Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique

Si l'on admet que le pouvoir économique confère le pouvoir politique, alors, on doit admettre que le pouvoir monéta

733 66 6MB

French Pages 357 Year 2020

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique

Table of contents :
préface......Page 7
en guise d’introduction......Page 13
UNE RUPTURE INTELLECTUELLE COÛTEUSE......Page 23
… DANS UN ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL MALSAIN......Page 31
L’AUTORÉPRESSION......Page 37
Clarifier la monnaie......Page 39
SURVOL RAPIDE DE L’HISTOIRE DE LA MONNAIE......Page 41
De la monnaie de compte à la monnaie-papier......Page 42
De la monnaie-papier à la monnaie-écriture......Page 54
LA MONNAIE, BIEN VIDE... ET UNIVERSEL......Page 59
La monnaie est un bien vide......Page 60
La monnaie, bien universel......Page 64
DES MYTHES QUI S’ENVOLENT......Page 68
Les techniques autorépressives......Page 74
La monnaie précède la production qui la remplit, et non l’inverse......Page 75
Les réserves extérieures sont, comme l’épargne intérieure, un revenu, un bien rempli : elles ne garantissent pas la monnaie, elles en résultent.......Page 84
LES TECHNIQUES D’AUTORÉPRESSION......Page 90
Deuxième technique autorépressive : l'autofinancement......Page 94
le taux d'intérêt négatif......Page 97
Quatrième technique autorépressive : le contrôle des prix......Page 104
Qui gouverne, le gouvernement ou monsieur le gouverneur?......Page 108
L’ÉTAT ET LES ACTIVITÉS......Page 109
De la fiscalité et de l'économie, qui est au service de qui?......Page 112
Dette publique soit, mais pour quoi faire?......Page 116
LE QUATRIÈME POUVOIR......Page 121
De la force de la Banque centrale......Page 122
L’affreux dilemme......Page 129
L'autorépression à la carte......Page 136
LA CÔTE D’IVOIRE : CHOISIR......Page 137
LE GHANA : DE L’ÉTAT-PROVIDENCE A L’ÉTAT-CONSOMMATEUR......Page 151
LE MALI : HARAKIRI MONÉTAIRE......Page 158
LE RWANDA : QUAND LA PAUVRETÉ FAIT LA RICHESSE DE LA NATION......Page 171
LA TUNISIE : UN DÉCHIREMENT GRATUIT......Page 177
LE ZAÏRE : IDENTITÉ REMARQUABLE......Page 183
LA RÉPRESSION......Page 193
La répression dans l’ordre......Page 196
La monnaie coloniale ou le drainage par l’écriture......Page 197
Et l'indépendance, qu'en a-t-on fait?......Page 203
L’AFRIQUE DANS L’ORDRE MONÉTAIRE INTERNATIONAL......Page 214
1945-1959 : Bretton Woods en veilleuse, le dollar roi.......Page 220
1959-1971 : Bretton Woods en action, le dollar en cause.......Page 223
La répression dans le désordre......Page 231
Les D.T.S. ou l’utopie monétaire......Page 235
Les changes flottants : la jungle 10......Page 241
F.M.I. : FONDS DE MISÈRE INSTANTANÉE?......Page 249
La poudre aux yeux......Page 250
La conditionnalité : répression par les gendarmes en col blanc......Page 253
L'inflation mondiale ou le refus du nouvel ordre économique international......Page 259
VUES CLASSIQUES SUR L’INFLATION MONDIALE......Page 270
Les fondations socio-politiques de l’inflation......Page 275
LES VRAIES RACINES DE L’INFLATION ACTUELLE : BANDOENG......Page 278
La montée du protectionnisme, ou quand le monde libre se barricade......Page 281
L’endettement des pays pauvres en période de déficit des pays riches......Page 284
Organiser la résistance commune......Page 291
Des arguments fragiles......Page 295
Les contours d’une Intégration monétaire viable......Page 299
LES ÉCUEILS EXALTANTS DE LA ZONE MONÉTAIRE VIABLE......Page 305
Les difficultés d'ordre interne......Page 306
Les difficultés d’origine externe......Page 312
L’IMPOSSIBLE DIALOGUE......Page 316
PRÉPARER L’AVENIR SOUHAITABLE......Page 327
Notes......Page 339
Bibliographie sommaire......Page 354
Crédits......Page 357

Citation preview

Joseph TCHUNDJANG POUEMI

MONNAIE, SERVITUDE ET LIBERTÉ La répression monétaire de l’Afrique

Éditions Ouranos

Après des études de Mathématiques, de Droit et de Sciences Economiques à l'Université de Clermont-Ferrand d'où il sort lauréat en 1964, Joseph TCHUNDJANG POUEMI est admis à l’École d’Application de l'institut National de la Statistique et des Etudes Economiques à Paris. Il en sort diplômé du Cycle des Administrateurs en 1967. Docteur ès-Sciences Economiques en 1968, il est successivement MaîtreAssistant, Maître de Conférences Agrégé, puis Professeur à l’Université de Yaoundé jusqu’en 1975, date à laquelle il rejoint l’Université d’Abidjan où il dirige le Département d’Economie Publique et collabore au Bureau National d’Etudes et Techniques du Développement en tant qu'économiste en Chef. Il enseigne actuellement au Centre Universitaire de Douala. Le Professeur TCHUNDJANG est membre titulaire de l'Institut International de Statistiques.

2

Le destin de l’homme se joue sur la monnaie Jacques RUEFF

3

En mémoire de mon père de Pierre SIEKAPEN

A tous les enfants d’Afrique que l’intolérance a privés de la joie de servir la terre nourricière

4

TABLE DES MATIERES préface .................................................................................... 7 en guise d’introduction ........................................................ 13 UNE RUPTURE INTELLECTUELLE COÛTEUSE ..... 23 … DANS UN ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL MALSAIN ............................................................................ 31 L’AUTORÉPRESSION ......................................................... 37 Clarifier la monnaie ......................................................... 39 SURVOL RAPIDE DE L’HISTOIRE DE LA MONNAIE ............................................................................................. 41 LA MONNAIE, BIEN VIDE... ET UNIVERSEL........... 59 DES MYTHES QUI S’ENVOLENT ............................. 68 Les techniques autorépressives ....................................... 74 QUAND LA MONNAIE EST LIBRE ............................ 75 LES TECHNIQUES D’AUTORÉPRESSION ............... 90 Qui gouverne, le gouvernement ou monsieur le gouverneur? .......................................................................... 108 L’ÉTAT ET LES ACTIVITÉS ...................................... 109 LE QUATRIÈME POUVOIR .......................................121 L'autorépression à la carte ............................................. 136 LA CÔTE D’IVOIRE : CHOISIR ................................ 137 LE GHANA : DE L’ÉTAT-PROVIDENCE A L’ÉTATCONSOMMATEUR ........................................................... 151 LE MALI : HARAKIRI MONÉTAIRE ........................ 158 LE RWANDA : QUAND LA PAUVRETÉ FAIT LA RICHESSE DE LA NATION .............................................. 171 LA TUNISIE : UN DÉCHIREMENT GRATUIT ........ 177 LE ZAÏRE : IDENTITÉ REMARQUABLE ................. 183 5

LA RÉPRESSION .............................................................. 193 La répression dans l’ordre ............................................. 196 DE LA MONNAIE COLONIALE A LA MONNAIE SATELLITE ....................................................................... 197 L’AFRIQUE DANS L’ORDRE MONÉTAIRE INTERNATIONAL ............................................................ 214 La répression dans le désordre ...................................... 231 F.M.I. : FONDS DE MISÈRE INSTANTANÉE? ........249 L'inflation mondiale ou le refus du nouvel ordre économique international .................................................... 259 VUES CLASSIQUES SUR L’INFLATION MONDIALE ...........................................................................................270 LES VRAIES RACINES DE L’INFLATION ACTUELLE : BANDOENG ..................................................................... 278 Organiser la résistance commune ................................. 291 L’INTÉGRATION MONÉTAIRE, CONDITION PREMIÈRE DE L’UNION ÉCONOMIQUE ET DE L’UNITÉ POLITIQUE AFRICAINES ............................................... 295 LES ÉCUEILS EXALTANTS DE LA ZONE MONÉTAIRE VIABLE ......................................................305 Conclusion ......................................................................... 316 L’IMPOSSIBLE DIALOGUE ...................................... 316 PRÉPARER L’AVENIR SOUHAITABLE ................... 327 Notes ..................................................................................339 Bibliographie sommaire .................................................... 354 Crédits ................................................................................ 357

6

préface

7

A

l’instar d’autres concepts et outils économiques, la monnaie se pare d’un certain mystère. Plus que les autres, et sans doute parce qu’elle est douée de davantage de qualités politiques et détient un pouvoir considérable, la monnaie est celée à l’attention des opinions publiques, voire même à l’attention des responsables, notamment de ceux qui constituent les élites du Tiers monde. Les choses les plus simples semblent être compliquées ou masquées comme à dessein, et rares sont ceux, dans nos pays, qui sont aptes à saisir et à faire comprendre la mécanique monétaire. Le mérite du Professeur Joseph Tchundjang Pouemi n’en est que plus grand : il nous livre un exercice de réflexion et d’analyse critiques tout à fait inédit qui pourrait conduire nos pays à redresser la barre et à adopter, dans le domaine des conceptions et des politiques monétaires, des comportements plus mûrs, accordés avec les virtualités dynamisantes du phénomène monétaire. Donner ou, si l’on préfère, rendre à la monnaie tout son rôle, toute sa force d’entraînement et de multiplication sut les autres réalités économiques et sociales, voilà le mot d'ordre, le cri, le message — ô combien argumenté — que Joseph Tchundjang Pouemi lance à l’Afrique. Il est vrai qu’en seront surpris ceux-là seuls qui ne connaissent pas la personnalité de l'auteur de cet ouvrage : Joseph TCHUNDJANG Pouemi est de cette espèce d'hommes qui sont à la fois d’excellents chercheurs, avides, de comprendre et de traquer la vérité là où elle se cache comme là où on la cache, et d’excellents pédagogues, soucieux de communiquer à l'étudiant, mais aussi aux lecteurs— responsables politiques, chefs d’entreprise, scientifiques, etc. — leur envie de savoir et leur quête perpétuelle de la vérité. Monnaie, Servitude et Liberté est un livre décapant, un livre qui élucide, autrement dit qui jette une lumière crue sur les mécanismes monétaires en général comme sur l’usage qui en a été fait et que l'auteur qualifie sans détours de « répression

monétaire » de l’Afrique. Le plan de l’ouvrage s’ordonne tout naturellement autour des deux types de répression monétaire qu’il est loisible d’observer et qui se complètent : l’ « autorépression » et la répression commandée de l’extérieur. Beaucoup a déjà été écrit sur plusieurs formes de dépendance du Tiers monde et, dans le domaine de l’économie, l’accent, jusqu’ici, a été surtout mis sur la dépendance commerciale avec les soubresauts dans le fonctionnement des marchés des matières premières et l’irrégularité des cours enregistrés sur ces marchés, tandis que se poursuivent les réflexions sur les stratégies des firmes multinationales et que s’amorcent des travaux sur les liaisons entre pays en développement et systèmes internationaux de financement. La contribution de Joseph Tchundjang Pouemi est importante parce qu’elle privilégie une relation de dépendance moins explorée : la dépendance monétaire, laquelle, en raison de la place centrale et stratégique de la monnaie dans la mise en œuvre des politiques de développement, mérite spécialement d’être éclairée, de manière à ce que l’objectif d’une Afrique plus libre et plus responsable soit effectivement et rapidement atteint. Livre décapant, livre salutaire qui mérite d’avoir un vaste public, mais aussi livre riche en enseignements. L’auteur ne se contente pas de relater ou de décrire : sa critique ne résulte pas d’un assemblage ou d’un montage de faits. Elle est fondée sur des explications souvent détaillées, d’ordre théorique, toujours exprimées dans un langage accessible, selon un rythme très particulier qui confère à l’ensemble de l’ouvrage un charme et une conviction hérités à n’en pas douter de talents pédagogiques ancestraux. Critique constructive — faut-il le préciser? — puisque nous y trouvons, soit clairement explicitées, soit à la manière d’un négatif photographique, les orientations nouvelles qui permettraient à notre Afrique de procurer à l’outil monétaire un meilleur rendement.

9

La première partie de l’ouvrage l’illustre abondamment. Elle est faite non seulement d’analyses de « cas », d’exemples donnant à penser qu'inconsciemment mais inéluctablement certaines pratiques monétaires dans nos pays inhibent l’économie, mais encore de réflexions plus abstraites sur la monnaie et ses fonctions. Je dois avouer que ce qui m’a le plus frappé, ce n’est pas tant l’analyse des fonctions économiques naturelles de la monnaie— sa fonction sécurisante, sa fonction dans l’échange commercial, sa fonction simplificatrice, etc. — que le propos sur les fonctions politiques de la monnaie, autrement dit ce qui en fait un monopole étatique, un attribut de la souveraineté. De telles considérations pourront apparaître simples ou évidentes à plusieurs: je crois que c’est au contraire l’un des mérites — sinon le mérite principal — de ce livre que de rattacher la monnaie à ses origines historiques, de la ressourcer et d’en tirer la leçon pour l’Afrique : l’indépendance chèrement acquise ne saurait prendre son sens en dehors de la dimension monétaire; la moindre dépendance et les stratégies qui l’assignent pour objectif premier à nos pays passent par l’usage complet et non atrophié de l’instrument monétaire. Que, dans cet ouvrage, la monnaie reçoive un traitement de faveur n’a rien d’obsessionnel ni ne résulte d’un rattachement quelconque à une école ou à une religion. Joseph Tchundjang Pouemi ne reproduit ici aucune doctrine, aucune idéologie. Son œuvre est celle d’un libre penseur, ainsi qu’on peut le vérifier par la vivacité et la raideur qu’il imprime à ses propos : la vérité est qu’il impose à nos vues conventionnelles, imbibées d’influences où le monétarisme du F.M.I. a sa part, un décapage extrêmement acide et terriblement efficace. Il est évidemment impossible de citer, ici tous les sujets qui sont analysés, pris et repris et qui donnent lieu à des conclusions originales. Comment résister pourtant à la fougue dont fait montre l’auteur dans la seconde partie de son livre et qui le conduit à transformer le Fonds monétaire international en « fonds de misère instantanée », à débusquer les raisons cachées du « désordre monétaire 10

mondial », à décortiquer les mécanismes de l’inflation mondiale qui permettent aux plus forts de conserver l’avantage et de retarder les échéances qu'appelle cependant la montée des jeunes nations. Mais Joseph Tchundjang Pouemi apporte aussi dans sa besace plusieurs idées neuves que les spécialistes — théoriciens ou praticiens — devront débattre dans le cadre de la libre confrontation que l’auteur appelle de ses vœux. Citons les principales : les réserves extérieures d’un pays ne garantiraient pas la monnaie mais en résulteraient 1 ; la garantie apportée au franc CFA par le franc français serait « une clause vide »2; les politiques de stabilisation du F.M.I. appliquées en Afrique sont « répressives » parce que sa théorie monétariste est fausse... « L’inflation est un phénomène monétaire, mais cela n’explique rien. L’inflation ni le déficit ne sont la preuve qu’il y a une abondance monétaire et qu’il faut réduire le stock de monnaie. L’inflation, si elle coïncide avec le sous-emploi massif, indique plutôt que le stock existant a été mal géré 3... » En ce sens, il n’y aurait même pas d’inflation en Afrique. Plus encore, ce seront ses propos sur l’organisation en Afrique d’une coopération monétaire suffisamment forte pour soutenir l’activité au sein d’une zone unique, suffisamment souple pour respecter la souveraineté de chaque Etat, qui intéresseront les responsables africains4. Je crois qu’il faut avoir le courage d’en débattre de manière à éclairer les perspectives offertes par les premiers pas de nos pays sur la route de l’intégration régionale. Une réflexion sérieuse et sereine s’impose qui porterait notamment sur les conditions et les effets de l'instauration entre nos pays, par zones distinctes, de mécanismes de limitation des fluctuations des taux de change. Par-delà une vivacité de ton et de propos qui dérangera, ce livre nous engage donc à fortifier nos analyses monétaires, à corriger les effets nocifs des systèmes actuellement en vigueur, à imaginer les solutions adaptées à la situation africaine, 11

solutions — comme il est normal — que les autres ne définiront pas à notre place. Plus largement, ce livre sera médité par tous ceux qui se sentent concernés par la réforme du système monétaire international et qui travaillent à ce qu’elle intègre des formules permettant aux pays en développement d’épanouir leurs immenses virtualités.

M. Mohamed T. Diawara Président du Club de Dakar

Cf. 1ère partie, chapitre 2. Cf. 1ère partie, chapitre 3 Cf. 2e partie, chapitre 6. Cf. 2e partie, chapitre 8.

en guise d’introduction Ce qu'on sait, savoir qu’on le sait ; ce qu'on ne sait pas, savoir qu'on ne le sait pas ; c’est savoir véritablement. CONFUCIUS, Les Quatre Livres

Ce

livre répond à un vœu qui m’a été exprimé le 28 septembre 1978. Cela se passe à Washington. La réunion annuelle conjointe des instances suprêmes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (F.M.I.) vient de se terminer. Pendant quatre jours, les ministres des Finances et les gouverneurs de banques centrales de 137 pays du monde non communiste ont débattu des grands problèmes économiques de l’heure et des solutions qu’ils appellent. Dans les antichambres, les experts du Fonds et de la Banque ont discuté, dans le moindre détail, des situations économiques et politiques des pays membres. Les pays « sous-développés », les Africains en particulier, ont eu droit qui aux félicitations pour leur saine gestion (entendez sans déficit budgétaire), qui aux avertissements fermes si leur déficit n’était pas corrigé dans des délais appropriés. Tous sont convaincus qu’ils ont rencontré à Washington les meilleurs économistes du monde, capables de démontrer, statistiques à l’appui, que la conjoncture est terriblement précaire au Nigeria malgré ses surplus pétroliers, au Gabon et en Côte d’ivoire (qui,- quelques mois avant, étaient les modèles de la réussite) à cause de leurs déficits prévisibles de balance de paiements provoqués par l’inflation intérieure, et que 13

le Rwanda risque d’avoir des problèmes car ses excédents de balance de paiements déboucheront sur l’inflation. Oui, en Afrique, tout est possible : les déficits de balance de paiements s’expliquent par l’inflation, les excédents la provoquent! Parole d’expert. Dans les mêmes antichambres, les pays « industrialisés » se sont concertés : l’Angleterre s’est engagée à modérer la hausse des salaires pour réduire le volume de son déficit. Les Etats-Unis ont promis, par la voix de leur président notamment, de faire un effort substantiel pour maîtriser la hausse des prix; la preuve, le gouvernement s’est déjà attaqué aux revenus en invitant les milieux socio-professionnels à ne pas augmenter les salaires de plus de 7 % au cours de l’année. La France continuera la politique d’assainissement entreprise depuis que le gouvernement Barre est aux commandes : le déficit budgétaire sera moindre en 1979, le minimum vieillesse, pour des raisons de justice sociale, sera augmenté, mais de 22 % seulement. Quant à l’Allemagne et au Japon, qui, depuis quelques années, offrent à meilleur prix des équipements plus adaptés au Tiers monde, ils ont été invités à être plus coopératifs et à dépenser plus afin que les taux d’inflation « convergent dans le monde ». Les Suédois ont été blâmés pour leur politique trop austère, trop déflationniste : ils ont bloqué les salaires. Leur gouvernement socialiste, au pouvoir depuis quarante ans, qui a donné à la Suède l’image d’un pays équilibré et paisible, est menacé. Il faut, pour Sortir de la crise économique mondiale, que les pays industrialisés dépensent et consomment davantage afin de tirer le système qui tend à languir : c’est la théorie de la locomotive. Dans le même temps, les pays sous-développés devront modérer leurs ambitions s’ils veulent contrôler leur inflation trop forte et diminuer leur endettement excessif. Ils devront également être raisonnables lors des négociations sur les prix des matières premières, faute de quoi ils souffriront

14

indirectement du ralentissement des affaires dans le monde industrialisé. Toujours est-il que la réunion s’est bien terminée parce que deux mesures fondamentales ont été adoptées : les quotes-parts, c’est-à-dire les contributions des membres du F.M.I., ont été augmentées de 50 % et de nouveaux droits de tirages spéciaux (D.T.S.) seront créés et distribués gratuitement à concurrence de 4 milliards de dollars l’an pendant trois ans. Que représentent ces D.T.S.? On n’en sait trop rien. Depuis la réunion de Rio de Janeiro qui a ouvert ce nouveau département dans le trésor du F.M.I., on n’a pas cessé de critiquer et leur fondement et leur clef de répartition. Feu le Pr Rueff en disait qu’il s’agissait d’un « plan d’irrigation en temps de déluge ». Personne ne l’a jamais sérieusement démenti, mais des liquidités supplémentaires seront émises à côté des dollars qui, chaque jour, inondent un peu plus le monde. Le lendemain, les journaux sont unanimes. Rien n’a été résolu. La crise qui dure depuis près de dix ans persistera : les prix augmenteront de 10 % en moyenne en Occident, plus encore chez les sous-développés; la production réelle ne s’accroîtra pas de plus de 3,5 %, même en Allemagne, pourtant en tête; le chômage, au mieux, sera à son niveau actuel, c’est-à-dire insupportable; les enlèvements, les crimes se développeront en Italie et s’étendront en Europe; le sang coulera toujours en Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient et, bien entendu, en Afrique. C’est dans cet environnement d’inquiétude et de doute qu’un ministre africain des Finances m’invite à déjeuner, car, dit-il, il a beaucoup entendu parler de ma « passion » pour les questions monétaires. — Alors, mon frère, il paraît que, pour toi, tous nos malheurs en Afrique proviennent de la monnaie?

15

— Pas exactement. Monsieur le Ministre, je pense seulement qu’une meilleure organisation monétaire nous aurait épargné beaucoup d'ennuis. — Allons, écoute, je ne suis pas un vendu, comme vous, les jeunes d’aujourd’hui, qualifiez vos aînés. Je ne t'ai pas appelé pour qu'on joue à cache-cache. Et, d'abord, je te prie de me tutoyer, j’ai horreur du protocole. Nous parlons de nos problèmes, et je peux t'assurer qu'il y a plus que tu n'imagines de gens chez nous qui t’aiment bien. Figure-toi que tu as même déjà des adeptes chez nos jeunes étudiants... Mais revenons à ce qui me préoccupe. Je sors de cette réunion encore plus déçu que les années précédentes. J’ai la désagréable sensation qu’on nous fatigue avec des discours. Seulement voilà! Je n’arrive pas à faire la jonction entre ces troubles monétaires mondiaux et le piétinement de nos économies. Car nous faisons des efforts appréciables pour les mettre sur les rails, mais ça ne va pas. Comment vois-tu les choses? — Au risque d'être simpliste, et puisque tu veux le fond de ma pensée, je crois que les problèmes économiques et sociaux sont, à l'heure actuelle en Afrique, d’abord monétaires. — Explique-toi. Nous avons des ennuis politiques, diplomatiques, militaires, etc. La guerre au Sahara occidental nous dérange, le Zaïre ne nous fait pas honneur, il y a des Cubains et des Russes partout. Et que dire de l'Ethiopie... siège de l’O.U.A.? Tu sembles ne pas comprendre les troubles de ce continent et, pour toi, tout se ramène à la monnaie. — Pas exactement. Je n’ai jamais dit que la solution de nos problèmes monétaires ouvrirait les portes du paradis, ne seraitce que parce qu'une société sans problèmes est une société morte, et je ne souhaite pas que l'Afrique meure. Par contre, je pense que la solution de beaucoup de nos difficultés passe par une meilleure maîtrise de nos circuits financiers, donc monétaires. 16

— Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire? — Pour prendre l'exemple de notre sécurité, je crois que nous devrions être capables d’assurer notre défense, être donc militairement forts. Mais, pour cela, il faudrait entretenir et équiper nos armées pour les rendre plus efficaces. Cela implique que nos économies sécrètent suffisamment de revenus pour qu’une partie puisse être distraite et affectée à la vie des troupes et à l'achat (ou à la production, pourquoi pas!) du matériel. C'est dire que nos pays devraient accélérer leur croissance économique, donc le rythme d’investissement dans la production des biens et des services. Or, investir à bon escient, c’est avant tout disposer de circuits financiers soigneusement organisés avec à leur tête des banques centrales conduites avec rigueur et rationalité, bref une monnaie bien gérée. Comme tu peux le voir, le cheminement que je viens de faire ne peut être inversé. — Alors, pour toi, investir c'est bien gérer la monnaie, c'est fabriquer des billets, c’est la « planche à billets » bien connue, c’est l’inflation que nous voulons combattre à tout prix. . — C'est bien gérer la monnaie, oui. — Mais tout le monde sait que ce qui nous manque, c’est l'épargne à investir. La monnaie, on peut en fabriquer autant qu'on veut. — Je n’en suis pas si sûr, en tout cas en ce qui concerne l’Afrique de la trappe qu’on appelle zone franc. Quant à cette épargne qui doit précéder l’investissement, c'est un mécanisme qui ne sera vrai que le jour où tout le monde aura du travail en Afrique, le jour où se réalisera ce que vous, les économistes, appelez le plein emploi. Pour l’instant, c'est à mon avis l’inverse qui devrait être vrai : l’investissement, plus précisément la dépense d’investissement, doit précéder l’épargne.

17

— Tu m’étonnes. Mais passons à ce désordre monétaire international. Qu’en penses-tu? — Je pense que c’est un désordre soigneusement ordonné. — Pourquoi tu n’écris pas un livre sur tous ces paradoxes? Tu sembles tellement sérieux quand tu parles. — C'est délicat, et je me demande s’il ne vaut pas mieux continuer à le répéter dans les amphithéâtres et être traité de rêveur que de déclencher des susceptibilités : chez nous, les différences d’opinion, même sur les, questions d’intérêt général, tournent rapidement en querelles personnelles. Et puis il y a les appétits de ceux que la situation actuelle arrange et dont on connaît les méthodes. — Mon cher, réfléchis à ce mot de Cabrai : « Les intellectuels africains doivent se sacrifier. » J’ai donc réfléchi. Il n’y a pas de paradoxes. Il n’y a que des malentendus. Dire que l’épargne précède et conditionne l’investissement est vrai, mais pour un individu qui, s’il épargne, s’enrichit. Au niveau de la collectivité, la même épargne c’est un refus d’acheter, donc un appauvrissement du commerçant qui cherche à vendre. D’où le paradoxe, mais il n’est qu’apparent, nous verrons pourquoi. En attendant, signalons simplement que l’Américain n’épargne pas et que c’est précisément pour cela que la machine économique américaine tourne. C’est la civilisation de consommation. On ne demande pas à l’Américain d’épargner, les entreprises le font pour lui, elles s’autofinancent, et c’est tout le problème de la concentration du capital. De même, dire que le désordre monétaire est soigneusement ordonné ne participe pas du goût pour les jeux de mots : la confusion monétaire provient de l’incapacité du dollar, dès la seconde moitié des années soixante, d’assumer les responsabilités que lui conféraient les accords monétaires de 1944. Il fallait brouiller les cartes, instaurer le désordre pour que le plus fort, le dollar, sorte vainqueur et reprenne sa place royale 18

sur d’autres bases. Nous, rencontrerons d’autres paradoxes : il n’y a pas d’inflation au Nigeria ni au Zaïre, le gouverneur de la Banque centrale a plus de pouvoirs que le gouvernement tout entier, l’Afrique punit ceux de ses fils qui épargnent. Tout cela, c’est la monnaie. Il convient qu’en Afrique la monnaie cesse d’être le territoire du tout petit nombre de « spécialistes » qui jouent aux magiciens, car, me disait un jour mon maître Maurice Allais, « rien n’est plus urgent que d’informer l’opinion publique et de rappeler aux gouvernements l’importance de la monnaie ». Ce livre voudrait ouvrir la discussion sur un sujet qui reste, même dans les couloirs des ministères des Finances et des banques centrales, un mystère, et qui pourtant touche dans ses moindres détails notre vie quotidienne, en même temps qu’il façonne au fil des années celle des générations futures. « L’art de la Banque centrale est devenu, à mon avis, l’une des pierres angulaires de l’édifice de notre civilisation1», c’est un responsable de la monnaie aux Etats-Unis qui s’exprime ainsi. L’Afrique a produit des poètes, des savants dans tous les domaines, des médecins et des ingénieurs de réputation mondiale, des hommes politiques et des diplomates redoutés. Tous ont pu se faire comprendre jusque dans les villages les plus reculés. Elle n’a pas réussi à avoir des comptables et des licenciés en droit pour gérer ses banques, et d’abord ses banques centrales. Le contrôle de sa monnaie lui échappe, à des degrés divers, il est vrai, selon les héritages coloniaux, le sens de la chose publique et de l’honneur, mais partout douloureusement. Pourtant, s’il y a un domaine qui aurait dû retenir l’attention de l’Afrique au lendemain de l’indépendance, c’est bien celui de la monnaie, car, c’est à peu près unanimement admis maintenant par les économistes, elle occupe une position centrale dans la vie sociale. C'est encore feu le Pr Rueff qui n’hésitait pas à la placer au cœur de l’ordre social. Et il en a toujours été ainsi : il n'y a pas, dans l’histoire connue de l'humanité, de changement décisif, quel 19

qu’en soit le sens, auquel n’aient été associés d’une manière ou d’une autre des événements monétaires. Les civilisations antiques sont nées autour des cités. Ces cités n'ont vu le jour que lorsque la monnaie est apparue pour permettre les échanges : « Pas de communauté sans échange, pas d’échange sans égalité, et pas d’égalité sans commensurabilité2. » La commensurabilité dont parlait Aristote, c’est la possibilité de comparer les biens, objets d’échanges, à un bien particulier, un étalon unique : la monnaie. Sans le shat, unité de monnaie égyptienne, il n'y aurait pas eu d’Egypte. L’Empire romain s’est formé et consolidé avec une monnaie forte et stable, il s’est décomposé avec une monnaie dépréciée. Le Moyen Age n’est qu’une juxtaposition de petits féodaux battant chacun la monnaie de son fief. L’Etat est faible. L’Eglise, seule autorité acceptée par tous, est forte. La Renaissance n’aura lieu que parce que le métal, l’or en particulier, sera une monnaie universelle, suffisamment abondante pour nourrir le commerce international, le roi aura assez d’autorité pour que seul son sceau confère de la valeur aux pièces, et surtout les lois de l’Eglise sur l’usure seront supprimées, libérant le taux d’intérêt, instrument capital de politique économique dont le rôle n’a jamais été mis en cause depuis... Sauf récemment avec le désordre monétaire international. La révolution industrielle du XVIIIe siècle et le capitalisme moderne seront conditionnés par le changement radical de la nature même de la monnaie qui, de métallique, deviendra scripturale, simple écriture. Le même capitalisme a failli s'effondrer avec la crise de 1929, essentiellement monétaire. Il ne s’est relevé des ruines de la Seconde Guerre mondiale (que, selon certains, l’inflation hitlérienne aurait provoquée) que grâce à l’abondance du dollar. Cette abondance expose aujourd’hui le monde au plus grand péril : la guerre généralisée. Quant au nouvel ordre économique qui fait couler tant de salive, il attendra le nouvel ordre monétaire.

20

En dépit de mille efforts pour faire croire que c’est l’Occident qui est venu apporter sa technique à l’Afrique, des témoignages de plus en plus nombreux sont apportés que le choc colonial a plutôt arrêté un processus soutenu de progrès économique qui plonge ses racines dans la nuit des temps. Ainsi voudrait-on que l’agriculture ait été introduite dans la savane vers l’an 2000 avant J.-C. par la diffusion d’idées et de plantes importées d’Egypte, ou que beaucoup de cultures types actuelles aient été introduites avec peine par des Européens vers le XVe siècle, alors que « l’agriculture a débuté indépendamment en Afrique de l’Ouest vers l’an 5000 avant J.-C.2 » et que l’introduction des cultures d'origine asiatique ou américaine ne s’est pas effectuée du jour au lendemain, non par manque d’ouverture d'esprit, mais simplement parce que « les nouvelles cultures étaient l’objet d’essais minutieux, car aucune communauté n’était disposée à risquer sa source d’alimentation habituelle pour adopter à la hâte des nouveautés non testées ». C’est l’Européen qui ne comprenait pas le temps d’ajustement qu’implique tout changement sans coût. Ainsi encore voudrait-on que l’industrie et le commerce aient été le fruit de la colonisation alors que « l’aciérie avait atteint l'Afrique de l’Ouest au cours du premier millénaire4», qu’au XIXe siècle H. Barth tient pour « grandiose ce genre d’industrie qui s’étend dans le nord jusqu’à Murzuk, Ghât et même Tripoli, à l’ouest non seulement à Tombouctou, mais à un certain degré jusque sur les rivages de l’Atlantique, les habitants d’Arguin (île de la côte ouest africaine) s’habillant avec des vêtements tissés et teints à Kano à l’est sur tout Bornu, quoique là elle entre en contact avec l’industrie du pays; qu’au sud elle rivalise avec l’industrie locale des Ibira et des Ibo, tandis que vers le sud-est elle envahit tout l’Adamaoua5 », et que Félix Dubois est impressionné par les marchands de Djenné, grande ville au cœur du Niger, qui ont des entreprises organisées dans le sens européen du terme, avec des méthodes et du personnel semblables « aux nôtres », des représentants dans les centres 21

importants et des succursales à Tombouctou, des agents voyageurs qui ne sont autres que « nos » voyageurs de commerce6. Une telle organisation était impossible sans une structuration politique de l’espace et un système monétaire au point. L’Afrique précoloniale avait tout cela, mieux qu’ailleurs : il est « clair que les principales monnaies de l'Afrique de l’Ouest précoloniale fonctionnaient comme des monnaies universelles et avaient les attributs de la monnaie moderne7 ». Aujourd’hui, faute d’accorder aux questions monétaires l’attention qu’elles méritent, l’Afrique inflige à ses enfants, et plus encore à ceux qui ne sont pas encore nés, des souffrances tout à fait gratuites. Avec sa terre généreuse, ses incalculables ressources énergétiques et du sous-sol, ses hommes réputés pour leur force physique et mentale, mais aussi pour leur humanisme, l’Afrique mendie, se déchire, se détruit, ou plutôt détruit les chances de ce que les combattants de notre indépendance, en donnant hier et aujourd’hui leur sueur, leur sang et souvent leur vie, ont voulu offrir au monde — une terre accueillante et chaleureuse mais retrouvée, une Afrique forte mais paisible, diverse mais unie autour de ce qui lui a toujours été le plus cher : l’amour, le dialogue, la tolérance. L’Afrique a perdu le respect que le monde était prêt à lui accorder à la fin des années cinquante. Elle perd chaque jour ce que les révélations du juste prix de ses exportations lui offrent comme chance de développement véritable. Et l'Africain déchante. Il n’a plus confiance en lui-même. Il a peur de l’Africain, du présent, de l'avenir, et à mesure qu’il gravit la colline des promotions administratives et politiques, plutôt, précisément pour cela, son problème premier redevient celui de la survie, quitte à mentir, médire, trahir celui qu’il considère comme son adversaire, alors qu’il s'agit de son allié naturel : l’Africain. Comment en est-on arrivé là? Il y a peut-être, il y a sans doute, à l’origine le matraquage politique, mais il y a aussi depuis 22

vingt ans, et s’agissant de la monnaie et des mécanismes économiques en général, une rupture intellectuelle coûteuse, et cela dans un environnement international particulièrement malsain.

UNE RUPTURE INTELLECTUELLE COÛTEUSE Autant sous la période coloniale le métier d’instituteur ou de médecin était recherché, autant après l’indépendance la carrière d’économiste était, potentiellement au moins, attrayante, puisque, de l’avis général, la première tâche à laquelle il fallait s’atteler, c’était le développement et la construction nationale. La proportion des étudiants en droit et économie, qui atteignait à peine 10 % au cours des années cinquante, a dépassé les 33 % en 1965. L’engouement pour les sciences économiques a envahi l’Afrique. Il n’est pas jusqu’au médecin et à l’ingénieur qui n’aient éprouvé le besoin de compléter leur formation par l’étude des problèmes économiques, ce qui est légitime. Vingt ans après l’indépendance, l’Afrique manque toujours d’économistes. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas non plus la croissance qui a sécrété les besoins non satisfaits, puisqu’il n’y a pas eu de croissance. Bien entendu, les économistes africains disent qu’ils sont là, mais que les gouvernements, dans leur aveuglement et leurs ambitions politiques, ne veulent pas les écouter et préfèrent recourir à l’assistance technique. C’est vrai; l’économiste africain est frustré, il l’est d’autant plus que non seulement rien n’est fait pour lui faciliter la tâche, mais encore il est tenu pour responsable de la stagnation : il ne propose rien. Un ami, économiste et juriste en même temps que diplomate, à qui je faisais part un jour de cette déception, m’a répondu : « Allons, mais tu ne vas quand même pas nous demander de nous passer de grands cerveaux en développement comme le Pr. Dupont de Paris ou le Pr. Durand de la Banque mondiale,

23

simplement pour vous faire plaisir! » Il était alors ministre dans notre patrie commune. Manifestement, le courant ne passe pas entre l’économiste et le responsable politique, entre l’homme de science et l’homme de l’art. Le dernier a le pouvoir, ça ne se discute pas et ça ne se partage pas. Le premier a, dit-il, la technique, mais en admettant que ce soit vrai, ce qui n’est pas certain, il la partage avec d’autres qui, pour venir d’outre-mer, n’en sont pas moins présents. Comme la réciproque est fausse, à savoir que l’avis de l’économiste africain n’est pas demandé pour la conduite de la politique économique et sociale en Amérique, en Angleterre ou en France, parce qu’il est sous-développé, par construction même, l’homme de science africain n’a les pieds nulle part, donc il ne les a pas sur terre. Cependant, avec un peu de recul, il est peut-être possible de comprendre la raison de cette coupure. Schématiquement, non exclusivement, mais de façon exhaustive, il y a à l’heure actuelle trois sortes d’économistes en Afrique. Premièrement, il y a l’économiste-du-développement. C’est le plus réaliste. Orienté ou « programmé » par le gouvernement, il a compris au cours de ses études universitaires que les réalités changent avec les climats et qu’il convient de concevoir des outils adaptés à nos pays. Il est venu au bon moment, au moment où l’analyse économique a pris conscience de la notion de sousdéveloppement et où une nouvelle science est née, avec ses méthodes, ses modèles et ses experts qui sillonnent le monde. Seulement voilà : « Parfois, je suis tenté de penser que les Nations unies devraient revenir sur leur décision de baptiser les années soixante la décennie-du-développement. Un observateur cynique pourrait juger plus exact, étant donné l’état d’esprit qui règne à notre époque, de l’appeler la décennie-dudécouragement9. » Celui qui parle ainsi, c’est David Rockefeller, président de la Chase Manhattan Bank, il sait de quoi il parle. A quoi a servi la science du sous-développement? Peu importe, 24

on continuera à creuser, à approfondir, à mieux cerner la notion de sous-développement, ou de pays en voie de développement, ou de pays en voie d’industrialisation, etc. Personne n’a jamais défini de façon utile ce concept. La meilleure définition du sous-développement, c’est probablement celle que nous donne, avec sa précision habituelle, Raymond Vernon : « Les pays dits en développement sont un groupe extraordinairement hétérogène, dont les différences sont plus apparentes que les similitudes... En conséquence, ce qui lie le groupe d’une centaine de ces pays, c’est ce qu’ils ne sont pas. Ils ne sont pas hautement industrialisés, et ils ne sont pas membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (O.C.D.E.), le Club des riches 10... » Ce qui est sûr, c’est que les « modèles » sans nombre qui se sont déversés dans les bibliothèques, chacun avec ses hypothèses, ont révélé qu’il y a des obstacles au développement, des obstacles qui tiennent aux structures politiques, sociales, mentales et bien d’autres encore. C’est ainsi que le sous-développé n’a pas d’esprit d’entreprise, mais telle société étrangère en Côte d'ivoire demandera la protection de l’Etat pour être à l’abri de la concurrence... des Ivoiriens. L’Organisation commune africaine et malgache décide de créer un centre de formation des cadres à Abidjan, précisément pour former les entrepreneurs africains. L’étude de « faisabilité » est confiée à l’Ecole des hautes études commerciales à Paris. Les conclusions de son représentant au conseil d’administration du centre sont formelles : « Le but de cette importante institution sera de déterminer la psychologie du consommateur africain! » Autre exemple : l’Africain n’a pas encore la notion d’épargne, et d’ailleurs il ne peut épargner puisque la « théorie économique » a montré que plus le revenu est élevé, plus l’épargne est grande. Or le revenu de l’Africain est faible, il ne peut donc épargner. Cela s’appelle en termes techniques « le cercle vicieux du sous-développement ». Il faut un élément exogène (l’épargne extérieure) pour rompre le cercle. L’ennui c’est que le taux d’épargne du Ghanéen est supérieur à 25

celui du Britannique. L’Ivoirien épargne en moyenne plus que le Français. A cet égard, les statistiques du F.M.I. sont indiscutables. La différence c’est que l’épargne du Ghanéen est bloquée par un système financier défaillant, et que celle de l’Ivoirien va en France, en raison des mécanismes monétaires en œuvre. Encore un exemple : l’évolution historique des sociétés révèle des étapes dans le processus du développement, étapes linéairement déterminées. On vit pourtant à l’heure de la relativité, et de toute manière le temps, comme la distance, se raccourcit. Il faudrait cent livres dix fois plus volumineux que celui-ci pour résumer ce que le Pr. Dupont a patiemment inculqué dans l’esprit des générations entières d’étudiants du sud du Sahara. Il en a été récompensé : il est de l'institut et il y a entre lui et la classe politique africaine une amitié tissée par une communauté de langue, et donc de destin. Le Pr. Durand, lui, vice-président à la Banque mondiale, s’est spécialisé dans les problèmes de distribution des revenus, et pour lui la clef du sousdéveloppement est là. La Banque a investi des dizaines de millions de dollars dans des études qui couvrent des nations aussi diverses que la Haute-Volta et le Brésil, la Malaisie et les Etats-Unis, l’Afrique du Sud et le Pakistan. Le but est de trouver les lois scientifiques qui régissent la répartition du revenu national. Travail parfaitement vain, parce que la répartition du revenu participe essentiellement des forces politiques et sociales; l’économiste est incompétent, en dépit du titre ambitieux qu’on s’obstine à donner à son champ de réflexion : l’économie politique. Toutes les « lois » de la nouvelle science du développement se révèlent chaque jour plus absurdes. Les vrais problèmes de l'heure s'appellent inflation, chômage, déséquilibres de balance de paiements, taux de change désordonnés, avec pour corollaires les révoltes, la criminalité, la délinquance, etc. Qui en souffre? Tout le monde. Leur foyer? Les pays industrialisés. Leur source? La monnaie. Alors l'économiste-du-développement est dépassé, non seulement parce qu’il n’arrive pas, quand on veut bien l’écouter, 26

à tester ses connaissances (comment traiter un malade dont on sait seulement ce qu’il n’est pas, pas ce qu’il est!), mais surtout parce que dans sa tâche quotidienne il doit compter avec le point de vue du coopérant, qui, lui, a fait la démarche inverse. II a d’abord appris l’économie fondamentale; ensuite, armé de facilités matérielles, notamment l’information dont il sait se servir, connaissant le but de sa mission, il a pu, ayant un point de référence théorique solide, mieux mesurer les obstacles locaux, mieux les maîtriser et donc mieux se faire comprendre par l’homme politique. Ici comme ailleurs, « les richesses les plus précieuses, ce sont les méthodes », pas les grands mots, ni même l’érudition. La science-économique-du-développement, quand le comprendra-t-on? est une invention de toutes pièces pour détourner l’attention des questions essentielles. Le deuxième type d’économiste africain, c’est celui qu’on pourrait qualifier de progressiste. Il sait que les « lois » de l’économie occidentale sont basées sur l'exploitation de l’homme par l’homme; elles ne sont donc pas valables dans une société juste, socialiste. Il a de l’autorité intellectuelle. Il connaît la dialectique de l’évolution des sociétés, le déterminisme scientifique, et aussi la théorie révolutionnaire. Et puis il sait parler, et ça compte en Afrique. Enfin, à la différence de son collègue du développement, l’économiste-progressiste a quelque chose à proposer : le modèle socialiste. Sa carrière dépendra du régime politique en place. S’il est dans un pays « révolutionnaire », il bénéficiera de la confiance du parti dont il concevra la philosophie et l’action économiques. Il pourra même rédiger les discours du président. L’inflation n’est qu’une manifestation des crises inhérentes au système capitaliste, ce qui est vrai. Les déséquilibres de balance de paiements, les taux de change désordonnés sont la manifestation de la lutte acharnée que se livrent les capitalistes pour dominer le monde, c’est encore vrai. Les taux d’intérêt extravagants sur les marchés participent de la 27

voracité des colonialistes, c’est toujours vrai. Mais que faire? Il faut négocier un emprunt en dollars. Pour cela, il convient d’offrir un échéancier des remboursements, capital et intérêts, après avoir prouvé à la mission de la Banque mondiale que le projet qu’on voudrait financer est rentable. Le F.M.I. n’avalisera le pays auprès des banques multinationales qu’après avoir regardé à la loupe les divers postes dans les comptes économiques nationaux, le budget de l’Etat, la balance des paiements, aujourd’hui et pendant la durée du programme qu’il faudra respecter. Tout cela, il faut en avoir une idée claire en élaborant et en exécutant le plan socialiste. Trop tard! Il ne s’agit plus d’assimiler la science économique capitaliste, il s'agit de l’appliquer. D’où les conseils erronés. Le plan restera dans les tiroirs pendant qu’on jouera le jeu capitaliste, mais sans y être préparé. Résultat : l’économie s’effondrera et il faudra recourir au colonialiste qui, lui, n’a pas changé; il a attendu patiemment et il va poser des conditions — diriger lui-même la Banque centrale, contrôler l’exécution du budget, bref disposer de l’appareil économique. Et voilà l’économiste-progressiste devenu plus libéral que les libéraux, mais moins avisé qu’eux. Il va quitter le pays pour un grand poste dans un organisme international où il défendra, souvent sans s’en rendre compte, les intérêts capitalistes. Il a de l’expérience ! S’il est dans un pays « socialiste » à l’africaine, il sera toléré mais ne sera pas écouté, parce que sa théorie ne « colle » pas à la réalité africaine. Enfin, s’il est dans un pays « modéré », il devra choisir : ou se taire et rester au pays dans des conditions frustrantes jusqu’au jour où il aura compris, ou persister dans ses déclarations gênantes et, dans ce cas, partir. Dans tous les cas, il aura appris que l’application de sa théorie passe par le bouleversement violent des institutions politiques et qu’il aurait dû, avant d’arriver à l’économie, commencer par une école de guerre. Trop tard! 28

Enfin, troisième type, l’économiste-sans-préjugé. C’est le moins fortuné. Il a voulu comprendre lui aussi, comme le coopérant, l’économie fondamentale. Ce n’était pas drôle, et il a dû traîner plus longtemps pour décrocher un diplôme équivalent à celui des deux premiers. Dès avant son retour au pays, le Pr. Dupont a prévenu les autorités qu’il s’agissait d’un utopiste qui ne comprend pas la réalité et récite ses leçons par cœur. Inutile de préciser que le Pr. Dupont n’a pas suivi les techniques récentes de l’analyse économique et que, pour lui, l’économie reste toujours politique, comme avant la guerre quand il était écouté chez lui par ses collègues. L’économiste-du-développement est chargé d’assurer la pérennité de ses idées. Après quelques années d’efforts sans succès pour ne seraitce que rencontrer un responsable, l’économiste-dudéveloppement en l’occurrence, il s’aperçoit que progressivement il oublie jusqu’à ses leçons, tandis que chaque jour ses camarades coopérants le consolent en évoquant les souvenirs de la belle époque où on faisait des « choses sérieuses ». Découragé, il est récupéré par une firme multinationale qui l’utilise à plein sans avoir, ni directement ni indirectement, contribué au coût de sa formation. Il devra lui aussi quitter la famille pour aller toucher un salaire nominal bien plus élevé. Il n'ose pas dire ce qui le chagrine : avec un salaire moindre, il se sentirait mieux.au village, mais là-bas tout le monde sait qu’il n’a pas voulu contribuer à l’effort de développement national et a préféré la facilité, la bonne vie, l’argent. Au total, privée de l’indispensable liaison entre la réflexion et l’action économiques, l’Afrique s’embrouille dans la confusion des idées qui lui tombent de tous les cieux et n’a pas le temps de mûrir ses problèmes et mettre en place des structures viables. Ses circuits financiers et monétaires, déconnectés des rouages économiques profonds, ne reflètent pas ses capacités, encore moins ses besoins. Parfois, la gestion de sa monnaie est, curieusement mais de façon savamment organisée, de plus en 29

plus confiée à des mains étrangères, plutôt incompétentes. Conséquence : l’appareil de production, extraverti comme dirait Samir Amin, branché sur l’extérieur depuis des siècles, réagit et transmet en les amplifiant les moindres chocs nés au-delà des océans et devant lesquels il reste impuissant; les prix montent sans qu’il soit possible de parler d’inflation, les produits se raréfient pendant que les travailleurs sont en chômage, les réserves extérieures fondent sans que les importations augmentent, l’épargne fuit le chemin de l’investissement qui d’ailleurs n’est pas intéressé par l’instabilité locale. Alors les textes réglementaires sortent des bureaux ministériels et présidentiels : on fixe des taux d’intérêt, des ratios de trésorerie des banques, des maxima d’emprunt par personne et pour des opérations précises, etc. La monnaie est administrée, elle n’est pas gérée et, comme toute administration, celle-ci est arbitraire. En fait, la monnaie est réprimée à l’intérieur, elle ne peut jouer le rôle qui lui revient : celui de promouvoir et de soutenir à partir du centre la vie économique, la croissance et l’ordre social. De plus, à son propos, que de faux problèmes! Faut-il dévaluer le franc CFA? Mais le franc CFA, c’est une chimère : ce qui circule à Abidjan, à Dakar comme à Lomé, c’est bien le franc français à cent pour cent. Ou encore, aurons-nous suffisamment de réserves d’or pour garantir une monnaie indépendante? Mais il y a cinquante ans que les réserves ont cessé de garantir les monnaies. Les aventures du franc malien, du cedi ghanéen ne sont-elles pas la preuve qu’un pays sous-développé, de surcroît africain, noir, ne peut avoir sa propre monnaie? Mais les aventures du franc malien et du cedi coïncident avec des changements politiques majeurs. La preuve : le sily guinéen n’a pas fait la même aventure que le franc malien, et il ne viendrait à l’esprit de personne à Accra de confier sa monnaie à un pays étranger. Dira-t-on que le sily et le cedi ne valent rien? Peut-être, mais le franc rwandais est plus solide que le franc belge et le dollar américain réunis; si solide que les Rwandais en souffrent. 30

Une monnaie indépendante n'est pas seulement possible, elle est indispensable à une politique économique qui se voudrait nationale. Encore faut-il en faire un bon usage, bien la gérer et d’abord bien comprendre d’où elle vient et à quoi elle sert, faute de quoi elle a des chances d’être autoréprimée.

… DANS UN ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL MALSAIN Réprimée à l'intérieur, la monnaie, en Afrique, l'est aussi de l’extérieur par un jeu monétaire international impropre. Que George Schultz, alors secrétaire au Trésor de l'administration Nixon, déclare en pleine crise, en mars 1973, alors que le dollar est reconnu monnaie internationale, que « la politique américaine, s’agissant de la liquidité et des taux d’intérêt intérieurs, sera uniquement déterminée par les besoins de l’économie des Etats-Unis, à l'exclusion de toute autre considération internationale 11 », quoi de plus compréhensible. Que les gouvernements européens, sous la pression du dollar, essaient de s'organiser pour sauver l'Europe, patiemment construite depuis vingt ans et menacée d'éclatement faute de coopération monétaire, en même temps que Bonn et Tokyo se consultent pour résister aux chocs des changes flottants, c'est tout naturel. Que les Arabes essaient de consolider leurs surplus pétroliers par l’institution d’un Fonds monétaire arabe et que les pays d’Amérique latine et d’Asie décrochent tour à tour leurs monnaies des liens traditionnels pour se prémunir contre l’instabilité du dollar n'est que normal. Ce qui ne l’est pas, c’est que l’Afrique attende, impuissante, que la guerre des monnaies ravage ses ressources et mette ses enfants à la famine. Il y a pire: l’Afrique croit participer à une soi-disant réforme d’un prétendu système monétaire international et aux décisions du F.M.I. C’est illusoire, elle n'a pas 5 % des voix à son conseil d’administration et ses représentants n’ont aucune 31

possibilité d’influencer les résolutions. Contrairement à l’opinion du président Giscard d’Estaing, qui estime que le F.M.I. « n’est qu’une institution internationale qui a le devoir d’exprimer la volonté commune de ses pays membres, c'est un groupement de pays 12 », le F.M.I. n’est qu'une société d’argent, comme n’importe quelle corporation nord-américaine. Le général de Gaulle n’a pas cessé de dénoncer le « privilège exorbitant » donné au dollar américain, mais la France, puissance économique plutôt moyenne, « impérialisme secondaire 13 », ne peut empêcher le dollar de dominer et le F.M.I. d’exprimer plutôt la volonté des Etats-Unis. Au demeurant, la France est mal placée pour donner des leçons d’indépendance monétaire. Parlant de la zone franc, un Américain pourrait lui répondre que « ceci n’est rien plus qu’une sorte de colonialisme volontaire — plus colonial que volontaire—, puisque beaucoup de ces nations, une fois dans la trappe du système, lui deviennent si liées qu’il n’y a plus de porte de sortie 14 ». La France est, en effet, le seul pays au monde à avoir réussi l'extraordinaire exploit de faire circuler sa monnaie, et rien que sa monnaie, dans des pays politiquement libres. En réalité, la réforme du système monétaire international ne concerne pas l’Afrique, ni le Tiers monde en général; elle doit réaliser, dit le directeur général du F.M.I. : « — une plus grande convergence des taux de croissance à un niveau moyen plus élevé; — de meilleurs résultats dans la lutte contre l’inflation; — une plus grande stabilité sur les marchés de change et — un renforcement des économies des pays en voie de développement 15 ». Vous avez bien lu : en soi, la réforme ne concerne pas les pays en développement, il n’est pas question de l’alignement de leurs taux de croissance sur celui des autres; ce dont il s’agit, c’est la croissance convergente des pays qui ne sont pas sous32

développés. Ensuite seulement, on soutiendra celle de ceux qui le sont, les Africains en tête. On créera pour eux des mécanismes particuliers, le fonds fiduciaire, le financement compensatoire et autres stocks régulateurs qui les réjouiront. D’où viendra l’argent? Mystère. Chiffres à l'appui, les économistes montrent que l’aide économique diminue. Elle diminue parce que, pour aider, il faut avoir; or, c’est de plus en plus admis, aucun pays n’a; tout le monde cherche. De l’avis même des voix américaines autorisées, telle celle de J. Kenneth Galbraith, le système monétaire mis en place en 1944 « était le cadre financier de l’hégémonie des Etats-Unis sur le monde impérialiste ». Sans doute a-t-il contribué à une expansion mondiale sans précédent, mais le monde tel qu'on l'entend alors se limite à l’Atlantique Nord et au Japon. Et, dans la phase la plus brillante de la carrière du dollar, l'Europe et le Japon sont plus des points de relais que de véritables foyers de croissance. Tout a bien marché jusqu’au jour où, comme chacun, le dollar a atteint son seuil d’incompétence. Dès que les pays intermédiaires, aidés par l’Amérique, se sont sentis assez forts pour à nouveau penser à leur fierté nationale, ils n’ont pas hésité à mettre en cause sa suprématie. Le 15 août 1971, le président Nixon a enterré l’ordre monétaire de 1944... pour mieux asseoir le dollar. Depuis, c’est le chaos, un chaos surveillé, qui prépare l'avènement d’un nouvel ordre dans lequel le dollar reprendra son fauteuil impérial, cette fois sans l’avis de personne, incontesté parce que acquis par la force, et dans lequel l'Afrique redeviendra le réservoir de l’Europe, elle-même au service des multinationales. On ne conquiert pas que par les armes. Tel est donc le sort de la monnaie en Afrique. Réprimée à l’intérieur par une inexplicable coupure entre la réflexion et l’action, réprimée de l’extérieur par des manipulations qui chaque jour révèlent un peu plus leur caractère impur, elle ne peut assumer sa fonction sociale. Ce livre voudrait convaincre 33

qu'il en est effectivement ainsi. Mais être convaincu ne suffit plus si l’Afrique veut minimiser les retombées d’une crise économique de moins en moins évitable en raison de la profondeur de ses causes. L’action est urgente. Il voudrait montrer que, dans l’art monétaire, il y a, malgré des difficultés réelles, des possibilités non moins réelles qui méritent d'être exploitées. L’action en matière monétaire demande, comme ailleurs, non seulement que le responsable ait une idée claire et simple de ce qu’il fait, mais encore, et surtout, que cette idée soit bien comprise par ceux que l’action intéresse et sans l’adhésion de qui aucun objectif ne peut être atteint : les citoyens. Il convient que la monnaie cesse d’être l’affaire de quelques « technocrates » au langage hermétique, souvent irresponsables devant les peuples. Phénomène social par essence, source de progrès des économies modernes ou qui aspirent à l’être, la monnaie devrait pouvoir être comprise par tous ceux que le fonctionnement du corps social intéresse, économistes ou pas. Plagiant cet homme d’Etat, on pourrait sans exagération dire que « la monnaie est une chose trop importante pour être laissée aux mains des monétaires ». De toute manière, elle s’est, ces derniers temps, complexifiée au point où, souvent, ceux qui passent pour en être les experts s’égarent. La ramener à la dimension humaine, la rendre intelligible, est plus qu’une nécessité; c’est une urgence. Clarifier c’est moraliser, dit le philosophe. Toutefois, que le spécialiste se rassure : sa science ou sa technique ne seront pas massacrées. Pour simples qu’elles paraissent, les idées qui seront développées n’en traduisent pas moins des phénomènes difficiles à saisir. L’auteur pense en être conscient. Mais il pense aussi que les a priori, les définitions acquises, bloquent parfois la compréhension des questions monétaires. John Maynard Keynes, que l’homme de science connaît bien, écrivait en 1923 : « Nulle part les notions conservatrices ne s’estiment plus justifiées que dans le domaine monétaire, alors que nulle part le besoin d’innovation ne se fait 34

sentir davantage 16. » Il faudra probablement plus de patience au spécialiste, pour suivre les développements, qu’au nonspécialiste, fie premier pourrait être dérouté par des définitions ou des conclusions radicalement opposées à des notions qui lui sont familières, presque naturelles. Qu’il veuille bien, avant de conclure, se donner une minute de réflexion. Les greffes les plus vigoureuses poussent sur les branches coupées, dit la parabole. De son côté, le lecteur non initié à l’économie, ou à la monnaie, ne doit pas s’y tromper. C'est en pensant constamment à lui que ces pages ont été rédigées. Mais ce n’est ni une histoire ni une description de l’économie africaine qui lui sont proposées. Il en trouvera ailleurs, écrites avec beaucoup plus de savoir et de talent. Il s’agit plutôt d’une invitation à la compréhension du rôle des phénomènes monétaires dans les douleurs de l’Afrique. C’est pourquoi ce livre ne recule pas devant la « théorie », qui fait si mauvaise presse et qui, en définitive, n’est ou ne devrait être qu’une idée, ou un enchaînement d’idées, aussi simples que possible, éclairant la « pratique » : « L’opposition des praticiens et des théoriciens est, sur le plan de la réflexion, la plus vaine qui soitI7. » La raison en est que la théorie, la bonne, n’est que le résumé, la substance de la réalité, laquelle à son tour exploite la théorie. On ne peut théoriser une réalité qui n’a pas été préalablement observée. On ne peut non plus pratiquer ce qu’on ne conçoit pas. C’est donc à un approfondissement, une recherche dans la sphère particulière de la monnaie des racines profondes des douleurs de l’Afrique, une vue moins superficielle, en somme, des causes de ses souffrances, qu’il est convié. Il est prié de ne pas mépriser la théorie, c’est-à-dire la réflexion, s’il veut se faire une idée claire de cette arme redoutable qu’on manipule pour perpétuer l’oppression ; la monnaie. Quelque lourd que soit le bilan colonial ou néocolonial, il n’est rien devant ce qu’on lui réserve. Des études très sérieuses prévoient, pour l’an 2000, un revenu annuel par tête de 60 dollars au Nigérian dont le sort 35

passe pour être l’un des plus enviables en Afrique. A la même date, l’Indien en aura 140 (plus du double), le Pakistanais 250, l’Allemand 5 850, l’Américain 11 000, le Japonais 23 000 l8. Heureusement, il n’en sera pas ainsi, parce que tout ne se passera pas comme « prévu », C’est sûr. La pauvreté ne sera pas la richesse des nations. Il n’est plus raisonnable d’imaginer que les aspirations à l’indépendance et à l’unité de l’Afrique que nos artistes chantent tous les jours resteront éternellement sans écho!

36

PREMIÈRE PARTIE

L’AUTORÉPRESSION

A mi-chemin entre les indépendances politiques et la fin du siècle, l’Afrique en est encore à la recherche de l’indépendance économique. Du document de base du plan à la loi de finances, du discours du sous-préfet au programme du chef de gouvernement, l’accent est mis sur « l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique serait un vain mot ». Mais qu’est-ce que l’indépendance économique? L’autosuffisance? le retournement sur soi? Assurément pas, dans un monde dont on s’accorde à reconnaître qu’il est essentiellement caractérisé par l’interdépendance entre nations, en dépit des menaces protectionnistes qui renaissent en Occident. Le développement autocentré, mille fois répété par Samir Amin pour renverser le cours de la croissance extravertie que la colonisation a imprimée à l’Afrique? C’est une idée à creuser et à exploiter dans la mesure où, après avoir exporté les hommes et les richesses 37

pour construire l’Occident, l’Afrique est toujours l’objet d’âpres appétits. En attendant, nous pouvons sans difficulté admettre que l’indépendance économique, c’est la possibilité pour chaque pays d’orienter sa politique de développement dans le sens qui lui convient, qui assure le mieux-être matériel de sa population et donc le contrôle de l’exploitation de ses ressources. On peut discuter indéfiniment autour de la question de savoir si le bienêtre matériel procure le bonheur. Nous ne le ferons pas ici, laissant aux sociologues et aux autres spécialistes des sciences humaines le soin de nous éclairer un jour. Il est fort possible que la pauvreté soit la vraie richesse des nations. Mais l’expérience montre que la force économique, c’est-à-dire la force tout court, libère l’esprit et permet de faire prévaloir sa conception du bonheur. Que, dans les boîtes de nuit de Dakar et de Libreville, on danse au rythme de Da Dou Ron Ron n’est nullement la preuve que Da Dou Ron Ron est plus dansant que Bolingo Passi. Non. Simplement, parti de l’Amérique, Da Dou Ron Ron s’écoute et se danse à Dakar et à Libreville, via Johnny Hallyday; c'est exactement la trajectoire du dollar: « La musique est parallèle à la société des hommes, structurée comme elle et changeante avec elle » C’est vrai pour la musique, c’est vrai pour l’art en général qui traduit et reflète les modes de vie, les civilisations. Or, dans le monde actuel, il est pratiquement impossible de contrôler les ressources nationales si les circuits financiers et monétaires ne sont pas libérés au profit des populations concernées. C’est ce que cette première partie se propose de montrer sur un échantillon de six pays. Auparavant, il convient de définir la monnaie et sa fonction économique, ce qui permettra de voir comment, pour avoir été autoréprimée, elle a neutralisé le progrès. Au passage, on tentera de situer les responsabilités.

38

Chapitre I

Clarifier la monnaie Tout ce qui est simple est faux. Tout ce qui ne l'est pas est inutilisable. Paul Valéry

Demandez

à tel économiste, prix Nobel, ce qu’est la monnaie, il vous répondra que c’est M . Interrogez tel autre, tout aussi célèbre. Réponse: c’est M ; c’est d’autant plus vrai que c’est ainsi que l’entend le F.M.I., la citadelle du savoir monétaire. Un troisième? C’est M parce que c’est ainsi qu’on la calcule au pays de Sa Majesté la reine d’Angleterre. Et Londres est presque synonyme de cité monétaire. Un quatrième estimera que, pour les besoins de sa démarche intellectuelle, la définition lui est indifférente. Ces hésitations ne traduisent pas seulement des divergences idéologiques profondes, ou des courses à la célébrité. Elles révèlent aussi des retards intellectuels devant un phénomène qui évolue avec la société. Beaucoup d’erreurs en matière monétaire s’expliquent par des legs du passé. Quoi qu’il en soit, M , M ou M sont des nombres. Ils indiquent un mode de calcul de la quantité de monnaie et non sa définition, laquelle se situe en amont du calcul. 1

2

3

1

2

3

Posez la même question à l’étudiant de deuxième année de sciences économiques de l’université d’Abidjan. Réponse : Aristote a donné une définition de la monnaie qui est restée 39

invariable depuis •— « C’est le bien qui est à la fois moyen de paiements, unité de compte et réserve de valeurs. » Deux ans après, à la fin de sa licence, ayant appris les mécanismes de l’inflation, le même étudiant vous dit qu’il se demande si la monnaie est vraiment une réserve de valeurs, puisqu’elle se déprécie chaque jour et que chacun cherche à en conserver le moins possible. On en arrive à la conclusion que « la littérature sur la théorie monétaire recouvre ou touche pratiquement toutes les branches de l’analyse économique ; pourtant, elle ne contient pas une seule caractérisation ni du bien monnaie ni d’une économie monétaire 1 ». En somme, quoiqu’ayant occupé les esprits depuis Aristote et ayant laissé une volumineuse littérature, la question reste de savoir : qu’est-ce que la monnaie? La définition d'Aristote est-elle donc fausse? Non, mais elle permet seulement, devant la monnaie, de la reconnaître; ce n'est pas, dans les économies modernes, une définition utile. Elle est un peu comme le zèbre : on ne sait pas ce qu’il est, mais quand on le voit, on sait que c’est un zèbre. Ou encore comme un pays en développement : on ne sait pas exactement ce qu'il est, mais quand on en a le nom, on peut dire qu’il est sous-développé ou pas, parce qu’on sait s'il est ou pas membre de l’O.C.D.E. De telles définitions, si elles permettent de décrire la chose définie, sont d’un bien maigre recours quand il s'agit de s’en servir. Pour être utile, une définition doit être fonctionnelle; non seulement décrire, mais encore donner le rôle de la chose définie, son origine, sa destination : « La monnaie, dit un grand économiste anglais, c'est ce que la monnaie fait2. » Et ce qu'elle fait dépend du milieu, du type de société, des rapports aussi bien de production que d’échange qui régissent les hommes à un moment donné. L'étudiant de tout à l’heure, après mille lectures, et désireux de se faire comprendre, pourra valablement répondre à la question posée en disant : « La monnaie, c’est une créance à vue sur le système bancaire. » Ce n’est pas seulement une bonne réponse, c’est à mon avis la seule. Mais, pour bien comprendre comment la monnaie n'est devenue qu'une simple créance, un 40

droit de rembourser sur le système bancaire, droit qui n'est d'ailleurs précédé d'aucune remise, il faut interroger l’histoire. Les hésitations en matière de monnaie s'expliquent, à coup sûr, par la complexité même du phénomène. Il y a cependant un héritage intellectuel du passé, transposé dans un monde radicalement différent, doublé d’un langage technique, mystérieux et parfois tout à fait incorrect des banquiers, qui en gênent considérablement la compréhension. C’est pourquoi il est indispensable de se faire une idée, aussi claire que possible, de la fonction, du rôle de la monnaie au cours des étapes successives de son histoire.

SURVOL RAPIDE DE L’HISTOIRE DE LA MONNAIE Chacun de nous a à sa disposition trois sortes d’instruments pour régler ses achats : les pièces, les billets de banque et les chéquiers qu’il peut signer s’il a préalablement déposé de l’argent dans son compte bancaire. Il y en a deux autres : la carte de crédit et le virement qui se développent de plus en plus dans les pays comme les Etats-Unis ou les pays européens et dans le règlement de grosses dettes, mais qui dans leur nature ne diffèrent pas fondamentalement du chéquier et que nous pouvons négliger sans grand dommage. Les pièces, c’est de la monnaie métallique; les billets, c’est ce qu’on appelle la monnaie fiduciaire: le chéquier n’est pas de la monnaie, il ne l'est qu'à concurrence du dépôt effectué auprès de la banque, c'est donc le montant disponible à la banque qui constitue la monnaie ; on l’appelle monnaie scripturale. Il y a entre le billet de banque et le compte bancaire, d’une part, les pièces, de l'autre, une différence infiniment plus grande que celle qu’il y a entre le billet et le compte bancaire par exemple. En fait, sous forme de pièces, la monnaie a vécu des millénaires, alors que les billets et les comptes bancaires ne datent que d’à peine trois siècles. L’apparition de la monnaie non métallique marque le véritable tournant dans l’histoire de la monnaie3. 41

De la monnaie de compte à la monnaie-papier Dans les temps les plus anciens, quand les hommes vivaient du produit direct de leur travail et que chaque famille se suffisait à elle-même ou presque, il n’y avait pas de monnaie parce qu’il n’y avait pas d’échange, ou que l’échange était réduit au minimum. Grâce à une division du travail fondée sur les aptitudes de chacun de ses membres, la famille, le ménage comme nous dirions aujourd’hui, s’autosuffisait. Dès que, entrant en rapport les uns avec les autres, les hommes ont éprouvé le besoin de s’échanger les choses, la monnaie est apparue comme une nécessité, une nécessité sans laquelle il n’y aurait pas de groupement humain dépassant le cadre familial. La proposition en trois points citée d’Aristote : pas de communauté sans échanges, pas d'échange sans égalité, pas d’égalité sans commensurabilité, permet de comprendre pourquoi. Pas de communauté sans échanges, cela va de soi. Par définition même, la communauté c’est la dépendance de chaque membre à l’égard des autres : on n’imagine pas une ville où chacun produit son riz, ses vêtements, ses cigarettes, sa viande, etc. Le tailleur doit pouvoir se consacrer à la couture, le boulanger à la fabrication du pain, le cordonnier à la fabrication de la chaussure, le chasseur à la chasse. Chacun doit pouvoir disposer du produit de son travail bien sûr, mais aussi en échanger le surplus contre ce qu’il ne produit pas. Echanger sur quelle base? Sur une base aussi égalitaire qui possible, une base telle que personne ne se sente lésé. L’échange serait inégal si, offrant le même kilo de viande, deux chasseurs recevaient en contrepartie l’un 2 kilos de riz et l’autre 4 kilos Cette opération serait impossible au même endroit : le premier chasseur, s’il connaissait celui qui propose le riz au deuxième chercherait à lui vendre sa viande; de même, les vendeurs de riz chercheraient à s’adresser à lui puisqu’il est moins exigeant. Ainsi les échangistes entreraient en négociation jusqu’au moment où chaque chasseur recevrait contre son kilo de 42

viande la même quantité de riz. En l’occurrence, chacun recevrait 3 kilos de riz pour 1 kilo de viande. Il y aurait alors un seul prix de la viande; ou, si l’on veut, le prix de la viande contre le riz s'établirait, une fois le marché conclu, indépendamment des prétentions initiales des échangistes : 1 kilo de viande égale 3 kilos de riz, parce que sur le marché il y a en tout 2 kilos de viande et 3 kilos de riz. Si les conditions du marché se modifiaient, et si, par exemple, il y avait un troisième vendeur de riz avec 6 kilos, il y aurait en tout 12 kilos de riz à échanger contre 2 kilos de viande et le kilo de viande coûterait 6 kilos de riz. Inversement, si c'est un troisième vendeur de viande qui se présentait, portant le poids total de la viande sur le marché à 3 kilos, le kilo de viande couterait 2 kilos riz. Ainsi dont, au même endroit, sut le même marché, il ne peut y avoir qu'un prix d'un bien contre un autre. Pourvu qu’il n’y ait pas de tricherie et que les participants à l'échange soient entièrement informés des conditions du marché, du volume total des biens, objets d'échange. S'il y avait trois biens sur le marché, les mêmes marchandages prendraient place jusqu’à ce qu'il n'y ait qu’un prix d’un bien contre un autre. Il y aurait à la conclusion du marché trois prix en tout, c'est à dire autant que de laçons de prendre les trois biens deux à deux. Avec quatre biens, il y aurait six prix, avec cinq biens dix prix, etc. On voit que, à mesure que le nombre de biens augmente, le nombre de prix augmente aussi, mais infiniment plus vite. Nombre de biens :

2

3

4

5

10

...

100

...

Nombre de prix :

1

3

6

10

45

...

4950

...

On mesure le tissu de marchandages qui entreraient en jeu pour seulement cinq biens sur le marché. A la limite, faute d’avoir des informations sur les prix offerts et demandés, les échangistes pourraient remettre la séance à plus tard; du moins pour les biens non rapidement périssables : l’échange n’aurait pas lieu, parce que l’égalité serait difficile à trouver, le nombre de 43

prix étant trop élevé. C’est pour éviter ces complications qu’il est apparu nécessaire de rendre les biens commensurables, susceptibles d’être mesurés par un bien unique, étalon, et donc mesurables entre eux Dans le cas de deux biens, il n’y a pas de problème ; il y a un prix. Supposons qu’à partir de trois biens les échangistes décident de retenir un bien, par exemple le lait pour fixer les idées, comme unité de compte et évaluent tous les autres en litres de lait. Bien entendu, 1 litre de lait égale 1 litre de lait, autrement dit le prix du lait par rapport à lui-même égale 1. Supposons encore que les conditions du marché soient telles que 1 kilo de viande égale 6 litres de lait et que 1 kilo de riz égale 2 litres de lait. Il en résultera que 1 kilo de viande égale 3 kilos de riz. En d’autres termes, la connaissance du prix de chaque bien en termes de bien-étalon donne en même temps les prix relatifs de tous les biens pris deux à deux. On aura ainsi trois prix en tout : celui du riz en lait, celui de la viande en lait et, en conséquence, celui du riz en viande. 1 kilo de viande = 6 litres de lait 1 kilo de riz = 2 litres de lait d’où l’on tire : 1 kilo de viande = 6/2= 3 kilos de riz Avec un quatrième bien, disons le café, le lait restant toujours l’unité de compte, on pourrait avoir : 1 kilo de viande — 6 litres de lait 1 kilo de riz = 2 litres de lait 1 kilo de café = 3 litres de lait et donc : 1 kilo de viande = - = 3 kilos de riz 2 1 kilo de viande = 6/3= 2 kilos de café 1 kilo de riz = 2/3 kilo de café 44

Soit en tout les six prix qu’on avait sans unité de compte. Le nombre de prix est donc passé de trois à deux pour trois biens et de six à trois pour quatre biens. Les prix relatifs des biens deux à deux ne sont que les conséquences de ceux exprimés à l’aide du lait. En poursuivant le raisonnement avec un nombre croissant de biens, on aurait : Nombre de biens : Nombre de prix :

2 1

3 2

4 3

5 4

... ...

10 9

... ...

