Ni parlement ni syndicats : les Conseils ouvriers! : les communistes de gauche dans la Révolution allemande (1918-1922)
 9782913112193, 2913112196

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Jan APPEL - Hermann GORTER Heinrich LAUFENBERG - Ludvoig MEYER Anton PANNEKOEK - Franz PFEMFERT Otto RÙHLE - Bernhard REICHEXBACH Alexander SCHWAB - Fritz WOLFFHEIM et les autres

Ni parlement ni syndicats

Les Conseils ouvriers Les communistes de gauche dans la Révolution allemande (1918-1922)

T e x t e s présentés par D e n i s Authier et Gilles D a u v é

les nuits 2003

rouges

Autres ouvrages de Denis Authier

:

« Les Débuts du mouvement ouvrier russe », in Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne, Spartacus, 1970. La Gauche allemande. Textes, avec notes et présentations, La Vecchia Talpa - Invariance - La Vieille Taupe, 1973. La Gauche Communiste G. Dauvé).

en Allemagne

1918-21,

Payot, 1976 (avec

Autres ouvrages de Gilles Dauvé : Communisme et question russe, Spartacus, 1984 *. La Gauche communiste en Allemagne 1918-21, Payot, 1976 (avec D. Authier) *. Bilan -.Contre-révolution en Espagne 1936-39, 10/ 18, 1979 *. Banlieue molle, HB Editions, 1998. Quand meurent les insurrections, ADEL 1998 ; La Sociale, Montréal, 2000. Il va falloir attendre / Bref rapport sur l'état du monde, Trop loin, 2002 (avec Karl Nesic). * sous le nom de Jean

Barrot. *

AVERTISSEMENT

D a n s cet ouvrage, nous avons d o n n é la priorité aux textes de l'époque dont nous offrons un large choix. Il réunit la quasi-totalité de ceux qu'avait traduits et présentés Denis Authier en 1973 dans son ouvrage sur la Gauche allemande..., trois textes du m ê m e traducteur extraits de la Gauche communiste en Allemagne, publié chez Payot en 1976, ainsi que quatre autres textes, traduits par Jean-Pierre Laffite, et publiés par Invariance et (Dis) Continuité, difficilement accessibles car hors commerce. N o u s remercions tous ces éditeurs de nous avoir permis de reproduire ces documents. La bibliographie a été mise à jour, des notices biographiques ajoutées, l'aperçu historique de D e n i s Authier revu, ainsi que les traductions. G. D.

SOMMAIRE Présentation : Le Mouvement communiste en Allemagne, de 1918 à 1922

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Heinrich Laufenberg : La révolution à Hambourg

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Fritz WolÉQieim : Organisations d'entreprise ou syndicats ? . . . . 73 P r o g r a m m e d u KAPD

Franz Pfemfert : La Maladie

91

infantile...

et la m " Internationale 121

Otto Ruhle : Moscou et nous

139

Otto Riihle : Rapport sur Moscou

147

Anton Pannekoek : Appendice à Révolution

mondiale

et tactique du communisme

161

Programme de I'AAUD

173

Hermann Gorter : Les Leçons des Journées de mars

197

Le KAPD au rn ' C o n g r è s de l'ic

Sur Sur Sur Sur

la la la la

situation économique mondiale tactique de l'Internationale question syndicale tactique du Parti communiste russe

211

214 224 245 263

Lignes d'orientation pour I'AAU-E

277

Lignes directrices de la KAI

281

Postface : La révolution ouvrière et au-delà

289

Bibliographie

304

Notices biographiques

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SIGLES DES ORGANISATIONS

AAU -.AUgemeine Arbeiter Union (Union générale ouvrière). AAUD : AUgemeine Arbeiter Union Deutschlands (Union générale ouvrière d'Allemagne). AAU-E : AUgemeine Arbeiter Unkm-Einheitsorganisation (Union générale ouvrière-Organisation unitaire). FAUD : Freie Arbeiter Union Deutschlands (Union libre ouvrière d'Allemagne). IC : Internationale communiste. IKD : Internationale Kommunisten Deutschlands (organisation succédant aux ISD en 1918. 1SD : Intertiationale Sozialisten Deutschlands (Socialistes internationaux d'Allemagne) regroupe les « radicaux de gauche » opposés à la direction socialiste en 1916-1918). KAI : Kommunistische Arbeiter Internationale (Internationale communiste ouvrière). KAPD : Kommunistische Arbeiter Partei Deutschlands (Parti communiste ouvrier d'Allemagne). KPD : Kommunistische Partei Deutschlands (appellation d u PC de nov e m b r e à d é c e m b r e 1921, et après a o û t 1921).

KPD-S : Spartakusbund, (nom du PC incluant la référence au spartakisme, abandonnée après novembre 1920). SAP Sozialistische Arbeiter Partei (Parti socialiste ouvrier, issu d'une scission de gauche du SDP en 1931) SDAP : Sociaal-democratische Arbeiders Partij (Parti ouvrier social-démocrate, en Hollande). SDP : Sociaal-democratische Partij (Parti social-démocrate, né d'une scission de gauche du SDAP en 1909). SPD : Sozialdemokratische Partei Deutschlands (Parti social-démocrate d'Allemagne). USDP : Unabhàngige Sozialdemokratische Partei Deutschlands (Parti socialiste indépendant d'Allemagne, né en 1917 après l'exclusion par le SPD de sa gauche : les spartakistes en font partie, mais non les « Radicaux de gauche » du Nord de l'Allemagne). VKPD : Vereinigte Kommunistische Partei Deutschlands (Parti communiste unifié d'Allemagne, nom du KPD après que le gros de I'USDP l'aura rejoint en décembre 1919).

LE M O U V E M E N T COMMUNISTE EN ALLEMAGNE, de 1 9 1 8 à 1 9 2 2

A NÉANTIR la totalité de l'appareil d'Etat bourgeois, ' ' i l avec son armée capitaliste dirigée par des officiers bourgeois et féodaux, avec sa police, ses geôliers et ses juges, avec ses curés et ses bureaucrates, voilà la première tâche de la révolution prolétarienne. » Ce programme d'action du Parti communiste ouvrier d'Allemagne (KAPD), publié en 1920, avait été, ainsi que tous les auteurs de ce recueil, traité de « gauchiste » par Lénine dans sa brochure célèbre la Maladie infantile du communisme. Ce sont pourtant ces « gauchistes » qui, dans les années qui suivirent la r guerre mondiale, ont été le plus loin dans la recherche, avant tout pratique, des voies propres à la révolution communiste, alors que le mouvement prolétarien russe était contraint, vu son isolement, de ne pas pouvoir dépasser le stade de la révolution bourgeoise, tel qu'il était défini par le marxisme classique. Bien que reposant sur un parti qui se réclamait du prolétariat et regroupait en son sein de nombreux prolétaires, le nouveau pouvoir conservait de fait de très nombreux traits bourgeois qui, déjà omniprésents dans l'idéologie léniniste, ne pouvaient que revenir au premier plan avec l'échec de l'extension de la révolution hors de la Russie, c'est-à-dire avant tout à l'Allemagne '. Par « gauche allemande », « communistes de gauche », ou

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encore « de conseils », il convient d'entendre un mouvement social profond et total (idées et organisations comprises) et non un cartel d'organisations politiques, encore moins une idéologie figée : le « conseillisme », qui sera développée par la suite par divers groupes « ultra-gauches », mais sans lien avec un mouvement social réel. Ce que nous voulons ici, c'est restituer la force sociale révolutionnaire qui a produit, comme expression encore inadéquate, les textes théoriques et politiques que nous présentons ici. Expression inadéquate, parce que cinquante ans de réformisme et de parlementarisme social-démocrate avaient fait oublier le noyau de la pensée de Marx, c'est-à-dire le communisme comme dépassement de l'opposition entre le capital et le prolétariat. Le mouvement issu de la guerre n'avait pas eu le temps de retrouver et de d'actualiser l'expression consciente du but final communiste, telle qu'elle avait été formulée par Marx au contact des mouvements prolétariens du xix c siècle. Il n'a pu que s'en tenir à l'affirmation et à l'analyse des formes d'organisation que prenait naturellement le mouvement prolétarien de ces années-là, centré sur les grandes usines, forme typique de l'économie capitaliste, qui se maintiendra tout au long du xx e siècle. Ces formes étaient essentiellement les conseils ouvriers et en général toutes les formes d'organisation en entreprises. La révolution étant perçue essentiellement comme la gestion de l'économie par ces organisations. La réalité de l'entreprise, comme forme de production spécifiquement capitaliste n'était pas remise en question. Encore moins s'agissait-il de penser l'abolition de l'économie, la critique de l'économie politique par les armes. L'autogestion par les conseils ouvriers, c'est le capital vu du point de vue de l'ouvrier, c'est-à-dire du point de vue du cycle du capital productif (le capitaliste, ou le gestionnaire salarié du capital, ayant tendance à le voir du point de vue du cycle du capital-argent ou du capital-marchandise) ; ce n'est pas l'abolition du capital lui-même. Cependant, tant qu'elle fut appuyée sur un mouvement

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réel, la gauche allemande n'était pas aliénée par le fétichisme de ces formes ; les ouvriers révolutionnaires et les organisations de la gauche communiste (KAPD ; AAU) détruisaient aussi bien les conseils ouvriers contre-révolutionnaires que les syndicats lorsque c'était nécessaire et possible. Néanmoins, l'ultra-gauchc allemande n'a pas vu que les formes d'organisation du mouvement ouvrier sont passagères, spécifiques à un moment donné de l'histoire et qu'elles peuvent très bien être abandonnées par la suite pour d'autres structures plus adaptées à l'évolution des temps... Elle n'a pas non plus exprimé de façon précise le contenu même du mouvement communiste (la destruction simultanée du capital en tant que rapport social et du prolétariat en tant que classe). Ce faisant, elle a fourni la matière d'une nouvelle idéologie, conseilliste et autogestionnaire, faite de fétichisation des conseils et, d'une manière générale, de la spontanéité ouvrière, naturellement antibureaucratique, pour peu qu'on la laisse s'exprimer... Annoncée par une série de ruptures dans la socialedémocratie allemande, ainsi que par quelques vagues de grandes grèves sauvages au début du XXE siècle, le mouvement révolutionnaire resurgit pendant la guerre de 1914-18, et culmine pendant la période qui va de novembre 1918 à mai 1919. Par la suite, elle connaîtra deux nouvelles flambées, plus corrosives, en mars-avril 1920 (l'insurrection de la Ruhr) et en mars 1921 (l'Action de mars). 1923, année que trotskystes, staliniens et autres épigones du léninisme s'accordent à considérer comme celle de la révolution manquée, n'a vu en fait que l'écrasement absolu du prolétariat allemand, tant économique (par le biais de l'inflation fantastique) que militaire.

