ne fait de telles concessions sur de telles questions concernant son sort, sauf lorsqu’il ne reste aucun espoir, jusqu’à ce que nous ayons supprimé toute ouverture visible dans le Mur d’acier. »465 465



Jabotinsky Ze’ev, The political and social Philosophy of Ze’ev Jabotinsky. Selected Writings, Valentine Mitchell, London, 1999. Le thème du mur d’acier exposé ici en 1923 sera repris de nombreuses fois par Ze’ev Jabotinskiy : Parliament, Haaretz, 21 Mai 1925 ; Adress before British Members of Parliament, 13 Juillet 1937, Speeches, 1927-1940 ; The Iron Wall, The Jewish Herald, 6 Novembre 1937 ; Éthics of the Iron Wall, Rasswiyet, 1923 ; Letter to

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Selon Nahum Goldman, la vision de Ben Gourion n’était d’ailleurs pas très différente, même si, en un seul paragraphe, le père fondateur de l’État d’Israël offre aux Palestiniens les meilleurs arguments qui leur aient jamais été donnés pour prouver l’illégitimité du projet sioniste : « Pourquoi les Arabes feraient-ils la paix ? Si j’étais, moi, un leader arabe, jamais je ne signerais avec Israël, lui aurait-il affirmé. C’est normal : nous avons pris leur pays. Certes, Dieu nous l’a promis, mais en quoi cela peut-il les intéresser ? Notre Dieu n’est pas le leur. Nous sommes originaires d’Israël, c’est vrai, mais il y a de cela deux mille ans : en quoi cela les concerne-t-il ? Il y a eu l’antisémitisme, les nazis, Hitler, Auschwitz, mais était-ce leur faute ? Ils ne voient qu’une chose : nous sommes venus et nous avons volé leur pays. Pourquoi l’accepteraient-ils ? Ils oublieront peut-être dans une ou deux générations, mais, pour l’instant, il n’y a aucune chance. Alors, c’est simple : nous devons rester forts, avoir une armée puissante. Toute la politique est là. Autrement, les Arabes nous détruiront. »466 Comme Jabotinsky, le leader sioniste est ainsi persuadé que les Palestiniens n’accepteront le fait colonial que lorsqu’ils auront perdu tout espoir de s’en libérer.467 Ou bien, et cela les leaders sionistes se refusent de l’envisager, le désespoir peut conduire à plus de violence et à plus de barbarie. Il est plus facile, comme le fait David Ben Gourion de rester dans le registre guerrier ; ainsi, pour défendre la ligne politique de son parti lors du Congrès sioniste à Bâle en 1931 après les violences de 1929, il avait parlé de ligne de front que, depuis 25 ans, des dizaines d’abord, puis des centaines, des milliers et dernièrement des dizaines de milliers de colons tiennent grâce à leur travail et à leurs conquêtes culturelles et politiques.468 Telle sera la politique illégitime d’Israël qui, par la politique du fait accompli par la force, survivra aux dépens de tout le Proche-Orient qui n’est aujourd’hui qu’un immense champ de ruines, de malheur et de misère. Dans un premier temps, Jabotinsky 469 fut ostracisé, condamné, excommunié par les porte-parole officiels du mouvement sioniste, par des personnes qui, pour la plupart, pensaient comme lui, avant que finalement sa Colonel Kish, 4 Juillet 1925. In, Ze’ev Jabotinsky, The political and social Philosophy of Ze’ev Jabotinsky. Selected Writings, PP. 102-109. 466 Nahum Goldmann, Le paradoxe juif, pp. 121-122. 467 « Un accord général est, sans aucun doute, hors de question maintenant. C’est seulement lorsque le désespoir des Arabes sera total, un désespoir dont l’origine ne se trouvera pas seulement dans l’échec de leurs émeutes et de leur tentative de révolte, mais sera aussi la conséquence de notre croissance dans le pays, alors seulement les Arabes pourront peut-être donner leur accord à l’existence d’un Eretz Israel juif. » David ben Gourion, My Talks with Arab Leaders, p. 80. 468 David ben Gourion, Mémoires, p. 307. 469 Jabotinsky, qui faisait du nationalisme un facteur déterminant de l’histoire universelle, avait fait l’effort d’essayer de comprendre le nationalisme ukrainien malgré ses courants antisémites et il s’était intéressé aux Droits nationaux des Serbes, des Croates et des Albanais. Il en sera autrement avec les Palestiniens. La plupart des pays colonisateurs sont favorables à la libération des peuples sauf lorsqu’il s’agit d’un peuple qu’eux-mêmes oppriment.

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doctrine ne soit adoptée par la grande majorité et même, plus tard, dépassée par les plus radicaux qui, tel le Général Rehavam Zeevi (1926-2001), en sont arrivés à préconiser tout simplement la déportation de tous les Arabes de Palestine. Or, le leader du mouvement révisionniste a eu au moins le mérite d’avoir compris, même s’il ne l’a pas décrite jusqu’à son terme, la logique impitoyable de tout processus colonial. Il y a bien en effet un moment où, comme il l’espère, les combattants de la liberté succombent à la lassitude et où l’espérance semble morte – les combattants de la liberté, eux aussi, vieillissent ! – c’est le moment où le colon croit avoir atteint ses objectifs, mais l’aspiration à la dignité et à la liberté d’un peuple ne meurt jamais. Un processus colonial ne s’achève que par le génocide physique ou culturel des colonisés, ou par la décolonisation. Le projet national sioniste – seul exemple dans le monde moderne, sauf peut-être celui des Boers en Afrique du Sud – ne pouvait se réaliser que dans le cadre d’un projet colonial et cela, Jabotinsky l’avait bien compris. Les nationalistes européens voulaient être maîtres chez eux. Pour l’être, les nationalistes juifs devront être maîtres chez les autres. Tel est le péché originel du projet sioniste. 470 La volonté d’être majoritaire quoi qu’il en coutât ne pouvait que conduire à une politique de purification ethnique, plus ou moins violente, car sans elle, la population juive, même avec le plan de partage (1947) où tout avait été fait pour qu’elle le soit,471 ne pouvait être majoritaire. Tel est le drame du sionisme : aussi longtemps qu’il ne reconnaîtra pas le fait colonial qui obère ses origines et qu’il n’en tirera pas les conséquences, il devra lutter éternellement pour sa survie contre une résistance qui, même s’il la qualifie de haineuse, n’est pas la conséquence d’un pseudo-antisémitisme déclaré éternel, d’un sentiment anti-juif inscrit de manière indélébile dans la sensibilité humaine, mais la haine habituelle et naturelle qu’a suscitée l’oppression coloniale chez tous les peuples qui l’ont subie.472 Il ne s’agit pas de condamner la haine mais il s’agit de lutter contre les conditions objectives qui alimentent la haine ou le ressentiment.

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Anita Shapira fait remarquer que l’État juif, comme les autres, se réfère dans ses décisions non pas à la morale qui concerne les individus mais à la raison d’État qui permet à ceux qui gouvernent de mener une Realpolitik pour le bien de la collectivité ; elle en vient ainsi à regretter que les nouveaux historiens parlent du péché originel du projet sioniste et s’enferment dans une posture fondamentalement morale et non politique. 471 Le plan de partage de la Commission Peel incluait – une proposition inacceptable pour les Palestiniens dans la logique d’une politique de transfert – des échanges de population : 225 000 habitants arabes ainsi que 1.250 Juifs étaient censés quitter leur foyer. Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 279. 472 Très peu d’observateurs de l’histoire coloniale ont l’honnêteté de reconnaître la haine que suscite la barbarie coloniale chez ceux qui la subissent ou sont les témoins du malheur de ceux qui en pâtissent. « C’était une sorte de haine qui était née en moi, écrit l’abbé Robert Davezies, à cause de ce gosse, à cause des femmes et des vieillards torturés, tués, sans abri, à cause d’un peuple auquel il était interdit d’être libre, ou une sorte d’amour, comme on voudra. Jusqu’au jour de l’indépendance de l’Algérie, j’étais avec eux, à la vie, à la mort ». Robert

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Ainsi, le sionisme n’a pas seulement été façonné par les idéologues qui se sont penchés sur son berceau mais par l’implacable dynamique de son projet colonial. C’est parce qu’il a dû définir son État-nation dans la confrontation permanente avec le peuple qu’il dépossédait, que certaines voies qu’il aurait pu prendre ne seront pas empruntées et que certaines influences idéologiques qui, au départ, n’étaient pas plus déterminantes que d’autres vont remplir tout l’espace politique. Comme dans toute entreprise coloniale s’installe alors par étapes la conviction que la Force prime le Droit ou même que la Force crée le Droit ; une conviction qui encourage la politique du Fait accompli et développe un culte de la force dont on ne trouve l’équivalent que chez les théoriciens du socialisme national dont l’un des représentants les plus maléfiques a été Georges Vacher de Lapouge, le chantre d’une nouvelle morale fondée sur le culte de la force. Or, la politique du fait accompli ne crée qu’un fait accompli et non un droit ou une légitimité ; il lui est impossible de changer en profondeur la réalité politique et sociale : c’est ce que les colonialistes n’ont jamais compris. La militarisation de la société israélienne n’est donc pas la conséquence d’une idéologie, elle naît de la conviction que l’usage de la force est le seul moyen vraiment efficace pour faire aboutir ou préserver un projet colonial. Elle a d’ailleurs été mise en place par le courant socialiste dominant qui, idéologiquement, était à des années lumières des révisionnistes de Jabotinsky, mais tous, Haganah, Palmach, Irgoun et autre groupe Stern se retrouveront, le moment venu, pour mener la politique de purification ethnique et de transfert que certains exigeaient ouvertement, que d’autres préparaient dans le silence de leur bureau et que les plus nombreux ont, comme d’habitude, laissé faire en fermant les yeux. Une politique d’ailleurs à des années lumière de ce qui avait existé dans un empire ottoman multinational où l’on avait pris l’habitude de vivre ensemble et qui s’était révélé plutôt accueillant pour les Juifs, surtout si on le compare à l’Occident. En Palestine, ce n’était donc pas la présence d’une population juive qui posait le plus de problèmes – elle existait déjà avant le sionisme. Le peuplement du pays était hétérogène : Tcherkesses, Kurdes, Tatars, Tchétchènes et Géorgiens étaient venus du Caucase depuis la conquête de leurs territoires par la Russie au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Des Arméniens, des Algériens juifs fuyant, en 1830, les persécutions antisémites qui avaient suivi la prise d’Alger puis des musulmans après la défaite d’Abdel Kader473 avaient trouvé refuge dans un pays qui attirait les Davezies, Le temps de la justice, La Cité Éditeur, 1961, pp. 62-63. Jean Ziegler, La haine de l’Occident, Albin Michel, Paris, 2008. 473 Samuel Tolkowsky (The Gateway of Palestine. A History of Jaffa, p.156) signale l’arrivée vers 1830 d’un vaisseau venant d’Afrique du Nord ayant à son bord un grand nombre de Juifs marocains et algériens dont une partie jetèrent les fondations de la communauté juive actuelle (1924) de Jaffa. En juillet 1869, en promulgant une loi de nationalité qui imposait que chaque résident de l’empire soit considéré comme un sujet ottoman, jusqu’à ce qu’il apporte la preuve

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fidèles des trois religions du Livre. Le brassage des peuples était, en Palestine, comme d’ailleurs dans de nombreux pays, une constante. Par contre, ce qui était problématique sous le Mandat britannique c’était qu’une population largement minoritaire se donne pour objectif, par une politique d’immigration européenne organisée, massive et agressive, de devenir majoritaire dans le but de marginaliser, de déposséder et de remplacer la population autochtone.474 Les populations de la Palestine, si l’Histoire avait été différente, auraient pu se fondre dans une Grande Syrie ou dans le Grand Royaume arabe promis à Hussein (1916), mais il était exclu qu’elles se soumettent ou pire encore qu’elles cèdent leurs terres et leur patrie à des étrangers qu’ils soient Britanniques ou Juifs.

Transfert et Remplacement Le projet de transfert et de remplacement 475 est au cœur du projet sionisme et aucun colonialisme n’est allé aussi loin dans la négation symbolique de l’Autre, car il partait du principe que le pays de l’Autre était depuis toujours le sien. La solution radicale du transfert et du remplacement a donc été envisagée dès les premiers projets proto-sionistes à caractère colonial ; ainsi, celui du haut fonctionnaire britannique, Lord Mitford, dans son ouvrage, Appel en faveur de la nation juive en rapport avec la politique britannique dans le Levant (1845), est déjà un projet de remplacement : « Le pays, comparé à sa superficie est actuellement pauvre en population, mais la pression exercée par un groupe aussi important d’étrangers peut avoir des résultats déplorables. Avant d’y tenter un établissement, il serait souhaitable que le pays soit préparé à les recevoir. Cela pourrait se faire si l’on induit le gouvernement turc à replier les habitants musulmans sur les pays partiellement cultivés et énormes d’Asie mineure, où ils pourraient recevoir des terres aussi avantageuses et infiniment supérieures en valeur à celles qu’ils abandonneront. »476

du contraire, le gouvernement turc, face à l’afflux de colons (Templiers wurtembergeois ou autres), de pèlerins russes, autrichiens ou français, de Juifs russes à Jérusalem et Safed, avait tenté de freiner l’arrivée en masse d’une population non-musulmane ; il avait parallèlement encouragé l’immigration et l’intégration d’une population musulmane venue d’Algérie, du Caucase et des Balkans. 474 Les sionistes n’attendront pas d’être majoritaires pour rendre public ce qui, depuis le début, était l’objectif caché de tous les grands leaders du sionisme, hormis Ahad ha-Am et Nahum Sokolow qui, en 1919, devenu président de l’exécutif sionste, écrivait : « L’État juif n’a jamais été un point du programme sioniste. » Même si le 17ème Congrès avait tactiquement rejeté une motion proposée par les révisionnistes affirmant que l’objectif ultime du sionisme était l’établissement d’un État juif, par contre le programme du Biltmore revendiquera, en 1942, la création d’un État juif majoritaire en Palestine. 475 N. Masalha, Expulsion of the Palestinians : The concept of transfer in Zionist Political Thought 1882-1948, Institute of Palestine Studies, Washington D.C., 1992. 476 Giniewski Paul, Le sionisme d’Abraham à Dayan, p. 57.

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En 1895, Theodor Herzl, dans son Journal, en avait aussi caressé l’idée pour quel que soit le pays d’accueil, la Palestine ou l’Argentine, où s’implanterait le Judenstaat : « Nous devons exproprier en douceur les propriétés privées et les domaines qui nous ont été attribués, écrivait-il. Nous devons essayer d’attirer la population démunie au-delà des frontières en lui procurant du travail dans les pays de transit et en empêchant qu’elle puisse en trouver chez nous. […] Le processus d’expropriation et le déplacement des pauvres doivent, tous deux, être accomplis avec discrétion et circonspection. »477 En quelques lignes, deux ans avant le Congrès de Bâle et l’année de la publication de Der Judenstaat, l’essentiel du programme que le sionisme réalisera est explicité : spoliation des domaines agricoles, travail réservé aux Juifs, expulsion ou transfert en toute discrétion 478 des plus fragiles pour les remplacer par les futurs colons. Comme souvent, les premiers sionistes annoncent volontiers la politique qu’ils souhaitent mener avec les termes de tout le monde. Ainsi, à l’âge d’or du colonialisme, tous sont conscients et beaucoup reconnaissent que l’appropriation sioniste de la Palestine est coloniale. Un mot qui n’est pas encore tabou. Toutes les démarches de Theodor Herzl auprès des souverains européens ou du sultan ottoman sont coloniales et le leader sioniste ne s’en cache pas. De même, pour ne pas susciter trop rapidement l’opposition violente des autochtones, il conseille la discrétion comme, bien avant lui, l’avait fait Ben Yehouda Eliezer : « Il s’agit maintenant de devenir aussi forts que nous le pouvons, de conquérir le pays en secret, petit à petit […] Nous ne pouvons le faire que dans la clandestinité, discrètement. […] Nous n’allons pas ériger de comités, car les Arabes apprendraient alors ce à quoi nous aspirons, nous devons agir comme des espions silencieux, nous devons acheter, acheter, acheter. »479 Il est toutefois étonnant que Herzl, très attentif habituellement aux portraits antisémites des Juifs qui à l’époque se multipliaient, ne se soit pas rendu compte qu’il prêtait le flanc à l’allégation antisémite d’un pouvoir juif caché qui discrètement dominerait le monde. Le Père du sionisme prenait d’ailleurs le même risque lorsque, pour arracher la concession d’un territoire pour les Juifs, il exagérait la richesse d’un peuple parmi les plus pauvres d’Europe. Dans un discours tenu à New York en 1904, Israel Zangwill, davantage connu pour sa solution territorialiste de la Question juive que pour ses 477 Theodor Herzl, The complete diaries, p. 88. Le thème du transfert dans d’autres territoires est déjà l’un des plus fréquents non seulement chez Herzl qui le reprend pour la charte de la Jewish Ottoman Land Company où il s’agirait de transférer les Palestiniens dans d’autres provinces et territoires de l’empire ottoman, mais aussi chez de nombreux théoriciens du sionisme jusqu’au jour où l’on ne se contentera pas d’en parler mais où l’on commencera de le pratiquer. 478 Lettre à Peretz Smolenskin en 1882, Benny Morris, op. cit., pp. 63-64. 479 Ben Yehouda Eliezer, Le rêve traversé, pp. 66-69.

