Mémoire et subjectivité (XIVe-XVIIe siècle): L'Entrelacement de memoria, fama, et historia
 9782357231245, 9782900791868

Table of contents :
SOMMAIRE
Introduction
Christine de Pizan ou la memoria au féminin
Mémoire, histoire et survie du « moi » au jugement d’Érasme
I. — LA MÉMOIRE, COMME INSTRUMENT DE CONNAISSANCE
II. — ÉRASME FACE À L’HISTOIRE
III. — DÉSIRÉ, À LA RECHERCHE DE SON « MOI »
La politisation de la mémoire les « choses dignes de mémoire » chez Machiavel et Francesco Guicciardini
I. — FAR MEMORIA. DU CHOIX IMPLICITE À SON EXPLICITATION
II. — ESSENDO LA MEMORIA FRESCA. MÉMOIRE, EXPÉRIENCE POLITIQUE ET HISTOIRE DES TEMPS PRÉSENTS
III. — SPEGNERE LA MEMORIA. LA MÉMOIRE COMME ENJEU
L’art de l’ambassadeur : rumeur, mémoire, subjectivité
Passions de femmes en mémoire, renommée et histoire d’un homme du XVIe siècle : les Epistres spiritueles du Bienheureux Jean d’Avila (Paris, 1588)
I. — JEAN D’AVILA DANS LA MÉMOIRE CHRÉTIENNE
II. — LES DESTINATAIRES DES LETTRES : DES FEMMES SANS NOMS
III. — LE CORPS DES FEMMES, LIEU D’ANÉANTISSEMENT
IV. — LA MÉMOIRE DE JEAN D’AVILA : LES EPISTRES, UN TOMBEAU DE MÉMOIRE
Renommée et mémoire dans la création d’une identité indigène : le cas de la Nouvelle Espagne au début du XVIIe siècle
Histoire d’archives : une célébrité douteuse à Gênes au XVIe siècle, au défi des pouvoirs civils et religieux
Juan Bautista Dávita : en quête de memoria et fama à travers l’image

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Mémoire et subjectivité (XIVe-XVIIe siècle) L'Entrelacement de memoria, fama, et historia

Dominique de Courcelles (dir.)

DOI : 10.4000/books.enc.714 Éditeur : Publications de l’École nationale des chartes Année d'édition : 2006 Date de mise en ligne : 26 septembre 2018 Collection : Études et rencontres ISBN électronique : 9782357231245

http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782900791868 Nombre de pages : 109 Référence électronique COURCELLES, Dominique de (dir.). Mémoire et subjectivité (XIV e-XVIIe siècle) : L'Entrelacement de memoria, fama, et historia. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 2006 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782357231245. DOI : 10.4000/books.enc.714.

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Si les prouesses des artes memoriae sont celles d’une mémoire artificielle, c’est la memoria, au sens limité d’évocation de faits singuliers ou d’événements, dans la mesure où elle importe à la constitution de la subjectivité, qui a été au centre des travaux de cette journée d’étude. La memoria est un phénomène aussi bien individuel que social. L’écriture accomplit un geste mémorial, lorsque son auteur déclare qu’il favorise ou suscite la mémoire des autres passés ou présents, renommés, fameux, dont il transmet l’histoire, les histoires. En même temps et surtout, l’auteur élabore au présent sa fama tout au long de son œuvre. Entre le livre mémorial et la manière d’agir il y a une constante tension. L’entrelacement de fama, memoria et historia a des implications d’ordre politique, idéologique, subjectif. Les articles réunis ici visent à examiner, sans prétendre à l’exhaustivité, comment des individus, dans les circonstances les plus différentes, sont amenés à construire leur mémoire et leur identité en racontant l’histoire des autres, qu’il s’agisse de pays, de groupes sociaux, d’hommes et de femmes, en faisant œuvre de création historique, littéraire ou artistique. Renommés en leur temps, ces individus ont parfois été oubliés. Car il y a une vulnérabilité fondamentale de la mémoire, entre l’absence de la chose souvenue et sa présence sur le mode de la représentation.

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SOMMAIRE Introduction Dominique de Courcelles

Christine de Pizan ou la memoria au féminin Margarete Zimmermann

Mémoire, histoire et survie du « moi » au jugement d’Érasme Jean-Claude Margolin

I. — LA MÉMOIRE, COMME INSTRUMENT DE CONNAISSANCE II. — ÉRASME FACE À L’HISTOIRE III. — DÉSIRÉ, À LA RECHERCHE DE SON « MOI »

La politisation de la mémoire les « choses dignes de mémoire » chez Machiavel et Francesco Guicciardini Jean-Claude Zancarini

I. — FAR MEMORIA. DU CHOIX IMPLICITE À SON EXPLICITATION II. — ESSENDO LA MEMORIA FRESCA. MÉMOIRE, EXPÉRIENCE POLITIQUE ET HISTOIRE DES TEMPS PRÉSENTS III. — SPEGNERE LA MEMORIA. LA MÉMOIRE COMME ENJEU

L’art de l’ambassadeur : rumeur, mémoire, subjectivité Daniel Ménager

Passions de femmes en mémoire, renommée et histoire d’un homme du XVI e siècle : les Epistres spiritueles du Bienheureux Jean d’Avila (Paris, 1588) Dominique de Courcelles

I. — JEAN D’AVILA DANS LA MÉMOIRE CHRÉTIENNE II. — LES DESTINATAIRES DES LETTRES : DES FEMMES SANS NOMS III. — LE CORPS DES FEMMES, LIEU D’ANÉANTISSEMENT IV. — LA MÉMOIRE DE JEAN D’AVILA : LES EPISTRES, UN TOMBEAU DE MÉMOIRE

Renommée et mémoire dans la création d’une identité indigène : le cas de la Nouvelle Espagne au début du XVIIe siècle José Rubén Romero Galván

Histoire d’archives : une célébrité douteuse à Gênes au XVI e siècle, au défi des pouvoirs civils et religieux Elena Taddia

Juan Bautista Dávita : en quête de memoria et fama à travers l’image Emmanuelle Bermès

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Introduction Dominique de Courcelles

1

Si les prouesses des artes memoriae sont celles d’une mémoire artificielle, c’est la memoria, au sens limité d'évocation de faits singuliers ou d’événements, dans la mesure où elle importe à la constitution de la subjectivité, qui a été au centre des travaux de cette journée d’étude. La memoria est un phénomène aussi bien individuel que social. L’écriture accomplit un geste mémorial, lorsque son auteur déclare qu’il favorise ou suscite la mémoire des autres passés ou présents, renommés, fameux, dont il transmet l’histoire, les histoires. En même temps et surtout, l’auteur élabore au présent sa fama tout au long de son œuvre. Entre le livre mémorial et la manière d'agir il y a une constante tension. L’entrelacement de memoria, fama et historia a des implications d’ordre politique, idéologique, subjectif. Si l’utilisation intelligente de la mémoire naturelle en fait un instrument de connaissance personnelle qui n’est pas sans lien avec la mémoire collective ou culturelle d’une nation ou d’un peuple, elle concourt aussi à la construction d’une identité propre.

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Les articles réunis visent à examiner, sans prétendre à l’exhaustivité, comment des individus, dans les circonstances les plus différentes, sont amenés à construire leur mémoire et leur identité en racontant l’histoire des autres, qu’il s’agisse de pays, de groupes sociaux, d’hommes et de femmes, en faisant œuvre de création historique, littéraire ou artistique. Renommés en leur temps, ces individus ont parfois été oubliés. Car il y a une vulnérabilité fondamentale de la mémoire, entre l’absence de la chose souvenue et sa présence sur le mode de la représentation.

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Margarete Zimmermann (Freie Universitat de Berlin) montre que Christine de Pizan varie tout au long de son œuvre le geste mémorial de l’écriture, en se présentant comme gardienne de la mémoire des autres, son père ou ses mécènes, tout en façonnant sa mémoire au féminin d’écrivaine et sa propre individualité par les histoires qu’elle raconte. Elle construit des figures symboliques autour desquelles se cristallise le souvenir de soi ; son histoire individuelle fait retour dans les histoires des autres. Sa renommée est grande, tant en son époque qu’encore aujourd'hui. Jean-Claude Margolin (Université de Tours), considérant le cas d’Érasme, montre que, si la mémoire est un instrument de connaissance personnelle, écrire soi-même des histoires constitue aussi le moyen

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d’assumer son existence et que, à partir d’un mot ou d’une histoire mémorisée, comme autant de mythes originels, surgit le moi. 4

Machiavel, selon Jean-Claude Zancarini (École Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines de Lyon), a la volonté d’écrire l’histoire d’une communauté pour que l’on puisse en tirer des connaissances sociales et politiques, utiles au présent ; il sait que la mémoire des choses se perd aisément : faire mémoire, c’est choisir, et le choix est politique. La mémoire, qui a donc une fonction politique, est à la fois celle de l’auteur et celle des acteurs historiques. Machiavel, en tant qu’historien et homme politique, travaillant à la renouveler, ne manque pas d’affirmer ainsi son génie propre, convaincu qu’il peut intervenir dans tout déroulement de l’histoire, dans les niveaux différents, intime ou/et historique, du récit. Plus généralement, tout ambassadeur, comme le montre Daniel Ménager (Université de Paris X-Nanterre) dans son analyse des correspondances diplomatiques, est à la fois le héros et l’esclave de la mémoire ; pour exister, il doit s’inscrire dans la variation des trois termes de fama, historia et memoria. Du service du prince au service de soi, comparant les situations et convaincu que l’histoire est magistra legati, il est celui qui, par excellence, se trouve dans le mouvement de l’histoire et de ses grandes ambitions ; il a pleinement conscience de la dimension narrative de toute existence, la sienne comme celle de son prince et comme celle des États, de la simultanéité des histoires, des mémoires et des renommées, et de la différence des rôles que l’on joue, plus intimes ou plus officiels.

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La vie des uns a besoin de la mort des autres ; la mémoire et l’oubli entretiennent le même rapport que la vie et la mort. Ressortissant à l'histoire du christianisme et à l’économie du salut, le recueil des lettres d’un maître spirituel renommé de l’histoire chrétienne de la fin du XVIe siècle permet de comprendre, selon Dominique de Courcelles (Centre National de la Recherche Scientifique) que ce sont les lettres absentes des pénitentes qui façonnent sa mémoire, son portrait mémoriel par la renonciation à leurs histoires propres et à leurs propres individualités, par le travail de leur oubli propre et par la seule satisfaction de son désir de maîtrise masculine et de gloire ; l’oubli comme perte du souvenir des pénitentes est une composante de la mémoire du maître spirituel. José Rubén Romero Calván (Instituto de Investigaciones Históricas de la Universidad Nacional Autónoma de México) démontre l’importance de l’articulation des trois notions de memoria, fama et historia dans les chroniques indiennes, comme constitutive de l’identité indigène de la Nouvelle Espagne ; ici aussi la proximité des deux couples, vie et mort, mémoire et oubli, est ressentie, exprimée, symbolisée. Il s’agit pour les indiens de l’empire espagnol de vivre au présent sans oublier le passé qui l’habite. Une espérance ici et là, un souvenir informent leur existence quotidienne.

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Les souvenirs sont façonnés par l’oubli ; l'incertitude recouvre peu à peu le temps, les célébrités sont parfois oubliées, qu’elles soient douteuses, comme celle de l’ecclésiastique libertin puis moraliste de Gênes, dont nous parle Elena Taddia (École Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines de Lyon) ou plus nobles, comme celle de l’auteur de la Passion del Hombre-Dios, qui est un jésuite madrilène, que nous présente Emmanuelle Bermès (Bibliothèque Nationale de France). Il s’agit toujours de récits, de drames vécus, burlesques ou sacrés, à suivre au jour le jour, au fil des liasses d’archives ou d’un livre réservé à une élite dévote. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de sonnets à la mode dans la ligne des œuvres de l’Arétin ou d’un livre qui est un bel objet chargé d’images selon la tradition jésuite, ce sont des actes de créativité importants dans la vie de leur auteur et faisant appel à l’affect des lecteurs. Tandis que dans les archives judiciaires de Gênes

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s’enfouissent bientôt les sonnets de l’ecclésiastique condamné, le livre du jésuite connaît une belle diffusion avant d’être finalement oublié, participant ainsi à l’élaboration durable mais en fin de compte vouée à la disparition des identités dévotes de ses lecteurs. 7

Ainsi l’articulation de memoria, fama et historia, comme un dispositif destiné à penser et gérer le temps, est une épreuve individuelle, tout en valant aussi pour les groupes sociaux. L'identité individuelle se construit en même temps que la relation à autrui et au groupe dans lequel elle s’inscrit.

AUTEUR DOMINIQUE DE COURCELLES Centre national de la recherche scientifique.

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Christine de Pizan ou la memoria au féminin Margarete Zimmermann

I. 1

La mémoire en tant que phénomène socio-culturel extrêmement complexe constitue actuellement l’un des grands paradigmes des cultural studies et est au centre d’un grand nombre de débats politiques en Europe1. Bien que ce thème soit largement traité dans l’œuvre de Christine de Pizan, sa voix est étrangement absente au sein de ces recherches qui nous semblent, en raison de la quasi absence de femmes comme objets d’étude, injustement monovocales2. C’est dans le but de remédier à ce déséquilibre et de mieux évaluer la part de Christine dans ces discours que j’esquisserai les réflexions suivantes.

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Regardons d’abord, bien que de manière encore très globale, comment est traitée cette thématique chez notre auteure. Précisons que ce qui nous occupera ici ne sera pas la notion de memoria au sens d’ars memoriae ou d’ars memoranda, que Frances A. Yates a magistralement analysée3. Contrairement à l’ars memoriae, phénomène renvoyant à l’Antiquité, la memoria englobe toutes les cultures de toutes les époques et est un phénomène aussi bien individuel que social, portant sur un rapport dialectique entre individu et société.

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Dans l’introduction à l’Epistre Othea — œuvre de mémoire aux deux sens du terme, aussi bien au sens de la rhétorique que d’une compréhension plus vaste de la memoria —, Christine de Pizan entrelace, en s’adressant à Louis d’Orléans, la mémoire de deux pères : celle de Charles V, père de son mécène, et celle de « Maistre Thomas de Pizan, autrement/ De Boulogne fu dit et surnommé,/Qui sollempnel clerc estoit renommé [...]. »4. Elle accomplit ainsi un geste mémorial par excellence qu’elle varie tout au long de son œuvre et se présente ici comme la gardienne, voire la bâtisseuse de la mémoire des autres — de son père Tommaso, du roi défunt ou de ses mécènes. Parfois, elle se sert même de la promesse de survivance dans la mémoire des autres comme d’un appât, comme par exemple dans les paroles suivantes, adressées à Isabeau de Bavière dans son Epistre a la Royne, lorsqu’elle tente de gagner son intérêt pour son projet de paix : « Le tiers bien, qui ne fait a desprisier, c’est qu’en perpetuelle memoire de vous, ramenteue, recommandee et louee es croniques et nobles gestes de France,

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doublement couronnee de honneur seriez, avec l’amour, graces, presens et humbles grans merciz de voz loyaulz subgiez »5. 4

De même, elle façonne activement sa propre mémoire d’écrivaine, d’une part au moyen de l’écriture — et par le truchement des multiples « Je, Christine » inscrits dans ses textes. D’autre part, notons qu’elle se sert de manière très habile de l’image comme support, d’abord de l’écrit et ensuite, dans une perspective plus vaste, de sa propre mémoire dans les nombreuses miniatures qui la représentent soit dans la solitude de son « estude », soit offrant un de ses manuscrits à un mécène6. Elle construit ainsi son propre Bildgedächtnis (mémoire visuelle) unique en son temps. Grâce au soin qu’elle apporte pour façonner sa présence sur les miniatures, un grand nombre d’autoportraits a survécu, fait extrêmement rare chez une écrivaine avant 1600 où souvent nous ne disposons que d’une maigre documentation iconographique ; dans de nombreux cas, celle-ci fait même complètement défaut. Et à la fragilité d’une telle présence iconographique correspond dans la majorité des cas une présence précaire dans les archives de la mémoire collective 7 . En revanche, ce qui surprend chez Christine, c’est sa forte présence dans la mémoire culturelle du XXe siècle, voire sa popularité en tant que « First Lady of the Middle Ages » (Barbara Altmann), une popularité qui se manifeste même dans les médias de la culture populaire (calendriers, cartes postales, plaques magnétiques ornées de son célèbre autoportrait) — et qui prouve que sa stratégie a pleinement réussi.

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La notion de memoria renvoie à une multitude de phénomènes de toutes les cultures et de toutes les époques. En ce qui concerne le Moyen Age, force est de constater que « peu de mots du vocabulaire médiéval possèdent un éventail de sens aussi large que memoria. Sous ses nombreuses formes, la memoria était au cœur du christianisme, à travers son injonction eucharistique : Faites cela en mémoire de moi »8. Comme il s’agit, selon Jacques Le Goff, d’une « notion-carrefour »9 non seulement de toutes les disciplines actuelles mais essentiellement de la pensée médiévale — et l’on pourrait même définir la majeure partie de la culture médiévale comme une culture de la memoria —, il est indispensable de bien délimiter le terrain de notre recherche. L’origine d’une conception plus vaste de memoria remonte à Augustin, aux Confessions 10, notamment à sa philosophie du temps, où il est question de memoria comme un praesens de praeteritis, comme la « présence du passé ». Augustin conçoit le temps comme un phénomène à trois dimensions : la mémoire et l’avenir constituent le présent et, dans ce contexte, sa force réside dans le fait « d’avoir lié l’analyse de la mémoire à celle du temps [...] »11. En même temps, les Confessions sont à leur tour un acte de mémoire parce que l’auteur « [...] a conçu son livre comme un monument mémorial pour ses parents, et en particulier pour sa mère, comparable à un monument architectural près du tombeau mais, contrairement à celui-ci, indestructible » 12. Nous verrons du reste par la suite que Christine poursuit un but analogue dans son livre sur Charles V. Dans cette exploration du pays de la memoria chez Christine, il sera question d’une conception de la memoria comme une activité individuelle et sociale à travers laquelle se constituent des groupes sociaux et la vision qu’ils ont d’eux-mêmes.

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La mémoire culturelle, terme introduit dans le débat par l’égyptologue Jan Assmann, fait à son tour un choix du passé et construit des figures symboliques autour desquelles se cristallise le souvenir. Elle est un instrument de pouvoir symbolique aux mains de spécialistes dont l’appellation varie selon les cultures et les époques et qui sont prêtres, shamanes, clercs, savants, artistes, professeurs, etc.13. Les femmes ne participent que rarement à ce processus. Les chants, les textes sacrés, les rites de commémoration en sont les voies principales ; dans le domaine de l’histoire littéraire, le canon tel qu’il est diffusé

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par exemple dans les manuels d’histoire littéraire est une voie importante de la construction de cette partie de la mémoire culturelle. Pour préciser, une dernière mise au point d’Aleida Assmann : « La mémoire culturelle a son origine anthropologique dans la mémoire des morts. Celle-ci consiste en l’obligation des proches de garder les noms de leurs morts en mémoire et de les transmettre à la postérité. La mémoire des morts a une dimension religieuse et une dimension laïque que l’on peut résumer en opposant pietas à fama. [...] La fama est une forme séculaire d’éternisation de soi qui ressemble beaucoup à une mise en scène »14. 7

Je m’inspire des travaux de Friedrich Ohly, qui dans ses Bemerkungen eines Philologen zur Memoria (1984) a, le premier, réfléchi sur le statut de la littérature en tant que médium et reposoir de la memoria15. Il considère le souci que chaque artiste a de créer et de façonner sa mémoire par le biais de ses œuvres comme la source de toute création artistique et « la manifestation d’un désir spécifique à l’être humain : laisser à la postérité quelque chose qui lui survive et qui garantisse sa propre survie dans la mémoire des autres »16. De plus, Ohly a étudié comment des écrivains comme Gottfried de Strasbourg ou Dante conçoivent au Moyen Âge leurs œuvres comme de vastes constructions mémorielles.

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Dans l’œuvre de Christine, le rôle central de la memoria est indéniable, ce qui n’étonne guère chez une auteure qui, dans la Mutacion de Fortune, se décrit elle-même comme douée d’un « noble chappel de grant pris » (v. 537), ornée de pierres précieuses — dont la quatrième et plus importante « de grant beauté » (v. 622) « est Memoire appellee » (v. 629)17. En fait, toute La Mutacion de Fortune peut être lue comme le combat de deux forces antagonistes, celle du changement perpétuel et de l’instabilité, Fortuna, et celle de la permanence, Memoria. Tout en constatant et en déplorant les méfaits de Fortune au cours de l’histoire humaine, Christine contrebalance en quelque sorte cette force destructrice par son écriture qui constitue quant à elle un acte de mémoire. En ce sens, La Mutacion de Fortune est étroitement liée à La Cité des Dames, qui est grâce à ses fondements « mémoriaux » une construction à l’abri du temps.

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Force nous est de délimiter notre approche par rapport au fait social total de la memoria et c’est pourquoi je propose une analyse sous les trois aspects suivants qui en recouvrent les idées essentielles : 1. Ayez memoire de moy... » : l’auteure dans la mémoire des lecteurs et la construction de sa propre fama dans les temps à venir. 2. Ramentevoir le bel ordre des bons et bien renommez trespassez » : l’historiographie comme une forme de mémoire et de mémorisation, partiellement issue de la mémoire des morts dans la prière. Dans ce contexte, l’œuvre centrale est Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V. 3. Sera ta cité tres belle sans pareille et de perpetuelle duree au monde » : La Cité des Dames comme archive de la mémoire culturelle des femmes et élément constitutif d’une identité individuelle, collective et sexuée.

II. 10

Le premier aspect — « ayez mémoire de moy » au sens d’une mémoire liturgique et privée, complétée chez Christine par l’idée d’une sauvegarde de sa mémoire auctoriale — nous ramène aux origines de toute demande de memoria formulée par un auteur. C’est un geste qui renvoie aux communautés monastiques où de telles demandes sont habituelles entre des fraternités différentes qui échangent leurs « listes mémoriales » sur lesquelles figurent également des auteurs comme Bède ou Adamus Scotus18. Chez Christine, ce type

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d’injonction se trouve à la fin de ses œuvres dont voilà deux exemples. Le premier est tiré du Livre du Corps de Policie : « Si suis venue, Dieux soit louez, au terme ou je tendoie, c’estoit que je treisse a fin ce present livre [...] c’est a savoir de la policie qui s’entent par les princes, auxquelz requier humblement premierement le chief de tous, le roy de France, aprés, les princes, et tous ceulx de leur noble sanc, que le diligent labour d’escriptures de l’umble leur creature Cristine, tant en ce present fait comme en ses aultres œuvres, telles que elles sont ou pourront estre, vuellent avoir agreable. [...] Encore depri en remuneracion eulx vivans et et leurs nobles successeurs roys et autres princes françois qui par memoire de mes dittiez le temps a venir oront ramentevoir mon nom, quant l’ame sera hors du corps, que par prieres et devotes oroisons, par eulx ou de par eulx offertes, vuellent pour moy vers Dieu requerir indulgence et remission de mes deffaux. Et pareillement requier chevaliers et nobles françois, et tous generaument de quelconque part qu’ilz soient, lesquelz par aucun plaisir de mes petites choses lire ou oir aront memoire de moy, qu’ilz dient en guerdon Pater noster. Et ce meisme vueille faire tout l’univers peuple, lesquelz trois estas et tous ensemble Dieux par sa sainte misericorde vueille maintenir et acroistre de mieulx en mieulx en toute perfection de ames et corps. Amen »19. 11

Notons d’abord que dans cet appel final l’auteure suit le même schème de la société tripartite que dans son traité politique. Par ailleurs, on constate que la commémoration de Christine en tant qu’auteure et chrétienne, pour laquelle on fait réciter « prieres et devotes oroisons », sont ici inséparables. C’est le souci d’une mémoire liturgique et privée qui prévaut ici — avec cette différence pourtant que l’auteure ne la lègue pas à ses proches ou à une communauté religieuse, mais à la communauté de ses lecteurs, aux lecteurs et lectrices de ses « dittiez » et de ses « petites choses ». Elle les engage même dans une sorte de pacte d’échange — pour « le plaisir de mes petites choses lire ou oïr », elle leur demande « en guerdon Pater noster ».

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On trouve une configuration différente et une plus forte accentuation de la fama à la célèbre fin du Livre des Trois Vertus, où l’évocation du livre devient prépondérante : « [...] me pensay que ceste noble œuvre multiplieroye par le monde en pluseurs copies, quel qu’en fust le coust : serait presentee en divers lieux a roynes, a princepces et haultes dames, afin que plus fust honnouree et exaucee, si elle en est digne, et que par elles peust estre semmee entre les autres femmes ; laquelle dicte pensee et desir mis a effect, si que ja est entrepris, sera ventillee, espandue et publiee en tous païs [...] ne demourra pas pour tant vague et non utile nostre dicte œuvre, qui durera au siecle sans decheement par diverses copies. [...] Et aprés ce que l ame du corps sera partie, en merite et guerdon de son service leur [aux dames du temps présent et du futur, MZ] plaise offrir a Dieu pour elle [pour Christine, MZ] paternostres, oblacions [offrande pour un mort, MZ] et devocions pour l’alegement des peines par ses deffaultes desservies, si que elle soit presentee devant Dieu au siecle sans fin [...] Amen »20.

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Christine varie ici de manière presque obsessionnelle le soin de garantir la survie à son œuvre par une circulation élargie de celle-ci ; au début, l’écrivaine se met très fortement en scène et décrit les soins multiples qu’elle prend pour établir solidement sa Fama 21, processus à l’intérieur duquel elle assume également les fonctions d’une libraire chargée de la diffusion de ses propres livres. Cette construction éclipse presque la figure de la chrétienne qui a recours à la commémoration liturgique et privée — « paternostres, oblacions et devocions » — pour s’inscrire dans la mémoire des vivants. III.

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C’est un tableau plus varié que nous offre Le livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V avec un champ sémantique de « mémoire » extrêmement élaboré. Il fourmille de tournures telles que « ramentevoir », « ramener à mémoire », « mettre en mémoire », « faire mémoire » à travers lesquelles Christine évoque le travail de celle qui remet en mémoire et éternise ensuite cette mémoire par le passage à l’écrit. Son livre se situe ainsi à l’intersection entre mémoire et histoire, là où, selon Maurice Halbwachs, le passé n’est plus vécu et où commence l’histoire22. Soulignons également le rôle prépondérant de la mort dans la conception de son livre. Vu que celle-ci constitue toujours une charnière entre un temps vécu comme présent et le passé, le règne de Charles V acquiert un statut de révolu, de passé avec le livre de Christine23. De plus, elle réclame avec cette œuvre sa part à la construction de ce passé et à la transformation de celui-ci en pivot de la mémoire collective : nous assistons donc au passage de la biographie à l’historiographie.

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Christine pratique tout d’abord ce que Jan Assmann appelle la « mémoire communicative », qui se rapporte à un passé récent, encore présent dans la mémoire des contemporains24. L’écrivaine est à la fois celle qui « rappelle », qui évoque les événements qu’elle a elle-même vécus, et celle qui recueille et gère la mémoire paternelle. Elle rassemble d’autres souvenirs en questionnant des témoins, les complète en consultant divers ouvrages d’histoire et réunit le tout dans un grand livre de « mémoires » sur un souverain remarquable, décidant ainsi de la « mémoire après lui de ses biens fais » 25, de la survie historique de Charles V. Le Livre des fais et bonnes meurs ne conserve et ne façonne pas seulement la mémoire du roi défunt mais aussi celle de son « mécène paternel », Philippe le Hardi, mort durant la rédaction de cette œuvre et auquel elle dédie des paroles émouvantes au début du deuxième livre26. Il en va de même de la mémoire de Tommaso, son père biologique, dont elle construit la fama en tant que grand savant. Ce monument funéraire édifié grâce à la parole filiale fait songer au monument de marbre érigé après 1348 à Bologne au juriste Giovanni Andreae27, monument dont Christine a pu avoir connaissance, car elle mentionne le juriste et sa fille Novella dans La Cité des Dames 28. Il s’agit dans les deux cas d’une construction de fama dans un contexte laïque et un milieu intellectuel.

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Le livre des fais et bonnes meurs constitue donc un acte de commémoration profonde et multiple, intégrant aussi bien des éléments individuels que collectifs et se rapportant à la fois au passé, au présent et au futur. Le texte réactive la mémoire des « fais et bonnes meurs » du roi défunt et présente ce « portrait-mémorial » aux princes de l’époque, une époque de crises profondes. Il inclut également l’avenir en ce que Christine crée une mémoire écrite et littéraire qui survivra grâce à ses qualités esthétiques. Ce texte est profondément augustinien de par la construction du présent sur les fondements du passé et de l’avenir, tandis que ses qualités littéraires font de lui une forme intensifiée de la mémoire, un « gesteigertes Gedächtnis »29. Par ailleurs, Christine revendique dans et de par cette œuvre sa « part de survivance »30. Enfin, cette œuvre montre comment sont entremêlées memoria, fama et historia. Nous y observons également et surtout le passage de l'acte de commémoration d’origine liturgique à l’historiographie médiévale. IV.

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Dans La Cité des Dames, livre mémorial par excellence bien que le terme de mémoire y fasse curieusement défaut, Christine nous présente une autre variante encore de son travail sur la mémoire qui vise cette fois à modifier le canon des figures mémorables et à créer une mémoire culturelle au féminin. Celle-ci se définit par son rapport au passé, par la façon dont elle en fait une sélection — le canon — et dont elle l’intègre au présent 31. Il

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s’agit en outre d’un projet politique, car l’écrivaine tient parfaitement compte du fait que « la mémoire est un élément essentiel de ce qu’on appelle [...] l’identité individuelle ou collective dont la quête est une des activités fondamentales des individus et des sociétés et que la mémoire collective est non seulement une conquête mais un instrument et un objet de puissance »32. 18

C’est la « modernité » de ce projet utopique toujours en cours de réalisation qui a sans doute contribué au succès durable de ce livre.

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Dans sa cité « livresque », Christine construit un immense lieu de la mémoire culturelle, une archive qui jusqu’à nos jours ne cesse d’influer sur les domaines de l’histoire, la littérature, la philosophie, la théologie, etc., et dont le concept a par exemple été repris par Judy Chicago et sa « Dinner Party »33. Autrement dit : ce lieu allégorique de la mémoire que représente La Cité des Dames est la réponse de Christine à la « mémoire perdue » d’une culture gynocentrique. Sous nos yeux renaissent des images de la perfection féminine jusqu’alors tombées dans la trappe de l’oubli ou rendues méconnaissables car recouvertes d’interprétations diffamantes : il suffit de citer les exemples de Médée ou de Circé. Précisons que dans La Cité des Dames Christine entreprend la construction d’un nouvel imaginaire du féminin et d’une nouvelle manière de penser la femme qui met fin aux définitions aliénantes de son sexe. À l’intérieur de cette construction, la mémoire joue un rôle essentiel en tant qu’élément central de l’identité d’un individu et d’un groupe. Le travail christinien sur l'imaginaire influe également sur la réalité, car nous agissons selon l’image que nous avons de nous-mêmes, et ces images naissent à leur tour de l’expérience de nos accomplissements. Il existe donc un rapport dialectique entre la manière dont une personne se pense et celle dont elle agit. Christine marque ainsi sa place au seuil de la Querelle des Femmes, cette vaste discussion autour d’un imaginaire du féminin — et du masculin — qui imprègne l’art et la littérature, mais aussi les discours scientifiques et moraux depuis le Moyen Âge34. V.

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Terminons par quelques conclusions encore bien provisoires. Tout d’abord, l’œuvre christinienne offre un grand éventail de façons de penser et de pratiquer la memoria, que ce soit dans le domaine de l’image — le Bildgedachtnis —-ou dans celui de l’écriture et du texte. C’est dans son Epistre Othea, à travers une combinaison innovatrice de textes et d’images, qu’elle fait converger ces deux procédés. Son objet est soit elle-même, l’écrivaine, soit ses mécènes auprès desquels elle s’acquitte d’une « dette de gratitude ». Ce sont enfin les « dames illustres du passé et du présent » dont le souvenir sert à construire l’immense archive de La Cité des Dames.

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En même temps, cette écriture « mémoriale » est une forme de combat contre la mort sous la forme de l’oubli. Ainsi, dans Le Livre des fais et bonnes meurs, elle garantit la fama et la « survie » de ses pères symboliques et réels et garantit également sa propre fama avec son œuvre.

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Finalement, dans son œuvre on observe aussi bien le passage de la memoria à 1’historia que l’entrelacement de memoria et de fama, deux phénomènes que l’on fait à tort remonter à la Renaissance35. L’œuvre de Christine contredit ce cliché historiographique en ce qu’elle montre que tout acte de mémoire renvoie à un individu et que la culture de la memoria est une culture hautement individualisée. Face à ces multiples discours sur la memoria dont son œuvre est tissée, on ne peut que s’étonner de son absence dans toutes les réflexions

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sur ce concept — et en conclure qu’il est urgent d’intégrer Christine de Pizan dans ces débats afin de lui assurer la place qui lui revient.