L'opposition de gauche dans les sociales-démocraties allemande et hollandaise pendant la guerre.

Le SPD (Parti social-démocrate) et les syndicats appuient la politique d'« union sacrée », qui se traduit notamment par l'interdiction de toutes les grèves. Pourtant, après une période

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d'abattement qui suit la déclaration de guerre, fin 1915 et début 1916, des émeutes de la faim éclatent dans de nombreuses villes. Ce mouvement débouche sur une importante vague de grèves mi-politiques mi-économiques en 1917 et une autre plus étendue encore au début de 1918 (avec plus d'un million d'ouvriers en grève simultanément). Ces grèves sont réprimées militairement, l'armée prenant en main la direction de nombreuses usines. Rencontrant l'opposition des syndicats, les grévistes se donnent de nouvelles organisations qui regroupent tous les ouvriers de l'entreprise et non la minorité syndicale (représentant avant tout les ouvriers qualifiés) ; à leur tête, sont placés des « délégués révolutionnaires » (obleute). Ce mouvement avait son équivalent en Angleterre, quoique de moindre importance, avec les shop-stezoards. Ces « hommes de confiance » sont en général des anciens délégués syndicaux du premier degré ; ils restent syndicalistes contre les directions syndicales qui, affirment-ils, ont « trahi ». Dans cette première phase, encore confuse, ces organisations - dont il faut noter qu'elles rompent aussi avec l'organisation traditionnelle par métiers - sont les plus radicales. En même temps, apparaissent les conseils (rate) ouvriers ou d'entreprise, porteurs alors, comme les hommes de confiance, de mots d'ordre réformistes et démocratiques, prenant la relève des syndicats qui ont abandonné cette fonction. Les premiers conseils connus apparaissent lors de la grève de 1917. En janvier 1918, se forme le premier Conseil ouvrier du Grand-Berlin, composé de délégués des diverses entreprises et construit « sur le modèle » du Soviet de Pétrograd (comme le disaient eux-mêmes ses membres). Cette référence au modèle russe jouera un rôle notable pendant la révolution « démocratique » de novembre 1918. Au plan strictement politique, les choses évoluent ainsi. Le 4 août 1914, tous les députés du Reichstag avaient voté les crédits de guerre. Par la suite, Karl Liebknecht, en décembre 1914, puis Otto Ruhle *, en mars 1915, rompront avec la dis-

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cipline de vote du groupe socialiste en s'opposant à des budgets militaires. Ils sont rejoints fin 1915 par une vingtaine d'autres députés, qui formeront plus tard le noyau de I'USPD (Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne). Celui-ci est effectivement fondé en avril 1917 et regroupe d'importantes sections du SPD qui avaient déjà quitté, de façon autonome, ce parti. L'USPD - soit 120 000 membres revendiqués, contre 170 000 restés au SPD - conteste la politique de guerre de la direction SPD mais s'en tient aux conceptions socialesdémocrates classiques. Il correspond au centre de la SFIO - les Cachin, Frossard et autres « sociaux-patriotes » passés opportunément au « social-pacifisme » - qui fondera le PCF en 1920, quoiqu'avec une base ouvrière militante. En 1915 se forme le groupe Die Internationale, du nom de sa revue qu'il édite clandestinement (un seul numéro pendant la guerre), faute de pouvoir publier dans les journaux officiels du SPD. Dans ses rangs, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg *, Franz Mehring, Wilhelm Pieck, Paul Levi *, Ernst Meyer, etc. Il se rebaptise groupe Spartakus en 1916, participant à diverses grèves (en particulier, un Conseil ouvrier spartakiste est élu dans une usine de Berlin en 1917) et organisant des manifestations contre la guerre. Au cours de l'une d'entre elles, Liebknecht est arrêté et écope de quatre ans de bagne. C'est le plus populaire des opposants sociaux-démocrates. Mais cette attitude très activiste va de pair avec une incapacité à remettre fondamentalement en question les pratiques passées du mouvement ouvrier. Spartakus (et avant tout Luxemburg qui en est la principale expression littéraire) joue un rôle particulièrement néfaste en essayant de freiner le regroupement de la gauche à l'extérieur du SPD (alors que ce parti perd, de 1914 à 1917,80 % de ses effectifs, estimés à un million de membres en 1914) et en appelant à la « reconquête de l'organisation par les masses ». Cette incapacité est encore

* Les noms qui, à leur première apparition, sont suivis d'un astérisque bénéficient de notices biographiques. Voir p. 311 et suivantes.

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aggravée par l'adhésion, comme groupe autonome, à I'USPD, où il demeurera jusqu'à la révolution de novembre 1918. Certes, il existe une importante opposition de gauche chez les spartakistes (cela se révéla au congrès de fondation du KPD, fin 1918) ; mais elle reste subjuguée par le prestige de Luxemburg. Cette attitude indécise leur vaut de se retrouver avec les menchéviks,Trotsky et Souvarine (représentant de la gauche socialiste française) pendant les conférences internationales de Zimmerwald et de Kienthal. En septembre 1915, les courants hostiles à l'Union sacrée de la IIe Internationale se réunissent en effet à Zimmerwald. Bolchéviks et Linksradikalen (« radicaux de gauche ») allemands forment ce qu'on appellera « la gauche zimmerwaldienne », malgré qu'ils représentent des forces sociales bien différentes, comme il apparaîtra par la suite. Elle se soude sur la rupture définitive avec la sociale-démocratie et sur le slogan « Transformer la guerre impérialiste entre Etats en guerre civile révolutionnaire ». Pour eux, tous les autres sont des « centristes ». Le « centrisme zimmerwaldien » illustré par Luxemburg, Martov et Trotsky n'équivalant pas - il faut le souligner - au centrisme international de I'USPD, du centre de la SFIO, ou des serratistes en Italie. Ce centrisme cherche sa place dans une sociale-démocratie rénovée, tandis que Luxemburg et Martov ont en vue un développement du mouvement révolutionnaire, mais à leur façon, différente des communistes de gauche. Les radicaux allemands sont présents dans quelques villes : Brème, Brunswick, Berlin, Hambourg. Après la conférence de Zimmerwald, les groupes des trois premières villes constituent l'ISD (Internationale Sozialisten Deutschlands) ; le groupe de Hambourg restant en relation très étroite avec eux. Bien qu'en liaison directe avec le mouvement ouvrier qui se développe dans leurs régions, ces militants ne semblent pas y intervenir comme les spartakistes, préférant opérer un travail de clarification théorique. Ce travail, qui concerne avant tout la guerre, la critique de la sociale-dé-

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mocratie dans ses fondements et ses méthodes d'action, la recherche de nouvelles formes de tactique, n'est pourtant pas déconnecté du réel : il constitue la formulation théorique des mouvements spontanés du prolétariat dans cette période. Comme on peut le voir dans Arbeiterpolitik (« Politique ouvrière ») de Brème, l'organe principal du groupe, les diverses prises de position de I'ISD s'approfondissent peu à peu ; ainsi, cette revue signale l'apparition du grand mot d'ordre de la révolution allemande : Heraus ans den Gewerkschaften ! (Sortons des syndicats !), d'abord pour le critiquer, puis pour le reprendre et le fonder ; de même, elle publie un article de la « base » où est exprimée pour la première fois en Allemagne l'idée de l'« organisation unitaire » (plus de coupure entre parti et syndicat mais une seule organisation ouvrière). Dans ce premier article, cette « organisation unitaire » est encore réformiste, réclamant violemment des augmentations de salaire d'un côté et envoyant des députés radicaux au parlement de l'autre. L'« idée » sera précisée par la suite quand la réalité se sera dessinée plus clairement et que les ouvriers révolutionnaires rejetteront aussi bien les luttes salariales que le parlementarisme. L'ISD et le groupe de Hambourg discernèrent, dans le germe, dès le début du mouvement révolutionnaire, quelques traits fondamentaux qui devinrent ensuite évidents lorsque ce mouvement connaîtra son plein développement. N'ayant rien fait à l'époque pour « gagner les masses », n'ayant pas participé aux querelles internes de la gauche sociale-démocrate, ils étaient en fait au cœur même de ce qui se passait. A sa fondation, en décembre 1918, le Parti communiste, alors parti révolutionnaire - c'est-à-dire regroupement des prolétaires pour la prise du pouvoir - , se retrouva intégralement sur leurs positions, rejetant le spartakisme et les idées de Luxemburg. Les principaux porte-parole « gauchistes » étaient, à Berlin, Julian Borchardt (avec sa revue Lichtstrahlen, « Rayons de lumières ») ; à Dresde, Otto Rùhle ; à Brunswick, Karl Radek * (futur diplomate bolchévik) ; à Brème, Johan Knief*, Becker

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et Frôhlich ; à Hambourg, Heinrich Laufenberg * et Fritz Wolfïheim *.Tous avaient plus ou moins subi l'influence du théoricien hollandais Anton Pannekoek *, collaborateur avant-guerre de l'organe de la section brémoise du SPD (Die Bremer Biirger Zeitung), le premier (avec les autres « Hollandais ») à avoir fait, d'un point de vue marxiste, la critique révolutionnaire de la sociale-démocratie. Dès 1907, l'opposition du SDAP (Parti social-démocrate ouvrier de Hollande) avait lancé la revue De Tribune, qui, pour ses critiques virulentes de la tactique parlementaire de la majorité du parti (menée parTroelstra), fut exclue en 1909. La majorité de la gauche hollandaise (Pannekoek *, Gorter *, Wijnkoop, Van Ravensteyn) formait alors le SDP (mais ils n'étaient que quelques centaines) ; De Tribune, avec principalement Henriette Roland-Holst, restait un groupe autonome qui ne rejoignit le SDP qu'en 1916, après Zimmerwald. Une vive controverse avait opposé en 1909 Luxemburg et les Hollandais sur la question de la scission : Rosa déclarant que « le pire des partis ouvriers valait mieux que pas de parti du tout ». En germe, on avait là l'opposition future entre les spartakistes et les « gauchistes ». La grande période de la gauche hollandaise (dirigée alors par Pannekoek, Gorter et RolandHolst car le courant Wijnkoop, Van Ravensteyn passait à l'opportunisme) fut la guerre : elle atteint alors une notoriété internationale, s'efforçant de regrouper les minorités internationalistes des différents pays autour de leur revue Vorbote (ET LA ffl ' INTERNATIONALE