100 99

Le gain est considérable. Notons bien que la quantité du bien faisant fonction d’unité de compte importe peu, s’agissant de l’évaluation des autres biens entre eux. En multipliant par deux la quantité de lait, tous les autres prix exprimés en lait seraient diminués de moitié, et les prix relatifs resteraient inchangés. Inversement, si la quantité de lait était réduite de moitié, les prix relatifs seraient encore inchangés. Ce qui est important, c’est la décision prise au départ suivant laquelle 1 litre de lait égale 1 litre de lait, et le maintien de cette décision. Notons aussi à ce stade que le choix du lait est arbitraire : n’importe quel bien, pour les besoins de calcul des prix relatifs, peut être retenu. On l’appelle le numéraire. La monnaie serait donc apparue dès le début de la civilisation urbaine comme une unité de compte, pour permettre ou au moins faciliter le calcul économique et rendre les transactions à la fois aisées et équitables : il est évident que, dans notre exemple, si un vendeur de viande se faisait offrir moins de 3 kilos de riz, il refuserait l'échange, se procurerait d’abord 6 litres de lait et les vendrait à raison de 2 litres de lait par kilo de riz pour avoir 3 kilos de riz. Les historiens ne sont pas d’accord sur la chronologie des trois caractéristiques de la monnaie telles que les avait énoncées Aristote, mais il semble bien que la monnaie, unité de calcul économique, soit apparue la première. C’est ainsi que, semble-t-il, « nous avons la certitude absolue que l’Egypte n’avait pas de monnaie d’échange... les échanges se faisaient 45

uniquement par troc4 », mais les biens étaient évalués en shats, unité de compte purement idéale, non matérielle. Ce n’est que bien plus tard, lorsque, dépassant le stade de la vie au jour le jour, avec un horizon économique moins immédiat, les hommes éprouvent le besoin de se prémunir contre les aléas de l’avenir et d’accumuler les biens, qu’apparaît la fonction de réserve de la monnaie, et d’ailleurs indépendamment de la fonction d’unité de compte. Evidemment, l’accumulation, l’épargne, se fera sous forme d’un bien réunissant les caractéristiques de durabilité et de divisibilité (pour être utilisé au moment et en quantité voulus) : le métal. Les premières pièces métalliques n’apparaissent que vers le IIe millénaire avant JésusChrist, alors que la monnaie de compte était connue dès les débuts de la civilisation urbaine. Quant à la troisième fonction, celle d’être un moyen de paiements, un intermédiaire d’échanges, il faudra attendre qu’une autorité juridique et politique reconnue ou acceptée par l’ensemble des membres de la collectivité garantisse leur valeur aux pièces. Une telle autorité ne pouvait être que l’Etat. C’est ce que fera Gysès, descendant d’Hammourabi, au vin' siècle avant Jésus-Christ. Tout détenteur d’une pièce métallique frappée du sceau de l’Etat, en l'occurrence de l'empereur, sera prémuni contre toute altération éventuelle, sauf, bien entendu, celle qui serait opérée par l’Etat lui-même. La pièce aura alors un caractère fiduciaire, une force libératoire. Elle n’est pas susceptible de refus en règlement d'une dette. C’est ce caractère fiduciaire qui donne le départ de la monnaie telle que nous la connaissons aujourd’hui : la monnaie c’est une « créature de l’Etat5 », elle est essentiellement cela. Et nous verrons que l’une des causes de l’inflation qui ravage le monde depuis une dizaine d'années, c’est la multiplication de signes monétaires non contrôlables par un quelconque gouvernement. Le but de ce bref rappel n’est pas une simple curiosité historique, quoique les banquiers auraient intérêt à regarder 46

l'histoire avec un peu moins de mépris sous prétexte qu’ils ont des techniques, car nous verrons que, faute de comprendre la nature évolutive de la-monnaie, beaucoup de décisions, beaucoup de dispositions techniques consacrent plutôt des fantômes. On sait, par exemple, que la notion de garantie de la convertibilité des monnaies est le mot magique pour faire avaler les plus grosses couleuvres à l’Afrique. La convertibilité des monnaies au sens où on l’entend souvent est morte depuis plus d’un demi-siècle. Nous y reviendrons plus amplement. De la même façon, on a tendance à ne pas reconnaître à la monnaie sa caractéristique originelle d’instrument de calcul économique ; on préfère mettre l’accent sur la notion de réserves, alors que la qualité d’instrument de réserve n’est apparue que tout à fait indépendamment de l'existence de la monnaie : on peut constituer des réserves avec tout bien jugé commode: d’ailleurs, la monnaie à l'heure actuelle ne peut pas être une réserve. Plus personne ne songe à garder des billets ou à grossir son compte à vue en banque pour préparer l’avenir : l'inflation rongerait l’un et l’autre et, à la limite, appauvrirait l’imprudent qui ferait cette erreur. La vraie caractéristique de la monnaie, celle qui permet à la vie collective d’abord d’être possible, ensuite de progresser, c’est qu’elle facilite, pour ne pas dire permet, le calcul économique, c’est-à-dire en définitive l’action, laquelle n’est valable que si elle est soutenue par de bonnes prévisions. « Dans la science économique, le seul critère de la vérité est la prévision6. » Une monnaie qui ne donnerait pas le cadre social dans lequel les citoyens pourraient faire des prévisions et qui les mettrait à la merci de n’importe quelle surprise ne serait pas de la bonne monnaie. C’est ainsi que l’inflation que l’Afrique se laisse imposer comme un démon tombé du ciel, alors qu’elle est une création humaine voulue, présente un aspect auquel l’opinion publique n’accorde pas toujours l’attention qu’il mérite : fausser les calculs et déjouer les prévisions. N’importe quel aventurier imprudent peut faire fortune en période d’inflation. Tandis que le plus avisé des hommes d’affaires peut 47

être amené à déposer son bilan. L’inflation touche plus facilement les entreprises les plus respectueuses des intérêts du consommateur. Par exemple encore, entreprendre une intégration économique de l’Afrique de l’Ouest, alors que la commerçante togolaise ne sait pas ce que lui rapporteront dans un mois, dans trois mois ses ventes au Nigeria, vu les variations de cours du naïra par rapport au franc CFA, c’est, pour un long voyage, enfourcher un cheval anémié. Nous verrons que, au niveau international même, l’ignorance ou l'oubli de cette caractéristique fondamentale de la monnaie conduit à des situations absurdes qui donnent l’occasion de faire des réunions interminables, au nom ronflant, mais absolument sans intérêt. Qui n’a entendu parler des droits de tirages spéciaux, la monnaie internationale, l’or-papier. Eh bien! les droits de tirages spéciaux ne sont pas de la monnaie, ils n’ont même pas franchi l’étape d’être une unité de compte : les échanges internationaux se « comptent » en dollars. Plus près de la vie quotidienne africaine, la circonstance déroutante que le commerçant grec ou libanais est capable de vendre le même pagne, au même endroit, à des prix variant du simple au double traduit simplement le fait qu’il n’y a pas de véritable communauté : il y a des mondes à part, séparés par des informations différentes. On pourrait, dès maintenant, multiplier des exemples de situations incompréhensibles, mais continuons notre histoire. Donc, sous le Haut-Empire, la monnaie a réuni les trois caractères énoncés par Aristote. L’Empire romain s’en trouvera renforcé, mais, comme tous les gouvernements, l’empereur s’en servira pour ses propres besoins, notamment de financement de l’armée, et le Bas-Empire sera une période de manipulations monétaires par l’Etat qui, fréquemment, frappera des pièces avec des contenus métalliques de moins en moins consistants, maintenant des valeurs nominales à des pièces qui 48

contiennent de moins en moins de métal, ouvrant ainsi les portes de l’inflation qui va emporter l’Empire. Alors s’ouvrira une ère d’anarchie monétaire, où chaque royaume « barbare » frappera sa monnaie. Le Moyen Age prolongera cette situation, le pouvoir monétaire passera aux seigneurs battant chacun sa monnaie. La force de l’Eglise qui sortira de cette décadence du pouvoir politique n’arrangera pas les choses : les lois de l’Eglise réprimeront davantage la monnaie, notamment par l’interdiction de l’usure, en fait du prêt à intérêt. On tentera de les contourner bien sûr, mais, réprimée fondamentalement, la monnaie maintiendra la vie économique au niveau le plus bas. L’Occident consacrera ses forces à la construction de ses cathédrales. Il y a de bonnes raisons de penser que c’est pendant cette période que l’Afrique prend sur l’Occident l’avance qui lui permet l’organisation économique et commerciale qui a impressionné les historiens. Alors que le seigneur féodal et le roi fainéant vivent de leurs rentes terriennes, font la guerre et vont se faire bénir à l’Eglise, l’Etat africain non seulement encourage les échanges et s’abstient de les gêner avec des complications administratives, se contentant d’un impôt raisonnable pour couvrir les besoins des services publics — c’est le cas des royaumes akan du sud de l’actuelle Côte d’ivoire —, mais encore participe directement au commerce à longue distance (parfois deux mille kilomètres), procurant sécurité, conseils et souvent financement aux caravanes, comme dans les royaumes mossi et du Dahomey ou chez les Haoussa7. Alors que le prêt à intérêt est puni par l’Eglise romaine, des lois sévères réglementent le prêt, protègent les créanciers et sanctionnent les défauts de paiements aussi bien dans les Etats musulmans de l’ouest du Soudan, où les interventions coraniques contre l’usure n’ont pratiquement aucun effet sur les opérations financières, que dans les Etats de la zone forestière, les royaumes yorouba par exemple.

49

Une telle organisation des échanges et une maîtrise aussi profonde de l’espace sont inconcevables sans une construction monétaire solide. L’Afrique précoloniale en a une. Elle a ce que les historiens appellent monnaies spécifiques (special purpose money) qui, tout en réunissant les caractéristiques énoncées par Aristote, sont d’un usage géographiquement restreint : ce sont en réalité des monnaies nationales, leur nature varie avec les régions (tissu à Bomu, en Sénégambie et surtout chez les Wolof, métal ferreux sur la côte de la Haute-Guinée, barres de cuivre dans le delta du Niger). Il y a aussi des monnaies « universelles » (general purpose money) à vocation interrégionale : d’abord, l’or dont on observe la circulation dans l’ouest du Soudan et dans les régions forestières du royaume ashanti au XIe siècle, et qui y existait « probablement avant »8 sous forme soit de poudre, soit de pièces (le mithgal frappé à Nikki au Bénin actuel)9. Ensuite, le cauri dont on décéléra l’utilisation plus tard (au XVe siècle en Mauritanie). Pourquoi? Pour parer à l’insuffisance de l’or. C’est ce qu’on appellera, après la Première Guerre mondiale en Occident, étalon de change or, ou gold exchange standard. Le taux de conversion du cauri en or est tantôt fixe, tantôt variable : l’Afrique n’a pas attendu le XXe siècle pour connaître les subtilités des changes flottants. L’organisation proprement dite du crédit et du financement comprend deux catégories d’institutions : au niveau du village, il y a des associations de crédit telles que les esusu yorouba, destinées à collecter des fonds à des fins essentiellement sociales comme les funérailles. Au niveau national et international, on a des marchés de capitaux où opèrent les marchands et les banquiers spécialisés, implantés dans les grands centres, les entrepôts : ils financent les activités au nom de leur clientèle et spéculent sur la « valeur » des monnaies; les taux d’intérêt reflètent la rareté des capitaux.

50

Cet édifice sera détruit par la violence du choc colonial. L’Afrique disparaîtra de la scène politique, économique et monétaire. On n’en parlera plus jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Revenons en Europe. Le réveil de la longue nuit économique du Moyen Age ne sera effectif qu’avec le renforcement du pouvoir temporel, disposant en matière monétaire d’une compétence territoriale dépassant les petits fiefs, la levée de l’interdiction de l’instrument de politique monétaire irremplaçable qu’est le taux de l’intérêt, et surtout la découverte du Nouveau Monde d’où l’or viendra en quantité suffisamment abondante pour nourrir la vie économique. Ce réveil, ce redressement seraient cependant restés bien limités, et en réalité au niveau purement commercial, si dans le domaine monétaire ne s’était pas opéré, à la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècle, un changement radical qui va conditionner la révolution industrielle en Occident : la naissance de la banque. Jusque-là, en effet, les orfèvres qui font office de banquiers reçoivent en dépôt et prêtent du métal. On peut résumer leur situation, leur bilan de la manière suivante, l’actif représentant les avoir, le passif les dettes ; Actif

Passif

Métal cédé (prêté) Total x

Métal reçu (déposé) = Total x

Leur travail consiste donc à recevoir le métal d’une main, à le reprêter de l’autre. Ce sont de véritables intermédiaires financiers. A ceux qui leur remettent du métal, ils délivrent des « récépissés de dépôts ». Ces récépissés sont d’abord utilisés comme garantie aux dettes de leurs titulaires, puis, progressivement, se mettent à circuler par endossement, comme on endosse un chèque aujourd’hui. Et c’est ainsi que peu à peu ils deviennent des instruments de paiements, bien imparfaits cependant, parce qu’il leur manque l’élément qui en assure la 51

stabilité et la sécurité ; le sceau de l’Etat. Il ne tardera pas à venir. En 1694, à la faveur de circonstances sur lesquelles, pour notre propos, il est superflu de s’étendre, est créée la Banque d’Angleterre. Son capital, souscrit par quelques marchands, est entièrement prêté au roi pour financer l’armée. En retour, la Banque d’Angleterre remet à ses créanciers des billets, semblables aux récépissés de dépôts des orfèvres. Comme eux, ils deviennent progressivement un moyen de paiements. Les orfèvres avaient remarqué que les demandes de remboursement des dépôts ne se faisaient pas globalement et en même temps, et pour cela s’étaient mis à émettre des récépissés au-delà de la quantité de métal qui leur était confiée. C’était la véritable découverte qui allait changer du tout au tout l’ordre monétaire. La Banque d’Angleterre fera la même chose. Se rendant compte que la demande du remboursement total de son capital était impossible, elle émettra des billets, toujours sans le sceau de l’Etat, en quantité supérieure à son capital. Le bilan de la Banque d’Angleterre qui au départ était : Actif Métal Total x devient alors :

Passif Billets = Total x

Actif Métal Crédit à l’Etat

Passif Billets

Total x

= Total x

En somme, la Banque d’Angleterre crée, au profit du roi pour régler ses dépenses, des billets en quantité supérieure au métal qu’elle a en caisse. Cette circonstance risque de la mettre en difficulté lorsque, en 1696, à la suite d’une hausse notable des prix, les détenteurs de billets cherchent à les convertir en or. Pendant pratiquement tout le XVIIIe siècle, il y aura en Angleterre une querelle entre la Banque, institution privée mais 52

émettant des billets non couverts par le métal et désireuse de maintenir sa crédibilité, d’une part, et le public, d’autre part, de plus en plus en possession de billets théoriquement convertibles en métal, mais en fait inconvertibles parce que la Banque d’Angleterre n’en a pas suffisamment. L’Etat interviendra constamment pour tranquilliser les uns et maintenir l’honorabilité de l’autre. C’est ainsi que, le 3 mai 1797, le gouvernement interdit à la Banque d’effectuer toute conversion de billets jusqu’au 24 juin : c’est le Bank Restriction Act. La solvabilité de la Banque est préservée; elle peut prétendre qu’elle ne s’oppose pas à la conversion, et que simplement elle s’incline devant une décision gouvernementale. Le public est tranquillisé parce que la décision est temporaire. Le Bank Restriction Act est, dans l’histoire monétaire, un événement marquant. C’est le début du cours forcé du billet de banque. En fait, d’ailleurs, la décision est suivie d’un ensemble de réglementations des opérations de la Banque d’Angleterre et des autres banques qui aboutissent en 1812 à l’établissement du cours légal des billets : non seulement ils sont émis au-delà de la quantité du métal qui les garantit, mais on ne peut plus les refuser en règlement d'une dette. Le billet, monnaie-papier, prend le caractère fiduciaire qu’il a aujourd’hui. En Angleterre circule du papier ayant une force libératoire, mais dont la valeur faciale est attribuée par l’Etat. La Banque d’Angleterre n’est pas inquiétée car, grâce à une politique bien élaborée, l’or entre dans le pays. Chaque détenteur de billets peut en demander la conversion en métal, mais une demande de retrait global est improbable. Ce qui est important, c’est que, à la différence des périodes précédentes, l’Etat n’éprouve plus le besoin de modifier le contenu métallique des pièces qu’il frappe pour se procurer des ressources. Il lui suffit de demander, conformément au bilan précédent, des avances à la Banque d’Angleterre qui répondra en émettant des billets en contrepartie des « crédits à l’Etat », c’est53

à-dire contre une simple reconnaissance de dette qui ne sera jamais remboursée. Cette faculté se révélera être, malgré l’apparence inflationniste qu’elle présente, salutaire pour la politique économique nationale. Avant, la quantité de monnaie dépendait de la quantité de métal en circulation, elle s’identifiait presque à elle. Et si elle était estimée insuffisante, l’Etat procédait à une altération du contenu des pièces, c’est-à-dire à une opération brutale, visible, sensible par tous les citoyens. Désormais, il lui suffit de procéder par petites émissions, presque imperceptibles pour le public, de billets pour financer ses opérations ou, dirions-nous aujourd’hui, pour répondre aux besoins de l’économie. « La substitution du papier à la place de la monnaie d’or et d’argent est une manière de remplacer un instrument de commerce extrêmement dispendieux par un autre qui coûte infiniment moins et qui est quelquefois tout aussi commode10. » Il ne restera plus à la monnaie, pour être l’instrument de politique économique que nous connaissons aujourd’hui et telle qu’elle apparaîtra au chapitre suivant, que des indicateurs de ces besoins : le taux d’intérêt par exemple. Dans les antres pays d’Europe, en France notamment, l’utilisation par la puissance publique de la Banque centrale à des fins de politique économique, et plus précisément pour fabriquer les billets sans contrepartie métallique, n’apparaîtra que bien plus tard : cent ans après. C’est l’explication du retard de l’Europe continentale sur l’Angleterre industrielle.

De la monnaie-papier à la monnaie-écriture Pendant ce temps, bien sûr, les orfèvres continuent d’émettre des récépissés de dépôt contre le métal que leur apporte leur clientèle. Et puis, du moment que le billet émis par la Banque d’Angleterre, et plus généralement la Banque centrale, est devenu de la monnaie fiduciaire, non susceptible de refus en règlement d’une dette, le public peut s’en servir non seulement comme unité compte et instrument de paiement, mais aussi comme réserve de valeurs. Il le dépose chez l’orfèvre, comme l’or, 54

et en retour reçoit un récépissé. Il ne restera plus qu’à transformer le récépissé en un carnet à plusieurs feuillets divisibles, que le déposant pourra utiliser au fur et à mesure des besoins pour régler ses factures : c’est le chèque qui se généralise au XIXe siècle. Les orfèvres (en fait, les dynasties bancaires nées au XVe et au XVIe siècle) deviennent les banques commerciales d’aujourd’hui. Elles mettent à la disposition de leur clientèle des dépôts à vue dont celle-ci peut se servir pour effectuer ses paiements : la monnaie. Leur situation est alors : Actif

Passif

Métal + billets Crédits

Dépôts à vue

Total x

= Total x

Cette structure de la banque commerciale, si simple qu’elle paraisse, est à l’origine d’erreurs, jusque dans les milieux spécialisés, et il convient de bien la comprendre pour éviter des interprétations incorrectes qui faussent les analyses en créant des confusions. L’orfèvre, le banquier, reçoit donc du métal et des billets émis par la Banque centrale. En contrepartie, il crédite le compte du déposant, lequel peut tirer des chèques à concurrence du montant déposé. Toutefois, sachant que les déposants ne viendront pas tous réclamer leur métal ou leurs billets en même temps, il peut se permettre de créditer les comptes au-delà de ses encaisses en métal et en billets. Un emprunteur, une entreprise par exemple, vient lui dire : « Prêtez-moi 100 francs. » Le, banquier répond : « J’ai déjà prêté tout ce qui a été déposé chez moi en créditant les comptes des déposants, mais n’ayez crainte, ils ne viendront pas réclamer tout leur argent à la fois, alors je mets 100 francs à votre compte, vous pouvez payer vos factures avec ces 100 francs, donc vous me devez 100 francs. En retour, ayez l’obligeance d’inscrire dans vos livres que vous me devez 100 francs. Cette somme figurera dans mes livres sous le titre " 55

crédits ", Alors vous voyez, dans mes livres je vais écrire deux fois 100 francs, une première fois à mon passif : c’est votre dépôt; vous n’avez rien déposé, mais le langage bancaire veut que je l'appelle ainsi. Je vous dois 100 francs. Une deuxième fois à mon actif, dans le chapitre crédits, je vous ai fait crédit de 100 francs : vous me devez 100 francs. Quand vous me rembourserez, j’effacerai les deux écritures avant que ceux qui ont effectivement déposé des billets et du métal s'en rendent compte. » Cette opération constitue la création de la monnaie scripturale, la monnaie-écriture. Ici, deux remarques fondamentales. D’abord, ce qui dans les livres du banquier s'appelle dépôts à vue n’est nullement une somme préalablement déposée par l’entreprise, c’est simplement un droit qui est donné à cette dernière de payer ses factures à concurrence de 100 francs. Par contre, les montants qui figurent au passif des banques, donc du même côté que les dépôts à vue, mais sous le titre dépôts à terme, sont bien des sommes déposées par les clients : ils ne sont pas de la monnaie, et c’est la raison pour laquelle ils ne peuvent servir à éteindre les dettes, avant d’avoir été au préalable retirés et placés à vue. Ils ne donnent pas lieu à la remise d’un chéquier. Ensuite, les dépôts qui ont effectivement été effectués auprès de lui ne sont pas à son passif dans les dépôts, ils sont à son actif dans la première ligne : métal et billets. Il y a par conséquent deux principaux types de moyens de paiements en circulation (le premier, le billet de banque émis par la Banque centrale et revêtu du sceau de l’Etat; le second, les dépôts à vue dans les banques), mais de forces inégales. Le premier a force libératoire, c’est de la monnaie fiduciaire, le second ne l’a pas. La preuve, on peut refuser le chèque, même si on sait que celui qui l’émet a un compte approvisionné. Les Anglais appellent le premier la monnaie de premier rang, ou monnaie qui a le plus de pouvoir (high powered money); c’est lui en effet qui permet au banquier de second rang, la banque commerciale, d’émettre la monnaie de second rang, la monnaie scripturale; il entre dans ses réserves. La hiérarchie entre les 56

deux types de monnaie est donnée par le schéma 1.1, en admettant, pour l’instant, qu’il n’y a qu’une banque commerciale dans l’économie. La quantité totale de monnaie en circulation est, à tout moment, donnée par le total des cases A + D : en effet, une partie des billets émis par la Banque centrale (B) se retrouve immobilisée dans les caisses de la banque commerciale pour lui permettre de faire face à la demande de retrait de sa clientèle. La banque commerciale, par habitude ou par obligation de la loi, sait approximativement jusqu’où elle peut aller dans la fabrication de monnaie D sans être dans l’incapacité de satisfaire la demande de retrait de ses clients. Les économistes appellent le rapport entre D, d’une part, le total des réserves (billets et métal), d’autre part, le multiplicateur bancaire. Ils montrent aussi que ce rapport reste assez stable dans le temps. Pourquoi? Parce que la banque commerciale a toujours intérêt à prêter au maximum compatible avec les risques de manquer de billets ou de métal en cas de demande. Les économistes calculent aussi le rapport entre A et D pour voir dans quelle mesure le public préfère la monnaie fiduciaire à la monnaie scripturale, et donc les possibilités qu’a la Banque centrale de déterminer la quantité totale de monnaie, à l’aide de celle qu’elle émet elle-même (A + B).

57

SCHEMA 1.1 : BILANS DES INSTITUTIONS BANCAIRES

Nous pouvons à présent additionner, consolider les deux bilans en un seul et voir que la quantité totale de monnaie s’obtient soit en additionnant A et D, soit en additionnant les réserves en métal (elles seulement) et les crédits. SCHEMA 1.2 : BILAN CONSOLIDE DU SYSTEME BANCAIRE

C'est à ce schéma que voulait aboutir ce survol historique de la monnaie. De métallique ou de bien pendant des millénaires, elle est devenue progressivement aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles la contrepartie des réserves en métal et de crédit. Elle peut 58

désormais être fabriquée en quantité voulue par l’Etat, en accord avec les banques. Elle ne dépend plus des découvertes de métal. Elle a permis le départ de l’industrialisation et du capitalisme à grande échelle de l’Occident. « L’étonnant de cette révolution monétaire, qui se déroule à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, est qu’elle précède d’un demi-siècle la révolution industrielle qui l’aurait rendue nécessaire. La superstructure monétaire précède l’infrastructure économique et sociale 11. » On le comprend facilement. Sans la possibilité d’emprunter, notre entrepreneur de tout à l’heure devrait, pour monter son usine par exemple ou payer ses ouvriers et ses matières premières, accumuler préalablement autant de métal qu’exige son investissement. C’était impossible au XVIIe siècle. Ça l’est encore aujourd’hui. Grâce à la création de monnaie à partir de rien, un bien vide par conséquent, il le peut désormais. C’est apparent, mais en Afrique on ne le sait pas, ou on fait comme si on ne le savait pas. On croit ou on fait croire que la banque prête de l’argent qu’elle a ou qu’elle importe d’ailleurs, ou qu’elle collecte d’on ne sait où, et on la laisse orienter, pour ne pas dire acheter, l’économie africaine... sans effort. La logique du mécanisme apparaîtra plus clairement au chapitre suivant, quand nous aurons inséré le système bancaire dans le corps économique et social.

LA MONNAIE, BIEN VIDE... ET UNIVERSEL Ainsi, au XIXe siècle, le capitalisme dont la révolution monétaire a permis la naissance est pour l’essentiel constitué, et avec lui la monnaie telle que définie par l’étudiant : « C’est une créance à vue sur le système bancaire »; les schémas 1.1 et 1.2 le montrent clairement. C’est une créance, le côté droit du bilan, le passif du système qui comprend la Banque centrale, la banque première, la banque primaire, celle qui est au-dessus des autres parce qu’elle émet une monnaie que personne ne peut refuser et qui sert de garantie à celle que les banques commerciales, 59

secondaires, émettent. C’est une créance que ceux qui sont hors du système bancaire ont sur lui, peuvent lui demander de rembourser, et cela à vue, sans délai.

La monnaie est un bien vide Mais qu’ont-ils remis au système bancaire pour avoir cette créance? Rien, si ce n’est la reconnaissance d’une dette à son endroit. Pas tout à fait cependant. Il y a les réserves, dont le métal. Et le métal c’est un bien, un vrai bien dont on peut se servir à des fins multiples. Ici commencent les confusions qui traînent encore aujourd’hui et qui, faute de clarification, entraînent des erreurs qui coûtent cher. Pendant tout le XIXe siècle, la monnaie est convertible en ce sens que tout détenteur d’un billet peut en exiger le remboursement en métal, l’or notamment. Cette circonstance oblige le système bancaire à conserver en permanence une certaine quantité d’or stérilisée dans les coffres et qui sert de garantie. La Banque centrale, en particulier, doit toujours avoir dans ses caisses de l’or. Les autres banques n’y sont pas tenues : elles peuvent rembourser leurs clients en billets. En fait, tout se passe comme si les banques commerciales agissaient par délégation, émettant une monnaie convertible en billets, eux-mêmes convertibles en or. D’où la hiérarchie. Responsable suprême de la circulation monétaire, la Banque centrale exerce une surveillance étroite sur tout le système bancaire, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par l’Etat. L’essentiel de cette circulation monétaire sera d’ailleurs le billet. On a tiré de cette hiérarchie que la monnaie était émise en contrepartie de l’or, ce qui est manifestement inexact. Ce qui est vrai, c’est que l’or au XIXe siècle garantit la circulation monétaire interne. C’est tout à fait autre chose. La preuve en est que, tout en étant monnaie secondaire, la monnaie scripturale verra sa part augmenter avec le temps, à mesure que l’usage du chèque va se répandre. Parallèlement, la proportion de l’or dans 60

l’actif de la Banque centrale va diminuer. Sans la convertibilité interne de la monnaie (notons que, jusqu’ici, nous n’avons pas encore mis l’économie en rapport avec l’extérieur), le système bancaire aurait pu sans risque émettre de la monnaie contre du crédit, et contre du crédit seulement. Il aurait suffi que l’Etat décidât que le billet est inconvertible. Il ne l’a pas fait au XIXe siècle, et c’est cela qui a amené le système bancaire à émettre de la monnaie de façon raisonnable, assurant une croissance continue mais limitée, sans inflation, de l’économie. En fait, l’or est la seule monnaie internationale. Sa quantité totale dans le monde, sa répartition entre les nations limitent l’émission des monnaies nationales. Au XXe siècle, après la Première Guerre mondiale, presque tous les pays ont décidé la non-convertibilité or de leur monnaie, les banques ont fabriqué plus de monnaie qu’il ne fallait. Le système a failli être emporté en 1929, à la suite d’un freinage brutal de cette tendance. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a maintenu la non-convertibilité interne partout, sauf dans un pays, les Etats-Unis, parce que leur monnaie était habilitée à remplacer l’or dans les caisses des banques centrales des autres pays. Cela était déjà abusif, nous le verrons. Le 15 août 1971, le gouvernement Nixon a décrété la non-convertibilité or du dollar. Le chat mort, les souris ont dansé, les banques ont multiplié à volonté la monnaie. Il en a résulté la grande inflation d’aujourd’hui. C’est donc clair: à l’intérieur d’un pays, parce qu’elle n’est pas convertible, la monnaie s’émet en contrepartie du crédit et de lui seul. C’est un moyen de paiements à l’intérieur des frontières, et on ne paie pas à l’intérieur des frontières avec on ne sait quel or ou devises détenus par la Banque centrale. On le fait avec la monnaie créée à l’occasion du crédit, et le crédit, la banque peut en faire à volonté si on ne la surveille pas. La définition de l’étudiant est par conséquent la bonne : elle ne permet pas seulement de reconnaître la monnaie quand on la 61

voit. Elle dit aussi d’où elle vient : elle est créée par le système bancaire sous la direction de la Banque centrale. Elle dit encore en vertu de quoi : de rien, ou plutôt du crédit, pas d’un bien quelconque; c’est un bien vide. Elle dit enfin pour quoi faire : la monnaie est créée à l’usage de tous ceux qui ne font pas partie du système bancaire pour effectuer leurs paiements. La définition n’est plus simplement descriptive, elle est fonctionnelle. Si on ne comprend pas cela, l’assimilation du fait monétaire et de son rôle social est impossible. Prenons deux exemples de faute. Nous avons vu le désarroi du délégué africain à la conférence annuelle du F.M.I. devant l’explication de l’expert que la diminution des réserves extérieures de son pays au cours des années antérieures provenait de l’inflation interne qui rendait ses produits peu compétitifs sur le marché international, mais aussi que le niveau trop élevé des réserves de son voisin pouvait mettre l’économie en péril en dégénérant en inflation. L’origine de cette double proposition contradictoire est simple. L’expert se fait répéter, depuis vingt-huit ans qu’il est au F.M.I., que la contrepartie des réserves, or et devises, c’est de la monnaie. Donc, si les réserves augmentent, il y a des risques d’inflation. C’était vrai au XIXe siècle, non d’ailleurs tant parce que la monnaie était émise en contrepartie des réserves que parce que l’augmentation des réserves permettait d’accroître le crédit : c’est évidemment autre chose. Ça ne l’est plus de nos jours. Après la réunion, j’ai demandé à ce haut fonctionnaire comment il pouvait donner de si mauvais conseils à des hommes politiques dont les décisions pouvaient affecter significativement la vie de populations entières, alors que, sans avoir besoin de renouveler ses connaissances en matière de monnaie, des exemples étaient là, à la première page des journaux, que le Japon, l'Allemagne, la Suisse accumulaient d'énormes réserves en même temps qu'ils étaient les pays les moins inflationnistes du monde. « Oh! vous faites de la théorie, vous. Nous ici, au Fonds, on fait de la pratique 62

et non pas de la théorie comme à l’université. D’ailleurs, vous n’avez qu’à demander l’avis du directeur du département Afrique, ou de son adjoint. Ce sont d’anciens gouverneurs de banques centrales, des praticiens, et ils sont africains comme vous. » L’ennui c'est que, comme le disait cet homme de science célèbre, philosophe et praticien, « sans théorie, la pratique est aveugle ». Comment faire admettre que la théorie n’est pas la propriété de l’université, qu’elle n’a rien à voir avec les titres universitaires et qu’elle n’est que l’aptitude à comprendre ce qu’on pratique! N’empêche; en complet veston trois pièces, à la mode de Washington, notre expert parcourt l’Afrique n fois par an, fait trembler les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales, se fait recevoir par les chefs d’Etat et parfois déjeune en leur compagnie (ce qui, soit dit en passant, le change du hamburger de la cafétéria de la 19e rue), pour dispenser les conseils et faire des recommandations, quand ce ne sont pas des instructions. En quoi? En monnaie. Tout le monde, chômeur européen, américain ou indo-pakistanais, exilé politique iranien, ancien ou nouvel espion belge au Zaïre, etc., est expert dès lors qu'il s’agit de l’Afrique. Passons au deuxième exemple. Depuis quelques années se développe une théorie de l’inflation par les coûts qui veut que si le monde connaît une hausse aussi alarmante des prix, c’est en raison des prix des matières premières, des taux d’intérêt extravagants, des salaires anormaux, tous charges insupportables par les entreprises, et non à cause d’une trop grande quantité de monnaie. La masse monétaire, du moment qu’elle est sollicitée par le système économique, est offerte par le système bancaire qui obéit « passivement » 12. Inutile de s’attaquer à la masse monétaire ou à d’autres instruments de politique économique, il faut s’en prendre aux salariés et aux pays producteurs de matières premières, pétrole en tête. Au-delà du côté partisan, du refus de voir que le monde change en profondeur, qu'une telle analyse cache à peine, il y a 63

un réel danger pour tout le monde à faire croire que les gouvernements sont irresponsables de l’inflation : l’inflation, c’est, selon l’expression de Michel Debré, « l’expression de la politique des Etats qui estiment pouvoir dépenser plus, que leurs ressources le leur permettent13 ». Si les gouvernements s’avouaient incapables de maîtriser l’inflation par une politique monétaire saine, il ne resterait plus qu’à désespérer de jamais la combattre.

La monnaie, bien universel Pour être vide, la monnaie n’en est pas moins un bien supérieur parce qu’il est universel : c’est le bien qui permet d’acquérir n’importe quel autre, qui donc se trouve sur tous les marchés. On imagine aisément un marché isolé du maïs, avec ses acheteurs et ses vendeurs, un marché du riz, du sucre, etc. Le marché de la monnaie l4, ce sont tous ces marchés à la fois; il est invisible, et c'est le seul bien qui ait le privilège d’être présent sur tous les marchés, parce qu’il sert à compter puis à échanger tous les biens15. C’est si vrai qu’à elle seule la monnaie a plusieurs prix, quatre précisément, à la différence des autres biens qui, nous le savons, n’en ont normalement qu’un au même endroit, au même instant. Un premier prix de la monnaie, c’est le prix de la monnaie en monnaie. Un franc égale un franc, un cedi égale un cedi, un dollar égale un dollar. Ça paraît banal, mais ça ne l’est pas, car un kilo de riz égale un kilo de riz, un litre de lait égale un litre de lait, c’est vrai, mais ce n’est pas bien utile; il est plus parlant de dire : un kilo de riz égale 75 francs, ou un kilo de riz égale un cedi. Au contraire, dire qu’un franc égale un franc, c’est plein de sens, ça signifie que le franc est l’unité de compte, que le franc tire son prix de lui-même et que ce prix est invariable. Sans cette circonstance, l’échange, la vie collective seraient impossibles. Deuxième prix de la monnaie, le taux d’intérêt. Je vous prête 100 F, vous me rendez 110 F un an plus tard. Le taux d’intérêt est de 10 %. C’est le prix que vous payez pour disposer de mes 100 64

F pendant un an. Il y a une infinité de taux d’intérêt dans le système économique, dépendant de la durée du prêt, de l’intensité du besoin d’argent par l’emprunteur, de la disposition du prêteur à prêter, de l’organisation de la société et d’une foule d’autres facteurs : c’est un élément central de l’activité économique. De tous, un seul peut être considéré comme Taux d’intérêt avec grand T : celui qui est fixé par la Banque centrale. Il est, en conditions normales, plus petit que tous les autres dont il commande les mouvements. La Banque centrale doit s’en servir avec beaucoup de soin si elle ne veut pas réprimer le fonctionnement des circuits monétaires et, à travers eux, l’économie tout entière. Troisième prix, le prix de la monnaie par rapport aux autres biens, à tous les autres biens. Revenons, pour le définir, à l’exemple simplifié du marché à deux biens : le riz et la viande. Une fois le marché conclu, nous avons trouvé que le prix acceptable par les échangistes était : 1 kilo de viande égale 3 kilos de riz. Nous aurions tout aussi bien pu dire : 1 kilo de riz égale 1/3 kilo de viande, ce serait le même prix. Seulement, dans la première version, nous aurions donné le prix de la viande en tenues de riz et, dans la deuxième, le prix du riz en termes de viande. Or il se trouve que :

L’un est l’inverse de l’autre. Appliquons le même raisonnement aux deux biens suivants : d’une part la monnaie, qui, rappelons-le, est sur tous les marchés, et d'autre part tous les autres biens. Si nous avons le prix de tous les biens réunis, en termes de monnaie, nous aurons du même coup, en prenant son inverse, le prix de la monnaie, exprimé en termes de biens. Les économistes, ou plutôt les statisticiens, arrivent à calculer le prix de tous les biens à la fois, 65

avec des techniques très élaborées mais dont l'idée est simple : un kilo de riz coûte 150 F, un kilo de viande 350 F, un litre de lait 30 F, un mètre de tissu pour pagnes 800 F, etc. En additionnant les différents prix, chacun multiplié par son poids, sa part dans l’ensemble, on obtient le prix de tous les biens. Si, par exemple, le riz entre pour 8 % dans les échanges totaux, la viande pour 8 % aussi, le lait pour 5 %, les tissus pour 15 %, les statisticiens disent que le prix de tous les biens en monnaie est :

Ainsi de suite, jusqu’à épuisement des biens dans l’économie, et ils appellent le total l’indice des prix. C’est une sorte de prix moyen de tous les prix individuels. Appelons-le P. Il en résulte que le prix de la monnaie en termes de biens est 1/P. Une unité du panier de l’ensemble des biens vaut P unités monétaires. Une unité de monnaie permet d’acheter 1/P unité du panier. Si P augmente, on dit que le niveau général des prix augmente. Certains prix peuvent diminuer, d’autres augmenter; ce qui compte, c’est le sens de variation de l’ensemble. Une augmentation de l’indice des prix signifie donc que 1/P baisse, la valeur de la monnaie baisse. Inversement, une diminution de P renforce la valeur d’une unité de monnaie. Dans le premier cas on parle d’inflation, dans le second de déflation. Ce n’est pas tout à fait exact : comme tout bien, la valeur de la quantité totale de monnaie (appelons-la M) est égale à cette quantité multipliée par son prix. La valeur totale d’une quantité de monnaie M en circulation est donc :

Ce nombre M/P est d’une importance capitale : c’est lui qui permet d’apprécier la qualité de la politique monétaire de la Banque centrale, ou plus précisément de l’EtatI6. Supposons 66

que P augmente, mais que M augmente plus vite encore, il ne sera pas possible de parler de baisse de la valeur de la monnaie. De plus, dire, comme on l’entend souvent, que la force de la monnaie est la fondation d’une construction économique saine est hâtif : la plus grande crise économique dont le monde capitaliste ait jamais souffert, celle de 1929, était associée à la baisse de P. La raison en est simplement que, quand les prix baissent, les entrepreneurs, les commerçants ne font pas beaucoup de profits, l’activité économique générale se ralentit : c’est dire que l’interprétation du comportement du niveau des prix est une chose très délicate. Nous le verrons au chapitre 7. Pour l’instant, retenons bien ce nombre M/P, c’est la valeur de la monnaie. Enfin, dernier prix de la monnaie, le taux de change : le prix de la monnaie étrangère. Du moment qu’elle est émise par la Banque centrale d’un pays, la monnaie n’a de pouvoir libératoire que dans les limites territoriales du pays considéré. Si donc un résident a l’intention au cours d’un voyage à l’étranger de faire des achats, il a intérêt à changer la monnaie nationale en celle du ou des pays qu’il se propose de visiter. Pareillement si, sans quitter le pays, il achète des biens étrangers, ce qui intéresse le vendeur, c’est sa monnaie nationale. Il convient de l’acheter pour le désintéresser. L’opération qui consiste à acheter de la monnaie étrangère contre de la monnaie nationale (l’inverse aussi d’ailleurs) s’appelle opération de change. Le nombre d’unités de monnaie nationale qu’il faut donner pour obtenir une unité de monnaie étrangère, c’est le taux de change: 1 dollar égale 200 francs CFA. Cette définition est valable partout, même dans les pays où on conduit à gauche, sauf à Londres où le taux de change est plutôt le nombre d’unités de monnaies étrangères nécessaires pour obtenir une unité de monnaie de Sa Majesté. En raison de sa singularité, cette définition ne nous retiendra pas plus longtemps. De tous ces prix, seul le troisième, 1/P, échappe au contrôle total des autorités monétaires : la Banque centrale peut fixer le 67

taux d’intérêt et le fait en pratique, elle peut fixer le taux de change; quant au prix de la monnaie par rapport à elle-même, il résulte de sa nature et de sa fonction originelles. Elle ne peut déterminer à elle seule la valeur de la monnaie. Sans doute peutelle, dans une très large mesure, déterminer M en fixant la quantité de sa propre monnaie, mais l’entière maîtrise de P demanderait qu’elle eût le contrôle de tous les biens ainsi que de toutes les intentions d’achat et de vente de tous les citoyens, ce qui est manifestement impossible; P dépendant de la façon dont tout le corps économique et social réagit à M. Là réside toute la difficulté, et tout l’art de la politique monétaire. De là aussi résultent tant de mythes qui gênent considérablement la compréhension du fait monétaire en Afrique, en même temps qu’ils divertissent des problèmes centraux pour attirer l’attention sur des questions, à vrai dire, périphériques.

DES MYTHES QUI S’ENVOLENT De l’hypothèse, fausse parce que dérivant du concept indéfinissable du sous-développement, que les petits pays ne peuvent garantir leur monnaie faute d’une économie suffisamment solide pour la soutenir, les pays africains ont, de diverses manières et à des degrés différents, démissionné devant leurs responsabilités en matière monétaire, c’est-à-dire en définitive économique. Il est utile de distinguer les degrés de cette démission : trop facilement, par exemple, on assimile la zone franc et la zone sterling, ou encore le rattachement du taux de change du Zaïre au dollar aux deux précédents; ce sont des situations très différentes. Dans la zone sterling, du moins telle qu’elle existait avant la fin des années soixante, la plupart des pays ex-colonies britanniques ont un taux de change fixé par rapport à la livre anglaise. De plus, comme tous les pays du Commonwealth, ils détiennent leurs réserves auprès de la Banque d’Angleterre :

68

nous verrons plus tard que cette situation peut être qualifiée de satellite (chapitre 6). La zone franc c’est autre chose. Le journal Demain l'Afrique titre ostensiblement : « La zone franc a quarante ans », et c’est vrai; mais l’indépendance n’en a pas vingt : c’est tout dire. A la base de cette continuité, il y a les accords de coopération monétaire entre les Etats membres de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (B.C.E.A.O.) et la République française d’une part, et d’autre part les accords identiques entre les Etats membres de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (B.E.A.C.) et la même République française. Relevons d’abord qu’il s’agit d’accords entre une nation d’une part et des Etats d’autre part. Les juristes témoigneront que ces différences de dénomination sont fondamentales, heureusement d’ailleurs, peut-être! « Les Etats membres de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (B.E.A.C.), ci-après dénommés Etats membres, d’une part, et la République française, ci-après désignée la France, d’autre part, décident de poursuivre leur coopération en matière monétaire dans le cadre organique défini ci-après. Cette coopération est fondée sur la garantie illimitée donnée par la France à la monnaie émise par la B.E.A.C. et sur les dépôts auprès du Trésor français de tout ou partie des réserves de change des Etats membres qui prendront les mesures nécessaires à cet effetI7... » Il suffirait déjà à ce stade de noter que le franc CFA n’est la créature d’aucun Etat africain pour convaincre le lecteur qu’il est en réalité la créature de l’Etat français, qu’il n’est donc que le franc français lui-même. Il suffirait aussi de noter que les pays de la zone sterling déposaient leurs réserves auprès de la Banque d’Angleterre et ceux de la zone franc auprès du Trésor français pour comprendre

69

la différence tout à fait déterminante entre les deux espaces. Le chapitre 6 la mettra davantage en lumière. Mais quelle est donc cette garantie illimitée que donne si aimablement la France au franc CFA et dont on parle tant? La garantie de sa valeur? de M/P? Car c’est ce nombre, et lui seul, qui permet d’apprécier la solidité, au moins interne, d’une monnaie. Cela voudrait dire que la France contribue soit à augmenter M, soit à diminuer P, les deux seules conditions pour que le nombre M/P s’élève ou au moins ne baisse pas. La première hypothèse est ridicule, il n’y a pas d’effort particulier à faire pour augmenter M; une banque centrale peut le faire à volonté, il lui suffit d’accorder des crédits. La deuxième hypothèse est impossible, car elle signifierait que si le niveau des prix augmentait dans les Etats membres, une fois M fixé, la France y déverserait des biens pour faire baisser P. Cela n’est jamais arrivé et ne peut pas arriver. Au contraire, la structuration de la zone franc permet à la France d’exporter son inflation dans les Etats; nous verrons comment aux chapitres 6 et 7. La garantie de la valeur du franc CFA est donc une absurdité logique. Observons le tableau 1.1 ci-contre.

70

TABLEAU 1.1 : BILAN DU SYSTEME BANCAIRE DE QUATRE PAYS AU 31 DECEMBRE

71

Au 31 décembre 1977, les réserves de la Côte d’ivoire représentaient 9 % de la monnaie et 6 % du total du bilan de son système bancaire. Les mêmes chiffres étaient respectivement de 16 et 7 % pour la France. On pourrait en conclure que le franc français est plus fort que le « franc ivoirien », Rien n’est moins sûr. Les réserves du Ghana représentaient 2 % de la monnaie et 1,5 % du bilan, tandis que celles du Royaume-Uni non seulement n’existaient pas, mais étaient au-dessous de zéro. Et l’année 1977 n’était pas un accident; les réserves britanniques sont restées en permanence négatives depuis 1960. La livre sterling serait donc plus faible que le cedi! La masse monétaire est passée de 11 à 24 milliards de livres en Angleterre de 1971 à 1977, de 263 à 518 milliards de francs en France, soit dans presque les mêmes proportions, alors que les réserves ont connu des évolutions bien divergentes. La conclusion, nous la connaissons : les réserves ne sont plus, comme au siècle Quoi qu’il en soit, la construction zone franc repose sur un mécanisme baptisé « compte d’opérations », expression curieuse, mystérieuse, inconnue du monde des économistes, mais bréviaire de tous les financiers des Etats membres : un pays exporte, reçoit en règlement des devises ou de l’or, le tout est transféré à la Banque de France qui crédite le Trésor français en francs correspondants; le Trésor français à son tour crédite la B.C.E.A.O. ou la B.E.A.C. du même montant. Autrement dit, tout gain en devises d’un pays membre devient une réserve à l’actif de la Banque de France, c’est donc une part des réserves de la France (dans une proportion qui atteint 12 à 13 %). Inversement, une importation d’un pays membre donne lieu au trajet inverse. En somme, la B.C.E.A.O. et la B.E.A.C. ont à leur actif, sous le titre « réserves », des francs français, c’est-à-dire, répétons-le, une monnaie dont le franc CFA n’est qu’un autre nom. Cet exercice a coûté, coûte et coûtera cher. Depuis l’indépendance, la situation de l’ensemble des pays membres auprès du Trésor français a varié selon les années, mais a été en moyenne positive de 50 milliards CFA (entre 1974 et 1976, années de crise internationale 72

aiguë, elle est passée de 50 à 75 milliards). Le taux d’intérêt servi par le Trésor, c’est celui de la Banque de France, c’est-à-dire, en principe, le plus bas des taux, d’intérêt. Pendant ce temps, les taux d’intérêt sur les marchés financiers, dont les bons du Trésor américains que la Banque de France souscrit avec « ses » réserves, étaient bien plus élevés, la différence se situant autour de 4 à 5 %; or un taux d’intérêt de 5 % correspond à un doublement du capital tous les quatorze ans : tous calculs faits, les Etats membres ont perdu en vingt ans environ 80 milliards. Si on ajoute à cela que, depuis une douzaine d’années, le rythme de hausse de prix en France est d’environ 8 %, donc largement supérieur au taux d’intérêt servi sur le « compte d’opérations », on obtient ce résultat extraordinaire qu’en fait les Etats ont payé le Trésor français pour garder leurs « devises », des francs. Dans le même ordre d'idées, imaginons que les Etats aient converti leurs réserves en or (et rien en principe, à part les provisions de la zone franc, ne les en empêchait) au cours officiel de 35 ou 42 dollars fonce au début des années soixante-dix. 50 milliards vaudraient aujourd’hui 300 milliards, soit une perte sèche de 250 milliards. C’est le montant du service de la dette extérieure des Etats membres pendant au moins trois ans. Nous reparlerons de la zone franc. Autre mythe, le dualisme économique inventé par les experts en sous-développement. Il y aurait dans les économies sousdéveloppées deux secteurs : un dit moderne, monétarisé ou monétisé... on hésite; l’autre dit traditionnel, non monétarisé, ou d’autoconsommation. Or quel est le coin d’Afrique, si reculé soitil, où les gens ne sachent se servir de la monnaie dans sa triple caractéristique d’unité de compte, de réserve de valeurs et d’intermédiaire d’échanges? En vérité, la définition moderne de la monnaie telle que l’a donnée l’étudiant d’Abidjan veut que ce soit le secteur qui n’a pas de créance sur le système bancaire. Autre façon de dire qu’il n’a pas accès au crédit. Simplement!

73

Chapitre II

Les techniques autorépressives Si le peuple est libre, il est infaillible. Albert Camus, L'Homme révolté

Bien vide, la monnaie a permis l’éclosion et le rayonnement du capitalisme et de la « civilisation » occidentale, d’abord dans une remarquable stabilité, suivie, entre les deux guerres, d’une incertitude qu’une plus grande liberté de création monétaire a dissipée ensuite pendant plus d’un quart de siècle. L’Afrique s’est vue reconnaître le principe du droit à un mieux-être, et donc d’utiliser la monnaie à cette fin. Elle ne semble pas en avoir beaucoup profité, soit parce qu’elle n’était pas préparée à la maîtrise des questions monétaires, au moment même où elles s’étaient considérablement complexifiées, soit simplement parce qu’elle n’a pas compris ou n’a pas voulu en comprendre l’intérêt. Elle l’a donc, de l’intérieur, réprimée. Le prix en est aujourd’hui la multiplication de difficultés qui appellent des injonctions quotidiennes dans ses affaires intérieures, circonstance que précisément l’indépendance voulait mettre au compte de l’histoire. L’autorépression s’est faite à l’aide d’instruments, de techniques que nous allons examiner après avoir rappelé ce que la monnaie aurait pu faire si elle était libre. 74

QUAND LA MONNAIE EST LIBRE Car, après tout, l’observation de la coïncidence entre les événements monétaires, économiques et sociaux que l’histoire nous a révélés jusqu’ici n’est peut-être pas convaincante. L’Europe du XVIIIe siècle n’était-elle pas déjà autre chose que l’Afrique d’aujourd’hui? N’a-t-on pas réussi à découper les étapes de l’évolution économique sans aucune référence à la monnaie1 ? N'a-t-on pas fait le bilan d’une croissance économique accélérée sans mentionner la monnaie2? La Côte d’ivoire n’est-elle pas dans la même ère monétaire que ses voisins? Et pourtant, quelle différence! L’histoire ne suffit donc pas. D’ailleurs, elle ne se répète pas. Il convient d’expliquer logiquement le processus d’action, ou d’interaction, de la monnaie et de la vie économique. Nous allons essayer de le faire pour éclairer les deux principaux enseignements tirés du chapitre précédent, à savoir que, d'une part, la monnaie précède la production et, d’autre part, la valeur, la solidité d'une monnaie s’apprécient indépendamment des réserves extérieures, même si ces dernières en sont une manifestation. Pour cela, il nous faut insérer le système bancaire (les schémas 1.1 et 1.2) dans l’activité économique générale. On obtient le schéma 2.1.

La monnaie précède la production qui la remplit, et non l’inverse Cette activité ou, plutôt, les acteurs de la vie économique générale peuvent être regroupés en trois catégories. D’abord, il y a les producteurs, ceux qui à l’aide des équipements, de la maind’œuvre et des ressources naturelles fabriquent des biens qu’ils mettent à la disposition des acheteurs. Les économistes les appellent entreprises, ou investisseurs, parce que, pour produire ou s’équiper, ils ont besoin d’investir. En second lieu, il y a les consommateurs, ceux qui achètent les biens pour satisfaire leurs besoins. On les appelle ménages, ou épargnants, parce qu’ils ne 75

consomment pas tous leurs revenus, ils en conservent une part pour des raisons diverses. Au centre, il y a le système ou les institutions financières qui comprennent : au-dessous, les intermédiaires financiers qui reçoivent, collectent l’épargne des ménages et l’apportent aux entreprises qui l’investissent; au milieu, les banques commerciales telles que nous les avons définies jusqu’ici, enfin, au-dessus, la Banque centrale flanquée du Trésor public qui représente l’Etat dans sa fonction monétaire ou financière. Le groupement ainsi opéré des acteurs en producteurs, consommateurs et institutions financières est à la fois exhaustif et exclusif. Exhaustif en ce sens que toute personne active ou toute organisation se trouve nécessairement dans une catégorie. Exclusif en ce qu’on ne peut appartenir qu’à une catégorie ; une famille, par exemple, qui vivrait des produits de son travail serait scindée en deux dans les fonctions de producteur quand elle travaille et de consommateur quand elle dépense son revenu pour la consommation. De même, l'Etat, s’il avait la propriété d’une société d’Etat, serait considéré comme producteur; il serait consommateur lors des achats de voitures pour les fonctionnaires et les ministres ou de vivres pour les prisonniers.

76

SCHEMA 2.1 : PRODUCTION ET CIRCULATION DES REVENUS DANS LE CORPS SOCIAL

77

L’ensemble forme un circuit dans lequel circulent les revenus monétaires, les biens et les services exprimés en unités de compte; ces revenus, dans le meilleur des cas, seraient bloqués à un niveau stationnaire si le système bancaire arrêtait la production de monnaie. Voici pourquoi. Partons du pôle de droite, les entreprises, et supposons qu’elles aient produit une certaine quantité de biens. Pour le faire, elles ont dû distribuer des revenus, sous forme de salaires, d’impôts (que l’Etat, à son tour, redistribue sous diverses formes aux ménages), d’intérêts à ceux qui leur ont prêté des capitaux, ou de dividendes à leurs propriétaires. Ces revenus (flèches d’en haut) se retrouvent donc entièrement aux mains des ménages, quels que soient les trajets qu’ils empruntent. Les ménages utilisent ces revenus à deux fins : ou ils consomment en achetant les biens produits, ou ils épargnent (flèches d’en bas). Ici, trois possibilités. L’épargne peut être gardée par les ménages eux-mêmes : la part de revenus qui lui correspond est retirée de la circulation, on dit qu’elle est thésaurisée (robinet 4); cela s’observe de moins en moins à mesure que le système bancaire se développe, parce que la thésaurisation ne rapporte pas, tandis que l’épargne, si elle est prêtée, rapporte des intérêts. Evidemment, si, comme c’est le cas dans les campagnes où il n’y a pas de service bancaire ni d’autre institution disposée à payer un intérêt à l’épargnant, ou dans les villes quand la rémunération offerte est si faible qu’il y a intérêt à conserver l’épargne par devers soi, la thésaurisation est le meilleur placement possible, le consommateur n’a pas le choix. L’épargne peut aussi être prêtée directement aux entreprises ou servir à en acheter les actions. On dit qu’il y a un financement direct. En fait, il y a dans presque tous les pays, sauf bien sûr dans la majorité des pays africains, des mécanismes destinés à faciliter un tel financement. L’ensemble de ces mécanismes s’appelle marché financier.

78

Enfin, l’épargne peut être déposée auprès d’un intermédiaire financier non bancaire, c’est-à-dire qui ne fabrique pas de monnaie (société d’assurances, caisse d’épargne, etc.). En fait, en Afrique surtout, l’essentiel est confié aux banques commerciales qui se trouvent ainsi exercer deux fonctions : celle qui leur est propre, de créer la monnaie, et celle de gérer l’épargne. Et c’est ici que du langage des banquiers naissent des confusions. L’épargne qui leur est confiée est un revenu non consommé, ce n’est pas de la monnaie. Elle apparaît dans leurs bilans dans la rubrique « dépôts à terme ». Pour cela, la banque mélange les deux sous l’appellation « ressources ». En réalité, le schéma le montre, l’épargne sort du portefeuille des ménages et entre dans celui des banques. Elle ressort de l’autre côté pour entrer dans le portefeuille des entreprises : les banques sont de simples intermédiaires. Or nous avons insisté sur les schémas 1.1 et 1.2 pour montrer que les dépôts à vue sortent du système bancaire à concurrence du crédit consenti par lui, autrement dit sans qu’il y ait eu préalablement aucune entrée. Le double sens donné aux flèches « dépôts à vue » sur le schéma traduit ce que nous avons noté précédemment sur les schémas 1.1 et 1.2: à l’entrée, la monnaie fiduciaire qui reste immobilisée dans les banques; à la sortie, des dépôts à vue, la monnaie, avec pour contrepartie les crédits et eux seuls. On comprend maintenant pourquoi la littérature sur la monnaie, quand il s’agit de la calculer, est si confuse; en additionnant comme nous l’avons fait sur le tableau 1.1 les dépôts à vue et les dépôts à terme, on ajoute deux choses de nature tout à fait différente : la monnaie et les revenus 3. Quel que soit le trajet qu’elle emprunte, l’épargne est une amputation sur la consommation. Si elle est grande, les entreprises ne pourront pas vendre leur production. A un cycle suivant, elles seront tentées de la réduire. Et si le comportement d’épargne se développe, les entreprises, ne trouvant pas d’acheteurs de leurs produits, diminueront au fur et à mesure leur production, elles mettront les salariés en chômage, immobiliseront les machines, etc. Le maximum qu’elles puissent 79

produire, c’est donc la quantité atteinte au moment où le système bancaire a arrêté la création de monnaie. L’économie, au mieux, restera à ce niveau. Ouvrons à présent les vannes monétaires. Voyant que la production tend à stagner, le système bancaire crée de la monnaie qu’il distribue de deux façons : une part va aux ménages sous forme de crédit à la consommation, l’autre aux entreprises sous forme de crédit à la production. Le crédit à la consommation va permettre d’acheter la production des entreprises, compensant ainsi la diminution occasionnée par l’épargne de tout à l’heure. Le crédit à la production va permettre aux entreprises d’embaucher davantage de travailleurs et de faire tourner plus vite les machines. La distribution de revenus qui en résulte va encore accroître les possibilités de consommation des ménages, et l’effet du crédit à la consommation sera amplifié. Alors de deux choses l’une : ou bien les entreprises ainsi sollicitées par une consommation plus grande et attirées par les perspectives de profit produisent effectivement en réponse à la demande, et dans ce cas la monnaie, jusque-là vide, se remplit, les entreprises vendent plus et remboursent le système bancaire. La monnaie est détruite, et si le crédit ne se renouvelle pas, si la production de monnaie s’arrête, l’économie s’arrête aussi, à un niveau plus élevé sans doute, mais elle redevient stationnaire au mieux. Ou bien, deuxième alternative, les entreprises n’arrivent pas à produire en quantité suffisante et les demandes de consommation ne sont pas satisfaites, les prix s’élèvent. C’est le signe que l’économie s’essouffle. Il convient de ralentir la création de monnaie, et donc accepter que l’économie se repose. Mais si, au lieu d’accepter cette pause, le système bancaire continue à fabriquer la monnaie en répondant passivement à la demande de crédit du public qui n’a aucune raison de se priver, la monnaie reste en circulation, elle ne se détruit pas; les entreprises vendent simplement plus cher le peu qu’elles peuvent produire. C’est l’inflation : P augmente, 1/P diminue, M/P aussi probablement. Mais, nous le verrons, la hausse des prix n’est pas 80

la preuve qu’il y a inflation. Elle peut être seulement transitoire, temporaire, et s’expliquer par un retard dans la réponse des entreprises. Il n’y a pas lieu de s’alarmer, pourvu que la production soit en cours. Quand elle sera offerte aux consommateurs, les prix baisseront et la monnaie se remplira de biens. La conclusion, c’est que tant que les entreprises (l’appareil de production) sont en mesure de produire, la création monétaire précède et conditionne la production. Le système bancaire crée la monnaie contre le crédit, c'est un bien vide. Il la détruit au fur et à mesure du remboursement de ce même crédit, en biens remplis. Deux remarques : premièrement, nous avons jusque-là parlé du système bancaire tout entier — banques commerciales et Banque centrale réunies. Par ailleurs, le schéma 2.1 montre qu’il y a le Trésor dans ce système. Nous expliciterons les rôles respectifs des trois organismes au chapitre suivant. Pour l’instant, retenons que la monnaie sort du système sous forme vide. Elle revient sous forme remplie, sous forme de revenus. Le système prête disons 100 F, lesquels serviront à payer les salariés, les matières premières et tout ce qui est nécessaire à la production. Il reçoit 105 F, soit 5 F de plus. Ce sont les intérêts. A son bilan il avait jusque-là 100 au passif, 105 à l’actif. Le remboursement lui permet d’effacer 100 des deux côtés, il reste 5 F à l’actif. Avec ces 5 F, il paie ses agents, ses actionnaires, son matériel, ses loyers, etc. Donc la rémunération du système bancaire doit couvrir ses frais de fonctionnement et un profit raisonnable pour ses actionnaires. Rien de plus. Cette remarque est essentielle parce qu’elle doit donner une limite au profit du système bancaire, limite qu’il convient de surveiller, car sa position stratégique (elle est au centre du système) pourrait lui donner l’occasion de faire d’autant plus d’abus que son coût de production est pratiquement négligeable : imprimer des billets ou passer les écritures dans les banques commerciales ne 81

demande pas des efforts particuliers. Par contre, il coûte cher à la société de ne pas avoir assez de monnaie, ou d’en avoir trop. La gestion monétaire est donc délicate, mais il ne serait pas légitime que le système bancaire confisque le gain associé à l’alimentation appropriée du système social en monnaie. En particulier, la notion de bénéfice est dangereuse, s’agissant de la Banque centrale. C’est un service public, sans doute spécial, mais service public quand même. Mais, en Afrique, la Banque centrale est autorisée à faire des bénéfices, elle est gérée comme une société anonyme, ses statuts sont inspirés par un esprit de profitabilité, ses responsables sont d’anciens agents des banques commerciales privées, comme si on pouvait promouvoir un secrétaire d’avocat au poste de président de la Cour suprême. « Le conseil d’administration est investi des pouvoirs les plus étendus. Il définit la politique générale de la Banque. Il approuve notamment les comptes, décide de la répartition des bénéfices, de l’augmentation ou de la réduction du capital social4. » Non, il s’agit de deux types distincts, et de carrière, et de travail. On ne peut rencontrer ce genre de mélange qu’en Afrique! De tous les temps, le bénéfice tiré de l’activité de battre la monnaie s’est appelé droit de seigneuriage, attaché au roi, à l’Etat, au pouvoir politique. Nous y reviendrons. Deuxième remarque : le circuit économique, tel que nous l’avons présenté, correspond-il à un cadre d’économie sousdéveloppée? N’y a-t-il pas là une transposition d’un schéma valable pour les pays développés? En particulier, n’est-il pas abusif de considérer qu’il y a dans les pays africains des entreprises prêtes à produire, puisque ces entreprises n’existent pas ou n’existent qu’en très petit nombre? Ce genre d'interrogation, classique, à la lèvre des experts en développement ne traduit qu’un état intellectuel, à vrai dire, bien pauvre. Voici un cultivateur ayant 10 hectares de terre qu’il ne peut mettre en valeur, faute de capitaux. Le schéma 2.1 dit que tant qu'il n’aura pas accès aux crédits, le maïs, par exemple, ne sortira pas de terre. Mais aussi qu’avec une création monétaire à 82

partir de rien, contrebalancée par le crédit, le même cultivateur pourra embaucher une main-d’œuvre, louer un tracteur, etc., et produire du maïs. Peut-être pourra-t-il y avoir une hausse de prix entre la distribution de la monnaie créée et la vente de maïs, mais elle sera temporaire. Le cycle du maïs est de trois mois. On refuse le crédit à l’agriculteur, mais on l’accorde au fonctionnaire pour importer la voiture et rembourser, non pas en trois mois comme l’aurait fait le cultivateur, mais en trente-six. En réalité, on appelle la production d’automobiles outre-mer en réprimant avec violence la production locale de maïs. La monnaie, bien vide à Dakar et à Accra, se remplit dans les usines de Lyon et de Manchester. Là est l’explication de la famine dans l’Afrique qui... s’industrialise. Là est l’explication de la persistance des effets de la sécheresse. Que l’absence de pluie gêne la production agricole est normal, qu’elle l’arrête complètement ne l'est pas. Il n’est plus raisonnable de laisser l’économie battre au rythme des saisons comme dans l’Antiquité ou au Moyen Age, quand on ne disposait pas de techniques de mobilisation des forces productives. Mobiliser les forces productives, c’est, en économie socialiste, faire appel à l’esprit révolutionnaire des populations, c’est les motiver par les perspectives de gains en économie de marché. Le crédit, qui n’est qu’un autre nom de la monnaie, est alors décisif. Les îles du Cap-Vert opposent aux pressions de la sécheresse les coopératives qui montent des barrages à la main. Le Mali libéral refuse le crédit à la production agricole. Les premières se nourrissent, le second attend l’aide extérieure. Pour justifier l’exclusion de l’agriculteur africain du crédit, on invoque mille arguments, techniques dit-on, que nos banquiers répètent comme les versets du Coran. Le paysan africain n’offre pas de garantie, il ne peut se constituer un apport personnel, il ne peut produire de bilans, etc. Mais lui demander un bilan, c’est lui dire clairement qu’il restera tel qu’il est. Quelle garantie en attend-on? La meilleure garantie qu’il puisse offrir, c’est la preuve que la culture qu’il se propose de faire sera vendue et servira au remboursement du crédit. En d’autres termes, c’est, 83

non pas le bilan, mais la possibilité du gain futur qui doit justifier le crédit. Le bilan, comme tout document historique, peut informer le banquier sur la situation passée et présente d’une affaire, il ne peut être l'élément déterminant de la décision qui, elle, doit se faire en considérant le futur. C’est une loi de la science économique, établie depuis cent cinquante ans, que la valeur d’un bien (ou d’une affaire) dérive non de son histoire passée qu’atteste le bilan, mais du flux des services qu’on en attend dans le futur. Or, qui ne reconnaît que l’opération de notre cultivateur est rentable? Evidemment, l’économiste-dudéveloppement, conseiller des banques centrales africaines, n’a pas fait l’effort d’assimiler la « théorie de la valeur », présente dans tous les manuels d’initiation à la science économique : c’est bon pour les pays de l’O.C.D.E. La réalité est différente en Afrique, c'est le bilan. Evidemment aussi, la banque ne peut conseiller le cultivateur valablement; les techniques de prévision, de vérité économique donc, ce sont des exercices d’école pour les étudiants et les professeurs d’université. On n’en a pas besoin ; ce qu’il faut, ce sont des praticiens, des juristes, sachant rédiger et interpréter les textes bancaires et les accords de coopération, des comptables pour bien passer les écritures, tous bien imprégnés de la difficulté à faire du crédit à l’agriculteur, cet ignorant qui ne sait pas faire un bilan et dont le produit entre pour 90 % dans la production nationale et constitue la source presque unique des réservés extérieures!

Les réserves extérieures sont, comme l’épargne intérieure, un revenu, un bien rempli : elles ne garantissent pas la monnaie, elles en résultent. Si, comme on voudrait le faire croire, les réserves extérieures garantissaient la monnaie, leur constitution précéderait la création monétaire. C’est exactement l’inverse qui se produit. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner le cycle de formation et de diminution des réserves dans les pays africains dont les

84

exportations dépendent pour l’essentiel de quelques produits principaux, aisément repérables, tels le cacao et le café. Lors des campagnes de commercialisation, les crédits sont alloués sous forme de monnaie fiduciaire aux banques commerciales qui peuvent ainsi, sur une base plus élargie, créer plus de leur propre monnaie, qu’elles distribuent aux marketing boards dans les pays anglophones et aux « exportateurs agréés » chez les francophones. Ces organismes s’en servent pour « payer » les planteurs; la monnaie est vide. Les produits sont ensuite exportés, puis réglés en devises; la monnaie se remplit. Les exportateurs remboursent alors les banques commerciales qui à leur tour remboursent la Banque centrale; la monnaie est détruite et le pays retombe dans ce qu’on appelle pudiquement la saison morte. Saison morte en effet, les banques ferment le robinet du crédit... parce qu’il n’y a plus, à leurs yeux, rien à financer, pas même la production qui sera commercialisée la saison suivante. Pourtant, on voit bien que les affaires tournent pendant la « saison » pour tout le monde, commerçant de tissus, cultivateur de maïs, de macabos ou de patates douces. Il y a de la monnaie qui sollicite les affaires. Après la campagne, l’activité économique générale s’arrête, il n’y a plus de monnaie, tandis que les réserves extérieures se gonflent. Les réserves sont donc bien la résultante de l’expansion monétaire, et non sa cause. L’expert du F.M.I. ne comprend pas ce cycle et conclut allègrement que le niveau élevé des réserves du Rwanda au cours des années 1975-1977 pourrait dégénérer en inflation. Il ne le comprend pas parce qu’il ne comprend pas que les réserves sont en fait une part de café ou de cacao conservée à l’extérieur comme n’importe quelle épargne, un prélèvement sur la consommation intérieure. Si le système monétaire international n’était pas « truqué », les réserves seraient sous forme d’autres biens comme le café ou le cacao, l’or par exemple. Mais le système est « truqué » : les réserves de café sont détenues sous forme de dollars, de livres sterling ou de francs non convertibles, 85

c’est-à-dire de biens vides. En vérité, le Rwanda prête du café aux Etats-Unis avec toutes les chances d’en récupérer en bien moindre quantité ultérieurement à cause de l’inflation. La logique du système monétaire international veut que les pauvres prêtent, que dis-je, donnent aux riches. Nous y reviendrons. L’expert ne comprend pas parce qu’on lui rabâche la théorie à laquelle s’accroche le directeur du département des recherches et conseiller du directeur général du F.M.I. depuis vingt ans, la théorie dite monétariste de la balance des paiements, théorie dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est fragile5. Nous verrons que son application généralisée depuis ces dernières années coûte cher à tous les pays du Tiers monde qui s’aventurent à recourir aux ressources du F.M.I. L’expert ne comprend pas parce qu’il sait « par expérience » que le passif de la Banque centrale, c’est de la monnaie fiduciaire, de même que le passif des banques commerciales, c’est de la monnaie ou de la quasi-monnaie. L’expérience est trompeuse : la contrepartie des réserves nettes de la Banque centrale, c’est la contrepartie des réserves nettes, c’est tout. Ce n’est pas de la monnaie, elle ne sert pas à faire des paiements à l’intérieur. Pareillement, la contrepartie des crédits à terme, les dépôts à terme, n’est pas de la quasi-monnaie. Un bien est monnaie ou il ne l’est pas. Ça se comprend aisément : les dépôts à terme dans les banques leur permettent de faire du crédit à terme, mais ce sont les crédits à vue qui permettent de faire des dépôts à vue, par nature même de la monnaie. Par conséquent, ni la contrepartie des réserves ni les dépôts à terme n’entrent dans la composition de la masse monétaire, et la notion de quasimonnaie est dangereuse. Le lecteur n’est-il toujours pas convaincu? Voici les chiffres du F.M.I. pour trois pays africains exportateurs de café et de cacao (tableau 2.1). Il apparaît clairement que, chaque année, les réserves extérieures atteignent leur maximum lorsque la campagne de commercialisation des produits agricoles 86

exportables est achevée : en Côte d’ivoire fin mars, au Ghana fin juin (le décalage de trois mois entre les deux pays voisins provient des délais différents de règlement des exportations), au Rwanda fin décembre, trois mois après la fin de la campagne proprement dite. Le décalage entre les chiffres du Rwanda et ceux des deux premiers s’explique par l’inversion du cycle des pluies : la saison sèche au Rwanda correspond à la saison des pluies au Ghana et en Côte d’ivoire, et inversement. Symétriquement, le cycle des crédits est à son maximum pendant la campagne et à son minimum quand les réserves sont à leur niveau maximum. Ce second aspect n’apparaît peut-être pas nettement en Côte d’ivoire et au Ghana, où les économies sont un peu plus diversifiées et où, en tout cas, le crédit à la consommation qui s’étale sur toute l’année est plus développé. Mais, en regardant de près, on voit que le rythme d’accroissement des crédits est plus élevé pendant la campagne (le semestre qui chevauche deux années consécutives). Il est net, par contre, au Rwanda : maximum de crédit au troisième trimestre, saison sèche, minimum au quatrième, saison des pluies.

87

TABLEAU 2.1 : ÉVOLUTION DES RÉSERVES ET DU CRÉDIT INTÉRIEUR DE LA COTE D’IVOIRE, DU GHANA ET DU RWANDA (FIN DE TRIMESTRE)

88

Avant d’examiner les techniques par lesquelles la monnaie est réprimée à l’intérieur, faisons le point à l’aide du schéma 2.2 : SCHEMA 2.2 : DOMAINE D'EFFICACITE DE LA MONNAIE

A tout moment, l’économie d’un pays quel qu’il soit peut être caractérisée par deux zones séparées par une frontière que le plus grand économiste de ce siècle, John Maynard Keynes, appelait niveau de plein emploi, et que, pour éviter d’inutiles discussions sur le bien-fondé de cette définition, nous appellerons limites des possibilités maxima de production6. En deçà de cette limite, le pays n’utilise pas pleinement ses capacités, soit que les entreprises ne tournent pas à cent pour cent, soit qu’il y ait beaucoup de chômeurs prêts à travailler, pourvu qu’ils soient rémunérés. Si, partant d’un point quelconque de cette zone, le pays veut élever le niveau de vie des populations, une politique d’aisance monétaire est nécessaire, même si elle n’est pas suffisante. En particulier, la Banque centrale, par une politique de crédit plus facile, doit faciliter la création monétaire. Toute mesure, tout comportement qui tendrait à soustraire la monnaie de la circulation (épargne, accumulation excessive de réserves non compensées par une émission monétaire correspondante) tirerait l’économie vers le bas. A partir de cette frontière, les ressources de la monnaie sont épuisées et toute expansion monétaire conduit à 89

l’inflation. « Le plein emploi est atteint lorsque l’emploi global cesse de réagir élastiquement aux accroissements de la demande effective des produits qui en résultent7: » Autrement dit, lorsque l’économie, arrivée à sa limite des possibilités maxima, ne peut plus répondre aux sollicitations de la demande monétaire. Mais cette frontière elle-même recule à mesure que l’épargne permet l’accumulation du capital, que la population augmente et que des techniques se perfectionnent. Comme c’est la monnaie qui permet la formation des revenus dont provient l’épargne, on peut dire que la monnaie contribue indirectement au recul de la limite des possibilités maxima 8. Tout jugement qui distingue entre pays sous-développés et pays développés est donc, vu les conditions générales de validité de la définition de la limite des possibilités maxima, basé sur des considérations éthiques et, comme tel, ne relève pas de la réflexion.

LES TECHNIQUES D’AUTORÉPRESSION Les voies et moyens par lesquels le fonctionnement du système bancaire est autoréprimé sont nombreux et divers : ils vont du simple discours aux textes réglementaires les plus obscurs. Il serait illusoire de tenter de les répertorier tous. En s’en tenant aux seuls mécanismes économiques, on peut en déceler quatre fondamentaux. Première technique autorépressive : la fermeture d’un système clos Chacun voit qu’en Afrique le métier de banquier est réservé à l’étranger. Il n’y a pas de banques africaines, sauf peut-être en Afrique du Nord, ce qui se comprend : ce ne sont pas des pays noirs. Le cas de la zone franc est clair, les Noirs sont exclus, 90

presque légalement, de l’exercice de la profession bancaire. Les autres n’ont pas de contraintes juridiques, mais les faits sont là, l’essentiel du métier de la banque résiste, avec succès, au choc de la décolonisation. Comme d’habitude, il y a des raisons liées à l’état de sousdéveloppement : manque de capitaux, manque de cadres, etc. Mais dépouillez le bilan des banques, pas une n’a un capital représentant plus de 4 % du bilan. Il suffit à la B.I.AO. d’avoir 1,5 milliard de capital pour contrôler l’Afrique de l’Ouest, lequel 1,5 milliard représente principalement les bénéfices antérieurs. C’est la première banque d’Afrique de l’Ouest, et elle n’exerce qu’en Afrique de l’Ouest, mais elle est une société de droit français et n’a pas un seul guichet en France. Ça crève les yeux, mais c’est accepté. Au lendemain des indépendances, la France a gracieusement donné quelques centaines de millions à la B.C.E.A.O. ou à la B.E.A.C. Ces quelques millions étaient au bilan de la Caisse centrale de coopération économique, chargée de l’émission monétaire dans les zones intéressées : c’étaient donc des biens vides. En contrepartie, la France a reçu le droit de diriger les banques centrales, qui en réalité n’en sont pas, nous le verrons. Or ce droit, c’est ni plus ni moins celui de conduire l’appareil économique et social, nous le savons. A côté, des commerçants, des planteurs ont des comptes créditeurs qui se chiffrent par centaines de millions, mais ils sont à la merci des banques : si curieux que cela puisse paraître, le métier de banquier, c’est celui qui au départ demande le moins d’argent, précisément parce qu’il en fabrique. Quant aux cadres, à qui fera-t-on croire que les Africains ne peuvent être aidescomptables ou licenciés en droit? Non, la raison est ailleurs : si les Africains se mêlaient de la profession bancaire, l’économie africaine échapperait non pas entièrement, c’est entendu, mais significativement au contrôle étranger et, surtout, serait conduite de façon plus conforme aux besoins africains. En effet, un retour au schéma 2.1 91

montre que le public (entreprises et ménages) n’a à sa disposition que deux types de moyens de paiements : la monnaie fiduciaire et les dépôts à vue, la monnaie scripturale. Supposons que dans un pays existe une seule banque commerciale. Pour peu qu’elle ait suffisamment de guichets, ses dépôts à vue, la monnaie qu’elle crée serait rapidement le principal moyen de paiements et elle pourrait ainsi, rien qu’en faisant du crédit, contrôler à elle seule toute l’économie. Elle ne risquerait rien en multipliant les crédits parce qu’elle ne serait exposée à aucun risque de retrait de billets, puisque sa monnaie ne sortirait jamais de son circuit. Un chèque tiré par un de ses clients situé à un endroit X, sur le guichet de X donc, en règlement d’une dette d’un autre client situé à Y, conduirait à une diminution des dépôts du guichet en X en faveur de ceux de Y, et la position de la banque resterait inchangée. Avec deux banques distinctes, le raisonnement que nous venons de faire pour deux guichets resterait valable pour les deux banques. Une pourrait perdre des dépôts en faveur de l’autre, mais le système formé par les deux banques aurait une situation comparable à celle d’une banque unique. Et le raisonnement peut ainsi, de proche en proche, être étendu à un nombre quelconque de banques. Le seul risque auquel s’exposerait le système en multipliant les crédits serait celui de devoir convertir sa monnaie en monnaie de la Banque centrale. En fait, chaque banque forme avec sa clientèle un circuit à l’intérieur duquel les paiements se font sans que la position de la banque change. Elle s’efforce de retenir le maximum de clients possible pour éviter les fuites de ce circuit. Il y a en réalité plusieurs monnaies, correspondant chacune à un circuit, mais liées entre elles par un taux de conversion de 1 : un franc de la Banque Internationale pour l’Afrique Occidentale égale un franc de la Banque Internationale pour le Commerce et l’industrie dans le même territoire monétaire. C’est cette équivalence qui

92

cache l’existence de plusieurs sous-monnaies de l’unité de compte : le franc. Au XIXe siècle, il y avait sur le territoire américain plusieurs banques émettant des billets dont la valeur-or était définie par le gouvernement fédéral. Chaque banque émettait donc ses billets, mais un dollar était égal à un dollar. Toutefois, à cause de la convertibilité-or des billets, les dollars n’avaient pas la même valeur selon les villes : un détenteur de billet émis par une banque de Chicago n’était pas sûr de retrouver la valeur-or correspondance partout. Aussi le citoyen de New York pouvait hésiter à accepter en paiement un dollar émis par la banque de Chicago, et réciproquement le citoyen de Chicago était hésitant devant les billets émis à New York. Cette circonstance, jointe au coût de manipulation des billets, faisait varier les cours des billets de ville en ville; un billet émis par une banque à Chicago pouvait ne valoir que 80 ou 90 cents à New York. Il a fallu que, vers la fin du siècle, l’usage du chèque se généralise, minimisant la manipulation des billets, d’une part, et d’autre part que la Banque centrale fédérale soit institutionnalisée en 1913, émettant des dollars identiques sur tout le territoire, pour que ces variations de cours disparaissent et donnent l’illusion d’une monnaie unique. Il suffit maintenant, comme nous l’avons fait aux tableaux 1.1 et 1.2 du chapitre 1, d’ajouter au système la Banque centrale pour voir que l’ensemble du système bancaire a la faculté d’endetter tout le corps social, rien qu’en faisant du crédit. Seul le système bancaire a ce privilège extraordinaire, c’est un système « clos »9. On comprend alors que, permettre aux Africains d’entrer dans le système bancaire reviendrait à autoriser une ouverture qui pourrait étendre le crédit au secteur africain, circonstance évidemment gênante : la fermeture du système bancaire est le vrai rempart contre le changement que la décolonisation aurait pu occasionner.