NOTES 1. Voir à ce sujet Otto Gerhard Oexle, « Memoria als Kultur », dans id., Memoria als Kultur, Göttingen, 1995, p. 9-78. Pour les raisons hypothétiques d’une telle conjoncture, voir Jan Assmann, Das kulturelle Gedachtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, Munich, 1992, p. 11. 2. Cf. aussi le livre récent de Paul Ricceur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000. 3. Dans son livre L’art de la mémoire, Paris, 1987. 4. Christine de Pizan, Epistre Othea, éd. Gabrielle Parussa, Genève, 1999, p. 195. 5. Christine de Pizan, Epistre a la Royne, éd. Josette A. Wisman, New York-Londres, 1984, p. 74. 6. Voir à cet égard O. G. Oexle, op. cit., p. 50s. : « Denn es ist der Name, es ist das Aussprechen des Namens, das die Memoria schafft. [...] Zu der Nennung des Namens tritt [...] schon früh die bildliche Darstellung der genannten Person. » 7. Un exemple parmi tant d’autres : l’écrivaine Hélisenne de Crenne. Voir à ce sujet Andrea Grewe, « Hélisenne de Crenne », dans Französische Frauen der Frühen Neuzeit. Dichterinnen — Malerinnen — Mäzeninnen, éd. Margarete Zimmermann et Roswitha Böhm, Darmstadt, 1999, p. 55-64. 8. Patrick Geary, article « Mémoire », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, éd. Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Paris, 1999, p. 684. 9. J. Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, 1988, p. 105 (Folio). 10. Cf. aussi ibid., p. 133. 11. P. Ricœur, op. cit., p. 117. 12. O. G. Oexle, op. cit., p. 36. 13. J. Assmann, op. cit., p. 52 et 54. 14. Aleida Assmann, Erinnerungsraume. Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses, Munich, 1999, p. 33. 15. Friedrich Ohly, « Bemerkungen eines Philologen zur Memoria », dans Memoria. Der geschichtliche Zeugniswert des liturgischen Gedenkens im Mittelalter, éd. Karl Schmid et Joachim Wollasch. Munich, 1984, p. 9-68. 16. F. Ohly, ibid., p. 9. 17. Christine de Pizan, Le Livre de la Mutacion de Fortune, éd. Susanne Solente, 4 vol. , Paris, 1959-1966. Voir à ce sujet Andrea Tarnowski, « Maternity and Paternity in La Mutacion de Fortune », dans The City of Scholars. New Approaches to Christine de Pizan, éd. Margarete Zimmermann et Dina De Rendis, Berlin-New York, 1994, p. 116-127. 18. F. Ohly, op. cit., p. 19. 19. Christine de Pizan, Le Livre du Corps de Policie, éd. Angus J. Kennedy, Paris, 1998, p. 110. 20. Christine de Pizan, Le Livre des Trois Vertus, éd. Charity. C. Willard et Eric Hicks, Paris, 1989, p. 225 s. 21. On pourrait y voir une continuation, peut-être même une radicalisation du combat contre l’oubli dont on trouve maintes traces chez Marie de France. 22. J. Assmann, op. cit., p. 44.

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23. Ibid., p. 60s. 24. Ibid., p. 48s. 25. Christine de Pizan, Le livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. S. Solente, 2 vol. , Paris, 1936-1940, vol. 1, p. 119. 26. Dans le prologue et le chapitre XIII. 27. Andrea von Hülsen-Esch, « Zur Konstituierung des Juristenstandes durch Memoria », dans Memoria als Kultur..., op. cit., p. 185-206. 28. Livre II, Chap. XXXVI. 29. F. Ohly, op. cit, p. 53. Voir également O. G. Oexle, « Memoria und Memorialbild », dans Memoria. Der geschichtliche Zeugniswert..., op. cit., p. 384-441. 30. Frantisek Graus, « Funktionen der spatmittelalterlichen Geschichtsschreibung », dans Geschichtsschreibung und Geschichtsbewusstsein im spaten Mittelalter, éd. Hans Patze, Sigmaringen, 1987, p. 23. 31. J. Assmann, op. cit., p. 29s. 32. J. Le Goff, op. cit., p. 174s. 33. Voir à ce sujet l’article de Barbara Altmann dans ce volume. 34. Je renvoie dans ce contexte au volume Die europàische Querelle des Femmes. Geschlechterdebatten seit dem 15. Jahrhundert, éd. Gisela Bock et Margarete Zimmermann, Stuttgart-Weimar, 1997. 35. A. Assmann, op. cit., p. 45 et 48.

AUTEUR MARGARETE ZIMMERMANN Freie Universitat, Berlin

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Mémoire, histoire et survie du « moi » au jugement d’Érasme Jean-Claude Margolin

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Trois points seront successivement traités, bien qu’ils s’enchaînent étroitement, en particulier le second et le troisième. On pourrait les désigner de la manière suivante : I. La mémoire, comme instrument de connaissance ; II Érasme, face à l’histoire ; III. Désiré, à la recherche de son moi.

I. — LA MÉMOIRE, COMME INSTRUMENT DE CONNAISSANCE 2

Érasme exprime souvent son avis au sujet de la mémoire, et notamment dans ses écrits pédagogiques, estimant à juste titre que la fonction mnémonique est essentielle dans tout processus éducatif. Voici, par exemple, ce qu’il en dit dès les premières pages du De ratione studii1 (ou Plan des études), qui s’adresse aux adolescents d’une douzaine d’années : « Il ne faut pas négliger la mémoire, ce trésor de la lecture... C’est sur trois éléments que repose avant tout une excellente mémoire : la compréhension, l’ordre et l’application. En vérité, l’essentiel de la mémoire, c’est d’avoir compris une chose à fond. En second lieu, l’ordre permet que nous rappelions en notre esprit, comme en vertu d’une loi de retour d’exil, des souvenirs qui s’en étaient échappés une première fois. Enfin l’application est de la plus grande importance en toutes choses, et pas seulement ici. Aussi les passages dont nous voulons nous souvenir doivent-ils être relus fort attentivement et fréquemment, nous devons ensuite nous les réciter 2 souvent à nous-mêmes afin que nous rétablissions le détail qui aurait pu par hasard nous échapper »3.

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Dans un autre ouvrage pédagogique, le De pueris instituendis 4 (Sur l’éducation des enfants), qui concerne les bambins de trois à quatre ans, il répète pratiquement les mêmes conseils et la même définition de la mémoire, après avoir souligné l’importance chez les enfants de l’instinct d’imitation, et l’excellence de leur mémoire : « Tout ce travail d’apprentissage [des langues]5 dépend essentiellement de deux facultés : la mémoire et l’imitation... Les hommes les plus sages attribuent à l’enfance une mémoire extrêmement fidèle... Les impressions visuelles de notre

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enfance sont si bien fixées dans notre esprit que nous croirions qu’elles datent de la veille... »6. 4

Et, plus loin : « Le meilleur moyen de retenir consiste à comprendre à fond, à mettre en ordre ce qu’on a compris, et enfin à répéter maintes fois ce dont on veut se souvenir » 7.

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Ainsi, se plaçant d’un point de vue strictement intellectuel et pédagogique, Érasme préconise l’utilisation intelligente de la mémoire naturelle : elle s’épanouit quand les trois facteurs (la nature, l’intelligence et l’exercice) jouent harmonieusement entre eux. La mémoire serait donc avant tout un acte d’intelligence (attention, mise en ordre, application, répétition, acquisition d’habitudes), accompagné éventuellement de petits signes d’écriture (expressions soulignées, notæ ou notulæ marginales, index pointé vers le mot ou le concept à retenir) et un acte de volonté — on insistera sur ces formules identiques du De ratione studii et du De pueris instituendis : « les passages dont nous voulons nous souvenir... » (quæ meminisse velis, quod meminisse velis). Érasme pédagogue insiste donc sur le caractère pragmatique ou utilitaire d’une mémoire, qui serait à la fois un réservoir d’expressions, de « mots dorés », de formules, de sentences, de citations d’ auctores, et un instrument heuristique, car toutes ces ressources, acquises et accumulées par le labeur et la volonté du bon élève, auxquelles convient parfaitement le terme de copia8, puisque ce réservoir de mots et de concepts est mis à la disposition de l’orateur, de l’écrivain, ou de l’étudiant, qui saura mobiliser et faire surgir à point nommé et dans telle circonstance appropriée, la sentence ou la formule qui, en fait, n’aura jamais cessé d’affleurer à sa conscience, faisant partie, en quelque sorte, de son bagage portatif 9.

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Cette mémoire utilitaire, qui opère, par la force des choses, une sélection et une élimination (par faute d’attention volontaire) de tout ce qui serait susceptible de l’encombrer inutilement en érodant son efficacité, et que des philosophes ultérieurs, comme Henri Bergson10, appelleront la mémoire-habitude, mémoire liée aux mécanismes d’enregistrement cérébro-corporels, apparaît comme étant quasi-indépendante de la personnalité ou de l’ingenium du sujet, tout en étant vécue et « agie » 11, indépendante de ce que nous pourrions appeler, encore une fois avec le Bergson de Matière et mémoire, le moi profond12.

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Sans quitter les conseils pédagogiques d’Érasme, et en l’empruntant à une phrase tirée du même texte du De ratione studii, nous ne saurions négliger cette concession, souvent passée inaperçue, mais à laquelle d’autres propos, beaucoup plus sévères et même moqueurs, donneront plus tard une portée véritablement polémique : « Je ne conteste certes pas que la mémoire puisse être aidée par des lieux et des images »13. Cette brève allusion concerne l’utilisation des célèbres Arts de mémoire, en grand honneur tout au long du Moyen Âge, largement pratiqués par la scolastique, et dans lesquels s’illustreront encore de grands esprits de la Renaissance, de Giulio Camillo14 à Giordano Bruno 15 ou à Gianbattista della Porta16 et à bien d’autres17. Cette mémoire, jugée artificielle (au mauvais sens du mot, comme opposé à la nature) a pourtant été évoquée et appréciée par Cicéron, l’un des auteurs de l’Antiquité latine les plus admirés par l’auteur du Ciceronianus, mais avec lequel il lui arrive de prendre ses distances18. C’est le cas de ce fameux passage de la fin du livre II du De Oratore 19, qu’il connaissait bien, et dans lequel, sous le couvert de Simonide de Céos et de son invention du cadre référentiel des lieux (loci) — au sens logique et topographique — et des images (imagines ou effigies), l’auteur latin montre son utilité pour l’orateur : « L’ordre des lieux [c’est-à-dire des emplacements distincts choisis par la pensée] conserve l’ordre des choses ; les images des choses rappellent les choses

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elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont des lettres qu’on y trace »20. L’orateur latin estimant que tous les orateurs ne sont pas des Hortensius, dont la mémoire, paraît-il, était prodigieuse21, il expose avec faveur la théorie de la mémoire artificielle, cet « art de mémoire » que l’on peut encore appeler « mnémotechnie »22. 8

Mais il faudrait surtout évoquer le colloque qu’Érasme a intitulé Ars notoria 23 (L’Art notoire, autrement dit L’Art de la mémoire), dialogue vivant entre le maître (Désiré, c’est-à-dire Érasme en personne) et l’écolier (Erasmius, le propre filleul de l’humaniste). On se contentera ici d’en rapporter quelques bribes : « ER. J’entends dire qu’il existe une sorte d’art mnémonique permettant à l’homme de savoir à fond, sans la moindre peine, tous les arts libéraux. DES. Qu’entends-je ? As-tu vu le livre ? ER. Oui, mais je n’ai fait que le voir, faute d’un maître pour me l’expliquer. DES. Que contenait-il ? ER. Différentes figures d’animaux, tels que dragons, lions, léopards, et différents cercles sur lesquels étaient écrits des mots grecs, latins, hébreux, ou d’autres, provenant de langues barbares. DES. En combien de jours le titre de l’ouvrage promettait-il la connaissance des sciences ? ER. Quatorze. DES. Magnifique promesse, assurément. Mais connais-tu quelqu’un que cet art mnémonique ait rendu savant ? ER. Non. DES. Personne n’en a jamais vu ni n’en verra jamais, à moins de voir quelqu’un s’enrichir par l’alchimie24. ER. Comme je voudrais que cet art fût vrai ! »

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Le dialogue continue sur le même ton. Mais, en citant un de ses vers favoris de Virgile, « Labor improbus omnia vincit »25 (le travail opiniâtre vient à bout de tout), Désiré revient à son idée maîtresse : la mémoire est le fruit d’un effort, d’un labeur personnel, acte indivis d’intelligence et de volonté, à condition, bien entendu, que cet effort soit appliqué à un terrain naturel favorable, celui de l’utilité de l’étude ou celui de la conjonction de l’éducation morale et de la formation intellectuelle26. Et quand le jeune Erasmius déclare ingénument à son parrain qu’« il apprend assez vite, mais que tout ce qu’il a appris s’échappe bientôt de sa tête »27, celui-ci n’a aucune peine à lui inculquer directement ce qu’il avait énoncé à l’intention des maîtres d’école, lecteurs du De ratione studii, à savoir que le ciment de la mémoire, c’est le travail (diligentia) : « Celui qui apprend les mots sans en pénétrer le sens les oublie rapidement 28. Car les paroles, comme dit Homère, sont ailées ; elles s’envolent facilement si les pensées ne leur servent de contrepoids. Applique-toi donc d’abord à bien comprendre le sujet en question [cura ut rem penitus intelligas] examine-le et retourne-le plusieurs fois en toi-même [diu subinde tecum verses ac repetas] »29.

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Le coup de grâce, si je puis dire, asséné par Érasme aux « arts de mémoire » contemporains (mais ceux-ci s’en relèveront fort bien !) date des années 1532, à la suite des informations que lui donnera de Venise30 son ami, le Frison Wigle ou Viglius d’Aytta, de Zwischem31, au sujet d’un « Théâtre de mémoire » d’un certain Giulio Camillo32, cicéronien militant, disciple de Raymond Lulle, expert en art combinatoire, dont tout le monde parle et qui aurait, ni plus ni moins, l’ambition d’ordonner et de récapituler toutes les pensées du monde grâce à un ingénieux système de « lieux » et d’« images » tiré de l’œuvre de Cicéron. Viglius et Érasme eurent vite fait de tourner en ridicule et l’inventeur du « théâtre » et le théâtre lui-même, mais on sait que, malgré sa culture et son

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intelligence aiguisée, l’humaniste hollandais était farouchement et ironiquement rebelle à tout ce que son ingenium ou son affectivité refusaient d’enregistrer (et donc de comprendre, selon ses propres conseils pédagogiques), qu’il s’agisse d’alchimie, de kabbale, de scolastique, de métamorphose, de magie, de culte aveugle de Cicéron, ou de la Légende dorée, prise au pied de la lettre.

II. — ÉRASME FACE À L’HISTOIRE 11

De cette mémoire personnelle, acquise, sinon conquise au prix d’un effort intellectuel et d’un acte de volonté, mais qui ne concerne pas la personnalité profonde du sujet, Érasme a-t-il su établir des liens avec une mémoire que l’on est convenu d’appeler collective, mémoire d’une nation ou d’un peuple se tournant vers un passé commun (ou jugé tel), ou mémoire archivistique, fondée sur des documents dûment enregistrés et conservés dans des bibliothèques de couvents, de châteaux ou d’universités, et voués au regard explorateur, voire critique, des historiens ? Né dans les conditions « infamantes » que l’on connaît, et qui ont assombri sa vie entière, même après la levée de ses interdits par le pape Léon X quand il avait déjà atteint la cinquantaine33, Érasme ne se sent pas solidaire d’un pays ou d’un passé qui ne lui ont jamais permis de conforter sa personnalité. S’il a ajouté à un nom qu’il s’est lui-même fabriqué celui de la ville où il a vu le jour, c’est apparemment pour se donner des lettres de noblesse dont il n’avait pas hérité par suite de sa naissance irrégulière et d’un relatif dénuement. Disons-le d’un mot : celui que ses ennemis appelaient en guise de moquerie errans mus (le rat vagabond) et qui a si bien commenté l’adage Ubi bene, ibi patria (la patrie, c’est là où l’on est bien), celui qui se réclamait également « citoyen du monde »34, était en fait un déraciné : c’est du moins ainsi qu’il s’éprouvait lui-même. Rien n’est aussi éclairant à cet égard que ses échanges épistolaires avec Budé, à propos de la détermination géographique de leur patrie respective, ou du ressentiment éprouvé par le « bâtard batave » à l’égard des Italiens qui lui rappelaient plus d’une fois, non sans orgueil et ironie, qu’ils avaient derrière eux un passé vieux de plus de deux mille ans, que ce sont eux les véritables héritiers de Cicéron et, qui plus est, s’agissant des Romains, les fermes gardiens du trône de saint Pierre. Dans une lettre à Budé de juin 151635, Érasme, qui parle de notre Gaule, se reconnaît comme Gaulois et Germain tout à la fois : « Rien ne s’oppose, écrit-il, à ce que l’on soit à la fois Germain selon la loi, et Gaulois selon la géographie traditionnelle »36. D’autre part, le flou de ses connaissances géographiques concernant l’embouchure du Rhin et de la Meuse37 va de pair avec son indifférence relative à l’égard de son pays, qui n’en est d’ailleurs pas un, selon les critères historiques traditionnels. Ce qui ne l’empêche pas de se proclamer non sans fierté « homo Batavus »38 quand il est attaqué ou moqué par ses adversaires, et notamment par les cicéroniens italiens. Pour revenir au contraste entre l’humaniste français et l’humaniste hollandais sur la question de la mémoire ou de l’héritage national, relisons la lettre d’Érasme à Budé du 22 juin 152739 dans laquelle il se défend d’avoir voulu se moquer des Français actuels, dans son introduction à l’Épître aux Galates, où il parlait des Gaulois d’il y a seize siècles qui auraient émigré en Asie pour former la Galatie : le Français patriote et conseiller du Roi Budé n’admet pas cet humour relatif à des valeurs nationales, conservées dans la mémoire de toute une nation, même s’il se trompe sur les véritables intentions d’un homme que son identité rend moins « chatouilleux » à l’égard de ces mêmes valeurs.

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D’une manière plus générale, la position d’Érasme relative à l’histoire, et par conséquent à l’évocation du passé et à sa conservation par l’écriture, est ambiguë. N’étant pas historien lui-même, il est sceptique — comme le sera Montaigne — et se sent libre vis-àvis de cette discipline, dont il souligne à la fois l’utilité et la relativité40, et il s’interroge sur les fruits que l’on peut en tirer : « Non peccat qui credit historiæ. Sed quid fructus ? » En posant cette question dans son Commentaire du Psaume 33, publié en 1531 41 à propos d’un événement particulier de l’Ancien Testament42, Érasme exprime en fait sa problématique touchant la mémoire historique. Dans un passage qui précède cette proclamation qui définit son attitude en face de l’histoire, qu’il s’agisse d’histoire sacrée (comme ici), ou d’histoire profane, il écrivait : « La lecture de Moïse43 nous apprend qu’un serpent d’airain s’était dressé dans le désert. C’est un fait historique, je l’avoue, et même d’une authenticité absolue [ Historia est, fateor, et quidem verissima]. Mais n’est-ce rien d’autre que de l’histoire ? On aurait pu le croire, si le Seigneur n’avait pas lui-même éclairé 44 cette figure dans l’Évangile45 en disant : “Comme Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’Homme” ».

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C’est à deux autres passages de l’Évangile de Jean46 qu Érasme a eu plusieurs occasions de commenter47, que sera donnée la réponse à la question : « N’est-ce rien d’autre que de l’histoire ? Nous lisons dans Jean 8, 28 (c’est Jésus qui parle) : “Quand vous aurez élevé 48 le Fils de l’Homme, alors vous saurez que Je49 Et dans le même Évangile, 12, 32-33 : “Et moi, élevé de terre50, j’attirerai tous les hommes à moi51”. Et l’évangéliste de commenter : “Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir ».

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Dans un autre exemple du même Commentaire du Psaume XXXIII, relatif cette fois à Jonas et à sa baleine, Érasme écrit : « La baleine qui avait avalé Jonas, le vomit vivant le troisième jour. Ce n’est pas une fiction, le récit qui en est fait est véridique. Mais pour nous, n’est-ce rien d’autre qu’une figure ? Nous croirions qu’il n’y a rien d’autre à cacher, si le Christ, de sa propre bouche, n’avait daigné nous faire accéder52 à ce mystère ». Et il cite le passage de Matthieu, 12, 39-40 : « De signe, il ne lui [la génération des scribes et des pharisiens] sera donné que celui du prophète Jonas. De même en effet que Jonas fut dans le ventre du monstre marin durant trois jours et trois nuits, de même le Fils de l’Homme sera dans le sein de la terre durant trois jours et trois nuits »53.

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S’agit-il de mémoire ? S’agit-il d’histoire ? Ou faut-il dépasser ces deux concepts ? On aura remarqué qu’Érasme exprime sa déférence à l’égard du texte narratif de la Bible hébraïque, qu’il appelle, avec les chrétiens, l’Ancien Testament. Cette historia, qu’il qualifie de verissima, comme s’il avait besoin de se persuader lui-même et de persuader son lecteur, que ces miracles, pour étranges qu’ils puissent apparaître, ne sont pas des contes ou des boniments de nourrices à l’intention d’enfançons, correspond à la lettre du récit biblique. Et l’on connaît son attachement à l’interprétation littérale des deux Testaments. Mais on sait aussi, avec saint Paul, qu’il cite constamment (et en particulier tout au long de son Commentaire du Psaume XXXIII) que « la lettre tue, et que l’esprit vivifie »54. Position théologique qu’il précise encore : « La lettre ne tue pas toujours... mais elle ne vivifie pas, si l’on ne parvient pas jusqu’au Christ »55. Il est donc nécessaire, pour le croyant — entendons le chrétien —, tout en conservant la lettre, de l’interpréter par l’esprit : c’est le sens de l’exégèse allégorique, qui voit dans les faits ou les événements matériels des signes (signa) qui indiquent le sens profond et, si l’on peut dire, encore plus vrai que la « verissima historia » du serpent d’airain ou de Jonas dans le ventre de la baleine. Cette croyance volontaire à l’authenticité des récits bibliques, Érasme ne la qualifie pas toujours de croyance à l’histoire (« qui credit historiæ »), car dans d’autres

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textes, il réserve le terme d’historia (et donc d’historia verissima) à l’histoire sacrée ou providentielle, celle qui commence véritablement avec le Christ, et qui s’achèvera avec la fin du monde. Quant à la plupart des récits contenus dans l’Ancien Testament (de « la figure d’Adam formée de glaise trempée d’eau dans laquelle a été insufflée une âme » 56, de la naissance miraculeuse d’Ève, tirée d’une côte d’Adam, de l’Arbre de la Science du Paradis, de l’épisode du serpent, séducteur de la première femme, de « Dieu qui se promène au souffle de la brise »57, de « l’ange placé aux portes du Paradis avec une épée tournoyante »58, ou de la statue de terre glaise formée par Prométhée, et pourquoi pas les deux épisodes rapportés dans le Commentaire du Psaume XXXIII), Érasme les qualifie de fabulæ. Terme qui n’a rien de péjoratif si l’on songe à son admiration pour les fables d’Ésope et de Phèdre et à son utilisation pédagogique de la littérature des apologues 59. Mais la différence, c’est que son plaisir esthétique et la mise en branle de son imagination n’ont pas à s’adosser à une quelconque vérité historique. S’il parle de fabula, aussi bien à propos de la mythologie païenne — la légende d’Hercule60 et celle de Prométhée 61 ont toute sa faveur — qu’à propos de ces personnages bibliques, c’est que la matière de ces fables, même si elle est diversement appréhendée selon les cas, n’a qu’une signification transitoire : elle est un appel à une interprétation spirituelle ou allégorique, qui seule peut avoir valeur de vérité, de vérité « vérissime ». Même la légende d’Hercule et celle de Prométhée peuvent et doivent être interprétées, chez un humaniste chrétien, à la lumière du Christ et du Nouveau Testament. Dans de telles conditions, la mémoire conservée d’un texte ancien permet à la fois de mesurer la distance qui sépare le présent du passé (un passé historique) et de s’approprier ce texte comme un acte du présent, constamment répété et renouvelé et inaccessible à l’oubli62. Il est en effet évident (et Érasme est le dernier qui songerait à n’en pas prendre une conscience aiguë) que les Évangiles se situent dans un temps précis, même si les dates de leur composition font encore problème parmi les historiens. Citant quelques sentences du Livre des Proverbes relatives aux châtiments corporels infligés à des enfants ou à des écoliers indisciplinés 63, Érasme commente aussitôt : « Ces formes de châtiment convenaient peut-être aux Juifs d’autrefois. Mais aujourd’hui, il faut interpréter de façon plus généreuse les “dits” hébraïques ». Et un peu plus loin, maniant avec son habileté coutumière la métaphore : « Que notre verge à nous [entendons : à nous, chrétiens] soir une franche exhortation, parfois aussi quelque semonce, mais imprégnée de mansuétude et non d’amertume ! »64. 16

Cette distance historique, Érasme en est toujours fort averti, et il n’est guère d’anachronismes qu’on puisse lui reprocher, même s’il ne s’attache pas au détail et à la multiplicité de ces faits : l’exemple de sa conception du cicéronianisme65 et de la dévotion qu’il a vouée66 à la personne et à l’œuvre de Cicéron nous montre clairement qu’Érasme, le latiniste, l’Européen et le chrétien du premier tiers du XVIe siècle vit dans un univers socio-culturel, socio-politique et socio-religieux très différent de celui de la Rome du temps de César. L’exercice de mémoire n’est pas un regard myope porté sur les clausules et les figures de style de Cicéron, mais un regard à distance, un regard critique, une utilisation intelligente du passé scriptural présentifié par le livre que l’humaniste a sous les yeux, et dont il a même emmagasiné le contenu dans ce réservoir que saint Augustin appelait « l’estomac de l’esprit »67. Ainsi, dans la mesure où cet auctor — à la fois auteur et autorité indiscutable — transcende son époque pour irriguer de son esprit et de ses écrits l’intelligence de ses lointains héritiers et pour donner à certaines de ses pensées ou à certains aspects de son ingenium une consistance et même une pérennité indéniables, le temps paraît aboli, ou plutôt nous sommes transportés dans un éternel présent68. C’est le pieux Eusèbe du Banquet religieux 69 qui avoue à ses amis, rassemblés dans un « locus

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amœnus » : « Je ne puis lire les ouvrages de Cicéron sur la Vieillesse, sur l’Amitié, sur les Devoirs, sur les Questions Tusculanes70 sans baiser de temps en temps le livre et sans vénérer cette âme sainte, animée d’un souffle divin ». Ou (texte encore plus connu), c’est le non moins pieux Nephalius qu’Érasme fait s’écrier un peu plus loin71 : « Saint Socrate, priez pour nous ! ». Dans les deux cas, nous n’avons affaire ni à un acte de mémorisation, ni à une donnée de caractère historique. Mieux vaudrait parler d’un transfert éthico-religieux ou éthico-métaphysique de deux figures paradigmatiques médiatisées par une sensibilité ou une affectivité quasi-extatique. Ou, si l’on préfère : d’une restructuration de la mémoire pour faire de ces textes, enchâssés dans un présent éternisé, un véritable guide de vie. La mémoire et l’histoire ont été transcendées par une prise de conscience de vérités ou de préceptes salutaires, que l’on peut s’approprier comme venant du Créateur lui-même. 17

Je pourrais multiplier les exemples. Un seul autre, emprunté cette fois à l’histoire profane, me permettra, avec les deux exemples bibliques de l’Ancien Testament et l’évocation de Socrate et de Cicéron, de rassembler en un seul bouquet dialectique l’histoire (historia), la fable (fabula), la mémoire (memoria), la résurrection du passé 72, et le guide spirituel73, sans oublier que pour l’exégète et humaniste chrétien Érasme, selon le mot de saint Augustin, « le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien, et l’Ancien est dévoilé dans le Nouveau »74.

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Cet exemple sera celui de la préface d’Érasme à une édition de l’Histoire Auguste75. S’adressant dans une même dédicace aux deux cousins, Frédéric, Électeur du SaintEmpire, et Georges le Barbu, dont l’explosion du luthéranisme fera vite des ennemis irréconciliables. Érasme utilise sa préface à un Suétone (que Froben publiera un an plus tard) pour développer, en ces temps troublés qui entourent l’élection du successeur de l’empereur Maximilien, sa thèse constante, à savoir que l’histoire est utile si le lecteur ou le haut personnage contemporain sait en tirer un enseignement moral. Érasme adopte sans la moindre hésitation le jugement lapidaire de saint Augustin : « Historia, magistra vitæ », l’Histoire, maîtresse de vie. Il préconise donc, dans ses rapports à l’histoire, une mémoire sélective, grâce à laquelle les exploits héroïques et généreux seront valorisés 76, tandis que les actions cruelles et funestes seront condamnées par un jugement bref et sans appel : « On ne pourrait tirer plus de profit d’aucun livre plus que des ouvrages de ceux qui ont fidèlement transmis à la postérité les exploits accomplis dans les domaines public et privé, surtout si c’est quelqu’un de sang royal et nourri des préceptes de la philosophie qui s’y intéresse. De fait ceux qui se sont occupés d’étudier la bonne formule de conduite à adopter plutôt que de rapporter minutieusement la conduite qu’on a tenue (Hérodote en fait partie) sont utiles dans la mesure même où ils proposent aux regards la statue d’un bon prince77, pour autant du moins qu’ils l’aient sculptée avec art et vérité... »78.

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Sculptée avec art et vérité ! Faire du bon historien un artiste, et se référer à l’auteur de l’ Art poétique plutôt qu’aux considérations de Tite-Live ou de Tacite relatives à leur métier d’historien, est un signe, dont nous avons déjà éprouvé le sens : la vérité historique littérale, celle que Nietzsche appellera l’histoire antiquaire, n’est pas de nature à solliciter toute l’attention de l’humaniste chrétien. Son pacifisme délibéré ne le pousse pas à s’étendre, outre mesure, sur les péripéties détaillées d’une bataille. Du passé, il extrait uniquement ce qui peut servir au présent et à la double cause des bonnes lettres et de la morale. La peinture de la Rome impériale79 lui fournit matière à indignation, et il estime

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ou espère que la violence verbale dont il se sert sera salutaire aux « grands » auxquels il s’adresse : « L’adulation des hommes comblait de temples, d’autels et d’honneurs divins des monstres souillés de parricides, de sacrilèges, d’incestes, auxquels, pour résumer, il ne manquait aucun genre d’opprobre, et attribuait ainsi au hasard, ou plutôt aux crimes, ce qu’on offre d’habitude à l’extrême valeur... Que Domitien et Commode, grands scélérats tous deux, aient usurpé de leur vivant déjà le nom de dieux, qui ne voit que c’est le fait d’une franche folie plutôt que de l’impudence ? D’ailleurs je ne saisis pas encore à quelles raisons est due une telle rareté de bons princes... ». 20

Et, après avoir dénoncé « la grandeur excessive de l’empire du monde », comme étant l’une de ces raisons, et fait un éloge tempéré d’« Octave Auguste, homme cultivé et clairvoyant », il se met à rêver : « Oh ! que nous serions heureux, si les princes chrétiens montraient à diriger leur principauté le cœur qu’Octave, une fois élu définitivement, que les deux Titus, que Trajan, que les deux Antonins, qu’Aurélius Alexandre ont montré à diriger l’univers ! ».

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Mais la réalité est autre. Et Érasme, dans un bel élan d’indignation, fustige les auteurs d’exactions du passé, que les historiens ont parfois, sans le vouloir, fait accéder à la renommée. C’est ainsi que, dans un ouvrage destiné à l’éducation du prince, l’Institutio principis christiani80, et à l’intention du jeune Charles de Bourgogne, futur Charles Quint, il écrit : « Hérodote et Xénophon, l’un et l’autre païens81 ont la plupart du temps proposé le pire exemple du prince, même s’ils ont écrit l’histoire de manière à agrémenter la narration et à esquisser l’image d’un chef remarquable. Salluste et Tite-Live ont excellemment parlé de nombreux faits — j’ajoute de manière érudite en tout —, mais ils n’approuvent pas tout ce qu’ils racontent et tout ce qu’ils approuvent n’est pas forcément à approuver par le prince chrétien. Quand tu entends parler d’Achille, quand tu entends parler de Xerxès, de Cyrus, de Darius et de Jules César, ne te laisse point saisir par le prestige de ces grands noms. Il n’est question que de grandes et de furieuses canailles : tel est le nom que Sénèque emploie parfois à leur égard »82.

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Dans la longue préface à l’Histoire Auguste, comme dans tous les textes dans lesquels il évoque des civilisations anciennes — celle des Grecs, des Latins, des Hébreux ou des premiers Chrétiens —, Érasme opère un constant va-et-vient entre le passé et le présent, tantôt pour glorifier le passé (le monachisme primitif) au détriment du présent, tantôt pour marquer le progrès du présent sur certaines formes de barbarie ancienne. L’histoire, rapportée par les livres, lui sert de tremplin, mais aussi de filtre pour une méditation personnelle, philosophique ou religieuse. Qu’il considère les faits rapportés par les historiens comme authentiques et donc admis par son esprit critique, ou qu’il qualifie de fabulæ les exploits d’Hercule, de Prométhée, d’Ulysse, ou les aventures d’Adam, de Caïn, de Noé ou même de Moïse, il ne se les appropriera par la mémoire qu’après les avoir fait passer par le canal et le filtre de sa conscience éthico-religieuse. Et le sceau d’une authenticité définitive, qui lui servira de viatique jusqu’à la fin de ses jours, ne sera apposé sur ces matériaux disparates qu’après qu’il ait pu y déceler quelque valeur symbolique ou allégorique qui lui permettra d’y découvrir une cohérence et une unité dans l’ordre du monde et l’action de la Providence divine. Plus qu’à une résurrection du passé, nous avons affaire ici, à une découverte nouvelle (ou renouvelée) de ce passé par le truchement de la foi (fides), cette croyance qui cherche à connaître et à comprendre (fides quærens intellectum) et qui, pour Érasme, est le complément permanent de la raison. Mais

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n’oublions pas que fides, comme l’a montré Myron P. Gilmore 83, est aussi la sincérité, qualité majeure de l’historien, avec l’eruditio84.