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multiples diatribes contre les Arabes, présentait la seule alternative qui lui paraissait alors possible si l’on n’adoptait pas la solution territorialiste : « Il y a une difficulté dont le Sioniste n’ose pas détourner les yeux, bien qu’il tienne assez peu à la regarder en face. C’est que la Palestine compte déjà des habitants. La population du Pachalik de Jérusalem est actuellement deux fois plus dense que celle des États-Unis, elle est de 52 habitants par mille carrés, dont moins de 25% sont juifs ; nous devons donc nous préparer, soit à expulser par les armes les tribus qui occupent le pays, comme le firent nos aïeux, soit à faire face à ce problème : l’existence d’une proportion considérable d’éléments allogènes, surtout mahométans et habitués depuis des siècles à nous mépriser. »480 Israel Zangwill, créera donc, en 1905, la Jewish Territorial Organization, pour trouver ailleurs dans le monde un territoire vide qui pourrait devenir « l’asile de nuit » dont parlait Max Nordau et dont une partie du peuple juif avait besoin pour échapper à la discrimination et à la persécution. Zangwill n’avait toutefois pas oublié la Palestine et, en mai 1917, quelques mois avant la Déclaration Balfour, il affirme alors, avec la pincée de racisme nécessaire pour proclamer de telles énormités, que « la Palestine est moins occupée que parcourue par les Arabes. Ce sont, dit-il, des nomades qui n’ont créé en Palestine ni valeurs matérielles, ni valeurs spirituelles […] Par conséquent, nous devons poliment les persuader de décamper. Après tout, ils ont toute l’Arabie qui couvre un million de milles carrés – sans compter les nouveaux territoires libérés par les Turcs entre la Syrie et la Mésopotamie – et Israël ne possède pas un pouce de terre. Il n’y a aucune raison spéciale pour que les Arabes se cramponnent à ces quelques kilomètres. Plier leurs tentes et s’en aller furtivement est une de leurs habitudes proverbiales, qu’ils le fassent donc aujourd’hui. – Les Juifs seront trop heureux de payer leurs frais de voyage et d’acheter aussi – à un prix fixé par le gouvernement britannique – toute propriété ou bâtiment ayant quelque valeur. »481 Une réflexion qui se transformera logiquement en un slogan bien plus court : « Les Arabes en Arabie » ! Ce n’est qu’à la fin de sa vie que le théoricien du territorialisme,482 une solution qui aurait pu permettre d’éviter la politique du transfert et du remplacement, prendra conscience que ce mélange d’arrogance, de certitude d’être dans son droit, de racisme larvé et de référence aux méthodes de Josué 480



Discours in, Israel Zangwill, La voix de Jérusalem, p. 200. 481 Israël Zangwill, La voix de Jérusalem, p. 212. 482 Puisque la Palestine n’est pas « une terre sans peuple », il s’agirait d’établir le Judenstaat sur un territoire autre que la Palestine. Déjà, en 1882, Léon Pinsker avait suggéré, avec Autoémancipation, que le foyer national pouvait s’implanter ailleurs qu’en Palestine, y compris en Amérique et, en1903, lors du Sixième Congrès sioniste,482 Herzl, lui-même, avait dévoilé le projet Ouganda qui avait été à l’origine d’une très grave crise au sein du mouvement sioniste, au point qu’un certain Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotski, y avait vu dans son article, La fin du sionisme et ses possibles héritiers, la disparition rapide d’un mouvement qui, selon lui, ne survivrait pas à ses divisions.

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ne pouvait pas apporter une solution durable ni à la Question juive ni à la Question arabe. Ainsi, dans l’avant-propos qu’il rédige juste avant sa mort pour l’édition de La voix de Jérusalem, il apporte une autre conclusion à une réflexion menée dans le cadre d’une adhésion de toute une vie au sionisme : « Au moment où j’écrivais (à la fin de la première guerre mondiale), tout était en train de se faire, rien n’était fixé, j’étais donc libre de proposer ce qui me paraissait le seul moyen d’établir un Foyer national juif. Aujourd’hui (mai 1926), je dois accepter le fait que seul un sionisme très limité et transformé est possible en Palestine où les Arabes devront toujours être plus nombreux que les Juifs et avoir plus de pouvoir politique. Ainsi mon idée que les Arabes pourraient être transportés dans un autre territoire arabe est à présent dépassée. Elle appartient à un passé mort, non au présent et à l’avenir vivants. Les Arabes et les Juifs doivent vivre fraternellement côte à côte, quelle que soit l’évolution politique de leur patrie commune. »483 Malheureusement, tous ne feront pas la même évolution et ce sage conseil, même s’il sera sans cesse repris, ne pourra être entendu. En effet, avec l’image qu’au XIXe siècle, l’Europe s’était faite de la Palestine, terre sans peuple ou mal peuplée, le projet colonial de dépossession, d’expulsion et de remplacement allait rapidement l’emporter. La cartographie de la Palestine rurale, entreprise par le Palestine Exploration Fund, avait du reste déjà participé à la conquête coloniale du pays et, avant beaucoup d’autres, préparé les transferts massifs de population dont, dès 1917, l‘un des penseurs les plus libéraux du sionisme, Leo Motzkin, avait déjà accepté l’idée : « Nous pensons que la colonisation de la Palestine doit aller dans deux directions : installation des Juifs en Eretz Israel et réinstallation des Arabes d’Eretz Israel en dehors du pays. Le transfert de tant d’Arabes peut paraître, à première vue, économiquement inacceptable, mais réinstaller un village palestinien sur d’autres terres n’est pas si coûteux. »484 Enfin, en 1937, la Commission royale pour la Palestine ou Commission Peel qui cherchait à comprendre les causes de la grande révolte arabe de 1936 et qui considérait qu’un « conflit irrépressible était né entre deux communautés nationales et que leurs aspirations nationales étaient incompatibles », recommandera, elle aussi, avec son projet de partition, le transfert forcé, si nécessaire, de l’essentiel des habitants arabes de certaines zones de la Palestine allouées au futur État juif. Chaïm Weizmann foncera alors dans la brèche. Dans un entretien avec le conservateur William Ormsby-Gore, ministre des colonies, l’un des plus fervents sionistes du Cabinet, il précise ainsi la façon dont il voit les choses : « Transfert de la population arabe : j’ai dit que tout dépendait uniquement du souhait ou non du gouvernement de mettre à exécution cette recommandation. Le transfert ne peut être mis à exécution que par le gouvernement britannique, et non par 483 484

Israel Zangwill, La voix de Jérusalem, pp. 7-8. Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, p. 27.

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les Juifs. C’est une excellente idée mais on préférerait que vous vous en occupiez ». 485 Le ministre qui apprécie que le plan de partition donne la Galilée aux Juifs propose à Sir John Campbell de s’occuper, le moment venu, de la mise en œuvre de la proposition en cherchant pour les Arabes des territoires qui pourraient être la Transjordanie et le Néguev où seraient transférées les populations arabes de la Galilée. Non seulement William Ormsby-Gore préconise ouvertement le transfert mais il propose pour l’organiser un spécialiste, Sir John Campbell, qui a acquis une grande expérience dans les transferts et remplacements de population entre la Grèce et la Turquie.486 Que l’on puisse trouver chez Ben Gourion ou chez d’autres leaders sionistes, comme Arthur Ruppin, le vœu pieux d’une vie commune avec les Arabes dans un même pays, ou même chez quelques-uns l’engagement de prendre les moyens de le réaliser, n’est pas la question ; la dynamique du projet colonial exige l’inverse : cantonnement et apartheid, puis, dans certains cas, expulsion du colonisé, même si les plus radicaux rêveront d’un départ volontaire qui arrangerait bien tout le monde : « Il n’existe qu’une seule voie de compromis, avait rêvé tout haut Jabotinsky devant la même Commission royale ou Commission Peel, dites la vérité aux Arabes, et vous verrez alors que l’Arabe est raisonnable, que l’Arabe est intelligent, que l’Arabe est juste ; l’Arabe peut comprendre que, puisqu’il y a trois, quatre ou cinq États totalement arabes, c’est une affaire de justice que réalise la Grande-Bretagne si la Palestine est changée en un État juif. Il y aura alors un changement d’esprit chez les Arabes, il y aura alors un espace pour le compromis, et il y aura la paix. »487 Combien les Arabes seraient pleins de qualités s’ils étaient d’accord avec le leader révisionniste ! En pleine guerre de libération nationale du peuple palestinien, lors du Congrès sioniste de Zurich en août 1937, un délégué déclarera que programmer un transfert des populations arabes était « logique et juste, moral et humain dans tous les sens ». Quant à Berl Katznelson, souvent surnommé la « conscience du sionisme travailliste », toujours en 1937 il pouvait encore affirmer : « Mieux vaut un voisin lointain qu’un ennemi proche. Les Arabes ne perdront rien à ce transfert, et nous n’y perdrons certainement rien non plus… ! Je pense depuis longtemps que c’est la meilleure de toutes les solutions et, dans les jours sombres, j’ai été réconforté par la certitude que cela se réalisera un jour. Mais je n’ai jamais pensé qu’on les transférerait simplement vers les environs de Naplouse. J’ai

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Jewish Chronicle, August 13, 1937 (pp. 24-25), Dr. Chaim Weizmann’s Conversation with Mr. Ormsby-Gore the Secretary of State for the Colonies on the Partition of Palestine 1937, in From Haven to Conquest, p. 332. 486 Walid Khalidi, From Haven to Conquest, p. 332. 487 Vladimir Jabotinsky, Evidence Submitted to the Palestine Royal Commission 1937, in From Haven to Conquest, p. 329.

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toujours pensé qu’ils sont destinés à être transférés vers la Syrie ou l’Iraq. »488 En 1940, Yosef Weitz, Directeur du département colonisation du Fonds national juif, ne cachait pas, lui aussi, dans son journal, quel était l’ultime objectif de la colonisation : « Entre nous, il doit être clair qu’il n’y a pas de place dans ce pays pour les deux peuples en même temps. […] La seule solution est une terre d’Israël, ou du moins une terre d’Israël, à l’Ouest du Jourdain, sans Arabes. Sur ce point, il ne peut y avoir de compromis. Il n’y a pas d’autre moyen que de transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins, de les transférer tous ; aucun village, aucune tribu ne doit rester. C’est uniquement après ce transfert que notre pays pourra absorber les millions de nos frères. Il n’y a pas à en sortir. » 489 En 1942, la Conférence tenue à l’Hôtel Biltmore à New-York revendiquait officiellement pour la première fois la création d’un État juif ou plus précisément d’un « Jewish Commonwealth ». Ces prises de position et quelques autres ne nous permettraient toutefois pas de savoir ce qu’est vraiment le sionisme si l’on n’avait pas déjà acquis une longue expérience du colonialisme et pu constater que, depuis maintenant un siècle, le programme de spoliation, d’expulsion et de remplacement se déroule sous nos yeux dans le but de créer enfin la « terre sans peuple » que les Juifs n’ont jamais trouvée car elle n’existait pas. Puisque le vide originel de la « Terre sans peuple » n’existe pas, il s’agira donc de le créer. En 1947-48, les implantations sionistes ne constituant que quelques îlots dans un océan arabe, pour sauvegarder les îlots, il suffira de vider l’océan. Une politique d’expulsion et de transfert, préparée durant le Mandat britannique, par l’achat de terres réservées exclusivement aux Juifs, par le développement séparé et par le principe du travail hébreu, deviendra, en 1947, le but de guerre non exprimé du futur État d’Israël. Ainsi, les Dossiers de village, constitués dans les années qui précédèrent la Nakba, prévoyaient un véritable nettoyage ethnique et, pour ce faire, « contenaient des détails précis collectés par le Palmach sur la situation topographique de chaque village, ses voies d’accès, la qualité de ses terres, ses ressources en eau, ses affiliations religieuses, les noms de ses mukhtars (chefs de village), ses relations avec les autres villages et l’âge de ses habitants de sexe masculin de seize à cinquante ans. Il était même mentionné un indice d’hostilité, en fonction du degré de participation du village à la révolte de 488



Israel ShaHak, Président de la Ligue israélienne des droits de l’homme, L’idée du transfert, Revue d’études palestiniennes (N° 29, Automne 1988), p. 114. Décidément les sionistes ne sont pas chiches en solutions pour se débarrasser des Palestiniens, surtout pour les envoyer dans les déserts. Aujourd’hui, en 2020, avec le « plan de paix du siècle », on leur a même proposé un morceau du Néghev en lieu et place de la vallée du Jourdain où les Israéliens sont prêts à « faire fleurir le désert »! 489 Israel ShaHak, L’idée du transfert, Revue d’études palestiniennes, N° 29, Automne 1988, p. 115.

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1936 ». 490 La moitié des 1 300 000 personnes qui peuplaient la Palestine seraient, en 1947-1948, victimes d’un nettoyage ethnique rarement constaté ailleurs et le nouvel État juif contrôlerait, en 1949, 78 % de la Palestine du Mandat. Se stabilisera alors, dans un silence aussi assourdissant et honteux que celui qui avait accompagné la Shoah, un sociocide qui dure jusqu’à aujourd’hui. Toutefois, l’expulsion des Palestiniens, n’est pas seulement le résultat d’un plan mûrement préparé. Elle n’est pas davantage le résultat d’une conspiration longuement planifiée, même si le Plan Dalet préparé par les chefs de la Haganah et approuvé le 10 mars 1948 par une dizaine de dirigeants autour de Ben Gourion participera largement à la politique de purification ethnique menée par le nouvel État. Que le Plan Dalet ait fait sien l’objectif offensif du nettoyage ethnique ou, comme le prétendent encore certaines voix israéliennes, que son objectif ait été défensif pour protéger quelques colonies juives isolées, ses conséquences – la Nakba – avec des massacres tels que celui de Deir Yassin, avec les centaines de milliers de personnes chassées de leurs villes (Jaffa) ou avec les dizaines de villages arabes rasés, sont connues de tous et s’affichent sur toutes les cartes de la Palestine d’aujourd’hui. Pour les quelques Palestiniens conscients depuis longtemps de la logique coloniale du projet sioniste, la Nakba ne sera d’ailleurs qu’une catastrophe inévitable et annoncée. Ainsi, l’historien Albert Hourani, dans son Statement to the Anglo-American Committee of Enquiry of 1946, met d’ailleurs en garde le Comité sur le projet des sionistes qui, depuis quelques années, ne cessent de demander sérieusement le transfert de la population non-juive de la Palestine dans les autres pays arabes. La réalisation de ce programme, alerte-t-il, « représenterait une terrible injustice et ne pourrait être réalisé que dans le désordre et par une terrible répression, avec le risque de ruiner tout l’édifice politique du Moyen-Orient. » 491 En définitive, en 1948, la Résolution 194 de l’ONU pourra bien affirmer dans son alinéa 11, qu’il y avait lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leur foyer le plus tôt possible et, en 1974, la Résolution 3236 réaffirmer le droit inaliénable des Palestiniens de retourner dans leurs foyers et vers leurs biens, d’où ils ont été déplacés et déracinés, elles ne seront jamais appliquées. En revanche, les Juifs du monde entier qui ne sont jamais partis bénéficieront du Droit au retour alors que les centaines de milliers de Palestiniens qui, eux, ont été expulsés, ne peuvent, jusqu’à ce jour, retourner chez eux. Avec le temps et le sentiment d’impunité que donne la puissance, l’idée de transfert et de remplacement sera de plus en plus assumée et parfois même revendiquée comme un projet d’avenir : « Il y a la question de Judée et Éphraïm, avec une population nombreuse qui devra céder la place et partir 490



Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, pp. 41-42. 491 Albert Hourani, The Case Against a Jewish State in Palestine. Statement to the AngloAmerican Committee of Enquiry of 1946, in Rashid Khalidi, op. cit., p. 61.

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vers les pays arabes voisins […] Chaque peuple chez soi, proclame Haïm Hazaz, lauréat du Prix Israël de littérature en 1953, Israël en terre d’Israël les Arabes en Arabie. »492 Enfin pour réaliser une nouvelle politique de transfert et de remplacement, il suffira de la prévoir et de la planifier en attendant que se présentent des conditions favolables pour intervenir durant une guerre où, comme lors de la Nakba, l’arbre du conflit cachera la forêt des expulsions. Ainsi, la guerre de Suez qui opposa Israël et ses alliés anglais et français à l’Égypte permettra non seulement de passer sous silence le massacre de 47 à 53 Palestiniens (femmes et enfants tués de sang frois) à Kafr Kassem, le 29 octobre 1956, mais aussi de dissimuler à la sagacité des historiens le plan « Haferperet » (Taupe) qui aurait permis « d’exploiter une future guerre avec la Jordanie pour évacuer les villages arabes du Triangle (les villages arabes israéliens le long de la Ligne verte au centre du pays). Une partie de la population fuirait alors vers la Jordanie, tandis que les autres villageois seraient envoyés dans des camps de détention en Israël. »493 Finalement, en 1988, la doctrine du transfert et du remplacement prendra place dans le débat public israélien lorsque le parti d’extrême droite Moledet (Terre natale) qui s’en fera le chantre, entrera à la Knesset : les Palestiniens, argumentera-t-il, ont pour s’établir tous les pays arabes environnants, les Juifs n’ont que la terre d’Israël. Encore en 1999, Emunah Eilon écrivait dans Yediot Aharanot, Who’s Afraid of the Truth ? : « Si le pays est à nous – et, pour ce religieux ultra-nationaliste, il n’y a pas de doute que la Palestine appartient aux Juifs – nous n’avons d’autre choix que de combattre pour lui quand cela s’avère nécessaire et de chasser tous ceux quels qu’ils soient qui doivent être expulsés puis de reconnaître la tragédie que nous avons causée aux autres ... En tous cas, il n’y a rien là qui pourrait miner notre conviction d’être sur la bonne voie et la certitude qui est la nôtre d’avoir des droits sur notre Terre. » 494 La dérive à laquelle nous assistons encore aujourd’hui n’est ainsi que la conséquence de la volonté d’un peuple en diaspora qui voulait et qui veut toujours créer un État juif. La dynamique d’un projet national-colonial, dérive d’une logique propre au colonialisme sioniste, exige l’expulsion et le remplacement des colonisés. Quant à la dynamique des projets de transfert et de remplacement, elle génère, si l’on n’y prend pas garde, la tentation génocidaire. Entre 1904-1907, le premier crime de masse et premier génocide du XXe siècle éliminait 80% des Hereros qui, ayant eu le tort de s’opposer aux colons allemands qui voulaient les déposséder et les remplacer, furent massacrés ou transférés hors de leurs terres ; en 1917, la politique du transfert des Arméniens s’est terminée par un génocide ; quant au projet de transfert des Juifs à Madagascar, il a précédé la Shoah. 492

Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 307. Tom Segev, Haaretz, 31 juillet 2022. 494 Anita Shapira, Israeli historical revisionism, p. 27. 493

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CHAPITRE V Laissons les clés ouvrir les portes

« La défaite des Arabes en Palestine n’est pas une calamité passagère ni une simple crise, mais une catastrophe (Nakba) dans tous les sens du terme, la pire qui soit arrivée aux Arabes dans leur longue histoire pourtant riche en drames. » Constantin Zureiq (1948). « What other people in the world would venture to demand that the clock of history be put back two millennia for their benefit ? ...There are many open spaces in the world, many friends nations, in which oppressed Israelites can find a refuge and a home without imperiling the peace of the world … Does the Israel cause deserve to succeed ?... We believe the verdict of history will be, No. »495 O. Ellis (1956)

Les ruses du colonialisme Face à la réalité du processus colonial que nous avons décrit, il peut paraître étonnant et même pathétique qu’un certain nombre de chercheurs israéliens s’acharnent encore à tenter de démontrer que le sionisme n’a rien à voir avec le colonialisme et que le peuple juif aurait échappé par on ne sait quel miracle aux idéologies et aux pratiques colonialistes si répandues alors en Europe. Ils refusent de voir – ce que les principaux leaders du sionisme n’ont jamais vraiment nié – qu’un processus colonial dont le mouvement sioniste était totalement partie prenante s’est déroulé en Palestine. Durant la période mandataire, beaucoup se félicitaient d’ailleurs de participer à l’aventure coloniale, d’avoir par exemple un Pavillon Palestine à l’Exposition coloniale de 1931. On était fier qu’un artiste sioniste français, Adolphe Feder, présent également au pavillon de Madagascar, expose les aquarelles ou les dessins, au cachet tant orientaliste que colonial, qui avaient, 495



Enseigne l’Ancien Testament à Princeton (Theological Seminary). Merkley Paul Charles, Christian Attitudes towards State of Israel, p. 25.