93

Oui, mais, dira-t-on, les Africains, les gouvernements en tout cas, ont des participations de plus en plus grandes dans les banques. Elles dépassent 50 % dans la plupart des cas. C’est déplacer le problème. Encore une fois, le capital ne représente rien pour une banque. De plus, ce qui compte en l’occurrence, c’est moins les dividendes, substantiels il est vrai, versés en fin d’année que la faculté d’orienter le crédit, de décider en somme quelle entreprise doit exister ou pas. C’est bien le coopérant, le technicien ou l’expert peu importe, chargé de l’instruction des dossiers de crédit qui est l'élément essentiel de la banque. Ce n’est pas le directeur général africanisé. Dans ces conditions, exiger des banques qu’elles accordent un minimum, fixé à l’avance, de crédits aux autochtones relève de la dérision. Pour faire le crédit, la banque n’a rien apporté de l’étranger, ni capitaux ni savoir. Telle est la raison pour laquelle l’exercice de la profession bancaire est si réglementé en Afrique et, dans le cas de la zone franc, descend du régime de Vichy.

Deuxième technique autorépressive : l'autofinancement On désigne ainsi la méthode qui consiste, pour l’entreprise, à recourir à ses ressources pour son agrandissement, au lieu de s’adresser à l’épargne des ménages, conformément à la flèche du bas du schéma 2.1. Elle préserve ainsi son indépendance. L’autofinancement a fait l’objet, comme beaucoup d’idées qui encombrent la littérature économique, notamment celle relative au sous-développement, d’une abondante discussion ces dernières années l0. Ses partisans estiment, entre autres avantages, qu’assurant l’indépendance financière de l’entreprise elle évite le recours excessif à l’emprunt bancaire et donc minimise les risques d’inflation. C’est le contraire qui se produit. D’autre part, une telle position est l’exemple type d'erreur qu’on commet en mélangeant les « crédits à terme » et les « crédits à vue », ou leur image dans les bilans bancaires : la monnaie et la quasi-monnaie. On n’emprunte pas à vue pour investir à terme, 94

ou acheter les actions d’une société. On emprunte à vue pour effectuer des paiements. L’emprunt à vue, la monnaie, sert à avancer vers la frontière, la limite des possibilités maxima. Les dépôts à terme permettent de reculer cette frontière. L’endettement à terme, s’il est financé par l’épargne, n’a aucune raison d’être inflationniste. En réalité, la recherche de l’indépendance de l’entreprise l’incite à majorer les prix pour, en fin d’année, après avoir rémunéré ses actionnaires, investir. L’autofinancement provoque la hausse des prix, il ne l’évite pas. Mais cela n’est rien au regard de ses effets répressifs. L’ensemble des mécanismes qui font passer l’épargne des ménages (épargnants naturels) aux entreprises (investisseurs naturels) 11 s’appelle marché des capitaux, par opposition au marché monétaire où ne transite que la monnaie. Ils sont figurés sur le bas du schéma 2.1 (intermédiaires financiers non bancaires et financements directs). Dans les pays « industrialisés », de l’O.C.D.E., ces derniers prennent la forme de marchés financiers ou bourses des valeurs, lieu où ceux qui ont un revenu à épargner, à faire fructifier, rencontrent ceux qui en ont besoin pour investir, s’équiper : les entreprises. De tels lieux n’existent pratiquement pas en Afrique. Certes, il y a çà et là, à Abidjan, à Rabat ou à Tunis, une bourse des valeurs, mais le volume des transactions qui s’y déroulent est si réduit que sa part dans l’investissement des entreprises est tout à fait négligeable. La raison en étant, non comme on le prétend, la faiblesse de l’épargne locale, mais le refus des entreprises, dont la maison mère se trouve à l’étranger, de céder une part de la propriété du capital aux autochtones. Pourquoi le feraient-elles du moment que leur taux de rentabilité, le bénéfice par unité de capital, dépasse 25 % en moyenne dans la plupart des cas, qu’elles ont ainsi des moyens de se procurer des « ressources propres » et que rien ne les oblige à partager le gâteau avec les nationaux? L’autofinancement ferme aux Africains le débouché ultime de l’épargne, la propriété du capital financier, quel que soit 95

l’effort d'épargne qu’ils peuvent consentir, en même temps qu’il soutient par la hausse des prix la prospérité des firmes étrangères. On comprend le danger que comporte l’encouragement à l’autofinancement préconisé par certains experts, la Banque mondiale en tête, et appliqué par des gouvernements qui n’hésitent pas à donner des primes aux entreprises qui s’autofinancent. Cependant, il serait hâtif de conclure de ce qui précède qu’il faille proscrire toute forme d’autofinancement. Il peut arriver qu’il se justifie pleinement. C’est le cas, par exemple, d’un investissement dont la rentabilité est si lointaine que l’épargnant hésite à engager des fonds. C’est le cas aussi d’investissements de recherches aux résultats si incertains que l’épargnant peut ne pas être disposé à prendre des risques. Mais alors l’autofinancement, pour se justifier, suppose au moins trois conditions. D’abord que toutes les ressources du marché des capitaux soient épuisées et que l’entreprise prouve qu’elle n’a pas pu trouver l’épargne nécessaire. Il s’agit alors de l’autofinancement a posteriori, décidé après coup, et non a priori, consistant à augmenter les prix en vue de s’autofinancer. La deuxième condition, c’est que le consommateur, le citoyen, ait la possibilité de se prononcer sur l’opportunité ou la qualité du produit dont la recherche en question est l’objet, soit directement par l’information qui lui est donnée sur les caractéristiques du produit et qui lui permet de décider du prix qu’il est prêt à payer, soit indirectement par l’intermédiaire de ses représentants : l’Etat. Une subvention de l’Etat peut d’ailleurs s’avérer nécessaire dans ce cas. Nous touchons là un domaine qui déborde largement le cadre de ce livre : l'information du public, les méthodes de calcul et de fixation de prix, les relations entre l’Etat et les citoyens, l’organisation présente et future de la société, etc. La troisième condition, c’est que dans ses calculs l’entreprise tienne compte du coût qu’elle inflige à la collectivité et le 96

compare aux avantages futurs que celle-ci peut en escompter. Dans la mesure où, comme tout investissement, il représente un prélèvement sur le revenu des générations présentes, destiné à accroître la force productive, donc le revenu des générations futures, l’autofinancement doit dégager un gain net qu’il convient d’évaluer. Les économistes disposent, pour ce genre d’exercice, d’outils qui, pour être approximatifs, en raison des difficultés attachées à toutes les sciences sociales, sont indispensables si on ne veut pas faire des choix arbitraires et potentiellement coûteux. L’élément central de ces outils, c’est ce qu’on appelle le taux d’actualisation, sorte de taux d’intérêt qui représente la façon dont la société perçoit l’avenir par rapport au présent, ou, si l’on veut, la mesure dans laquelle la collectivité est disposée à sacrifier la consommation d’aujourd’hui pour celle des générations futures. Or, quand elle s’autofinance, l’entreprise a tendance à faire comme si l’argent qu’elle cristallise était gratuit, puisqu’elle ne l’emprunte à personne, alors qu’elle le prend d’une manière ou d’une autre à la génération présente. Elle doit, même si elle ne paie pas effectivement d’intérêts, en tenir compte dans ses évaluations. Le taux d’intérêt nul, prêché et imposé par l’Eglise au Moyen Age, repris par Marx au nom de la nonappropriation privée du temps (le temps n’appartient à personne), peut occasionner des gaspillages considérables des ressources. On a vu qu’il a fallu le libérer pour que l’Occident sorte de la nuit du Moyen Age. On sait aussi que l’Union soviétique a longtemps souffert de mauvais choix économiques avant que le taux d’intérêt soit officiellement réintroduit dans le calcul économique. En Afrique, le taux d’intérêt n’est pas seulement nul, il est négatif.

Troisième technique autorépressive : le taux d'intérêt négatif A plusieurs reprises, j’ai énoncé le caractère central du taux d’intérêt, sans préciser pourquoi il était si important. A vrai dire, aborder le problème de l’intérêt dans un ouvrage aux 97

prétentions limitées tel que celui-ci est un pari bien hasardeux : « Les penseurs les plus pénétrants et les plus subtils de la science économique [...], se sont efforcés depuis plus de deux siècles de résoudre les problèmes de l’intérêt, mais, malgré la diversité des méthodes utilisées, on doit constater que le trouble reste dans les esprits et qu'aucune théorie ne s’est encore définitivement imposée. Les difficultés présentées par le problème de l'intérêt n'ont cessé d’apparaître plus grandes, à mesure que son analyse devenait plus approfondie 12. » Aujourd'hui, on pourrait dire, avec peu de chance d’erreur, que c’est un véritable cauchemar pour les économistes. Sa compréhension constitue cependant, je crois, un préalable à la maîtrise de la science économique et à l'assimilation de ce qui la recouvre presque entièrement : la monnaie. Le taux d’intérêt est un outil ou un élément de régulation économique qui n’a cessé de jouer, pratiquement depuis l'apparition de l'économie d’échange. Nous allons, pour nous en tenir à l’essentiel, nous servir du schéma 2.1 : il permet de distinguer deux catégories de taux d’intérêt correspondant aux deux catégories de marchés précédemment signalées : le marché de capitaux et le marché de la monnaie. Dans la partie inférieure du schéma circulent les revenus perçus par les ménages « à travers » les flèches d’en haut, et provenant des entreprises qui, rappelons-le, sont les seules habilitées à les créer, à remplir la monnaie, tout au moins en première, mais valable, approximation. La part des revenus qui n’est pas destinée à la consommation est épargnée et, par deux voies, transmise aux entreprises. Cette transmission se paie à trois stades au moins. Le premier stade est à l’entrée du marché des capitaux : l'épargnant qui se prive provisoirement de son revenu réclame un intérêt. Le dernier est à la sortie du marché des capitaux: les entreprises qui empruntent cette épargne paient également un intérêt. Il y a donc un taux qui rémunère le consommateur pour la privation dont il est l’objet, et un taux que l’entreprise paie pour utiliser le capital mis à sa disposition : le premier s’appelle taux créditeur, le second taux, débiteur. Entre 98

ces deux taux extrêmes s’intercalent une multitude de taux qui servent à récompenser ceux qui sont chargés d’ajuster l’épargne à l’investissement et vice versa (commission des banques, des intermédiaires, courtiers, etc.). Il en résulte théoriquement deux limites au taux d’intérêt : une limite inférieure, celle qui est telle que l’épargnant ne perde pas dans l’opération, et une limite supérieure, celle qui permet à l’entreprise d’emprunter et d’investir également sans perte. Cette dernière n’est autre que le taux de rendement des capitaux investis. Si 100 F investis aujourd’hui rapportent 10 F au bout de l’année, l’entrepreneur n’acceptera certainement pas de payer plus de 10 % d’intérêt l’an. Du côté de la limite inférieure, les problèmes se compliquent par le comportement des prix. Si l’épargnant place 100 F à 5 % l’an, il se retrouvera avec 105 F à la fin de l’année; mais si entretemps le niveau général des prix a augmenté de 7 %, il ne pourra plus acheter avec 105 F le panier de biens qu’il pouvait acheter un an avant avec 100 F puisqu’il coûte désormais 107 F. En fait, il perd 2 F. Pour qu’il ne perde pas, il faudrait que le taux d’intérêt créditeur fût d’au moins 7 %. Cette complication ne gêne pas l’entreprise, bien au contraire, car elle rembourse en une monnaie ayant perdu de la valeur. Conclusion : la limite inférieure du taux d’intérêt, le taux d'intérêt créditeur, doit théoriquement être égale aux taux de hausse des prix. Il est donc essentiel de distinguer le taux d’intérêt nominal (celui qui est payé à l’épargnant) du taux d’intérêt réel (celui qui tient compte du comportement des prix). Dans l’exemple ci-dessus, le taux créditeur nominal est de 5 %, le taux réel est de moins 2 % : il est négatif; c’est injuste, et si le consommateur avait le choix, il n’épargnerait pas, car en le faisant il se laisserait punir pour avoir voulu contribuer à l’équipement des entreprises. L’épargnant africain est puni (tableau 2.2), à des degrés différents, mais il l’est presque partout. Le Voltaïque et le Tunisien qui ont épargné 100 F en 1970 en ont perdu 1,7 au bout d’un an, l’Ivoirien 7,4, le Tanzanien 11,7, le Zaïrois 73! Le plus étonnant, c’est qu’en dépit de cette punition l’Africain épargne, et épargne beaucoup : entre 99

1950 et 1971, le Tunisien a épargné en moyenne chaque année 13,5 % de son produit intérieur, l’Ivoirien 21,5 %, le Tanzanien 18,7 %, le Zaïrois 18,8 %. Dans les pays de l’O.C.D.E., le taux d’épargne tournait autour de 11%. L’explication de cet apparent paradoxe est simplement que, en raison des première et deuxième techniques répressives, l’épargnant africain n’a pas le choix. Il ne peut que confier son épargne à la banque. S’il pouvait accéder au capital des entreprises, ou au crédit, il refuserait certainement un taux d’intérêt négatif. Obligé tout de même de faire des économies pour, ne serait-ce que se procurer le minimum d’équipement ménager, il épargne à perte. En principe, une telle situation ne se rencontre que dans des économies où il n’y a pas d’instrument de réserves, de conservation des biens, en particulier dans des économies sans monnaie : on conçoit parfaitement qu’un pêcheur puisse accepter de prêter 10 poissons aujourd’hui, à la faveur d’une partie, quitte à n’en recevoir que 9 ou 5, ou même 1, dans une semaine, s’il n’a aucun moyen de conserver le surplus de 10 poissons pendant la semaine. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle l’Africain est classé dans le secteur non monétaire. En vérité, c’est le système monétaire qui fonctionne contre les règles élémentaires de la théorie économique. Autre enseignement, toujours théorique, du mécanisme de transmission de l’épargne des ménages aux entreprises : la différence entre le taux d’intérêt débiteur, celui que perçoit la banque, et le taux créditeur, celui qu’elle paie, devrait couvrir ses frais de gestion et une rémunération raisonnable de ses propriétaires. Dans les pays de l’O.C.D.E., cet écart est d’environ 2 %. En Afrique, il atteint 10 % : tout le monde sait que les banques prêtent à 14, 15 ou 16 % par an, tandis que les dépôts à terme auprès d’elles ne rapportent pas plus de 6,5 %. Au Zaïre, depuis 1972, le taux créditeur est resté invariablement à 2 %, Je taux débiteur dépassant 18 % en 1978. On dit en science économique que le marché des capitaux est au voisinage de 100

l’équilibre dans les pays de l’O.C.D.E., et qu’il est en déséquilibre profond au Zaïre. A qui la faute? TABLEAU 2.2: TAUX D’INTERET SUR DEPOTS D’EPARGNE DANS QUATORZE PAYS AFRICAINS EN 1976 ET TAUX D'EPARGNE MOYEN DE 1950 À 1971 (EN POUR CENT)

Passons à la partie supérieure du centre du schéma 2.1. Il n’y a plus de taux d’intérêt créditeur, l’argent qui est prêté n’est épargné par personne, c’est de la monnaie et elle se crée contre les seuls crédits. Les taux d’intérêt (il y en a plusieurs) s’appellent taux à court terme : voici une entreprise, un dépositaire d’une marque de voitures pour fixer les idées, qui en vend une à crédit à un automobiliste. La voiture coûte x francs. Si l’automobiliste paie comptant, pas de problème, il déboursera x francs. S’il veut du crédit, le dépositaire lui facture un intérêt, disons i , et lui fait signer des traites. Ensuite; il porte les traites à son banquier et 1

101

lu dit : « Voici de l’argent que vous encaisserez tous les mois, les traites ont été domiciliées chez votre collègue d’à côté, le banquier de l’acheteur de ma voiture. Chaque mois, vous réclamerez le montant figurant sur la traite du mois correspondant à cette dernière qui la fera payer par mon client. » Le banquier répond : « D’accord, mais comme je vous donne de l’argent tout de suite et que je ne le récupérerai qu’avec du temps, vous allez me payer des intérêts : mon taux, c’est i . Bien entendu, il est plus petit que i , sans quoi vous perdriez dans l’opération, puisque vous me paieriez un intérêt supérieur à celui que vous avez encaissé chez votre client. Vous voyez, je suis raisonnable. Toutefois, entre votre i et mon i , il ne doit pas y avoir une différence trop grande, sans quoi votre client se serait dérangé pour s’adresser directement à moi. Et je lui aurais fait du crédit à la consommation, au lieu du crédit à la production que je vous fais. » D’accord, le banquier escompte la traite. Après le départ du commerçant, le banquier qui a déjà beaucoup prêté à vue se retourne vers la Banque centrale et lui dit : « J’ai besoin de votre monnaie parce que je risque de devoir faire face à beaucoup de demandes de vos billets. Prenez les traites que voici, encaissezles au fur et à mesure et donnez-moi des billets tout de suite. » Même discussion que tout à l’heure. La Banque centrale lui facture un taux d’intérêt i plus petit que i , mais pas de beaucoup parce qu’il y a plusieurs banques qui se font concurrence et la différence entre i et i , qui constitue le bénéfice du banquier, si elle était trop grande, occasionnerait une compétition entre banques : chacune offrant un bénéfice plus petit, soit en 'acceptant un i plus grand, soit en offrant un i plus petit à l’entreprise. D’accord, la Banque centrale réescompte la traite. Au total, il y a trois taux d’intérêt principaux sur le marché à court terme, i , i et i , de plus en plus petits à mesure qu’on monte vers la Banque centrale, mais avec des différences assez petites pour respecter le jeu du marché. Comme c’est i qui est le dernier, il commande tous les autres : la Banque centrale commande, en 2

1

1

2

3

2

2

3

3

1

2

2

3

3

102

fixant son taux d’intérêt, tous les autres taux à court terme! Et aussi les taux sur le marché des capitaux. Voici pourquoi : Le plus grand taux sur le marché monétaire est plus petit que le plus petit taux sur le marché des capitaux parce que celui-ci est attaché à une période plus longue, on le comprend aisément. Si un banquier vous dit : « Confiez-moi votre argent pour deux ans, je vous rémunère à 10 % l’an », il ne peut en même temps vous dire : « Confiez-moi votre argent pour un an, je vous rémunère à 10 % », parce qu’il sait qu’aucune personne équilibrée n’accepterait de prêter à deux ans dans ces conditions. Chacun prêterait à un an à 10 %, puis, en fin d’année, aurait la faculté soit de reprendre son argent, soit de le reprêter à un an. La personne qui prêterait à un an aurait, après la deuxième année, la même rémunération totale que celle qui dès le départ a immobilisé ses fonds pendant deux ans, avec, en plus, la liberté de choisir à la fin de la première année entre renouveler le contrat ou récupérer son argent. Le banquier qui veut de l'argent à deux ans consentira donc un taux d’intérêt plus élevé que celui qu’il offre pour l’argent à un an. Conclusion; le taux d’intérêt est de plus en plus grand à mesure qu’on s’éloigne de la Banque centrale, il l’est aussi à mesure que la durée est plus grande. Conclusion encore : la Banque centrait, en fixant son taux d’intérêt, fixe en même temps tous les autres taux dans l’économie. Elle est en fait le maître du jeu, à condition qu’après avoir fixé son taux elle laisse les autres se déterminer par les mécanismes du marché. Mais voilà qu’on va dire : « C’est de la théorie, ce n’est pas réaliste en pratique. » C’est vrai, et c’est parce que c’est vrai et que les banques centrales africaines, au lieu de s’en tenir au rôle qui est le leur, déterminer i , quitte à intervenir de temps en temps pour moraliser le marché, descendent dans l’arène et fixent au vu d’on ne sait quel calcul les taux sur tous les marchés. Ce faisant, elles les faussent et 3

103

administrent des taux réels négatifs comme on l’a vu. C’est de l’autorépression.

Quatrième technique autorépressive : le contrôle des prix Apologue de la banane et de la chaussure : N'Diaye, cultivateur de son état, vivait tant bien que mal du produit de la vente des bananes de son champ au bord de la route qui va à la ville. Ce n’était pas facile, mais les enfants mangeaient à leur faim; le plus grand, alors au collège, pouvait acheter sa tenue à la rentrée scolaire. Un jour, le gouvernement décida, pour combattre la cherté de la vie, de contenir les prix des denrées de base dans les « limites raisonnables ». Pendant ce temps, l'inflation mondiale faisait augmenter les prix des produits importés. A la rentrée scolaire, N’Diaye, ne pouvant plus payer les chaussures du collégien avec le produit de la vente des bananes, quitta le village et alla se faire gardien de nuit chez Bata. Tout alla mieux jusqu’au jour où il fut renvoyé. Ne pouvant plus vivre, N'Diaye rentra au village. Le prix des bananes avait doublé entre-temps, et on n’en trouvait plus. N’Diaye a juré de ne plus jamais quitter la maison de ses parents. « Bien fait pour lui, il n’avait qu’à être patient », m’a lancé un ami à qui je racontais cette histoire. Erreur : N’Diaye a bien vu. En restant au village, il n’aurait pas pu régler la facture des chaussures de son fils qui aurait été, comme tant d’autres, chassé du collège. Et c’est justement parce que la production de bananes a baissé que son prix a doublé. Le contrôle des prix, en tant que moyen de lutte contre l’inflation, n’a jamais marché nulle part 13. Il ne peut pas marcher en Afrique parce qu’il ne peut marcher nulle part. Il ne peut marcher nulle part parce que la hausse des prix n'est que la manifestation, une manifestation, de l’inflation, non sa cause. La cause de l’inflation c’est la monnaie, soit qu’il y en ait trop (on est au-dessus de la limite des possibilités maxima), soit qu’elle ait été mal orientée (on est en dessous de la limite, mais on fait du crédit aux gens qui ne produisent pas). Le 104

contrôle des prix est inefficace non seulement pour cela, mais aussi parce que, pour qu’il ne le fût pas, il faudrait contrôler tous les prix à tout moment (on imagine l’armée qu’il faudrait lever pour surveiller chaque commerçant à chaque minute). Le contrôle des prix développe la corruption, tout le monde le sait et le dit, mais on ne dit pas assez qu’en faussant l’information économique elle dérègle les activités. La hausse des prix des denrées alimentaires est le signe que, face à la demande monétaire, la production ne suit pas; les prix sont un thermomètre de la santé de l’économie. Le bon médecin, ce n’est pas celui qui casse le thermomètre, c’est celui qui calme la fièvre, avec de l’aspirine, en subventionnant par exemple le bien dont le prix a tendance à monter, puis prend des mesures en profondeur pour tuer les microbes qui sont à l’origine du paludisme, notamment, en l’occurrence, la promotion du crédit agricole. Malheureusement, « trop souvent, dans les pays en voie de développement, les planificateurs de l’Etat ont traité l’agriculture en parent pauvre. Beaucoup trop d’entre eux ont préféré consacrer l’ensemble des capitaux disponibles à l’industrie. Et trop rares sont ceux disposés à prendre des mesures aussi impopulaires que le relèvement des prix des denrées alimentaires, ce qui rendrait l’agriculture rentable. Le résultat est que, dans l’ensemble des pays en voie de développement, la production agricole par habitant est probablement plus faible aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a cinq ans 14 ». On pourrait ajouter, s’agissant de l’Afrique, que les capitaux disponibles dont il s’agit sont prélevés sur l’agriculteur, et que ce dont ce dernier a besoin, c’est moins de la sollicitude des planificateurs de l’Etat que de sa liberté vis-à-vis d’eux. Le plus sûr moyen d’organiser la pénurie des produits vivriers, c’est d’en contrôler les prix. Les quatre techniques qu'on vient de passer rapidement en revue n’épuisent pas, tant s’en faut, la liste des moyens d'autorépression économique par monnaie interposée. Ils en constituent néanmoins le pivot, et presque tous peuvent être 105

ramenés à l'un ou à plusieurs d’entre eux. Ainsi les prélèvements de toutes sortes effectués sur l’exportation des produits agricoles pour financer l’industrialisation reviennent à baisser artificiellement la rémunération des planteurs, avec des effets identiques à ceux de la quatrième technique, en même temps qu’ils dérèglent le marché des capitaux, puisque l’épargne des planteurs qui en serait résultée est, de cette manière, administrativement détournée de son circuit normal; la cherté de l’argent à la sortie du système bancaire, qui en est la sanction immédiate, traduit le déséquilibre du marché des capitaux (troisième technique). Parallèlement, l'industrialisation, quand elle a lieu, se fait en excluant l’agriculteur qui en est pourtant le financier (deuxième technique). Exclu, il ne participe pas à la forte rentabilité de l’industrie et ne sera jamais en mesure de justifier d’une surface financière qui lui donne accès au crédit bancaire (première technique). Ainsi également, les privilèges de toute nature accordés à certaines entreprises en les protégeant contre la concurrence (c’est le cas de beaucoup de monopoles d’Etat dont le principe, soit dit en passant, peut être parfaitement légitime pour des raisons techniques) reviennent à leur accorder des possibilités d’autofinancement par prélèvement sur le consommateur ou le contribuable. Ainsi encore, les énormes dépôts des caisses de stabilisation ou des marketing boards dans les banques commerciales sont un mécanisme subversif dans la mesure où ils déplacent le revenu du circuit financier pour l’injecter dans le circuit monétaire, alors que celui-ci doit alimenter celui-là : la monnaie précède la production, les revenus, elle ne la suit pas. Les effets en sont semblables à ceux de la première et de la quatrième technique réunies. Prises individuellement, les techniques sont déjà fortement répressives. Mises ensemble, et c’est partout le cas, elles bloquent tout progrès économique, si elles ne l’inversent pas. A titre d’illustration théorique, voici un pays, Africa, en 1960. Il est indépendant et voudrait promouvoir sa croissance pour 106

améliorer le bien-être des populations, agricoles à 80 ou 90 %. En vertu de la technique n° 1, l’agriculture vivrière n’a aucune chance de se développer, elle est bloquée. L’agriculture de plantation, à la rigueur, bénéficiant du crédit de campagne de commercialisation, a quelques chances de dégager, au gré des cours mondiaux, un surplus qui pourrait être placé dans les industries naissantes ou existantes : la technique n° 2 l’interdit. L’agriculteur cherche alors le chemin de l’épargne, à travers la banque, mais le taux d’intérêt négatif (technique n° 3) devrait en principe l’en dissuader. Il ne le fait pas en fait, parce qu’il n’a pas le choix : il épargne à perte et donc s'appauvrit avec le temps. D’où le découragement, avec pour corollaire l’alanguissement de l’agriculture de plantation. L’industrialisation se fait, à la lumière des « théories du sous-développement » à coups d'endettement extérieur qui, à cause de l'alanguissement précédent sera de plus en plus difficile à rembourser. Reste à notre citoyen d'Africa une issue, celle du retour à l'agriculture vivrière pour au moins conserver son niveau de vie initial : la technique n° 4 l’en dissuade. C’est le recul : Africa régresse pendant que ses élites le consolent avec les cantiques de la négritude et les douceurs des trésors de la pauvreté. Sommes-nous très loin de la réalité? Mais qui autoréprime?

107

Chapitre III

Qui gouverne, le gouvernement ou monsieur le gouverneur? Et s'il y a un chef national et un autre chef étranger, quelque partage d'autorité qu'ils puissent faire, il est impossible que l'un et l'autre soient obéis et que l'Etat soit bien gouverné. Jean-Jacques Rousseau, L'Origine des inégalités

L’examen

rapide qu’on vient de faire des principales techniques de répression interne donc une idée de la gravité des réglementations parfois inspirées par des soucis louables, mais le plus souvent préjudiciables au bon fonctionnement des mécanismes monétaires et financiers. Il est intéressant de savoir pourquoi et par qui de telles mesures sont prises, non pour chercher un coupable ou condamner qui que ce soit, mais pour, peut-être, éclairer les voies d'amélioration. Il n’y a que deux personnes en présence : la Banque centrale et l’Etat représenté par le Trésor public sur le schéma 2.1 où ils figurent côte à côte, en tête du système bancaire, lui-même au centre du circuit économique. Cette position n’est pas le fruit du hasard d’un dessin, encore moins un « truc » pour défendre une opinion. Les actions respectives de la Banque centrale et du Trésor public interfèrent tant dans la vie 108

économique qu’il est parfois malaisé de localiser l’origine d’une perturbation observée. On l’a sans doute déjà perçu : la valeur de la monnaie est donnée par M/P; or c’est la Banque centrale qui, très largement, détermine la masse monétaire M, tandis que c’est l’Etat qui, avec son armée de contrôleurs, tente de contenir P quand la production ne répond pas aux sollicitations de M. La valeur de la monnaie peut ainsi, pour certaines personnes tout au moins et pour un certain temps, résulter de l'action conjointe de la Banque et de l'Etat. Ce bicéphalisme est susceptible, comme en politique, d’être la source de difficultés réelles. Afin d’en discuter, faisons intervenir l’Etat en ouvrant sur le schéma 2.1 le robinet 3 que nous avons fermé jusqu’ici. Dans un premier temps, fermons 1 et 2 pour voir ce qui se passerait s’il n’y avait pas de relations entre le Trésor et la Banque. Dans un second temps, l’ouverture des trois robinets nous permettra de « mesurer » les forces relatives des deux institutions.

L’ÉTAT ET LES ACTIVITÉS Il n’y a plus un esprit sain, si conservateur soit-il, pour ne pas reconnaître que dans une économie moderne, développée ou pas, l’Etat joue un rôle irremplaçable. Comme d’habitude, les « théories du sous-développement » ont déformé la signification de ce rôle. Elles ont rabaissé l’Etat au rang soit de consommateur en prétendant qu’il peut, et souvent doit, suppléer au manque ou à la faiblesse de l’épargne du citoyen, soit de producteur en avançant que, dans un environnement dépourvu d'entrepreneurs, il doit descendre dans l’arène de la production. En fait, on observe à cet égard que l’intervention étatique n’est pas propre aux pays sous-développés. Qu’il s’agisse d’un pays aussi libéral que la Grande-Bretagne, à économie aussi administrative que la France, ou encore aussi indiscipliné que l’Italie, l’Etat consacre des sources considérables aux achats de

109

biens (armée, prisons, hôpitaux, équipements administratifs divers...) : il consomme. En tant que producteur, il prend souvent en charge des secteurs économiques entiers, soit parce qu’ils touchent des domaines de nature spéciale, dits des « biens collectifs » 1, comme l’éducation, la télévision et plus généralement l’information, la défense — « des biens dont tous peuvent bénéficier en commun, en ce sens que leur consommation par un individu ne diminue en rien celle des autres individus2 » —, soit parce que, pour des raisons techniques, la gestion privée de tels secteurs serait défaillante : il en est ainsi des monopoles dont la rationalité dans la gestion, la fixation des prix de vente notamment, désavantagerait la collectivité, la concurrence qui protège le consommateur étant exclue3. L’Etat intervient aussi dans les économies modernes comme une providence. Il redistribue les revenus, conformément à l’éthique sociale sortie des urnes électorales : il en prend aux uns, les plus fortunés, et en donne aux autres, les moins nantis, sans qu’il soit besoin de justifier ces « transferts » par une quelconque participation à la production totale. C’est une fonction, essentiellement de justice sociale, dont l’analyse échappe à la réflexion économique proprement dite : l’économiste peut sans doute éclairer des choix, mais en tant que tel il ne peut expliquer la distribution des revenus. Tout cela est illustré par le schéma 2.1. Ce qui est étonnant, c’est que, alors que ce schéma a un caractère tout à fait général, l'économie de développement, préconisée par les pays ou les doctrinaires originaires des pays à économie de marché (par opposition aux pays à économie dirigée ou socialiste), accentue le rôle de l’Etat dans les économies sous-développées en même temps qu’elle prêche l’efficacité du libéralisme. Celte contradiction n’est qu’apparente. Au fond, et il n’est pas nécessaire d’être savant pour le voir, l’objectif recherché est de neutraliser les citoyens du Tiers monde en les excluant du circuit 110

de la production (c’est de l’autorépression) et de traiter avec les gouvernements, des gens qu’on connaît, des alliés sûrs. Alliés contre qui? L’économie libérale, déjà bien imparfaite dans les pays de l’O.C.D.E., n’est pas bonne pour le Zaïrois ou le Tunisien. Tel est le fondement des joint-ventures, nouveau mot clef de la coopération contemporaine. On embrouille délibérément un problème simple que l’évolution des sociétés modernes révèle clairement. D’une part, les pays dits libres assistent à un rôle de plus en plus accru de l’Etat dans les activités, et cela par nécessité. D’autre part, les pays dits socialistes acceptent, à mesure que le tissu économique se complique, le jeu des mécanismes du marché. Au-dessus de tout cela, avec un détachement aérien et royal, les multinationales transgressent les frontières étatiques. Décidément, la dualité marché-plan s’évapore à la faveur des interdépendances socio-économiques mondiales. Ce qui est vrai, et c’est essentiel, c’est qu’il y a des économies dont le principe est le marché, l’intervention de l’Etat étant l’exception, et qu’inversement il y a des économies à base de plans, mais où le marché intervient. Les choix idéologiques de part et d’autre sont tempérés par les exceptions nécessaires4. Ce livre, on s’en est rendu compte, s’est placé dans le premier contexte, sans préjuger de la valeur du second. Si un jugement personnel était permis, son auteur dirait seulement que la gestion planifiée est infiniment plus compliquée, tant qu’il s’agit de favoriser les déplacements en direction de la limite des possibilités maxima; car détecter les besoins à tout moment et orienter, à l’aide du plan, la production pour les satisfaire est bien moins facile que les laisser se révéler à travers les prix, puis y répondre ensuite par une politique économique appropriée. Cependant, une fois la production réalisée, la justice sociale est plus difficile à approcher quand la motivation principale est le profit5.

111

En économie de marché, l’ensemble des fondements, méthodes et moyens d’intervention étatique est connu sous le nom d'économie publique. Producteur, consommateur, distributeur ou receveur, l’Etat ne nous retiendra pas plus longtemps6. Par contre, aider à la réalisation du plein emploi est plus dans nos préoccupations. L’Etat a à sa disposition deux instruments qui influencent les circuits monétaires et financiers : l’impôt et l’emprunt. Judicieusement utilisés, ils sont précieux; mal employés, ils peuvent être répressifs. Appelons-les respectivement fiscalité et gestion de la dette publique.

De la fiscalité et de l'économie, qui est au service de qui? La fiscalité est probablement l’un des domaines qui, à juste titre, intéresse le plus aussi bien l’opinion publique, la presse que l’Etat lui-même. L’homme de la rue, le commerçant, le cultivateur voient dans l’impôt plus une amputation de son revenu qu’une contribution à l’entretien des services publics nécessaires à la vie collective. L’Etat y voit plutôt un moyen d’asseoir sa puissance, tandis que la presse s’efforce de concilier les points de vue divergents. En Afrique, la fiscalité, ou son autre nom, le budget, est devenue un instrument de mesure des performances économiques ou des prouesses de l’Etat, un moyen de propagande politique donc : tel pays est jugé plus riche que tel autre parce que son budget est plus « fort ». Pratiquement, à propos de la fiscalité, tous les avis sont permis; c’est compréhensible, tant les champs de connaissance et d’intérêts qu’elle embrasse sont nombreux : droit, sociologie, philosophie, statistiques, politique, etc. Vu par l’économiste, l’impôt, sans être un jeu d’enfant, est tout de même moins flou. Tout se réduit à la question de savoir dans quelle mesure le prélèvement que fait l’Etat sur les revenus des particuliers, entreprises et ménages, est susceptible de favoriser la progression de l’économie vers la limite des possibilités maxima, et éventuellement de reculer cette limite. Les questions de justice sociale ou fiscale, de rendement de l’impôt, de nomenclature, de 112

l’assiette, etc., sans être moins importantes, sont écartées, et les choses plus claires. Du moment que le système économique n’utilise pas pleinement ses ressources, que les entreprises, insuffisamment sollicitées, ne peuvent produire plus, ni par conséquent embaucher davantage de main-d’œuvre, la fiscalité peut-elle tirer l’appareil? L’Etat n’a le choix qu’entre ou bien accroître ses propres commandes aux entreprises, ce qui suppose qu’il augmente l’impôt, les conditions monétaires étant pour l’instant fixées puisque les robinets 1 et 2 sont fermés, ou bien encourager les particuliers à dépenser plus, mais alors il faudrait qu’il diminue l’impôt. Dans les deux cas, l’effet stimulant d’un côté risque d’être annulé par l'effet de freinage de l’autre : accrue d’une main, la demande est réduite de l’autre7. Sauf si, dans le premier cas, il est établi que le faible niveau de la consommation s’explique par le comportement des particuliers, les ménages surtout, qui économisent plus qu’il n’en faut, du point de vue de l’économie tout entière bien entendu. Mais nous savons que la thésaurisation est, dans le système monétaire actuel, un phénomène plutôt rare, parce qu’irrationnel. Dans le second, un déplacement de la demande globale de l’Etat aux consommateurs ne serait efficace au sens où nous l’entendons que si c’est l’Etat qui thésaurisait, circonstance exceptionnelle quand on connaît la tendance des gouvernements à dépasser les limites budgétaires. Mais, en Afrique, cela se rencontre : n’a-t-on pas vu des ministres des Finances, des maires de communes vanter les mérites de leurs départements en clamant des excédents budgétaires? Il peut cependant arriver que les réductions budgétaires en faveur des contribuables favorisent la consommation dont l’économie a besoin. Il est clair que, quand le gros des dépenses de l’Etat est dirigé vers l’importation (ce n’est pas rare en Afrique), une réduction fiscale en faveur des consommateurs des produits locaux peut être salutaire.

113

Hormis ces cas, à vrai dire marginaux, la manipulation de la fiscalité a peu de chances d’influencer significativement le mouvement général des affaires, tant que les conditions monétaires sont inchangées. Un courant de pensée dit fiscaliste, développé aux Etats-Unis, a cependant cru devoir affirmer la supériorité de la politique budgétaire sur la politique monétaire. A l’appui, une réduction fiscale effectuée en 1964 par l’administration Johnson qui aurait été à l’origine de la forte expansion cette année-là. « Par la promotion d’une meilleure utilisation de la capacité (productive), la réduction fiscale a puissamment incité- les affaires à accroître l’activité8. » En réalité, la réduction fiscale avait été proposée en 1963 par l’administration Kennedy, mais n’avait pu être mise en application. Lorsque Lyndon Johnson l’applique en 1964, l’économie américaine approche déjà le plein emploi qu’elle atteindra au cours du deuxième trimestre de l’année 1965. Il y a, par conséquent, eu entre-temps quelque chose, et ce quelque chose c’est l’expansion monétaire : jusqu’en 1961, en effet, la masse monétaire, au sens où nous l’avons définie, varie de l’ordre de 1 % par an en moyenne, passant de 130,7 milliards en 1953 à 151,4 milliards en 1961, soit un accroissement de 20 milliards en huit ans. Cette même masse passe de 151,4 milliards en 1961 à 175,9 milliards en 1965, soit un accroissement de 25 milliards en quatre ans: l’expansion monétaire a soutenu la croissance économique américaine qui a caractérisé la première moitié des années soixante. Contre-exemple: en 1963-1964, le Marketing Board ghanéen paie au producteur de cacao un prix supérieur au cours mondial. On crie à l’inflation, on dénonce le Marketing Board pour avoir obligé la Banque centrale à créer trop de monnaie et d’être à l’origine de la hausse des prix. En fait, on commet une double erreur. Premièrement, la prime donnée au producteur n’était qu’une partie des taxes qui l'avaient frappé les années précédentes et qui avaient provoqué la baisse des exportations de cacao depuis la campagne 1961-1962. C’était donc une ristourne 114

de revenus antérieurement retenus; la bonne preuve en est la baisse des réserves qui passent de 109,6 à 52,8 millions de cedis entre 1962 et 1964; l’accroissement de la masse monétaire, qui est considérable de 1963 à 1964, provient donc d’un mauvais calcul qui y inclut la contrepartie des réserves extérieures. Deuxième erreur, on ne voit pas l’effet de retard que nous avons signalé. La mise en circulation des moyens de paiements peut parfaitement entraîner une hausse des prix, mais tant qu’elle est destinée à appeler les entreprises en leur offrant des perspectives de profits, il n’y a pas lieu de s’alarmer : quand les entreprises répondront, la hausse va se ralentir; c’est ce qui s’est passé au Ghana. L’impôt « négatif » de 1963-1964 donne un vigoureux coup de fouet à la production cacaoyère : les exportations, qui avaient connu un taux d’accroissement annuel moyen régulier de 18 % jusqu’en 1961, et baissé respectivement de 6 % et 7 % en 1963 et 1964, bondissent de 31 % en 1965. C’est alors que l’Etat, pour « arrêter l’inflation », recommence à taxer le cacao à l’exportation. Le résultat ne se fait pas attendre ; les exportations de cacao ghanéen n’atteindront plus jamais le niveau de 1965; le niveau maximum d’après 1965, c’est l’année 1973, avec une diminution de 11 % par rapport à 1965; les autres années, la chute oscille entre 46 et 56 %, toujours par rapport à l’année « inflationniste ». La moralité saute aux yeux : les planteurs ont entretenu les champs en 1965 parce qu’ils s’attendaient à un revenu meilleur, ils ont refusé de travailler pour rien par la suite. Pendant ce temps, les exportations ivoiriennes se développent régulièrement, à un rythme moyen de 15 % depuis l’indépendance, à de rares années près explicables par les aléas climatiques comme en 1967 et 1970. C’est que l’Etat ivoirien, tout en levant une forte taxe à l’exportation, consacre à l’aménagement du territoire et des campagnes, ainsi qu’à l’assistance aux planteurs, des sommes considérables, ce qui revient à redonner d’une main ce qu’il a retiré de l’autre.

115

Du point de vue de l’activité économique générale, le volume de l’impôt, l’équilibre ou le déséquilibre budgétaires ou sa variation dans le temps ne présentent pas d'intérêt en soi : le budget peut être aussi bien un instrument de soutien et de lancement des affaires qu’une arme répressive. Tout dépend de l’orientation donnée à la ponction effectuée sur le contribuable. Ce qui est sûr, c’est que l’effet de la variation du budget peut être neutralisé par l’effet inverse sur le revenu du citoyen. En particulier, il est hâtif de mesurer, comme le fait la presse, les performances économiques ou les niveaux de développement par le volume du budget. C’est lui qui est au service de l’économie, et non l’inverse.

Dette publique soit, mais pour quoi faire? Fréquemment, l’Etat n’arrive pas à couvrir ses dépenses avec les recettes ordinaires tirées de l’impôt, de la vente des services qu’il rend ou de ses biens, et est obligé de recourir à l’emprunt intérieur ou extérieur. On dit qu’il y a un déficit. Symétriquement, on parle d’excédent quand les recettes ordinaires dépassent les dépenses. Le cas de l’excédent dans les économies modernes est plutôt rare, pour deux raisons. La première est que les gouvernements ont tendance, c’est bien connu, à « vivre au-dessus de leurs moyens », parce que les parlementaires et l’opinion publique en attendent toujours davantage sans être prêts à consentir, par l’acceptation de l’accroissement de l’impôt, les sacrifices correspondants. Techniquement, le vote des dépenses devant permettre le fonctionnement des services publics est aisé : il précède celui des recettes, moins faciles à augmenter. La deuxième raison est que l’excédent budgétaire ne se justifie vraiment que si le public dépense trop par rapport aux possibilités de l’économie. Il est alors souhaitable que l’impôt gèle les revenus disponibles des particuliers, pour éviter la pression sur les prix. Mais, en général, la Banque centrale n’est pas étrangère à une telle situation, soit qu’elle ait autorisé une 116

émission trop forte de monnaie, soit que cette émission ait été mal utilisée, par exemple en direction de secteurs qui ne répondent pas aux besoins du public ou qui ne sont pas en mesure de répondre à leur appel. L’histoire du Gabon au cours des douze dernières années est parlante. Jusqu’en 1972, les avoirs extérieurs fournis par l’exportation du bois et du pétrole tournent autour de 2 à 3 milliards de francs CFA, le crédit intérieur, c’est-à-dire la création monétaire, augmente de 20 % par an, ce qui est considérable comparativement à la période antérieure au cours de laquelle le taux d’augmentation était presque nul. A la faveur du boom pétrolier, les réserves extérieures sautent à 7,2 milliards fin 1973, 16,2 milliards fin 1974, 26,8 milliards fin 1975, 24,6 milliards fin 1976, pour tomber brutalement, à moins 20,5 milliards fin 1977 : c’est le début des déboires économiques et de l’endettement extérieur de l’Etat. Parallèlement, le crédit intérieur, la création monétaire, passe de 16,5 milliards en 1971 à 121,8 milliards en 1976 et 157,2 milliards fin 1977. Dans le même temps, les importations passent de 34,1 milliards en 1972 à 100,1 milliards en 1975, tandis que les prix augmentent de près de 40 %9. Cela veut dire que la création monétaire a servi à accroître les importations, d’où la chute des réserves, sans impact sur la production demandée par les Gabonais, d’où la hausse des prix. L’utilisation étalée des réserves à promouvoir l’entreprise gabonaise, fût-elle agricole, suivie au fur et à mesure du crédit à cette entreprise ou à la consommation de biens qu’elle produit, aurait donné des résultats meilleurs. Nous verrons que le Rwanda, bénéficiant du niveau favorable du prix du café entre 1975 et 1978, a eu un comportement tout à fait opposé à celui du Gabon, et tout aussi préjudiciable. Il a gelé ses réserves et dégagé des excédents budgétaires inutiles. Le déficit, cas le plus fréquent, est l’objet de vives controverses 10. Certains y voient une façon d’hypothéquer l'indépendance nationale, comme le Zaïre en offre l’exemple à travers les conditions qui lui sont attachées. D’autres y voient un 117

impôt sur les générations futures, puisqu’après tout ce sont elles qui paieront. En réalité, tout dépend, d’une part, de l’usage qui en est fait et, d’autre part, des termes de l’endettement. Si l’emprunt extérieur est destiné à des opérations dont bénéficieront lesdites générations, et si des précautions sont prises pour que les avantages qui en seront tirés excèdent les charges récurrentes (remboursement du principal et des intérêts), on ne voit pas où réside le mal : ce qui est dangereux, c’est l’endettement sur trente ans suivi d’une consommation immédiate. Par ailleurs, comme l’autofinancement, l’emprunt extérieur ne se justifie que quand toutes les possibilités d’endettement intérieur sont épuisées ou, ce qui revient au même, quand les conditions internes sont plus contraignantes pour l’Etat. Or, curieusement, l’Etat africain s’endette, endette le pays, souvent sans vérifier cette condition et par là ferme des débouchés à l’épargne locale. Ainsi est-il prêt à servir 8 % à la Banque mondiale alors qu’aucun taux d’intérêt créditeur interne ne dépasse 7 %. Nous avons longuement insisté sur les possibilités de développement de l’épargne locale par une rémunération juste. Dira-t-on que, même à 8 %, le taux d’intérêt serait sans effet et donc que le recours à la Banque mondiale est nécessaire? C’est manquer de profondeur de vue. Il suffit d’observer que la Banque mondiale, qui emprunte sur les marchés financiers internationaux, rémunère correctement ses créanciers, paie des salaires élevés à ses experts, couvre ses charges diverses et... fait des bénéfices. Pourquoi? Parce qu’elle emprunte et prête en dollars, en monnaie d’un pays où la hausse des prix, lorsqu’elle atteint 7 %, est considérée comme une catastrophe nationale. La Banque mondiale ainsi que ses créanciers savent donc bien qu’ils ne prêtent pas à perte. Par contre, le Zaïrois de 1978 qui prête à 8 % est sûr de perdre 60 à 70 % de la valeur de son capital en un an, le Ghanéen 30 à 40 %. Ce qu’il convient de mettre en parallèle, si on veut apprécier les potentialités en épargne intérieure, ce sont les taux d’intérêt réels au-dedans et au-dehors. 118

Il est à peu près sûr que si on offrait au Zaïrois un taux d’intérêt réel égal à celui qui est offert à l’Américain ou au Koweïtien, son pays serait en mesure de rembourser à bref délai les 3 milliards qui font faire tant de bruit. La même observation est valable pour les institutions financières régionales africaines qui menacent de fermer les portes, faute de capitaux, et concluent à la nécessité d’ouvrir leur propriété au capital étranger. La Banque africaine de développement croit-elle qu’en donnant un tiers de ses actions à l’étranger, avec toutes les conséquences, mille fois dénoncées, elle arrivera à faire face aux besoins de l’Afrique? Une telle action aliénerait sa liberté d’action sans l’assurance que ses objectifs seront atteints. Qu’elle retienne en Afrique l’épargne africaine, en la récompensant positivement, et peut-être aura-t-on quelques surprises. Naturellement, cette proposition soulève des difficultés techniques (et non juridiques qui embrouillent les problèmes plus qu’elles ne contribuent à leur solution) non négligeables. Mais, à vrai dire, c’est le plus petit aspect des problèmes. Financé à l’intérieur, le déficit peut présenter, contrairement à l’apparence, des avantages certains. Le principal avantage, c’est qu'en réduisant à due concurrence les recettes ordinaires il allège la charge du contribuable en même temps qu’il oblige l’Etat à être plus attentif à l’emploi des ressources qui lui sont confiées, puisqu’il devra et les rembourser et payer les intérêts. C’est donc un moyen qui, malgré l’apparence, est de nature à mieux discipliner l’Etat. De plus, sous forme de bons du Trésor, d’emprunt à court terme, l’emprunt est un instrument de politique économique précieux : il permet d’intervenir sur les marchés financiers et monétaires pour les orienter dans le sens jugé désirable. L’absence de dette publique intérieure, dans les pays de la zone franc, est ainsi une voie supplémentaire pour enlever aux gouvernements toute possibilité d’influencer les circuits financiers; il convient plutôt que ceux-ci obéissent aux 119

signaux de la place financière de Paris, et à eux seuls : c’est la solidarité franco-africaine! Malheureusement, les inconvénients sont plus nombreux que les avantages, car, tel qu’il est utilisé, l’emprunt réprime les finances intérieures plus qu’il ne les « moralise ». Toujours à l’aide du schéma 2.1, on peut voir que l’Etat n’a que deux possibilités : ou il emprunte aux particuliers, ou il emprunte aux banques commerciales et autres intermédiaires financiers, les robinets 1 et 2 étant fermés. Dans le premier cas, les effets se ramènent aux conclusions auxquelles nous avons abouti en examinant l’impôt. Dans la mesure où tout se traduit par un transfert de revenus des particuliers à l’Etat, les chances d’impact sur la production sont réduites. De plus, quand l’emprunt est forcé, par exemple sous forme de cotisation rémunérée à un taux d’intérêt encore plus bas que celui que sert le système financier, il prive les agents économiques de moyens qui, en transitant par un marché financier organisé, se dirigeraient vers des opérations probablement plus rentables. Placé auprès des institutions financières, l’emprunt présente les mêmes effets. Sa souscription ne sera possible que si les crédits aux particuliers sont réduits d’égal montant : le cas des intermédiaires financiers non bancaires est clair, celui des banques l’est moins, et on a cru y voir une source d’inflation. Il n’en est rien, tant que le robinet 2 est fermé. Comme tous les intermédiaires financiers, les banques prêtent toujours au maximum de leurs possibilités : c’est leur travail et c’est la source de leur profit. La seule différence étant qu’elles prêtent contre du crédit, elles prêtent un bien vide. Dans les conditions normales de leurs activités, par conséquent, le niveau des dépôts à vue auprès des banques commerciales est toujours voisin de son maximum. Il en résulte que le crédit accordé à l’Etat diminue du même montant celui qui est consenti aux particuliers. Le problème reste inchangé, c’est toujours celui de l’arbitrage entre dépense privée et dépense publique. Toutefois, empruntant 120

à des taux de privilège, l’Etat rencontre moins la faveur des banques dont il réduit la marge bénéficiaire. Dans des pays où aussi bien les banques que les entreprises sont étrangères, c’est une consolation. Le seul cas où, en principe, un emprunt placé auprès des banques pourrait être avantageux du point de vue qui nous intéresse, c’est celui où, pour souscrire, les banques emprunteraient à leur tour en vendant des titres au public, des obligations par exemple. Il n’y aurait plus besoin de diminuer le volume de leurs crédits, le public aurait provisoirement un revenu moindre; mais, une fois les dépenses du Trésor effectuées, l’argent emprunté se retrouverait entre ses mains. Il aurait alors autant d’argent qu’avant, mais plus de titres, il y gagnerait. Mais, pour qu’il en soit ainsi, il faut que les banques rémunèrent suffisamment les acheteurs de titres, ce qui nous ramène au problème d’un taux d’intérêt créditeur incitateur. En résumé, que l’Etat accroisse ses dépenses par l’impôt ou par l’emprunt, l’économie n’a que peu de chances d’être déplacée de son point initial, la demande supplémentaire de l’Etat étant compensée par la réduction de celle des particuliers. De plus, la raréfaction des moyens financiers qui en résulte fait monter les taux d’intérêt qui alourdissent les charges des entreprises et tend à tirer encore plus l’appareil vers le bas. Ce dont l’économie a besoin, c’est d’une monnaie neuve, qui suscite une demande neuve, adressée aux entreprises et à la main-d’œuvre qui attendent d’être utilisées. Cette demande neuve n’est possible que si les robinets 1, 2 et 3 sont ouverts simultanément, en d’autres termes, si la Banque centrale le veut bien. Elle seule a ce pouvoir.

LE QUATRIÈME POUVOIR Cette circonstance, la faculté qu’a la Banque centrale de donner ou de refuser le feu vert à une initiative du gouvernement 121

par l’intermédiaire du ministère chargé des Finances (ou du Trésor), soulève un problème redoutable et commun à tous les pays : celui de la nature des relations qui doivent exister entre l’institut d’émission et le pouvoir politique. Il mérite un examen attentif. Avant d’en arriver là, essayons de préciser davantage le contenu du pouvoir monétaire.

De la force de la Banque centrale Ouvrons donc les robinets 1, 2 et 3 et reprenons les techniques budgétaires succinctement énumérées. L’impôt, et plus généralement toute mesure accroissant le revenu ordinaire de l’Etat, ampute du même coup et du même montant celui, disons pour fixer les idées, des ménages; mais ceux-ci ont la faculté de demander plus de crédit à la consommation. De même, les entreprises peuvent recourir au crédit à la production, voie privilégiée d’injection de la monnaie nouvelle dans le corps social. Tout cela reste vrai dans le cas de l’emprunt. En particulier, les taux d’intérêt, qui tout à l’heure, en montant, avaient tendance à alourdir les charges financières des entreprises, n’ont plus aucune raison de s'élever puisque, d’une part, les banques n’ont plus besoin de restreindre leurs crédits — il leur suffit d’emprunter à leur tour à la Banque centrale par le robinet 2.— et, d’autre part, même si elles ont recours au revenu des épargnants pour souscrire les emprunts du Trésor, dans un premier temps l’épargne transitant par le système financier va s’accroître sans que leurs avoirs monétaires en soient affectés, du moment que les portes du crédit à la consommation leur sont ouvertes. Quand, après avoir aspiré le revenu par le robinet 3, le Trésor l’aura dépensé « à travers » les flèches d’en haut, les mêmes épargnants se retrouveront avec à la fois plus de monnaie et plus de titres qu’avant. Plus simplement, le Trésor peut, pour relancer l’économie supposée en état de sous-emploi massif, demander directement de la monnaie fiduciaire à la Banque centrale (robinet 1) et la dépenser.

122

TABLEAU 3.1 : SITUATION DU TRESOR VIS-A-VIS DU SYSTEME MONETAIRE DANS SIX PAYS AFRICAINS ET TROIS PAYS INDUSTRIALISÉS AU 31 DÉCEMBRE

C’est cette double faculté qu’a le gouvernement de financer ses dépenses par les robinets 1 et 2 que, péjorativement, on appelle planche à billets, alors qu’autrement il n’y aurait pas de moyen de faire effectuer à l’économie les déplacements désirés. Tous les gouvernements, à l’heure actuelle, en usent tant qu’ils en ont la possibilité. Le tableau 3.1 le montre : à part la Côte d’ivoire, le Bénin, le Niger et le Ghana avant l’indépendance, les dettes du Trésor des pays à l’égard des institutions monétaires se sont accrues constamment et fortement pendant les vingt dernières années, chose, répétons-le, non seulement normale mais inévitable si l’on veut sortir l’économie de l’état de sousutilisation de ses ressources. Nous verrons au chapitre 7 que, pour le groupe des pays « industrialisés », la vitesse de rotation de la planche à billets, particulièrement élevée depuis 1965, est à l’origine de l’inflation mondiale. Pour l’instant, observons qu’à la 123

différence du Bénin, de la Côte d’ivoire et du Niger l’endettement du Trésor à l’égard du système bancaire n’a jamais été négatif, car cela signifierait que le Trésor prête de l’argent au système bancaire dont le travail consiste à fabriquer... de l’argent. Un tel comportement n’est défendable que si l’économie est, comme on dit, en surchauffe; on tire trop sur le moteur, l’économie tend à s’emballer, parce qu’on la place indûment au-dessus de la limite des possibilités maxima. Il faut la refroidir. C’est ce qu’auraient dû faire les pays de l’O.C.D.E. à partir de la fin des années soixante. Ils l'ont refusé, d’où l’inflation. Le Ghana et le Zaïre sont allés plus loin que les pays industrialisés : l’endettement du Trésor a été multiplié par quatre dans les deux pays entre 1970 et 1975. Il était difficile d’escompter un tel taux d’accroissement de la production. Mais il y a lieu de penser que le rythme d’émission monétaire aurait valablement pu être au moins égal à celui des pays cités de l’O.C.D.E. qui connaissaient un taux de chômage moins élevé, à condition que cette émission fût destinée à solliciter les forces productives ghanéennes et zaïroises. Il en serait résulté non pas une baisse de la production entraînant la flambée des prix, mais une amélioration du niveau de vie des populations. Le gonflement des ressources de l’Etat a appauvri les populations parce que l’inflation qu’elle a suscitée (nous nuancerons au chapitre VII le degré de cette inflation) est en elle-même une source de revenus pour l’Etat, un impôt déguisé. Supposons en effet que l’Etat, pour financer ses dépenses, lance un emprunt et que, pour le souscrire, le système bancaire accroisse la quantité de monnaie de 10 %, mais que la production ne s’améliore pas. Dire que la production ne s’accroît pas, c’est dire que le niveau général des prix va devoir augmenter, et cela jusqu’au moment où M/P aura retrouvé son niveau d’avant l’emprunt de 10 %. La valeur de la quantité totale de monnaie n’aura pas varié, mais entre-temps il se sera opéré, par la hausse des prix, un transfert des revenus au profit de l’Etat. Cette forme

124

d’impôt est d’autant plus pernicieuse qu’elle est, comme on dit, indolore. Revenons aux exceptions du Bénin, de la Côte d’ivoire et du Niger. Prêter de l’argent au système bancaire, c’est lui remettre un bien plein, un revenu, détruire la monnaie, diminuer M, donc tirer l’économie vers le bas. Comment cela est-il possible? Nous connaissons l’explication : les trois pays n’ont aucune possibilité d’obliger la Banque centrale, dont le contrôle échappe à chacun d’eux, à suivre les directives du Trésor ou du ministère des Finances. Les avances de la B.C.E.A.O. aux Trésors nationaux sont de véritables concours qu’il faudra rembourser, tandis qu’ailleurs le remboursement n’est pas nécessaire : la Banque centrale appartient à l’Etat. On comprend mieux à présent la « solidité » du franc CFA, elle est basée sur la restriction de M, restriction non pas voulue par les Etats, mais procédant de l’architecture même de la zone. Sur notre schéma de référence, la Banque centrale et le Trésor figurent côte à côte, au-dessus de tout le système bancaire et financier. C’est la structure normale. Dans la zone franc, par contre, en vertu des accords de coopération, toute devise gagnée par un pays est encaissée par la Banque de France et la contre-valeur en franc français est portée au crédit de la B.C.E.A.O. auprès du Trésor français. En somme, le Trésor français joue pour la B.C.E.A.O. le rôle que cette dernière joue pour les banques commerciales. Le centre du schéma doit donc être modifié, ou complété, ainsi qu’il suit :

125

SCHEMA 3.1 : ARCHITECTURE DU SYSTEME BANCAIRE DE LA ZONE FRANC

Cette hiérarchie des institutions monétaires est tout à fait exceptionnelle, et en vérité unique au monde. C’est le seul cas où la Banque centrale, investie du pouvoir d’émettre de la monnaie légale, fiduciaire, non susceptible de refus en règlement d’une dette, est au-dessous d’une institution qui n’en a pas. Le Trésor, fût-il français, n’émet pas de la monnaie (si on met les pièces, qui relèvent de l’Office des pièces et médailles, à part). C’est un intermédiaire monétaire à travers qui passe la monnaie, sans changer de volume, et cela pour tous les pays. La clause selon laquelle le « compte d’opérations » pourrait être indéfiniment débiteur est donc une clause vide. Le « compte d’opérations » ne peut pas être globalement débiteur parce que le Trésor ne fabrique pas de monnaie. Chacun sait que les avances de la Banque de France au Trésor français sont l’objet d’une surveillance du Parlement français. 126

Dire que le « compte d’opérations » peut être indéfiniment débiteur, c’est dire que le Trésor français peut tirer à volonté sur la Banque de France, ce n’est pas exact. En définitive, la B.C.E.A.O. n’est elle-même qu’un intermédiaire monétaire, l’intermédiaire entre le franc français et le franc CFA. Par contre, la zone sterling, à laquelle on assimile facilement la zone franc, obéit à une tout autre logique : les réserves des pays périphériques de la zone sont, pour ce qui en reste, détenues auprès de la Banque d’Angleterre qui, elle, émet de la monnaie légale. Nous préciserons davantage ce point au chapitre 5. La politique monétaire de la Banque de France fixe le niveau des activités dans l’ensemble de la zone franc. Nationaliser les banques commerciales, comme l’a fait le Bénin, n’y change rien. Si elles ont la possibilité d’émettre de la monnaie scripturale, les banques commerciales n’en ont pas d’influencer le montant global de la monnaie; or, s’agissant du mouvement général des activités économiques, c’est lui qui compte. Par contre, la nationalisation des banques commerciales peut changer les orientations du crédit, de la monnaie. Autant c’est la Banque centrale qui détermine le volume global de la monnaie, autant il revient aux banques commerciales d’en assurer la répartition, laquelle est en même temps celle des droits a priori sur la production qui suivra. Elles sont, en effet, la voie normale d’entrée de la monnaie neuve dans le système économique. La raison en est que ce sont les ménages et les entreprises qui ont l’initiative du crédit, ce sont eux qui le demandent. Or ni les uns ni les autres n’ont accès directement auprès de la Banque centrale : ils s’adressent aux banques commerciales qui, à leur tour, vont chercher des billets à la Banque centrale. La nationalisation des banques commerciales peut donc, tout au plus, permettre de redistribuer les forces économiques d’une autre façon; elle ne peut libérer la faculté de déplacer l’économie vers le plein emploi : c’est une économie de distribution, et non de croissance, qu’on gère. Comme on ne peut 127

distribuer dans la paix que si l’appareil de production sécrète toujours plus de revenus qui permettent une amélioration simultanée du niveau de vie de tous, on peut en conclure que la Banque centrale a des moyens de déstabiliser la société. Au sein du système bancaire, par conséquent, les tâches sont bien distinctes. La Banque centrale détermine le niveau maximum de la production, des revenus, tandis que les banques commerciales en déterminent d'avance les titulaires. Il en découle que l’ensemble du système monétaire détient la clef de l’ordre social. Le pouvoir de la Banque centrale est tel qu’on a pu dire que, quand le ministre inaugure un nouveau pont, c’est d’abord au gouverneur de la Banque centrale qu’il devrait adresser ses remerciements, et que « l’économie est vis-à-vis de sa banque centrale comme un mécanisme asservi à son dispositif électronique de contrôle11 ». Qu’on en juge : le 4 décembre 1978, la Banque centrale d’Iran ferme ses portes; les employés sont en grève. Le lendemain, toutes les banques commerciales en font autant. L’après-midi, 50 % des entreprises sont en catastrophe 12. Ce dispositif est en mesure de soutenir, mais aussi de contrecarrer, l’action du gouvernement tout entier. Qu’on en juge encore : on s’accorde à reconnaître que le président Carter doit son accession à la Maison Blanche aux minorités, notamment noires, à qui le candidat a promis des mesures sociales importantes. Le président de la Banque centrale — le Fédéral Reserve System —, Arthur Burns, ne l’entendant pas de cette oreille, applique (à tort ou à raison, ce n’est pas le problème) après les élections une politique monétaire serrée pour lutter contre l’inflation. Or le gouvernement a besoin d’argent pour exécuter son programme électoral : effectuer un remboursement d’impôt aux plus pauvres. Burns perdra son poste, mais aura freiné le programme. Son successeur, plus politique et moins économique de ses propres aveux, permettra au président de traverser en 1978 les torrents des événements d’Iran, des grèves 128

internes répétées, de hausses du prix du pétrole, et en 1979 de faire la paix entre l’Egypte et Israël, une paix que l'Amérique financera. La cote du président Carter dans la population noire variera avec le niveau de l’emploi, lui-même fonction de la politique monétaire de William Miller. Tant et si bien que le président du F.E.D. sera surpris que ce soit le secrétaire d’Etat au Trésor qui lui prêche — fait sans précédent — la modération, le taux d’inflation ayant atteint en février 1979 le chiffre annuel de 15 %13. En Espagne, le pacte de Moncloa énonce, en octobre 1977, un train de mesures pour faire face à l'inflation et enrayer le déficit persistant de la balance des échanges extérieurs. La clef de voûte de ce système, c’est la réduction progressive du taux annuel d’accroissement de la masse monétaire de 21 à 17 %. La Banque centrale va plus loin et, dès la fin du mois, ce taux n’est plus que de 10 %; le taux d’intérêt grimpe à 21 % et la Banco de Navarra dépose son bilan fin janvier 1978, tandis que le chômage frappe 1,2 million de personnes fin avril. Mais l’inflation a reculé de 30 % en novembre 1977, 20 % en mai 1978, puis 16 % à la fin de l’année. « Les banques centrales lisent les résultats des élections, non les bilans 14. »

L’affreux dilemme La force de la Banque centrale est donc redoutable. Ce n’est pas par le simple hasard des mots que son responsable suprême porte le titre de gouverneur : il détient, à lui tout seul, plus de pouvoirs que le gouvernement issu des élections générales. Comment concilier un tel bicéphalisme pour que l’Etat soit bien gouverné? Car les conflits peuvent provenir non plus simplement d’oppositions entre personnes comme en politique, mais de différences profondes dans la perception même des objectifs. Il est clair que si, dans l'exemple de la taxation par l’inflation signalé plus haut, le gouverneur de la Banque centrale, se croyant porteur d’une certaine conscience collective et estimant que les emprunts ou les dépenses de l’Etat ne pourront pas susciter un 129

accroissement suffisant de revenus pour que les prix ne montent pas, s’oppose au crédit à l’Etat, celui-ci se verra obligé, s’il veut maintenir ses dépenses, de prélever plus d’impôts visibles, mesure évidemment impopulaire. Mais, d’un autre côté, étant donné ce que nous savons sur le caractère transitoire de certaines hausses de prix, est-il légitime de défendre la valeur de la monnaie à tout prix? Les banques centrales ont tendance à considérer que la hausse des prix est toujours indésirable dans la mesure où elle affaiblit la monnaie dont elles ont la charge de défendre la valeur. La stabilité des prix et la croissance économique deviennent ainsi des objectifs contradictoires, susceptibles de dégénérer en conflits entre le gouvernement et le gouverneur. Les sources de conflit sont encore plus nettes quand on ouvre l’économie sur l’extérieur. La hausse des prix entame la compétitivité de l’économie, tandis que les dépenses de l’Etat rongent les réserves extérieures que les banques centrales se croient obligées de maintenir à un niveau élevé. La croissance dans la stabilité des prix et l’équilibre extérieur sont des objectifs parfois inconciliables et demandent un dosage minutieux. Valéry Giscard d’Estaing a qualifié ce triplet de « triangle magique ». Magie en effet, non seulement en raison des difficultés à le réaliser, mais encore parce que les sommets du triangle relèvent de compétences différentes. C’est le gouvernement qui, responsable devant les populations qui aspirent à un bien-être matériel toujours plus grand, cherche à promouvoir la croissance ou à assurer ne serait-ce qu’un environnement favorable. Mais c’est le gouverneur de la Banque centrale qui détient en définitive la clef de la stabilité des prix, puisque le contrôle en est inefficace, et qui, d’accord avec ses collègues étrangers avec lesquels il forme la « communauté financière internationale » et qu’il rencontre fréquemment, assure la garde des réserves. Faut-il, au nom de la nécessité d’un commandement unique, mettre la Banque centrale sous le contrôle total d’un ministre 130

de tutelle, en faisant un service du Trésor? On peut théoriquement l’envisager. L’expérience montre cependant que, toutes les fois qu’il en a été ainsi, les gouvernements ont abusé de leur pouvoir monétaire et, en créant l’inflation, appauvri les citoyens. Le Ghana et le Zaïre offrent à l’heure actuelle les tristes exemples de tentations dont peuvent être l’objet les gouvernements qui contrôlent la Banque centrale. Répétée dix fois, l’opération citée de prélèvement fiscal par l’inflation aboutirait à une confiscation pure et simple du revenu national par l’Etat. C’est comme cela que se financent les guerres. C’est comme cela aussi que se constituent et se perpétuent beaucoup d’Etats totalitaires. Le général Franco n’aurait pas régné aussi longtemps sur l’Espagne sans le soutien de la communauté bancaire : à sa mort, le système bancaire détenait plus de la moitié de l’industrie nationale. Au début de l’année 1978, elle en détenait encore 40%ls. Nous savons pourquoi: si on donne au système bancaire le droit d’acquérir les biens, et notamment les titres de propriété des entreprises, il peut, simplement en faisant du crédit, acheter l’économie tout entière. La solution d’une Banque centrale sous contrôle gouvernemental à cent pour cent est donc à écarter. Elle l’est d’autant plus que le gouvernement, transitoire par nature, tend à percevoir la vie économique en fonction des échéances électorales, alors que la Banque centrale, au cœur même de cette vie, doit avoir une vue plus lointaine. Faut-il donc donner à la Banque centrale son indépendance, sa liberté à l’égard du gouvernement et des combinaisons politiques? On l’a défendu, en avançant que la stabilité des prix et la solidité de la monnaie et des réserves étaient la base de l’édifice qu’est l’économie. Une telle solution n’est pas défendable pour au moins trois raisons : d’abord, ni le niveau des réserves ni la stabilité des prix ne sont des objectifs en soi. A la rigueur peut-on concéder à la

131

Banque centrale le droit de rechercher une valeur élevée de M/P, ce qui est tout autre chose. Ensuite, rien ne permet d’admettre que la Banque centrale ait les compétences nécessaires pour apprécier le comportement de tout le système économique dont elle est, par ailleurs, au centre. Enfin, et c’est le plus important, il n’est pas raisonnable de confier à un organisme politiquement irresponsable, peuplé de fonctionnaires non issus du suffrage, la liberté d’infléchir la vie collective dans le sens qu’il désire. Ce serait « installer l’autorité monétaire comme une quatrième branche de la constitution, chargée de la fonction de forcer le législatif et l’exécutif à suivre des politiques économiques conservatrices qu’impliquent l’équilibre du budget et la limitation des dépenses gouvernementales 16 ». A plus forte raison n’est-il pas concevable que l’Etat, au nom de la recherche d’une monnaie solide, se dépouille au profit d’un autre Etat du plus précieux instrument de souveraineté : battre monnaie. On a vu combien étaient fragiles les arguments qui tentent de justifier l’actuelle zone franc. Il y a pire : tandis que les gouvernements des pays membres, à l’aide de plans de développement, s’efforcent de préparer l’avenir, on peut lire dans les statuts d’une Banque centrale commune : « Pour être mobilisables auprès de la Banque, les crédits à moyen terme doivent : A) pour les opérations initiées par les entreprises publiques, semi-publiques ou privées : — avoir pour objet le développement des moyens de production et la construction d’immeubles, sous réserve de la rentabilité de ces opérations et de leur compatibilité avec les objectifs généraux du plan de développement du ou des Etats membres intéressés; — avoir reçu l'accord préalable de la Banque; B) pour les opérations initiées par les Etats membres :

132

— avoir pour objet le développement, l’amélioration des infrastructures, des équipements collectifs et des structures agricoles, sous réserve que ces opérations fassent l’objet d’une inscription budgétaire programmée, qu’elles soient comprises dans les limites fixées par le conseil d’administration pour les opérations à moyen terme et que la Banque en ait été préalablement saisie [...]. Le conseil d’administration fixe périodiquement un plafond des effets représentatifs de crédit à moyen terme qui peuvent être admis au réescompte dans chaque Etat en vue du financement des opérations visées ci-dessus 17. » En moins flou, ce chef-d’œuvre’ de verbiage juridique veut dire que la Banque centrale se voit reconnaître le droit non seulement d’apprécier la valeur des plans de développement des pays membres non seulement de s’assurer qu’ils sont compatibles, non seulement de veiller à ce que les gouvernements les financent par leur budget, non seulement de déterminer les limites d’exécution des plans des Etats, mais encore d’apprécier l’opportunité des investissements des entreprises privées. Confiez un tel travail aux meilleurs économistes, mathématiciens, statisticiens du monde, réunis en équipe; ils vous diront que c’est vraiment très, très difficile. Mais, dans la juridiction de la Banque, c’est simple comme bonjour, il y a des juristes et des comptables à la Banque. Ils ont fait la colonie, ils ont l’expérience. Non, aucun pays non peuplé de Noirs ne peut accepter ce genre de plaisanteries. En réalité, conclut une revue scientifique anglaise, « le système a donné à la France un haut degré de contrôle sur les économies de la zone franc 18 ». La mécanique de ce contrôle est vicieuse, mais pas bien savante; toutes les confusions de l’article 19 sont réductibles à ceci qui ressort du schéma 3.1 : les banques centrales africaines ferment les robinets 1 et 3 (paragraphe B de l’article 19), en même temps que le robinet 2 est filtré (paragraphe A), pour éviter que les initiatives monétaires des pays membres ne se répercutent 133

sur le Trésor français, puis la Banque de France, par le trajet 3 → 1 → 1' → 1" ou 2 → 1' →1". Les « nationaux » et les Etats membres n’investiront donc pas. Pendant ce temps, les entreprises métropolitaines qui travaillent avec les banques commerciales françaises auront la latitude d’ouvrir les succursales outre-mer travaillant avec les banques commerciales « nationales » qui, par le trajet 4 → 4' → 2', accéderont au crédit de la Banque de France. Après quoi, on pourra être fier de la solidité du franc CFA et de l’harmonie de la coopération avec l’Afrique. Averti des dangers de ces deux extrêmes, l’économiste américain Milton Friedman, prix Nobel de sciences économiques, préconise depuis un quart de siècle la soumission de la Banque centrale à une discipline définie une fois pour toutes19: celle de l’autoriser à laisser la quantité de monnaie s’accroître d’un pourcentage fixé à l’avance, quoique révisable par le législatif, lui enlevant toute initiative discrétionnaire. Outre les idées ultra-libérales de Friedman qu’elle implique, cette solution ne paraît pas, pratiquement, utile pour au moins deux raisons : le système économique n’est pas un ensemble homogène, formé d’unités qui évoluent à la même cadence. Le comportement de M est important, mais ses modalités d’attribution le sont aussi. Par ailleurs, ce comportement provoque des variations d’autres éléments comme le taux d’intérêt ou le niveau des réserves, ou celui des prix. Il est irréaliste de penser que les responsables ne s’en préoccuperont pas. Il semble plus raisonnable de laisser au gouverneur de la Banque centrale une relative indépendance, sans laquelle il ne peut exercer efficacement ses fonctions quotidiennes, au jour le jour, et parfois heure par heure. Une indépendance qui le garde cependant sous l’autorité du gouvernement, mais lui reconnaisse le droit de porter les litiges devant l’opinion publique et, éventuellement, de dégager sa responsabilité en démissionnant.

134

En somme, une indépendance au sein du gouvernement et non à l’égard du gouvernement.