III. — DÉSIRÉ, À LA RECHERCHE DE SON « MOI » 23

De ces références aux « monuments » déposés par le flux temporel, et conservés dans des livres ou des manuscrits, Érasme dégage à la fois sa conception de l’histoire et ce que j’ai appelé, s’agissant de lui, la survie du « moi ». Il tire dans un sens très personnel l’adage Tempus omnia revelat85, à propos duquel il cite l’expression célèbre d’Aulu-Gelle, Veritas, filia temporis. Il transforme l’expression imagée de la filiation de la Vérité et du dieu païen Kronos86, Saturne ou le Temps, en une conception de la vérité de caractère chrétien, ou tout au moins compatible avec l’Écriture, la Révélation, les textes des Pères de l’Église 87. De même qu’une énigme (littéraire ou iconique, peu importe) demande du temps et de l’ingéniosité pour accéder à la pleine intelligence de son observateur et décrypteur attentif, de même les vérités contenues dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament ont demandé une longue suite d’interprètes (et d’interprétations, même contradictoires), donc une longue mémoire et une grande perspicacité, éclairée, au besoin par le SaintEsprit, pour faire surgir, par l’effort conjugué de la philologie et de l’intelligence, une vérité susceptible de se confondre avec la Vérité. Vérité qui doit illuminer les recoins les plus obscurs de sa propre personnalité. Ainsi, la conception érasmienne de l’histoire, et plus précisément de l’histoire humano-divine, rejoint celle de saint Augustin et de sa grandiose proclamation, déjà évoquée : « L’Histoire, maîtresse de vie »88. Et cela, encore une fois, même si l’ingenium d’Érasme est beaucoup plus proche, par ailleurs, de celui de saint Jérôme, auquel il a consacré une biographie, tirée principalement de ses écrits, et donc, selon lui, plus vraie et plus entraînante que toutes les hagiographies du saint89. Ainsi se constitue d’une manière progressive, grâce à l’écoulement de la durée et à la tension critique que la distance temporelle crée dans la conscience, une image du moi, qui a de plus en plus de chance de s’approcher, dans l’épreuve de l’introspection, d’une certaine vérité du sujet pensant et même rêvant90, grâce à l’accumulation de ses expériences, de sa confrontation avec le monde et les autres, de ses joies et des blessures que la vie lui a infligées. Si l’on tourne maintenant son regard vers l’extérieur en s’interrogeant, par exemple, comme le fait Érasme, sur la « fama » de Socrate, on découvre que le moi véritable de celui-ci, ou plutôt celui qui s’incorpore au sien propre, ce n’est pas le moi qui est constitué par la somme des multiples événements de sa vie, tels qu’ils nous sont rapportés par Xénophon, Diogène Laërce ou Platon (encore qu’ils constituent des pièces indispensables de son « moi » historique), mais le « Saint Socrate » invoqué par le truchement de Désiré. On l’a vu aussi avec Cicéron et saint Jérôme : il a fallu du temps, pense notre humaniste, pour dégager du saint une biographie à hauteur d’homme, et de l’auteur des Tusculanes une image pour le siècle présent, qui soit en même temps fidèle à ce que l’on pourrait appeler, toujours par cet anachronisme bergsonien, le « moi profond » de Cicéron. Cette survie du « moi », Érasme va l’appliquer au Christ en personne... ainsi qu’à lui-même, mais d’une manière non thématisée. On connaît ce passage de la fin de la Paraclesis, où Érasme déclare que le Christ n’est jamais aussi présent (éternellement présent) qu’à travers les traces vivantes que les Écritures nous ont laissées à jamais de son passage sur terre : « ... Si on nous présentait la tunique du Christ, écrit-il à la fin de cette Exhortation [au lecteur], en quel point du globe ne nous précipiterions-nous pas pour pouvoir la couvrir de baisers ? Pourtant, même si on exposait tout son mobilier, rien ne nous

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donnera du Christ une représentation plus expressive et plus vraie que les écrits évangéliques... Ses écrits nous donnent l’image vivante de son esprit sacro-saint, c’est le Christ lui-même, parlant, guérissant, mourant, ressuscitant, enfin entier, qu’ils rendent présent, de telle sorte que tu le verrais moins bien si tu l’avais devant les yeux pour le regarder »91. 24

Inutile donc de rassembler on ne sait quels matériaux pour écrire une Vie du Christ : il suffit de lire les Évangiles. Mais lire ne suffit pas : encore faut-il donner à comprendre leur substance historique et spirituelle. Ainsi Érasme leur a-t-il adjoint, tout au long d’une grande partie de sa vie, une masse d’annotations92 qui en éclairent le sens. Mais, tout en faisant de l’histoire la servante de l’exégèse (selon l’expression de Daniel Ménager) 93, il concourt également, comme je l’ai dit, à la propre survie de son moi, en contribuant à donner consistance à la prophétie de son ami Colet : « Nomen Erasmi nunquam peribit ». C’est en effet dans des annotations de plus en plus nombreuses qu’à mesure où il vieillit, il se retourne vers son enfance ou sa jeunesse, confiant à ses lecteurs des détails de sa vie passée qui semblent n’avoir aucun rapport avec l’expression ou le verset de la Bible qu’il a décidé de commenter, et même qui paraissent (et qui ont paru aux yeux de certains et à la quasi-totalité de ses censeurs) parfaitement incongrus. Or, si le texte de la Bible lui sert d’impulseur de sa mémoire, cette évocation spontanée n’a rien qui ressemble à cette mémoire mécanisée dont il faisait un instrument pédagogique par excellence94. C’est la mémoire constitutive de sa personnalité, qui lui est consubstantielle — c’est pour cela que je l’appelle ici Désiré —, celle qui nous fait affirmer : être, c’est avoir été. Véritable résurrection du passé, d’un passé personnel et inaliénable, qui nous fait nous retourner vers saint Augustin, et, franchissant quinze siècles, vers Bergson et Péguy (et pourquoi pas Proust ?)95.

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Chacun connaît les pages admirables d’Augustin, au Livre X des Confessions, qu’il faudrait citer en entier, tant elles sont denses et animées d’une sorte de frémissement ou de « vibrato » métaphysique intense, tant l’analyse de la mémoire correspond chez lui à une expérience personnelle d’une insondable profondeur. On se contentera ici des lignes suivantes : « ... Me voici dans la mémoire, en ses terrains, en ses vastes entrepôts. Il y a, déversé là, un trésor d’images sans nombre, issues de n’importe quel objet de sensation. Là est remisé aussi tout le produit de nos réflexions, selon qu’elles ajoutent, retranchent ou de quelque façon changent aux réalités où les sens atteignent, comme aussi, tout ce que l’on a pu confier ou garer d’autre que l’oubli n’a pas encore happé et enfoui... Je réclame une chose, je la cherche et d’autres foncent, d’un air de dire : “Hé ! Serait-ce pas nous ?”, et moi, de les chasser avec la main de mon âme loin du champ de la réminiscence, jusqu’à tant que, le nuage parti, la chose en question m’apparaisse... Toutes ces données [lumière, couleurs, formes, variétés de sons, d’odeurs et de saveurs, “le dur et le mol, le chaud et le froid, le moëlleux et le rêche, le pesant et le léger”, etc.], l’immense magasin de la mémoire aux je ne sais quels mystérieux retraits sans noms les reçoit pour les revoir et au besoin les remanier... Là, j’ai sous la main le ciel, la terre, la mer, avec tout (sauf oubli) ce que mes sens y purent connaître. Là encore, je me rencontre moi-même et je me repasse : qu’ai-je fait ? Quand l’ai-je fait ? Où l’ai-je fait ? Au moment que je l’ai fait, dans quelles dispositions étais-je ?... Grande énergie que la mémoire, grande à l’excès, ô mon Dieu ! Un renfoncement à perte de vue : l’on n’en saurait toucher le bout. Cette énergie, au surplus, elle est de mon âme, elle appartient à ma substance, sans que je puisse moi-même saisir en moi ce que je suis... »96.

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Cette énergie, propre à la mémoire, et consubstantielle au moi (disons plutôt : au sujet à la première personne) est-elle transposable au cas d’Érasme, qui admirait saint Augustin97,

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et qui ne pouvait pas ignorer ce texte98 ? Je répondrai à cette question par le détour provisoire de Bergson et de Péguy. 27

J’ai déjà évoqué Matière et mémoire. C’est du souvenir qu’il s’agit, mais non pas d’un souvenir acquis à force de répétition, c’est-à-dire d’un souvenir utile (la mémorisation pédagogique)99, mais d’un souvenir spontané, surgi inopinément et déclenché par une perception visuelle, une odeur, le son d’une voix, le cri d’un enfant, une phrase d’un livre, un paysage entrevu, une pensée lancinante, une crise morale, etc. Souvenir spontané, analyse Bergson, qui est « tout de suite parfait ». Et il ajoute : « Le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date » 100 . Même le souvenir de la mémoire forcée, de cette mémoire-habitude, recommandée par le maître Érasme, relève de cette mémoire spontanée, dont Désiré fit l’expérience, comme tout un chacun, tout au long de sa vie, « celle, nous dit encore Bergson, qui date les événements et ne les enregistre qu’une fois »101. Souvenir spontané « qui se cache sans doute derrière le souvenir acquis, et qui peut se révéler par des éclairs brusques : mais il se dérobe au moindre mouvement de la mémoire volontaire »102. Mémoire qui conserve avec fidélité tous les détails de l’événement et de la situation existentielle du sujet envahi inopinément par la rêverie du passé, et que favorise l’isolement physique ou une solitude mentale. C’est le cas de Désiré, franchissant les Alpes, en route vers l’Italie, la quarantaine annoncée, ou juste passée, qui se découvre brusquement vieux, prenant conscience de tout ce temps écoulé, de tout ce temps perdu et dérobé à l’amour du Christ, et qui soudain, se revoit enfant, même s’il se sert des mots et des images empruntés à ses poètes préférés pour exprimer une émotion vraie : « ... Je me revois bambin, jouant aux noix, / Puis c’est l’adolescent enflammé par les lettres, / L’explorateur des combats / Et des voies des philosophes, / Des couleurs de la rhétorique / L’amoureux fou, et de séduisantes fictions / D’une poésie de miel découlante. / Et me voici, tressant des syllogismes, / Tout en m’appliquant à représenter par des traits / Des formes subtiles et irréelles. / Plein de zèle, à travers des auteurs en tout genre / Inlassablement je me glisse / Et fais de partout ma cueillette... »103.

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C’est aussi, dans la préface de son Institution du mariage chrétien 104 que, tout en dénonçant des pratiques musicales et des mœurs champêtres de son pays natal (qu’il n’évoque d’ailleurs pas très souvent), et tout en s’entourant de références classiques — celles du savant humaniste Érasme — (les Corybantes, Caton le Censeur, la courtisane Thaïs), Désiré voit affleurer à sa conscience (à moins que cela ne reste enfoui dans son subconscient) des expériences ou des scènes qui l’ont peut-être traumatisé, lui, l’enfant délicat et souffrant d’un grand manque affectif : « Aujourd’hui, dans certains pays, c’est même une coutume de publier tous les ans des chansons nouvelles que les jeunes filles apprennent par cœur. Le sujet de ces chansons, c’est à peu près cela : un mari trompé par sa femme, ou une jeune fille préservée en pure perte par ses parents, ou encore une coucherie clandestine avec un amant... A des sujets empoisonnés viennent s’ajouter des paroles d’une telle obscénité par le truchement de métaphores et d’allégories que la honte en personne ne pourrait s’exprimer plus honteusement. Et ce commerce nourrit un grand nombre de gens, surtout dans les Flandres... Dans nos chansons modernes, même si les paroles se taisaient, on découvrirait pourtant, par la seule considération de la musique, le caractère ordurier du thème » 105.

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Le « moi » profond de Désiré apparaît souvent dans ce que l’on appelle généralement des digressions, comme dans certains de ses longs adages. C’est dans Festina lente 106 que sont glorifiés les grands imprimeurs de son temps, mais où sont surtout évoqués ses rapports

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personnels avec les officines de Froben de Bâle et d’Alde Manuce à Venise ; c’est encore Dulce bellum inexpertis107, qui condamne sans doute la guerre et le bellicisme en général, mais qui évoque aussi quelques épisodes de sa propre existence qui l’ont blessé au plus profond de lui-même, les Sileni Alcibiadis 108 ou ces Travaux d’Hercule 109, véritable miroir de la vie laborieuse d’Érasme de Rotterdam, où ses œuvres sont portées sur le pavois : revanche certaine de Désiré, le mal-aimé qui rêve de l’amour et de la reconnaissance des hommes, et qui se cache sous ce nom d’emprunt qu’il s’est volontairement donné et qui fera sa gloire. 30

Ce sont enfin toutes les allusions à son enfance, à ses rencontres, à ses engouements, à ses préjugés, à ses enthousiasmes, dispersées à travers sa Correspondance110 ou, comme on l’a déjà dit, dans ses Annotations au Nouveau Testament. En marge d’un solide travail d’exégèse biblique, c’est toute une peinture de l’ego de Désiré qui apparaît en filigrane : son attitude réservée à l’égard des reliques111, sa conception de la conversion des Juifs112, son hostilité au pape Jules II, qui ne disparaît pas au lendemain de sa mort113, son propre débat sur les langues, confronté à son interrogation sur la langue des apôtres114, son approche du péché originel et ses très longues réflexions sur les péchés personnels, qui sont tout le contraire d’un débat académique, voire théologique115, etc.

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La forme de ces nombreux textes, leur style, leur structure, l’emploi des pronoms personnels — au je se substitue souvent le nous, le on, les anciens, les modernes, le Christ, les Chrétiens, les Gentils, etc. — sont très différents de la méditation existentielle de saint Augustin sur la mémoire, dans laquelle celui-ci se prend, si l’on peut dire, à bras le corps. Mais le caractère spontané des interventions d’Érasme, les évocations de l’enfance de Désiré et sa méditation sur le temps « inexorable » qui s’écoule, la représentation des images, des idées ou des personnages, au double sens d’une représentation de caractère intellectuel ou imaginatif, et d’une présentation ou présentification métaphysique, témoignent en faveur d’un détachement hors de l’histoire pour l’édification d’un moi éthique sur lequel le temps empirique n’aura plus de prise. C’est Péguy qui, dans Clio, évoque une conversation avec un jeune homme. Il lui parle de l’Affaire Dreyfus. Le premier a vécu ce drame personnel et national, il y a même payé de sa personne ; le second en a seulement entendu parler, et prête à son interlocuteur une oreille respectueuse, mais quelque peu inattentive. Et Péguy de conclure, parlant à la première personne : « Pour moi, c’était de la mémoire ; pour lui, c’était de l’histoire. » De la mémoire, comme instrument de connaissance, acquise par un effort volontaire et des répétitions organisées, dont le caractère naturel est d’ailleurs discutable, en dépit d’Érasme dans son désir constant de l’opposer aux arts ou aux artifices de mémoire, à la mémoire spontanée, « acte concret, dit Bergson116, par lequel nous ressaisissons le passé dans le présent », et que nous appelons la reconnaissance, les effets, comme on l’a vu, sont fort différents. Il n’est évidemment question ni de choix ni de classement hiérarchique. Les deux sont constitutives de la personnalité, même si c’est la mémoire spontanée ou la reconnaissance, qui, en associant une perception à un souvenir, affleure aux couches les plus profondes de la conscience, et confère à un être humain le sceau de sa singularité. Cette présence de soi à soi, éprouvée par la double expérience du « déjà vu »117 ou de l’émergence du passé dans le présent, et de la reconnaissance d’un passé irrémédiablement séparé de ce présent peut être transposée dans l’histoire, telle que l’a conçue du moins Érasme. La mémoire volontaire, scolaire, répétitive, permettra d’emmagasiner dans son réservoir, cet « estomac de l’esprit », un certain nombre de faits, de noms, de personnages, d’événements divers, constitutifs d’un bagage intellectuel

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utilisable à l’occasion. Mais la mémoire spontanée, qui surgit à la lecture d’un texte ou à l’audition d’une parole, en un lieu et dans des circonstances bien déterminés, et qui transforme la factualité spatio-temporelle en une nourriture spirituelle, est constitutive de ce « guide de vie » que le voyageur Érasme, figure individualisée de l’homo viator, a voulu se procurer à travers sa vie historique et son œuvre transhistorique.

NOTES 1. Paris, Badius, 1512. Voir mon édition dans le volume 1-2 des Opera omnia Erasmi (désormais abrégé ASD ), Amsterdam, 1971, p. 118, lignes 8-15 (« Neque negligenda memoria, lectionis thesaurus... si quid forte suffugerit, id restituatur »). 2. Le verbe exigere signifie ici en propre : demander (de la part du maître) à l’élève de réciter sa leçon. 3. Trad. J.-C. Margolin, dans Érasme, Paris, 1992, p. 446-447 (Bouquins). 4. Bâle, Froben, 1529. Éd. J.-C. Margolin, ASD I-2, Amsterdam, 1971. Le titre latin complet peut se traduire ainsi : « Il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale ». 5. Il vient de parler des prouesses linguistiques du roi Mithridate, qui aurait connu vingt-deux langues. 6. Trad. J.-C. Margolin, dans Érasme..., op. cit., p. 510-511 ; éd. ASD I-2, p. 50, lignes 3-7 (« Totum autem hoc negotium duabus potissimum rebus constat, memoria et imitatione... quasi heri vidissemus »). 7. Ibid., p. 538 ; éd. ASD I-2, p. 71, lignes 12-13 (« Optima memoriæ ars est penitus intelligere, intellecta in ordinem redigere, postremo subinde repetere quod meminisse velis »). 8. On renverra le lecteur à l’article d’Isabelle Diu et d’Alexandre Vanautgaerden, « Le jardin d’abondance d’Érasme, le De copia et la lettre sur les Adages non éditée par P. S. Allen », dans La varietas à la Renaissance, éd. Dominique de Courcelles, Paris, 2001, p. 43-55. Voir le long traité d’Érasme, précisément intitulé De copia verborum ac rerum (Paris, Badius, 1512) ; éd. Betty I. Knott, ASD I-6, Amsterdam-New York-Oxford, 1988. 9. En jouant sur cette métaphore, faisons remarquer que les impedimenta, qui sont l’équipement ou les bagages utiles au voyageur ou au militaire, peuvent être considérés également comme des obstacles (impedimentum signifie obstacle, empêchement) qui alourdissent ou ralentissent sa marche. 10. Voir Matière et mémoire, Paris, 1896 (et 46 e édition, Paris, 1946), notamment le ch. 2 (« De la reconnaissance des images. La mémoire et le cerveau »), p. 81-146. 11. Mais non représentée. 12. Voir sa longue analyse des deux formes de mémoire. La première, la mémoire-habitude, « s’acquiert, comme le préconise Érasme, par la répétition d’un même effort. Comme l’habitude, il a exigé la décomposition d’abord, puis la recomposition de l’action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s’est emmagasiné dans un mécanisme qu’ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps » (p. 84). À cette mémoire-habitude (que l’on pourrait appeler mécanique ou matérielle), le philosophe français oppose la mémoire qui serait « comme un événement de ma vie », qui « a pour essence de porter une date (par exemple une lecture particulière, entreprise dans une circonstance bien précise, à un moment singulier de mon

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existence, etc.) et de ne pouvoir par conséquent se répéter » (ibid.). Et il insiste sur le fait qu’il n’est nullement question d’une différence du plus au moins, mais d’une différence de nature. « La conscience, écrit Bergson, nous révèle entre ces deux genres de souvenir une différence profonde, une différence de nature. Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seulement ; il tient dans une intuition de l’esprit... Au contraire, le souvenir de la leçon apprise... fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d’écrire ; elle est vécue, elle est “agie” plutôt qu’elle n’est représentée ; je pourrais la croire innée, s’il ne me plaisait d’évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m’ont servi à l’apprendre » (p. 85). 13. Trad. J.-C. Margolin, dans Érasme..., op. cit., p. 446 ; éd. ASD I-2, p. 118, lignes 8-9. 14. Voir notamment son célèbre Théâtre de la mémoire (l’Idea del Theatro, publié en 1550). 15. Voir notamment De umbris idearum (1582) et De imaginum, signorum et idearum compositione (1591). 16. Voir notamment son Ars reminiscendi (Naples, 1602), version latine de Darte del ricordare, que Porta avait publié à Naples en 1566. 17. Voir à ce sujet l’important ouvrage de Frances A. Yates, The Art of Memory, Londres, 1966 et Chicago, 1989 (traduit en français sous le titre L’Art de la mémoire, Paris, 1992). Voir aussi les travaux de Paolo Rossi (notamment son étude « Immagini e memoria locale nei secoli XIV e XV », dans Studi sul lullismo e sull’arte della memoria nel Rinascimento, Revista critica di storia della Filosofía, 1958-II, p. 149-191, et sa Clavis universalis. Arti mnemoniche e logica combinatoria da Lullo a Leibniz, Milan, 1960, p. 81 sq.) et ceux de Lina Bolzoni (dont Il teatro della memoria. Studi su Giulio Camillo, Padoue, 1984). 18. Voir la querelle dite du cicéronianisme et la conception érasmienne du « vrai » cicéronien. 19. II, 86-88, notamment §§ 354-358. 20. § 354. C’est moi qui souligne. 21. Brutus, 78, 301. Érasme cite également cet orateur avec admiration. 22. Même attitude de Quintilien dans l’Institution oratoire (lib. II, cap. 2 : De memoria) ; de même, dans Ad Herennim. 23. Éd. Léon E. Halkin et alii, ASD I-3, Amsterdam, 1972, p. 647-649. Le colloque date de septembre 1529 (Bâle, Froben). Voir, sur ce colloque et sur les rapports établis entre Érasme et la mémoire, mon article « Érasme et Mnemosyne », Recherches érasmiennes, Genève, 1969 (THR, cv), p. 70-84 ; repris dans Hommages à Marie Delcourt, Bruxelles, 1970, p. 279-298 (Latomus, 114), et dans Érasme dans son miroir et dans son sillage, Londres, 1987, III. 24. Voir le colloque érasmien de l’Alchimie (Alcumisticd), Bâle, Froben, août-sept. 1524 ; éd. ASD I-3, p. 424-429. Cet art et ceux qui le représentent ont droit aux mêmes sarcasmes de la part de l’un des deux personnages du dialogue, porte-parole d’Érasme. 25. Géorgiques I, 146. Voir notamment De pueris instituendis (ASD I-2, p. 62, ligne 20), et Convivium profanum (ASD I-3, p. 205, ligne 2589). 26. C’est le thème même du De pueris instituendis : l’enfant doit être formé simultanément « ad litteras » et « ad virtutem ». 27. ASD I-3, p. 648, lignes 50-51 : « Satis adest celeritatis in percipiendo, sed mox effluit quod perceptum est ». 28. Voir aussi le colloque des Choses et des Mots (De rebus ac vocabulis ; ASD I-3, p. 566-571). 29. ASD I-3, p. 648-649, lignes 56-59. C’est moi qui souligne. 30. Voir l’édition Allen de l’Opus Epistolarum Erasmi, t. IX, ep. 2632 et t. X, ep. 2657. 31. Sur ce juriste et magistrat, voir René Dekkers, Het humanisme en de rechtswetenschap in de Nederlanden, Anvers, 1938 ; B. H. D. Hermesdorf, Wigle van Aytta van Zwischem, Hoogleraar en rechtsgeleerd Schrijver, Leyde, 1949 et E. van den Brande, Viglius van Aytta (1507-1577), Louvain, 1956.

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32. Voir, outre les travaux (cités) de F. Yates, de P. Rossi et de L. Bolzoni, Giorgio Stabile, art. Giulio Camillo, dans Dizionario biografico degli Italiani, vol. XVII, Rome, 1974, p. 218-228, ainsi que la bibliographie établie par Lina Bolzoni à la fin de son Introduction de la traduction par Françoise Graziani du Trattato dell’ imitazione de Giulio Camillo (Venise, D. Farri, 1544) : De l’Imitation, Paris, 1996 (Le Corps éloquent). 33. Voir Jacques Chomarat, « Pourquoi Érasme s’est-il fait moine ? », dans Actes du colloque international Érasme, Genève, 1990, p. 233-248 (THR, CCXXXIX). 34. Dans une lettre à Zwingli de 1522 (Allen, op. cit., t. V, ep. 1314, ligne 2) : « Ego mundi civis esse cupio communis omnium, vel peregrinus magis » (un citoyen du monde, ouvert, ou plutôt étranger à tous). Voir la conférence de Christine Bénévent, sur « Les enjeux de l’espace dans une correspondance humaniste : Érasme en quête d’un lieu » (Tours, 11 février 2002), résumée dans le Bulletin de la Société des Amis du Centre d’études supérieures de la Renaissance, n° 15, 2002, p. 28-30. 35. Allen, op. cit., t. II, ep. 421 ; lettre d’Anvers, c. 19 juin 1516. 36. Trad. Marie-Madeleine de La Garanderie, La Correspondance d’Érasme et de Guillaume Budé, Paris, 1967, p. 59 (De Pétrarque à Descartes, XIII). 37. Bien qu’il parle des « nobilissimorum fluminum ostia » et de l’abondance de poissons de ces deux fleuves, il reste vague (comme d’ailleurs plus d’un géographe du passé) sur les relations géophysiques entre ces deux embouchures (à supposer qu’il en y ait deux !). 38. Voir Aloïs Gerlo, « Érasme et les Pays-Bas », dans Colloquia Erasmiana Turonensia (Tours, 1969), Paris-Toronto, 1972, t. I, p. 97-11. Voir aussi l’adage 3535, Auris Batavia (ASD II-8, p. 36-44 et le long commentaire d’Ari Wesseling). 39. Allen, op. cit., ep. 1840. 40. Voir à ce sujet les remarques de son Plan des études sur les historiens grecs et latins que l’élève aurait intérêt à connaître, ou au moins à parcourir : « Pomponius Mela traite cette discipline d’une manière très abrégée, Ptolémée avec beaucoup de science, Pline, sous une forme très détaillée. Strabon, quant à lui, ne se limite pas à cette science... » (Trad. J.-C. Margolin, Érasme..., op. cit., p. 449-450 ; éd. ASD I-2, p. 122, lignes 4-5). Et Érasme dérive vite vers Julius Pollux, dont l’ Onomasticon l’intéresse apparemment davantage que les détails historiques. 41. Bâle, « in officina Frobeniana ». Voir l’édition critique de Robert Stupperich, ASD V-3, 1986, p. 98, lignes 132-135. Cette interrogation ouvre le chapitre intitulé « Erasmus and History » par Peter G. Bietenholz dans son livre, History and Biography in the Work of Erasmus of Rotterdam, Genève, 1966, p. 13 (THR, LXXXVII). 42. Il s’agit de Moïse et du serpent d’airain dressé dans le désert (voir Nb 21, 4-9 ; Nb 33, 41-42 ; Sm 6, 4-5 ; Sa 16, 6-7). 43. Nb 21, 8-9. 44. Le verbe latin est aperire, c’est-à-dire, plus précisément, ouvrir. 45. Jean 3, 14. 46. Jean 8, 28 et 12, 32-33. 47. En particulier dans ses Annotations au Nouveau Testament (Évangile selon saint Jean) et dans ses Paraphrases du même évangile johannique. 48. Allusion à son « élévation » sur la croix. 49. Dans l’Ancien Testament, la formule « vous saurez que je suis » ou « que je suis Yahvé » affirme la puissance divine. Ici est annoncée la glorification de Jésus par son « élévation » sur la croix. 50. Toujours l’« élévation » sur la croix, mais aussi l’« élévation » au ciel, au jour de la résurrection, les deux événements étant deux aspects du même mystère. 51. Élevé sur la croix, Jésus apparaîtra aux yeux de tous comme le Sauveur du monde (voir 19, 7). 52. Même emploi du verbe aperire : ouvrir, rendre accessible, c’est-à-dire éclairer. 53. Voir l’édition de R. Stupperich, ASD V-3, p. 98, lignes 136-139. 54. « Littera occidit, inquit Paulus, spiritus vivificat » (ASD V-3, p. 101, ligne 241).

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55. « Non semper occidit littera... sed non vivificat, nisi perveneris ad Christum ». 56. Citation de l’ Enchiridion militis christiani (Anvers, Thierry Martens, février 1503). Trad. de André-Jean Festugière, Paris, 1971, p. 145. 57. Ibid., p. 145. 58. Ibid., p. 145. 59. Voir notamment ce qu’il en dit dans le De ratione studii et dans le De pueris instituendis. Voir aussi mon article « La Fonction de la Fabula dans la pensée d’Érasme de Rotterdam », Revue de littérature comparée, 1996 (numéro spécial « La Fontaine et la fable »), p. 21-44. Voir encore Peter G. Bietenholz, Historia and Fabula. Myths and Legends in Historical Thought from Antiquity to the Middle Ages, Leyde-New York-Cologne, 1994. 60. Voir mon article « En marge des Utopies : les figures d’Hercule dans la pensée d’Érasme », dans Erasmo e le Utopia del Cinquecento. L’influenza della Moría e dell’Enchiridion, éd. Achille Olivieri, s.l.d., 1996, p. 19-47. 61. Voir mon article « Érasme, Prométhée, le Christ et l’homme », dans Miscelânea de Estados em Honra do Prof. A. Costa Ramalho, Coimbra, 1992, p. 275-309. 62. En pareil cas, l’oubli — oubli de Dieu — est ou serait considéré comme un affreux blasphème, digne d’une dure répression. 63. Par exemple : « Tel qui la verge épargne abomine son fils », ou : « Pour qui aime son fils, le fouet est assidu ». Ou encore : « Ploie le cou de ton fils au cours de sa jeunesse, et dans sa tendre enfance, laboure-lui les côtes » (cités d’après le De pueris instituendis ; ASD I-2, p. 62, lignes 5-7). 64. Ibid., p. 62, lignes 13-14. 65. Voir son Ciceronianus, Bâle, Froben, 1528. 66. Une dévotion qui ne dégénère pas toutefois en une adoration quasi-mystique, comme le personnage de Nosopon dans le Ciceronianus. Voir pourtant sa préface à une édition des Tusculanes (Bâle, 1523), qui atteint un haut degré d’enthousiasme. 67. Voir plus loin. 68. Voir Charles Béné, « Érasme et Cicéron », dans Colloquia Erasmiana..., op. cit., t. II, p. 571-579. 69. Convivium religiosum (Bâle, Froben, 1522), éd. L.-E. Halkin, ASD I-3, p. 251, lignes 621-623. 70. Voir mon article « Les Tusculanes, guide spirituel de la Renaissance », dans Présence de Cicéron, Paris, 1984, p. 129-155. 71. Ibid., p. 254, ligne 710 : Sancte Socrates, ora pro nobis ! 72. Pour employer le langage de Michelet et de Bergson. 73. Syntagme inspiré de la célèbre appréhension augustinienne de l’histoire : « Historia, magistra vitæ ». 74. C’est l’interprétation biblique propre au christianisme, qui pratique en grand la « typologie », lecture orientée de l’Ancien Testament vers la Nouvelle Alliance. 75. Historiæ Augusta scriptores ex recognitione D. Erasmi, Bâle, Froben, juin 1518. Voir Allen, op. cit., t. II, ep. 586, 5 juin 1517 (Érasme aux ducs Frédéric et Georges de Saxe). 76. Comme dans les livres d’histoire « ad usum delphini ». Voir les conseils de lecture prodigués par Érasme à un prince, apprenant son métier de roi ou d’empereur, dans l’Institutio principis christiani (Bâle, Froben, 1516). 77. Cf. Horace, Art poétique, 181. 78. Allen, op. cit., II, ep. 586; trad. fr. Marcel A. Nauwelaerts, La Correspondance d’Érasme, vol. II, Bruxelles, 1973, p. 721. 79. Sur l’attitude d’Érasme à l’égard de Rome et de l’histoire romaine, voir J. Chomarat, « La philosophie de l’histoire d’Érasme, d’après ses réflexions sur l’histoire romaine », dans Miscellanea Moreana. Essays for Germain Marc’hadour, Binghamton, 1989, p. 159-167 (Medieval and Renaissance texts and studies, 61). 80. Bâle, Froben, 1516. Éd. O. Herding, ASD IV-1, 1974, p. 180, lignes 455-462.