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en 1927, illustré plusieurs reportages sur la Palestine, tels Terre d’amour de Joseph Kessel, Le retour à Jérusalem de Pierre Bonardi et La caravane sans chameaux de Roland Dorgelès.496 Peu de monde mettait alors en doute le caractère colonial de la présence anglo-sioniste en Palestine ; ceux qui peignaient à la gloire du haloutz, du pionnier, peignaient en réalité à la gloire du colon et du colonialisme, à la gloire de l’œuvre coloniale, comme il en était alors de même dans tous les autres pavillons. Il serait absurde de penser que les Juifs français, britanniques ou citoyens d’autres nations impliquées dans la conquête impérialiste du monde auraient pu réagir différemment de leurs concitoyens non-Juifs face aux opportunités que procurait l’âge d’or du colonialisme. Ils n’avaient, en effet, aucune raison particulière d’être plus ou moins colonialistes ou affairistes que leurs concitoyens chrétiens. Alors que l’immense majorité, en particulier dans les milieux d’affaire, ne pouvait qu’être concernée par la mise en coupe réglée du reste du monde, les critiques de l’impérialisme triomphant seront aussi peu nombreux chez les Juifs que chez les Gentils ; le moment venu, les Juifs seront, eux aussi, prêts à participer à l’aventure coloniale. Ainsi, outre Disraeli dont le rôle est bien connu, plusieurs membres des différentes communautés juives réagiront davantage en tant que Britanniques 497 ou Français qu’en tant que Juifs. A mesure que l’empire s’étendra, les espaces coloniaux se multiplieront et les communautés juives, comme les autres, se placeront sous la protection de l’Union Jack ; le Grand Rabbin de Londres, Nathan Marcus Adler, deviendra ainsi le Grand Rabbin de l’empire britannique et ce seront les mêmes directives qui s’adresseront à toutes les communautés religieuses de l’empire au point que le Président de Shaaris Yisroel la communauté juive de Melbourne, A. H. Hart, 498 comme n’importe quel autre responsable religieux, se félicitera de l’appui qu’il reçoit des autorités pour construire une synagogue sur une concession de terre offerte par le gouverneur de la Nouvelle Galles du Sud, ce qui lui permet d’avoir son cimetière et son école avec ses classes d’anglais et d’hébreu. Quant aux Juifs britanniques qui participeront à l’aventure coloniale, ils auront, de même que les Gentils, leurs philanthropes comme Moses Montefiore, leurs grands coloniaux comme Disraeli et leurs aventuriers trafiquants d’ivoire et parfois d’esclaves, tel le fameux Nathaniel Isaacs,499 l’auteur de Travels and Adventures in East Africa (1836) – un classique de la 496

Dominique Jarassé, Visions françaises de la Palestine de l’entre-deux-guerres : orientalisme, art colonial et sionisme, in Dominique Trimbur, De Balfour à Ben Gourion, (Feder et l’orientalisme juif français), pp. 295-303. 497 La Grande-Bretagne administre alors environ un quart de la surface de la terre, sur une superficie de 36 millions de kilomètres carrés sous la forme de dominions, de colonies de la Couronne et de diverses dépendances. 498 Cecil Roth, Anglo-Jewish Letters, pp. 297-300. (Melbourne, 27 juin 1848). 499 Oxford Dictionary of National Biography, Vol. 29, pp. 403-404.

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littérature sud-africaine de voyage et d’exploration – qui sera l’une des figures les plus sinistres de l’histoire de l’expansion britannique outre-mer, dans laquelle il tiendra, à la fois, le rôle de l’un des créateurs de la province du Natal et celui d’un trafiquant d’esclaves en Sierra Leone. Après un naufrage au large des côtes du Natal, il passera sept ans à parcourir les territoires zoulous du roi Shaka. Après être rentré, en 1832, en Angleterre où il publia son Travels and Adventures in East Africa dans lequel il s’employait à donner une image totalement négative du roi Shaka et des Zoulous afin de donner des arguments aux Britanniques pour qu’ils annexent le Natal et le fassent entrer dans la sphère politique et économique de leur expansion impériale, il tentera d’obtenir, avec d’autres marchands qu’il avait rencontrés lors de ses aventures sud-africaines, une concession du gouverneur du Cap, Sir Galbraith Lowry Cole. Après l’annexion du Natal en 1843 et un nouveau refus opposé à une nouvelle demande de concession, il s’établira, en 1844, en Sierra Leone qu’il devra quitter précipitamment alors que le gouverneur, Sir Arthur Kennedy, l’accusait d’avoir participé au commerce des esclaves. Ainsi, comme la France coloniale a eu ses Bugeaud et ses Urbain, le peuple juif a eu ses Nathaniel Isaacs d’une part et ses Moses Montefiore ou ses Charles Netter, de l’autre ; c’est donc faire preuve d’autant de mauvaise foi lorsque l’on tente de faire croire que les Juifs ont été les principaux responsables et bénéficiaires du commerce triangulaire ou que l’on affirme péremptoirement que les crimes de la période coloniale ne les ont jamais concernés. Ce ne sont pas des Juifs négriers qui ont pu, éventuellement prendre part au commerce triangulaire mais des négriers qui pouvaient être catholiques, réformés, musulmans 500 ou juifs. Faire d’un peuple ou d’une communauté l’incarnation du Mal ou l’incarnation du Bien n’est en effet, dans un cas comme dans l’autre, que du racisme.501 Pour régler sa question nationale – là est son originalité – le sionisme a dû passer par un processus colonial tout à fait particulier. Dans l’histoire du colonialisme, il existe des métropoles qui partent à la conquête d’un territoire étranger pour le coloniser ; or, avec le sionisme, il s’agit d’un projet national qui, pour se réaliser, a eu besoin d’entrer dans un processus colonial et d’obtenir le soutien d’une métropole dont tous les futurs colons n’étaient pas nécessairement les citoyens. En effet, avec la Déclaration Balfour, la Grande-Bretagne avait pris l’engagement que les colons qui peupleraient la 500



« Les seuls peuples à accepter l’esclavage, écrivait Ibn Khaldoun, sont les nègres, en raison d’un degré inférieur d’humanité, leur place étant plus proche du stade animal. » Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé (p. 63), qui traite de la traite des noirs par les Arabes. 501 Un antijudaïsme qui continuera de poursuivre les Juifs même dans les colonies esclavagistes. Ainsi, l’article premier du Code Noir promulgué par Louis XIV en 1615 enjoint « à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les Juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens. »

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Palestine ne seraient pas prioritairement britanniques mais juifs. Quant aux sionistes, ils avaient obtenu le soutien d’une grande puissance qu’un Herzl avait cherché en vain, en particulier auprès d’un empire allemand, allié de l’empire ottoman qui possédait l’une des clés du problème. Avec le soutien de la Grande-Bretagne dont la destinée manifeste – du moins c’était la conviction de nombreux Britanniques – était, de toute éternité, d’étendre au monde entier les bénéfices de la civilisation, 502 les sionistes, lorsque les territoires promis à Abraham du fleuve de l’Égypte au grand fleuve, le fleuve Euphrate, seront devenus zone d’influence britannique, pourront désormais coloniser, sans état d’âme, une partie du territoire autrefois promis au Peuple élu. En Palestine, toutefois, l’impérialisme britannique se trouvait dans une situation ambiguë pour lui et déstabilisante pour les immigrants d’une nation juive en formation qui n’était ni totalement souveraine ni totalement assujettie et qui, membre à part entière de l’Occident, se considérait comme l’avant-garde de la modernité et de la civilisation face à un monde arabomusulman, à ses yeux, en pleine décadence. Toujours plus proches de leur glorieux passé dont ils essayaient de revivifier les mythes, les sionistes se voulaient des Hébreux, et surtout pas des Juifs de la diaspora, alors que, pour redevenir des Hébreux, ils devaient transformer les autochtones, descendants probablement plus qu’eux des Hébreux, en nouveaux Amalécites et en « Palestiniens errants ».503 Ici aussi, comme souvent, c’est la périphérie qui défendra des positions maximalistes et la métropole qui temporisera comme lorsque, entre 1936 et 1939, la défense de ses intérêts nationaux ou impériaux l’exigera. Dès les premiers mois du Mandat britannique, les Sionistes s’en tiendront d’ailleurs à une ligne politique particulièrement efficace que l’on peut découvrir tant dans leurs déclarations, officielles ou non, que dans leur pratique : 1. Aussi longtemps que les Juifs seront minoritaires, rejeter toute institution représentative de l’ensemble de la population arabe et largement majoritaire, mais tout faire pour devenir majoritaire le plus rapidement possible grâce à une immigration la plus massive possible. 2. Ne jamais revendiquer de frontières précises ; s’en tenir au mythe biblique ou au fait accompli.

502 C’était la conviction de Samuel Horsley, évêque de Rochester qui, en 1799 déjà, se réjouissait que le prophète Isaïe ait annoncé que « les Îles britanniques auxquelles, dans Sa Providence, il a plu à Dieu d‘accorder la puissance maritime et commerciale, ramèneraient de loin les enfants d’Israël et contribueraient ainsi au bonheur et à la prospérité d’Israël. » Samuel Horsley, Critical Disquisitions on the 18th chapter of Isaiah, p. 45. 503 Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme, ch., 1.

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3. A chaque étape des négociations, en appeler à des concessions réciproques selon un principe fondé sur les seuls rapports de force : ce que je t’ai pris est à moi et ce qui est encore à toi est négociable.504 Ces exigences, surtout la première, convenaient aux Britanniques conscients que le principe démocratique d’un homme une voix ne pouvait s’appliquer en Palestine sans condamner la philosophie de la Déclaration Balfour. De plus, les mandataires se trouvaient dans une situation particulière dans un pays qui avait pour eux un intérêt essentiellement stratégique alors qu’ils s’étaient engagés d’en faire une colonie de peuplement juive. Ils devaient ainsi administrer un pays colonisé par des Juifs d’origine européenne comme eux, en faveur desquels ils s’étaient engagés dans un processus de dépossession des autochtones, avant que, à la fin de leur Mandat, le mouvement sioniste passe d’acteur secondaire du processus colonial à acteur principal. En effet, à l’approche de la guerre, les sionistes se trouveront en conflit avec les intérêts de la métropole au point de faire croire qu’au terme du processus, à l’instant même où les intérêts de la périphérie sioniste étaient en contradiction avec ceux du centre britannique, le premier avait mené une guerre de libération nationale contre le second. Le temps de la décolonisation venu, il était en effet moins séant de s’affirmer favorable à un système de relations entre les peuples, criminel et dépassé. L’histoire officielle nous a donc offert la saga d’un peuple de pionniers qui aurait fait fleurir le désert et qui, comme tous les peuples colonisés, aurait mené sa lutte de libération nationale contre l’occupant colonial britannique. Si l’on en croit ce discours, les sionistes auraient été non seulement vaccinés contre l’idéologie colonialiste qui, durant tout le XIXe siècle et le début du XXe, a tenu lieu de discours dominant, mais ils auraient mené une guerre de libération nationale contre un pouvoir colonial qui les opprimait. Les nouveaux historiens, en se référant à des critères moraux ou politiques et à une nouvelle lecture de la documentation disponible, vont remettre en question un récit historique trop unilatéral. Ainsi, pour Ilan Pappé, le sionisme est un mouvement colonialiste condamnable et pour Daniel Gulwein, il est bien un mouvement de libération nationale qui, comme tant d’autres, comporte sa part de légitimité mais qui, pour se réaliser, a dû s’intégrer dans un processus colonial505 qui, lui, est totalement

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Chaïm Weizmann, devant la Commission Peel, avait parlé « d’amputation de la Transjordanie, subie avec amertume par le peuple juif, qui, à l’époque de la Déclaration Balfour, faisait partie intégrante de la Palestine », op. cit., p. 20. Encore aujourd’hui, l’État d’Israël, en ce qui concerne les territoires occupés de Cisjordanie, parle de territoires ‘disputés’, donc négociables et, même, depuis récemment, envisage tout simplement de les annexer. 505 Contrairement à aujourd’hui, les leaders sionistes n’avaient alors aucun scrupule de parler du processus de colonisation comme d’une entreprise planifiée ; c’est ce que, dans un discours tenu à Manchester, quelques jours (9 décembre 1917) après la Déclaration Balfour, avait reconnu Chaïm Weizmann : « Notre tâche consistera à élaborer des plans et des projets en vue

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illégitime. L’idéologie sioniste ne s’est en effet pas élaborée seulement au travers des combats d’idées entre sionistes ou entre Juifs. Elle n’est pas seulement le résultat de la confrontation et du compromis entre le sionisme culturel d’un Ahad ha-Am, politique d’un Max Nordau, pragmatique d’un Chaïm Weizmann, territorialiste d’un Israel Zangwill ou révisionniste d’un Ze’ev Jabotinsky. Elle s’est élaborée au travers de la confrontation entre deux peuples étrangers l’un à l’autre et au sein d’un conflit de type national et colonial ; elle est le résultat concret d’un combat pour la Terre et pour une Patrie qui a opposé les Sionistes et les Arabes, comme il oppose aujourd’hui les Israéliens et les Palestiniens. Le projet d’État-nation de Theodor Herzl aurait en effet pu exister sans problème si la Palestine avait été une terre sans peuple, or ce ne n’était pas le cas. L’histoire de l’implantation juive en Palestine ne peut donc se réduire au récit qu’en fait le sionisme : celui d’un petit peuple sans terre, persécuté depuis des siècles, et venant en Palestine pour y trouver un refuge et y créer un Foyer national que des extrémistes Arabes, de façon incompréhensible, veulent détruire. En réalité, avec le projet sioniste, apparaissait un nouveau modèle de colonialisme où ce ne serait pas l’État-nation qui créerait la colonie, mais la colonie qui, comme en Afrique du Sud, permettrait de créer l’État-nation. Le nationalisme juif peut donc éventuellement être comparé au nationalisme des peuples qui, avec le processus de décolonisation, ont mené une lutte de libération nationale ; il a bien mené, en effet, durant les dernières années du Mandat, un genre de lutte de libération nationale du même type que celle menée par les Boers contre les Britanniques ou les ultras de l’Algérie française contre leur gouvernement, mais contrairement aux autres luttes de libération nationale menées dans le monde entier pour chasser le pouvoir colonial, il ne s’agissait ici que de transformer un pouvoir colonial en un autre pouvoir colonial encore plus pervers. Les seules véritables luttes de libération nationale, même si elles ont été écrasées par les forces conjointes de l’impérialisme britannique et du sionisme, ont été menées par les Arabes de Palestine, d’abord entre 1916 et 1922, puis en 1929 et enfin en 1936 et les années qui ont suivi. L’économiste Charles Gide (1847-1932) a forgé le « concept d’expropriation pour cause d’utilité publique mondiale » pour désigner le processus de rapine mondialisé qui a concerné toute la planète durant les cinquante années qui ont précédé la première guerre mondiale ; ainsi, entre 1871 et 1913 les colonies françaises sont passées de moins d’un million de kilomètres carrés à treize millions environ. Tout colonialisme est donc d’une certaine manière, pour reprendre la formule de Gershon Shafir, un colonialisme de dépossession dans la mesure où il dépossède ou tente de déposséder les colonisés de leurs terres, de leurs richesses naturelles et de l’entreprise malaisée de coloniser le vieux Pays et de le faire revivre. » Delphine Bénichou (Textes choisis et édités par), Le sionisme dans les textes, p. 269.

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parfois même de leur histoire, de leur langue, de leur culture et de leur mode de vie, de tout ce qui constitue une nation. Le sionisme, au nom de « la croissance naturelle de la population juive », participera, à son échelle, à ce processus de spoliation d’utilité publique mais, avec le projet sioniste, tel qu’il va s’écrire après la Déclaration Balfour d’abord et après la Nakba ensuite, le concept de « colonialisme de Dépossession, d’Expulsion et de Remplacement » prend un sens absolu car il code que le peuple palestinien n’est pas chez lui, qu’il n’a jamais vraiment été chez lui et qu’en réalité il est un étranger dans son propre pays. Au mieux cet Autre pourra faire « aux populations non-juives » – puisque c’est ainsi que la Déclaration Balfour désignait les 90% de la population qui vivait alors en Palestine – un peu de place s’il accepte le fait accompli ou, au pire, il lui signifiera de faire place nette puisqu’il n’est pas chez lui. Les Palestiniens ne seraient donc pas dépossédés ; on leur demanderait seulement de rendre aux propriétaires légitimes ce qui leur revient. Pour un sioniste chrétien ou pour un protosioniste comme Moshe Lilienblum, en 1890 déjà, un sionisme colonialiste était contradictoire dans les termes : « Tout d’abord nous devons savoir et croire, affirmait-il, que ce n’est pas en Palestine que nous colonisons le pays, mais en Terre d’Israël. »506 Plus tard, à Yitzhak Epstein qui pensait que les sionistes devaient obtenir l’assentiment des Arabes avant de s’approprier les terres, Moshé Smilansky répondait : « Ou la Terre d’Israël appartient d’un point de vue national aux Arabes qui s’y sont installés à une époque récente et, dès lors nous n’avons pas à nous y trouver et il faut dire clairement : la terre de nos pères est à jamais perdue ; ou bien la Terre d’Israël nous appartient, à nous le peuple juif, et si tel est le cas , nos intérêts nationaux ont la préséance sur tout autre. […] Un seul pays ne peut servir de patrie à deux peuples. » 507 Quant à Menahem Begin, le champion de la purification ethnique, il ne dira pas autre chose, bien avant son arrivée au pouvoir en 1969 : « Si ce pays est la Palestine et non pas la Terre d’Israël,508 alors vous êtes les conquérants et non les laboureurs de cette terre. Vous êtes des envahisseurs. Si cette terre est la Palestine, alors elle appartenait à un peuple qui y vivait avant votre venue. » C’est donc bien la Déclaration Balfour qui, dans le but de créer une colonie de peuplement, a jeté les bases d’un colonialisme de dépossession, d’expulsion et de remplacement . N’importe quel colon qui posait les pieds en Palestine était immédiatement convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une terre sans peuple, mais la Déclaration Balfour affirmera que ce peuple, en tant que « population non-juive », n’était pas chez lui dans la Terre promise aux Juifs. 506



Jean-Marie Delmaire, De Jaffa jusqu’en Galilée, p. 39. 507 Benny Morris, op. cit., p. 73. 508 Heureusement, comme nous l’avons vu, le discours chrétien avait, durant des siècles, codé aux fidèles et plus tard aux pèlerins : la Palestine n’est pas la Palestine, elle est la Terre sainte ou la Terre promise. Dieu ou YHVH, lui-même, l’avait signifié aux Cananéens : avec l’arrivée des Hébreux, Canaan ne serait plus Canaan.