135

Chapitre IV

L'autorépression à la carte Nous devons nous poser la question : réussissons-nous dans notre objectif de développer le pays à sa vitesse maximale? Julius K. Nyerere, Freedom and Socialism

Il est certainement moins facile de préciser les relations entre l’ordre économique et l’ordre social que de dégager, comme nous avons tenté de le faire jusqu’ici, les fondations monétaires de la construction économique. La raison en est que l’ordre social ne reflète pas que le fonctionnement de l’appareil de production. Bien des facteurs, autrement plus compliqués, président à la vie collective : les conditions de santé, l’environnement naturel, les règles qui régissent les rapports des individus entre eux et avec les institutions administratives et politiques, l’histoire, les perceptions de l’avenir, etc., et pardessus tout l’art de gouverner, caractérisent l’état et l’évolution des régimes sociaux. Il est donc vain de chercher à tout expliquer par l’infrastructure économique. Ce qui semble vrai, cependant, c’est que « la vie du citoyen et de la société tout entière est fortement influencée par le rythme de l’économie 1 ». Et si le rythme de l’économie est réglé par celui de la monnaie, alors cette dernière influence fortement la vie. 136

Le Pr Raymond Barre ne tenait-il pas, dans son programme de redressement en quatre points de janvier 1978, la défense du franc pour objectif premier « car le reste en dépend »? L’inflation, phénomène essentiellement monétaire, nous le verrons, n’est-elle pas considérée comme la plus grande dévastatrice de la civilisation occidentale? C’est, dit Alfred Kahn, conseiller en matière de prix du président Carter, « le signe d’une civilisation qui à un certain stade se dissout ». Ce chapitre voudrait, en même temps qu’illustrer par des exemples ce qui a été, bien imparfaitement hélas, dit dans ceux qui le précèdent, s’aventurer dans une explication monétaire de certaines situations socio-politiques qui attirent l’attention sur l’Afrique. J’ai retenu six pays : la Côte d’ivoire pour montrer comment un grand dessein politique peut être contrarié par un système bancaire infidèle; le Ghana et le Zaïre pour essayer de comprendre, avec le lecteur, comment la misère peut sortir d’une terre généreuse; le Rwanda et le Mali pour qu’on voie que la force de la monnaie ne sort pas de la taille de l’économie et que l’indépendance nationale, sans une monnaie bien gérée, est illusoire; la Tunisie enfin pour signaler que, sans précautions, l’investissement étranger peut déranger la paix interne.

LA CÔTE D’IVOIRE : CHOISIR De l’avis général, peu de pays ont réalisé des performances économiques comparables à celles de la Côte d’ivoire depuis son accession à la souveraineté politique2. Avec un taux de croissance de l’ordre de 11 % en moyenne par an entre 1960 et 1970 et de 8 % entre 1970 et 1977, soit de près de 10 % au cours des dix-sept premières années de l’indépendance, le pays se place au tout premier plan dans la production de biens et de services dans le monde, pays industrialisés compris. Le produit intérieur brut, estimé à 121080 francs CFA par tête en 1975, le situe parmi 137

les plus favorisés du Tiers monde et en tête des pays d’Afrique noire au sud du Sahara. Au niveau national, ce produit a été multiplié par 5,7 en valeur nominale et par 2,6 en valeur réelle, l’écart entre les deux chiffres s’expliquant essentiellement par la hausse des prix que le pays a dû importer à partir de 1973. Jusque-là, en effet, le niveau général des prix est stable : tel que calculé par les comptables nationaux ivoiriens, il n’a pas excédé 2 % en moyenne jusqu’en 1970. Entre 1970 et 1973, il tourne autour de 5 %. L'inflation mondiale le porte à 24 % en 1974, 34 % en 1975, deux années consécutives de récession mondiale, mais il descend par la suite à environ 15 %. La Côte d’ivoire a suivi pas à pas l'inflation mondiale, mais, à la différence des autres pays, l’a remarquablement « digérée ». La production industrielle semble cependant en avoir été affectée de façon perceptible, puisque sa part dans la production intérieure brute, qui a régulièrement augmenté avec celle du commerce et des activités de services, passant de 15,2 % en 1960 à 19 % en 1965 et à 23,8 % en 1974, a fléchi à 22,9 % en 1975. Dans le même temps, les échanges extérieurs se sont développés de façon considérable à la faveur du libéralisme économique et du respect des mécanismes du marché qui sont la base de la politique ivoirienne. Les importations, évaluées à 41,9 milliards en 1961, sont passées à 213 milliards en 1975 (donc plus que quintuplées), tandis que les exportations, aux mêmes dates, étaient respectivement de 47,1 et 225,6 milliards. Une diversification audacieuse s’est opérée non seulement quant à la nature des produits, objets d’échange (à partir de 1974, les exportations de textiles ont dépassé celles de la banane, une des principales productions traditionnelles), mais aussi du point de vue des partenaires commerciaux.

138

TABLEAU 4.1 : LE COMMERCE EXTERIEUR DE LA COTE D’IVOIRE PAR PARTENAIRES (EN POUR CENT)

« A l’indépendance, la structure du tarif (extérieur) de la Côte d’Ivoire, héritée de l’administration française, fut maintenue sans changements majeurs. Grossièrement parlant, il distinguait entre les importations en provenance de la France et les importations en provenance d’autres pays, avec des tarifs préférentiels accordés à la France. Le rôle de la Côte d’ivoire étant de fournir les matières premières, tandis que la France fournissait les produits finis au pays... Dans les premiers jours de l’indépendance, l’orientation (commerciale) était largement en direction de la France3 ». On peut dire que les choses ont bien changé (tableau 4.1) : la Côte d’ivoire commerce de plus en plus avec les autres pays du Tiers monde, d’Asie et d’Océanie (mais le Japon occupe une place importante), au détriment de l’Europe 139

en ce qui concerne les importations et de l’Amérique du côté des exportations. On notera que la part de l’Afrique dans le commerce extérieur ivoirien ne cesse de croître, du moins s’agissant des exportations, la relative stagnation des importations traduisant l’avance du pays sur ses partenaires. Un autre aspect de la diversification de l’économie ivoirienne, notamment depuis le début de la présente décennie, c’est la recherche de la multiplication des unités de production. Avant 1970, l’essentiel de l’industrie est constitué par les unités dites d’import-substitution destinées à satisfaire le marché intérieur; leur nombre est relativement restreint. A partir de cette date, consciente de l’étroitesse du marché, et en vue de tirer avantage des possibilités offertes aussi bien par les groupements économiques régionaux, tels que la Communauté Economique de l’Afrique de l’Ouest (C.E.A.O.) ou la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest (C.E.D.E.A.O.), que par les conventions et les accords bilatéraux ou collectifs conclus avec les pays extra africains, Communauté économique européenne notamment, la Côte d’ivoire s’engage dans la promotion de la grande industrie, susceptible de bénéficier des « rendements d’échelle », de dimension, et par conséquent d’affronter la concurrence extérieure4. Parallèlement, l’accent est mis sur la nécessité de développer les petites et moyennes entreprises en nombre suffisamment élevé pour doter le pays d’un tissu économique varié et complexe qui forme un ensemble dense, moins désarticulé et moins vulnérable. C’est donc à juste titre qu’on a pu parler de miracle ivoirien. Mais le miracle n’est le plus souvent que le fruit de l’imagination d’hommes libres. Et voilà que, alors qu’on s’achemine vers la fin du plan 19761980 au cours duquel l’économie devrait se consolider en se diversifiant, « en juillet 1978, à la suite d’une visite de Robert McNamara, président de la Banque mondiale, le 140

gouvernement adopte un ensemble de mesures fiscales et monétaires pour faire face aux difficultés économiques grandissantes. Un moratoire est accordé pour les principaux prêts extérieurs. Cette politique, jointe à des réglementations pour restreindre le crédit intérieur, est destinée à ralentir la croissance de l’offre de monnaie et diminuer le taux d’inflation estimé à 20 % en 19785 », et les années 1977 et 1978 ont connu des manifestations publiques de la colère du « vieux ». Pour expliquer les « difficultés » économiques de la Côte d’ivoire, on a invoqué la crise mondiale, l’endettement « excessif » du pays, les réalisations trop « prestigieuses », la présence « étouffante » des expatriés, principalement français, la corruption et les ambitions personnelles, etc. Il y a probablement du vrai dans tout cela, mais on peut, pour une fois, être d’accord avec la Banque mondiale que les racines profondes du malaise, « la contrainte réelle, c’est l’absence de participation des Ivoiriens au processus de croissance6 », même s’ils en ont récolté des fruits. Et le responsable de cette absence, c’est le système bancaire. Plus exactement, c’est le décalage entre une volonté politique qui, pour employer la célèbre expression de Gaston Berger, « voit loin, voit large » et le comportement d’un système bancaire aux yeux tournés plutôt vers le passé. Ce n’est pas un hasard si, comme le relève Fraternité Hebdo, l’ivoirisation des emplois a atteint 71 % en 1978 sauf dans les banques et les assurances où elle est très faible, moins de 5 %7. Toujours à l’aide des schémas 2.1 et 2.2, nous allons le voir : la limite des possibilités maxima détermine le maximum de production qu’un pays peut se permettre avec la politique monétaire, sans inflation. Cette limite est elle-même déterminée par le niveau des techniques, la psychologie de la population actuelle et son savoir-faire. Les économistes appellent cela les paramètres lourds de l’économie, les caractéristiques qui évoluent lentement, la capacité structurelle qui donne le cadre du mouvement à court et à moyen terme. Ce sont par exemple les 141

investissements dans la santé, l’éducation, les transports, tous porteurs d’avenir, mais aux effets non immédiatement sensibles sur la production ou les revenus, les biens remplis. Or, au lendemain de l’indépendance, le gouvernement s’est engagé dans la voie du recul de cette frontière : ça saute aux yeux à Abidjan et dans l’arrière-pays. La scolarisation fait des bonds impressionnants et l’Etat consacre 36 % de son budget à l’éducation. L’université, dernière-née d’Afrique francophone, est en passe de prendre la première place tant du point de vue des effectifs que de celui de la qualité des enseignements. En septembre 1978, pas moins de cinquante-cinq étudiants ivoiriens étaient envoyés aux Etats-Unis, rien que pour acquérir les techniques de gestion au niveau du doctorat, avec des projets plus ambitieux encore pour les années à venir. Abidjan va bientôt abriter trois établissements spécialisés dans les sciences de la mer, discipline à laquelle on ne pense même pas ailleurs. Dans le domaine de la santé, peu de villes ont une infrastructure hospitalière comparable à celle d’Abidjan. On peut faire la même observation s’agissant des transports. Telle est la raison de l’endettement de la Côte d’ivoire, des 400 milliards dont on n’a pas fini de parler. Il n’y avait pourtant pas trente-six solutions pour s’équiper et préparer l’avenir. Mais, pour que ces emprunts sécrètent des revenus et en permettent le remboursement, il fallait que se greffent sur cet équipement des unités de production : le système bancaire a bloqué la machine. Le schéma 2.1 montre qu’il y a deux types d’investissement : d’une part celui qu’on peut appeler investissement d’équipement, et qui autant que possible doit être financé par l’épargne, le revenu non consommé, et d’autre part ce que John Maynard Keynes appelait « dépense d'investissement », et qui n’est autre que le crédit à la production — il est financé par la monnaie. S’agissant du premier type, il n’y a que deux voies : ou bien l’entreprise prend l’épargne aux épargnants (nationaux ou 142

non), c’est le financement direct, ou bien elle s’adresse aux banques et aux autres intermédiaires financiers. En Côte d’ivoire, le financement direct est négligeable, la bourse des valeurs a moins de quatre ans et, de toute manière, les entreprises sont réticentes, elles ne placent pas leurs actions en bourse. Au 30 décembre 1977, à peine dix sociétés avaient des actions cotées, l’essentiel des titres échangés étant des emprunts d’Etat8, de la Caisse autonome d’amortissement notamment. En d’autres termes, l’Ivoirien n’a pas de voie directe d’accès à la propriété du capital des entreprises, il ne peut donc participer à leur vie, elles s’autofinancent. Quant au financement par les intermédiaires, il est presque inexistant, faute d’intermédiaires financiers proprement dits. Les sociétés d’assurances qui auraient pu en faire office sont toutes de droit étranger, ce sont des succursales et l’épargne qu’elles collectent est gérée par le siège. Restent les banques commerciales, leur comportement est visible à travers leur bilan (tableau 4.2). Le haut du tableau représente leur passif, le côté droit des schémas 1.1 et 1.2, tandis que le bas représente l’actif, le côté gauche. Il apparaît clairement que les crédits à terme qui devraient être la contrepartie des dépôts à terme ne sont qu’une fraction réduite de l’actif : 2 % en 1968, 8 % en 1975, alors que les dépôts à terme, l’épargne, sont passés de 6 à 25 % du passif. Dans ce crédit à moyen terme, 45,6 % étaient accordés à l’industrie privée étrangère, 6,9 % aux sociétés d’Etat et 20,45 % à l’immobilier. « Selon une étude datant de 1971, les principaux bénéficiaires des crédits à moyen terme de la B.C.E.A.O. étaient les grandes sociétés minières et forestières et les entreprises de construction4. » Par contre, en proportion, le crédit à court terme, contrepartie de la création monétaire, est resté très élevé. Mais il serait hâtif d’en conclure que les banques commerciales ont créé beaucoup de monnaie en Côte d’ivoire, elles n’en créent pas assez : sur 100 F en circulation, 50 sont des billets, de la monnaie 143

fiduciaire. Au Ghana, la proportion est de 30 %. Cette différence signifie qu'en Côte d’Ivoire les banques répercutent plus les demandes de crédits qu’elles reçoivent à la Banque centrale qu’elles ne le font au Ghana; ou encore qu’elles sont moins proches de la clientèle : l’usage du chèque est plus répandu au Ghana parce que le crédit est plus facile et que les banques sont plus répandues sur le territoire. TABLEAU 4.2: STRUCTURE CONSOLIDEE DU BILAN DES BANQUES COMMERCIALES EN COTE D’IVOIRE AU 30 SEPTEMBRE (EN POUR CENT)

Le système bancaire a donc été, est, en Côte d’Ivoire, défaillant deux fois : il ne facilite pas la promotion de l’entreprise ivoirienne, alors que l’épargne locale le lui permet, la part de cette épargne dans le produit intérieur brut étant passée de 17,7 % en moyenne entre 1960 et 1964 à 22,5 % entre 1970 et 1975; il 144

ne finance pas non plus la création monétaire, l’utilisation des capacités des forces productives, le crédit à court terme étant encore, en 1977, destiné à concurrence de 53 % au commerce, 24 % à l’exportation du café et du cacao et 4 % aux services divers. En somme, le secteur agricole a été négligé par le secteur bancaire. Il a fallu que l’Etat, par le truchement des sociétés agroindustrielles, lui force la main. Ce comportement a entraîné deux conséquences fâcheuses. D’abord la fuite des capitaux des campagnes vers les villes. Au 31 septembre 1974, l’ensemble des dépôts des agences de province dans les sièges à Abidjan s’élevaient à 10,8 milliards de francs, tandis que les concours qu’elles en recevaient étaient de 7,5 milliards. Et l’année 1974 n’était pas un accident. Ensuite, deuxième conséquence, la fuite des capitaux de la Côte d’ivoire vers l'étranger. Précisons davantage ce point. Ces derniers temps, des voix s’élèvent de tous côtés pour mettre en garde contre une situation « dramatique » de la balance des paiements due à l’endettement extérieur. Et le F.M.I. est déjà intervenu, en juillet 1978, pour imposer des restrictions de crédits dont nous venons de voir qu’ils sont déjà bien réduits, mais nous n’en sommes plus à une incohérence économique près de la part des « experts magiciens » du F.M.I. Il convient d’insister sur ce problème de balance des paiements pour détruire des mythes en même temps que montrer comment des efforts appréciables en matière économique peuvent être mis en péril par des mécanismes monétaires déraisonnables. Depuis 1972, en effet, la Côte d’ivoire connaît une fuite de capitaux privés que, rapidement, on impute à l’amortissement de la dette extérieure. Le service de la dette, mesuré par la fraction des exportations affectée au paiement du capital emprunté majoré des intérêts, qui était de 12,5 % en 1978, pourrait bien, selon les études de l’ambassade américaine à Abidjan, atteindre 20 %en 1981, situation jugée « dramatique » 10.

145

Observons d’abord que de telles prévisions sont éminemment audacieuses : il suffirait d’un programme de production et d’exportations convenablement choisi (et cela est non seulement possible mais en voie de réalisation sous l’égide du Centre ivoirien du commerce extérieur) pour qu’elles soient faussées. Inversement, il est vrai, si les Européens étaient sensibles à la campagne anti-café de certains de leurs gouvernements, le commerce extérieur ivoirien pourrait se détériorer. En attendant 1981, relevons simplement qu’en 1978 la Côte d’ivoire a surpris tout le monde par ses performances en exportations de cacao et que le monde devra de plus en plus compter avec 1’ « ananas de Côte d’ivoire ». Des difficultés potentielles existent néanmoins, mais leur origine est monétaire. Examinons le graphique 4.1. La première ligne de la partie supérieure (a) donne l’évolution de la balance commerciale, c’est-à-dire de la différence entre les exportations et les importations. Elle est positive, et cela de plus en plus. La deuxième donne ce qu'on appelle balance courante : c’est la balance commerciale à laquelle on a ajouté le mouvement des services et les transferts sans contrepartie, les sommes que la Côte d’ivoire verse à l’extérieur sans avoir reçu en retour un quelconque service. Elle est négative. La surface qui sépare les deux lignes représente donc les services et les sorties sans contrepartie. Première conclusion : le commerce extérieur ivoirien est vigoureux, mais du pays sortent beaucoup de fonds, à la suite du rapatriement d’une fraction des revenus du grand nombre des travailleurs étrangers11.

146

GRAPHIQUE 4.1 : BALANCE DE PAIEMENTS DE LA COTE D’IVOIRE : DONNEES ANNUELLES (MILLIARDS DE F CFA)

147

La partie centrale du graphique (h) permet de voir le sens du mouvement des capitaux. La première ligne donne la « balance des règlements officiels » : ce sont les sommes que le pays paie à la fin de l’année pour régler ses dettes. Elle s’est considérablement détériorée entre 1970 et 1973, mais s'est nettement redressée à partir de cette date. En fait, elle s’est encore détériorée en 1976, année qui ne figure pas sur le graphique et qui a été exceptionnellement mauvaise. Les réserves sont devenues négatives pour la première... et la dernière fois. Si nous soustrayons de cette balance la balance courante de tout à l’heure, nous obtenons le montant du capital entré dans le pays. Ainsi, en 1970, la balance courante est de moins 10,5, tandis que la balance commerciale est de 33,8 milliards. De Côte d’ivoire sont donc sortis 33,8 + 10,5 =44,3 milliards, au titre de transferts sans contrepartie et des services. En 1974, ce chiffre est de 95,8 milliards. Toutefois, en 1970, la balance des règlements officiels est de 8,15 milliards; donc sont entrés en Côte d’ivoire 8,15 410,5=18,2 milliards. En 1974, ce chiffre est de 21 4- 14,6 = 35,6 milliards. Deuxième conclusion : les capitaux sont constamment entrés en Côte d’ivoire, signe de la confiance qu’inspire la vigueur de l’économie. La partie inférieure (c) soulève des problèmes. Jusque-là, nous avons mesuré le mouvement des capitaux par la différence entre la balance totale, le résidu que le gouvernement paie à la fin de chaque année après que toutes les opérations commerciales et financière ont été effectuées d’une part, la balance courante de l’autre. Si nous excluons les mouvements financiers de l’Etat, ceux qui ne sont pas effectués sous son impulsion, nous obtenons ce que les spécialistes appellent la « balance de base ». C’est elle qui donne la vraie mesure du jeu des mécanismes financiers, ceux qui ne sont pas cachés par l’interférence de l’Etat. En remplaçant dans les calculs la balance des règlements officiels par la balance de base, nous obtenons par différence, toujours avec la même balance courante, les mouvements « autonomes » de capitaux, les mouvements que commandent les mécanismes 148

et les données du marché des capitaux. On observe qu’à partir de 1972 les capitaux ont tendance à sortir de Côte d’ivoire. Que conclure? Il faut regarder le lieu d’émigration des capitaux : Paris. Or, en prenant le taux de rémunération, le taux d’intérêt pour une modalité d’épargne donnée, celui qui est placé en caisse d’épargne, le tableau 4.3 révèle que la rémunération a traditionnellement été plus forte en France que dans l’ensemble des pays de l’U.M.O.A. à partir de 1970, le différentiel d’intérêt entre la France et la Côte d’ivoire étant de 0,75 % au moins, ce qui est déjà suffisant pour inciter des épargnants à placer leurs avoirs en France. A ce différentiel, il convient d’ajouter une prime de fidélité de 0,75 % donnée en France à compter du 1er juillet 1970 et portée ensuite à 1 % à compter du 1er juillet 1973. Ces primes récompensent ceux des épargnants qui conservent plus longtemps leurs dépôts à la caisse d’épargne. TABLEAU 4.3 : TAUX D’INTERET DES CAISSES D’EPARGNE DANS L’U.M.O.A. ET EN FRANCE (1968-1974)

Encore n’avons-nous retenu pour faire des comparaisons que les placements en caisse d’épargne. Pour être complet, nous aurions dû comparer les gammes de placements de même durée et comparer les moyennes. En France, le bon du Trésor est un actif assez voisin du livret de caisse d’épargne puisqu’il est de courte durée (parfois trois mois). Alors les différentiels 149

deviennent énormes : les taux de rendement pour le bon du Trésor ou l’obligation, actif aussi voisin, se situent autour de 8 %. Les bons du Trésor n’existent ni en Côte d’ivoire ni dans aucun pays de la zone franc autre que la France elle-même... Pour cause. Il n’y a donc pas mille explications : à partir de 1972, l’épargne ivoirienne est aspirée par Paris, à l’aide d’une rémunération plus forte. Signalons au passage que la Côte d’ivoire est un pays sous-développé où le capital est rare, donc cher : il faut lui offrir un prix plus élevé que dans les pays industrialisés. Faut-il en rire ou en pleurer? On ne peut justifier cette perversion logique par « la nécessité de garder un écart entre les marchés monétaires de l’U.M.O.A. et de la France, ne serait-ce que parce que les pays de l’U.M.O.A. utilisent le marché monétaire de Paris12 » : c’est précisément là l’une de ces anomalies qui font des monnaies des pays périphériques de la zone franc des monnaies coloniales pures et simples. Nous y reviendrons. De tout cela, il ressort que l’Etat ivoirien a donné des bases solides à l’économie. Le système bancaire a refusé aux Ivoiriens le droit de s’en servir en bloquant la naissance d’entreprises et en restreignant la création monétaire qui aurait soutenu celles qui existent. Il serait peu recommandé d’appliquer la politique de restriction que le F.M.I. a imposée en juillet 1978, c’est déjà fait. C’est du contraire que l’économie ivoirienne a besoin pour se consolider. L’épouvantail de l’inflation n’est pas soutenable. Il n’y en a pas, nous le verrons au chapitre 7. Sur le plan extérieur, le déficit de la balance courante n’a rien de surprenant. L’économie est libérale, donc ouverte : la Côte d’ivoire n’a pas de politique de limitation de mouvements de main-d’œuvre à son programme. Il y a par ailleurs des raisons de penser que cette ouverture attirera des capitaux. Seul problème par conséquent, les retenir par une politique monétaire qui n’en encourage pas les fuites automatiques.

150

Le choix est donc simple : ou mettre le système bancaire au service de l’économie de la Côte d’ivoire, ou accepter des difficultés artificiellement créées pour justifier le sousdéveloppement. Maintenant rêvons: supposons que les entreprises ivoiriennes soient invitées, comme le veut le libéralisme économique, à placer leurs titres à la bourse, que la différence entre les taux d’intérêt créditeurs et débiteurs soit ramenée à une proportion raisonnable, limitant les profits anormaux des banques et des autres institutions financières, que le taux d’intérêt soit au moins égal à celui qu’il est en France, que l’épargne des Caisses régionales d’épargne et de prêt récemment créées soit centralisée et gérée par un département spécialisé de la Banque nationale de développement agricole, que le Trésor, la Caisse nationale de stabilisation et de soutien des prix et produits agricoles et la Caisse autonome d’amortissement soient tenus de ne pas prêter aux banques et que ces dernières soient invitées à respecter l’Ivoirien. Parions qu’on assistera à un nouveau miracle !

LE GHANA : DE L’ÉTAT-PROVIDENCE A L’ÉTAT-CONSOMMATEUR Territoire autonome en 1952, indépendant en 1957, mais reconnaissant la reine d’Angleterre comme chef de l’Etat, le Ghana devient république en 1960 avec son propre président, le Dr Kwame Nkrumah, qui gouverne avec une doctrine fortement panafricaine et socialisante jusqu’en 1966, date à laquelle il est écarté par un coup d’Etat militaire. Une période de flottement, riche en coups et contrecoups d’Etat, aboutit à l’installation du général Acheampong au pouvoir en 1972. Le général Acheampong gouverne jusqu’en juillet 1978, quand le général Akuffo, après l’avoir renversé, déclare vouloir sauver le pays d’ « un effondrement total » l3. L’histoire économique et 151

monétaire récente du Ghana recoupe, presque jour pour jour, cette agitation politique. Avant 1960, c’est, bien entendu, la monnaie du type colonial : la souveraineté monétaire relève du chef de l’Etat, la reine. Lorsqu’il se fait faire des avances par la Banque centrale, l’Etat ghanéen contracte une véritable dette, comme la Côte d’ivoire ou le Bénin actuels, et est tenu de la rembourser en biens remplis. Le Trésor n’est donc pas, comme sur le schéma 2.1, à côté de la Banque, au centre du système, mais à sa périphérie. Il n’a aucune possibilité d’influencer le système dans son ensemble. Conséquence : la gestion prudente de l’Etat consiste à s’endetter le moins possible. Il va plus loin et prête constamment de l’argent au système bancaire de 1952 à 1960, lequel n’est pratiquement pas intéressé par l’économie ghanéenne : le crédit au secteur privé est d’environ 15 millions de cedis par an. Les réserves extérieures sont à un niveau élevé : 220 millions de cedis en moyenne. C’est dans la logique de la monnaie coloniale : le Ghana prête à l’Angleterre. Le seul organisme qui s’intéresse à l’économie agricole locale, c’est le Marketing Board. Il soutient comme il peut l’agriculteur au nom de l’Etat. On peut dire de ce dernier qu’il a été, entre 1957 et 1960, une providence pour le cultivateur. A partir de 1960, les choses changent, pour ne pas dire se renversent, sur le plan monétaire. Désormais, une avance de la Banque centrale, devenue proprement ghanéenne, n’est plus une dette; le Trésor peut emprunter sans être tenu de rembourser, ou, s’il rembourse, retrouve son revenu sous forme de « bénéfice », de droit de seigneuriage, puisqu’il en est le seul propriétaire. La politique du crédit, c’est-à-dire l’orientation de la monnaie, s’inverse : de négatives, les créances aussi bien sur l’Etat que sur les entreprises et les ménages deviennent positives. De moins 149,6 millions en 1955 à moins 50,6 millions de cedis en 1960, le crédit intérieur saute à plus 92,6 millions en 1961 et 152

ensuite augmente régulièrement, ce qui est normal. Modéré pendant les trois premières années, il se développe fortement à partir de 1964, sous forme d’avances soit aux sociétés d’Etat, soit à l’Etat lui-même. Le secteur privé ne bénéficie que très faiblement de l’expansion monétaire. Du côté des réserves extérieures, on assiste à une baisse régulière qui aboutit à leur épuisement en 1965. On a beaucoup discuté de la gestion économique du pays pendant cette période, particulièrement des orientations peu libérales du régime politique. Vues sous l’angle proprement économique, les appréciations semblent devoir être fortement nuancées : la production nationale se développe à un rythme sinon impressionnant, du moins tout à fait raisonnable par rapport à la période précédente. Le produit intérieur brut, qui était de 890 millions de cedis en 1959, s'élève à 1 518 millions en 1966. La faiblesse du crédit privé, compensée par le crédit au secteur public, se comprend. Mais l'Etat qui aurait pu abuser de son pouvoir monétaire ne recourt à la planche à billets que prudemment, et en tout cas l’usage qui en est fait est loin d’être critiquable. En dépit d’une forte cadence de la quantité de monnaie, le niveau des prix est d’une stabilité parfaite. L’indice des prix à la consommation n'augmente pas de plus de 1 % avant 1965. Une forte poussée en 1966 (7 %) est rapidement maîtrisée l’année suivante. C’est la preuve que la création monétaire est dirigée vers l’appareil productif. Quant à la perte des réserves extérieures qui a fait tant de bruit, il convient d’y regarder de près. La période sous examen est celle, décidée par les autorités politiques, de doter le pays d’une infrastructure routière, énergétique, hydraulique, industrielle, destinée à accroître la productivité ultérieure. Sans négliger les déplacements vers la limite des possibilités maxima, on veut, comme en Côte d'ivoire, reculer cette limite aussi loin que possible. C’est la période du grand barrage d’Akossombo, de création ad hoc de villes industrielles comme Tema, des grands axes routiers qui sillonnent les campagnes pour connecter les villes, de la prise 153

en charge par l’Etat jusqu’aux livres des étudiants à l’étranger. Tout cela demande de grosses importations qui ne peuvent être couvertes par les exportations du moment. Et puis, encore une fois, le niveau élevé des réserves n’est pas le signe d’une bonne gestion monétaire ou économique. C’est aussi l’époque des grands défis que se lancent Houphouët-Boigny et Kwame Nkrumah, et que l’Afrique aimerait entendre plus fréquemment, chacun se réclamant du vrai héritage africain, comme deux frères qui croisent les armes pour la succession. De providence, on peut dire que l’Etat ghanéen est devenu producteur. Les conclusions sur la gestion laxiste du Ghana avant le coup d’Etat du général Ankrah sont donc sévères et parfois franchement injustes. Quand on lit par exemple que « l’Etat continue à limiter son intervention à l'équipement de l’infrastructure, et si le volume des investissements est porté de 15 % du P.I.B. (produit intérieur brut) en 1955 à 21 % en 1964, l’infrastructure absorbe la totalité de cette augmentation », puis un peu plus bas : « La période 1957-1961 restera dans l’histoire du Ghana celle du gaspillage des réserves extérieures du pays sans que l’utilisation de ces réserves ait permis d’améliorer la capacité productive 14 », on peut se demander de quoi on parle. Par définition même, l’infrastructure c’est une m composante de la frontière des possibilités maxima, de la capacité productive; intervenir dans l’équipement et l’infrastructure, c’est reculer la frontière, c’est-à-dire améliorer cette capacité. Exemple de jugement partisan, mais aussi exemple de risque de fautes auxquelles on s’expose lorsqu’on évacue le fait monétaire de la description économique. Ce qui manque au Ghana entre 1957 et 1961, c’est la maîtrise des instruments de commande monétaires. La période suivante le prouve abondamment. Le flottement politique de la période 1966-1972 coïncide avec un désir manifeste de changer les orientations politiques du pays dans un sens plus libéral. Il n’y a pas lieu d’en juger ici. Seulement, les structures économiques mises en place en près de 154

dix ans ne peuvent s’envoler du jour au lendemain. Tous les journaux sont d’accord, c’est le moment pour les investissements, notamment étrangers, de venir se greffer sur l’infrastructure précédemment décrite. On voudrait donc réduire le rôle de l’Etat dans la vie économique et, parallèlement, développer le secteur privé : le crédit aux entreprises publiques est ramené en 1969 au niveau de l’année 1963, alors que le crédit au secteur privé s’est accru de 44 %. Mais il s’agit essentiellement de crédit au commerce. L’agriculture, presque unique secteur générateur de devises, ne bénéficie d’aucun soutien monétaire. Les investissements étrangers sur lesquels on mise se font attendre en raison de l’instabilité politique. Conséquences : les recettes ordinaires (impôts et assimilés), sans diminuer, augmentent faiblement, et le déficit budgétaire, qui avait amorcé une baisse en 1966, en réaction à la disparition des réserves, s’aggrave de plus en plus, au fil des dépenses militaires. Les réserves extérieures, épuisées fin 1965, sont de moins 82 millions fin 1969 et moins 20,2 millions fin 1970. Sur le front des prix, cependant, il y a une relative stabilité : la hausse est encore dans les limites de la période antérieure à cause de la forte rémunération dont le cacao bénéficie en 1969-1970 l5. Au total, lorsque le budget 1971-1972 énonce dans sa déclaration de politique générale que « pendant les années soixante dans leur ensemble, tandis que la richesse de la nation, évaluée par le produit national brut, s’accroissait à un taux annuel de 2,5 %, les dépenses gouvernementales augmentaient à un taux de 10,5 % par an; dans le même temps, les revenus du gouvernement par voie de taxation augmentaient de 10 % en moyenne par an, entraînant progressivement des difficultés croissantes pour trouver des ressources pour financer le programme de développement 16 », il a raison, mais il convient de préciser en moyenne, 'car la critique n’est entièrement valable qu’après 1966.

155

Antérieurement, le souci économique majeur pour l’Etat n’est pas de libérer les ressources privées. Il n’y a pas lieu, en effet, de séparer l’Etat de l'économie. Après, par contre, les dépenses gouvernementales n’ont pas, vu la philosophie du régime, de raison d’être productive. Toutefois, et toujours selon la même philosophie, le secteur privé productif devait avoir la faveur du système bancaire. Il n’en a pas été ainsi. De plus, l’aggravation de la situation extérieure entre 1966 et 1972 ne peut s’expliquer que par les dépenses gouvernementales. Autant le Ghana vend son cacao à un prix constamment en baisse depuis 1954 (il passe de 500 livres anglaises alors à 100 livres en 1966), autant ce prix se relève, avec quelques fluctuations il est vrai, à 400 livres en 1969. Enfin, la production cacaoyère se développe considérablement entre 1960 et 1966, après une stagnation prolongée de 1952 à 1960. Sa part dans la production mondiale, de 27 % en 1953, est de 37 % en 1960, 38 %en 1966 et... 25 %en 1970 l7. Le prix nominal au producteur, il est vrai, baisse de 1960 à 1966 et monte de façon perceptible à partir de 1968, mais la production ne suit pas : c’est que l’encadrement que fournit l’Etat avant 1966 n’est pas remplacé par son homologue en économie libérale, le crédit. Il n’y a pas de doute : dans la seconde moitié des années soixante, l’Etat appauvrit le citoyen. Pour accompagner tout cela, et comme si la situation politique n’était pas déjà suffisamment préoccupante, le F.M.I. dépêche une mission d’experts à Accra en 1971 pour imposer une dévaluation de 40 % du cedi. A la base de cette opération suicidaire, un « modèle économétrique » élaboré par les magiciens du département Afrique, ces savants qu’on ne rencontre jamais dans les milieux de réflexion statistique et économique internationaux, et qui sont là, entre les quatre murs de la 19e rue, impressionnant les responsables africains avec des régressions mathématiques et des chiffres sortis des ordinateurs mais, à vrai dire, bien peu parlants. Rien ne justifiait la dévaluation de 1971, la situation des réserves s’améliorait déjà depuis deux ans : de moins 82,2 millions en 1969, elles étaient 156

remontées à moins 20,2 millions en 1970 et moins 1,2 million en 1971, à la faveur de la bonne tenue du cacao sur le marché mondial. Chacun sait que, quand on dévalue, on s’attend principalement à deux effets qui s’ajoutent : une entrée de capitaux et un accroissement des exportations en même temps qu’une réduction des importations. L’enlisement politique bloque le premier. Le second ne peut jouer, d’une part parce qu’aussi bien les quotas que le prix du cacao sont fixés, rendant inutile toute étude de sensibilité du produit exporté aux modifications de prix, d’autre part parce que les importations de l’époque sont surtout le fait de l’Etat, lequel n’a que faire des variations de prix une fois le principe décidé : ce sont des actes de souveraineté. Les modèles économétriques, c’est comme tous les remèdes : mal utilisés, ils deviennent des poisons. Les malheurs du cedi depuis huit ans partent de là! Déjà consommateur, l’Etat ghanéen le sera de plus en plus : il confisque les nouvelles émissions monétaires, néglige l’agriculture et se lance dans un programme dit d’industrialisation consistant à fabriquer du marbre, à brasser la bière, à rassembler les postes de radio et de télévision en couleur, à monter des usines de pneumatiques dont un Ghanéen, avec un humour bien britannique, me confiait récemment que « la seule matière première locale qu’elles utilisent, c’est l’air du Ghana ». Le tableau 4.4 donne la répartition du crédit ces dernières années.

157

TABLEAU 4.4 : REPARTITION DU CREDIT AU GHANA 1970-1977 (MILLIONS DE CEDIS)

Pareille répartition pouvait se concevoir sous le régime socialiste. Elle est étonnante en économie libérale. Le cedi ne vaut pratiquement plus rien. Du 19 juin au 25 août 1978, il perd sur le marché des changes 58,2 % de sa valeur. Et le F.M.I. recommande toujours de dévaluer : dévaluez encore, dévaluez toujours. Le problème n’est pas là ; il est de structurer le système bancaire pour le rendre conforme au schéma 2.2. J’ai confié ma peine au directeur du département Afrique du F.M.I. : les dévaluations successives ne peuvent qu’appauvrir davantage le Ghana. Réponse : We cannot interfere in the internai affairs of Ghana; entendez : « Nous ne pouvons interférer dans les affaires internes du Ghana. » Mais le Ghana ne subit que les ingérences du F.M.I. ! Et puis, qui est nous? Le F.M.I.? le département Afrique qu’il dirige? l’Africain qu’il est? L’économie ghanéenne s’effondre parce que la monnaie s’effondre.

LE MALI : HARAKIRI MONÉTAIRE

158

« Bien que ce fût seulement le 19 novembre 1968 qu'un coup d’Etat militaire mettait fin au régime de Modibo Keita, celuici avait signé sa faillite dès mai 1967, lorsqu’il accepta le retour dans la zone franc l8. » Samir Amin a raison. Mais il y a plus. En réintégrant la zone franc, le Mali lui a aussi délivré son doctorat de longévité : on ne peut plus placer un mot; il est désormais interdit de parler de la zone franc, fût-ce en bien ; il y a des techniciens pour ça, et le reste ne peut pas comprendre des choses aussi compliquées. L’expérience malienne prouve abondamment à quel point il est dangereux pour un pays africain, noir, de battre monnaie. Vous verrez, la Mauritanie et la Guinée se repentiront. En un certain sens, la sortie du Mali de la zone en 1962 a été salutaire pour la politique monétaire francophone d’Afrique noire. Sans elle, peut-être serait-il permis d’examiner sans a priori le fonctionnement de cet espace. Le désastre de l’aventure malienne est l’enseignement que les francophones doivent tirer du danger qu’il y a à vouloir faire cavalier seul, sans protection. Déjà d’anciens hauts « responsables » de la Banque centrale du Mali ont rejoint le peloton des intellectuels noirs hissés dans les plus hautes sphères des institutions monétaires pour faire partager leur expérience à leurs frères et leur éviter les mêmes erreurs. Ils pourront de là-haut, fortement encadrés par ceux qui s’y connaissent, déclarer que ceux qui perdent leur temps à réfléchir aux questions monétaires sont des révolutionnaires, des communistes. Et si d’aventure on leur rappelle qu’hier ils étaient les vrais maoïstes et que ceux-là mêmes qui osent parler de la monnaie réclamaient, réclament pour le Mali, une gestion économique respectant ou simulant les mécanismes du marché, leur réplique sera invariable : « Alors ce sont des idéalistes, des rêveurs de l’université, sans expérience. » Peut-être, mais quid de la monnaie? Qu’est-ce que c’est? « Oh! ça, c’est de la théorie; ce qui compte, c’est la pratique. » En retour, ils pourront vivre loin du Sahel et porter eux aussi des costumes trois pièces, avec pour patrons... des universitaires. 159

Qui ne voit pas que, pour, de l’aventure malienne, conclure à l’incapacité des Africains dans la chose monétaire, il faudrait montrer que la politique monétaire de ce pays de 1962 à 1967 est la meilleure possible accessible à un pays noir? Or, alors, rien n’est moins sûr : il n’y a pas eu de politique monétaire avec le président Keita, il n'y en a pas eu après lui, il n’y en a pas davantage aujourd’hui. Bien sûr, si l’on entend par souveraineté monétaire la faculté d’imprimer ses propres billets, il y a avant 1967 une monnaie au Mali; mais si on veut dire le droit de conduire la monnaie pour d’abord produire en sollicitant les producteurs, ensuite éventuellement s’en servir à des fins de distribution, alors on ne peut parler d’une expérience monétaire, ni hier ni aujourd’hui. En 1962, le Mali, pays enclavé, hérite de tous les inconvénients des pays de l’A.O.F. sans débouchés sur la mer. Pas d’infrastructure routière, pas de ville à proprement parler, pratiquement aucune industrie. L’agriculture non vivrière est orientée vers la satisfaction des besoins du trafic du portée Dakar. Les réserves extérieures sont insignifiantes. Il y a donc toutes les caractéristiques d’une économie où tout est à faire : et développer la capacité productive (reculer les limites de possibilités maxima), et produire (avancer vers cette limite). Le gouvernement s’attaque avec un incontestable succès à la première tâche. En sept ans, 15 milliards sont investis dans la construction des routes, 5 milliards dans celle des aérodromes, l’équipement des transports fluviaux et les télécommunications, 14 milliards dans le bâtiment tant social que privé19. Les recherches minières, pétrole et diamants, absorbent une fraction considérable des dépenses d’équipement, quoiqu’avec des résultats médiocres. Sans réserves extérieures, il n’y a pas le choix : il faut emprunter, on ne finance pas l’infrastructure avec la monnaie. Les pays amis participent à cet effort, d’où l’endettement : dès 1963, les réserves, qui étaient de 1,3 milliard l’année précédente, tombent à moins 2,11 milliards. 160

Elles seront de plus en plus négatives par la suite, circonstance transitoirement normale. Quant à la seconde, il convient de distinguer deux étapes : construire les entreprises, puis, et c’est alors que devrait intervenir la monnaie, les faire tourner. C’est ici que les autorités maliennes, aveuglées par un socialisme plus sentimental que scientifique, s’égarent : elles nationalisent aussi bien le commerce, le transport que l’industrie. L’agriculture, de son côté, fait l’objet d’organisation en coopératives supervisées par les sociétés d’Etat20. Une appréciation globale de l’opportunité de ces mesures ne peut échapper à l’arbitraire. En soi, les nationalisations ne sont la caractéristique d’aucune idéologie, ni d’un système d’organisation sociale particulier. Dans toutes les économies modernes, il y a des secteurs qui, pour des raisons techniques, ne peuvent raisonnablement être laissés à la gestion privée. C’est, le cas soit d’entreprises qui demandent des investissements initiaux si importants que du prix de vente du produit fini ne peut normalement résulter un bénéfice financier, parce que ce prix, pour être économiquement rationnel, doit être inférieur au prix de revient (les économistes disent qu’il s’agit de secteurs à coûts fixes importants), soit de celles dont la bonne gestion, même si elle est financièrement rentable parce que le prix de vente du produit doit être supérieur au prix de revient, commande qu’elles se constituent sous forme de monopole, excluant par conséquent le marché. Les chemins de fer, européens ou africains, sont des exemples du premier type; Air Inter, Air Gabon, Air Mali sont des exemples du second. On conçoit difficilement dix compagnies aériennes se faisant concurrence au Gabon, mais on en conçoit vingt sur le vaste territoire américain. Les bénéfices dans ce cas sont plus des rentes de monopole que de vrais bénéfices. Il est naturel qu’ils soient confisqués au profit de la collectivité, comme il est normal que la perte dans le premier cas soit subventionnée par la même collectivité. 161

Il existe aussi des entreprises pour lesquelles une association entre l’Etat et les particuliers est la meilleure solution. Il en est ainsi lorsqu’un pays est en joint-venture avec un groupe d’une dimension telle que les nationaux ne peuvent valablement faire contrepoids. Il est alors légitime que l’Etat s’ajoute aux nationaux pour mieux défendre les intérêts locaux. Cependant, il y a lieu de bien s’assurer que, ce faisant, on ne s’expose pas aux effets de l’autofinancement. Enfin, certains domaines, même en régime socialiste, devraient être laissés à l’initiative privée parce que celle-ci constitue le meilleur gage de l’efficacité. En nationalisant tous azimuts, le régime du président Modibo Keita faisait preuve, à peu près sûrement, d’un excès de zèle préjudiciable à l’efficacité. Tout le monde sait combien les commerçants maliens sont habiles, chacun sait aussi que le Mali regorge de potentialités agricoles, pourvu que le cultivateur y trouve son compte. La nationalisation du commerce général a démobilisé les marchands sans compensation. Les entreprises d’Etat, érigées pour les remplacer, ne pouvaient donner le même rendement, moins d’ailleurs à cause, comme on a tendance à le répéter, de la compétence de leurs dirigeants qu’en raison de la difficulté même de la tâche : détecter les besoins des consommateurs, les satisfaire en quantité et en qualité, au prix qui leur convient, dans l’immense constellation des prix, et surtout au moment où ces besoins se manifestent, c’est une tâche qui ne saurait être abordée avec les seules ressources de la gestion d’une firme ou du militantisme révolutionnaire. Parallèlement, la fixation des prix au producteur agricole, effectuée de la façon la plus arbitraire, au moment où, de l’autre côté des frontières, des prix plus rémunérateurs leur étaient offerts, a sûrement raréfié les denrées alimentaires et aussi fortement contribué à la poussée des prix. Contre un tel excès, un socialiste aussi convaincu (et convaincant) que le président Julius Nyerere mettait en garde 162

lors de la déclaration d’Arusha en délimitant avec soin les trois domaines précédemment énumérés: le champ réservé à l’Etat; celui où, associé à des entreprises privées, il doit cependant détenir la majorité des parts; celui enfin où les individus peuvent exercer librement et même compter sur l’appui du gouvernement21. Question de conviction, d’ardeur militante sans doute, mais surtout d’imagination et de clairvoyance. La théorie c’est cela. La deuxième étape, celle de la mise en activité des entreprises et de la main-d’œuvre donc, a été pour le régime du président Keita véritablement catastrophique. La naissance de la Banque de la République du Mali n’est suivie ni d’une réorganisation des circuits financiers et monétaires pour les rapprocher du public et de l’économie, ni d’une hiérarchisation fonctionnelle des institutions pour faciliter la transmission des instructions de la Banque centrale en même temps que recueillir les signaux des besoins de l’économie en monnaie, ni d’un aménagement des taux d’intérêt pour aider à l’accumulation de l’épargne, du capital. Le système bancaire reste déconnecté de l’appareil économique, prisonnier en cela des « théories » de l’économie non moderne. Par-dessus tout, l’Etat croit devoir trouver dans l’émission monétaire une source de financement de ses dépenses... de fonctionnement, sans veiller à leur orientation vers la demande locale. Ici, deux précisions. Dans les statistiques officielles, celles publiées par le F.M.I. notamment, on peut lire que la quantité de monnaie est passée de 13 milliards de francs maliens actuels en 1962 à 17,8 milliards en 1966, soit un accroissement de 36,9 % en cinq ans, ce qui n’a rien d’alarmant puisqu’il correspondrait à un rythme d’expansion moyenne de l’ordre de 6 à 7 % par an. Au cours de la même période, le rythme est en France de 12 % environ. Au même moment, on crie à l’inflation malienne. D’où viendraitelle? Et des études, des recherches sortent de partout : mauvaise gestion des entreprises étatisées, baisse de la production 163

consécutive à l’option socialiste du régime, rejet par la population de l’envahissement des Chinois et des Soviétiques. On veut bien, mais, en admettant que cela soit vrai, on ne voit pas d’où proviendrait une hausse générale des prix de plus de 20 %. La hausse des prix serait-elle l’indice d’une politique monétaire restrictive? Il y a, de toute évidence, une contradiction logique. Cette contradiction s’explique par le mauvais calcul dû à une mauvaise définition de la monnaie. Ainsi lit-on dans les Statistiques financières internationales du F.M.I. qu’en 1967 les créances du système bancaire sur l’Etat malien s’élèvent à 39 milliards, celles sur le secteur privé à 15,2 milliards, et aussi que la quantité de monnaie n’est que de 20 milliards! Qu’a fait l’Etat des 39 milliards? et les privés des 15,2 milliards? Ce sont pourtant des moyens de paiements. Non, la quantité de monnaie est, en 1967, de 39 + 15,2 = 54,2 milliards, contrepartie des crédits et des crédits seuls, biens vides par conséquent. Seulement, comme les réserves extérieures s’élèvent à moins 13,5 milliards, et pour respecter la règle comptable, fausse, que la monnaie est aussi la contrepartie des réserves qui la garantissent, le F.M.I. soustrait 13,5 milliards des 54,1 milliards. Il le fait parce que, si au lieu de moins 13,5 on avait 13,5, ces derniers auraient donné lieu à la création monétaire. Puisque c’est moins 13,5, les mathématiques veulent qu’on les enlève. Fort bien! 54,1 — 13,1 =41; restent toujours 21 milliards à trouver pour faire le compte. On ne sait pas, alors on décide que 20 milliards figureront dans la rubrique « autres postes », celle où l’on fourre tout ce qu’on ne sait pas affecter. Non; à l’époque, la rubrique « autres postes » varie entre 1 et 2 milliards, marge d’erreur acceptable par n’importe quel statisticien honnête. En réalité, la quantité de monnaie est, au Mali en 1967, de 54,2 milliards moins les dépôts à terme, qui sont, comme les réserves, un revenu, un bien rempli et non de la monnaie. C’est conforme à la définition de la monnaie, c’est conforme aussi à la théorie économique, c’est conforme enfin aux faits: l’inflation malienne est causée par l’expansion du crédit à l’Etat. Comme partout, elle est 164

monétaire. Décidément, la contrepartie des réserves n’est pas de la monnaie; celles-ci ne la garantissent pas, elles en résultent. L’inverse est aussi vrai ; quand elles sont négatives, elles ne diminuent pas la quantité de monnaie, ce serait absurde. Au contraire, c’est le signe qu’on a créé trop de monnaie, des « faux droits » selon l’expression du Pr. Rueff22. Trop de monnaie au Mali? Il faut, et c’est la deuxième précision, regarder de plus près. 54 milliards de francs maliens, soit 27 milliards CFA, dans un pays de plus de cinq millions d'habitants contre 55 milliards au Sénégal sept ans plus tôt, c’est manifestement insuffisant. Les besoins de l’économie malienne en demanderaient certainement davantage; malheureusement, les banques ne sont pas intéressées par l’économie traditionnelle. La monnaie est émise au profit de l’Etat qui s’en sert pour payer ses agents : le nombre de ceux-ci triple en sept ans. L’Etat appauvrit le citoyen par les deux voies classiques. D’abord les prélèvements forts effectués sur les produits agricoles, d’où les défections dans les champs d’arachide dont les exportations en valeur tombent de 1,3 en 1961 à 0,98 milliard en 1968. Les seules réalisations agricoles de l’époque sont celles de la canne à sucre, grâce aux Chinois, et de la pêche, parce que les excédents sont vendus en Côte d’ivoire, à un prix intéressant, par les pêcheurs eux-mêmes. Deuxième voie d’appauvrissement : la hausse des prix due aux dépenses publiques non dirigées vers la production locale. La monnaie est utilisée principalement à des fins distributives. Un tel processus ne peut durer indéfiniment, il n’est pas conforme à l’ordre social. Le régime du président Modibo Keita, par une gestion plus qu’incorrecte de la monnaie, s’est fait harakiri. « L’armée ne pouvait demeurer plus longtemps indifférente et passive devant le spectacle angoissant du marasme économique général visible par tout observateur objectif23. » Six ans plus tard, le quotidien Le Monde peut titrer : « Au pouvoir depuis dix ans, la junte militaire n’a su ni surmonter ses divisions 165

ni redresser l’économie24. » C’est que le cancer qui songe le Mali n’a pas été extirpé. La préoccupation première reste la distribution. Les putschs et contre-putschs de palais, les arrestations, les intrigues, les manifestations, le désordre social permanent sont le reflet de cette constance malienne depuis l’indépendance : le partage d’un gâteau que, par ailleurs, on met tout en œuvre pour ne pas agrandir. Au centre de cette lutte, la monnaie. Le 19 novembre 1967 est donc signé l’accord entre la République française représentée par son ministre de la Coopération, Yvon Bourges, et la République du Mali représentée par son ministre des Finances, Louis Nègre, « établissant la libre convertibilité du franc malien ». Cet accord se propose de préparer le retour du Mali dans l’Union monétaire ouest-africaine (U.M.O.A.) quand les conditions monétaires, internes et externes, le permettront. Pour cela, deux mesures sont prises : une dévaluation du franc malien de 50 % le 7 mai 1967 et une gestion paritaire de la Banque centrale par la France et le Mali, moyennant quoi le Mali bénéficiera des avantages du « compte d’opérations ». Pratiquement, le « compte d’opérations » jouera en faveur du Mali dont la position vis-à-vis du Trésor français, c’est-à-dire, vu ce que nous savons des relations fonctionnelles entre le Trésor français et l’U.M.O.A. d’une part, la Banque de France visà-vis des autres membres de l’U.M.O.A. d’autre part, passera de moins 55 milliards en 1974 à moins 84 milliards de francs maliens en 1977. Le Mali tire de plus en plus sur les réserves des autres membres de l’U.M.O.A. La gestion paritaire consistera à confier la direction de la Banque centrale à un Français et la présidence de son conseil d’administration à un Malien, ce qui veut dire, pour qui est au courant des rôles respectifs d’un directeur général et d’un conseil d’administration, que quotidiennement le Français décidera du niveau général de l’activité économique, quitte à ce qu’a posteriori ces décisions 166

soient approuvées par le Malien. La dévaluation enfin mérite quelques détails, tant elle a été l’objet de commentaires. La dévaluation, associée à un programme d’austérité budgétaire et monétaire élaboré par les experts du F.M.I., pour donner une couleur internationale à l’opération, a deux objectifs : promouvoir les exportations et réduire les importations pour rétablir l’équilibre du commerce extérieur d’une part, et d’autre part assurer un meilleur équilibre interne par la résorption de l’excès de monnaie et un retour progressif à des finances publiques plus saines. Le premier objectif n’a pas été atteint, ni même approché; il ne le pouvait pas; la théorie économique le dit, le bon sens aussi. Quand on dévalue pour équilibrer les comptes extérieurs, on s’attend que les exportations deviennent moins chères à l’extérieur afin que celui-ci soit incité à acheter davantage. On s’attend aussi que les importations, devenant plus chères, se réduisent. On s’attend enfin que les capitaux rentrent, puisque leur contre-valeur en monnaie locale sera plus grande : dévaluer c’est, en effet, augmenter le quatrième prix de la monnaie, ou, ce qui revient au même, rendre la monnaie locale moins chère, donc plus attrayante pour l’étranger.

167

TABLEAU 4.5 : PRIX AU PRODUCTEUR DU COTON AU MALI ET DANS SIX PAYS AFRICAINS PRODUCTEURS DE COTON (FRANCS CFA)

Or, dans le cas du Mali, comme dans celui des pays exportateurs de matières premières, le prix du coton est fixé sur le marché mondial, en monnaie internationale. Il est donc illusoire d’escompter un effet stimulant quelconque de la dévaluation sur l’acheteur étranger. D’ailleurs, le prix au producteur du coton est fixé en francs maliens, selon la bonne volonté de la Société malienne d’import-export qui décide sur la base de 1’ « intérêt supérieur de la nation ». La dévaluation n’aura aucun effet sur les exportations de coton. On le voit sur le tableau 4.5. Elles ne sont pas stimulées, elles diminuent même fortement au cours de la campagne 1969. Le même tableau montre l'effet décisif de la rémunération du cultivateur : à la suite de deux relèvements successifs, quoique faibles, du prix au producteur, les exportations augmentent fortement en 1970 puis se stabilisent avec le même prix. En 1970, un relèvement plus fort en provoque un bond. Le tableau indique aussi combien le cultivateur malien est désavantagé par rapport à son collègue des autres pays. Avec cela, on s’étonne que les Ivoiriens soient plus riches. Il n’y a pas de miracle : si le cultivateur est payé, il cultive; s’il ne l’est pas, il ne cultive pas. 168

Du côté des importations, elles augmentant encore plus vite que les exportations, aggravant le déficit extérieur : de moins 24,1 milliards en 1968, les réserves extérieures passent à moins 105,6 milliards en 1976. A la décharge des dernières années du régime militaire, il convient cependant de signaler que les importations sont principalement celles de machines-outils et de matériel de transport (31,5 % du total en 1976), de produits chimiques (16,4 %), de produits pétroliers (15,1 %) et matériaux de construction (13,8 %), dont une fraction importante est associée à l’édification du barrage de Sélingué. Les importations de denrées alimentaires, à l’inverse, passent de 55,8 % du total en 1974 à 16,4 % en 1976. La production, tant industrielle qu’agricole et de services, en profite. Les opérations riz Ségou et riz Mopti permettent un accroissement de 15 % de riz décortiqué en 1976-1977, le raffinage du sucre triple en 1977 sous l’égide de l’Office du Niger. De même, la Société d’exploitation des produits arachidiers du Mali, après une longue période de stagnation, améliore substantiellement son offre d’huile d’arachide, tandis que la Compagnie malienne des textiles et les Industries textiles du Mali renforcent leur situation financière. Tout cela révèle deux choses : d’abord que le problème en 1967 est non pas de réduire les importations, mais d’importer mieux; ensuite que les efforts consentis pour l’infrastructure sous le régime du président Keita auraient dû être suivis et consolidés par une promotion industrielle active. Les intrigues, la pollution de la vie politique ont retardé cet enchaînement logique. Le deuxième objectif de la dévaluation, stabiliser l’économie à l’intérieur, n’est pas lui non plus atteint ni approché. Au contraire, après le coup d’Etat militaire, le gouvernement dépense comme jamais il ne l’a fait auparavant. Le déficit budgétaire, financé par création monétaire, double entre 1968 et 1972. Quant à la réduction de la masse monétaire, non seulement elle n’a pas lieu, mais encore la quantité de monnaie est multipliée par 3,5 en dix ans, ce qui est considérable.

169

Mais, nous l’avons vu, au Mali les difficultés économiques, l’inflation, l’endettement, avec pour corollaire l’absence de paix sociale, n’ont pas pour cause une expansion monétaire trop forte. La dévaluation sauvage de 1967 n'était justifiable par aucun argument économique solide; les plans successifs de « redressement » administrés par le F.M.I. comme de la quinine pour accompagner ses prêts dérisoires, la mise au pas qu’infligent les accords de 1967 passent à côté du problème, qui était, est et sera probablement encore longtemps celui de direction de la monnaie sur les besoins de l'économie malienne, et non vers ceux d’une administration qui appauvrit les citoyens en paralysant l’appareil. Le progrès relatif signalé plus haut coïncide exactement avec un tournant dans l’histoire monétaire du pays. Pour la première fois depuis l’indépendance, les crédits bancaires à l’Etat sont inférieurs au crédit privé fin 1974. Le redressement qu’on observe en 1976-1977 en est le fruit. L’économie malienne a soif de monnaie, mais d’une vraie monnaie, celle qui précède en appelant la production. Il est à souhaiter que le tournant ne débouche pas sur un demi-tour. Car ce qui frappe et choque à la fois, c’est la négligence de la monnaie dans la révolution permanente. Il n’y a jusqu’ici aucune réforme du système : les banques restent prisonnières de concepts comptables que l’appareil de production rejette comme un corps étranger; la Banque centrale n’a aucune politique cohérente. Ce n’est pas faire de la politique monétaire que d’énumérer, à l’image de l’U.M.O.A., ou par contagion d’un jargon aussi hermétique qu’inutile, les plafonds A, B, C de crédits, alors qu’on ne dispose d'aucun instrument de prévision fiable, ni de fixer avec le maximum de détails des taux d’intérêt compliqués qui ne reflètent pas la rareté de l’argent. Aucun économiste ne croirait que, au milieu du tourbillon de plans financiers, de programmes fantaisistes du F.M.I., les taux d’intérêt ont été immobilisés jusqu’au 1er janvier 1977. C’est 170

pourtant vrai. De quels indicateurs disposait-on pour conduire la politique monétaire? Curieuse dynamique que celle de la révolution socialiste malienne. Michel Jobert a dit quelque part qu’ « être indépendant, c’est vouloir, le mardi, être plus indépendant que le lundi ». Le Mali a inversé le cheminement. Il a inversé le cheminement parce que la dépendance monétaire entraîne le reste. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe »25, a résisté deux siècles avant de passer sous la tutelle de l’Occident chrétien coalisé : il avait, au lendemain de la guerre de Crimée, confié la gestion de ses caisses aux Européens. Pareillement, l’Egypte est passée sous contrôle d’un condominium francoanglais, puis exclusivement anglais, dès qu’à la suite des dépenses des khédives la gestion de ses finances publiques a été confiée à l’étranger.

LE RWANDA : QUAND LA PAUVRETÉ FAIT LA RICHESSE DE LA NATION Albert Camus avait raison : libérer l’esprit d'un peuple, c’est lui éviter des erreurs. Le Rwanda de 1978 offre l’image d’un pays aux prises avec des difficultés économiques à première vue insurmontables, mais qui avance dignement dans la voie de la modernisation sans aliéner ni sa souveraineté politique ni ses valeurs socio-humaines. Petit pays, grand comme le lac Tchad, pas beaucoup moins peuplé que le Mali, le Rwanda n’avait, au lendemain de l’indépendance, rien pour exciter les appétits et attirer les mercenaires. Pas de mines d’or ni de diamants, pas de terres à conquérir ou à conserver, pas de grands espaces pour expérimenter les armes atomiques. On l’a donc, dans une certaine mesure, laissé tranquille. Il suffisait qu’il ne devienne pas une base communiste, et ça, c’était acquis d’avance. 171

Kigali, qui n’était qu’un village à l’allure d’un poste militaire et administratif en 1959, est aujourd’hui une ville moderne aux avenues contournant les mille collines qu’envieraient certaines capitales qui passent pour être au premier rang, avec une infrastructure hôtelière prête à accueillir des dizaines de milliers de touristes. Mais Kigali, c’est aussi un grand chantier, car ce ne sont pas les ambitions qui manquent sur les rives orientales du lac Kivu. De Kamembé à Nyakayaga, de Mulindi au mont Nemba, de Gisenyi à Myakarambi, ce sont les grands axes pour débloquer les régions jusque-là isolées par un paysage montagneux et magnifique, mais d’accès difficile. A l'aide des prêts des organisations financières internationales, mais surtout grâce à un effort local soutenu qui réduit d’autant les charges des générations futures, le Rwanda se dote d’un réseau routier digne du courage d’une population éprouvée par la nature, mais, et peut-être pour cela, courageuse et confiante. Avec le même acharnement, le Rwanda développe son exploitation minière, c’est-à-dire peu de chose, essentiellement de la cassitérite, et a la ferme intention de transformer sur place, aussi vite que possible, sa précieuse cassitérite en étain. Avant 1973, trois sociétés belges contrôlaient la production minière : la Société des mines d’étain du Rwanda, la Société minière de Kigali et la Compagnie géologique et minière du Rwanda. Aujourd'hui, la Société minière du Rwanda, où l'Etat détient 49 % du capital, est un amalgame de tout cela. Elle canalise la production et la commercialisation aussi bien de la cassitérite que des minerais de moindre importance comme le wolfram ou le béryl, sans réprimer. bien au contraire, l’exploitation artisanale accessible au paysan. Bien sûr, il y a comme partout en Afrique une assistance technique ; mais, quand on sait l’état où le pays était laissé en 1960, on réalise immédiatement qu’elle est inévitable. Au demeurant, le dispositif administratif, commercial et financier est tel qu’à aucun moment l’activité de cette société n’échappe aux autorités du pays.

172

Ce qui frappe le plus, cependant, c’est la manière dont l’industrialisation s’effectue. Ici, on ne pense pas au montage de télévision en couleur, ni même de radio ou de bicyclette, pourtant d’usage répandu. On pense aux petites industries valorisant la matière première locale, presque exclusivement agricole, soit d’exportation, soit produisant, quand c’est possible, des substituts à l’importation. Le secteur industriel est celui qui depuis 1974 a connu le taux de croissance annuel le plus fort, avec un rythme moyen de 14 % entre 1966 et 1970 et 18 % de 1974 à 1978. Brasserie de jus de fruit local, raffinerie de sucre, conditionnement du thé, etc., telles sont les activités industrielles du Rwanda, mais leur contribution à la production intérieure augmente à vue d’œil. Il y a quelques années, elles étaient, avec l’ancien code des investissements, encore un domaine réservé aux étrangers. Le nouveau code ne discrimine pas, il accorde aux Rwandais les mêmes avantages qu’aux anciennes sociétés, belges principalement. Résultat : non seulement les nationaux participent de plus en plus à la vie de ces sociétés, mais encore le Rwanda diversifie ses partenaires comme en atteste la Tannerie de Kigali où travaillent côte à côte Lybiens et Rwandais. Les intentions du colonel Kadhafi? On verra bien. Le Rwanda force l’admiration de l’économiste qui prend la peine de regarder les chiffres, même s’ils sont approximatifs. Le produit intérieur brut par tête a triplé en moins de douze ans, passant de 45 dollars en 1967 à 145 dollars en 1978. Peu de pays ont réalisé une telle performance. Et cela dans une stabilité quasi parfaite des prix. L’augmentation du coût de la vie n’a pas dépassé 3 % l’an depuis 1970 à Kigali. En campagne, elle est restée voisine de zéro. C’est que l’Etat n’a pas cherché à confisquer, ni sous forme d’impôt ni sous forme de hausse de prix générée par les dépenses publiques improductives, le revenu du citoyen. Le planteur de café (et quand on parle de planteur ici, il faut entendre le cultivateur disposant de cent pieds et non des propriétaires des centaines d’hectares de Côte d’ivoire ou du Ghana) a constamment été encouragé par une 173

juste rémunération de son travail. Le Fonds de stabilisation joue véritablement son rôle régulateur : quand le cours mondial est défavorable, il rétrocède au planteur ce qu’il a retenu pendant les années favorables. Sur 100 F de café, transporté par avion et vendu à Mombassa au Kenya, le producteur en reçoit en moyenne 55, le Fonds de stabilisation 3, le gouvernement sous forme de taxes diverses 13, le reste couvrant les coûts divers (assurance, transport, intermédiaires, etc.). Tout cela n’aurait pas été possible sans une gestion rigoureuse, peut-être un peu trop rigoureuse, de la monnaie, qui fait du franc rwandais l’une des monnaies les plus fortes du monde, forte au sens de la valeur de M/P bien entendu. Le Rwanda ne commence à maîtriser sa monnaie et donc sa vie économique qu’en 1964, quand il crée sa propre Banque centrale. Jusque-là, il fait partie d’abord du même espace monétaire que le Burundi et le Zaïre, puis à partir de 1960 de la même zone que le Burundi. En clair, ni le Burundi ni le Rwanda ne battent monnaie, la Belgique s’en charge comme son grand frère au sud du Sahara. Conséquence : la production caféière, qui était de 18000 tonnes en 1959, baisse régulièrement pour tomber à 6000 tonnes en 1963. En mai 1964, la Banque nationale du Rwanda est chargée de la pleine responsabilité d’un institut d’émission. Dès la fin de cette année, la production caféière redémarre pour atteindre 19000 tonnes en 1970. Inutile d’invoquer les rivalités ethniques pour justifier la chute de 19601963 : les disputes entre Tutsi et Hutu n’ont pas commencé en 1960 ni ne se sont arrêtées comme par enchantement en 1963. Les débuts sont difficiles ; les banques commerciales belges, ayant pris l’habitude de ne pas financer l’économie indigène, archaïque, non moderne, résistent. Sur un faible total de crédits à toute l’économie de 305 millions de francs rwandais, soit à peine 6 millions de dollars26, 1,5 milliard de francs CFA, le crédit au secteur privé est de 61 millions (120 millions de francs CFA). 174

Le reste constitue une dette de l’Etat rwandais; on est pourtant en économie libérale. En 1970, le crédit à l’économie atteint 1,7 mil liard; mais, toujours à cause de la réticence des banques commerciales, la part du secteur privé reste faible : 375 millions, « Les banques sont trop liquides », constatent les autorités en 19/1, autrement dit, elles ont trop d’argent et ne veulent pas prêter Les pouvoirs de la Banque centrale sont renforcés, mais les banques commerciales résistent toujours et placent leurs avons à l’étranger. Leurs réserves dépassent 45 % de leurs dépôts, chiffre anormal quand on sait qu’il n’atteint parfois pas 5 % dans une économie en croissance comme celle de la Côte d’Ivoire Cependant, un phénomène lent mais décisif se produit à partir de 1970. Les banques commerciales sont de moins en moins sous contrôle étranger. Elles répondent progressivement à la demande de l’économie en monnaie. La part de l’Etat diminue en faveur de celle du secteur privé, et en décembre 1977, sur 4 milliards de crédits, le secteur privé en absorbe 3,6 dont 2,2 pour le seul café L’Etat, qui s’était fortement endetté vis-à-vis de la Banque centrale, lui a, sur ses ressources budgétaires, remboursé toutes ses avances. Observez comment le Rwanda a annulé la première technique autorépressive. La nationalisation, nécessaire, de la Banque centrale ne suffit pas. Il faut que les banques commerciales, qui, rappelons-le, sont la seule porte par laquelle passe la monnaie, toute la monnaie, pour entrer dans le système, soient connectées à l’économie du pays. Cela réalisé, la monnaie est adressée à l’économie rwandaise; ensuite, les revenus remplissent le bien vide monnaie, le budget de l’Etat peut donc s’alimenter sur les ressources réelles : la monnaie, comme toujours, et universellement, a précédé la production. De 1975 à 1978 donc, le budget rwandais n’enregistre que des excédents. En effet, la production de café passe à 28000 175

tonnes. Les revenus fiscaux ordinaires augmentent et les dépenses, sans diminuer, s’accroissent moins vite. En particulier, les salaires des fonctionnaires ont été gelés depuis 1972 au profit des dépenses d’achats de biens et de services, de « commandes » de l’Etat du schéma 2.1. En sciences économiques, cela s’appelle stabiliser l’économie. Il n’est que trop juste de dire que les autorités de Kigali maîtrisent la politique monétaire et que, mettant ainsi les citoyens au travail, elles consolident l’appareil productif. Et comment? Sans coopérants techniques. Au premier septembre 1978, il y avait deux assistants techniques à la Banque nationale du Rwanda, détachés par le F.M.I. « Ils sont là plus parce que nous voulons avoir de bons rapports avec le Fonds que parce que techniquement on en a besoin, et ils ne nous gênent pas, ils ont les belles filles : ça les occupe », me confie un agent en souriant. Qu’on en juge! Dans le tourbillon des monnaies qui secoue le monde et emporte des gouvernements entiers, le dollar était changé contre 100 francs rwandais en 1971, il n’en vaut plus que 90 au 15 septembre 1978. Du côté des circuits proprement financiers, après avoir multiplié les établissements de collecte de l’épargne comme la Banque nationale de développement, qui a triplé ses crédits en trois ans, les banques d’épargne, le Fonds de sécurité sociale, la Banque hypothécaire, etc., le Rwanda entreprend depuis 1976 une spécialisation fonctionnelle des intermédiaires non bancaires pour offrir aux épargnants une gamme suffisamment étendue de placements rémunérateurs. Dans le même temps, et pour ne pas alourdir la charge fiscale, l’Etat emprunte de plus en plus sous forme de bons du Trésor et de bons de développement. Parallèlement, la Banque centrale veille à ce que l’épargne ne soit pas pénalisée et que le taux d’intérêt reflète autant que possible, faute d’une bourse des valeurs, l’état du marché du capital. Les taux d’intérêt créditeurs varient entre 2 et 4,5 %, tandis que les taux débiteurs plafonnent à 8 % : la marge bénéficiaire des 176

banques est ainsi dans les limites acceptables, et comme la hausse des prix ne dépasse pas 3 %, le taux d’intérêt créditeur est positif. La troisième technique autorépressive est supprimée. Seul point sombre sur ce brillant tableau, l’accroissement excessif, ces dernières années, des réserves extérieures, consécutif à une discipline budgétaire trop stricte. A la suite d’un « programme » dicté par le F.M.I. à la fin des années soixante pour accompagner un prêt, la Banque nationale du Rwanda a pris l’habitude de tellement discipliner le budget de l’Etat que ses avances au Trésor sont nulles fin 1977, tandis que les réserves extérieures sont capables de couvrir huit mois d’importations. Détenues en dollars fondants, elles sont progressivement rongées par l’inflation. Il aurait été plus indiqué de garder le déficit budgétaire à un niveau raisonnable, mais positif, et d’utiliser une part des réserves pour importer ne seraient-ce que des engrais, mais il y avait probablement d’autres usages. Il n’est jamais prudent de soustraire la Banque centrale à la tutelle effective du ministère chargé du Trésor. L’indépendance de la Banque centrale ne peut se concevoir qu’au sein du gouvernement.

LA TUNISIE : UN DÉCHIREMENT GRATUIT Sans être particulièrement gâtée par la nature, la Tunisie est, de l’avis général des économistes, l’un des pays qui ont le mieux réussi dans la voie du développement et de la modernisation. La production intérieure a pratiquement triplé depuis l'indépendance, passant de 639 à 1 905 millions de dinars entre 1956 et 1976. Dans le même temps, le revenu par tête a pratiquement doublé (272 contre 147 dinars), la valeur de la production industrielle a été multipliée par quatre et le niveau des prix était stable. Dans le domaine social, les réalisations sont également importantes : 30 % du budget de fonctionnement sont consacrés à l’éducation en 1977, le taux de scolarisation avoisine 177

95 % pour les garçons et 70 % pour les filles. La qualité de la santé dispensée est en progrès notable. Comment expliquer alors qu’au crépuscule de sa vie le « Combattant suprême » ait à faire face à une agitation ouvrière et estudiantine aussi grave, et soit obligé de restreindre les libertés publiques au point de laisser arrêter des responsables syndicaux, pourtant militants du Parti socialisée destourien? Il y a sans doute, comme partout, des rivalités politiques, y compris la course à la succession, des différences de principe ou de mode de gouvernement : le changement de cap opéré en 19691970 a incontestablement rongé l’unité politique du pays qu’un socialisme sage avait fortement tissée pendant quinze ans. Mais il y a aussi, et peut-être surtout, dans la vie économique, des points noirs dont la monnaie n’est pas absente. Lorsqu’en 1969 Ben Salah quitte le pouvoir, le pays a consacré beaucoup de ses forces à se doter d’une infrastructure agricole et industrielle remarquable. Les équipements installés arrivent à maturité et il est raisonnable de penser que les fruits des sacrifices antérieurs sont escomptables à terme perceptible. Il l’est d’autant plus que les conditions climatiques, après une longue et dure période de sécheresse, se sont nettement améliorées ces dernières années : le Premier ministre Nouira aime à répéter que la pluie a voté pour lui. Le prix des matières premières a sensiblement augmenté depuis 1971. Les exportations de pétrole sont passées de 39 millions de dinars en 1972 à 137 en 1974, celles de phosphates de 10 à 47 millions et celles d'huile d’olive de 47 à 72 millions. Et pourtant, malgré une augmentation générale des salaires en 1971 et la fixation d’un salaire minimum interprofessionnel à 40 dinars en 197627, Malek Mehdi peut légitimement être surpris que « le revenu par tête du Tunisien soit égal à celui du Syrien, pourtant ravagé par la guerre28 » et Daniel Junqua 178

rapporter tristement que « les conditions de la population rurale (près de 60 % de la population totale) restent très difficiles. Le chômage n’a pas été résorbé. Le recensement de 1975 indique que le nombre de sans-travail est resté presque stationnaire entre 1966 et 1975, passant de 121 000 à 123 000. Signe plus inquiétant, le chiffre des sans-travail-pour-la-première-fois a triplé durant la même période, passant de 41 000 à 119 00029 ». Aux coups d’Etat près, le comportement de la Tunisie rappelle étrangement celui du Ghana : le changement de 19691970 là-bas évoque les événements de 1966 ici. La structuration et la philosophie économiques, le rôle de la monnaie suivant ces virages sont très rapprochés. Autant la monnaie, le crédit, pouvait, vu les conceptions du gouvernement Ben Salah, n’avoir qu’un intérêt limité, autant après lui l’orientation nettement libérale de ses successeurs devait la ramener au centre du système économique. Elle l’a été, mais dans quelle direction? La réforme agraire inverse opérée, la reprivatisation des coopératives, le regroupement du cheptel en unités plus grandes étaient un bouleversement de structures. Le crédit agricole aurait dû l’accompagner. Or tout semble indiquer qu’il n’en a pas été tout à fait ainsi. La part du crédit agricole, qui était de 11 % en 1972, descend à 8 % en 1976 (tableau 4.6). En 1974, prenant conscience de la baisse de la production agricole, le président de la République décide d’encourager le crédit à ce secteur; les années suivantes, on constate une hausse du montant mais une baisse du pourcentage. Il s'agit d’ailleurs, là comme au Ghana, du crédit à la commercialisation; le crédit à la production reste timide, et Le Courrier de Sousse pourra baptiser les années 1976 et 1977 années de la production et de la modernisation de l’agriculture. Entre-temps, l’année 1975 aura été déficitaire au point d’entraîner une perte substantielle de devises. La Banque centrale, soucieuse de préserver ses réserves, recommandera une réduction des importations, alors que, comme le signale Malek Mehdi dans l’article cité, « la solution est non pas d’acheter 179

moins, mais de produire plus et mieux ». Produire plus et mieux, c’est d’abord mettre les cultivateurs au travail, donc organiser le crédit agricole, orienter la monnaie dans le secteur. Pendant ce temps, l’accent est mis sur l’industrialisation, principalement orientée vers l’exportation. Les lois d’avril 1972 et d'août 1974 encouragent les investissements étrangers et, de 227 millions de dinars en 1972, la production industrielle passera à 478 millions en 1975 (sur un produit intérieur brut respectivement de 1 044 et 1 559,1 millions). Le crédit à l’industrie, qui représentait 36 % du total en 1972, passe à 43 % en 1976. Ce qui est remarquable, c’est que dans ce pourcentage 80 % du total sont représentés par le court terme, la monnaie. La part des services diminue. En d’autres termes, les secteurs les moins influencés par l’étranger voient leur part de création monétaire tunisienne diminuer, pendant que celle de l’industrie, où les lois de 1972 et 1974 privilégient l’étranger, augmente. C’est la période des investissements productifs, par opposition aux investissements d’infrastructure de la période antérieure. Pour reprendre une image qui nous est maintenant familière, la période 1956-1970 correspondait, comme au Ghana et en Côte d’Ivoire, à celle du déplacement de la limite des possibilités maxima du schéma 2.2, tandis que celle d’après se voulait celle du déplacement vers cette limite. C’était légitime, à condition que ce soient les Tunisiens qui fussent mobilisés. Il ne semble pas qu’il en ait été ainsi. Deux éléments au moins permettent de le penser. D’abord le chômage n’a pas été résorbé, l’une des raisons en étant que les crédits à l’Etat, qui auraient pu lui permettre de lancer la demande par ses dépenses, ont été freinés : les avances du système bancaire au Trésor diminuent régulièrement de 84,8 à 54,5 millions entre 1970 et 1973 (elles n’avaient jamais cessé d’augmenter depuis l’indépendance) et ne redémarreront Vraiment qu’en 1976. Une évolution contraire n’aurait pas été économiquement absurde. Bien sûr, il y a eu le souci d'arrêter l’amenuisement des réserves extérieures qui, depuis 1964, était préoccupant; mais l’accroissement important 180

des importations de l’époque était expliqué moins par une forte consommation locale que par l’investissement en machines des industries nouvelles. En définitive, après le tournant libéral, la Tunisie a encore tendu à éloigner la limite des possibilités maxima plus qu’à la rapprocher, cette fois avec des équipements échappant à la maîtrise tunisienne. Il était illusoire d’en attendre une amélioration de l’emploi. On ne peut valablement prétendre que les avantages accordés à l’investissement étranger se justifiaient par le manque de moyens financiers locaux, car l’évolution de l’épargne atteste, en Tunisie, de potentialités réelles. Seulement, tout en étant l’une des moins autoréprimées d’Afrique, elle reste insuffisamment rémunérée. La preuve : le 1er septembre 1971, les taux d’intérêt créditeurs sont sensiblement relevés. Il en résulte une montée spectaculaire des dépôts à terme et d’épargne qui passent de 9 millions en 1970 à 20 millions en 1973 puis, après un taux d’accroissement de 60 %, atteignent 86 millions en 1977 30. Il y a lieu de penser qu’on est encore en deçà des possibilités. En 1976 est entreprise une étude sur l’opportunité d’ajuster les taux d’intérêt. En janvier 1977, et après plusieurs réunions, on conclut à la non-opportunité d’augmenter les taux d’intérêt créditeurs, en même temps qu’on reconnaît que les taux analogues dans les pays partenaires, notamment là où une forte colonie tunisienne touche des revenus dont le rapatriement partiel constitue une source de devises non négligeable, sont supérieurs. Il est également entendu que le taux de « rentabilité interne » des industries est de l’ordre de 25 %; or ce taux constitue précisément le maximum du taux d’intérêt, celui qui annulerait le profit tiré des capitaux empruntés. En d’autres termes, même si le taux payé par les entreprises était de 24 %, elles gagneraient à emprunter. Il y a donc autorépression à deux niveaux : au niveau bancaire, où le taux servi par les banques est de beaucoup trop de points inférieur à celui qu’elles facturent, et au niveau de l’entreprise, où la marge est également trop grande entre le coût du capital et son rendement. On aurait pu doubler les taux 181

d’intérêt créditeurs sans que l’activité économique en soit affectée; l’épargne tunisienne ne participe pas autant qu’elle le pourrait au financement de l’économie. Autre illustration : en 1970 s’ouvre la bourse des valeurs de Tunis. Elle piétine pour deux raisons. Les titres d’Etat sont presque les seuls à être négociés (tableau 4.7) : de mai 1970 à mars 1972, sur un total de 1 842 276 dinars côtés, les fonds d’Etat représentent 1 368458. Or ils sont la participation de l’Etat dans les entreprises, pour la plupart nées avant 1970, et donc à vocation plus économique que de profit. Leur rendement ne dépasse pas 6 %. Par contre, les autres entreprises, plus rentables, placent leurs titres en dehors de la bourse, quitte ensuite à les faire homologuer par le ministère des Finances; le grand public en est exclu. C’est un cas d’autorépression bien proche de l’autofinancement. Inutile d’arguer que le Tunisien ne connaît pas la bourse, car pourquoi l’aurait-on créée? Et puis il y a des possibilités de « sociétés de portefeuille » susceptibles de collecter l’épargne des non-connaisseurs afin de la gérer pour leur compte. Tout se passe en réalité comme si on cachait la bourse au Tunisien. TABLEAU 4.6 : REPARTITION DE CREDITS EN TUNISIE PAR SECTEURS ECONOMIQUES 1972-1976 (EN POUR CENT)

182

TABLEAU 4.7 :LA BOURSE DE TUNIS DE MARS 1970 À MARS

Le caractère libéral du tournant pris par l’économie tunisienne en 1970 n’est pas discutable. On peut montrer théoriquement la supériorité de la gestion libérale sur la gestion socialiste; on peut aussi, en se plaçant sur le terrain de la justice sociale, préférer la gestion socialiste. Ce qui est discutable,' c’est qu’on ait vraiment joué le jeu libéral. Le fonctionnement des marchés financiers et monétaires n’est pas, à cet égard' convaincant. La « bureaucratie bourgeoise » qui aurait « accaparé » pour elle seule les fruits de la croissance est un mythe. Sans quoi, on ne voit pas pourquoi il y aurait une opposition «bourgeoise» (le Mouvement des démocrates-socialistes d’Ahmed Mestiri) au Parti socialiste destourien au pouvoir.