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81. Uterque gentilis. Je ne pense pas qu’il faille, avec Pierre Mesnard, forcer la note, en traduisant : « Cette paire de païens ». 82. Traduction à paraître de Mario Turchetti (la dernière phrase, de Pierre Mesnard, dans L’Essor de la philosophie politique au XVIe siècle, Paris, 1952, p. 98). 83. « Fides et Eruditio: Erasmus and the Study of History », dans Humanists and Jurists. Six studies in the Renaissance, Cambridge, Mass., 1963, p. 87-114. 84. C’est ce qu’exprime Érasme dans sa lettre à l’historien français Robert Gaguin, à la fin du Compendium de origine et gestis Francorum, publié par ce dernier à Paris en 1495. Par la suite, comme on l’a vu, il n’attachera qu’une importance relative à cette discipline, dont il célèbre ici les mérites, inaugurant de la sorte son premier texte imprimé. 85. Ad. 1317. 86. Voir l’étude iconographique de F. Saxl, précisément intitulée : « Veritas, filia temporis », dans Philosophy and History. Essays presented to E. Cassirer, éd. R. Klibansky et H. J. Paton, Oxford, 1936. 87. C’est aussi ce que pense Peter G. Bietenholz dans son ouvrage (cité n. 41) sur l’histoire et la biographie dans l’œuvre d’Érasme. 88. Voir la remarque de Daniel Ménager, dans Érasme..., op. cit., p. CXXXII : « L’histoire est toujours magistra vitæ (maîtresse de vie) si l’on ne s’en tient pas à la simple narration ». 89. On en lira une traduction anglaise dans la série des Collected Works of Erasmus (Patristic Scholarship), Toronto-Buffalo-Londres, 1992, éd. et trad. james F. Brady et John C. Olin: The Life of the eminent Doctor Jerome of Stridon, composed mainly from his own Writings by Desiderius Erasmus of Rotterdam, p. 19-62. Voir la lettre dédicatoire à William Warham, archevêque de Canterbury ( CWE-61, p. 3-14). Texte latin original (Cologne, Euch. Cervicornus, 1517) dans les Erasmi Opuscula publiés par Wallace K. Ferguson à La Haye en 1931. 90. Mais, pour Descartes, le sujet qui rêve ne fait-il pas, comme dans toutes les autres opérations psychiques, l’expérience du Cogito ? 91. Trad. J. Chomarat, dans Érasme, Œuvres choisies, Paris, 1991, p. 460-461. 92. D’une édition à l’autre (il y en a cinq entre 1516 et 1535) de sa traduction du Nouveau Testament, la masse d’annotations n’a fait que s’accroître, au point de dépasser largement en volume le texte biblique lui-même. 93. Art. « Histoire », dans Érasme..., op. cit., p. CXXXIII. 94. Voir la première partie de cet exposé. 95. On pense évidemment à sa célèbre madeleine. 96. Trad. Louis de Mondadon, dans Saint Augustin, Confessions, Paris, 1947, p. 230-233. 97. N’est-il pas l’éditeur des Opera omnia Divi Augustini en 10 volumes in-folio (Officine frobénienne, 1528-29), qui aura de nombreuses éditions au cours du siècle ? 98. Encore une fois, malgré sa préférence pour Jérôme. 99. Voir Matière et mémoire..., op. cit., p. 88. 100. Ibid., p. 88. 101. Ibid., p. 93. 102. Ibid., p. 93. 103. Trad. J.-C. Margolin du Carmen de Senectute, dans les Notulæ erasmianæ, n° IV ( Érasme de Rotterdam : Vieillir. Poème d’Érasme sur la vieillesse), Bruxelles, 2001, p. 67-71, vers 89-97. 104. Institutio christiani matrimonii, dédié à Catherine d’Aragon, et datant de 1525. 105. Trad. J.-C. Margolin, Érasme et la musique, Paris, 1969, p. 16-17 (De Pétrarque à Descartes, IX). 106. Ad. N° 1101 (LB 397B). 107. Ad. N° 3001 (ASD II-7, p. 11-44). 108. Ad. N° 2201 (ASD II-5, p. 159-190). 109. Ad. N° 2001 (ASD II-5, p. 23-41). 110. Document essentiel pour l’édification du portrait qu’il veut laisser à la postérité, quand on sait le soin avec lequel Désiré Érasme a remodelé, supprimé, réparti ses lettres au cours de sa vie

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et des diverses éditions de cette correspondance. Voir à ce sujet le pénétrant ouvrage de Léon E. Halkin, Erasmus ex Erasmo. Érasme éditeur de sa correspondance, Aubel, 1983. 111. Trad. Chomarat, op. cit., p. 473-475. 112. Ibid., p. 465-476. 113. Ibid, p. 501-502. 114. Ibid, p. 502-506. 115. Ibid, p. 506-520. 116. Op. cit., p. 96. 117. Et même parfois par l’expérience illusoire du déjà vu.

AUTEUR JEAN-CLAUDE MARGOLIN Université de Tours, Centre d’études supérieures de la Renaissance.

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La politisation de la mémoire les « choses dignes de mémoire » chez Machiavel et Francesco Guicciardini Jean-Claude Zancarini

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La question que je veux aborder : « qu’est-ce qui est digne de mémoire chez les penseurs politiques florentins de l’époque des guerres d’Italie ? » pourrait donner lieu à une réponse tautologique : « est digne de mémoire ce qui est digne de mémoire », c’est-à-dire digne d’être rapporté, décrit, analysé... parce que c’est utile à la cité et à la communauté des citoyens. Et, de fait, cette idée de l’utilité de l’écriture des chroniques et des histoires se retrouve chez les deux auteurs auxquels je m’intéresserai au premier chef, Machiavel et Francesco Guicciardini, mais également dans les textes de leurs prédécesseurs, « chroniqueurs » ou « historiens » : Compagni, les Villani, Leonardo Bruni, Poggio Bracciolini. Il y a bien une part de continuité, une volonté partagée de far memoria, de sorte que les éléments notabili (ou notevolî), les cose degne di memoria ou degne di notizia ou tout simplement degne di essere scritte puissent essere in memoria, qu’on puisse « les avoir en mémoire » et qu’on puisse de ce fait (précisément parce que si ha memoria di..) tirer des leçons pour le présent. Cette volonté d’écrire l’histoire d’une communauté pour que l’on puisse en tirer des connaissances utiles au présent apparaît avec la même clarté dans les prœmi des chroniqueurs, dans l’histoire des humanistes — même si ces derniers font également appel à la notion de l’historia magistra vitae empruntée aux textes cicéroniens — et également dans les histoires politiques de Machiavel ou de Guicciardini. Cette volonté de « faire mémoire » afin de faire « œuvre utile » reste présente de Compagni à Guicciardini1.

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La méthode de travail que j’ai utilisée a consisté à suivre le réseau sémantique de la mémoire et du souvenir (memoria, memorabile, notizia, notabile, ricordo, ricordare) dans les œuvres politiques et historiographiques de Machiavel et de Guicciardini, auteurs sur lesquels porte ce travail, mais aussi de certains de leurs prédécesseurs que je viens de citer2, cela afin de voir si, au-delà d’une continuité évidente, il y a chez Machiavel et Guicciardini des éléments nouveaux qui apparaissent. Il s’agit ici de faire fonctionner une méthode d’approche des textes que nous nommons « la philologie politique ». Cette

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démarche consiste à reconstituer des parcours individuels — politiques, intellectuels, éthiques — en fonction d’une période historique et des enjeux que ces acteurs politiques définissaient eux-mêmes en tenant compte des caractéristiques de cette période et de leurs propres aspirations politiques. On comprend de ce fait pourquoi la question de la langue qu’ils emploient et celle de la façon dont ils l’emploient est centrale ; les termes utilisés sont en effet à interpréter en fonction de la « qualité des temps » et des enjeux que les acteurs politiques déterminent, ce qui signifie que leur sens peut être différent de celui qu’ils eurent antérieurement ou qu’ils prendront par la suite ; la façon dont ces termes sont utilisés avec une certaine syntaxe, avec des modes d’argumentation particulier, avec des tonalités, des emprunts, des citations, des clins d’œil a également son importance : l’usage terminologique ne peut être dissocié des analyses politiques ou historiques qui donnent sens à l’écriture ; il faut considérer le discours où est perpétuellement à l’œuvre une dialectique des « noms » et des « choses ». Cette double approche, du sens précis à accorder au lexique et des modes d’écriture, nous la nommons donc « philologie politique », au sens où elle a pour fonction de redonner aux textes leur verdeur originelle, toute leur force, tout leur sens, mais cela sans oublier que le sens et la force viennent justement de leur insertion dans un moment historique donné et du fait qu’il s’agit de textes visant à comprendre — et à faire comprendre — pour agir — et faire agir.

I. — FAR MEMORIA. DU CHOIX IMPLICITE À SON EXPLICITATION 3

L’histoire, pour tous nos auteurs a pour fonction de far memoria (Villani), de ridurre a memoria (Machiavel) les choses qui sont dignes d’être imitées ; le far memoria a pour fonction l’utilità de ceux qui vont lire. Il y a un choix d’écriture, revendiqué comme tel : celui qui écrit décide que la chose qu’il rapporte est digne d’être écrite : pare degno di memoria... giudichiamo degno di memoria... Far memoria consiste donc à démêler le notable de ce qui ne l’est pas et à relater les choses qui ont des effets : cette conception apparaît avec clarté dans les expressions du type « [la cosa] per sé non era degna di memoria, ma... » que l’on trouve de Villani à Guicciardini. Les exemples sont nombreux, l’usage de memoria est, au fond, l’usage courant du terme dans la tradition florentine (on le trouve avec des acceptions semblables dans le Décaméron). Il y a là une tradition qui se maintient et que reprennent Machiavel et Guicciardini.

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On remarque cependant que derrière l’apparente tautologie, derrière l’apparente évidence (« est digne de mémoire ce que relate l’historien parce que c’est utile pour la cité ») il y a une analyse politique implicite, un choix. C’est d’ailleurs l’existence de ce choix (entre ce qui est digne et ce qui n’est pas digne d’être rapporté) que Machiavel mettra en évidence dans le Proemio de ses Istorie florentine en reprochant à ses prédécesseurs (et peu importe ici que ce soit à tort ou à raison3...) précisément de ne pas avoir analysé correctement ce qui était « digne » d’être décrit : les nobilissimi scrittori qui l’ont précédé comme historiens de Florence (Leonardo Bruni et Poggio Bracciolini) ont relaté les guerres extérieures (« nella descrizione delle guerre faite dai Fiorentini con i principi e popoli forestieri sono stati diligentissimi4 ») mais ils n’ont pas jugé dignes de mémoire les luttes intérieures de la cité (« delle civili discordie e delle intrinseche inimicizie, e degli effetti che da quelle sono nati, [ne hanno] una parte al tutto taciuta e quell’altra [...] brevemente descritta 5 »). Or, écrit Machiavel, « Non so io perianto cognoscere quale cagione faccia che queste

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divisione non sieno degne di essere particularmente descritte6 ». La conception même de la fonction de l’histoire n’est pas bouleversée par Machiavel ; l’histoire vise à dilettare et à insegnare, c’est une lecture et une leçon utile — lezione utile — car elle apprend à ne pas refaire les erreurs d’autrui : « se niuna cosa diletta o insegna, nella istoria, è quella che particularmente si descrive ; se niuna lezione è utile a cittadini che governono le repubbliche, è quella che dimostra le cagioni degli odi e delle divisioni delle città, accio che possino con il pericolo d’altri diventati savi mantenersi uniti7 ». Mais il y a bien une vraie différence entre Machiavel et ses prédécesseurs : elle tient à ce que Machiavel, contrairement à eux explicite les choix politiques qui fondent son écriture. Ce qui est pour lui « plus que notable » (le superlatif notabilissime vient redoubler la forme simple de l’adjectif : « e se di niuna repubblica furono mai le divisioni notabili di quella di Firenze sono notabilissime 8 ») ce sont les divisions de la cité, pour lesquelles il avance l’idée qu’un se divise en deux, dans une sorte de mouvement permanent de division (« di Firenze in prima si divisorio infra loro i nobili, dipoi i nobili e il popolo e in ultimo il popolo e la plebe ; e moite volte occorse che una di queste parti rimasa superiore, si divise in due : dalle quali divisioni ne nacquero tante morti, tanti esili, tante destruzioni di famiglie, quante mai ne nascessero in alcuna città della quale si abbia memoria 9 »). 5

Far memoria, ridurre a memoria, pour tous les auteurs d’ istorie, c’est faire un choix ; avec Machiavel, ce choix implicite devient explicite, il prend une dimension ouvertement politique. Dans la Storia d’Italia de Guicciardini, on trouve des éléments qui vont dans le même sens, même s’ils ne sont pas affirmés avec la même netteté (on pourrait dire la même radicalité !) que chez Machiavel ; d’abord, il faut considérer le découpage chronologique de sa Storia d’Italia et l’acte théorique qui lui font laisser de côté son premier projet (relater « sa » guerre, de Pavie au sac de Rome) pour commencer avec l’arrivée des Français en 1494 ; ces décisions vont dans le sens d’un dessein explicite : il s’agit bien de comprendre une certaine conjoncture historique, celle de ces guerres dont l’Italie est à la fois le champ de bataille et l’enjeu. Ensuite, on trouve au moins une fois dans un endroit extrêmement important puisqu’il s’agit du début du livre XVI qui, dans le projet d’origine, était le point de départ du livre que voulait écrire Guicciardini, une formulation qui dit clairement ce qu’il entend faire en écrivant son histoire. Il s’agit en effet de faire comprendre comment commence ce moment historique, moment que luimême nommera « la guerre pour la liberté de la pauvre Italie » et qui aboutira à la catastrophe du sac de Rome : il relate les réactions de Charles Quint et les tentatives d’entente avec le roi de France François Ier fait prisonnier après Pavie et commente : « cose certamente degnissime di particolare notizia, perché di accidenti tanto memorabili si intendino i consigli e i fondamenti ; i quali spesso sono occulti, e divulgati il piú delle volte in modo molto lontano da quel che è vero10 ». Il s’agit donc bien, pour Guicciardini comme pour Machiavel, d’aller au-delà des faits ou des événements « mémorables » pour en comprendre les fonctionnements et les raisons, pour savoir comment et pourquoi furent prises les décisions et sur quels fondements ils reposent.

II. — ESSENDO LA MEMORIA FRESCA. MÉMOIRE, EXPÉRIENCE POLITIQUE ET HISTOIRE DES TEMPS PRÉSENTS 6

La Storia d’Italia de Guicciardini commence avec l’énoncé d’une décision de l’auteur : « Io ho deliberato di scrivere le cose accadute alla memoria nostra in Italia... 11 ». La référence à la propre mémoire de l’auteur n’a en soi rien de bouleversant ; au fond Dino Compagni ne

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dit rien d’autre quand il écrit dans le proemio de sa chronique qu’il entend « scrivere il vero delle cose certe che io vidi e udi’« [« écrire la vérité sur les choses certaines que je vis et entendis »]. Mais les effets de la mémoire des temps présents sont d’importance, pour l’historien et pour l’analyse même des situations politiques qu’il entend décrire. Ces effets, je propose de les lire en analysant brièvement ce que sont les ricordi dans l’usage de Guicciardini (et, à moindre degré, de Machiavel), puis dans l’usage de syntagmes qui font référence au rôle déterminant de la memoria dans l’analyse des situations et des décisions politiques : chez Guicciardini il s’agit de l’expression per la memoria... [« du fait de la mémoire... »], chez Machiavel de la tournure [essendo] la memoria fresca... [« comme la mémoire est encore fraîche... »]. 7

Le sens et l’usage du terme ricordo se modifient dans les ouvrages de Machiavel et Guicciardini ; dans la tradition florentine, les mots ricordi et ricordanze renvoyaient aux choses dont on se souvenait, que l’on avait en mémoire ; on trouve d’ailleurs à deux reprises, sous la plume de Giovanni Villani, le redoublement synonymique « ricordo e memoria ». Chez Machiavel et plus encore chez Guicciardini, le ricordo devient, plus que ce dont on se souvient, ce dont il faut se souvenir ; c’est presque un précepte (gli espressi ricordi sont identiques aux precetti ; les ricordi « tout court » sont un peu moins que des precetti12). C’est avant tout une sorte de condensé d’expérience, un « fragment de sens » qui vient du maniement des affaires, de la « longue expérience des choses modernes » dont Machiavel rappelait dans la lettre de dédicace du Prince qu’elle était un des deux piliers de sa connaissance de la politique. Nous avons tenté de montrer, dans un chapitre du livre que nous avons écrit Jean-Louis Fournel et moi, La politique de l’expérience 13, que c’est en s’appuyant sur ces « avertissements » que Guicciardini tente de donner sens à la période historique qu’il vit et dont il est un des acteurs. Il est bien clair qu’il s’agit d’une sorte d’outil de connaissance et non de règles absolues (c’est ce qu’affirme avec clarté, par exemple, le ricordo B 35 : « Questi ricordi sono regole che si possono scrivere in su libri ; ma e casi particulari, che per avere diversa ragione s’hanno a governare altrimenti, si possono male scrivere altrove che nel libro della discrezione14 ». On trouve le terme dans ce même sens dans plusieurs passages de Machiavel, alors qu’il n’est jamais employé de la sorte dans les textes de leurs prédécesseurs florentins. Mais il faut dire que Machiavel parle plus facilement, pour sa part, de regole (« règles »), voire de « regole generali », même si l’usage qu’il fait de ce « quasi concept » montre qu’il est conscient de leur caractère relatif : ainsi apporte-t-il des nuances qui amènent à considérer avec prudence l’idée de règle générale au moment même où il affirme leur existence15. Reste que ces fragments de sens, ces avertissements, il faut les avoir en tête, les garder en mémoire, comme le dit clairement le ricordo C 9 : « Leggete spesso e considerate bene questi ricordi, perché é piú facile a cognoscergli e intendergli che osservargli ; e questo si facilita col farsene tale abito che s’abbino freschi nella memoria16 ».

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De fait, ce qu’on a « en mémoire » est important. Pour les auteurs eux-mêmes et leur capacité à analyser une situation. Mais aussi, spéculairement, chez les acteurs historiques dont bonne part des décisions, des délibérations et des actes vient précisément de ce qu’ils ont ou pas « en mémoire ». Cette prise en compte de la mémoire des acteurs historiques, qu’il s’agisse d’ailleurs d’individus ou de communautés, s’exprime par des tournures récurrentes, différentes dans la forme chez Guicciardini (qui utilise le syntagme « per la memoria di ») et chez Machiavel (qui utilise l’expression « memoria fresca »), mais elles ont le même sens. Il s’agit, pour l’un comme pour l’autre, de prendre en compte, dans l’analyse des temps présents, les condensés d’expérience qui expliquent les

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comportements des acteurs. Ceux-ci ont donc eux aussi en tête, en quelque sorte, des « ricordi » — au sens guichardinien — qu’ils considèrent avec attention, qui leur servent de boussole et d’outil pour se déterminer. Ce que les individus et les peuples ont « en mémoire » doit donc être considéré comme un élément politique d’analyse d’une conjoncture, comme un élément à prendre en compte pour l’agir politique comme pour l’écriture de l’histoire du temps présent, qui doit être considérée comme une continuation de la politique par d’autres moyens, dans la mesure précisément où il s’agit d’écrire pour comprendre et faire comprendre. Là encore, cette politisation de la mémoire, cette compréhension du sens politique à lui accorder ne me semblent pas faire partie de l’outillage des prédécesseurs de Machiavel et de Guicciardini, alors que les expressions qui montrent que nos auteurs en tiennent compte sont fréquentes dans leurs textes.

III. — SPEGNERE LA MEMORIA. LA MÉMOIRE COMME ENJEU 9

Dans un ricordo (C 143) d’autant plus important qu’il constitue un des rares passages de l’ensemble de ses œuvres où il s’interroge ouvertement sur ce qu’est « el fine della istoria » 17, Guicciardini constate que « les mémoires des choses » peuvent « se perdre » : « se avessono considerato che con la lunghezza del tempo si spengono le città, e si perdono le memorie delle cose, e che non per altro sono scritte le istorie che per conservarle in perpetuo, sarebono stati piú diligenti a scriverle in modo, che così avessi tutte le cose innanzi agli occhi chi nasce in una età lontana, come coloro che sono stati presentí, che è proprio el fine della istoria ». C’est à son avis « la longueur du temps [la lunghezza del tempo] » qui provoque ce phénomène et le but de l’histoire est précisément d’empêcher qu’il se produise. Cette remarque sur le fait que l’on peut perdre la mémoire des choses n’entraîne chez lui que ce que l’on pourrait nommer à bon droit un programme historiographique : l’historien, s’il désire que ses écrits puissent être utiles à ceux qui les liront dans le futur, doit penser que rien n’est évident, que rien ne va de soi et élucider des points qui paraissent évidents au moment où il écrit mais ne le seront plus au fil du temps.

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Machiavel, qui fait la même constatation sur la perte de la mémoire des choses, dans le Prince, 4 et les Discours, II, 5 et III, 1, en fait pour sa part une analyse différente et en tire d’importantes conclusions, pour le temps bref comme pour la longue durée. C’est en Discours, II, 5 qu’il donne clairement son point de vue sur l’oubli des choses (l’oblivione). Les raisons qui portent à ce que la mémoire soit « éteinte » (spenta) sont selon lui de deux sortes : « parte vengono dagli uomini, parte dal cielo ». Cette seconde cause, non providentielle, provient d’une sorte de « purge » que la nature effectue lorsqu’il y a « trop de matière superflue » ; elle advient « o per peste o per fame o per una inondazione d’acque ». D’une certaine façon, on pourrait rapprocher cette analyse « naturelle » de l’oubli des choses de la vision de Guicciardini lorsqu’il explique qu’il y a une sorte d’usure permanente due à « la lunghezza del tempo » ; mais on note, sans grande surprise, que pour Machiavel il s’agit non d’un processus lent et permanent mais d’événements bouleversants, de catastrophes, comme s’il croyait aussi peu aux méfaits du temps qu’aux « bienfaits du temps » (dont il incitait à se méfier dans le chapitre 3 du Prince). Plus encore, et en ce cas la différence avec Guicciardini est encore plus nette, Machiavel rappelle qu’il y a des causes humaines : « éteindre la mémoire », en ce cas, est bien un acte volontaire, une volonté de faire disparaître... ce n’est pas « avec le temps » que tout

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s’en va mais avec une volonté et des actes de puissance visant à détruire la mémoire du passé. L’exemple qu’il prend en Discours, II, 5 concerne la façon dont les chrétiens ont agi pour faire disparaître la mémoire de la religion des Anciens : « E chi legge i modi tenuti da San Gregorio, e dagli altri capi della religione cristiana, vedrà con quanta ostinazione e’perseguitarono tutte le memorie antiche, ardendo le opere de’ poeti e degli istorici, ruinando le imagini e guastando ogni altra cosa che rendesse alcun segno della antichità 18 » (l’allusion à saint Grégoire étant d’autant plus notable qu’il s’agit de l’homme à cause duquel une partie des décades de Tite-Live a disparu !). Mais c’est bien cette idée d’une sorte de guerre de la mémoire qui est reprise en Prince, 4 à propos de la nature différente des gouvernements des pays : il en ressort que la mémoire des modes anciens du gouvernement fait partie de la nature même des pays considérés et l’auteur rappelle que les Romains ont su « éteindre » une telle mémoire par « la puissance et la continuité de l’Empire19 ». En Discours, III, 1, chapitre intitulé « Si l’on veut qu’une secte ou une république vive longuement, il est nécessaire de la ramener souvent vers son principe. [A volere che una setta o una republica viva lungamente, è necessario ritirarla spesso verso il suo principio] », c’est, peut-on dire, a contrario que Machiavel démontre la nécessité d’une politique et d’une guerre de la mémoire : il s’agit en ce cas de rappeler que de la même façon qu’il est possible et parfois nécessaire « d’éteindre la mémoire » il faut parfois la faire renaître dans l’esprit des hommes. Ce renouveau de la mémoire, Machiavel estime qu’il doit s’effectuer par un « retour vers les principes » : « Ma corne di quella battitura la memoria si spegne, gli nomini prendono ardire di tentare cose nuove, e di dire male ; e pero è necessario provvedervi, ritirando quello verso i suoi principii20 ». On remarque que dans ce dernier cas la constatation de la perte de la mémoire s’explique au fond par cette « lunghezza di tempo » dont parlait Guicciardini ; mais la nécessité d’une politique, éventuellement « musclée » ( la battitura) ayant pour enjeu la mémoire à « éteindre » ou, au contraire, à « renouveler » n’est exprimée que par Machiavel. 11

J’ai commencé ce texte en mettant en évidence une caractéristique de longue durée de l’historiographie florentine : la volonté « utilitaire » de l’écriture de l’histoire, qui d’une certaine façon contient en germe la fonction politique de la mémoire. Les guerres d’Italie introduisent dans la pensée et dans l’écriture de l’histoire la dimension de la nécessité, de l’urgence, du péril ; comprendre les bouleversements de l’état de guerre et d’urgence amène à expliciter ce qui était à l’état virtuel, à penser ouvertement l’histoire comme histoire politique du présent, à « politiser la mémoire », à comprendre qu’il y a dans sa définition même un enjeu de taille. Cette politisation de la mémoire est donc un effet du nouage qui s’opère alors entre pensée politique et écriture de l’histoire ; elle favorise une réflexion sur la nécessaire distinction entre les temps (présent bouleversé et dangereux, passé proche de la prédominance des Médicis, passé plus lointain du comune et passé très lointain de l’Antiquité) ; elle amène également à distinguer mémoire du privé et mémoire du public, indissolublement liées chez les chroniqueurs, dans les croniche, ricordanze et ricordi des notaires ou des marchands-écrivains florentins, encore présentes dans certaines formes d’écriture d’un Guicciardini (celui des ricordanze et des memorie di famiglia, voire des Storie florentine), mais définitivement séparées dans les grands ouvrages historiographiques que sont les Discorsi ou les Istorie florentine de Machiavel ou encore la Storia d’Italia de Guicciardini. Désormais, ne sont « dignes de mémoire » que les choses qui permettent de penser la « qualité des temps », de donner des outils de pensée adaptés aux problèmes du présent.

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NOTES 1. Dans les textes desquels on retrouve la même idée. On peut ainsi comparer les déclarations initiales de Dino Compagni, Cronica delle cose occorrenti ne'tempi suoi, Proemio (« propuosi di scrivere a utilità di coloro che saranno eredi de’prosperevoli anni... » et de Francesco Guicciardini, Storia d’Italia, I, 1 (« potra ciascuno [...] prendere molti salutiferi documenti... »). 2. Le travail a été fait de façon exhaustive sur les éditions numérisées de Machiavel, Francesco Guicciardini, Compagni et des Villani ; en revanche, pour Leonardo Bruni et Poggio Bracciolini, pour lesquels nous ne disposons pas pour l’instant d’éditions numérisées, il s’agit d’un sondage, plus que d’un travail systématique. 3. En effet la remarque de Machiavel s’applique à Poggio Bracciolini, mais elle est beaucoup plus discutable en ce qui concerne Leonardo Bruni qui ne se désintéresse pas de l’histoire intérieure de Florence et des conflits qui s’y déroulent. 4. Istorie florentine, proemio : « [...] dans la description des guerres menées par les Florentins contre les princes et les peuples étrangers, ils ont été très diligents [...] ». 5. Ibid. : « [...] pour ce qui est des discordes dans la cité et des inimitiés intérieures, et des effets qui en sont nés, ils en ont tu complètement une partie et l’autre ils l’ont décrite brièvement ». 6. Ibid. : « Je ne parviens donc pas à comprendre pour quelle raison ces divisions ne seraient pas dignes d’être décrites dans le détail ». On remarquera, dans le même passage, un jeu ironique avec indegne : « Je crois qu’ils firent cela soit parce qu’il leur sembla que ces actions étaient si faibles qu’ils les jugèrent indignes [indegne] d’être transmises à la mémoire des lettres, soit parce qu’ils craignaient d’offenser les descendant de ceux qui, dans ces écrits, allaient être critiqués. Ces deux raisons (cela dit sans mauvaise intention) me paraissent tout à fait indignes [indegne] de grands hommes ». 7. Ibid. : « Si quelque chose peut plaire ou éduquer dans l’histoire c’est bien ce qui est décrit dans le détail ; si quelque lecture peut être utile aux citoyens qui gouvernent les républiques, c’est bien celle qui montre les raisons des haines et des divisions de la cité, afin que, rendus sages par le danger d’autrui, ils puissent rester unis ». 8. Ibid. : « [...] et s’il y eut jamais, dans une république, des divisions notables, celles de Florence furent très notables [...] ». 9. Ibid. : « A Florence, en un premier temps, se divisèrent entre eux les nobles, puis les nobles et le peuple et, enfin, le peuple et la plèbe ; et souvent il advint que l’une des parties, après l’avoir emporté, se divisât en deux ; de ces divisions naquirent tant de morts, tant d’exils, tant de destructions de familles, que jamais il n’en naquit autant dans aucune cité dont on ait gardé la mémoire ». 10. Storia d’Italia, XVI, 6 : « Ces choses-là sont certainement fort dignes d’être connues dans le détail, afin que l’on comprenne sur quelles décisions et sur quels fondements — qui souvent sont cachés et, la plupart du temps divulgués d’une façon fort éloignée de la vérité — reposent des faits si mémorables ». 11. Storia d’Italia, I, 1 : pour être précis il faudrait traduire doublement le syntagme « alla memoria nostra » qui signifie à la fois « de notre temps » et « ce que nous avons en mémoire ». On pourrait ainsi écrire : « J’ai décidé, quant à moi, d’écrire les choses advenues de notre temps et dont nous avons mémoire... ». 12. Storia d'Italia, V, 15 : « doversi più presto per ricordi che per precetti ripigliare » ; VIII, 3 : « con espressi ricordi e precetti ».

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13. Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, La politique de l’expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Alessandria, 2002. 14. Ricordi, B, 35 : « Ces avertissements sont des règles qu’on peut écrire dans les livres ; mais les cas particuliers qui, pour des raisons variées, doivent être gouvernés autrement, peuvent difficilement s’écrire ailleurs que dans le livre du discernement ». Sur cette question, il faut considérer également les formulations des ricordi Q12, A11, B121 et C6. 15. Prince, 3, 50 : « Di che si trae una regula generale, la quale mai o raro falla... [D’où on tire une règle générale qui jamais, ou rarement, ne fait faute] ». 16. Ricordi, C, 9 : « Lisez souvent et considérez bien ces avertissements parce qu’il est plus facile de les connaître et de les comprendre que de les observer : et cela sera plus facile si vous prenez l’habitude de les garder toujours frais dans votre mémoire [che s’abbino freschi nella memoria] ». 17. Ricordi, C, 143 : « Il me semble que tous les historiens, sans exception aucune, ont fait une erreur : ils ont négligé d’écrire bien des choses qui, en leur temps, étaient connues, parce qu’ils les présupposaient connues. Il s’ensuit que, dans les histoires des Romains et des Grecs et de tous les autres, on désire aujourd’hui des informations sur de nombreux points : par exemple sur l’autorité et la diversité des magistratures, l’ordre du gouvernement, les formes de la milice, la dimension des villes et bien des choses semblables, qui, à l’époque où ces gens écrivaient, étaient parfaitement connues et donc omises. Mais s’ils avaient considéré que la longueur du temps fait s’éteindre les cités, se perdre la mémoire des choses [Ma se avessono considerato che con la Innghezza del tempo si spengono le città, e si perdono le memorie delle cose], que les histoires ne sont écrites que pour conserver à jamais cette mémoire, ils auraient été plus diligents pour les écrire de sorte que pussent avoir sous les yeux toutes ces choses aussi bien ceux qui furent alors présents que ceux qui allaient naître en une époque lointaine : et c’est là vraiment le but de l’histoire [el fine della istoria] ». [Je traduis l’avertissement en entier ; dans le texte, seule la dernière phrase est citée]. 18. Discours, II, 5 : « Celui qui lira de quelle façon agirent saint Grégoire et les autres chefs de la religion chrétienne, verra avec quelle obstination ils persécutèrent tous les souvenir des Anciens [tutte le memorie antiche], en brûlant des œuvres des poètes et des historiens et en détruisant toute chose qui pût laisser quelque trace de l’Antiquité ». 19. Prince, 4, 19-21 : [19] « De là naquirent les nombreuses rébellions de l’Espagne, de la France et de la Grèce contre les Romains, à cause des nombreux principats qu’il y avait dans ces états : tant que dura leur mémoire [mentre durò la memoria], Rome ne fut jamais certaine de les posséder. [20] Mais quand leur mémoire fut éteinte par la puissance et la continuité de l’Empire, ils furent assurés de leur possession [Ma spenta la memoria di quelli, con la potenza e diuturnità dello imperio, ne diventorno sicuri possessori] ; et, qui plus est, par la suite, chacun de ceux qui se combattaient put entraîner derrière lui une partie de ces provinces, selon l’autorité qu’il y avait acquise ; et cellesci, comme le sang de leurs anciens seigneurs était éteint, ne reconnaissaient que les Romains. [21] Une fois donc considérées toutes ces choses, personne ne s’étonnera de la facilité qu’eut Alexandre pour tenir l’état d’Asie et des difficultés qu’ont eu les autres pour conserver ce qu’ils avaient acquis, tel Pyrrhus et bien d’autres : ce qui n’est pas né de ce que le vainqueur ait eu peu ou beaucoup de vertu mais de la dissemblance des sujets [dalla disformità del subietto] ». 20. Discours, III, 1 : « Mais comme la mémoire de ces coups [di quella battitura] s’éteint, les hommes osent tenter des nouvelletés et dire du mal ; et c’est pourquoi il est nécessaire d’y pourvoir en ramenant cela vers ses principes ».