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Ainsi, avec le sionisme, on remplacera un colonialisme d’exploitation, pratiqué majoritairement ailleurs, par un colonialisme de dépossession et d’expulsion qui se réalisera, en 1948, avec le Plan Dalet et la Nakba. L’objectif sioniste d’avoir en Palestine une population exclusivement juive ou, du moins, très majoritairement juive,509 se concrétisera avec l’expulsion et le transfert de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens qui seront dépossédés de tout et auxquels on interdira, jusqu’à aujourd’hui, malgré les résolutions de l’ONU (194 et 3236),510 de rentrer chez eux. Les Palestiniens devenaient ainsi les dernières victimes d’une politique de purification ethnique dont, depuis des dizaines d’années, étaient victimes des millions de musulmans qui, depuis des siècles, vivaient dans l’empire ottoman. Peu d’historiens se sont en effet penchés sur la politique d’expulsion et sur les crimes dont, depuis le début du XIXe siècle, ont été victimes, partout dans l’empire ottoman, les populations musulmanes du fait, soit des processus nationaux dans les Balkans, soit des processus coloniaux dans l’ensemble du monde arabo-musulman, en particulier au Moyen-Orient et dans le Caucase. Ainsi, Justin McCarthy dans un ouvrage au titre évocateur, Death and Exclusion : the ethnic Cleansing of Ottoman Muslims (18211922), mais qui ne concerne pas les victimes de l’impérialisme occidental dans le Machrek arabo-musulman, a calculé que, entre 1821 et 1922, environ 5 millions de musulmans furent tués en Grèce, en Crimée, dans le Caucase et dans les Balkans souvent après avoir été victimes des atrocités commises par les libérateurs chrétiens.511 5,4 millions de sujets musulmans du Sultan étaient alors expulsés vers ce qui restait de l’empire ottoman. L’impérialisme russe fit ainsi fuir des populations circassiennes, abkhazes, tchéchènes ou aziries qui n’étaient pas sujettes du Sultan mais qui allèrent se réfugier, pour certaines d’entre elles, en Palestine ou dans un territoire ottoman qui leur paraissait plus sûr.

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Légitimant le mensonge d’État, Ben Gourion, encore en 1970, écrivait dans Recollections : « J’étais Premier ministre à cette époque et je peux affirmer de la façon la plus absolue que notre pays n’a jamais, par aucun décret officiel, expulsé un seul Arabe innocent de tout complot contre sa sécurité. En fait, nous avons recueilli quarante mille réfugiés après l’armistice. Et nous avons puisé dans les fonds publics pour pouvoir réunir des familles arabes en territoire israélien, pour réparer des dommages causés pendant les hostilités et indemniser les gens. » 510 La résolution 194 décide « qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer ». Le 22 novembre 1974, la résolution 3.236 réaffirme « le droit inaliénable des Palestiniens de retourner dans leurs foyers et vers leurs biens, d’où ils ont été déplacés et déracinés, et demande leur retour. » 511 Il ne faut pas oublier que la chrétienté moyenne-orientale a été souvent une victime collatérale des agressions colonialistes soutenues par leurs frères chrétiens occidentaux. Sur ce sujet, l’étude du Palestineun, théologien chrétien, Mitri Raheb, The Politics of Persecution. Middle Eastern Christians in an Age of Empire, Baylor University Press, 2021.

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Colonie refuge ou Colonie débarras ? La Palestine comme colonie refuge Après les pogroms de 1881-1882, l’urgence de trouver un asile pour les Juifs persécutés sera à l’origine d’un sionisme du refuge que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui, surtout après la Shoah, dans l’argumentaire sioniste. Au XIXe siècle, l’impérieuse nécessité de trouver un refuge est en effet rendue possible du fait que les Européens se partagent alors le monde. Ainsi, pour Leo Pinsker, le premier véritable représentant du sionisme politique, c’est trouver un refuge pour un peuple persécuté qui est capital et non le retour à Sion. 512 Pour Moshe Lilienblum (1843-1910), en revanche, même si l’argumentation en faveur d’un pays refuge est la même, ce pays ne peut être qu’Eretz Israel : « Nous sommes étrangers… Nous sommes étrangers pas seulement ici, mais dans toute l’Europe ; ce n’est pas ici qu’est né notre peuple… Lorsque la foi était puissante, nous étions étrangers en Europe en raison de notre foi ; à présent que le nationalisme est puissant, nous sommes étrangers en raison de notre race… C’est ainsi nous sommes des sémites au milieu d’aryens, des enfants de Sem au milieu d’enfants de Japhet, une tribu palestinienne asiatique en Europe. […] Il faut nous efforcer de cesser d’être étrangers ; si nous revenons petit à petit au pays de nos ancêtres, nous ne serons plus étrangers, n’est-ce pas, et c’est l’essentiel ! Nous devons acheter beaucoup de terrains, de nombreuses propriétés, nous y installer au fur et à mesure et nous fixer au pays de nos ancêtres. »513 Moshe Lilienblum n’avait pas perçu qu’un Juif européen serait encore beaucoup plus un étranger au cœur d’une Palestine partie prenante d’un Proche-Orient arabe et musulman. Ainsi, dès le dernier quart du XIXe siècle, chez de nombreux protosionistes, un sentiment d’urgence domine, celui de trouver très vite cet asile de nuit dont parlera plus tard Max Nordau. Le comité présidé par le Baron Edmond de Rothschild et le Grand rabbin Zadoc Kahn en France et des sociétés, plus ou moins proches d’Hibbat Tsion – Esra de Berlin, Kadimali de Vienne, Bnei-Zion de Londres – tous regardent vers la Palestine. Des individus aussi s’en mêlent et publient des brochures pour appeler au départ ; 512



« Soucieux de nous assurer un foyer stable, de renoncer à une perpétuelle errance, d’édifier une nation qui soit nôtre à nos propres yeux et aux yeux du monde, gardons-nous tout d’abord d’une illusion : celle de croire restaurer l’antique Judée. Il ne faut pas renouer là où, jadis, l’existence de notre État fut brusquement interrompue et morcelée. […] Ce n’est pas la Terre sainte qui doit être le but actuel de nos efforts, mais une terre à nous. […] C’est là que nous amènerons nos biens les plus sacrés, arrachés au naufrage de notre ancienne patrie : l’idée de Dieu et de la Bible. Elles seules, en effet, ont fait de notre ancienne patrie la Terre sainte ; le reste n’y est pour rien, ni Jérusalem, ni le Jourdain. Possible que la Terre sainte devienne notre propre terre. Ce serait tant mieux. Mais ce n’est pas l’essentiel ». Léon Pinsker, Autoémancipation, pp. 53-54. 513 Janine Strauss, Eretz Israel dans la littérature de la Haskala, in Jean-Marie Delmaire, Naissance du nationalisme juif 1880-1904, pp. 38- 39

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ainsi, un avocat de Cologne, Max Bodenheimer publie, en 1891, une brochure, Wohin mit den russischen Juden ? Quelle solution pour les Juifs russes ? dans laquelle il propose d’envoyer les Juifs persécutés en SyriePalestine. En 1893, avec son ami, David Wolffsohn514 qui après le décès de Herzl (1904) sera élu à la tête du mouvement sioniste, il lance à Cologne la Kölner Verein zur Förderung von Ackerbau und Handwerk in Palästina qui marque les débuts du mouvement sioniste en Allemagne. En 1897, elle deviendra la National-jüdische Vereinigung Köln qui publiera un programme en trois points attestant que, d’une part, le peuple juif constitue une entité jouissant d’une origine et d’une histoire communes et que, d’autre part, la solution définitive à la Question juive se trouve dans la création d’un État juif qui devra être légalement fondé dans son espace naturel, la Terre d’Israël, consacrée par l’histoire juive. Enfin, pour réaliser cet objectif, il s’agira d’encourager prise de conscience et engagement réel en faveur d’un retour en Palestine.515 Dans la mesure où, depuis Theodor Herzl, l’antisémitisme était la première justification de la recherche d’un pays refuge, la vague antisémite qui allait devenir, à partir de 1933, une déferlante allait nourrir l’argumentaire sioniste. Bien avant le génocide des Juifs d’Europe et même avant l’arrivée des nazis au pouvoir, Ben Gourion avait d’ailleurs compris l’intérêt d’instrumentaliser les malheurs des Juifs pour faire accepter le projet sioniste. Ainsi, après les violences de 1929, conscient de l’existence d’une Question arabe, il précisait comment il fallait poser la Question juive pour le grand public : « Il serait dangereux, disait-il, que l’opinion mondiale vît le problème d’Eretz Israel dans son cadre géographique, là où la majorité est arabe. Nous devons donc poser le problème tragique du peuple juif en Pologne et en Russie. Le monde doit comprendre que l’immigration constitue une question de vie ou de mort pour les masses juives. Un arrêt temporaire de l’immigration porte atteinte à bien plus d’hommes que la pseudo-éviction des Arabes du Pays. » 516 Pour trouver une solution à l’antisémitisme, l’une des manifestations les plus odieuses du racisme, on s’apprêtait à y donner une solution coloniale qui ne pourrait que l’alimenter mais, cette fois-ci, non pas en Europe mais auprès des peuples arabomusulmans qui se sentiront solidaires de leurs frères palestiniens ou ailleurs, dans les colonies. Quant à la SDN, en la personne du Genevois très pro-

514 Les deux amis feront partie de la délégation sioniste germanophone, ayant à sa tête Theodor Herzl, qui, le 19 octobre 1898, à Istanbul, embarquera sur l’Empereur Nicolas II en partance pour la Palestine où elle rencontrera le Kaiser. 515 Isaiah Friedman, Germany, Turkey, Zionism, 1897-1918, p. 17 (Programme de la National-jüdische Vereinigung Köln). Quant au médecin, Bernhard Cohn, en1896, il avait annoncé, dans Vor den Sturm (Avant l’orage), une nouvelle Saint Barthélémy dont seraient victimes les Juifs allemands. Il préconise alors leur évacuation immédiate non pas vers la Palestine, mais vers l’Amérique. 516 David Ben Gourion, Mémoires, p. 273.

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sioniste, William Rappard, elle encourageait et approuvait prioritairement le processus colonial. La Palestine comme colonie débarras Par contre, dans les pays où la population redoute une surpopulation juive, les perspectives se transforment. Alors que les premiers sionistes voyaient dans la Palestine une colonie refuge, xénophobes ou antisémites (les interlocuteurs allemand et russe de Theodor Herzl : Guillaume II et Plehve en font partie), 517 voudront en faire une colonie débarras. Ainsi, après la première guerre mondiale, les membres polonais et roumains de la Commission permanente des Mandats de la Société des Nations favorable aux sionistes et garante de la mise en œuvre de la Déclaration Balfour, ne s’intéressent qu’à une seule chose : voir partir les Juifs d’Europe orientale et centrale, c’est-à-dire ceux de chez eux. Selon les dires du représentant polonais de la Commission, Beck, « quel que soit le futur régime de la Palestine, le souci principal du Gouvernement polonais est d’assurer pour ce pays une capacité maximale d’absorption. » Quant au délégué roumain, il « exprime l’espoir que les circonstances permettront bientôt la reprise de l’immigration normale en Palestine » car ceci « aiderait de manière appréciable à soulager la congestion dans les pays d’Europe centrale et orientale, et rendrait possible l’anticipation d’une résolution définitive. » La Solution finale des gouvernements antisémites, polonais et roumains, est d’envoyer leurs Juifs en Palestine ou ailleurs. Ils s’opposèrent donc à toute mesure qui limiterait l’immigration des Juifs vers la Palestine518. Ainsi, quelques pays, parmi ceux qui menaient alors les pires politiques antisémites, 519 à la recherche d’une « colonie débarras », s’agitaient pour savoir où l’on pourrait envoyer les Juifs indésirables. Plusieurs pays d’accueil appartenant aux grands empires coloniaux furent alors envisagés : les Guyanes française et Britannique, la Nouvelle-Calédonie où déjà la France avait envoyé ses communards et quelques-uns de ses Algériens les plus récalcitrants, les Nouvelles-Hébrides et surtout Madagascar. Ces projets ne faisaient d’ailleurs que se situer dans la droite ligne de tous ceux qui, depuis presque un siècle, cherchaient des colonies refuge pour le peuple juif : en Palestine certes mais aussi, comme l’avait envisagé Herzl, à Chypre, à El Arish, en Afrique orientale (le Plan Ouganda), sans parler des projets d’Israël Zangwill qui, après avoir renoncé à la Palestine, avait, dans le cadre 517



Jacques Pous, L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, pp., 379-380. 518 Sur le sujet, Roger Heacock, Le système international aux prises avec le colonialisme. Les délibérations sur la Palestine dans la Commission permanente des mandats de la Société des Nations, in Méouchy Nadine et Slugett Peter, Les mandats français et anglais dans une perspective comparative, pp. 129-142. 519 La Pologne de l’après Józef Pilsudski (1935) et l’Allemagne de Hitler dont l’objectif était le transfert en masse de leur population juive, fondé sur la conviction que cette population n’avait pas de légitimité pour rester en Europe.

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d’un sionisme territorialiste, regardé vers la Cyrénaïque, la Tripolitaine, la Mésopotamie, l’Angola, l’Australie ou le Mexique avant de se décider finalement en faveur de Galveston au Texas, dans une Amérique du Nord où la purification ethnique des « Indiens » était depuis longtemps terminée et vers laquelle se dirigeait l’essentiel de l’immigration juive. C’est d’ailleurs dans le Nouveau monde, en particulier en Argentine où Theodor Herzl, luimême, avait envisagé de créer son Judenstaat, si du moins les portes de la Terre promise ne s’ouvraient pas, que Maurice de Hirsch réussit, lui, à installer un millier de familles sur les 100 000 hectares qu’il avait achetés. Toutefois, le projet Madagascar était d’une autre nature. Il annonçait une rupture qualitative qui révélait déjà, derrière l’alibi philanthropique, des tendances génocidaires, conscientes ou non. En effet, un transfert massif de population est toujours un sociocide (le transfert de centaines de milliers de Palestinien en 1948-1949 en est un exemple), mais il peut également, comme ce fut le cas avec l’Allemagne nazie, cacher un projet génocidaire. Claude Lanzmann, dans Le dernier des injustes, voit ainsi dans le projet Madagascar, porté entre autre par Adolph Eichmann, un alibi, un nom de code qui dissimulerait mal l’intention des nazis d’exterminer les Juifs.520 Il n’en est pas moins vrai (et l’auteur des Origines de la solution finale le reconnaît) que la solution insulaire du plan Madagascar de créer une réserve de Juifs (transfert d’un million d’individus par an) se serait terminée par une catastrophe humanitaire et probablement comme, avec les Arméniens, par un génocide.521 Un génocide commence en effet lorsque des individus ou une partie, même infime, d’un peuple finissent par se poser la question du transfert d’un autre peuple : Où ? Comment ? Combien ? Adrien Mathieu dans une étude passionnante souligne que, pour le pouvoir polonais, dès avril 1936, 30 000 Juifs devraient chaque année émigrer, soit l’équivalent du solde naturel de la population juive alors que, en juin de la même année, un mémorandum du directeur de l’Office de l’Émigration estime à 80 000 personnes la population « à évacuer par an, afin que l’opération soit utile, c’est-à-dire qu’elle réduise la population juive à un niveau où elle ne posera plus de problèmes politiques. »522 520 Cette thèse peut être nuancée : Christopher R. Browning montre que la plupart des dignitaires nazis concernés par la Question juive ont sérieusement envisagé la solution Madagascar (La construction de ghettos dans les environs de Varsovie et le transfert envisagé des Juifs du Reich vers le Gouvernement général se sont momentanément arrêtés). Ce plan était de toute façon voué à l’échec car il dépendait de la défaite rapide de la Grande-Bretagne et de ses forces navales supérieures en Méditerranée, ce qui ne fut pas le cas. Chritopher R. Browning, Les origines de la solution finale, pp. 98-106. 521 Christopher R. Browning, Les origines de la solution finale, p. 105. « Toutefois, jusqu’en 1942, c’est-à-dire après la Conférence de Wansee, le terme de Madagascar apparaît encore dans certains documents où il désigne manifestement, par métaphore, d’autres projets, à commencer par la déportation à l’Est, puis l’extermination. » Arendt Hannah, Blumenfeld Kurt, Correspondance 1933-1963, p. 58. 522 Mathieu Adrien, Le projet Madagascar. Une tentative de colonisation juive (1936-1939), p. 164.

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A ce niveau, seule une puissance coloniale pouvait fournir une de ces terres supposées vides. La Pologne qui, en tant que jeune État-nation, cultivait des fantasmes coloniaux en particulier sur les anciennes colonies allemandes comme le Cameroun et cherchait le moyen d’obtenir des compensations territoriales en Afrique pensera donc trouver auprès des deux Grandes puissances coloniales – Grande-Bretagne et France – les intermédiaires et les maîtres d’œuvre de sa politique de purification ethnique. La première qui, dans le passé, avait proposé une partie de l’Afrique orientale à Herzl aurait pu faire l’affaire d’autant plus qu’elle était alors la puissance mandataire en Palestine, mais les pays les plus antisémites voulaient le plus possible éloigner et isoler leurs Juifs. Restait donc la France avec son île de Madagascar qui passait pour un « espace d’émigration coloniale » où de nombreux antisémites, comme le proposait, en 1931, Egon van Winghene dans son projet de Voll-Zionismus ou Sionisme total, rêvaient encore d’isoler les Juifs, c’est-à-dire, si l’on comprend bien ce que signifie un tel isolement, qu’ils projetaient de s’en débarrasser définitivement : « Le peuple juif tout entier devra tôt ou tard être confiné dans une île, ce qui permettrait de contrôler et de minimiser le risque d’infection. »523 Confrontée à la difficulté de trouver un financement et à l’accueil peu enthousiaste de la colonie française présente dans l’île,524 la France, finalement, renoncera au projet Madagascar. Pour beaucoup, faute de mieux, la Palestine sera ainsi vouée à devenir aussi une « colonie débarras » susceptible de recevoir les Juifs menacés en Europe. Jabotinski reprenant à son compte la politique d’un pouvoir polonais qui a désormais la volonté d’organiser une émigration juive massive, sautera sur l’occasion et publiera, en septembre 1936, dans la revue polonaise Csas, un plan d’évacuation vers la Palestine d’un million et demi de Juifs européens, sur 10 ans.525 Enfin, avec la Shoah, l’Europe chrétienne qui prend enfin conscience des crimes que, depuis des siècles, elle n’a eu de cesse de commettre contre les Juifs ne trouvera rien de mieux, comme le propose en juin 1943 le Parti travailliste britannique, que de faire payer la note par les Arabes en encourageant la politique du remplacement : « La patrie juive n’a sûrement ni espoir ni signification si nous ne sommes pas prêts à laisser les Juifs entrer s’ils le désirent dans ce petit territoire en assez grand nombre pour devenir une majorité. C’était important avant la guerre ; à présent le besoin s’en fait irrésistiblement sentir après les atrocités sans nom des Nazis qui, de sangfroid, avaient combiné leurs plans pour l’exécution de tous les Juifs d’Europe… Encouragez les Arabes à s’en aller tandis que les Juifs 523



Mathieu Adrien, op. cit., pp. 164-165. Le même auteur signale que, déjà en 1885, Paul de Lagarde mentionnait la possibilité d’envoyer à Madagascar les populations juives et que, dans les années 1920, le slogan « En enfer ou à Madagascar » était très populaire. 524 Le journal L’Effort en appelle à la solidarité des colons : « Contre l’invasion juive, colons, serrons-nous les coudes. » 525 Mathieu Adrien, op. cit., p. 163.