LE ZAÏRE : IDENTITÉ REMARQUABLE Pour les générations futures, le Zaïre sera le pays où l’intervention étrangère et le désordre interne auront été, en fréquence comme en intensité, sans précédent en Afrique indépendante. Des casques bleus de l’O.N.U. à l’aventurier le plus affreux, en passant par les intrigues extérieures par mercenaires interposés, de l’assassinat politique le plus ordinaire au banditisme de palais, de la sécession du Katanga aux Shaba numérotés, tout y aura été. Ceux qui voudront regarder d’un peu plus près apprendront que c’est le pays qui, tout en étant — et 183

sans doute parce que — l’un des plus riches du monde non seulement en potentialités, comme aiment à le répéter les économistes du sous-développement, mais en production effective, était aussi, vingt ans après l’indépendance, l’un des plus pauvres : 149 dollars par tête en 1977, beaucoup moins en 1978. Un niveau donc équivalent à celui du Mali et du Rwanda, avec cette différence que dans ces deux derniers la production correspond à peu près au revenu, alors qu’au Zaïre il convient d’enlever la part de ce que les statisticiens appellent les non-résidents, les étrangers en fait, c’est-à-dire presque tout. Le salaire du Zaïrois a diminué sans interruption de plus de moitié en six ans de 1971 à 1976 (respectivement 113 et 53 zaïres), tandis que les profits de la Gécamines se sont accrus de 50 % et que le solde en caisse était multiplié par quatre. L’appauvrissement soutenu du Zaïrois accompagne fidèlement les bonnes affaires de la Gécamines : c’est une loi. Un expert détaché par la « communauté financière internationale » en 1978 pour superviser la gestion monétaire et budgétaire du pays (regardez la position de la Banque centrale et du Trésor dans le système économique entier du schéma 2.1, que reste-t-il du pouvoir politique, fût-il militaire?) déclarera que « n’exercer aucun droit de vérification sur la Gécamines, quand bien même on contrôle la Banque centrale au Zaïre, équivaut à disposer d’un simple droit de regard sur l’argent de poche d’un milliardaire », et que « toute tentative sérieuse de prise en main de la gestion de la Gécamines heurterait moins la susceptibilité des Zaïrois que les intérêts des Belges31. » Ecoutons bien : la Banque centrale dont le pouvoir est si redoutable n’est que l’argent de poche d’une entreprise, laquelle intéresse plus la Belgique que le Zaïre. Additionnons la Banque centrale, le budget et la Gécamines : les deux premiers sont au centre du système, la dernière à la périphérie, les trois sont sous contrôle non zaïrois. Que reste-t-il au Zaïre économiquement, politiquement et militairement? Toute la tragédie est là. Et quand William C. Harrop, représentant américain à la réunion du Club des Occidentaux, les 184

« douze » chargés d’étudier les conditions de l’aide économique supplémentaire au Zaïre, déclare que les Etats-Unis continueront à aider un ami en difficulté, mais que « l’avenir dépend essentiellement de ce que le Zaïre lui-même est prêt à faire pour aborder les graves problèmes qu’il affronte; sans réformes intérieures, une aide accrue serait stérile 32 », il exprime le sentiment d’un ami à distance, préoccupé par les droits de l’homme. Mais pense-t-il que, ce faisant, il dit aussi que la République du Zaïre porte à bout de bras le petit royaume de Belgique qui peut ainsi vivre sur ses rentes et entrer dans un système monétaire européen avec une monnaie plus forte que le franc français, presque aussi forte que le mark allemand, lequel donne des leçons au dollar? Pense-t-il que toute réforme intérieure au Zaïre, tant qu’elle ne commence pas par la réforme monétaire, est également inutile, car la monnaie au Zaïre, c’est le domaine où est restée particulièrement vraie l’identité mathématique remarquable du dernier commandant belge de la force publique congolaise : « Après l’indépendance égale avant l’indépendance33 »? Inutile de remonter jusqu’à l’indépendance pour sentir le drame. Jusqu’en 1965, tout le monde est d’accord, le Congo belge est un territoire occupé par tout le monde. L’économie est au niveau zéro. Le seul secteur qui permet au pays de subsister, c’est celui qui n’exporte pas, celui que les Congolais d’alors entretiennent; mais évidemment ça, ce n’est pas l’économie, ce n’est pas moderne. En juin 1967, un nouveau statut de la Banque centrale (la Banque nationale du Zaïre) est promulgué en même temps que le franc congolais est remplacé par le Zaïre au taux de 1 dollar = 0,5 zaïre, soit une forte dépréciation par rapport à l’année 1960. L’Etat emprunte, quoique faiblement, à la Banque centrale pour financer ses dépenses. Cette mini-stabilisation relève nettement l’économie : la production d’huile de palme augmente de 41 % entre 1966 et 1969, celle d’huile de palmiste de 25 %, celle 185

du café de 42 %, celle du caoutchouc de 20 %, celle du coton de 250 %, celle de la canne à sucre de 18 %. Les réserves extérieures passent de 10 à 110 millions fin 197034. On ne pouvait demander mieux à un gouvernement ni à aucune économie en période d’après-guerre. Hélas! cette reprise ne sera pas consolidée. Les banques commerciales belges, alors que de toute évidence les entreprises ne demandent qu’à produire et les Zaïrois à travailler, ne suivent pas. Elles n’ont pas confiance. Elles n’en ont, d’ailleurs, jamais eu, et les années de prospérité d’avant l’indépendance n’ont été que les années de retombées du développement des industries extractives financées par le crédit, la monnaie, le bien vide. Les autorités zaïroises sont à leurs yeux prétentieuses qui veulent orienter le crédit vers l’économie locale. Elles financent l’économie moderne et, par-là, étouffent dans l’œuf les prétentions des petits Noirs qui jouent aux politiciens à Kinshasa. Oui, il s’agit bien de cela. On ne peut expliquer autrement l’inqualifiable comportement de ce qu’il faut bien appeler, faute de mieux, système bancaire zaïrois. « Je suis blanc : ce qui veut dire que je possède la beauté et la vertu, qui n’ont jamais été noires. Je suis la couleur de la lumière du jour35. » Ainsi était Paul-Henri Spaak, ainsi n’était pas Patrice Lumumba. Le premier pouvait vivre pour illuminer le Congo du rayonnement de sa peau, le deuxième devait mourir, il n’était pas assez beau! Quoi qu’il en soit, la production minière qui a redémarré en 1970 continue de s’accroître, tandis que la production agricole baisse dramatiquement, à quelques exceptions près comme la canne à sucre et le café arabica qui se maintiennent à un niveau stable. Parallèlement, les réserves officielles tombent de 184 millions à moins 167,7 millions entre 1970 et 1976. Dans le même temps, les réserves nettes des banques commerciales doublent de 35 à 72 millions. Pour expliquer la chute de la production agricole, on invoque comme d’habitude les conditions 186

climatiques et la détérioration des termes de l’échange, tombées du ciel à la place des pluies. Une difficulté saisonnière d’un ou de deux ans se conçoit encore; étalée sur six ans, elle est inacceptable, d’autant plus inacceptable que le Zaïre n’est pas le Sahel, il en est même très loin. Les conditions climatiques n’étaient pas plus mauvaises au Zaïre qu’en Côte d’ivoire. Il y a au Zaïre huit banques commerciales qui assurent aussi les fonctions d’intermédiaire financier non bancaire, faute d’organisme spécialisé. La Banque du Congo, d’abord, établie en 1906 par un groupe de banques privées belges pour émettre la monnaie congolaise. Elle le fera jusqu’en 1952, quand est constituée la Banque centrale du Congo et du Rwanda-Burundi. En 1976, à elle seule, elle reçoit plus de 60 % des dépôts. Le gouvernement y détient une faible part du capital et certaines de ses agences continuent encore aujourd’hui de faire des opérations au nom de la Banque nationale du Zaïre. La deuxième banque, la Société générale congolaise de banque, qui reçoit environ 10 % des dépôts, est la propriété d’un groupe qui comprend la Banque Lambert, la Bank of America, la Commerzbank, la Banque Nationale de Paris et la Banca d’America e d’Italia. La Société financière pour les pays d’outremer vient en troisième position avec 8 % des dépôts. Holding basé à Genève, elle gère le portefeuille des banques membres pendant que la Banque Lambert (la même) en assure la direction. Puis on trouve la Banque belge d’Afrique, avec près de 7% des dépôts (l’Etat en détient 18 % du capital). Enfin se partagent le reste le Crédit congolais, propriété entière de la Barclays Bank, la Banque de Paris et des Pays-Bas, entièrement détenue par la Compagnie financière internationale de Paris et des Pays-Bas, la Banque internationale pour l’Afrique au Congo (B.I.A.O.) et la Banque de Kinshasa, établie en 1970. Cette monopolisation du secteur bancaire par les banques belges utilise la première technique autorépressive pour émettre la monnaie au profit du secteur moderne également contrôlé par 187

la Belgique. Les pouvoirs que la réforme de 1967 a donnés à la Banque nationale du Zaïre restent théoriques, la communauté bancaire s’étant soustraite à son influence. En effet, un rapport du F.M.I. souligne que « les banques commerciales ne sont assujetties ni aux réserves obligatoires ni aux ratios de liquidités et, en raison de leur position hautement liquide, les possibilités de réescompte auprès de la Banque nationale n’ont pas été utilisées36 ». En d’autres termes, les banques commerciales, n’étant pas obligées de recourir à la Banque centrale pour faire face aux demandes de billets de leurs clientèles, parce que d’une part elles ne créent pas suffisamment de monnaie, et d’autre part elles ont des réserves suffisantes pour celle qui est créée à l’intention du secteur moderne, échappent à sa tutelle. Le crédit du système bancaire au secteur privé passe de 18 millions de zaïres en 1967 à 91 millions en 1972, soit un rythme d’accroissement moyen de 20 % l’an, ce qui peut paraître important; en fait, c’est de la dérision: 18 millions de zaïres, au taux de 1 dollar = 0,5 Zaïre, c’est 36 millions de dollars, c’est-àdire moins de 9 milliards CFA. A la même date, le crédit au secteur privé est de l’autre côté du fleuve, au CongoBrazzaville, dans un pays trente fois moins peuplé, infiniment moins étendu, avec une économie apparemment bien plus fragile, etc. : 13 milliards CFA, chiffre lui-même déjà très faible. Encore n’avons-nous pas soustrait, comme il se devrait, 4 millions de zaïres au titre des dépôts à terme qui ne sont pas, nous le savons, de la monnaie. Il n’y avait pas de raison que l’économie zaïroise produise, elle n’était pas sollicitée. Pendant ce temps, les sociétés minières travaillaient avec les maisons mères, clientes des banques commerciales belges, mères des banques commerciales zaïroises. Il ne restait plus qu’une voie d’alimentation de l’économie en moyens de paiements, le recours de l’Etat à la Banque centrale. C’est ce qui s’est passé : on a beaucoup crié sur la légèreté de l’Etat zaïrois qui recourt trop facilement1 à la planche à billets, source d’inflation. On le voit, il n’avait pas le choix 188

pendant la dépression 1967-1972. Bloquée par le système bancaire qui se refusait à faire du crédit aux indigènes, l’économie ne pouvait sécréter les revenus, base de l’impôt, des recettes de l’Etat. Le déficit budgétaire était donc salutaire à l’époque. Sans lui, l’autorépression monétaire aurait été beaucoup plus forte. Sur 248 millions de crédits accordés par le système bancaire en 1972, 156 représentaient les créances de la Banque centrale sur l’Etat. Heureusement! Ce qui est dommage, c’est qu’au Zaïre comme partout la Banque centrale, propriété de l’Etat, ne prête pas directement aux citoyens. Elle ne peut financer l’économie que si les banques commerciales le veulent bien, et celles-ci l’ont refusé. Ce n’est qu’en 1974 que la Banque nationale prend quelques mesures pour leur forcer la main. Elle fixe des limites supérieures aux taux d’intérêt débiteurs, détermine les rapports minima entre les dépôts et les prêts à terme, ainsi qu’un seuil minimum de souscription des bons du Trésor. Il en résulte une augmentation des crédits accordés par les banques, mais elle reste insuffisante tandis que les concours à l’Etat sont prédominants. Les instructions de la Banque centrale ne passent donc pas, l’économie piétine toujours, l’Etat s’endette de plus en plus et, finalement, le zaïre est dévalué de 42 % en 1976. Pourquoi dévaluer? Sur invitation du F.M.I., comme au Ghana en 1971. On invoque pour cela le déséquilibre de la balance des paiements et le déficit du budget. C’est confondre la maladie et le remède : l’état des comptes extérieurs résulte de la façon dont la monnaie est allouée, et non l’inverse. L’économie zaïroise se dégrade parce qu’elle n'est pas financée. On est obligé d’importer des biens pour survivre. La dévaluation a pour conséquence de modifier le rapport entre les prix intérieurs et extérieurs. Or, du côté des exportations, il n’y a pas lieu d’escompter une amélioration, les prix en étant fixés hors des frontières. Du côté des importations, les prix augmentent, mais on ne peut les réduire puisque, pour ce faire, il faudrait produire sur place; le système bancaire le refuse. C’est le cercle vicieux: l’économie ne sécrète pas de biens à cause 189

des banques, on importe pour survivre, mais ça coûte cher; on dévalue, mais ce faisant on les rend encore plus chers et on ne produit toujours pas, on dévalue encore. Il en sera ainsi jusqu’à l'aboutissement fatal : l’abandon, la démission et la confiscation de l’indépendance par des fonctionnaires apatrides, mais au service d’une cause dont le F.M.I. assure la défense. N’est-ce pas triste? Voilà pour la monnaie proprement dite. Elle réprime violemment l’économie zaïroise. S’agissant du marché financier, celui qui assure le passage de l’épargne à l’investissement, il n’y en a pas au Zaïre : ni bourse de valeurs ni intermédiaires financiers non bancaires; l’étage inférieur du schéma 2.1 n’existe pas. Les banques commerciales s’en chargent. Comment procèdent-elles? Ecoutons plutôt : « Les taux d’intérêt appliqués par les banques commerciales ont été jusqu’ici déterminés par une commission interbancaire qui fonctionne en dehors du contrôle de la Banque nationale. Pour les prêts au secteur privé, le taux d’intérêt varie entre 8 et 8,5 % par an, plus une commission de 2 à 3 % par an, et dépend de la crédibilité du client plutôt que du type d’opération ou de la durée du crédit. Le taux d’intérêt sur les bons du Trésor varie entre 4,25 et 4,75 %. Normalement, les banques commerciales ne paient pas d’intérêt sur les dépôts à vue; sur l’épargne et les dépôts à terme fixe, le taux varie entre 1 et 3,75 %37. » Nous voici au summum de l’arrogance. D’abord, les banques commerciales se réunissent pour fixer les taux d’intérêt débiteurs, la Banque centrale est écartée. Ensuite, elles fixent les taux créditeurs, ceux qui rémunèrent les Zaïrois, à un niveau ridicule. Ça se comprend : on dissuade ceux-ci et de participer au financement de l’économie, et de bénéficier des fruits du développement. Il convient que le système bancaire assure son indépendance à l’écart des Zaïrois. Ces derniers sont donc écartés de l’accumulation du capital par un taux d’intérêt négatif, la Gécamines s’autofinance. Enfin, le crédit est accordé en fonction de la crédibilité du client; autrement dit, non en fonction de la 190

rentabilité de l’opération envisagée, mais de l’impression plus ou moins favorable que l’emprunteur donne à. messieurs les banquiers. Clairement, le Zaïrois est définitivement exclu parce qu’il lui sera difficile de prouver qu’il est crédible. Par définition même, il n’est pas encore entré dans l’économie moderne, il ne peut, selon les règles des banquiers, attester d’une solvabilité quelconque. Alors il n’entrera jamais dans l’économie moderne. Par contre, les banques prêtent à un prix qui varie entre 10 et 12 % et conservent pour elles 8 % qui constituent la différence entre taux débiteurs et taux créditeurs. Cette différence est un gain net sur l’épargnant zaïrois; l’inflation ne touchera ni le banquier ni l’épargnant belge; car, lorsqu’on est, comme la Gécamines, au courant des mécanismes de l’inflation, on ne dépose pas à terme auprès des banques locales, on dépose soit à l’étranger, soit, quand le gouvernement n’est pas content, directement auprès de la Banque nationale, sous forme de devises, revenus, bien remplis qui dans les économies modernes peuvent être détenus de plein droit par la Banque centrale. Au Zaïre, la Banque centrale est à la merci de la Gécamines. Et, pourtant, le Zaïrois épargne de plus en plus auprès des banques commerciales ; les dépôts à terme sont passés de 17 à 140 millions de zaïres entre 1970'et 1977. C’est tant pis pour lui, l’inflation annule l’épargne tous les dix-huit mois. On l’a prévenu : il ne le fallait pas parce qu’il devait, d’une part, rester en dehors de l’économie moderne et, d’autre part, se contenter de consommer. Consommer quoi? Les produits importés. Le seul intermédiaire financier non bancaire qui, en principe, aurait pu être intéressé par l’épargne locale, c’est la Société congolaise de financement (Socofide) créée en janvier 1970. L’Etat et la Banque centrale y détiennent ensemble 25 % du capital, le reste est détenu par les banques commerciales congolaises et étrangères et par la Société financière internationale (S.F.I.), filiale de la Banque mondiale. Capital : 2 millions de dollars. En mars 1971, l’Etat lui en avance 1 million 191

sans intérêt et met à sa disposition 2 millions à un taux d’intérêt de 1 % pendant quarante ans. Elle est chargée de financer les opérations dans lesquelles la part du capital du gouvernement ne dépasse pas 25 % : on est en économie libérale, il ne faut pas que le gouvernement se mêle de l’activité économique. La Socofide ne s’intéresse pas à l’épargne zaïroise. Si elle a besoin d’argent, elle peut s’adresser... au gouvernement. C’est bien ce qu’elle fait. En 1970, l’Association pour le développement prête 5 millions de dollars au gouvernement pour qu’il le reprête à la Socofide. Et c’est comme cela que se constitue l’endettement du Zaïre qui provoque tant de réunions d’« experts » et la formation de tant de clubs de secours. Le gouvernement s’endette auprès de la « communauté financière internationale », hypothèque son budget pour reprêter à la même communauté qui s'est constituée en société locale, finance les opérations dont l'Etat s’engage d’avance à ne pas en contrôler l’exécution. Tout cela paraît grotesque et, à la limite, incroyable; c’est tout de même vrai : la monnaie au Zaïre respecte l’identité remarquable « avant l’indépendance égale après l’indépendance ». La corruption, la gabegie et la concussion du régime, c’est possible, mais c’est une possibilité qui, devant les responsables de la faillite, apparaît comme une plaisanterie d’un goût douteux. Le problème n’est que trop simple : structurer le système monétaire zaïrois afin qu’il soit conforme au schéma 2.1 et lève les techniques autorépressives. Ni les dévaluations successives, ni les clubs de tout genre, ni les consolidations répétées de la dette extérieure, encore moins les fanfaronnades technicistes du F.M.I. n’éviteront « au Zaïre, le plus riche des pays africains, de persister dans une crise économique sérieuse38 ». La solution est à portée de la main : à Kigali. Que ne prend-on l’exemple? Ça peut choquer l’amour-propre. Il est à craindre que ce ne soit, tôt ou tard, nécessaire.

192

DEUXIÈME PARTIE

LA RÉPRESSION

Supposer comme nous l’avons fait jusqu’ici que les pays africains avaient, après les indépendances, la possibilité de gérer leur monnaie, mais ne l’ont pas fait ou ne l’ont fait qu’imparfaitement, n’était qu’une étape dans la compréhension du mal monétaire de l’Afrique. En fait, même non autoréprimée, si les autorités avaient la volonté de la libérer et de la mettre au service de l’intérêt collectif, les relations monétaires internationales auraient imposé de fortes contraintes à la monnaie et, par conséquent, tendu à désorganiser les circuits de production. A l’autorépression s’ajoute ainsi la répression extérieure, due à la manière dont est conçu et fonctionne ce qu’il est convenu d’appeler « système monétaire international ». Cette situation, souvent cachée par la répression militaire, administrative ou politique, n’en est que plus 193

dangereuse parce que plus subtile. Historiquement, elle a revêtu plusieurs formes, mais est restée toujours vivante. Elle a résisté à l’indépendance politique. Bien sûr, tout se tient et la complicité politique n’est pas étrangère à cette résistance. Les accords monétaires de tous genres conclus à la fin des années cinquante et au début des années soixante sont loin d’être uniquement techniques, et les jargons, délibérément ou inconsciemment confus pour mieux dérouter les esprits, même avisés (nous en avons eu un avant-goût), cachent à peine la perpétuation des rapports qu’on dit dépassés. Toutefois, l’analyse des liaisons politiques sera, au risque de décevoir, voire de choquer, chose compréhensible, absente de nos préoccupations, le cadre de l’économie de marché retenu n’étant qu’un référentiel, sans doute plus commode, mais surtout plus simple. Telle qu’elle se présente à l’heure actuelle, la structuration des relations monétaires internationales demande, et c’est l’objet des propositions de cette seconde partie, que l’Afrique s’organise pour une véritable défense (au sens le plus physique du terme) monétaire. Il n’est pas du tout excessif de considérer la situation présente comme une situation de guerre, la guerre des monnaies. Les armes stratégiques en sont les taux de change, le quatrième prix de la monnaie, et l’inflation. Lénine avait certainement raison : « Il n’y a pas de moyens plus subtils, plus sûrs de miner les bases existantes de la société que de vicier sa monnaie. Le procédé engage toutes les forces cachées des lois économiques dans le sens de la destruction, et il le fait d’une manière qu’aucun homme sur un million ne peut déceler1. » Chronologiquement, la répression s’est d’abord effectuée dans l’ordre, les grandes puissances s’étant adjugé chacune sa zone opérationnelle, elle-même insérée dans une construction monétaire internationale soigneusement architecturée. Puis, à la faveur de la divergence des intérêts et des forces, la construction s’est écroulée pour céder la place à un désordre répressif 194

caractérisé par une inflation qui, à la réflexion, n’est qu’un refus aux pays libérés du droit d’accéder à un mieux-être matériel, c’est-à-dire à un mieux-être tout court.

195

Chapitre V

La répression dans l’ordre Aujourd’hui, on est colonisé et on ment au peuple en disant qu’on est libre. Léopold Sédar Senghor, Jeune Afrique du 7 janvier 1977

De l’Afrique, l’histoire retiendra qu’après avoir été vidée de sa population la plus saine pour développer le Nouveau Monde, elle a fait l’objet d’un partage à Berlin et que le pacte colonial qui la livrait en morceaux au monde « civilisé » l’a meurtrie politiquement, humiliée moralement et appauvrie économiquement pendant trois quarts de siècle. Mais que, à cause des divisions internes, le réveil du lion africain qu’appelait l’empereur Haïlé Sélassié à la naissance de l’Organisation de l’unité africaine n’a pas eu lieu, et que dans un monde en profonde mutation, où les pays les plus puissants se regroupent pour élargir leurs marchés et produire à grandeéchelle, l’Afrique se désagrège à la cadence des égoïsmes de micro-Etats dont aucun, pas même le Nigeria, ne peut valablement affronter la compétition économique internationale. L’histoire retiendra que de l’Ethiopie à l’Afrique du Sud, en passant par le Zimbabwe, vingt ans après la libération d’une fraction importante de sa terre, l’Africain de 1980 est encore, au mieux, étranger chez lui. L’histoire retiendra que ceux de ses fils 196

qui ont tenté de la faire respecter ont péri l’un après l’autre, par des mains africaines, sans avoir le temps de la servir. L’histoire retiendra aussi que, pour ainsi l’asservir, l’instrument a varié dans le temps: le colon aventurier, le missionnaire, le militaire, l’administrateur, le mercenaire, le coopérant technique, l’expert en développement. Elle devrait retenir qu’un seul instrument, plus puissant, n’a pas changé de nom : la monnaie.

DE LA MONNAIE COLONIALE A LA MONNAIE SATELLITE Tant que la métropole avait officiellement le droit d’exploiter les territoires d’outre-mer, le statut de la monnaie était relativement clair : elle devait être au service de l’enrichissement de la mère patrie. Avec l’indépendance, il fallait plus de subtilité. Tout a bien marché... jusqu’ici.

La monnaie coloniale ou le drainage par l’écriture Dépositaire du pouvoir politique, il était évidemment exclu que la métropole se dessaisisse du pouvoir monétaire, du droit de créer de la monnaie fiduciaire. En d’autres termes, une banque centrale locale était incompatible avec le statut colonial. Seules pouvaient opérer en colonie les banques commerciales. Comme c’est la quantité de monnaie fiduciaire qui détermine la quantité totale de monnaie, la monnaie centrale de la métropole fixait le niveau global de l’activité économique dans l’ensemble comprenant la métropole et les colonies. Il en résultait deux conséquences : la fixité du taux de change entre la métropole et la colonie d’une part, la liberté de mouvement des signes monétaires de l’autre — 100 francs CFA envoyés de Dakar devenaient 200 anciens francs à Paris. Cela reste vrai aujourd’hui. L’argent devait circuler librement, sans quoi on aurait des autorités monétaires, donc des banques centrales, différentes; cela reste encore vrai dans la zone franc. Il 197

convient d’insister sur le fait qu’il s’agissait de conséquences de l’unicité de la Banque centrale. Rien n’est donc plus inexact que de dire qu’il y avait un institut d’émission d’A.E.F., car ça signifierait que l’A.O.F. et l’A.E.F. avaient des autorités politiques indépendantes de la métropole. Il est également inexact, et pour la même raison, de dire que la fixité de la parité des monnaies des colonies et de la métropole ou la liberté des mouvements de capitaux étaient voulues. Le même raisonnement s’appliquait aux territoires anglais, espagnols ou portugais. En réalité, sur le plan monétaire, le Sénégal avait le statut du département du Puyde-Dôme, le Ghana celui de Manchester, exactement comme sur le territoire américain, l’Etat de New York a le statut de l’Etat du Sud-Dakota ; une seule monnaie circulait dans l’empire colonial. Qu’ici et là elle portât des noms différents n’y change rien : le dollar de Djibouti, c’était bel et bien le franc français; le franc CFA aussi. Les livres nigérianes ou de la Gold Coast n’étaient que la livre sterling. La zone monétaire coloniale est une zone à monnaie unique. On voit que prétendre, comme on l’a fait, que les pays africains avaient à l’indépendance hérité d’une dette vis-à-vis de la France, sous forme d’avances de la Caisse centrale de la France d’outre-mer aux Trésors territoriaux, ou que la même caisse a contribué sous forme de dons à la constitution du capital des banques centrales des Etats d’Afrique de l’Ouest ou du Centre, relève de la mythologie. Les sommes concernées étaient des biens vides, créées contre rien; des droits a priori sur les biens et les services des régions considérées, par définition même de la monnaie. Comment se fait-il donc que le Sénégal et le Puy-de-Dôme n’aient pas connu le même rythme de développement, ou qu’Accra n’ait pas suivi Southampton dans l’industrialisation et la croissance économique? Car la non-existence de banques centrales dans la colonie n’était pas, en soi, un élément de répression. Théoriquement, une 198

fois la quantité de monnaie centrale fixée, la quantité totale de monnaie pouvait être répartie en proportion des possibilités de production des régions de l’empire. Nous savons que l’indicateur principal de ces possibilités, c’est le sous-emploi, la présence d’une main d’œuvre prête à travailler. Le seul moyen de savoir si la monnaie en circulation était suffisante en colonie ou en métropole était de vérifier que toute la zone était dans le voisinage du plein emploi Cela supposait que son émission et sa distribution fussent conformes à la description du chapitre 1, le seul critère d’attribution du crédit étant les perspectives de production pour la remplir. Il est clair que s’il en avait été ainsi, après des décennies de colonisation le Congo belge aurait eu plus de monnaie (M) en circulation que la Belgique, l’Angola et le Mozambique plus que le Portugal, le Nigeria au moins autant que l’Angleterre et les pays francophones autant que n’importe quelle région de France. Et puisque M/P est une mesure de l’enrichissement collectif et qu’il n’y avait aucune raison pour que P divergeât considérablement d’un territoire à l’autre, les colonies n’auraient pas accumulé retard qui a caractérisé l’ère coloniale. L’Eurafrique, si ardemment souhaitée aujourd’hui, se serait peut-être réalisée d’elle-même, monnaie aurait intégré les deux continents. Elle ne se fera probablement plus. Les pays coloniaux ont connu des rythmes de croissance divergents parce que la monnaie n’était pas destinée là-bas, comme c’est sa nature, à mettre en œuvre les forces productives. Son rôle conformément à la logique du pacte colonial, consistait à exploiter celles des ressources jugées utiles à la métropole et éventuellement faire tourner ses usines; en somme, faire jouer à la colonie son rôle de réserve de matières premières et de débouché pour les produits finis1. D’où le développement de deux formes de crédit. A la production, on finance les exploitations minières et les cultures pérennes comme le café. Le « crédit de campagne », bien appris et bien assimilé, est devenu l’alpha et 199

l’oméga de nos banquiers : on attend que le paysan cultive le café, puis on envoie la monnaie le chercher. Le ramassage assuré, les robinets sont fermés, c’est la saison morte en attendant l’année prochaine. Pourquoi ne pas aller plus loin et financer la production de café? Parce qu’alors on ferait du crédit aux « indigènes » : c’est risqué, ils pourraient s’enrichir comme l’exportateur colon à qui on fait le crédit de campagne. La rationalité économique n’est pas dans le sens de la logique coloniale. A la consommation, bien sûr, 1’ « indigène » peut disposer d’un crédit étalé sur vingt-quatre ou trente-six mois. Il convient que le revenu encaissé à l’occasion de la vente du café reprenne le chemin de la métropole, autrement il pourrait entraîner l’accumulation du capital — et cela n’est pas non plus dans la logique coloniale. Mais même si, hypothèse absurde, les banques commerciales, rationnelles et désireuses de tirer le meilleur avantage de l’existence de ressources tant matérielles qu’humaines, ne discriminaient pas dans l’allocation du crédit, la structuration du système bancaire colonial aurait bloqué et l’éloignement de la limite des possibilités maxima, et les déplacements en sa direction. Constater que, du fait du chômage massif, la masse monétaire était insuffisante est exact, mais ne dit pas comment il aurait fallu procéder pour faire effectuer les déplacements souhaitables de l’économie. Une émission d’un seul coup de monnaie supposée suffisante déclencherait à coup sûr la hausse des prix : avancer vers le plein emploi est une chose, y sauter en est une autre. L’avancement est un processus permanent qui demande que l’institut d’émission soit régulièrement informé des besoins monétaires de l’appareil économique2.- L’instrument le moins imparfait dont dispose la science économique à 1 heure actuelle, c’est le taux d’intérêt, un taux d’intérêt particulier, celui qui est fourni par ce que les techniciens appellent marché monétaire.

200

Le mécanisme en est ultrasimple : nous avons vu que c'est par l’intermédiaire des banques commerciales que la monnaie centrale passe dans les mains des citoyens. Pour connaître le volume total de monnaie que sollicite 1 économie, il faut donc connaître leur situation globale en monnaie centrale. Certaines en ont plus que ne leur demandent leurs clientèles, on dit qu’elles sont « surliquides »; d’autres en ont moins, elles sont « illiquides ». Chaque jour, elles se réunissent pour s’échanger de la monnaie fiduciaire. Celles qui sont surliquides prêtent à celles qui sont illiquides. Si à la fin de ce marché monétaire ou interbancaire, les banques surliquides n’arrivent pas à placer leur surplus de liquidité, c’est le signe qu’il y a trop de monnaie dans l'économie : son taux d'intérêt baisse. Si la Banque centrale estime que ce signe est bon, que le marché ne se trompe pas, elle intervient et rachète sa propre monnaie, diminuant ainsi le volume total de la monnaie. Inversement, quand ce sont les banques illiquides qui ne trouvent pas assez d’argent à emprunter, c'est le signe que l’économie n’est pas suffisamment alimentée en moyens de paiements. Le taux d’intérêt du marché monétaire tend à s'élever. La Banque centrale intervient pour vendre sa monnaie. Le taux d'intérêt du marché monétaire est, par conséquent, un thermomètre qui permet de voir dans quelle mesure l’économie est convenablement alimentée en monnaie. Dans des pays de petite et moyenne dimension comme la Belgique, l’Angleterre ou la France, un seul marché suffit. Dans un pays vaste comme les Etats-Unis, il y a douze districts monétaires, chacun avec « sa » banque centrale. Mais si interconnectés, les télécommunications aidant, qu’ils forment un réseau capable de donner un signal général pour l’économie américaine. Le marché monétaire s’intercale ainsi entre les banques commerciales et la Banque centrale (schéma 5.1) :

201

SCHEMA 5.1 : PLACE DU MARCHE MONETAIRE DANS LE SYSTEME BANCAIRE

Notons bien la différence entre le taux d'intérêt h du chapitre 3 et le taux du marché monétaire; le premier est fixé par la Banque centrale, le second est donné par le marché. Le premier est un instrument de politique économique, il traduit les intentions des autorités, c’est de la quinine; ’le second permet de prendre la température, ce n’est qu’un thermomètre, mais sans lui la Banque centrale interviendrait à l’aveuglette. En colonie, les choses se passent autrement : chaque banque commerciale étant directement rattachée à sa maison mère, c’est cette dernière qui lui fournit les liquidités en cas de besoin, et c’est auprès d'elle que la succursale coloniale dépose les siennes quand elle en a. Ensuite, les maisons mères se réunissent pour informer la Banque centrale des besoins en monnaie (schéma 5.2). Clairement, il n’y a pas de thermomètre en colonie parce qu’il n’y a pas, là-bas, de besoins spécifiques à satisfaire. L’économie coloniale est asservie au « dispositif électronique » métropolitain. C’est cohérent. Et c'est comme cela que s’effectue le drainage des ressources, rien qu'avec des jeux d’écritures.

202

SCHEMA 5.2 : LE SYSTEME MONETAIRE COLONIAL

Et l'indépendance, qu'en a-t-on fait? Au lendemain des années soixante, on pouvait légitimement espérer que, enfin libérée de l’asservissement politique et de l’humiliation morale quatre fois centenaires, l’Afrique mobiliserait la force de ses enfants pour enfin recouvrer ne serait-ce qu’un minimum de dignité. Le président Senghor a raison, dans le domaine monétaire plus qu’ailleurs. Il convient toutefois, pour être juste, de distinguer les degrés dans la dépendance. Trois cas peuvent grossièrement être dégagés. Le cas des pays de la zone franc est clair : la zone a chevauché. Certes, le franc de la côte française d’Afrique est devenu celui de la communauté financière africaine; certes encore, c’est par accords que des Etats souverains ont décidé de « continuer » la coopération; certes enfin, la zone évolue : depuis les réformes de 1974-1975, chacune des deux banques centrales (B.C.E.A.O. et B.E.A.C.) peut diversifier ses réserves et en détenir un pourcentage sous une forme autre que le franc français, et un changement de valeur du franc français par rapport aux 203

autres monnaies peut donner lieu à compensation partielle des pertes subies par les pays membres. Mais tout cela reste bien périphérique au regard du problème central : mettre monnaie au service de l’économie. Ce n’est possible que si la Banque centrale est soumise à la tutelle du politique via le ministère chargé du Trésor. Cette « subordination fondamentale »3 conditionne la maîtrise de la conduite de la politique économique de tous les gouvernements. Une banque centrale commune à plusieurs Etats, ses articulations avec des institutions étrangères légalement incapables de résoudre les problèmes monétaires nationaux font que, pratiquement, toute mesure locale peut être annulée quant à ses effets par la politique ou la situation monétaire de la France. Nous avons vu comment, en définitive, c’est la B.E.A.C. qui décidait de l’opportunité des investissements dans sa juridiction. Cette conclusion peut paraître excessive, elle est néanmoins vraie; car avancer que les projets sont financés par l’épargne, qu’elle soit interne ou extérieure, privée ou publique, n’est pas décisif, non seulement parce qu’il est faux de dire que l’épargne précède toujours l’investissement, mais surtout parce que l’institut d’émission contrôle tous les circuits, monétaires et financiers. Qu’il y ait des organismes çà et là (comités monétaires nationaux, comité monétaire de la zone, etc.), ou des énonciations de principes tels que la vocation des banques centrales à promouvoir le développement économique et social, n’y change rien. Il s’agit d’une affaire de décisions, de gestion quotidiennes qui demande que les titulaires du poste de commande monétaire répondent régulièrement et judicieusement, le plus souvent avec le maximum de discrétion, aux signaux de l’économie dont le gouvernement est en premier et dernier ressort responsable de la conduite. Exemple : institutionnellement, la Banque centrale décide du rythme d’accroissement périodique de la masse monétaire par Etat, tandis que la fixation des taux d’intérêt dans chaque 204

zone d’émission relève du siège, les bureaux' nationaux n’étant que des agences. Or nous venons de voir combien le thermomètre du marché monétaire est utile à la révélation des besoins de l’économie en monnaie. En fait, quand la Banque centrale fixe son taux d’intérêt et par là même les autres, l’économie réagit en déterminant le volume de la liquidité globale compatible avec ce taux : s’il : trop bas, les gens tendent à emprunter beaucoup, et inversement. C’est dire que la bonne gestion monétaire, celle qui voudrait répondre aux appels de l’économie, doit libérer un des éléments, masse monétaire ou taux d’intérêt. Si l’institut d'émission fixe la quantité de monnaie, il doit laisser le taux d’intérêt se dégager sur marché monétaire, quitte ensuite à l’influencer par son propre taux dans le sens que désire le gouvernement. S’il fixe plutôt le taux d'intérêt, c'est l’économie qui devra dire la quantité de monnaie qui, à ce taux, lui convient. Ce genre de problème est classique en économie; la dualité des quantités et des prix se rencontre chaque jour : les prix des biens donnent du même coup leurs quantités, et réciproquement. On ne peut ou, plutôt, il serait souhaitable de ne pas à la fois fixer la quantité de maïs et son prix, car, la quantité étant donnée, le nombre d’acheteurs devrait dégager le prix. De même, la fixation du prix devrait permettre de connaître la quantité que les ménagères, compte tenu de la situation de leur portefeuille, sont disposées à acheter à ce prix. Fixer donc l’un et l’autre, c'est refuser et aux ménagères le droit de révéler leurs propres besoins, et aux producteurs de maïs d’adapter leurs offres à ces besoins. C'est se priver de l’information nécessaire à la politique de production du maïs. C’est arbitraire. Il en est de même de la monnaie : remettre au pouvoir monétaire le droit de déterminer et la quantité et le prix (le taux d’intérêt) de la monnaie, c’est refuser à l’économie la possibilité de dire quels sont ses besoins. C’est la réprimer. II est douteux que les fonctionnaires de la Banque centrale, si instruits, si compétents, si dévoués soient-ils, puissent calculer les besoins de tout le système économique : ce dernier est formé de centaines de 205

milliers d’initiatives, d’imaginations, de plans, de contrats, de désirs, que l’ordinateur le plus perfectionné du monde ne peut détecter avec une précision satisfaisante. Autre exemple : il y a quelques années, la B.C.E.A.O. et la B.E.A.C. ont été l’objet de réformes, « attestant le caractère évolutif de la zone franc ». Ainsi a-t-il été décidé qu’en cas de modification du taux de change du franc français les pays membres de la zone auraient droit à une certaine compensation. Avant, lorsque le franc était dévalué, passant disons de 4,40 à 4,85 F le dollar, soit une dévaluation de 10 %, les réserves des pays africains perdaient du coup 10 % de leur contre-valeur en dollars. La compensation se propose de rectifier cette injustice. Soit! Mais l’ennui, c’est que la dévaluation n’est pas une simple question de sauvegarde des réserves; ses effets se diffusent dans le corps économique tout entier. Un entrepreneur de Dakar, travaillant avec des matières premières importées et réalisant 9,5 % de bénéfice sur ces importations (marge tout à fait confortable), devrait fermer les portes après une dévaluation de 10 % décidée à Paris. Comment le dédommager? On peut multiplier les exemples du genre de répression fondée sur le mépris de l’avis ou de la situation des acteurs économiques africains. Le directeur général de la B.E.A.C. ne me confiait-il pas en 1967, alors que j’étais stagiaire « chez lui », rue du Colisée à Paris : « Vous ne semblez pas comprendre les problèmes monétaires africains, camerounais en particulier; ce qui manque à votre pays, jeune homme, ce sont les entrepreneurs, à part évidemment quelques farfelus bamiléké qui passent pour tels »? Oui, le responsable suprême de la mobilisation des forces productives au Cameroun estimait qu’il n’y avait, là-bas, personne à qui faire du crédit; quant aux Bamiléké, c’étaient des farfelus. Il n’y a pas de doute, le franc CFA reste fondamentalement une monnaie de type colonial. Là réside l’explication de l’observation de Claude Cheysson que « le gouvernement 206

français a incontestablement une très grande autorité dans la quasi-totalité de ses anciennes colonies, sauf en Guinée et à Madagascar4 ». C’est aussi pourquoi Peter Enahoro « ne peut guère se fier à l’Afrique francophone : la plupart des Etats sont en effet dans la poche des Français; et c’est bien dommage 5 ». Et quand ce diplomate avisé écrit, parlant de la Rhodésie, que « l’histoire récente du monde a montré que plus une colonie ou une quasi-colonie a eu des difficultés à céder le pouvoir à sa majorité, plus grand était le danger pour la métropole. L’Angleterre a décolonisé avec une relative aisance, avec peu de défilés dans les rues de Londres. La France ne voulait décoloniser ni l’Indochine ni l’Algérie; elle a dû réprimer les grèves sur toute l’étendue de son propre territoire et craindre une prise du pouvoir à Paris depuis Alger. Le Portugal s’est entêté au Mozambique et en Angola, mais c’est à Lisbonne que la révolution a eu lieu 6 », il voit probablement juste, mais la monnaie échappe à la règle... A moins que la zone franc ne soit, à l’heure actuelle, qu’une zone sursitaire. Un deuxième groupe de pays est constitué par ceux qui, considérant que la souveraineté monétaire était indissociable de la souveraineté politique, ont procédé à la mise en place, après l’indépendance, d’un institut d’émission national, tout en conservant certains aspects de la monnaie coloniale : la liberté des mouvements de capitaux, la fixité du taux de change avec la métropole et la gestion des réserves par elle, le centre : c’est le cas, jusqu’à l’aube des années soixante-dix, de la plupart des pays anglophones, d’Afrique du Nord et des colonies belges. Par rapport au statut précédent, la différence est nette, mais la faculté de conduire en pleine liberté la politique est limitée : nous pouvons les appeler pays à monnaie satellite. En effet, une caractéristique des changes fixes, si elle est couplée avec la liberté de circulation des capitaux au-delà des frontières, c’est précisément l’impossibilité d’avoir une politique monétaire entièrement autonome. Le Pr Henry C. Wallich 207

appelle cette impossibilité « l’incompatible trinité »1. Des trois choses, on ne peut réaliser que deux au plus à la fois : ou les capitaux sont libres et les taux de change fixés, alors l’indépendance de la politique interne est irréalisable; ou la liberté des capitaux ainsi que l’indépendance monétaire sont assurées, et alors il faut consentir une variation des taux de change; ou enfin les taux sont fixes et l’indépendance réalisée, dans ce cas un contrôle du mouvement des capitaux s’impose. Supposons que la Banque centrale de l’ex-colonie, appelons-la locale, décide, parce qu’elle juge le niveau de l’emploi insuffisant, d’augmenter M. Il va normalement en résulter une baisse du taux d’intérêt sur le marché monétaire, et c’est bien le but recherché : rendre l’argent « moins cher » pour que les entreprises empruntent plus. Mais si la circulation des capitaux est libre, les entreprises du centre pourront, elles aussi, venir emprunter sur le marché local. Ce faisant, elles absorberont une partie de la nouvelle monnaie émise et donc amoindriront les effets de la mesure initiale. Inversement, si, estimant qu’il y a un excès de monnaie locale, les autorités décident de diminuer M, le taux d’intérêt va augmenter; mais les entreprises iront chercher de l’argent au centre, l’effet de la décision sera également réduit. Pour que l’effet recherché de sa politique joue pleinement, le gouvernement devra donc contrôler les entrées et sorties de capitaux, ou accompagner sa mesure par une modification du taux de change qui annule l’avantage de tels mouvements ; une baisse du taux d’intérêt combinée avec une dévaluation appropriée peut dissuader l’emprunteur du centre de venir chercher la monnaie locale, parce qu’une unité de cette monnaie convertie en monnaie du centre lui en procurera une moindre quantité qu’avant la dévaluation. Par ailleurs, sous un tel régime, et vu les réseaux commerciaux tissés sous la colonisation, les variations de prix se transmettent facilement du centre à la périphérie, affaiblissant encore les effets de la politique locale. Nous reviendrons plus en

208

détail sur ce point en comparant les régimes des changes fixes et flottants au chapitre suivant. Enfin, à propos de la gestion des réserves par le centre, l’avantage recherché est non pas la garantie de la monnaie locale, nous savons que cela ne veut rien dire, mais la faculté d’accès aux réserves communes de la zone en cas de difficultés de paiements extérieurs, ce qui est autre chose. Cet avantage n’est pas exclusif à un ensemble comportant une monnaie supposée forte et des monnaies réputées faibles. Il est tout aussi associé aux groupements ne comportant que des pays sous-développés. Avant son éclatement, la stipulation par le comité monétaire estafricain que les banques centrales des pays membres (Kenya, Ouganda, Tanzanie) s’accorderaient mutuellement du crédit en est un exemple. Si on ajoute à cela que la remise au centre des réserves de la périphérie est en fait une épargne locale prêtée, puisqu’il s’agit d’un prélèvement sur le revenu, on voit que, contrairement aux déclarations officielles, la zone monétaire n’est pas à l’avantage des seules monnaies faibles. Il est même raisonnable de penser que le principal bénéficiaire de la zone, c’est bien le centre. La fixité du taux de change entraîne la prolongation des courants d’échanges hérités de la colonisation : aux habitudes lentes à modifier, qui veulent que l’automobiliste kényan connaisse les voitures anglaises et la conduite à gauche, s’ajoute la circonstance qu’il a intérêt à ne pas changer de fournisseur, même si la marque allemande ou française est susceptible de lui rendre le même service à un prix moindre; la raison en est que la dévalorisation virtuelle de la livre anglaise par rapport au mark allemand ou au franc français, entre la commande et la livraison, pourrait rendre sa voiture plus chère qu’il ne s’y attend, risque qu’en toute rationalité il cherchera à éviter. Au total, ce deuxième type de dépendance ressemble bien théoriquement au précédent, mais les différences sont également significatives. Tout d’abord, il n’est pas indifférent que 209

les réserves extérieures de la périphérie soient détenues par le Trésor ou la Banque centrale du centre. Dans le premier cas, je l’ai signalé, un déficit global de l’ensemble des pays de la périphérie n’est pas possible parce que le Trésor n’émet pas de la monnaie, ni ne peut emprunter lui-même les réserves sans recourir aux services de la Banque centrale; dans le second, par contre, en principe au moins, le même déficit est concevable car la Banque centrale du centre a le loisir de mettre à la disposition de la périphérie sa propre monnaie et aussi de prêter ses réserves. C’est dire que la « confiance que la zone inspire aux investisseurs étrangers » signifie que le centre s’engage à assurer le rapatriement des revenus, et éventuellement des capitaux investis, en puisant si nécessaire dans ses propres réserves (encore une fois, c’est plus théorique qu’effectif) dans le second cas, en s’assurant dans le premier qu’il y aura toujours suffisamment de réserves en provenance de la périphérie pour ce même rapatriement. De plus, tandis que l’intérêt servi sur les réserves, dans le second cas peut correspondre à celui* du placement qui en est fait sur le marché international, dans le premier il est donné par le taux qui prévaut entre le Trésor et la Banque de France, lequel, dans la hiérarchie des taux d’intérêt, est normalement le plus petit. Ensuite, les mécanismes décrits dans le cas de la monnaie satellite, et qui tendent à affaiblir les décisions locales, prennent un certain temps pendant lequel des résultats significatifs peuvent être obtenus. Le jeu suppose par ailleurs que seuls les mécanismes monétaires sont en œuvre et que, par exemple, la politique budgétaire, fiscalité ou dette publique, est immobilisée. Or il n’y a aucune raison pour qu’il en soit ainsi tant que la subordination de la Banque centrale au ministère chargée des Finances est effective. Rien n’empêche, par exemple, l’Etat de frapper l’exportation de capitaux d’une taxe particulière, alourdissant la charge de l’emprunteur étranger en cas de politique d’aisance monétaire abaissant le taux d’intérêt local, ou

210

d’emprunter lui-même en offrant des garanties qui incitent les banques à lui préférer le concurrent étranger. Au demeurant, il n’est pas déraisonnable d’admettre que le taux d’intérêt, en baissant, reste tout de même durablement supérieur à celui du centre. Tout dépend du taux que peut supporter l'entreprise, emprunteur ultime, lequel taux dépend lui-même du rendement de l’opération financée par l’emprunt. Si, comme il est généralement admis, les ressources du pays périphérique sont moins utilisées que celles du centre, la rentabilité des investissements locaux sera plus élevée, la hiérarchie des taux d’intérêt décrite au chapitre 2 maintiendra le taux local à un niveau élevé. L’égalisation des taux d’intérêt dans les pays liés par les changes fixes suppose donc que les économies en présence sont à peu près au même niveau d’exploitation des ressources. Enfin, le taux dominant du centre est le taux débiteur, celui qui est payé au système bancaire. Par contre, le taux créditeur, celui qui est payé aux déposants, peut être assez librement fixé à la périphérie : le petit pays peut dans une large mesure mener la politique d’épargne, de déplacement de la limite des possibilités maxima, qu’il juge souhaitable. Au total, et malgré des similitudes certaines, les groupements monétaires du deuxième type sont moins répressifs que ceux du premier type : les monnaies sont satellites, et non plus, pour employer un terme à la mode, néocoloniales. Le dernier groupe dans la catégorisation sur la base du critère de la souveraineté monétaire, c’est celui des pays qui ont recouvré leur « pleine souveraineté » : le Ghana, les deux Guinées, les ex-colonies portugaises en raison de la pauvreté de la métropole. Ils ont été rejoints à des degrés divers par ceux du groupe précédent au cours des années soixante-dix : l’Algérie, la Tunisie et le Maroc ont décroché leur taux de change de la monnaie métropolitaine en 1973-1974, le Nigeria en 1971, le Zaïre en 1977, le Burundi en 1970, le Rwanda en 1971, tandis que la 211

Sierra Leone gardait le statu quo ne comportant que des pays sous-développés. Avant son éclatement, la stipulation par le comité monétaire est-africain que les banques centrales des pays membres (Kenya, Ouganda, Tanzanie) s’accorderaient mutuellement du crédit en est un exemple. Si on ajoute à cela que la remise au centre des réserves de la périphérie est en fait une épargne locale prêtée, puisqu’il s’agit d’un prélèvement sur le revenu, on voit que, contrairement aux déclarations officielles, la zone monétaire n’est pas à l’avantage des seules monnaies faibles. Il est même raisonnable de penser que le principal bénéficiaire de la zone, c’est bien le centre. La fixité du taux de change entraîne la prolongation des courants d’échanges hérités de la colonisation : aux habitudes lentes à modifier, qui veulent que l’automobiliste kényan connaisse les voitures anglaises et la conduite à gauche, s’ajoute la circonstance qu’il a intérêt à ne pas changer de fournisseur, même si la marque allemande ou française est susceptible de lui rendre le même service à un prix moindre; la raison en est que la dévalorisation virtuelle de la livre anglaise par rapport au mark allemand ou au franc français, entre la commande et la livraison, pourrait rendre sa voiture plus chère qu’il ne s’y attend, risque qu’en toute rationalité il cherchera à éviter. Au total, ce deuxième type de dépendance ressemble bien théoriquement au précédent, mais les différences sont également significatives. Tout d’abord, il n’est pas indifférent que les réserves extérieures de la périphérie soient détenues par le Trésor ou la Banque centrale du centre. Dans le premier cas, je l’ai signalé, un déficit global de l’ensemble des pays de la périphérie n’est pas possible parce que le Trésor n’émet pas de la monnaie, ni ne peut emprunter lui-même les réserves sans recourir aux services de la Banque centrale; dans le second, par contre, en principe au moins, le même déficit est concevable car la Banque centrale du centre a le loisir de mettre à la disposition 212

de la périphérie sa propre monnaie et aussi de prêter ses réserves. C’est dire que la « confiance que la zone inspire aux investisseurs étrangers » signifie que le centre s’engage à assurer le rapatriement des revenus, et éventuellement des capitaux investis, en puisant si nécessaire dans ses propres réserves (encore une fois, c’est plus théorique qu’effectif) dans le second cas, en s’assurant dans le premier qu’il y aura toujours suffisamment de réserves en provenance de la périphérie pour ce même rapatriement. De plus, tandis que l’intérêt servi sur les réserves dans le second cas peut correspondre à celui du placement qui en est fait sur le marché international, dans le premier il est donné par le taux qui prévaut entre le Trésor et la Banque de France, lequel, dans la hiérarchie des taux d’intérêt, est normalement le plus petit. Ensuite, les mécanismes décrits dans le cas de la monnaie satellite, et qui tendent à affaiblir les décisions locales, prennent un certain temps pendant lequel des résultats significatifs peuvent être obtenus. Le jeu suppose par ailleurs que seuls les mécanismes monétaires sont en œuvre et que, par exemple, la politique budgétaire, fiscalité ou dette publique, est immobilisée. Or il n’y a aucune raison pour qu’il en soit ainsi tant que la subordination de la Banque centrale au ministère chargée des Finances est effective. Rien n’empêche, par exemple, l’Etat de frapper l’exportation de capitaux d’une taxe particulière, alourdissant la charge de l’emprunteur étranger en cas de politique d’aisance monétaire abaissant le taux d’intérêt local, ou d’emprunter lui-même en offrant des garanties qui incitent les banques à lui préférer le concurrent étranger. Au demeurant, il n’est pas déraisonnable d’admettre que le taux d’intérêt, en baissant, reste tout de même durablement supérieur à celui du centre. Tout dépend du taux que peut supporter l’entreprise, emprunteur ultime, lequel taux dépend lui-même du rendement de l’opération financée par l’emprunt. Si, comme il est généralement admis, les ressources du pays 213

périphérique sont moins utilisées que celles du centre, la rentabilité des investissements locaux sera plus élevée, la hiérarchie des taux d’intérêt décrite au chapitre 2 maintiendra le taux local à un niveau élevé. L’égalisation des taux d’intérêt dans les pays liés par les changes fixes suppose donc que les économies en présence sont à peu près au même niveau d’exploitation des ressources. Enfin, le taux dominant du centre est le taux débiteur, celui qui est payé au système bancaire. Par contre, le taux créditeur, celui qui est payé aux déposants, peut être assez librement fixé à la périphérie : le petit pays peut dans une large mesure mener la politique d’épargne, de déplacement de la limite des possibilités maxima, qu’il juge souhaitable. Au total, et malgré des similitudes certaines, les groupements monétaires du deuxième type sont moins répressifs que ceux du premier type : les monnaies sont satellites, et non plus, pour employer un terme à la mode, néocoloniales. Le dernier groupe dans la catégorisation sur la base du critère de la souveraineté monétaire, c’est celui des pays qui ont recouvré leur « pleine souveraineté » : le Ghana, les deux Guinées, les ex-colonies portugaises en raison de la pauvreté de la métropole. Ils ont été rejoints à des degrés divers par ceux du groupe précédent au cours des années soixante-dix : l’Algérie, la Tunisie et le Maroc ont décroché leur taux de change de la monnaie métropolitaine en 1973-1974, le Nigeria en 1971, le Zaïre en 1977, le Burundi en 1970, le Rwanda en 1971, tandis que la Sierra Leone gardait le statu quo et que le Mali était plus indépendant le lundi que le mardi. Ils sont aussi l'objet de répression, mais d'une répression qui participe plus de l'ordre monétaire international que du fait colonial proprement dit.

L’AFRIQUE DANS L’ORDRE MONÉTAIRE INTERNATIONAL 214

De plus en plus, à la faveur des désordres économiques qui secouent le monde depuis la fin des années soixante, et parce qu’elle en souffre visiblement, l’Afrique sent l’importance des phénomènes monétaires. Autant les années qui suivirent les indépendances étaient celles des modèles de croissance ou de développement, autant les années soixante-dix lui révèlent que ces constructions de l’esprit détournaient l’attention des questions essentielles : l'organisation et la gestion monétaires. Mais le désordre actuel n’est pas le fruit du hasard, ni une simple « turbulence d’une économie prospère »8. Il est profond et fait suite à un ordre répressif soigneusement mis au point à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avant d’en arriver à l’examen de la situation présente, examen qui fera l’objet des deux chapitres suivants, il convient donc, pour mieux la comprendre, de remonter à cette date. Inutile d’aller plus loin; l’Afrique n’existe pas, son histoire monétaire s’est arrêtée avec le contact colonial. Le monde, c’est le monde occidental, un peu dérangé il est vrai par l’apparition des pays communistes entre les deux guerres. A la fin des hostilités, l’Occident a fait avec la monnaie sous sa forme moderne l’expérience de deux systèmes : avant 1914, le système connu sous le nom d’étalon-or, caractérisé par l’existence d'une monnaie internationale, une seule, l’or, dont les monnaies nationales en quantité comme en volume dépendent étroitement, même si le sceau de l’Etat leur confère leur pouvoir à l’intérieur des frontières. La quantité d’or détenue par chaque Etat (ses réserves) garantit, cette fois effectivement, sa monnaie, puisque tout détenteur de monnaie nationale a le droit d’en demander la conversion en or à tout moment9 : la convertibilité or est totale. Une conséquence est que les taux de change sont fixés, ou varient très peu. La quantité d’or monétaire détermine et le volume global de monnaie, et sa répartition entre les pays, limitant sans l’annuler le pouvoir monétaire des Etats.

215

Pendant et entre les deux guerres, ces contraintes sont transgressées par les gouvernements qui tour à tour s’en libèrent et fabriquent la monnaie à volonté. Il en résulte des désordres de change et de prix qui, selon certains, auraient été à l’origine de la Seconde Guerre mondiale. En tout cas, la plus grande crise qu’ait jamais connue l’économie mondiale, celle de 1929, s’explique par cette liberté que les gouvernements se sont donnée depuis 1914. Après la guerre, les pays alliés, en même temps qu’ils mettent au point les structures des Nations unies et jettent les bases d’une organisation commerciale mondiale, recherchent les moyens de revenir à un système monétaire plus ordonné afin d’éviter le retour des dégâts de l’entre-deux-guerres sans retomber dans les contraintes de l’étalon-or. Mais il n’y a pas assez d’or. Deux plans sont proposés. Le premier par un Britannique, sans doute le meilleur économiste de ce siècle : John Maynard Keynes. L’idée est simple mais géniale : les désordres de l’entre-deux-guerres sont essentiellement les désordres de taux de change; le premier mérite de l’étalon-or, c’est la fixité de ces taux; il faut y revenir sans attendre. Mais l’étalon-or présente un inconvénient majeur : la quantité d’or, découverte au gré du hasard, limite la quantité totale de monnaie; or elle précède la production, elle la limite par conséquent. D’où le plan. Il suffit que les banques centrales se fassent des crédits entre elles, puis, périodiquement, fassent le point, dégagent une situation d’ensemble au sein d’une véritable Banque mondiale que Keynes appelait Clearing Union (Union de compensation). Celles qui sont surliquides en prêtent à celles qui sont illiquides et la Banque mondiale intervient en dernier ressort soit pour fournir les liquidités, soit en retirer. Les liquidités étant bien sûr la monnaie internationale émise par elle. Exactement comme fonctionne un marché monétaire à l’intérieur d’un pays. La Banque mondiale est la Banque centrale des banques centrales et les contraintes de l’or sont relâchées. 216

Construction abstraite, théorique, cohérente, œuvre d’un esprit libre qui non seulement a fait ses preuves en expliquant la crise de 1929 et en en concevant les remèdes, mais encore a fait passer ses idées dans la réalité. Le plan Keynes présentait à première vue l’inconvénient de vouloir confier un pouvoir aussi puissant que celui d’émettre la monnaie à une institution supranationale. C’était, disait-on, un plan de monnaie faible (soft money) puisque l’Union de clearing pouvait créer l’inflation en émettant un surcroît de monnaie qui viendrait s’ajouter aux monnaies nationales. Keynes était parfaitement averti de la difficulté, mais il pensait profondément que la communauté internationale était capable de trouver des hommes suffisamment intelligents et honnêtes pour diriger une Banque mondiale sans les contraintes de l’or ni les dangers de l’inflation. D’ailleurs, y avait-il une raison de supposer au départ que la Banque serait plus inflationniste que déflationniste? Pour lui, le problème n’était pas là, il était de détecter avec sagesse, à chaque moment, la quantité totale de monnaie dont le monde avait besoin, au lieu de la laisser aux aléas des découvertes de l’or, Keynes croyait en la supériorité de l’intelligence humaine sur les données de la nature. Une fois cette quantité déterminée, les quantités de monnaies nationales étaient données du fait même de la fixité des taux de change et, naturellement, de la liberté des mouvements de capitaux, exactement comme la quantité de monnaie centrale à l’intérieur d’un pays donne aussi sa répartition et, par conséquent, celle de la masse monétaire globale entre les différentes banques en fonction de leur adaptabilité aux sollicitations de l’économie. C’est bien la dualité déjà signalée qui demande un va-et-vient permanent d’action et de réaction entre le corps économique et les autorités monétaires 10. Hélas! le génie, celui qui a raison vingt-quatre heures avant les autres, est toujours fou pendant vingt-quatre heures; c’est bien connu. Et Keynes était un génie.

217

En face de Keynes, Harry White, fonctionnaire au Trésor américain, praticien comme on dirait aujourd’hui. Pour lui, pour les Américains, il n’était pas question de soft money, il fallait au monde une monnaie forte (hard money), et une monnaie forte, c'était celle qui était fortement ancrée sur l’or. D’où le plan White. D’accord avec les changes fixes, pas d’accord avec une Banque mondiale. Il fallait plutôt un organisme auprès duquel chaque pays apporterait une quote-part, un quota, partie en monnaie nationale, partie en or. En cas de problème de balance des paiements, il irait chercher l’or qu’il a déposé et éventuellement emprunter d’autres monnaies. Le plan White fut adopté avec quelques aménagements à Bretton Woods, dans le New Hampshire, en 1944. Keynes protesta que le plan White n’était qu’une consigne à bagages (cloak room), mais en vain. Des accords de Bretton Woods est sorti le Fonds monétaire international, pierre angulaire du système actuel. Chaque pays membre apporte une contribution qui constitue les ressources du F.M.I. : 25 % en or, 75 % en sa monnaie. S’il a besoin de tirer sur le F.M.I. parce que sa balance des paiements est en déficit, pas de problème tant que le tirage est dans la limite des 25 % de sa quote-part, c’est la tranche or. Au-delà, il sera soumis à des conditions de plus en plus dures à mesure qu’il s’éloigne de la tranche or; l’ensemble de ces conditions constitue ce que dans la littérature du F.M.I. on appelle la « conditionnalité » (conditionality) : nous verrons qu’elle est éminemment répressive. Le système est articulé autour du dollar, monnaie internationale dont les pays se serviront comme réserves, puisqu’il n’y a pas assez d’or. Le dollar est à son tour convertible en or, auquel il s’ajoute donc, comme les cauris en Afrique au xv' siècle. C’est l’étalon de change or (gold exchange standard). Le F.M.I. est dirigé par un conseil d’administration qui reçoit ses pouvoirs d’un conseil des gouverneurs représentant les pays, mais le pouvoir réel de chaque pays dépend du droit de vote, proportionnel à son quota, lui-même fonction de « l’importance du pays dans le commerce mondial » 218

Dès le départ, les Etats-Unis s’adjugèrent, avec des réserves d’or de 24 milliards de dollars, le quota le plus fort ainsi que la faculté de bloquer toute décision importante, puisqu’une telle décision nécessitait une majorité de 80 %. En 1969, cette majorité a été poussée à 85 % pour permettre à la Communauté européenne d’alors, dont le quota n'atteignait pas 20 %, d’exercer elle aussi un tel blocage. Le tableau 5.1 donne l’évolution du pouvoir au sein du F.M.I. depuis sa création. La voix prépondérante des Etats-Unis et de la Communauté économique européenne est inchangée. Les autres pays se battent plus pour être présents à Washington que pour participer véritablement à la décision. A cet égard, l’Amérique latine et les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient ont marqué des points depuis 1970. L’Afrique, quant à elle, risque en 1978 de perdre un siège au conseil d’administration, au profit de la seule Arabie Saoudite. De Banque mondiale, point question dans le plan White. On appela Banque mondiale une autre institution chargée d'aider à la reconstruction par des moyens financiers et non monétaires, un intermédiaire financier non bancaire à l'échelon planétaire.

219

TABLEAU 5.1 : ÉVOLUTION DES QUOTAS AU FONDS MONETAIRE INTERNATIONAL (EN POUR CENT)

Derrière tout cela, une volonté à peine cachée d’attribuer au dollar des Etats-Unis un privilège qu’à juste titre le général de Gaulle qualifiait d’« exorbitant » : élever une monnaie nationale au rang de monnaie internationale. Le dollar a bien joué ce rôle jusqu’à ce que ce qui devait arriver arrive : l’impasse actuelle dont on est loin d’être sorti. Dans sa carrière sans concurrent, deux périodes se dégagent qui sont aussi significatives de l’évolution des accords de Bretton Woods.

1945-1959 : Bretton Woods en veilleuse, le dollar roi. Dès le lendemain de la conférence de Bretton Woods, les intentions américaines étaient claires : exercer un pouvoir sans partage sur le F.M.I. et donner à sa monnaie, la monnaie américaine, un statut mondial. Le 8 mars 1946, à la première réunion annuelle conjointe du Fonds et de la Banque qui devait donner leur structure administrative, juridique et financière aux deux institutions, alors que Keynes pensait que le siège serait fixé 220

à New York — non seulement parce que c’était la seule place financière américaine pouvant aspirer à une vocation internationale, mais encore parce que, étant une agence spécialisée des Nations unies, le F.M.I. devait avoir des liens suivis avec le secrétariat général —, le représentant américain F. M. Vinson devait déclarer : « La délégation américaine a décidé que les deux institutions seraient installées à Washington, et que cette décision, dont elle n’était pas disposée à discuter les mérites, était définitive12. » Keynes voyait l’efficacité économique et monétaire du F.M.I., les Américains ses relations avec la Maison Blanche. La tâche sera d’ailleurs facile au dollar pendant cette période. Affaiblie, ruinée par la guerre, avec sa meilleure place financière, Londres, en perte de vitesse, l’Europe avait des préoccupations plus de redressement interne que de recherche d’un quelconque équilibre de forces avec les Etats-Unis. Une période de transition de cinq ans lui fut accordée pour qu’elle respecte les dispositions de Bretton Woods. La période, qui devait se terminer en 1952, fut prolongée jusqu’en 1959. L’Europe ne pouvait en effet, ayant ratifié les accords et communiqué ses taux de change le 18 décembre 1946, et vu « l’incompatible trinité », avoir des prétentions de politique économique autonome des Etats en laissant les mouvements de capitaux libres. C’est pourquoi un temps d’ajustement lui fut laissé pour mettre fin au tissu d’accords bilatéraux, de réglementations du commerce extérieur et de mécanismes de restriction de change hérité de la guerre. Afin d’accélérer sa reconstruction et de mieux utiliser l’aide Marshall, elle institua cependant, en 1950, une Union européenne des paiements (U.E.P.) groupant seize membres. Son fonctionnement, articulé autour d’une chambre de compensation telle que la concevait Keynes, mais sans le droit d’émettre une monnaie européenne, aida considérablement au redressement économique des pays membres. 221

Mais tous avaient un grand besoin d’importations américaines qui ne pouvaient être réglées par des exportations équivalentes. Par ailleurs, les ressources initiales du F.M.I. étaient négligeables. Il ne restait qu’une voie : s’endetter en dollars. En fait, l’excédent de la balance américaine fut si élevé jusqu’en 1955, le dollar si « rare » qu’il aurait pu être déclaré monnaie internationale sans rencontrer d’objection pratique solide. Le F.M.I. n’avait pas l’occasion d’exercer son rôle « régulateur » des balances des paiements. Il se borna à la consultation des pays membres pour aider à la suppression des restrictions et des contrôles qui entravaient la liberté du commerce et des capitaux, laquelle suppression était un préalable à ses opérations. A la fin de la période transitoire, les restrictions étaient loin d’être relâchées : en Europe occidentale, et malgré deux années de fonctionnement de l’U.E.P., les mesures prises pendant les hostilités restaient très fortes; en Europe de l’Est, les Etats intervenaient directement dans les échanges, tandis qu’en Amérique latine la pratique des changes multiples13 était courante, malgré des revenus d’exportation considérables. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1958 que la livre sterling, première monnaie d’Europe et deuxième du monde, et six autres monnaies du continent levèrent les restrictions, ouvrant ainsi la voie à l’échange multilatéral pour la première fois depuis la guerre et permettant au F.M.I. d’avoir un terrain d’action. Jusque-là, l’Afrique est absente de la scène monétaire internationale, bien entendu. Il était cependant utile de faire ce survol des années cinquante pour trois raisons. D’abord, il est raisonnable de penser que si, comme l’Amérique latine, l’Afrique avait été libre au cours de cette époque, elle aurait pu bénéficier elle aussi de la rareté du dollar. Il en serait résulté une croissance plus forte, le souci du dollar étant de dominer le monde et pas seulement de reconstruire l’Europe. Chacun voit que c’est 222

pendant cette période que la plupart des « fortunes », notamment agricoles et dans les transports, se sont constituées en Afrique. Il a fallu que cette dernière attende parce qu’il ne fallait pas qu’elle passe sous contrôle américain. C’était dans la nature des choses. Ensuite, les gouvernements africains sont maintenant habitués aux consultations annuelles au F.M.I. Leur origine est dans les restrictions de change qui couvraient l’Europe et n’ont rien à voir avec l’Afrique d’aujourd’hui, ouverte comme toujours à tous les vents. Ces consultations revêtent un tout autre aspect, dont nous reviendrons sur le caractère répressif. Enfin, et c’est l’essentiel, l’Europe s’est vu accorder quatorze ans de grâce pour être en mesure de suivre les dispositions de 1944. Or, au fur et à mesure qu’ils adhèrent à cette institution, les pays africains se font appliquer sans délai les disciplines du F.M.I.