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tion, et il a même prescrit le nom que les partis devraient porter dans tous les pays. Et le comble : «Toutes les décisions des congrès de l'Internationale communiste, de même que celles du Comité exécutif, sont obligatoires pour tous les partis affiliés à l'Internationale communiste. »

Même si c'est une méthode, c'est néanmoins de la folie ! Dans un pays aussi petit que l'Allemagne, nous avons fait l'expérience de manière répétée, en dernier lieu en mars 1920, qu'une tactique, qui se traduisait par des victoires par exemple dans la Ruhr, était impossible dans d'autres régions ; que la grève générale des ouvriers industriels en Allemagne moyenne a été une plaisanterie pour le Vogtland où, depuis novembre 1918, le prolétariat est réduit au chômage. Et Moscou devrait être le grand quartier-général pour nous et pour tous les pays ? Ce qui nous pousse vers la u r Internationale, c'est l'objectif commun de la révolution mondiale : la dictature du prolétariat, le communisme. La u r Internationale doit se tenir aux côtés des prolétaires combattants de tous les pays en leur indiquant les différentes situations et sortes de guerre civile révolutionnaire. Les combattants seraient des ânes et non des combattants s'ils se dispensaient d'examiner les armes avec lesquelles les camarades luttent ici et là. Mais les combattants seraient des moutons s'ils se laissaient entraîner sur des chemins qu'ils ont reconnus depuis longtemps comme impraticables pour eux, et qu'ils ont par conséquent abandonnés. L'attaque de Lénine contre nous est, dans sa tendance et dans ses détails, tout simplement monstrueuse. Son écrit est superficiel. Non conforme aux faits. Injuste. D u r uniquement dans les expressions. De la rigueur du penseur Lénine, qui se manifeste ordinairement dans les polémiques en particulier, aucune trace. Que veut Lénine? Il veut dire au Parti communiste ouvrier d'Allemagne [KAPD] et au prolétariat révolution-

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naire de tous les autres pays qu'ils sont des imbéciles, des idiots et pire, puisqu'ils ne se plient pas docilement à la sagesse des bonzes, puisqu'ils ne se laissent pas mener de manière extrêmement centralisée par Moscou (par l'intermédiaire de Radek et Levi). Quand l'avant-garde révolutionnaire d'Allemagne s'en prend à la participation aux parlements bourgeois, quand cette avant-garde commence à démolir les organismes syndicaux réactionnaires, quand elle tourne le dos aux partis politiques de chefs selon le mot d'ordre : La libération des travailleurs ne peut être que l'œuvre des travailleurs eux-mêmes, alors cette avant-garde se compose d'imbéciles, alors elle commet des « enfantillages gauchistes », alors elle n'aura justement pas le droit (et c'est la conséquence de la brochure) d'entrer dans la 111e Internationale! C'est uniquement dans le cas où les ouvriers du KAPD reviendraient, comme des pécheurs repentis, dans la Ligue Spartakus qui seule apporte le salut, qu'ils pourront intégrer la IIIE Internationale. Et donc : revenez au parlementarisme ! Entrez dans les syndicats de Legien ! Entrez dans le KPD, ce parti de chefs à l'agonie ! -voilà ce que crie Lénine au prolétariat allemand conscient ! Je l'ai déjà dit : un livre monstrueux ! Voilà qui s'adresse aussi à la futilité des arguments que Lénine tire de la poussière des années 1880 pour persuader les gauchistes allemands qu'il emploie contre eux à bon droit les guillemets Tous les développements à propos du centralisme et du parlementarisme sont du niveau de I'USPD. Et ce que Lénine écrit en faveur du travail dans les syndicats est si épatamment opportuniste que les bonzes syndicaux n'ont rien eu de plus pressé que de le reproduire et de le diffuser aussitôt dans des tracts ! La polémique que Lénine dirige contre le KAPD est scandaleusement superficielle, impardonnablement bâclée. Il est dit par exemple dans un passage : « Les "gauches" d'Allemagne, on le sait, estimaient dès le

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mois de janvier 1919 que le parlement avait "politiquement fait son temps", contrairement à l'opinion de ces chefs politiques éminents qu'étaient Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Il est clair que les "gauches" se sont trompées. Ce fait seul détruit d'emblée et radicalement la thèse selon laquelle le parlementarisme aurait "politiquement fait son temps". »

Voilà ce qu'écrit le logicien Lénine! En quoi, s'il vous plaît, est-il devenu «clair» que nous nous sommes trompés? Peut-être dans le fait que dans l'Assemblée nationale constituante Levi et Zetkin n'étaient pas à côté des gens de Crispien? 1 Peut-être dans le fait que ce duo communiste siège maintenant au Reichstag? Comment Lénine peut-il de manière inconsidérée, sans apporter l'ombre d'une preuve, écrire que notre «erreur» est claire, et y rattacher l'affirmation : « Ce fait seul détruit la thèse, etc. » ? Monstrueux! Monstrueuse aussi la façon dont Lénine répond affirmativement à la question : Faut-il participer aux parlements bourgeois ? : «La critique la plus violente, la plus implacable, la plus intransigeante, doit être dirigée non point contre le parlementarisme ou l'action parlementaire, mais contre les chefs qui ne savent pas - et plus encore, contre ceux qui ne veulent pas - tirer parti des élections au parlement et de la tribune parlementaire en révolutionnaires, en communistes. »

C'est Lénine qui écrit cela! Lénine veut subitement « tirer parti de la démocratie », méthode à laquelle il a réglé son compte en tant que « revendication de renégats » (dans l'Etat et la révolution, dans le Renégat Kautsky..., dans Démocratie bourgeoise et dictature prolétarienne) ! Le prolétariat révolutionnaire d'Allemagne s'est détourné du «parlementarisme vénal et corrompu de la société bourgeoise », du « système de l'illusion et de la tromperie». Ce prolétariat a pleinement reconnu le mot d'ordre de combat : «Tout le pouvoir aux conseils !» Il a dû comprendre qu'on ne peut pas «tirer parti» du parlement bourgeois. Il a reconnu les syndicats comme des institu-

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tions qui entraînent nécessairement une communauté de travail entre exploiteurs et exploités, et par là sabotent la lutte de classe, et peu importe que ses membres critiquent ceci ou cela. Le prolétariat révolutionnaire d'Allemagne a dû expier par des montagnes de cadavres d'ouvriers le fait de s'en être remis aux chefs. La Centrale de mauvaise réputation de la Ligue Spartakus a annihilé cette dernière illusion. Le prolétariat en a assez de tout cela, définitivement! Et maintenant Lénine arrive et il cherche à faire oublier les leçons amères de la révolution allemande et ses propres leçons? Cherche-t-il à faire oublier que Marx a enseigné que ce ne sont pas les personnes qui sont responsables? C'est le parlementarisme qu'il faut combattre et non pas l'individu parlementaire ! Voilà déjà quelques mois au cours desquels des «communistes» ont siégé au Reichstag. Qu'on lise les comptes rendus parlementaires des sessions puisque Levi-Zetkin «ont tiré parti» de cette tribune «en révolutionnaires, en communistes » (du reste, un verbiage journalistique vide de sens !) ! Vous avez lu les comptes rendus, camarade Lénine. Où est votre «critique la plus violente, la plus implacable, la plus intransigeante » ? En avez-vous donc été satisfait?... C'est facile à démontrer ; le KAPD a tiré parti plus efficacement de la «lutte électorale», au sens d'une agitation révolutionnaire, et il a pu en tirer parti plus efficacement que les communistes parlementaires, justement parce qu'il n'avait pas de « candidats » qui couraient après le bétail électoral. Le KAPD a démasqué l'escroquerie parlementaire et a porté les idées des conseils jusque dans les villages les plus reculés. Mais les chasseurs de mandat ont confirmé, durant les quelques mois de leur activité au parlement, que nous avons raison d'être des anti-parlementaires. La pensée léniniste ne vous a-t-elle jamais traversé l'esprit, camarade Lénine, que, dans un pays avec 40 ans de bouffonnerie parlementaire de la sociale-démocratie

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(laquelle voulait également au début « tirer parti » de cette tribune uniquement pour la propagande!), c'est un acte totalement réactionnaire que d'aller au parlement? Ne comprenez-vous pas qu'un pays de crétinisme parlementaire ne peut stigmatiser le parlementarisme que par le boycott? Il n'existe pas de stigmatisation plus violente, aucune qui pénètre plus profondément dans la conscience des ouvriers ! Un parlement démasqué par le boycott effectué par des prolétaires ne pourra jamais tromper et abuser des prolétaires. Mais un discours «programmatique» correct, que Clara Zetkin tient sous l'approbation des journaux bourgeois et sociaux-démocrates, et à partir duquel la presse restitue ce qui lui convient, un tel discours engendre de la considération pour le parlement bourgeois ! Si les patrons de l'USP n'étaient pas allés à l'Assemblée nationale constituante, le développement de la conscience des prolétaires allemands aurait déjà fortement progressé aujourd'hui. III Lénine est favorable à «la centralisation la plus stricte» et «une discipline de fer». Il veut que la IIIe Internationale le proclame et qu'elle écarte tous ceux qui, comme le KAPD, s'opposent de manière critique à la toute-puissance des chefs. Lénine souhaite une autorité militaire de parti dans tous les pays. Les directives du premier Congrès de la IIIe Internationale avaient une teneur quelque peu différente ! Dans ces directives, contre les Indépendants en tant que combattants absolument pas sûrs, il était recommandé : à

«de séparer du "Centre" les éléments révolutionnaires, ce à quoi on ne peut aboutir que par la critique impitoyable et en compromettant les chefs du "Centre". »

Et de plus il était dit :