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s’installeront. Donnez-leur une sérieuse compensation pour leurs terres et que leur installation ailleurs soit généreusement financée et soigneusement organisée. » La politique du remplacement devenait ainsi celle du pays européen le plus concerné par la Palestine. Weizmann s’effraiera d’ailleurs d’un tel enthousiasme et jugera que les Travaillistes avaient outrepassé ses intentions : « Nous n’avions jamais songé, note-il dans son autobiographie, à faire partir les Arabes [ce qui est faux puisque Weizmann y avait bien pensé et que, cinq ans plus tard, le nouvel État juif le fera] et les travaillistes britanniques dans leur enthousiasme pour les sionistes dépassèrent nos intentions. » 526 Le Labour reviendra d’ailleurs sur la question et, en avril 1944, dans une résolution d’un rapport en prévision de sa convention annuelle, on évoquera ainsi l’avenir des Arabes de Palestine : « Les Arabes doivent être encouragés à partir parallèlement à l’arrivée des Juifs. » La question du transfert de tous les Arabes de Palestine et leur remplacement n’est plus taboue. L’État d’Israël et la quasi-totalité des États occidentaux se rallieront à une formule si pratique : Y penser toujours, le faire quand on peut, mais n’en parler jamais. Presque tous admettaient la Nakba bien avant qu’elle ait lieu. En 1947, envoyer en Palestine les Juifs rescapés que pas grand monde voulait accueillir et les enfermer parfois dans les mêmes camps de transit où les nazis les avaient détenus, a été aussi, pour les vainqueurs de la guerre, la solution de facilité, d’autant plus que cette politique donnait satisfaction au mouvement sioniste. Dans l’incapacité de régler la Question juive chez lui, l’Occident la transformait en Question arabe chez les autres et cela d’autant plus que pour la Grande-Bretagne, un pays dont l’économie était dévastée et les finances ruinées, la Palestine, après la décision britannique d’accorder l’indépendance à son empire des Indes, n’avait plus le même intérêt. Confronté sur le terrain à une hostilité parfois sanglante des Sionistes et des Arabes, le pouvoir mandataire jouera alors, comme Ronald Storrs en 1919, mais pas de la même manière, le rôle de Ponce Pilate.

Naissance du dernier État colonial La création de l’État d’Israël en 1948, à un moment où l’Europe se meurt écrasée sous les ruines accumulées par 150 ans de confrontations des nationalismes et des impérialismes à l’origine de deux guerres mondiales et de leurs millions de victimes, est une incongruité historique, surtout si l’on 526

Chaïm Weizmann, Naissance d’Israël, p. 491. Deux ans plus tard, lorsque les travaillistes au pouvoir tenteront de refouler l’immigration juive, le leader sioniste qui, dit-il, « plaide en faveur de la solution radicale de la Question juive : l’évacuation en Palestine de ce qui reste de la juiverie européenne », ne fera pas, cette fois, dans la nuance : « Le gouvernement britannique, accuse-t-il, désirait que les Juifs restent et contribuent par leurs talents à reconstruire l’Allemagne pour que les Allemands puissent avoir une autre occasion de détruire les derniers vestiges du peuple juif. » Naissance d’Israël, p. 495 et 497.

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prend en compte que la fin de la seconde guerre mondiale marque le début d’un processus de décolonisation qui va permettre à des dizaines de nations d’accéder à la liberté et à l’autodétermination. Alors que les puissances coloniales épuisées doivent renoncer à leurs empires, les véritables vainqueurs de la guerre, USA et URSS, pour une fois unis, qui avaient eu chacun en la personne de Woodrow Wilson pour le premier et de Vladimir Lénine pour le second, leurs champions du Droit à l’autodétermination, vont créer le dernier État colonial, en se trompant de peuple. Le vote de la Résolution 181, le 29 novembre 1947, mettra un point d’orgue à un processus qui, du début à la fin, avait été une mystification dont les principaux instigateurs n’ont peut-être pas perçu le caractère scandaleux et minimisé le péril qu’ils faisaient courir à une région du monde qui, trois quart de siècle plus tard et une succession de guerres israélo-arabes et d’interventions néocoloniales, n’est plus qu’un champ de ruines sur lequel survivent des peuples amers et désenchantés qui n’attendent que le jour de la revanche. Des fonctionnaires bornés qui, pour la plupart, n’avaient du Proche-Orient qu’une connaissance imprégnée des lectures coloniales que leur proposaient les Revues des Sociétés de Géographie 527 et les Revues missionnaires, avaient fixé pour des dizaines d’années le sort et l’avenir des territoires et des peuples que les Accords Sykes-Picot et la Déclaration Balfour leur avaient confiés. Ces pompiers pyromanes allaient, en quelques années, comme le suggère James Barr dans A Line in the Sand, dynamiter le Proche Orient. Le vote de la Résolution 181 a ainsi permis à des États majoritairement de tradition chrétienne de décider du sort d’un pays arabe sans l’accord de la majorité de ses habitants. Une population totalement étrangère à la région était ainsi mandatée pour occuper un lieu stratégique au cœur du ProcheOrient sans le libre consentement des pays voisins d’Afrique et d’Asie les plus concernés. Ainsi, aucun des 33 pays à avoir approuvé le plan de partage n’appartient au monde récemment décolonisé. Des dizaines de pays qui appartiennent à ce que bientôt l’on va appeler le Tiers Monde n’ont pas pu s’exprimer. L’Occident judéo-chrétien, comme il avait commencé à le faire avec la Déclaration Balfour, soutenu cette fois par l’URSS et ses pays satellites, imposait sa volonté et la préservation de ses intérêts. Les mêmes qui, jusqu’à aujourd’hui, se considèrent comme la Communauté Internationale et qui avaient abandonné les Juifs d’Europe à leur sort, lors de 527



Dans L’Afrique explorée et civilisée, le premier éditorialiste écrivait : « Nous avons estimé qu’il serait utile de créer en français une publication qui portât à la connaissance de tous ceux qui s’intéressent à cette partie du monde ce qu’ils désirent savoir que leur point de vue soit celui du géographe ou du commerçant, du naturaliste ou de l’industriel, de l’économiste ou de l’ethnographe, du philanthrope ou du chrétien ». op. cit., juillet 1879, p. 4. Un bel éditorial pour la revue de la Société de géographie genevoise qui se mettra au service du roi des Belges dont la colonisation du Congo est, comme chacun sait, un merveilleux exemple de la philanthropie coloniale et chrétienne.

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la Conférence d’Evian et durant toute la guerre, marginalisaient un monde arabo-musulman qui, jusqu’à aujourd’hui, si ce n’est ses dirigeants, ne l’a toujours ni oublié, ni pardonné. Après avoir inventé le sionisme, sous forme de sionisme chrétien, 528 l’Occident offrait au peuple juif un État colonial au moment même où commençait partout dans le monde le processus de décolonisation. Comme on pouvait le prévoir, chacun des deux peuples, l’étranger et l’autochtone, se sentiront lésés et c’est donc à juste titre que le peuple palestinien proclamera, en 1964, par la voix de son représentant légitime, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), que la Palestine mandataire est « une unité territoriale indivisible ». Il relèvera également l’illégalité de la partition pour établir l’État d’Israël, avant de conclure que « La Déclaration Balfour, le Mandat pour la Palestine et tout ce qui a été basé sur eux, sont nuls et non avenus ». Finalement, l’OLP soulignait que le processus colonial commencé avec la Déclaration Balfour, y compris la partition, était à l’époque de la décolonisation de tous les pays colonisés d’Afrique et d’Asie, devenu illégitime. La revendication de la décolonisation ne peut donc pas concerner seulement les 22% du territoire laissés aux Palestiniens après la guerre de 1947-1948,529 mais elle concerne la totalité de la Palestine du Mandat. La partition, en effet, n’a pas seulement été imposée par la résolution 181, mais elle est née dans les esprits et les cœurs du fait de l’impérialisme britannique avec la vieille recette coloniale du « diviser pour régner ». Avec le temps, le suprématisme religieux lié au concept de Peuple élu s’était en effet transformé en un suprématisme politique et même parfois ethnique qui donnera naissance, avec la partition, à la situation d’apartheid, mise en place durant la période mandataire : société duelle, société clivante de l’Avoda Ivrit ou Travail hébreu qui réservait le marché du travail à la seule main d’œuvre hébraïque, des populations séparées dans leurs lieux de vie selon qu’elles sont Arabes ou Juives, inégales politiquement, économiquement et socialement dans les domaines de l’éducation et de la santé, déjà une société de séparation, de rupture et d’affrontement. La partition n’est pas seulement à l’origine de la fiction d’une Terre, deux peuples, mais l’ultime étape avant que puisse se réaliser, lorsque les circonstances le permettront, l’ultime objectif du sionisme : le remplacement. La partition inscrit dans la géographie une forme d’apartheid territorial qui, avec l’occupation de toute la Palestine après la guerre des six jours, rend inévitable un véritable apartheid fondé sur la volonté des sionistes de maintenir la domination des Juifs de Palestine sur la population 528



Pous Jacques, L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, L’Harmattan, Paris, 2018. 529 L’ONU avait attribué 55% de la Palestine au futur État juif, ce qui était déjà énorme. La conquête lui en fournira 78% sans que cela suffise à l’état-major israélien qui, dès 1949, jugeait les lignes d’armistice indéfendables et parlait « d’espace vital stratégique » à conquérir !

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autochtone arabe. L’histoire de la colonisation sioniste de toute la Palestine montre en effet qu’une politique de séparation et d’expulsion d’abord, et parfois de remplacement ensuite est inhérente à toute colonisation de peuplement, puisque colons et colonisés convoitent tous deux le même territoire. La situation d’apartheid sera finalement reconnue lorsque, en 1975, l’Assemblée générale de l’ONU votera la résolution 3379 qui parle du sionisme comme d’une idéologie visant à maintenir la domination raciale d’un groupe sur un autre et quand, à la même époque, le premier ministre de l’Afrique du Sud, Hendrick Verwoerd, un spécialiste en la matière, soulignera la contradiction entre les prises de positions d’une Golda Meir qui affirmait que le système d’apartheid sud-africain était en contradiction avec les convictions antiracistes et anticolonialistes d’Israël 530 et la réalité coloniale assumée par ailleurs : « Israël n’est pas cohérent dans sa nouvelle attitude anti-apartheid, affirmait-il. Ils ont enlevé Israël (sic !) aux Arabes après que les Arabes y ont vécu pendant mille ans (sic !), avant de conclure, Israël comme l’Afrique du Sud, est un État d’apartheid. » Ces estimations de la réalité israélienne, apparemment contradictoires, ne le sont vraiment que si l’on sous-estime le fait qu’Israël est né de la partition d’un territoire arabe et que l’État juif, envahisseur de la Palestine, est donc structurellement, comme Verwoerd l’affirme, « un État d’apartheid ». La partition et la Nakba (Rarement dans l’histoire, un nettoyage ethnique aussi massif de la population d’un pays a pu être constaté) ont non seulement créé des bantoustans au cœur d’Israël mais aussi dans tous les État voisins : Liban, Syrie, Jordanie et, après la guerre des six jours, au sein même des Territoires occupés, en particulier la bande de Gaza dont les 2 millions de réfugiés aspirent au retour. Avec les camps de réfugiés apparaissaient des populations non seulement séparées de leur peuple mais sans droits, exclus de toutes délibérations sur l’avenir de leur pays et parfois même apatrides : tel est le « Palestinien errant », interdit par la législation israélienne de revenir dans son pays. Le Retour empêcherait en effet le remplacement et la création d’un État juif sur toute la Palestine. Ainsi, dès sa naissance, Israël était un État structurellement d’apartheid mais qui ne pouvait se satisfaire d’une situation qui, pour le grand public qu’il avait rallié à sa cause, ferait de lui l’équivalent de l’Afrique du Sud. On comprend ainsi pourquoi même les Israéliens les plus modérés, y compris ceux qui se prétendent progressistes, s’opposent violemment à ce qu’un droit au retour soit accordé aux millions de réfugiés palestiniens ; il mettrait en danger non seulement l’équilibre démographique acquis mais il 530



La Travailliste Golda Meir, Premier ministre et Ministre des Affaires étrangères de 1969 à 1974 s’était opposée à la politique d’apartheid sud-africaine, à une époque où les dirigeants israéliens avaient pris conscience que le système d’apartheid sud-africain était en contradiction avec les convictions antiracistes et anticolonialistes qu’ils prétendaient être les leurs et que mener une politique d’apartheid serait nuisible à un État qui se voulait démocratique.

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rendrait inefficace et même impossible la politique de remplacement et la naissance d’un Judenstaat. On comprend aussi pourquoi, la Nakba a pu se poursuivre durant des mois, dans un silence médiatique assourdissant face aux crimes et aux massacres les plus horribles et pourquoi, jusqu’à aujourd’hui, on laisse Israël poursuivre sa politique de nettoyage ethnique et de remplacement. Le journaliste israélien du New Yorker, Ari Shavit, qui rend compte du massacre de Lydda (aujourd’hui Lod) et de la marche de la mort qui s’ensuivit du 9 au 13 juillet 1948, lorsque environ 70 000 Palestiniens (la quasi-totalité des Palestiniens de la ville) en furent chassés ne peut ainsi que constater : « Je ne condamnerai pas le commandant de la brigade ni le gouverneur militaire, ni les soldats du troisième bataillon. Au contraire. Si nécessaire, je soutiendrai les condamnés parce que je sais que sans eux, l’État d’Israël ne serait pas né. Sans eux, je ne serais pas né. » Du point de vue d’Ari Shavit, le meurtre de centaines de Palestiniens par les combattants juifs et l’expulsion de plus de 70 000 de leurs maisons – dans ce qui a été appelé la Marche de la Mort de Lydda – a été tragique mais nécessaire : « Ils (les auteurs juifs du massacre) ont fait le sale travail qui permet à mon peuple, ma nation, ma fille, mes fils, et moi de vivre ». En 2001, lors de la Conférence mondiale de Durban, les centaines d’ONG présentes déclareront qu’Israël est « un État raciste d’apartheid » ce qui incitera une coalition d’organisations palestiniennes des territoires occupés à lancer BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) pour contraindre Israël d’accorder aux Palestiniens les Droits humains fondamentaux de liberté, d’égalité et de justice. En réalité, la Résolution 181 voulait créer deux États, mais deux États qui, malheureusement, n’avaient pas les mêmes chances. En effet, Israël possédait déjà les institutions constitutives d’un pouvoir régalien, prêt à prendre la place des Britanniques. Trente ans de Palestine mandataire lui avait ainsi permis, avec le soutien du Royaume-Uni, d’édifier les infrastructures politiques, économiques et militaires d’un État et de mettre en place une administration civile et un système juridique en état de marche. De plus, Israël bénéficiait d’une représentation politique, la Knesset fondée en 1918 et reconnue officiellement en 1927 par le gouvernement mandataire, d’une organisation des travailleurs juifs, la Histadrout, qui était déjà l’axe central du pouvoir sioniste et enfin d’une armée, avec la Haganah, le Palmach d’Yitzhak Sadeh (Unités de commando de la Haganah fondées en 1941) et des associations de combattants clandestins, Irgoun et autre Groupe Stern, que la « communauté internationale » aujourd’hui appellerait terroristes. Enfin la partition était déjà une terrible défaite pour les Arabes parce qu’elle légitimait les prétentions sionistes sur la Palestine et qu’elle affaiblissait leur cause face à un adversaire qui proclamait partout qu’il revendiquait toute la Palestine.

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En face, l’autre État créé par l’ONU, dont les habitants avaient été durant des siècles partie intégrante de l’empire ottoman et, pendant trente ans, soumis au colonialisme et à la répression anglo-sioniste, qui avait déjà été spolié d’une partie de ses meilleures terres et qui n’avait pas eu la possibilité de créer les institutions constitutives d’un pouvoir régalien, se trouvait donc désarmé face au pouvoir sioniste. Ce dernier avait, du reste, noué des alliances avec des ennemis potentiels tels que la Transjordanie et possédait déjà le plan qui lui permettrait de chasser de chez eux des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Ainsi, l’histoire du petit David juif vainqueur du puissant Goliath arabe, déjà écrite grâce au mythe biblique, permettrait de mettre en scène les « innombrables combattants de 5 à 7 armées arabes, prêts à jeter à la mer quelques milliers de jeunes pionniers courageux qui, face à une horde d’étrangers, défendaient héroïquement leur pays ». Or, la réalité était très différente dans la mesure où, la plupart des historiens admettent que les armées arabes étaient au mieux sensiblement au niveau des forces sionistes, alors qu’une armée comme celle du Liban,531 mis sous pression par la France et l’Amérique, ne s’est pratiquement pas battue et que, par ailleurs, les armées arabes étaient désunies puisque chacune avait ses propres buts de guerre. Seule, la Légion arabe de Glubb pacha532 avait les moyens et l’expérience qui lui aurait permis de faire jeu égal avec les forces sionistes, mais le rôle a minima qu’elle devait jouer était déjà fixé par un accord secret conclu entre Abdallah et Golda Meir. Ainsi, le 17 novembre 1947, douze jours avant que l’ONU se réunisse pour décider du sort de la Palestine, l’émir de Transjordanie Abdallah, lors d’une rencontre secrète avec Golda Meir, représentante de l’Agence juive et en l’absence de Moshe Sharett, avait passé un accord secret avec le mouvement sioniste pour se partager la Palestine selon un nouveau plan qui ne tiendrait aucun compte de la résolution 181, 533 mais qui permettrait aux deux protagonistes, l’un, soutenu par les grandes puissances soviétique et américaine, à Tel-Aviv, et l’autre, fidèle allié de la Grande Bretagne, à Amman, de satisfaire leurs 531



Stéphane Malsagne, L’armée libanaise dans la guerre de Palestine (1948-1949) : vers un renouveau historiographique, Confluences Méditerranée 2008/3, N°66, pp. 207-219. 532 Le seul des officiers britanniques à désobéir à l’ordre du roi George VI de ne pas participer au conflit judéo-arabe se contentera de participer à la défense de Jérusalem et à l’entreprise de rectification des frontières de 1947, voulue conjointement par Israël et par l’émir Abdallah, qui voulait, avant tout contrôler un territoire palestinien que, lorsque la Transjordanie en 1950 deviendra Jordanie, il annexera. 533 Sur le sujet, Shlaim Avi, Collusion Across the Jordan : King Abdullah, the Zionist Movement and the Partition of Palestine, Clarendon Press, Oxford, 1988 ; un ouvrage davantage convaincant que la recension critique qu’en fait Slonim Shlomo qui, dans une grande partie de son article, se réfère à la Shoah, au coût de la guerre pour les Israéliens en particulier dans leur confrontation avec la Légion arabe ou au fait que Ben Gourion n’était pas lui-même partie prenante de l’accord ; autant d’éléments marginaux, alors que tout démontre qu’Israéliens et Jordaniens ont été les grands bénéficiaires de la guerre et de la nonapplication de la Résolution 181.