1959-1971 : Bretton Woods en action, le dollar en cause. Au début des années soixante, quand les conditions sont enfin réunies pour que le F.M.I. entre en action, la physionomie du monde a considérablement changé et la suprématie du dollar n’est plus incontestable. La convertibilité des monnaies est rétablie pour l’essentiel. Londres, malgré des difficultés consécutives à l’ébranlement de l’Empire britannique, tente de retrouver sa place d’avant la guerre et de donner à la livre un rôle ne serait-ce que de deuxième devise. Le mark est depuis 1951, grâce à la vigueur des exportations allemandes et un excédent de balance de paiements sans cesse croissant, une monnaie avec laquelle on devra compter de plus en plus; elle n’était déjà pas étrangère à la crise de spéculation qui a secoué la livre en 1957 et qui a failli remettre en cause la configuration des taux de change. Le yen japonais, sans être aussi menaçant, et toujours grâce à la compétitivité de son économie, est également en liste. La signature du traité de Rome en 1956 et l’entrée en vigueur du Marché commun font de l’Europe un pouvoir économique et 223

politique encore fragile mais potentiellement réel, fortement encadré par le dispositif douanier agricole le plus redoutable qui soit. Enfin, un certain nombre de pays africains sont devenus indépendants, grossissant le nombre de ce qu’on convient désormais d’appeler pays sous-développés ou du Tiers monde. Le Tiers monde a tendance à s’exprimer de façon coordonnée aux Nations unies et dans les organisations à caractère commercial comme l’Accord général sur le commerce et les tarifs (G A T T ) ou la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.) : on s’en apercevra à New Delhi en 1964. Malheureusement, il reste divisé au F.M.I. et ne participera pratiquement pas aux événements monétaires de cette deuxième période. L’Afrique en particulier, nous l’avons vu, restera soit un prolongement de la monnaie coloniale, soit un ensemble de petites monnaies satellites. Le monde n’est plus tout à fait celui de 1944 et les incohérences des accords de Bretton Woods ne tarderont pas à se révéler. Les esprits avisés comme Jacques Rueff et Robert Triffin sonnent l’alerte, mais ce sont des « fous ». L’idée essentielle à la base des statuts du F.M.I. était qu’il fallait éviter les changements inappropriés des taux de change qui avaient fait tant de mal dans l’entre-deux-guerres, et cela à l’aide de ses ressources. Cela présupposait deux choses : d’abord la possibilité de modifications justifiées des taux. Or rien dans ses textes ne l’autorisait à amener les pays membres à modifier leurs taux s’ils se révélaient économiquement incorrects. On s’était contenté de permettre aux pays membres d’effectuer des changements de taux en cas de « déséquilibre fondamental », expression si vague que jamais personne ne dira quand il y a déséquilibre fondamental ou pas. Tout au long des années soixante, on assistera à des changements de taux, mais effectués avec tellement de retard qu’ils se révéleront presque toujours coûteux. Une loi dont on n’a peut-être pas conscience au F.M.I., c’est qu’une banque centrale n’accepte de dévaluer ou de 224

réévaluer que si elle n’a plus le choix : de fortes pressions politiques ont dû être exercées sur l’Allemagne pour qu’elle accepte de réévaluer le 4 mars 1961, alors que depuis 1956 une spéculation en sa faveur rendait un réajustement apparent. Pour elle, et c’est défendable, il revenait aux autres pays de dévaluer, mais une dévaluation est presque toujours la reconnaissance d’un état d’insolvabilité, circonstance politiquement humiliante et financièrement coûteuse. C’est ainsi que la livre, dont la surévaluation était évidente depuis longtemps, ne sera dévaluée qu’en novembre 1967, portant son coût mortel aux accords de Bretton Woods. La deuxième incohérence des mécanismes du F.M.I., c’est que, centrant son attention sur les situations isolées des pays membres, il ne se préoccupait pas de la cohérence d’ensemble des politiques nationales. C’était le souci de Keynes, ce n’était pas celui de White. Keynes voulait une Banque mondiale dont la fonction principale fût la détermination de la quantité de monnaie authentiquement mondiale, avec autant de précision que possible et, en tout cas, avec une souplesse suffisante pour que les monnaies nationales, toutes les monnaies nationales, n’en fussent que la traduction. Les événements de la décennie 1960-1970 sont la preuve de l’absurdité de l’absence de cette banque, en même temps que de la divergence des politiques monétaires nationales. Le développement des échanges devait s’accompagner d’un développement de monnaie internationale. L’érection du dollar au rôle de monnaie internationale entraînait que les Etats-Unis devaient en fabriquer au rythme de la croissance non de la seule économie américaine, comme il se devrait, mais de l’économie mondiale; Sa convertibilité or devenait chaque jour plus théorique. Les réserves or américaines sont passées de 24 milliards en 1947 à 11 milliards en 1970; inversement, aux mêmes dates, leurs engagements vis-à-vis de l’extérieur sont passés de moins de 7 milliards à plus de 45 milliards. Le reste du monde participant au système n’avait le choix qu’entre ou acheter les biens américains et entretenir la 225

prospérité américaine, ou garder les dollars soit tels quels, soit sous forme de souscription de titres américains, les bons du Trésor, c’est-à-dire en définitive prêter aux Américains. L’abandon d’une monnaie mondiale, l’or, en 1944, son remplacement par une monnaie nationale, le dollar, fût-elle convertible en or, avaient pour conséquence que les Etats-Unis pouvaient être déficitaires en permanence et le reste du monde excédentaire, à moins d’accepter de toujours acheter américain et par là même réprimer ses propres économies; il voulait refuser et ceci et cela, c’était contradictoire. La prolifération des entreprises américaines sous forme de multinationales, le financement facile de la guerre du Vietnam sont le corollaire de l’incohérence des mécanismes de Bretton Woods. Ici aussi réside le mystère de ce qu’on a appelé « problème des liquidités internationales » et qui a conduit à l’utopie des D.T.S. : en même temps que les prix montent comme jamais auparavant, signe que la quantité de monnaie dans le monde s’accroît plus vite que la production, les banques centrales manquent de liquidités. En réalité, il y a trop de monnaie, mais d’une monnaie non désirée parce qu’elle est au service de l’économie d’un seul pays, comme il se doit. Mais l’incohérence a duré plus de quinze ans, de 1955, date du début du déficit américain, à 1971, quand le président Nixon a décrété la non-convertibilité officielle du dollar. Parce que les autres membres du F.M.I. ont accumulé des dollars que rien ne les obligeait à garder en aussi grande quantité, et multiplié les mesures de soutien du dollar depuis 1960 (pool de l’or, Club de Bâle, accords de Swaps, accords généraux d’emprunts, etc.). En définitive, la fixité des taux de change, la liaison des principales monnaies au dollar et l’assujettissement des monnaies africaines aux monnaies « métropolitaines » voulaient dire que c’est le dollar qui circulait dans le monde. R. Mundell a pu dire, non sans raison, que le franc français et la livre anglaise n’étaient que frère et sœur, tandis que le franc CFA et le naïra 226

étaient des cousins (schéma 5.3 a). Keynes demandait le schéma 5.3 b. Pas tout à fait, cependant, les principales monnaies n’étaient pas des monnaies satellites au sens où nous les avons définies. Les accords de 1944 leur permettaient une variation des taux tic change, quoique légère (2 % en tout), leur laissant une petite marge de liberté. On peut les appeler monnaies autonomes — pas indépendantes, autonomes. SCHEMA 5.3

La période 1959-1971 peut être caractérisée par l’incapacité du F.M.I. d’exercer ses prérogatives de régulation des balances de paiements, au moment où les conditions sont enfin réunies pour que ses interventions soient utiles : les restrictions de 227

change sont à peu près entièrement éliminées. C’était à prévoir : les conditions économiques et monétaires mondiales ont significativement changé par rapport à la situation dans laquelle il est né. Théoriquement conçu pour aider à l’ajustement sans douleur des balances de paiements, mais organisé pour gérer les dollars, le F.M.I. se trouvait face à des problèmes au-delà de ses forces. Sans ressources propres (ce n’est pas une Banque mondiale), il ne pouvait avoir les mains libres. Le recours net des pays membres à ses ressources a varié entre un minimum de moins 722 millions de dollars en 1962 (les pays lui ont prêté) et un maximum de 2 339 millions en 1968, chiffres dérisoires au regard du recours au dollar reflété par les engagements extérieurs nets de la Banque fédérale américaine. En réalité, le F.M.I. a été tenu à l’écart de l’évolution des choses, y compris de la réflexion. On l’a bien vu à propos du problème des liquidités internationales. En septembre 1963 furent entamées deux études tendant à conclure sur l’opportunité et les modalités de leur création; l’une fut confiée aux fonctionnaires du Fonds, l’autre au sous-groupe de ses membres les plus influents, le fameux Groupe des dix. C’est celle de ce dernier qui fut finalement retenue et qui conduisit à la création des D.T.S. à Rio de Janeiro en septembre 1969. Il est vrai que les fonctionnaires du F.M.I. s’étaient constitués en un petit monde de technocrates, plus soucieux de ses intérêts matériels au Fonds que de la régulation économique globale. Il y a, comme dans toutes les usines, un vrai esprit maison au F.M.I. Devant les politiques monétaires nationales de plus en plus indépendantes et la liberté des mouvements de capitaux, il ne restait plus au F.M.I. qu’à contenir les taux de change qui avaient tendance à se libérer. C’est ce qu’il a fait, continuant ainsi ses activités de la période précédente. Dans un domaine, cependant, le travail du F.M.I. a été efficace : il a aidé à canaliser les ambitions du Tiers monde, et 228

singulièrement celles de l’Afrique. La première moitié des années soixante correspond, en effet, à la mise en place au F.M.I. de structures et de mécanismes d’intervention particulièrement sévères. On crée un département des affaires fiscales pour aider les sous-développés à gérer leurs finances publiques. Avec quelles règles? Puisqu’elles diffèrent d’un pays à l’autre, selon les législations, les types d’impôts, le rôle même de la fiscalité, les relations entre le Trésor et la Banque centrale? Peu importe, le Fiscal Affairs Department est là, avec sa méthode, c’est-à-dire sa nomenclature des postes budgétaires mis au point par les anciens administrateurs des colonies et le staff expérimenté, celui qui a appris l’économie politique (entendez le droit fiscal) pendant la guerre : il convient que les sous-développés comprennent le langage des experts quand ils viennent faire des consultations. On crée aussi un département des banques centrales chargé de recruter, dans les anciennes métropoles, des techniciens que le F.M.I. paie pour assister les jeunes pays dans la conduite de leur monnaie. Et c’est ainsi que le jeune licencié de Louvain se retrouve après six mois de stage à la Banque centrale du Zaïre, du Burundi ou du Rwanda; celui qui vient de la Banque de France est envoyé au Tchad ou au Congo, celui qui parle anglais va à Freetown... Cela s’appelle la souplesse et la connaissance du milieu ! On crée enfin un institut où les hauts fonctionnaires de pays jeunes viendront s’initier à la monnaie. Que leur apprend-on? Le Manuel de la balance des paiements du F.M.I., recueil de commentaires sur les postes de la balance des paiements telle que l’entend la « théorie monétariste de la balance des paiements » dont nous verrons qu’elle n’en est pas une. On crée enfin, bien entendu, un département Afrique avec à sa tête un ou deux Africains, autant que possible anciens politiciens devenus inoffensifs, en tout cas assez innocents pour ne jamais être au courant des rouages compliqués du F.M.I. En dessous d’eux, les hauts fonctionnaires (les senior staffs) bien imprégnés des règles du Fonds. Ils dirigent les missions et prennent les vraies décisions. 229

Les Africains en sont exclus, c’est naturel. Enfin, au bas de l’échelle, les petits fonctionnaires qui collectent les statistiques et préparent de volumineux rapports. On y rencontre de jeunes licenciés des universités anglo-américaines dont on s’est assuré qu’ils sont encore suffisamment vierges pour être facilement formés à la mécanique du Fonds et, de temps en temps, depuis quelques années, d’anciens responsables africains de haut niveau dans leurs pays. Au F.M.I., ancien directeur de ministère africain égale jeune licencié d’université américaine de second rang. C’est également naturel. Le F.M.I. navigue dans les incohérences jusqu’à ce que les forces du marché mettent fin à cette anomalie : au cours de l’année 1967, la persistance du déséquilibre des comptes extérieurs anglais, qui n’ont cessé d’être déficitaires depuis le commencement de la fin de l’empire colonial, déclenche une vague de spéculations contre la livre. Les spéculateurs privés, les banques, les firmes multinationales vendent des livres. On achète surtout des marks. L’Angleterre est obligée de dévaluer en novembre. En 1969, c’est le franc qui est l’objet de pressions. En 1970, c’est le tour du dollar qu’on vend contre les monnaies européennes. La vague est telle qu’une réévaluation du mark en mars 1971 est inopérante. Dans la perspective des élections présidentielles, le président Nixon croit devoir relancer l'économie américaine à coups de monnaie au printemps de cette année ; il en résulte une accélération de la fuite devant le dollar. Le 15 août, avec près de onze ans de retard, le président reconnaît l’illégitimité des prétentions du dollar et le déclare inconvertible. C’est la fin de l’ordre de Bretton Woods, c’est aussi le commencement du désordre.

230

Chapitre VI

La répression dans le désordre L'indépendance est le fait du tout petit nombre, c'est le privilège des forts. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Le 19 août 1971, quatre jours

après avoir mis fin à la convertibilité du dollar et imposé une surtaxe de 10 % sur les importations, le président Nixon déclarait à Dallas : « Les Américains doivent continuer à être compétitifs dans le monde et à avoir une économie forte, sans laquelle nous ne pouvons avoir la défense nationale forte qui est essentielle si nous voulons construire cette paix, » Déclaration lucide quant aux fins (rendre l’économie américaine compétitive), mais illusoire quant aux moyens (monétaires)! C’était oublier les causes profondes des mesures qu’il venait de prendre, car « s’il y a une constante dans l’histoire humaine, elle est que tout système a ses propres contradictions et que ce sont ces contradictions qui ont raison du système ' ». Vouloir conserver aux Etats-Unis le rôle de premier plan qui, à ses yeux et sans doute à ceux de beaucoup d’autres, leur revenait était compréhensible. Utiliser pour cela l’arme monétaire ne l’était pas. En cherchant à ouvrir une ère nouvelle au dollar, le président Nixon sanctionnait la fin du règne d’un ordre dont l’Amérique avait été le premier bénéficiaire, mais

231

qui, dès l’origine, avait été vicié par des contradictions qui ont finalement eu raison de lui. Quoi de plus légitime en effet pour un. homme d’Etat que de défendre les intérêts du pays qu’il représente? Mais quels intérêts? C’est ici qu’apparaît la différence entre un politicien aux horizons limités par les échéances électorales et le penseur soucieux de comprendre le fonctionnement des forces qui gouvernent les ensembles d’hommes et de choses. Keynes représentait bien son pays à Bretton Woods, c’était donc un homme de l’art, mais il était aussi un homme de science. White était plus manœuvrier, plus politique, mais ne voyait pas bien loin. Keynes a eu tort et White raison pendant près d’un quart de siècle, ce qui est considérable. Pendant les années cinquante, l’Amérique était puissante économiquement, donc militairement, parce que le dollar se remplissait vite; les années soixante ont mis en cause la toutepuissance américaine parce que le dollar restait trop longtemps vide : Keynes l’avait perçu. Depuis la fin des années soixante, les relations monétaires internationales sont entrées dans une phase de désordre dont les Etats-Unis espèrent retirer un certain avantage : les changes flottants. Le prix de cet avantage risque cependant, si l’Amérique persiste à s’attaquer aux symptômes plutôt qu’aux racines du mal, d’être bien élevé. Elle doit à l’intérieur combiner et l’inflation (pour lancer l’économie) et le sous-emploi (l’appareil ne réagit pas assez). Pris séparément, ces deux phénomènes se disputent les avantages et les inconvénients : on peut gagner sur un plan, on perd sur l’autre. Additionnés, comme l’a fait le Pr. Arthur M. Okun quand il conseillait le président Johnson, ils aboutissent à un malaise constamment croissant (tableau 6.1).

232

TABLEAU 6.1 :INDICE DE MALAISE AUX ETATS-UNIS

Exprimant son point de vue sur le malaise général actuel, le chancelier Helmut Schmidt pense que « le développement prospère de l’économie mondiale est impossible sans la stabilisation des relations entre les monnaies du monde 2 ». Pourtant, l’Allemagne n’a pas beaucoup à redouter des variations erratiques des taux de change, c’est elle qui soutient les autres monnaies; ni de l’inflation, elle l’apprivoise avec succès. C’est que, à la différence de ce qu’on pense de l’autre côté de l’Atlantique, de moins en moins heureusement grâce au courage d’hommes comme le président Carter, l’Allemagne sait que « la nature a horreur du vide ». Du désordre actuel sortira nécessairement un autre ordre, la question est de savoir s’il sera stable. Jusqu’en 1965, l’Amérique pouvait encore arguer que, en dépit du déficit de sa balance des paiements, sa balance commerciale était excédentaire, attestant la vigueur de son économie. Depuis, elle doit se battre sur son propre territoire contre l’envahissement des produits japonais et allemands. Croire que, en laissant baisser le dollar sur le marché des changes, elle pourrait reconquérir une position bien compromise relève de F « illumination monétaire ». Parce que l’Europe, malgré des échecs répétés, s’organise et semble fermement décidée à consolider le contrepoids qu’elle oppose à la machine économique américaine. L’absence 233

d’une monnaie commune l’a considérablement retardée, mais, menacée d’écartèlement, elle ressent plus que jamais l’urgence de la solution d’une monnaie européenne. Le système monétaire européen est en place. Le Japon ne reste pas les bras croisés et, en même temps qu’il se lance à la conquête des marchés mondiaux, prend des initiatives avec ses voisins dans la perspective d’accords monétaires éventuels. En Amérique latine, des contacts sont en cours, et le ministre des Finances du Pérou entrevoit une union monétaire sudaméricaine dans un futur pas très lointain. Les pays arabes tiennent à ne pas laisser fondre leurs pétrodollars et les divergences politiques ne les empêchent pas d’installer progressivement leur système monétaire. Le monde se restructure en profondeur, il devient multipolaire. Seule l’Afrique attend et regarde se constituer des espaces monétaires d’où sortira le nouvel ordre, qu’il s’agisse des droits de l’homme ou du droit de la mer. Elle y sera attelée comme toujours. Sauf si, suivant l’exemple de la C.E.D.E.A.O. (la clairvoyance de ses membres, même si elle reste timide sur le plan monétaire, mérite des encouragements), elle se protège et d’abord prend conscience des dangers. Ce chapitre s’efforcera de montrer qu’ils sont réels. Ils le sont d’autant plus qu’intellectuellement le désordre que nous vivons a des défenseurs « scientifiques ». Par rapport à l’ordre de Bretton Woods, on peut dire de la situation présente qu’elle se caractérise essentiellement par l’absence d’une véritable monnaie internationale, même à titre de référence comme l’or sous le régime de l’étalon de change or, et son remplacement par un substitut utopique, les D.T.S., d’une part, la légalisation des changes flottants (ou flexibles, ou libres), qui voudrait que les prix relatifs des monnaies soient non plus fixés par déclaration officielle des gouvernements au F.M.I., mais 234

déterminés par l’offre et la demande, les forces du marché, de l’autre. C’est un état potentiellement instable et économiquement préjudiciable aux pays réputés sousdéveloppés. L’Afrique, si elle n’y prenait garde, pourrait en sortir avec une facture encore plus lourde. Mais, déjà, des arguments scientifiques cherchent à légitimer les retombées des troubles sur le Tiers monde. Un organisme aussi écouté que la Brookings Institution ne va-t-il pas jusqu’à laisser écrire qu’ « il est vraisemblable que les pays en développement gagneront plus qu’ils ne perdront dans le passage des pays industriels aux taux de change flexibles, que l’aide liée aux D.T.S., si elle est dirigée vers les pays pauvres, pourrait être utile, mais un mécanisme d’aide plus modeste à l’occasion des D.T.S. est désirable [...] et les pays en développement ont enregistré jusqu’ici des succès importants3 »? Point par point, c’est l’inverse qu’il faudrait dire.

Les D.T.S. ou l’utopie monétaire L’histoire des D.T.S. remonte, on s’en souvient, à l’année 1963, quand il fut demandé simultanément au F.M.I. et au Groupe des dix de faire des observations et des suggestions sur le fonctionnement du système monétaire international et l’adéquation des liquidités internationales. Le rapport du Groupe des dix aboutit, contre l’avis (justifié) de la France et beaucoup de discussions sur lesquelles il est inutile de s’étendre, à l’amendement des statuts du F.M.I. créant à côté du département général, celui qui est alimenté par la contribution des pays membres, un compte spécial alimenté par l’or-papier, les D.T.S., en septembre 1969. Son fonctionnement, comme tout ce qui sort des tractations politiques, est complexe (il vaudrait mieux dire embrouillé) et, sur le plan qui nous intéresse (celui de l’ajustement d’une monnaie mondiale aux besoins d’économies nationales), de peu d’intérêt. Les D.T.S. sont arbitraires à trois égards : la détermination de leur volume, leur répartition et le calcul de leur valeur. 235

S’agissant du volume, s’il était exact que le monde manquait de liquidités internationales, le problème était en réalité de modifier la structure des liquidités existantes, le dollar étant plus qu’abondant. Il aurait été plus sage de revenir franchement à l’idée d’une monnaie internationale indépendante de la politique interne des Etats. La difficulté technique aurait alors été de procéder à une conversion du dollar en cette monnaie, selon des modalités douces et sur une période assez étalée pour ne pas « casser » l’économie américaine. Les Etats-Unis auraient eu à faire la cure de leur économie, à faire une gestion plus saine et à s’habituer à un stock de dollars plus à la taille de leur production intérieure. Il en serait résulté une pause dans l’expansion américaine, mais une pause salutaire, sûrement moins douloureuse que le développement du malaise et les risques de dépression auxquels on assiste, et qui ne sont que le fruit de la multiplication de « faux droits », de dollars indésirés que le monde avale comme de la quinine... à la place de la pénicilline. On a préféré en fixer le montant global à 9,5 milliards de dollars répartis sur trois ans. Pourquoi 9,5 et pas 20, ou 40, ou 0? La souplesse d’adaptation de la masse monétaire mondiale en réponse aux signaux d’un marché monétaire entre banques centrales faisait défaut. On a créé 3,1 milliards en 1970, 2,8 en 1971, 2,8 en 1972 et 0,2 en 1973, dont respectivement 0,07, 0,07, 0,06 et 0,007 pour l’Afrique. Depuis, plus rien. On a attendu 1978 pour en créer d’autres. Comme si l’ajustement pouvait se faire par sauts tous les cinq ou six ans! Par ailleurs, le mode d’utilisation des D.T.S. est tel que leur volume ne peut varier indépendamment de la volonté des « créateurs ». Si un pays A titre des D.T.S. pour acheter une monnaie du pays B aux fins de règlement de C, la répartition peut en être modifiée, mais le volume reste inchangé. Cette circonstance conduit à se demander si les D.T.S. sont une monnaie. On ne peut en effet s’en servir que pour acheter une autre monnaie. De plus, un achat doit donner lieu au bout d’un 236

certain délai à un rachat, c’est-à-dire au remboursement des devises préalablement achetées. Tout se passe comme si les D.T.S. n’étaient qu’un intermédiaire entre monnaies. Mais nous savons que 1’ « intermédiation » des échanges n’est pas la caractéristique principale de la monnaie. Arbitraires quant à leur volume, les D.T.S. le sont encore plus quant à leur répartition. La clef de cette répartition? Encore les quotas, dont on sait qu’ils ne reposent sur aucune fondation solide. Toujours est-il que, sur un total de 9,5 milliards, l’ensemble des pays sous-développés (87 pays selon la nomenclature des Nations unies) s’est vu attribuer, en vertu de la règle des quotas, 25 % du montant global à chaque émission (respectivement 853,1, 747,5, 747,5 et 50 millions). Les pays développés-, avec 67 % des voix au F.M.I., s’en sont adjugé 75 %4. Quant à l’Afrique, on a vu la dérision de sa part. Et c’était déjà, une faveur substantielle : « A l’origine, le Groupe des dix considérait la création d’un nouvel instrument des réserves à se distribuer entre eux; dès lors, toute participation au système des D.T.S. était une victoire pour les pays sous-développés5, » Pourquoi? Pour plusieurs raisons, paraît-il : si on leur alloue des D.T.S., ils créeront l’inflation, ils ont tendance à trop dépenser. Mais les faits contredisent ces préjugés, les pays sous-développés ne créent pas l’inflation, ils la subissent, ils subissent le penchant du Groupe des dix à vivre au-dessus de ses moyens : pendant les trois années d’émission, alors qu’en vertu des règles aucun pays ne peut tirer plus de 70 % du total cumulé du montant qui lui est alloué, les pays sous-développés n’en utilisent pas plus de 38 %. On avance aussi qu’il n’est pas souhaitable d’aider le Tiers monde avec des moyens monétaires; ce qu’il lui faut, ce sont des capitaux, l’épargne du monde industrialisé, d’où une longue littérature sur le lien entre D.T.S. et aide, littérature aussi abondante qu’inutile. Car il ne s’agit pas d’aider qui que ce soit, il s’agit simplement de faire en sorte que chaque pays n’ait dans la monnaie mondiale que la proportion qui lui revient de droit 237

compte tenu de ses facultés de production. Prétendre, comme on l’a fait, que les pays du Tiers monde ont eu plus qu’ils ne méritaient puisqu’ils ne représentaient que 21 % du commerce mondial, c’est non seulement ignorer la nature profonde de la monnaie qui s’adresse au futur et non au présent, encore moins au passé, mais aussi figer le monde à un instant arbitrairement choisi, confondre la courbe avec sa tangente comme disent les polytechniciens. C’est cela la vue conservatrice : refuser l’évolution. Enfin, il fallait définir la valeur du D.T.S. On pensa naturellement à l’or et il fut décidé qu’il vaudrait 0,888671 gramme d’or, c’est-à-dire un dollar. L’once d’or coûte alors officiellement 35 dollars. Par la suite, un réalignement général des principales monnaies connu sous le nom d’accords de la Smithsonian Institution constate, le 18 décembre 1971, que le dollar est dévalorisé et ne vaut plus que 38 dollars l’once d’or. En février 1973, nouvelle dévalorisation constatée par une dévaluation : le dollar descend à 42 dollars l’once d’or. Le maintien du D.T.S. à 0,888671 révèle qu’au fil de l’inflation le dollar baisse par rapport au D.T.S. : de 1 D.T.S. = 1 dollar à l’origine, on passe à 1 D.T.S. = 1,22435 dollar en 1974, soit une perte de valeur de près de 23 %. Alors le Groupe des vingt, celui des dix auquel on a ajouté dix représentants du Tiers monde, décide de calculer le volume du D.T.S. par référence à un panier de seize monnaies. Le principe en est que le D.T.S. ne doit pas se référer à une seule monnaie nationale, ce qui est naturel, mais à un panier de monnaies réputées fortes, ce qui est incohérent. Le critère de la force est que la part du commerce extérieur du pays dans le panier doit être d’au moins 1 % du commerce mondial. Pourquoi 1 % et non 20 %, ou 50 %, ou 0,05 %? Toujours l’arbitraire. Pratiquement, on fixe arbitrairement à 33 % le poids du dollar dans le panier, « alors que la part des Etats-Unis dans le commerce mondial ne dépasse pas 12 à 13 %6 », encore 238

l’arbitraire; et puis on répartit les 67 % restants aux autres pays du panier proportionnellement à leur force7. Cette succession d’arbitraires s’explique par la volonté d’exclure les monnaies autres que celles du Groupe des dix du panier; mais alors le total des parts des pays dans le commerce mondial n’atteint pas 100, d’où l’impasse. Il faut bien commencer quelque part : on attribue 33 % au dollar. Le calcul n’est pas seulement arbitraire, il est logiquement incohérent car, d’une part, on voudrait un numéraire des monnaies, comme à la naissance des monnaies il était nécessaire, dans la haute Antiquité, pour comparer les biens, de choisir un numéraire, une unité de compte. Or, par définition du numéraire, une unité du numéraire égale une unité du numéraire, sa valeur par rapport à lui-même est 1, invariablement. Mais, d’autre part, on confère à ce numéraire une valeur tirée des autres monnaies. C’est incohérent : on ne peut à la fois dire qu’on veut un numéraire des monnaies et faire sortir la valeur de ce numéraire des monnaies. Ce qu’il aurait fallu faire, c’était, une fois la valeur du D.T.S. en or fixée, en déduire les valeurs de toutes les monnaies et dire que désormais 1 D.T.S. = 1 D.T.S. Si on avait procédé ainsi, et si on avait donné au F.M.I. le pouvoir de créer des D.T.S. au jour le jour, en réponse au taux d’intérêt indiqué par un marché monétaire des banques centrales (de toutes les banques centrales), on aurait eu une véritable monnaie mondiale qui, à la limite, n’aurait même plus eu besoin d’être convertible en or, son adaptation aux besoins mondiaux étant suffisante : « Le facteur réellement essentiel dans le système de l’étalon-or à parités fixes, ce n’est pas tant le rattachement à l’or, c’est la fixité des taux de change. Un système où l’or serait complètement démonétisé, où existerait une monnaie-papier internationale, mais où les règlements de déficits devraient se faire en cette monnaie-papier internationale, aurait exactement les mêmes propriétés que le 239

système de l’étalon-or, sauf que la quantité globale de monnaiepapier pourrait être librement fixée8. » On aurait assisté à une conversion progressive des dollars en D.T.S, donnant aux EtatsUnis le temps de s’adapter à la nouvelle situation mondiale en retirant au fur et à mesure ceux des dollars que son économie ne peut remplir. On l’a bien remarqué depuis la création des D.T.S. Jusqu’en 1970, 1 D.T.S. = 1 dollar. Dès le réalignement de la Smithsonian Institution, le dollar baisse constamment : il passe à 1,08571 dollar pour un D.T.S. en décembre 1972, 1,20635 dollar en décembre 1973, 1,22435 dollar en décembre 1974. Avec le nouveau mode de calcul, joint à une politique monétaire américaine moins laxiste, signe que l'Amérique se discipline, le dollar se redresse quelque peu en 1975 et 1976. Depuis, il passe à 1,21471 par D.T.S. en 1977 pour n’être que de 1,34879 en octobre 1978. William McChesney Martin, alors président du conseil des gouverneurs de la Banque fédérale américaine, croyait sans doute sincèrement que « la mise en vigueur des droits de tirages spéciaux a des implications importantes pour la politique des Etats-Unis et de leur principaux partenaires commerciaux; la balance des paiements américaine ne devrait plus désormais contribuer de façon sensible à la croissance des réserves mondiales », et que « nous sommes engagés sur une voie qui ne manquera pas d’aboutir à la création d’une banque centrale à caractère coopératif9 ». On en est bien loin, le tableau 6.2 l’atteste, le dollar continue sa marche inexorable, au plus grand préjudice et du monde et des Etats-Unis. C’est que les D.T.S. sont une fausse monnaie, ils n’ont même pas franchi la première étape nécessaire pour en avoir les qualités : être l’unité de compte, le numéraire.

240

TABLEAU 6.2: COMPOSITION DES RESERVES INTERNATIONALES (MILLIARDS DE D.T.S.)

Les changes flottants : la jungle 10 Qui a dit que l’histoire ne se répète pas? En 1931, l’Angleterre met fin à la convertibilité de la livre, alors principale monnaie de réserve; il s’ensuit une crise des changes; les dévaluations successives qui jalonnent les années trente conduisent, selon certains, à la Seconde Guerre mondiale. L’Amérique déclare le dollar inconvertible le 15 août 1971; il s'ensuit une crise qui oblige à un réajustement des taux de change le 18 décembre, ce n’est qu'un répit; les mouvements erratiques de capitaux amènent les Etats-Unis à dévaluer de nouveau en février 1973, les changes flottants se généralisent dans les faits pour être officialisés en janvier 1976 à Kingston, à la Jamaïque, en même temps que l’or est démonétisé : il ne servira plus à garantir le dollar. Le monde se trouve dans une situation nouvelle qui, par rapport au système précédent des changes fixes, comporte des avantages et des inconvénients, moins des premiers que des seconds, et dont il convient d’avoir une idée claire pour comprendre la répression telle qu’elle s’exerce à l'heure actuelle.

241

Peut-être aurait-il suffi de dire qu’étant un système dual du système précédent, de même que le stock de monnaie donne le taux d’intérêt et réciproquement, de même que les taux de change fixes donnent les quantités de monnaies nationales, une fois le stock de monnaie mondiale donné, de même la fixation du stock de monnaie dans chaque pays donne les taux de change relatifs 11. Mais les propriétés essentielles des changes flottants n’apparaîtraient pas clairement. Afin de mieux les percevoir, illustrons cela par un exemple simple. Prenons deux pays (disons l’Allemagne et la France) de taille voisine, en présence sur un marché international, et supposons que le taux de change soit de 1 franc (F) = 1 mark (M) = 1 unita (U) (unité de monnaie internationale). Supposons encore que les frais de douane et de transport soient négligeables (ou égaux), et que les conditions économiques soient telles qu’un bien importé de France coûte 110 F et qu’importé d’Allemagne il coûte 100 M. Enfin, nous pouvons admettre sans difficulté que, du fait des niveaux des prix internes, et de ce fait seulement, la France a au départ une balance commerciale déficitaire équilibrée par un excédent allemand. C’est la situation I :

En régime de changes fixes, il n’y a, du point de vue de l’équilibre général, que deux possibilités : ou l’Allemagne prête son excédent à la France, et alors elle devra le faire tant que la structure des prix sera inchangée, ce qui ne peut durer indéfiniment; c’est l’impasse à laquelle a conduit le gold exchange standard. On aura, après cet arrangement provisoire, la situation II : 242

Ou bien les niveaux de prix s’égalisent à l’intérieur, soit par abaissement en France, soit par augmentation en Allemagne, probablement les deux, vu nos hypothèses. La situation sera alors III :

En régime de changes flottants, le déséquilibre initial de la balance française provoquerait une dévalorisation du franc par rapport au mark pour que, sur le marché international, le prix du bien soit le même, d’où qu’il provienne. C’est la situation IV :

Autrement dit, le franc s’est dévalorisé d’environ 5 % par rapport à l’unita, tandis que le mark s’est apprécié de 5 %; le franc a donc perdu 10 % par rapport au mark 12. Il ressort des cas III et IV qu’aussi bien les changes fixes que les changes flottants peuvent satisfaire l’équilibre. Dans le premier, l’ajustement se fait par la variation des prix, c’est-à-dire en définitive la répartition des liquidités entre les deux pays à production donnée, dans le second par variation des taux de change : les deux procédés sont bien duaux.

243

Les mécanismes de Bretton Woods voulaient éluder les forces du marché en tentant de déterminer par voie administrative et les liquidités et les taux. Dans notre exemple, la France pouvait financer son déficit par tirage sur le F.M.I., résolvant ainsi le problème de son déficit conformément au cas IL Nous savons ce qu’il en est résulté. C’était une illusion de l’élusion du marché :« On ne transgresse pas les lois économiques sans dommage. » Cependant, si théoriquement, et du point de vue du résultat, les deux régimes sont équivalents à long terme, leurs conditions de fonctionnement sont différentes et chacun présente des avantages et des inconvénients pratiques nombreux 14 ; on s’en tiendra aux plus couramment signalés. A l’actif des changes fixes, on relève le plus souvent la stabilité des revenus dont les agents économiques ont besoin (stabilité qui a été à l’origine de la multiplication des caisses de stabilisation en Afrique). On admet que, les revenus d’exportation étant un élément déterminant de la croissance, la stabilité des changes est utile aux exportateurs dans la mesure notamment où elle permet de bonnes prévisions et par conséquent une action meilleure. Cet aspect est essentiel. On répond néanmoins que les mêmes agents recherchent le profit, lequel est indissociable du risque. Or les changes flottants peuvent procurer aussi bien des gains que des pertes de change. Et, de toute manière, il existe des techniques pour se couvrir contre les risques 15. Exemple d’énonciation de principes sans portée opérationnelle! La science économique a, certes, fait des progrès considérables en matière de maîtrise de l’incertitude grâce au calcul des probabilités et à ses applications, mais il est difficile à l’heure actuelle de donner à l’exportateur de café ivoirien, fût-il la caisse de stabilisation, des moyens satisfaisants de se couvrir contre les risques de change. Les spéculateurs les plus chevronnés de Paris, Londres ou New York sont les premiers à avouer leur déroute devant les caprices des 244

changes. En 1978, le Rwanda avait accumulé des réserves extérieures considérables, des dollars qui perdaient de valeur au fil de l’inflation et de la baisse du dollar. Le gouverneur de la Banque nationale avait pensé, idée parfaitement correcte, à leur diversification proportionnellement à l’importance de ses principaux partenaires commerciaux. Ce faisant, il aurait diminué les risques de perte de change, mais du même coup il aurait perdu les intérêts servis par les dépôts de ses dollars auprès du Trésor américain. Il y a entre le rendement et la sécurité un arbitrage qui est loin d’avoir trouvé une technique de solution parfaite. L’avantage principal des changes flottants est visible à l’examen des tableaux III et IV. Ils permettent de réaliser automatiquement l’équilibre des balances de paiements, évitant ainsi les mesures administratives (dévaluations) toujours coûteuses en cas de déséquilibres (risques de représailles, inflation importée...) et libérant les leviers de commande internes de l’économie, à la différence des changes fixes très contraignants : l’équilibre du cas IV n’a pas changé la structure interne des prix dans les deux pays. En d’autres termes, les autorités ont la latitude de manipuler « à leur guise » les instruments de politique économique (taux d’intérêt, masse monétaire, volume du budget). La balance des paiements s’équilibre toute seule. A l’heure où on se plaint de l’impérialisme international, les changes flottants offrent aux sous-développés la possibilité de gérer leurs propres affaires. Comme toute liberté, celle-ci, hélas, se paie. La situation IV n’est durable que si l'Allemagne et la France conservent leurs parts respectives du marché : le consommateur règle la facture. Par contre, si l’Allemagne était capable de produire beaucoup plus et, à la limite, d’alimenter seule le marché, elle pourrait faire baisser le prix à 100 unitas et la France ne pourrait plus écouler sa production, à moins de la vendre à 100 unitas, donc à perte (moins de 105 F) — ce qu’elle ne pourrait faire longtemps. En fait, 245

elle serait contrainte, si elle veut rester compétitive, de réduire ses coûts internes, par exemple par une compression des salaires ou une meilleure discipline monétaire, dont par ailleurs, répétons-le, elle reste maîtresse, mais qui l’oblige, tout en étant libre, à vivre sur ses propres moyens : le consommateur y gagne. Il convenait d’insister sur cette seconde propriété des changes flottants parce que ce sont l’idée de force, le désir de puissance et de domination économiques qui les ont fait triompher. Rongé avec le temps par ses contradictions internes, le dollar ne pouvait plus tenir dans des conditions différentes de celles de 1944. Il n’était pas non plus question de revenir au projet d’une monnaie mondiale indépendante des Etats. Restait la voie des changes flottants. Minés par les chocs spéculatifs contre la livre, puis le franc, puis le dollar, les changes fixes ont cédé en 1973 et les changes flottants ont été officialisés en 1976. Pourquoi? Parce que, pense-t-on, les Etats-Unis sont une puissance qui doit continuer à orienter le destin du « monde libre », sous son contrôle quasi total depuis trente ans. Et le commerce extérieur ne représente qu’à peine 5 % de son revenu national en 1973. Alors pourquoi se préoccuper de l’équilibre extérieur, il s'établira de lui-même — « pourquoi laisser la queue remuer le chien », selon l’expression du Pr Friedman? Les petits pays n’auront qu’à s’aligner. Les pays européens l’acceptent à contrecœur, malgré les résistances légitimes de la France. Après tout, l’Europe est devenue une deuxième force, et sur le plan commercial un concurrent sérieux; le Japon aussi. Alors les changes flottants, c’est de bonne guerre. Quant au Tiers monde, il n’a pas le choix. Les gouvernements seront bien obligés de lier leur sort aux pays clefs pour survivre. C’est ce qui s’est passé: au 31 janvier 1979, sur 134 monnaies membres du F.M.I., 40 sont rattachées au dollar, 4 à la livre sterling, 14 au franc, 12 au D.T.S., 20 à un panier, une combinaison autre que celle du D.T.S., 4 aux autres monnaies telles que la peseta espagnole. Il n’est donc pas tout à 246

fait exact de parler de changes flottants généralisés. Ce qui est vrai, c’est qu’on assiste à une partition progressive du monde en trois zones articulées autour du dollar, d'une monnaie européenne à trouver et du yen. Tel est l’objectif final des accords de la Jamaïque. D'ailleurs, à la réunion annuelle de 1978, les pouvoirs du F.M.I. ont été renforcés en matière de changes. Paradoxalement, au moment où les changes flottants sont invités à jouer un rôle d’équilibrage des balances de paiements, le F.M.I. est habilité à exercer un droit de surveillance sur les variations des taux, autre façon de dire qu’entre grands on s’arrangera pour éviter la guerre des blocs. Et, pourtant, les choses ne vont pas mieux. L’indice de malaise augmente partout, ou presque, et les interventions des banques centrales sur le marché des changes pour redresser le dollar en 1978, pour en freiner le redressement au deuxième trimestre 1979, ne sont qu’une « gestion de la crise » 16. C’est que la crise est profonde et les manipulations monétaires de moins en moins opérantes : le commerce extérieur américain est passé de 5 % de son revenu national en 1970 à 8,5 % en 1978. Et puis la notion de puissance économique n’est pas claire. Elle ne se réduit pas à la possibilité de produire, ni même d'exporter, elle implique aussi la résistance à importer. Tout dépend alors de la mesure dans laquelle le pays est sensible aux perturbations extérieures. Plus le produit importé est vital pour l’économie interne, plus on est finalement fragile : 10 % du pétrole américain importé paraissent faibles, mais l'Amérique tremble devant les Emirats arabes et s’agenouille devant 1’O.P.E.P. ou le Mexique. Parlant de l’imam Khomeiny, un quotidien parisien titre : « L’homme qui fait trembler l’Occident ». Le roseau n’est pas nécessairement moins fort que le chêne. La Côte d’ivoire ne produit pas un grain de blé, les Ivoiriens consomment beaucoup de pain, mais chaque famille peut vivre un jour, une semaine, un mois, un an sans manger de pain et sans crier à la famine. Augmenter donc de 4 cents (8 francs CFA) le litre d’essence aux Etats-Unis, c’est une

247

calamité nationale; le même litre passe de 75 à 90 francs CFA à Abidjan, l’économie digère le choc. Par ailleurs, laisser baisser le dollar pour conquérir les marchés, c’est bien. Mais le résultat dépend de deux séries de choses. D’une part, que le client soit satisfait du produit. Ce n’est pas le cas : avec un marché gigantesque, l’Amérique ne s’est pas souciée pendant quinze ans de la qualité de ses produits, l’Allemagne et le Japon soignent leurs clients africains et sudaméricains; la Mercedes se vend bien, la Toyota aussi, la Cadillac se contente de la clientèle d’élite cherchant le confort et le renouvellement. D’autre part, la chute du dollar résulte de la création monétaire, c’est l’inflation; l’exportation suppose une diminution de la consommation interne, c’est le chômage dans les secteurs fragiles. Dans le même temps, ni l’Allemagne ni le Japon ne sont disposés à acheter américain, ni à accumuler des dollars. On ne veut pas non plus prendre le risque de provoquer une chute trop forte du dollar qui mettrait en péril l’équilibre géopolitique mondial, ni aider à sa remontée car la facture pétrolière s’en trouverait alourdie. C’est l’impasse. Il y a cependant un recours : le F.M.I. Il aidera à contenir les ambitions des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie qui aspirent à un mieux-être désormais admis comme condition sine qua non de la paix, mais inacceptable parce qu’il implique au moins un ralentissement du rythme de la consommation en Occident. Au fond, le problème est là : distribuer d’une autre manière les richesses. On l’admet dans les conférences sur le nouvel ordre économique mondial, on le refuse en fait. Le F.M.I. a les moyens de concilier les déclarations et les faits incompatibles. Partout dans le Tiers monde, il est devenu un véritable gendarme pour réprimer les gouvernements qui tentent d’offrir à leur pays le minimum de bien-être. A la Jamaïque, « le gouvernement socialiste de M. Manley a dû prendre des mesures impopulaires sur prescription des experts du F.M.I. pour obtenir quelques millions de dollars à court terme 17 ». Au Pérou, pour 248

avoir osé nationaliser l’exploitation du pétrole et du cuivre, les autorités ont dû, à la suite des « pilules amères des oukases du F.M.I. » 18, faire face à une révolte populaire. Demandant l’anonymat, un administrateur du même F.M.I. trouve en lui un « policier » et dénonce la folie de grandeur des fonctionnaires du Fonds qui dictent les termes sévères aux Etats souverains 19.

F.M.I. : FONDS DE MISÈRE INSTANTANÉE? « Le F.M.I. devient une institution inopérante, presque formelle. Ses décisions sont adoptées par les grands pays avec une totale inattention à l’égard des pays du Tiers monde. Les débats du comité intérimaire sont entièrement des matières de protocole, sans signification aucune20. » Le président de la Banque du Pérou a tort. Le F.M.I. est bel et bien opérant, il est un « fonds de misère instantanée » (instant misery fund), selon cette pancarte qu’exhibaient des manifestants devant' le quartier général du Fonds en avril 1979, protestant contre un crédit accordé au gouvernement du général Somoza, président du Nicaragua. Il apparaît de plus en plus que l’issue des changes flottants est incertaine, et que si, prenant conscience de leur faiblesse, les pays sous-développés étaient aussi solidaires sur le front monétaire qu’ils tentent de l’être sur le front commercial, personne ne pourrait dire où débouchera le désordre actuel. Le F.M.I. veille. Sans doute y a-t-il un comité des vingt auquel est associé le Tiers monde, l’Afrique aussi; sans doute y a-t-il des Africains au conseil d’administration, sans doute y a-t-il un groupe consultatif de ministres africains des Finances qui, à l’occasion des réunions annuelles et même entretemps, exprime des vœux. Mais tout cela reste fondamentalement dérisoire, sans intérêt : dans leur essence, les questions monétaires échappent significativement au Tiers monde, totalement à l’Afrique. La réforme, qui n’en est pas une, se fait sans elle, contre elle. 249

La poudre aux yeux Ecartons d’abord rapidement les dispositions marginales prises en association avec la « réforme du système monétaire international » pour venir en aide au Tiers monde. Il y en a principalement quatre. Le financement compensatoire : « Il a pour objet d’étendre l’assistance financière que le Fonds accorde aux pays membres — premièrement, aux pays de production première — dont la balance des paiements subit le contrecoup des recettes d’exportation. Ces pays peuvent alors effectuer un tirage sur le Fonds pour compenser la moins-value de leurs exportations, à condition que le Fonds ait pu s’assurer que cette moins-value est de courte durée et indépendante dans une large mesure de la volonté du pays membre et que celui-ci coopérera avec le Fonds pour trouver des solutions appropriées pour résoudre ses difficultés de paiements21. » Où trouver les solutions appropriées aux difficultés indépendantes de votre volonté? Le F.M.I. a ses remèdes stéréotypés, invariables; réduisez les dépenses publiques, limitez le crédit, ne subventionnez pas les entreprises nationalisées, fussent-elles à coûts fixes importants, à vocation plus économique que financière, dévaluez. Comprenez : les recettes d’exportation ont baissé, le marché mondial vous a été défavorable, acceptez parce que la science économique du sousdéveloppement a démontré que les productions primaires auxquelles la nature vous a destinés doivent subir des fluctuations, et réduisez votre bien-être en commençant par réprimer la production, puisqu’on sait par ailleurs qu’une difficulté de balance de paiements est due, selon la « théorie monétariste du Fonds », à un excès de dépense interne! Que c’est technique! Le financement des stocks régulateurs : « Son but est d’aider à financer les contributions à la constitution des stocks régulateurs lorsque des pays membres, aux prises avec des difficultés de paiements, participent à de tels arrangements dans 250

le cadre d’accords sur les produits de base et répondent à des critères appropriés tels que les principes des relations intergouvernementales définis par les Nations unies pour les accords internationaux sur les produits de base22. » Est-ce parce que les pays sont aux prises avec les difficultés de balance de paiements qu’ils contribuent au financement des stocks régulateurs ou parce que, participant à ce financement, les pays se trouvent par ailleurs en difficulté? Il faut préciser car, dans la première alternative, les contributions constituent en ellesmêmes la recherche d’une solution à ces difficultés; lui ajouter des conditions d’éligibilité (coopérer avec le F.M.I. pour résoudre les problèmes comme dans le cas précédent), c’est alourdir un fardeau déjà bien lourd. Dans la deuxième, on écarte du financement compensatoire ceux qui n’ont pas de difficultés de paiements, mais participent à la régulation des stocks. Ce n’est pas le meilleur moyen d’unir les membres de l’accord. Le compte de subvention : Pour les années 1974-1975, le F.M.I. a mis sur pied une technique destinée à aider ses membres qui souffriraient du renchérissement du prix du pétrole. A cet effet, il a emprunté 6,9 milliards de D.T.S. à dix-sept pays pour les reprêter : c’est le mécanisme pétrolier. Un compte de subvention était ouvert aux pays les plus gravement touchés, permettant de réduire la charge des intérêts payables au titre du mécanisme pétrolier pour 1975. Quelque dix-huit pays ont bénéficié du compte. Nous sommes ici devant un exemple d’une formule plus large pour contourner les conséquences de la hausse du prix du pétrole et qu’on a appelée recyclage. Le recyclage consiste à empêcher les pétrodollars de sortir du système bancaire international, clos lui aussi. Sans le recyclage, les pétrodollars se seraient investis directement dans les entreprises occidentales ou du Tiers monde, exerçant une concurrence dangereuse pour les firmes multinationales. Il ne le fallait pas, on les a recyclés, c’est-à-dire empruntés aux Arabes pour... les reprêter. C’était plus conforme à la structuration de la propriété du capital dans le monde23. On a déplacé le problème, 251

qui n’était pas de charité; il était de respecter la liberté des mouvements de capitaux. Le recyclage l’a contrariée. Le fonds fiduciaire : Lorsqu’à Kingston, à la Jamaïque, on officialise les changes flottants et démonétise l’or en 1976, le F.M.I. a dans ses coffres 150 millions d’onces d’or. Qu’en faire puisque l’or n’est plus un instrument de réserves? On décide d’en vendre 50 millions en quatre ans, les 100 autres restant provisoirement au Fonds. Sur les 50 millions, 25 seront vendus au prix de 35 dollars l’once aux membres, proportionnellement à leur quota, ce qui revient à leur rétrocéder le sixième de leur dépôt d'or. Les 25 restants seront vendus aux enchères publiques; le profit (la différence entre le prix de vente et 35 dollars) sera transféré, partie automatiquement aux membres, partie à un fonds fiduciaire qui servira à faire des prêts dans des conditions avantageuses aux pays du Tiers monde. Tout cela paraît savant et généreux. Reste la question de fond. Pourquoi avoir décidé de vendre l’or monétaire au prix du marché à un moment précis? Tout au long des années soixante, le prix de l'or avait été l’objet d’âpres discussions. Le Pr. Rueff demandait qu’il fût révisé en hausse pour permettre le retour à l’étalon-or. Le général de Gaulle n’a pas cessé de répéter que l’étalon de change or était absurde et, croyant que le plan Rueff aboutirait, s’est engagé dans la conversion des réserves (en dollars) de la France en or. La résistance américaine a prévalu, on pouvait s’y attendre. Tout tournait autour de l’occasion à saisir pour réévaluer l’or, chacun cherchant à en avoir au maximum à la date de la réévaluation. Décider de vendre l’or à un moment où son prix sur le marché « libre », soigneusement orienté, monte régulièrement, c’est donner une surprime à ceux qui ont, à ce moment précis, la plus grande quote-part. C’est toujours la même chose : le rapport des forces. Et que dire de ceux qui ont « librement choisi » de détenir leurs réserves non sous forme d’or, mais de monnaies clefs, de biens vides?

252

L’Afrique a beau produire de l’or, ce sont quand même les développés par construction qui en bénéficieront! Revenons au rôle proprement policier du F.M.I. Il se résume en un mot : la conditionnalité.

La conditionnalité : répression par les gendarmes en col blanc « Le Fonds monétaire international est le gouvernement supranational le plus puissant aujourd’hui. Les ressources qu’il contrôle et son pouvoir d’interférer dans les affaires intérieures des pays emprunteurs lui confèrent une autorité à laquelle les avocats des Nations unies ne peuvent que rêver24. » Curieusement, ce pouvoir arrive au moment même où le F.M.I. devrait théoriquement disparaître. Sa fonction originelle est, en effet, de contribuer à l’ajustement des balances de paiements; or, en régime de changes flottants, l’ajustement se fait de lui-même. Le F.M.I. ne disparaît pas parce que la flottaison est impure; le marché des changes n’exerce pas pleinement ses effets, ce serait trop coûteux. Le F.M.I. exerce son pouvoir extraordinaire à l’aide de ses « fonctionnaires » (les fonctionnaires d’une société de capital!) à deux occasions. La première, c’est ce qu’on appelle là-bas les consultations annuelles au titre de l’article 14. L’article en question, c’est celui qui, dans les accords de 1944, accordait aux pays membres une période transitoire pour établir la convertibilité des monnaies, préalable à la multilatéralisation du commerce mondial. Les consultations sont restées la préoccupation principale du F.M.I. jusqu’en 1959 parce que les restrictions de changes étaient la règle partout; jusqu’à la mort de Bretton Woods, faute de travail : les fonctionnaires du Fonds n’avaient rien à faire, il fallait bien les occuper. Quand les pays africains sont entrés au F.M.I., ils ont été invités à respecter immédiatement sans préparation la convertibilité des changes, tempérée par l’article 14. Pour cela, chaque année, une équipe de quatre ou cinq « experts », la plupart du département Afrique, va 253

dans chaque pays, réclame tous les documents officiels, y compris ceux de l’armée, de la justice, des services de renseignements, collecte les chiffres dans leurs moindres détails et les consigne dans des tableaux impressionnants établis d’avance pour être facilement traités sur ordinateurs. Tout cela dans le plus grand secret; la moindre secrétaire pour les correspondances durant la « mission » vient de Washington. Les conclusions du rapport de mission sont internes, « confidentielles »; elles se retrouveront entre les mains des banques multinationales et des agences de renseignements et d'informations diverses. Véritable trésor pour les investisseurs et les gouvernements des pays riches. On est bien loin des préoccupations de change. Et si un gouvernement africain désire en prendre connaissance, il ne pourra y accéder que par une démarche auprès de l’administrateur représentant le groupe des pays auquel il appartient, l’administrateur effectuera une démarche auprès de l’expert. La deuxième occasion est celle d’un prêt. « Leur préférence est vers la liberté du marché et le laisser-faire. Quand vous regardez les accords du F.M.I., il y a un cadre standard, un plan presque préfabriqué : dévaluez la monnaie, éliminez les subventions pour les aliments et autres biens de base, libérez les marchés et rendez le climat de l’investissement meilleur pour les sociétés étrangères25. » Ce n'est pas une préférence, c’est une mécanique. Les fonctionnaires n’ont pas d’analyse à faire, on ne le leur demande pas. On leur demande de remplir le cadre qui leur est confié. Ce cadre dérive d’une doctrine économique propre au F.M.I. et qu’aucun économiste ayant la tête sur les épaules ne peut comprendre. Il a été mis au point par ses propres penseurs sur qui rayonne le directeur des études J. J. Polack. La doctrine de Polack, la « théorie monétariste de la balance des paiements », est le Coran des experts. Tout ce que le F.M.I. écrit depuis vingt-cinq ans cherche à la justifier. Elle est la fille d’une théorie monétaire plus générale, le monétarisme, dont le chef de file est le Pr. Milton Friedman. Mais si, conservateur conscient, 254

Friedman est cohérent, logique avec lui-même, Polack ne l’est pas, le F.M.I. non plus. La preuve : Friedman estime que sa théorie débouche sur les changes flottants, ce qui est logique. Si les autorités politiques conduisent la politique monétaire qu’il prêche, et puisqu’en bon libéral les mouvements de capitaux ne doivent pas être entravés, la fixité des taux de change est impossible : c’est « l’incompatible trinité ». C’est cohérent. Polack fait appliquer la théorie monétariste en régime de changes fixes. C’est incohérent. Regardons cela de plus près. Lord Keynes avait trouvé les remèdes pour la crise de 1929. Conservateur aussi, mais réaliste, il s’était rendu compte que ce remède avait d’autant plus de chances de succès qu’il était administré par l’Etat. L’Etat devait se servir de la monnaie pour sortir l’économie de la dépression, du sous-emploi massif. Hérésie, estime Friedman, l’Etat ne peut que dérégler le système. En accroissant ses dépenses financées par la monnaie, il ne peut que fabriquer l’inflation. C’est vrai si l’économie est en situation de plein emploi, à la limite de ses possibilités maxima, pas avant, pourvu que l’action soit menée avec mesure, guidée par le thermomètre du taux d’intérêt. Friedman comprend cela, mais, intelligent comme il est, il va montrer que le taux d’intérêt ne compte pas. Comment? En établissant une relation entre la quantité de monnaie (M) et le niveau des prix (P). Un accroissement de celle-là est suivi d’une hausse de celui-ci : le taux d’intérêt ne compte pas. Keynes a-t-il donc tort? Non; s’il vivait, il aurait répondu qu’il ne se sent pas concerné, ou même qu’il est d’accord avec Friedman. D’accord parce que, pour Friedman, M ce n’est pas M , la monnaie telle que nous l’avons définie dans ce livre; c’est M2, la monnaie plus les dépôts à terme dans les banques. Or, ce faisant, il mélange deux choses de nature différente : la monnaie, un bien vide, et le revenu, un bien rempli. Mais cela n’intéresse pas Friedman, il veut détruire le mythe de Keynes. Pour cela, il fait disparaître le taux d’intérêt, car chacun sait que le taux d’intérêt permet de partager le revenu entre dépôt à vue et dépôt à terme : si le taux d’intérêt augmente, les clients 1

255

des banques tendent à réduire leur compte chèque pour accroître leur compte à terme; le taux d’intérêt arbitre entre les deux. En les groupant, évidemment on noie le taux d’intérêt. Friedman triche, et il le sait. Polack ne triche pas, il ne sait pas. Le remède de Keynes consistait à effectuer des dépenses publiques pour déclencher un mécanisme qu’il a appelé multiplicateur de la dépense d’investissement, et c’est le taux d’intérêt qui devait donner des indications sur la mesure de cette dépense. Le multiplicateur trouve donc sa source dans la monnaie. Pour Polack, « l’analyse du multiplicateur est typiquement non monétaire, peut-être même devrions-nous dire a-monétaire26 ». Alors d’où vient-il? Mystère, Polack fait du monétarisme. Lequel? Celui qui dit que les théories qui l’ont précédé sont partielles. Tantôt elles ont mis l’accent sur les échanges de biens et de services (c’est la théorie des élasticités), tantôt elles ne voient que la différence entre le revenu national et la dépense nationale (la théorie de l’absorption); or il convient de tenir compte de tout cela, et aussi du mouvement des capitaux, en prenant le solde général (excédent ou déficit) de la balance. C’est vrai. Au bout de son analyse, la « théorie monétariste de la balance des paiements » conclut que le solde est un phénomène essentiellement monétaire. C’est encore vrai. Son ajustement participe donc de la monnaie. C’est toujours vrai, aussi vrai que de dire, comme le fait Friedman, que l’inflation est un phénomène monétaire; mais cela n’explique rien. Ni l’inflation ni le déficit ne sont la preuve qu’il y a une abondance monétaire et qu’il faut réduire le stock de monnaie. L’inflation, si elle coïncide avec le sous-emploi massif, indique plutôt que le stock existant a été mal géré, il a été orienté vers les biens que le pays ne produit pas ou qu’il ne produit pas assez. Le fonctionnaire part donc en Afrique avec les formulaires du F.M.I., établis selon les prescriptions de Polack : dévaluez, réduisez la consommation intérieure, les dépenses budgétaires, etc. Seulement, dévalué dix fois, le zaïre dégringole toujours : 256

l’économie n’est pas sollicitée par la monnaie. Le Ghana connaît le même processus cumulatif de dépression. En dévaluant en 1971, le Ghana a ouvert la « boîte de Pandore » que le pays n’arrive toujours pas à fermer. Malgré la dévaluation sauvage du franc malien, malgré les programmes sévères successifs imposés au pays et par le Trésor français et par le F.M.I., le Mali ne sort toujours pas du marasme. A la suite de la chute du prix du phosphate, le Maroc connaît des difficultés de balance de paiements. Légitimement, il demande un prêt au F.M.I.; on lui dicte une politique de crédit qui risque de réduire les vendanges de 1978. Le Maroc prend des mesures internes pour attirer l’épargne de ses travailleurs en France. Le F.M.I. lui fait savoir qu’il pratique les changes multiples et donc discrimine. Il oublie que l’une des propriétés des changes flottants, désormais officiels, c’est précisément de discriminer en fonction des caractéristiques particulières des divers partenaires commerciaux. De toute manière, les changes multiples sont associés aux changes fixes, régime qu’on dit disparu; ce sont des mesures administratives qui n’ont donc rien à voir avec les changes flottants, par définition même. Le Rwanda, répondant à l’appel du F.M.I. qu’il vaut mieux prévenir les problèmes avant qu’il ne soit trop tard, annonce en juillet 1978 que sa récolte de café, jointe à l’évolution prévisible des cours, risque de l’exposer à une détérioration de ses comptes extérieurs l’année suivante. Il demande à bénéficier du fonds fiduciaire. La mission qui doit négocier le programme se fixe pour objectif « de fixer les limites du crédit à l’exclusion des crédits saisonniers, mais pour lesquels il faudra fixer les limites à part ». Admirez au passage la précision! La même mission précise que, depuis cinq ans, le Rwanda pratique une politique prudente de crédit. Oui, un emprunt au fonds demande toujours un crédit ceiling (un plafonnement du crédit). C’est la loi, quand bien même la politique de crédit serait déjà prudente. Sur place, le ministre des Finances et le gouverneur de la Banque centrale attestent que la récolte de café pourrait ne pas excéder 20000 tonnes. La 257

mission enquête et un expatrié déclare que la récolte devrait se situer autour de 28000 tonnes. Il n’y aura pas de fonds fiduciaire pour le Rwanda. Soyons juste, les experts du F.M.I. sont des innocents; ils sont chargés, en Afrique et ailleurs dans le Tiers monde qui a des velléités de valorisation de ses exportations et d’aspiration à un mieux-être, de réprimer ces ambitions et d’obliger ces pays à restreindre leur train de vie en dévaluant tour à tour, perdant par le change, la monnaie, ce qu’ils pourraient gagner par les négociations commerciales. Le nouvel ordre économique international, on n’en veut pas.

258

Chapitre VII

L'inflation mondiale ou le refus du nouvel ordre économique international En tant qu’historien. il faut être conscient de la possibilité de la tragédie. Cependant, en tant qu'homme d’Etat, on a le devoir d'agir comme si son pays était immortel. Henry Kissinger, Die Zeit (1976)

L’inflation est aujourd’hui « au cœur » . C’est la « grande 1

inflation »2. Elle est devenue le thème principal aussi bien des débats politiques que des discussions universitaires. La hausse des prix dans le monde depuis 1968 est désormais sans commune mesure avec les 1 ou 2 % qui effrayaient les économistes après la dernière guerre. Le phénomène est nouveau. Jusqu’à l’aube du xx' siècle, l’économie mondiale est constamment menacée non pas de hausse, mais de baisse des prix. Entre 1823 et 1848, les prix de gros baissent aux Etats-Unis de 25 %. Avec la guerre civile, ils connaissent une forte poussée, puis, entre 1873 et 1896, ils diminuent de près de 50 %. A la fin du siècle, ils sont au niveau d’avant 1823. Les mêmes mouvements s’observent partout en Occident : en Angleterre, les prix baissent presque de façon régulière jusqu’en 1910; en 259

Allemagne, ils sont, à cette date, au niveau de 1880. La hausse des prix à l’âge d’or du capitalisme est associée soit à l’abondance de For, soit à la guerre : les disciplines de l’étalon-or confinent les gouvernements dans les limites d’émissions monétaires restreintes, ce qui n’est pas sans inconvénient; mais l’illusion d’une croissance continue sans contrainte n’envahit pas les esprits. Entre les deux guerres, c’est l’instabilité monétaire la plus totale; à des hausses de prix dont le rythme se mesure par des puissances de 10 succède la crise la plus grave que le monde capitaliste ait jamais connue : une crise de déflation, de chute des prix, celle de 1929; puis c’est l’incertitude qui déroute tous les esprits et déjoue tous les calculs. Bretton Woods ouvre une ère de hausse continue des prix. Elle est d’abord modérée, de l’ordre de 1,5 % jusqu’en 1960, à l’exception de 1958 en France où elle atteint 15 % à l’occasion des événements qui ont secoué le pays. Ensuite, entre 1960 et 1967, le taux passe à 3 % en moyenne et, jusqu’en 1970, à 5 %. A partir de là, le chiffre est de 8 % jusqu’en 1973, puis franchit les 10 %. L’inflation devient un phénomène mondial, à la fois accepté et menaçant. Pendant que les politiciens et l’opinion publique s’alarment devant ses effets sociaux, les universitaires discutent autour de ses causes. L’injustice, avec son corollaire, les troubles sociaux, est la manifestation la plus populaire de l’inflation. Elle frappe principalement, et d’abord, les catégories sociales les plus faibles : les salariés, les vieillards, les titulaires de revenus fixes, les chômeurs aussi. Seuls les propriétaires de capital, les grosses entreprises, et bien sûr les gouvernements ont les moyens d’en contourner, au moins temporairement, les effets et parfois d’en profiter: en 1978, année pourtant réputée peu brillante aux EtatsUnis puisque la production n’a que péniblement atteint 3,5 % et que les prix ont augmenté de 8 %, les quatre principales sociétés pétrolières enregistrent un bénéfice net de 5 milliards de dollars 260

(plus de la moitié du total des D.T.S. créés jusque-là à l’échelle planétaire), répartis ainsi qu’il suit : Sohio 450 millions, Gulf 791 millions, Texaco 825 millions (le budget de la Côte d’ivoire), Exxon 2 800 millions. General Motors n’a pas fait de bonnes affaires, parce que le bénéfice net n’a été que de 3 500 millions, contre 3 300 l’année précédente. L’Etat, estimant que 1979 risque d’être difficile, se contentera d’un « maigre » déficit de 30 milliards financé par l’inflation. Toutes proportions gardées, les chiffres sont voisins en Europe occidentale, sauf l’Allemagne parce qu’elle reste encore un mineur politique et la Suisse parce qu’elle est au-dessus de tout soupçon. A côté de cette injustice catégorielle, presque institutionnalisée, il y en a une autre, moins populaire et cependant tout aussi choquante; le climat d’incertitude qu’elle installe, la fuite devant l’argent et la spéculation qui l’accompagne défient tous les calculs économiques : le plus irrationnel des hommes peut devenir milliardaire du jour au lendemain et le plus intelligent s’appauvrir à tout moment. Le thésauriseur français ou indien qui aurait enfoui de l’or sous son matelas il y a seulement cinq ans peut le revendre aujourd’hui cinq ou six fois plus cher. Il est probablement préférable, pour notre propos, d’insister sur les causes de l’inflation pour faire la part des responsabilités. Auparavant, il n’est peut-être pas inutile d’en donner une définition, de dire ce qu’elle est : il s’agit, là encore, d’un domaine où les choses sont loin d’être claires. Commençons par ce qu’elle n’est pas. L’inflation n’est pas la hausse d’un prix ou d’un groupe de prix. Le public, la ménagère en particulier, perçoit l’inflation à travers la hausse des prix qu’il observe : celui du sucre, du riz, du poisson, de la banane, etc. Si, en période d’inflation, le prix de n’importe quel bien a tendance à augmenter, la réciproque n’est pas vraie. Un prix ou un groupe de prix peuvent augmenter, et même augmenter fortement, sans qu’on puisse parler d’inflation, 261

parce qu’une telle augmentation est accompagnée d’une diminution d’un prix ou d’un groupe d’autres prix. Le niveau général des prix (P) est alors inchangé. Inversement, la baisse du prix d’un bien particulier n’est pas le signe d’une situation non inflationniste, tant que d’autres prix augmentent. Il en résulte que contrôler les prix de certains produits, dits de première nécessité, ne peut combattre efficacement l’inflation. Si l’on comprime le prix du riz en laissant le volume total des moyens de paiements (M) augmenter, les autres produits coûteront plus chers parce qu’ils seront plus demandés; cela dans un premier temps. Dans un second temps, les producteurs de riz s’orienteront vers d’autres activités et l’offre de riz diminuera, entraînant soit la hausse de son prix, soit le marché noir, soit les deux : l’apologue de la banane et de la chaussure l’a illustré. Le contrôle des prix est donc non seulement illusoire, mais encore dangereux : il provoque la pénurie et la mauvaise répartition des forces de travail. Il est enfin inutilement coûteux : les contrôleurs de prix sont payés pour une tâche sans effets. L’inflation n’est même pas la hausse de tous les prix. Peu importe en effet que P augmente de 20 % si, simultanément, les moyens de paiements (M) de la ménagère augmentent d’au moins autant. Il peut d’ailleurs ne s’agir que d’une hausse transitoire, le temps que la production réponde à la demande. L’inflation c’est la diminution de la valeur de la monnaie, de M/P. Si P augmente mais que M augmente plus vite, il n’y a pas de grande inflation, car dire que M augmente plus vite que P, c’est dire que la production répond efficacement, ou que les perspectives de bénéfice qu’offre la hausse des prix encouragent les entrepreneurs à produire davantage, et qu’ils produisent effectivement. En quoi donc, la hausse des prix n’est pas mauvaise, elle ne le devient qu'à partir du moment où elle met en péril la valeur de la monnaie. L'inflation d’aujourd’hui se caractérise par cela.

262

Est-ce à dire qu’il faille se croiser les bras et laisser les prix des denrées de première nécessité s’élever au mépris du sort des plus pauvres? Evidemment non, la stabilité des prix est toujours désirable, à condition qu’elle ne signifie pas le blocage du niveau de la production, lequel pourrait se produire si une politique monétaire, trop préoccupée par la stabilité, n’était pas disposée à supporter des hausses transitoires qu’impliquent les délais de réponse de l’appareil économique. On dit seulement qu’il faut surveiller les prix, observer leur comportement et prendre des mesures qui les infléchissent dans le sens désiré. La hausse du prix de la banane à Abidjan en mai 1977 était le signe soit que les circuits de distribution devaient être réaménagés, soit qu’on n’en produisait pas assez, soit encore, ce qui revient au même, que la rupture du stock de riz avait déplacé la demande vers la banane. De telles situations peuvent appeler des fixations arbitraires, mais temporaires, de certains prix; le temps que les mesures parallèles corrigent en profondeur la tendance initiale. De même est-il légitime de subventionner momentanément des entreprises publiques qui en régime normal devraient faire des bénéfices mais qui, pour une raison quelconque, ont des difficultés financières. « L’indice des prix n’est pas la mesure de l’inflation 3. » La vraie mesure de l’inflation, c’est l’évolution comparée de la masse monétaire et des prix quand le système monétaire est judicieusement utilisé. Le tableau 7.1 le montre. Ce tableau est plein de renseignements sur l’inflation mondiale. Son interprétation demande cependant quelques précisions : d’abord, le comportement des prix a été mesuré par l’indice des prix à la consommation. Cette façon de procéder est souvent critiquée. On lui préfère le déflateur, un indice retenant non seulement les prix à la consommation mais aussi les prix intermédiaires, ceux que paient les entreprises pour les produits qu’elles utilisent dans leur activité. Sans méconnaître la portée d’une telle critique, nous considérerons que tout indice, comme tout instrument, est imparfait : le thermomètre n’est pas un indicateur infaillible de l’état de fièvre du malade. Les prix à 263

la consommation, sans refléter fidèlement l’évolution de l’ensemble des prix, rendent tout de même compte, avec un degré de fiabilité suffisant, de l’évolution du coût de la vie. Ensuite, la comparaison des prix entre les pays industrialisés et les pays du Tiers monde est risquée, car, dans les premiers, les informations sont relativement abondantes et les méthodes plus éprouvées. Dans les seconds, les experts se contentent souvent des prix de quelques produits dans les villes. Les indices ont tendance à être majorés, les prix étant généralement plus bas et s’accroissant moins vite dans les campagnes. En 1978, le poulet coûtait 450 F à Kigali et 150 F dans les environs de Gisenyi. Les statistiques internationales retiennent les prix à Kigali : il y a toutes les chances pour que l’indice obtenu soit beaucoup plus fort qu’il ne l’est en réalité dans l’ensemble du pays. Cela est vrai pour tous les pays africains et du Tiers monde.

264

TABLEAU 7.1 : EVOLUTION DE LA MONNAIE ET DES PRIX DANS LE MONDE 1950-1977 (EN POUR CENT DE VARIATION PAR RAPPORT A L’ANNEE PRECEDENTE)

265

De plus, la monnaie n’est pas principalement dirigée vers l’exploitation des ressources locales, elle ne joue pas son rôle de locomotive du système de production. Enfin, elle n’est pas toujours définie au sens strict. Les comparaisons doivent donc être accompagnées de réserves. C’est ainsi que, dans le cas des pays exportateurs de pétrole, l’inclusion de la contrepartie des réserves dans la masse monétaire fausse toutes les interprétations puisque, à partir de 1973, elles constituent une fraction importante de l’actif du système bancaire sans être du crédit. C’est ainsi également que les chiffres de 1975 et 1976 pour le Ghana et le Zaïre ne sauraient signifier qu’il y a eu une abondance monétaire provoquant l’inflation. Cela étant, le tableau révèle quelques caractéristiques de l’inflation actuelle : c’est d’abord, au sens où nous l’avons pris (une hausse des prix entamant la valeur de la masse monétaire), un phénomène récent. Jusqu’à la fin des années soixante et pratiquement dans tous les pays (sauf la France en 1958), la variation des prix est inférieure à celle de la quantité de monnaie. Certes, ils augmentent sans interruption, et déjà beaucoup d’esprits avisés y voient les signes prémonitoires des dangers futurs : le Pr. Rueff parle déjà de 1’ « âge de l’inflation ». En 1967, l’O.C.D.E. publie une étude intitulée « The Problem of Rising Prices » (Le problème des prix qui montent)4. En Occident se répand l’idée d’une politique de revenus pour protéger certaines catégories sociales contre l’inflation. Déjà aussi apparaît, dès 1958, l’idée de la stagflation qui montre que, contrairement aux thèses keynésiennes, il peut y avoir stagnation économique simultanément à l’inflation. Mais la hausse des prix est relativement modérée, et le taux de croissance si soutenu que le public occidental en arrive à accepter l’inflation et à considérer que la production réelle, défalcation faite du mouvement des prix, étant positive, le monde est dans un état de croissance ininterrompue : le président Kennedy pratique une politique de déficit budgétaire qui réduit le chômage de plus de 2

266

% en trois ans. L’Italie finance son miracle par la monnaie, le Japon aussi. En réalité, l’expansion économique de l’Occident approche de ses limites et, dès 1966, les prix s’accélèrent partout. L’inflation, qui jusque-là est perçue sous ses aspects sociaux, commence à inquiéter même les riches et les gouvernements : la croissance réelle se ralentit. C’est alors que le prix des matières premières commence à augmenter, aggravant les faibles performances économiques du monde industrialisé. La décennie 1970-1980 sera critique. En 1974-1975, il n’y a plus seulement ralentissement des activités, il y a une récession économique générale : les prix ont tendance à augmenter plus vite que la masse monétaire, c’est la grande inflation. Dans le tableau, les années où les prix ont augmenté plus vite que la monnaie ont été portées en italique. Il ressort clairement qu’à l’exception de quelques rares années, et pour des cas particuliers, le foyer de l’inflation mondiale se trouve bien dans les pays industrialisés. L’Amérique latine, tant décriée pour son inflation, n’a connu cette situation qu’en 1975. Quant à l’Afrique, le Zaïre mis à part pour les raisons que nous connaissons, elle n’a jamais connu l’inflation. Il est donc tout à fait inexact de dire que « le besoin d’ajustement s’étend aussi aux pays en développement qui continuent à être tourmentés par une inflation rapide et par des problèmes de balance des paiements », et qu’« il est dans leur propre intérêt comme dans celui du processus d’ajustement qu’ils corrigent leurs déficits extérieurs en limitant leur dépense intérieure à ce qu’ils peuvent gagner plus ce qu’ils peuvent emprunter avec sécurité à l’extérieur5 ». Il l’est encore plus de prétendre que l’inflation dans les pays du Tiers monde s’explique par leur prodigalité et qu’ « ils doivent respecter la vérité des prix6 ». Les prodigues, ce ne sont pas les sous-développés, ce sont les industrialisés qui refusent la vérité des prix des matières premières, les contournent par des moyens divers, dont l’inflation : commentant les mesures prises par 267

l’administration Carter contre le laxisme monétaire, l’éditorialiste d’un journal spécialisé londonien ne déclare-t-il pas que l’administration des Etats-Unis a enfin reconnu que l’économie américaine vit constamment au-dessus de ses moyens7? Mais l’Amérique n’est pas le pays le plus prodigue: l’Angleterre, la France, l’Italie le sont au moins autant Et l’inflation est le fait du monde industrialisé, et de lui seul. Un autre enseignement du tableau 7.1 est que les taux d'inflation divergent considérablement entre pays industrialisés eux-mêmes: alors que, jusqu’en 1970, l’écart entre le taux le plus faible et le taux le plus fort ne dépassait pas 2,5 %, ce même écart approche parfois 20 % comme en 1975. La raison en est que, sous les prescriptions de Bretton Woods, les taux de change du marché étaient autorisés à fluctuer de 2 % au total autour de ceux déclarés au F.M.I.; cela rendait les monnaies relativement plus libres vis à vis du dollar. Si les taux de change avaient été rigoureusement fixes, la livre anglaise et le franc français auraient été, conformément aux schémas de Mundell (cf. chap. 5), de vrais frère et sœur, le naïra nigérian et le franc CFA de vrais cousins. La faculté pour la livre et le franc de fluctuer dans certaines limites en faisait des monnaies non pas indépendantes, certes, mais pas tout à fait satellites non plus : elles étaient autonomes. Cette autonomie a été élargie lors des accords de décembre 1971, quand la marge autorisée est passée à 4,5 %, puis avec la flottaison de principe, transformée en indépendance, également de principe; les pays ont conduit des politiques internes plus libres, d’où les différences prononcées des rythmes d’inflation. Mais, nous le savons, dans l’intérêt bien compris du Groupe des dix, il fallait contenir le désordre dans des limites tolérables, il fallait surveiller les changes et c’est ainsi que les problèmes de balance des paiements n’ont pas disparu avec la flottaison des monnaies, contrairement aux espoirs de Friedman. Seulement, cette concertation à son tour entretient et nourrit l’inflation8.

268

Supposons en effet qu’à un moment donné, au début du mois par exemple, le dollar vaille deux marks allemands et que, estimant que ce prix est trop élevé, le Fédéral Reserve System intervienne ou simplement le laisse tomber à 1,5 mark afin de stimuler les exportations américaines. Le quinze du mois, après des appels (sans échos) du monde pour que les Américains renforcent leur monnaie qui déséquilibre tous les marchés, l’Allemagne intervient, crée des marks pour acheter les dollars afin que la parité revienne à deux marks par dollar. A la fin du mois, on est bien revenu au taux du début, mais entre-temps, pendant les quinze premiers jours, le dollar s’est dévalorisé et les Américains ont ajusté leurs prix en hausse. Pendant les quinze derniers, le même processus s’est opéré en Allemagne. On a bien une concertation, les parités sont revenues au niveau initial, mais les prix ont augmenté et aux Etats-Unis et en Allemagne. Pourquoi? Parce qu’on n’a pas laissé les changes flottants exercer pleinement leur effet. Tel est le résultat inflationniste des changes flottants impurs actuels. Le remède officiel proposé pour ce trouble est qu’il faudrait qu’aussi bien les pays excédentaires que les pays déficitaires contribuent à l’ajustement général. Comment? En pratiquant une politique inflationniste en Allemagne et au Japon, et une politique plus raisonnable aux Etats-Unis et dans d’autres pays déficitaires. On appelle cela le besoin de convergence des taux d’inflation en Occident. Qu’est-ce à dire, si ce n’est qu’il conviendrait que l’Allemagne et le Japon acceptent une hausse des prix supérieure à celle de la production virtuelle? En plus simple, qu’ils majorent les prix des équipements qu’ils vendent au Tiers monde et à l’Afrique? Le Tiers monde, l’Afrique en tête, paiera les frais de l’ajustement, de la convergence et de la concertation au sein de l’O.C.D.E. Le Tiers monde contribuera à la convergence en important moins d’équipements allemands et japonais et, corrélativement, plus de produits de moindre qualité d’ailleurs. C’est dans la logique des changes flottants surveillés.

269

« L’inflation est l’expression de la politique des Etats qui estiment pouvoir dépenser plus que leurs ressources le leur permettent9. » Il y a plus qu’une croyance : le monde industrialisé se sert de l’inflation combinée avec d’autres instruments pour repousser l’avènement d’un nouvel ordre économique que, par ailleurs, on réclame à tous vents. Naturellement, ce n’est pas l’avis de tout le monde : les théories explicatives se sont développées au fil des prix, chacune prétendant détenir la vérité ; aucune ne s’est imposée.