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«D'un autre côté, il est nécessaire de réaliser un bloc avec ces éléments du mouvement ouvrier révolutionnaire qui, bien qu'ils n'aient pas appartenu auparavant au parti socialiste, se placent maintenant totalement sur le terrain de la dictature prolétarienne sous la forme soviétique, c'est-à-dire au premier rang avec les éléments syndicalistes du mouvement ouvrier. »

Mais maintenant il n'est plus question de cela. Au contraire, le mot d'ordre est désormais : A bas les syndicalistes! A bas les «idiots» qui ne se soumettent pas aux bonzes ! Le Comité exécutif commande, et ses ordres ont de loi. Lénine a cru pouvoir citer Karl Liebknecht contre les «gauches». Je cite Karl Liebknecht contre Lénine : «Le cercle vicieux dans lequel se meuvent les grandes organisations centralisées, dotées de fonctionnaires touchant des appointements fixes et bien payés relativement à leur niveau social, c'est que non seulement elles créent, dans cette bureaucratie professionnelle, une couche directement hostile aux intérêts révolutionnaires du prolétariat, mais aussi qu'elles investissent du pouvoir un chef et très facilement un tyran parmi ceux qui ont un violent intérêt à s'opposer à une politique révolutionnaire du prolétariat, tandis que l'indépendance, la volonté, l'initiative, l'action autonome, intellectuelles et morales des masses sont réprimées ou complètement éliminées. Les parlementaires appointés appartiennent également à cette bureaucratie. »> Contre ce mal, organisationnellement, il n'y a qu'un seul remède : suppression de la bureaucratie appointée, ou bien son exclusion de toutes les décisions, et limitation de son activité à un travail d'assistance technique. Interdiction de la réélection de tous les fonctionnaires après une certaine durée, mesure par laquelle on augmentera en même temps le nombre de prolétaires experts en technique d'organisation ; possibilité de demander à tout moment la révocation durant la durée du mandat ; limitation de la compétence des instances; décentralisation; consultation de tous les adhérents pour les questions importantes (veto ou initiative). Lors du choix des fonctionnaires, on devra attacher la plus grande importance aux preuves qu'ils ont fournies de leur détermination et de leur disponibilité dans l'action révolu-

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tionnaire, de leur esprit de lutte révolutionnaire, de leur esprit de sacrifice sans réserve dans l'engagement zélé de toute leur existence. L'éducation des masses et de chaque individu à l'autonomie intellectuelle et morale, à l'incrédulité à l'égard de l'autorité, à l'auto-initiative résolue, à la libre disponibilité et capacité à l'action, constitue aussi bien en général l'unique fondement garanti pour le développement d'un mouvement ouvrier parvenu à la hauteur de ses tâches historiques que la condition essentielle de l'extirpation des dangers bureaucratiques. «Toute forme d'organisation qui entrave l'éducation à un esprit révolutionnaire international, la capacité autonome d'action et l'initiative des masses révolutionnaires, est à rejeter... Pas d'obstacles à la libre initiative. Telle est la tâche éducative la plus pressante justement en Allemagne, le pays de l'obéissance passive et aveugle de masse, que de favoriser cette initiative parmi les masses ; et cette question doit être résolue même si l'on s'expose au danger que, momentanément, toute la "discipline" et toutes les "solides organisations" soient envoyées au diable (!). Il faut donner à l'individuel une latitude beaucoup plus grande que celle que lui a attribuée jusqu'à présent la tradition en Allemagne. Il ne faut pas accorder la moindre importance à la profession de foi en parole. Tous les éléments radicaux dispersés fusionneront dans un ensemble déterminé selon les lois immanentes de l'internationalisme si l'on pratique l'intransigeance à l'égard de tous les opportunismes, et la tolérance vis-à-vis de tous les efforts d'un esprit de lutte révolutionnaire en fermentation. »

IV Je sais que Lénine n'est devenu ni un «renégat» ni un social-démocrate, même si la Maladie infantile... a un effet purement social-démocrate (les chefs allemands parlaient ainsi presque littéralement en 1878). Mais comment fait-il pour expliquer la publication de cet écrit qui va à l'encontre de la révolution mondiale ? Des monarchistes ont coutume, pour excuser les sottises (ou les crimes) de leurs monarques, de toujours alléguer que leurs majestés ont été «mal informées». Des révolu-

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tionnaires ne peuvent pas (n'ont pas le droit de) faire valoir une telle excuse. Bien sûr, nous savons bien que, pour distraire Lénine des causes de leur faillite politique, Karl Radek et la Ligue Spartakus lui ont volontairement rapporté des contrevérités sur la situation et sur le prolétariat révolutionnaire en Allemagne. La lettre insolente que Karl Radek a adressée aux membres du KAPD montre comment les choses ont été présentées au camarade Lénine. Mais cela ne disculpe Lénine en aucun cas ! Une disculpation est de toute façon inutile car le fait que Lénine a, avec sa sotte brochure, compliqué le combat du prolétariat révolutionnaire en Allemagne, n'est pas non plus par là même supprimé. Et il est vrai qu'on a menti effrontément à Lénine en ce qui concerne les affaires de la Ligue Spartakus et du KAPD, mais il aurait bien dû se dire malgré tout que c'est une faute grave d'identifier la situation allemande à la situation russe. Lénine était parfaitement à même, malgré Radek, de faire la différence entre les syndicats allemands, qui ont toujours mené une existence contre-révolutionnaire, et les syndicats russes. Lénine sait très bien que les révolutionnaires russes n'avaient pas à lutter contre le crétinisme parlementaire étant donné que le parlement ne possédait ni tradition ni crédit dans le prolétariat en Russie. Lénine sait (ou devrait savoir) qu'en Allemagne les chefs du parti et des syndicats en sont arrivés nécessairement au 4 août 1914 en « tirant parti » du parlement ! Que le caractère autoritaire et militaire du parti, accompagné de l'obéissance aveugle, a bâillonné des décennies durant les forces révolutionnaires dans le mouvement ouvrier allemand. Lénine aurait dû considérer tout cela avant de commencer à lutter contre les «gauches». Le sentiment de responsabilité aurait ensuite empêché Lénine d'écrire ce pamphlet impardonnable.

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V Pour convaincre le prolétariat mondial qu'il déblaye, dans la Maladie infantile..., la voie juste de la révolution pour tous les pays, Lénine lui présente le chemin que les bolchéviks ont suivi, et qui a conduit à la victoire, parce que c'était (et c'est) le juste chemin. Lénine se trouve ici aussi dans une position complètement intenable. Quand il mentionne la victoire des bolchéviks comme un preuve de ce que son parti aurait travaillé « de manière juste » pendant les quinze ans de son existence, c'est délirant ! La victoire des bolchéviks en novembre 1917 n'a pas été une victoire de la seule force révolutionnaire du parti! Les bolchéviks sont parvenus au pouvoir, à la victoire, grâce au mot d'ordre bourgeois-pacifiste de : «Paix!»! C'est seulement ce mot d'ordre qui a vaincu les nationaux-menchéviks, qui a permis aux bolchéviks de s'assurer de l'armée ! Et donc ce n'est pas la victoire en elle-même qui peut nous convaincre que les bolchéviks ont travaillé «de manière juste» au sens de la fermeté des principes. Mais plutôt le fait qu'ils savent défendre cette victoire maintenant depuis près de trois ans ! Mais - et c'est une question des «gauches» - les bolchéviks ont-ils toujours manœuvré durant ces années-là leur dictature de parti de la façon dont Lénine l'exige, dans la Maladie infantile..., de la part du prolétariat révolutionnaire d'Allemagne? Ou bien la situation des bolchéviks est-elle telle qu'ils n'ont pas besoin de tenir compte de la «condition » de Lénine qui réclame du parti révolutionnaire « qu'il soit capable de se lier, de se rapprocher et, si vous voulez, de se fondre jusqu'à un certain point avec la masse la plus large des travailleurs, au premier chef avec la masse prolétarienne, mais aussi la masse de travailleurs non prolétarienne» {la Maladie infantile...). Les bolchéviks n'ont jusqu'à présent pu mettre en œuvre

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et mis en œuvre qu'une seule chose : la discipline de parti militaire stricte, la dictature «de fer» du centralisme de parti. Ont-ils su se lier, se rapprocher et, si vous voulez, se fondre, jusqu'à un certain point» avec la «masse la plus large » dont parle Lénine ? VI La tactique employée par les camarades russes est leur affaire. Nous avons protesté et dû traiter Monsieur Kautsky de contre-révolutionnaire lorsqu'il s'est permis de déshonorer la tactique des bolchéviks. Nous devons nous en remettre aux camarades russes pour ce qui est du choix de leurs armes. Mais nous savons une chose : en Allemagne, une dictature de parti est impossible ; en Allemagne, seule la dictature de classe, la dictature des conseils ouvriers révolutionnaires, peut vaincre (et vaincra !), et (le plus important) défendra sa victoire. Je pourrais maintenant, selon la recette de Lénine dans la Maladie infantile..., écrire : «c'est clair», et puis changer de sujet. Mais nous n'avons pas besoin de l'éluder. Le prolétariat allemand est organisé en différents partis politiques qui sont des partis de chefs avec un caractère fortement autoritaire. Les syndicats réactionnaires, livrés à la bureaucratie syndicale par la nature strictement centralisée de leur structure, sont pour la « démocratie », pour le relèvement du monde capitaliste sans lequel ils ne peuvent pas vivre. Une dictature départi dans cette Allemagne signifie : ouvriers contre ouvriers. (L'époque de Noske 3 a commencé comme la dictature de parti du SPD!). U n e dictature de parti du KPD-Ligue Spartakus (et Lénine n'en voit pas d'autre !) devrait s'imposer contre les ouvriers de I'USP, les ouvriers du SPD, les syndicats, les syndicalistes, l'Organisation d'entreprise, et contre la bourgeoisie. Karl Liebknecht n'a jamais aspiré à une telle dictature de parti avec la Ligue Spartakus, ainsi que l'a démontré l'ensemble