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ambitions territoriales et leur expansionnisme respectif.534 Avec Abdallah, la famille hachémite, frustrée par ses défaites successives en Syrie contre la France et en Arabie contre Ibn Saoud, rêvait en effet de reconstituer, dans le Croissant fertile, le Grand Royaume arabe qui, à l’issue de la Première guerre mondiale, lui avait échappé. Les armées arabes devaient perdre la guerre et Abdallah pourra ainsi annexer à son territoire transjordanien tout l’espace de la Palestine du Mandat (22%) qui n’aura pas été conquis par les sionistes. Une collusion qui n’étonne que ceux qui, comme Shlomo Slonim,535 ont oublié de considérer ce qu’a été, de 1949 à 1970 (Septembre noir), la politique palestinienne du Royaume jordanien. Le soutien des peuples arabes à la cause palestinienne a d’ailleurs été, presque partout, plus large, plus authentique et plus effectif que celui de leurs dirigeants536 qui, depuis plus de 50 ans, n’ont eu de cesse, lorsque leurs intérêts nationaux étaient en jeu, de massacrer les Palestiniens réfugiés sur leur territoire ou de s’entendre sur leur dos avec l’ennemi qu’officiellement ils prétendaient combattre. De plus, il est aujourd’hui également admis que l’armement du nouvel Israël, avec le soutien des deux grands vainqueurs de la guerre, États-Unis et URSS, était bien supérieur à celui des armées arabes et des quelques milliers de volontaires regroupés dans une armée créée par la Ligue arabe. Par ailleurs, le travail hébreu privilégié sur le marché du travail de la Palestine, y compris dans l’agriculture, confortait auprès des colons la conviction que les travailleurs arabes étaient inutiles puisqu’ils pouvaient économiquement se passer d’eux et que, pour leur sécurité, ils devaient se passer d’eux en les remplaçant. Dans une colonie de peuplement telle qu’elle était conçue par le sionisme avec son dessein de créer un État juif, l’existence de l’autochtone ne pouvait donc qu’être conditionnelle et que dépendre du bon vouloir des colons. Son remplacement n’était plus qu’une question de temps lorsque se présenteraient les circonstances favorables. Le rejet de la Résolution 181 par le monde arabe et la guerre allaient en fournir l’occasion. L’adoption du plan de partition avec la Résolution 181 ne sera pas la solution juste qu’elle prétendait apporter, elle permettra seulement à 534 L’accord secret permettra à la Transjordanie d’annexer les régions non occupées par Israël, allouées aux Palestiniens par la Résolution 181, en compensation de l’engagement hachémite de ne pas envahir le futur État juif qui, lui, récupèrera presque le double du territoire que la Résolution lui avait alloué. 535 Slonim Shlomo, The ‘New Historians’ and the Establishment of Israel, in Jews and Messianism in the Modern Era. Metaphor and Meaning. Studies in Contemporary Jewry, Annual VII, Oxford University Press, 1991. 536 Les ambitions territoriales de l’Égypte (Gaza, Sud Néguev et le Golfe d’Eilat), sont bien mentionnées par Avi Shlaïm, op. cit. pp. 485-486, mais l’auteur néglige l’engagement sans arrière-pensées du gouvernement égyptien en faveur des Palestiniens. Toutefois, les buts poursuivis étaient perçus différemment par les Palestiniens : les conquêtes territoriales des Arabes signifiaient pour eux une intégration dans un ensemble arabe alors que les conquêtes territoriales israéliennes signifiaient au mieux l’occupation et la ségrégation, au pire l’expulsion et le remplacement.

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Israël de poursuivre pendant des décennies une politique d’expulsion et de remplacement commencée avec la guerre de 1947-1948. Toutefois, malgré la supériorité des sionistes dans tant de domaines, le point faible d’Israël restait, en 1946 encore, son déficit démographique. On dénombrait alors en Palestine 1 237 334 Arabes pour seulement 608 225 Juifs : les Arabes restaient deux fois plus nombreux que les Juifs. Peu importe, la Haganah, en mettant en œuvre la politique de purification ethnique, de transfert et de remplacement voulue par le pouvoir, rétablira de façon « inespérée » l’équilibre démographique.

La Nakba La Nakba537 a commencé bien avant la proclamation de l’État d’Israël, le 14 mai 1948. Ainsi, le 5 janvier 1948, Lifta, aux portes de Jérusalem, sera la première ville arabe à être vidée de ses habitants et, entre le 15 mars et le 15 mai, 200 villages connaîtront le même sort et seront, comme Lifta, livrés au pillage. Des centres urbains où vivaient des dizaines de milliers de Palestiniens dont Jaffa et Haïfa, les deuxième et troisième agglomérations du pays seront durant le printemps 1948 quasiment vidées de leur population arabe (au moins 60 000 résidents de chacune de ces deux villes seront obligés de fuir). Le nettoyage ethnique se poursuit le 18 avril 1948 à Tibériade (5500), le 10 mai à Safed (12 000), le 11 mai à Beisan (6000) et surtout à Jérusalem-Ouest où 30 000 habitants connaissent le même sort, sans compter les 95 000 bédouins déplacés. Finalement, 400 000 Palestiniens environ, terrifiés par les exactions des forces armées sionistes, quitteront le pays avant le début officiel de la guerre et l’entrée des armées arabes en Palestine. Avec la proclamation de l’État d’Israël, le 15 mai, le remplacement peut alors officiellement commencer : 45 000 nouveaux immigrés s’installent dans les faubourgs de Jaffa, 40 000 dans le centre de Haïfa, 8 000 à Ramla et Lydda et 5 000 à Acre.538 En même temps, 418 des villages de ceux que l’on avait chassés sont rasés : un procédé violent, inhumain et d’une cruauté incompréhensible utilisé jusqu’à aujourd’hui, avec la destruction des maisons palestiniennes, pour réprimer toute velléité de résistance et pousser les Palestiniens à partir. Ainsi, en 1953, dans le village de Qibya en Cisjordanie, 45 habitations seront détruites par l’Unité 101 sous le commandement d’Ariel Sharon et 69 civils palestiniens seront tués. Assumée par des dirigeants, tels que Ben Gourion, Moshe Dayan, 537



Ma’anat Al Nakba (La signification de la catastrophe), un ouvrage écrit en 1948 a rendu célèbre l’intellectuel syrien, Constantin Zureiq, inventeur du terme Nakba pour dire les évènements de 1947-48. Selon Le Monde qui a pu consulter le manuscrit conservé dans les archives de l’Université américaine de Beyrouth. Présentation de Benjamin Barthe. 538 Pour les précisions chiffrées de cette page nous avons fait en grande partie confiance aux données proposées par l’excellent ouvrage de Vescovi Thomas, L’échec d’une utopie. Uns histoire des gauches en Israël, La Découverte, 2021.

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Yitzhak Rabin et Ariel Sharon, qui ne croyaient qu’à l’usage de la force, cette politique belliqueuse sera poursuivie. De nouveau, en novembre 1956, dans les camps de réfugiés de Khan Younis et de Rafah, plus de 450 hommes (275 selon d’autres sources) seront tués et quelques-uns sommairement exécutés. De décembre 1947 au début de l’année 1949, on dénombrera 70 massacres dont les victimes seront des Arabes. A peine votée, la Résolution 181 était déjà violée, mais on n’entendra alors aucune voix internationale s’élever contre ce qui était déjà une atteinte à la légalité internationale. Des centaines de milliers d’êtres humains innocents, hommes, femmes et enfants devenaient des réfugiés et étaient victimes d’un crime contre l’humanité dont Israël cherchera à nier l’existence. La Nakba est donc la première et la plus spectaculaire des étapes du plan de remplacement, déjà présent dans le dessein du sionisme politique de créer un Judenstaat comme elle l’est encore aujourd’hui dans la détermination de la majorité des Israéliens de créer un État juif. Ainsi, « la Nakba continuelle », dont parle l’écrivain libanais Elias Khoury, dans un article de 2011, n’est pas seulement un événement ponctuel qui ne concernerait que les années 1947-1949, mais un processus permanent de dépossession, d’expulsion et de remplacement. Savoir s’il y a eu en 1947 un plan de transfert des Palestiniens (Plan Dalet) n’est donc pas fondamental, ce qui l’est en revanche c’est le fait indiscutable que les Palestiniens n’ont jamais pu, après la fin des combats, – et cela malgré les multiples résolutions de l’ONU – rentrer chez eux et qu’encore aujourd’hui ils ne peuvent rentrer chez eux. Qu’ils aient quitté leurs villages soit parce qu’ils y ont été contraints par une politique de purification ethnique et de transfert planifiés, soit parce que, comme toute population civile, ils ont fui les combats et les horreurs de la guerre, peu importe, là réside le fait colonial irréfutable d’une politique de remplacement, le péché originel dans toute son illégitimité et son horreur, une culpabilité que la politique coloniale sioniste, massivement approuvée depuis l’origine par la quasi totalité des États, a rendu collective : AUCUN DROIT AU RETOUR POUR LES PALESTINIENS. En effet, autant qu’une volonté de transfert, il existe une logique coloniale inéluctable du remplacement que reconnaît Benny Morris dans sa célèbre interview du 8 janvier 2004 : « Un État juif n’aurait pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens […] Il n’y avait pas d’autre choix que d’expulser cette population […]. »539 Cette politique d’expulsion à grande échelle de centaines de milliers de Palestiniens restera, malgré son ampleur, longtemps quasiment secrète et on assistera pendant des dizaines d’années à une manipulation de l’histoire, rarement constatée ailleurs.540 Non seulement les historiens israéliens mais 539

Haaretz, 9 janvier 2004. Nadine Picaudou, 1948. Dans l’historiographie arabe et palestinienne. Violence de masse et résistance. Réseau de recherche (en ligne), publié le 15 février 2010. http ://bo540



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aussi, ce qui est plus grave, de nombreux spécialistes mondiaux du sujet, affirmeront que les radios arabes avaient appelé les populations palestiniennes à fuir leur pays puisque les armées arabes victorieuses les ramèneraient chez eux. Fiction du départ volontaire des Palestiniens, démentie par les enregistrements des radios juives et arabes conservés dans les archives de la BBC à Londres, par les travaux de nombreux historiens dont ceux de Walid Khalidi et par les communiqués du Haut Comité Arabe qui encourageaient fonctionnaires, policiers et personnel religieux à continuer d’encadrer la population. Alors que les appels à rester et à résister émanent d’innombrables sources, y compris de l’armée arabe de libération, les forces armées juives vont, pour briser le moral de la population et l’inciter à fuir, lancer une guerre psychologique impitoyable en diffusant rumeurs de maladies, d’exactions contre les femmes et les enfants et menaces de représailles contre la population civile. Et si, finalement, les populations civiles ne faisaient pas place nette, elles étaient alors menacées de subir, le même sort que les victimes du massacre le plus emblématique de la guerre, celui de Deir Yacin.541 L’ONU nommera bien un médiateur, le 20 mai 1948, quelques jours après la proclamation de l’État d’Israël, en la personne du Suédois Folke Bernadotte, pour mettre un frein à l’hubris israélienne et faire régner dans le pays un peu de justice et de légalité mais, le 17 septembre 1948, il sera assassiné par le Lehi, parce qu’il avait proposé des plans de partition plus favorables aux Arabes et surtout parce qu’il avait souligné le caractère illégitime et scandaleux du sort réservé aux habitants chassés de chez eux sans aucun droit au retour. « Ce serait offenser les principes élémentaires, affirmait-il, que d’empêcher ces innocentes victimes du conflit de retourner dans leur foyer alors que les immigrés juifs affluent dans leur pays et, de plus, menacent de façon permanente de remplacer les réfugiés arabes enracinés dans cette terre depuis des siècles. » Ainsi, un citoyen suédois, en Palestine depuis moins de quatre mois, révélait déjà l’Histoire que les Israéliens et les « meilleurs intellectuels de l’Occident », parfois même des historiens, après plus d’un siècle, ne veulent

k2s.sciences-po.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/1948-danslhistoriographie-arabe-et-palestinienne, ISSN 1961-1998. Walid Khalidi, 1948, la première guerre israélo-arabe, Actes Sud, 2013. N., Masalha, A Land without a People : Israel, Transfer and the Palestinians, 1946-1996, Faber & Faber, London, 1997. 541 Petit village arabe de Judée dont 245 habitants (hommes, femmes et enfants) furent massacrés par des détachements de l’Irgoun et du Lehi (Groupe Stern), le 9 avril 1948 alors que les autorités locales venaient de signer un accord avec la Haganah. Cet évènement, même s’il fut condamné par l’Agence juive et la Haganah, joua un rôle essentiel dans l’exode des civils palestiniens terrifiés. Le massacre de Deir Yacin réalisé avant la déclaration d’indépendance explique partiellement pourquoi environ 400 000 palestiniens terrifiés par les exactions des forces armées sionistes quittèrent le pays avant le début officiel de la guerre et l’entrée des armées arabes dans le pays.

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toujours pas entendre. La Palestine est bien, affirmait-il, le pays des Arabes qui y sont enracinées depuis des siècles ; quant aux réfugiés innocents de la guerre, ils doivent bénéficier du droit au retour et n’ont pas à être remplacés par les immigrés juifs qui affluent dans leur pays. Bernadotte avait même compris que la guerre devait permettre aux sionistes non seulement de conquérir des territoires mais surtout de chasser définitivement des Arabes pour les remplacer par des Juifs. En tentant, aujourd’hui, de s’en prendre à l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens et leurs descendants (UNWRA), Israël opte donc pour des méthodes moins sanglantes mais qui visent toujours le même objectif. La disparition de l’UNWRA pourrait ainsi permettre la disparition de la question des réfugiés en gommant, définitivement et totalement de l’esprit des simples citoyens, le péché originel d’Israël qu’est la Nakba : s’il n’y a plus de réfugiés, il ne sera plus question de leur retour. Le combat d’arrière-garde que mène aujourd’hui une partie de l’historiographie israélienne 542 pour tenter de dissocier sionisme et colonialisme est d’autant plus pathétique qu’il consiste à présenter quelques actions terroristes de l’Irgoun ou du Lehi comme les actes de résistance d’un peuple colonisé (la Grande-Bretagne jouant le rôle de métropole coloniale et les colons juifs immigrés du monde entier jouant celui de colonisés) ou, mieux encore, à comparer le projet sioniste aux projets de ‘State-building’ postcoloniaux en Asie et en Afrique qui ont eu lieu dans le cadre du processus de décolonisation qui a suivi la Deuxième guerre mondiale. A les écouter, on en arriverait presque à se demander pourquoi Ben Gourion ne s’est pas retrouvé à Bandoeng (18-24 avril 1955) aux côtés de Jawaharlal Nehru, Gamal Abdel Nasser, Kwame Nkruma, Zhou En-Lai ou autres Soekarno et Norodom Sihanouk. Cette présence aux côtés des peuples colonisés aurait permis à Israël, en tant que « champion des luttes anticolonialistes », de continuer à coloniser, en toute bonne conscience et aurait peut-être évité au jeune État de soutenir les interventions coloniales qui, après sa création, auront lieu dans le monde. L’accumulation des faits accomplis et des victoires militaires n’ayant jamais constitué une victoire politique ou créé un Droit, alors que la victoire sur le terrain semblait donner raison aux plus radicaux, un ministre de Ben Gourion, Aharon Zisling (1901- 1964), ministre de l’agriculture du gouvernement provisoire et signataire de la Déclaration d’indépendance, jugera dès 1948 la création du nouvel État compromise aussi longtemps que sa politique ne sera fondée que sur le seul droit du plus fort. Pour lui, une politique qui décidait de ne pas accorder le droit au retour aux populations qui avaient fui la guerre ou avaient été chassées de leurs terres, conduisait 542

Derek J. Penslar, Zionism, Colonialism and Postcolonialism, in Shapira Anita & Penslar Derek J., Israeli Historical Revisionism.From Left to Right, pp. 84-97. « La mission civilisatrice du sionisme, nous dit-il, concernait prioritairement les Juifs et non pas les Arabes indigènes de Palestine. » Derek J. Penslar, op. cit., p. 94.