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AUTEUR JEAN-CLAUDE ZANCARINI École normale supérieure des lettres et sciences humaines, Lyon UMR 5206 TRIANGLE.

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L’art de l’ambassadeur : rumeur, mémoire, subjectivité Daniel Ménager

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Dans la poésie française du XVIe siècle, notamment chez Ronsard, « mémoire » rime avec « gloire ». Rien de plus normal si l’on songe au discours des humanistes et aux liens qu’ils établissent entre l’une et l’autre : c’est la mémoire des vivants qui pérennise le souvenir des défunts glorieux. Mais ces deux mots riment eux-mêmes avec histoire, car l’historien est au service du passé, il empêche son évanouissement pur et simple en confiant les hommes qui le méritent à la mémoire, à la postérité. Alexandre savait qu’il ne serait rien sans les poètes et les historiens, ces frères d’armes de la mémoire collective. « Gloire », « mémoire », « histoire » : voilà le registre majeur de la Renaissance, et je prends ce dernier mot dans un sens presque musical. Cette trilogie triomphale fait entendre une musique tonique et sûre d’elle-même, de nature à faire oublier le précaire de l’existence. Je l’aime autant qu’un autre, et j’ai prêté l’oreille à ses accents quand j’écrivais ma thèse sur Ronsard1. Ce qui ne m’empêche pas, surtout maintenant, d’écouter des musiques moins orgueilleuses, ou (encore mieux !) le dialogue du majeur et du mineur. J’ai découvert il y a quelque temps une figure à ce titre exemplaire : celle de l’ambassadeur.

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De lui, on n’attend d’abord que des accords éclatants analogues aux trompettes et tambours qui se font entendre dans les cérémonies magnifiques auxquelles il participe. Le nom même d’ambassadeur, qui, en français, se déroule lentement en quatre syllabes, est comme un appel à la lenteur solennelle. Legatus, c’était plus bref ! 2 On n’imagine pas un ambassadeur pressé. Dans notre imaginaire, il marche toujours au pas lent des cortèges et des processions. L’imaginaire se trompe, en partie. Quand il a enlevé ses vêtements de cérémonie, l’ambassadeur est un homme pressé, guettant toujours un courrier trop lent à son goût, écrivant lui-même un grand nombre de lettres, qu’il doit parfois chiffrer. C’est aussi un homme inquiet, incertain : que doit-il penser de la situation où il se trouve et qu’il doit décrire à son prince ? qui doit-il croire ? Aux moments d’exaltation qui le transportent vers un avenir triomphal succèdent souvent des moments de doute. L’ambassadeur : un cyclothymique ! Par ailleurs, s’il est un homme public, il ne peut tout à fait oublier son propre moi. Voilà ce qui fonde une certaine subjectivité. De la Fama à la

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rumeur, du service du roi au service de soi, l’ambassadeur est sans doute une des figures les plus fascinantes de la modernité. 3

L’ambassadeur est d’abord un familier de la magnificence et de la Renommée : celle des Anciens et de l’iconographie, avec ses ailes et sa trompette3, parce qu’elle répand la gloire des vertueux aux quatre coins du monde.

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Notre idée de la magnificence est encore trop souvent obérée par une conception étroite de la dépense et de l’argent, par un oubli de ce que pouvait représenter la largesse à d’autres époques que la nôtre4. Il faut pourtant essayer de comprendre la magnificence si nous voulons entrer dans une certaine manière de vivre l’histoire. Celle-ci, envisagée en elle-même, est en quelque sorte magnifique : elle dépense beaucoup, indifférente au nombre des morts qu’elle laisse sur son chemin. Magnifique et dépensière, c’est-à-dire aussi grandiose. La magnificence des hommes est une sorte de réponse à cette sorte de magnificence sauvage. Comme le disait saint Thomas5, elle va toujours à l’extrême. Le docteur angélique semble éprouver devant elle une sorte de fascination, il lui trouve quelque chose de « transcendant et de difficile », qu’il tente de placer sous le contrôle de la raison, tout en lui concédant le droit de se manifester dans le domaine de l’éphémère : mariages, fêtes princières, cérémonies de tous ordres. Tout un courant de pensée, au XVI e siècle, d’Érasme6 à Pierre de l’Estoile, scandalisé par la prodigalité d’Henri III, est réfractaire à cette idée. Ce qui se joue dans les magnificences princières, c’est une certaine idée de la grandeur de l’événement et de son aptitude à devenir immortel. Je ne prendrai qu’un exemple : l’entrevue du Drap d’Or entre François Ier et Henri VIII, en 1520. Tout ou presque a été dit sur son faste et sa splendeur7. Il est sûr que le roi de France a voulu éblouir le souverain d’Angleterre. Parmi les nombreuses relations de l’événement, l’une peut retenir en particulier notre attention : celle qui fut écrite par le jeune Jacques Dubois (Jacobus Sylvius), témoin oculaire de l’événement8. Elle prend la forme d’un poème latin en distiques élégiaques, où la magnificence de la rencontre est mille fois soulignée : « On pénètre dans la ville dont le sol retentit de coups de canon. Cymbales et trompettes sonnent. C’est un magnifique alignement (pulcherrimus ordo) d’archers et de suisses qui protègent la route des deux côtés »9. La rencontre des deux princes dépasse en magnificence tout ce qu’on a vu jusqu’alors. « François bien en vue, avec son manteau raidi par les gemmes et l’or, tel Apollon au milieu de ses feux [...], montre ses habits d’or, travail divin »10. Le récit de Silvius, comme l’ont bien montré J. Dupèbe et S. Bamforth, ses deux récents éditeurs, fait jouer très souvent l’intertexte de l’Enéide. Le poème de Virgile offre toute une série de réminiscences, car il abonde en cortèges et en repas magnifiques. Grâce à lui, le Camp du Drap d’Or se hausse au niveau du mythe, ou de la fable. Il devient mémorable. On peut sans doute ironiser sur l’argent dépensé en pure perte par le roi de France pour séduire un prince qui, l’année suivante, s’alliera avec l’Empereur. Mais ce qui compte aussi, peut-être même surtout, c’est la volonté qu’il eut de laisser dans l’histoire une trace magnifique.

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De par leur fonction, les ambassadeurs sont les témoins privilégiés de ces magnificences. D’abord parce qu’ils participent aux grands événements de l’histoire, comme celui du Drap d’Or. Ils ont œuvré, dans l’obscurité, pour qu’ils se réalisent. Parce que, ensuite, ils sont eux-mêmes au centre de certaines magnificences. On les reçoit avec éclat, et les plus blasés d’entre eux racontent quand même avec émotion, dans leurs missives ou leurs relations11, les honneurs dont ils ont été l’objet dans la classique obviado. La coutume était en effet, dans presque tous les pays, d’envoyer au devant d’un nouvel ambassadeur un cortège magnifique où il prenait place pour entrer dans la cité12. Toute la vie d’un

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ambassadeur était scandée par les cérémonies officielles, surtout à Venise qui aimait les fastes civiques13. Arnaud Du Ferrier, en poste dans la cité des Doges pendant près de vingt ans et qui, par tempérament, n’est pas un grand lyrique14, raconte avec complaisance les processions auxquelles il participe, surtout celle de l’Ascension, au cours de laquelle le doge « épouse la mer ». La signification de la magnificence se précise : elle témoigne de la grandeur de la cité, et de sa volonté de durer malgré l’usure du temps Alors que, dans les dernières années du XVIe siècle, le déclin de Venise est amorcé, le doge épouse toujours la mer, devant tous les ambassadeurs réunis. 6

Enlevons maintenant à l’ambassadeur sa tenue de cérémonie, et les insignes de sa fonction. Contemplons-le dans sa tâche quotidienne. Il nous apparaît alors non plus comme l’être de l’instant, mais comme le héros ou l’esclave de la mémoire. Et cela, d’une double façon.

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Tous les traités « De legato » ou « De legationibus » répètent à longueur de pages que l’acte qui constitue une ambassade, c’est l’envoi en mission15. Sans celui-ci, l’ambassadeur n’est rien. Il n’est qu’un de ces agents des princes, qui pullulent dans les coulisses de la Renaissance et qui, à leurs risques et périls, accomplissent des missions occultes. L’envoi en mission est nécessaire autant pour les ambassades ponctuelles que pour les autres. Il se concrétise d’une part dans les lettres de créance, d’autre part dans les Instructions16 que l’ambassadeur reçoit de son prince et qui lui fixent une ligne de conduite. Les traités que j’évoque distinguent sans doute le « mandat libre » du « mandat contraignant »17. À la différence du second, le premier laisse à l’ambassadeur une certaine marge de manœuvre, qui s’avère bien utile car l’histoire comporte toujours une part d’imprévu. Mais dans les deux cas, l’ambassadeur est invité à se souvenir de la volonté de celui qui l’envoie, et des grandes lignes de sa politique. Dans sa correspondance, il a soin de souligner d’ailleurs qu’il a été fidèle à cette volonté, allant même jusqu’à employer dans ses entretiens avec l’autre prince les mots même qu’on lui avait prescrits.

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L’ambassadeur est encore un être de mémoire dans la mesure où il est invité à rapprocher la situation où il se trouve de celles qui lui ont ressemblé. Magistra vitae, l’histoire est aussi magistra legati. Tout le monde, en effet, n’est pas aussi conscient que Montaigne de la spécificité de chaque situation, une spécificité qui rend caducs tous les efforts de comparaison. Même à la fin du XVIe siècle, l’histoire est encore souvent paradigmatique. On a un bon exemple de cela dans l’une des plus belles réflexions sur la fonction de l’ambassadeur : celle de l’Espagnol Antonio de Vera, dont l’œuvre (El Ambaxador) est publiée en 1620 à Séville, et traduite en français en 163518. Cette traduction19 est assortie d’un « Indice des plus belles harangues dispersees en tous les historiens tant anciens que modernes, apropriees aux plus importantes matieres de l’Ambassade »20. Tout un programme ! Il suppose que l’on peut faire le tour de toutes les situations auxquelles l’ambassadeur pourra être confronté, et que celui-ci trouvera une aide dans l’action et les paroles de ses prédécesseurs. Il trouvera ainsi les références d’une huitaine de harangues pour « dissuader le prince auquel il est envoyé de l’entreprise qu’il traitte contre le Prince propre ou contre un autre ». Il en trouvera à peu près autant « pour irriter un Roy, un Sénat ou une armée contre quelque nation ». N’ayant pu consulter l’édition espagnole, je ne peux dire si cet étonnant Index se trouvait déjà dans l’édition de Séville ou s’il a été introduit par l’éditeur français. Il est justifié, en partie, par la réflexion même de Vera, et sa conception de la prudence de l’ambassadeur. L’auteur espagnol veut croire que l’action de son héros peut être éclairée par le passé, que la lecture des historiens, toujours recommandée dans les traités sur le sujet, peut aider l’ambassadeur dans son action.

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Bel optimisme, que viennent cruellement démentir les Correspondances diplomatiques. Ce qui frappe dans celles-ci, c’est, tout au contraire, le sentiment de l’inédit. Quels qu’ils soient, et de quelque nation qu’ils viennent, les ambassadeurs ont le sentiment que leur tâche est difficile parce que les analogies se dérobent. Nul peut-être, plus que Machiavel, n’a eu ce sentiment. Chacun se souvient, bien entendu, de la dédicace du Prince à Laurent de Médicis. Elle donne l’impression que l’auteur domine l’histoire, qu’il est en mesure de définir les types de gouvernement, et les moyens d’accéder au pouvoir et de le garder. Quand, dix auparavant, il était l’envoyé de la Seigneurie à Rome21, il était loin de posséder cette belle assurance. Dans le Prince, il écrit l’histoire. Comme ambassadeur, il essaie de la faire. Un leit-motiv revient à chaque instant : « je ne sais dans quel sens la situation peut évoluer ». Il est particulièrement insistant au moment de la grande entreprise de Cesare Borgia22. Au risque de paralyser les décisions des Florentins, Machiavel multiple les hypothèses, jusqu’au vertige. Il possède au plus haut degré le sentiment des incertitudes de l’histoire. Cependant, il doit agir. L’Occasion n’attend pas. Machiavel a écrit un Capitolo sur la divinité qu’il faut saisir par les cheveux23. Le talent mis à part, tous les ambassadeurs auraient pu l’écrire. Quand il y a urgence, il est tout à fait vain d’en référer à son prince, tout à fait vain également de chercher un appui dans le passé. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, les théoriciens demandent à l’ambassadeur d’avoir l’esprit rapide : « celeres animi motus », écrit Alberico Gentile24, l’un des auteurs les plus intéressants.

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Dans de telles situations, plus question de jugement. Comme l’écrit Montaigne, l’opération de celui-ci est « lente et posée »25. C’est de l’esprit que l’ambassadeur a besoin, parce qu’il va vite, sans forcément aller bien. On ne compte pas les anecdotes qui, dans les traités les plus techniques, racontent qu’un ambassadeur est sorti d’une situation difficile par une répartie brillante ou par un trait d’esprit. Sans aller jusque là, on peut estimer que l’ambassadeur a besoin de cet Art de la prudence qu’a si bien défini Baltasar Gracián, lorsqu’il écrit en particulier : « Quelques-uns pensent longtemps, et après cela, ne laissent pas de se tromper en tout ; et d’autres trouvent des expédients à tout, sans y penser auparavant. Il y a des caractères [...] qui ne réussissent jamais mieux que dans l’embarras ; ce sont des prodiges qui font bien tout ce qu’ils font sur le champ et font mal tout ce qu’ils ont prémédité ; tout ce qui ne leur vient pas d’abord, ne leur vient jamais. Ces gens-là ont toujours beaucoup de réputation parce que la subtilité de leurs pensées et la réussite de leurs entreprises font juger qu’ils ont une capacité prodigieuse »26. La prudence dont parlait Aristote et tout son magasin d’exemples doivent s’avouer vaincus devant les éclairs de l’esprit.

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Plus nous avançons à la rencontre de l’ambassadeur dans son action quotidienne, plus il nous apparaît comme la vivante incarnation de l’incertitude. La recherche de la Fama pour lui et pour son prince est maintenant le cadet de ses soucis. Ce qui l’intéresse, ce sont les bruits qui courent, les on-dit, la fama, mais avec une minuscule. Pour savoir ce que savent les domestiques, les marchands, les barbiers, ou les autres diplomates, il est prêt à tout, car ce qui compte, c’est l’information. Il devra sans doute trier entre les rumeurs qu’on lui rapporte. On trouve dans les traités comme l’esquisse d’une méthode permettant de parvenir à un certain degré de certitude. À cet égard, l’un des ambassadeurs les plus intéressants de l’époque est sans doute Morvillier qui fut en poste à Venise de 1546 à 1550. Il prend toujours soin d’indiquer à ses correspondants le crédit que l’on peut accorder aux rumeurs qu’il rapporte. Il y a le simple « on dit ». Plus dignes d’attention, certaines informations sont précédées par la formule : « l’opinion est que ». Elle ne pèse pas autant que l’expression : « ceux qui discourent par raison »27. Morvillier

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fait un effort louable pour échapper aux incertitudes qui sont le lot de tous les diplomates. On peut même dire qu’à cet égard, il est un meilleur ambassadeur que Machiavel dont les analyses vertigineuses ont dû paralyser la décision des autorités florentines, déjà enclines à la temporisation. 12

On voit donc que l’ambassadeur est bien loin d’être l’exécutant passif de la politique de son prince. Il apparaît de plus en plus comme l’homme qui s’interroge : sur le bien-fondé d’une politique, sur ses chances de succès, sur l’efficacité de l’action historique.

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Le traité de Vera, dont la subtilité fait honneur à l’Espagne du Siècle d’or, a bien prévu les cas où l’avis de l’ambassadeur n’est pas celui de son prince. C’est à la fin du livre I que la question est posée. Vera ne se demande pas si l’ambassadeur et son prince sont en désaccord politique. Il a peut-être raison, dans la mesure où, dans ce cas, la solution est facile : on rappelle l’ambassadeur en poste et on le remplace par un autre dont les vues sont plus conformes à celles du prince. Vera se pose la question d’un ordre inspiré par l’utile plus que par l’honnête. Que doit faire l’ambassadeur dans ce cas ? Il adressera d’abord à son prince de respectueuses remontrances. Si l’ordre en question est contraire aux préceptes de la religion catholique, à coup sûr, il doit désobéir. C’est ainsi qu’en théorie un ambassadeur peut devenir martyr. En théorie seulement, car, écrit Vera de la manière la plus suave, les Princes catholiques veulent toujours le bien, et on en compte quand même un certain nombre dans l’Europe du début du XVIIe siècle. Les remontrances de l’ambassadeur doivent respecter les formes « car les grands ne veulent point reconnoistre d’esprit plus grand que le leur »28. Que faire si le prince en question ne veut rien entendre ? Voici la réponse de l’auteur : l’ambassadeur devra considérer que cette affaire a paru juste au prince et à ses conseillers ; de cette manière « il pourra à yeux clos executer le commandement de son Roy, encore qu’en son particulier il le jugeast douteux » 29 . Comme en termes jésuites ces choses-là sont dites ! Vera ajoute que le devoir d’obéissance ne souffre pas d’exception, et le traducteur, pour rendre cette idée, se sert des mots même de Montaigne dans le chapitre I, 17 des Essais qui a pour titre « Un traict de quelques ambassadeurs » : « On corrompt l’office du commander quand on y obeit par discretion »30. Ne soyons pas trop curieux des intentions du prince, et encore moins de ses secrets. L’éthique peut se plaindre d’être ainsi maltraitée. Mais le personnage de l’ambassadeur n’en devient que plus intéressant. Car Vera fait naître un homme tourmenté, qui, « en son particulier », n’approuve pas son prince ; qui entre dans une secrète dissidence. N’est-ce pas aussi ce que disait Montaigne dans un autre passage des Essais qui, lui, se rapportait au prince contraint par les circonstances de manquer à sa parole : « S’il fut veritablement geiné entre ces deux extremes [ceux de l’utile et de l’honnête], il le falloit faire ; mais s’il le fit sans regret, s’il ne luy greva de le faire, c’est signe que sa conscience est en mauvais termes »31. La conscience est toujours la gardienne des vérités éternelles, mais Montaigne s’intéresse plus, semble-t-il, aux contradictions qu’elle suscite qu’aux ordres qu’elle peut donner. L’homme ne devient pleinement moral que s’il a conscience de la distance qui sépare le réel de l’absolu. L’ambassadeur est un témoin capital de cette distance. Il accède, de par ses débats intérieurs, à une parfaite subjectivité. Celle-ci n’est plus l’heureuse coïncidence du sujet avec lui-même. Elle est synonyme de désaccord.

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Je ne connais pas beaucoup d’ambassadeurs du XVIe siècle qui, pour cause de désaccord, aient demandé leur rappel. Celui de Jean de Dinteville, l’un des deux personnages du célèbre tableau d’Holbein32, n’en a que plus d’intérêt. Sur la toile, il a fière allure, avec sa large veste fourrée et son collier de l’ordre de Saint Michel. C’est d’ailleurs lui qui l’a

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commandée au peintre allemand afin d’en orner sa demeure familiale de Polisy, dans l’Yonne33. À le voir ainsi dans sa magnificence, on a du mal à croire qu’il vient de demander son rappel à Jean Du Bellay, ministre de François Ier. Raison invoquée : le mauvais climat de Londres : « Je vous prometz sur ma foy, que si j’y demourois encores gueres, j’ay grand peur d’y laisser la peau et les os. Jamais je n’y euz huit jours de santé » 34 . On se permettra de ne voir là qu’un prétexte. En fait, Dinteville, en cette année 1533, trouvait sa mission de plus en plus difficile. Il était chargé par le roi de semer des embûches sur le chemin du divorce d’Henri VIII ; ou, si l’on préfère une formulation plus positive, de lui remontrer que ce divorce aurait des conséquances très fâcheuses sur l’unité de la chrétienté déjà mise à mal par la Réforme luthérienne. Dinteville était l’homme de la situation dans la mesure où il était en relations amicales avec Henri VIII. Sa Correspondance nous montre cependant un homme en plein désarroi et qui trouve, de jour en jour, sa tâche de plus en plus difficile. Finalement, le roi de France accède, non sans ironie, à sa demande : « Monsieur le Bailly, congnoissant bien le long temps qu’il y a que vous estes par dela, et qu’il est tres-raisonnable que vous faciez un tour chez vous, pour pourveoir et donner ordre à vos affaires, je vous ay bien voulu vous accorder vostre congé pour vous en venir quand bon vous semblera »35. « Faire un tour chez soi », retrouver Dinteville ou le petit Liré, c’est le rêve de tous les exilés. On peut prendre l’expression offerte gracieusement par François Ier dans un sens plus philosophique. « Faire un tour chez soi », c’est essayer de nouveau de s’appartenir, de retrouver une sorte d’unité intérieure. Vera ouvrait son traité sur l’image de la solitude de l’ambassadeur, dont il proposait d’emblée la définition suivante, que je trouve très belle : « C’est un homme qui s’en va tout seul en un pays estranger, et qui pour les affaires non prevues et mesme pour les premeditées, ne doit avoir d’autre compagnon que son seul esprit, qui est un associé auquel il faut bien prendre garde »36. Eloignement, solitude, vigilance constante, y compris à l’égard de soi-même : tel est le lot exaltant ou peu enviable de l’ambassadeur. À la fin, on se lasse. Dinteville a voulu revenir chez lui dans tous les sens du terme. 15

Parmi ceux qui acceptent leur condition, il y a une catégorie qui mérite quelques minutes d’attention : les ambassadeurs qui n’ont presque rien à faire. Ce n’est pas une boutade. Il ne se passe plus grand chose à Venise au début du XVIIe siècle, au moment de l’ambassade de Philippe de Canaye, sieur Du Fresne. Tant bien que mal, il essaie de donner au Roi des nouvelles dignes de ce nom. Mais que dire quand il ne se passe rien ? « Que sçaurois-je pescher en ces Palus digne de vous estre présenté ? »37. Du même coup, l’ambassadeur est désœuvré « tant toutes choses sont coyes et le calme profond en ces lagunes »38. Que reste-t-il à faire ? Trois choses. D’abord, écrire, mais les missives de Canaye ne ressemblent pas du tout, par exemple, à celles de Machiavel. Le bruit de l’histoire s’en est éloigné. L’ambassadeur enveloppe dans une prose magnifique, digne de Chateaubriand, le néant de l’histoire vénitienne39. Ensuite, « faire comme si », participer aux pompes de la cité des Doges en ayant bien conscience qu’elles ne signifient plus grand chose, « manier délicatement les apparences », comme il le dit dans une formule admirable40. Enfin, rare privilège à Venise, se promener dans son jardin. Canaye en possède un où il a tout le loisir du monde de rassembler ses pensées et de méditer sur le déclin des grandes cités.

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Nous avons donc parcouru, dans la compagnie des ambassadeurs, toutes les couleurs du prisme philosophique proposé pour ce Colloque : Fama, historia, memoria. Ou, si l’on préfère une analogie musicale, que j’ai suggérée tout à l’heure, toutes les notes de cette gamme. Au début, c’est le majeur qui a dominé, à la fin, le mineur. Pour ma part, je ne regrette pas ce changement de registre. C’est dans le reflux de l’histoire et de ses grandes

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ambitions que l’individu se trouve, qu’il devient capable de promener un regard ironique sur les événements dont on dit qu’ils marqueront l’histoire du monde. Aussi longtemps qu’il « colle » à celle-ci, il est loin de lui-même. On me dira que la condition de l’ambassadeur est moins exemplaire que je ne le crois, ce qui, dans un certain sens, est vrai. Les grands ministres, eux aussi, connaissent des « états d’âme ». Ils éprouvent le besoin de quiter de temps en temps leurs dossiers pour se retrouver. Mais ils ne sont pas, comme les ambassadeurs, les représentants de leur prince. Je ne plaide pas ici pour les sécessions intérieures. Je le fais d’autant moins qu’il y a un rapport dialectique entre l’histoire et le moi. Celui-ci risque de disparaître dans la recherche des pures coïncidences : Rousseau à l’île Saint Pierre. L’ambassadeur est peut-être l’une des figures des temps modernes dans la mesure où il a besoin, pour exister, de cette relation difficile avec l’extérieur (fama, historia), avec ce qui n’est pas lui.

NOTES 1. Ronsard. Le roi, le poète et les hommes, Genève, 1979. 2. Le latin classique ne connaît que ce mot pour désigner l’ambassadeur. Au Moyen Âge, on trouve aussi le mot orator, qui souligne le rôle éminent de la parole et de la persuasion dans l’exercice de la fonction. Sur ces questions de vocabulaire et quelques autres, voir notre livre : Diplomatie et théologie à la Renaissance, Paris, 2001. 3. Voir Guy de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane, nouvelle édition, Genève, 1997, p. 448-449. 4. Nous sommes pourtant en mesure de mieux comprendre ces questions grâce à Jean Starobinski, Largesse, Paris, 1994 et Natalie Zemon Davis, Essai sur le don dans la France du XVI e siècle, tr. fr., Paris, 2003. 5. Somme théologique, Secunda secundae, quaestio 134. 6. Voir André Chastel, « L’Ennemi de la magnificence », dans Dix Conférences sur Érasme, ParisGenève, 1988, p. 120-122. 7. Voir Jean Jacquart, François Ier, Paris, 1981. 8. Francisci Gallorum regis et Henrici Anglorum Colloquium, édité par St. Bamforth et J. Dupèbe, Renaissance Studies, mars-juin 1991. 9. Op. cit., p. 61. 10. Ibid., p. 65. 11. La relation, qui n’existe pas dans tous les pays, est le rapport de synthèse adressé par l’ambassadeur aux autorités de l’État quand sa mission est terminée. Celles des ambassadeurs vénitiens sont parmi les plus célèbres. 12. Voir les exemples donnés dans Diplomatie et théologie à la Renaissance, op. cit., p. 47-49. 13. Voir Edward Muir, Civic Ritual in Renaissance Venice, Princeton, 1981 ; ainsi que Storia di Venezia, Istituto della Enciclopedia italiana, 1996, ch. VII, p. 441 et suiv. 14. Voir le portrait assez amusé que fait de lui Montaigne dans son Journal de voyage, éd. François Rigolot, Paris, 1992, p. 68. Sur Du Ferrier, on peut encore lire la biographie d’Édouard Frémy, Un ambassadeur libéral sous Charles IX et Henri III. Ambassades à Venise d’Arnaud Du Ferrier, Paris, 1880. Voir surtout Alain Tallon, « Diplomatie et “politique” : Arnaud Du Ferrier », dans De Michel de l’Hospital à l’Édit de Nantes. Politique et religion face aux Églises, Clermont-Ferrand, 2002, p. 305-333.

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15. Voir Diplomatie et théologie à la Renaissance, op. cit., ch. II. 16. Alors que la lettre de créance est montrée au prince chez qui l’on va dès la première audience, les Instructions, bien entendu, demeurent secrètes. 17. Voir Diplomatie et théologie à la Renaissance, p. 125. 18. Antonio de Vera fut ambassadeur extraordinaire à Venise et dans d’autres États d’Italie. 19. Chez Anthoine de Sommerville. 20. Ibid., livre III, p. 131. 21. En août 1503, après la mort du pape Alexandre VI, Machiavel est chargé d’accompagner à Rome le cardinal Soderini, l’un des papabili. Il reste à Rome après l’élection de Jules II, qui eut lieu le 1er novembre 1503. Les lettres de cette période se trouvent dans l’édition française de Edmond Barincou, Toutes les Lettres de Machiavel, Paris, 1955, t. I, p. 333 et suiv. 22. Rappelons que celui-ci voulut, en 1502-1503, se tailler un État en Italie centrale. 23. OEuvres completes, éd. E. Barincou, Paris, p. 81 (Bibliothèque de la Pléiade). 24. De legationibus libri tres, Londres, 1585, p. 101. 25. Essais, I, 10, « Du parler prompt ou tardif », 39 A. 26. B. Gracián, L’Art de la prudence, tr. fr., Paris, 1994, p. 65-66 (Rivages poche. Petite Bibliothèque). Il n’est pas indifférent de remarquer que le premier traducteur de Gradan en France fut Amelot de La Houssaye, secrétaire d’ambassade à Venise. Il pensait sans doute que l’Espagnol avait profondément réfléchi à l’art d’être ambassadeur. 27. Voir Diplomatie et théologie à la Renaissance, op. cit., p. 137. 28. Le Parfait ambassadeur, op. cit., livre I, p. 169. 29. Ibid., p. 171. 30. Essais, éd. Villey-Saulnier, p. 74. 31. Ibid., p. 799. 32. Londres, National Gallery. 33. Voir notre Diplomatie et théologie à la Renaissance, op. cit., p. 113. 34. Hamy, Entrevue de François I er avec Henry VIII [...], s.l.n.d. [Paris, 1898], p.

CCCXLV .

Lettre du 9

juin 1533. 35. Camusat, Meslanges historiques ou recueil de plusieurs actes [...], 3 e édition, Troyes, J. Febvre, 1644, lettre du 6 septembre 1533. 36. Le Parfait Ambassadeur, op. cit., livre I, p. 19. 37. Lettres et Ambassade de [...] Phlippe Canaye seigneur Du Fresne, Paris, Etienne Richer, 1635, lettre du 18 novembre 1601. 38. Ibid., p. 30. 39. Voir Daniel Ménager, « Lettres d’ambassadeurs », L’Epistolaire au XVI e siècle, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2001, p. 225-236. 40. Ibid., p. 235. Nous avons un peu aménagé la formule exacte qui est la suivante : « Il faut donc delicatement manier cette apparence ».

AUTEUR DANIEL MÉNAGER Université de Paris X-Nanterre.

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Passions de femmes en mémoire, renommée et histoire d’un homme du XVIe siècle : les Epistres spiritueles du Bienheureux Jean d’Avila (Paris, 1588) Dominique de Courcelles

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Cette étude est fondée sur un recueil de lettres de l’Espagnol Jean d’Avila, publié pour la première fois à Paris en 1588. L’original espagnol sous le titre Epistolario espiritual est paru à Madrid en 1578 chez Pierre Cosín. L’ouvrage en langue française est ainsi intitulé : Epistres spiritueles de R. P. J. de Avila, très renommé prédicateur d’Espagne, très utiles à toutes personnes, de toute qualité, qui cherchent leur salut. Fidèlement traduites et mises en meilleur ordre qu’elles ne sont en l’exemplaire hespagnol, selon les chefs et principaux arguments d’icelles, pour éviter la confusion, et rédigées comme en lieux communs, pour soulager le lecteur à trouver plus aisément le sujet qui lui plaira.

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Le traducteur en est Gabriel Chappuys, Tourangeau, Annaliste et Translateur du Roy. L’ouvrage est dédié au très chrétien Roy de France et de Pologne Henri III du nom. Il est imprimé en deux volumes avec privilège du roi en 1588 à Paris par Pierre Cavellat1.

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On trouve sur l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale de France (Rés. D 18043) la mention manuscrite : « Pour Madame d’Herbaut ». Il aurait donc été offert à une femme. L’exemplaire relié aux armes des Phélipeaux provient sans doute de la collection de Louis Phélipeaux de la Vrillière (1598-1681), possesseur, par ailleurs, de plusieurs traités spirituels en espagnol ou traduits de l’espagnol. Le traducteur Gabriel Chappuys a une pratique avérée de la traduction d’auteurs spirituels espagnols importants, tels Alonso de Madrid, Thérèse d’Avila, Diego de Estella, tous admirateurs de Jean d’Avila. Il faut également rappeler qu’en 1588, année de la publication, le roi Henri III traverse une période d’intense piété.

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I. — JEAN D’AVILA DANS LA MÉMOIRE CHRÉTIENNE 4

Jean d’Avila (1499-1569), converso, c’est-à-dire appartenant à une famille juive d’origine, est une grande figure de l’Espagne du XVIe siècle et de la Contre-Réforme. Il est « renommé », comme le qualifie le titre de la traduction de 1588 de ses lettres en français, pour son activité de prédicateur et de missionnaire en Andalousie, où il crée à l’intention des prêtres diocésains des collèges et des centres de formation intellectuelle et spirituelle qui serviront de modèles, lorsque le Concile de Trente en 1563 décrètera la fondation de séminaires. Il attache une grande importance à la formation des enfants et il y a une très grande ressemblance entre son mouvement et la jeune Compagnie de Jésus. Jean d’Avila aurait souhaité entrer dans la Compagnie.

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Son histoire est la suivante. Formé d’abord à l’Université de Salamanque puis à celle d’Alcalá, il désire ardemment la réforme de l’Église et le renouvellement spirituel des chrétiens. Il ne peut que se sentir en accord avec les idées d’Érasme. Il est en relation d’amitié avec l’Archidiacre de l’Alcor, traducteur de l’Enchiridion, et avec l’inquisiteur et archevêque de Séville, Alonso Manrique, grand admirateur d’Érasme et protecteur des érasmistes espagnols. Sa spiritualité est élevée et audacieuse : à tous et toutes il recommande la pratique constante de l’oraison mentale, il stigmatise les mauvais prêtres. Contre les riches propriétaires terriens, il prend la défense des paysans andalous affamés. Sa dévotion, la clarté et la profondeur de ses enseignements théologiques attirent à lui des hommes et femmes de toutes conditions. Il est amené à écrire une immense correspondance.