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de son travail révolutionnaire (et comme le montrent les passages que j'ai cités dans cet article). Il est incontestable que tous les ouvriers (y compris les ouvriers menés par le bout du nez par Legien et Scheidemann ! 4 ) doivent être les protagonistes du nouvel ordre communiste, à condition que leurs déchirements internes ne rendent pas impossible la répression de la bourgeoisie. Attendrons-nous le jugement dernier, jusqu'à ce que tous les prolétaires ou bien seulement quelques millions d'entre eux soient réunis dans le KPD (lequel ne se compose aujourd'hui que d'une petite poignée d'employés et d'un petit nombre de gens de bonne foi)? La n r Internationale sera-t-elle peut-être (comme Karl Radek et Monsieur Levi l'ont imaginé) le moyen de pression qui contraindra les ouvriers révolutionnaires à entrer dans le KPD? L'égoïsme des chefs pourra-t-il ignorer le fait que, déjà aujourd'hui, la majorité des ouvriers d'industrie et du prolétariat de la campagne est mûre et à conquérir pour une dictature de classe ? Il nous faut un mot d'ordre pour le rassemblement du prolétariat allemand. Nous lavons : «Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! ». Il nous faut un lieu de ralliement où tous les ouvriers possédant une conscience de classe puissent se réunir sans être dérangés par les bonzes de parti. Nous avons ce lieu : c'est l'entreprise. L'entreprise, la cellule reproductrice de la nouvelle communauté, c'est aussi la base du ralliement. Pour l'accomplissement victorieux de la révolution prolétarienne en Allemagne, nous n'avons pas besoin de bonzes mais de prolétaires conscients. Qu'ils se nomment à l'heure actuelle syndicalistes ou indépendants, ils ont en commun avec nous l'objectif de détruire l'Etat capitaliste et de réaliser la communauté humaine communiste, et donc ils font partie de nous, et nous nous « lierons, rapprocherons et fondrons » avec eux dans les Organisations d'entreprise révolutionnaires ! Le Parti communiste ouvrier n'est donc pas un parti

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dans le mauvais sens du terme, puisqu'il n'est pas son propre but ! Il fait de la propagande pour la dictature au sens du terme, puisqu'il n'est pas son propre but! Il fait de la propagande pour la dictature du prolétariat, le communisme. Il forme les combattants dans les Organisations d'entreprise dans lesquelles sont amassées les forces qui supprimeront la société capitaliste, établiront le pouvoir des conseils et permettront la construction de la nouvelle économie communiste. Les Organisations d'entreprise s'associent dans l'Union. Les Organisations d'entreprise sauront garantir la domination du prolétariat comme classe contre toutes les machinations des chefs, contre tous les traîtres. Seul le pouvoir de classe (le capitalisme le montre !) fournit un large et solide fondement. Le Parti communiste ouvrier d'Allemagne a dû supporter la Maladie infantile... de Lénine, la malédiction de Radek, les calomnies de la Ligue Spartakus et de tous les partis de chefs, parce qu'il lutte pour la domination de classe du prolétariat, parce qu'il partage les conceptions de Karl Liebknecht au sujet du centralisme. Le KAPD survivra très bien à la Maladie infantile... et à tout autre chose. Et que Karl Radek le comprenne ou non, que Lénine écrive ou non une brochure contre nous (et contre lui-même) : la révolution prolétarienne prendra en Allemagne d'autres chemins q u ' e n Russie. Lorsque Lénine nous traite d'«imbéciles», ce n'est pas nous mais lui-même qu'il compromet, car dans cette situation c'est nous les léninistes. Nous le savons : même si des congrès nationaux ou internationaux prescrivent à la révolution mondiale des itinéraires aussi particuliers, elle suivra quand même le cours que l'histoire lui impose ! Même si le IR Congrès de la IIP Internationale essaye de prononcer un jugement de condamnation contre le KAPD au profit d'un parti de chefs, les communistes révolutionnaires d'Allemagne sauront supporter cela facilement et ils ne pleurnicheront pas comme les bonzes de I'USP. N o u s faisons partie de la

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IIIE Internationale, car la 111e Internationale n'est pas Moscou, elle n'est pas Lénine, elle n'est pas- Radek, mais elle est le prolétariat mondial en lutte pour sa libération ! (DIE

AKTION)

1. Il s'agit sans doute de l'opposition anti-parlementaire dans le SPD, à Berlin surtout, qui pourtant ne s'organisa qu'en 1889-92 autour du groupe dit des «Jeunes». Des tendances analogues se manifestent à la même époque au Danemark, en Suède, en Angleterre (William Morris), en Hollande (D. Nieuwenhuis). C'est alors aussi que la séparation «anarchisme»/«marxisme» devient définitive. 2. Clara Zetkin (1857-1933), membre de la gauche du SPD, puis spartakiste, soutient Levi. Crispien (1875-1946) passe du SPD à la droite de I'USPD. Il assiste au II' Congrès de l'ic, mais s'oppose à l'entrée dans l'Internationale, et reviendra ensuite au SPD. 3. Noske (1868-1946), SPD, ministre de la guerre en décembre 1918, organise la collaboration entre socialistes et corps-francs. Architecte et symbole de la répression sanglante. 4. Legien (1861-1920) dirige les syndicats socialistes. Scheidemann (1865-1939), socialiste de gouvernement, ministre en novembre 1918, chancelier de la République en 1919, est l'un des artisans avec Noske et Ebert de la répression anti-spartakiste.

O T T O RÙHLE

MOSCOU ET NOUS (18 septembre 1920)

Traduction de Jean-Pierre Laffitte. (Dis)Continuité.

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t s timanr les Russes mal informés, ou désinformés par Radek, le KAPD envoie à Moscou une délégation, dont le voyage est mouvementé. Jan Appel et Franz Jung doivent détourner un bateau sur Mourmansk, puis Traverser une Russie en guerre et en révolution. Jung en a livré le récit dans Le Scarabée-torpille. Ces camarades de parti faisaient des compagnons de voyage assez dissemblables. L'ouvrier militant et qui l'est resté toute sa vie ; le bohème devenu pour quelques années «révolutionnaire professionnel» dans un des rares partis révolutionnaires de l'histoire. Jung livre de son compagnon un portrait distancié assez peu flatteur... pour l'auteur du portrait. Leurs destins pourtant ne sont pas si opposés. L'un et l'autre auront connu la prison, mené des existences marginales, pendant plusieurs années, sous des noms d'emprunt. A leur arrivée à Moscou, début mai, c'est à eux que Lénine donne la primeur de sa Maladie infantile. En prenant l'offensive contre la gauche, l'iC commence à lever l'ambiguïté. Le 2 juin, une Lettre ouverte de son Comité exécutif-qui mettra des semaines à attendre ses destinatairessomme le KAPD de renoncer à ses positions et d'engager un processus de fusion avec le KPD. Jung a raconté comment il dut rétablir la vérité contre les accusations portées contre les gauchistes d'avoir sapé l'insurrection de la Ruhr quelques mois plus tôt. Pendant ce temps, sans nouvelles de ses délégués, le KAPD dépêche Riihle en Russie - curieux choix d'un « anti-parti » notoire pour négocier avec les bolchéviks.

I La Première Internationale était l'Internationale de l'éveil. Son rôle était d'appeler le prolétariat mondial à se réveiller; il était de donner le grand mot d'ordre du socialisme. Sa tâche était du domaine de la propagande. La Deuxième Internationale était l'Internationale de l'organisation. Son rôle était de rassembler, de former, de préparer à la révolution, les masses qui s'étaient éveillées à la conscience de classe. Sa tâche était du domaine de l'organisation. La Troisième Internationale est l'Internationale de la révolution. Son rôle est de mettre en marche les masses et de déclencher leur activité révolutionnaire; il est d'accomplir la révolution mondiale et d'instaurer la dictature prolétarienne. Sa tâche est une tâche révolutionnaire. La Quatrième Internationale sera l'Internationale du communisme. Son rôle est d'instaurer la nouvelle économie, d'organiser la nouvelle société, de réaliser le socialisme. Il est de démanteler la dictature, de dissoudre l'Etat, de donner le jour à la société sans domination - enfin libre! Sa tâche est l'accomplissement de l'idée communiste. II La IIIe Internationale se qualifie d'Internationale communiste. Elle veut être plus qu'elle ne peut. Elle est

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l'Internationale révolutionnaire, pas plus et pas moins. Elle se situe en cela à la position la plus élevée jusqu'ici sur l'échelle graduée des Internationales et elle accomplit la tâche la plus haute qu'elle doit accomplir et qu'il est possible d'accomplir aujourd'hui. On pourrait l'appeler l'Internationale russe. Sa création procédait de la Russie. Elle a son siège en Russie. Elle est dominée par la Russie. Son esprit est un condensé parfait de l'esprit de la révolution russe, du Parti communiste russe. C'est la raison pour laquelle précisément elle ne peut pas être déjà l'Internationale communiste. Ce qui attire les regards du monde sur la Russie-regards d'épouvante ou d'admiration -, ce n'est pas encore le communisme. C'est la révolution, c'est la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, menée avec une résolution, un héroïsme et un esprit de suite formidables, c'est la dictature. La Russie est encore loin, à des lieues, du communisme. La Russie, le premier pays qui est arrivé à la révolution et qui l'a menée victorieusement au bout sera le dernier pays qui parviendra au communisme. N o n et non, la n r Internationale n'est pas une Internationale communiste !

m Les bolchéviks sont parvenus au pouvoir en Russie non pas tant grâce au combat révolutionnaire pour l'idée socialiste que par un putsch pacifiste. Ils ont promis la paix au peuple. Et la terre - l a propriété privée- aux paysans. C'est ainsi qu'ils ont eu l'ensemble du peuple derrière eux. Et le putsch a réussi. Ils ont sauté toute une époque, la période du développement du capitalisme. Par un fabuleux saut périlleux, ils sont entrés dans le socia-

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lisme en sortant du féodalisme dont la guerre avait accéléré et achevé l'effondrement, lequel avait débuté, en 1905. Ils se figuraient à tout le moins que la prise de pouvoir politique par des socialistes suffirait pour ouvrir une époque socialiste. Ce qui doit croître et mûrir lentement comme le produit d'un développement organique, ils croyaient pouvoir le combler d'une manière volontariste. Révolution et socialisme étaient pour eux en premier lieu une affaire politique. Comment d'aussi excellents marxistes pouvaient-ils oublier qu'ils constituent en premier lieu une affaire économique ? La production capitaliste la plus mûre, la technique la plus développée, la classe ouvrière la plus éduquée, un rendement productif le plus élevé - p o u r ne citer que celles-là - sont des conditions préalables sine qua non de l'économie socialiste, et par-là du socialisme en général. Où a-t-on trouvé ces conditions préalables en Russie? Une extension rapide de la révolution mondiale pourra combler ce manque. Les bolchéviks ont tout fait pour la provoquer. Mais jusqu'à présent elle n'est pas venue. C'est ainsi qu'est né un vide. Un socialisme politique sans fondement économique. Une construction théorique. Un règlement bureaucratique. Une collection de décrets n'existant que sur le papier. Une phrase relevant de l'agitation. Et une effroyable déception. Le communisme russe est suspendu en l'air. Et il y restera jusqu'à ce que la révolution mondiale ait créé les conditions de sa réalisation dans les pays les plus développés au sens capitaliste, les plus mûrs pour le socialisme. IV L'avalanche révolutionnaire est en mouvement. Elle déferle sur l'Allemagne. Elle aura bientôt atteint d'autres pays. Dans chaque pays, elle rencontre d'autres rapports économiques. Une autre structure sociale. D'autres traditions. Dans