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l’État d’Israël sur une voie sans issue : « Pour ce qui est des Arabes après la guerre et pour les villes, les villages et les biens arabes pendant la guerre, déclarait-il dans une intervention faite lors du Conseil de Cabinet du 16 juin 1948 où il prenait ses distances avec les positions radicales de Ben Gourion, nous nous trouverons sur une pente qui est peut-être la plus dangereuse pour tout espoir ou alliance de paix avec des forces qui auraient pu être nos alliés au Moyen-Orient. Ces centaines de milliers d’Arabes qui seront bannis de la Terre d’Israël […] grandiront dans la haine et des centaines de milliers d’Arabes, eux et leurs jeunes enfants, seront nos ennemis. De même que c’est par la souffrance que nous avons acquis le sentiment de la nécessité d’une guerre, ils porteront en eux la vindicte et les représailles et le désir de retour. C’est eux qui entraîneront les masses dans une guerre contre nous. »543 C’est donc à la question coloniale qu’il faut en priorité trouver une solution ; si l’on veut donner une chance à la paix, il faut reconnaître l’injustice qui a été faite aux uns et aux autres. Ce qui a été accompli en ce qui concerne le peuple juif par ceux-là mêmes – Églises chrétiennes, peuples européens, Allemagne en particulier, monde occidental dans son ensemble – qui en ont été les responsables ou qui ont laissé faire l’Abominable. Mais cela reste à faire en faveur du peuple palestinien auquel on a enlevé son pays et son histoire. Il faut donc d’abord reconnaître qu’il existait, il y a un siècle, un pays pour un seul peuple et qu’un processus colonial que personne ne devrait pouvoir nier car on le voit encore s’accomplir sous nos yeux, a créé la situation actuelle qui permet de parler d’une Terre, deux Peuples. Il faut ensuite que soit accompli un premier pas qui permettrait le retour inconditionnel dans leur pays de tous ceux qui en ont été chassés et qui souhaiteraient rentrer chez eux, en Palestine. Le sionisme, en refusant l’hybridation culturelle qui aurait peut-être permis aux Juifs de s’enraciner et de s’intégrer en Orient, n’a été capable que de créer une forteresse surarmée, le dernier État colonial inventé par un Occident qui, face à un Orient « barbare et despotique, immuable et hors du temps », se croit seul agent de l’Histoire, porteur de civilisation et de progrès. Le sionisme s’est alors complu à se donner l’image d’un bastion de l’Occident qui incarnerait l’avenir et redonnerait un présent et donc une histoire à une terre abandonnée qu’il s’agirait de revitaliser par le travail, l’irrigation et le reboisement. Or, en créant une enclave occidentale et coloniale en Orient, au cœur de l’univers arabo-musulman, le sionisme recréait le ghetto auquel il avait voulu échapper. L’État d’Israël n’a pas réussi à faire disparaître le ghetto – c’est l’un des échecs majeurs du 543



Il répondait à une longue intervention de Ben Gourion qui répondra par une proclamation sans appel : « Quant au retour des Arabes, je ne partage pas l’opinion selon laquelle il ne faut pas encourager leur retour. Je pense qu’il faut empêcher leur retour. » David Ben Gourion, Interventions de Moshe Sharett, David Ben Gourion et Aharon Zisling au conseil de Cabinet du16 juin 1948, Journal 1947-1948, Les secrets de la création de l’État d’Israël, pp. 459-460.

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sionisme. Il ne s’est libéré des ghettos544 de l’Europe que pour créer un pays ghetto où il a multiplié les barrières dites de sécurité qui ne sont en réalité que des murs de prison entre lesquels il s’enferme et enferme l’Autre. Alors que les ghettos ont disparu partout dans le monde, le sionisme en a créé deux nouveaux au Moyen-Orient : l’un où il enferme tout un peuple et l’autre, une bastille surarmée où il s’enferme lui-même. Une réalité qu’Hannah Arendt avait pressentie, en 1946, alors que le mouvement sioniste se préparait à ce qu’il allait appeler sa guerre de libération nationale : « Même si les Juifs, écrit-elle, devaient gagner la guerre, la fin du conflit verrait la destruction des possibilités uniques et des succès uniques du sionisme. Le pays qui naîtrait alors serait quelque chose de tout à fait différent du rêve des Juifs du monde entier, sionistes et non sionistes. Les Juifs victorieux vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur auto-défense physique au point de négliger leurs autres intérêts et leurs autres activités. » 545 La philosophe du totalitarisme ne faisait ainsi que mettre en évidence une réalité coloniale que, déjà le Général Bugeaud lorsque, en 1840, il avait été nommé Gouverneur général de l’Algérie, en grand spécialiste de la répression, avait magnifiquement défini : « Être les maîtres partout, sous peine de n’être en sécurité nulle part. » Ce qui fera dire à Israel Zangwill dans son dernier ouvrage, La voie de Jérusalem : « Le jour où nous obtiendrons la Palestine, s’il doit être le plus joyeux sera aussi le jour le plus terrible de notre mouvement. »546 L’une des connaissances de Gershom Scholem, Robert Eisler, tentera, en 1946, de démontrer par l’absurde l’illégitimité de la présence juive en Palestine. A un Gershom Scholem qui se demandait : « Comment établir sur des bases solides une vie [en Palestine] sans, avec ou contre les Arabes »,547 Robert Eisler, suscitant sa colère, répondit par La solution définitive de la question palestinienne – c’est le titre qu’il avait donné à un manuscrit de deux cent-cinquante pages. Il s’agirait, ironise-t-il, pour ceux qui veulent à tout prix un État juif « de prendre possession du deuxième arrondissement de Vienne (La Leopoldstadt) et de la totalité de la ville de Franfort-sur-leMain ; les Allemands auraient à évacuer cette ville qui, en tant qu’État juif, serait placée sous garantie internationale. Ils auraient évidemment après tout le mal qu’ils ont fait, perdu le droit de se plaindre si Francfort-sur-le-Main, 544

Cette recréation du ghetto n’est peut-être pas le fait du hasard si l’on prend en compte le curieux éloge plein de nostalgie, rare chez les fondateurs du sionisme, que Max Nordau, dans Écrits sionistes, (pp. 68-69) fait du ghetto dans lequel il voit un refuge contre le mépris de l’Autre où les Juifs, « dans le respect mutuel, vivaient en êtres humains harmonieux auxquels ne manquaient pas les éléments d’une vie sociale et accédaient à un développement complet de leurs qualités spécifiques. » 545 Hannah Arendt, Penser l’événement (Le cinquantenaire de L’État juif de Theodor Herzl / 1946), p. 148. 546 Israël Zangwill, La voix de Jérusalem, p. 199. 547 Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem, p. 235.

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[où a vécu] la plus célèbre de toutes les communautés juives d’Allemagne, leur était prise et qu’on la déclarât État juif. Il proposait également de mobiliser la flotte anglaise pour le transport des futurs immigrés. Un Gershom Scholem, visiblement furieux, face à un projet qui lui paraissait irrationnel et absurde, ne put qu’exprimer sa fureur : « Je lui renvoyai son manuscrit avec un billet où j’avais écrit ce seul mot : ‘Assez’ (Genug) ».548 Enlever aux habitants de Vienne ou de Francfort les villes ou les quartiers où ils vivent pour les donner aux Juifs auxquels l’État qu’ils ont soutenu a fait tant de mal est évidemment une solution absurde, mais elle est beaucoup plus juste que celle qui sera retenue le 29 novembre 1947 avec la Résolution 181. Une démonstration par l’absurde que Gershom Scholem ne pouvait accepter. Il est vrai que, pour un intellectuel humaniste dont la réflexion autocentrée sur les malheurs ou le mal de vivre de son peuple interdit de penser le malheur de l’Autre, il est pensable de chasser des Arabes de leur pays, mais en tous cas pas des Européens. Aimé Césaire soulignera, lui aussi, la parenté de la barbarie et du crime contre l’homme dont ont été victimes les colonisés avec le crime contre l’humanité dont ont été victimes les populations juives d’une Europe judéochrétienne : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »549 Nouveaux historiens et sociologues critiques, tels que Gershon Shafir, Ilan Pappé, Baruch Kimmerling ou Ronen Shamir, appellent de leurs vœux un État normal, c’est-à-dire un État qui, en réglant la question des territoires occupés, pourrait faire oublier un passé qui ne veut pas passer. En effet, il faudra bien un jour tourner la page, mais avant de tourner la page il faut solder le passé et rétablir un minimum de justice en donnant satisfaction – et là résidera le critère décisif auquel seront confrontés les post-sionistes – à la première et peut-être même à la seule revendication à satisfaire, puisque toutes les autres en découlent, celle du Droit au retour non pas aux Juifs qui ne sont jamais partis mais aux Palestiniens qui ont été chassés. Seule la satisfaction de cette revendication essentielle qui d’ailleurs est légitimée par la Résolution 194, permettra au « Palestinien errant » d’échapper aux drames qui le frappent dans les terres de l’Exil (Jordanie, Liban, Syrie, Irak, Égypte) 548



Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem, p. 190. 549 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Réclame, Paris, 1950.

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et dans une diaspora qui est devenue mondiale où ennemis et amis ne cessent de le massacrer : Sabra et Chatila au Liban, Septembre noir en Jordanie, camp de Yarmouk en Syrie et autres massacres ou répressions en Irak ou ailleurs. Quant à la Gauche israélienne, si elle existe encore, elle doit comprendre que c’est toute la Palestine du Mandat qui est occupée et c’est dans tout leur pays, de Jaffa à Haïfa et à Jérusalem, que des centaines de milliers de Palestiniens veulent revenir. Aucun peuple, quels que soient ses droits et ses souffrances, ne peut vivre de la destruction de l’Autre. « Ce n’est pas en effet, comme l’affirmait déjà Franz Fanon pour l’Algérie, le sol qui est occupé. Ce ne sont ni les ports ni les aérodromes. Le colonialisme français s’est installé au centre même de l’individu algérien et y a entrepris un travail soutenu de ratissage, d’expulsion de soi-même, de mutilation rationnellement poursuivie. Il n’y a pas une occupation du terrain et une indépendance des personnes. C’est le pays global, son histoire, sa pulsation quotidienne qui sont contestés, défigurés dans l’espoir d’un définitif anéantissement. Dans ces conditions, la respiration de l’individu est une respiration de combat ». C’est d’ailleurs dans les colonies de peuplement où les tendances génocidaires sont structurelles que l’on rencontre un tel acharnement à vouloir faire disparaître l’Autre. Franz Fanon a mieux que d’autres compris que, dans ce cas, le but ultime de tout colon est l’anéantissement du colonisé à laquelle ce dernier, au risque de disparaître, ne peut répondre que par la lutte armée. S’il en était autrement, le colonialisme n’aurait pas été, par sa durée, par sa diffusion dans le monde entier, par le nombre de ses victimes et par ses néfastes conséquences jusqu’à aujourd’hui, le pire des « crimes contre l’humanité » de l’Histoire des hommes. De nombreux Juifs l’ont compris et rejoignent la constatation amère de Gershom Scholem : « Le sionisme meurt d’avoir gagné. […] Si le rêve du sionisme est fait de chiffres et de frontières, et s’il ne peut pas exister sans cela, eh bien il est voué à l’échec, ou plus exactement il a déjà échoué. »550 En 1949, avant, pendant et après la Nakba, était apparue une nouvelle figure de colonialisme, originale et unique dans l’histoire, le colonialisme de remplacement. Un peuple autochtone du Proche-Orient était chassé et remplacé par des milliers de nouveaux colons appartenant à un autre peuple qui venait d’être décimé par les Européens. Comme ils le souhaitaient depuis longtemps, les sionistes devenaient ainsi majoritaires, dans la plus grande partie de la Palestine du Mandat dont la Résolution 181 leur avait accordé les territoires les plus fertiles et, avec les ports de Haïfa et de Jaffa, la fraction de la côte méditerranéenne indispensable pour accueillir les centaines de milliers d’immigrés qui étaient attendus.

550

Gershom Scholem, Le prix d’Israël. Écrits politiques 1916-1974, pp. 49 et 54.

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Avec les armistices qui, entre février-juillet 1949, mirent fin à la guerre arabo-israélienne, il est évident aujourd’hui que ceux qui avaient voulu la Nakba pour substituer au paradigme de la guerre celui de la purification ethnique, n’étaient pas prêts à renoncer à une politique d’expulsion, de transfert et de remplacement que personne n’avait imaginée et que personne, si ce n’est le monde arabo-musulman, n’a alors vraiment condamnée. Même si les dirigeants sionistes, Ben Gourion en tête, dans l’espoir d’être admis à l’ONU, se dirent prêts à accepter le protocole du 12 mai qui accordait aux réfugiés de la Nakba un semblant de droit au retour, ils n’envisagèrent jamais d’abandonner une politique qui menée jusqu’à son terme logique, permettrait de créer le Judenstaat. L’État juif et seulement juif, rêvé par Herzl et revendiqué, dès les années trente, par Jabotinsky et ses disciples « révisionnistes », s’est ainsi enraciné, étape après étape, dans la terre de Palestine. La politique, initiée par ce que les Israéliens appellent leur « guerre d’indépendance » et les Palestiniens la Nakba et menée, durant des années, par l’accaparement de terres devenues ou non vacantes, ne pouvait ainsi qu’aboutir au morcellement de la Terre de Palestine. L’appropriation des terres par l’État juif ou par des transactions théoriquement libres, leur confiscation en particulier par Tsahal, ont abouti au cantonnement des populations palestiniennes, en pleine expansion démographique, dans des territoires toujours plus réduits et militarisés. Ce qui ne pouvait que conforter l’existence de la société duelle déjà mise en place et favorisée par le Mandat britannique. Or, dans une société déjà économiquement et socialement duelle, la présence d’une population suprématiste et raciste ne pouvait que créer un terrain favorable à l’apparition d’une politique de ségrégation et d’oppression institutionalisée dite d’apartheid, phase indispensable en Palestine au devenir d’un processus dont l’objectif final est le remplacement. L’épuisement idéologique du sionisme et les frustrations d’un population juive unie seulement par la lutte toujours recommencée menée contre le nationalisme palestinien vont galvaniser les forces obscures des partis religieux551 et la montée en puissance d’un populisme colonial. La révolution démographique en faveur des populations les plus religieuses et les plus pauvres marginalisera alors les élites ashkénazes et laïques de Tel-Aviv, qu’elles appartiennent à ce qui restera des mouvances socialistes ou libérales qui, depuis longtemps, ne sont plus crédibles. L’émergence d’une société messianique dominée de plus en plus par les partis religieux, qu’il s’agisse des ultraorthodoxes juifs orientaux ou des juifs venus d’un monde soviétique aujourd’hui disparu, conduira inexorablement à la disparition d’un Israël social, laïc et démocratique voulu par les pionniers du sionisme.

551



Jacques Pous, La tentation totalitaire. Essai sur les totalitarismes de la transcendance, ch. 3, pp. 93-157.

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Une théocratie succéderait ainsi à la société duelle sanctionnée dans les années vingt par les lois sur la propriété de la terre et sur le travail hébreu durant laquelle, au nom du refus d’exploiter le travail arabe et de la détermination de faire des Juifs de véritables travailleurs, était née une société juive de ségrégation et d’oppression. Or, cette nouvelle société en gestation sera celle qui acceptera le plus facilement une politique xénophobe radicale surtout si l’environnement international s’y prête. L’adoption par la Knesset de la loi de juillet 2018, ethniciste et raciste, qui légalise des mesuress discriminatoires envers les Palestiniens et qui accorde à l’État-nation du peuple juif le droit de propriété exclusif sur la Terre de Palestine permettra alors de mettre aisément en œuvre une politique de remplacement devenue légale. Il suffira d’attendre que des circonstances politiques ou militaires favorables rendent possible la poursuite d’un processus d’expulsion et de remplacement que la communauté internationale n’a depuis des années jamais vraiment condamné. Aujourd’hui, la conquête territoriale de la Palestine est terminée mais l’appropriation des terres progresse chaque jour pour finalement parvenir un jour à une occupation de toute la Palestine qui deviendrait ainsi la base territoriale d’un véritable Judenstaat. L’enracinement dans le sol d’Eretz Israel cesserait alors d’être symbolique et donnerait naissance à un État totalitaire552 qui accomplirait les prophéties auxquelles croient les colons les plus radicaux. Finalement, lorsqu’entre le 24 février et le 20 juillet 1949 furent signés les armistices qui mettaient provisoirement fin à la guerre entre Israël et les pays arabes voisins, Egypte, Liban, Transjordanie et Syrie, tout semblait joué pour la Palestine totalement absente. Mêmes la résilience et l’incroyable capacité de résistance du peuple palestinien dont il avait apporté la preuve durant le Mandat britannique, semblaient alors démenties par les faits. Plus des deux tiers de la Palestine étaientt sous domination israélienne, environ cinq cents de ses villages avaient été détruits et la moitié de sa population poussée vers l’exil et la désolation des camps de réfugiés. En face, Israël avait son Etat, un gouvernement et un parlement. Tous les secteurs du Pouvoir politique, économiques et social avaient, comme nous l’avons vu, été constitués durant le Mandat. Le Judenstaat rêvé par Theodor Herzl avait même acquis, grâce à la Résolution 181 qui lui était très favorable, une légitimité internationale impensable avant la Shoah et qu’il allait fortifier grâce à l’activité de la communauté juive relayée par l’Organisation sioniste mondiale et l’Agence juive. Durant le Mandat britannique, le sionisme a généré la matrice de son avenir. Pire encore, la partition entre Arabes et Juifs a engendré un fossé inscrit dans la géographie. Le 15 mai 1948, Israël possédait déjà les 552 Jacques Pous, La tentation totalitaire. Essai sur les totalitarismes de la transcendance, L’Harmattan, Paris, 2009.

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institutions constitutives d’un pouvoir régalien, prêt à prendre la place des Britanniques : les infrastructures politiques, économiques et militaires d’un État colonial. La Palestine mandataire était duelle. Elle l’est restée mais dans un système d’Apartheid de plus en plus brutal. Durant trente ans, la Palestine avait été, victime de la violence coloniale. La dérive de quelques colons racistes, malades de la colonisation, ressuscite aujourd’hui les pogroms dont leurs ancêtre avaient été victimes et que subissent les réfugiés des villages et des camps. Les Palestiniens, eux, ont reçu en héritage la Nakba, la Catastrophe qui, il y a trois quarts de siècle, a jeté la société palestinienne dans la détresse et le malheur. Les Expulsions et le Remplacement, aujourd’hui comme hier, continuent. La Nakba et la Résistance aussi.