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Deux événements dramatiques marquent sa vie. En 1531-1532, l’Inquisition lui intente un procès et l’emprisonne, l’accusant d’avoir tenu des propositions hérétiques. Il doit se défendre en décembre 1532 d’illuminisme. Ses témoins à charge sont en fait des ennemis personnels qu’il n’hésite pas à signaler comme tels. Il est finalement absous à l’unanimité le 5 juillet 1533. Plusieurs membres du tribunal, souvent des dominicains, sont ses amis. Jean d’Avila ne renonce pas à sa doctrine spirituelle, et sa prédication ne perd rien de son inspiration ni de sa force. En prison, Jean a composé à l’intention d’une femme, sa dirigée et fille spirituelle, doña Sancha Carillo, fille des seigneurs de Guadalcázar, un livre connu sous le titre de Audi filia intitulé également Avisos y reglas cristianas para los que desean servir a Dios. Dès 1536, le livre circule en de nombreuses copies manuscrites souvent fautives. En 1556, il est édité à Alcalá de Henares chez Juan Brocar, à l’insu de son auteur. Jean se plaint et se voit contraint de préparer une nouvelle édition, modifiée à la demande de l’Inquisition.

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Les années 1560 sont alors extrêmement difficiles : l’Inquisition surveille particulièrement les centres spirituels de Séville et Valladolid, accusés d’illuminisme et luthéranisme, en étroit rapport avec Jean d’Avila et ses disciples. Dès 1559, l’Audi filia a été mis à l’index par l’inquisiteur Fernando de Valdés. Lorsque Jean d’Avila l’apprend, il brûle de nombreux écrits au grand désespoir de ses disciples, corrige et amplifie son livre, ajoute en particulier les derniers chapitres sur la Passion du Christ. En 1565, l’évêque de Cordoue Cristóbal de Rojas approuve la nouvelle version, mais pas l’Inquisition. Il faut attendre 1574 pour une nouvelle édition post-hume de Y Audi filia. Ainsi la personnalité de Jean, son individualité propre sont clairement marquées. La publication de son Epistolario en 1578, de ses Epistres spiritueles en 1588 le place, alors qu’il est mort, parmi les grands personnages de la mémoire et de l’histoire chrétienne de la fin du XVIe siècle.

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II. — LES DESTINATAIRES DES LETTRES : DES FEMMES SANS NOMS 8

Si les grands spirituels, inspirés par Jean d’Avila, sont nombreux, tels Louis de Grenade, Jean de Dieu qui se convertit en l’entendant prêcher à Grenade, Thérèse d’Avila, Ignace de Loyola, Jean de la Croix, la correspondance de Jean d’Avila montre qu’il a étendu son influence sur des hommes et surtout sur des femmes de différentes conditions. Ses lettres conservées, tant dans leur version espagnole d’origine que dans la version française sur laquelle nous nous fondons ici, sont en effet en grande majorité adressées à des femmes. Nous en possédons environ 2602 et il est certain qu’une grande partie des lettres écrites a été perdue. Les lettres conservées ont sans doute été jugées par leurs destinataires dignes d’être communiquées et copiées ; certaines sont de véritables petits traités spirituels. Les noms des femmes à qui sont adressées les lettres ne sont jamais cités, sauf dans l’ Epistolario castillan lorsqu’il s’agit de Thérèse d’Avila. Rappelons que l’Epistolario paraît à Madrid l’année même de la première publication des œuvres de Thérèse d’Avila à Salamanque. Dans le recueil en langue française des Epistres spiritueles les noms des destinatrices n’apparaissent pas, alors qu’on peut trouver, mais très rarement, celui d’hommes, lorsqu’il s’agit de personnages célèbres, par exemple Jean de Dieu ou tel administrateur de la ville de Séville.

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Qui s’adresse à qui ? Dans quelle mesure y a-t-il possibilité d’une écriture partagée ? Il est certain que la traduction française contribue à biffer la singularité des histoires des femmes espagnoles correspondantes de Jean d’Avila. Si le lecteur ou la lectrice — Madame d’Herbaut — lit ce recueil de lettres en majorité écrites à des femmes, qui rencontre-t-il/ elle si ce n’est un homme Jean d’Avila ? Et pourtant c’est le rassemblement de ces histoires prétendues singulières et toujours anonymes, au féminin bien plus qu’au masculin, qui permet une telle rencontre, à travers l’énigme des noms et leur originale insignifiance ainsi signifiée. Les adresses des lettres sont les suivantes, qui servent à souligner une caractéristique, sociale ou de la personne : « à une dame », « à une fille », « à une grande dame mariée », « à une femme dévote », « à une à luy affectionnée », « à une dame affligée », « à une dame qui craignait de comparaître devant Dieu », « à une dame ayant perdu par la mort son mari », « à une religieuse », etc. Il y a à peu près autant de femmes mariées que de religieuses. La question de l’adresse paraît liée à celle de l’amitié, qui a permis, bien avant la rencontre par le lecteur/lectrice « toutes personnes de toute qualité qui cherchent leur salut », une rencontre originelle au terme de laquelle se sont écrit et se sont lus celui, le maître, et ceux/celles « qui cherchent leur salut ». Cette amitié qui permet une telle rencontre est centrée en effet sur la recherche du salut. Les adresses trouvent dans le corps même des lettres leur explicitation : « dévote servante de Jésus-Christ », « chrétienne sœur », « ma sœur au sang de Jésus-Christ », « dévote épouse de Jésus-Christ », etc. Le nom des femmes ne saurait rien nommer, puisque c’est la seule santé de leur âme qui importe à celui qui leur écrit bien moins souvent, prétend-il, qu’elles ne lui écrivent : « J’ai attendu de voir quelque vostre lettre pour savoir de la santé de votre âme et pour me réjouir si elle est telle que je désire, ou me donner de la peine si elle est autre » (I, ép. XI, f. 26). « Je n’ai receu tant de lettres que vous dites avoir envoyé, mais encore que plusieurs fussent venues entre mes mains, sans y avoir fait réponse, j’ai telle confiance en notre Seigneur que celui qui met en moi un vrai amour de votre âme vous donnera

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à entendre au secret de votre cœur que je ne demeure à vous écrire par faute de souvenance et d’amour. Et par ce moyen je suis consolé, nonobstant que je vous voie plaindre fort de moi » (I, ép. XII, f. 28). 10

Si les femmes veulent être saintes en avouant leur propre histoire et en acceptant la conversion à la sainteté, c’est-à-dire un changement d’histoire, comme elles l’écrivent à l’homme célèbre, elles ne sont cependant plus ontologiquement déterminables : « Madame, j’ai reçu vos lettres, et bien que je ne réponde à toutes ne laissez pourtant de me demander ce que vous voudrez, si vous voulez être sainte, comme vous dites... La première chose que vous devez faire pour être très sainte est de vous réputer pour très mauvaise et tenir Dieu pour très bon... » (I, ép. III, f. 8v-9). « J’ay receu une lettre de vostre part et voy bien la raison que vous avez de désirer que je vous ayde par lettres à porter la croix de laquelle vous vous êtes chargée pour l’amour de nostre Seigneur... » (II, ép. XXXVIII, f. 105v). « Dieu très bon » est en effet le véritable nom de leur effondrement sans fond, de leur anéantissement, de leur passage d’une histoire de vie à une histoire de mort qui est précisément la vie. Les lettres écrites aux femmes par Jean d’Avila constituent la trace de cette opération négative, destinée à assurer en toute prudence et connaissance de cause le salut des unes, les femmes qui écrivent à Jean d’Avila, sans mettre en péril la compétence des autres qui sont les hommes et en particulier leurs directeurs spirituels.

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Le célèbre prédicateur est très clair sur la nécessité de cette prudence dans une lettre écrite à un autre homme, le saint frère Jean de Dieu : « En tout cas gardez-vous de communiquer beaucoup avec les femmes pour ce que vous savez bien déjà qu’elles sont les lacets que le diable tend afin de surprendre les serviteurs de Dieu. Vous savez bien comment David pécha pour en voir une, et son fils Salomon offença Dieu à cause de plusieurs et perdit tellement le sens et la raison qu’il éleva des idoles au temple de Dieu. Et puisque nous sommes à la vérité beaucoup plus fragiles qu’eux, craignons de choir et de tomber au piège, soyons advisez par le péché d’autrui, prenons exemple aux autres et ne vous abusez de dire : Je veux leur profiter et advancer leur salut, car sous les bons désirs sont les dangers, quand la prudence ne les accompagne, et Dieu ne veut qu’à la perte et dommage de mon âme je procure le bien d’autrui » (I, ép. XVII, f. 44v-45).

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C’est l’importance de la subjectivité du prédicateur qui est soulignée ; il façonne sa propre mémoire grâce à ses correspondantes qui édifient sa renommée pour les temps à venir, qui se présentent comme des bâtisseuses de sa mémoire. Mais à quel prix ! Il faut en effet que les unes décroissent pour que l’autre grandisse.

III. — LE CORPS DES FEMMES, LIEU D’ANÉANTISSEMENT 13

Le corps des femmes apparaît comme le lieu même de l’interprétation de cet anéantissement de leur nom et de leur subjectivité, de l’anéantissement de leur histoire propre : elles renoncent à toute renommée pour les temps à venir.

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« Les filles qui offrent leur corps à Dieu en sacrifice ne font assez d’être nettes en une chose. La langue doit estre eslongnée de dire et proférer les vanités et mensonges, les aureilles de les ouir, les yeux doivent estre fichés en terre, l’agencement du corps ne doit estre ni précieux ni curieux ni deshonneste, et depuis les pieds jusques à la tête elle doit estre vêtue et parée d’honnesteté : elle doit être colombe en l’âme puisqu’elle est épouse de l’Agneau... Priez, lisez et communiez » (I, ép. XXV, f. 63v-64, 65v).

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La prière et la lecture des seules lettres du maître spirituel, car dans l’Espagne de la deuxième moitié du XVIe siècle les livres spirituels sont presque tous interdits, jointes de façon significative à l’absorption de l’eucharistie, rendent compte d’un anéantissement qui est analogique de la kénose christique. Thérèse d’Avila, en 1559, se lamentant de ne plus avoir désormais accès aux traductions de la Bible et autres livres de spiritualité en langue vulgaire, à cause de leur mise à l’Index, reçoit une parole du Christ lui signifiant que désormais le Christ est son unique livre inscrit au plus profond d’elle-même.

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« Souvenez-vous que beaucoup de femmes débiles et simples ont souffert pour l’amour de Jésus-Christ, les unes ayant enduré la violence du feu, les autres ayant été battues, les autres desmembrées et déchirées en leur chair, lesquelles néantmoins se reputoyent bienheureuses de souffrir pour l’amour de leur maître et seigneur » (II, ép. XX, f. 57v).

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Ceci procède d’une conception du corps totalement négative.

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« Quelle chose est plus puante et horrible en ce monde, sinon le corps mort et infect ? Qu’avons-nous donc affaire de nous joindre à une chose qui nous souille et infecte et qui nous laisse, sans comparaison, beaucoup plus degoustez et ennuyez par son amertume qu’elle ne nous ha donné de goust, plaisir et saveur par sa compagnie ?.... Pour l’amour du lit céleste et immaculé, vous méprisez le terrestre tant riche soit-il... » (II, ép. II, f. 4).

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« Il n’y a autre chose pire que celui qui commence lâchement et est fort soigneux de l’aide et commodité de son corps et même de contenter le monde... » (I, ép. XX, f. 48v).

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Le salut, dont la condition pour les femmes est ce devenir-anéanti, devenir-rien, implique dénonciation autant que renonciation. Et cependant mystique et érotique demeurent paradoxalement liées dans les recommandations de Jean d’Avila, à condition que les correspondantes soient conformes au propre désir de leur correspondant et maître spirituel : « Aymez, sœur, un tant fort et constant amoureux... Ne donnez silence à Dieu, jusques à ce qu’il vous envoie le feu de son amour, au moyen duquel vous vous brusliez doucement, vous soyez savoureusement ardente et viviez saintement... il a de coustume d’éprouver ses désireux par le delay du désir... » (I, ép. VII, f. 26v). « Ayant receu vostre lettre, j’ay rendu grâces à nostre Seigneur de ce qu’il vous ha demonstré que vous avez esté appellée de luy et le signe est que vous avez enduré les adversités » (II, ép. LI, f. 140).

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Dans ces conditions, la beauté de la femme est déterminée par ses maladies corporelles. Une lettre est intitulée « A une dame lui enseignant que les maladies sont eaux, savons et embellissements pour orner l’âme, et combien qu’elles donnent peine il les fault neantmoins endurer à l’exemple de nostre Seigneur Jésus-Christ lequel pour embellir les âmes par son sang l’ha espandu d’un amour fervent et excessif » (II, ép. LVII, f. 165).

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Les lettres de Jean d’Avila sont donc des discours sur la mort de ses correspondantes en contrepoint de leurs histoires de misères et de souffrances, à l’imitation de la passion et de la mort du Christ. Toutes lui écrivent sur ce qui les emporte, interrompt, nie ou annihile leur parole ou leur propre existence. La possibilité d’être des correspondantes de Jean d’Avila est au prix de l’impossibilité de leur histoire personnelle, au prix de leur mort charnelle. Dépourvues de nom, elles sont aussi dépourvues de corporelle réalité.

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« Je suis fort aise des saints désirs que vous avez d’être agréable à nostre Seigneur, mais je suis fâché de votre pusillanimité à les mettre en exécution... » (I, ép. XX, f. 48).

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L’histoire des femmes n’est histoire que si elle est histoire sainte, mémoire et mémorisation de ce qu’elles ne sont plus rien.

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« Il vous faut premièrement être battue et broyée, avant que l’on vous donne à manger le pain de consolation » (I, ép. XXVII, f. 71).

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Le saint les apostrophes afin de susciter la réponse qu’il souhaite, en une fondamentale équivoque du geste épistolaire. Car les lettres constituent le principal obstacle à l’immédiateté qu’elles visent ; elles sont des possibilités de discontinuités, dissonances, malentendus.

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« Madame, donnez-moi congé de vous tanser, non pour ce que vous avez des déplaisirs n’y pour ce que vous m’écrivez que la croix de notre sauveur Jésus-Christ est fort précieuse et que jamais vous n’avez mérité un si grand bien d’être travaillée et affligée de vos ennemis... Mais je vous tance et reprends de ce que vous n’avez souvenance des paroles que je vous ai dit de la part de Notre Seigneur, desquelles il ne serait besoin vous adviser derechef et ce non pour éviter la peine que je saurais avoir davantage, mais afin que vous ne perdissiez ce que vous pourriez gagner si vous étiez advisée. Je ne sais que vous dire de nouveau, si je ne vous remets en mémoire ce que je vous ai déjà dit... » (I, ép. XXXV, f. 88).

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Écrire à l’autre féminin en conteste la loi, en nie l’histoire propre, l’exclue et le révoque comme véritable partenaire d’un échange épistolaire. Le dialogue, dans lequel seul l’homme, le maître spirituel, parle, semble favoriser la communication ; mais il est parfaitement fictif, purement rhétorique.

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« Que pensez-vous que Dieu soit ? Que pensez-vous que soit la créature ? » (I, ép. XÏV, f. 33).

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« Madame, qu’avez-vous ? Qui vous fait mal ? N’ayez peur... Ne pensez pas qu’ils vous aient oubliée » (II, ép. XIX, f. 31).

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L’œuvre centrale dans ce contexte est la doctrine du maître, Jean d’Avila.

IV. — LA MÉMOIRE DE JEAN D’AVILA : LES EPISTRES, UN TOMBEAU DE MÉMOIRE 32

L’indifférence pour la femme réelle s’est avérée nécessaire pour que se produise l’échange de lettres. À terme, le dialogue fictif écarte les femmes et recentre sur Jean d’Avila, le « renommé prédicateur d’Espagne ». Mais c’est de cette communauté de correspondantes, que le maître spirituel lit et dont il ne connaît sans doute pas tous les visages et toutes les singularités, dont il veut ignorer les individualités, que lui-même peut surgir comme auteur spirituel, écrivain de lettres, porté à traduire et transmettre les désirs écrits de femmes, à la fois leur père et leur mère. Ainsi s’impose et se comble le désir masculin d’existence et de mémoire. Les femmes qui lui écrivent, en évoquant leur anonyme singularité pécheresse et souffrante, le font advenir à son corps et à son âme de bienheureux de l’Église catholique de la Contre-Réforme. Il se connaît au travers de l’actualisation de ses intentions par les femmes. Chacune d’elles met au monde le père et la mère de son âme et le constitue en père et mère de toutes les âmes catholiques qui liront le recueil de ses lettres. Les lettres des femmes constituent l’espace propre de l’homme Jean d’Avila qui écrit, son espace de sainteté ; elles sont les archives de sa mémoire, elle constituent son identité individuelle, sexué et sainte.

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« Quant à ce que vous me demandez de ma santé, je me porte mal puisque je suis débile, car si je ne l’étais Dieu me priverait si tôt des douleurs qu’il fait » (I, ép. VII, f. 17).

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C’est pourquoi Jean d’Avila, tout en se déclarant faible et souvent fatigué, ne saurait se passer d’écrire des lettres parce qu’il ne saurait se passer d’en recevoir, et il ne se lasse pas de réclamer des lettres à ses correspondantes, alors qu’il n’en réclame jamais, en tout cas dans les lettres conservées, à ses correspondants.

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« Très illustre dame, j’ai désir de savoir de quoi est pour le présent maintenu et nourri votre cœur » (I, ép. XIII, f. 30v).

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« Si vous saviez le grand plaisir que mon âme a senti par vos lettres, je pense que vous m’écririez souventes fois, combien que le diable vous en détournast le plus qu’il pourrait. Et si vous saviez la grande faveur que ce m’est de vous voir avoir fiance en ma foi, pourvu que vous m’esprouvassiez, sans aucune crainte, je pense que vous seriez privée d’une partie des imaginations que le diable vous met en la tête de penser que vous me donnez aucun ennui... Je vous prie pour l’amour de notre Seigneur que vous lui demandiez si je vous aime ou non, et j’espère qu’il vous dira que je vous aime, puisqu’il est amateur de la vérité et sait bien qu’il est ainsi... » (I, ép. XXIX, f. 76-76v).

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« Jésus-Christ vous veuille visiter pour votre bonne visitation, ayant eu souvenance de moi. Jésus-Christ ait souci de vous, à cause du souci que vous avez de moi. Jésus-Christ vous veuille aimer pour l’amitié que je vous porte... Je désire savoir comme vous vous portez » (I, ép. XXII, f. 54-54v).

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Il craint souvent que ses propres lettres ne soient perdues : « Madame, je vous aye escrit en ces jours passez et crains que ma lettre ne soit parvenue en voz mains, et ainsi faites que vous l’ayez et la lisiez, car je pense qu’elle vous sera nécessaire pour votre consolation comme à la fille que l’on a absentée de sa mère... » (II, ép. LXIV, f. 184v).

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Ou bien il regrette de ne pas avoir répondu à une lettre qui en susciterait une en retour : « Dévote servante de Jésus-Christ, pardonnez-moi de ce que je ne vous ai écrit pour vous encourager en la sainte proposition que notre Seigneur vous a donnée... en quoi certainement je reconnais ma négligence. Car comme le père qui engendre selon la chair est tenu de maintenir et nourrir ce qu’il a engendré, ainsi celui à qui Dieu donne une âme, afin que moyennant sa sainte parole il l’engendre pour le service de Dieu, est obligé à la recréer, entretenir, enseigner et encourager en ce qu’elle a commencé. Plaise à la divine miséricorde me faire la grâce d’accomplir ce à quoi j’ai failli jusques ici, afin que vous soyez consolée et que je sorte de coulpe » (I, ép. XXXVI, f. 89).

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Il est remarquable que cette paternité/maternité de Jean d’Avila renvoie très exactement à celles du Dieu biblique.

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La femme sera-t-elle en fin de compte véritablement consolée ? Le Seigneur qui met en Jean d’Avila le vrai amour divin de l’âme de la femme en fait l’image de lui-même, miroir dans lequel se mire la femme qui s’y découvre exposée de la même façon qu’elle s’est exposée par l’écriture au regard du directeur de son âme.

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« Mirez vous souventes fois en Jésus-Christ votre miroir, afin que vous voyez si vous estes laide ou belle, et il se mirera en vous et vous serez bienheureuse d’estre regardée d’un tant haut Roy... » (II, ép. VII, f. 20v).

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Et encore : « Voyez-vous, madame, en ce miroir et vous y verrez bien les tasches de votre visage, veu mesmes que quand vous avez esté la plus douce si vous vous comparez à la douceur et mansuétude d’iceluy vostre douceur sera comme l’ire... » (II, ép. LVI, f. 163).

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Les lettres du renommé Jean d’Avila, image du vrai amour divin, tendent donc aux lettres perdues des femmes un miroir où ces dernières disparaissent, cependant que le maître spirituel, grâce à ces morts programmées, « sort de coulpe », pour reprendre sa propre expression. Telle est sans doute l’une des finalités majeures de ces lettres perdues et des histoires abolies des femmes : chacune apporte la preuve de la sainteté de celui dont il convient de vénérer désormais et à jamais la mémoire sur les autels chrétiens et à la lecture de ses écrits.

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La réunion des lettres offre donc un tableau varié et en même temps homogène de correspondantes. Le livre est à l’intersection entre mémoire et histoire, là où, selon Maurice Halbwachs, le passé n’est plus vécu et où commence l’histoire. La mort est prépondérante pour la conception de ce recueil de lettres, de ce livre. La commémoration de Jean intègre des histoires qui ne sont plus, des histoires abolies de femmes désormais sans noms et sans visages. Le livre présente un portrait mémorial à un roi de France angoissé par les guerres de religion, en crise spirituelle, et il prétend inclure un avenir, garantir la renommée et la survie d’un saint.

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Le livre des Epistres spiritueles est bien un livre de mémoire, un monument mémorial, comme un tombeau ou un autel reliquaire accompagné des cérémonies périodiques de ses lectures. Il permet l’exposition de la présence réelle, efficace dans le temps, de Jean d’Avila, dans la culture de la Contre-Réforme, au prix de larmes et de mort.

NOTES 1. Philippe Renouard, Imprimeurs et libraires parisiens du XVI e siècle. Fascicule Cavellat, Paris, 1986, p. 409, numéro 552. L’édition de Pierre Cavellat est partagée avec Guillaume Chaudière et Gervais Mallot ; le privilège royal est accordé le 27 mars 1586 à Gervais Mallot pour dix ans. La même année 1588 paraît chez Robert Le Fizelier et Guillaume de La Noue une autre traduction des Epistres par Luc de La Porte, parisien, avec une dédicace à la reine datée du 15 mars 1588 et un privilège royal à Le Fizelier, pour six ans, du 16 mars 1588. Cette autre édition en un seul tome ne comporte qu’un choix de 44 épîtres ; elle est partagée avec Guillaume Chaudière et Gervais Mallot. 2. Voir : Epistolario, nueva edición revisada y completada por el doctor don Francisco Martin Hernández, dans Obras completas de Juan de Avila, Madrid, 1970, t. V (Biblioteca de Autores Cristianos).

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AUTEUR DOMINIQUE DE COURCELLES Centre national de la recherche scientifique.

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Renommée et mémoire dans la création d’une identité indigène : le cas de la Nouvelle Espagne au début du XVIIe siècle José Rubén Romero Galván

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L’année 1521 marqua, dans la partie du monde qui allait devenir la Nouvelle Espagne, le début d’un processus très complexe dont la fin serait la formation d’une réalité bien différente de celle qui l’avait précédée. En effet, au fur et à mesure que le temps passait et que le régime espagnol prenait dans ces régions la forme qui allait le caractériser et que la présence des hommes et des femmes venus d’outre-mer offrait la possibilité, chaque jour devenue une réalité plus évidente, d’observer dans les ville et les villages des enfants nés de deux races, les premiers métisses, alors les indigènes furent devant le besoin impératif de trouver parmi les éléments de leur réalité culturelle ceux qui leur permettraient d’avoir la certitude de leur différence devant la nouvelle réalité dont une des plus évidentes caractéristiques était précisément la variété culturelle et raciale.

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Dès que nous nous approchons du passé de ces régions, il se dessine de manière très nette non seulement la mesure de leur territoire, mais la complexité culturelle due à des différences existantes entre les diverses régions ainsi que entre les groupes indigènes qui les habitaient avant l’arrivée des espagnols. Donc, dès que nous faisons référence à la Nouvelle Espagne nous nous trouvons forcement devant l’impératif d’établir la délimitation de la région que fait l’objet de notre approche. En ce sens, je considère nécessaire de signaler que mon regard se fixera sur le centre du vice-royaume, et plus précisément sur la réalité de la ville de Mexico et ses alentours, et pour être encore plus précis sur l’élite indigène nahuatl, dont la vision de sa propre réalité arrive jusqu’à nos jours gardée dans les anciennes chroniques écrites par quelques uns de ces indiens, membres de la noblesse qui gouvernait les seigneuries de la région avant l’arrivée des conquérants espagnols.

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Nous venons de dire que la conquête fut l’événement qui déclencha le besoin de définir une identité. Cela ne peut d’aucune manière signifier qu’avant la présence des européens dans ces régions, chacun des groupes indigènes qui les habitaient n’en ont pas façonné une, en réunissant les éléments les plus significatifs de leur passé et de leur culture. Il semble incontestable qu’à l’époque préhispanique, étant donné que cette partie du monde était habitée d’innombrables groupes humains, chacun avait constitué une identité fondée sur certains éléments de sa culture et surtout de son passé, sur de véritables phénomènes de renommée er mémoire.

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Nous avons une preuve dans l’histoire des aztèques. Certes, c’est non seulement à travers des chroniques écrites en caractères latins vers la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, mais par tous les éléments de son passé qui nous sont parvenus par les pictographies d’un ancien codex, la Tira de la pérégrination, et d’innombrables bas reliefs en pierre qui font référence à leur histoire, que nous connaissons la manière dont ces hommes pensaient, enregistraient et transmettaient les éléments les plus importants de leur passé. Ces récits gardaient des histoires glorieuses concernant un devenir fulgurant où les victoires guerrières se succédaient en constituant le fondement, non seulement du pouvoir qu’ils arrivèrent à avoir entre les mains vers le début du XVIe siècle, mais surtout de son identité en tant que peuple prédestiné, depuis son origine, comme eux même le pensaient, à conquérir les seigneuries qui l’entouraient.

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La présence des hommes arrivés de loin mit les indiens face au besoin de trouver dans leur passé tout ce qui pouvait servir à constituer une identité devant les européens. La construction de cette identité incluait forcement des éléments absents dans l’ancienne identité à côté des autres qui sont restés tels qu’on pouvait les trouver auparavant, ainsi que d’autres absents dans les deux cultures préexistantes.

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Il est vrai que chaque groupe a répondu d’une manière différente et dans des mesures diverses à ce besoin. Jusqu’à nos jours il est possible de trouver de vieilles traditions orales où des groupes indigènes racontent, chacun à sa manière, leur passé tout en élaborant des récits qui contient des éléments importants de son identité.

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Nous avons signalé que notre intention est de fixer notre regard sur l’identité indigène construite par l’élite noble du centre du vice-royaume et qui nous est parvenue à travers les chroniques écrites par certains membres de ce groupe.

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Pour nous introduire dans les sentiers de l’identité d’une noblesse qui touchait à sa fin, tel est le cas du groupe indigène qui nous intéresse, il faut dégager, d’abord le problème qui signifie le contenu sémantique des mots des la langue nahuatl, celle qui était la leur, tels que itauhcayotl et tenyotl, ainsi que celui des termes espagnols « fama » et « memoria ». La pertinence de considérer les mots en ces deux langues vient du fait que les nobles chroniqueurs, étant donnée leur haute position sociale, reçurent une double formation intellectuelle. Chez eux, leurs parents leur transmirent les éléments les plus importants de l’ancienne culture, et tout particulièrement la langue nahuatl dans la variant utilisée exclusivement par la noblesse. D’un autre côté ils furent formés dans les institutions telles que le Colegio de Santa Cruz de Tlatelolco, ouvert par les franciscains en 1536, pour l’instruction des jeunes nobles indigènes, où ils purent apprendre non seulement l’espagnol, mais le latin, en plus d’autres éléments de la culture des conquérants. C’est ainsi qu’ils prirent des traits culturels en provenance des ces deux cultures à fin de les intégrer dans une autre qui était la leur, nouvelle et métisse.

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Itauhcoyotl est un mot qui vient du verbe itahui qui signifie « prendre du renom » et qui veut dire « honneur, renommée des hommes de bien, des faits historiques ». Ce terme apparaît très souvent en relation avec un autre, itenyo, dont la racine est tentli, « lèvre », et qui signifie « réputation, gloire, honneur renommée ». La racine de ce mot lui donne une étymologie particulièrement intéressante. Puisque tentli veut dire lèvre, tenyotl serait « ce qui est essentiel aux lèvres » et avec le préfixe possessif, de la troisième personne du singulier, i, signifie « ce qui est essentiel à ses lèvres ».

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Les deux mots dont nous venons de parler, itauhcayotl et tenyotl, dont la signification est essentiellement la même, sont utilisés par les auteurs indiens à plusieurs reprises dans leurs chroniques. Par contre, ils n’ont que rarement fait usage du mot tlalnamiquiliztli, traduit dans les dictionnaires comme « memoria ». Ses racines sont le verbe ilnamiqui « se souvenir », auquel on a ajouté le préfixe tla-, pour signifier que l’action concerne une chose et pas une personne, et les suffixes -liz-tli, qui fait du verbe un substantif qui signifie le résultat de l’action décrite par le verbe. Reste à savoir pourquoi les chroniqueurs indigènes n’utilisèrent pas plus souvent le mot que nous venons d’analyser.

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Au lieu du mot tlalnamiquiliztli, les chroniqueurs utilisèrent des expressions beaucoup plus illustratives concernant l’acte de la mémoire. Tel est le cas de itlahtollo in ipohualloca in huehuenemiliztli qui veut dire « ce que l’on dit et raconte à propos de l’ancienne forme de vie », phrase qui à mon avis a des rapports plus étroits avec ce que nous appelons mémoire que le terme tlalnamiquiliztli dont la signification, même si elle peut nous paraître belle, reste assez imprécise.

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Passons maintenant aux mots espagnols « fama » et « memoria ». Le premier, selon le Diccionario de Autoridades, veut dire « noticia o voz comun de alguna cosa » signification qu’à travers ses différentes nuances arrive à des équivalences en rapport avec des faits humains : « se toma por la opinion de alguna persona, buena o mala, conforme a su modo de obrar ». Le mot « fama » est resté en espagnol, depuis le Moyen Âge, avec la même signification que le mot latin qui est à son origine, « fama », et qui veut dire tout simplement « rumeur, voix publique ».

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En ce qui concerne « memoria », le Diccionario de Autoridades, après la première acceptation, qui vient du savoir théologique, et qui la considère comme un des attributs de l’âme, nous dit qu’elle signifie aussi « fama, gloria o aplauso », et va encore plus loin, puisque dès la cinquième à la huitième acceptation nous la montre en gardant un rapport avec l’écriture. Je transcris ici, parce que je la considère intéressante, sa huitième acceptation qui dit « se llama tambien al libro, cuaderno, papel u otra cosa, en que se anota alguna cosa, para tenerla presente y que no se olvide, como para escribir alguna historia u otra cosa ».

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Il faut noter qu’il y a des convergences assez intéressantes entre les mots de la langue nahuatl et entre ceux-ci et ceux de l’espagnol. Itauhcayotl, renommée, et tenyotl, réputation, ont des rapports avec la parole, avec le discours qui transmet ce que l’on pense de quelqu’un ou de quelque chose. Nous pouvons dire de même de l’expression itlahotollo in ipohualloca in huehuenemeiliztli, étant donné que itlahtollo vient de tlahtolli, discours, puisque sa racine première est itoa qui signifie « parler ». En ce qui concerne les mots espagnols, il est clair aussi que « fama » autant que « memoria » ont des rapports très étroits avec l’acte de dire.

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Pour montrer la manière dont les nobles indiens chroniqueurs ont utilisé dans leurs œuvres les concepts dont nous venons de parler, il est possible de recourir à deux auteurs

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qui écrivirent leurs histoires entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle. Il s’agit d’Hernando Alvarado Tezozomoc, petit fils de Moctezuma Xocoyotzin, dernier empereur de Mexico Tenochtitlan, et de Domigo Francisco de San Anton Muñón Chimalpahin Cuauhtlehuanitzin, qui descendait de la noblesse de la région de Chalco, au sud de la ville de Mexico. 16

Dans sa Cronica mexicayotl, chronique de la « mexicanité », le mot est à mon avis très révélateur, Tezozomoc a écrit : « Jamais ne se perdra, jamais ne s’oubliera ce qu’ils vinrent faire, ce qui est écrit dans le livre peint, leur renom, leur mémoire, leur histoire. Ainsi dans le futur jamais son histoire ne périra, jamais elle ne s’oubliera. Nous, leurs fils, leurs petits fils, leurs frères, leurs arrières petits fils, leurs arrières arrières petits fils, leurs descendants, nous qui avons leur sang et leur couleur, nous la garderont toujours. Maintenant nous allons le dire, nous allons le communiquer à ceux qui naîtront, les fils des mexicains, les fils de tenochcas. Vous mexicains, vous apprendrez comment naquit la grande ville de Mexico Tenochtitlan, la grande ville renommée, celle qui est au milieu de l’eau, au milieu des joncs, au milieu des roseaux, là où nous vivons sommes nés. »

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Ce texte est particulièrement révélateur puisqu’il montre d’une manière assez claire le besoin ressenti par l’auteur de garder tout ce qu’il connaissait du passé du groupe auquel il appartenait. Une telle mission ne pouvait être accomplie seulement si celui qui connaît le passé du groupe transmet ce savoir à la génération des jeunes « à ceux qui naîtront, les fils des mexicains, les fils des tenochcas ».