VUES CLASSIQUES SUR L’INFLATION MONDIALE D’où vient l’inflation? Constater que son foyer se trouve en Occident est éclairant, mais ne dit pas comment elle naît, ses causes. Or on ne peut guérir la maladie qu’en s’attaquant à son germe. Plusieurs modèles « explicatifs » ont été proposés, allant des fondements historiques aux abstractions mathématiques les plus inutilisables. On pourrait presque de nos jours constituer une science autonome de l’inflation. Sans aller dans des détails qui seraient d’ailleurs largement superflus, mais sans simplification extrême, on peut distinguer deux catégories de théories de l’inflation : une première qu’on pourrait qualifier d’académique si ce terme était vidé du contenu péjoratif qu’on aime à lui attribuer, une deuxième qui tente de voir dans l’inflation la manifestation de phénomènes socio-politiques. Les théories académiques de l'inflation Nées depuis le XVe siècle à la suite de la montée des prix en Europe qui a accompagné la découverte de l’or du Nouveau Monde, elles se sont développées depuis la guerre pour atteindre aujourd’hui un stade proche du sophisme. Il y en a essentiellement trois.

270

L'inflation par la demande est celle qui a eu le plus de succès jusqu’à une date relativement récente. Si, partant d’une situation économique de plein emploi, la demande exprimée par le public — telle que celle qui s’est exercée sur la France consécutivement à la rentrée massive de rapatriés d’Algérie, ou celle que les Etats-Unis ont connue en 1965-1966 à l’occasion du retour des combattants du Vietnam — s’accroît, il va en résulter une hausse des prix qui va inciter les travailleurs à revendiquer des augmentations de salaires. Comme les salaires sont la composante principale des coûts de déclenchée depuis 1965, avec pour point de départ les Etats-Unis. Au demeurant, cette hausse n’a finalement été qu’un rattrapage. Le prix du pétrole a été artificiellement comprimé pendant vingt ans alors que sa demande s’accélérait : sa part dans la consommation d’énergie s’élevait tandis que l’ensemble des prix grimpait (tableau 7.2 a et b). Une telle évolution était une infraction à la loi économique qui veut que les prix des biens rendant les mêmes services tendent à se rapprocher. Pendant les vingt années qui ont précédé la « crise » du pétrole, on a assisté à une substitution progressive du pétrole (sa part dans la consommation globale passe de 21,4 à 46,3 % en quinze ans) aux autres sources d’énergie, le charbon en particulier (respectivement 21,8 et 3,2 %). Cela aurait dû entraîner une hausse progressive du prix du pétrole, associée à une baisse de celui du charbon, de façon qu’à la limite il y ait équilibre entre les utilisations de pétrole et de charbon (cf. la nécessaire unicité du prix du même bien au chapitre 1), Le contraire s’est produit, et ce n’est pas étonnant : le pétrole provient des régions sous-développées dont le niveau de vie n’a pas besoin d’être amélioré, le charbon est extrait dans celles où, par construction, les hommes ont droit à un bien-être toujours plus élevé. L’ennui c’est que, à terme, on ne transgresse pas sans dommage les lois économiques. A la fin, les forces politiques ont cédé devant la puissance des lois économiques.

271

Ce qui est vrai pour le pétrole l’est pour les autres matières premières. D’après les calculs effectués par R. M. Stem, le taux de croissance annuel du prix du pétrole pour la période 19481975 aurait dû être de 9,9 %, celui du coton de 9 %, celui du sucre de 8,7 % 13. Le monde est malade de pétrole. Que serait-il arrivé si les prix du coton et du sucre (qui figurent parmi les cinq premières matières premières commercialisées) avaient été eux aussi réajustés selon les lois de l’équilibre des marchés? Revenons à l’inflation. Le maillon central de l’enchaînement infernal coûts → prix → demande → coûts qui caractérise l’inflation par les coûts, c’est la faculté qu’ont les entreprises de transmettre la hausse des coûts sur leur prix de vente. Ce n’est pas ce que demandent les travailleurs lorsqu’ils revendiquent les augmentations de salaires, ni les producteurs de matières premières quand ils réclament des prix plus rémunérateurs. Ils demandent une part plus grande de la production mondiale totale, une meilleure répartition des revenus. On le leur refuse en majorant les prix des biens finals et les profits pour, dit-on, investir davantage. Aucun économiste sérieux n’a jamais préconisé la hausse des profits ou des investissements comme une fin en soi. Bien au contraire! Par les coûts ou par la demande, l’inflation ne peut persister que si les autorités monétaires le permettent. Si elles le refusent, les prix ne peuvent s’élever durablement. Paul Fabra pense à juste titre que l’inflation « est comme l’hydre de la fable : si on ne lui coupe pas d’un coup toutes les têtes, elle ne finit pas de resurgir et de défier les imprudents qui ont cru pouvoir l’apprivoiser avant de la maîtriser 14 ». On peut cependant tuer l’hydre en lui perçant le cœur! Et le système monétaire est au cœur de l’économie. La preuve : Jean Denizet situe le début de la grande inflation au milieu de l’année 1972, ce qui est juste, mais en ce sens, et en ce sens seulement, que l’accélération de la création monétaire est particulièrement vive cette année-là. Partout dans le monde industrialisé, sauf aux Etats-Unis, le taux 272

d’expansion monétaire dépasse 11 %. C’est sans précédent. Le mouvement débute d’ailleurs en 1971. La hausse des prix attend 1973 pour dépasser celle de la monnaie (en Suisse et en Allemagne), entraînant en 1974-1975 la vraie récession : les taux de croissance réelle tombent au-dessous de zéro dans presque tous les pays de l’O.C.D.E. En 1976, et pour sortir de la dépression, on applique une expansion monétaire encore plus forte qu’en 1972-1973. La hausse, qui s’était quelque peu ralentie, redémarre en 1977. Tout cela est visible sur les tableaux 7.1 et 7.3. Sur ce point, il est difficile de ne pas donner raison à Friedman. TABLEAU 7.3 :TAUX DE CROISSANCE DU PRODUIT NATIONAL BRUT 1959-1975 (EN POUR CENT)

Il y a plus grave : admettre, comme le font Jean Denizet et les tenants de l’inflation par les coûts, que les autorités monétaires ne peuvent maîtriser la quantité de monnaie et que le système bancaire répond « passivement » aux besoins de l’économie, c’est non seulement faire un aveu d’impuissance devant l’inflation mondiale, mais encore croire qu’il est possible de comprimer éternellement certain coûts (des matières premières en particulier). L’expérience montre qu’à la longue, le temps que les mécanismes économiques révèlent leurs forces, la vérité des prix relatifs finit par s’imposer. Il ne fait plus de doute que si, à la 273

différence de celui du pétrole (et encore!), les prix des matières premières sont encore arbitrairement comprimés, la raison est à rechercher au niveau des rapports militaires et politiques. L’époque actuelle devrait donc, au regard de la science économique, être transitoire, même si elle doit être longue. Quoi qu’il en soit, en Afrique, l’inflation ne peut s’expliquer par les coûts, car cela voudrait dire que la main-d’œuvre y est très chère, les matières premières aussi, et les taux d’intérêt créditeurs élevés. Ce n’est manifestement pas vrai. Une troisième théorie dans la catégorie des explications académiques de l’inflation, c’est celle qui l’impute au fonctionnement défectueux du système monétaire international. Dès le début, la plupart des économistes pensaient, à juste titre, qu’il était dangereux de baser la circulation monétaire mondiale sur celle d’un seul pays. Deux courants se sont dégagés par la suite. Certains, comme Jacques Rueff, ont estimé que, du moment qu’aucune contrainte n’était imposée au dollar, les Américains auraient tendance à en fabriquer trop et donc à entretenir l’inflation l5. D’autres, tel Robert Triffin, ont pensé qu’au contraire il y aurait pénurie des liquidités internationales 6. Avec un peu de recul, on peut maintenant dire que les uns et les autres avaient raison. D’un côté, il y a une pénurie en ceci que le monde est toujours à la recherche de moyens de paiements indépendants d’un pays particulier, et nous savons que les D.T.S. n’en sont pas. De l’autre, il y a effectivement trop de monnaie internationale dans le monde, puisque le dollar en tient lieu. Il n’y a pas de différence quant au fond. S’agissant des prix, cependant, il est difficile d’en imputer l’évolution au seul dollar; pour plusieurs raisons. D’abord, la hausse est restée légère pendant le règne absolu du dollar, toute la décennie 1950-1960. Elle était un peu plus forte pendant la première moitié des années soixante. Ce n’est qu’à partir de 1966, quand, à la suite de la politique du président Kennedy, 274

l’économie américaine a atteint (et dépassé) le plein emploi et que la guerre du Vietnam l’a fortement secouée, que les prix s’accélèrent pour tourner en désastre à partir de 1972. Et puis, avant 1970, la hausse reste plus faible aux Etats-Unis qu’ailleurs dans l’O.C.D.E. Ensuite, l’accélération à partir de 1966 est moins la conséquence d’une création excessive de dollars que celle d’une fuite devant eux. Or qu’est-ce qui avait obligé les mêmes pays qui s’en débarrassaient à les conserver? Rien, dans les statuts initiaux du F.M.I., n’astreignait les autres pays à accumuler des dollars en quantité si importante que les Américains se sont trouvés dans l’impossibilité de les convertir en or. Si, et cela en accord avec les dispositions de Bretton Woods, les pays excédentaires avaient converti au fur et à mesure leurs réserves en or, peut-être se serait-on rendu compte plus tôt de l’impasse et n’aurait-on pas attendu que la crise devienne aussi profonde pour rechercher des solutions. Les pays européens et le Japon sont au moins complices de la prostitution du dollar et, comme tels, passibles de la même condamnation. Enfin, décroché de l’or en 1971, flottant légalement depuis 1976, il ne devrait plus assumer le rôle de monnaie internationale. Comme cela risque de mettre en cause l’équilibre géopolitique mondial, il vaut mieux le soutenir pour que l’Occident reste fort, sous le parapluie américain. Alors, qui est responsable de quoi? Le système a sans aucun doute permis aux Etats-Unis d’asseoir un empire économique, mais grâce à une complicité bien comprise des autres membres de l’O.C.D.E.

Les fondations socio-politiques de l’inflation Pendant que les économistes, et parmi eux les plus obscurs, les économètres, élaborent leurs modèles, la réalité sociale à laquelle ils sont censés s’appliquer évolue. On en arrive à se demander si les remèdes qu’ils préconisent ne sont pas plutôt destinés à des fantômes. En effet, en se référant à la quasistabilité des prix du siècle dernier, on fait comme si le système 275

économique était resté le même. Or, disent les sociologues, les historiens et les analystes politiques, les mécanismes de formation des prix, qui, par le jeu de la compétition, sélectionnent non seulement les producteurs mais aussi la qualité et la nature du produit, ne jouent plus dans un univers où la concurrence n’a plus qu’un rôle marginal, où l’Etat est significativement impliqué dans la vie économique dont il oriente le cours et où l’état d’esprit a profondément changé. Il est incontestable que le capitalisme de 1979 n’a plus que de lointains rapports avec les petites manufactures de la monarchie de Juillet. Il est certain aussi que la structuration politique du monde ne ressemble plus à la Pax Britannica. Mais, s’agissant de l’inflation, ses fondations monétaires semblent difficilement discutables. Le capitalisme n’est plus celui où l’entrepreneur subissait passivement la loi du marché que décrivent les manuels d’économie politique. Formé d’unités de dimension géante dépassant les frontières nationales, il est devenu pour les uns monopolistique, pour les autres dominant, pour tout le monde écrasant. Le consommateur n’a plus la possibilité d’exprimer ses préférences par le truchement des prix : l’entreprise les détermine elle-même par des techniques de conditionnement qui1 font du citoyen un robot à sa dévotion. Elle serait donc le responsable premier de l’inflation. Cela n’est vrai qu’en apparence. Si l’entreprise, fût-elle de la taille d’I.B.M., peut fixer son prix et l’imposer à ses usagers, elle ne peut certainement pas déterminer le niveau général de l’ensemble des prix (P), lequel ne peut dériver que d’une facilité monétaire. Un prix, deux prix... dix prix peuvent augmenter; si les conditions monétaires ne sont pas modifiées, un, deux... dix autres prix baisseront nécessairement, à moins que l’offre de certains produits ne se réduise, comme celle de la banane du village de N’Diaye, ce qui revient au même puisque la quantité de monnaie par unité de banane sera plus grande. On l’a bien vu en 1974, Penn Central a fait faillite, Pan Am, T.W.A. n’ont résisté que grâce au soutien de l’Etat, Boussac comme Dassault et Air Inter (qui a pourtant le monopole de 276

l’exploitation des lignes aériennes intérieures françaises) ont eu le même recours, la faillite de la banque allemande Herstatt a failli entraîner la panique monétaire générale. Et si la succession des difficultés ne s’est pas prolongée, c’est bien parce que la reprise de l’expansion monétaire dans le monde l’a permis. Ici comme ailleurs, tout a des limites : l’entreprise peut, à court terme, gagner à l’inflation; à la longue, elle perd, par exemple parce que son capital perd de valeur. Ce qui semble vrai, c’est que les entreprises géantes, précisément pour cela, ont plus d’influence et accèdent plus facilement au crédit bancaire. Autre façon de dire que si les banques leur fermaient leurs guichets, elles seraient bien obligées de limiter leurs ambitions. La monnaie est permissive de l’inflation. Cela nous amène au rôle, nouveau par rapport au libéralisme classique, de l’Etat. A la suite de la thérapeutique keynésienne qu’on ne peut sortir un pays du chômage massif que par une politique de la demande (monétaire), celle de l’Etat surtout, les gouvernements ont constamment appliqué des « politiques de stabilisation » depuis la guerre, tendant à porter et à maintenir l’économie au niveau du plein emploi, et cela à l’aide de leurs dépenses. En 1929, les dépenses de l’Etat américain n’atteignaient pas 8 % du produit national brut. Elles dépassent 30 % à l’heure actuelle. Le déficit budgétaire est devenu si familier que la question n’est plus de savoir s’il convient d’équilibrer le budget ou non, elle est désormais de savoir à quel niveau doit se situer le déficit. L’Etat en est arrivé à porter la responsabilité d’assurer un minimum de croissance économique : le président Carter se fait applaudir qui propose un déficit de 30 milliards de dollars pour l’année fiscale 1979-1980 (trois fois et demi le volume des « liquidités proprement internationales » créées jusqu’ici sous forme de D.T.S.). Grande performance en effet, le déficit dépassait 60 milliards en 1978! Mais Keynes avait indiqué les moyens de sortir de la dépression, non celui de gérer l’inflation, encore moins de l’entretenir.

277

La prise en charge de l’économie par l’Etat a eu pour conséquence un changement dans l’attitude du public, « un changement que Daniel Yankelovich a appelé la montée de la philosophie-du-droit-à : à tous les niveaux de la société, nous en sommes arrivés à penser que nous avons droit non seulement à un niveau plus élevé de sécurité économique, mais à un accroissement de nos revenus réels chaque année, indépendamment de la question de savoir si nous avons personnellement augmenté notre contribution mesurable au système 17 ». On pouvait s’y attendre. La welfare economies (l’économie de bien-être), introduite par sir Beveridge en Angleterre, s’est développée en Occident avec la croissance ininterrompue depuis la guerre : salaire minimum garanti et souvent indexé sur les prix, minimum vieillesse, éducation pour tous, sécurité sociale, etc. C’était généreux et louable. Le capitalisme sécrétait le bien-être général. L’ennui est que ce bien-être, qui cachait l’injustice de la répartition des fruits de la croissance, était lui-même le fruit d’une « expansion... largement usurpée de l’Occident18 ». Il ne pouvait cohabiter indéfiniment avec les indépendances. L’origine de la crise économique actuelle, c’est le réveil des peuples colonisés.

LES VRAIES RACINES DE L’INFLATION ACTUELLE : BANDOENG On ne peut qu’être frappé par le parallélisme entre l’évolution des prix et de la production dans les pays industrialisés à économie de marché d’une part, les changements politiques intervenus dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale d’autre part. Le règne absolu du dollar correspond à la montée des mouvements d’indépendance en Afrique et en Asie et au lancement des bases d’industrialisation en Amérique latine à la faveur de l’affaiblissement des économies européennes. 278

Alimenté par un sous-emploi hérité de la guerre et l’ouverture progressive des frontières, l’Occident réalise des performances économiques sans précédent dans une quasi-stabilité des prix. Mais en 1955 se produit la prise de conscience par le Tiers monde de son droit à une vie matérielle meilleure. La conférence de Bandoeng, en proclamant ce droit, met en réalité en cause les fondements de l’expansion occidentale : le ramassage à vil prix de ses forces de travail et de ses ressources. Les résultats ne sont évidemment pas immédiats, puisque l’exploitation n’est pas touchée par les revendications politiques qui ne se manifestent que sur le plan de la lutte armée. Les années soixante débutent avec l’entrée sur la scène politique de nombreux pays africains et asiatiques, tandis que les pays latino-américains cherchent à se libérer de la tutelle des Etats-Unis et que les Noirs américains luttent pour leurs droits civiques. L’économie occidentale est attaquée à la base. On tente de contourner les difficultés soit par des accords monétaires qui immobilisent l’Afrique, soit par l’intervention militaire directe en Indochine, soit encore par les coups d’Etat militaires en Amérique latine. Parallèlement se développent les « théories du sous-développement » pour convaincre les esprits que la misère du Tiers monde est une donnée scientifique. Les Nations unies s’en occupent, c’est la décennie-du-développement, c’est-à-dire de l’aide. Tout va bien jusqu’au milieu de la décennie : l’expansion économique continue son cours en Occident, les prix sont dans les limites économiquement tolérables, quoique socialement déjà inquiétantes. Les pays neufs s’appauvrissent davantage. On se demande même si l’indépendance en vaut la peine. En fait se produit lentement dans l’ordre économique mondial un changement qui va emporter la Pax Americana et, avec elle, l’illusion de la croissance sans limites. L’Europe devenue majeure entend prendre les commandes de son destin : « L’Europe est devenue confiante en elle-même et suffisamment 279

indépendante pour se considérer comme un partenaire égal dans cette association (atlantique), et c’est en tant que telle qu’elle doit être acceptée L’association ne peut signifier la subordination », annonce le chancelier allemand Willy Brandt, atlantiste convaincu Mieux. L’Europe s’aventure en Amérique latine, chasse économique gaulée des Etats-Unis : la France, puis l’Allemagne suivie par l’Angleterre concluent, vers la fin des années soixante, des contrats allant de ventes d’avions à la construction navale dirigée contre les intérêts américains concernant la pêche au Pérou, en Argentine, au Brésil, en Colombie et au Venezuela. Simultanément, ces dernier, deviennent exigeants quant au financement des investissements locaux : les entreprises étrangères sont invitées, dans le cadre du Groupe andin, « à transférer 51 % de leurs actions aux investisseurs locaux au bout d’une période de quinze ans dans le cas de la Colombie, du Chili et du Pérou et de vingt ans dans le cas de la Bolivie et de l’Equateur » et « à ne pas rapatrier plus de 14 % du capital investi, sauf dans des cas spéciaux où la commission (du Groupe andin) pourrait lever cette condition20»; les effets de l’autofinancement sont ainsi combattus. Certains, comme le Brésil, commencent à inquiéter par la compétitivité de leurs produits; tous adoptent de plus en plus les politiques tendant à résoudre les conflits autrement que par les coups d’Etat : des régimes même militaires adoptent les slogans des nationalistes et des révolutionnaires. Au MoyenOrient, l’industrie pétrolière provoque la naissance d’une classe moyenne qui renverse les monarchies traditionnelles et menace la politique américaine à l’égard du problème de la Palestine. La guerre du Vietnam ne s’est pas terminée comme prévu. En Afrique, enfin, l’impatience monte avec la stagnation économique : l’appauvrissement qui a accompagné les indépendances déstabilise les régimes les plus solidement installés. C’est alors que la crise du pétrole fait déborder le vase. On a essayé de s’abriter contre l’ « appât » des pays jeunes. Ils 280

ne comprennent pas les raisons d’attendre une amélioration de leurs conditions de vie et remportent quelques succès sur le front commercial, succès aussitôt effacés par la monnaie. On les paie avec des biens toujours plus vides. Le laxisme monétaire aboutit à la crise du système monétaire international. Il était dangereusement illusoire de penser que le Tiers monde accepterait une pauvreté permanente. Ce qu’on demandait à Bandoeng, c’était la dignité humaine, laquelle est conditionnée par la dignité économique. Ce n’était, ce n’est possible que s’il s’opère un transfert réel de ressources grâce à une rémunération juste et du travail et des matières premières, en attendant une industrialisation propre. L’inflation mondiale c’est essentiellement cela, le refus par monnaie interposée d’un changement inéluctable, de la tragédie au sens du Dr Kissinger. A la décennie-du-développement succède la décennie-dudésenchantement. Comme d’habitude, on prend les devants et on dénonce les maux tombés du ciel qui affectent l’économie mondiale et dont le Tiers monde reçoit les retombées. Hier, c’était la détérioration des termes de l’échange et le cercle vicieux du sous-développement. Aujourd’hui, il y en a trois : le protectionnisme des riches, l’endettement des pauvres et, bien entendu, l’inflation. En réalité, ils ont un seul et même nom : le refus du nouvel ordre économique international, lequel n’est qu’une revendication du respect de ses lois par la science économique.

La montée du protectionnisme, ou quand le monde libre se barricade « L’une des manifestations les plus évidentes et les plus graves de la crise économique actuelle est le sous-emploi apparu depuis quelques années dans les pays riches à économie de marché. Or le ralentissement de l’activité, cause du chômage, est en partie provoqué par la concurrence des articles fabriqués désormais dans certaines nations du Tiers monde21.» En 281

introduisant ainsi l’article de Jacques Gabory intitulé «-Le Redéploiement industriel mondial, nécessité retardée mais inéluctable », Industries et travaux d’outre-mer met le doigt sur l’une des curiosités de notre temps. Les pays à économie réputée libérale ont peur de la concurrence; ils se protègent contre l’envahissement de leur marché par les produits en provenance des pays pauvres... qu’on aide. Les Accords généraux sur le commerce et les tarifs (G.A.T.T.), entrés en vigueur le 1er janvier 1948, se proposaient de promouvoir le redressement d’après-guerre par la libération des échanges, dont la science économique a montré depuis la fin du XVIIIE siècle qu’elle favorisait le progrès économique général. Et on s’accorde à reconnaître que la libre circulation des biens et des services dans. l’O.C.D.E. a puissamment contribué à l’expansion sans précédent des deux décennies qui ont suivi la guerre. Le Kennedy Round, conduit de 1964 à 1967, a abouti à une réduction substantielle des tarifs sur les produits industriels : 35 % au 1er janvier 1972. Actuellement, le Tokyo Round essaie d’en étendre les conclusions aux produits agricoles, de s’attaquer aux barrières non tarifaires et plus généralement d’examiner les conditions d’amélioration du commerce mondial. Tout cela concerne les pays riches : la liberté du commerce s’entend liberté entre pays industrialisés. Quant aux sous-développés, ils resteront soumis à la règle générale : les obstacles à la circulation des marchandises. On prendra pour eux des mesures de faveur particulières (préférences de tout genre, accords de Lomé, etc.) dont l’inefficacité se révèle chaque jour plus apparente. En fait, on cherche à figer la situation. Le dialogue Nord-Sud s’est terminé sans le moindre rapprochement des points de vue parce que « les huit (représentant les pays industrialisés et la C.E.E.) ont rejeté un texte des dix-neuf (délégués du Tiers monde) les invitant à encourager leurs industries et à abandonner les productions moins compétitives22 ». Selon les prescriptions de l’économie de marché, les entreprises non 282

compétitives devraient simplement fermer les portes pour que l’efficacité bénéficie au consommateur! Mais les obstacles à l’efficacité ne s’arrêtent pas là. Ils entravent jusqu’à la circulation des produits non finis. L’exemple des textiles est éloquent à cet égard. Le tableau 7.4 montre l’évolution de la production des principales fibres textiles. La part du coton et de la laine a dégringolé en dix ans de 68 à 52 %, tandis que celle des fibres synthétiques a doublé. L’explication en est simple : les limitations quantitatives et le bas prix du coton (qui, rappelons-le, aurait pu être multiplié par huit au moins aujourd’hui d’après les calculs de Stem cités plus haut, alors qu’il est passé de 33,8 à 55,1 cents par livre aux Etats-Unis) d’une part, le développement des méthodes de synthèse pour en trouver les substituts, moins sains mais assurant la préservation et la conquête des marchés, de l’autre. La production du coton a été découragée. On peut dire de même des autres biens produits du Tiers monde, finis ou pas. « Contrairement aux grands principes de libéralisation des échanges, la Commission économique européenne a imposé une limitation des importations pour les articles les plus sensibles (des textiles)22.» Il a fallu les accords multifibres pour limiter les dégâts : charitable C.E.E. qui accorde le Stabex! Et c’est encore Claude Cheysson, responsable de l’aide au sein de la C.E.E., qui dit tout haut que « si d’évidence une activité a été essentiellement conçue pour déverser les produits sur nos marchés, il n’y a pas de raison pour lui ouvrir les portes sans restriction22 ». Notez bien qu’il s’agit d’activité conçue, et non de mesure de concurrence déloyale qu’un pays pourrait prendre pour écouler son produit, d’activité nouvelle donc. Clairement, Cheysson parle du Tiers monde. Mais quel est donc ce pays du Tiers monde qui déciderait de mobiliser ses ressources dans le simple but de déverser les produits en Europe? Et comment prouver cette intention? L’évidence n’a rien d’apparent. II est bien loin, le temps de la compétition économique.

283

TABLEAU 7.4 : PARTS RESPECTIVES DES PAYS EN DEVELOPPEMENT ET DES PAYS INDUSTRIALISÉS SUR LE MARCHÉ DES TEXTILES 1960-1970 (MILLIERS DE TONNES METRIQUES)

Or, après les indépendances, les pays du Tiers monde, d’Afrique en particulier, ont consacré des sommes considérables, empruntées dans des termes plutôt onéreux, à l’industrie textile pour des raisons économiques cette fois véritablement évidentes : transformer sur place, et par conséquent à moindre coût pour tout le monde, leurs matières premières. Ils ne comprenaient seulement pas qu’on ne le leur demandait pas, et que « la politique de la Banque mondiale, principal bailleur de fonds, ne devait pas favoriser les projets relatifs aux biens susceptibles de faire concurrence à long terme aux produits américains sur les marchés internationaux23 ». Dans quel monde sommes-nous? Avec quoi veut-on que les pays du Tiers monde remboursent les dettes qu’on dit excessives s’ils ne peuvent vendre leurs produits? Ainsi se présente l’endettement dramatique des sousdéveloppés.

L’endettement des pays pauvres en période de déficit des pays riches Et puis d’où vient l’argent? Au 31 décembre 1978, la Banque mondiale n’a que 3,5 milliards de capital versés sur 34 souscrits. Les banques multinationales sont à sec depuis la crise 284

du pétrole. Les gouvernements des pays riches tiennent à coup de déficit budgétaire. Or l’encours de la dette extérieure des pays sous-développés non producteurs de pétrole est passé de 43,7 milliards de dollars en 1967 à 125 milliards en 1974 pour, selon toute vraisemblance, dépasser 350 milliards en 1978 24. Dans ce total, la part des banques commerciales est passée de 28,1 % en 1967 à 36 % en 1974 et plus de 50 % en 1978. Le plus étonnant de cette conjoncture où tout le monde est endetté est qu’elle succède à une période de forte croissance économique en Europe, aux Etats-Unis et au Japon, accompagnée d’un surplus extérieur remarquablement élevé mais non prêté comme il se devrait. « Nous savons maintenant que cette situation était inévitablement instable. Elle n’aurait pu durer que si le surplus courant européen avait été compensé par l’exportation de capitaux, de préférence vers les pays en développement. Si, en même temps, les surplus courants des Etats-Unis avaient pareillement été compensés par l’exportation du capital vers les pays en développement, nous nous serions trouvés dans un monde idéal où la direction du transfert des ressources réelles était politiquement acceptable et où il y aurait une raisonnable stabilité dans le monde25. » Le monde industrialisé a refusé de prêter quand il en avait les moyens, il prête alors qu’il n’en a plus! Pour comprendre ce mystère, reportons-nous pour la dernière fois au schéma 2.1, dont nous avons tiré que le système bancaire était clos (première technique autorépressive) et avait la possibilité d’asservir un pays entier en l’endettant, et cela sans aucune ressource, contre la simple inscription de crédits à son actif. Au niveau international, il en est exactement de même, avec cette différence qu’il n’y a pas de banque centrale internationale pour discipliner le système, la « communauté financière internationale ». L’argent prêté par les banques multinationales ne vient de nulle part. Ce n’est même pas celui des Arabes, qui d’ailleurs n’ont gagné qu’à peine 30 % de la valeur de leur pétrole sous 285

forme d’importations de biens. Le reste a été recyclé. C’est un bien vide, créé contre rien, par simple écriture. Si un pays du Tiers monde, disons le Pérou, a besoin de dollars pour une raison ou une autre, le déficit de sa balance des paiements par exemple, on les lui prête en portant à son compte auprès d’une banque multinationale, disons la Barclays, le montant correspondant. En contrepartie de cet emprunt figure dans les livres de la Barclays « crédit au Pérou ». L’opération peut s’arrêter là. Le Pérou s’est endetté, la Barclays lui a fait crédit et elle peut ainsi en faire à autant de pays qu’elle le désire. Mais, dira-t-on, si le Pérou tire un chèque pour régler ses importations? Deux éventualités se présentent : ou bien le bénéficiaire du chèque a un compte auprès de la Barclays et l’opération se termine par un jeu d’écritures dans ses livres; le compte du Pérou est débité et celui du bénéficiaire crédité; la quantité de monnaie qu’elle a créée ne change pas, le Pérou est endetté, seuls ses dépôts diminuent au profit de ceux de son créancier. Ou bien, deuxième éventualité, le bénéficiaire a un compte non auprès de la Barclays, mais disons de la Citibank, et alors effectivement la monnaie quitte le circuit de la Barclays pour entrer dans celui de la Citibank. La première peut avoir des difficultés de trésorerie. Cependant, en prenant le bilan consolidé des deux banques, la quantité de monnaie créée par l’ensemble ne change pas : le Pérou est toujours endetté. Et ainsi de suite, en groupant le système dans la « communauté financière internationale » (c’en est une en effet), on voit qu’elle peut endetter à sa guise le monde entier. Qu’on veuille bien observer le tableau 7.5. Depuis leur naissance (qui remonte au début de la révolution industrielle) jusqu’en 1970, les dix premières banques dans le monde ont vu leur actif s’élever à 140 milliards de dollars. Sept ans après, le même actif est passé à 569 milliards, soit un accroissement de 307 %. La Caisse national^ de crédit agricole a battu tous les records : ses avoirs n’atteignaient pas 10 milliards en 1970, ils étaient de 63 milliards en 1977, soit l’accroissement extravagant de plus de 550 %.

286

Comment se fait-il donc que le système bancaire international puisse être en difficulté et être inquiété par le défaut de paiements de ses débiteurs? Pour la raison que nous avons vue : la Barclays comme la Citibank s’attendent au remboursement du prêt, c’est-à-dire à une remise par le Pérou du revenu, processus naturel de destruction de la monnaie à l’occasion duquel la banque perçoit sa part de biens remplis. Si le Pérou ne le faisait pas, la Barclays ne serait pas en mesure de payer ses agents et de rémunérer ses actionnaires, sauf à le faire avec de la monnaie. Il faut s’assurer de cette rentrée; autrement dit, que la monnaie se remplit effectivement d’abord, que le Pérou ne confisque pas le tout ensuite. C’est alors qu’intervient le F.M.I. pour donner ses conditions: faire adopter un plan d’austérité pour que le Pérou produise mais ne consomme pas. On comprend pourquoi, désormais, les banques n’acceptent de prêter que si le pays accepte les prescriptions du F.M.I. et « assure sa crédibilité », comme disent les financiers. On comprend aussi pourquoi, depuis dix ans, l’essentiel du profit des grosses banques commerciales provient du Tiers monde : en 1975, la part du profit d’origine extérieure dans le profit total était de 108,2 % pour la Bank of America, 126,8 % pour la Citibank, 81,8 % pour la Chase Manhattan, 44,2 % pour la Morgan Guaranty26.

287

TABLEAU 7.5 :ACTIF DES DIX PREMIERES BANQUES MULTINATIONALES EN 1970 ET 1977 (MILLIONS DE DOLLARS)

Rassemblons les morceaux : l’inflation mondiale est monétaire En Afrique, elle ne l’est pas; elle n’est ni de demande ni de coûts. 11 s’agit moins d’inflation que de hausse des prix. Celle-ci est soit importée principalement à cause de la fixité des taux de change avec les monnaies des centres, soit occasionnée par l’absence de crédit à la production locale : l’offre des biens est raréfiée. Combinée avec le protectionnisme et l’endettement extérieur, elle est la manifestation du refus du nouvel ordre économique mondial : au cours des années soixante, les pays nouvellement indépendants demandent une meilleure rémunération de leurs matières premières et en amorcent la transformation sur place pour, d’une part, freiner l’accroissement des importations et, d’autre part, exporter. Il y a un risque de perturbation de l’ordre établi depuis des siècles. Première réaction : le monde industrialisé élève ses 288

prix et paie en monnaie fondante pour récupérer par la monnaie ce qui a été concédé sur le plan commercial. Contre-réaction : les pays « neufs » s’endettent parce qu’ils ne peuvent arrêter le processus d’industrialisation et que, de toute manière, les populations attendent les fruits de l’indépendance. Leurs produits sont compétitifs. Deuxième réaction : les pays « riches » se barricadent derrière un protectionnisme qu’on tente désespérément de justifier. Le bon sens ne comprend pas. Deuxième contre-réaction : ne pouvant vendre, confrontées aux exigences internes, les nouvelles nations s’endettent encore davantage, même sous les conditions déraisonnables du F.M.I., elles n’ont pas le choix. On leur prête volontiers en multipliant des faux droits. L’inflation est mondiale. C’est l’impasse. D’où les révoltes, d’abord en Amérique latine et en Afrique, ensuite maintenant en Occident sous forme de crimes et d’assassinats politiques. On ne tourne pas en rond, on retourne à l’état sauvage. Il serait cependant trop hâtif de conclure que ce refus s’exerce avec la même intensité dans l’ensemble du Tiers monde. La répression, comme toute chose, a des degrés. L’Amérique latine se défend, le Brésil ne s’est pas laissé prendre au chantage de l’inflation (qui, soit dit en passant, fait des ravages sur le plan de la justice sociale). Il a joué le jeu et refusé de rattacher sa monnaie à celle de qui que ce soit. Aujourd’hui, elle se lance à la conquête des marchés, surtout africains. La Côte d’ivoire et le Nigeria répondent favorablement et un dialogue Sud-Sud est en train de naître, non plus dans des réunions sans intérêt, mais dans les faits : l’échange. Le Mexique emboîte le pas et reçoit le président Carter pour parler affaires et asseoir les nouveaux rapports sur des bases politiquement et socialement plus saines. Le Pérou résiste aux pressions du F.M.I. et réclame un Fonds monétaire latino-américain qui mettra les pays de la région à l’abri des incursions des gendarmes en col blanc de Washington. Tout cela n’ouvrira pas le paradis, c’est vrai, mais, encore une fois, l’indépendance n’est pas le dimanche tous les jours; elle est 289

le mouvement, le mardi plus libre que le lundi. Il n’y a que l’Afrique, l’Afrique noire, et elle seule, pour chanter les louanges de la coopération internationale et de la civilisation de l’universel dans un monde qui n’en finit pas de se cloisonner. Faut-il désespérer?

290

Chapitre VIII

Organiser la résistance commune C'est toujours sur une démission collective que les tyrans fondent leur puissance. Maurice DRUON, La

Parole et le pouvoir

Avec l’âge, l’Afrique se déchire et l’unité se vide de son contenu. Fortement ressentie au lendemain des indépendances, amorcée par la création de l’O.U.A. qui a sur le plan politique, malgré des faiblesses évidentes, considérablement contribué à limiter les ingérences étrangères toujours coûteuses, l’unité s’émousse chaque jour pour, au fur et à mesure, être remplacée par l’accent sur le droit à la différence. Comme si la différence excluait la vie commune au lieu qu’elle l’enrichît, comme si l’opposition de sexe excluait la vie conjugale au lieu qu’elle la conditionnât. Ce n’est pourtant pas la volonté qui a manqué. Au niveau politique et social, l’Afrique a, au cours des vingt dernières années, connu plus de conférences intergouvernementales, plus de visites de chefs d’Etat que n'importe quelle autre région de la terre. L’appel quotidien de ses artistes traduit les sentiments profonds de peuples qui se cherchent. Sur le plan économique, d’importantes initiatives ont été prises : dès 1963, l’O.U.A. plaçait « l'intensification et la coordination des efforts pour améliorer 291

les niveaux de vie en Afrique 1 » en tête de ses objectifs. En 1966 naissait l’Union douanière et économique d’Afrique centrale (U.D.E.A.C.); en 1967, c’était la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (C.E.A.O.), fille du Conseil de l’entente, et que, en 1975, la Communauté économique des Etats de' l’Afrique de l’Ouest (C.E.D.E.A.O.) agrandissait et renforçait. La Communauté économique de l’Afrique de l’Est a tout de même fonctionné pendant dix ans avant que les manœuvres de division la fassent éclater... Et les initiatives continuent. L’affaiblissement du souffle de l’unité s'explique par la consolidation des courants économiques hérités de la colonisation. L’Afrique ne commerce pas avec l’Afrique. Prétendre le contraire, en jouant avec des statistiques fausses, participe d’un goût amer pour le paradoxe. Au 1er janvier 1979, le commerce inter-C.E.D.E.A.O. ne représentait que 4% du total des échanges des pays membres. Et c’est précisément contre cet état de choses que ses promoteurs entendent conjuguer leurs efforts. Or c’est l’échange interafricain qui permettra, pour employer une expression de Ben Yahmed, de mettre les peuples « dans le coup ». C’est l’union économique. L’union économique, à son tour, n’est pas seulement facilitée par l’union monétaire, elle est conditionnée par elle. Si la C.E.A.O. se maintient et même progresse en dépit de difficultés techniques considérables, c’est essentiellement parce qu’une seule monnaie circule sur le territoire qu’elle couvre. De même, l’U.D.E.A.C., tout en restant un organisme plutôt administratif qu’économique, n’éclate pas malgré des divergences politiques importantes : elle recoupe un espace monétaire totalement intégré. La Communauté économique d’Afrique de l’Est n’a pas résisté à la disparition du comité monétaire est-africain. Hors d’Afrique, les groupements régionaux qui se veulent réellement économiques tendent à reculer quand ils ne sont pas au moins accompagnés par la coopération monétaire : l’Europe des Six, puis des Neuf, est menacée de désagrégation faute d’intégration monétaire. Le système monétaire européen donne de nouveaux espoirs. 292

Mais poser la question de l'intégration monétaire en Afrique, c’est toucher un point sensible, non seulement parce que la monnaie est une pièce fondamentale de l’indépendance nationale, nous avons longuement insisté là-dessus, mais surtout parce que les legs du passé traumatisent les esprits et bloquent les tentatives de changement en figeant les courants commerciaux dans un état manifestement non désiré. On souhaite pourtant que ça change. Le plus tôt sera le mieux, car le temps cristallise les structures et aiguise des sentiments soi-disant nationaux. Et voilà que des propositions recommencent à sortir de toutes parts pour suggérer la démission. Voilà qu’on entend déjà dire que la Guinée pourra progressivement réintégrer la zone franc, qu’une voie ouverte à la C.E.D.E.A.O. serait que l’ensemble ait un « compte d’opérations » dont l’efficacité a été éprouvée, ou que la raison appelle une union africaine de paiements reliée à l’Europe2. Au niveau intellectuel, on spécule sur des termes et des concepts dont il est difficile de voir en quoi ils concernent les problèmes africains. Ainsi s’interroge-t-on sur la question de savoir si l’Union monétaire ouest-africaine (U.M.O.A.) est une zone monétaire optimale, ou encore comment, théoriquement, on pourrait procéder à un regroupement de l’Afrique en zones optimales. De telles discussions ne mènent nulle part, parce qu’elles se réfèrent toujours à des concepts peu clairs et que les données politiques en neutralisent la portée. Il n’y a pas trentesix combinaisons : ou bien on est en régime de changes fixes, et la zone optimale est constituée par le monde tout entier dans les conditions que les accords de Bretton Woods avaient délibérément et malheureusement écartées, l’égalité stricte de tous les pays au regard d'une Banque centrale mondiale ; ou bien on est en régime de changes flottants, et la zone optimale est celle qui, en maximisant les avantages de l’union vis-à-vis des pays tiers, minimise les inconvénients à l’intérieur. Ce n’est possible 293

pour tout le monde à la fois que si les unions monétaires recouvrent les ensembles économiques de force à peu près équivalente. Le problème de l’optimalité des zones monétaires ne sera donc pas abordé ici, parce qu’il est l’exemple de ces théories si abstraites qu’elles sont inutilisables3. Au contraire, et écartant en cela l’attitude aprioriste qui consiste à prendre un concept pour voir si les réalités le satisfont, nous partirons de l’observation de l’Afrique telle qu’elle est, dans le monde tel qu’il est, pour essayer de dégager le type d’intégration monétaire qui a des chances de ne pas échouer. En d’autres termes, nous nous poserons la question de savoir, étant donné les désirs d’union économique plusieurs fois affirmés dans un continent dont on ne peut plus, hélas, ignorer les ambitions de souveraineté pourtant illusoires face à la répression, étant donné les problèmes de gestion monétaire courante et l’environnement international éminemment malsain, quelle forme d’intégration devrait accompagner les entreprises d’union économique afin que l’union se consolide et que les pertes de souveraineté (inévitables) soient minimales. En somme, quel type d’intégration peut être, selon l’expression d’Alexandre Lamfallussy, « viable »4. Nous pourrons alors cerner avec le moins d’ambiguïté possible les genres de difficultés qu’une telle intégration soulève afin de suggérer les solutions ou, plus modestement, les voies d’approche. Car, des difficultés en matière de coopération monétaire, il y en a, il y en aura toujours tant qu’en Afrique ne circulera pas une seule monnaie émise par une seule autorité politique authentiquement africaine. Et encore faudra-t-il compter avec l’extérieur. Il ne s’agit pas de les fuir, ce ne serait pas africain, ce serait de la démission. Il s’agit de les résoudre, en commençant par les affronter. L’action c’est cela. Aimé Césaire a écrit quelque part à peu près ceci qu’ « une civilisation qui choisit d’ignorer ses problèmes est une civilisation morte ».

294

L’INTÉGRATION MONÉTAIRE, CONDITION PREMIÈRE DE L’UNION ÉCONOMIQUE ET DE L’UNITÉ POLITIQUE AFRICAINES Parler d’intégration monétaire, c’est, en réalité, évoquer une gamme infinie de situations allant de l’absence de toute forme de coopération à l’existence d’une monnaie unique. Tout arrangement intermédiaire par lequel les effets de la monnaie totalement indépendante sont amoindris, et par conséquent ceux d’une monnaie commune approchés, est une intégration : un simple accord par lequel deux pays s’accordent des crédits est déjà une forme d’intégration, de même que la mise en commun de réserves extérieures, même non assortie de quelque arrangement que ce soit, relatif aux rapports entre les monnaies concernées. Aussi est-il nécessaire de définir de façon aussi précise que possible ce qu’on entend par coopération, union ou intégration monétaire. Auparavant, éliminons les arguments contre toute forme de collaboration monétaire libre en Afrique.

Des arguments fragiles Contre l’union économique et monétaire en Afrique, des arguments « scientifiques » sont avancés. Ils sont nombreux, comme chaque fois qu’une idée en direction du renforcement de la cohésion africaine apparaît. Nous ne pouvons les énumérer tous, ne serait-ce que pour éviter de tomber dans l’erreur précédemment signalée : détourner l’attention des vrais problèmes. Il est cependant utile d’en examiner rapidement les principaux, ceux qui se disent fondés sur l’analyse économique, à l’abri des préjugés. Que vont s’échanger les Africains? entend-on demander. L’union économique, sans parler d’union monétaire, suppose qu’il y ait quelque chose à échanger, elle suppose un tissu commercial suffisamment dense entre les partenaires pour que les bénéfices soient ressentis par les populations. Un minimum de rapports est donc nécessaire au départ. Si l’Europe peut s’unir, 295

c’est parce que les relations intra-européennes absorbent une proportion importante de l’ensemble de ses échanges. Il en résulte deux conséquences : l’union économique est concevable entre pays industrialisés puisqu’ils produisent des biens finis et diversifiés; elle ne l’est pas entre pays produisant des matières premières, de surcroît semblables. On ne voit pas le Ghana et la Côte d’ivoire se vendre du café décortiqué, ni le Zaïre vendre le cobalt au Mali contre le sorgho : le Mali n’achèterait le cobalt que pour le revendre à Bruxelles, ce que le Zaïre peut faire directement pour, ensuite, acheter le sorgho avec les devises encaissées. Une coopération économique ne peut s’établir. Reconnaissons que, présenté de cette manière, le raisonnement est inattaquable et qu’effectivement les groupements régionaux se sont effectués avec d’autant moins d’obstacles que les partenaires avaient des courants commerciaux, ou s’étaient spécialisés dans des productions complémentaires. L’Europe de l’Ouest est un exemple du premier cas, le Conseil d’aide économique mutuelle (Comecon) celui du second. Par contre, les pays d’Amérique latine n’ont pas réussi, malgré de multiples tentatives, à former des unions solides. Toutefois, l’exactitude du raisonnement n’est que le corollaire direct de la définition même de l’union économique. Elle n’a jamais été conçue, aussi bien dans la littérature économique (toute une théorie des unions douanières est exposée dans les manuels de science économique) que dans les faits, que comme une coopération pour faciliter le mouvement des biens et des services (accessoirement de personnes) ou la division du travail à l’intérieur pour se protéger contre l’extérieur. L’Europe se voudrait, elle l’est presque déjà, la première puissance commerciale du monde. Le Comecon voudrait, face à l’Occident, augmenter sa productivité en spécialisant ses membres dans les activités où ils sont le mieux préparés ou dotés par la nature. Dans ces conditions, en 296

effet, l’Afrique ne peut, vu les tares du passé, prétendre agrandir son marché. A l’évidence, ce n’est pas de cela qu’il s’agit en Afrique. Ce à quoi on assiste, hélas! timidement et de façon isolée, c’est à la recherche avant l’échange de moyens de produire ensemble, d’unir les forces pour mettre sur pied des unités de production autant que possible financièrement rentables, c’est vrai, mais d’abord économiquement utiles et socialement efficaces. Et la preuve semble faite que la volonté existe. Qu’on fouille tous les textes et documents de la Communauté économique européenne, rien de semblable à la C.I.M.A.O. (Cimenterie de l’Afrique de l’Ouest) qui unit le Ghana, la Côte d’ivoire et le Togo pour produire mieux : en Europe, on en est encore à réfléchir à ce que devrait être l’entreprise européenne. Rien de semblable à Air Afrique. Rien de semblable aux projets communautaires que la C.E.D.E.A.O. s’apprête à réaliser dans les domaines les plus divers : transports maritimes, liaisons des capitales par 7 000 kilomètres de route, télécommunications, etc. Rien de semblable au fonds de développement de la même C.E.D.E.A.O. Rien de semblable à la possibilité pour le secrétaire général de la C.E.A.O. d’amorcer l’harmonisation des politiques des organismes de financement de la région. Rien de semblable à la taxe de coopération régionale qui entend s’attaquer aux disparités régionales héritées de la colonisation ou occasionnées par la nature. Il n’y a pas qu’une différence de perception des mécanismes de la coopération, il y a une différence de conception de la vie en commun. La coopération économique telle qu’on la conçoit en Occident industrialisé, c’est le Kennedy Round, le dialogue Nord-Sud, la C.E.E., etc., c’est-à-dire essentiellement le « désarmement douanier » ou la défense commune; l’armement est la règle, le désarmement l’exception. C’est bien ce que traduit l’opinion de Bernard Vinay, l’un des penseurs de la monnaie africaine, pour qui l’union monétaire naîtrait « du besoin de 297

protection solidaire à l’égard de l’extérieur que des pays entretenant des rapports économiques étroits ont ressenti en des circonstances diverses, crises économiques, instabilités monétaires, guerre 5 ». En Afrique, tout se passe comme si le problème premier était de se donner la main pour tirer le meilleur avantage des ressources de la nature. Les spécialistes des relations sociales appellent cette attitude jeu à somme positive, tandis que la confrontation, c’est le jeu à somme... nulle dans le meilleur des cas. Si la proposition de Bernard Vinay était vraie, alors il faudrait admettre que la Côte d’ivoire, membre de la zone franc, a besoin de se protéger contre le Liberia qui n’en est pas. Ce n’est pas l’esprit de la C.E.D.E.A.O. Un second argument couramment avancé contre l’union monétaire en Afrique concerne la date, le moment à partir duquel intervient l’union monétaire. Selon cette « théorie », elle serait l’aboutissement ultime de la coopération économique, la dernière alliance après que toutes les autres ont été conclues et réalisées. Le cheminement classique qui parcourt les manuels d’économie internationale veut que l’intégration commence par être une zone de libre-échange à l’intérieur de laquelle les marchandises circulent librement, sans être frappées de mesures douanières; puis, étape supérieure, que l’espace intéressé s’entoure d’un tarif extérieur commun : c’est l’union douanière qui, jointe à la libre circulation des hommes, donne le marché commun. Ensuite, si les pays membres adoptent des mesures de politique commune, on a l’union économique. La monnaie intervient alors pour faciliter les rouages. Cette vue n’est pas seulement imaginaire, elle est pratiquement non vérifiée, nous en avons vu des illustrations. Théoriquement, elle est indéfendable : une réduction des droits de douane de 10 % peut être, quant à ses effets, annulée par une dévaluation de 10 %; une coordination des politiques économiques est sans portée en régime de changes flottants, quand les monnaies sont totalement indépendantes. On ne peut que souhaiter que les responsables de la C.E.D.E.A.O. éprouvent le besoin de 298

l’accompagner, tout de suite, par une coopération monétaire : la circulation des biens entre la Côte d’ivoire et le Nigeria serait gênée par la variation du taux de conversion du naïra et du franc CFA; il serait difficile d’apprécier l’efficacité des entreprises communes localisées dans des pays dont les rythmes de hausse des prix divergent significativement. Enfin, dernier argument qui sera évoqué, les différences de taille des économies concernées. Gare au géant du Nigeria, il va dominer l’Afrique, à commencer par l’Afrique de l’Ouest. N’insistons pas sur le fond de pensée pernicieux des défenseurs de cette thèse, diviser pour régner, il est trop visible. On se le rappelle, c’est le même genre de raisonnement qui prévenait contre les capitaux arabes après la montée du prix du pétrole : il fallait éviter qu’ils s’investissent directement en Afrique et menacent les multinationales. Le circuit normal, c’était d’abord leur recyclage dans les banques transnationales, et ensuite seulement leur placement à des taux de rendement élevés. Cependant, il convient de le reconnaître, comme toute association l’union monétaire entre partenaires de taille très inégale pose des problèmes, mais seulement des problèmes, susceptibles de solutions. Elle n’en est pas empêchée.

Les contours d’une Intégration monétaire viable Si l’on admet qu’il y a un désir sincère d’union économique et par conséquent monétaire en Afrique, et que les hésitations proviennent de la réticence à se dessaisir de la faculté de battre monnaie et de conduire souverainement la politique intérieure, la question, en simplifiant, se pose en ces termes : jusqu’où peut aller l’abandon de la souveraineté nationale au profit de l’intérêt de l’union pour que les avantages qu’on en retire compensent au moins les inconvénients qui en résultent? La réponse dépend de celles qui, compte tenu de ce que nous avons vu jusqu’ici, seront données successivement aux trois questions subsidiaires suivantes : à qui reviendrait le gouvernement de la Banque

299

centrale? A quel prix s’échangeront les monnaies de la zone éventuelle? Et qui gérerait les réserves extérieures? Commençons par la dernière puisqu’elle semble la plus populaire : le mot qui revient fréquemment dans les discussions, qu’il s’agisse de monnaies coloniales ou satellites, c’est celui de la garantie monétaire par les réserves. Nous savons que, depuis la fin de l’étalon-or, les réserves extérieures ont cessé de garantir la circulation interne des moyens de paiements. Reste le problème de leur gestion. C’est une tâche à la fois importante et délicate. Importante parce que, quand elles existent, les réserves constituent un prélèvement temporaire sur les richesses nationales, un prélèvement non utilisé, ni à des fins d’investissement ni à des fins de consommation. Il convient qu’il soit justifié. Délicate parce que l’emploi qui en est fait est déterminant non seulement en ce qui concerne l’orientation des courants commerciaux (il y a une tendance à acheter au pays en la monnaie duquel les réserves sont détenues), mais aussi quant à leur niveau. Les laisser monter considérablement, c’est se priver inutilement d’une fraction de l’épargne nationale et, dans le cas des monnaies coloniales ou satellites, les prêter à bas prix et souvent à un prix réel négatif au pays à monnaie clef. L’objectif devrait donc être de les gérer au mieux, en entendant par-là, d’une part, en conserver le moins possible et, d’autre part, ne pas en manquer en cas de besoin; entre-temps, en faire le meilleur usage, les placer de la façon la plus rentable. Il en résulte deux conséquences. L’économie de réserves peut se faire en réduisant au minimum leur usage entre pays membres de la zone. Cela se fait sous forme de crédit mutuel et de compensation périodique. Le Nigeria vend régulièrement à la Côte d’ivoire et inversement. Au lieu de régler toutes les factures en devises (dollars par exemple), les deux pays s’entendent pour ne régler que les différences, les soldes, à des intervalles convenus d’avance. Si le solde dégagé est en faveur du Nigeria, mais que le solde de ce dernier avec le Bénin 300

lui est défavorable, tandis que le Bénin est lui-même débiteur de la Côte d’ivoire, et en supposant que ces soldes successifs soient de même montant, aucun pays n’aura à débourser des dollars. C’est le sens de la chambre de compensation de Freetown qu’il faudrait développer, malgré des conclusions contraires qui, en réalité, trahissent la crainte de voir l’Afrique résoudre ses problèmes de l’intérieur. Le redressement impressionnant de l’Europe au cours des années cinquante s’est opéré avec l’aide d’un tel mécanisme au sein de l’Union européenne des paiements. L’économie de réserves peut aussi se faire au niveau de l’ensemble de la zone par la détermination du niveau global nécessaire aux règlements des opérations courantes avec les pays tiers. Cela est capital, mais conceptuellement simple : le commerçant qui s’efforce de gérer ses stocks de manière à satisfaire sa clientèle sans rupture et sans en conserver trop (stocker coûte cher, ne serait-ce qu’en raison des risques d’avarie) fait un travail identique. Un mythe doit donc être écarté : le niveau élevé des réserves n’est pas le signe de la bonne santé de l’économie, encore moins la preuve d’une bonne politique. Pendant le boom pétrolier, les avoirs extérieurs nets du Gabon, qui auparavant tournaient autour de 2 milliards de francs CFA, sont passés à 16,2 milliards en décembre 1974, 26,8 milliards en décembre 1975, 24,4 milliards en décembre 1976 pour tomber à moins 20,5 milliards en novembre 1977. Que s’est-il passé? Avec de fortes recettes pétrolières, le Gabon avait le choix entre importer les marchandises ou conserver ses réserves. La seconde alternative l’exposait à une perte causée par la hausse des prix mondiaux, il s’est lancé dans des importations massives de biens de consommation et d’équipement (on parle d’un palais présidentiel de 72 milliards de francs CFA, ce qui ne semble pas croyable). Sans les premiers, la hausse des prix internes aurait été encore plus forte qu’elle ne l’a été, mais on ne pouvait aller trop loin dans cette direction. Avec les seconds, on immobilisait le capital qui devait prendre un certain temps pour 301

sécréter les revenus : le Gabon n’était pas prêt à absorber ses surplus pétroliers. La conséquence en a donc été l’épuisement, faute d’autres sources de revenus pour prendre le relais du pétrole. Pendant ce temps, le Zaïre et l’Empire centrafricain avaient des réserves négatives, empruntaient à des taux d’intérêt extravagants et subissaient à cette occasion la tutelle étrangère. Si les trois pays avaient une gestion commune des réserves, un « pool » pour faire savant, le Gabon, n’aurait pas eu de dilemme; l’organisme chargé du pool aurait pu prêter au Zaïre et à l’Empire centrafricain l’excédent du Gabon, à un taux d’intérêt inférieur à celui qui était en vigueur sur les marchés financiers et monétaires internationaux, et supérieur à celui du « compte d’opérations » : les trois auraient gagné à ce jeu à somme positive. L’absence de coopération a conduit à un jeu à somme négative... pour les trois. Qui en a profité? Les recycleurs sans frais. Et le Gabon se retrouve endetté, alors qu’un étalement de l’utilisation de ses surplus sur une période plus longue aurait permis une absorption plus douce. Il s’est plutôt protégé, par « définition » de -la zone monétaire, contre le Zaïre. Et si le Zaïre et l’Empire centrafricain, supposés seuls partenaires du Gabon dans notre zone monétaire hypothétique, n’arrivaient pas à absorber tout le surplus gabonais? Le centre de réserves se chargerait d’en assurer la gestion, c’est-à-dire le placement du surplus global, pour le compte du Gabon, de la façon la plus rentable possible (acheter des bons du Trésor américains ou français par exemple), sans que la zone coure le risque de manquer de réserves (les bons du Trésor sont aisément transformables en argent liquide). Les spécialistes appellent ce genre d’exercice choix de portefeuille. Techniquement, il est un peu moins simple que la gestion des stocks, mais il est à la portée de n’importe quel licencié en gestion de la faculté des sciences économiques d’Abidjan. Qu’on ne parle donc pas de nécessité de l’assistance technique. La gestion du portefeuille, c’est, comme son nom l’indique, de la gestion et non de l’analyse économique qui, elle, se trouve en amont. 302

La deuxième question relative à la recherche d’une union monétaire viable concerne le taux de change. Elle se présente sous deux aspects. Le premier, l’aspect extérieur, international, est qu’à l’heure actuelle le régime des changes n’est classable dans aucune catégorie connue : flottant en principe, il est surveillé en fait; la flottaison est impure. Si les changes flottaient librement, les plus forts y gagneraient et seraient indépendants. Et les plus forts, ce ne sont pas nécessairement les Américains ou les Japonais. La force économique et son reflet, la solidité de la monnaie, ne se mesurent pas seulement à la capacité de produire ou d’exporter (à propos de laquelle d’ailleurs les Etats-Unis sont loin d’avoir le droit d’élever la voix), elles participent aussi de l’aptitude à résister à l’importation. C’est dire que l’issue du désordre actuel, volontairement organisé, n’est sécurisante pour personne. On s’explique alors que les fluctuations du dollar soient contenues dans des limites tolérables pour ne pas déséquilibrer les économies des pays qui font et défont la « réforme du système monétaire international ». Le danger est que (on le montre mathématiquement) si une fluctuation maximale des monnaies par rapport au dollar, pivot du système, est tolérée, ce maximum est pratiquement doublé entre les monnaies qui gravitent autour du pivot. Une flottaison de 6 % entre la livre sterling, le franc, le mark, le yen, le naïra ou le zaïre d’une part, et le dollar de l’autre, signifie une flottaison de 12 % entre le naïra et le franc6. Or une telle marge correspond à des variations de prix de l’ordre de 12 % à travers les frontières, du seul fait de la variation des changes. Une entreprise travaillant à Abidjan pour une clientèle située à Lagos, et qui réaliserait une marge bénéficiaire de 10 % (ce qui est tout à fait confortable), pourrait fermer les portes pour peu que le naïra monte de 12 % par rapport au franc français. Aucune union économique n’est possible dans de telles conditions. C’est pourquoi les pays du Marché commun ont, dès le lendemain des accords dits de la Smithsonian Institution qui élargissaient les marges de fluctuation par rapport au dollar de 2 à 4,5 %, décidé de créer le serpent 303

européen, limitant les variations entre leurs monnaies à 4,5 %. Elles auraient, autrement, pu fluctuer jusqu’à 9 %. Sans cette mesure, le Marché commun n’aurait pas résisté longtemps à l’assaut des changes flottants. Il y a également là une explication de l’instabilité du naïra et du cedi qui scandalise le voyageur qui fait escale à Accra ou à Lagos. Il en résulte qu’une condition minimale pour que les échanges interafricains ne soient pas entravés, c’est qu’au moins les variations de change entre les monnaies africaines se rétrécissent, en réaction contre les effets déséquilibrants des marchés de changes au sein de l’O.C.D.E. Avec un tel rétrécissement, les monnaies seraient, conformément à nos définitions (cf. chapitre V), autonomes les unes vis-à-vis des autres. Mais pourquoi s’en tenir à ce minimum? Si l’on veut réellement promouvoir et favoriser les échanges intra-africaines, et donc mettre les citoyens « dans le coup », pourquoi ne pas exploiter les avantages des changes fixes, dont le premier est de permettre de bons calculs, de bonnes prévisions, nécessaires à toute entreprise efficace? De plus, contrairement à l’opinion qui ne voit pas bien ce que les Africains pourraient s’échanger, la fixité des changes ouvrirait précisément des voies de l’échange. Ici comme ailleurs dans l’action humaine et sociale, économique en particulier, ce qui compte, c’est l’avenir et non le passé : celui-ci influence celui-là, c’est vrai, mais ne le détermine pas. Vouloir regarder le futur à travers le passé, c’est chercher à figer l’histoire, c’est le conservatisme, c’est aussi le retard mental. Le refus du nouvel ordre économique international en est le fruit amer. Il est souhaitable, il est nécessaire que ceux des pays qui s’efforcent de libérer l’Afrique en construisant les unions économiques fixent une fois pour toutes les taux de change entre leurs monnaies7. Une telle décision, simple, facile à prendre, donnerait ' aux regroupements régionaux plus de chances de succès que mille conférences intergouvernementales. 304

Ne risque-t-on pas de dépouiller les pays de leur indépendance, vu ce que nous savons des monnaies satellites? Evidemment non. Parce que les monnaies satellites (ou coloniales dans le pire des cas) sont un instrument de la politique monétaire du centre, au lieu qu’ici il n’y aurait aucune monnaie du centre, aucune monnaie ne serait l’instrument de réserves des autres. Chaque pays aurait sa banque centrale, libre de conduire la politique qui convient aux directives jugées nécessaires par le gouvernement. La seule perte de souveraineté consécutive à une telle union serait la contrainte du respect de l’équilibre d’ensemble. Elle ne serait appropriée par personne, elle serait mise au service de tous. Il s’agirait, au demeurant, moins d’une perte de souveraineté que d’une discipline collective inséparable de toute vie commune. La zone monétaire telle que nous l’entendons est, en résumé, un espace composé de pays politiquement libres, chacun avec sa propre monnaie, mais liés par des taux de change fixes et la liberté de circulation de capitaux et, éventuellement, par la mise en commun des réserves extérieures.

LES ÉCUEILS EXALTANTS DE LA ZONE MONÉTAIRE VIABLE L’union monétaire viable réalisée, il reste à la conduire, comme l’automobiliste pilote sa voiture. La monnaie est un moyen de déplacement de l’économie; elle demande une attention permanente. Des écarts, des dérapages, des pertes de vitesse, des surchauffes, tout cela peut arriver. Ce n’est pas une raison pour rester au garage, l’activité s’en trouverait arrêtée. Par ailleurs, la zone est ouverte sur l’extérieur, il y a d’autres automobilistes sur la route. Les écueils sont ainsi de deux ordres : les uns sont internes à l’union, d’autres proviennent des relations avec le reste du monde.

305

Les difficultés d'ordre interne Revenons, également pour la dernière fois, au schéma 2.2 et admettons que la ligne des possibilités maxima (LH) représente la frontière des capacités productives d’un membre de l’union, la Côte d’ivoire pour fixer les idées. Ajoutons-lui une ligne verticale (LV) figurant les limites du Nigeria, deuxième membre de cette union. Bien entendu, à gauche de LV, la politique monétaire est efficace pour le Nigeria;' elle ne peut plus permettre d’améliorer le niveau de vie de l’ensemble à droite. Chaque pays cherche à se placer sur sa frontière, réaliser son plein emploi. Ajoutons aussi une ligne oblique LO passant par le lieu de rencontre de LH et LV. Cette ligne représente les situations où les balances de paiements des deux pays sont en équilibre8. En haut de LO, le Nigeria est en excédent et la Côte d’ivoire en déficit. Inversement, en bas, c’est la Côte d’ivoire qui est en excédent et le Nigeria en déficit. Si les deux pays pouvaient se rapprocher respectivement de LH et LV, en restant sur cette ligne, ils tendraient vers le point E d’équilibre, sans problème de conflit entre leurs politiques internes et l’équilibre extérieur. Ce serait l’idéal. Le centre de gestion des réserves aurait la tâche aisée. Il y a malheureusement peu de chances qu’il en soit ainsi durablement.

306

FIGURE 8.1 : COMPATIBILITE ET INCOMPATIBILITE DES POLITIQUES INTERNES AVEC L’ÉOUILIBRE EXTÉRIEUR DANS LA ZONE MONÉTAIRE

A un point tel que C, la Côte d’ivoire est en sous-emploi, le Nigeria aussi, mais la Côte d’ivoire est en déficit de balance de paiements tandis que le Nigeria est en excédent. Tous les points de la région 1 de la figure sont semblables à C. La région 1 est symétrique à 1, en ce sens que c’est le Nigeria qui est en déficit et la Côte d’ivoire en excédent. Il y a ainsi six régions en tout, mais les régions 1', 2', 3' ne sont que des cas symétriques de 1, 2, 3, où les situations de la Côte d’ivoire et du Nigeria ont été interchangées. Il suffit donc d’examiner les cas 1, 2, 3 : les conclusions sont identiques en inversant les positions extérieures des deux pays. Il s’agit de savoir, dans le cadre de l’union qui se voudrait viable, qui devra consentir l’effort nécessaire à la vie commune. Cas 1 : La Côte d’ivoire veut atteindre LH et, pour cela, crée plus de monnaie. Ce faisant, elle aggrave son déficit puisqu’elle s’éloigne de LO, à moins de se diriger exactement vers le point E, ce qui veut dire qu’elle choisit un point particulier de LH. C’est difficile, car alors ce sont les problèmes de distribution, 307

de justice sociale qui sont posés, et, on l’a vu, l’économiste, seul, est incompétent. Il en résulte que sa politique monétaire, légitime par ailleurs, ne va pas dans le sens de l’équilibre de sa balance des paiements : elle menace la position extérieure commune. Par contre, la politique du Nigeria, tout en le rapprochant de LV, va dans le sens de l’intérêt commun; il réduit son déficit. Dans l’article cité en note, A. K. Swoboda traite cette situation de « traitable » (trac-table), mais comment « traiter »? La circonstance en présence est le signe que la Côte d’ivoire est allée trop vite dans l’expansion monétaire et qu’elle doit être moins pressée. Elle a voulu sauter sur LH au lieu d’y avancer graduellement, aidée en cela par les signaux du taux d’intérêt (cf. chapitre V). Il lui appartient donc de faire le sacrifice. Il l’est d’autant plus que le Nigeria aurait pu, pour des raisons internes, rechercher n’importe quel point de LV, c’est-à-dire risquer lui aussi un déficit extérieur. Le sacrifice pourrait, par exemple, consister à relever le taux d’intérêt pour attirer les capitaux, celui du Nigeria restant inchangé, ou tout simplement, ce qui revient au même vu le phénomène de dualité entre la quantité de monnaie et son prix, le taux d’intérêt, à demander à la Banque centrale de restreindre le rythme d’accroissement de l’émission monétaire. En attendant, le Nigeria mettrait ses réserves à la disposition de la Côte d’ivoire. Elle n’y serait pas obligée. Le centre de réserves ne pourrait pas disposer librement des réserves du Nigeria pour régler les factures de son partenaire. Tout ce qu’il pourrait faire, c’est offrir des conditions de rémunération au moins équivalentes à celles que le Nigeria obtiendrait en plaçant ses réserves, au mieux, sur les marchés financiers internationaux, à la charge bien entendu de la Côte d’Ivoire. Le Nigeria ne perdrait pas, la Côte d’ivoire gagnerait la différence entre les taux d’intérêt débiteur et créditeur de ces mêmes marchés. Il y a coopération sur deux plans : les politiques internes sont harmonisées en ce que le Nigeria ne gêne pas la Côte d’ivoire, il immobilise son taux d’intérêt pendant que la Côte d’ivoire relève le sien. D’autre part, il lui facilite la tâche en la 308

dispensant de payer trop cher les capitaux empruntés à l'extérieur, et cela sans rien perdre. Le jeu est à somme positive : personne ne perd, un gagne. Le plus intéressant cependant est que l’ajustement se fait en commun. On ne cherche pas à punir la Côte d’ivoire pour sa mauvaise gestion, on ne le cherche pas parce que le déficit qu’elle connaît pourrait bien n’être que la conséquence de l’excédent du Nigeria. Si la zone englobait tous les échanges des deux pays, l'éventualité tournerait en certitude : au niveau mondial, il n'y a de pays excédentaires que s’il y a des pays déficitaires. L’ajustement doit donc être une œuvre commune. Faute de le comprendre, nous le savons, le F.M.I. punit des pays déficitaires, du Tiers monde surtout, sans vérifier que le déficit ou l’excédent sont justifiables ou pas, compte tenu du besoin d’équilibre global de ses membres. Ce faisant, il aggrave le mal. Restent deux questions essentielles : premièrement, les pays n’ont-ils pas perdu leur liberté de manœuvre, leur souveraineté n’est-elle pas entamée? Si, mais au profit de personne, plus exactement au profit de tous. Deuxièmement, estil réaliste de croire que le taux d’intérêt en Côte d’ivoire pourra, en montant, attirer les capitaux qui bénéficieraient du différentiel d’intérêt entre Abidjan et Lagos, puisque « l’incompatible trinité » veut que, les taux de change étant fixes et les mouvements de capitaux libres, la faculté de conduire sa politique soit réduite? Il est certain que, comme nous l’avons vu et comme nous le reverrons, les phénomènes monétaires propagent leurs effets dans une zone monétaire. En particulier, un différentiel d’intérêt significatif et durable serait incompatible avec l’esprit même de l’union; mais, précisément, nous sommes dans le court terme, la situation où la monnaie exerce ses forces d’équilibre. L’équilibre, par exemple des taux d’intérêt, demande un certain temps pendant lequel des résultats appréciables peuvent être obtenus.

309

Cas 2 : Le Nigeria cherche à atteindre LV par une politique monétaire expansionniste, la Côte d’ivoire LH par une politique restrictive de la monnaie puisqu’elle a dépassé ses possibilités maxima de production. Les deux pays tendent vers l’équilibre de leurs balances des paiements, le premier en réduisant son excédent, le deuxième en réduisant son déficit. Tout va bien, il n’y a aucun conflit entre les objectifs internes et externes. Cas 3 : Le conflit réapparaît, les deux pays sont en surchauffe, en inflation; mais la Côte d’Ivoire, par sa politique restrictive, améliore sa balance des paiements, alors que le Nigeria, toujours par une politique restrictive, ne réduit pas son excédent. L'effort doit provenir de lui cette fois, son excédent EA est moins légitime que le déficit de son partenaire. Il l’est d’autant plus que ce dernier pourrait tenter d'aller au-delà de LO pour atteindre B par exemple, c'est-à-dire enregistrer un excédent EB. Le sacrifice pour le Nigeria consistera à adopter une politique restrictive plus forte que la Côte d’Ivoire. Les trois cas peuvent donc être négociés, « traités » par une coopération honnête si l’information économique est disponible. En réalité, on est devant des difficultés plus de gestion que d’analyse économique proprement dite. Un quatrième cas peut se présenter, celui où la ligne LO ne passe pas par E (figure 8.2) :

310

FIGURE 8.2 : DESEQUILIBRE STRUCTUREL DE LA ZONE MONETAIRE VIABLE

Tout en recherchant légitimement le plein emploi, chacun des deux pays s'éloigne de l'équilibre extérieur : le Nigeria accumule des excédents, la Côte d'ivoire aggrave son déficit. Il n'y a aucune possibilité de négociation. La seule chose à faire, c’est de s’arranger pour que LO passe par E afin que le cas 4 disparaisse4. Ce déplacement de LO revient pour la Côte d’ivoire à dévaluer sa monnaie, ce qui correspond pour le Nigeria à réévaluer la sienne. Le déséquilibre est structurel. Loin d'être exceptionnel, le cas 4 a de fortes chances de se présenter, pour deux raisons. D'abord, la détermination des taux de change au départ de l’union ne peut échapper à l’arbitraire et seules les politiques qui suivront peuvent permettre d’approcher l’équilibre : on se rappelle en effet que, en vertu de la dualité des changes et des politiques monétaires internes, la fixation des taux donne du même coup les quantités de monnaie compatibles avec ces taux. Ensuite, à terme, même si 311

le choix a été judicieux, des évolutions de structures des économies en présence peuvent révéler le cas 4. Si, partant de la figure 8.1, la productivité augmente plus vite en Côte d'ivoire qu’au Nigeria, ou si sa population s’accroît plus rapidement, ou encore si ses capacités créatives s’améliorent davantage, à plus forte raison si tout cela se réalise à la fois, la ligne LH va se déplacer vers le haut et le cas 4 apparaîtra. En clair, la fixation des taux de change « une fois pour toutes » ne signifie pas qu’ils doivent rester invariables, elle veut dire seulement que les modifications n'interviendront qu'en cas de déséquilibre profond difficile à corriger avec les seuls instruments monétaires et budgétaires. Mais qu'elles doivent alors intervenir effectivement. On a vu comment l’incapacité du F.M.I. de faire procéder à ce genre de correction a entraîné des retards coûteux dans les modifications de taux de change. Non seulement la notion de déséquilibre structurel qui, dans ses statuts, autorisait les dévaluations et réévaluations n’a jamais été clairement définie, mais encore il n'a aucun moyen d’amener ses membres à procéder à un ajustement d’ensemble. On a aussi vu que la question de savoir s’il fallait dévaluer le franc CFA était un faux problème 10. C’est un faux problème parce que les économies en présence n’ont aucune raison d’avoir la même structure. Le niveau actuel du taux est nécessairement arbitraire aussi bien au regard de la situation de la France par rapport à ses « partenaires » africains que concernant les partenaires entre eux. Si la monnaie n’était pas unique, la situation 4 se révélerait.

Les difficultés d’origine externe Tout ce qui précède suppose que l’union est à l’abri des perturbations extérieures. Dans le monde des changes flottants, une flottaison conjointe de l’ensemble des monnaies devrait en principe offrir les possibilités de résistance décrites au chapitre 6. Cependant, si, comme c’est le cas à l'heure actuelle, la flottaison n’est pas pure, si elle est surveillée et les variations manipulées, la protection des changes flottants peut être 312

considérablement affaiblie. Les « chocs » extérieurs susceptibles de perturber l’équilibre interne de la zone sont de deux types : les uns sont de nature proprement monétaire ou financière (les mouvements de capitaux), d’autres de nature économique. Les capitaux en question sont, de façon classique, de deux sortes : les capitaux spéculatifs et les capitaux dits longs. Les premiers sont ceux que, jouant avec les anticipations de variation des taux, leurs propriétaires placent et déplacent d’un pays à l’autre pour tirer avantage de telles variations. Un spéculateur ayant des dollars, et pensant que le mark allemand va être « réévalué » 11 dans les jours, les semaines ou les mois qui suivent, va acheter des marks aujourd'hui, puis, après la réévaluation, les reconvertir en dollars. Si la réévaluation est de 10 %, l’achat d’un mark avant la réévaluation lui aura coûté disons 0,5 dollar; après la réévaluation, il le revend 0,55 dollar, soit un gain de 0,05 dollar. Cela peut paraître faible, mais quand on sait que les spéculateurs déplacent des sommes qui se chiffrent par centaines de millions, on comprend qu'une opération portant sur 100 millions de dollars rapporte 5 millions, soit près de 1,4 milliard CFA. C’est respectable. Pareillement, des différences de taux d’intérêt sur les places financières provoquent des mouvements spéculatifs de capitaux. Dans quelle mesure ces mouvements peuvent-ils affecter l’équilibre interne d’une zone monétaire viable péniblement acquise, au prix des sacrifices qu’on vient d’évoquer? Beaucoup d’économistes, beaucoup d’organisations internationales comme le F.M.I., arguant de l’inflation importée, pensent que l’entrée de capitaux dans le pays dont la monnaie fait l’objet de spéculations provoque une création supplémentaire de monnaie et donc est à l’origine de l’inflation. Jean Denizet pense, avec raison, que ce n’est pas exact et donne à cet effet des exemples difficilement discutables12. On le comprend aisément si on accepte le mécanisme de formation des avoirs extérieurs et leur signification (cf. chapitre 313

1). Ils ne sont pas la base d’émission monétaire parce que la monnaie, c’est la dette du public non bancaire interne. Les réserves extérieures, contrepartie de la monnaie, appartiennent au XIXe siècle, c’est une survivance de l’étalon-or. Notre spéculateur de tout à l’heure achète des marks et cède des dollars. Ceux-ci sont encaissés par le système bancaire qui soit les conserve, soit les cède aux demandeurs de dollars; ils ne circulent pas en Allemagne. Ces capitaux n’affecteraient la masse monétaire du monde que si le spéculateur allait les dépenser en Allemagne, mais alors ce ne serait plus de la spéculation. Les mouvements spéculatifs de capitaux ne sauraient perturber l’équilibre d’une zone monétaire par création monétaire. A cela s’ajoute le fait que, en cas de pool commun des réserves, la perspective que les capitaux se noient dans un ensemble composite est un élément dissuasif. Cela étant, l’inflation s’importe, mais à travers les prix des biens et des services, pas des réserves. Par contre, les capitaux longs, ceux qui viennent s’investir à l’intérieur, peuvent menacer l’équilibre de la zone : ils donnent lieu à des paiements intérieurs. S’ils se répartissaient de façon homogène dans les pays membres, l'équilibre n'en serait pas affecté. Mais si, et pour fixer les idées, les capitaux américains s’investissaient plus au Nigeria qu’en Côte d’ivoire, le premier s’équiperait plus vite, sa frontière de possibilités maxima s’éloignerait plus à droite que celle du second s’élèverait; le cas 4 apparaîtrait. Du côté non proprement monétaire, les mouvements de population, émigration, natalité, mortalité, etc., les rythmes de formation technique et professionnelle, etc., auraient à terme des effets semblables. La moralité est que le fonctionnement d’une zone monétaire serait facilité s'il était accompagné sinon d’une politique extérieure commune en matière de circulation des capitaux, financiers notamment, du moins d’une surveillance coordonnée. En principe cependant, si la circulation des biens, 314

des capitaux et des hommes est totalement libre, les perturbations seront amoindries par leur diffusion dans la zone. En résumé, une union économique a d’autant plus de chances de réussir qu’elle est soutenue par une coopération monétaire étroite, une zone monétaire viable. Cette coopération soulève deux catégories de problèmes : techniques et politiques. Une fois le principe décidé, les écueils techniques peuvent être valablement gérés par les spécialistes si on veut bien les écouter. Il n’y a aucune raison de supposer qu’il n’y en a pas d’honnêtes. Quant aux obstacles politiques, ils se limitent, dans l’union telle que nous l’avons définie, à une perte de souveraineté dans certains domaines, la discipline collective plus précisément sans laquelle aucune construction solide n'est possible. L’essentiel de la liberté, la liberté de battre monnaie, serait préservé. Aucun chef d’Etat ne cesserait de l’être, aucun ministre des gouvernements actuels ne serait inquiété. A long terme, cependant, l'interpénétration favorisée par les mouvements de biens, de capitaux et de personnes pourrait bien aboutir à la nécessité d’une union politique entraînant une monnaie unique. Or « à long terme nous serons tous morts ». Alors est-ce vraiment trop demander? Les générations futures n’ont-elles pas le droit de choisir l’Afrique dans laquelle elles entendent vivre? A-t-on seulement le droit de décider pour ceux qui arrivent? Ne serait-il pas plus sage de préparer l’avenir et de les laisser choisir?