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chaque pays, le degré de développement politique du prolétariat est différent; différent son rapport à la bourgeoisie, aux paysans; différente en cela aussi sa méthode de lutte des classes. Dans chaque pays, la révolution prend sa propre physionomie. Elle crée ses propres formes. Elle développe ses propres lois. Bien qu'elle se déploie comme une affaire internationale, la révolution est en premier lieu une affaire qui concerne chaque pays, chaque peuple en soi. Aussi précieuses les expériences révolutionnaires de la Russie puissent être pour le prolétariat d'un pays, aussi reconnaissant soit-il pour les conseils de leur frère et le soutien de leur voisin, la révolution elle-même est son affaire; il doit être autonome dans ses combats, libre dans ses résolutions, et non influencé et gêné dans l'évaluation et l'exploitation de la situation révolutionnaire. La révolution russe n'est pas la révolution allemande, elle n'est pas la révolution mondiale ! V A Moscou, on est d'un autre avis. Là-bas, on a le schéma révolutionnaire standard. Selon ce schéma, la révolution russe s'est soi-disant déroulée. Selon ce schéma, les bolchéviks ont mené leurs combats. Par conséquent, selon ce schéma, la révolution doit aussi se dérouler dans le reste du monde. Par conséquent, selon ce schéma, les partis des autres pays doivent aussi mener leurs combats. Rien de plus facile et de plus simple que cela. Là nous avons une révolution..., là nous avons un parti révolutionnaire... que faut-il faire? Nous sortons le schéma révolutionnaire standard (brevet Lénine) de la poche, nous l'appliquons... hourra! ça marche... et crac! la révolution a gagné!

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Et à quoi ressemble ce prodigieux schéma standard? « La révolution est affaire de parti. L'Etat est affaire de parti. La dictature est affaire de parti. Le socialisme est affaire de parti». Et en outre : «Le parti c'est la discipline. Le parti c'est la discipline de fer. Le parti c'est le pouvoir des chefs. Le parti c'est le centralisme le plus rigoureux. Le parti c'est le militarisme. Le parti c'est le militarisme de fer, absolu, le plus rigoureux. » Traduit concrètement, ce schéma veut dire : En haut les chefs, en bas les masses. En haut : l'autorité, le bureaucratisme, le culte de la personnalité. La dictature des chefs. Le pouvoir du quartier général. En bas : l'obéissance aveugle. La subordination. Le gardeà-vous. Un appareil de bonzes multiplié. Une Centrale du KPD au superlatif. VI Il n'est pas possible d'appliquer pour la deuxième fois en Allemagne le système Ludendorff ', même s'il prenait l'uniforme du bolchévisme. La méthode russe de la révolution et du socialisme n'est pas acceptable pour l'Allemagne, pour le prolétariat allemand. Nous la refusons. Absolument. Catégoriquement. Elle serait un désastre. Plus que cela, elle serait un crime. Elle mènerait la révolution à sa perte. C'est pourquoi nous ne voulons et nous ne pouvons avoir rien de commun avec une Internationale qui finit par imposer, et même de force, la méthode russe au prolétariat mondial. Nous devons conserver une liberté et une autonomie complète. Le prolétariat allemand fera sa révolution allemande,

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comme le prolétariat russe a fait sa révolution russe. Il est venu plus tard à la révolution. Il doit lutter plus difficilement. Mais il arrivera au communisme plus tôt et de manière plus sûre. 2 (DIEAKTION)

1. Le général Ludendorff, pilier de l'état-major pendant la guerre, théorisera la Guerre totale, dans un ouvrage fameux, c'est-à-dire la mobilisation militarisée de toutes les ressources d'un pays. La formule d'un «système Ludendorff» bolchévik vise une centralisation bureaucratique de la société dirigée par un parti unique ouvrier. 2. Pour Rùhle, l'Allemagne est industriellement en avance sur les autres pays d'Europe continentale, à plus forte raison sur la Russie. La perspective marxienne d'un passage du pré-capitalisme au socialisme, par le biais de structures comme le mir russe, mais dans le cadre d'une révolution générale en Europe, est alors presque totalement méconnue, ainsi que les textes où elle s'exprime. Par exemple, les lettres de Marx à Vera Zassoulitch (1881) ne seront publiées qu'en 1926 (voir Œuvres, Gallimard, Pléiade, t. II, 1968, pp. 1556-73). Dans un autre article, Rùhle précise que «nous eûmes avec Lénine deux entretiens d'à peu près deux heures chacun qui montrèrent qu'il ne connaissait -d'après ses dires- pas du tout nos brochures programmatiques, et notre journal que par quelques exemplaires isolés. Nous pensons lui avoir tracé un tableau assez complet et véridique de nos conceptions. Il voit, comme nous, dans la question syndicale l'une des questions les plus décisives pour l'Europe occidentale». Rùhle rapporte ainsi la conclusion de Lénine : «J'en reste pour l'instant à la méthode de la formation de cellules dans les syndicats. Pour savoir si la voie de I'AAU, celle du développement différent du parti, de la classe, de la masse en Europe occidentale sera -peut-être- la plus juste, il faut attendre.» («Délégation en Russie», paru dans Proletarier, décembre 1920-janvier 1921, traduit dans (Dis)Continuité, n°15, 2001)

O T T O RÙHLE

RAPPORT SUR MOSCOU (2 octobre 1920)

Traduction de Jean-Pierre Laffitte. (Dis)Conlinuité.

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A . Moscou, Riihle est rejoint par August Merges, ancien président du Conseil de Brunswick. Les discussions avec les Russes débutent à la mijuillet. Pour les chefs de l'Internationale, la bonne méthode de formation d'un parti communiste est celle qui sera mise en œuvre six mois plus tard en France : lorsque le gros de la SFIO scissionnera pour fonder le PCF, en emportant son centre - c'est-à-dire ceux qui ne se sont opposés à la guerre que quand elle s'est enlisée, n'apportant à la Révolution russe qu'une adhésion formelle, et ne souhaitant au fond que rénover « la vieille maison » socialiste. Et la mauvaise méthode, c'est celle du PC d'Italie fondé à Livourne par une rupture avec le centre. Forcée de constater qu'en Allemagne, pour le moment au moins, les prolétaires révolutionnaires se trouvent plutôt dans le KAPD, l'ic somme celui-ci de se dissoudre dans un KPD (S) qui manque de chair. En attendant, elle est disposée à faire une place au KAPD et à lui accorder une voix consultative s'il accepte la ligne de l'Internationale, en particulier les 21 conditions, lesquelles impliquent activité parlementaire et «travail syndical». Ce Rapport de Riihle livre sa version des événements qui l'ont conduit à quitter précipitemment Moscou (voir supra) avant même l'ouverture des débats. Quoi qu'il en soit de l'occasion perdue ou non, ce départ suspend tout. A leur retour, le KAPD, se divise : son II e Congrès (en août) ne se prononce pas, mais la majorité persiste à penser la discussion possible. Riihle est exclu les 30-31 octobre, certains membres du parti affirmant d'ailleurs qu'il n'y avait jamais formellement adhéré. Le KAPD décide alors l'envoi d'une troisième délégation à Moscou.

I

J

'AI VOYAGÉ illégalement vers la Russie. L'affaire fut difficile et périlleuse; mais elle réussit. Le 16 juin, je mettais le pied sur le sol russe; le 19, j'étais à Moscou. Le départ d'Allemagne s'était déroulé dans la précipitation. Le KAPD avait, en avril, sur l'invitation de Moscou, envoyé deux camarades comme négociateurs à l'Exécutif, pour discuter de l'adhésion à la Iir Internationale. Le bruit courut alors que les deux camarades avaient été arrêtés en Estonie au cours de leur retour. Il s'agissait donc de reprendre immédiatement les négociations et de les mener à bonne fin, et si possible de faire aussi un compte rendu au KAPD avant le Congrès. Tout cela en toute hâte puisque le Congrès devait commencer dès le 15 juin. Arrivé en Russie, je constatai à ma grande joie que la nouvelle de l'arrestation de nos camarades était fausse. Ils étaient repartis par Mourmansk et se trouvaient déjà en Norvège sur le chemin de l'Allemagne. J'appris en outre que le Congrès ne devait pas débuter le 15 juin mais seulement le 15 juillet. Les autres constatations étaient moins agréables. M o n premier entretien avec Radek fut une véritable explication. Pendant des heures. Parfois très violente. Chaque phrase de Radek était une phrase tirée du Rote Fahne. Chaque argument, un argument spartakiste. Radek est en fait le chef et le patron du KPD. Levi et consorts sont ses perroquets dociles. Ils n'ont pas d'opinion propre et ils sont payés par Moscou. Je priai Radek de me remettre en mains propres la Lettre