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INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Aaronsohn, 240 Abdallah, 94, 101, 109, 115, 117, 118 Abduh, 93 Abdül-Hamid II, 105, 152, 181 Abitbol, 235 Abraham, 110, 191, 202 Abrahams, 80 Adler, 200 Afghâni, 93 Agronsky, 179, 180, 232 Ahad ha-Am, 23, 54, 138, 147, 166, 191, 204, 232 Alem, 235 Alexander D. L., 85 Alexandre II, 174 Allenby, 82, 90, 96, 104, 109, 117, 118, 143, 144, 149 Allon, 184 Amery, 70, 84 Antébi Élizabeth, 232 Arendt, 17, 44, 146, 170, 210, 224, 235 Ariel, 235 Arlosoroff, 73, 155 Aronson, 88 Asquith, 90, 232 Atran, 153, 235 Attias, 235 Avineri, 31, 36, 39, 63, 99, 167, 235 Baer, 48, 236 Balfour, 67, 70, 83, 84, 85, 90, 91, 92, 94, 96, 103, 106, 108, 113, 123, 143, 144, 178, 200, 240 Bar Kocheba, 97 Baratz, 135 Barrès, 49, 74, 76, 240 Bechtel, 17, 29, 36, 54, 59, 132, 149, 165, 236 Beck, 209 Begin, 176, 181, 205 Beilinson, 110 Bell, 118

Ben Gourion, 20, 23, 24, 26, 27, 34, 45, 46, 58, 59, 65, 72, 76, 80, 92, 96, 97, 98, 102, 103, 108, 110, 123, 127, 129, 139, 141, 144, 158, 172, 173, 175, 182, 183, 188, 195, 200, 206, 208, 222, 232, 240 Ben Yehouda, 161, 162, 192, 232 Ben Zvi, 34, 183 Benbassa, 235 Bénichou, 22, 204, 231, 236 Benjamin Walter, 168 Bensoussan, 23, 236 Bentwich, 36, 95, 137, 154, 157, 232 Berchet, 231, 236 Berdyczewski, 167 Bergmann, 17 Bialik, 174 Biger, 103 Birnbaum Pierre, 236 Bismarck, 40 Blackstone, 235 Blumenfeld, 17, 210 Bodenheimer Max, 208 Bonaparte, 240 Bonardi, 200 Brandeis, 105, 115, 125, 238 Bregman, 137 Brenner, 146, 174, 177 Brown, 71, 240 Browning, 210, 236 Brunton, 146, 178 Buber, 49, 168, 180 Bugeaud, 131, 201, 224 Byron, 16 Caravage, 176 Catherine II, 13, 19 Charbit, 35, 76, 120, 176, 231 Chateaubriand, 236 Chouraqui, 236 Churchill Wiston, 99, 100, 105, 117, 118, 122, 126, 178

243

Clermont-Tonnerre, 55 Cohn Bernhard, 208 Cole, 201 Conder, 232 Congreve, 144 Corradini, 74 Crémieux, 45 Curzon, 82, 84, 86, 87, 90, 92, 94, 125, 145 David, 176, 182, 188, 208, 232, 233, 237 Dayan, 177, 191, 232 Delmaire, 24, 33, 97, 128, 129, 138, 182, 186, 205, 207, 236 Dieckhoff, 36, 149, 236 Disraeli, 200 Djemal Pasha, 106, 116, 233 Dobry, 41, 231 Donatello, 177 Dorgelès, 200 Doubnov, 19, 39, 44, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 233 Drummond, 121 Drumont, 62, 233 Dugourd, 127 Dunant, 6 Eichmann, 185, 210 Eilon, 198 Eisler, 224 Eitan, 144, 236 Eliot, 16 Ellis, 199 Epstein, 205 Ermens, 127 Esdras, 52 Ezra, 27, 52 Faure, 28 Fayçal, 80, 89, 91, 94, 113, 114, 116, 117, 119, 122, 145 Feder, 199, 200 Feiwel, 59 Fichte, 48, 56 Flavius Josèphe, 26 Fourrier, 62 Frankfurter, 115 Frantzman, 156, 236 Friedman, 208, 236 Friesel, 132 Friling, 48, 236 Furet, 232 Gallieni, 132 Gandhi, 6, 69 Gaster, 23 Gavish Dov, 236 Gédéon, 184

Gellner, 236 George Eliot, 233 Gide Charles, 204 Gilmour, 86, 87, 237 Giniewski, 191 Gobineau, 41, 64 Goethe, 39, 40 Goldmann, 188, 233 Goliath, 176, 183 Gordon Aharon, 24, 31, 32, 47, 135, 149 Gouraud, 93 Graetz, 50, 52, 53 Graham, 86 Grégoire (Abbé), 27 Guillaume II, 79, 133, 209 Gulwein, 203 Hajjar, 237 Hancock, 68, 69, 71, 234, 237 Hankey, 178 Hart, 200 Hazaz, 198 Hazony, 48 Heacock, 151, 209 Hegel, 40, 62 Heine, 35, 39 Herder, 41, 47, 49, 233 Herzl, 16, 20, 21, 23, 25, 27, 29, 33, 35, 37, 39, 40, 41, 42, 44, 45, 47, 48, 51, 58, 61, 62, 81, 92, 98, 112, 130, 146, 147, 148, 163, 175, 186, 204, 208, 209, 211, 224, 233, 239 Hess, 19, 21, 33, 34, 60, 72, 233 Hirsch, 40, 61, 129, 210, 233 Hirsch Samson, 18, 53 Hitler, 16, 188, 209 Horsley, 202 Huneidi, 88, 100, 104, 145, 146, 150, 156, 157, 237 Hussein, 93, 94, 95, 100, 115, 117, 123 Husseini, 105, 122 Hyamson, 147, 163, 233 Ingham, 71, 237 Ingrams, 82, 84, 86, 87, 91, 92, 95, 96, 97, 100, 104, 106, 107, 108, 123, 124, 144, 145, 156, 157, 178, 179, 180, 183, 232 Isaacs, 200, 201 Isaïe, 202 Ja’bri, 105 Jabotinsky, 20, 30, 33, 35, 36, 49, 51, 59, 64, 68, 97, 99, 107, 120, 121, 155, 162, 164, 165, 169, 173, 176, 177, 183, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 195, 204, 233

244

Japhet, 207 Jaspers, 237 Jeffries, 81 Josué, 193 Joyce, 113 Kafka, 17 Kahn, 110, 207 Kamen, 141, 153, 154, 237 Kark, 156, 236 Katznelson, 34, 175, 195 Kãzim Pasha, 122, 123, 124 Kessel, 200 Khalidi, 89, 90, 105, 110, 112, 146, 195, 232 Kimmerling, 151, 225, 237 Kipling, 107 Klatskin, 23 Klein, 42, 233 Kohn, 171 Kook, 25 Krause, 175, 182 Lagarde, 186, 211 Lamdan, 176 Lanzmann, 210 Lassalle, 72 Laurens, 12, 60, 129, 134, 157, 237 Lawrence d’Arabie, 80, 89, 94, 102, 115, 116, 117, 119 Lazare, 21 Lazare Bernard, 22 Le Cour Grandmaison, 35, 237 Leibowitz, 18, 237 Lemire, 237 Lesseps, 62, 127 Lessing, 233 Lévi, 138 Lilienblum, 28, 205, 207 Lloyd George, 79, 80, 82, 90, 96, 106, 144, 233 Locke, 40 Louis XIV, 201 Lueger, 29, 41 Lugard, 70 Luther, 39 MacKay, 147, 164, 232 Magnes, 168 Marshall, 32 Marx, 60, 62, 233 Masri, 105 Massis, 36, 233 Maurras, 47 Mazzini, 16 McCarthy, 206, 238 McMahon, 94, 100, 117

Meddeb, 238 Menuhin, 147, 234 Méouchy, 151, 209, 238 Merkley, 199, 238 Michel-Ange, 177 Misri, 93 Montagu Edwin, 80, 84, 85, 86, 87, 107, 143, 234 Montefiore Claude, 79, 85 Montefiore Moses, 137, 200, 201 Morris, 115, 152, 159, 162, 186, 192, 205, 238 Moscrop, 238 Mosse, 29, 42, 168, 238 Motzkin, 58, 194 Moussalli, 115, 116, 132, 141, 149, 234 Moynier, 28, 231 Nabulsi, 105 Napoléon I, 47, 55 Nashashibi, 105 Nasser, 222 Nassi, 62 Nehru, 222 Neil, 13 Netter, 137, 181, 201 Nicault, 107, 143, 238 Nietzsche, 40 Nkruma, 222 Nordau, 16, 18, 20, 24, 25, 29, 30, 31, 36, 37, 39, 40, 44, 48, 50, 51, 58, 77, 92, 97, 98, 132, 149, 164, 165, 167, 175, 204, 207, 224, 234, 236 Norman Theodore, 129, 238 O’Mahony, 108, 123 Oliphant, 81, 149 Ormsby-Gore, 195 Osier, 238 Pappé, 82, 142, 155, 194, 197, 203, 225, 238, 239 Paris, 233, 237, 238 Patterson, 183 Paul Boetticher, 186 Pawel, 61, 122, 138, 148, 239 Peel, 87, 105, 121, 189, 203, 234 Penslar, 130, 165, 222, 236, 240 Perrin, 83 Picot, 93, 94, 101, 107, 117 Pilsudski, 99, 209 Pinsker, 207, 234 Plehve, 209 Prévost, 239 Proudhon, 62 Rabkin, 18, 239 Rapoport, 30

245

Rappard, 209 Ratisbonne, 49 Rémond, 41 Renan, 19, 41, 56, 239 Richard Cœur de Lion, 144 Richmond Ernest, 145 Ridâ, 93 Ro’i Rothberg, 177 Roach, 100 Roth, 18, 200, 234 Rothschild, 61, 62, 129 Rothschild (Lord), 79, 90 Rothschild Edmond de, 61, 95, 127, 128, 129, 137, 138, 139, 159, 181, 207 Roudinesco, 168, 186, 239 Rubens, 177 Ruppin, 105, 106, 130, 132, 133, 135, 136, 139, 141, 142, 144, 155, 156, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 195, 234 Russell, 178 Rutenberg, 155, 164 Sacher, 95, 96, 234 Sadeh, 185 Said, 239 Saint-Arnaud, 131 Samné, 114, 234 Samuel, 80, 89, 90, 100, 104, 105, 107, 118, 124, 145, 146, 150, 156, 169, 178, 234, 237 Sand, 19, 26, 32, 41, 46, 50, 51, 189, 198, 239 Savimbi, 122 Schiff, 98 Schoenerer, 29 Scholem, 58, 89, 168, 224, 225, 226, 234 Schorske, 29, 40, 239 Scott O. A., 183 Segev, 30, 33, 52, 87, 119, 129, 135, 155, 180, 184, 185, 239, 240 Sem, 207 Shafir, 75, 128, 156, 204, 225, 240 Shaftesbury, 81 ShaHak, 196, 240 Shak’a, 105 Shaka, 201 Shakespeare, 61 Shamir Itzhak, 46, 181 Shamir Ronen, 121, 142, 225, 239, 240 Shane Leslie, 85, 143 Shapira, 12, 24, 129, 175, 189, 198, 222, 240 Sharett, 142, 184, 223 Shavit, 240 Shlaïm, 118, 239, 240

Shprintzak, 34 Shuckburg, 179 Sidebotham, 234 Sihanouk, 222 Smilansky, 138, 155, 205 Smolenskin, 54, 162, 192 Smuts, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 94, 106, 126, 152, 154, 234, 237, 240 Smyth-Florentin, 42, 240 Soekarno, 222 Sokolow, 79, 85, 105, 113, 164, 191, 234 Spengler, 73, 74, 77, 234 Stein Kenneth, 150, 152, 155, 240 Stern, 190, 216, 221 Sternhell, 24, 44, 47, 72, 74, 76, 110, 139, 149, 240 Stevens, 67, 126, 240 Stirling, 89, 90, 146 Stora, 238 Storrs, 89, 101, 104, 106, 108, 109, 122, 143, 144, 147, 154, 212, 234 Strauss, 207 Suleiman Bey Tucan, 141 Sulzberger, 66 Sursuq, 156, 158 Swinburne, 16 Sydenham de Comb, 234 Sykes, 80, 85, 93, 94, 101, 107, 117, 119, 143, 234 Syrkin, 76 Szold, 168 Tacite, 51 Taine, 41 Tamimi, 105 Taylor, 157 Tennyson, 16 Thiers, 134 Tibawi, 88, 93, 117, 123, 151, 179, 240 Tocqueville, 40 Tolkowsky, 95, 134, 182, 190, 234 Tomes, 68, 70, 84, 240 Torquemada, 54 Toussenel, 62 Trietsch, 169 Trimbur, 103, 108, 123, 144, 200, 240 Trumpeldor, 146, 175, 182 Tuchman, 184 Twain, 234 Urbain, 201 Ussishkin, 97, 158, 172 Vacher de Lapouge, 190 Vansittart, 82 Vaucher, 135 Verdi, 16

246

Victoria, 67 Wagner, 39 Warburg, 132, 136 Warren, 149 Watson, 108 Weinstock, 180, 182, 241 Weitz, 196 Weizmann, 20, 23, 32, 33, 45, 59, 65, 67, 71, 79, 80, 81, 85, 87, 88, 90, 91, 95, 96, 103, 105, 106, 108, 109, 110, 112, 113, 115, 119, 125, 126, 130, 132, 151, 152, 154, 159, 164, 175, 178, 185, 195, 203, 204, 212, 235, 240 Whitelam, 241 Wilson Henry, 94 Wilson Woodrow, 106, 115, 125, 145 Winckelmann, 29 Wingate, 103, 184, 185

Winghene, 211 Wise, 125, 168 Wolf, 232 Wolffsohn, 208 Woodrow, 125 Yakira, 241 Yehudah ha-Lévi, 48 Young H., 107, 145 Zaghlul, 117 Zangwill, 16, 45, 46, 59, 80, 146, 193, 194, 204, 209, 224, 235 Zeevi, 189 Zertal, 175, 177, 241 Zhou En-Lai, 222 Ziegler, 190, 241 Zisling, 222, 223 Zweig, 15

247

TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS ................................................................................................... 7 AVANT-PROPOS ...................................................................................................... 9 CHAPITRE I Réponse nationale à la Question juive ...................................................................... 15 Sioniste ou juif, sioniste et juif. Le paradigme biblique ...................................... 18 Le paradigme des Lumières ou le projet de la Régénération .............................. 27 La tentation de l’Occident ................................................................................... 35 CHAPITRE II Le paradigme völkisch............................................................................................... 39 « Wir sind ein Volk. Ein Volk » .......................................................................... 39 Sionisme et nationalisme intégral ........................................................................ 47 Les Hébreux ou l’Urvolk du sionisme ................................................................. 48 Deux lectures du paradigme völkish .................................................................... 53 La lecture culturelle ....................................................................................... 53 La lecture ethnique......................................................................................... 59 Le concept ambigu de race ............................................................................ 59 Sionisme et tentation völkish ............................................................................... 63 Le paradigme démocratique ou le rêve impossible ............................................. 65 Weizmann et Smuts : l’impossible conciliation entre colonialisme et démocratie ...................................................................................................... 67 Une variante du paradigme völkish : le « socialisme national ».......................... 72 CHAPITRE III Mise en place du pouvoir colonial (1917-1923) ....................................................... 79 Déclaration Balfour : l’invention d’une terre, deux peuples ............................... 79 « En 18 mois, la situation a bien évolué : c’est la différence qui existe entre le début d’un pique-nique et sa fin. » ...................................................................... 89 Enjeu démocratique ........................................................................................... 105 De l’illusion de la collaboration à la réalité de la résistance ............................. 110 L’illusion de la collaboration ....................................................................... 110 La réalité de la résistance ............................................................................. 122 249

Colonialisme d’exploitation .............................................................................. 127 Naissance d’une société duelle. Transfert et remplacement .............................. 130 Deux formes de dépossession : dépossession de la terre et « travail hébreu » .. 134 Guerre ou paix avec les Arabes ......................................................................... 143 La question de la terre ....................................................................................... 148 Deux cas d’école : vallées de Beisan et de Jezréel ........................................... 152 La vallée de Beisan ...................................................................................... 152 La vallée de Jezreel ...................................................................................... 156 CHAPITRE IV Violence coloniale et violence d’État...................................................................... 161 Violence coloniale ............................................................................................. 161 La peur originelle tapie dans la nuit coloniale ............................................. 161 Arthur Ruppin : du Brit Shalom au contre-terrorisme assumé .......................... 168 La violence comme auto-défense ...................................................................... 174 Connivence répressive des deux colonialismes ................................................. 179 Résistance et spirale de la violence ................................................................... 181 Militarisation de la société................................................................................. 185 Transfert et Remplacement................................................................................ 191 CHAPITRE V Laissons les clés ouvrir les portes ........................................................................... 199 Les ruses du colonialisme .................................................................................. 199 Colonie refuge ou Colonie débarras ? ............................................................... 207 La Palestine comme colonie refuge ............................................................. 207 La Palestine comme colonie débarras .......................................................... 209 Naissance du dernier État colonial .................................................................... 212 La Nakba ........................................................................................................... 219 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................. 231 Revues et journaux ............................................................................................ 231 Anthologies, Dictionnaires et Encyclopédies .................................................... 231 Sources imprimées............................................................................................. 232 Études ................................................................................................................ 235 INDEX DES NOMS DE PERSONNES ................................................................. 243

250

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]

L’Harmattan Hongrie Kossuth l. u. 14-16. 1053 Budapest [email protected]

L’Harmattan Congo 219, avenue Nelson Mandela BP 2874 Brazzaville [email protected] L’Harmattan Mali ACI 2000 - Immeuble Mgr Jean Marie Cisse Bureau 10 BP 145 Bamako-Mali [email protected] L’Harmattan Togo Djidjole – Lomé Maison Amela face EPP BATOME [email protected] L’Harmattan Côte d’Ivoire Résidence Karl – Cité des Arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan [email protected]

Nos librairies en France Librairie internationale 16, rue des Écoles 75005 Paris [email protected] 01 40 46 79 11 www.librairieharmattan.com

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Collection dirigée par J.-P. Chagnollaud

PALESTINE (1917-1949)

Jacques Pous

Jacques Pous

Comprendre le Moyen-Orient

PALESTINE

Figures d’un Colonialisme de Remplacement

Illustration de couverture : © Mohamed Badarnah

ISBN : 978-2-14-034757-3

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Figures d’un Colonialisme de Remplacement

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Né à Toulouse, réfractaire à la guerre d’Algérie, enseignant au service du GPRA au centre Aïssat Idir en Tunisie, créé pour les nombreux orphelins ou déplacés de la guerre coloniale, Jacques Pous a enseigné par la suite dans différents pays arabes : Algérie, Soudan et Palestine. Professeur d’histoire et de philosophie dans son pays d’accueil, la Suisse, il a consacré l’essentiel de son activité académique à l’histoire du colonialisme en Palestine et en Algérie.

PALESTINE (1917-1949)

Durant le Mandat britannique, le sionisme a généré la matrice de son avenir. Pire encore, la partition entre Arabes et Juifs a engendré un fossé inscrit dans la géographie. Le 15 mai 1948, Israël possédait déjà les institutions constitutives d’un pouvoir régalien, prêt à prendre la place des Britanniques : les infrastructures politiques, économiques et militaires d’un État colonial. La Palestine mandataire était duelle. Elle l’est restée mais dans un système d’Apartheid de plus en plus brutal. Durant trente ans, la Palestine avait été victime de la violence coloniale. La dérive de quelques colons racistes, malades de la colonisation, ressuscite aujourd’hui les pogroms dont leurs ancêtres avaient été victimes et que subissent les réfugiés des villages et des camps. Les Palestiniens, eux, ont reçu en héritage la Nakba, la Catastrophe qui, il y a trois quarts de siècle, a jeté la société palestinienne dans la détresse et le malheur. Les Expulsions et le Remplacement, aujourd’hui comme hier, continuent. La Nakba et la Résistance aussi.

(1917-1949)

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