315

Conclusion S’il fallait ne pas rêver, à quoi servirait le ciel? Félix Houphouët-Boigny, Dimbokro, 5 décembre 1975

The dream represents a certain state of affairs, such as I might wish to exist ; the content of the dream is thus the fulfillment of a wish, its motive is a wish. Sigmund Freud, Interprétation of Dreams, I. B.

L’IMPOSSIBLE DIALOGUE Le rêve auquel fait allusion le président de la République de Côte d’ivoire n’a, on l’imagine, rien de commun avec les rêveries poétiques, ni l’utopie : il ne traduirait pas l’anxiété du planteur courbé sous le caféier ensoleillé et avare de ses fruits, ou du chef de village à la recherche d’une solution aux palabres, encore moins du chef d’Etat responsable du destin d’un peuple. Le vrai rêve, celui qui distingue l’homme d’action, motive et soustend l’effort vers les desseins élevés, ceux qui libèrent l’esprit et donc le corps des souffrances inhérentes à la vie en ouvrant des horizons moins douloureux; il est ce détachement des contraintes du moment qui porte vers le souhaitable, même s’il est certain que ce souhaitable ne sera pas atteint. Le vrai rêve se confond avec l’ambition, le projet ; il fait construire, alors que les rêveries font jouir en imagination des fruits d’un travail qu’on n’a pas accompli. Les lignes qu’on vient de lire voulaient inviter au rêve : celui de placer, à l’aide de la monnaie, les économies 316

africaines sur les chemins du plein emploi, de la frontière des possibilités maxima, sachant bien que cette même frontière recule à mesure que l’épargne suscitée par la monnaie élargit le champ d’efficacité de la politique monétaire. Parce qu’il m’a semblé qu’il y avait là un moyen irremplaçable de faire en sorte que l’Afrique espère participer, elle aussi, à l’édification du monde de demain. Le monde change, il change de plus en plus vite. Déjà, il y a plus de vingt ans, Gaston Bergei décrivait l’accélération de l’histoire en ces termes: « L’originalité de la période à laquelle nous vivons ne réside pas d’ailleurs dans le fait que le monde change, ni même qu’il change de plus en plus vite. Ce qui est nouveau, c’est que l’accélération est devenue immédiatement perceptible et qu’elle nous affecte directement. Elle est maintenant à l’échelle humaine : s’il a soixante ans, un de nos contemporains a vécu dans trois mondes; s’il a trente ans, il en a connu deux... L’homme a mis des milliers d’années pour passer de la vitesse de sa propre course à celle que peut atteindre un cheval au galop. Il lui a fallu vingt-cinq ou trente siècles pour parvenir à courir cent kilomètres dans une heure. Cinquante ans lui ont suffi pour dépasser la vitesse du son 1. » On pourrait ajouter, mouvement non moins frappant, que nos contemporains qui ont trente ans se souviennent du monde d’avant les avions à équipage complet ou le vaccin anti-polio, ceux qui en ont quarante de la vie sans télévision ni pénicilline, et ceux de plus de soixante-cinq ans de l’existence sans radio. Dans le domaine des relations politiques, économiques et sociales, l’accélération du changement n’est pas moins perceptible. L’Empire romain a duré quelque mille ans en comptant l’Empire d’Orient, le Moyen Age quelque huit cents ans, la Renaissance italienne, au sens où l’entend Symonds, quatre siècles2; la Pax Americana, ou plus exactement la suprématie de deux superpuissances, n’a pas fait vingt-cinq ans

317

qu’on parle déjà d’un monde multipolaire : le temps se raccourcit. Ce qui est plus nouveau encore, c’est qu’il devient de plus en plus hasardeux de s’aventurer dans la prévision de ce que sera ce monde, ne serait-ce que dans dix ans. Toutes les périodes antérieures avaient leur modèle, la pyramide égyptienne, l’épée et le droit romains, la croix de l’Eglise, le sceptre du roi, le thé et le pirate anglais, l’automobile et la bombe américaines. Qui dominera demain devient incertain. Il y a bien les scénarios. Schématiquement, trois courants de pensée se dégagent. Certains, représentés par les travaux de Harry Magdoff ou de Pierre Jalée, entre autres, entrevoient un élargissement de la puissance américaine, le « superimpérialisme » : les EtatsUnis prendraient le commandement d’un monde de riches en conflit avec un monde de pauvres. D’autres, dont on peut trouver l’essentiel de la prospective dans les travaux de Robert Rowthom et Ernest Mandel, envisagent plutôt l’émergence d’une « rivalité interimpériale » entre le Japon, l’Europe et les Etats-Unis, l’instabilité du Tiers monde étant le reflet de cette rivalité. Un troisième courant de pensée, le courant « ultra-impérial », s’attendrait à ce que le Japon et l’Europe brisent l’hégémonie américaine pour se partager le leadership du monde capitaliste3. Ces scénarios restent encore, cependant, largement prisonniers du passé; on raisonne comme si le monde ne pouvait pas se passer d’une puissance dominante. Rien n’est moins sûr. Si l’histoire montre qu’il en a toujours été effectivement ainsi, il n’est pas permis de conclure que l’histoire est linéaire; la prolonger, c’est faire ce que les mathématiciens appellent confondre la courbe avec sa tangente, ou encore de la projection à court terme. Or tout semble se passer comme si le monde était à la recherche d’un état précisément sans hégémonie. Les économistes ont défini, dans leur sphère, cet état par la notion à l'équilibre général, une situation où personne n’a intérêt à ce que les choses changent. Transposé au niveau des relations 318

internationales, l’équilibre général serait tel qu’aucune nation ou groupe de nations ne puisse gagner à la modification des rapports de forces. Les conclusions des scénarios décrivent des états d’équilibre peut-être, mais d’équilibre instable et, en définitive, de frein à l’avancement vers l’équilibre général. Et c’est bien ce à quoi on assiste : quelques exemples pris dans l’évolution du passé récent permettent de le voir. En matière politique et militaire, loin de stabiliser les rapports de forces, les accords S.A.L.T. II constateraient plutôt l’absurdité d’une course aux armements nucléaires dont on sait bien qu’ils ne seront pas utilisés, sauf acte de folie. Comme, par ailleurs, l’issue des guerres conventionnelles n’est désormais plus acquise d’avance (le Vietnam, l’Algérie, le Moyen-Orient, l’Angola, la Namibie, le Nicaragua et demain l’Afrique du Sud l’ont amplement démontré), la conduite des affaires mondiales échappe progressivement à ceux qui, jusqu’ici, se sont pris pour les élus et se sont partagé les zones d’influence. On assiste à un déclin de la hiérarchie, dû moins à une érosion des forces des puissances dominantes qu’à un affaiblissement de leur aptitude à maîtriser l’ensemble du système planétaire, lequel est devenu infiniment plus complexe qu’il ne l’était il y a seulement vingt ans. A plusieurs égards, la situation actuelle ressemble à celle de la seconde moitié des années quarante : il n’y avait pas, à proprement parler, de superpuissance. Il y en avait plusieurs : une puissance économique incontestée, les Etats-Unis, disposant du monopole d’une arme stratégique nouvelle, la bombe atomique, mais engagée dans une réduction de ses forces armées. Il y avait une puissance militaire à l’Est, avec des ambitions internationales, mais que sa relative faiblesse économique a contenue dans des limites régionales. 11 y avait l’Empire britannique, encore rayonnant malgré l’indépendance de l’Inde, du Pakistan, des Philippines et de Ceylan. Il y avait aussi trois

319

nations européennes avec des intérêts coloniaux immenses. Et il y avait la Chine. C’était un monde multipolaire. La guerre froide a ensuite cristallisé le pouvoir autour de l’Union soviétique et des Etats-Unis: les deux ont effectivement exercé une domination du monde depuis la mise en orbite des spoutniks en 1957 jusqu’en 1963, lorsque le président Kennedy a admis que « nous serons prêts à discuter avec les Etats-Unis d’Europe les voies et moyens de former une Alliance atlantique concrète, une alliance mutuellement bénéfique entre la nouvelle union qui émerge en Europe et la vieille union américaine fondée ici il y a cent soixante-quinze ans4 », et que la querelle sinosoviétique a affaibli « l’invincible camp des pays socialistes dirigé par l’Union soviétique » que les événements de Hongrie avaient édifié. Simultanément, le doublement du nombre d’Etats souverains autour des années soixante a placé la stratégie des grandes puissances dans un environnement tout à fait nouveau. Depuis, le pouvoir n’a cessé de se diffuser pour aboutir à la reconnaissance de la « nécessité » d’un monde multipolaire après la logique trilatérale d’une hiérarchie tripolaire. On dirait que le monde résiste au développement fantastique des techniques, combinatoires pour maîtriser la complexité et contraléatoires pour maîtriser l’incertitude, et s’entête à vouloir se passer de pôles. Dans le domaine commercial, les provisions du G.A.T.T. tendaient à créer un monde débarrassé des restrictions tarifaires héritées de la guerre: un monde où la liberté de circulation de biens, de capitaux et de main-d’œuvre améliorerait toujours davantage le bien-être matériel des nations et des populations, conformément au modèle de l’efficacité capitaliste. A l’époque, le secrétaire d’Etat au Commerce, Cordell Hull, y voyait un moyen d’étendre l’influence américaine, seule puissance occidentale à disposer d’un potentiel économique énorme et pratiquement intact. Les Européens ne l’entendaient pas de cette façon et ont maintenu les restrictions jusqu’à l’entrée 320

en vigueur du Marché commun. Les Etats-Unis ont d’abord encouragé la formation d’une Europe assez forte pour être un partenaire loyal au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (O.T.A.N.) dans un monde libre et, après tout, mère patrie. C’est pourquoi un délai de grâce lui fut accordé pour mettre fin aux discriminations commerciales. C’est aussi le sens du Trade Expansion Act de 1962, puisque, en le présentant au Congrès, John F. Kennedy estimait qu’il marquait « le début d’un nouveau chapitre dans l’alliance des nations libres... ou une menace pour le progrès de l’unité européenne. Les deux grands marchés de l’Atlantique se développeront ou ensemble ou séparément. Le sens et l’étendue du choix économique libre seront soit élargis pour le bénéfice des hommes libres partout, soit confinés et restreints par les nouvelles barrières5 ». Le Trade Expansion Act a facilité le Kennedy Round qui a abouti à quelques résultats, mais l’Europe de la politique agricole commune et du tarif extérieur commun est perçue comme une menace, une entrave à l’intégration économique de l’Atlantique Nord; l’élargissement de la Communauté européenne comme un réel danger dans la mesure où, selon un ancien secrétaire d’Etat américain à l’Agriculture, « les nations européennes et africaines créeront un espace commercial assez large pour leur permettre de se départir entièrement du traitement de la nation la plus favorisée et plongeront le reste du monde dans une jungle commerciale où les accords spécifiques deviendront la règle plutôt que l'exception et où les sphères d’influence se développeront comme une chose naturelle6 ». Cet élargissement, qu’il s’agisse des « Yaoundé » ou des « Lomé », maintient et perpétue les courants anciens dans un monde qui change. Il est accepté, mais c’est contre l’histoire du futur. Visiblement, on résiste, on veut arrêter le mouvement. C’est le protectionnisme qui renaît, parce qu’à chaque étape les nations du Nord refusent le changement et ont les yeux tournés vers le passé plutôt que vers l’avenir. Le protectionnisme pourrait

321

se généraliser, car la réponse au protectionnisme, c’est le protectionnisme. Pour l’instant, il frappe plus le Tiers monde endetté. Cela se comprend, c’est lui qui dérange : il voudrait bouleverser l’ordre établi, il convient de le convaincre qu’il est damné. Avant le début des années soixante-dix, plus précisément avant la conférence d’Alger en 1973, le Sud demande essentiellement, comme les Noirs américains, l’accès à la qualité d’hommes : la décolonisation commencée au cours des années quarante avance et la décennie 1960-1970 voit se multiplier par deux le nombre de pays souverains. L’expansion occidentale n’en est pas affectée pour deux raisons. L’une pratique : les tentatives pour exploiter les ressources locales au profit des hommes libérés sont violemment réprimées au nom de l’anticommunisme et de la liberté. L’autre intellectuelle : on enseigne le sousdéveloppement et ses lois. Pour cela, tout l’arsenal statistique, diplomatique et universitaire est déployé. On fait découvrir scientifiquement aux sous-développés les mécanismes, indépendants de la volonté humaine, qui régissent leur condition et les prédestinent à la pauvreté. En fait, on leur décrit les facteurs qui bloquent leur croissance. A supposer que les obstacles soient réels, est-ce une raison pour démissionner? Accepter les faits est une attitude scientifique, y voir des fatalités ne l’est pas. « Il ne s’agit pas de décrire le monde, mais de le transformer7. » Le Nord ne le comprend pas. Si seulement Karl Marx n’avait pas été marxiste! Il faut attendre que le prix du pétrole révèle que les matières premières n’ont aucune raison de rester éternellement bas, que la logique de la détérioration des termes de l’échange est une pure construction de l’esprit, que les lois de l’économie, la vraie, commandent au contraire, parce qu’elles sont pour la plupart non reproductibles, que leurs prix montent pour en décourager le gaspillage. Non, pour le sénateur Edward Kennedy, le pauvre américain doit pouvoir accéder à l’essence, c’est naturel, 322

comme il l’est que le riche du Bengladesh se contente de la bicyclette. Il faut attendre que l’appauvrissement croisse avec les indépendances politiques, que la patience des hommes soit épuisée, pour que les revendications proprement économiques prennent le pas sur les discours politiques qui endorment, et que les non-alignés coordonnent leurs actions au sein de la C.N.U.C.E.D. et d’autres négociations. Ils obtiennent quelques résultats, rapidement effacés par l’inflation créée à cet effet. C’est T « appât des pays jeunes », la menace. « Il y a vraiment une menace très réelle et grandissante du Tiers monde, à moins que les pays industrialisés, particulièrement les Etats-Unis, tiennent pied aux cartels producteurs et commencent à adopter des politiques bien plus coopératives à leur égard. En fait, les cartels producteurs semblent plus faisables pour les autres produits que pour le pétrole. Je continue de craindre que le pétrole ne soit que le début8. » Pourtant, que demande le Sud? A bénéficier des dispositions du G.A.T.T., lesquelles ont régulièrement été biaisées en faveur des produits intéressant les exportations du Nord. Les pays du Sud n’ont gagné que peu de chose des six négociations sur les réductions tarifaires qui ont eu lieu depuis 1947. Non seulement aucun économiste ne discute cela, mais on estime que les mesures de protection du Nord (fixation des quotas, réglementations sanitaires et de sécurité, structures des tarifs, prélèvements divers, subventions des prix, etc., sans compter les appels au nationalisme des consommateurs et les manipulations des circuits de commercialisation) « ont coûté au Sud plusieurs milliards de dollars par an pour les exportations réalisées au milieu des années soixante, la fraction la plus significative provenant du protectionnisme agricole ». En dépit des bénéfices attendus du Tokyo Round, le Tiers monde est plus effrayé par le protectionnisme montant des pays industrialisés qu’il n’est attiré par les perspectives des négociations au sein du G.A.T.T. : « L’emploi croissant des arrangements méthodiques du marketing 323

(orderly marketing arrangements) par les Etats-Unis contre les industries du Tiers monde et les mesures restrictives similaires en Europe et au Japon semblent toutes devoir neutraliser une fraction importante des bénéfices potentiels du Tokyo Round 9. » Le Sud demande que le Nord honore ses engagements de soutenir ses efforts de développement. Or les membres du comité d’assistance au développement de l’O.C.D.E. n’ont jamais, dans leur ensemble, approché l’objectif déclaré de transférer 0,7 % de leur produit national brut au Sud sous forme d’aide officielle. La tendance a plutôt constamment baissé depuis bientôt vingt ans, passant de 0,52 % en 1960 à 0,35 % en 1978 10. Seuls le Danemark, la Suède, la Norvège et, à un moindre degré, le Canada ont tenu parole. Curieuse coïncidence, il s’agit des seuls pays de l’O.C.D.E. qui n’ont pas de gros intérêts dans le Tiers monde : la Suisse, la généreuse Suisse, n’a pas dépassé 0,16 % en 1978. Si on ajoute à cela que l’aide est liée à l’achat dans le pays donataire, ce qui signifie : « Je vous donne 10 F, des biens vides, vous achetez 10 F de marchandises en France, les francs se remplissent, l’emploi s’améliore », l’aide apparaît dans ses vraies limites. Le Sud demande la stabilisation des prix de ses exportations, en même temps qu’un système de préférences généralisées qui donne l’accès des marchés du Nord à ses produits manufacturés. Mais pourquoi stabiliser, en vertu de quelle loi économique stabiliserait-on? Par définition, les prix résultent de la confrontation de l’offre et de la demande d’échangeurs égaux dans la négociation. Quelle matière première fait l’objet d’un marché ainsi organisé? Imagine-t-on ce que serait le marché si le prix du pétrole avait été « stabilisé » à 2,50 dollars le baril du cru dans le golfe Persique en juillet 1973? Et en quels termes stabiliserait-on? En termes nominaux? Ce serait le meilleur moyen d’accepter les conséquences de l’inflation. En termes réels? Cela équivaudrait à indexer les prix des matières

324

premières sur l’inflation; ce serait non pas l’idéal, mais au moins une protection. Le Nord rejette et l’indexation et la stabilisation. Quant à la généralisation des préférences, inutile d’y compter, la cinquième C.N.U.C.E.D. l’a confirmé à Manille : les pays industrialisés ne veulent plus entendre parler d'interdépendance, ils préfèrent la notion de différenciation « dans le dessein d’atténuer ce que peut avoir de menaçant pour eux la consolidation du bloc des 77 telle qu'elle est incluse dans la déclaration d’Arusha; il s’agirait de différencier les concessions accordées aux pays du Tiers monde pour tenir compte de la situation spécifique de chacun d’eux 11 ». On complique le problème pour en rendre la solution impossible et gagner du temps. On préfère des conventions, telles celles de Lomé, qui figent la division internationale du travail en spécialisant les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique dans la production de matières premières. On sait pourtant depuis Ricardo, « le père de l’économie politique », que si la spécialisation est nécessaire au début de l’échange, cette même spécialisation disparaît avec le développement du commerce international, dès lors que les coûts croissent ou, ce qui revient au même, que les rendements décroissent. Le Sud demande aussi que les firmes multinationales contribuent à son développement, mais elles ont mille moyens pour, au contraire, le réprimer : elles échappent au fisc local par des prix de transfert, elles favorisent le chômage en supprimant les techniques et les productions locales par l'utilisation de technologies à forte dose de capital et les limitations artificielles des exportations, elles ont des rentes de monopole qui, le plus souvent, leur sont gracieusement accordées par les autorités au nom d'une efficacité dont on ne perçoit pas toujours les fondements, elles interfèrent ostensiblement dans la vie politique des Etats, mais c’est Julius Nyerere qui crée des

325

précédents fâcheux en s’immisçant dans les affaires intérieures de l'Ouganda. On pourrait multiplier les exemples de refus par l’O.C.D.E. du jeu des mécanismes du marché. L’O.C.D.E., c’est pourtant l'Occident, l’économie libérale. Nous vivons dans un monde à l’envers. Le refus va jusqu’au suicide organisé. Quand, au lendemain de la guerre du Kippour, le prix du pétrole est quadruplé, on crie au cartel, on crée l’Agence internationale de l'énergie pour regrouper les pays consommateurs. Naturellement, ce n’est pas un cartel, c’est seulement un front! Il faut faire face à la situation. On menace d’assurer l'indépendance énergétique de l'Occident. On prétend que les sources alternatives sont disponibles. Que ne s’en est-on servi avant? Les besoins de pétrole se développent avec la recherche de techniques de remplacement. Six ans après, le shah d’Iran est en exil et l’imam Khomeiny fait trembler la terre. Les Etats-Unis vont consacrer 100 milliards de dollars à l’extraction du pétrole des autres ressources naturelles. Tous les calculs montrent que, en supposant que les techniques soient au point, le pétrole synthétique coûtera bien plus cher que le pétrole du Moyen-Orient et du Nigeria, la différence tournant autour de 5 dollars le baril. Tant pis. On paiera plus cher le pétrole occidental. C’est tout l’opposé du libéralisme. Au même moment, on découvre du pétrole partout, au Mexique, en Côte d’ivoire, au Sénégal, au Cameroun et même au Bénin. C’est que, jusque-là, les découvertes étaient localisées dans les pays sans problèmes. Au Gabon comme au Congo, personne ne viendra demander le partage des revenus, ce sont des territoires souspeuplés. En Côte d’ivoire, au Sénégal ou au Cameroun, il y a un risque : ils sont trop nombreux. Le Mexique avait, quant à lui, osé nationaliser son pétrole. A l’évidence, le dialogue Nord-Sud est de sourds. C’est bien le sentiment de Charles F. Meissmer, chef de la délégation américaine à la cinquième C.N.U.C.E.D. : « Il y a eu un manque 326

de communication à cette conférence qui m’a étonné l2. » Il n’y a rien d’étonnant : on est en présence de deux prétentions fortement divergentes. L’une, celle de l’O.C.D.E., qui, par myopie ou par entêtement, entend cristalliser le monde et faire passer pour naturelle la croissance de l’Occident, alors qu’elle est, selon le mot de Paul Fabra, « usurpée ». L’autre, celle du Sud, qui, consciemment ou non, croit pouvoir aspirer à un mieux-être matériel, conséquence logique du droit qu’on dit lui reconnaître d’exister dignement. Comme le monde n’est pas encore mondial et que ce que le Sud peut gagner, le Nord le perd, mathématiquement, si on en juge par les prises de position, il n’y a pas d’issue.

PRÉPARER L’AVENIR SOUHAITABLE Plus exactement, c’est le conflit potentiel. Aujourd’hui, c’est le pétrole, ce pourrait être le cuivre, le cobalt ou le café demain. Dira- t-on que le pétrole est un produit particulier? Aucunement : les critères de répartition géographique ou de possibilités de substitution ne sont guère convaincants. Il n’y a pas de pétrole qu’au Moyen-Orient et dans le Tiers monde, les Etats-Unis en sont le deuxième producteur mondial après l’Union soviétique, l’Angleterre s’autosuffit presque. Pareillement, les Etats-Unis ont traditionnellement été considérés comme riches en matières premières, mais, sur les cinq matières de base dont les économies occidentales ont besoin, ils dépendaient en 1970 des importations pour plus de 50 % de six. On prévoit qu’en 1985 ils en dépendront pour plus de neuf, y compris les trois principales : la bauxite, le minerai de fer et l’étain. C’est que ce qui compte, c’est la confrontation de l’offre et de la demande globales, lorsque les marchés sont tels que les participants ont des capacités de négociation à peu près égales. La dernière unité offerte et demandée détermine alors le prix. En 1967, la Zambie, le Zaïre, le Chili et le Pérou formèrent une organisation des exportateurs 327

de cuivre : le Conseil intergouvernemental des pays exportateurs de cuivre (C.I.P.E.C.). A l’époque, le Chili rejeta les propositions d’augmentation de prix, arguant qu’il en résulterait une dépression mondiale. Depuis le coup d’Etat qui a eu raison du président Allende, la Zambie a rompu les relations diplomatiques avec le Chili et, de toute manière, n’est plus disposée à déplaire aux Etats-Unis. Le C.I.P.E.C. est resté sans effet, le marché du cuivre reste en déséquilibre. On pourrait en dire autant de la bauxite, du fer, du café ou du cacao. Quant au chantage à la substitution, Nicolas Sarkis a raison : « Le meilleur substitut du pétrole, c’est le pétrole13. » On peut, bien sûr, rêver que « le cuivre peut être remplacé par l’aluminium fin, la bauxite peut être remplacée par l’étain dans la fabrication des boîtes d’emballage, les boîtes peuvent être remplacées par la matière plastique 14 »; c’est de la rêverie deux fois : une première fois parce qu’on retombe sur le pétrole, une deuxième parce qu’on ne tient pas compte du coût de la substitution. On a bien remplacé le coton par la fibre synthétique, le jus de fruit naturel par le coca-cola, etc., mais au prix de quelles conditions d’hygiène! Il ne fait plus aucun doute qu’en matière de relations NordSud les années quatre-vingt seront critiques. Le Nord refuse le partage équitable des ressources de la terre. Il ne reste plus qu’une solution : constater la divergence et accepter les règles du jeu. L’Afrique devrait ne pas continuer d’être « un absent autour du tapis vert, pour ne pas dire une victime 15 », selon l’expression de Paul Bernetel. Elle devrait être prête, sur le plan monétaire plus qu’ailleurs : « La monnaie, en tant que problème, recouvre tous les autres problèmes. Le mouvement international de la monnaie peut être traité comme la somme du mouvement de toutes les autres choses : le commerce, l’investissement, l’aide et les dépenses militaires extérieures. De même que la souveraineté de l'Etat-nation — son aptitude à garantir les conditions de 328

développement du corps constitué et la légitimité de sa continuité — peut être personnifiée dans son pouvoir de créer la monnaie, de même l’ordre mondial est personnifié par la forme et le statut de la monnaie internationale. Les crises monétaires internationales ne sont rien de plus que l’expression des rapports de pouvoirs changeants. La confusion monétaire d'aujourd’hui reflète l’incertitude de l’avenir de la politique internationale; personne ne sait s’il y aura un monde de blocs monétaires concurrents ou une réaffirmation de l'ancien système basé sur le dollar 16. » « Le talon d’Achille de l'économie mondiale tout entière pourrait bien être le système international des paiements 17. » Pour ce faire, pour être présent au « rond-point de l’avenue», l’Afrique devrait rompre avec le passivisme, fermer les oreilles aux mythes qui la condamnent à la misère, ne pas céder à l’illusion déterministe et avoir une véritable attitude prospective, celle qui accepte les faits mais non les fatalités, explorer l’avenir pour discerner la place qu’elle pourrait légitimement revendiquer et se donner, aujourd’hui, les moyens de l’occuper. « Demain est moins une inconnue à déterminer qu’une cible à atteindre 18. » l’expérience du passé, le désordre présent, les positions officielleS permettent d’imaginer, avec des chances de succès, les grandes lignes de ce que pourrait être le demain monétaire. En principe, cinq régimes sont possibles, en excluant le retour à la suprématie du dollar. Premier régime : Les changes flottants impurs se maintiennent, chaque pays a la faculté de conduire la politique monétaire qu'il juge conforme à ses intérêts, étant entendu que les changes sont surveillés par le F.M.I. Cette éventualité est difficile à retenir, non seulement parce que la surveillance du F.M.I. est tout à fait illusoire (il n’a pu, il ne pouvait rien faire contre les secousses du dollar au cours du deuxième semestre 1978 et du premier semestre 1979 : tout s’est déroulé sur une scène triangulaire Allemagne-Etats-Unis-Japon), mais surtout 329

pour la logique inflationniste qu’elle renferme. La situation peut cependant durer, le temps que les gouvernements, comme d’habitude, en sentent les effets. Entretemps, si les pays africains n’astreignent pas leurs monnaies (c’est le minimum) à des limites de variations de taux de change, ils enregistreront les fluctuations amplifiées, reculant ainsi sur la voie de la promotion de leurs échanges. Deuxième régime : On laisse les mécanismes de changes flottants jouer pleinement, on s’attend qu’à la limite chaque pays soit totalement libre de ses mouvements, laissant au marché des changes le soin d’équilibrer les balances de paiements. Les plus forts y gagneraient. C’est ce raisonnement qui a soutenu leur officialisation en 1976. Les Américains voulaient mettre une barrière entre leur position extérieure et leur politique interne, la queue ne devait pas remuer le chien. Ils ont vite appris que l’important, c’est moins le pourcentage du commerce extérieur (lequel a fortement augmenté entre-temps) dans la production que la sensibilité de l’appareil productif aux chocs externes. Par ailleurs, la chute du dollar en vue de la conquête des marchés mondiaux a révélé l’incompétitivité relative de l’économie des Etats-Unis : les détenteurs de dollars, quand ils ne cherchaient pas à s’en débarrasser contre d’autres monnaies, ont acheté des Mercedes-Benz, même plus chères, plutôt que les Lincoln Continental. Simultanément, la facture pétrolière en a été allégée pour les pays européens, aggravant cette faiblesse. Enfin, le roi Khaled d’Arabie Saoudite a bien fait comprendre au président Carter lors d’une visite officielle qu’il serait incapable de contenir la hausse du prix du pétrole si les Etats-Unis se montraient incapables de contenir le déclin du dollar. C’est dire que les changes flottants ne sont sécurisants pour personne a priori. L’Afrique doit-elle donc plaider pour les changes flottants? Dans les circonstances actuelles, ce serait contraire au principe de libre circulation des biens qu’elle défend au sein de la 330

C.N.U.C.E.D., ce serait aussi se cloisonner elle-même davantage. Les gouvernements, armés de moyens de contrôle internes et externes, sacrifieraient, comme dans le passé, jusqu’aux intérêts vitaux auxquels ils auraient adhéré. Une atmosphère dans laquelle les contrôles économiques sont fortement prisés est aussi une atmosphère de tentatives d’abus de nationalisme. Que les défenseurs des changes flottants soient les économistes libéraux ne doit pas tromper : ils prêchent la liberté du lion dans la jungle. Toutefois, ce régime porte en lui les germes de sa propre destruction. En réaction contre les plus forts, les petits pays tendraient à s’unir en groupements régionaux pour assurer leur survie. Dans cette perspective, si les changes flottants pouvaient faciliter l’unité africaine, au lieu d’obliger les économies faibles à faire des mariages contre nature en se satellisant autour de monnaies prétendument convertibles, on n’y verrait pas que des inconvénients. Il y a malheureusement peu de chances que les choses soient perçues de cette manière. Raisonnant à court terme, en termes de « budget de l’Etat », les pays africains se laisseraient convaincre, comme dans le passé, que leurs économies fragiles ont besoin d’un soutien. Troisième régime : Variante du premier, le régime « hiérarchique » (tiered System) 19. On ignore ouvertement le F.M.I., on reconnaît la puissance japonaise et de l’Europe guidée par le mark, on ramène le dollar à sa place dans le Nord, on institutionnalise un mécanisme d’harmonisation des politiques monétaires au sein de l’O.C.D.E., conciliant la double nécessité et d’avoir des monnaies autonomes et de ne pas gêner l’allié. Tout indique que c’est ce qu’on explore depuis le commencement de l’affaiblissement du dollar : la C.E.E. a demandé et obtenu, à la réunion annuelle du F.M.I. de Rio de Janeiro, le droit de veto au sein de cet organisme pour être à égalité avec l’Amérique; la même C.E.E. a institué un « serpent européen » pour résister à l’assaut du dollar, le yen s’est entendu avec le dollar pour gérer la 331

crise tout au long de l’année 1978. La logique de cette vision « tripolaire » est que les grandes puissances, parce qu’elles jouent un rôle important dans les relations économiques internationales, doivent pouvoir conduire le système monétaire. Outre la myopie qui empêche de voir la contradiction qu’il y a à dénoncer le privilège exorbitant du dollar, quand il était au soleil, et revendiquer le même privilège pour un groupe limité de pays, il y a un réel danger à croire que les autres pays ne tireront pas la leçon de l’expérience pour refuser la tutelle monétaire et adhéreront à un frein manifeste à l’évolution vers l’état d’équilibre. L’Afrique devrait s’opposer à cette ambition parce qu’elle est illégitime. L’Amérique latine rejette chaque jour un peu plus la tutelle monétaire des Etats-Unis, les Etats arabes ne se laisseront pas faire. Le trilogue du président Giscard d’Estaing qui veut que les Arabes apportent l’argent, l’Europe la technologie et la matière grise et l’Afrique la matière première va à contre-courant, et ce n’est pas nouveau. Sans parler de la monnaie que la France a purement et simplement confisquée en Afrique, on aimerait voir la matière grise en question. Que ne laisse-t-on d'abord l’Afrique utiliser celle dont elle dispose et qu’on déstabilise pour maintenir un besoin permanent de l’assistance dite technique? L’Afrique devrait s’y opposer parce que la coopération horizontale se révélera être la voie de survie pour le Tiers monde. Elle devrait s’y opposer surtout parce que la fondation théorique de cette vision est fausse : la monnaie précède la production, elle ne la suit pas. L’Angleterre n’a pas établi son empire monétaire et financier parce qu’elle était une puissance économique; c’est parce qu’elle a découvert, la première, la monnaie moderne qu’elle est devenue une force économique; et c’est le bénéfice du privilège exorbitant du dollar qui a assuré la suprématie économique américaine. Quatrième régime : Assagi, le monde revient aux idées de lord Keynes d’une véritable Banque centrale mondiale, et les 332

pays acceptent les disciplines qu’elle implique. Robert Triffin y voit même l’aboutissement logique d’un retour aux changes fixes. Dans une telle éventualité, estime-t-il, les gouvernements seraient confrontés au dilemme du conflit entre l’indépendance de la politique nationale et les avantages d’un système monétaire stable. Dans un premier temps, ils tenteraient de conserver l’essentiel de leur souveraineté monétaire, mais seraient obligés d’en abandonner certains aspects, d’abord par la création de réserves internationales pour les règlements entre Etats, ensuite par des arrangements de quelque nature qu’ils soient entre banques centrales, relatifs au contrôle de la création de monnaie internationale. Le processus conduirait inéluctablement à un cadre politique universel à l’intérieur duquel les politiques nationales seraient, dans un second temps, harmonisées20. Il est clair que si le monde revenait aux changes fixes mais débarrassés d’un quelconque privilège à une monnaie nationale, on déboucherait sur les conclusions de Robert Triffin et le « grand village » qu’est la terre. L’Afrique pourrait soutenir un tel projet, étant entendu que la Banque centrale mondiale fonctionnerait sur la base de la stricte égalité de toutes les nations et que ses dirigeants seraient choisis au vu des seuls critères de leur compétence et de leur honnêteté. Un tel système non seulement stabiliserait les marchés, mais favoriserait le développement du commerce mondial. Malheureusement, on s’en éloigne plutôt ; les vrais intérêts nationaux du Nord sont moins dans l’exploitation maximale des ressources de ses membres que dans l’accès à bon prix aux matières premières. Par exemple ; la Banque ‘ centrale mondiale, si elle répondait aux signaux de marchés monétaires nationaux, provoquerait un flux des investissements du Nord au Sud et, dans le Sud comme dans le Nord, des régions plus développées à rendements faibles vers celles où l’investissement serait plus rentable. Cela n’est pas naturel, ce n’est pas conforme aux intérêts du « monde libre ». 333

Cinquième régime Enfin, pis-aller, sous la pression des événements, les nations forment les alliances monétaires entre partenaires aux intérêts convergents. On aboutit à une organisation monétaire mondiale formée de blocs approximativement égaux, aux zones monétaires optimales. Economiquement, ce régime serait, à la limite, identique au précédent, conformément au théorème de la dualité. Comme lui, il est, à terme prévisible, hors de portée ; les entorses politiques, les pesanteurs du passé jouant. En attendant, les lignes qu’on vient de lire ont suggéré la formation sans retard d’espaces monétaires politiquement viables, non comme une circonstance souhaitable, mais comme une nécessité sans laquelle la coopération économique indispensable à l’Afrique qu’on voudrait construire, une Afrique dont les fils ne déserteraient plus la terre natale si généreuse, ne franchirait pas le seuil de la poésie. Elles ont évoqué quelques difficultés de l’union monétaire; il y en a beaucoup d’autres. Le principal c’est de commencer, et de persévérer dans l’effort. Mais, pour coopérer, il faut être; et être dans le monde d’aujourd’hui et de demain, c’est être économiquement. La monnaie en est la condition permissive. Sans elle, on ne peut mettre en œuvre les ressources de la nature et des hommes. L’enfant d’Afrique a droit à l’utilisation, par les Etats souverains, des trésors de l’art monétaire. Il a droit à la libération de la monnaie. Cette libération est la première pierre de la construction économique. Elle favorise et la productivité et la production. Si, comme il se devrait, on admet que la productivité se mesure par la production par tête, on devrait admettre qu’améliorer la productivité, c’est accroître le volume du capital par tête. Comme, grâce à Dieu, la population s’accroît en Afrique, l’accumulation devrait se faire à un rythme plus rapide. Or accumuler du capital, c’est prélever sur les revenus présents pour investir et préparer l’avenir. Le prélèvement est effectué par les 334

ménages, l’investissement par les entreprises. Nous sommes aux deux pôles périphériques du circuit du revenu (schéma 2.1) : il s’agit de les mettre en rapport, c’est l’ « intermédiation » financière proprement dite. La libération revient à organiser l’intermédiation pour que cette communication soit aussi fluide que possible, que l’investissement rencontre l’épargne suffisante, laquelle se développe avec le rendement qui lui est proposé. Toute mesure qui s’intercalerait entre ces deux pôles et entraverait la fluidité de la communication serait répressive. L’autofinancement en est un exemple : les entreprises n’ont pas vocation à épargner, leur tâche est d’investir. L’arbitre de cette fluidité, c’est le taux d’intérêt. Souvent, des mesures administratives, parfois inspirées par des considérations louables, répriment les circuits financiers. Une disposition apparemment aussi compréhensible que celle qui consiste à subventionner les équipements, ou à accorder des taux d’intérêt de faveur aux petites et moyennes entreprises, peut être préjudiciable au bon fonctionnement des circuits financiers et à un financement adéquat de la croissance. Une illustration en est donnée par le problème si actuel de la modernisation de l’appareil de production : à grands frais, on soutient les unités modernes, on les subventionne, on leur donne le bénéfice des conditions de faveur accordées par les divers régimes du code des investissements, etc. Ce faisant, on sacrifie les techniques dites vieilles. Pareillement, on conçoit avec l’aide de la Banque mondiale des projets riz, des opérations coton, etc., pour constater quelques années plus tard que le projet est trop grandiose et qu’il convient d’en diminuer la dimension, ou que l’inflation en a rendu la réalisation hors de portée. Des résultats aussi pervers proviennent du non-respect des lois de l’économie qui veulent que ce soit le rendement de l’opération qui compte (les économistes préciseraient : rendement marginal) et non le volume, si grand soit-il, de l’investissement. Or rien a priori ne permet aux planificateurs de dire que les gros projets sont plus rentables que les petites unités 335

gérées par les cultivateurs : la Banque mondiale ne dispose à cet égard d’aucun outil analytique fiable. Encore n’avons-nous parlé que de rendement. Si on tenait compte du rendement social englobant les problèmes de l’environnement de la vie des cultivateurs concernés, les calculs de planificateurs seraient encore plus fragiles. Pareillement, il est facile de voir qu’en subventionnant les taux d’intérêt on déplace l’épargne des entreprises plus dynamiques, prêtes à payer un intérêt plus élevé, vers celles qui le sont moins. Des études réalisées par Raymond Goldsmith, il ressort que l’une des caractéristiques des pays sous-développés, c’est précisément la prédominance de l’autofinancement et la faible part de l’épargne des ménages dans le financement des affaires21. Et cela à cause de la répression administrative des activités. A l’inverse, on observe que les économies actuellement les plus solides se sont financées avec l’épargne des ménages : leur part dans l’épargne nationale est passée de 23 % au cours de la période 1950-1954 à 54 % en 1965-1966 en Allemagne. Parallèlement, celle des entreprises a décru de 41 à 14 % au cours de la même période. Au Japon, l’épargne individuelle a régulièrement constituée 50 à 55 % du total depuis 195022. Les autres économies occidentales qui montrent des signes d’essoufflement ont, au contraire, enregistré une baisse de la part des ménages dans le financement. Comme le relève l’ancien président de la Banque centrale fédérale américaine : « Ce qui importe le plus pour l’avenir de notre économie, c’est l’érosion de l’intérêt de l’investisseur pour les émissions de titres. En 1965, les actions dans les sociétés constituaient plus de 43 % de l’ensemble des actifs des ménages américains. En 1977, elles étaient tombées à 25 %... Si j’en juge par l’alanguissement de la bourse dans les autres principaux pays industriels pendant la précédente décennie, à l’exception du Japon, leur expérience a été similaire à celle des Etats-Unis23. »

336

Il n’est pas superflu de noter que le Japon et l’Allemagne sont aussi les pays les moins socialement agités de l’O.C.D.E. La coïncidence n’a pas de quoi surprendre : la propriété du capital y est plus démocratisée qu’ailleurs. Ce n’est certainement pas le paradis, mais encore une fois l’important n’est pas l’état des choses, c’est le mouvement. La réplique classique qu’il s’agit là de pays ayant déjà atteint un certain stade de développement, et donc qu’on ne peut généraliser, n’est pas défendable : le « miracle » de la Corée du Sud depuis 1964 coïncide avec la libération du marché financier. La Corée n’a pas hésité à accorder des taux d’intérêt créditeurs de... 22 % à ses épargnants 24. Est-ce à dire qu’il faille proscrire toute forme d’autofinancement, ou que l’Afrique doive opter pour un libéralisme économique sauvage? Ni ceci ni cela. Je dis simplement que le problème économique n’est pas réductible au simple choix idéologique, on n’en connaît pas d’idéal, le monde s’arrêterait ; et que l’autofinancement, de même que l'appel aux capitaux extérieurs, ne doit intervenir qu’après épuisement de toutes les ressources internes. Je dis seulement que les planificateurs devraient être plus attentifs aux coûts que leurs décisions sont susceptibles d’infliger à la société. Ce n’est pas être contre le plan, c’est lui demander d’en être vraiment un. Autant pour la productivité : la libération dans le sens de l’amélioration du processus de communication épargneinvestissement, de l’organisation de l’étage inférieur du centre du schéma 2.1, l’accroît parce qu’elle élimine les deuxième et troisième techniques autorépressives. Mais accumuler le capital présuppose la croissance du revenu, de la production, de biens remplis, donc l’existence de biens vides. Alors c’est l’étage supérieur du même schéma qui est concerné. Il est au départ du processus de croissance. Plus que tout autre facteur, ce qui a caractérisé l’époque coloniale, c’était l’existence des seules entreprises travaillant pour l’extraction de matières premières pour alimenter les usines de la métropole. Le 337

phénomène persiste encore avec ce qu’il est convenu d’appeler division internationale du travail, ou spécialisation, ou interdépendance. On l'a souvent répété. On n’a pas assez insisté sur le fait que ce n’était possible que parce que la monnaie le permettait, le permet toujours. L’exploitation accélérée des colonies est contemporaine de la découverte du secret de la monnaie moderne : elle va chercher la production désirée et réprime celle qui ne l’est pas. Sous couvert de technicité, les jargons bancaires cachent cette réalité fondamentale. Il en résulte que l’indépendance, la libération économique, la promotion de la production adaptée aux besoins d’hommes libres passent par l’ouverture du système bancaire à ces mêmes hommes et son asservissement à une banque centrale, elle-même fortement intégrée à l’appareil gouvernemental. On ne l’a pas fait. Les gouvernements se sont plutôt soit mêlés directement de la production, soit enfermés dans la bureaucratie des réglementations administratives, aveuglés par des préoccupations budgétaires. La zone franc en offre la plus triste illustration. C’était une double erreur : l’Etat laissait la place royale qui lui revient, celle de commandement du système à partir du centre, pour descendre dans l’arène, la périphérie, gênant par-là la créativité des citoyens et faussant les règles du jeu. Et quand, comme c’est le cas hors de la zone franc, il s’est saisi du pouvoir monétaire, il s’en est servi non pour l’organiser et en faire un instrument régulateur, mais comme un moyen facile de nourrir une administration répressive. L’atterrissage en catastrophe qu’on observe presque partout est le fruit de cette perte de contrôle ou de ce mauvais pilotage. J’ai introduit mon bavardage en citant un grand esprit, je le conclurai en le plagiant : l’Afrique se fera par la monnaie ou ne se fera pas. Washington D.C., 31 mai 1979

338

Notes INTRODUCTION 1. William MCCHESNEY MARTIN, Vers la création d’une banque centrale mondiale? Per Jacobson Foundation, Washington D.C., 1970, p. 8. 2. Cité par Jean-Gabriel THOMAS, Inflation et nouvel ordre monétaire. P.U.F., Paris, 1977, p. 11. 3. Murdock cité par A. G. HOPKINS, An Economie History of West Africa. Columbia University Press, 1973, p. 29. 4. A. G. HOPKINS, op. cit.. p. 30. 5. Ibid., p. 44. 6. H. BARTH, Travels and Discoveries in North and Central Africa. Centenery ed., I, 1965, p. 511. 7. Félix DUBOIS, Tombouctou la mystérieuse. Paris, 1897, p. 174. 8. A. G. HOPKINS, op. cit., p. 70. 9. D. ROCKEFELLER, Le Développement économique, aspects bancaires, Per Jacobson Foundation, Washington D.C., 1967, p. 5. 10. Raymond VERNON, Storm over the Multinational. The Real Issues, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1977, p. 136. 11. Cité par Edward L. MORSE, « La Politique américaine de manipulation de la crise », Revue française de sciences politiques, vol. XXII, n° 2. 12. Financial Survey, Economist des 23 et 29 mars 1974. 13. Jean ZIEGLER, Une Suisse au-dessus de tout soupçon. Le Seuil, Paris. 14. James O. GOLDSBOROUGH, « The Africa’s Policeman », Eoreign Policy, n° 33, p. 175.

339

15. Discours de J. de La Rosière à la réunion annuelle conjointe de la Banque mondiale et du F.M.I., communiqué de presse n° 2, F.M.I., B.I.R.D.-S.F.I.-A.I.D., Washington D.C., 25 septembre 1978, p. 4. 16. J. M. KEYNES, Monetary Reform, Londres, 1923. 17. A. CHAINEAU, Mécanismes et politiques monétaires, P.U.F., Paris, 1968, p. 2. 18. Conclusions du Club de Rome, D. H MEADOWS et autres, The Limits to Growth, p. 48. PREMIÈRE PARTIE : Jacques Attali, Bruits essai sur l'économie politique de la musique P U F., . 1977, p 2l CHAPITRE I R. W. CLOWER, Monetary Theory. Harmondsworth, Middlesex, 1969, p. 7. J. R. HICKS, Crilical Essays in Monetary Theory. Oxford, 1967, p. 1. . On ne s’étendra pas ici sur les détails du développement de l’histoire de la monnaie. Le lecteur intéressé pourra consulter le remarquable condensé de Jean-Gabriel THOMAS, Inflation et nouvel ordre monétaire, op. cit., p. 9-94, auquel plusieurs références historiques de cette section ont été empruntées. 4. Jean DENIZET, Monnaie et financement, Dunod, Paris, 1967, p. 14. 5. J. M. KEYNES, Théorie générale, chap. 7. 6. Alfred Sauvy cité par Jacques RUEFF, La Réforme du système monétaire International, Plon, Paris, 1973, p. 58. 7. Kwame J. DAAKU, « Trade and Trading Patterns in the Akan in Seventeenth and Eighteenth Century », dans Development Indigenous Trade and Markets in West Africa. Claude Meillassoux éd., 1971, p. 168181. 8. A. G. HOPKINS, A Report on the Yaruba Journal of the Historical Society of Nigeria 5, 1969, p. 90-92. 9. Ibid. 10. Adam SMITH, La Richesse des nations, 1776; cité par Philippe SIMONNOT, Clefs pour le pouvoir monétaire, Seghers, Paris, 1973, p. 163.

340

11. Jean-Gabriel THOMAS, op. cit., p. 59. 12. C’est notamment la thèse défendue par J. Denizet dans La Grande Inflation, P.U.F., Paris, 1977. 13. Michel DEBRE, intervention au Parlement français. Le Monde du 12 septembre 1975. 14. Qu’il faut naturellement distinguer du marché; monétaire, institution technique qui n’intéresse que le système bancaire. 15. Pour une description plus détaillée de ce caractère universel de la monnaie, on peut consulter Robert L. CROUCH, Macroeconomics, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1972, p. 3-26. 16. Le lecteur informé de la théorie monétaire reconnaîtra dans M/P les encaisses réelles de Don Patinkin. Il n’y a, cependant, ici aucune prise de position à l’égard de la théorie quantitative de la monnaie. 17. Articles 1 et 2 de la convention de coopération monétaire entre les Etats nembres de la Banque centrale des Etats de l’Afrique centrale et la République française, Brazzaville, 23 novembre 1972. CHAPITRE II I Outre le classique des années soixante de Rostow, Les Etapes de la croissance économique, on peut trouver un condensé ainsi qu'une abondante bibliographie des modèles de croissance sans variable monétaire dans R. M. SOLOW, Théorie de la croissance économique, Armand Colin, Paris, 1970. 2. World Bank Ivory Coast. The Challenge of Success. John Hopkins University Press, 1977. 3. Il convient de reconnaître que les économistes n'ont pas contribué à clarifier les débats sur la monnaie. En prétendant que le développement des intermédiaires financiers non bancaires ou la part croissante des dépôts à terme dans les « ressources » des banques rendaient proches les deux types d’institution, on a embrouillé davantage un problème déjà compliqué par lui-même. Les manuels d’économie monétaire pullulent qui assimilent les deux fonctions d’intermédiaire et de création monétaire. Cf., en particulier, John G. GURLAY et Edward S. SHAW, La Monnaie dans une théorie des actifs financiers. Cujas. Paris, 1973. 4. Statuts de la Banque centrale des Etats de l’Afrique centrale, 1973, art. 36.

341

5. Voir les principaux articles publiés par le staff du F.M.I. pour la défense de cette théorie dans La Théorie monétariste de la balance des paiements. F.M.I., Washington D.C. Ce livre contient aussi une bibliographie abondante. Le lecteur familiarisé observera qu’à la base de cette théorie il y a toujours l’hypothèse du plein emploi. Evidemment, à cet état, toute création monétaire risque de dégénérer en inflation, donc en déficit de la balance des paiements. La théorie est fragile. 6. Cette limite a connu des appellations différentes dans l’histoire de la pensée économique : équilibre général (L. Walras), optimum (W. Pareto), de rendement social maximum (M. Allais). Pour une démonstration des conditions d’équivalence de ces appellations, cf. E. MALINVAUD, Leçons de théorie microéconomique. Dunod, Paris. 7. J. M. KEYNES, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie. Payot, Paris, 1942, p. 48. 8. Un exposé plus rigoureux du rôle de la monnaie dans l’accumulation du capital peut être trouvé dans R. I. MCKINON, Money and Capital in Economie Development, The Brookings Institution. Washington D.C., 1972; Raymond N. GOLDSMITH, Financial Structure and Development, Yale University Press, 1969; Edward-S. SHAW, Financial Deepening in Economie Development. Oxford University Près;, Londres, 1973. 9. Le terme, si approprié, est de Philippe SIMONNOT, L'Avenir du système monétaire, Laffont, Paris, 1972. 10. Pour une discussion plus détaillée de l’opportunité de l’autofinancement dans les pays sous-développés, voir TCHUNDJANG POUEMI, L'Autofinancement, facteur probable d'entretien du dualisme. Cahiers du C.I.R.E.S., Abidjan, 1977. 11. Cf. François PERROUX, Les Techniques quantitatives de la planification, P.U.F., Paris. 12. Maurice ALLAIS, Cours d'économie générale. Ecole nationale des mines, Institut national de la statistique et des études économiques, t. I, 1959, p. 257. 13. Pour un exemple de l’inefficacité du contrôle des prix, voir Laurence PARRET et Gérard QUINET, « Le Contrôle des prix en France : objectifs, modalités, applications », Problèmes économiques. La Documentation française, n° 1485, p. 3 et s.

342

14. D. ROCKEFELLER, Le Développement économique, aspects bancaires, op. cit.. p. 15. CHAPITRE III 1. Voir Paul A. SAMUELSON, « The Pure Theory of Public Expenditures », Review of Economies andStatistics, vol. 36, 1954, p. 387-389; et J. MARGOLIS, « A Comment on The Pure Theory of Public Expenditures », Review of Economies and Statistics. vol. 37, 1954, p. 347-349. 2. Paul A. SAMUELSON, art. cité. 3. Voir J. LESOURNE, Le Calcul économique, Dunod, Paris; Pierre MASSE, Le Choix des Investissements, DUNOD. Paris, chap. 9; J. TCHUNDJANG POUEMI, Micro-économie appliquée, faculté des sciences économiques de Yaoundé. 1974, chap. 4. Ces trois références contiennent une abondante bibliographie sur les principes et méthodes de calcul des prix des entreprises « productives » publiques. Pour un résumé des différences idéologiques en matière d’organisation économique, cf. Olivier GISCARD D’ESTAING. Le Socialcapitalisme, Fayard, Paris, 1967. p. 20-30. 231-244. 303-314. 5. Sans être impossible. Cf. J. TCHUNDJANG POUEMI. « A la recherche des temps perdus dans les relations économiques internationales », Revue internationale des sciences sociales, vol. XXVIII. n° 4, 1976. 6. Le lecteur intéressé peut se référer à Xavier GREFFE, Economie publique, Economica, Paris, 1975. 7. On n’oublie pas le théorème de Haavelmo, on dit seulement que ses effets peuvent être négligés en première approximation. 8. Arthur M. OKUN. « The Impact of the 1964 Tax Réduction », dans Readings in Money. National Income and Stabilisation Policy, revised edition Richard D. Irwin Inc, Homewood, Illinois, 1970, p. 345. 9. Tous ces chiffres sont tirés de F.M.I., Statistiques financières internationales, mai 1978. 10. Pour une analyse critique de ces controverses, on peut consulter William E. LAIRD, « The Changing Views on Debt Management », Quaterly Review of Economic and Business, vol.-3, automne 1963, p. 7-17. 11. Jean DENIZET, Monnaie et financement, op. cit., p. 121.

343

12. Cf. The New York Times du 7 décembre 1978. 13. Cf. The Wall Street Journal du 2 avril 1978. 14. Robert Z. ALIBER, The International Monev Game. 2e édition, Basic Books Inc., New York, 1976, p. 128. 15. D’après le Financial Times du 25 avril 1978. 16. Harry G. JOHNSON, « Should There be an Indépendant Monetary Authority », dans Readings in Monev, op. cit., p. 303. 17. Statuts de la Banque centrale des Etats d’Afrique centrale, art. 19. 18. Quaterly Economie Review, Sénégal, Mali, Mauritania, Guinea, annual supplement 1977, p. 7. 19. Voir notamment M. FRIEDMAN, « The Rôle of Monetary Policy », American Economic Review, 8 mars 1968. p. 1-17; et Inflation et systèmes monétaires, Calmann-Lévy, Paris, 1969, chap. 2 : « La direction monétaire ». CHAPITRE IV 1. Ludwig ERHARD. « Le Rôle de l’économie dans la politique d’aujourd’hui », ms Les Fondements philosophiques des systèmes économiques, Payot, Paris, 1967, 276. 2. Cette section s’inspire largement d’une étude sur « Le Système bancaire et le financement de l’économie ivoirienne », réalisée au sein du Bureau national d'études cliniques du développement (B.N.E.T.) en 1977, et dont le ministre du Plan, 1. Mohamed T. Diawara. a bien voulu me confier la charge. 3. World Bank, Ivory Coast : The Challenge of Success, John Hopkins Univcrsity press, Baltimore, 1978, p. 99-100. 4 Voir République de Côte d’ivoire, ministère du Plan, Plan de développement '1/6 FM0. ’■ The Financial Times de janvier 1979, p. 5. World Bank, op. cit., p. 194. 7. Cf. Fraternité Hebdo. n° 1039, du 10 mars 1979.

344

8. On peut vérifier sur n’importe quel numéro de Fraternité Matin. 9. Olivier Beng dans Afrique-Presse de janvier-février 1974. 10. The Financial Times, art. cité. 11. On a écarté la balance des biens et services qui n’est pas en faveur de la Côte d’ivoire. Elle est négative, ce qui veut dire que les services (transit maritime, routiers et aériens, études, engineering, etc.) sont encore largement assurés par les non-Ivoiriens. 12. Note de synthèse du groupe d’études chargé de la réforme de l’U.M.O.A., 1975. 13. Marchés tropicaux d’octobre 1978. 14. Samir AMIN, L'Afrique de l’Ouest bloquée, éd. de Minuit, Paris, 1971, p. 271. 15. Tous les chiffres de cette section sont, sauf indication contraire, tirés de F.M.I., Statistiques financières internationales, supplément 1978, vol. XXXI, n° 5. 16. Republic of Ghana, Budget Statement for 1971-1972, p. 27. 17. La forte proportion du cacao dans la production mondiale étant due à une stagnation encore plus forte ailleurs, notamment en Côte d’ivoire et au Cameroun. 18. Samir AMIN, op. cit., p. 264. 19. Ibid. 20. Pour une énumération des entreprises et plus généralement une description de la vie économique du Mali à l’époque, cf. Samir AMIN, op. cit. 21. Cf. Julius NYEREJRE, «The Arusha Déclaration », dans Essays in Socialism, Oxford University Press. Dar es-Salam, 1978; et « Public Ownership in Tanzania », Sunday News, 12 février 1967. 22. Cf. Jacques RUEFF, « Un instrument d’analyse économique : la théorie des vrais et des faux droits », Bulletin des anciens élèves du Collège libre des sciences sociales et économiques. 1955. 23. Déclaration du lieutenant Moussa Traoré, Koulouba, 31 décembre 1968, Imprimerie nationale du Mali, 1970, p. 3. 24. Le Monde du 11 novembre 1968.

345

25. Cité par René REMON, Introduction à l'histoire de notre temps : le XIXe siècle, p. 230. 26. 1 dollar américain = 50 francs rwandais à cette date. 27. 1 dollar = 0,5 dinar environ. 28. Jeune Afrique du 8 décembre 1976. 29. « Les Sirènes de la démocratie », Le Monde du 19 mars 1977. 30. Tous ces chiffres sont tirés de Banque centrale de Tunisie, Statistiques financières. 31. Le Monde du 10 novembre 1978. 32. Demain l'Afrique du 4 décembre 1978. 33. Cité par Ernest W. LEFEVER, « The U.N. as a Foreign Policy Instrument : The Congo Crisis ». dans Foreign Polies in the Sixties, John Hopkins Press, Baltimore, 1965. 34. LM.F., Surveys of African Economies, vol. 4. 35. Frantz FANON, Black Skins, White Masks, Gorve Press Inc, New York, 1967, p. 41. 36. Surveys of African Economies, op. cit. XI. Ibid., p. 83. 38. Allgemeine Zeitung du 12 mars 1979. DEUXIÈME PARTIE: 1. Cité par J. M. Keynes, Essays in Persuasion. Macmillan and Co. Londres, 1931, p. 78. CHAPITRE V 1. Ce second aspect, servir de débouché aux produits finis de la métropole, est presque admis comme une évidence. Rien n’est moins sûr : les meilleures voitures, les meilleurs habits des usines européennes sontils en Afrique? Ce qui semble plus réaliste, c’est que les importations en provenance des métropoles étaient destinées à l’entretien de la vie minimale nécessaire au drainage des ressources. 2. Pour un brillant exposé de la dynamique par laquelle les vagues successives de création monétaire entretiennent le processus

346

d'exploitation des ressources, cf. Jean Denizet, Monnaie et financement, op. cit., chap. 3. 3. Georges Pompidou, Le Nœud gordien. Plon, Paris, p. 63. 4. Claude Cheysson dans Afrique-Industrie du 11 décembre 1978. 5. Peter Enahoro, « A chacun ses colonisateurs », Jeune Afrique, n° 944, du 7 février 1979, p. 11. 6. Elliot P. Spinner dans le New York Times du 12 janvier 1979. 7. Henry C. Wallich, La Crise de 1971 : les enseignements qu'on peut en tirer, Per Jacobson Foundation, 24 septembre 1972, Washington D.C., p. 7. 8. E. Classen, P. Salin et autres, L'Occident en désarroi, Dunod, Paris, 1978. 9. Ce qui, encore une fois, ne veut pas dire que les quantités de monnaies nationales sont seulement la contrepartie de l'or. La garantie est de la même nature que celle que donne la monnaie fiduciaire à la monnaie scripturale. 10. Le spécialiste le voit immédiatement en observant que : si li est la quantité de monnaie dont a besoin l'économie i et Li cette même quantité exprimée en monnaie internationale grâce au taux de change ti, et si L est la quantité totale de monnaie assurant l’équilibre mondial. tili= Li (i = 1, 2... n) avec Ʃ tili= L. Soit, une fois l'équilibre réalisé, n— 1 inconnues pour autant d'équations indépendantes. Il y a une solution, soit en ti si les li sont fixés (on est en régime de changes flottants), soit en li si les ti sont fixés (changes fixes). La seule difficulté de gestion réside dans la détermination de L. 11. En fait, comme en témoigne le Pr R. Mosse, « aucun critère objectif ne présida à la détermination des quotas : elle se fit par négociation directe » (Le Système monétaire international, Payot, Paris, 1967, p. 270). 12. R. F. Harrod, Life of John Maynard Keynes, Macmillan, Londres. 1951, p. 630. 13. Le change multiple consiste pour un pays à fixer des taux de change différents, discriminatoires selon les partenaires, les courants commerciaux et financiers. Il est évidemment incompatible avec l'esprit de Bretton Woods. CHAPITRE VI

347

1. Rapporté par Elliot P. Spinner dans le New York Times du 12 janvier 1979. 2. Discours à Tokyo, octobre 1978. 3. G. Y. Steimer, préface à W. R. CUNE. International Monetary Reform and the Developping Countries, Brookings Institution. Washington D.C., 1976. 4. En fait, les quotas de pays sous-développés représentaient 27,7 % du total : mais l’Ethiopie, le Koweït. l'Arabie Saoudite. Singapour et Taïwan ont refusé de participer à l’opération D.T.S. 5. W. R. CLINE. op. cit.. p. 49. 6. Michel ROCARD et Jacques GALLUS, L'Inflation au coeur. Gallimard. Paris. 1978, p. 65. 7. Cf. J. J. POLACK. Valuation and Rate of Interest of S.D.R.. Pamphlet sériés n° 18. Washington D.C.. 1978. 8. Maurice ALLAIS, « Caractéristiques comparées des systèmes de l’étalon-or, des changes à parités libres et de l’étalon de change or », dans Les Fondements philosophiques des systèmes économiques, Payot, Paris,, 1967, p. 357. 9. W. MCCHESNEY MARTIN, Vers la création d'une banque centrale mondiale?, op. cit. 10. Cette section s'inspire de J. TCHUNDJANG POUEMI, Les Pays sousdéveloppés dans la jungle monétaire internationale, document ronéotypé, I.A.E., Yaoundé, 1975. 11. Cf. note 10 du chapitre précédent. 12. Ce calcul est évidemment très approximatif, mais d’une portée explicative suffisante. 13. Cf. Pierre MASSE, Le Plan ou l'anti-hasard, Paris. 14. Pour une énumération critique de ces avantages et inconvénients respectifs, cf. W. R. CLINE, op. cit., p. 9-47. 15. 16. The New York Times du 2 février 1979. 17. L’Economiste du Tiers monde, juillet-août 1978.

348

18. 19. Cf. The Saturday Review du 3 février 1979. 20. Manuel Moreyra dans La Prensa du 9 mars 1979. 21. Bulletin du F.M.I., supplément consacré au Fonds, septembre 1978, p. 4. 22. 23. Pour une critique du recyclage, cf. J. TCHUNDJANG POUEMI. « A la recherche des temps perdus dans les relations économiques internationales », Revue internationale des sciences sociales, vol. XXXIII (1976), n° 4. 24. The Saturday Review du 3 février 1979. 25. Ibid. 26. Cité par J. DENIZET, Monnaie et financement, op. cit., p. 36. CHAPITRE VII 1. Cf. Michel ROCARD et Jacques GALLUS, L'Inflation au cirur. op. cit. 2. Cf. Jean DENIZET, La Grande Inflation, op. cit. 3. Paul Fabra dans Le Monde du 12 avril 1979. 4. Cf. Economie Report of the President, transmitted to the Congress, janvier 1962. 5. Jacques de LA ROSIERE, Vers un monde économique plus stable, conférence donnée à Londres le 5 février 1979 devant le Club des banques d’outre-mer. 6. Johannes H. Witteven dans The Saturday Review du 3 février 1979, p. 19. 7. London Financial Times du 4 novembre 1978. , 8. Pour une démonstration brillante mais peu convaincante de l’inhérence de l’inflation aux changes flottants, cf. J. DENIZET, op. cit., chap. 4. 9. Michel DEBRE, intervient ion devant le Parlement français. Le Monde du 12 septembre 1975. 10. Pour une bonne description de ce processus d’expansion autoentretenue de

349

l’inflation introduit par un déficit budgétaire, cf. Philippe SMONNOT, Clefs pour le pouvoir monétaire, op. cit., chap. 4 et 5. 11. Keynes serait bien étonné qu’on le classe ainsi : sa préoccupation était de sortir de la récession et non de combattre l’inflation. 12. Jude WANNISKI, The Wav the World Works, Basic Books Inc., New York, 1978, p. 224. 13. Cité par E. CLASSEN, P. SALIN et autres, L’Occident en désarroi, op. cit., p. 119. 14. Paul Fabra dans Le Monde, art. cité, p. 34. 15. L’œuvre de J. RUEFF consacrée à la dénonciation de l’étalon de change or est immense. Cf. entre autres L’Age de l'inflation, Payot, Paris, 1963; Le Lancinant Problème des balances de paiements, Payot, Paris, 1965; Réflexions sur le problème monétaire de l'Occident, Annales de l’Académie des sciences morales et politiques, 1961. 16. Cf. Gold and the Dollars Crisis, Yale University Press, New Haven, Connecticut, 1960; Le Système monétaire international, Firmin-Didot, Etudes et Editions Clé, Paris, 1969. 17. Robert L. HEILBRONER, Beyong Boom and Crash, W. W. Norton and Company Inc., New York, 1978, p. 45. 18. Paul FABRA, Dédicace à l'anticapitalisme, Arthaud, Paris, 1975. 19. International Herald Tribune du 14 novembre 1973. 20. Keesings Contemporarv Archives du 13-20 novembre 1971. 21. Industries et travaux d'outre-mer du 10 janvier 1978. 22. Jacques GABORY, ibid. 23. The Washington Post du 26 janvier 1978, p. A20. 24. World Bank, World Debt Tables, Washington D. C. 25. Alexandre LAMFALLUSSY, « Monetary Intégration, Problems and Prospects », Economie Intégration. Worldwide. Régional, Sectorial, The Fourth World Congress of the International Economie Association, Budapest, 19-24 août 1974, p. 5. 26. Howard M. MACHTEL, The New Gnomes, Transnational Institute, Washington D. C., 1977, Pamphlet n° 4, p. 26.

350

CHAPITRE VIII 1. New Internationalist de janvier 1979, p. 24. 2. Cf. Jean-Jacques Roges dans Jeune Afrique du 7 février 1979, p. 76. 3. Pour une vue générale des discussions sur les zones monétaires optimales, on peut consulter Pascal SALIS, La Zone monétaire optimale, Calmann-Lévy, Paris, 1974. Cet ouvrage contient des contributions variées sur le sujet ainsi qu’une riche bibliographie. Voir aussi H. G. JOHNSON et A. K. SWOBODA, The Economies of Common Currencies, Allen and Urwin, Londres, 1973. 4. Alexandre LAMFALLUSSY, « Monetary Integration... », op. cit., p. 1. 5. Cité par Olivier Beng dans Afrique-Presse de janvier-février 1974. 6. Pour une démonstration simple de ce théorème, cf. Philippe SIMONNOT, Clefs pour le pouvoir monétaire, op. cil., appendice. 7. Fixation assortie, bien entendu, de la levée des restrictions administratives des changes, sans quoi on remplacerait l’arme monétaire par l’arme douanière. 8. Pour une dérivation de la ligne LO, on peut consulter James E. MEADE, The Balance of Payments, Oxford University Press, 1951. Des exposés plus rigoureux des modalités de coordination des politiques monétaires peuvent être trouvés dans R. A. MUNDELL, International Economies, Macmillan Co, New York, 1968, p. 233-239; ainsi que dans A. K. SWOBODA, « Policy Conflict, Inconsistent Goals and the Coordination of Economie Policies », in H. G. JOHNSON et A. K. SWOBODA, op. cit., p. 134 et s. NOTES 9. Pour un exposé plus rigoureux de l’impossibilité de résoudre ce genre de conflits par la politique conjoncturelle, voir J. TCHUNDJANG POUEMI, Monnaie et indépendance nationale, B.N.E.T.-ministère du Plan, Abidjan, 1977, p. 24-26. 10. Cf. Daniel CiSSÉ, Pour un réaménagement du système monétaire et des institutions de crédit des pays africains. Présence africaine, 84-44, 71/72. 11. Le terme de valorisation serait techniquement plus correct En toute rigueur, la réévaluation comme la dévaluation sont des mesures

351

officielles prises par les autorités monétaires en régime de changes fixes. La montée du mark observée sur le marché est donc une valorisation. 12. Jean DENIZET, La Grande Inflation, op. cit.. p. 94-100. CONCLUSION 1. Revue des Deux-Mondes, 1er février 1957. 2. Cf. John A. SYMONDS, Renaissance in Italy. 3. Cette controverse est résumée dans Robert ROWTHORN, « Imperialism in the. 1970’s. Unity or Rivalry », in Hugo RADICE éd., International Firms and Modem Imperialism, Penguin Books, 1957; et dans Ernest MANDEL, Date Imperialism, New Left Books, 1975. 4. Cité par Alastair BUCHAM. The End of the Post War Era, E. P. Dutton and Company Inc., New York, 1975, p. 26. 5. Cité par Gerald M. MEIR, Problems of Trade Policy, Oxford University Press, New York, 1973, p. 35. 6. Cité par Richard N. COOPER, « Trade Policy in Foreign Policy », Foreign Affairs. n° 9, hiver 1972-1973. 7. Karl Marx cité par Jacques RUEFF, La Programmation économique européenne et la programmation économique nationale des pays de la C.E.E., Actes du colloque de Rome (30 novembre-2 décembre 1962), Florenze Valleechi, 1963. 8. C. F. BERGSTEN, « The Threat is Real », Foreign Policy, n° 14, 1974, p. 84-90. Cf. aussi, du même auteur, « The Theat from the Third World », Foreign Policy, n° 11, 1973, p. 102-124. 9. Roger D. HANSEN, Beyond the North-South Stalemate, McGrawHill Book Company, 1979, p. 48. 10. Ces chiffres sont tirés de Roger D. HANSEN, op. cit., p. 50. 11. Paul Fabra dans Le Monde du 25 mai 1979. 12. The Washington Post du 13 juin 1979. 13. Nicolas SARKIS, « La Crise de l’énergie et le prix du pétrole », Le Monde diplomatique, mars 1979. 14. Mary KALDOR, The Desintegrating West, Hill and Wang, New York, 1978, p. 108.

352

15. « Une absence lourde à porter », Demain l'Afrique du 26 mars 1979. 16. Mary KALDOR, op. cit., p. 78. 17. Georges A. POLLACK, « The Economic Consequences of the Energy Crisis », Foreign Affairs, avril 1974; cité par M. KALDOR, op. cit., p. 90. 18. Pierre MASSE, Cours de prospective économique, Les Cours de droit, Paris, 1965-1966, p. 9. 19. Fred HIRSCH, Michael DOYLE et Edward L. MORSE, Alternatives to Monetary Disorder, Mc Graw-Hill Book Company, New York, 1977, p. 122. 20. L’argument de R. Trifïin peut être trouvé dans son article « The International Money System of the Year 2000 », in Jagdish N. BHAGWATI, Economies and World Order; From the 1970's to the I990's, The Free Press, New York, 1972, p. 183-198; et plus en détail dans Our International Monetary System : Yesterday, Today and Tomorrow, Random House, New York, 1968. 21. Voir par exemple R. GOLDSMITH, Financial Structure and Development. Yale University Press, 1969, chap. 1 et 9; et « The Development of Financial Institutions during the Post-War Period », dans Banca nazionale del lavaro, Quarterly Review, n" 97, Rome, juin 1971, p. 129-192. 22. Chiffres tirés de Ronald MCKINON, Money and Capital in Economic Development, op. cit., p. 99. 23. Arthur F. BURNS, Reflections of an Economie Policy Maker, American Enterprise Institute for Public Policy Research, Washington D.C., 1978, p. 83. 24. Cf. J. TCHUNDJANG POÜEMI, L'Autofinancement, op. cit.

353

Bibliographie sommaire AUBER ROBERT Z., The International Monev Game, Basic Books Inc.. New York. 1976. American Economic Association, Surveys of Economic Theory, vol. 1 . Money, Interest Welfare, Macmillan, Londres, 1967. BHAGWATI JAGDISH N,, The New International Economie Order. The North-South Dehate, The M.I.T. Press, Massachusetts, 1977. BRANSON WILLIAM H., Macroeconomic Theory and Policy, Harper and Row, New York, 1972. BRENNER MICHAEL J., The Politics of International Monetary Reform. The Exchange Crisis. Ballinger Publishing Company, Cambridge, Massachusetts, 1976. COULBOIS PAUL, La Politique conjoncturelle, Cujas, Paris, 1971. DAAKU K. Y., Trade and Politics on the Gold Coast ( 1600-1720), Oxford, 1970. DENIZET JEAN, Monnaie et financement, Dunod, Paris, 1967. DENIZET JEAN, La Grande Inflation, P. U.F., Paris, 1977. FABRA PAUL, L'Anticapitalisme, Arthaud, Paris, 1974. FRIEDMAN MILTON, Inflation et systèmes monétaires, Calmann-Lévy, Paris, 1969. FRIEDMAN MILTON, A Program for Monetary Stahility, New York, 1960. FRIEDMAN M. ET HELLER W. W., Politique monétaire ou fiscale?, M.A.M.E., Paris, 1969. GURLEY JOHN G. ET SHAW EDWARD S., La Monnaie dans une théorie des actifs financiers, Cujas, Paris, 1973. HOPKINS A. G., An Economie History of West Africa. Columbia University Press, New York, 1973. LM.F., Surveys of African Economies, Washington D.C.

354

I.M.F., The Monetarist Theory of Balance of Payments, Washington D.C. JOHNSON E. S. ET JOHNSON H. G., The Shadow of Keynes, The University of Chicago Press, Chicago, 1978. KEOHANE ROBERT O. ET NYE JOSEPH S., Power and Interdépendance. World Politics in Transition, Little Brown and Co, 1977. KEYNES JOHN M., The General Theory of Employaient, Interest and Money, Harcourt Brace, New York-Chicago, 1964. KEYNES JOHN M., La Monnaie, coll. La théorie économique, Thomas Mongchrétien, 1952. LATHAN A. J. H., « CURRENCY, CREDIT AND CAPITALISM ON THE CROSS RIVER IN THE PRE-COLONIAL ERA », Journal of African History, 12, 1971, p. 599-605. MASSE PIERRE, Cours de prospective économique, Les Cours de droit, Paris, 1965-1966. MAUNY Raymond, « Essai sur l’histoire des métaux précieux en Afrique occidentale », Bulletin de l’I.F.A.N., B, 14, 1952, p. 543-595. MAUNY Raymond, « La Monnaie marginelloise de l’Ouest africain », Bulletin de l’I.F.A.N., B, 19,1957, p. 659-669. MCKINON Ronald I., Money and Capital in Economie Development. Brookings Institution, Washington D.C., 1973. MINSKY Hyman P., John Maynard Keynes, Columbia University Press, New York, 1975. MUNDELL Robert A., International Economies, Macmillan Co, New York, 1968. MUNDELL Robert A. et SWOBODA Alexander K., Monetary Problems of the International Economy, The University of Chicago Press, Chicago et Londres, 1969. PATINKIN Don, Money, Interest and Prices, Evanston, Illinois, 1956. RUEFF Jacques, L’Ordre social, Médicis, Paris, 1966. RUEFF Jacques, L'Age de l’inflation, Payot, Paris, 1963. RUEFF Jacques, Le Lancinant Problème des balances de paiements, Payot, Paris, 1965.

355

RUEFF Jacques, La Réforme du système monétaire international, Plon, Paris, 1973. SCAMMELL W. M., International Monetary Policy, Bretton Woods and After, The Macmillan Press Ltd, 1975. TRIFFIN Robert, L'Or et la crise du dollar, P.U.F., Paris, 1962. ZERBO G. K., « L’Economie de traite en Afrique noire ou le pillage organisé (xve-xxe siècle) », Présence africaine, 11, 1956-1957, p. 7-31.

356

Crédits Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un exemplaire de la première édition à des fins d’éducation et de recherche. Bonne lecture !!! Yaoundé, Janvier 2020. Contact : [email protected]

357