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Le passé, dont la connaissance serait transmise par l’auteur aux jeunes appartenant à de nouvelles générations, est profondément significatif. Il s’agit de l’origine de la ville des aztèques. C’est pour cela que Tezozomoc dit : « Vous mexicains, vous apprendrez comment naquit la grande ville de Mexico Tenochtitlan, la grande ville renommée, celle qui est au milieu de l’eau, au milieu des joncs, au milieu des roseaux, là où nous vivons, là où nous sommes nés ». Ces premiers moments du passé des mexicains constituaient le noyau de son histoire, donc un élément fondamental de la renommée, la « fama », qui doit être continuellement transmise afin qu’elle puisse accomplir sa fonction au sein de l’identité du groupe.

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Dans ce texte l’auteur met en rapport la renommée et le besoin de la conserver, c’est-àdire, de garder mémoire d’elle puisqu’il s’agit de l'héritage qu’il a reçu des anciens. On s’aperçoit que c’est finalement la tradition qui selon lui devient le soutien de l’esprit des hommes de sa génération et de ceux qui viendront après.

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De son côté, Chimalpahin, pour employer son nom raccourci, noble descendant des fondateurs d’une seigneurie de la région de Chalco, nous a laissé dans ses chroniques plusieurs exemples de la préoccupation qu’il ressentait concernant la conservation de la mémoire qui gardait la renommée de sa région d’origine, de sa famille et de son groupe. Voici un texte, très semblable à celui de Tezozomoc que nous venons de transcrire, où Chimalpahin montre à quel point est importante pour lui la conservation de la mémoire reçue des ses parents qui à leur tour l’ont reçue de leurs ancêtres. « Jamais ne se perdra, jamais ne s’oubliera ; pour toujours ce discours sera gardé. Nous le conserverons, nous les fils, les petits-fils, les benjamins, nous qui sommes la bile de nos ancêtres, leurs barbes, leurs sourcils et leurs ongles, nous qui sommes la couleur et le sang, nous qui sommes les fils des tlailotlaque. »

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Dans ce passage de sa « Octava relacion », Chimalpahin nous transmet le profond sentiment selon lequel il se sent concerné par le besoin de conserver la connaissance du

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passé de son peuple, sentiment que d’ailleurs il partage avec d’autres membres de la noblesse, c’est le cas de Tezozomoc, entre autres, et cela peut expliquer l’utilisation qu’il fait de la première personne du pluriel dans le texte que nous avons transcrit : « Nous le conserverons, nous les fils, les petits-fils, les benjamins ». Peut-être la plus profonde raison d’un tel sentiment est la manière très particulière dont les indigènes conçurent les rapports entre eux, ainsi que les liaisons entre leurs ancêtres et ceux qui étaient leurs descendants. 22

« Fama y memorie » chez les nobles indiens chroniqueurs du XVIe et du XVIIe siècle sont possibles seulement dans l’univers de la parole, du discours, et plus précisément dans celui qui fait le récit du passé, dans l’histoire. Il est vrai que la mémoire du passé, la conservation de la renommée sont des éléments d’une importance remarquable dans la construction d’une identité où l’utilisation de la première personne du pluriel, nous, doit être interprétée comme un signe certain d’appartenance à un groupe déterminé, la noblesse indigène dans ce cas, donc d’un élément de l’identité qui a permis à ses membres de se reconnaître et faire face à une nouvelle réalité née de la construction d’un régime inexistant auparavant. Voilà le sens véritable et profonde d’une phrase telle que celle-ci : « Jamais ne se perdra, jamais ne s’oubliera ; pour toujours ce discours sera gardé ».

AUTEUR JOSÉ RUBÉN ROMERO GALVÁN Universidad nacional autónoma de México.

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Histoire d’archives : une célébrité douteuse à Gênes au XVIe siècle, au défi des pouvoirs civils et religieux Elena Taddia

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Durant le XVIe siècle, le territoire de la République de Gênes — correspondant à peu près à l’actuelle région ligure et à l’île de Corse — a toujours souffert de sa position géopolitique. Aux confins de la France à l’ouest et des domaines espagnols au nord, Gênes a un rapport privilégié avec l’Espagne dans sa tentative de conserver sa liberté souveraine de petite puissance à son déclin. Puissance marchande durant le Moyen Age, elle est la seule et unique ville italienne qui puisse vraiment rivaliser avec Venise, mais, après la prise de Constantinople par Mahomet II (en 1453), elle décline lentement et inexorablement1. La ville, caractérisée par son pragmatisme et par son indépendance, plus soucieuse de commerce que d’intransigeance religieuse, semble laxiste en ce qui concerne l’administration même de la justice. Ses juges, tant séculiers qu’ecclésiastiques, distribuent des excommunications et des exils qui, le plus souvent, sont remis. La justice de la République doit fréquemment s’affronter à la justice ecclésiastique et les litiges pour la délimitation des compétences des tribunaux sont nombreux. Archevêque contre Doge, Église contre État, telle est la réalité conflictuelle dans laquelle vivent les Ligures. Ces difficultés ne les empêchent pas d’être fiers de leur histoire, de préférer l’historiographie 2 et l’histoire de leurs gloires « nationales » à la littérature des grands poètes tels que Dante, Pétrarque ou Boccace. Au cours du XVIe siècle, l’humanisme qui se développe est le fait des latinistes et des juristes. Les tentatives d’imitation de Dante sont pauvres et tardives. C’est seulement au début du XVIIe siècle que la littérature génoise semble atteindre une certaine maturité. Des chansonnettes érotiques, des tragédies d’inspiration mythologique et des poèmes chevaleresques apparaissent, tandis que la production musicale et celle de la presse atteignent un niveau tout à fait appréciable3. En même temps, un certain ascétisme, voire un certain mysticisme, est présent dans la vie de la ville, avec sainte Catherine Fieschi Adorno. Plus généralement, Gênes, à la fin du Cinquecento, malgré son déclin au niveau international, reste une ville animée. Les tavernes, les maisons de passe et de jeux y sont célèbres, ainsi que ses bandes de

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personnages louches, véritables compagnies de noctambules, femmes et hommes, laïcs et ecclésiastiques, qui fréquentent les tavernes, jouent aux cartes, chantent, se travestissent, s’épient, s’aiment, se querellent et parfois se tuent. Dans les méandres de la vieille ville, qui a gardé ses maisons médiévales, les jeux de masque et de cache-cache sont des passetemps très à la mode, mais ils sont également propices à la fuite, lorsqu’on cherche refuge loin d’une famille, d’une maîtresse ou d’un amant, d’un fameglio 4, d’un créancier ou d’un ennemi, ou des autorités civiles et religieuses. 2

C’est ainsi qu’en 1599 la figure de Bertoni, chapelain de l’église de San Matteo, émerge de l’anonymat, grâce à sa mention dans les archives criminelles de Gênes. Après quatre cents ans d’oubli, ces archives permettent de reconstituer son histoire et nous apprennent comment ce personnage a construit sa propre célébrité et sa propre histoire. L’historien dispose de six correspondances amoureuses, dix poèmes, un acte notarié, un important procès criminel de 1599-1600 et quelques autres documents de statuts divers5. En progressant dans le dépouillement de nouvelles liasses d’archives, j’ai retrouvé le même personnage accusé plus tard dans un deuxième procès en 16126 et enfin deux lettres datées et signées de sa main en 1624, envoyées à l’archevêque de Gênes7. On perd alors les traces de son histoire.

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Qui est Dominico Bertoni ? Nous l’apprenons par les actes du procès que lui fait le tribunal du diocèse de Gênes. La lecture du procès permet de connaître le milieu dans lequel sa vie de chapelain se déroule : l’église San Matteo, sa cellule, la sacristie, l’ensemble des vieux quartiers de Gênes et leurs activités les plus diverses. Peu éloignée de San Matteo se trouve la cathédrale San Lorenzo, avec sa Cour ecclésiastique et également les prisons, où Dominico est enfermé, comme tout le laisse supposer, pendant six mois. Tout proches sont d’autres lieux qu’un religieux, soucieux d’observer les recommandations du Concile de Trente, ne doit pas fréquenter, à savoir les auberges et les maisons des cortegiane, endroits bruyants et mal famés. Bertoni, comme il l’explique lui-même, est originaire d’un petit village au bord de la mer, situé aux frontières de la République, près de la Toscane. Il est d’abord devenu Carme, puis chapelain de l’église San Matteo et enfin ordonné prêtre. Ceci explique son accès aux livres et son goût pour la littérature. Non seulement il sait lire et écrire (ce qui n’est pas toujours le cas des membres du clergé immédiatement après le Concile de Trente), mais il a un usage peu commun du vocabulaire et un grand talent pour l’écriture. En raison de ses connaissances culturelles, il est également maître d’école. D’après l’inventaire notarié des objets retrouvés dans sa chambre8, nous apprenons qu’il possède des livres. Malheureusement le notaire ne dresse pas la liste des ouvrages, mais on peut estimer, comme nous le verrons en analysant ses écrits, que Dominico Bertoni a été un lecteur curieux et avisé et qu’il a eu accès à des textes profanes, parfois mis à l’index. Comme les ecclésiastiques cultivés de son temps à Gênes, il a sans doute lu les auteurs classiques latins, Catulle en premier lieu, saint Augustin, saint Thomas et Jacques de Voragine, également Dante et Pétrarque, sans doute également le Malleus Malleficarum, et surtout, comme nous le verrons, Pietro Aretino l’Arétin9. Essayons donc de comprendre les événements qui ont contribué à maintenir l’histoire de Dominico Bertoni dans les archives de la ville de Gênes.

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En juillet 1599, une procédure est engagée contre lui avec l’audition de quinze témoins, dont un laïc et quatorze chapelains, tous confrères de Dominico à San Matteo. Dès les premiers témoignages recueillis, il apparaît clairement que l’irrespect envers l’autorité de son supérieur, l’abbé de San Matteo, constitue l’accusation majeure prononcée contre Dominico Bertoni. L’abbé n’est jamais présent de vive voix, mais c’est lui qui dirige toute

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l’affaire. La haine entre les deux hommes est violente. D’après ces premiers extraits, il est clair que Dominico est totalement dépourvu d’humilité et de respect des autorités ecclésiastiques et qu’il se distingue par son tempérament coléreux. En refusant de faire la révérence aux autres prêtres et à l’abbé, il commet un acte très grave. La parole paraît être son arme principale de provocation. Son emportement et ses colères, son éloquence font de Dominico Bertoni un étonnant personnage, dont la renommée dans son milieu est bien établie. Mais la violence de Dominico n’est pas seulement langagière. L’inventaire rédigé par le notaire au moment de l’arrestation établit que Dominico garde dans sa chambre, outre des livres, un pugnale, une meza spada, six pistolle de divers modèles et enfin un arcobugio, tout un petit arsenal 10. Car Dominico Bertoni passe une grande partie de son temps en dehors de l’église. Son histoire est aussi une histoire nocturne, liée au monde des laïcs, ses compagnons d’inspiration artistique et parfois ses ennemis jurés. Sa célébrité à Gênes est liée aux bas-fonds de la ville. 5

Aimant la nuit au point d’oublier de rentrer chez lui avant le couvre-feu, non seulement il fréquente les bordels, mais il est inévitablement un habitué des tavernes dans lesquelles il se rend avec des amis cavaliers et musiciens. Ceci nous amène directement à un autre aspect de son comportement, sa vie amoureuse et sexuelle. Une femme, en particulier, est citée au cours du procès comme étant sa maîtresse. Son nom n’est pas mentionné, ce qui en soi est étonnant ; elle est mariée et mère d’un enfant qui fréquente l’école dans laquelle Dominico enseigne. Les témoignages recueillis confirment également l’accusation selon laquelle Dominico fréquente les putane. Dominico se fait également remarquer pour sa liberté d’allure en embrassant avec effusion les jeunes hommes, en particulier un adolescent de quatorze ans. Il est remarquable que, dans l’enquête judiciaire que nous analysons, le vicario foraneo met toujours en avant les accusations relatives à des déviances par rapport aux dogmes du christianisme ou relatives aux querelles et inimitiés de Dominico. Ses comportements amoureux ou sexuels paraissent des données secondaires non déterminantes.

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Dominico Bertoni est le dernier à comparaître à son procès, le 30 juillet 1599. Il doit répondre aux questions qui lui ont été formulées en latin et il déclare d’abord ne pas connaître la cause de sa détention. Il décline ensuite son identité11 et évoque ses états de service religieux. D’abord accusé de ne pas pratiquer suffisamment la confession, il objecte qu’il a l’habitude de dire de mémoire son bréviaire, même en prison, et de se confesser chaque jour à divers prêtres. Ensuite, le juge le questionne sur ses inimitiés. C’est ainsi que se conclut l’interrogatoire de Dominico, sans aucune prise en compte des autres faits. Cet interrogatoire laisse le lecteur moderne perplexe. Donc, six mois après son arrestation, Dominico est reconnu coupable et condamné à un an d’exil du diocèse et de la République. En fin de compte, la « bienveillance » de l’abbé annule la sentence et il est gracié. Le procès n’aura véritablement été qu’une palinodie qui livre cependant l’histoire d’un personnage bien renommé dans son milieu. Le 17 février 1600, Dominico Bertoni reprend ses activités de chapelain de San Matteo, alors qu’au même moment l’ancien Frère prêcheur, le philosophe Giordano Bruno, à la suite d’un éprouvant procès qui a duré sept ans, est brûlé vif à Rome. En 1612, Dominico subit un deuxième procès, très semblable au premier. Il quitte alors Gênes.

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Passons donc à l’analyse des écrits, lettres et sonnets de Dominico Bertoni, retrouvés dans une liasse des Archives criminelles de l’Archivio Diocesano de Gênes, constituée à l’occasion du procès de 1599-1600 : « Lettere perquel si vede d’amore, sonetti pur d’amore » 12.

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S’il y a des textes que Dominico Bertoni peut avoir possédés et lus, il s’agit, selon toute probabilité, des œuvres de Pietro Aretino (1492-1556)13. Même si le fait d’avoir traversé ensemble une partie du XVIe siècle les unit, ces deux hommes ont vécu deux époques complètement différentes. Ce que l’Arétin n’a pas connu, c’est la Contre-Réforme. Il agit entre la fin du Moyen Age et la Renaissance, alors que la dichotomie entre culture populaire et culture savante, entre profane et sacré, entre obscénité et sublimité, paraît peu pertinente. En revanche, en tant qu’homme de la Contre-Réforme, Dominico vit pleinement ces contradictions. Homme d’Église, il est aussi poète obscène, capable de lyriques poignantes, de jeux de mots triviaux, pour ensuite revenir à sa réalité bureaucratique quotidienne de prêtre et de pasteur. Par exemple, voici de stricts procèsverbaux délivrés pour les sépultures des morts. Mais également, voici des lettres d’amoureux enflammé. Quelles sont véritablement les habitudes amoureuses de Dominico ? La lyrique amoureuse de Dominico Bertoni, seulement connue aujourd’hui grâce aux documents saisis lors de la perquisition des agents de la curie diocésaine, révèle un homme appartenant sans conteste au milieu des hommes de lettres de son temps, soucieux de rivaliser avec de grands poètes et peut-être de constituer lui-même sa propre mémoire poétique.

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La femme aimée peut évidemment être pure fiction d’auteur, une création littéraire, un motif : « Io non so già qual cagion vi move, ad esser contra me, tanto piena d’ira [...] anzi se per ragion d’Amore chi ama deve essere amato, deve Vs in ogni modo amarmi perché più di me stesso vi amo »14. Dominico n’hésite pas à la décrire comme une cruelle tigresse : « Se non vi moveno a pietà le mie parolle ricordatevi che alla vostra presenza sparsi tante lacrime, che, sariano suficienti a rendere pietosa qual si voglia crudelissima tigre »15. Si un membre du clergé comme Dominico Bertoni n’est pas tenu de praticare pour la morale, dans ses sonetti amorosi — tels que les qualifie le notaire qui en fait la liste — la femme, dont l’honneur est attaqué, est, de façon surprenante, une prostituée qui a l’apparence d’une grande dame honorable, quoiqu’elle ait parcouru en long et en large toutes les maisons de tolérance de la bella Italia et se retrouve à faire la putana à Gênes. Peut-être y a-t-il ici quelque chose d’auto-biographique. En effet, dans ces vers, la femme se prénomme Virginia et il est notable que Dominico fréquente les maisons génoises de rendez-vous : « dopo 1’haver spazzata la cortese tutti i bordelli della bella Italia [...] dopo 1’haver havuta il mal francese sette volte col culo fatto battaglia a quanti cazzi sian da Sinigaglia a Pisa e da Milano al calabrese [...] la comica Virginia era putana nella città di Genua ogi è amirata a fare la castissima diana »16.

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Nous notons au passage que le principe géographique, voire politique, de l’Italie est bien établi, de Milan à la Calabre, via Pise. Nous remarquons également le motif de la guerre et du mal napolitain — mal francese — (élément constant de la société contemporaine dans laquelle vit Dominico Bertoni), sans compter le souvenir des guerres d’Italie, tant répandus à l’époque de l’Arétin et de Machiavel. En ce sens, Dominico cherche à imiter l’Arétin, dont il envie sans doute l’amitié avec le condottiero Giovanni dalle Bande Nere. Lui-même, dans sa petite société, donne des ordres à des braves, sa bande d’amis17. Ce

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premier poème comporte ainsi des motifs qui sont repris de façon presque identique dans au moins deux autres poèmes. 11

Dans le sonetto n° 2, l’écrivain manifeste de façon burlesque ses désirs érotiques vis-à-vis d’une femme mariée qui, bien que laide et infidèle, semble conserver l’amour de son époux. Il commence d’un ton poignant : « possa haver moglie brutta e dispietosa che mi faccia le corne a tutte l’hore e ch’io sapia e ne creppi d’amore e pur non possa farle alcuna cosa »,

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mais ensuite, il change d’avis brusquement et préfère « campar gran tempo per putana infame chel morir presto per Amor di Dame »18.

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Le refrain évoque le choix entre les amours légitimes ou les amours illégitimes. Dominico Bertoni ne semble pas apprécier la femme et le grand amour, « signora Ardelia mia voi mi parete una disgangherata gotta [...] vecchia sgrinzita se forse credete di far l’amor con qualche condotiero [...] ch’avete una scarsella larga, che puzza più d una carogna [...] o quanti in cul vi chiama il buon gratia che questi è nel toscano che seben dice esser il francolino fotte nel culo come un Paladino [...] a voi potta bizarra che mille cazzi metteresti in sciarra »19.

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Dans ce sonnet, l’auteur, en employant des adjectifs tels que toscano, francolino et paladino, témoigne de son humour et de son goût des jeux de mots et de sens. Par ailleurs, il utilise très librement le répertoire du langage licencieux, très goûté à la fin du XVIe siècle, potta et scarsella et enfin sciarra désignant l’appareil génital féminin. L’emploi de ces mots dérivant de « bourse » (avec le sens de récipient) est largement attesté dans les textes de l’Arétin20. Dans ses poèmes, la femme est souvent prénommée Adelia, ou bien Ardelia, qui est une variante d’Adelia, Madalena ou Virginia. La femme n’est pas seule à être décriée. Un personnage masculin, fidèle des maisons de passe, qui peut être signifié simplement par un objet utilisé comme métaphore de l’appareil génital masculin, est également ridiculisé. Bertoni prouve ainsi sa radicale dérision à l’encontre de l’amour et du sexe : « se gian Piron giaà mai tenta e osa di servire dame e gran signore chi haver la morte in sigurtà d’amore è pratica per Dio troppo tediosa ».

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Effectivement, Piron est protagoniste comme figure de rhétorique représentée par le pirolo ou bien les organes génitaux externes masculins. Et ensuite : « Donque il meschin di ratare se vi more senza alcun che gli dia aiuto o poveri Roffian Becco fotuto [...] del becco ratare ch’à scorno cozzando con la morte, al fin fatale morse, rompiendo l’uno, e l’altro corno »21.

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Outre le ratare signifiant ravisseur ou bien violeur (lequel meurt en pleine mer cozzando con la morte), Dominico évoque les images hardies de Roffian, Becco, Fotuto. Ces trois substantifs réunis pour plus d’efficacité représentent respectivement le souteneur des filles de joie et les parties génitales de l’homme. Le terme becco fotuto est une figure rhétorique très courante au XVIe siècle, exactement comme fesso et asino en language familier d’aujourd’hui, con/corniaud et âne en français. Et nous trouvons fréquemment l’expression becco fotuto dans les témoignages recueillis au cours du procès de Dominico Bertoni, en tant que qualificatif péjoratif par lequel Dominico a l’habitude de désigner ses adversaires. C’est une expression très répandue chez les gens de lettres et dans l’ensemble de la population génoise et ces poésies soulignent donc l’importance de l’usage du gergo, si courant dans la littérature italienne du XVI e siècle. Même Giordano Bruno l’emploie, en se référant également au Christ qui se trouve ainsi en compagnie de l’Arétin.

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Le langage ordurier est particulièrement développé dans la pièce n° 8 intitulée « Ma femme est d’humeur gaie » (La mia donna ha un bell’humore). Ce sonnet est, par ailleurs, le seul dont l’écriture ne ressemble pas à celle de Dominico Bertoni. Peut-être donne-t-il la preuve que Dominico Bertoni pouvait rejoindre, plus ou moins clandestinement, des amis secolari e non dans une sorte de cercle privé, libertin, dans lequel on chantait en chœur, on jouait des instruments de musique et enfin on écrivait des poèmes. Le début de ce sonnet est léger et paraît destiné à être chanté : « la mia donna ha un bell’humore ed è tanto innamorata impudica e disfacciata che con tutti fa l’amore ».

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Ici encore le langage devient obscène : « chi gli caga sopra il tetto chi col cul gli fa una torta amorosa in su la porta per amor, non per dispetto gli fan poi le matinate chi con petti, e chi con ruti e invece di lauti van sonando le sassate »22.

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Le langage scatologique de ce sonnet le classe difficilement dans le genre érotique traditionnel. Comme l’Arétin passé maître dans cet art, Dominico et son hypothétique cercle d’amis et admirateurs semblent avoir la maîtrise des émotions. L’objet analysé et disqualifié, pornographique, est la putana, ou bien le becco fotuto. Nul érotisme ici, mais une lourde obscénité, sans doute destinée à susciter le rire. Le contenu du sonnet permet de le classer parmi les genres littéraires particulièrement goûtés à cette époque, tels que la satire violente, la parodie chantée et la farce, en l’espèce avec les personnages de Rattare et Becco fotuto. Dominico Bertoni n’invente rien de nouveau avec ses sonnets, mais certainement il appartient à la meilleure tradition vulgaire italienne, à partir de Boccace, maître et précurseur de la littérature érotique jusqu’au genre de la nouvelle comico-érotique du XVIe siècle. Certes, dans le sobre panorama littéraire génois de l’époque, rien de semblable n’est attesté. Même le fait de consacrer des vers uniquement aux putane est un lieu commun aimé de l’Arétin, en particulier dans le Dialogo. L’Arétin est bien le maître ou l’un des maîtres de Dominico Bertoni, en ce sens que son œuvre n’exprime jamais le moindre scrupule religieux inhibitif. Comme nous y avons déjà fait allusion, une différence, importante évidemment, entre l’Arétin et Dominico est que ce dernier vit au temps de la Contre-Réforme, ce qui conduit à la naissance d’un genre littéraire clandestin. Et nous ne pouvons pas ne pas faire des comparaisons avec les lieux

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communs de la tradition misogyne, présente dans la littérature italienne, à laquelle contribuent en grande partie l’Arétin, mais aussi Francesco Berni et Luigi Pulci avec leur langage érotique si équivoque. 20

Mais voici un sonnet pastoral qui dévoile un autre aspect de la créativité de Dominico Bertoni : « Già la tacita notte umida usciva cinta d’intorno di stellato manto e la siforme dea [ ?] intanto l’argenteo Cercie al mondo discopriva Quando un pastor [ ?] in su la riva del ligustico mare a un scolio acanto Con voci miste di sospiri e pianto Cossi alle stelle il suo dolore apriva Eterni lumi che pure vedete La su dal ciel questo inferno d’amore Come languisce mentre a noi splendete Fede a colei di cui senbianza siete Ch’io moriro se non mi aiuta il core »23.

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Ce poème reprend la topique de l’amour malheureux ou non partagé, du désespoir amoureux dans un paysage bucolique, avec une référence originale à la ligustico mare, c’est-à-dire à la mer ligurienne que chaque jour le poète a devant lui. Dominico, capable de jongler habilement avec les difficultés, parmi les divers genres et styles littéraires, nous a laissé ce que nous pouvons considérer comme son testament spirituel dans lequel ses dernières paroles « ch’io moriro se non mi aiuta il core » touchent, de façon convenue certes, mais indéniablement, tout lecteur de l’époque.

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En épilogue, nous considèrerons deux lettres, inattendues, les dernières de l’histoire de Dominico Bertoni. Il s’agit de deux lettres datées et signées de sa main, et envoyées à l’archevêque de Gênes en 1624. Dominico, alors devenu recteur de l’église de San Giorgio à Moneglia, petit village éloigné de Gênes, a surmonté le deuxième procès criminel qui lui a été fait en 1612. Ici c’est sa propre écriture qui se donne à voir. Auparavant, ses mots nous ont été transmis par un scribe pendant les deux procès. En 1624, Dominico Bertoni écrit pour régler des questions d’ordre dogmatique et disciplinaire. Il a désormais le rôle d’un défenseur des mœurs et de la foi, d’un moraliste. En une seule semaine les deux lettres arrivent à l’archevêque24. Elles concernent un couple de concubins, qui, alors qu’ils sont consanguins au quatrième degré, malgré les admonitions ecclésiastiques, persistent à vivre en concubinage. Seule l’autorité archiépiscopale peut « désormais intervenir », car ils sprezano il gli ordini di Dio, e della Santa Chiesa. Doveché, se VS. R. ma non le piglia qualche rimedio, viveranno hormai da luterani, écrit Dominico dans la première lettre. Dans la seconde, écrite neuf jours plus tard, il donne des conseils à l’archevêque qui doit recevoir le couple à Gênes afin de discuter avec eux de leur cas embarrassant. Il juge que l’archevêque non le doverà VS. R. ma accettare scusa alcuna [...] che se non haveranno qualche castigo le cose andaranno in confus(sione) et, sans hésiter à se mettre lui-même en avant en tant qu’homme de confiance et de responsabilité, il le prie anche valersi di me, dove mi conosce buono che altro non desidero. Dominico Bertoni est bel et bien un prêtre de la Contre-Réforme. Lui qui, vingt-cinq ans plus tôt, a paru intolérant à l’égard de l’autorité et des contraintes sociales et s’est révélé un violent polémiste, se comporte désormais comme un moraliste rigoureux, conseiller occasionnel de l’archevêque de Gênes. Or, Dominico Bertoni est exactement le contemporain du célèbre cardinal Borromée, acteur

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majeur de la Contre-Réforme par sa réorganisation de la formation des prêtres et le développement de la pastorale25. 23

Si la célébrité de Dominico Bertoni, dans la première partie de sa vie à Gênes, est celle d’un violent et d’un querelleur, d’un poète licencieux et drôle, plus tard, loin de Gênes, il laisse dans sa paroisse et dans les archives la mémoire d’un moraliste de la ContreRéforme. Dans ses écrits comme dans sa vie, cet ecclésiastique expose donc les différentes réalités qui composent l’histoire de la société génoise de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle. Ainsi se sont enlacées à Gênes fama, historia et gloria d’un homme que les siècles postérieurs ont, sans doute à juste titre, bien oublié.

NOTES 1. Voir Michel Balard, La Romanie génoise (XII e-début XVesiècle), Rome, 1978, 2 vol. Pour un tableau récapitulatif sur Gênes à l’époque moderne, voir Claudio Costantini, La Repubblica di Genova, Torino, 1986, et pour une analyse sociale et économique, Edoardo Grendi, Introduzione alla storia moderna della Repubblica di Genova, Genova, 1976. 2. Dont l’historiographe le plus connu est au Cinquecento Agostino Giustiniani ; voir ses Annali della Repubblica di Genova, corretti e illustrati, Genova, 1834, 2 vol. 3. Il n’y a pas d’études spécifiques sur la littérature et la culture génoises à la fin du XVI e siècle sauf, sans être exhaustif, le récent La letteratura ligure. La Repubblica aristocratica (1528-1797), Genova, 1992, 2 vol. et, en particulier, Stefano Verdino, « Cultura e letteratura nel Cinquecento », dans op. cit., t. 1, p. 83-128. 4. Officier de la police républicaine. 5. Arcbivio Diocesano di Genova (ADG), Criminalia, f. 338, DB. Tous ces documents ont été classés par l’auteur. 6. Ibid.., f. 343. 7. Ibid, f. 344. 8. Ibid., f. 338, Inventario. 9. Une des rares listes de livres appartenant à un ecclésiastique est celle d’un curé lombard, dans Daniele Montanari, Gregorio Barbarigo a Bergamo (1657-1664). Prassi di governo e missione pastorale, Milano, 1997. 10. ADG, Criminalia, fol. 338, Inventario. 11. Il affirme : « sono prete sacerdote non ho padre sono di un luoco [detto] Rio, diocesi di Luni e Sarzana [...] habito qui in genova nella Chiesa di San Matteo da doi anni in qua », dans ADG, Criminalia, f. 338, DB Processo, fol. 25. Pour plus de renseignements sur le diocèse d’origine de Dominico à cette époque, voir Enzo Freggia éd., « La visita apostolica di Angelo Peruzzi nella diocesi di Luni-Sarzana (1584) », dans Thesaurus Ecclesiarum Italiae, Roma, 1986. 12. ADG, Criminalia, f. 338, Lettere e Sonetti. 13. Pour une étude introductive ainsi qu’une bonne bibliographie sur l’Arétin, voir Marga Cottino Jones, Introduzione a Pietro Aretino, Roma-Bari, 1993 (Gli scrittori). 14. Ibid., l. 6: « Io non so già per qual cagion ». 15. Ibid., l. 2: « Se per ragion d’amore ». 16. Ibid., sonnet n° 1: « Doppo l’haver spazzata la cortese ».

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17. Lors du second procès contre Dominico Bertoni un témoin affirme à propos de Dominico et de sa bande: « Dom. co berthoni [...] alie hore due di notte spinto da diabolica intentione e senza alcuna caosa assaltò esso [ill] con parole ingiuriose accompagnato da tre suoi bravi [...] », dans ADG, Criminalia, f. 343, DB Processo IL 18. Ibid., sonnet n° 2 : « Possa haver moglie brutta e dispietosa ». 19. Ibid., sonnet n° 7 : « Signora Ardelia mia ». 20. Pour l’analyse du lexique dans ces sonnets, l’ouvrage de référence est le Dizionario letterario del lessico amoroso. Metafore, eufemismi, trivialismi, éd. Valter Boggione et Giovanni Casalegnio, Torino, 2000. 21. Ibid., sonnet n° 5 : « Dunque il meschin ». 22. Ibid... sonnet n° 8 : « La mia donna ha un bell’humore ». 23. Ibid., sonnet n° 4 : « Già la tacita notte usciva ». 24. Ibid., f. 344. 25. Sur le clergé en Italie à l’époque de la Contre-Réforme, voir Clero e società nell’Italia moderna, éd. Mario Rosa, Roma-Bari, 1997.

AUTEUR ELENA TADDIA Ecole normale supérieure des lettres et sciences humaines, Lyon.

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Juan Bautista Dávita : en quête de memoria et fama à travers l’image Emmanuelle Bermès

1

Passion del Hombre Dios est un poème en castillan sur la Passion du Christ, écrit par un jésuite madrilène, Juan Bautista Dávila. Ce poème, publié à Lyon en 1661, présente l’intérêt d’avoir fait l’objet d’une édition très particulière, dont les caractéristiques matérielles révèlent l’ancrage de cet ouvrage dans la spiritualité post-tridentine. Fruit de la mémoire de multiples héritages, ce livre fut aussi appelé à une postérité importante qui a consacré sa renommée, tant à travers l’objet livre que par la notoriété de l’auteur ou du texte.

2

Les gravures en taille-douce qui l’illustrent seront au centre de notre propos. Par les influences dont elles sont issues, par leurs rapports avec le texte, et par leur diffusion dans et hors le livre, ces images se situent au carrefour de la mémoire esthétique, spirituelle et politique de leur temps.