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ouverte... adressée au KAPD. Il me le promit mais ne tint pas parole. Je le lui rappelai encore à plusieurs reprises et le lui fis rappeler par d'autres, mais je ne l'obtins pas. Lorsque j'entendis dire plus tard que les deux camarades qui avaient travaillé comme négociateurs n'avaient, eux aussi, reçu la Lettre ouverte... qu'au tout dernier moment avant leur départ, le comportement de Radek, du point de vue psychologique, devint plus clair pour moi. Lui, le plus roublard des roublards et le plus cynique des cyniques, il éprouvait cependant, eu égard aux mensonges perfides et aux impudences dont la Lettre ouverte... regorgeait tout simplement, quelque chose comme de la honte, de sorte qu'il redoutait pour ainsi dire d'avoir à tenir tête et à répondre, les yeux dans les yeux, à ceux qu'il avait insultés et diffamés. Les méthodes auxquelles je me suis vu livré à Moscou provoquèrent en moi le plus violent dégoût. Où que je regarde : des manœuvres politiques de coulisse s'appuyant sur le bluff pour dissimuler le fond opportuniste par de dures résolutions révolutionnaires. J'aurais aimé me lever et partir. J'ai pourtant décidé de rester jusqu'à ce que le second délégué, le camarade Merges (Braunschweig), soit arrivé. J'utilisai mon temps à faire des études. Tout d'abord, j'explorai Moscou, la plupart du temps sans conduite officielle, afin de voir aussi ce qui n'était pas destiné à la visite par les autorités. Ensuite, je fis un grand périple en voiture jusqu'à Kachira et un voyage à Nijni Novgorod, Kazan, Simbirsk, Samara, Saratov,Tambov, Toula, etc. ; j'appris ainsi à connaître les localités les plus importantes de la Russie centrale. Cela provoqua en moi une abondance d'impressions plus pénibles que réjouissantes. La Russie souffre, dans tous ses membres, de toutes les maladies. Comment pourrait-il en être autrement ! On pourrait relater beaucoup de choses, mais l'exemple des Crispien et Dittmann 1 ne m'incite pas à les imiter. Car à qui cela servirait-il? Aux adversaires du communisme uniquement. Mais tous ces défauts et inconvénients ne constituent cependant aucun

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argument contre le communisme. Tout au plus contre la méthode et la tactique appliquées par la Russie pour réaliser le communisme. Mais l'on doit s'expliquer là-dessus avec les camarades russes d'une autre manière. II La tactique russe est la tactique de l'organisation autoritaire. Le principe du centralisme, qui en est le fondement, a été développé par les bolchéviks avec un tel esprit de suite, et finalement poussé par eux jusqu'à l'extrême, qu'il a conduit à l'ultra-centralisme. Les bolchéviks n'ont pas fait cela par arrogance ou par désir d'expérimenter. Ils y ont été contraints par la révolution. Quand aujourd'hui les tenants allemands de l'organisation en parti s'indignent et se signent à propos des phénomènes dictatoriaux et terroristes en Russie, ils en parlent à leur aise. S'ils étaient à la place du gouvernement soviétique, ils devraient agir exactement de cette manière. Le centralisme est le principe d'organisation de l'époque bourgeoise-capitaliste. Avec lui, on peut édifier l'Etat bourgeois et l'économie capitaliste. Mais non l'Etat prolétarien et l'économie socialiste. Ils requièrent le système des conseils. Pour le KAPD -contrairement à M o s c o u - , la révolution n'est pas une affaire de parti, le parti n'est pas une organisation autoritaire fonctionnant du haut vers le bas, le chef n'est pas un supérieur militaire, la masse n'est pas une armée condamnée à l'obéissance aveugle, la dictature n'est pas le despotisme d'une clique de chefs, le communisme n'est pas le tremplin pour l'avènement d'une nouvelle bourgeoisie soviétique. Pour le KAPD, la révolution est l'affaire de toute la classe prolétarienne, à l'intérieur de laquelle le parti communiste ne constitue que l'avant-garde la plus mûre et la plus résolue. Pour l'élévation et le développement des masses jusqu'à la maturité politique de cette

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avant-garde, il ne compte pas sur la tutelle des chefs, la formation à la discipline et la réglementation. Au contraire : ces méthodes produisent chez un prolétariat avancé, comme le prolétariat allemand, exactement le résultat opposé. Elles étouffent l'initiative, paralysent l'activité révolutionnaire, portent préjudice à la combativité, amoindrissent le sens de la responsabilité. Or il s'agit ici de provoquer l'initiative des masses, de les libérer de l'autorité, de développer leur conscience de soi, de les éduquer à l'activité autonome, et ainsi d'accroître leur intérêt pour la révolution. Chaque combattant doit savoir et sentir pour quel but il lutte, pour quelle raison il lutte, pour qui il lutte. Chacun doit devenir dans sa conscience un champion actif de la lutte révolutionnaire et un membre créatif de l'édification communiste. Mais la liberté qui est nécessaire pour cela ne sera jamais acquise dans le système de contrainte du centralisme, dans les chaînes du pouvoir bureaucratico-militaire, sous la pression d'une dictature de chefs et de ses inévitables manifestations concomitantes : arbitraire, culte de la personnalité, autorité, corruption, violence. Et donc : transformation de la notion de parti en une notion fédérative de communauté au sens de l'esprit des conseils. Et donc : remplacement de la contrainte extrêmes par la disponibilité et la docilité intimes. Et donc : élévation du communisme, hors du verbiage démagogique de la phrase abstraite, à la hauteur d'une expérience vécue de l'être humain dans son entier, expérience atteignant et emplissant ce qu'il a de plus intime. Le KAPD est parvenu à cette manière de voir par la simple connaissance de cette circonstance : il est très facile d'imaginer que chaque pays et chaque peuple, parce qu'ils ont une économie, une structure sociale, une tradition, une maturité du prolétariat particulières, c'est-à-dire des conditions et des modalités révolutionnaires particulières, doivent avoir également des lois, des méthodes, des rythmes d'évolution et des formes de manifestations révo-

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lutionnaires propres. La Russie n'est pas l'Allemagne, la politique russe n'est pas la politique allemande, la révolution russe n'est pas la révolution allemande. Et par conséquent, la tactique de la révolution russe ne peut pas être non plus celle de la révolution allemande. Lénine pourrait démontrer une centaine de fois que la tactique des bolchéviks a été brillamment confirmée dans la révolution russe, elle n'en devient pas pour autant, et loin s'en faut, la tactique juste de la révolution allemande. Toute tentative pour nous imposer de force cette tactique provoquera de notre part la résistance la plus ferme. Moscou met en œuvre cette tentative terroriste. Il veut ériger son principe en principe de la révolution mondiale. Le KPD est l'agent de cette dernière. Il travaille par délégation russe et selon le schéma russe. Il est le gramophone de Moscou. C'est parce que le KAPD ne joue pas ce rôle d'eunuque mais a, au contraire, sa propre opinion, qu'il est poursuivi d'une haine mortelle. Il n'y a qu'à lire les injures outrageantes, les calomnies et les suspicions venimeuses, avec lesquelles on nous combat, sans qu'on tienne compte de la situation révolutionnaire dans laquelle nous nous situons, et de l'effet que cette pratique fâcheuse provoquera chez nos adversaires bourgeois. Le D r Levi et Heckert nous enverront toutes les ordures que Radek et Zinoviev leur glisseront dans les mains. C'est pour cela que ces gars-là sont payés. Mais c'est parce que le KAPD, malgré tout, ne s'est pas laissé soumettre qu'il sera condamné par le Congrès de la m c Internationale à se conformer à la loi autoritaire de Moscou. Tout cela était préparé à la perfection. La guillotine était dressée. Radek éprouvait en souriant d'aise le tranchant du couteau. Et la haute cour commençait déjà à siéger. Ce devait devenir une grande scène. C'est ainsi que l'Exécudf se l'était imaginé. Trop beau pour que cela se réalise.

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III Quand je revins de la Volga, le camarade Merges était arrivé à Moscou. Une session de l'Exécutif de la u r Internationale avait lieu le même jour. Nous n'y fûmes pas invités. En notre absence, on délibéra sur la motion Ernst Meyer (KPD) qui voulait nous refuser l'admission au Congrès. La motion fut rejetée. Là-dessus, on alla nous chercher pour participer à la session et l'on fut assez bon pour nous octroyer une voix consultative pour le Congrès. Lors de cette session, nous eûmes un aperçu des thèses qui devaient être présentées au Congrès. Elles avaient été pensées comme le fondement des résolutions du Congrès, à propos duquel Radek, à sa manière vantarde, m'avait déjà dit auparavant qu'il l'avait dans la poche. « Dans la poche ! » Les thèses n'étaient-elles pas de vieilles connaissances ? En effet. Nous reconnaissions en elles les thèses de Heidelberg que personne n'ignorait. Elles étaient seulement apprêtées de manière un peu plus stylée, maquillées de manière un peu plus théorique, renforcées un peu plus dans le centraliste- dictatorial. De thèses de la politique spartakiste de scission, elles étaient devenues les thèses de la politique de pouvoir russe et devaient devenir maintenant les thèses de la tyrannisation internationale selon la méthode russe. Nous sacrifiâmes une nuit à leur étude et nous sûmes le matin suivant ce que nous avions à faire. Nous allâmes trouver Radek et nous lui posâmes la question de savoir si l'exclusion de Laufenberg,Wolfïheim et Rùhle, réclamée dans sa Lettre ouverte... (qui ne nous avait pas encore été remise en mains propres), était un ultimatum et si l'Exécutif persistait dans la réalisation de cette exigence avant que le KAPD ne soit admis dans la IIIE Internationale. Radek tenta toutes sortes de faux-fuyants, mais nous exigeâmes une réponse claire et nette. Radek

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expliqua alors : l'Exécutif serait satisfait si le KAPD promettait de se débarrasser - plus tard, quand l'occasion s'y prêterait de Laufenberg et de Wolffheim. Il n'était plus question de mon exclusion. Cette souplesse remarquable dans les exigences que l'on avait émises d ' u n ton de profonde conviction comme condition sine qua non, nous déconcerta. Nous demandâmes alors de savoir laquelle des exigences de l'Exécutif était définitive pour l'entrée du KAPD dans la ME Internationale. Radek expliqua : vous devez déclarer, au nom de votre parti, avant le début du Congrès, que le KAPD désire se soumettre à toutes les résolutions - alors vous obtiendrez des voix délibératives au Congrès; alors rien ne s'opposera à votre entrée dans la 111e Internationale. Si nous avons bien entendu : déclarer le plus solennellement dès l'abord que nous voulons nous soumettre aux résolutions du Congrès que nous ne connaissions pas du tout encore... Etait-ce une plaisanterie de Radek? Non, c'était sérieux. Et si le Congrès proposait la dissolution du KAPD?... Plaisanterie à part : il en avait en effet l'intention. Radek était ainsi démasqué ! Qu'y avait-il donc dans les thèses ? Tiens donc! 1°) Les communistes s'engagent à créer une organisation de fer strictement centralisée, militaire et dictatoriale. 2°) Les communistes s'engagent à participer aux élections législatives et à aller au parlement afin d'y effectuer une nouvelle sorte de travail parlementaire. 3°) Les communistes s'engagent à demeurer dans les syndicats afin d'aider la révolution à parvenir à la victoire dans ces institutions qui sont à transformer de façon révolutionnaire. Ces trois exigences, nous les connaissions depuis Heidelberg. Mais continuons : 4°) Tout parti appartenant à la IIIE Internationale doit se dénommer Parti communiste, et 5°) Il ne peut exister qu'un seul Parti communiste dans chaque pays... et, par conséquent, le KAPD doit renoncer à

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t o u t e a u t o n o m i e u l t é r i e u r e e t s e d i s s o u d r e d a n s le KPD.