3

Les seize gravures qui illustrent Passion del Hombre Dios forment une suite de la Passion du Christ, qui commence avec l’entrée du Christ à Jérusalem, et s’achève sur la descente de croix. Vient s’y ajouter un frontispice, qui précède la page de titre typographique, et annonce au centre d’un décor allégorique le titre de l’ouvrage. A priori, ces gravures se présentent comme une suite homogène, gravée afin d’illustrer ce texte dans cette édition. Cependant, une étude attentive des gravures permet de nuancer cette affirmation et d’apporter les premières interrogations concernant le choix des images et leur signification.

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La première gravure de la suite, représentant l’entrée du Christ à Jérusalem, comporte les signatures du graveur Edme Charpy et de l’éditeur d’estampes Thomas de Leu. Ces deux signatures sont les preuves d’une origine plus ancienne des gravures, Thomas de Leu étant mort en 16121. Trois planches portent la signature de Thomas de Leu et non de Charpy ; enfin, les douze planches restantes sont totalement anonymes.

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Les gravures n’ont pas pu être commandées à Thomas de Leu par l’auteur ou l’éditeur avant 1612, alors que le livre a été publié en 1661. De plus, elles auraient été réalisées à Paris alors que le livre est imprimé à Lyon. Pourtant, chaque planche porte la référence,

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livre et page, de l’endroit où elle doit être placée dans le livre au moment de la reliure. Plusieurs hypothèses permettent d’expliquer ce paradoxe. Les planches signées Thomas de Leu peuvent être des contrefaçons lyonnaises de planches parisiennes plus anciennes. On peut aussi supposer que les éditeurs de Passion del Hombre Dios avaient en leur possession les cuivres des gravures réalisées au début du XVIIe siècle par Edme Charpy pour Thomas de Leu, et qu’ils y ont fait ajouter la référence avant d’en faire de nouveaux tirages. La renommée de Thomas de Leu dans le monde de l’estampe parisienne, due à la prolixité de sa production comme graveur et éditeur notamment pour le livre, justifie dans un cas comme dans l’autre l’intérêt des libraires lyonnais pour ses planches 2. 6

Une observation plus attentive permet de trancher entre ces deux hypothèses, en révélant l’existence de deux graveurs. Le second a sans doute complété la suite de Thomas de Leu que les libraires lyonnais devaient posséder incomplète, et gravé le frontispice de l’ouvrage. Ces estampes gravées sans doute vers 1661, date de l’édition de l’ouvrage, ne forment pas une rupture évidente avec celles de Thomas de Leu, ni par l’iconographie ni par le style. Cependant, des détails de mise en page, notamment concernant la lettre et le cadre des images, ainsi qu’une légère différence dans le traitement des visages et des drapés constituent des indices qui permettent d’identifier clairement deux ensembles de planches. Le premier ensemble a été gravé par Edme Charpy pour Thomas de Leu, sans doute entre 1597, date où la présence de Charpy est attestée dans l’atelier de Thomas de Leu, et 1612 date de la mort de ce dernier. Le second groupe de planches a été réalisé par un graveur anonyme vers 1661, cette fois pour l’ouvrage lui-même.

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Si les planches des deux graveurs sont à première vue faciles à confondre, c’est parce que l’origine de l’iconographie employée remonte encore au-delà de Thomas de Leu et Edme Charpy, et que le graveur de 1661 a pris soin de la respecter. Le modèle d’origine appartient à la gravure anversoise de la fin du XVIe siècle.

Planche I. L’entrée du Christ à Jérusalem. E. Charpy, T. de Leu.

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La première des planches, la seule à porter un nom de graveur, qui représente l’entrée du Christ à Jérusalem, est issue d’un modèle de Martin de Vos, auteur d’une célèbre suite de la Passion du Christ qui inspira de nombreux graveurs à cette époque (planche I) 3.

9

Les autres estampes de Thomas de Leu, qui ne portent que le nom de l’éditeur, sont copiées sur une autre suite, flamande également, mais gravée par Crispin de Passe et les Collaert sur dessin de Jan Van der Straet, dit Stradan ou Stradanus, éditée à Anvers par Philippe Galle dans les dernières années du XVIe siècle4. L’unité de style entre les planches réemployées et celles gravées pour l’ouvrage est assurée par le fait que les gravures anonymes du XVIIe siècle sont copiées, tout comme la suite d’origine, sur la Passion du Christ d’après Van der Straet. Soit le graveur anonyme, connaissant le modèle de Thomas de Leu, s’est inspiré directement de la suite de Van der Straet ; soit il a copié des planches de l’ancienne suite de Thomas de Leu qui auraient été conservées alors que les cuivres avaient été perdus.

10

Martin de Vos, Jan Van der Straet ne sont pas des modèles iconographiques anodins, en particulier s’agissant de l’œuvre d’un jésuite qui adopte le thème de la Passion du Christ.

11

L’épanouissement de l’art de la gravure dans la ville d’Anvers à la fin du XVI e siècle avait été un phénomène d’une importance rare dans le domaine de l’édition religieuse5, qui avait étendu son influence sur toute l’Europe, et en particulier sur l’Espagne dont dépendaient alors territorialement les Flandres, et sur la France toute proche dont la capitale était une ville privilégiée d’immigration pour les artistes flamands6. Les canons du Concile de Trente incitaient à un profond renouvellement dans le domaine des textes religieux. Anvers était une ville frontière avec les états protestants et de ce fait elle était à la pointe de la lutte contre la Réforme7.

Planche 11. Le Christ présenté à Caïphe. Graveur anonyme.

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Un ouvrage a marqué particulièrement le nouveau genre de livre de spiritualité qui apparaît à Anvers dans les dernières années du XVIe siècle : Annotationes et meditationes in Evangelia du jésuite Jérôme Nadal, publié à Anvers en 1595 8. Sa particularité résidait dans l’utilisation d’une importante suite de plus de cent gravures illustrant les temps forts des Évangiles, gravées par des artistes anversois spécialisés dans ce type de production, comme les frères Wierix9. Les estampes étaient associées à des extraits des Écritures et à des textes guidant la méditation. Le succès de cet ouvrage fut immense et les tirages énormes pour l’époque.

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Le fait de choisir pour modèles Martin de Vos et Jan Van der Straet implique l’appartenance de Passion del Hombre Dios à un univers iconographique qui était à l’époque immédiatement identifiable en raison de la célébrité de l’ouvrage de Nadal. Le frontispice gravé par l’artiste anonyme du XVIIe siècle en est un témoignage remarquable : il utilise le procédé de la gravure de motifs blancs sur fond noir, et crée un décor fortement signifiant grâce à l’utilisation de faisceaux d’objets symboliques de la Passion. Ces éléments sont caractéristiques de la gravure flamande du tournant du XVIe siècle.

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Ce choix avait forcément pour conséquence l’attribution d’un certain nombre de connotations au poème de Dávila, en liaison avec les réflexions de Nadal sur le rapport entre texte et images, et au-delà avec la méthode ignacienne et la spiritualité qui en découle. La mémoire esthétique portée par les images à travers cette influence iconographique significative avait donc pour conséquence l’inscription de l’ouvrage de Dávila dans la lignée de Nadal, et à travers lui d’autres héritages, au premier chef Ignace de Loyola lui-même.

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L’héritage révélé par le choix des images est également lisible dans leur rapport avec le poème lui-même et les lectures induites par les relations entre image et texte. Juan Bautista Dávila apparaît profondément marqué par les grands courants de pensée religieuse qui ont agité le siècle précédent : il mêle la spiritualité jésuite et la méthode ignacienne de l’oraison à un intérêt pour l’utilisation des images hérité du Concile de Trente et de l’influence de Nadal.

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Passion del Hombre Dios est avant tout un récit : celui de la Passion du Christ, depuis sa sortie de Jérusalem pour aller méditer au mont des Oliviers, jusqu’à sa mort sur la Croix. Épisode le plus significatif de la vie du Christ, il reflète pleinement l’esprit christocentrique qui est au cœur de la spiritualité jésuite. Plusieurs auteurs jésuites choisissent ce thème pour des œuvres importantes, comme celles de Luis de la Palma, Historia de la Sagrada Passion (Alcala, 1624) et de J.E. Nieremberg, Aprecio y estima de la divina gracia que nos merece el hijo de Dios con su preciosa sangre y passion (Barcelona, 1644). Il ne faut pas voir un hasard dans le choix de ce thème par Dávila, qui s’inscrit ainsi dans un héritage significatif.

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Dans le prologue au lecteur, l’auteur déclare avoir rédigé ce poème pour faire tomber des mains du lecteur la poésie profane, mais sans que la vérité historique cède le pas à la poésie. Il cite ses sources : les quatre Évangiles, la théologie mystique, les Pères de l’Église grecque et latine. Les versets correspondants des Évangiles sont également cités au début de chaque stance. On devine ici les préoccupations du professeur de langues orientales à l’Université d’Alcalá qu’était Juan Bautista Dávila10. Sans doute était-il à ce titre sensibilisé aux problématiques héritées de l’humanisme chrétien concernant la traduction des textes des Évangiles et la transmission la plus exacte possible de la tradition chrétienne. Il était trop imprégné de cette culture catholique savante pour être indifférent aux questions

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d’exactitude dogmatique qui agitaient la chrétienté après le Concile de Trente, même lorsqu’il s’agissait de poésie religieuse. Son acte littéraire est donc d’abord acte d’historien, qui se revendique dans le prologue de la tradition savante de l’Église. C’est un divertissement qui est proposé au lecteur, mais un divertissement utile, basé sur la véritable tradition de l’Église, et susceptible d’inviter à l’oraison. 18

Le poème s’articule autour de quelques moments forts de la Passion, plus tournés vers la prière et la méditation que vers la narration : tout le livre I est consacré à l’épisode du mont des Oliviers et en particulier aux angoisses et aux souffrances de Jésus ; les livres IV, V et VI content le portement de croix et la crucifixion. Seuls les livres II et III ont un aspect plus narratif : ils évoquent les différents moments du procès de Jésus, tout en laissant encore une place prépondérante à la réflexion sur ce que ressentent le Christ et les différents acteurs des événements. La dimension narrative du poème est donnée par les courts textes qui figurent au début de chaque chant et qui ont pour fonction, plus que de résumer le contenu du chant, de servir de repères pour se situer dans le temps de l’action. Les seize estampes qui illustrent le texte ont plus ou moins la même fonction : elles scandent le déroulement du poème en marquant les points forts de la narration ; mais elles ont aussi une fonction méditative majeure.

Planche III. Portement de croix. Graveur anonyme. 19

En effet, ce qui permet à Juan Bautista Dávila de s’inscrire directement dans la mémoire de ses illustres prédécesseurs de la Compagnie de Jésus, c’est la fonction méditative qu’il donne à son texte, associée à celle des images.

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Le principe ignacien de l’oraison mentale11, qui repose sur une méthodologie fixant différentes parties, s’appuie sur la lecture des Évangiles, suivie d’une méditation qui permet d’aboutir à la contemplation et au dialogue direct avec Dieu, dit « colloque ». Cette méditation repose sur la composition de lieu, démarche qui consiste à s’imaginer

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présent à la scène de la vie de Jésus sur laquelle porte la méditation. La vie du Christ, et en particulier sa Passion, doit être, suivant les Exercices d’Ignace de Loyola, au centre de la méditation qui est le premier degré de l’oraison. Dans Passion del Hombre Dios, l’influence de cette méthode est sensible : le lecteur est invité à s’appuyer sur le récit en vers de la Passion pour réfléchir à ses propres sentiments. Des interpellations adressées à Jésus, à Dieu où à la Vierge Marie, évoquent le principe du colloque qui est appliqué par la suggestion d’une relation directe, comme un dialogue, avec les acteurs de la Passion. 21

L’utilisation de l’image dans un ouvrage appartenant à l’héritage ignacien rappelle à nouveau la démarche du P. Jérôme Nadal dans Annotationes et meditationes in Evangelia : la composition de lieu repose sur le texte de l’Évangile, mais est facilitée par la présence des gravures. Cette parenté avec l’oraison prônée par Nadal est renforcée, comme nous l’avons vu, par l’appartenance des gravures au même univers visuel, par leur iconographie et leur influence stylistique. Chez Nadal, l’utilisation des images est un élargissement et une application particulière de la composition de lieu. Le fait de regarder l’image permet facilement de se rendre présent à la scène, comme si on était sur les lieux au moment où le mystère se passe12. Le livre de J.B. Dávila reprend ce principe dans l’utilisation des images comme des condensés narratifs de la scène sur laquelle porte la méditation développée dans le texte. Les gravures sont des repères concrets qui permettent de situer dans le temps évangélique la méditation sur la Passion, qui est quant à elle intemporelle et sans cesse mise en relation de manière intuitive ou métaphorique avec la vie courante du lecteur.

Planche IV. Le Christ cloué sur la Croix. Graveur anonyme. 22

Les images scandent le texte et constituent un appui, une base pour une méditation plus approfondie développée par le texte.

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La démarche de Juan Bautista Dávila, en faisant mettre sous presse Passion del Hombre Dios, l’inscrivait donc dans la memoria de son ordre. C’était une manière de se situer aux yeux de ses contemporains dans le sillage des membres les plus prestigieux de celui-ci, et de placer ainsi les jalons de sa fama, sa notoriété personnelle dans le présent et dans l’avenir.

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Sur le plan personnel, la publication de Passion del Hombre Dios apparaît comme un acte majeur dans la vie de cet auteur, un acte lié à la reconnaissance de ses talents littéraires et qui survient en 1661, c’est à dire vers la fin de sa vie à un moment où il est déjà reconnu. Le goût de Dávila pour la poésie était assez prononcé pour qu’on dise de lui qu’il était un poète réputé. Il devait sans doute fréquemment composer quelques vers qu’il disait à l’occasion de célébrations, comme sa Canción al extasio de S. Ignacio, publiée dans l’ouvrage de F. de Monforte y Hererra, Relación de las fiestas que ha hecho el Colegio Imperial de la Compañía de Iesus de Madrid en la canonizacion de San Ignacio de Loyola, y S. Francisco (Madrid, 1622). Lope de Vega lui a consacré un quatrain élogieux dans Laurel de Apolo (Madrid, 1630), ce qui nous donne l’image d’un personnage impliqué dans la vie culturelle madrilène13. Ses talents y étaient reconnus, même s’il ne publiait qu’occasionnellement ses vers, Passion del Hombre Dios étant le seul ouvrage de cette importance qui fut mis sous presse. Cet ouvrage n’est pas destiné à le faire connaître ; au contraire, il consacre une reconnaissance préexistante.

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Le fait d’utiliser les images renforce le caractère méditatif du texte, définissant ainsi par avance les usages prévus de Passion del Hombre Dios et un public visé très spécifique, situé d’une part dans la sphère de la haute noblesse, d’autre part parmi les religieux réguliers ou séculiers. La dédicace est un témoignage de cette démarche. Juan Bautista Dávila dédicace l’ouvrage au marquis de Velada, membre de la haute noblesse espagnole, connu pour sa carrière diplomatique et militaire hors d’Espagne. Antonio Dávila y Toledo, marquis de Velada, avait notamment brillé par ses succès militaires en Flandres durant la Guerre de Trente ans, puis comme gouverneur de Milan dans les années 1640. De retour à la cour espagnole depuis 1647, il avait atteint l’apogée de sa renommée vers 1660 en recevant les charges de gouverneur du Conseil d’Italie et président du Conseil des Flandres. Cette dédicace de la part de J.B. Dávila était un moyen de toucher une fraction de la noblesse de cour espagnole, par l’intermédiaire de ce personnage. En outre, le marquis de Velada était également connu pour son mécénat envers les lettres, et faisait partie des grands bibliophiles du début du XVIIe siècle, au même titre qu’Olivares, Luis de Haro, le comte de Gondomar ou le duc de Medinaceli14. Cette dédicace apparaît donc comme un geste politique qui revient à conquérir un public tout en assurant pour l’auteur sa reconnaissance dans deux milieux imbriqués : la Cour, et les cercles littéraires et bibliophiles.

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Il peut être intéressant de noter qu’il existe également une autre émission de Passion del Hombre Dios, comportant une autre dédicace, adressée cette fois par l’éditeur Claude Bourgeat à la reine de France, Marie-Thérèse d’Autriche. Le libraire utilise à son tour le livre pour asseoir sa propre renommée. Rappelons que dans le contexte politique de l’époque, la paix avec l’Espagne étant cimentée par le mariage de Louis XIV et MarieThérèse d’Autriche après trente ans de guerre, le fait d’éditer un ouvrage en espagnol, pour un libraire lyonnais, pouvait porter sujet à caution étant donné le climat de dissuasion législative qui avait régné entre les deux pays15. Claude Bourgeat voulait s’assurer les faveurs de la Reine pour protéger son action commerciale en Espagne, tout en favorisant une diffusion restreinte en France de l’ouvrage entre des personnes de haut rang. Si on considère que les efforts du libraire comme de l’auteur, par l’intermédiaire des

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deux dédicaces, tendent à faciliter la diffusion de l’ouvrage dans une sphère sociale élevée, la question de savoir quel public il touche réellement se pose avec acuité. S’agissant d’un livre religieux, peut-on le considérer comme un ouvrage de luxe s’adressant à un public de bibliophiles, ou se destine-t-il d’abord à un public de fidèles ou de religieux qui le considèreront comme un livre aidant à la prière ? Cela nous amène à nous poser la question de la postérité du livre à travers sa diffusion, et de la mémoire qu’il devait porter de son auteur et des idées qu’il défendait. 27

Les choix éditoriaux qui accompagnaient la publication du poème de Juan Bautista Dávila laissaient transparaître une influence forte et volontaire de la mémoire de la Compagnie de Jésus. Ces choix se répercutaient dans la mémoire collective, notamment à travers les images, pour inscrire l’auteur dans la continuité d’une pensée clairement identifiable sur laquelle il pouvait asseoir sa propre renommée. Celle-ci est sensible à travers le devenir du livre, grâce à l’étude de sa diffusion et des différents exemplaires conservés.

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Pour un ouvrage en espagnol, même édité en France, l’aire de diffusion privilégiée était forcément la péninsule : on dénombre 41 exemplaires localisés dans les bibliothèques espagnoles, contre seulement 5 en France16. Parmi les exemplaires conservés en Espagne, les indications données par les localisations actuelles et les marques de provenance montrent l’existence de deux publics bien ciblés pour l’ouvrage de Juan Bautista Dávila : d’une part, correspondant au texte et à son usage dans le cadre de l’oraison, un public d’établissements religieux en particulier ordres réguliers et jésuites ; d’autre part, comme nous l’avons pressenti avec la dédicace, des membres de la haute noblesse motivés plutôt par leur bibliophilie.

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La diffusion de Passion del Hombre Dios dans les établissements religieux espagnols, si on en croit les différents ex-libris que nous avons pu retrouver, était importante. Le couvent madrilène des Déchaussées royales conserve un exemplaire. À la Bibliothèque Nationale de Madrid, un exemplaire porte l’ex-libris du couvent de San Gil, un autre celui des capucins du Prado17. Deux exemplaires conservés à la bibliothèque historique de l’Université Complutense18 méritent d’être remarqués : ils ont été donnés par l’auteur luimême, l’un au collège de théologie de la Conception à Alcalá de Henares, où J.B. Dávila enseignait, l’autre au collège de la Compagnie de Jésus de la même ville. Hors de Madrid, on peut citer le couvent des sœurs de la Merci de Toro et la bibliothèque diocésaine de Zamora en Castille, deux exemplaires à la faculté de théologie de la Compagnie de Jésus de Grenade, etc. L’ouvrage conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon porte l’ex-libris du collège de la Trinité de la Compagnie de Jésus à Lyon.

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Cette diffusion importante dans les établissements religieux incite à penser que ces exemplaires de Passion del Hombre Dios faisaient l’objet d’une lecture correspondant à la méthode ignacienne de l’oraison et sans doute à la méditation sur les images telle qu’elle avait été précisée par Nadal. L’absence de toute note marginale ou commentaire sur le texte dans les vingt exemplaires consultés révèle que les pratiques de lecture étaient plus de l’ordre du divertissement ou de la dévotion que de l’étude.

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Planche V. Le couronnement d’épines, détail de l’exemplaire BR VIII 15844. 31

Les planches revêtaient alors une importance particulière pour le possesseur de ces livres, ce qui s’explique sans doute par le rôle essentiel qu’elles jouaient dans la pratique de l’oraison mentale. Il faut imaginer le lecteur s’arrêtant longuement sur l’image pour en observer tous les éléments et se sentir présent à la scène. Ce type de prière se fondait sur une méditation faisant fortement appel à l’affectif19. La réaction du lecteur pouvait parfois aller jusqu’à la violence, comme en témoignent deux exemplaires du livre de Dávila dont les planches ont été mutilées : les yeux des soldats qui placent la couronne d’épines sur la tête du Christ sont brûlés, leurs visages grattés ou criblés de coups d’épingle (planche V)20.

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La disparition de tout ou partie des planches dans certains exemplaires peut aussi être rattachée à des pratiques de dévotion. Dans la collection d’estampes donnée par le Père Isidro Albert Berenguer à la Bibliothèque Nationale de Madrid, on retrouve trois planches qui ont été découpées de l’ouvrage : le frontispice, l’entrée de Jésus à Jérusalem et la prière au mont des Oliviers21. Leur présence dans une collection issue de la collecte d’estampes dans des couvents de religieuses montre l’utilisation de ces gravures, même hors du livre, pour la prière et la dévotion22. Dans certains cas, les planches manquantes ont été remplacées par d’autres, étrangères à l’ouvrage. Dans deux cas, l’image remplacée correspond à la crucifixion, étape bien évidemment essentielle dans la réflexion sur la Passion du Christ, ce qui explique peut-être la disparition fréquente de la planche originale. Une crucifixion en manière noire par C.C. Kilian, et un burin édité par Poilly viennent remplacer la planche d’origine23 : dans le premier cas, la rupture stylistique est brutale ; dans le second, l’estampe choisie présente une composition semblable, et on peut même se demander si cette gravure française a été volontairement choisie en fonction du fait que le livre était édité en France. Nous avons repéré un troisième cas

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d’estampe remplacée, dans un exemplaire où toutes les gravures avaient été découpées. La planche rajoutée est une copie par Juan de Noort, graveur flamand installé à Madrid, d’une estampe de H. Goltzius représentant Jésus livré à Pilate. Cette fois, celui qui a rajouté l’estampe n’a privilégié ni le thème, ni la provenance, mais le style inspiré de la gravure flamande du XVIe siècle. L’importance de la présence des images dans ces exemplaires tronqués de Passion del Hombre Dios se fait sentir en liaison avec des pratiques de piété qui ignorent totalement les principes esthétiques et renoncent volontiers à l’unité stylistique de l’œuvre. On ne pourrait en dire autant des exemplaires conservés à des fins de bibliophilie. 33

L’existence de quatre exemplaires dans les collections de la Bibliothèque royale de Madrid, bibliothèque issue des collections royales depuis le XVIIIe siècle et du rachat de quelques grandes collections privées24, montre que la diffusion de Passion del Hombre Dios dans la haute noblesse fut effective encore bien des années après la publication de l’ouvrage en 1661. L’un de ces exemplaires porte l’ex-libris du comte de Mansilla, un grand bibliophile du siècle des lumières25. Plusieurs exemplaires conservés à la Bibliothèque nationale de Madrid portent aussi l’ex-libris de bibliothèques particulières ; Luis de Usoz, Pascual de Gayangos Arce, José Maria Asensio y Toledo26... L’ouvrage de J.B. Dávila était donc considéré, au moins aux XVIIIe et XIX e siècles, comme un ouvrage de bibliophilie, conservé principalement pour ses qualités matérielles et en particulier ses gravures.

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On peut en déduire que le choix de Juan Bautista Dávila de faire imprimer son livre à Lyon avait été savamment réfléchi27. Misant sur la qualité, qu’il s’agisse de la composition typographique, des ornements, bandeaux et culs-de-lampes, ou des gravures en tailledouce, il avait donné à Passion del Hombre Dios une chance d’acquérir une postérité en tant que livre de luxe. La pensée de Dávila, héritée de la méthode ignacienne, était complexe et intimiste, réservée à un public restreint. De plus, elle allait à contre-courant de la définition de la fonction des images par le Concile de Trente, qui avait mis l’accent sur leur rôle pédagogique28. De fait, les significations que l’auteur avait placées dans les images de Passion del Hombre Dios pouvaient apparaître un peu datées, et sans doute vouées à disparaître avec le Siècle des Lumières. Pourtant, la mémoire spirituelle, véhiculée par Passion del Hombre Dios, fut remplacée par la mémoire de l’objet, qui continua donc à susciter l’intérêt d’un public quoique de manière radicalement différente.

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Les lecteurs de Juan Bautista Dávila, qu’ils soient religieux ou bibliophiles, s’appropriaient le livre et en particulier ses illustrations : en apposant leur ex-libris, en le faisant relier, en mutilant ou remplaçant les gravures. Un manuscrit, conservé à la bibliothèque universitaire de Barcelone29, qui est une soigneuse copie de l’édition originale, est un exemple exceptionnel de cette attitude.

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On y retrouve soigneusement calligraphié, par une main inconnue du XVIIIe siècle, le texte de Dávila, repris à la lettre près, et jusque dans la composition des pages, l’agencement des colonnes et des paragraphes, et même les fautes d’orthographe. Cependant, les images et les ornements typographiques ont été remplacés et enrichis par quatre-vingt-huit gravures collées tout au long du manuscrit : vingt-quatre planches à pleine page ornées d’un cadre dessiné, et soixante-quatre vignettes ou gravures plus petites qui remplacent les culs-de-lampe les plus grands de l’édition originale. Ce manuscrit, réalisé à Barcelone vers 1750 si on en croit l’origine des vignettes, montre l’intérêt qui était accordé à Passion del Hombre Dios comme beau livre, objet de bibliophilie recopié et enrichi avec soin. Il implique aussi la reconnaissance de la place de l’image, ici

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encore exacerbée et amplifiée par rapport à l’édition originale, parfois jusqu’à la perte de sens quand se succèdent plusieurs estampes à pleine page représentant toutes le même sujet traité de manière différente. 37

De fait, le manuscrit de Barcelone montre comment Passion del Hombre Dios était perçu un siècle après la parution de l’édition originale. L’esthétique de la typographie était reconnue, puisque la copie du texte la respecte. L’image est également intimement associée à l’ouvrage, quoique avec plus de liberté que dans l’édition de 1661. Les gravures à pleine page correspondent aux thèmes de la Passion, et particulier à ceux qui sont les plus développés dans le texte : trois planches pour le mont des Oliviers, quatre pour la crucifixion. En revanche, les vignettes en cul-de-lampe qui représentent des saints, des dévotions particulières de Barcelone, des images religieuses allégoriques, des scènes de la vie de Jésus n’ont aucun rapport avec le texte. Elles sont purement ornementales et révèlent le caractère esthétisant des préoccupations du copiste. De plus, la totalité des gravures à pleine page sont d’origine française, presque toutes portant les signatures d’éditeurs parisiens des XVIIe et XVIII e siècles. Ce qui a marqué l’auteur du manuscrit était l’origine matérielle des gravures, c’est à dire leur provenance française, et non leur origine iconographique anversoise, porteuse d’un sens qui lui a semble-t-il échappé. La signification primitive des planches de Passion del Hombre Dios, liée à la réflexion sur le rapport entre texte et image, a été perdue.

Planche VI. Crucifixion. Graveur anonyme. 38

L’acte de mémoire de Juan Bautista Dávila, lorsqu’il fit mettre sous presse Passion del Hombre Dios, était porté vers sa notoriété personnelle et sa reconnaissance en tant qu’auteur littéraire, et vers la notoriété de son ordre, de ses méthodes et de ses valeurs, qu’il fait siennes à travers ce texte et sa mise en images. Pourtant, la mémoire portée jusqu’au siècle suivant par le livre a été celle d’un objet admiré pour sa qualité de

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réalisation esthétique. La matérialité, qui était à l’origine au service des desseins de l’auteur, devient prépondérante et reste seule à donner à l’ouvrage sa signification, à une époque où les valeurs spirituelles qu’il véhicule sont devenues obsolètes. C’est encore cette matérialité, et en particulier l’histoire des images, qui nous a permis aujourd’hui d’appréhender les enjeux culturels et intellectuels qui se dissimulent derrière l’histoire de la mise en texte de ce poème espagnol au XVIIe siècle.

NOTES 1. Maxime Préaud, Pierre Casselle, Marianne Grivel, Corinne Le Bitouzé, Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris sous l’Ancien Régime, Paris, 1987, p. 220-223. 2. André Linzeler, Jean Adhémar, Inventaire du fonds français. Graveurs du XVI e siècle, Paris, 1932-1939, t. I, p. 461-462. Dictionnaire des éditeurs d’estampes..., op. cit. 3. Friedrich Wilhelm Heinrich Hollstein, Dutch and Flemish etchings, engravings and woodcuts, ca. 1450-1700, Amsterdam, 1949-1968, t. XLIV, XLV, XLVI: Martin de Vos (1995-1996). Plusieurs suites d’après des dessins de M. de Vos présentent une iconographie proche de celle de Passion del Hombre Dios : n° 436-459 (suite gravée par A. Wierix et P. de Jode), n° 460-481 (par A. et H. Wierix et Crispin de Passe) et n° 482-503 (par H. Wierix). 4. BNF, Cabinet des estampes, série Rc36. 5. Jean Laran, L’estampe, Paris, 1959, t. I, p. 74. 6. Roger Armand Weigert, « Graveurs et marchands d’estampes flamands à Paris sous le règne de Louis XIII », dans Miscellanea Jozef Duverger, Gand, 1968, p. 530-540. 7. Manuel Insolera, Lydia. Salviucci-Insolera, La spiritualité en images aux Pays-Bas méridionaux dans les livres imprimés des XVIe et XVIIe siècles conservés à la Bibliotheca Wittockiana, Leuven, 1996. 8. Miguel Nicolau, Jerónimo Nadal SJ. (1507-1580), sus obras y doctrinas espirituales, Madrid, 1949. 9. Marie Mauquoy-Hendricks, Les estampes des Wierix conservées au cabinet des estampes de la Bibliothèque royale Albert Ier, catalogue raisonné, Bruxelles, 1982, t. 3, p. 491-496. 10. José Simon Díaz, Bibliografía de la literatura española, Madrid, 1960, t. VI p. 156 ; José Antonio Alvarez y Baena, Hijos de Madrid, Madrid, 1789-1791. 11. Les ouvrages traitant des Exercices d’Ignace de Loyola sont trop nombreux pour être seulement rappelés ici. Pour une synthèse sur l’oraison mentale et la composition de lieu, on pourra consulter par exemple le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, 1980, articles « méditation », « composition de lieu ». Pour une approche plus approfondie, Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola : le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVI e siècle. Paris, 1992. 12. M. Nicolau, Jeronimo Nadal..., op. cit., p. 217. 13. Renseignements biographiques tirés de J. Simon Diaz, Bibliografía..., op. cit., et J. A. Alvarez y Baena, Hijos de Madrid..., op. cit. 14. Renseignements biographiques communiqués par Santiago Martínez Hernandez, article à paraître. 15. Notamment dans le domaine de l’édition. Voir par exemple, Christian Péligry, « Les éditeurs lyonnais et le marché espagnol aux XVIe et XVII e siècles », dans Livre et lecture en Espagne et en France sous l’Ancien-Régime. Colloque de la Casa de Velázquez, Paris, 1981, p. 85-93.

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16. Selon les catalogues collectifs : Catálogo colectivo del Patrimonio bibliográfico español, en ligne ; et Catalogue Collectif de France, en ligne ;, consultés en janvier 2003. 17. Bibliothèque nationale de Madrid R20189, P6008. 18. Universidad Complutense, Biblioteca Histórica Marqués de Valdecilla, FOA126 et FOA284. 19. M. Nicolau, op. cit., p. 223. 20. Bibliothèque royale VIII 15844, Bibliothèque nationale de Madrid 7/48308. 21. Coll. Albert 4/P 192, 2/E377, 4/029. 22. Sur les utilisations des gravures par les religieuses madrilènes au XVII e siècle, voir Leticia Ruiz Gomez, La colección de estampas de las Descalzas reales de Madrid, Madrid, 1998. 23. Bibliothèque nationale de Madrid, U7984 et R7995. 24. Maria Luisa López Vidriero, « La Biblioteca del Palacio Real de Madrid », Archives et Bibliothèques de Belgique, t. LXIII, 1992, p. 85-118. 25. Bibliothèque royale de Madrid III 6353. 26. Bibliothèque nationale de Madrid U7984, R17992, R30776. 27. La principale raison qui poussait les auteurs espagnols à faire imprimer leurs œuvres à Lyon, outre l’ambition de toucher une aire géographique plus grande, mais ceci plutôt dans le cas d’un livre en latin, était la recherche de la qualité liée au savoir-faire des artisans lyonnais qui était supérieur à celui des imprimeurs madrilènes. À ce sujet, voir C. Péligry, op. cit. La recherche de la qualité concerne tout particulièrement les gravures en taille-douce, importées en grand nombre à cause de la production insuffisante des ateliers nationaux. Cf. Antonio Gallego, Historia del grabado en España, Madrid, 1990. 28. Daniele Menozzi, Les images. L’Église et les arts visuels, Paris, 1991. 29. Biblioteca Universitaria de Barcelona, ms. 233.

AUTEUR EMMANUELLE BERMÈS Bibliothèque nationale de France.