Et donc plaisanterie à part : le Congrès devait réellement prononcer la sentence de mort du KAPD, et nous, les délégués du KAPD, devions en même temps obtenir une voix délibérative, c'est-à-dire que nous devions être autorisés à prêter notre concours à cette sentence de condamnation à mort, à condition d'avoir déclaré auparavant que le KAPD désirait se soumettre sans résistance au jugement prononcé ! Peut-il y avoir une plus grosse comédie politique? Ou bien une plus grande perfidie? Nous avons ri au nez de Radek et lui avons demandé s'il n'était pas fou. Un parti qui s'est séparé du KPD sur la base des thèses de Heidelberg, qui s'est constitué sur de nouveaux fondements, qui s'est donné, organisationnellement, une nouvelle structure, tactiquement, une nouvelle orientation, et théoriquement, un nouveau programme, qui tient vigoureusement sur ses jambes, concentre en lui toutes les forces agissantes de la révolution allemande et qui a beaucoup plus d'adhérents que le KPD, un tel parti refuse, et même se doit de refuser d'entrer encore une fois dans une discussion à propos de la question de son droit à l'existence. De même qu'un enfant ne peut pas entrer de nouveau dans le corps de sa mère, de même le KAPD ne reviendra pas dans le KPD ; discuter de cela ne serait-ce que d'un mot, c'est un scandale, c'est une ineptie, c'est de l'enfantillage politique. Nous laissâmes donc Radek avec la corde de bourreau qu'il se proposait de passer au cou du KAPD et nous allâmes notre chemin. Nous n'avions aucune envie de nous casser la tête inutilement dans cette atmosphère de supercherie et de filouterie politiques, de mises en scène diplomatiques et de manœuvres opportunistes, de sans-gêne moral et de fourberie froidement souriante. N o u s n'avions, dans notre for intérieur, rien, absolument rien à chercher dans ce Congrès qui tenait ses

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assises si loin, à une telle distance, du communisme. C'est pourquoi nous déclarâmes : «Nous renonçons, en vous remerciant, à la participation au Congrès. Nous avons décidé de rentrer chez nous pour recommander au KAPD une attitude d'expectative jusqu'à ce que naisse une Internationale véritablement révolutionnaire à laquelle il puisse adhérer. Adieu ! » IV Notre décision eut un effet surprenant. Si nous avions été traités jusque-là comme des enfants qui ont mal tourné, dont les méfaits ne causent à leurs pauvres parents que souci et contrariété et auxquels on fiche de temps en temps une bonne fessée, on commença à se raviser. Le bâton agité de manière menaçante disparut derrière le miroir et l'on sortit la carotte du tiroir. On tenta de nous amadouer avec des paroles fraternelles qui devraient être d'usage parmi des communistes et avec l'apparence de la bonne volonté en vue d'un accord effectif. Radek lui-même y mit les formes. Il discuta de façon objective et se répandit en de nombreuses injures à l'égard du KPD qu'il désigna comme «une bande de pourris et de lâches » à qui il secouerait les puces et flanquerait la trouille. Nous avons eu des entretiens assez longs et poussés avec lui, avec Zinoviev, Boukharine et, au dernier moment, encore une discussion décisive avec Lénine. Le grand respect et la haute admiration que nous avons pour lui et qui ont encore été augmentés par cette discussion, ne nous ont pas empêchés de lui dire notre pensée d'une manière totalement allemande. Nous lui avons expliqué que nous avons ressenti comme un scandale et comme un crime envers la révolution allemande le fait que, à une époque où il faudrait écrire des centaines de brochures contre l'opportunisme, il trouve le temps et se sente obligé de rédiger, précisément contre le KAPD - l e parti actif et le plus conséquent de la

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révolution allemande-, une brochure qui est utilisée maintenant, de même que ses autres écrits récents, comme un arsenal d'armes par toute la contre-révolution, non pas pour corriger notre fausse tactique supposée dans l'intérêt de la révolution, mais pour mettre à mort, grâce à des arguments et des citations de Lénine, toute activité énergique des masses. Nous lui avons démontré qu'il est absolument mal informé sur la situation allemande et que ses arguments en faveur de l'utilisation révolutionnaire du parlement et des syndicats ne prêtent qu'à rire chez les ouvriers allemands. Nous ne lui avons pas laissé finalement le moindre doute sur le fait que le KAPD, de même qu'il refuse toute aide matérielle de Moscou, ne tolérera avec une totale fermeté aucune ingérence de Moscou dans sa politique. Ces conversations nous laissèrent le sentiment que les camarades russes commençaient à comprendre quelle erreur avait été d'avoir trop tiré sur la corde. Car en fin de compte l'Internationale, c'est-à-dire au premier rang la Russie, a plus besoin du KAPD qu'à l'inverse le KAPD de l'Internationale. Aussi, notre décision leur fut très désagréable et ils cherchèrent un compromis. Alors que nous étions déjà à Petrograd sur le chemin du retour, l'Exécutif nous fit parvenir une nouvelle invitation pour le Congrès, accompagnée de l'engagement d'accorder au KAPD une voix délibérative pour ce Congrès (bien qu'il n'ait pas rempli ni promis de remplir une seule des conditions draconiennes de la Lettre ouverte...). U n appât trop grossier! Au fond, c'était tout à fait indifférent au KAPD qu'il assiste à son exécution projetée à Moscou avec une voix consultative ou délibérative. Aussi, nous remerciâmes encore une fois et repartîmes pour l'Allemagne. Le déroulement du Congrès a justifié notre tactique. Les résolutions prises dans les questions qui entraient pour nous en ligne de compte - s t r u c t u r e du parti, parlementarisme, politique syndicale - attestèrent de l'opportunisme le plus franc. Ce sont des résolutions qui s'alignent sur l'aile

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droite de I'USPD, des résolutions qui font violence même aux conceptions de Daiimig, Curt Geyer, Koenen, etc., dans les questions du parlement et du syndicat. Mais le KAPD doit-il ou peut-il se placer sur le même terrain que I'USPD dans le cadre des résolutions de ce congrès? Il suffit de répondre à cette question par l'affirmative et d'en imaginer les conséquences pour mesurer toute la monstruosité et l'absolue impossibilité pour le KAPD d'une adhésion à cette m e Internationale. Nous ne disons pas en cela que nous avons voulu nous opposer à une unification organisationnelle des ouvriers communistes et à une association internationale du prolétariat révolutionnaire. Pas du tout! Nous pensons seulement que l'appartenance à une Internationale véritablement révolutionnaire n'est pas déterminée par des résolutions de congrès sur le papier et les bonnes grâces des instances. Elle se détermine d'elle-même par la volonté de lutte et l'activité révolutionnaire des masses à l'heure décisive. Elle est le produit du processus de purification et de maturation de la révolution qui élimine tout ce qui est partiel ou erroné, et ne laisse libre cours qu'à ce qui est vrai et complet. Le KAPD peut envisager avec confiance ce moment décisif car il se montrera à la hauteur de la mission historique qui l'attend. Lorsque j'ai pris congé de Lénine, je lui ai dit : «J'espère que le prochain congrès de la n r Internationale pourra avoir lieu en Allemagne. Alors nous vous aurons apporté la preuve concrète que nous avions raison. Il vous faudra alors corriger votre point de vue. » Ce à quoi Lénine a répliqué en souriant : «S'il en est ainsi, nous serons les derniers à nous opposer à une correction. » Qu'il en soit ainsi ! Il en sera ainsi ! (DIE

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1. Crispien : voir note 2, p. 137. Dittmann (1874-1954), USPD de droite, ministre pendant quelques semaines en novembre-décembre 1918, retourne au SPD en 1922. La position de Rùhle exprime bien autre chose qu'un mépris de l'Européen «avancé» pour le Russe «arriéré». Il écrit ainsi dans Délégation en Russie (voir note 2, p. 146) : «Et cette chose décisive, l'extirpation du capitalisme, devient vraiment visible aussi de l'extérieur, comme dans le manque de boutiques et de magasins, mais elle s'exprime nettement tout d'abord en tant que globalité par le changement complet (des esprits), par la direction que la pensée et le sentiment commencent à prendre, et qui est diamétralement opposée à celle du capitalisme. Nous devons avouer que toutes les singularités auxquelles nous nous attendions, d'après des descriptions précédentes, à savoir l'impossibilité d'imaginer au juste une grande ville sans magasins et vitrines, mais aussi toutes ces obscurités et ces étapes de transition, ainsi que la propagande avec les portraits de Lénine, les restes de marché noir avec ses prix ridicules (une pomme coûte entre 150 et 160 roubles), nous devons donc avouer que tout cela, considéré depuis le centre de la globalité, se perd dans l'insignifiance et la normalité. Si ce n'est pas sans crainte que nous nous sommes rendus en Russie, nous en sommes revenus bouleversés par la force et l'éclat de la lutte qui continue d'aller de l'avant vers le communisme (...). Lorsque notre train franchit la frontière et entra dans le pays des prolétaires, nous avons, au milieu de soldats de l'Armée rouge, salué le drapeau rouge en chantant l'Internationale. Nous croyons ne pas avoir compromis la révolution et toute l'économie marxiste lorsqu'un excès de sentiment nous submergea. Nous pensons que la révolution prolétarienne est et doit être l'affaire de l'homme dans sa totalité, que l'idée de l'internationalisme social prolétarien, l'idéal de la société sans classes doit être davantage qu'une théorie morte.»

A N T O N PANNEKOEK

APPENDICE à RÉVOLUTION ET TACTIQUE

DU

MONDIALE COMMUNISME

(avril 1920)

Traduction de J.-P. Laffitte Invariance.

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